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REVUE
DES
DEUX MONDES
XX« ANNÉE. — NOUYELLE PÉRIODE
TOMK V. — 1" JANVIER 18S0.
PARIS. — IMPRIMERIE DE GERDÈS,
10, rue Saint-Germain-des-Prés.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME CINQUIÈME
VINGTIÈME ANNÉE. — NOUVELLE PÉRIODE
PARIS
AU BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOÎT, 20.
1850.
I-I'''-
Al
K5 ^
t5
CARACTÈRES ET RÉCITS.
UNE LEGENDE MONDAINE.
I.
— Je voudrais, me dit un soir une personne à qui je désirais infini-
ment plaire, que vous me contiez une histoire très passionnée, un peu
moqueuse, et ayant un côté édifiant.
— Je sais, répondis-je, une légende d'une espèce toute particulière
qui pourra peut-être vous satisfaire. Mon histoire , en tout cas , aura
pour vous cet intérêt, que presque tous les personnages vous en sont
connus. Suivant moi, il y a entre l'héroïne et vous nombre d'analogies
que, pour la plupart certainement, vous refuserez d'admettre. Quant
au héros, j'ai toujours eu, je l'avouerai, l'ardent désir et même la pré-
tention secrète de lui ressembler.
Toute l'armée d'Afrique a connu le capitaine Séléki, du 2« régiment
de la légion étrangère. Si je fais jamais, comme je le désire, le portrait
du capitaine d'infanterie, caractère qui répondrait, par son humble et
sacrée poésie, à celui que M. de Lamartine a tracé dans Jocelyn, le ca-
pitaine Séléki me servirait de modèle. Tous ses camarades avaient pour
lui une amitié sérieuse comme sa belle figure, et forte comme sa belle
ame.
Quant à ses soldats, ils l'adoraient. Séléki pratiquait envers eux une
véritable charité d'apôtre, qui cependant, en ses détails les plus in-
fimes, avait une sorte de grandeur royale. C'est de cet air bien certai-
nement que saint Louis devait laver les pieds des pauvres, me disait
un de ses amis en me racontant comment, pendant les longues mar-
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ches, il aidait le chirurgien h panser les pieds dés blessés. Son yisage,
au feu , était empreint d'une bonté limpide et d'une sereine tristesse.
On le disait pieux, et il l'était. Or, voici comment lui advint sa piété.
On se rappelle l'expédition qu'en 1832 la duchesse de Berri fit dans
la Vendée. A cette époque, il n'était bruit dans la garnison et parmi la
jeunesse de Nantes que d'un gentilhomme des environs appelé Robert
de Vibraye, dont la batailleuse ardeur demandait chaque jour un ah-
ment aux querelles de café. Robert avait à peine vingt-deux ans. La
révolution de juillet l'avait empêché de prendre le métier des armes,
pour lequel son appétit d'aventures, son courage sans bornes, sa loyale
et turbulente humeur, son regard impérieux, ses traits virils, sa taille
à la fois droite , ondoyante et fière comme le panache d'un chevalier,
toute sa personne enfin, intérieure et extérieure, lui criait qu'il était
né. Notre héros souffrait donc de toute l'irritante douleur d'une voca-
tion frappée par la destinée. Il ne pouvait pas se persuader que la
chasse fût, comme le lui avait dit son précepteur, l'image de la guerre.
Les perdrix qu'il atteignait sous l'aile , les lièvres dont il brisait le
train de derrière, ne lui faisaient pas l'illusion de combattans étendus
sous le ciel. De là vint qu'il se précipita dans le duel avec emportement
et délices. Les bleus et les patauds, comme il appelait dans son langage
arriéré les militaires qui avaient accepté et les bourgeois qui avaient
fêté la révolution de 1830, étaient chaque jour les objets de ses provo-
cations. Plein d'une ardeur contenue à l'épée, d'un calme glacial et
terrii)le au pistolet, il était rare qu'il n'envoyât pas ses adversaires au
moins jusqu'au seuil de la mort. Les jours où il avait couché un
homme par terre, il avait le visage illuminé d'un enthousiasme Scan-
dinave, sa parole était bruyante et joyeuse, sa démarche légère; aussi
l'appelait-on Robert-le-Diable dans le pays.
Ce nom ne lui venait pas seulement du plaisir qu'il prenait, pour
me servir d'une de ses expressions, à débarrasser les âmes de leur en-
veloppe; on appelait ainsi Robert pour une autre cause connue de toute
la Vendée. Le père de Robert, le comte Thierry de Vibraye, était un
de ces gentilshommes d'humeur bizarre et indomptable à la façon du
marquis de Mirabeau et du comte de Montlosier, qui représentaient la
vieille noblesse dans son excentrique indépendance et ses caprices ha-
sardeux. Pendant la révolution, il avait servi dans l'armée de Condé. La
gloire impériale ne l'avait pas réconcilié avec la France révolutionnaire,
et, jusqu'en 1815, il était resté dans les troupes étrangères, se sou-
ciant aussi peu qu'un Armagnac ou un Saint-Pol de savoir s'il offensait
ou non les dieux de la patrie. Tout en guerroyant sur le Rhin pour la
maison catholique de Bourbon, un beau jour il devint amoureux d'une
descendante de ces Hampfeld qui donnèrent asile dans leur château à
Luther et se firent les plus zélés défenseurs de la religion réformée. La
CARACTÈRES ET RÉCITS. 7
comtesse Griselidis avait des yeux qui lui parurent valoir mieux qu'une
messe. On exigea que pour l'épouser il se fît huguenot. Notre gentil-
homme n'eut pas à se faire protestant plus de scrupule que n'en avait
eu le comte de Bonneval à embrasser l'islamisme. Depuis, il mit son
orgueil à justifier par maint paradoxe ce qu'il avait fait par amour.
Le culte réformé, disait-il, était le seul qui convînt au maître d'un fief.
La religion catholique était entachée de démagogie; elle avait enfanté
la ligue, tué Henri IV, prosterné toute la noblesse aux pieds des con-
fesseurs de cour. Le comte de Vibraye écrivit sur cette matière un livre
rempli d'expressions violentes et heurtées, mais qui produisaient en se
heurtant de singulières étincelles. L'œuvre fit scandale, fut foudroyée
par l'église, et condamna M. de Vibraye, malgré ses campagnes sous
tous les étendards royaux , à mourir, en pleine restauration , dans la
solitude et la disgrâce. Robert avait dix-huit ans quand il perdit son
père; depuis deux années, sa mère avait laissé vide le grand fauteuil
où elle rêvait à la patrie allemande. La jeunesse se leva pour lui sut"
deux tombeaux.
Il se livrait à une tristesse emportée, comme l'était toujours chez
lui toute pensée et tout sentiment, quand vint à Nantes M""* de Kerhouët,
que vous savez, qui a écrit, sous le nom de Marie Stella, la Vallée des
Larmes, les Amours d'un Ange, la Harpe et le Rosaire, et d'autres ro-
mans pleins de mysticisme, où se montre en définitive une belle ame;
car W^^ de Kerhouët est une excellente personne, à qui ne manque que
le don profane du talent. Elle était un peu parente de Robert, que ses
soixante ans lui permirent de traiter avec une expansive affection.
Notre jeune homme avait, malgré ses instincts violens et sauvages,
une certaine grâce sentimentale, fruit de ses promenades à travers
bois et surtout d'une éducation donnée par une mère. La douairière
le trouva charmant , et résolut de l'enlever à la damnation éternelle
en le tirant des gritTes de Luther. Robert, à vrai dire, ne savait guère
en quoi un catholique différait d'un luthérien. Malgré le sang chrétien
qui coulait dans ses veines, c'était en religion une sorte de Huron.
M"* de Kerhouët était la seule personne qui représentât pour lui le
plus indispensable élément de notre vie, la tendresse féminine; elle
désirait qu'il fût catholique, il fut heureux d'avoir à lui donner une
marque de soumission , et se résigna courageusement à s'entretenir
chaque jour avec l'évêque de Nantes, qui voulut lui-même offrir cette
ame au Seigneur. Tout alla pour le mieux dans cette conversion. Ro-
bert reçut l'eau du baptême avec la dignité d'un roi sîcambre. M""» de
Kerhouët, sa marraine, en faisait le héros du plus séraphique de ses
romans, quand se passa la scène infernale qui jeta brusquement Robert
loin des voies bénies, et lui fit mériter plus qUe tous ses duels son
sinistre surnom.
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L'évêque de Nantes, fort digne homme du reste, était un peu jansé-
niste. Son inflexible conscience ne lui permettait point de tempérer,
même dans une vue chrétienne, les plus rigoureux dogmes de sa foi.
Un jour, Robert eut l'idée malencontreuse de lui demander s'il pensait
que sa mère, née et morte dans la religion luthérienne, était damnée.
L'évêque lui répondit qu'elle l'était indubitablement. Robert gardait
de sa mère un souvenir d'une tendresse passionnée. L'évêque parut
tout à coup à son esprit chevaleresque et impétueux un suppôt maudit
de la puissance qui condamnait sa mère aux tortures. Robert le somma
de rétracter ses paroles avec un regard furieux et un geste menaçant.
L'évêque prit l'attitude d'un martyr, et répéta sa terrible sentence.
Robert commit le même sacrilège que Marino Faliero : il donna un
soufflet au prélat; puis, sentant lui-même tout ce qu'il y avait d'irré-
parable et de monstrueux dans ce transport de colère, il s'enfuit, s'é-
lança sur un cheval, et courut s'enfermer à Yibraye. M""' de Kerhouët
ne revit plus son filleul, qui, à partir de ce jour, passa toute sa vie à
chasser, se battre et mettre à mal les jolies filles. L'outrage de Robert
à son illustre directeur avait fait un tel bruit, que, même à Yibraye,
on s'en entretenait, en se signant, sous les plus pauvres toits; mais le
jeune comte avait tant de bonne grâce dans ses intrépides allures et
répandait un charme si singulier sur ses plus fougueux caprices, que
ni le dévouement, ni l'amour, ni le respect n'étaient éteints pour lui
dans le village qu'animait sa jeunesse. Seulement on recommandait
son ame avec ferveur au Dieu qui a pitié des corps souffrans dans les
chaumières et des âmes tourmentées dans les châteaux.
Robert était donc encore, en 1832, un des hommes qui pouvaient
tenter avec le plus de succès, à une certaine heure, de remettre la
foudre et la mort dans les buissons de la Vendée, quand on apprit
tout à coup que la duchesse de Rerri venait demander de nouveaux
miracles d'héroïsme à la patrie des Ronchamp et des Charette. On
comprend avec quelle ardeur Yibraye, qui chaque jour risquait sa
vie pour les plus vulgaires et les plus futiles motifs, embrassa la
plus émouvante et la plus romanesque des causes. Ce ne fut pas lui
qui s'inquiéta des forces qui soutenaient et des forces qui combattaient
la princesse. Tout dans cette expédition lui sembla le mieux combiné,
le mieux conduit et le plus raisonnable du monde. Si la mère de l'exilé
avait trouvé beaucoup de soldats de cette espèce, le drapeau blanc eût
flotté autre part que derrière des buissons et sur quelques masures.
Robert tua quatre hommes de sa main au combat de la Yieille-Yigne,
dirigea trois retours offensifs au Gros-Chêne, et prit part enfin à l'im-
mortelle fusillade de la Pénissière.
Ce fut par une nuit de juin qu'eut lieu cette merveilleuse action,
qui met dans l'histoire moderne une page des anciennes chroniques.
CARACTÈRES ET RÉCITS. 9
Juin, en France, est un mois sanglant. Cette guerre civile en plein
champ avait un aspect en même temps plus grand et moins désole que
nos combats entre des murailles. Au-dessus de l'espace embrasé où se
croisaient les balles, le ciel déployait ses vastes et transparentes soli-
tudes, qui , à cette heure même peut-être, allaient devenir l'asile de
plus d'une ame de héros. Ce cor qui , à une autre époque, aurait eu ,
comme la trompe de Roland, les honneurs d'une légende, cet instru-
ment des temps passés en étrange harmonie avec les âmes qu'il exal-
tait, envoyait, à travers les coups de feu, aux échos des forêts ses
notes vaillantes, et sonnait sans relâche, jetant dans le cœur des as-
saillans, par ses accords plus stridens et aussi obstinés que la fusillade,
une sorte de malaise superstitieux.
On sait comment succomba la Pénissière. Le feu fut mis à une grange
qui attenait au château. Quand les assiégeans virent s'abîmer au mi-
lieu des flammes l'édifice délabre dont une poignée d'hommes avaient
fait une forteresse invincible, ils s'éloignèrent. Deux murs, en se re-
joignant, formèrent un abri où les défenseurs de la Pénissière échap-
pèrent à l'incendie, et, lorsque le silence fut rétabli dans la campagne,
plus de quarante combattans sortirent de ces décombres. Parnii ceux
qui retournaient ainsi à la vie après avwr subi les plus terribles eiii-
brassemens de la mort était Robert de Vibraye.
Quand cette procession de revenans eut fait quelques pas, elle s'ar-
rêta. Un même avis fut émis par tous les membres de la petite troupe :
on décida qu'il fallait se séparer. La cause de la légitimité était perdue.
La défense héroïque et l'incendie de la Pénissière étaient le funeste et
glorieux dénoûment de la dernière guerre de la Vendée. Maintenant
chacun des intrépides combattans qui venaient de donner au drapeau
blanc une noble sépulture n'avait plus qu'à songer à sa sûreté. Plus
d'un de ces vaillans soldats était gravement blessé. Robert avait une
côte brisée par une balle. L'étroite veste de chasse dans laquelle était
serrée sa taille retenait seule le sang qui s'échappait de sa blessure.
Toutefois il ne voulut être accompagné par aucun de ses frères d'armes,
et, s'appuyant sur un fusil, il se mit seul en quête d'un asile. Tout
près dé la Pénissière. est un château appelé Saint-Nazaire, qui appar-
tient au duc de Tessé. Ce fut vers ce château que se traîna Robert. Il
arriva presque défaillant à la grille. Les gens qui vinrent lui ouvrir
recueillirent un corps inanimé entre leurs bras. En ce moment, le
salon du château était tout resplendissant de lumière. La belle du-
chesse de Tessé était venue promener dans -cette pauvre Vendée toute
saignante les élégances et les caprices de sa vie oisive et agitée.
IQ REVUE DES DEUX MONDES.
II.
J'ai failli être très amoureux de la duchesse de Tessé. Je trouve un
coin d'originalité à son caractère, et une distinction touchante à sa
beauté. Elle est Écossaise, comme vous savez, et se nomme Éhsabeth
de Kenworth. Elle est née dans un château que vont visiter tous les
touristes, dans un de ces châteaux qui font croire aux fées, et nous
donnent un amour maladif des âges évanouis. Sa famille est catho-
lique, et a servi les Stuarts à travers toutes les vicissitudes de leur
fortune. De là s'est développé en elle un ardent et mélancolique in-
stinct du vieil honneur chevaleresque. Il y a dans toute sa personne
quelque chose de gracieux et de fatal. On reconnaît dans ses veines un
sang qui appartient aux morts violentes, dont l'héroïsme et le martyre
ont disposé; mais ce sang anime des lèvres créées pour le sourire et
pour choses meilleures encore. Elle n'est point blonde, et sa chevelure
toutefois se ressent de son pays. Vous avez remarqué ces cheveux,
comme les peintres italiens les aiment, qui, pour être de la couleur
des épis, n'en sont pas moins ardens comme le Vésuve : les cheveux
d'Elisabeth sont d'un noir qui ne les empêche point d'avoir les pâles
reflets et la mystérieuse fraîcheur d'une chevelure d'ondine. Tout, du
reste, est en elle apparition du bord des lacs. Sa taille élancée et lé-
gère semble faite pour disparaître dans l'onde et les nuages. On ne
peut point la voir valser sans tomber dans une rêverie d'où l'on sort
avec un mouvement de fièvre au cœur.
Mais, si de tout cela vous concluez que c'est une personne rêveuse,
élégiaque, qu'on fera marcher, comme l'ombre d'Eurydice, avec les
accords d'une lyre, vous avez grand tort. La duchesse de Tessé soupe
gaiement et monte hardiment à cheval. Elle est bruyante, elle est
rieuse, elle accepte avec une résolue étourderie tout le train ordinaire
des joies mondaines. Seulement il lui arrive parfois à l'Opéra, entre
deux sourires, de se jeter tout d'un coup brusquement au fond de sa
loge, et de répandre dans un mouchoir, où plus d'une bouche pas-
sionnée s'ensevelirait avec ivresse, quelques larmes brûlantes et lim-
pides, perks de feu qui viennent d'une mine inconnue de douleur et
de tendresse. Le souffle de l'éventail sèche ces pleurs, et la duchesse
rentre dans sa vie habituelle, plus animée, plus légère, plus oublieuse
de toutes les grandes tristesses, plus clémente envers la folie et même
envers la sottise, car la duchesse de Tessé a fait avec les fous et les sots
le pacte que le plus tyrannique des défauts force les plus fières et les
plus spirituelles beautés à former avec les gens de cette espèce : elle est
coquette.
La duchesse de Tessé, tandis que Robert se traînait, épuisé dans la
CARACTÈRES ET RÉCITS. 11
nuit, à la porte de son château, traYaillait à une tapisserie destinée à
recouvrir un immense fauteuil où elle voulait ensevelir son joli corps
en ses jours de langueur ou de méditation. Auprès d'elle, le marquis
de Penonceaux jouait avec des écheveaux de laine que de temps en
temps elle lui arrachait sans mot dire, et se livrait, en langage de pré-
cieuse, à des réflexions de vétérinaire au sujet des dernières courses. Le
comte Théobald Lanier, gentilhomme de 1830 et un des fondateurs du
jockey-club, était perdu dans la contemplation de la botte vernie qui
emprisonnait un pied auquel il attachait de grandes prétentions. M""' de
Mauvrilliers, qui, pour venir donner un mois à sa chère Lisbeth, s'était
décidée à quitter des gens qu'elle n'aimait pas, des lieux où elle s'en-
nuyait, et à faire un voyage dans la plus belle saison de l'année, pro-
menait mélancoliquement ses belles mains, à la peau transparente et
aux lignes sévères, sur un piano chargé de fleurs.
André, dont je veux vous dire quelques mots tout de suite, s'affli-
geait de ce qu'un air d'ennui fût répandu sur les traits de sa femme.
Je connais peu de natures plus aimables et meilleures que celle du duc
de Tessé. C'est une ame douée de toutes les délicatesses d'une ame. fé-
minine, et cependant capable de répondre aux exigences de l'honneur
viril. Le duc de Tessé est brave; mais la bravoure n'empêche pas, dans
certaine condition surtout, le cœur d'être atteint à maint endroit de
dangereuses faiblesses. André n'avait jamais eu une volonté assez
énergique pour mener une vie digne de son caractère et de son nom.
Ainsi la cause que naturellement il était appelé à défendre lui était
devenue tout-à-fait étrangère. Maint attachement l'avait lié à tout un
ordre de gens et de choses dont ses instincts le séparaient. Peu à peu
il avait oublié la grâce difficile et périlleuse d'une vraie vie de gentil-
homme pour les commodes et paisibles élégances d'une existence de
gentleman. 11 avait tendu la main à la paresseuse noblesse et à l'entre-
prenante roture des Penonceaux et des Lanier. Les buts vulgaires,
donnés forcément à toutes ses actions et à toutes ses pensées par de
semblables liaisons, avaient été funestes à la personne qu'il aimait le
plus en ce monde. Elisabeth aurait eu besoin de trouver dans son mari
un légitime objet d'enthousiasme; cette expansive et généreuse nature
n'aurait pas épuisé en prodigalités capricieuses des forces qu'elle au-
rait pu noblement et utilement dépenser. Puis André, tout en adorant
et même en respectant sa femme, n'avait pas su la soustraire aux dé-
testables influences du monde qu'il avait adopté. Il avait laissé cette
ame, empreinte d'une distinction sérieuse et touchante, se livrer à
toutes les stériles préoccupations, à tous les frivoles soucis des natures
inférieures. La duchesse de Tessé avait parfois des misères qui rappe-
laient la courtisane. Sous la direction de MM. Lanier et de Penonceaux,
elle avait pris quelque chose de la haine irréconciliable dont les créa-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
tures de plaisir poursuivent toute œuvre de la pensée. Son esprit toute-
fois tentait de fréquentes révoltes contre les dominations de triste et
sotte espèce qu'il était obligé de subir; de là ce malaise qui régnait
continuellement en elle, et dont nul à ses côtés ne se rendait compte.
Par cet instinct, cependant, que donne l'amour, André comprenait
bien à certaines heures, quand il la voyait tout à coup lever au ciel
des yeux tristes comme la Romance du saule, qu'elle rêvait évidem-
ment à un autre monde que celui où chante Mario, où danse Carlotta,
et où court M. d'Écoville.
Le soir où ce récit commence, un domestique entra tout à coup et
vint parler à l'oreille du duc de Tessé. L'air et la démarche de cet
homme avaient ce je ne sais quoi qui vous fait comprendre que vous
êtes dans l'atmosphère d'un fait émouvant et mystérieux. « Que se
passe-t-il? s'écria la duchesse quand le domestique à qui André avait
répondu d'un ton animé et rapide se fut retiré, — Mon Dieu ! dit André
en se levant pour sortir, quoique Lanier soit un défenseur de la mo-
narchie de 1830, je puis dire ce dont il s'agit : un Vendéen qui a reçu
une balle dans la poitrine vient nous demander un asile. On croit
que ce blessé est notre voisin M. de Yibraye, qui, probablement, était
au château de la Pénissière. J'espère que mes gens, dont la plupart
sont du pays, ne le trahiront pas. Je vais moi-même le faire transpor-
ter dans la chambre du commandeur. Dieu veuille que ma maison
porte bonheur à ce pauvre homme! — Je vous suis, André, dit impé-
tueusement la duchesse, j'ai un culte pour les blessés; celui-là est un
héros, j'en suis sûre. Je prierai Dieu pour lui; Dieu m'entendra. Je le
soignerai, il guérira. Pourvu que le trajet ne le tue point! Vos gens
sauront-ils le porter? Je vais faire de la charpie avec ce mouchoir. » Et
elle déchirait un mouchoir garni de dentelle, d'un tissu aérien comme
un voile de fée.
— Voilà bien, dit Penonceaux, notre chère duchesse s'enflammant
à chaque objet nouveau. Si ce Vendéen est quelque vacher, il ne vaut
pas la peine qu'on fasse à son sujet tant de fracas; si c'est M. de Vibraye,
ou tout autre gentilhomme des environs, je le déclare un personnage
de fort mauvais goût, qui vise aux effets romanesques en se faisant
transporter ici.
— Le beau mérite, dit à son tour Lanier, d'être blessé en ces temps
de guerre civile! Tout le monde peut être blessé maintenant... Mon
portier a reçu une balle dans la dernière émeute.
— Chère Lisbeth, cria M-"" de Mauvrilhers, ne t'agite pas. Tu sais
bien que les grandes émotions te font mal. Laisse notre bon André
s'occuper du blessé. Le pauvre homme sera tout aussi bien soigné, et
tu n'auras pas d'affreux rêves.
Mais ni Penonceaux, ni Lanier, ni M"»" de Mauvrilhers n'arrêtèrent
CARACTÈRES ET RÉCITS. 43
Elisabeth , qui n'entendit même pas les paroles où se révélait cliacim
de ces trois caractères; et quand Robert de Vibraye rouvrit ses yeux,
qu'avait fermés une longue défaillance, il vit à son chevet une appari-
tion qu'il ne devait plus oublier. Aussi a-t-il dit quelquefois « qu'une
côte brisée ne payait pas assez cher cette belle nuit commencée dans
les coups de fusil et terminée sous un adorable regard. 0 nuit unique
de ma jeunesse! »
m.
Elle était debout au chevet de Robert, pâle comme la crainte et ar-
dente comme l'espérance. Sa chevelure, disposée autour de son front
en bandeaux onduleux et aériens, avait cette poésie passionnée que les
grands maîtres italiens donnent aux chevelures de leurs anges; le re-
gard que Charlotte enfonça sous le pauvre front de Werther n'avait
point plus attrayante et plus mystérieuse profondeur que le sien. Elle
tenait ses deux mains blanches et longues croisées sur sa poitrine dans
une attitude qui était empreinte d'un héroïsme céleste: tel devait être,
à riieure suprême sur le seuil des invisibles royaumes, le maintien
de ces nobles et gracieuses créatures qui montaient à l'échafaud , le
siècle dernier, avec une enthousiaste tristesse, emportant dans la joie
divine où leur ame était déjà plongée une compassion angélique pour
les douleurs et les crimes d'ici-bas. Sa taille, qui avait quelque chose
en même temps de sacré et de voluptueux dans l'étroit corsage, sem-
blable à celui de l'Hérodiade des cathédrales, où elle était enserrée, se
penchait en arrière par un mouvement plein de hardiesse et de charme,
tandis que ses genoux, dont les contours arrondis se dessinaient sous
les plis flottans de sa robe, s'inclinaient en avant, appuyés comme à
un prie-Dieu au lit de Robert. Je conçois qu'on n'oublie point une pa-
reille vision.
La chambre du commandeur était une pièce tendue de damas rouge,
qu'on appelait ainsi parce qu'il y avait dans un de ses angles une sta-
tue qui ressemblait à cet ennemi de pierre dont la main abattit don
Juan. On avait mis là l'image funéraire d'un ancien comte de Tessé
enlevée à un tombeau pendant la révolution. Cette statue sépulcrale ne
devait avoir en cette chambre qu'un asile provisoire, et, depuis près
de vingt années, on l'avait laissée à la même place; les destinées de la
vieille maison dont elle rappelait les temps héroïques étaient repré-
sentées d'une façon assez frappante par cet hôte d'une terre sainte et
d'un grand ciel renfermé entre les murailles étroites d'une chambre
profane. Robert promena d'abor^ des regards pleins de curiosité sur
tout ce qui l'entourait, puis bientôt il ne vit plus qu'Elisabeth, et sentit
dans son corps blessé un indicible tressaillement d'allégresse. Quelque-
14; REVUE DES DEUX MONDES.
l'ois déjà il avait aperçu la duchesse de Tessé à travers champs, faisant
franchir à Ses chevaux anglais les haies touffues et hautes de la Vendée;
mais cette élégante et intrépide amazone ne lui avait pas donné l'idée
de la figure pleine de pitié, de tendresse et de rêverie qui, en lui rap-
pelant les plus fraîches pensées de son enfance, excitait les plus ardens
élans de sa jeunesse.
— Ah! dit-il à sa charmante hôtesse, si vous pouviez m'apprendra
que je suis mort et que je vais vous voir toute l'éternité...
Elle lui mit sur la bouche une main qui le fit rougir et frissonner :
— Ne parlez pas, — fit-elle d'une voix tendrement impérieuse.
Puis, par un mouvement naturel à ce caractère oublieux et em-
porté: — Comment avez-vous été blessé? Vous êtes M. de Vibraye,
n'est-ce pas? Vous étiez au château de la Pénissière? Depuis ce matin,
je savais qu'il devait y avoir là une action sanglante. Les coups de fusil
que nous avons entendus toute cette après-dînée me retentissaient dans
le cœur. Je ne me connaissais point d'amis dans les combattans d'au-
cun côté, et cependant je me sentais dans un état douloureux comme
celui oii nous jette l'orage. C'était un pressentiment; je devais con-
naître un de ceux que ces lugubres coups de feu atteignaient.
— Oui, répondit Robert, je suis M. de Vibraye, votre voisin, et j'ai
reçu une balle au château de la Pénissière. J'en rends grâce à ma
bonne étoile, qui, jusqu'à présent, était restée pour moi dans les nuages.
C'est la première fois qu'avec un peu de sang j'achète une grande joie.
En ce moment, André entra, amenant avec lui un chirurgien qu'il
avait envoyé chercher sur4e-champ. Malgré ce qu'a toujours de si pro-
fondément inopportun et désobligeant, pour les gens qui sont à l'âge où
tout entretien féminin est plein de charmes, l'apparition dans l'inté-
rieur conjugal d'un mari quel qu'il soit, je dirais presque quelle que
soit sa femme, Robert ne sentit aucune répugnance à la vue d'André.
Le duc de Tessé, qui alors était à peine âgé de trente ans, avait une
physionomie mélancolique et bienveillante; on se sentait dès le pre-
mier abord disposé pour lui à l'intérêt et à l'affection. S'il n'y avait pas
derrière cette douce et rêveuse expression de grandes profondeurs d'in-
telligence, il y avait de vrais trésors de bonté. Les dissipations de la vie
mondaine n'avaient point détruit chez André un fonds précieux de cha-
rité chrétienne et de douceur évangélique. Il attacha sur Robert un
regard rempU de cette compassion efficace qui soulagti ceux dont elle
s'inquiète. Quand le médecin fit venir sur les traits du blessé, dont il
sonda la plaie, cette terrible pâleur dont la plus courageuse des dou-
leurs ne peut prévenir l'invasion , mais qu'elle semble tenter de com-
battre en allumant dans les yeux du patient une âpre et violente
flamme, le duc de Tessé se sentit défaillir. Robert s'aperçut de l'émo-
tion causée dans ce cœur fraternel par le spectacle de son combat avec
Caractères et récits. IS
la souffrance, et, arrêtant le chirurgien qui allait poser le premier ap-
pareil sur sa blessure découverte et sanglante : — Occupez-vous de
M. le duc, dit-il. — En ce moment, il était beau. Il y avait sur son vi-
sage, à l'endroit de sa blessure, une expression de dureté sauvage et
de dédain chevaleresque. Il avait, c'était là du reste sa nature, à la fois
du prêtre et du Huron.
Elisabeth, bien des femmes sont faites ainsi, était plus sensible à un
regard héroïque qu'à un cri de douleur. En contemplant le visage de
Robert, dont elle n'avait point voulu quitter le chevet, parce qu'elle
avait toujours eu en elle un ardent désir d'être sœur de charité, elle
fondit brusquement en larmes. Ainsi l'avait fait pleurer tout à coup,
par une soirée du dernier hiver, la Malibran jouant Tancrède avec ce
souffle passionné qui devait l'emporter avant le temps dans la mort.
Le chirurgien déclara que la blessure de M. de Vibraye n'était point
mortelle; mais un os avait été brisé, et une redoutable fièvre pouvait
à chaque instant se déclarer. 11 fallait au blessé un repos profond et
des soins de tous les momens. — Je veillerai sur lui, fit Elisabeth. —
Alors, lui dit Robert d'une voix à la fois pénétrante et voilée qu'elle
seule entendit, j'aurai les soins, mais le repos!...
Ici je dirai tout de suite que Robert, quoiqu'il eût vécu fort loin du
monde, était loin d'être un sot et avait comme une intelligence innée
de cet art précieux qui mène , suivant une charmante définition du
temps des Lafayette et des Se vigne, à posséder ce qu'on aime avec
beaucoup de délicatesses et de mystères. Il avait reçu cette charmante
éducation du foyer qui hâte d'une façon merveilleuse la maturité sans
tuer la jeunesse chez ceux qu'elle forme à la vie. Son père, qui, au
temps de l'émigration, avait été l'un des plus brillans seigneurs de la^
cour de Coblentz, sa mère, chez qui la rêverie germanique prêtait une
grâce singulière à l'élégance mondaine, avaient donné à son caractère
une rare et aimable originalité. 11 savait le monde comme il nous arrive
souvent de savoir la langue d'un pays que nous aimons sans l'avoir jamais
visité. Il en connaissait certaines recherches, certains tours élégans et
purs infiniment mieux que les naturels; mais il y apportait un accent
étranger et en ignorait plusieurs usages vicieux d'une grande ressource
dans la pratique. Quoique le Misanthrope et les Maximes de La Roche-
foucauld lui eussent appris ce qu'on entendait par la coquetterie, quoi-
qu'il eût à peu près deviné, par quelques romans du xvni* siècle, ce
qu'était un roué; quoique, enfin , quelques faciles aventures et quel-
ques vulgaires orgies semées dans ses loisirs de province eussent assez
mal traité les grâces candides de sa jeunesse, il avait gardé de la fa-
mille, des champs, de la solitude, la simplicité qui l'enleva au monde
et le gagna au ciel.
La fièvre qui suit les blessures d'armes à feu se fait quelquefois
-16 REVDE DES DEUX MONDES.
long-temps attendre. Il arrive souvent qu'après avoir reçu au travers
du corps une arquebusade, comme disait Brantôme, on peut, pendant
plusieurs jours, converser librement avec qui vous visite de toutes
choses gaies ou sérieuses. On est alors dans une assez agréable situa-
tion. On sent dans une bonne mesure l'aiguillon de la douleur qui ne
manque point d'un certain charme. On ne sait point si on reprendra
jamais part à tout le vain et insipide travail de cette vie, ce qui donne
aux pensées une incertitude pleine de douceur. On a en môme temps
une légère agitation de corps et une. grande sérénité d'esprit qui com-
posent, je crois, l'état le plus approchant du bonheur. Vibraye, qu'Eli-
sabeth soignait ardemment , eut plusieurs jours qui furent certaine-
ment les plus heureux de sa vie. L'enthousiaste Écossaise lui faisait
raconter dans tous ses détails la suprême campagne de la Vendée, et
sentait bouillonner à ce récit tout ce qu'elle avait de sang jacobite dans
les A eines. Ses yeux resplendissaient de lueurs héroïques quand il lui
disait comment une poignée d'hommes armés de bâtons et de fusils
rouilles engagèrent résolument une guerre avec toute une armée,
toute une nation, tout un siècle , et de belles larmes , pures, sacrées,
idéales comme des larmes d'ange, tombaient silencieusement le long
de ses joues, quand il lui montrait cette pauvre chevalerie, semblable
à celle que railla et pleura en même temps Cervantes, fracassée, à ses
premiers débuts, par les réalités implacables auxquelles s'était attaquée
sa glorieuse et inutile valeur.
— En vérité, répétait souvent Robert, quand certains regards de
brûlante admiration portaient le trouble , l'enthousiasme et la joie au
fond de son cœur, en vérité, quand je vois cette sympathie bienfai-
sante, cette précieuse émotion, je suis honteux du peu que j'ai fait; je
rougis de cette misérable blessure; cent batailles et vingt coups de feu
me paraîtraient payer trop peu encore de pareilles faveurs. — Et on
voyait quelle expression sincère de sa pensée étaient ces ardentes pa-
roles.
Il avait vingt-trois ans, une ame prompte aux mouvemens \iolens
et soudains; la vie lui faisait cette grâce qu'elle nous fait si rarement,
de revêtir ses parures les plus romanesques; il aima avec illusion,
avec emportement, avec ivresse, enfin avec tout ce qui compose l'a-
mour. Rien n'était plus simple que ce qui se passait dans son cœur;
mais rien n'était plus compliqué, plus mystérieux, plus rempli de lu-
mière décevante et de tristes ténèbres que le drame dont un autre
cœur était le théâtre. Ce pauvre Robert-le-Diable, comme on l'appelait,
qui avait brisé des bouteilles et tué des hommes, qui connaissait la
double ivresse de l'orgie et du combat, n'était qu'une naïve créature
sans défense et sans détour près de cette femme qui n'avait jamais vu
tomber un combattant ni un buveur, mais dont les pas avaient erré à
Caractères et récits. 17
travers les chemins du monde. Dans ces festins où quelques hardis
compagnons s'attaquent à la magie de la coupe, l'esprit s'éteint un
instant, puis se rallume; dans une bataille, les corps tombent et rien
de plus, la mort n'est que dans ces enveloppes sanglantes dont nous
délivreront les souffles du ciel, le bec des vautours et les mysté-
rieuses vertus de la terre. Dans un salon, pendant un bal, au milieu de
ces femmes que parent les diamans et les fleurs, la mort est partout.
Chaque heure dont le pied sonore, comme dit Chénier, retentit au mi-
lieu des accords de l'orchestre sonne sous toutes les poitrines des fu-
nérailles. Chez celui-là, c'est la candeur qui est frappée mortellement
par lé regard d'une coquette. Une pensée vaniteuse vient de tuer l'a-
mour chez cet homme aux cheveux noirs; une pensée ambitieuse vient
de tuer la vertu chez cet homme chauve. Chez cette femme que sa
beauté, sa jeunesse et sa parure font, au milieu de cette ardente nuit
d'hiver, un souvenir de la fraîcheur matinale, une image du prin-
temps, l'amitié vient d'être tuée par une pensée jalouse. Et pendant
que tous ces trépas s'accomplissent, il n'est pas un visage où se peigne
ni la tristesse, ni l'épouvante; chaque visage reste empreint du même
sourire. Tous ces sépulcres cachés, comme dit l'Évangile avec sa sur-
humaine éloquence, balancent gracieusement leurs cadavres aux sons
des instrumens de fête. Allez donc demander ensuite tout ce que ré-
clame l'amour, une ignorance qui ne soit point de l'art, une sensibi-
lité qui ne soit pas du caprice, des emportemens qui ne soient pas un
jeu, une douceur qui ne soit pas de la fatigue, à des femmes qui ont
été, comme la duchesse deTessé, les héroïnes de ces champs de bataille!
Et cependant j'étais trop dur tout à l'heure quand je comparais les
larmes arrachées à Elisabeth par le pâle et intrépide visage de Robert
à celles que répandait cette même femme sur les feintes et mélodieuses
douleurs de la Malibran. La duchesse de Tessé voyait dans ce blessé,
qu'elle soignait avec un dévouement sincère , autre chose qu'une
source de rares et romanesques émotions. Quelquefois, quand les yeux
de Robert, agrandis par la douleur et embrasés par la passion, atta-
chaient sur elle un de ces regards qui vont jusqu'au fond de l'ame où
les envoie un mystérieux et suprême effort , il lui semblait que des
pensées inconnues et des rêves évanouis faisaient surgir tout un monde
«ichanté dans son cœur. Alors elle laissait sa main dans les mains
tantôt glacées, tantôt brûlantes du blessé, et se penchait sur lui comme
la rêveuse divinité d'une fontaine se penche sur l'onde harmonieuse
et profonde où elle entend chanter ses louanges par les esprits qui lui
sont soumis.
Tout à coup la blessure de Vibraye prit un caractère alarmant. La
fièvre vint, amenant le délire et son enfer. Aussitôt que disparaissait
le jour, Robert appartenait aux spectres. 11 le disait lui-même à Élisa-
TOME V. 2
48 REVUE DES DEUX MONDES.
beth dans un langage où se retrouvait l'esprit de la comtesse Grise-
lidis. — Adieu! murmurait-il, ma chère gardienne, je m'en vais au
pays des fantômes; si je pouvais vous y entraîner comme le chevalier
noir des ballades, je ne le ferais pas, on y souffre trop. — Une nuit on
crut qu'il allait mourir. — En avant! criait-il de cette voix d'une so-
norité étrange qui semble, sur la bouche des mourans, un souffle sorti
de profondeurs inconnues; en avant à travers ces flammes ! en avant
à travers ces ténèbres ! Mon corps n'est plus ! Suivez mon ame ! La
voyez-vous ? Elle est de feu et d'acier. — Le duc de Tessé , qui , cette
nuit, avait voulu le veiller lui-même, le soutenait entre ses bras. Eli-
sabeth, qui était accourue aux cris du malade, s'était jetée à genoux et
priait, je dois lui rendre cette justice, comme l'eût fait la plus pauvre
paysanne de la Vendée.
L'heure où Robert devait rendre à Dieu son ame vaillante n'était pas
encore venue. Le jour parut sans que la mort eût frappé le malade de
ces coups qu'elle aime à porter dans les ténèbres ou aux premiers
rayons du matin. Toutefois, l'état de Vibraye était loin d'être rassu-
rant. Son lit de douleur était illuminé déjà par les rayons d'un soleil
maître de tout l'horizon, et il ne s'était pas assoupi encore. Le délire,
il est vrai, l'avait quitté, son regard n'était plus animé des clartés si-
nistres de la vision , l'heure qui dissipe les ombres l'avait délivré de ses
fantômes; mais tous ses traits étaient empreints de cette triste et pe-
sante fatigue, chasuble de plomb que jettent en s'enfuyant les spectres
sur ceux qu'ils ont tourmentés. Elisabeth, en se dirigeant vers la
chambre du blessé, d'où elle ne s'était éloignée que sur les prières de
son mari pour prendre quelques heures de repos, rencontra le méde-
cin, qui quittait celui qu'elle allait retrouver.
— Si M. de Vibraye, lui dit cet homme, peut passer avec calme la
journée qui vient de commencer, peut-être viendrons-nous encore à
bout de le guérir. Maintenant, une crise semblable à celle qu'il a traver-
sée cette nuit le tuerait. Il est en ce moment dans un tel état de pros-
tration, qu'il n'entendrait pas la voix de sa mère, si elle sortait du tom-
beau pour venir lui parler à l'oreille. — Cette image était suggérée au
médecin, qui était loin d'être une intelligence poétique, par le pieux
emportement avec lequel il avait entendu le blessé parler de sa mère,
à ces instans où l'ivresse de la douleur nous donne vis-à-vis des plus
insensibles objets et des plus ingrates natures un irrésistible besoin
d'expansion.
Elisabeth entra sur ces paroles dans la chambre de Vibraye. Une
vieille gouvernante, que la duchesse chargeait de la remplacer auprès
du malade quand elle était forcée de s'éloigner, venait de s'absenter
pour un moment. Robert était seul, et ne paraissait point, du reste,
s'en apercevoir. Ses yeux étaient fixes, et ne semblaient plus devoir
CARACTÈRES ET RÉCITS. 19
donner jamais aucun regard à l'appareil mouvant des choses humai-
nes; son visage avait cette pâleur sous laquelle on sent ce je ne sais quoi
de profond, de ténébreux et de glacé qui annonce dans une enveloppe
mortelle l'invasion de la mort. Je ne sais pas alors ce qui se passa dans
l'ame d'Elisabeth : Dieu seul peut connaître et juger ces mystères; mais
elle s'approcha lentement du lit de Robert, et se pencha sur lui si bas,
(jue le souffle de sa bouche dut effleurer l'oreille du blessé. Alors^ d'une
voix qui aurait pénétré jusqu'à cette ame quand même elle aurait ha-
bité déjà les profondeurs d'un monde inconnu : « Robert, fit-elle, où
vous êtes, m'entendez-vous? Je vous aime. »
Un éclair passa sur le visage du malade, et un long frisson courut
dans ses membres. Elisabeth se retira vivement avec une sorte d'é^wu-
vante, comme une apprentie magicienne effrayée par l'effet d'une con-
juration dont elle vient de se servir. Heureusement cette excitation ne
dura pas. Les yeux de Vibraye se fermèrent, et son corps, qui cessa de
trembler, passa d'une attitude d'agonie à une attitude de repos. Une
potion qu'il avait prise, il y avait quelques instans, exerçait sur lui sa
bienfaisante influence. Il s'endormait, emportant dans son sommeil la
parole qui devait maintenant à jamais colorer ses songes. Elisabeth le
contempla un instant, puis sortit sur la pointe des pieds de cette chambre
où elle venait de se livrer au mouvement le plus étrange et le plus fa-
tal de son humeur. Elle sortit en adressant au ciel les vœux les plus
fervens pour celui dont un de ses caprices avait embrasé la vie. Elle
était fille de don Juan et d'une épouse du Christ.
ÏV.
— Elle ferait des coquetteries à un mourant, disait Penonceaux.
— Elle en ferait à un mort, répondait Lanier; on peut dire qu'elle est
affectée d'une véritable monomanie. Elle est comme ces chasseurs qui
ne font grâce à aucune espèce de gibier, et, après avoir tué vingt fai-
sans, s'arrêtent pour abattre un moineau. Ce travers lui a causé déjà
et lui causera encore mainte fâcheuse aventure. Enfin j'espère que son
hobereau ne lui fera point faire de longues folies. Il mourra, elle le
pleurera et l'oubliera.
— De temps en temps toutefois, ajouta Penonceaux, quand elle sera
triste sans savoir pourquoi, elle nous dira : Je pense à ce pauvre Vi-
braye, qui était un héros trop grand, trop pur, trop noble pour ce
temps-ci.
— Et elle fera, reprit Lanier, des comparaisons désobligeantes de ce
sublime personnage avec nous. Ce Vibraye sera un mort impertinent
et ennuyeux.
MM. de Penonceaux et Lanier étaient de fort mauvaise humeur. Do-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
puis le jour où Vibraye était arrivé à Saint-Nazaire, M"" de Tessé avait
disparu pour eux, et ils commençaient à être las de leur séjour en
Vendée. Ils ne pouvaient point se décider pourtant à partir, car tous deux
étaient attachés à Elisabeth par des liens qu'ils ne voulaient pas rom-^
pre. La duchesse était pour Penonceaux une de ces relations dont se
compose le charme mondain. 11 n'en avait jamais été très passionné-
ment épris, la passion n'avait rien de commun avec sa nature; mais il
trouvait dans cette coquetterie, qu'il accusait, un trésor inestimable
d'indulgence pour l'ambitieux babil de sa galanterie; puis M"* de Tessé
était encore pour lui ce qu'on appelle une maison, maison agréable,
commode, riante, où le désœuvrement et le plaisir parvenaient à s'ac-
commoder. C'était une maison bien autrement précieuse pour Lanier.
Le comte Théobald, fils d'un célèbre marchand de drap, mort dans
un fauteuil de pair, en 1831, sans avoir pu déshabituer les Parisiens
d'ajouter son nom à une espèce de drap particulièrement propre aux
carricks des temps passés, le comte Théobald n'avait, comme bien on
pense, qu'un désir, qu'une pensée, pénétrer dans ces hautes régions
que la bourgeoisie de juillet voulut escalader avec ses pavés. Le duc de
Tessé, en le présentant à sa femme, lui avait causé une joie qu'il avait
long-temps portée écrite sur son front; puis du bonheur de M. Dimanche,
il avait essayé de passer à celui de don Juan, et, par cette loi qui rend
très souvent sincère l'attachement des courtisans pour leur souverain,
il s'était pris d'une assez sérieuse affection pour Elisabeth. Je lui rends
cette justice, il fut amoureux de la duchesse. La boutique de M"* Pré-
vôt le vit souvent occupé à choisir des bouquets avec une véritable
rêverie. Ce qui rendait Elisabeth douce envers Penonceaux la rendait
clémente envers Lanier. Un moment vint cependant où Théobald
trouva que ses bouquets et ses soupirs n'obtenaient pas tout ce qu'il
avait rêvé depuis que rien ne paraissait plus impossible à son ambi-
tion. Avec une prudence et un bon sens rare chez les personnages de
son espèce, une fois qu'ils se sont entêtés des gens de qualité, il ac-
cepta un rôle plus humble que celui auquel il avait d'abord aspiré. Il
renonça aux attitudes passionnées et farouches qu'un soir seulement
il avait tenté de prendre, et devint un de ces amoureux bien dressés,
qui se rendent utiles dans tous les intérieurs, les plus élégans et les
plus modestes. Il fut un des plus soumis desservans de cet amour do-
mestique si commun dans nos salons, qui font à Paris ce que font les
follets au Mogol, suivant La Fontaine, c'est-à-dire qui s'occupent des
affaires du mari, servent tous les caprices de la femme, et même, au
besoin, soulagent dans leur besogne les gens de la maison.
Penonceaux et Lanier vivaient en fort bonne intelligence, mais tous
deux s'entendaient pour exercer sur la duchesse une sorte de surveil-
lance. Ils ne prétendaient point à écarter d'elle les amoureux, seule-
CARACTÈRES ET RÉCITS. 21
ment ils ne voulaient parmi ses adorateurs que des gens bâtis d'une
certaine sorte. Ils étaient comme ces académiciens qui ne veulent avoir
pour collègues que des écrivains de leur école. Ils sentaient dans Vi-
braye, quoiqu'ils ne l'eussent même pas entrevu, un élément nouveau
qu'ils étaient décidés à repousser. Un véritable amour se levant sur la
vie d'Elisabeth dans toute son orageuse splendeur eût mis à néant
toutes leurs galanteries. C'eût été l'hippogriffe de Goethe et de Byron
s'abattant dans des bosquets taillés à la française. Il fallait prévenir
un pareil malheur à tout prix.
Tandis qu'à leur insu ils étaient établis dans ces pensées, la duchesse
de Tessé entra au salon, où ils tenaient les propos que j'ai rapportés.
Son visage était pâle et portait des traces réelles de fatigue; son esprit
était encore plus las que ses traits. Cette vie excitante et fébrile passée
dans l'atmosphère d'une chambre de malade lui donnait un besoin
impérieux de mouvement et de grand air. En ce moment, un soleil
de juin versait la lumière à flots par les quatre croisées dont le salon
était éclairé, et appelait tout ce qui n'était pas impotent à venir voir
au dehors le triomphe de l'été.
— Chère duchesse, dit Penonceaux, je ne sais point comment va
M. de Vibraye, dont j'ai, du reste, fort peu de souci; mais je sais que
nous vous laisserons dans le cimetière de Saint-Nazaire, si vous ne
faites point trêve aux fatigues qui vous tuent et qui ont déjà changé
vos traits. 11 faut à toute force que vous sortiez un peu de l'espace
étroit et malsain où votre dévouement vous confine. Venez avec nous
aujourd'hui voir Montceny, qui est dans son château depuis trois jours,
et qui s'est désolé hier de ne pas vous avoir rencontrée, car il est venu
hier dans la matinée, pendant que vous faisiez l'ange gardien dans la
chambre du bienheureux blessé. Montceny compte sur nous. Sa maison
n'est qu'à deux lieues d'ici; vous monterez miss Anna, qui a, comme
vous, grand besoin de sortir. Dans trois heures au plus, nous serons
de retour, et vous aurez encore tout le temps nécessaire pour faire
votre besogne de sœur grise.
André et la comtesse de Mauvrilliers, qui entrèrent sur ces derniers
mots, joignirent leurs instances à celles de Penonceaux. M"* de Mau-
vrilliers était vêtue d'une amazone bleu sombre, qui lui allait merveil-
leusement. Cette vue décida toUt-à-fait Elisabeth; elle disparut, et re-
vint, au bout de quelques instans, dans un costume de cheval qui lui
donnait la grâce, si idéale et si vivante toutefois, de cette Diana, fille,
comme elle, des montagnes de l'Ecosse.
Elle s'élança sur miss Anna, charmante bête au cou délicat, à l'œil
ardent, dont la longue crinière était tressée avec autant de soin que la
plus élégante chevelure de jeune fille, et les pieds enduits de ce bril-
lant vernis qui inspirait récemment des élans d'indignation républi-
22 REVUE DES DEUX MONDES.
caine à un patriote revendiquant l'égalité entre le sabot des chevaux
et siis bottes. Elle montait à cheval avec une adresse pleine de charme;
sa monture semblait toujours dans le secret de ses pensées. Certaine-
ment il y avait affinité mystérieuse, secret accord entre sa nature et
cette nature chevaline, capricieuse, ardente, inquiète, en rapport avec
les esprits invisibles de l'air, passant des allures confiantes aux tres-
saillemens ombrageux , de la soumission gracieuse à tous les écarts
désordonnés de la révolte.
On allait de Saint-Nazaire à Montceny par un de ces chemins à tra-
vers bois, qui sont routes du pays des fées. Bientôt, en galopant sur
l'herbe verte, elle eut oublié les images de mort et de douleur qu'elle
venait d'avoir sous les yeux. A travers la chevelure des bois, le soleil
buvait ses larmes, et les bonds rapides de miss Anna envoyaient au
vent ses tristesses, comme le mouvement emporté d'une valse effeuille
sur le sein d'une danseuse toutes les fleurs d'un bouquet. Enfin, suivie
de tout son cortège, elle arriva au château de Montceny. Cette noble
et pensive demeure, bâtie au temps où les pierres se remuaient avec
le signe de la croix, comme dit la ballade, présentait un aspect singu-
lier. Les portes en étaient fermées avec soin. Il fallut baisser un pont-
levis pour faire entrer la cavalcade inoiï'ensive qui venait rendre à ces
vieux murs une joyeuse visite. Quelques valets armés se promenaient
dans la cour.
— Ah çà! mon cher comte, dit le marquis de Penonceaux au beau
Raoul de Montceny, qui arrivait au-devant de ses hôtes, vous dispose-
riez-vous par hasard à soutenir un siège? Sommes-nous encore au
quatorzième siècle, et avez-vous quelque démêlé avec un seigneur
voisin?
— Non, mon cher Penonceaux, répondit Raoul de l'air le plus na-
turel du monde. Nous sommes fort loin de ces temps héroïques pour
votre malheur et le mien; mais nous sommes en 1832 et en Vendée.
Je suis venu ici, où j'espérais assister encore à quelque action. J'ai
trouvé les nôtres dispersés. Madame réduite à se cacher, et les gen-
darmes de Louis-Philippe maîtres de la campagne. C'est contre les
défenseurs du trône de juillet que j'ai fait ces préparatifs dont vous
êtes étonné. Hier, en revenant de Saint-Nazaire, un de mes gens m'a
dit que les bleus songeaient à me faire une visite armée. Je ne serais
pas surpris que mon nom me valût en effet cet honneur, auquel j'ai
voulu me mettre en mesure de répondre. Ainsi, madame la duchesse,
fit-il en se tournant avec une inclination gracieuse vers Elisabeth,
vous allez vous trouver peut-être parmi des assiégés.
Lanier ne put point s'empêcher de prendre à l'endroit de ce cheva-
leresque péril un certain air d'incréduhté bourgeoise, et, se penchant
à l'oreille de M»* de Mauvrilliers : — Je désire, dit-il, que vous ne vous
CNRACTÈRES ET RÉCITS. 23
trouviez jamais à d'autre siège que celui de Montceny. Avant deux
ans, vous verrez Raoul aux courses dans la tribune du duc d'Orléans.
Ce brave garçon est incapable de faire la guerre à un gouvernement
établi, et cette juste opinion que tout le monde a de lui nous garantit
une pleine sûreté; mais je comprends sa mise en scène, ajouta-t-il en
regardant Elisabeth. Ce que je ne comprends point pourtant, fit-il de
nouveau à voix basse, c'est ce qu'il porte là sur son habit. Voilà une
décoration que je ne connais pas.
Ce qui excitait avec raison, je dois le dire, l'étonnement de Lanier,
c'était une croix délicatement brodée en soie blanche, qui brillait
comme un camélia sur le frac élégant de Montceny. Du reste, toute la
tenue de Raoul mérite de ne pas être oubliée. Le dandy avait revêtu
un costume complet de Vendéen. Son habit de chasse était gris, à re-
vers noirs comme les nobles habits qu'usèrent les broussailles du Bo-
cage et que trouèrent les balles républicaines; seulement l'habit de
Montceny n'avait pas la moindre trace ni de bivouac, ni de combat; il
était d'une fraîcheur irréprochable, et aurait pu figurer de la façon la
plus galante dans un quadrille de bal masqué.
Deux mots du comte de Montceny. C'était en 1832 un des chefs de la
jeunesse dorée. Il avait une jolie figure, une belle taille, montait par-
faitement à cheval et possédait tout l'esprit nécessaire pour ne pas dé-
parer ces qualités auprès de ceux surtout qui les goûtent le plus. Le
fait est qu'il ne manquait point d'une certaine finesse. Comme ce prince
de Bambucci dont parle George Sand, il ne pouvait être trompé ni sur
un cheval ni sur un tableau. Il avait aussi quelques notions des femmes
et ne faisait jamais de faute dans une partie avec une coquette. Une
chose pouvait le déconcerter en matière amoureuse : c'était l'amour,
dont il n'avait pas plus l'idée que des loups-garous. On le disait d'une
bravoure assez médiocre; mais il avait tous les dehors de la vertu dont
il n'était pas sûr d'avoir le fond, et ces dehors suffisaient amplement à
la seule vie qu'il A'oulût mener. Au demeurant, c'était un de ces hommes
qui savent traverser ce monde dans un équipage à la fois agréable et
commode, et qui ont, après tout, dans les faveurs des belles, plus
large part que les héros et les poètes, sans faire trouer leurs habits par
des balles comme les premiers, et par la misère comme les seconds.
11 avait fait, pendant une partie de l'hiver, à Elisabeth, une de ces
cours d'habitude et de précaution destinées à porter leur fruit quand
il plaira au ciel. Il était alors sous la domination de lady Greenwich,
qui s'avisa, pendant six semaines, d'être jalouse, afin d'avoir tout
connu, dit-elle un jour avec un accent inimitable, et que la jalousie
ennuya profondément. L'été le trouva libre, et il songea dans sa liberté
à la duchesse de Tessé, qui était sa voisine de campagne. Il résolut
d'aller à Montceny; puis, pensant que Madame était en Vendée et qu'Éli-
24 REVUE DES DEUX MONDES.
sabeth était romanesque, il fit mettre dans sa berline un costume ven-
déen.
Doux jours après son arrivée, il alla faire une visite à Saint-Nazaire.
Là il apprit l'enthousiasme de la duchesse pour Vibraye, et il bénit
secrètement son habit gris. Il pria André d'amener sa femme chez lui
le lendemain. La fortune, qui, en sa qualité de personne plus que lé-
gère, se coiffe volontiers de gens comme Raoul, inspirajustcment àla
duchesse l'idée de galoper sur miss Anna. Les préparatifs de Montceny
ne furent point perdus, sa fable de siège eut plein succès; Elisabeth, se
piquant d'héroïsme, Aoulut attendre jusqu'à la nuit les gendarmes.
Pendant ce temps, l'habit vendéen produisit tout son effet. En retour-
nant au tomber de la nuit à Saint-Nazaire, la duchesse pensait avec
complaisance à Raoul. Ce faux et pimpant Vendéen lui avait fait ou^.
blier le vrai Vendéen tout sanglant dont le matin elle avait bouleversé
l'ame. Rentrée au château, son premier mouvement ne fut même point
de monter dans la chambre de Robert. Quand la vieille Rrigitte, qu'elle
avait laissée auprès du malade, entrant tout à coup dans le salon où
elle devisait avec Penonceaux, s'écria : — Madame la duchesse, le mé-
decin dit que M. de Vibraye est sauvé; — Ah! Dieu soit loué! fit-elle
en rougissant, elle qui rougissait peu, et elle monta précipitamment
dans là chambre du blessé comme pour réparer un oubli. — Elisabeth,
lui dit le malade, que je meure, si des paroles dont je crois me sou-
venir n'étaient qu'un songe. Le médecin dit à présent que je vivrai.
Je vivrai, si vous voulez, et mourrai, si vous voulez : je vous aime.
V.
Je ne sais pas au monde, en définitive, de plus grande puissance que
l'amour : c'est l'avis des poètes et des pères de l'église, de Pétrarque
et de l'Imitation. Robert prit donc sur Elisabeth un certain empire;
une absence de Montceny le servit admirablement. Le beau Raoul fut
obligé de suspendre sa campagne vendéenne pour aller sur-le-champ
à Paris, où une grand'tante, dont il était l'héritier, venait d'avoir une
attaque d'apoplexie. Aucune passion ne lui aurait fait négliger ce
voyage. Vibraye fut de nouveau, pour la duchesse, le seul Vendéen à
aimer. Il passait avec eUe de longues heures et s'étonnait de tout ce
qu'il y avait en cet esprit, que les frivolités du monde auraient dû épui-
ser. L'état dans lequel il était donnait forcément à ses amours un tour
idéal; la duchesse, qui, en certaines matières, avait grande expérience
et grande prévision, appelait à son aide, pour enchaîner chaque jour
davantage le pauvre Vibraye dans le monde immatériel, toutes les dé-
licatesses passionnées d'un christianisme séduisant dont elle possédait
merveilleusement les secrets. Et ici, qu'on fasse bien attention, je ne
CARACTERES ET RÉCITS. ' 25
veux médire en aucune façon d'un certain catholicisme de bel air qu'on
a accablé de plaisanteries rebattues, de mauvais goût, fort dangereuses,
et pour lequel, d'ailleurs, j'ai grande prédilection. Si la religion peut
être un ornement , tant mieux , je n'y vois qu'une preuve de son in-
imitable beauté. Mais on la profane, dit-on; ceux qui d'habitude ont ces
scrupules sont des gens qui la profanent de bien d'autres manières
qu'en tirant de son divin écrin de touchantes et radieuses parures.
Le plus grand crime qu'on puisse commettre contre le ciel ^ c'est de
l'oubher. On me dira que ce sont propos de jésuite. S'entendre appeler
jésuite aujourd'hui n'a rien de bien humiliant. Quoi qu'il en soit, du
reste, c'était ainsi que pensait M"* de Tessé.
Elisabeth entreprit de convertir Robert-le-Diable, car elle savait que
Vibraye était désigné par ce nom dans le pays. Elle lui lisait ce que les
œuvres chrétiennes ont de plus tendre, ce fameux chapitre de l'Imi-
tation sur l'amour, qui est un véritable printemps mystique, un en-
semble de souffles passionnés et tristes, de parfums secrets et de voix
touchantes jusqu'aux pleurs. Robert s'attendrissait et promettait de ne
plus tuer son prochain pour une parole, surtout de ne plus maltraiter
les évêques. Quant à pervertir les Vendéennes , c'était assez des yeux
d'Elisabeth pour l'en empêcher désormais. La duchesse avait un dis-
ciple docile. Une occasion vint cependant où Vibraye reprit brusque-
ment ses anciennes allures. Lanier fut l'instrument dont se servit le
malin.
Nous avons vu que le comte Théobald était, comme Penonceaux, fort
hostile au Vendéen. La première fois que Robert, assez fort pour des-
cendre quelques heures au salon, vit les deux représentans de la jeu-
nesse parisienne, il répondit d'instinct , avec usure, à la malveillance
dont il était l'objet. — Votre Penonceaux, disait-il à Éhsabeth, ne vaut
pas un coup d'épée, et votre Lanier vaut à peine un coup de bâton.
Comment souffrez-vous les grimaces de si sottes gens? Je suis presque
honteux d'être gentilhomme quand j'entends les impertinences du
marquis et quand j'examine cette incroyable inutilité; heureusement
que le comte me dégoûte d'être roturier. Combien j'avais raison de
haïr la révolution de juillet, qui me fait rencontrer M. Théobald, sans
qu'il y ait entre lui et moi au moins l'étendue d'un comptoir! — La du-
chesse défendait ses amis, souvent môme avec une certaine vivacité.
Vibraye alors entrait dans le courroux d'un amoureux contre toute
apparence de rivaux, et, oubliant la blessure qui le clouait encore au
fond d'un fauteuil, ne parlait plus que d'abattre des oreilles et couper
des nez. Elisabeth était grandement irritée, mais sa colère s'éteignait
toujours dans cette indulgence secrète qu'éprouvent les femmes pour
les rages viriles dont elles sont cause.
Un jour, le duc et le marquis étaient à la chasse, M"^ de Mauvrilliers
26 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était enfermée en sa chambre; Vibraye se trouva seul dans le salon ,
à midi, a\ec la duchesse et Lanier. Le hasard établissait ainsi un des
plus pénibles et des plus fatigans entretiens à trois qui aient jamais été
infligés à gens du monde. Lanier, s'abandonnant tout simplement à ^n
mauvais vouloir contre le Vendéen, entama une conversation où Vi- *
braye ne pouvait point placer un mot. 11 se mit à parler, avec une af-
fectation dont le moins délicat se fût offensé, de personnes et de choses
connues uniquement de la duchesse et de lui. Il épuisa le chapitre
des chevaux d'abord, puis celui des chanteurs, puis celui des danseuses;
puis il en vint aux médisances de salon, puis enfin aux toilettes que
telle femme avait à telle fête. — Mon Dieu! disait-il, quelle singulière
robe avait donc lady Greenwich au dernier bal de l'ambassade anglaise?
C'était une robe en Aidez-moi donc, madame la duchesse.
— En drap Lanier peut-être, monsieur le comte, dit du ton le plus
rébarbatif Robert, qui avait jusqu'alors été muet.
— Monsieur, fit Lanier tout suffoqué de cette impertinente folie, en
disant semblable chose, vous prétendez certainement...
— Vous rendre en une seconde, interrompit Vibraye, ce que je re-
çois de vous depuis une heure : beaucoup d'ennui.
Le comte Théobald se leva, pâle de colère, et, se dirigeant vers la
porte du salon, dit à la duchesse avec un regard plein d'une sombre
dignité : — Vous comprenez, j'espère, madame, à quelles convenances,
à quelles lois, à quels devoirs j'obéis en ne poussant pas plus loin une
affaire engagée devant vous, et, je le pense, à cause de vous.
Au moment de cette sortie tragique, la comtesse de Mauvrilliers en-
trait. Il est grandement temps que je vous dise quelques mots de
l'ange, car M"* de Mauvrilliers a porté ce nom, ni plus ni moins que
M"»* de Grancey.
VI.
Le vieux comte de Mauvrilliers, à près de quatre-vingts ans, épousa
par grande vertu soi-disant, avec toutes sortes de façons éthérées et
patriarcales, une toute jeune fille, sans aucune espèce de fortune, mais
douée des plus beaux yeux du monde, d'un teint transparent et d'une
chevelure séraphique. Léonie d'Alpieyce avait été confiée, comme pu-
pille, à ce vieux suppôt du mariage, pour me servir d'une expression
qui m'a réjoui. Son tuteur lui proposa un jour de l'épouser; elle ac-
cepta, et se mit à jouer à l'Adèle de Sénange. On dit même qu'il y eut
un lord Sydenham de la partie, mais beaucoup moins Grandisson que
le héros de M"" de Souza. Toutefois M""" de Mauvrilliers, qui chantait
en s'accompagnant de la harpe, et avait dans sa taille, dans son visage,
dans ses cheveux^ quelque chose de si aérien et de si lumineux, que
CARACTÈRES ET RÉCITS. 27
toute sa personne était une vraie vision céleste; M"« de Manvrilliers,
qui d'ailleurs entendait à merveille le monde, voulut être ange et le
fut. Quand M. de Mauvrilliers mourut, elle lui donna de belles larmes,
et ne reprit les couleurs tendres qu'après avoir passé par toutes les
gradations qui les séparent du noir le plus sombre. Veuve à vingt ans
et avec une très grande fortune, elle résolut de s'élever à cette dignité
de beauté vertueuse, qui est le but de toutes les habiles, en pratiquant
une tigrerie sereine et candide. Nulle ne s'entendait mieux qu'elle à
interrompre tout à coup, par un rire bien haut, une phrase murmu-
rée bien bas, à jeter naïvement, au milieu d'une conversation géné-
rale, les paroles hasardées dans son oreille, enfin à faire toutes les dé-
monstrations publiques de la plus intrépide et delà plus irréprochable
innocence qui se soit jamais promenée à l'Opéra, aux courses, à tous
les concerts et à tous les bals; car, si M""" de Mauvrilliers était un ange,
ce n'était pas, comme disait quelqu'un, l'ange de la solitude. On la
rencontrait partout : c'était la mondaine par excellence. Tout ce bruit
L'obsédait, disait-elle; mais il faut bien sortir pour voir les gens qu'on
aime. Était-ce sa faute, si ses amis ne vivaient point à Port-Royal ? Et
tous les soirs, avec une résignation pensive, elle apparaissait, tantôt
ici, tantôt là. Le grand art avec lequel était conduite sa vie lui donnait
une incontestable autorité en certaine matière. Ce fut donc en véri-
table prêtresse des convenances qu'elle attacha sur la duchesse un re-
gard miséricordieux, mais sévère, quand elle entra dans le salon aban-
donné par Lanier. Elle avait entendu les paroles de Vibraye, et voyait
le trouble d'Elisabeth.
Robert n'osait pas lever les yeiix sur la duchesse, qu'il craignait d'a-
v^oir offensée. Ému tout à l'heure par la colère et maintenant par des
regrets, il se leva, car il commençait à pouvoir marcher, et prit le
;hemin de sa chambre. Son départ était une grande faute. Mieux vaut
:ent fois laisser une femme que vous aimez et que vous venez de frois-
ser avec un de vos rivaux qu'avec une de ses amies.
— Chère Lisbeth, dit Léonie, aussitôt que Robert se fut retiré, je
suis enchantée que nous soyons seules. Tu fais des folies pour ce Vi-
braye, qui est un homme insupportable, et qui te donnera, si tu n'y
prends garde, de ridicules embarras. J'ai remarqué qu'hier ton mari
avait un air soucieux. Certes, André n'est pas jaloux, il t'en a donné
plus d'une preuve : il te laisse gouverner ta vie à ta guise avec une ré-
signation pleine de douceur dont souvent tu m'as vanté le charme;
mais il ne prend pas ta préoccupation de ce nouveau venu comme il a
pris cent fois tes caprices enthousiastes pour maint autre. Ce qui se
passe en lui ne m'étonne pas, vois-tu, chère belle; tel qui veut bien
avoir le cou rompu en chaise de poste ne veut pas s'exposer dans un
wagon. On ne consent à courir que les dangers avec lesquels on est fa-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
milier. Vibraye est pour ton mari un danger nouveau et inconnu. Il
n'est pas accoutumé à ce qu'on te fasse la cour à la violente et mélan-
colique façon de ton blessé. J'ai entendu dire à M. de Mauvrilliers, —
j'aurais dû oublier cette folie, mais elle m'est restée, je ne sais comment,
dans la mémoire, — qu'un académicien de ses amis, grand ennemi des
drames modernes et marié à une femme très coquette, répétait souvent :
Je lui pardonnerai tout, si elle suit les " anciennes règles; je la chasse,
si elle donne dans les Antony. 11 y a dans le duc de Tessé un peu de cet
académicien. Et puis, que te dirai-je? Certainement M. de Vibraye vaut
mieux que Lanier de toute façon, et même, je crois bien, que Penon-
ceaux. Il est de bonne famille, et il a un caractère chevaleresque. Tou-
tefois une aventure avec lui, ou du moins un soupçon d'aventure, est
chose fâcheuse. Une femme, vois-tu, est tout-à-fait classée par un amour
de province. C'est toujours un amour pour quelqu'un qu'on ne connaît
pas. Paris est sans pitié pour ces sortes de passions. La médisance pro-
fite de l'éloignement pour tout obscurcir et confondre à dessein. On dit :
Elle aime quelqu'un; je ne sais où, dans une petite ville, aux environs
de son château. De ton Vendéen, on fera un sous-préfet, ou quelque
chose de pire. Et tes amis seront au désespoir de te voir ainsi calomniée.
Chère Lisbeth, laisse là ce Vibraye, pour qui tu n'as déjà eu que trop
de bontés. Reviens à tes amis naturels et à ton train ordinaire de vie.
M"* de Mauvrilliers ajouta encore bien d'autres choses sur ce ton. Ce
Robert était entêté d'une sotte et dangereuse manie de querelles qui
amènerait les plus ennuyeux éclats. Puis il prenait déjà des airs d'a-
moureux du plus mauvais goût. Ainsi, que signifiait ce lardon provo-
cateur si brutalement lancé à ce pauvre Lanier? La patience de Théo-
bald était fort heureuse. Que serait-il arrivé, si M. de Vibraye avait
trouvé aussi fou que lui? Les paroles de Léonie éveillaient chez Eli-
sabeth plus d'un écho. Elles faisaient entendre à la duchesse la voix
même du monde s'élevant pour la retirer d'une fantaisie hérésiarque
et la ramener aux caprices orthodoxes. A coup sûr, plus d'un instinct,
plus d'un sentiment en elle prenaient la cause de Robert. Elle compre-
nait bien qu'en cette poitrine qui s'offrait si vaillamment aux balles, il
y avait des trésors ignorés des jouets habituels de son cœur, de tous les
fats qui faisaient guirlande autour d'elle; mais, c'était certain, Vibraye
n'était point de son monde, et la jetait en des voies inconnues. Un der-
nier raisonnement de Léonie la détermina. « Chère belle, dit le frivole
et sévère oracle, les personnes adoptées par le public comme excentri-
ques,—tu es du nombre, n'est-ce pas? — ont un écueil à éviter soi-
gneusement. Il est une excentricité qu'on ne leur pardonne pas, c'est
celle dont le monde ne fait pas son profit. Aie dix amans à tes couleurs,
et donne des fêtes, on prendra cela en belle humeur; mais ferme ta
maison pour y lire Ossian avec un Werther, et on ne te pardonnera
CARACTÈRES ET RÉCITS. 59
pas. C'est ce qui fait qu'on est si impitoyable pour les enlèveméns, et
3n a raison; il y a tel amour qui est la vie de la société, et tel autre qui
3st sa mort. C'est bien le moins que nous combattions ce qui nous tue. »
Une heure après ce long discours, la duchesse de Tessé traitait Vi-
braye avec tant de hauteur, de colère et de dureté, que le pauvre Ven-
déen demeurait tout suffoqué, sentant la rougeur à ses joues, les
[armes dans ses yeux, et ne sachant ce que voulait son cœur. 11 laissa
parler Éhsabeth sans trouver un mot à lui répondre. La tendresse et
la fierté se livraient en lui un de ces rudes combats qui sont le déses-
poir des amoureux. On lui reprochait des choses dont la seule pensée
['aurait fait mourir de honte. Il était coupable, lui disait-on, d'avoir
v^oulu compromettre, par ses airs emportés et impérieux, celle qu'il
idorait. Lorsque la duchesse se fut retirée, il laissa tomber sa tête
între ses mains, et pleura long-temps. Toute la journée, il resta en-
fermé dans sa chambre; puis, quand vint l'heure du dîner, il descen-
iit en chancelant dans le parc sans être observé, gagna une porte dé-
robée, et se trouva en plein champ. A la nuit tombante, il frappait à
[a porte de son château, qui était à deux lieues seulement de Saint-Na-
îaire. Un vieux serviteur, qui le croyait mort, le recevait entre ses bras
ivec force exclamations. Le blessé de la Pénissière était épuisé par
[^ette marche imprudente. Sa blessure était rouverte. On le porta dans
la chambre de sa mère. Après une longue défaillance, il revint à lui,
et pour la première fois ressentit une douleur que je ne souhaite à
personne. « Ah! disait-il, pourquoi les balles ne m'ont-elles pas frappé
au cœur !»
VII.
Il était dans la chambre où sa mère était morte, couché dans le lit
où il avait vu pour la dernière fois cette chère figure. Tous les objets
dont il était entouré lui rappelaient des souvenirs qui lui faisaient
sentir cruellement les souffrances délaissées de son corps et la douleur
méconnue de son ame. 11 était dans ce misérable état où l'on se fait
pitié à soi-même, où l'on se sépare en deux moitiés, dont l'une est sans
vie et dont l'autre répand des larmes glacées. Le temps s'écoulait , et
il ne se demandait point ce que lui amèneraient les heures. Il souffrait
de la nuit sans souhaiter le jour. Le jour lui enlèverait-il ce linceul
sous lequel l'ensevelissait la solitude? Que dirai-je? La tristesse de ce
malheureux, qui avait fait, comme tout homme généreux et pas-
sionné, une religion de son amour, était si profonde, qu'il faut pour
la peindre avoir recours au cri de l'agonie divine : — Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné!
Ce cri était dans l'ame, sinon sur les lèvres de Robert, quand tout
30 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
à coup le pauvre Vendéen vit s'ouvrir la porte de la chambre où il
souffrait, et la plus étrange, la plus inattendue des apparitions s'offrir
à son regard, où l'extase allumait son immobile clarté. C'était bien
Elisabeth telle qu'il l'avait vue tant de fois, telle qu'elle était vivante
au fond de son cœur, qu'elle dévorait. Elle se dirigea vers son lit d'un
pas hardi, droit, rapide, et d'une voix brève et vibrante : —Ainsi,
dit-elle, pour obéir à un mouvement d'orgueil et de colère, vous ne
craignez point de désespérer qui vous aime! Vous avez outragé mon
hospitabté et mon affection; vous avez tout oublié — Ah! s'écria
Robert, c'est maintenant que j'oublie tout ce qui n'est pas cette heure,
mon désespoir d'il y a un instant, mes angoisses d'il y a quelques jours,
mon inquiétude et mes tristesses de toute ma vie, j'oublie tout, excepté,
dit-il après un moment de silence pendant lequel ses yeux s'emplirent
de larmes, mais de chaudes et douces larmes, excepté ma mère, Élisa-
l^eth, dont je pense que l'esprit me protège et vous envoie ici.
Elle lui raconta comment elle était venue le trouver par un de ces
mouvemens emportés de dévouement naturels à cette ame, où Dieu
avait mis sous la poussière de tant de pensées frivoles et arides un fonds
immense de bonté. Agitée d'une sorte de remords en songeant à la
scène du matin, elle était montée, après le dîner, dans la chambre du
blessé; elle avait trouvé cette chambre vide, et avait compris la vérité.
Le duc avait été faire une visite dans les environs avec Lanier et Pe-
nonceaux; elle demanda un cheval. Quelquefois elle faisait dans son
parc des promenades comme celles que M""* de Sévigné faisait à minuit ]
dans son mail; elle aimait la lune, la songerie et la liberté. On l'avait
donc vue sans étonnement s'enfoncer dans les allées. Bientôt elle avait
gagné les champs; en sautant haies et fossés, elle était arrivée à Vi-
braye. A son retour, si on l'interrogeait, elle dirait qu'elle s'était égarée;
si on la pressait trop, elle ne dirait rien, car il s'éveillait facilement en
elle des accès d'indomptable fierté.
Robert, pendant qu'elle parlait, couvrait de baisers ses deux mains,
qu'elle livrait aux transports de cette bouche altérée avec un abandon
à la fois plein de dignité et de tendresse.
— Écoutez, dit tout à coup la duchesse, il faut maintenant que vous
juriez de revenir demain à Saint-Nazaire, et de ne plus quitter ce
pauvre château, dont vous ne garderez pas un mauvais souvenir,
n'est-ce pas, sans m'avoir dit adieu?
L'amoureux jura tout ce qu'elle voulut. Cependant il était urgent
pour la duchesse de quitter Vibraye. Le château de Robert était, à juste
litre, beaucoup plus suspect et plus exposé à de fâcheuses visites que
le château du beau Raoul de Montceny. A chaque instant, on pouvait,
au nom de la loi, pénétrer jusque dans la chambre où le blessé goûtait
les délices de ses pures et héroïques amours. Alors que devenait Éli-
CARACTÈRES ET RÉCITS. 31
sabeth? Il fut convenu qu'elle retournerait sur-le-champ à Saint-Na-
zaire, accompagnée par le serviteur de Robert, discret et dévoué
comme peut l'être un serviteur vendéen. Quant au héros de la Pénis-
siôre, il regagnerait le lendemain, au lever du jour, son premier
asile; il était facile d'attribuer sa sortie furtive à quelque secrète af-
faire de parti. Saint- Nazaire était un lieu sûr. Le duc de Tessé était
en trop bonne odeur auprès du gouvernement nouveau pour qu'on
osât envoyer chez lui les commissaires et les gendarmes, même dans
le cas où l'on se douterait que sa maison abritât quelque soldat de Ma-
dame; et ce cas, du reste, n'était pas à craindre, car les gens d'André,
presque tous Vendéens, étaient plus royalistes que leur maître. Robert
resterait donc sous le toit hospitalier où la fortune l'avait conduit jus-
qu'à guérison complète de sa blessure. — De laquelle? dit-il en souriant
à Elisabeth , quand elle prononça ces derniers mots. Il en est une dont
vous savez bien que je ne serai jamais guéri.
Il voulut, avant qu'elle quittât cette chambre, qui, disait-il, devait
être imprégnée d'elle comme le gant ou le bouquet qu'elle avait porté,
lui faire entendre de ces paroles qu'on prononce une seule fois dans sa
vie. — Écoutez, fit-il à voix basse, je veux vous dire des choses que je
ne puisse plus jamais adresser à une autre femme. Je suis à vous. Te-
nez, sentez mon ame dans ces baisers que je mets sur vos mains, sen-
tez-la dans mon accent quand je vous dis: Je vous aime et vous aimeî
Il me semble qu'avec ces mots toute ma vie s'échappe de mon sein. Je
le voudrais, car je crois bien que j'ai eu cette nuit tout le bonheur qui
m'était destiné en ce monde. Ah! Lisbeth, chère Lisbeth, dites-moi
qu'après cette vision tout ne sera plus pour moi tristesse et ténèbres!
Hélas! vous êtes là, et tout à l'heure vous n'y serez plus; mais vous ne
m'oublierez pas, n'est-ce pas? Ma mère, vous qui me l'avez envoyée
dans ce lieu même où je vous ai dit adieu, oh I je vous en prie, faites
qu'elle m'aime !
VIII.
Le 15 juillet est la Saint-Henri; Montceny voulut célébrer ce jour-là
par une fête. Il était de refour en Vendée depuis une semaine : l'héri-
tage qu'il avait été chercher à Paris était différé, la mort lui avait
rendu sa grand'tante; mais il était assez riche pour donner un bal en
l'honneur de ses rois, et, quoiqu'il ne fût point prodigue, il aimait en*
core mieux payer avec de l'or qu'avec du sang ses fantaisies légiti-
mistes. Le moment n'était pas très bien choisi, il est vrai, pour desré^
jouissances. Madame était persécutée, la Vendée abattue. Montceny dit
à la duchesse de Tessé en l'invitant : « J'ai voulu suivre la vieille tra-
dition française, mêler le bruit des violons à celui de la mousque-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
terie, égayer les guerres civiles par des fêtes. » La fête que Raoul
destinait à ce but chevaleresque devait avoir lieu dans les jardins de
Montceny. Une fête l'^té, et dans un parc, devait se passer à l'ita-
lienne. Montceny, qui avait long-temps habité Rome et Venise, dé-
cida que les femmes auraient des loups et des dominos. La duchesse
de Tessé avait annoncé qu'elle irait à ce bal, sur lequel M"" de Mau-
vrilliers comptait beaucoup pour désespérer Robert; mais, chose
étrange, elle déclara, le matin même du 15 juillet, que la Saint-Henri
se passerait d'elle, qu'elle avait une affreuse migraine et une profonde
fatigue de toute chose, que l'idée de Montceny était absurde, qu'on ne
venait pas à la campagne pour aller danser en domino, enfin qu'elle
resterait à Saint-Nazaire par la loi souveraine de son bon plaisir.
Il y avait alors à Saint-Nazaire, depuis deux jours, la marquise de
Tessé, la belle-sœur d'Elisabeth, grande femme mince et sèche, qu'on
rencontrait partout, et qu'une très méchante personne appelait le sque-
lette des fêtes égyptiennes. La duchesse pouvait donc persister dans sa
résolution sans imposer sa retraite à M""" de Mauvrilliers, qui était sûre
d'avoir une compagne pour aller au bal de Montceny. André était parti
la veille pour aller passer quinze jours chez sa sœur la princesse de
Froslay; partant elle n'avait personne qui pût lui demander compte de
son caprice. Lanier leva au ciel un regard résigné; Penonceaux sourit
d'un contraint et aigre sourire; Léonie prit un air douloureux; Robert
attacha sur la duchesse un regard d'une reconnaissance passionnée.
Depuis quelques jours, le pauvre amoureux ne savait plus trop ce
que faisait de lui sa destinée, comme il appelait Elisabeth. Le fait est
que la duchesse était elle-même fort embarrassée du dénoûment à
donner aux amours dans lesquelles le hasard et la fantaisie l'avaient
jetée. Elle ne pouvait pas terminer cette aventure par un coup à la
Circé, c'est-à-dire changer Vibraye, comme Penonceaux et comme La-
nier, en animal domestique, et puis le laisser de côté. Vibraye était
une nature au-dessus de certains maléfices. Il y avait dans son carac-
tère et dans sa passion une redoutable puissance. Il réclamait d'Eli-
sabeth l'engagement qu'elle avait pris au chevet de son lit dans la
chambre de sa mère, en cette nuit dont le souvenir le brûlait. Com-
ment lui dire qu'on avait obéi à un mouvement impétueux, mais
fugitif, comme celui qui eût poussé un seigneur d'autrefois à dé-
gainer l'épée et le poignard pour un bouquet de violettes? Le duel
fini, au diable le bouquet! C'était, à peu de chose près pourtant, la vé-
rité. Ehsabeth avait sans cesse dans sa vie de ces élans qui seraient
parfaits sous la hache du bourreau. Tout à coup elle faisait un acte
d'amour, de repentir, de charité, avec ferveur, pour conquérir le ciel;
puis elle retombait au rang de M"» de Mauvrilliers. Tout ce qui était
devenu pensées sacrées, souvenirs religieux, ineffaçables images, dans
CARACTÈRES ET RÉCITS. 33
le cœur do Vibraye, n'était plus pour elle qu'un mirage décoloré et
déjà presque évanoui. Montceny, qui, depuis son retour, était venu
tous les jours à Saint-Nazaire, semblait posséder en ce moment le seul
langage propre à séduire cette ame aux funestes inconstances et aux
douloureuses frivolités.
La voilà qui refusait pourtant d'aller à cette fête, donnée évidemment
pour elle. Roliort conçut un ardent espoir : sa blessure presque guérie
ne permettait plus à Elisabeth de s'isoler avec lui dans cette chambre
où la douleur, disait-il souvent, lui avait paru chose si douce; mais le
bal de Monceny allait enlever tous les importuns de Saint-Nazaire et le
laisser seul avec celle qu'il adorait tout un soir d'été. Il jura que ce
soir-là déciderait de sa vie. Tout se passa comme il eût osé à peine le
souhaiter; Éhsabeth, sans s'inquiéter le moins du monde de la migraine
dont elle avait parlé le matin, déclara qu'elle ne se retirerait cliez elle
qu'après avoir vu partir sa belle-sœur et M"* de Mauvrilliers.
On se mit en route pour Montceny à neuf heures. Elisabeth et Robert
restèrent seuls dans un grand salon, aux croisées ouvertes, livré à l'air
du soir, rempli de fleurs, où un seul candélabre luttait contre une
amoureuse et inquiète obscurité. Yibraye garda quelques instans le
silence; il ne savait quelle parole choisir de toutes celles qui venaient
à ses lèvres; puis il jouissait de son émotion même; enfin il avait cette
crainte dont on est saisi, quand on se croit près du bonheur, de faire
envoler cette chose fugitive et ailée.
Il s'assit sur un petit sofa auprès de la duchesse, et s'empara, sans
mot dire, d'une main qu'il couvrit d'ardens baisers. La main d'Elisa-
beth se retira. — Ah! s'écria Robert, je l'avais deviné, vous ne m'aimez
plus! — Il y eut dans sa voix quelque chose de si déchirant, qu'Éhsabeth,
qui s'était levée, se rassit à côté de lui et lui rendit sa main. Elle qui
l'avait soigné, elle savait qu'aucune douleur de la chkir n'aurait pu lui
arracher pareil cri. — ■ Vous vous trompez, fit-elle, et elle ajouta d'un
accent qui ne trahissait guère que la peur : — Je vous aime comme je
vous aimais, il n'y a en moi rien de changé. Puis, je ne sais quelle
pensée s'empara d'elle, à quel instinct ou à quel élan elle obéit, tout
était si fantasque, si rapide et si passager dans celte nature; mais, sai-
sissant à son tour la main de Robert, elle l'appuya sur son cœur. J'ai
dit qu'il y avait de la bonté en elle. Je crois qu'elle éprouva tout à coup,
pour l'ame généreuse qu'elle torturait et même en quelque sorte
abaissait, une compassion ardente et profonde, pleine de repentir et de
respect, car elle accompagna ce geste étrange de ces paroles plus bi-
zarres encore : Robert, je devrais être à vos genoux!
Robert sentit passer dans ses veines ce frisson ardent, ce souffle brû-
lant qui précède les orages des sens. Cette main qui s'était posée sur
son cœur venait de déchaîner en lui toutes les puissances de l'amour et
TOME V. 3
34 BEVUE DES DEUX MONDES.
de la jeunesse. Il entoura de ses bras la taille d'Elisabeth et mit sur la
bouche, où jusqu'alors ses désirs avaient à peine osé se poser, un de
ces baisers audacieux et timides, pleins d'angoisses et de volupté, où se
donne toute une ame et se joue toute une vie. Éhsabeth se dégagea de
ses bras, et d'un bond fut à la porte du salon. Il y avait sur ses traits
l'implacable résolution d'une femme décidée à repousser un amour
dont l'ivresse ne l'a pas gagnée. Elle n'avait pas toutefois ce calme qui,
dans un semblable moment, est pour un amoureux le plus cruel des
outrages et la plus terrible des douleurs; elle était émue, non pas de
colère, mais d'effroi, ou peyt-être de remords; elle reculait avec ter-
reur devant l'incendie qu'elle avait allumé, et considérait avec tris-
tesse celui que la flamme torturait sous ses yeux.
— Robert, dit-elle, je ne serai jamais à vous, et elle s'enfuit, aérienne
et rapide, à travers les salles pleines d'ombre. Robert entendit son pied
gravir l'escalier du château. Il la suivit jusqu'à sa chambre, dont la
porte était entr'ouverte, et resta pâle comme un maudit, humble et
tremblant comme un pécheur sur le seuil de ce paradis dont il se sen-
tait repoussé. Il y avait sur ses traits une telle expression de souffrance
d'ame et de chair^ que la duchesse sentit de nouveau dans son cœur
se lever enlacés l'un à l'autre, comme deux ombres fraternelles, le
repentir et la pitié; mais ce n'étaient point ces tristes fantômes qui pou-
vaient remplacer cette brûlante apparition de l'amour que le baiser de
Robert n'avait pas évoquée. Il fallait toutefois qu'elle donnât au pauvre
amoureux une parole. Il fallait qu'elle empêchât cette ame de mou-
rir, car il y a des instans où les âmes, tout immortelles qu'on les dise,
semblent près de mourir comme les corps. Une inspiration s'empara
tout à coup de son esprit, et marchant d'un pas hardi vers Robert,
dont elle prit la main : « Écoutez, fit-elle, c'est l'aff'ection même que
vous m'avez inspirée qui me défend pour toujours d'être à vous; j'ai
fait un vœu pendant que vous étiez possédé par le délire, et, à l'heure
de la mort, j'ai juré sur ce chapelet, qui me vient d'une sainte et qui
est resté sur votre lit pendant une nuit tout entière, de ne jamais être
à vous. Je ne violerai point mon vœu. Cela nous porterait malheur à
tous deux. Aimons-nous, Robert, comme nous nous sommes aimés
jusqu'à présent, en restant dignes du ciel qui a entendu mes prières
et qui vous a sauvé, dignes des épreuves dont vous êtes sorti et du
grand cœur que vous avez montré. Si vous ne pouvez plus m'aimer
comme je veux être aimée, pour moi, et pour vous surtout, mon
ami, -séparons-nous. Tenez, gardez seulement cette chose chère et bénie
qui vous rappellera un cœur où vous aurez été aimé de la seule ten-
dresse dont un jour vous aurez souci. »
En ce moment, un pas se fit entendre.- Une femme de la duchesse se
dirigeait vers la chambre où se passait cette scène. « Adieu, mon ami,
CARACTÈRES ET RÉCITS. 35
dit Elisabeth en donnant à la main de Robert une étreinte dont le Ven-
déen se sentit défaillir, t— Adieu, madame, répondit Vibraye; » et d'une
voix où gémissait l'accent d'un cœur mortellement blessé : « Vous sa-
vez, dit-il, que dans une nuit où vous êtes venu chez moi, dans la
chambre de ma mère, pour me prendre mon ame, je vous ai promis
de ne jamais quitter Saint-Nazaire sans vous avoir dit adieu. »
Puis il se retira dans sa chambre, et se jeta en pleurant sur son lit,
sur ce lit où il avait passé des heures pleines de douleur et de délices,
pendant qu'Elisabeth attachait sur lui ce regard qui avait tout remué
dans son cœur et tout changé dans sa vie. Il sentait, sans bien com-
prendre pourquoi, que cette femme, en effet, ne serait jamais à lui.
L'amour a des révélations douces ou cruelles dont il faut à toute force
reconnaître la vérité. Le chapelet d'Elisabeth était dans sa main; c'é-
tait une relique de famille à laquelle, en effet, la duchesse attachait
un grand prix. Son premier mouvement fut de briser ce pieux objet,
prétexte ou cause de la résolution qui le désespérait; puis, une autre
pensée s'empara de lui; il porta le rosaire à ses lèvres et le mit sur
son cœur. « Demain, se dit-il, je me servirai du moyen qu'hier, avant
son départ, le mari d'Elisabeth m'a donné pour aller loin d'ici; mais
j'emporterai cette relique avec moi. Je veux qu'il me reste de ces
jours quelque chose que je voie et que je touche. C'est vrai d'ailleurs,
elle a prié et pleuré sur ces grains bénits. Que je voudrais savoir, mon
Dieu, les secrets de l'ame qui me fait souffrir ! »
Quant à la duchesse, aussitôt que Robert se fut retiré, elle revêtit un
domino et attacha un loup sur son visage. Elle avait reçu de Mont-
ceny, le matin même, ce billet : « Si vous prenez encore quelque in-
térêt aujourd'hui à ce qui semblait vous toucher hier au soir, laissez,
je vous en prie, vos hôtes partir sans vous de Saint-Nazaire, et soyez
en domino à minuit devant ce grand vase bleu que vous savez. Eh
bien ! si votre cœur est mort, ce sera un spectre au bal masqué. »
IX.
Dans l'hiver de 183.., un officier qui avait été présenté depuis quel-
ques jours à la duchesse de Tessé se rendit un soir chez elle, et la
trouva prête à partir pour un grand bal chez je ne sais quel homme
à millions des Indes ou de l'Amérique qui était à la mode en ce temps-
là. Elle était seule avec M°"= de Mauvrilliers , qui était venue la cher-
cher et qui se tenait debout devant la cheminée l'éventail à la main,
les épaules et les pieds enveloppés de satin rose et de fourrure blanche,
enfin, déjà en tenue de route, pour parler militairement. La duchesse
36 REVUE DES DEUX MONDES.
montra quelque étonnemenl d'une Yisite que n'expliquait point en
effet sa liaison fort superficielle et fort récente avec le \isiteur; mais
l'officier, en s'approchant d'elle , lui dit : « Je viens vous remettre,
madame, une lettre d'un de nos pauvres camarades dont j'ai appris la
mort aujourd'hui même, le capitaine Séléki, ou plutôt de M. de Vi-
braye; car il n'y a plus maintenant aucun inconvénient à rendre au
brave soldat que les Bédouins viennent de nous tuer le nom qu'il ca-
chait pour se soustraire à une condamnation politique. » La lettre de
Vibraye était fort courte, quoiqu'elle résumât toute sa vie. La voici :
«Je m'étais promis, Lisbeth, car je veux vous donner le nom que
vous avez porté dans mon cœur, de vous écrire dans un seul cas, celui
où j'aurais à vous faire un dernier adieu. Je crois que je puis vous
écrire. J'ai reçu une blessure qu'on dit mortelle, mais qui ne m'a été
cruelle qu'en me faisant songer à cette première blessure de ma jeu-
nesse, de mes jours jprintaniers, des jours où vous m'avez soigné. Je
meurs en adorant Dieu et en vous aimant. De cette triste soirée après
laquelle je ne vous ai plus revue, j'ai emporté deux impressions bien
diverses dans mon ame , celle d'un baiser que vous avez oublié peut-
être, celle de paroles que, j'en suis sûr, vous n'oublierez jamais. Une
de ces impressions a fini par triompher de l'autre. Je vous aimais si
ardemment, que Dieu, je l'espère, a voulu de mon amour pour son
royaume. Il a ôté de ma passion ce qui la rendait indigne du monde
où je vais vous attendre à présent. Je ne sais pas ce qu'a été votre vie,
mais je puis vous dire à cette heure suprême qu'il né s'est pas écoule
pour moi un instant ni de mes journées, ni de mes nuits, où je n'aie
été sous l'action de votre souvenir. Cette perpétuelle obsession d'un
cher fantôme, bien loin de me perdre, m'a sauvé. J'ai reconnu que
vous étiez un esprit bienfaisant, car en vous suivant , au lieu de m'é-
garer dans des lieux de flammes et de ténèbres, j'ai été ravi en des
lieux de fraîcheur et de lumière. Adieu , Lisbeth ; je vous dois la foi
qui en ce moment même adoucit pour moi des souffrances qu'aurait
peut-être assez mal domptées ce que vous appelez mon héroïsme. J'ai
voulu vous aimer dans la seule région où vous vouliez de mon amour.
Je vous ai aimée en Dieu, mon cher ange gardien : vous vous souvenez
que je vous appelais ainsi; je vous retrouverai là où je vous aime ! »
De grosses larmes coulèrent sur les joues de la duchesse quand
elle eut terminé cette lettre.
— Et vous dites qu'il est mort! s'écria-t-elle.
— Celui, répondit l'officier, qui m'adresse cette lettre, avec prière
de la remettre, m'écrit ces lignes sur notre pauvre camarade, et il lut :
« Nous avons pris trois cents têtes de bétail. » Non , ce n'est pas cela.
« On dit que quelqu'un n'a pas été fâché à Oran de ce que la colonne
CARACTÈRES BT RÉCITS. 37
commandée par B... a été battue. » Où. diable est-ce donc? Ah! voici :
a Tu remettras à M'"^ de Tessé cette lettre de Séléki, car je ne puis me
déshabituer de donner à notre pauvre camarade le nom sous lequel l'a
révéré toute l'armée d'Afrique. 11 est mort à l'hôpital d'Oran après
huit jours d'atroces souffrances. IL avait reçu une balle dans le ventre
et avait été obligé de suivre la colonne pendant trois journées sur un
cacolet. Il est mort comme il vivait depuis deux années, en saint. Il a
voulu qu'on l'enterrât avec un chapelet qu'il serrait entre ses mains
pendant son agonie. Il avait confié à P... que son brevet, au nom de
Séléki, lui avait été donné par un ami, le duc André de Tessé, qui
avait voulu le soustraire ainsi aux suites d'une condamnation politique.
Et à propos de braves, je te dirai que le gros Hingard, du 3^ batail-
lon... » 11 n'est plus question de Séléki, fit l'officier en s'interrompant.
La duchesse , ce soir-là , ne voulut pas aller au bal. Elle avait une
émotion qui la rendait même fort belle, et elle jura qu'elle voulait pour
jamais renoncer au monde. A-t-elle tenu son serment? Vous souriez.
Quoi qu'il en soit, j'aime presque également les personnages de cette
très véridique histoire. J'ai une grande vénération pour Séléki, j'ai la
plus tendre indulgence pour le fragile et charmant instrument de son
salut.
Paul de Molènes.
r
PHILOSOPHES
PUBLICISTES CONTEMPORAINS.
M. VICTOR COUSIN.
DU ROLE DE LA PHILOSOPHIE A L'ÉPOQUE PRESENTE.
I. — Cours de l'Histoire de la Philosophie moderne.
n. — Fragmens philosophiques , par M. Victor Cousin.^
in. — Œuvres de M, Victor Cousin, — Littérature.^
Nulle force n'est superflue dans la lutte sociale engagée sous nos
yeux, et le moment serait mal pris pour ranimer de vieilles querelles.
Qu'hier les intérêts matériels , s'assurant en leur propre vitalité, pa-
russent se soucier médiocrement des principes et sourire des théories;
que la religion, s'armant de griefs que nous ne jugeons pas, en fût ar-
rivée à traiter d'empiétement la tentative purement humaine d'in-
struire les esprits, cela pouvait à la rigueur se comprendre. C'est le
propre de tous les principes de combattre pour la suprématie aussitôt
qu'ils n'ont plus à combattre pour l'indépendance. Aujourd'hui, nous
(1) Nouvelle édition, 12 vol. in-18, Didier et Ladrange, quai des Augustins.
(2) Nouvelle édition, 18i9, 3 vol. in-18, Pagnerre, rue de Seine.
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 39
serions fort à plaindre si nous ne sentions l'inopportunité, le dang^er de
tels dédains, de tels débats. Les intérêts, la religion , la pensée même,
la pensée surtout, suis-je tenté de dire, toutes les fois qu'elle n'arrive
pas aux conclusions obligées du nouvel évangile, sont placés sous le
coup de la même menace. La communauté des attaques doit au moins
servir à révéler à toutes les âmes honnêtes, à tous les esprits justes,
l'union intime d'élémens divers dont le plus grand tort était de se
croire ennemis sur la foi d'une vaine apparence. La révolution a eu
pour effet salutaire d'affaisser pour ainsi dire les surfaces trompeuses
sur lesquelles se dressaient des tentes rivales, et qui cachaient l'abîme
sous les pas de la société abusée; elle a eu cela de bon de montrer à nu
les trois ou quatre grandes racines entrelacées de la civilisation mo-
derne : ce n'est pas un rameau isolé, c'est l'arbre tout entier qui a frémi
au coup de cognée des niveleurs. Si l'industrie souffre, la pensée souf-
fre-t-elle moins? Si le christianisme se plaint de ses enseignemens
délaissés, l'esprit libéral de nos pères, l'esprit du cartésianisme et de
la révolution française, que les sectes contemporaines prétendent con-
tinuer, mais auquel en réalité elles tournent le dos, est-il moins ma-
lade? Eh bien ! que la ligue rompue de toutes les vérités se reforme :
elle seule est en mesure de mettre en déroute la ligue de tous les
mensonges.
En traitant la philosophie comme une de ces racines sacrées, comme
une puissance salutaire, conservatrice en même temps que progres-
sive, on choque, nous ne l'ignorons pas, plus d'un préjugé. Qu'il nous
soit donc permis d'insister en commençant sur ce point tant contro-
versé, et, nous le craignons, qui menace de l'être de moins en moins,
tant l'attaque partie des points les plus opposés de l'horizon semble
unanime! On était habitué à écouter autrefois la philosophie parlant
en juge et en souveraine; refuserait-on de l'entendre quand elle con-
descend à s'expliquer comme accusée, quand elle se présente non plus
comme une arme d'opposition battant sans cesse en brèche l'autorité,
non plus seulement comme un puissant stimulant à la marche, tou-
jours à son gré trop lente, du genre humain, mais comme un auxi-
liaire dévoué voulant contribuer pour sa part à la commune défense,
et apportant comme tribut à ces autres principes qui la tenaient pour
suspecte la répression, par la vérité et par la logique, des erreurs
qu'on l'accuse d'avoir elle-même suscitées?
Ceux qui attaquent la philosophie, ceux qui conseillent à la société
de s'en défaire, comme un navire qui fait eau jette par-dessus le pont
un bagage qui l'embarrasse, s'adressent d'ordinaire aux mobiles sui-
vans : l'intérêt de conservation , les intérêts , l'autorité et la religion.
Nous n'aurions aucun goût à contester la puissance ou la sainteté de
ces mobiles. On prouve à merveille qu'ils peuvent beaucoup. Peuvent-
40 REVUE DES DEUX THONDES.
ils tout? Telle'est l'unique et modeste question que nous nous permet-
trions d'élever au nom de la philosophie.
Pour suivre dans leurs rapports réciproques les divers élémens so-
ciaux et assigner à chacun sa juste part de services dans l'œuvre to-
tale de conservation et de progrès, pour montrer comment la philoso-
phie peut leur venir en aide par les idées qu'elle répand des penseurs
dans les masses, des hauteurs de la métaphysique dans les sciences
morales et politiques, ses inséparables annexes , il faudrait écrire un
livre. Aussi aspirons-nous bien moins à résoudre la question qu'à la
poser, et à faire naître la conviction qu'à éveiller le doute. Le nom de
M. Cousin, qui a soutenu depuis plus de trente ans tant de luttes éner-
giques en l'honneur de la philosophie, permet, autorise peut-être ces
préliminaires un peu sérieux, un peu dogmatiques même, nous ne
nous en défendons pas. C'est la loi de notre temps de chercher des vé-
rités utiles et des conclusions pratiques dans les sujets qui semblent le
plus se confondre soit avec l'abstraction pure, soit avec l'art. Toute
étude , quoi qu'on fasse , tourne à la thèse de philosophie et de poli-
tique; on veut exposer, et l'on discute; lors même que l'on ne croit que
peindre, il se trouve que l'on combat.
Nous nous tournons vers ces forces sociales que nous nommions
tout à l'heure, et nous leur disons : Vous auriez tort, ou plutôt les amis
zélés qui parlent comme vos chargés de pouvoir auraient tort de ne
pas désirer le concours de la philosophie; il y aurait pour vous, à le
mépriser, imprudence et péril. Le meilleur de votre puissance tient
encore à la discussion, à cette discussion approfondie qui s'appelle
éminemment la discussion philosophique.
L'instinct de conservation a le droit de se montrer fier. Un moment
décontenancé et paralysé, il a pris dans de sinistres journées une hé-
roïque revanche; mais essayez de lui ôtcr la lumière de la pensée et
de l'abandonner à lui-même : combien de temps estimez-vous qu'il
résistera aux sollicitations incessantes d'une fausse science qui se pré-
sente à lui les mains pleines des plus séduisaûtes promesses? Il serait
mal sûr également aux intérêts de se moquer des théories. Il n'en a
fallu qu'une seule, qu'ils ne l'oublient pas, une des moins spécieuses,
pour les faire trembler du sommet à la base! Pourquoi des intérêts lé-
gitimes craindraient-ils de revendiquer par l'examen leurs titres con-
testés? Pourquoi auraient-ils peur de la pensée? N'est-ce pas elle qui
les consacre, qui les défend? Je ne sache pas qu'on se fasse tuer pour
le pur plaisir de conserver au riche son hôtel , quand soi-même on
habite une mansarde; mais on se fait tuer pour le principe de pro-
priété. Hors des principes et des droits, je ne vois que la lutte de l'é-
goïsme qui se défend contre l'égoïsme qui attaque. Tactique étrange,
quand on a pour soi les principes de paraître en faire hommage à ses
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 41
adversaires! Espérons mieux. Les intérêts sacrés de la société éman-
cipée et renouvelée de 89 sauront, comme ils ont commencé à le faire,
en appeler eux-mêmes à la pensée philosophique , à la science; ils se
fieront à la vertu de l'esprit qui pour une si grande part les a établis et
constitués.
On a beau jeu, quand on se met à démontrer qu'une société privée
du principe d'autorité et du principe religieux courrait grand risque
de mort; nous admettons , quant à nous , tout ensemble et l'insuffi-
sance et la nécessité du principe philosophique dans les sociétés hu-
maines. L'influence du christianisme est excellente pour inspirer aux
âmes des sentimens opposés en apparence, mais dont l'harmonie, grâce
à Dieu, est possible, et suffirait à établir dans le monde l'ordre moral;
telles sont l'humilité et la force, la résignation et l'espérance. Les dé-
mocraties surtout ont besoin de deux choses pour vivre et se dévelop-
per : un idéal à poursuivre et la patience pour y atteindre. Je crois
que, pour une grande part, le christianisme peut les leur donner. Ce
n'est donc pas sa compétence morale, ni même démocratique, qui est
ici en cause; c'est seulement sa compétence universelle. 11 y a des es-
prits qui, toutes les fois qu'une difficulté sociale surgit, toutes les fois
qu'une question de limites s'élève entre les intérêts des diverses classes
et met les rivalités aux prises, répondent uniformément par la religion.
Ces esprits se trompent. Le christianisme touche à la politique, mais
il n'est pas la politique. Ce n'est pas sa tâche d'enseigner la meilleure
organisation de l'état. Loin de la déterminer, il s'y plie. Le christia-
nisme n'a pas d'avis sur les lois qui président à la production et à la
répartition des richesses. En prescrivant de rendre à César, c'est-à-
dire à l'état, ce qui lui appartient, il, nous laisse ignorer où doit
commencer, où doit finir son domaine. On peut prétendre qu'il a
contribué à affranchir le travail en France; mais il l'a organisé, on
sait comment, au Paraguay. On l'a vu s'accommoder de l'esclavage
même. Ne disserte-t-on pas pour savoir s'il n'y a pas des germes de
socialisme dans le christianisme naissant? On avouera que, sur ces
points, les sciences morales et politiques offrent un peu plus de préci-
sion. Qu'on nous permette encore une réflexion. Le christianisme qu'on
invoque est sans doute un christianisme éclairé. Or, qu'est-ce qu'un
christianisme éclairé, si ce n'est celui qui, outre les lumières qu'il tire
du sein même de la religion, ne dédaigne pas d'en emprunter quel-
ques-unes à la philosophie, à la science, à la civilisation? Une religion
éclairée repousse le socialisme et renie l'esprit de faction; qui vous dit
qu'une religion non éclairée, c'est-à-dire séparée de toute lumière ra-
tionnelle, ne s'en accommodera pas fort bien? De telles alliances sont-
cUes sans exemple au moyen-àge et aux époques modernes antérieures
aux progrès de la philosophie? Les sectes reUgieuses qui poursuivaient
42 REVUE DES DEUX MONDES.
la réforme sociale ou le bouleversement politique par la violence et
par le sang étaient-elles donc égarées par la philosophie? Les ligueurs
avaient-ils lu Rousseau ou M. Cousin? Quant aux logiciens à outrance,
qui prétendent identifier la propriété et la famille avec l'orthodoxie
rigoureuse du dogme catholique, — à tel point que, celle-ci ébranlée,
celles-là s'écroulent, — ils me paraissent courir de terribles chances.
Ne risquent-ils pas, en prouvant trop, de susciter à des principes qui
passent pour sacrés en eux-mêmes devant l'immense majorité une trop
grande foule d'hétérodoxes? Qu'ils y prennent garde, qu'ils se modè-
rent! La politique, autant que la charité, leur conseille de laisser du
moins aux gens le bénéfice de l'inconséquence. A qui cela fera-t-il tort?
Ce que nous disons de l'alliance non-seulement possible, mais né'
cessaire , de la raison libre , de la science laïque , de la philosophie
avec le principe religieux, avec les intérêts sociaux et l'instinct de con-
servation, autant et plus le dirons-nous de cette alliance avec le prin-
cipe d'autorité. Comme fait, la nécessité d'une autorité forte est dé-
montrée. Comme principe , elle n'est puissante que par le respect. Or,
le respect, comme tout sentiment moral, a ses conditions. Qu'on nous
indique donc les moyens de produire le respect à titre de ressort effi-
cace! Autrement, que signifieraient de vagues appels au principe de
l'autorité? Ne serait-ce pas, à proprement parler, crier dans le désert?
Regretter cet antique respect sert de peu , si on ne parvient à le faire
renaître. Évoquer les morts ne suffit pas; si on veut que le tombeau
nous les rende, il faut les ressusciter, ce qui est, on l'a^'ouera, un peu
plus difficile. Compte-t-on sur la tradition? Nous ne demandons pas
mieux; mais, de grâce, qu'on nous la montre! Nos yeux cherchent
avec un inquiet désir ces sphères sereines oii siège ce principe sacré
dans sa perpétuité inviolable. Hélas! que voyons-nous à la place? Il
nous agréerait peu d'étaler aux regards la robe de César percée de
coups, traînée par la main irrévérencieuse des révolutions dans la
boue, tache qui use la pourpre plus que le sang des assassinats ou des
échafauds; mais dépend-il de nous, hommes des générations nouvelles,
d'avoir vu coup sur coup, sans doute pour tenter notre foi naïve, les
pouvoirs s'écroulant après s'être mutuellement décriés, anathéma-
tisés, déclarés rétrogrades, anarchiques, ridicules, et proclamés seuls
éternels; pouvoirs de tous genres, de toute origine, de droit divin, de
droit naturel, d'origines étrangère, française, héréditaire, élective,
aristocratique, bourgeoise, prolétaire? Défenseurs exclusifs, apologistes
intempérans d'un principe qui a des droits peut-être, mais peu de
chances à la vénération religieuse qu'il obtint jadis, daignez tourner
vos regards vers la terre d'exil, et comptez-y les pouvoirs tombés d'hier,
depuis les royales infortunes jusqu'aux tribuns déchus, dictateurs im-
provisés qui vécurent un jour! Dites si le temps est favorable au paga-
PHILOSOPHES ET PCBLICISTES CONTEMPORAINS. 4-3
nisme politique, auquel vous croyez pouvoir convier les superstitions
populaires?
Abandonnez-vous une thèse chimérique? dites-vous, que, dans les
temps modernes, le respect pour le principe d'autorité ne peut naître
que de la pensée de l'ordre, de la conviction que la société doit res-
pecter dans le pouvoir sa force, son œuvre, son image? dites-vous que
. la raison humaine doit s'y soumettre comme à un garant librement
reconnu? Songez-y : adopter un tel système, dépourvu de tout mysti-
cisme , de toute idolâtrie, ce n'est pas moins qu'adopter le travail de
trois siècles de philosophie, et retomber, comme on dit de nos jours,
en plein rationalisme. Les ennemis de la philosophie ont beau faire.
Entre eux et le principe particulier qu'ils invoquent, intérêts, religion,
autorité, instinct conservateur, ils retrouvent toujours en tiers la rai-
son moderne, l'ombre obstinée de la philosophie.
La raison humaine, voilà donc encore, dira-t-on, la puissance que vous
invoquez après tant de chutes, après tant d'anathèmes de la part d'une
époque désabusée! Oui, telle est notre audace. Où les évocations restent
stériles, nous recourons aux idées; où les formules sont vaines, nous
nous adressons aux sentimens; où les traditions font défaut, nous fai-
sons appel aux convictions, et ces convictions, nous les demandons à
la raison cultivée régulièrement et s'élevant en chaque chose aux
principes, c'est-à-dire à la philosophie; c'est sur elle que nous osons
compter pour donner une lumière à l'instinct, une base démontrée
aux intérêts, un complément à la religion même, une consécration de
plus à l'autorité. Mais j'entends : on accepte la raison sous la forme
du bon sens et sous celle de la science; on la récuse comme philo-
sophie. On imagine entre les deux premières formes et la dernière
une différence radicale, que dis-je? un complet antagonisme. On con-
teste cette solidarité du bon sens d'un peuple, de sa science et de sa
philosophie. C'est cette solidarité que nous revendiquons. Expression
d'un même fonds, traduction d'un même principe, nous soutenons que
ces trois émanations de l'esprit humain s'altèrent ou s'épurent, s'élè-
vent ou s'abaissent ensemble. Un seul exemple suffit pour établir une
vérité que nos pères n'eussent pas contestée.
Descartes paraît, et une nouvelle philosophie est fondée, pleine de
sève, pleine de grandeur. Son influence rapidement se communique
aux sciences; elles s'y rattachent comme à leur racine, elles en reçoi-
vent comme par enchantement une admirable fécondité. Peu à peu,
grâce à ce commerce où se rencontrent les esprits les plus divers,
M""= de Sévigné et Rohauld, Arnault et La Fontaine, Nicole et le car-
dinal de Retz, voyez comme monte et s'affermit le niveau du bon
sens général! il revêt un caractère de rectitude, d'élévation, de vi-
rilité, inconnu jusque-là, inconnu depuis. La scène change. Ce n'est
44 REVUE DES DEUX MONDES.
plus le xvn" siècle, c'est le xviii*. Ce n'est plus la grande école de
Descartes qui règne en philosophie, c'est Condillac. Engagée sur les
traces de Bacon et de Locke, la philosophie recommande sans cesse
la méthode d'observation. Les précepteurs, les moralistes du siècle,
ce ne sont plus Nicole et Labruyère; c'est l'auteur des contes philo-
sophiques, c'est l'auteur du livre de l'Esprit. Quels effets vont naître
de cette révolution? Au contact de la philosophie expérimentale, les
sciences naturelles, la chimie, sont renouvelées ou créées. En enten-
dant la philosophie prêcher, tantôt avec une haute raison, tantôt avec
une déplorable licence , ici l'examen qui confond le mensonge , là le
relâchement et le scepticisme, voyez aussicomme la raison du pays se
modifie! Le bon sens s'avive, il descend dans les masses; mais, en s'uni-
versalisant, il s'abaisse; de réglé et de solide, d'élevé et d'affirmatif
qu'il était naguère, il devient hardi, brillant, étendu, fm, mais railleur
et négatif. Qui a produit ce changement prodigieux? Tout le monde le
reconnaît, c'est la philosophie du xvin* siècle. N'y aurait-il donc pas
un peu de légèreté et d'oubli à négliger, à dédaigner cette puissance
qui modifie et entraîne toutes les autres? Le bon sens moderne, en
la niant, ne se montrerait-il pas tout ensemble bien ingrat et bien in-
complet?
Le rôle de la philosophie serait-il donc terminé en face de ces temps
de troubles? Nous ne le croyons pas, et tant s'en faut! On entend dire
comme chose désormais acquise que la philosophie est un anachro-
nisme, qu'elle n'a été que l'exercice fortifiant peut-être, mais vide par
lui-même, de la jeunesse des peuples essayant en tous sens des forces
qu'ils préparaient pour de plus sérieuses , pour de plus utiles applica-
tions, et qu'elle a perdu tout intérêt en présence des réalités du pré-
sent. Mais ces réalités , que sont-elles donc, si ce n'est la philosophie
passée dans les pensées et dans les actes, dans l'opinion et dans les in-
stitutions ? Toutes les fois que nous remuons ces grands mots de droit,
de liberté, de devoir, de justice, d'égalité, de progrès, que faisons-nous,
sinon remuer le fonds essentiel de la philosophie? Que nous en soyons
fiers ou humiliés, peu importe : elle nous presse de ses résultats; elle
nous a dotés des deux ou trois grandes vérités politiques et législatives
déposées dans notre état social; en bien, et, je l'avoue aussi, souvent
en mal, elle est partout présente.
Puis donc qu'il y a une bonne et une mauvaise philosophie, comme
une religion éclairée ou superstitieuse, comme une politique sage ou
folle, comme une science vraie ou trompeuse, il semble raisonnable
de rechercher quelle est la vraie philosophie sociale et politique; car
qui réfutera, si ce n'est elle, de tristes systèmes? Qui chassera l'erreur
des esprits ou l'empêchera d'y pénétrer? Non que nous comptions,
sans doute, sur son efficacité contre des sectaires endurcis, contre les
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPOÎIAINS. 43
hommes de Yiolence et de sophisme qui jettent une doctrine comme un
manteau sur leurs mauvaises passions; mais n'y a-t-il pas en dehors
de ces cadres de la révolte une jeunesse nombreuse, sincère, se jetant
sur la première nourriture qui se présente, appartenant au premier
docteur qui s'offre à elle paré de quelques généreuses apparences? C'est
elle que nous ne devons pas perdre de vue. S'il est vrai que le pen-
chant qui l'entraîne à l'examen et à la critique soit merveilleusement
servi par tout ce qui l'entoure; si la révélation, qui, d'ailleurs, ne pa-
raît pas la toucher toujours, n'est pas chargée de répondre à toutes
les questions étrangères à l'ordre religieux; si les intérêts tout seuls
revêtent aisément, aux yeux de jeunes âmes enthousiastes, un carac-
tère subalterne, à quelle puissance lui restera-t-il de s'adresser? Je ne
connais pour la jeunesse que deux moyens de s'éclairer : les sciences
historiques et économiques, s'il s'agit de faits; la philosophie, s'il s'agit
de principes. On lui dit qu'elle se trompe, qu'elle ne trouvera que
ténèbres où elle cherche la lumière. Et de quel droit? Le xvni* siècle,
en examinant les fondemens de l'esprit, les bases de la société, s'est
souvent arrêté au doute; le xix% à ses débuts, a trop souvent creusé
jusqu'à l'utopie : qui vous dit qu'en sondant plus avant, il ne peut
rencontrer, il n'a pas rencontré déjà les bases solides de l'ordre ra-
tionnel et de la vérité morale? Un peu d'examen éloigne des vrais
principes, un examen approfondi y ramène. Si ce mot a pu s'appliquer
à la religion, ne peut-il s'appliquer à la société? Celle-là seule est-elle
une œuvre divine? Celle-ci ne serait-elle qu'une œuvre du hasard?
On donnerait par un tel aveu de terribles armes à ses adversaires !
Non, la pente de l'examen ne se remonte pas. Des fils d'un âge de
critique, on ne fera jamais des enfans respectueux; il faut en prendre
son parti. Opposons donc une réflexion plus complète, plus mûre et
dès-lors plus judicieuse à une superficielle réflexion. C'est le triomphe
du scepticisme de parler de religion sans croire, et d'autorité sans un
respect qui ne soit pas de pure politique. Ce n'est qu'à coups de vérité,
non par des fictions, même réparées à grands frais d'érudition et d'es-
prit, que l'on tuera l'erreur. Il n'y a que la bonne philosophie, après
tout, qui soit en état d'avoir raison de la mauvaise.
Deux doctrines sont en présence, hostiles, irréconciliables.
L'une est la philosophie morale, désignée le plus souvent sous le
nom plus populaire peut-être que scientifique de spiritualisme. Elle a
pour principe, comme son nom l'indique, la supériorité de l'esprit sur
le corps. A l'esprit , dont elle arbore pour ainsi dire la bannière, ap-
partient comme attribut principal l'activité libre et responsable. Celte
liberté veut être exercée. Le mot de la vie est épreuve et non bon-
heur. Ce n'est pas que cette doctrine adopte et prétende renouveler
au xix« siècle l'ascétisme du moyen-âge et de quelques sectes aptiques*
46 REVUE DES DEUX aïONDES.
Loin de répudier, elle honore, elle prend, pour ainsi parler, à son compte
tes modernes tentatives qui ont pour objet de développer et d'embellir
la vie physique, surtout de l'assurer au plus grand nombre. Son prin-
cipal but, en cela comme en tout, c'est de dégager l'esprit des entraves
qui l'embarrassent et l'oppriment, des obstacles qui s'opposent à sa
prise de possession universelle. Par son indomptable liberté et son in-
vincible instinct de progrès, l'esprit, à ses yeux, est le grand réforma-
teur; mais, par ses lois permanentes et par l'ordre régulier et logique
de ses développemens, il est aussi conservateur par excellence. Il fonde
la société, constitue l'état, consacre et maintient toutes les légitimités
jusqu'à ce que, tombées au-dessous de leur mission et de son idéal,
c'est-à-dire devenues illégitimes, il les renouvelle. Si les formes sont
variables, le fond est stable. L'édifice change, les bases restent. Ces
fondemens immuables sont le devoir et le droit étroitement unis, le
libre arbitre et la justice, et, avec la justice, le sacrifice et le dévoue-
ment. On le voit, une telle philosophie respecte l'homme. Ce respect,
son principal dogme , elle l'érigé en règle obligatoire devant la con-
science individuelle, elle le traduit en lois positives dans les codes. On
peut dire qu'au double point de vue spéculatif et politique, elle a ac-
compli sa tâche, quand elle est parvenue à formuler ces principes de
respect mutuel avec clarté et profondeur, et à les faire passer avec
toutes leurs applications dans les mœurs des nations, dans les lois des
états, dans la conduite des gouvernemens.
La philosophie opposée diffère radicalement dès le point de départ.
Elle a pour principe l'égalité de l'esprit et de la chair. Avec elle, il ne
s'agit plus de l'idée d'épreuve. Le bonheur, voilà le mot par lequel elle
attire les masses. Le bonheur consiste dans la satisfaction intégrale de
toutes les passions, sacrées au même titre, et contre lesquelles la lutte
est, non pas une obligation, mais une ineptie et un crime. Le bonheur
absolu est possible. L'homme a reçu les moyens d'y parvenir, et il y par-
viendrait aisément sans les tyrannies de tout genre, morale, religieuse,
industrielle, qui l'oppriment depuis des siècles. Le passé est l'enfer; le
ciel, c'est l'avenir. Pour l'étabhr ici-bas, il ne s'agit que de modifier le
milieu dans lequel l'individu se développe. Liberté morale de faire le
bien et de résister au mal, chknère! Lutte contre soi-même au nom
du devoir, abrutissement systématique! Responsabilité devant Dieu,
devant soi-même et les autres hommes, imagination folle et mauvaise,
fantôme incommode qu'il faut chasser à tout prix de son intelligence
et de son cœur ! L'individu n'est ni bon ni méchant. Le pauvre arbuste
battu des vents reçoit tout du sol où il croît, de la rosée qui le baigne,
du soleil qui l'échauffé. Dans cette doctrine, tout s'enchaîne. Le dieu-
nature, voilà sa religion; l'esprit et la matière, deux termes égaux ou
identiques dans l'homme comme dans le premier être, voilà sa théorie
PHILOSOPHES ET PUBL1CI8TES CONTEMPORAINS. 47
psychologique; le droit absolu de chacun sur toutes choses, c'est-à-
dire la satisfaction illimitée des besoins, voilà sa morale; enfin l'état,
maître absolu, grand distributeur des salaires qu'il- proportionne à ces
mêmes besoins sans nul égard à l'effort, au mérite, ou, par une con-
séquence contraire , la démagogie la plus extrême et l'individualisme
le plus anarchique, voilà sa politique. Cette philosophie peut s'appeler
la philosophie des appétits, la philosophie de la chair. C'est le pan-
théisme de la matière avec tout son cortège de conséquences, l'art
de jouir porté jusqu'à un illuminisme qui se donne les airs d'une reli-
gion, l'égoïsme arrivant à l'extase et s'emportant jusqu'à sa propre apo-
théose.
Que fait la société en présence d'un combat dont elle sait qu'elle
doit être le prix? Toutes les fois que les conséquences de cette dernière
philosophie sont clairement, brutalement énoncées, elle s'en indigne:
toutes les fois qu'elles menacent de s'imposer par la violence, elle se
porte à la défense des points menacés; mais quand la lutte ee borne
aux principes, ou seulement quand les conséquences se présentent un
peu adoucies, elle paraît indécise, partagée, sinon indifférente. Que le
spiritualisme ait tort ou raison, on dirait que cela ne la regarde pas.
Il ne lui déplaît pas même d'aller butiner dans les doctrines contraires.
On la voit emprunter aux deux systèmes ennemis, tantôt au hasard,
tantôt par goût et par choix, des motifs de penser et d'agir. L'incon-
séquence lui est douce, et l'idée du bonheur absolu sur la terre, de la
satisfaction égoïste, comme but de la vie, n'aurait rien , par exemple,
qui répugnât à sa croyance. Sa foi philosophique est de sorte à s'ar-
ranger volontiers du matérialisme pratique. Seulement ne vous avisez
pas d'être conséquent! Malheur aux raisonneurs déterminés qui récla-
ment immédiatement leur part de l'Eldorado prorais, et vont s'embus-
quer derrière les barricades! Alors on la verra, ne prenant conseil
que.de la nécessité et du péril, se lever en masse, et, s'armant de bon
sens et de courage, battre pour ainsi dire dans leurs derniers résultats
ces principes qui, en eux-mêmes, ne lui faisaient pas, sous une plus
douce apparence, tant s'en faut, une égale horreur.
Suffit-il de se réveiller ainsi sur la sommation du péril , et n'y a-t-il
pas lieu de craindre que la logique ne finisse par tout emporter? Il y
aurait à le croire une dangereuse illusion, et nous pensons qu'il est
temps d'agir avec non moins de virilité dans la sphère des idées que
dans celle des événemens. Tant que notre esprit vivra au jour le jour,
il en sera de nos intérêts comme de notre esprit. Divines ou humaines,
révélées ou philosophiques, il faut à la société des croyances où elle
s'établisse avec plus de fermeté et de fixité qu'elle ne le peut faire
dans ce mélange confus d'idées mal assises, véritable va-et-vient d'opi-
nions où elle se bercerait plus ou moins long-temps jusqu'à une ca-
48 REVUE DES DEUX MONDES.
tastrophe finale dans une sorte d'immobilité qui ne serait pas le re-
pos, et d'agitation qui ne serait pas l'activité véritable. Choisir et
bien choisir, ou périr, telle est son alternative. Qu'elle choisisse donc,
et pour cela qu'elle ne craigne pas de traduire à sa barre et de sonder
les doctrines, non dans ce qu'elles ont de raffiné et de savant , œuvre
dont la foule se soucie peu, mais au point de vue de leurs principes
sociaux et de leurs conséquences générales; qu'elle les adopte ou qu'elle
les rejette enfin décidément, suivant qu'elle les aura reconnues con-
formes ou contraires à ses vrais besoins, à ses lois, à la conscience et
à la raison plus sérieusement consultées.
Comment omettre le spiritualisme dans une telle revue des philo-
sophies? A travers les variétés, les écoles nombreuses qu'il compte
dans son sein, il a un fonds inmiuable, qui survit aisément reconnais-
sable; mais où le rencontrer sous sa forme la plus générale, la plus
pure, et non pas tellement engagée dans les vues particulières et per^
sonnelles qu'il ne soit facile de l'en pouvoir détacher? Quand le ma-
térialisme et le scepticisme, commençant à se répandre, sapaient déjà
toute croyance , le spiritualisme en Angleterre s'appelait Clarke, en
Allemagne il s'appelait Leibnitz. On ne sera contredit par personne,
amis et ennemis , en disant que la plus illustre personnification en
France des doctrines spiritualistes est, à l'heure qu'il est, M. Victor
Cousin.
M. Cousin est l'auteur de l'éclectisme, de cette doctrine ou plutôt de
cette méthode qui a fait retentir autour de son nom un si bruyant
concert de sympathies et d'outrages; mais l'éclectisme n'est qu'un nom
d'école. Il est le créateur d'un système brillant, hardi, controversé; en
le signalant, nous n'oublierons pas que nous cherchons un terrain au-
tant que possible aisément accessible et commun aux esprits. Ce que
nous voudrions étudier avec un intérêt plus approprié aux circon-
stances, c'est le chef du grand mouvement qui a renouvelé chez nous
ia direction de la philosophie, c'est l'esprit qui, sans exception peut-
être, et cela par lu nature" même de sa méthode, a entretenu le com-
merce le plus régulier et le plus intime avec les héros du spiritualisme
antique et moderne, c'est l'écrivain qui a tracé le tableau le plus dé-
taillé et le plus vaste de cette doctrine, non-seulement dans ses dogmes
(^evés et généraux , mais dans ses conséquences de toutes sortes, et
singulièrement dans celles qui ont rapport à la société. C'est par ce côté
plus particulièrement politique et moral, que ses écrits ont droit à
l'attention de ceux qui ne se piquent pas de cultiver la philosophie,
c'est-à-dire de l'immense majorité, même parmi les savans et les habiles.
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 49
I.
Descartes, en proclamant le libre examen devant une société régu-
lière à la surface, ne savait pas lui-même toute l'étendue de la révo-
lution qu'il accomplissait. 11 n'avait pas prévu, il n'eût pas osé dire
que le libre examen , dont il réservait si expressément l'emploi à la
science abstraite, allait en un siècle user les croyances, les idées, les
mœurs, les institutions qu'il voyait régner autour de lui , dissoudre à
la fois le passé et préparer les fondemens de l'avenir. Le xviii* siècle
fut plus résolu, trop résolu même. Cette grande maxime cartésienne,
ne rien admettre que sur la foi de l'évidence, il l'appliqua en tout sens,
et fit tant qu'impuissante à soutenir le regard de la raison émancipée,
rancienne société s'écroula. La philosophie, pour la part principale
qu'elle y avait prise, dut paraître alors éminemment, on le conçoit, une
puissance destructive. Cela était d'autant plus inévitable, qu'aux plus
légitimes critiques elle mêlait de folles passions et de coupables injus-
tices. Il ne faut pas oublier, quand on juge la philosophie du xviii^ siè-
cle, qu'elle fut une réaction contre le moyen-âge; elle en prit en tout le
contre-pied. Comme les aspirations les plus légitimes de l'humanité
vers un état meilleur avaient été long-temps refoulées, et avaient beau-
coup souffert tant en elles-mêmes que dans leurs représentans, les phi-
losophes, par représailles, ne lui parlèrent plus que de droit, de liberté,
de félicité, et les législateurs firent comme les philosophes. Surpris de
l'immensité des ruines qu'il avait pu faire, l'esprit humain s'imagina
qu'il lui serait facile de reconstruire le monde radicalement, suivant
l'idéal qu'il se formait : entreprise légitime, si cet idéal eût été complet;
mais il s'en fallait qu'il le fût. Il y manquait l'idée du devoir, qui est la
fjase de l'édifice, l'idée religieuse, qui en est le ciment. De là, dans
l'ordre moral, les erreurs du xviii® siècle, les folies et les crimes de la
révolution, les lacunes et les délires de l'état présent.
Compléter l'idéal de la philosophie du xviii* siècle, le rectifier, c'est
ainsi que se présentait la tâche de la piiilosophie du xix". La philoso-
phie du xviii* siècle, c'est la liberté sans la règle, le droit sans le devoir,
l'homme sans Dieu; celle de notre temps, ce doit être la liberté plus la
règle, le droit plus le devoir, l'homme plus Dieu. En face des philoso-
phes du droit divin qui supprimaient, ou peu s'en faut, la première série
de ces termes, et des continuateurs du xviii^ siècle qui la maintenaient
seule, ce fut l'honneur de M. Cousin de concevoir promptement le sen-
timent de la mission élevée et conciliatrice de la philosophie nouvelle.
Le rôle de cette puissance, dans l'idée qu'il s'en formait, devait être à
la fois conservateur et libéral; il lui parut qu'elle était en mesure de
tirer de son propre sein ces règles et ces lois supérieures à l'individu*^
4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le cercle desquelles doit se mouvoir l'activité humaine, sous peine
d'aller d'erreur en erreur. D'une puissance qui avait été le plus actif
des dissolvans, il comprit qu'il était possible de faire, en y ajoutant le
caractère moral qui lui manquait, une force sociale de plus. C'était en
quelque sorte consacrer par la philosophie la révolution , en épurant
et en complétant ses bases rationnelles. Ruiner dans l'enseignement
public la triste métaphysique que nous avait léguée le dernier siècle;
établir contre le scepticisme qu'il existe, de par la seule raison régu-
lièrement consultée , une philosophie éternelle et progressive tout en-
semble, exprimée plus ou moins fidèlement dans les systèmes passés,
une philosophie qui contient tous les principes essentiels, et, sur leur
fondement inattaquable, élève une métaphysique, une morale, une
religion naturelle, une théorie de la société, certaines et dignes de res-
pect; défendre, au nom d'une même doctrine, la liberté politique et
l'ordre social ; appuyer pour la première fois la noble cause de 89 sur
le spiritualisme; distinguer profondément cette cause des conséquences
fausses et coupables que le saint-simonisme commençait dès-lors à en
tirer : voilà les principaux traits de son entreprise.
Veut-on savoir l'idée que M. Cousin, à peine âgé de vingt-trois ans,
se faisait de la mission de la philosophie dans la société renouvelée,
qu'on lise les paroles par lesquelles il termine sa première leçon à cette
date mémorable de 1815 : « Je le sais, il ne m'appartient pas de parler
avec empire; mais cependant mon ame m'échappe malgré moi, et je
ne puis consentir à garder les bienséances que m'impose ma faiblesse
au point d'oublier que je suis Français. C'est à ceux d'entre vous dont
l'âge se rapproche du mien que j'ose m'adresser en ce moment, à vous
qui formerez la génération qui s'avance, à vous, l'unique soutien, la
dernière espérance de notre cher et malheureux pays! Messieurs, vous
aimez ardemment la patrie: si vous voulez la sauver, embrassez nos
belles doctrines. Assez long-temps nous avons poursuivi la liberté à
travers les voies de la servitude. Nous voulions être libres avec la mo-
rale des esclaves. Non , la statue de la liberté n'a point l'intérêt pour
base, et ce n'est pas à la philosophie de la sensation et à ses petites
maximes qu'il appartient de faire les grands peuples. Soutenons la
liberté française, encore mal assurée et chancelante au milieu des tom-
beaux et des débris qui nous environnent, par une morale qui raffer-
misse à jamais. » Ce n'est pas là une déclamation; par ces paroles,
M. Cousin donnait dès le début un sens non équivoque à sa pensée
philosophique : les développemens ultérieurs n'en sont que la confir-
mation; mais ce spiritualisme lui-même était alors à créer, à organiser.
C'est à cette œuvre que nous allons assister.
Héritiers épurés de Jean-Jacques, déjà Bernardin de Saint-Pierre,
M"" de Staël et Chateaubriand avaient jeté le spiritualisme au milieu
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 51
du siècle comme un sentiment et comme une généreuse espérance. Le
spiritualisme avait eu sous leur plume toute la spontanéité et tout
l'éclat, mais aussi le caractère inévitablement indécis de l'imagination
et de l'instinct. Le siècle était touché plus que convaincu; la raison et le
cœur restaient aux prises; il ne pouvait appartenir qu'à la science de
les réconcilier.
Voici où en était, à la fin de l'empire, la philosophie dans cette lente
transformation que M. Cousin devait consommer avec éclat. M. Maine
de Biran avait retrouvé et décrit avec une force, une originalité non
surpassées depuis, la volonté libre de l'homme, une et identique sous
le flot mobile des sensations, commençant par là à tirer la philosophie
des voies du fatalisme si clairement écrit dans la plupart des systèmes
en vogue. Appuyé sur une analyse moins profonde, mais plus claire
dans la forme, M. Laromiguière, en restituant dans la science le prin-
cipe d'activité, avait aussi contribué à montrer dans l'ame autre chose
que ce je ne sais quoi de passif et de purement réceptif, semblable au
hquide qui prend la forme de tous les vases. S'aidant enfin de l'analyse
des Écossais, M. Royer-CoUard avait indiqué fortement dans l'esprit la
présence et le rôle de principes intellectuels et de principes actifs dif-
férens de la sensation, dont ils règlent l'exercice, et à laquelle ils ne
doivent pas leur origine. C'étaient là assurément des résultats considé-
rables , mais partiels , presque épars , et qui ne pouvaient prendre une
signification un peu nette et frappante qu'à la condition de former un
corps de doctrine et d'abord d'être eux-mêmes éclaircis, complétés dans
une forte mesure. Or, à la date de 1815, on n'entrevoit en aucune façon
les premiers linéamens de cette organisation; ces travaux mêmes ne
dépassaient guère l'enceinte de l'école, et n'y avaient éveillé qu'un
faible écho destiné peut-être à y mourir.
L'École normale s'était ouverte en 4810. Création de l'empire, elle
ne tarda pas à réagir contre l'esprit impérialiste. C'était une pépinière
d'idéologues que Napoléon avait semée là sans le savoir; le régime du
droit divin restauré devait éprouver un jour l'opposition redoutable de
cette petite armée, en qui frémissait l'esprit libéral des classes éclairées.
M. Victor Cousin (né le 28 novembre 1 792) était entré à l'école à l'âge de
dix-huit ans. L'enseignement religieux, c'est-à-dire suriout les conseils
et l'exemple d'une mère simple et pieuse, telle était alors à peu près
toute sa philosophie. L'auteur des Fragmens philosophiques nous a ra-
conté la profonde émotion dont il fut saisi la première fois qu'il entendit
M. Laromiguière. Ce jour décida de toute sa vie. Sous le charme des
leçons de l'aimable maître, le jeune adepte lutta quelque temps contre
l'enseignement de la philosophie écossaise : mais enfin il fallut céder
devant l'autorité d'un maître plus imposant. L'enseignement de
M. ftoyer-Collard reste, à vrai dire, la borne solide d'où il prit l'essor.
52 REVUE DES DEUX MONDES.
En dépit de l'opposition toute biemeillante du directeur de l'école,
M. Guéroult, le traducteur de Pline, qui Jaloux de le garder aux lettres,
l'avait nommé, étant encore sur les bancs, répétiteur et bientôt maître
de conférences de littérature à l'école, M. Cousin devait traverser seu-
lement ce genre d'enseignement, oii il laissait dans le souvenir une
trace brillante. En 1815, pendant les cent jours, il professa la philoso-
phie au lycée Bonaparte, et, vers la fin de la même année, M. Royer-
Collard, placé à la tête de l'Université, l'appela à le suppléer à la Fa-
culté des Lettres dans la chaire d'histoire de la philosophie moderne
que le jeune professeur occupera sans interruption jusqu'en 1820. En
même temps les conférences philosophiques remplaçaient définitive-
ment les conférences littéraires. C'est sur ce double théâtre de l'École
normale et de la Faculté des Lettres , celui-ci public et déjà retentis-
sant, celui-là plus intime et plus familier, où l'ame du professeur pou-
vait plus librement et plus efficacement influer et se répandre, que
commença véritablement la réforme philosophique.
Pour mener à bien cette difficile entreprise de réconcilier avec l'es-
prit de la révolution le spiritualisme, qui, se reprenant aux vieilles
formes, faisait cause commune avec tous les genres de réaction; pour
accomplir cette tâche ardue de donner à l'esprit de 89 , qui , par ses
mauvaises alliances, perdait sa propre cause, la force et l'appui de lu
foi spiritualiste dont le besoin tourmentait les générations nouvelles, il
fallait plus que de l'éloquence et de généreux mouvemens : il fallait
des procédés sûrs, une méthode scientifique. Sans doute, on ne pou-
vait se flatter, par de tels moyens, d'arriver directement jusqu'à la
multitude; mais on se promettait d'agir sur les esprits les plus distin-
gués de la nation, qui transmettraient l'influence salutaire par les voies
plus populaires de la politique et des lettres, suivant le procédé ordi-
naire à l'esprit humain à toutes les époques. Ce fut là le rôle trop mé-
connu, la mission bienfaisante, et en partie l'originalité de M. Cousin.
Tel est fort nettement accusé le caractère des leçons de 4815 à 1820
et des Fragmens qui s'y rapportent. La réhabilitation du spiritualisme
au nom de la science dans la philosophie, dans l'histoire de la philo-
sophie, dans la société émancipée, y est poursuivie par l'analyse et la
dialectique. Voilà ce qui dénote en lui un penseur à part en même
temps qu'un écrivain plein d'élévation. Nulle recherche d'allusions
d'ailleurs, quelle que pût être alors la tentation, nul esprit d'opposition
proprement dite; l'énergie des convictions est partout tempérée par
cette bienveillance qui naît de l'étendue de la pensée. Sa vivacité contre
les doctrines de M. Destutt de Tracy, de Volney et de presque tous les
savans contemporains, contre M. de Donald et la politique qui sort de
sa philosophie, se tient dans ces hautes régions où la discussion semble
demeurer presque étrangère aux événemens d'alentour à force de leur
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 53
itrc supérieure. Ce n'est pas qu'à ces premiers débuts, et notamment
usqu'en 1817, le philosophe, j'entends par là surtout le métaphysicien
ît le psychologue, fût déjà chez lui entièrement formé. Le ferTent
idepte étalait les trésors d'une science de fraîche date avec la pléni-
ude un peu surabondante qui dénote les convictions jeunes et les
dées récemment acquises. Ce qu'il venait d'apprendre, tout ravi il
'enseignait, et chaque découverte, dans ce merveilleux pays de l'in-
connu, avait pour lui, presque autant que pour ses auditeurs, l'attrait
)iquant, j'allais dire le charme enivrant d'une surprise renouvelée
chaque jour. Ce fut au reste un lien sympathique de plus entre le maître
)t ses jeunes disciples que ce premier enchantement de la science qui
eur était commun, et M. Jouffroy, dans un testament philosophique
lont le fanatisme révolutionnaire n'a pas manqué d'exploiter les pa-
roles en les tournant et contre lui-même et contre M. Cousin, a pu dire
lu'un maître plus mûri eût été moins écouté, moins influent, eût
noins bien atteint son but en y visant d'une manière plus directe.
Hais, si le métaphysicien n'est pas encore accompli, on peut dire que la
)hilosophie et le haut libéralisme possèdent déjà dans l'orateur de
r^ingt-trois ans un admirable apôtre. Il n'est aucun livre dans notre
ittérature philosophique qui offre, selon nous, un caractère analogue
i ces cinq volumes ouvrant la série des cours de M. Cousin : c'est l'en-
housiasme d'une ardente jeunesse au service d'une raison qui s'est
ioumise aux laborieuses épreuves de la science, un stoïcisme qu'anime
;t assouplit un feu d'imagination partout répandu, une façon valeureuse
le regarder en face les problèmes, et, sans négliger, en affichant même,
m multipliant un peu trop les précautions et les démarches d'une sa-
ï^ante méthode, de monter, pour ainsi dire, à l'assaut des solutions,
mfin un sentiment exalté du beau et du bien dont l'expression pénètre
ît subjugue. Tout, dans ces volumes, moitié dogmatiques, moitié his-
«riques, est abondamment nourri de preuves, et le style, animé par
le désir de convaincre, y prend quelque chose de communicatif qui
:'end avec un rare bonheur toute cette science attrayante et aimable.
Dans les écrits postérieurs, M. Cousin sera plus concis, plus serré, quel-
quefois encore plus véhément, disons aussi, par suite, plus impérieux,
plus tranchant. Maître non plus seulement de ce qu'il pourra appeler
îon système, mais de sa renommée, d'une renommée qui aura sus-
cité jusqu'en Amérique des disciples et des contradicteurs, il maniera
sa pensée avec une autorité plus imposante, comme un homme qui
parle de plus haut pour être entendu de plus loin. Dans ces cinq pre-
mières années, il fortifie ses positions et s'applique à les rendre invin-
cibles. Aussi le spiritualisme est-il là , on peut le dire , presque au
complet, un spiritualisme savant sans doute, mais le plus souvent
54 REVUE DES DEUX MONDES.
simple et solide, marchant loin des sentiers d'exception dans la grande
et royale route de la tradition et du sens commun.
La tradition et le sens commun! C'est pour n'avoir pas tenu un
compte suffisant de ces deux grandes règles que la pensée du xviu« siècle
aA ait fini par se rétrécir et faire fausse route. Jalouse, à ce qu'il semble,
de dater d'elle seule toutes les vérités comme tous les progrès, elle s'é-
tait séparée avec éclat de la philosophie de l'âge précédent, elle avait
fait gloire d'ignorer et de mépriser les systèmes de l'antiquité et du
moyen-âge; à l'anathème ironique qu'elle jetait contre la métaphy-
sique, elle avait allié un dédain non moins fier des croyances popu-
laires, se composant ainsi une sagesse à son usage qui n'avait ni les
hautes visées du génie philosophique, ni la certitude résolue de la pru-
dence vulgaire. Éclairer et compléter la philosophie par l'étude im-
partiale et approfondie de son passé, régler les écarts du sens indivi-
duel en élevant le sens commun à la hauteur d'une méthode, et, par
là, réconcilier la métaphysique avec l'opinion, telle est la double pen-
sée sur laquelle M. Cousin appelle dès ses débuts avec une insistance
croissante l'attention de ses contemporains.
On sait le nom qu'a reçu la tradition philosophique employée comme
méthode dans la recherche de la vérité. Ce nom, c'est l'éclectisme.
Que dire de l'éclectisme, qui n'ait été dit et redit cent fois depuis trente
ans? Suivant nous, le rôle de l'éclectisme a été utile, nécessaire, op-
portun; nous sera-t-il permis d'ajouter qu'il ne l'est plus? Ce sera l'hon-
neur durable de M. Cousin d'avoir arraché la philosophie française à
bout d'inventions au culte exclusif d'elle-même, pour mettre sous sa
portée une partie des richesses de la pensée humaine, se développant
à travers la diversité des civilisations et des époques. L'éclectisme^
comme méthode, c'est l'érudition large, bienveillante, ne dédaignant
aucun monument , aucun fait; c'est , appliquée aux choses de l'esprit,
cette tolérance éclairée et supérieure plus enseignée que pratiquée par
le siècle précédent. En ce sens, l'éclectisme ne mérite que des éloges.
Un écueil toutefois était dès-lors facile à prévoir. L'éclectisme ne per-
drait-il pas de vue son but final et ses conclusions promises dans
cette œuvre de reconstruction? N'oublierait-il pas trop le présent pour
le passé, la philosophie pour son histoire? Cette crainte, je ne crois
pas, pour ma part, que l'éclectisme l'ait démentie. Qu'il ait réussi à
unir des faits psychologiques réputés à tort inconciliables; qu'il ait
complété la sensation de Condillac par l'idée de force, mieux aperçu
et mieux étudiée par Leibnitz; qu'il ait demandé à Platon d'utiles
renseignemens sur les idées, à Descartes une vue plus claire du prin-
cipe pensant, à Reid un plus grand respect pour les faits fondamental i
de la nature humaine et pour la foi naturelle, à l'Allemagne quelques
inspirations qui ne l'ont pas toujours bien servi, cela me parait incon-
I
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 55
able, et suffirait, je le répète, à justifier la valeur d'une entreprise,
ntenant, on peut croire sans impiété que l'éclectisme n'a pas écrit
:e grande charte un peu trop pompeusement annoncée. Grâce à
Cousin et à ses disciples, l'inventaire des philosophies du passé est
: il n'y manque plus qu'un fiut lux! En attendant l'accomplissement
cette œuvre, nous croyons qu'une tâche plus modeste, mais non
ins utile, s'offre à la conviction; c'est la lutte contre l'esprit d'er-
r au nom de la tradition spiritualiste. Durant les tristes jours de
lécadence de l'empire romain, les stoïciens n'opposèrent pas l'éru-
on, mais la morale, au débordement du matérialisme, et l'humâ-
î, malgré les excès de cette secte héroïque, mesurant sa reconnais-
ce aux intentions et aux services, ne s'est pas demandé si la secte
cienne n'était pas, après tout, inférieure par sa métaphysique et
le savoir à ces profonds philosophes d'Alexandrie, lesquels, assis
des débris, éclectisaient avec des ruines.
[. Cousin ne saurait du moins être accusé d'avoir failli à la défense
vérités sociales. N'est-ce rien, même au point de vue moral, que
:e réhabilitation de la croyance universelle en matière philosophi-
!, sous le nom de sens commun, méthode qui fut, avec l'éclectisme,
des premiers fruits de sa pensée? Quand l'auteur des leçons de 1815
820, avec plus de fermeté et de profondeur que Thomas Reid, assi-
lit à la philosophie pour point de départ et pour règle les grandes
ités religieuses et morales que le sens commun proclame ou recon-
t; quand il montrait dans la foi naïve partout identique du genre
nain, comme une église véritable enfermant dans son credo les
^mes essentiels dont la philosophie ne doit être que l'interprète plus
ifond, que faisait-il, je le demande, sinon proclamer, autant qu'il
it en lui, que la philosophie était décidée à entrer en réciprocité de
vices avec les croyances de l'humanité, qu'elle ne voulait pas faire
isme avec elles pour s'isoler dans l'impuissance de son orgueil,
elle abdiquait franchement, en un mot, et l'indépendance fron-
ise du scepticisme, et le dérèglement de l'esprit de secte, cette hé-
ie philosophique qui s'attache à des moitiés ou à des quarts de vé-
Js insolemment données pour la vérité tout entière? Croit-on par
jard que cette vue soit épuisée devant les égaremens ou devant l'in-
férence du temps présent? Pour nous, nous la trouvons d'une vérité
s frappante encore qu'il y a trente ans, quand M. Cousin la présen-
; entourée de toutes les lumières de sa raison et de toutes les forces
son talent oratoire. Il faut, disait-on alors et répète-t-on sans cesse
nos jours, il faut une autorité, une règle, une tradition, et la phi-
ophie n'en a pas. Nous souscrivons à cette exigence en niant la con-
ision qu'on prétend en tirer. Cette autorité, c'est la croyance du
ire humain. Si la philosophie aspire encore à la puissance, elle n'a
56 REVUE DES DEUX MONDES.
de salut plus que jamais qu'en s'y soumettant. Nous reconnaissons à
la philosophie un double devoir : se conformer d'abord à ce qu'il y a
d'universel et d'immortel dans la religion, dans la morale, en un mot
dans la foi de l'humanité, mais s'y conformer pour l'élever peu à i)eu
à son propre niveau. En admettant des vérités inspirées, et, à côté de
cette spontanéité où il voit une révélation permanente et directe de
Dieu, la faculté, le besoin et le droit inviolable de la réflexion, source
de tout progrès, M. Cousin a jeté les fondemens d'une philosophie qui,
sous la condition de demeurer fidèle à son programme, ne risque d'être
ni révolutionnaire ni rétrograde.
Le sens commun n'est qu'une règle, l'éclectisme n'est qu'un moyen..
Pour s'orienter dans l'histoire des philosophies, pour faire un choix, il
faut un critérium. L'érudition fournit des documens, non le principe
qui les assemble et les ordonne. L'éclectisme est le dossier, il n'est pas
la cause. Ce qui fournit le principe, ce qui instruit la cause, selon
M. Cousin, c'est la psychologie, c'est-à-dire l'observation de l'ame par
elle-même prise pour méthode supérieure.
Ici commence le grave dissentiment qui s'élève entre l'école psycho-
logique spiritualiste et les diverses écoles théocratiques d'une part et
socialistes de l'autre. L'école théocratique, par l'organe de l'auteur de
la Législation primitive, explique , par certaines traditions religieuses
substituées à l'observation psychologique et interprétées arbitraire-
ment, tout le développement intellectuel et moral de l'humanité; elle
considère l'esprit humain comme radicalement incapable d'arriver
sans la révélation à une moralité quelconque. C'est ce qu'on a appelé
le scepticisme théologique. La méthode psychologique le combat en
étudiant dans leur origine les idées de bien, de vrai, de morale, de re-
ligion naturelle.
D'un autre côté, les sectes sociales qui naissent sous la forme du
saint-simonisme s'établissent de plain-pied dans l'histoire de l'huma-
nité prise en masse : méthode commode qui , s'appuyant sur des don-
nées presque toujours fort obscures en elles-mêmes et obscurcies encore
par l'hypothèse, parvient aisément, à l'aide de l'esprit prophétique, le-
quel ne fait jamais défaut, à justifier la théorie à laquelle on s'est juré
de donner raison. Ce procédé d'analyse patiente recommandé par
M. Cousin, qui saisit et montre dans l'homme un être moral, intelli-
gent, mais borné dans son savoir, sensible, mais limité dans son bon-
heur par les conditions même de sa'nature, actif, mais dont la liberté,
fort différente de l'instinct, trouve dans la raison des règles obligatoire*
qui la gouvernent; ce procédé, sans lequel la raison ne saurait elle-
même s'élever jusqu'à la conception d'un Dieu, un et simple comme le
moi. ne pouvait convenir aux docteurs de l'athéisme et du panthéisme.
M. Pierre Leroux ne s'y est pas mépris. Fléti'issant avec une curieuse
/
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS, 57
prve de mauvaise humeur la méthode psychologique, il y préfère fran-
lement une sorte de divination appliquée à l'avenir et même au passé,
n embrassant cette méthode, mieux appropriée, selon lui , à la fai-
lesse humaine, M. Cousin s'y attacha-t-il dans l'exacte mesure où elle
3uise l'observation sans s'y confiner à tout jamais, où elle s'élève plus
aut sans tomber dans l'hypothèse? Écoutez M. Schelling et tout le
lœur des philosophes de l'Allemagne; ils vous diront qu'il s'y arrête
l'excès et (ju'il a trop sacrifié à la connaissance particulière et tech-
ique de l'homme, à la méthode d'observation, la philosophie de l'ab-
>lu et la connaissance ontologique. Écoutez M. Hamilton et les Écos-
lis, M. Jouffroy et ses élèves; ils vous répondront qu'il sacrifie beaucouj)
op à l'abstraction et au culte de l'absolu. Sans approuver la timidité
Lcessive de M. Jouffroy et d'Hamilton, il est permis de penser que
. Cousin a pu être taxé d'une hardiesse fort voisine de la témérité, dans
Ttaines thèses de métaphysique et de philosophie de l'histoire. Quant
1 reproche de pusillanimité, on a besoin, pour ne pas s'en étonner, de
voir de quelles gens il part. Les grands philosophes qui l'adressent
i chef de l'éclectisme ont , à vrai dire, de bonnes raisons pour être
îrs, puisqu'ils adorent Dieu dans l'esprit humain et l'esprit humain
us leur propre image.
Entrerons-nous plus avant dans ces détails, et, suivant pas à pas les
•ogres de la pensée de M. Cousin , montrerons-nous le professeur de
>17 prenant possession d'une métaphysique plus complète, peu à
;u dépassant l'horizon de Reid et de Steward, dont les indécisions et
timidité trop circonspecte lui semblaient avec raison liasarder les
lutions à force de les ajourner et préparer les voies à un scepticisme
)uveau sur les ruines du scepticisme de David Hume? Le ferons-
)us voir osant rouvrir la porte à ces brillans systèmes, quelques-uns
ront à ces songes dorés de la métaphysique dont M. Royer-CoUard
ait gardé si sévèrement la clé? Dirons-nous enfin qu'attribuant ce
tour périodique et désastreux du scepticisme à une solution vicieuse
i problême de l'origine des idées, à une définition fautive de cette fa-
dté que les philosophes appellent éminemment la raison, et à une
lumération incomplète, inexacte de ses élémens, il en présenta une
lalyse étendue et les réduisit aux deux cafeg'ones fondamentales delà
bstance et de la cause, dont il réhabilita, décrivit, développa le rôle?
)us craindrions que toute cette science, si pleine d'intérêt sous la
ume du grand écrivain, n'en eût beaucoup moins sous la nôtre. Nous
marquerons seulement que rétablir le caractère absolu de ces prin-
pes, les arracher à l'origine vulgaire de la sensation, les rattacher à
ieu sans en déposséder l'homme, ce n'était pas là, tant s'en faut, une
uvre indifférente contre l'athéisme en vigueur. L'exemple de la phi-
sophie du xyiii" siècle, aussi bien que toute la tradition philosophique,
58 REVUE DES DEUX MONDES.
ayait démontré surabondamment que la négation du principe de sub-
stance équivaut à ne laisser subsister dans le monde physique et moral
que des apparences sans réalité; l'oubli ou l'atténuation de l'idée psycho-
logique et rationnelle de cause avait conduit la métaphysique par des
voies plus ou moins promptes à l'absorption du fmi dans l'infini, du
relatif dans l'absolu, du monde en Dieu : Benoist Spinosa et son école
étaient là pour l'attester. Frayer sa route entre ces deux abîmes, re-
trouver pour ainsi dire appuyées l'une sur l'autre la causalité divine et
la liberté humaine, faire descendre dans les esprits un peu de cette
divine certitude qui se mêle aux ombres de l'humanité, voilà l'objet
que poursuivit le réformateur de l'école philosophique. En distinguant
l'unité et la variété, l'absolu et le relatif, le fini et l'infini, en montrant
qu'il était contradictoire que l'infini et l'unité naquissent de la multi-
plicité, de la pluralité, de la nature ou de la sensation; en établissant
l'antériorité et la supériorité de Dieu au monde, des idées aux choses,
du vrai , du bien , du beau aux réalités matérielles qui n'en sont que
les copies et les enveloppes, et dans le monde moral, du droit au fait
et des principes aux applications, M. Cousin put braver le matérialisme
et le scepticisme qui l'accompagne; mais il rencontrait dans l'ordre
scientifique un adversaire tout autrement redoutable. On sent que nous
voulons parler de Kant.
On a beaucoup parlé de l'influence de la philosophie allemande sur
M. Cousin. Cette influence est bien moindre, à mon avis, sur les ré-
sultats définitifs de ses recherches que ne le fut celle de Platon et de
Descartes. Platon, Descartes, Leibnitz, après la première influence écos-
saise, et toujours modifiés par elle, voilà ses grands maîtres. Je doute
fort qu'il fût arrivé à ses théories sur la philosophie de l'histoire sans
Hegel, et peut-être à cet égard pousserais-je la résignation jusqu'à
m'en consoler, s'il ne fallait y perdre en même temps des pages où l'art
ne trouve du moins qu'à louer Platon, et Malebranche lui étaient, en
métaphysique, des maîtres suffisans sans Schelling pour formuler sa
théorie de la raison. Quoi qu'il en soit, suivons ce moment intéres-
sant et si débattu de la carrière de M. Cousin.
Kant avait établi avec rigueur, décrit avec soin les principes régu-
lateurs de l'intelligence, et il les avait ébranlés. Ces principes, qui
expliquent tout si commodément , ne seraient-ils pas de simples condi-
tions de l'intelligence, de pures formes de l'entendement, le cadre de
nos perceptions, sans posséder d'ailleurs aucune existence indépendante
du sujet qui les conçoit, aucune objectivité? Telle est la question qu'il se
pose. Donnant un tour plus dogmatique au scepticisme de son maître,
Fichte contempla dans le moi pris pour centre et pour seul objet la na-
ture et Dieu que le moi créait, suivant son énergique et téméraire ex-
pression, en vertu de sa propre et merveilleuse activité. Mal à l'aise et
^^ PH
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 59
)mme étouffant dans cette prison du moi solitaire, celui qu'on a ap-
ilé le Rousseau de l'Allemagne, le brillant auteur de Woldemar, Jacobi,
3rça l'étroite enceinte; il s'échappa de cette sombre philosophie sur les
les d'un mysticisme de sentiment, séduisant sans doute, mais arbi-
aire. Plus grand philosophe et plus grand poète, Schelling lui-même
i put sortir de cette impasse qu'à l'aide d'une faculté mystérieuse mal
jfinie, percevant directement l'absolu , et par lui désignée sous le nom
intuition intellectuelle. Tel était l'état général de la philosophie en
Uemagne sous l'empire et au commencement de la restauration.
Afl'amé de savoir, avide d'expériences nouvelles, M. Cousin voulut
mnaître cette partie de l'Europe dont la philosophie se présentait
lus un aspect si original. Avec cette patience qui, chez lui surtout,
it lille de la passion, il se mit à déchiffrer la Critique de la raison pure,
dé de quelques notions d'allemand et de la barbare traduction latine
î Born; il s'ensevelit, suivant son expression pittoresque, pendant
îux années entières, dans les souterrains de la philosophie kantienne;
lis, quand il se fut assimilé le philosophe de Kœnigsberg, quand il
it rapidement exploré l'idéalisme de Fichte, il partit pourvoir l'Alle-
lagne elle-même, pour interroger sur son sol natal cette seconde école
lemande dont on faisait tant de bruit et dont on parlait à la fois avec
nt de mystère.
M. Cousin ne s'en tint ni à Kant, c'est-à-dire à la psychologie et au
epticisme, ni à Schelling, c'est-à-dire à une intuition qui avait à ses
3UX le tort irrémissible d'échapper à l'observation psychologique, ni
Hegel, c'est-à-dire « à des abstractions sans preuve arbitrairement
années pour le fondement de toute existence, pour le type de toute
îalité. » A l'intuition dont parlait Schelling sans s'expliquer assez net-
ment, il substitue, on le sait, la raison impersonnelle, faculté supé-
eure qui , contrairement aux conclusions de Fichte , atteint l'être
!el, et qui l'atteint en restant perceptible elle-même à la conscience :
Cette raison descend de Dieu et s'incline vers l'homme; elle apparaît
la conscience comme un hôte qui lui apporte des nouvelles d'un
londe inconnu dont il lui donne à la fois l'idée et le besoin. Si la rai-
»n était toute personnelle, elle serait de nulle valeur et sans aucune
itorité hors du sujet et du moi individuel. La raison est donc à la
ttre une révélation, une révélation nécessaire et universelle, qui n'a
lanqué à aucun homme et a éclairé tout homme à sa venue en ce
londe : Illuminât omnem hominem venientem in hune mundum. La
dson est le médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme, ce ^oyoç de
jfthagore et de Platon, ce verbe fait chair qui sert d'interprète à Dieu
de précepteur à l'homme, homme à la fois et Dieu tout ensemble.
B n'est pas sans doute le Dieu absolu dans sa majestueuse indivisibi-
té, mais sa manifestation en esprit et en vérité. »
60 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne saurait contester la noble élévation non plus que les difficultés
([ue présente éette brillante métaphysique. Constatons seulement que,
si certaines consciences timorées s'effrayaient de cette autorité divine
conférée à la raison, elles doivent s'en prendre également à plus d'un
ixjrsonnage fort honoré dans l'église. M. Cousin cite Fénelon s'écriant :
« La raison n'est-elle pas le Dieu que je cherche'? » D'ailleurs, pas de
milieu : ou l'on doit rejeter tout le spiritualisme comme faux, ou il faut
lui donner comme base une faculté supérieure aux misères de la per-
sonnalité , mfaillible dans une certaine sphère , reconnaissant partout
et toujours les mêmes vérités morales, les mêmes axiomes métaphysi-
ques et mathématiques. Diverses par les explications et les traductions
qu'elles donnent du principe rationnel, toutes les écoles métaphysiques
sont d'accord, de Platon à saint Augustin , de saint Augustin à saint
Anselme, de saint Anselme à Bossuet, pour l'élever au-dessus des at-
teintes du scepticisme en lui reconnaissant un caractère absolu.
Je fais la part des hypothèses. Je ne me porte pas le défenseur offi-
cieux de plusieurs propositions philosophiques contestables, dont le
résultat le plus net peut-être est de remuer fortement l'intelligence et
de mettre en lumière le génie de l'inventeur ou de l'interprète. A quoi
bon insister sur cette vérité vraiment fort extraordinaire et fort instruc-
tive, qu'un philosophe s'est souvent trompé? Quoi! M. Cousin n'a pas
découvert la vérité absolue! Quoi! il lui est arrivé, malgré les précau-
tions ordinaires d'une méthode excellente, de prendre quelquefois le
désir de la vérité pour la vérité même et l'ombre pour la proie? Oh !
Futile enseignement et la merveilleuse découverte! Je préfère m'atta-
cher, je l'avoue, à l'essentiel, et laisser là toute discussion qui pourrait
passer pour être purement de luxe. Où je réclame, dois-je le dire? c'est
quand j'entends accuser le philosophe qui a rétabli le spiritualisme en
France d'avoir corrompu sa métaphysique par un de ces principes
irrémédiables qui auraient pour inévitable effet d'altérer ou plutôt de
supprimer entièrement ces vérités morales, ces principes sociaux dont
sa doctrine est toute pénétrée, dont elle n'est au fond que la plus noble
et la plus énergique revendication. On accuse M. Cousin de panthéisme.
11 s'est formé, pour l'accabler sous cette terrible accusation, une croi-
sade bien sainte assurément, s'il faut en juger par le zèle et la persé-
vérance des croisés, au premier rang desquels monseigneur l'évêque
de Cliartres faisait briller tout récemment encore une valeur digne
d'être appuyée par la science et confirmée par la sagesse. De quoi donc
s'autorise tout ce grand fracas? Est-ce de l'admiration de M. Cousin
pour Hegel? Mais ne peut-on admirer Hegel et même le mettre à con-
tribution sans adopter son panthéisme? Non, la cause de cet épouvan-
table tumulte se trouve tout entière dans quelques phrases excessives,
hyperboliques, je n'hésite pas à le dire même, malheureuses et regret-
I
^K PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 61
tables, telles qu'il arrivera infailliblement d'en faire à quiconque vou-
dra marquer par l'impuissant abus des métaphores l'ineffable union
de Dieu et du monde, phrases innocentes et compromettantes tout en-
semble , où respire , pour ainsi parler, l'ivresse de la présence univer-
selle du Dieu infini , phrases telles qu'on en cite dans les écrivains du gé-
nie le plus sûr. Des phrases surprises à la verve et à l'entraînement de
l'écrivain dominé par l'idée de marquer l'action profonde de Dieu sur
le monde , voilà donc le commode, l'éternel point de mire des atta-
ques! M. Cousin a eu beau protester, réfuter Xénophane, désavouer,
flétrir même le panthéisme dans son Introduction aux Pensées de
Pascal et dans dix passages de ses écrits; on n'a pas moins continué
à crier au panthéisme. Pour nous, ce qui nous rassure, c'est que
quelque chose proteste avec bien plus d'énergie encore que M. Cousin
contre cette accusation : c'est toute sa philosophie. Le panthéisme y
serait certainement le contre-sens le plus monstrueux, le plus absurde
non-sens. Comment la psychologie spiritualiste irait-elle se perdre
dans le panthéisme, quand sa principale raison d'être est précisément,
avec le dessein formé d'éviter le scepticisme, de se garder aussi, par
l'observation des faits de conscience et le profond sentiment du moi,
de cet autre abîme où l'Allemagne, avec l'entraînement de la logique,
avec une passion de l'abstraction que rien n'arrête, se précipite tête
baissée? Ce qui distingue entre toutes les autres philosophies, même
spiritualistes, la doctrine de M. Cousin, c'est un vif sentiment de la per-
sonnalité humaine. Partout il proteste contre cette étrange confusion
de la volonté libre et de la passion, « où se rencontrent les écoles les
plus opposées , Spinosa , Malebranche et Condillac , la philosophie du
XVII* siècle et celle du xviii*, l'une, par une piété extrême et mal enten-
due, étant à l'homme son activité propre et la concentrant en Dieu,
l'autre la transportant à la nature. » Partout il marque soigneusement
la place de cette volonté entre la raison qui vient de Dieu et la sensation
qui vient du monde. L'idée même de Dieu n'est pour lui que le fruit
d'une induction légitime, par laquelle l'homme, partant de lui-même,
s'élève jusqu'à Dieu. « L'homme ne peut rien comprendre de Dieu,
dont il n'ait au moins une ombre en lui-même; ce qu'il sent d'essen-
tiel en lui, Jl le transporte ou plutôt il le rend à celui qui le lui a
donné , et il ne peut sentir ni sa liberté , ni son intelligence , ni son
amour, avec toutes leurs imperfections et leurs limites, sans avoir
une certitude invincible de la liberté , de l'intelligence et de l'amour
de Dieu, sous la raison de l'infinité. » Il serait par trop étrange d'avoir
défendu contre toute atteinte , avec un tel enthousiasme et une telle
résolution pendant toute sa vie , la personnalité distincte de Dieu et
celle du moi humain, pour aller en faire humblement hommage aux
philosophes de l'Allemagne. Singulier panthéisme d'ailleurs, on en
62 REVUE DES DEUX MONDES.
conviendra, que celui qui attire, ^e la part de cette même Allemagne
à la philosophie française, le reproche de trop s'enfermer dans la psy-
chologie , et fait dire aux disciples de Saint-Simon et des écoles ana-
logues , panthéistes ou athées , ce qui , en morale , est absolument la
même chose, que le Dieu du spiritualisme psychologique et de M, Cou-
sin est le Dieu des enfans et des femmes, le Dieu qui récompense et
punit, le Dieu de la vie future, proposition qui fait sourire, comme on
peut le croire, ces grands esprits! Le spiritualisme accepte le reproche.
Il peut hardiment présenter le Dieu qu'il conçoit à l'adoration du peu-
ple, dont il ne se distingue pas, quoi qu'on en ait dit, dans cette com-
mune adoration. Le Dieu de la philosophie n'est pas seulement le Dieu
réservé des savans, c'est celui des masses. A l'athéisme du xvni* siècle,
ou au déisme desséché de la plupart de ses philosophes, M. Cousin n'a
pas prétendu substituer un Dieu indifférent, un Dieu pour qui l'hu-
manité est comme si elle n'était pas. Le Dieu qu'il conçoit n'est pas
seulement le souverain intelligible, c'est l'être souverainement ado-
rable, c'est le modèle infini de toutes les perfections vers lesquelles
tend l'humanité dans son éternelle aspiration, capable d'en approcher
toujours davantage sans les réaliser jamais absolument : idéal toujours
présent à l'intelligence et à l'activité, type et père de la vie, consola-
teur et vainqueur de la mort. Le spiritualisme psychologique ne dés-
hérite l'humanité d'aucune de ses nobles croyances. Obscures, il cher-
che à les éclaircir; vraies, il les démontre. Pour lui, le désir et la pensée
se répondent, le monde moral est une harmonie.
Ainsi, contre le matérialisme, une solution, renouvelée et agrandie,
du problème de l'origine des idées; contre le scepticisme, le caractère
de la vérité absolue restitué à la raison pure, contrairement au sensua-
lisme français et au kantisme; contre le fatalisme, le moi défini par l'ac-
tivité libre; contre l'athéisme, l'idée de Dieu rétablie dans la métaphy-
sique sur le fondement de la raison et de la conscience; pour méthode,
la psychologie, le sens commun, l'histoire comparée des systèmes : voilà
les grands résultats dont M. Cousin nous a mis en possession. Sa théorie
morale et sa théorie de la société n'en sont qu'une application plus par-
ticulière et plus précise.
II.
Est- il vrai que la raison soit dans une naturelle et irrémédiable im-
puissance de distinguer par elle-même le bien et le mal? Est-il vrai
que la philosophie soit incompétente à parler aux hommes avec quel-
que autorité et de leurs droits et de leurs devoirs, que, suivant elle,
chacun puisse faire sa morale, constituer sa loi, c'est-à-dire, en défini-
tive, abolir toute loi et toute morale? Si cette accusation portait juste,
PHILOSOPHES ET PLBLICISTES CONTEMPORAINS. 63
elle ne frapperait pas seulement sur la philosophie, elle tomberait de
tout son poids sur la civilisation moderne, qui, depuis les premiers pas
qu'elle a faits librement, dans tout l'ensemble des mœurs qui la con-
stituent et des lois qu'elle a établies, prend la raison comme point de
départ. Qu'elle s'allie à la foi religieuse ou qu'elle rejette toute foi, cette
opinion n'a et ne peut avoir qu'un seul nom, le scepticisme. C'est à le
combattre, c'est à le chasser, pour ainsi dire, de toutes ses forteresses,
et à lui arracher tous ses masques, que l'auteur des célèbres préfaces
contre l'école théocratique et des cours contre le sensualisme moderne
s'attache avec énergie. C'est là qu'éclate véritablement la conformité
de son enseignement avec l'esprit de la révolution cartésienne si pro-
fondériient conforme elle-même à la révolution de 1789.
Si jamais l'influence de la métaphysique la plus indifférente, ce
semble, aux affaires du monde avait pu être mise sérieusement en
question, le xviii* siècle et la restauration se seraient chargés de faire
tomber les derniers voiles. Quelles conséquences sur la destinée indi-
viduelle et sur la société sortent, pour ainsi dire, à flots pressés du faux
système de la sensation transformée! La raison n'est rien que de relatif
et de variable; la sensation est le fond de l'homme; ayez donc soin
avant tout de vous procurer des sensations agréables; de là l'hygiène^
la propreté, recommandées comme des vertus dans des catéchismes où
il n'y aura d'oublié que le dévouement. Point de principes absolus,
point de justice naturelle, point de vérité antérieure aux conventions
humaines, le raisonnement né de la sensation façonnant seul la so-
ciété, soumise à ses combinaisons arbitraires : de là, en politique,
l'idée d'un contrat purement artificiel, résiliable dès-lors; l'insurrection
comme conséquence naturelle; l'humanité primitive changée en un
congrès de philosophes délibérant à loisir sur le langage, la religion ,
le gouvernement; l'ordre politique et religieux dénoncé aux peuples
comme une conspiration des rois et des prêtres, la ruse, la violence
montrées seules, l'équité nulle part, en tout un monde factice, que
l'homme peut changer, puisqu'il l'a créé. Voilà comment, sans le
vouloir et sans s'en douter, l'abbé de Condillac produit toute l'école
révolutionnaire!
Voyez de même la restauration : quel lien étroit y unit la méta-
physique et la politique! La théodicée de M. de Bonald montre dans
le dieu qu'elle conçoit bien plutôt la volonté, le bon plaisir, que l'in-
telligence qui dirige cette volonté infinie et les lois suivant lesquelles
elle se détermine. 11 semble qu'un dieu qui n'agirait pas uniquement
parce que cela lui plaît , en dehors de toutes considérations tirées de
sa sagesse, c'est-à-dire des principes qui président à l'exercice de sa
liberté, serait un dieu moins puissant et moins respecté, un dieu pour
ainsi dire constitutionnel, limité par une charte. Quelle merveilleuse
64 REVUE DES DEUX MONDES.
prémisse pour faire sortir de l'arbitraire qui règne au ciel le des-
potisme des gouvernemens! La même école en psychologie se plaît
à insister sur la corruption radicale do l'homme et sur son absolue
impuissance, bien plus que sur ce qui reste en son ame de divine lu-
mière et d'immortelle vigueur, bien plus sur sa décadence originelle
que sur sa réhabilitation par la religion en esprit et en vérité. Comme
le gouvernement temporel de l'église s'accommodera de cette excel-
lente philosophie! Par une marche contraire, le saint-simonisme ne
voit en Dieu que des lois nécessitantes, nulle personnalité, nulle exis-
tence réelle supérieure au monde. Admirez là encore la fatalité triom-
phante de la logique. La liberté véritable, n'étant pas en Dieu, ne sera
pas davantage dans l'homme, et, n'étant pas dans l'homme, elle ne
pourra être dans la société. A la place de la liberté morale, que mettra
donc le saint-simonisme, avec lequel aussi bien nous pouvons identifier
tout socialisme, quel qu'il soit? Il mettra, d'une part, l'indépendance
menteuse de la passion, la souveraineté de l'instinct, cette fausse image
de la liberté, et , de l'autre, pour réaliser ce progrès social auquel la
volonté libre et l'effort responsable de l'homme n'ont nulle part, je ne
sais quelle régularité géométrique, je ne sais quelle hiérarchie com-
passée empruntée à ces lois fatales, seul idéal que le dieu-univers puisse
fournir à 1 imitation du genre humain. L'épreuve est décisive. Don-
nez-nous, sous la restauration, dix pages de philosophie, et nous vous
tenons quitte de nous dire ce que pense l'auteur du gouvernement
constitutionnel et du ministère de M. de Polignac : il nous suffit, pour
le deviner, de savoir ce qu'il pense de Dieu.
Organe et auteur d'une psychologie franchement spiritualiste, mé-
taphysicien du haut libéralisme, M. Cousin admet en même temps,
tous ses écrits en font foi, en Dieu et dans l'homme deux forces qu'on
a tort de séparer, et qu'on ne sépare qu'au prix de conséquences dé-
sastreuses, à savoir la volonté et la raison, l'une qui agit, l'autre qui
règle l'action, l'une qui est ta liberté, l'autre qui est l'autorité au moins
dans son fond et à sa source, l'ordre au moins dans son ty^te et dans
son essence. De là, pour ainsi dire, tout un monde de conséquences
différentes. Aux doctrines de Bonald et de Joseph de Maistre, et à celles
de Saint-Simon et de tout le socialisme, que l'on compare le spiritua-
lisme psychologique, que l'on compare, dis-je, et que l'on choisisse.
Nous voici au cœur même de la question.
On reproche à la loi morale de manquer de sanction; on soutient
qu'elle est arbitraire selon la philosophie. Quoi ! la loi morale manque
de sanction ! Mais pour quoi comptez-vous donc le principe de mérite
et de démérite admis par la raison universelle, la satisfaction morale
et le remords, l'estime et le mépris, les peines et les récompenses; pour
quoi comptez- vous, au-delà de cette sanction immatérielle ou visible,
PIIII.OSOPHES ET rUBLIClSTES CONTEMPORAINS. 65
une sanction plus haute, un système de réparation plus mystérieux qui
survit à cette terrestre existence, pour cdinbler les lacunes que présente
ici-bas l'harmonie nécessaire de la vertu et du bonheur, pour con-
sommer et couronner les vues de Dieu sur l'ame humaine? Ce sont là
des vues religieuses, dites-vous. Eh! ne sont-ce pas aussi des vues rai-
sonnables? Si toute cette partie de nos espérances qui dépasse la pré-
sente existence et qui semble percer d'un jour encore trop incomplet
les ombres d'ici-bas; si ce pressentiment tout rationnel de la vie future
ne peut que gagner en force et en douceur au concours d'une religion
positive; si la philosophie, dans ses scrupules de méthode et d'évi-
dence, arrivée aux portes de l'immortalité, s'y arrête, n'est-ce pas la
philosophie qui , sans autre secours que celui de l'observation sincè-
rement [)ratiquée, retrouve, au sein de l'ame humaine dénaturée par
les faux philosophes et calomniée par les sceptiques de tous bords,
la liberté, la raison, la règle, l'idée et le respect du bien, et toute la
hiérarchie sacrée des vertus? Quelle vertu , en efl'et, fait défaut <à la
liste dressée par la morale philosophique? Serait-ce l'humilité? Quoi î
l'observation , qui nous découvre l'étendue de notre esprit et de nos
forces, n'en trouve-t-elle pas aussi les limites, hélas! trop rapprochées?
Quel homme au monde fut plus humble que Socrate? — Est-ce le res-
pect de soi? Le spiritualisme ne montre-t-il pas dans l'homme l'œu-
vre et en quelque manière le temple même de Dieu? Qui eut plus de
dignité que Marc-Aurèle? — Serait-ce donc l'amour d(.' l'humanité?
N'est-ce pas par la philosophie qu'éclate comme l'évidence l'égalité
des hommes devant Dieu et devant le devoir qui les fait frères? La
philosophie n'a-t-elle pas eu ses martyrs? — Nous ne retrancherons
pas davantage la piété des vertus philosophiques. Comment ! la pensée
se sera élevée à l'idée d'un Dieu qui a répandu dans le monde sa per-
fection et sa sagesse, qui a fait de l'homme l'instrument et, dans une
certaine mesure, le but de ses desseins, l'observation suivra à la trace
les témoignages partout présens de cette bonté, de cette puissance et
de cette justice, et un cri de bénédiction et de reconnaissance devant
toutes ces beautés et toutes ces grandeurs, un cri d'espoir au sein
même de ces imperfections ne s'échappera pas du cœur frappé de vé-
nération et pénétré d'amour! Qu'on mette un terme à de vaines, à
d'imprudentes déclamations. Ames honnêtes et pieuses, cessez de dire
que la philosophie, c'est-à-^ire la raison méthodique et développée,
ne va ni à Dieu, ni au devoir! Cessez de prétendre que la pensée droite
et régulièrement cultivée est incapable de trouver la règle de la vie,
ou n'arrive qu'à une règle individuelle. Cette règle n'est ni impuis-
sante ni arbitraire, car c'est l'obligation qui la fonde. L'obligation mo-
rale imposée à chacun, voilà le caractère distinctif , exceptionnel parmi
les autres principes, qui s'attache à l'idée du bien ! Par elle, l'absolu
TOME V. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
pénètre dans le cœur même, passe des idées à la conduite et la gou-
verne sans l'asservir.
Qu'on nous pardonne d'msister sur ces points presque techniques.
A nos yeux, ils sont décisifs, et, sous le nom de l'illustre philosophe
qui les a constamment soutenus, démontrés, on sait avec quelle force
et quelle éloquence, ce n'est pas moins que la question vitale de la ci-
vilisation moderne et de l'avenir que nous croyons poser et agiter. 11
nous semble que ces pensées peuvent à la fois satisfaire et peuvent
seules réconcilier et ces esprits sévères qui voient surtout dans la vie
un saint effort, une épreuve laborieuse, et ces âmes enthousiastes qui
ont fait du progrès la foi ardente de leur pensée. Au fond de cette doc-
trine, en effet, ne retrouvez-vous pas le grand principe religieux de
l'expiation et de la souffrance? L'expiation marche à la suite du malj
la souffrance est la loi d'un être libre, imparfait, perfectible : libre, il
faut à l'homme des occasions d'exercice; il les faut, pour qu'il conserve
sa liberté, il les faut pour qu'il la c?eve/op;)e; imparfait, le mal à quelque
degré est la condition de son existence; perfectible, il a besoin d'un ai-
guillon. Sans l'ignorance et l'erreur, quel stimulant à la science? Sans
le mal moral, où sont les combats qui fortifient, élèvent, fécondent
l'ame? où est le perfectionnement, où sont la dignité, la grandeur, la
vertu? Sans le mal physique, comme stimulant, que devient l'indus-
trie? que devient la civilisation? Le monde entièrement exempt de mal,
c'est l'homme réduit à une condition inférieure, c'est la liberté dégra-
dée, c'est le règne absolu de Dieu ou le règne absolu de la matière, c'est
l'humanité détruite. Le mal progressivement diminué par le travail,
par l'effort, dans l'ame de l'homme, dans la nature, dans la société, est
le triomphe au contraire de cette même liberté; c'est l'humanité se
mettant, par le libre usage des dons qu'elle a reçus, en possession d'elle-
même et du monde. Ainsi, sous la condition et par la loi même de la
lutte, s'allient dans une pacifiante harmonie la volonté bienfaisante de
Dieu et l'active volonté de l'homme. Ainsi, le spiritualisme, loin de re-
pousser le progrès, le glorifie; loin de le nier, il l'explique. 11 n'en
retranche que les bases fausses; il n'en repousse que les idées éner-
vantes et humiliantes; il n'en supprime que l'utopie. Voilà le flambeau
moral qui, du sein de la conscience individuelle, projette sa lumière
sur la société civile.
Le droit naturel occupe et devait occuper une place considérable
dans les écrits de M. Cousin. C'est ici surtout qu'éclate l'impuissance
du matérialisme, qui s'étale ou se cache dans les écoles révolution-
naires. Sous une forme ou sous une autre, monarchie ou république,
le matérialisme ne peut établir que le règne de la passion ou l'empire
de la force. Anarchie ou despotisme, voilà son alternative, sa double
solution au problème de la conciliation de la liberté et de l'ordre. Chose
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. C7
singulière, les doctrines les plus hostiles entre elles se rencontrent dans
un même principe. Hobbes, ce politique rétrograde, ce panégyriste ré-
solu de la monarchie absolue, n'invoque point, on peut s'en convaincre
en lisant M. Cousin, d'autres raisons que le républicain Spinosa pour
fonder l'omnipotence de l'état, d'autre légitimité que celle qui permet
aux publicistes révolutionnaires de proclamer la suprématie de la vo-
lonté pure du peuple, indépendamment des principes. La théorie de
Danton, sauf la différence du souverain, est à peu de chose près celle
de Borgia.
M. Cousin demande donc à la psychologie spiritualiste une théorie
plus vraie du devoir et du droit. La métaphysique ici est plus que
jamais d'un intérêt contemporain.
Me respecter moi-même, me développer, voilà ma règle, voilà ma
fm. La raison la conçoit comme une obligation , l'activité l'embrasse
comme un but. La solution morale du problème de la société est
identique sous une face ditïérente ou plutôt agrandie. Partie intégrante
et responsable de l'ordre universel, je me dois, je dois à l'ordre et à
son auteur de ne détruire ou de ne dégrader ni mon corps, ni mon
intelligence, ni mes instincts, ni ma liberté. Je me dois en outre de
leur donner tout le degré de perfection possible. En remplissant la
première partie de ma destinée, j'évite le mal; par la seconde, je fais
le bien. Or, les autres hommes n'ont pas une autre nature que la
mienne. Comme à moi-même donc je leur dois respect, et comme eux
j'ai droit à être respecté à mon tour. Cette vue épuise l'idée du droit.
Je n'ai droit absolument, de la part de mes semblables, qu'au respect
de mon libre développement, dans les limites de celui d'autrui. On
n'a droit de même de me demander rien de plus. Voilà le règne pur de
Injustice. Qu'est-ce donc que Y ordre? C'est avant tout le respect réci-
proque. Qu'est-ce que la loi? C'est cette garantie écrite. Qu'est-ce que
l'état? C'^st la justice constituée et armée. On discute beaucoup sur
l'ordre et sur la liberté. Loin d'être deux lignes parallèles qui se pro-
longeraient sans se rencontrer, ils forment à beaucoup d'égards un tout
solidaire. Regardez-y avec un peu de réflexion : vous verrez que presque
tout désordre est oppression, et que toute oppression est désordre.
Qu'on aille au fond de cette théorie, qu'on en presse les conséquences :
on se convaincra qu'elle répond, sans avoir à leur appliquer des ar-
gumens différons, à tous les systèmes erronés ou coupables, qu'ils s'ap-
puient au droit divin ou au droit révolutionnaire, qu'ils prétendent
justifier l'édit de Nantes et les dragonnades ou les excès de 93, qu'ils
invoquent l'arbitraire des cours ou celui des rues.
M. Cousin n'a point à chercher une autre origine à l'égalité, cette
idée qui a prêté à tant de confusions historiques, philosophiques, éco-
nomiques, à la propriété, ce point de mire de tant d'attaques, que plus
68 REVUE DES DEUX MONDES. .
d'un législateur n'a pas respectée par suite d'une conception fausse,
que toutes les sectes socialistes détruisent ou dénaturent à l'envi. L'é-
galité, c'est tout simplement le droit commun au respect, à la pro-
tection. L'égalité dans la responsabilité, voilà l'égalité morale; l'égalité
devant la loi, voilà l'égalité civile. Toute autre est chimère, tyrannie,
iniquité de droit et de fait. La propriété est fdle aussi de la liberté hu-
maine s'appliquant à la matière,, objet et instrument de notre activité
comme le corps lui-même; elle n'est qu'un prolongement, une dépen-
dance de ma personne, consacrée au même titre, et comme elle ayant
droit à la protection de l'état. Voilà comment une logique impérieuse,
ou, pour mieux dire, une observation loyale des faits de la nature hu-
maine enchaîne indissolublement et rattache à la même racine psy-
chologique les principes de tous les rapports sociaux, la liberté politique,
l'égalité civile, la responsabilité, la justice rémunératrice, la pénalité,
l'état et la propriété.
Telles sont les idées sur lesquelles M. Cousin revenait fréquemment
dans ses cours avant qu'elles eussent acquis un si triste intérêt d'à-pro-
pos : ici, entrant en lutte directe soit avec l'école rétrograde, soit avec
le matérialisme, soit avec l'esprit révolutionnaire, plus souvent expo-
sant ses principes avec simplicité et calme au nom de la science, ré-
futant Hobbes et Helvétius, jugeant Ferguson, Smith et Reid, expliquant
la Critique de la raison pratique de Kant, développant et rectifiant Pla-
ton, livrant à Locke un combat en règle, et donnant toujours à sa
morale et à sa politique un développement parallèle. Dernièrement, à
l'appel du péril, sous le feu de l'argumentation ennemie, nous l'avons
TU rentrer dans cette large et savante exposition des principes sociaux,
d'ailleurs plus militante par le fond des idées que par la forme, et, il
faut le (lire, plus faite pour convaincre les intelligences sérieuses que
pour convertir les partis. La brochure de circonstance : Justice et Cha-
rité, n'a point montré M. Cousin sous un aspect nouveau. Principes,
méthode, style, nous possédions tout cela dans ses précédons écrits.
L'insurrection de juin, qui a été l'occasion de cette brochure, n'a pas
provoqué chez lui les idées qu'il y exprime, elle n'en a provoqué qu'une
mise au jour, s'il est permis de le dire d'une telle nature d'ouvrages,
plus populaire.
M. Cousin a reproché à l'économie politique de Smith et de l'école an-
glaise, dans l'analyse qu'il en donne, de sacrifier au principe de justice
celui de charité. Lui-même, nous devons le dire, n'a pas échappé à ce
reproche. On a accusé M. Cousin de ne pas assez répondre à ces idées
de charité, de fraternité, et, d'une manière plus générale, de ne pas
accorder une part suffisante au sentiment. Un seul mot à ce sujet. Quel
était le but de M. Cousin? C'était de faire de la morale une science.
Or, quelle est la condition d'une science? C'est un élément universel
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 69
et fixe. La morale que M. Cousin enseignait, et qu'il formulait avec une
rare netteté de vues et une remarquable rigueur de déductions, était
une double protestation : protestation énergique contre le système de
Végoïsme né de la philosophie de la sensation; protestation plus douce,
ferme toutefois, contre la sympathie de Smith et la doctrine sentimen-
tale de Jean-Jacques, principe noble et séduisant, mais variable et plein
de contradictions, pouvant tout aussi bien, réduit à lui seul, mener à
la folie qu'à l'héroïsme. Aux combinaisons vulgaires et conq)liquées
tout à la fois du calcul, aux entrainemens du sentiment, l'auteur des
leçons de philosophie substituait une règle fixe, et, ne l'oublions pas
surtout, obligatoire, absolue. Or, le sentiment non plus que l'égoïsme
n'a rien d'obligatoire, et à qui demander l'absolu, si ce n'est à la seule
faculté qui le donne, à la raison? De là le rôle subordonné du senti-
ment, subordonné, dis-je, mais non absent.
Le psychologue a tracé de main de maître l'analyse de cette intime
et merveilleuse faculté sous les formes si habituelles et si vives de la
satisfaction morale, du remords, de la pitié, de l'estime, sous les formes
élevées de l'amour du vrai ou de la science, du bien ou de la vertu,
du beau ou de l'art, du saint ou de la religion. Comment l'oublierait-il
dans sa théorie de la société? L'auteur de Justice et Charité, en recon-
naissant les difficultés et les périls de la charité, veut que le gouver-
nement de la société « ait un cœur comme l'individu, de la généro-
sité, de la bonté; que, dans une certaine mesure, il veille au bien-être
des citoyens, développe leur intelligence, fortifie leur moralité. — La
justice, si on s'y renferme exclusivement, dégénère, dit-il, en une sé-
cheresse insupportable. » Cette certaine mesure, il appartient aux
sciences économiques et à la politique de la déterminer. C'est à elles
de voir pour quelle part l'état, l'association, les individus, doivent
concourir : problème périlleux qui se pose avec une impérieuse exi-
gence aux esprits incertains, et qu'une génération n'épuisera pas !
Si l'on veut savoir ce qui nous séduit à la théorie morale dont nous
achevons ici l'exposition, nous le dirons d'un seul mot : c'est qu'elle n'a
pas l'air d'une théorie. Que si l'on nous présentait un système compli-
qué, érudit, palingénésiaque, oh! nous aurions plus de défiance. Ici,
pour fondement de la politique, pour clause indispensable de toutes les
réformes, pour préliminaire de toutes les améliorations conçues ou rê-
vées, M. Cousin nous offre quoi? la pratique de la justice et du de-
voir ! Seraient-ce là aussi des utopies? Par la plus féconde des transfor-
mations , l'idéal de l'individu devient celui du genre humain. « De
toutes parts, dit M. Cousin, on se demande où va l'humanité. Tâchons
plutôt de reconnaître le but sacré qu'elle doit poursuivre. Ce qui sera
peut nous être obscur; grâce à Dieu, ce que nous devons faire ne l'est
point. Il est des principes qui subsistent et suffisent à nous guider parmi
70 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les épreuves de la vie et dans la perpétuelle mobilité des affaires
humaines. Ces principes sont à la fois très simples et d'une immense
portée. Le x)lns pauvre d'esprit, s'il a en lui un cœur humain, peut les
comprendre et les pratiquer, et ils contiennent toutes les obligations
que peuvent rencontrer, dans leur développement le plus élevé, les in-
dividus et les états. » Ces paroles, qui vont jusqu'au fond même des
cœurs et qui regardent avant tout le concours individuel comme né-
cessaire pour régénérer les sociétés, ne contiennent-elles pas plus de
sens, je le demande, dans leur forte simplicité que les savantes combi-
naisons d'un mécanisme social auquel manquerait ce souffle sans le-
quel tout languit ou s'épuise en déchiremens et en convulsions stériles
pour décliner rapidement, — le souffle moral?
m.
n s'en fallait bien que ces doctrines, réactionnaires aux yeux des gens
qui, en dehors de la morale, ont eu le bonheur de découvrir une po-
litique capalîle de rendre l'individu bon et heureux sans qu'il s'en
mêle, au besoin même malgré lui, parussent seulement innocentes
sous la restauration. Ces mots de liberté, de raison, de droit, qui re-
tentissaient si haut dans l'enseignement philosophique du jeune pro-
fesseur, semblèrent autant de protestations séditieuses et d'allusions
blessantes. S'épanchait-il, comme on l'a dit, à la fin de ses leçons, de-
vant quelques disciples, en termes un peu trop ardens? Je ne sais. La
restauration, en 1820, inaugurait ou plutôt poussait avec vigueur la
politique qui devait, dix ans plus tard , la mener à l'abîme. Le second
ministère Richelieu préparait la place à M. de Villèle. Le parti ultra
ordonna à ce pouvoir indécis de persécuter et de frapper. Passif in-
strument de la majorité, le ministère persécuta et frappa. M. Guizot
(tristes vicissitudes!), M. Tissot, M. Cousin, se virent destitués comme
factieux. M. Cousin ne garda pas même sa conférence de l'École nor-
male : il n'en fut pas exclus, mais, pour plus de précaution, l'École
normale elle-même fut, peu après, supprimée, et M. Cousin licencié
avec elle.
Durant ces temps de troubles et de soucis politiques, M. Cousin s'en-
ferma plus que jamais dans la solitude de la pensée pure. C'est le mo-
ment de sa vie le plus fécond peut-être en publications et en travaux
érudits. Chef d'école bien plus qu'homme de parti , il avait la passion
des idées et médiocrement de goût pour ces controverses au jour le
jour de la politique, qui ne sont guère moins stériles pour les acteurs
que pour les témoins. Étudier les mouvemens de la pensée humaine
à travers l'histoire mène nécessairement un esprit contemplatif, qui
n'est point indifférent et égoïste, à s'intéresser aux événemens de son
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 71
temps; mais cette étude, qui inspire la confiance ou la résignation, a
souvent pour effet de l'éloigner d'y prendre au moins de prime-abord
une part intime et directe. Plus tard, dans tout le feu de la guerre en-
gagée, au Globe, le rôle de M. Cousin \is-a-vis de ses jeunes amis fut
surtout d'un modérateur, d'un conseiller bienveillant, mais parfois
sévère. Très ardent dans cette opposition légale dont M. Royer-Collard
était l'ame, plus hardi certainement dans cette voie et plus exigeant
que ne l'était son maître, il ne laissait pas de voir avec quelque in-
quiétude ces pointes un peu vives de l'opposition de ses adhérens; il
craignait, répudiant quant à lui toute participation , que, par-delà le
ministère, ils ne frappassent sur le principe d'autorité, et par-delà les
ahus du clergé, sur le christianisme lui-même. Quand le plus illustre
de ses disciples, M. Jouffroy, bien qu'infiniment plus calme et plus ras-
sis en apparence, eut jeté ce cri éloquent : Comment les dogmes finissent,
M. Cousin l'en réprimanda comme d'une brillante équipée. Il nous
serait facile de le montrer ainsi en perpétuelle défiance contre ce côté
de la philosophie qui relève du xvni** siècle, et qui prend aisément le
rôle de l'agression, au lieu de se tenir simplement sur la défensive.
Pour lui, en philosophie et en politique, il semblait compter dès-lors
avant tout sur la vertu de l'affirmation , et croire qu'une vérité dé-
montrée est bientôt un fait triomphant. Au lieu de se borner à nier le
matérialisme et à en combattre les derniers restes par sa propre au-
torité, il publiait Proclus, Descartes, traduisait Platon, qu'il rendait ac-
cessible à l'intelligence française par de lumineux argumens; au lieu
d'écrire contre le ministère, il continuait à enseigner une grande doc-
trine libérale, et se contentait de dire : Voyez ! — 11 y a loin de là au
carbonarisme auquel on l'a dit à tort affilié (1).
Cette époque de la vie de M. Cousin représente assez bien la période
souvent remarquée dans la carrière des hommes supérieurs, qu'on
peut appeler celle du stoïcisme, période d'aspiration mêlée souvent,
au sortir d'énergiques élans, d'amers dégoûts et de sombres découra-
gemens. Sauf peut-être le découragement, qui , autant qu'il est pos-
sible d'en juger, semble avoir peu de prise sur cette ame douée d'une
perpétuelle activité, qui prend si vivement à toutes choses, et paraît de
tous points si bien trempée pour vivre; sauf peut-être ces inquiètes lan-
gueurs qui ne devaient pas rester étrangères à M. Jouffroy non plus qu'à
René, ce moment fut, plus particulièrment pour M. Cousin, celui de l'é-
preuve. Atteint d'une affection de poitrine, pauvre d'ailleurs, dans son
humble retraite, près du Luxembourg, il offre alors le spectacle d'un
jeune penseur, ardent, passionné, calme pourtant dans le fond, grâce à
(1) La seule société politique dont il fit partie fut une société publique qui se réunis-
sait sous la présidence de M. de Broglie.
72 REVUE DES DEUX BIONDES.
la sûcurité que donne une pensée fermement assise. Sans se laisser ni
détourner ni abattre, en dépit d'un immense besoin personnel d'expan-
sion, il ne craint pas d'affronter les fatigues ingrates d'un labeur pour
ainsi dire anonyme. Il traduit, il édita* il restaure; il commence, en un
mot, avec une vigueur et une suite qui ne se démentiront pas, à tra-
vailler à l'accomplissement de l'éclectisme. Cette entreprise, par sa na-
ture même, ne pouvait avoir pour fondement que la restitution com-
plète de tous les grands monumens alors dédaignés ou oubliés de la
philosophie ancienne, de celle du moyen-âge et de la philosophie du
xvu* siècle, qui partageait elle-même, malgré sa date récente, avec Pla-
ton et Aristote, les honneurs du dédain des contemporains. Le futur édi-
teur des Pensées de Pascal ne recula devant aucun travail : courant, s'il
s'agissait de donner les ouvrages inédits de Proclus, dans le nord de l'I-
talie pour collationner les manuscrits de la ])ibliothèque Ambrosienne
et de la bibliothèque de Saint-Marc; plus tard, arrachant à la poudre
du moyeu-âge ïes écrits d'Abélard, dont il vient de publier les œuvres
précédées d'une préface en latin; ne prenant pas moins de peine sur
certains passages du texte de Platon que sur la pensée même, et portant
dans ce genre de recherches toute la passion d'un philosophe et d'un
philologue de la renaissance. C'était une véritable renaissance en effet.
Par l'énergie de l'impulsion et la beauté des modèles qu'il donnait,
M. Cousin fondait cette école historique qui a élevé des monumens
durables à la philosophie des différentes époques. Ce mouvement se
propageait surtout à dater de 1830, après les leçons de 4828 et de 1829
et l'enseignement subséquent de l'École normale. En 1822, M. Cousin
était réellement le seul historien sérieux de la philosophie.
Deux épisodes coupent, sans l'interrompre, cette vie toute dévouée
au travail : l'un est cette amitié avec Santa-Rosa, le chef héroïque de
la révolution piémontaise de 1820, que M. Cousin a racontée en des
pages admirables, les plus attachantes peut-être qu'il ait écrites (1);
l'autre est sa prison d'Allemagne. En 1824, M. Cousin, faisant un voyage
scientifique, passe à Dresde. On l'arrête sous l'étrange inculpation d'a-
voir cherché à corrompre le commandant de la place, qu'il excitait, di-
sait-on, à la révolte. Livré par la Saxe à la Prusse sur un chef d'accu-
sation qui ne pouvait guère plus mal tomber, il passe plusieurs mois
en prison à Berlin. On reconnaît enfin que le traducteur de Platon n'a
pas voulu soulever Dresde; le gouvernement prussien le met en li-
berté. M. Cousin achève son séjour à Berlin, commencé de cette façon
quasi- tragique, dans la docte et pacifique compagnie de Sclileierraa-
cher et de Hegel, et revient en France, en 1823, reprendre ses travaux,
ses amis et ses espérances constitutionnelles.
(1) Voyez l'article sur Santor-Rosa dans la livraison de la Revue du !«* mars 1840.
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 73
Les longues disgrâces sont rares sous le gouvernement représentatif.
La persécution est un état de passage; on le prend, on le quitte, il est rare
qu'on s'y arrête. Trop de bouches boivent tour à tour à la coupe de ciguë
et s'en partagent les gouttes pour qu'elle tue personne. M. Cousin eut
encore deux années à souffrir. Les élections de 1827 firent prendre aux
choses une face nouvelle. M. Royer-CoUard se vit appelé à la présidence
de la chambre, M. de Martignac au ministère. L'œuvre de réparation ne
tarda pas à commencer; M. Guizot et M. Cousin, en 1828, reprirent leur
chaire. C'est ici le point culminant du professorat de M. Cousin. Cette
année 1828, où MM. Villemain, Guizot et Cousin charmaient et cap-
tivaient un auditoire qui s'étendait bien au-delà de l'enceinte de la
Faculté, peut passer pour sans égale depuis Abélard dans les annales
de l'enseignement français. C'est là que s'était concentré k plus puis-
sant intérêt du moment. Au dire de ceux qui l'ont entendu, M. Cousin
se distinguait par la verve entraînante, la vigueur, l'élan, la franchise
incomparable de l'allure. Son charme était dans son énergie même,
dans le feu de sa parole. Il s'imposait à son auditoire résolument et le
dominait tOut d'abord. C'était vraiment dans sa beauté fière et dans sa
puissance aimée le despotisme de la parole. Le ton convaincu, l'air
souvent inspiré, une pensée qui tantôt s'épanchait avec aisance et sou-
plesse, tantôt se repliait sur elle-même avec force , suivant qu'il dé-
roulait la logique rigoureuse des lois de l'histoire ou le spectacle mo-
bile de la pensée et de la vie, tout cela complétait en lui l'image du
philosophe-orateur, parlant non d'un cap Sunium à quelques disciples
soumis, mais du haut d'une tribune à un auditoire cherchant avec
émotion , sous la vérité éternelle, la vérité du jour.
Traduit en plusieurs langues et reproduit par les journaux du temps,
critiqué leçon par leçon, soumis, comme l'eussent été des discours
politiques, à la double épreuve de la censure des feuilles radicales et
des feuilles ultra-monarchiques et religieuses, objet de réfutations et
de commentaires scientifiques, le cours de 1828 est trop universelle-
ment connu pour que nous en présentions l'analyse. J'insiste cepen-
dant sur ce point, qu'il fut, par la nature même des sujets, une
grande innovation dans la philosophie française. Un seul homme (je
ne parle pas de Saint-Martin, le philosophe inconnu) avait touché haitii-
ment à ces grandes thèses vivantes de l'histoire, seules capable* de cap-
tiver un public habitué aux grands spectacles, et cet homme était un
ennemi des philosophes et des temps nouveaux, Joseph de Maistre. L'ame
de Joseph de Maistre a ressenti profondément le contre-coup des révolu-
tions qui ont ébranlé et changé la face du monde; c'est par là que, bien
(ju'il nous heurte et nous choque à tout instant, il nous intéresse, quoi
que nous en ayons. Ces révolutions n'avaient pu troubler le calme de
l'école philosophique régnante. Faite à l'image de la chimie de Lavoi-
74 REVUE DES DEUX MONDES.
sier, il semble que l'idéologie soit indifférente, comme cette science de
la matière, au mouvement des affaires humaines. Nul souffle du dehors
n'y pénètre. Le grand problème religieux, humain, historique, qui sort
de toutes ces ruines, elle ne le voit pas. Je me rappelle ici involontaire-
ment ce qu'on raconte de M. de Tracy, le célèbre idéologue. Prisonnier,
condamné à mort, il est détenu à l'Abbaye; l'appel des noms retentit
pour l'échafaud; le sien peut s'y trouver : n'importe! il médite; rien ne
trouble son attitude recueillie; il n'entend rien, il ne voit rien; maître,
pour la première fois, de son système, il en fixe les principaux traits
sur le papier, il note les métamorphoses merveilleuses de la sensation,
comme un Archimède de la pensée pure : image héroïque de la pensée
se contemplant elle-même et s'abstrayant, dans cette étude, même des
révolutions, même du bourreau! Le xix" siècle n'était pas tenu de
pousser si loin le détachement. Il se devait à lui-même, ou plutôt la
philosophie lui devait de dévoiler et de comprendre autant que possible
le sens des agitations humaines. La psychologie individuelle appelait
comme complément une philosophie de l'humanité. L'histoire, arbi-
trairement chassée de la métaphysique par le génie abstrait et solitaire
de Malebranche, en reprenait possession de vive force sous la pression
de prodigieux événemens, tous marqués du caractère de la pensée.
L'Allemagne avait donné l'exemple, la France suivit.
Sur ce terrain si neuf, M. Cousin rencontrait encore ses ordinaires
ennemis, l'école ultramontaine, le scepticisme, le matérialisme. L'é-
cole ultramontaiue voyait , dans ces laborieux développemens et dans
ces mouvemens agités des peuples, des expiations, des châtimens,
expiations sans terme ici-bas et châtimens sans progrès; le scepticisme
en triomphait comme d'un jeu du hasard; le matérialisme y saluait
son vieil allié, la force, ou bien, par la plus radicale des transforma-
tions, embrassant avec ardeur la vie et s'illuminant de ses splendeurs,
d'incrédule devenu prophète, il annonçait la bonne parole de l'indéfinie
perfectibilité. A la place du mystère, du dédain, de l'illuminisme,
M. Cousin chercha d'une manière ordinairement moins aventureuse
que Hegel , mais souvent et trop souvent peut-être sur les traces du
philosophe allemand, l'application des lois de la philosophie à l'histoire
de l'humanité. Il montra dans la philosophie un produit nécessaire de
l'esprit humain , dont il compta les besoins fondamentaux, les idées
générales : l'idée de l'utile (sciences mathématiques et physiques, in-
dustrie, économie politique); l'idée du juste (société civile, état); l'idée
du beau (art); l'idée de Dieu (religion et culte); la réflexion ou la phi-
losophie, dernier développement de l'esprit humain embrassant rétro-
spectivement les sphères précédentes, dont elle possède seule les prin-
cipes et le secret. C'est à développer ces principes qu'est consacré le
cours de 4828, le plus remarquable peut-être des livres de M. Cousin
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 75
SOUS le rapport oratoire, un des plus féconds en vérités d'un ordre su-
périeur, sinon un des plus purs d'erreurs et d'exagérations comme
doctrine. Bien de l'arbitraire, sans doute, se glissait dans ces généra-
lisations si hardies et si hautes, et la réalité dans son jeu varié et com-
pliqué dérange plus d'une fois l'imperturbable régularité de cette lo-
gique qui s'impose si fièrement de par l'autorité d'une irrésistible
éloquence. Ces thèses fameuses sur l'inflni, le fini et leur rapport, et
sur les époques historiques qui rigoureusement y correspondent, cette
nécessité étemelle de la guerre, cette périodicité presque fatale des
systèmes philosophiques et des événemens humains, il me paraît plus
aîsé et peut-être plus consolant et plus doux de les admirer sous la
plume de l'écrivain que d'y ajouter foi. Quoi qu'il en soit, demandant
à la philosophie l'explication de l'histoire, interrogeant à sa lumière
l'Orient, la Grèce, Rome, le moyen-âge, les temps modernes, le rôle dés
lieux, des peuples, des grands hommes, M. Cousin touchait avec gran-
deur, en les résolvant quelquefois, à tous les problèmes, et scellait cette
alliance de la philosophie et de l'histoire éclairées l'une par l'autre,
qui allait si bien à l'esprit du xix* siècle.
Dans son cours de 4829, vaste tableau de la succession des écoles
depuis les temps les plus anciens jusqu'au xix^ siècle, qui donne à la
grande idée de l'identité de l'esprit humain , à travers la diversité des
lieux et des époques, partout mise en lumière par l'illustre écrivain ,
une nouvelle et plus claire confirmation. M, Cousin se montre doué
imire tous de cette éminente faculté du critique, l'intuition , la divi-
nation, qui complète, vivifie et parfois en partie supplée l'étude. Nulle
histoire n'avait été conçue avec cette régularité de plan et ce procédé
entraînant d'exposition. M. Cousin excelle à poser les philosophies en
présence, à les mettre aux prises; ce sont des batailles d'idées où rien
n'est laissé à la fortune, où tout est clair parce que tout y tient à l'es-
prit et en dépend, et dont le résultat est toujours quelque vérité survi-
vante dont les doctrines à venir feront leur profit. Personne, si ce n'est
en quelques morceaux M. Royer-Collard , n'a su donner un pareil at-
trait à des luttes purement abstraites. Les systèmes, dans le brillant
tournoi , dans la lice incessamment ouverte dont la vérité est le prix ,
viennent tour à tour prouver leur force, puis leur faiblesse, et, après
s'être épuisés d'efforts en partie stériles, en partie fructueux, trans-
mettre l'idée féconde à leurs vainqueurs et à leurs successeurs. £t,
quasi rursores, vitaï lampada tradunt. Ce mélange de déductions, de
faits, d'idées, compose un tout des plus solides et des plus intéressans.
Le volume entier consacré à Locke est une application détaillée de
cette méthode, si ce n'est que l'analyse et la discussion y reprennent,
à côté et au-dessus de la simple exposition et du jugement succinct , la
place qu'elles occupaient dans les premiers cours. Dans cette réfutation
7g REVUE DES DEUX MONDES.
du sensualisme, toute la psychologie à peu près se trouve ramassée.
C'est le livre classique de M. Cousin, le plus répandu dans l'enseigne-
ment aux États-Unis et en France.
La révolution de 1830, accueillie plus que désirée par M. Cousin, ne
l'arracha pas à ses calmes études, et les instances même de M. Royer-
CoUard ne purent le décider à entrer dans la politique active. Plus tard
il fut promu à la pairie à titre de membre du conseil royal de l'instruc-
tion publique. Son enseignement continua, non plus à la Faculté des
Lettres, où il avait cédé son cours à M. Joullroy, mais dans l'enceinte plus
modeste de l'École normale, jusqu'en 1840, année où il devait être
appelé au ministère de l'instruction publique, sous la présidence de
M. Thiers. Comme directeur de l'École, comme chef de la section de
philosophie au conseil royal, il réorganisa l'enseignement, alors stérile
ou nul , de la philosophie. Un spiritualisme décidé fut du moins en-
seigné d'un bout à l'autre de la France, et une morale honnête prêchée
à la Jeunesse. Je sais qu'on attaque cet enseignement. Je n'ai pas mis-
sion de le défendre; tout ce que je tiens à dire, c'est qu'un tel enseigne-
ment, non point systématique, non point éclectique, mais spiritualiste,
a sa place nécessaire dans le cercle de l'éducation publique, dont le
niveau sans lui s'abaisse, et qui perd en lui comme sa conclusion. On
l'a dit avec raison : ce qu'il faut à la jeunesse après les exercices let-
trés et scientifiques où se passent les premières années , ce sont des
principes qui mûrissent tout ce travail antérieur et en donnent comme
le secret à l'esprit. La société laïque, par la diffusion des grandes vérités
métaphysiques et morales démontrées par la raison, prouve surtout
qu'elle n'abdique point sa part de pouvoir spirituel.
Est-ce un sacrilège que de réclamer pour la philosophie cette part
d'instruction, de prédication, d'action profonde et régulière? Achevons
de marquer à cet égard la pensée tout entière de M. Cousin.
L'alliance de la philosophie et du christianisme, tel est, on le sait, le
but avoué de l'auteur des préfaces de Pascal et de la Défense de l'Uni-
versité et de la Philosophie. Cette pensée est-elle sincère? Ce but est-il
possible? Possible, n'est-il pas dans l'état actuel des esprits plus que
jamais nécessaire de l'atteindre? J'interrogerai M. Cousin sur tous ces
points brièvement, mais avec netteté.
D'abord quels sont-ils donc, ces sérieux, ces redoutables argumens
que l'on invoque pour en douter? La plupart du temps je ne sais
quelles sailhes humoristiques, colportées, envenimées, que les enne-
mis n'oublient pas, alors que l'auteur ne s'en souvient plus, et dont il
eût souri , je le parierais , la minute d'après : boutades échappées à
l'impression du moment, qui, fussent-elles prises au pied de la lettre,
constitueraient, aux yeux des plus ombrageux inquisiteurs, une accu-
sation d'hérésie, un grief de protestantisme, si l'on veut, non un crime
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPOr.AJN?. 77
d'impiété. Tâchez donc d'être un peu justes, messieurs! Vos paroles
n'ont-elles jamais dépassé vos intentions? A\ez-vous eu toujours, vous,
si violens dans vos écrits, l'exacte mesure du langage dans les conver-
sations du coin du feu? Ne vous serait-il donc pas possible, sans avoir
besoin d'aller là-dessus jusqu'où vont vos casuistes, de distinguer à
l'égard de vos adversaires ce qui est le fond et l'état ordinaire do Famé
de ce qui n'en est que le caprice passager? Le sentiment d'une injus-
tice soutîerte ne peut-il arracher de ces expressions, comme à chaque
instant la partialité vous en arrache de plus vives et de plus amères?
Allons, souvenez-vous de vous-mêmes, et il ne vous faudra que bien
peu de justice pour être tant soit peu charitables ! Pour nous, ces mots
authentiques ou fabriqués, ces historiettes qui courent de bouche en
bouche sur ce qu'un homme public a dit ou n'a pas dit, ce grand feu
que la haine ou simplement la malignité se plaît à allumer d'une très
fugitive étincelle , tout cela nous semble vraiment ne pas mériter le
bruit qu'on en fait. Une vie signifie plus qu'un mot; une suite d'idées
non démentie et de sentimens dont l'accent n'a rien d'équivoque se-
rait en tout cas plus concluante qu'une saillie. Ce qui nous parai
établir péremptoirement chez M. Cousin la sincérité d'une pensée d'al-
liance de la philosophie et du christianisme, c'est sa parfaite confor-
mité avec l'entreprise générale du philosophe. Comment concevrait-on
qu'il se fût montré toute sa vie passionné pour la vérité philosophique
déposée dans les systèmes, à ce point d'en extraire dans des théories im-
parfaites les moindres parcelles, et qu'il restât aveugle ou indilîérent à
ce merveilleux ensemble de vérités qu'on appelle la religion chrétienne?
Ne serait-il pas singulier qu'il eût pris pour devise dès ses premiers dé-
buts : raffermir et non ébranler, unir et non diviser, — et que de cette
œuvre de raffermissement et d'alliance il exceptât — quoi ? le chris-
tianisme ! Une telle contradiction est contre toutes les vraisemblances,
quand même elle ne serait pas contraire à tous les monumens écrits
de la pensée de M. Cousin, à ses affirmations réitérées. Sans doute,
dans le champ de la spéculation, l'indépendance philosophique se dé-
ploie en toute plénitude, elle n'a nul compte à rendre des explications
qu'elle donne de toutes les questions qui l'intéressent; mais où la con-
science universelle redevient compétente, où la foi religieuse peut faire
entendre de justes réclamations, c'est lorsque la philosophie présente
aux hommes des conclusions immorales, insensées ou impies. Le droit
de la philosophie, c'est d'expliquer, suivant telle formule qu'elle croira
vraie, tout ce qui compose l'objet éternel de la science, mais sous la
condition de ne méconnaître aucune de ces vérités qui forment le pa-
trimoine naturel de l'espèce humaine, ou qui sont le fruit sacré du
temps et de la civilisation. Telle est, en substance, la doctrine de
M. Cousin.
78 REVUE DES DEUX MONDES.
Au point de vue du fonds métaphysique et des conclusions morales,
il a donc parfaitement le droit de dire que la philosophie spiritualiste
et le christianisme sont d'accord. Oui, l'unité de Dieu, sa spiritualité,
sa providence, sa perfection proposée en exemple à l'ame hûmaïne
créée à son image, le libre arbitre, la responsabilité, la dignité, l'im-
mortalité de cette ame qui conserve sa personnalité, le pouvoir et le
devoir pour elle, durant la vie, de s'élever vers son. Créateur, l'idée de
l'égalité et de la fraternité des hommes, voilà les idées auxquelles la
philosophie aboutit au nom d'une observation bien conduite et de la
raison sérieusement consultée. Pour la philosophie comme pour la re-
ligion, aux yeux du traducteur de Platon, du disciple de Descartes et
de Leibnitz, comme à ceux de l'auteur du Traité de l'existence de Dieu
ou du Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, le mot de la
vie est épreuve. Pour la morale, au point de vue social et pratique,
qu'on nous montre donc entre les deux doctrines l'ombre d'une dif-
férence!
Est-ce à dire qu'il faille, à cause de cette identité d'enseignemens,
que le christianisme s'efface devant la philosophie, ou que la philoso-
phie disparaisse devant le christianisme? M. Cousin ne le pense pas.
Faire pénétrer le sentiment chrétien dans la philosophie, la luniière
philosophique dans l'ombre du sanctuaire, ce n'est point identifier
deux puissances diverses d'origine, différentes par les procédés, et des-
tinées, chacune pour sa part , à satisfaire des besoins spéciaux et dis-
tincts de la nature humaine. La religion et la philosophie, alors même
qu'elles s'entendent le mieux , n'en représentent pas moins plus par-
ticulièrement : l'une, l'inspiration, l'enthousiasme, le mystère, la foi,
l'autorité; l'autre, la réflexion, la méthode, la clarté, l'examen, l'indé-
pendance. Toutes deux exercent dans la société un ministère spirituel,
mais elles l'exercent en s'adressant dans les âmes à des mobiles divers,
en leur parlant un langage approprié à la diversité des temps et des
natures. Nous savons qu'on reproche à M. Cousin de prétendre, par
cette distinction, renvoyer dédaigneusement le christianisme aux
masses et prophétiser son absorption définitive par la philosophie. Que
M. Cousin considère le christianisme comme plus indispensable aux
masses privées de toute autre culture , cela ne saurait être contesté;
mais il y a si loin dans sa pensée d'un tel sentiment au dédain, qu'il
ne croit pas pouvoir donner aux masses un gage plus vrai de sympathie
que de les adresser au christianisme, et au christianisme un plus décidé
témoignage de respect, que de lui confier les masses, c'est-à-dire le
genre humain. Il professe que la religion et le culte sont d'une néces-
sité aussi éternelle que les besoins du cœur et que les conditions de la
société. Nous croyons donc pouvoir conclure que M. Cousin, sans un
vain étalage d'orthodoxie, sans aveugle optimisme, regarde comme
PHILOSOPHES ET PUBLIC18TES CONTEMPORAINS. 79
fondamentale l'union du christianisme et de la philosophie, et comme
nécessaire à la civilisation leur coexistence régulière au sein de la
société.
Que si une telle conviction avait encore besoin d'être justifiée, qui
serait plus capable de lui donner gain de cause que le double spectacle
de l'histoire du passé et de l'état des esprits? Qu'avons-nous vu jus-
qu'à présent? Tantôt la rehgion dominant seule, nourrissant d'abord
les âmes de vérités pures et de sublimes espérances, couvrant et fé-
condant le sol de ses bienfaits sans mélange, puis, par la suite des
temps, faute du contrôle sévère de l'intelligence et de la critique, ac-
cueillant peu à peu et cachant sous son manteau les ignorances, les
superstitions, les persécutions, les convoitises; tantôt la philosophie
proclamant la liberté, la tolérance, l'égalité humaine, mais, privée de
l'esprit religieux , devenant bientôt destructive et impie , aboutissant
aux saturnales de 93, au scandale honteux et impie du couronnement,
sous la plus impure des images, de je ne sais quelle raison matéria-
liste déifiée par la passion en délire. Après une telle expérience, la
société ne verra-t-elle donc se lever jamais des jours où, dans leur
développement parallèle et pacifique , la philosophie et la religion la
serviront de concert par leur rivalité sans haine et par leurs efforts
sans hostilité, où la philosophie sera pour la religion comme un sti-
mulant actif et énergique de liberté, de tolérance et de progrès, où
la religion sera pour la philosophie comme le rappel éternel de ces
vérités morales sans lesquelles la lumière philosophique n'est qu'une
fausse lumière, et le progrès social qu'un progrès menteur. L'idée de
la personnalité distincte et permanente de l'homme et celle de l'épreuve
opposées à la divinisation de l'humanité par le socialisme panthéistique
et à la théorie de la jouissance à tout prix, n'est-ce pas un terrain sur
lequel religion et philosophie peuvent s'entendre pour combatti-e le
combat de la vérité contre le grand rnensonge contemporain?
En se rattachant de plus en plus au siècle qui a donné le modèle
jusqu'à présent le plus accompli de cette alliance, en relevant le dra-
peau, trop long-temps échpsé devant Locke et l'Angleterre, devant Reid
et l'Ecosse, devant Schelling et l'Allemagne, de la philosophie du
xviv siècle, de la philosophie de Descartes, M. Cousin a donné un gage
décisif à cette pensée d'union. Les folies de l'école hégélienne n'ont pas,
il le déclare avec plus de force encore dans sa nouvelle édition, d'ad-
versaire plus décidé; on ne peut que l'en féliciter vivement. Rien ne
pourrait faire plus de tort à la philosophie spiritualiste que cette im-
putation de germanisme dont elle rejette nettement la solidarité.
M. Cousin s'est sans doute parfaitement défendu contre le reproche,
assez singulier en effet, de manquer de patriotisme en philosophie. Il
a pu prouver qu'il était légitime et bon de faire en métaphysique ce qui
80 REVUE DES DEUX MONDES.
avait lieu simultanément pour la critique littéraire étendant sa vue
par l'étude comparée de l'Angleterre, de l'Allemagne, de toutes les
littératures européennes; mais il y aurait danger à prolonger pareille
œuvre outre mesure. Entre la pensée non moins réglée que libre de
Descartes et de Cossuet et la spéculation délirante de la moderne Alle-
magne , entre la psychologie et la morale d'une part et de l'autre les
doctrines sociales étayées sur l'athéisme qui débordent de l'hégélia-
nisme sur l'Allemagne et sur la France, il ne saurait y avoir rien de
commun. Ayons désormais cet orgueil de croire que ce ne doit plus
être à nous d'aller vers l'Allemagne, mais à l'Allemagne, redevenue
sage, de venir à nous. Que si elle aspire du moins à garder une domi-
nation légitime, qu'elle produise un nouveau Leibnitz pour combattre
et pour corriger ses modernes Spinosa.
Quelles que soient donc les vicissitudes réservées dans l'avenir à la
philosophie française, rien ne pourra retirer à M. Cousin l'honneur
d'avoir établi sur les bases les plus fermes une doctrine conservatrice
et libérale tout ensemble, dont la fécondité est loin d'être épuisée. Les
éminens services du réformateur de l'école française ne seront pas plus
contestés en ce qui touche l'histoire de la philosophie, dont il est parmi
nous le créateur. Esprit d'une élévation supérieure et d'une merveil-
leuse étendue, M, Cousin , sans être placé au nombre des grands in-
venteurs, prendra rang certainement parmi les rénovateurs et les in-
spirateurs les plus puissans de la pensée philosophique. Si la doctrine
dont lui-même est l'apôtre ne réalise pas l'idée de cette science uni-
verselle, idéal éternellement poursuivi par l'ambition de la pensée, si
elle ne renferme pas le résumé de tous les progrès, du moins elle ne
fait obstacle à aucun, car elle est par excellence l'impartialité, la tolé-
rance, l'étendue, car elle touche à tous les perfectionnemens par la
morale. Pour se compléter elle-même et pour agir plus fortement sur
le siècle, ce sera sa tâche désormais indispensable de renouer l'antique
ïdliance, aujourd'hui trop relâchée, de la philosophie avec les sciences
matiiématiques et physiques, avec la physiologie et l'histoire natu-
relle, ce sera son devoir de resserrer plus étroitement encore les liens
qui l'unissent aux sciences sociales, auxquelles seule elle peut donner
une ame et une organisation supérieure.
A ce point de vue de l'influence de la philosophie s'unissant à la
haute économie politique, à la science des rapports sociaux, si pro-
digieusement embrouillée de nos jours par l'esprit de secte et par les
passions, nous sommes loin de croire que le rôle de M. Cousin soit
achevé encore. Il a trop bien prouvé que la muse austère sait, elle
aussi, quand il le faut, manier l'épée du combat, pour que ses fa-
cultés, encore si animées de ce souffle de jeunesse qui leur prêta tant
d'iclat, puissent demeurer oisives en présence du danger social. Justice
PHILOSOPHES ET PUBLICISTBS CONTEMPORAINS. 81
et charité et la profession de foi du Vicaire savoyard, que M. Cousin a
cru opportun de réimprimer, ne suffisent pas; il nous faut sa parole, son
concours dans la crise présente. M. Cousin, en dépit de cette imagina-
tion que quelques-uns lui reprochent, a reçu comme don éminent un
bon sens à l'épreuve des systèmes, qui, suivant la forte expression de
Bossuet,' semble jaloux surtout de tenir les deux bouts de la chaîne. Il
appartient aux esprits conciliateurs et fermes d'intervenir à propos dans
ces ardens débats qui soulèvent souvent plus de poussière qu'ils ne font
jaillir de clartés.
Pour s'adresser à la foule, pour attirer même les esprits sérieux, il
ne suffit pas de nos jours d'être philosophe, il faut être écrivain; c'est
un mérite que nul du moins n'osera contester à M. Cousin. Ce style
unique de notre temps et qui n'a pas cessé de gagner en sérénité et en
pureté sans perdre de sa chaleur et de sa force, depuis les leçons pro-
noncées sous la restauration jusqu'aux beaux argumens de la traduction
de Platon, et jusqu'aux préfaces apologétiques des Fragmens, atteint
sa perfection dans les récens morceaux sur le scepticisme philoso-
phique de Pascal (1). Ce qui le distingue entre tous, c'est l'ordre, la
lîeauté régulière des développemens, un art profond en partie caché par
un grand naturel; c'est surtout une vivacité , une énergie incomparables,
un ton de maître, une phrase savante, mais aisée et flexible, qui tantôt
se développe et se déploie en majestueuses et souples périodes, tantôt,
s'accourcissant, se replie sur elle-même et s'aiguise en traits acérés.
Peu d'images, mais choisies et ornant moins le sujet qu'elles ne l'éclai-
rent; nul enjolivement, nul soin puéril, le style grec avec la netteté et
la pureté sévère de la ligne doucement éclairée d'un certain reflet de
grâce platonicienne; peu de clair-obscur et de demi-teintes comme
chez Chateaubriand et Lamennais. Aucun langage n'est plus fidèle,
avec un caractère d'ailleurs distinct, à la tradition du xvu^ siècle,
dont il s'approprie curieusement les secrets. On sait avec quelle piété,
dans sa passion pour cette admirable langue du pur Louis XIV et de
la fin de Louis XIII, M. Cousin s'applique à en rétablir le texte exact,
à en recueillir les moindres traits. Ses travaux sur Biaise et sur Jac-
queline Pascal ne sont pas seulement des modèles consommés d'élo-
quence, mais des chefs-d'œuvre de cette intelligente et délicate érudi-
tion qui n'appartient qu'aux artistes en fait de langage. Là-dessus, il ne
faut pas seulement le lire, il faut l'entendre. Il n'a pas médité Pas-
cal, il l'a vu et entendu. M"* Angélique Arnaud l'héroïque, la sainte
Urna Agnès, la belle, la fière, la languissante, la subtile M"* de Longue-
viUe, sont pour lui des figures vivantes; il les a quittées tout à l'heure.
Il sort de Port-Royal pour vous en donner des nouvelles toutes fraîclics.
(1) Voyez les livraisons de la îkvm du 15 décembre 184* et du 15 janvier lSi5.
TOME V. • 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
L'imagination de M. Cousin comme philosophe et comme écrivain est
d'une espèce à part dans notre tradition et dans notre siècle. Elle n'a
ni cet air de mystère ni cette singulière exactitude de géomètre au
sein des rêves qui caractérise Malebranche; elle n'a que rarement et
par courtes échappées la mélancolie moderne; ses attributs éminens
sont l'enthousiasme, le mouvement, l'élévation, l'éclat. Je termine
par un trait à l'adresse de nos écrivains, souvent les plus illustres; nul
n'ignore plus que lui cette plaie de notre littérature, le remplissage. Tout
est soutenu, mûri lentement dans ce qu'il écrit. Le style de M. Cousin
ne réunit pas à un degré égal toutes les qualités, mais il a les princi-
pales de la grande manière, lumière, vivacité, hauteur. S'il n'est pas le
plus complet, il est assurément le plus parfait de notre temps.
Ces qualités primesautières qui survivent sous l'appareil même de la
science, ce jet heureux, inspiré, qui éclate sous l'énergique travail
de la diction, admettent, supposent presque les dons de l'improvisateur
et du causeur. Qui n'a pas entendu M. Cousin, je le répète, peut con-
naître les idées du philosophe, il ne connaît pas l'homme. Gardez-vous
de croire que le talent oratoire de M. Cousin soit tout entier dans le mé-
moire sur la Défense de V Université et de la philosophie, lu à la chambre
des pairs. Non, c'est dans la parole soudaine qu'il se montre surtout,
c'est alors, sous l'impression d'une passion vive et d'une pensée excitée,
que cette nature d'orateur, d'homme d'esprit, s'exalte, se dégage, éclate
en tout son jour, pleine de verve énergique, piquante, plaisante, tou-
jours d'imprévu. Le geste, l'organe accentué et flexible, qui se prête
également au pathétique et à l'ironie, cette espèce de furia francese, qui,
à la tribune comme sur le champ de bataille, s'allie si bien à une sorte
de grâce relevée, font de M. Cousin un improvisateur du premier ordre
et une pliysionomie oratoire des plus frappantes qui se puissent voir. On
se dit qu'il eût été un admirable tribun, s'il eût daigné l'être; mais ce
qui distingue son éloquence de l'éloquence des tribuns, ce qui ne l'a-
bandonne guère dans le courant des affaires, c'est un sens d'une rare
vigueur, un jugement ferme et haut, qui le rendent soit dans les con-
seils publics et dans les matières d'administration, soit dans le privé,
un conseiller d'ordinaire si sûr et de si grand secours. On a fait à la
raison des philosophes la réputation d'être plus énergique que sûre.
Le raisonnement qui se développe avec simplicité et comme en droite
ligne dans les sphères de l'abstraction éprouve souvent, on le conçoit,
une sorte d'éblouissement devant les données si complexes de la pra-
tique. M. Cousin, dans cette longue familiarité avec la pensée philoso-
phique, n'a rien perdu de cette étendue et de cette pénétration du coup
d'oeil qui embrassent dans un objet les points de vue les plus divers,
qui tiennent un compte rigoureux de l'obstacle, qui démêlent le réa-
lisable du chimérique. Ses écrits sur l'instruction primaire, qui ont
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. 83
servi de base à la célèbre loi de M. Guizot, cités plus d'une fois comme
autorité au parlement et traduits en anglais, adoptés comme manuels
par l'état de New- York, attestent bien vivement cette intelligence nette
des questions pratiques, reconnue par les deux pays les plus positifs du
monde. Spontanéité et réflexion, ces deux mots empruntés à la langue
pliilosopliique de M. Cousin, le peignent lui-même au vif. C'est son ca-
ractère le plus distinctif, entre toutes les individualités contemporaines
les plus complètes, d'associer ces deux qualités contraires au degré le
plus éminent dans sa personne comme dans son talent. Si sa pensée est
remarquable par une certaine force de concentration, sa conversation
est l'image même de la vie dans son expansion la plus riche.
On dit tous les jours que l'esprit de conversation est perdu en France.
Il serait facile d'opposer plus d'un brillant démenti à cette hautaine
condamnation du temps présent en matière d'esprit. M. Cousin est
certainement un de ces démentis. Il est difficile également de rendre
d'une manière vivante à ceux qui ne l'ont pas vu l'étincelant causeur
et de le reproduire pour ceux qui l'ojit approché. Tout parle en
M. Cousin , le visage, les yeux et le geste. C'est un spectacle des plus
attrayans et parfois des plus saisissans que cette parole d'une variété
infinie embrassant tout dans sa sphère, les idées et les individus, l'art
et la philosophie, l'histoire ou simplement la nouvelle du jour; tantôt
s'attachant fortement à quelque grand sujet et s'élevant jusqu'à l'en-
thousiasme, non moins transportée par l'image du beau que par l'idée
pure; tantôt vagabonde, courant sur la cime de tout objet avec une
spirituelle légèreté, gravant d'un trait, peignant d'un mot, aventureuse
comme la fantaisie. M. Cousin, quand il cause, a sa muse, muse capri-
cieuse, qui, comme celle du poète, tour à. tour se borne à docilement
lui obéir, tour à tour semble l'assaillir et lui faire violence. La passion
peut avoir ainsi sa minute, son éloquent quart d'heure; le point de vue
exclusif, son règne d'un moment, comme par revanche contre l'éclec-
tisme, comme par représailles de l'homme contre le philosophe; mais
attendez un peu : le mot excessif aura bientôt son adoucissement ou
son correctif; l'imagination va trouver tout à l'heure son maître; le
jugement impartial, la raison étendue ne tardera pas à rentrer en
possession de tous ses droits. L'imagination, chez M. Cousin, est tantôt
une sujette qui rend à sa pensée les plus grands services, tantôt une
esclave frémissante. Elle s'associe trop bien pour la dominer tout-à-
fait et aux longs desseins qui supposent une volonté persévérante, et à
une prudence profonde qui demande une intelligence et une ame par-
faitement maîtresses d'elles-mêmes. Mais ce qui saisit dans l'homme au
premier abord, c'est cette faculté d'artiste qui frémit à tout souffle, tou-
jours active, toujours prête, dieu intérieur de la pensée, ou diable au
corps, comme dit Voltaire avec moins de révérence et plus d'esprit.
r
84 REVUE DES DEUX MONDES.
Revenons au fond des choses, ad graviora... Ces nobles thèses, cette
généreuse propagande de spirituahsme , de liberté, de justice, dont
M. Cousin a été parmi nous l'ardent propagateur, sont-elles destinées
às'efTacer devant l'indifférence, le dédain calculé ou l'hostilité aveugle
des uns, devant la hardie négation des autres ? Seront-elles sacrifiées
à la fois comme des témérités inquiétantes, de folles utopies, d'impies
tentatives, et comme des rêves rétrogrades, indignes de la sagesse des
nouveaux docteurs? C'est avec un sentiment de tristesse, et non par-
fois sans inquiétude, que l'on se pose de telles questions. Pour nous,
du moins, nous le disons avec une conviction entière : les atteintes
{MDftées à la philosophie au nom d'un mobile ou d'un principe quel-
conque, qu'il s'appelle la peur, l'intérêt, ou qu'il usurpe le nom de l;i
religion, ces atteintes seraient un déplorable augure pour l'avenir d'une
civilisation qui ne s'est élevée en définitive, qui ne s'est épurée des
corruptions de la barbarie que par la foi dans les principes, le courage
héroïque et les efforts persévérans du génie humain. La doctrine pusil-
lanime et imprudente qui croirait couper le mal à sa racine, en trai-
tant comme dangereuse et sacrilège cette libre activité intellectuelle,
n'arriverait pas même par son triomphe aux fins qu'elle se propose.
Accréditée par le désespoir, son unique effet serait de mener les esprits
désenchantés à un repos brutal, ou d'exalter le développement des
c^spérances plus brutales encore qui prennent leur source dans la ter-
restre religion du bien-être. Quand le drapeau des vérités sociales est
élevé par des mains indépendantes au-dessus des convoitises de l'é-
goïsme et des mauvaises passions, sans doute il faut s'attendre encore
à ce que bien des taches déparent la nature humaine, éternellement
faible au sein de ses aspirations les plus sublimes; mais du moins,
quand elle lève la tête, elle aperçoit encore avec une joie sévère ou
avec une salutaire tristesse la vérité, dont l'immortelle pureté n'a pas
souffert de ses erreurs et de ses délires. Tant qu'un peuple en est là, il
peut être gravement malade, mais son état n'est pas désespéré. Le signe
qu'il a touché le fond, c'est le mépris des principes, le dédain de la vé-
rité. Impius cum in profundum venerit, contemnit, dit l'Écriture, et c'est
alors seulement que l'impie est perdu. Il y a une contradiction de plus
à dévorer pour un peuple qui a pris la résolution de se gouverner par
lui-même et de marcher seul. Renoncer aux principes, c'est se con-
damner à avancer à tâtons et dans les ténèbres; c'est déclarer soi-
même qu'on forme une entreprise impossible. Tout n'est pas gagné
sans doute, mais personne n'a le droit de dire que tout soit perdu, tant
qu'il reste à une nation, pour ramener les esprits qui s'égarent, pour
rasséréner les âmes troublées, un idéal debout de justice et de vérité.
Henri Baudrillart.
LA
r r
SOCIETE AMERICAINE
LES PARTIS DE LTMOIV EN 1850.
La nation américaine est l'unique société au monde de qui l'on
puisse dire avec vérité qu'elle marche toute seule. C'est là ce qui la
distingue profondément des nations européennes et nous rend son
existence et son développement si difficiles à bien comprendre. Qu'on
prenne tel pays d'Europe que l'on voudra, il est impossible d'en étudier
la situation matérielle ou politique sans retrouver dans chacun des
élémens de sa puissance l'initiative et l'action de son gouvernement.
Cela est vrai même de l'Angleterre, le pays d'Europe où ce qu'on ap-
pelle la centralisation administrative a le moins pénétré, et où la plus
grande latitude est laissée aux efforts individuels. Le gouvernement des
États-Unis est étranger à tout ce qui se fait ou se prépare autour de
lui : il ne s'occupe pas des travaux publics, et aucun pays ne compte
plus de canaux que les États-Unis, ni plus de chemins de fer, ni plus
de services de bateaux à vapeur, ni plus de lignes télégraphiques. Le
gouvernement américain ne peut disposer d'un dollar en faveur d'une
église, et nulle part les ministres du culte ne sont si bien payés, nulle
part les diverses communions chrétiennes n'ont des églises plus nom-
breuses et des établissemens mieux dotés. L'agriculture et le commerce
n'ont à attendre des pouvoirs publics ni des primes , ni des récom-
penses, ni même des distinctions honorifiques , et leurs progrès sont
/i
86 KEVUE DES DEUX MONDES.
immenses et continuels. On peut donc dire que le gouvernement amé-
ricain n'a dans sa main aucun des grands intérêts du pays , et qu'il
ne peut influer ni en bien ni en mal sur aucun des élémens de la pros-
périté nationale. Aussi le gouvernement peut être faible, inactif, mal-
habile impunément; il peut être sans crédit au dehors et sans consi-
dération au dedans, sans que rien de vital dans la société américaine
ressente les atteintes de ce mal toujours passager qu'une bonne élec-
tion corrige aussi facilement qu'une mauvaise élection l'amène.
La principale fonction du gouvernement américain est de repré-
senter les États-.Unis vis-à-vis des nations étrangères, et l'on comprend
sans peine quelle liberté d'allure lui donne ce dégagement de toute
direction et aussi de toute difficulté intérieure. Sa tâche est simple au-
tant que celle des gouvernemens européens est compliquée. Non-seu-
lement il n'a point à redouter au dedans le contre-coup d'une mauvaise
politique au dehors, mais, comme les États-Unis ne peuvent prétendre
à exercer aucune action sur les affaires de l'Europe, leur gouverne-
ment n'a même point une influence extérieure à ménager; peu lui im-
porte au fond d'être en bons termes ou en démêlé avec quelques-uns
ou même avec tous les gouvernemens du vieux monde : il lui suffit
de surveiller et de défendre les intérêts commerciaux de l'Union. On
s'expliquerait difficilement les habitudes querelleuses et le caractère
entreprenant de la politique américaine, si le gouvernement des États-
Unis n'était affranchi de tout souci intérieur, et si, au lieu de pouvoir
apporter dans une lutte diplomatique une entière liberté d'action, une
extrême obstination et jusqu'à de la témérité, il avait,- comme les gou-
vernemens européens, à ménager mille intérêts, à tenir compte de la
conduite probable de puissances voisines et rivales, et à empêcher les
difficultés du dedans et du dehors de s'aggraver réciproquement. Dans
leurs rapports avec les petites républiques américaines , les États-Unis
montrent l'arrogance, la mauvaise foi et les habitudes spoliatrices du
fort qui sait qu'il peut impunément écraser le faible; vis-à-vis des na-
tions européennes, ils savent habilement et hardiment mettre à profit
l'avantage que leur donnent et leur position insulaire et la modicité
de l'enjeu qu'ils exposent. Quand les nations européennes se font la
guerre, elles mettent en péril leur influence dans le monde, leur ter-
ritoire, leur indépendance et jusqu'à la forme de leur gouvernement.
La guerre la plus malheureuse amènerait tout au plus aux États-Unis
un changement d'administration , elle ne coûterait pas à l'Union un
pouce de territoire, et se résumerait en une perte d'argent plus ou
moins considérable. Aussi quelle nation, si puissante qu'elle soit, fût-ce
même l'Angleterre ou la France , se résoudra autrement qu'à la der^
nière extrémité à faire aux États-Unis une guerre toujours difficile et
coûteuse, et dans laquelle les plus belles victoires seraient stériles?
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 87
La tâche des hommes qui gouvernent est donc beaucoup plus simple
et plus facile aux États-Unis que partout ailleurs; mais leur considé-
ration en est diminuée d'autant, car l'importance du pouvoir se me-
sure d'ordinaire à la grandeur des difficultés qui l'entourent et à la
gravité de la responsabilité qu'il supporte. Les États-Unis, en plusieurs
occasions, ont pu laisser impunément de côté les hommes les plus dis-
tingués parle talent, par l'expérience, par la probité politique, et élever
à la dignité suprême des hommes d'une extrême médiocrité. Leurs af-
faires, jusqu'ici, ne s'en sont pas plus mal trouvées; mais la nation
américaine a incontestablement abaissé le pouvoir qui est à sa tête, en
le mettant à la portée de toutes les ambitions vulgaires, en montrant
par plusieurs exemples que la possession du premier rang dépend
moins de la valeur personnelle et des services rendus que du caprice
populaire et des combinaisons des coteries politiques. Les partis eux-
mêmes ressentent le contre-coup de cette diminution du pouvoir, car
on mesure les hommes au but qu'ils se proposent. Chez les nations eu-
ropéennes, les partis ont des raisons légitimes d'existence dans la di-
versité des origines, des intérêts et des vues; on peut ajouter qu'en
des temps de lutte et de péril comme les nôtres, l'ambition la plus
avouée a un côté désintéressé. Les partis peuvent dire, avec une ap-
parence de fondement, qu'ils poursuivent le bien de leur pays dans
leur propre triomphe, et que le pouvoir n'est pour eux que le moyen
de faire prévaloir la politique la plus conforme à l'intérêt national, et
quelquefois la politique nécessaire au salut de la patrie. Aux États-
Unis, le but avoué des partis, c'est le pouvoir pour le pouvoir lui-
même et pour les places qu'il permet de distribuer. Aussi les luttes
des partis s'y élèvent rarement au-dessus des proportions d'une in-
trigue, et leurs péripéties dépendent d'influences individuelles et des
plus mesquines rivalités de personnes. Jusqu'à ce jour, la fortune a
souri sans relâche à la jeune nation américaine, mais il y a ici les
germes d'un mal dont les Américains prévoyans appréhendent les ra-
pides progrès. Ils s'alarment avec raison de la promptitude peu scru-
puleuse avec laquelle en plus d'une occasion certains hommes poli-
tiques ont sacrifié les vrais intérêts et l'honneur de leur pays aux rêves
ambitieux et à l'avidité conquérante de la multitude, se montrant plus
jaloux d'acquérir ou de regagner une popularité d'un jour que de res-
pecter la foi jurée et la justice. L'invasion du Texas et surtout la guerre
du Mexique, dans laquelle les États-Unis ont acquis, au prix de beau-
coup de sang et de plusieurs centaines de millions, une source de dis-
corde et de luttes intérieures, sont de significatifs exemples. Aussi de-
vons-nous dire que bien des gens, aux États-Unis, affectent de se tenir
en dehors de tous les partis, et qu'une certaine défaveur s'attache
déjà, dans l'opinion, aux hommes qui font de la politique ou leur
88 REVUE DES DEUX MONDES.
unique ou leur principale occupation. On a créé, pour les désigner,
sept ou huit dénominations différentes, et qui toutes équivalent aux
(expressions de coureurs déplaces, courtiers ou spéculateurs politiques.
L'influence considérable que les prétentions ou les rivalités indivi-
duelles exercent sur les combinaisons et la destinée des partis aux
États-Unis ne contribue pas peu à faire de la politique américaine une
sorte d'énigme pour les Européens. Tout le monde sait ce que repré-
sentent en Angleterre les whigs et les tories, en Prusse les absolutistes,
les constitutionnels et les radicaux, en France les trois fractions des
conservateurs et les socialistes. Tout le monde sait en quoi ces partis
diffèrent les uns des autres, ce qu'ils veulent, et surtout ce qu'ils ne
veulent pas, et il est toujours facile à un homme un peu éclairé de
conjecturer et de s'expliquer les motifs qui, dans une circonstance
donnée, font tenir à un parti telle ou telle conduite. Au contraire,
l'Européen qui veut suivre les variations de la politique aux États-
Unis a besoin d'un véritable apprentissage avant de pouvoir se rendre
compte de ce qui s'y passe. Non-seulement les partis s'y désignent par
des dénominations en quelque sorte de fantaisie et sans signification
précise, mais ces désignations se multiplient à l'infini, et les mots de
whigs, locofocos, old-hunkers, barnburners , natifs américains, free-
soilers, abolitionistes, ressemblent plutôt à des appellations de cote-
ries qu'à des noms de partis sérieux. Qu'est-ce donc, lorsque, poussant
plus loin l'investigation, on cherche quels sont les doctrines spéciales
et le programme de gouvernement de chacun de ces partis, et qu'on
ne trouve entre eux nulle différence réelle; lorsqu'on ne peut dé-
couvrir aucune raison un peu plausible qui paraisse de nature à faire
désirer même par le peuple américain, et à plus forte raison par les
étrangers, le triomphe d'un parti plutôt que celui d'un autre? Est-il
surprenant que le public européen, complètement privé de renseigne-
mens, ne puisse comprendre les oscillations de la politique américaine,
et que, voyant sans cesse le pouvoir passer d'un parti à l'autre, il soit
conduit à expliquer d'une manière erronée ces déplacemens de la fa-
veur publique, et ne soupçonne pas tout ce qu'il y a de factice dans les
évolutions d'un grand peuple et dans les jugemens du suffrage uni-
versel ?
C'est dans ce dédale de la politique américaine que nous voudrions
essayer de jeter quelque lumière. Quelle est l'origine des partis qui
divisent aujourd'hui les États-Unis? Par quelles transformations suc-
cessives ces partis ont-ils passé? Déjà une fois, à propos de l'annexion
du Texas, ces questions ont pu être posées et traitées dans cette Bé-
vue (1). Aujourd'hui, il y a lieu de les reprendre en les rattachant à la
(1) Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1844, le Texas et les États-Unis.
EA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 89
situation actuelle. Depuis 1844, les États-Unis semblent entrés dans
une période de transition qui mérite le plus sérieux examen; les luttes
jwlitiqucs sont définitivement vidées, et les partis les prolongent plutôt
par obstination et pour perpétuer leur propre existence que dans l'es-
poir de rien conquérir les uns sur les autres. Des luttes nouvelles se
préparent, bien autrement vives et redoutables que les luttes anciennes;
les questions territoriales tendent à se substituer définitivement aux
questions administratives et politiques. Il y a là en germe toute une
série de graves difficultés qui pourraient mettre un jour en péril,
comme on va s'en convaincre, l'existence même de l'Union.
I.
La rédaction de la constitution américaine donna lieu, au sein de
l'assemblée constituante, aux débats les plus orageux. Un jour, à la
suite d'une lutte très vive où les esprits s'étaient irrités, les délégués
s'étaient levés et allaient se séparer en renonçant à continuer leur
œuvre, lorsque Gouverneur Morris, reprenant la parole, adressa à
ses collègues un appel si touchant, que toute colère tomba aussitôt et
que les sentimens de conciliation reprirent le dessus. « Si Gouverneur
Morris avait gardé le silence, disait plus tard un témoin oculaire, de-
venu président, jamais les États-Unis n'auraient eu de constitution, et
jamais je ne me serais assis sur le siège de Washington. » Le jour de
la proclamation de la constitution vit naître le parti fédéraliste et le
parti démocratique, il vit le peuple américain se partager irrévoca-
blement entre eux.
Les fédéralistes, qui durent leur nom à leurs opinions, et surtout à
un remarquable ouvrage publié pour servir de commentaire et d'apo-
logie à la constitution nouvelle, se déclarèrent partisans du pouvoir
fédéral et de tout ce qui pouvait fortifier son action et son autorité,
même aux dépens de la souveraineté des treize états confédérés. L'A-
mérique, suivant eux, ne pouvait être bien administrée et ne pouvait
avoir au dehors une politique vigoureuse et respectée qu'autant que
le pouvoir central ne rencontrerait au dedans aucun obstacle dans les
prétentions des états isolés. C'était la force du pouvoir central qui fe-
rait vis-à-vis de l'étranger la force de la confédération. A la tête des
fédéralistes était Washington, qui, malgré l'impartialité que lui com-
mandait sa position, a laissé clairement percer ses sympathies. L'ex-
périence de la guerre de l'indépendance, le souvenir des mille diffi-
cultés que lui avaient suscitées, pendant son commandement, les
rivalités, les lenteurs et l'impéritie des gouvernemens particuliers, lui
faisaient juger indispensable d'établir l'unité de pouvoir et de direc-
tion, et d'investir l'autorité centrale d'une suprématie incontestée. Les
90 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes opinions étaient partagées par les hommes les plus distingués
de cette époque féconde en esprits éminens et en grands caractères.
Le plus ardent de tous était Alexandre Hamilton, le principal rédacteur
du Fédéraliste et le bras droit de Washington pendant son administra-
tion. Gouverneur Morris, qui nous a laissé de si charmans mémoires
sur la révolution française; John Jay, esprit ferme et décidé, dont la
netteté trahissait l'origine française; Aaron Burr, dont l'ambition im-
patiente effaça les brillantes qualités, et qui, après avoir commencé
comme» un homme d'état, finit comme un aventurier; Adams, le pre-
mier successeur de Washington, étaient dans les mêmes sentimens.
Tous ces hommes étaient de grands propriétaires, habitués à la vie
presque seigneuriale des riches planteurs; ils avaient reçu, soit dans
les colonies, soit même en Angleterre, une brillante éducation; ayant
embrassé avec ardeur la cause de l'indépendance à laquelle ils appor-
taient une force considérable par leur influence, leurs richesses et leurs
talens, ils avaient occupé aussitôt les principaux emplois; presque tous
avaient rempli des missions diplomatiques, ils avaient vécu dans les
cours européennes, et en avaient rapporté le goût des manières élé-
gantes et du grand ton; c'étaient, comme le disaient malignement
leurs adversaires, des gentilshommes républicains.
En face d'eux se posa nettement, dès les premiers jours, un. homme
qui pouvait tenir une place élevée dans cette pléiade, mais qui voulait
le premier rang, Jefferson, qui à de grandes qualités joignait un esprit
atrabilaire et envieux. Élève de Jean-Jacques Rousseau, alfecté, guindé
et prétentieux comme lui, il érigea la rudesse et la grossièreté des ma-
jiières en vertus politiques. Malgré ses lumières, son éducation, sa for-
tune, il apporta au pouvoir une affectation de rusticité dont se moquait
sans ménagement son ami Randolph, le brillant orateur qui ne se
croyait point obligé de faire à ses opinions politiques le sacrifice de ses
habitudes de grand seigneur. Ce fut Jefferson qui créa et qui baptisa
du même coup le parti démocratique.
Le choix de ce nom était déjà une accusation contre le parti con-
traire; on alla même jusqu'à traiter de royalistes et de partisans de
l'Angleterre les véritables fondateurs de la république. Le parti démo-
cratique mit à profit l'attachement profond des Américains pour les li-
bertés municipales. Confondant, par une habile assimilation, deux
choses distinctes, il proclama du même coup l'indépendance de la
commune au sein de l'état, et surtout l'indépendance de l'état au sein
de la confédération. 11 se fit le défenseur des droits des états contre
les empiétemens supposés du pouvoir central. 11 établit en principe ce
qu'on a appelé le gouvernement de soi-même, self-government. Tout
homme a droit de se gouverner lui-même, et a droit de ne céder de
sa liberté d'action et de ses ressources que ce qui est strictement né-
I
à
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l' UNION. 91
cessaire pour s'assurer le concours de son semblable, et cette cession,
il doit la faire autant que possible au profit du pouYoir le plus rap-
proché de lui. Le rouage essentiel sera donc la commune, comme le
pouvoir le plus rapproclié de l'individu; l'état n'a pas le droit de faire
ce que les indi\'idus isolés ou réunis peuvent faire suffisamment bien,
son unique mission est de se charger de ce que les individus, même
en s'associant, ne peuvent faire aussi bien que lui. De même, au sein
de la confédération, chaque état, étant une société complète, un gou-
vernement organisé, a droit à une entière liberté d'action, et le rôle
du pouvoir central n'est pas de diriger la confédération, mais de servir
d'arbitre entre tous les états qui ont concouru à l'élire.
Nous nous bornons à exposer ic fond môme de la doctrine des deux
partis, car leurs opinions, si éloignées en théorie, s'accordaient souvent
dans la pratique. Il ne s'agissait, après tout, que d'interpréter la con-
stitution dans un sens favorable ou contraire à la centralisation admi-
nistrative, les uns ayant pour maxime de fortifier autant que possible
le pouvoir central, et les autres cherchant à le contenir dans d'étroites
limites. On ne sera pas surpris d'apprendre que l'avocat, le diplomate
et llécrivain du parti démocratique fut un Genevois, M. Albert Gai-
latin, mort il y a quelques mois seulement, et qui avait apporté de sa
patrie, la république fédérative des Suisses, les idées les plus hostiles
à toute centralisation.
Les fédéralistes éprouvèrent un premier et décisif échec, lorsqu'ils
ne purent faire réélire M. Adams, le premier successeur de Washing-
ton, et que Jefferson, après une lutte acharnée, arriva à la présidence.
On avait habilement exploité contre eux les habitudes fastueuses du
second président. M. Adams réunissait la fortune des deux familles
des Quincy et des Adams , qui étaient au nombre des plus riches de
l'Union , qui ont donné leur nom à des villes et à des comtés dans la
Nouvelle- Angleterre, et qui peuvent, par une filiation bien établie, re-
monter non-seulement aux fondateurs de la colonie, mais suivre leur
origine jusque dans la vieille contrée {old country), comme on disait
avant la guerre de l'indépendance. Il croyait qu'il était bon de relever
par un certain éclat extérieur la première dignité de la république, et
il tenta d'établir dans les réceptions présidentielles une sorte de céré-
monial et d'étiquette que Jefferson qualifia de faste royal, et qui servit
de prétexte à ses partisans pour dépopulariser l'ami de Washington.
La guerre de 1812 avec l'Angleterre fit comprendre la nécessité de ne
point trop affaiblir le pouvoir central et réunit les deux partis; l'admi-
nistration conciliante de Madison aida encore puissamment à ce rap-
prochement. C'est à ce moment que fut rétablie pour trente ans la
banque des États-Unis, dont le privilège, expiré en 1811, n'avait pas
été renouvelé à cause de l'opposition des démocrates. Le parti fédéra-
92 REVUE DES DEUX MONDES.
liste fut encore assez puissant pour faire arriver en 1825 le fils de
M. Adams à la présidence; mais ce fut son dernier signe de vie. L'é-
lection du général Jackson, en 1829, lui porta le coup décisif.
Déjà, du reste, le nom de whigs avait remplacé peu à peu celui de
fédéralistes, et les partis avaient changé de chefs et de terrain. En
effet, on s'était mis à peu près d'accord sur toutes les questions qui
avaient fait l'objet des premières luttes. Aucun des deux partis ne s'é-
tait jamais proposé de toucher à la constitution , dont les mérites écla-
taient par l'heureuse épreuve du temps, et dont l'autorité morale
croissait d'année en année : il ne s'était jamais agi que de l'interpréter
sur les points qu'elle n'avait pas prévus ou n'avait pas tranchés, et le
peuple avait été appelé à se prononcer indirectement sur tous ces points
dans plusieurs élections générales. Or, les deux partis étaient trop bons
républicains et trop habiles pour remettre aucunement en question ce
que le souverain pris par eux pour juge avait paru décider. Ils sa-
vaient aussi que la multitude est un souverain capricieux, qui se lasse
d'entendre toujours répéter les mêmes noms, et déjà ils avaient soin
de déplacer chaque fois le terrain de la lutte et de substituer des noms
nouveaux aux noms affaiblis par des défaites. C'est ainsi que M. Clay
remplaça à la tête des whigs le second Adams, et que des questions
nouvelles furent soulevées.
La question de la banque des États-Unis a été le dernier point com-
mun entre l'ancien parti fédéraliste et son héritier, le parti whig. L'é-
tablissement de cette banque a été la seule tentative sérieuse de cen-
tralisation qui ait été essayée aux États-Unis, et ses services immenses,
sa bonne administration , ne purent lui faire pardonner son origine.
Cest peut-être le premier exemple qu'on ait eu d'une institution ex-
cellente et irréprochable, n'ayant donné et ne donnant que les meil-
leurs résultats, et sacrifiée volontairement au triomphe d'une théorie.
On fit d'abord valoir, pour la défendre, la convenance et l'avantage
d'avoir un grand établissement modèle, d'une réputation bien établie
rîans le monde entier, et qui fût aux États-Unis le régulateur du crédit
et de la circulation. On fut promptement vaincu sur ce terrain par
les rivalités locales et les suggestions de l'intérêt privé. New- York ne
l>ardonnait pas à la banque des États-Unis d'avoir son siège à Phila-
delphie; toutes les banques d'états lui enviaient les avantages qu'elle
retirait du dépôt des recettes du trésor et du maniement des fonds de
la confédération. Enfin, tous les spéculateurs qui, pour multipher leurs
bénéfices et leur crédit personnel , aspiraient à fonder dans chaque
comté et dans chaque ville des banques par actions, se croyaient inté-
ressés à détruire un établissement investi déjà d'une grande autorité
commerciale, et assuré de ne point rencontrer de rival dans la con-
fiance publique. L'effroyable crise financière qui a suivi la chute de la
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'uNION. 93
I)anque des États-Unis a justifié les prévisions des défenseurs de cette
grande institution, et les faillites périodiques des banques particulières
commencent aujourd'hui à répandre dans le public américain la dé-
fiance et le dégoût de tout établissement de ce genre.
Les whigs essayèrent ensuite de défendre la banque des États-Unis,
non plus comme régulatrice de la circulation , mais comme un pré-
cieux instrument de trésorerie. Ils firent valoir qu'elle avait offert le
moyen le plus sûr de concentrer les recettes et d'effectuer les paiemens
du gouvernement. L'expérience montra bientôt qu'il était impossible
de confier l'argent du trésor aux banques particulières, qui se servaient
des fonds publics pour se dispenser de tout encaisse métallique, et qui
souvent se trouvèrent hors d'état de rendre ce qu'elles avaient reçu.
L'autorisation , donnée alors aux receveurs, de conserver entre leurs
mains les sommes considérables que produisaient les recettes des
douanes fut pour eux une tentation ou de spéculer avec les deniers
publics ou simplement de les emporter à l'étranger, et d'assez nom-
breuses infidélités ont été une dure leçon de défiance pour le trésor
fédéral. Il fut dès-lors démontré qu'il y avait eu à la fois sûreté et éco-
nomie dans l'intervention de la banque des États-Unis, et les whigs
essayèrent de ressusciter la banque, non plus comme établissement
commercial, mais comme agent de la trésorerie. En 18-43, leur dernière
tentative, au moment où ils touchaient à un succès complet, fut rendue
inutile par le veto que le président Tyler opposa au vote du congrès.
Les démocrates, victorieux par cette intervention imprévue de M. Ty-
ler, n'ont point su résoudre la difficulté, et ont été eux-mêmes obligés
de créer, pour le service des fonds publics, une administration bâ-
tarde, qu'ils ont appelée sous-trésorerie d'état. Néanmoins les whigs
se sont tenus pour battus, et il n'est plus question de rétablir ni la
banque des États-Unis ni rien qui lui ressemble.
Une autre question avait été résolue long-temps auparavant , mais
elle a eu des conséquences qui subsistent encore : c'est la question des
améliorations intérieures [internai improvement), qui fut pour M. Clay
l'occasion de luttes glorieuses, quoique terminées par la défaite. Was-
hington et les présidens ses successeurs avaient uniformément re-
commandé au congrès d'établir ou de maintenir des droits de douane
protecteurs de l'industrie naissante des États-Unis. Le peuple améri-
cain a une aversion insurmontable pour les taxes, c'est-à-dire pour
toute espèce d'impôt direct, soit sur le capital, soit sur le revenu. L'in-
térêt de la tranquillité publique et la nécessité de protéger l'industrie
nationale commandaient donc de s'adresser aux impôts indirects, et
particulièrement aux droits de douane. Heureusement ces droits don-
naient un produit assez abondant pour suffire et au-delà aux dépenses
de la confédération. Aussi, lorsque les dépenses de la guerre de 1812
94 REVUE DES DEUX MONDES.
eurent été ac(iuittées. lorsqu'on eut remboursé en quelques années la
dette nationale contractée à l'occasion de cette guerre, le trésor des
États-Unis se trouva avoir un excédant de recettes assez considérable,
et il fallut songer à l'emploi de cet argent. On ne pouvait laisser ac-
cumuler ces excédans de recettes; un état est dans une situation toute
différente de celle des particuliers : il doit, autant que possible, laisser
tout le capital national dans la circulation, et il ne saurait lui convenir
de thésauriser. Était-il plus convenable de distribuer chaque année
entre les états le surplus des recettes de l'Union? La plus grosse part
serait retournée aux états riches, qui s'en seraient servis pour diminuer
leurs taxes locales et vivre aux dépens de la communauté. Les whigs
proposèrent de donner au surplus des recettes un emploi productif en
le consacrant à des travaux publics. Ils demandèrent qu'on appliquât
ces fonds à la création d'une route nationale qui relierait entre eux tous
les états nouveaux, à l'amélioration du cours des principales rivières,
afin de les rendre toujours et facilement navigables, au creusement de
canaux qui reliassent entre eux les grands lacs et les principaux cours
d'eau. M. Clay présenta un vaste plan dont toutes les parties étaient
liées, et qui eût créé au commerce intérieur des États-Unis tout un ré-
seau de communications nouvelles et faciles. Il faisait valoir que tout
ce qui ajoutait à la prospérité et à la richesse d'une partie de l'Union
donnait un essor nouveau au commerce des autres parties et tournait
au profit de la communauté.
Le parti démocratique fit à toutes ces mesures une résistance déses-
pérée. Il dénia au gouvernement central le droit d'entreprendre des
travaux publics sur le territoire des états. Il prétendit que l'adoption
du plan de M. Glay donnerait une influence inconstitutionnelle au
pouvoir fédéral, qui aurait les moyens de favoriser tel ou tel état en
lui faisant une plus large part dans les travaux exécutés aux dépens de
la communauté. Cette résistance fut victorieuse à la longue, mais seu-
lement après que les démocrates eurent changé le terrain de la dis-
cussion. Ne pouvant contester que le gouvernement dût donner un
emploi raisonnable au surplus des recettes, ils s'attaquèrent à ce sur-
plus, et prétendirent que les recettes ne devaient jamais dépasser les
dépenses. Ils étabhrent en principe que l'Union n'avait droit de lever
des impôts que jusqu'à concurrence des dépenses fédérales, ou du
montant de la dette, quand il en existe une. Tout impôt dont la recette
n'est pas nécessaire pour couvrir les dépenses ou rembourser la dette
fédérale est un prélèvement illégitime et inconstitutionnel sur l'avoir
du peuple.
Cetait là une théorie spécieuse et assurée de devenir promptement
populaire; mais elle avait l'inconvénient de renverser de fond en com-
ble le système des droits protecteurs, dont les whigs soutinrent avec
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 95
ardeur la légitimité. Dans le système protecteur, les droits sont cal-
culés moins sur le produit qu'ils donneront que sur le degré de pro-
tection qui est nécessaire à l'industrie indigène. La protection est le
but, et le revenu n'est que l'accessoire. Les démocrates étaient amenés,
au contraire, à mettre le revenu en première ligne. Or, il peut arriver
qu'un droit qui donnera un revenu suffisant ne sera pas assez élevé
pour protéger efficacement l'industrie nationale. La lutte des partis se
compliqua donc d'un antagonisme d'intérêts, et pour la première fois
des questions de territoire intervinrent dans la politique. Les états du
nord, presque tous manufacturiers, inclinèrent de plus en plus vers le
parti whig, dont ils devinrent le principal appui; les états de l'ouest, dé-
sii'eux d'exporter leurs grains, et les états du sud, qui ne s'enrichissent
que par la vente de leurs cotons et de leurs tabacs à l'Angleterre, ap-
préhendèrent qu'un tarif protecteur, en provoquant à Londres des re-
présailles, ne nuisît à leurs exportations : ils furent conduits à soutenir
le parti démocratique.
La lutte ne tarda pas à devenir extrêmement vive, lorsqu'au lieu de
questions spéculatives des intérêts considérables s'y trouvèrent enga-
gés. Elle prit même un caractère d'acharnement et d'animosité qui
faillit compromettre l'existence de la confédération. Il sembla un mo-
ment que les exigences du nord et du sud étaient devenues tellement
inconciliables, que la rupture du pacte fédéral pouvait seule empêcher
une collision violente. C'est à ce moment que M. Clay s'acquit une
gloire durable en s'interposant entre les partis; tenant au sud par sa
naissance, par sa résidence, par ses intérêts de propriétaire d'esclaves,
et chef reconnu du parti qui avait l'influence prépondérante au nord,
il se crut appelé à prendre le rôle de conciliateur. Il sut amener ses
amis et ses adversaires à des concessions mutuelles, et ce qu'on a ap-
pelé l'Acte de Compromis de 1833 sauva véritablement l'intégrité de
la confédération. Les questions de tarif ont sans doute continué d'être
agitées, et plus d'une fois, selon les oscillations du pouvoir, des modi-
fications ont été apportées aux droits de douane de manière à accroître
ou à diminuer le degré de protection qu'ils assurent à l'industrie amé-
ricaine; mais jamais on ne s'est écarté sensiblement des principes qui
servent de base au compromis.
Les questions de tarif ne sont donc plus de nature à passionner vi-
vement les esprits aux États-Unis. La force des choses a amené le parti
démocratique à accepter et même quelquefois à solliciter l'interven-
tion du pouvoir central, quand il s'est agi de commencer ou de soutenir
des entreprises considérables. C'est ainsi qu'en ce moment même les
états de l'ouest sollicitent le pouvoir fédéral de faire étudier et d'en-
treprendre un chemin de fer pour joindre les rives du Mississipi à la
Californie. De leur côté, les whigs ont renoncé à tout plan systéma-
9G REVUE DES DEUX MONDES.
tique de travaux publics, à tonte idée d'un ensemble de routes na-
tionales et de canaux exécutés aux frais de l'Union. Quelles que puis-
sent être les convictions intérieures, les opinions individuelles sur les
avantages ou les inconvéniens d'une banque fédérale, il n'est aucun
wliin qui songe à demander jamais le rétablissement de la banque des
États-Unis. Sur la question de la banque, comme sur celle des amé-
liorations intérieures, tout le monde accepte l'arrêt porté par le suf-
frage universel. On peut donc dire que toutes les grandes questions
qui divisaient, il y a vingt ans, les partis, sont aujourd'hui à peu près
complètement résolues. Les partis n'ont point désarmé; mais, quand
on étudie leurs déclarations et leurs manifestes, on a peine à décou-
vrir les points sur lesquels ils diffèrent. Aussi il ne manque pas de
censeurs pour dire que la vraie différence entre les partis, c'est celle
qui existe entre les ins et les outs, c'est-à-dire entre les gens qui occu-
pent les places et ceux qui veulent les occuper.
Ce jugement sévère n'est malheureusement pas dénué de vérité. Il
faut, en effet, envisager les partis américains dans leur vie de chaque
jour, et non pas seulement aux époques solennelles où ils se disputent
la première magistrature du pays, et font donner chacun à leur can-
didat des millions de sutîrages. A ces momens, les partis présentent
l'imposant spectacle d'une armée immense d'électeurs votant avec un
(ffdre et une discipline admirables, et acceptant avec le môme calme,
sinon avec la même joie, la victoire ou la défaite. Mais l'élection pré-
sidentielle, qui ne revient que tous les quatre ans, et les quelques mil-
liers de places dont dispose le chef du pouvoir exécutif, ne suffiraient
pas à tenir les partis en haleine, et on verrait ceux-ci tomber dans
l'apathie et se dissoudre, si les ambitions individuelles ne trouvaient
ailleurs un perpétuel aliment. Les efforts d'un whig ou d'un démo-
crate ne tendent pas seulement à faire arriver tel ou tel candidat à la
présidence ou à un siège dans le congrès, mais à faire prévaloir des
hommes de son opinion dans son état, dans son comté, dans sa com-
mune. La lutte entre les partis prend donc mille formes, et se repro-
duit à tous les degrés de l'échelle territoriale avec des chances multi-
pliées. On peut être vaincu dans la lutte générale et vainqueur dans
son propre état; vaincu dans son état, on peut être vainqueur dans sa
commune. On se fait donc whig ou démocrate, non pas pour être pré-
sident ou sénateur, mais quelquefois pour être élu inspecteur de po-
lice ou agent-vo^r de son district. Les ambitions de tout ordre ont
ainsi toujours à leur portée une récompense appropriée à leurs services
et à leur importance. Si les grands talens et les grandes influences as-
pirent aux ministères, aux emplois importans, aux missions diploma-
tiques, les notabilités secondaires convoitent les magistratures princi-
pales deleur état, et les charges municipales suffisent à animer le zèle
LA SOCIÉTÉ ASIÉRiCAîM- ET LES PAP.TIS DE L'LNION. 97
ies meneurs de village. Il ne manque aux États-Unis, pas plus qu'ail-
leurs, de, capacités déclassées ou incomprises et d'avocats- sans causes,
le fléau de tous les temps et de tous les pays. Ces deux sortes d'hommes
;oiît invariablement dans chaque localité les agens des partis, parce
ju'ils peuvent donner leur temps, c'est-à-dire la chose dont les Amé-
ricains sont le plus avares. 11 y a dans chaque commune un comité
permanent, annuellement rééligible, chargé de correspondre avec les
lutres comités du parti. Les courtiers politiques s'introduisent dans
îes co nités: ils enrégimentent les habitans de leur circonscription, ils
'échaulfent les tièdes, ils recrutent les indécis, afin de mener au com-
bat une phalange compacte; et, en attendant que la victoire électorale
eur donne une des charges municipales, ils vivent sur les cotisations
)ar lesquelles les citoyens du parti subviennent aux dépenses du co-
nité, au loyer de son local, à l'entretien des bannières, aux frais de
nusique, de pétards et de salves d'artillerie les jours de manifesta-
ions. Dans les grandes villes, les cotisations des partis produisent de
rès fortes sommes, parce qu'il faut faire face à des dépenses considé-
ables. A New- York, le comité permanent des démocrates est proprié-
aire d'un immense édifice, appelé Tammany-Hall, où se tiennent les
'éunions générales; la salle principale peut contenir plusieurs milliers
le personnes. Le comité a sous ses ordres un grand nombre d'em-
)loyés, et un orchestre qui, dans les réunions publiques, exécute des
lirs démocratiques entre chaque discours. Lorsqu'un personnage im-
>ortant du parti vient à New-York, on ne manque jamais d'organiser
me procession en son honneur. Plusieurs milliers de démocrates, di-
isés en colonnes ayant chacune à leur tête un corps de musique, pré-
édés et suivis de canons qu'on décharge par intervalles, vont chercher
, Tammany-Hall les bannières du parti, et se portent sous les fenêtres
le l'hôte de la ville. Une sérénade lui est donnée, et trois formidables
lourrahs en son honneur ébranlent toutes les vitres. Il paraît alors au
talcon, et prononce un discours que ceux qui n'entendent pas applau-
lissent de confiance. Le cortège défile ensuite pendant plusieurs heures,
i va faire le tour de la ville avant de rentrer à Tammany-Hall, où les
Jiefs félicitent leurs soldats de l'enthousiasme qu'ils ont montré et du
)on ordre qu'ils ont su garder. Les whigs à l'occasion ne manquent
►as d'en faire autant pour leurs coryphées.
Cette organisation quasi-militaire des partis aux États-Unis explique
eule leur admirable discipline. C'est cet immense état-major, em-
)rassant depuis les grandes villes jusqu'aux moindres villages, qui
eur permet d'agir avec une si grande rapidité, un ensemble et un ordre
i merveilleux. L'inconvénient est que les deux états-majors vivent aux
lépens de la communauté. Nous touchons ici à l'une des plus grandes
)laies des États-Unis. L'état de choses que nous décrivons, en détermi-
,. TOME X. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
nant une foule de gens à faire de la politique par spéculation et à n'a^
voir d'autres moyens d'existence que leurs services électoraux, ei
entretenant l'amour et le besoin des places, alimente la corruptioi
politique, et jette dans le peuple américain les germes d'une démora-
lisation profonde. Il a eu en outre pour conséquence de dénaturer ra-
pidement les institutions américaines, en faisant de toutes les fonctions
un objet de trafic, une véritable marchandise. Les fonctions purement
honorifiques ont disparu; on a attaché un salaire à toutes, afin (jue
toutes fussent une récompense pécuniaire. Toutes les magistratures,
même celles qui semblent exiger le plus impérieusement des garan-
ties de moralité, de savoir et de capacité, même celles qui doivent
avoir pour conditions essentielles l'indépendance et la fixité, subis-
sent une commune transformation. Les partis, plus préoccupés d'aug-
menter la monnaie électorale dont ils disposent que des vrais intérêts
de la communauté, sont toujours d'accord pour créer de nouvelles
fonctions, pour abréger la durée des fonctions déjà existantes et pour
les soumettre à l'élection directe, sans excepter même les charges de
judicature. Depuis quinze ans, une véritable révolution s'accomplit,
sous ce rapport, aux États-Unis, et ses progrès deviennent chaque
jour plus rapides : l'état de New-York, qui a modifié, il y a trois ans,
sa constitution, a étendu jusqu'aux fonctions judiciaires le principe de
l'élection directe, et la convention qui révise en ce moment même la
constitution de Kentucky veut y introduire le même changement. On
peut prédire que d'ici à quelques années toutes les fonctions judiciaires
seront électives aux États-Unis. L'expérience dira si des corps judi-
ciaires soumis à la réélection tous les trois, tous les cinq ou même tous
les sept ans, sont un progrès sur l'ancienne organisation. Déjà, dans
les états où ce changement date d'un certain nombre d'années, comme
la Louisiane, on se plaint des difficultés que présente un bon recrute-
ment du corps judiciaire; les places de juges, autrefois recherchées
avec ardeur par tous les hommes de mérite, sont aujourd'hui refusées
par les hommes de loi de quelque réputation.
II.
L'organisation la plus savante et même la large curée que peut pro-
mettre la conquête du pouvoir ne suffisent pas long-temps à maintenir
unie et compacte la masse d'un parti, lorsque, à défaut de principes
bien définis, ce parti n'a pas au moins une idée qui lui serve de signe
de ralliement. Aussi, depuis quelques années, les hommes politiques
des États-Unis sont-ils toujours à l'aflut des moindres circonstances
qui peuvent exercer quelque action sur le mouvement de l'opinion
publique, et c'est une lutte à qui devinera le premier de quel côté
lA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'lNION, 99
souffle le vent populaire, afin de se mettre à la tête de cet immense cou-
rant qui vous porte droit au pouvoir. Quand il fut manifeste que Tar-
de nte et aventureuse population de l'ouest voulait l'annexion du Texas,
tous les partis et tous les hommes politiques mirent en avant leur plan
particulier pour acquérir cette province. Bien peu d'hommes ont eu
le courage, deux ans plus tard, de comhattre et de flétrir la guerre
spoliatrice faite au Mexique, et quand les idées de conquête, un mo-
ment assoupies aujourd'hui, agiteront de nouveau les masses popu-
laires, certains hommes politiques, dont le programme est déjà tout
prêt, se mettront à demander la conquête de l'île de Cuba et l'an-
iiexion du Canada, peut-être même de toutes les colonies anglaises de
rAmérique du Nord. Le général Scott, qui est un whig, a déjà dit
qu'il espérait voir le Canada entrer un jour pacifiquement dans l'Union
américaine; le général Cass, qui est un démocrate, s'est déclaré prêt à
le conquérir avec son épée. Mais laissons là l'avenir, et, revenant au
])ri sent, montrons par un exemple avec quelle promptitude les partis
tournent à leur profit les moindres variations de l'opinion publique.
g Après l'élection présidentielle de 4844, dans laquelle les whigs
éprouvèrent une défaite inattendue, parce que les deux états de New-
York et de Pensylvanie, dont ils se croyaient sûrs, donnèrent aux dé-
mocrates une majorité de quel({ues voix, les vaincus imputèrent leur
échec aux fraudes électorales de leurs adversaires : ils accusèrent, avec
quelque fondement, les démocrates d'avoir fait voter à New-York un
<iertain nombre de Canadiens, arrivés le matin et repartis le soir par
le chemin de fer; ils les accusèrent, avec bien plus de fondement en-
core, d'avoir fait voter, à l'aide de faux certificats, un grand nombre
d'Irlandais qui n'avaient point acquis la naturalisation. C'est là une
fraude qui se pratique perpétuellement, et qui ôte aux élections des
grands ports de mer toute espèce de sincérité; car c'est par milliers
qu'on fabrique de faux électeurs en transformant en citoyens impro-
visés les émigrans qui débarquent chaque jour aux États-Unis. Rien
n'est plus facile que de déterminer les émigrans et surtout les Irlan-
dais à voter dès le lendemain de leur débarquement; mais le grand
art des courtiers électoraux consiste à persuader à Paddy (1) qu'il a
bien réellement le droit de voter. On raconte la colère d'un Irlandais
dont un président de scrutin refusait le bulletin, et qui s'écriait avec
indignation qu'il s'était présenté le matin même en huit autres en-
droits, et que personne ne lui avait encore fait l'afîront de refuser son
petit papier. La durée du séjour nécessaire pour acquérir la naturali-
sation est si courte, que les autorités municipales ne font Jamais diffi-
4înlté de délivrer le certificat qu'on leur demande, et il est bien plus
^1) Nom générique des Irlandais.
100 llÈVLÉ DES DEUX MONDES.
rare éilcore que les présidons de section s'avisent d'en exiger la pré-
sentation, surtout quand les électeurs suspects arrivent, bannières et
tambours en tète, avec le flot du parti auquel le président lui-même
appartient.
A New-York et dans quelques autres villes, les émigrans sont assez
nombreux pour exercer une influence sensible sur les élections locales.
Ils en ont tiré parti. Les Irlandais notamment se sont promptement
organisés; ils votent avec ensemble dans toutes les élections, passant
sans cesse d'un parti à l'autre, et sans autre préoccupation que de s'em-
parer des petites charges électives. Le parti démocratique fut accusé,
en 1844, d'avoir abandonné ses propres candidats dans les élections
municipales pour acquérir à ce prix les votes des Irlandais dans la lutte
présidentielle. Cette invasion par les étrangers des fonctions munici-
pales et de tous les emplois qui en dépendent était devenue à cette
époque si fréquente et si complète, qu'elle exaspéra les Américains.
Ceux-ci ne purent supporter d'être ainsi dépouillés par de nouveaux
venus qui étaient à peine citoyens, qui souvent même n'avaient pas
encore droit de cité. On réclama vivement contre l'influence illégitime
exercée sur les affaires de l'Union par des étrangers qu'une générosité
imprudente assimilait entièrement aux véritables Américains. Une
agitation commença, des associations se formèrent pour réclamer la
révision des lois de naturalisation, et pour ne porter dans les élections
que des candidats américains de naissance. Les whigs applaudirent à
ce mouvement, et un de leurs chefs, M. Daniel Webster, encouragea
de ses efforts et de ses exhortations le parti nouveau-né, qui prit le
nom de parti des natifs américains.
Les whigs, en s'associant à cette agitation, espéraient qu'elle se ré-
pandrait dans toutes les parties de l'Union, que le sentiment d'égoïsme
national auquel elle faisait appel entraînerait la multitude, etqu'euïc
mèmes recevraient en échange de leur appui un surcroît de popularité
et de puissance. Il ne fut donc question , pendant un moment , que de
réviser partout les lois de naturalisation, et de rendre plus difficiles à
acquérir le titre et les droits de citoyen américain. On peut penser que
les nouveaux venus, menacés dans leurs droits et dans leurs espé-
rances, ne s'oublièrent pas; ils s'agitèrent à leur tour, et se jetèrent
dans les bras du parti démocratique, qui , au nom de la générosité
américaine, au nom de l'hospitalité, combattit, comme injuste, illibé-
rale et impolitique, l'idée de rendre plus rigoureuse la législation sur
la naturalisation. Cependant, au premier moment, l'élan était donné,
et les rangs des natifs américains grossirent à vue d'oeil; ils enlevèrent
les élections de la Pensylvanie et de New-York. Plusieurs années con-
sécutives, il fut impossible de leur disputer l'élection du maire de New-
York; mais ces succès ne furent pas de longue durée: le mouvement
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE L'uNIÔN. 101
ne prit jamais une grande extension en dehors des villes, où les étran-
gers avaient exercé une influence passagère. Les jeunes états se décla-
rèrent très énergiquement contre tout changement à la législation : ils
ont en effet un intérêt immense à ce que leur population s'accroisse
rapidement, et, pour attirer chez eux le flot de l'émigration, ils ont
soin d'abaisser autant que possible toutes les barrières, à tel point que,
lors de leur érection en territoires, le Michigan et l'Iowa s'obstinèrent,
malgré les observations du congrès, à maintenir dans leur législation
un article qui confère aux étrangers, après six mois de séjour, la plé-
nitude des droits civils et politiques. Leurs délégués déclarèrent, au
nom de leurs commettans, qu'ils aimeraient mieux différer leur entrée
dans l'Union que de modifier cet article. Dans un pays nouveau, l'ac-
croissement de la population amène avec soi la sécurité, l'abondance du
travail, le développement de la consommation, en un mot tous lesélé-
mens de la prospérité et de la richesse. Là est le secret de cette légis-
lation si libérale envers les étrangers.
L'opposition déclarée des jeunes états obligea bientôt de renoncer à
toute idée de faire du nativisme un moyen d'agitation générale, et le
nouveau parti, confiné dans les lieux mômes de sa naissance, y périt
bientôt à cause même de ses succès. La facilité avec laquelle toute in-
fluence dans les élections avait été enlevée aux étrangers montrait pé-
remptoirement que la néghgence ou la division des anciens habitans
avaient fait seules la force des nouveaux citoyens, et que le péril qu'on
avait entrevu était à peu près imaginaire. Le déclin du parti natif amé-
ricain a été aussi rapide que son développement, et, dans le congrès
qui siège aujourd'hui à Washington, il ne se trouve plus qu'un seul
membre élu à titre de natif américain; encore ne le distingue-t-ou
guère des membres whigs, avec lesquels il vote habituellement. Le rôle
des natifs, dans les dernières élections de New- York, a été presque in-
signifiant, et l'on peut prévoir le jour où le parti lui-même sera com-
plètement éteint. Telle a été la courte carrière d'un parti qui a paru
un moment devoir diviser l'Union entière, mais qui, créé par^une ap-
préhension populaire, soutenu parles journaux, développé, encouragé
par quelques hommes politiques, n'a jamais eu qu'une existence fac-
tice.
La vie était ailleurs; une autre idée bien autrement sérieuse, et des-
tinée à tuer un jour les vieux partis, commençait alors à poindre. Ce
n'est pas ici le lieu d'esquisser la longue et curieuse histoire de ce
qu'on appelle l'abolitionisme; qu'il nous suffise de dire qu'en 1844 les
idées abolitionistes faisaient depuis dix ou douze ans leur chemin sous
le manteau du parti whig. Le vénérable Adams consacrait à leur dé-
fense et à leur propagation son éloquente vieillesse, et c'était l'argent
des v^higs qui fondait ou alimentait les journaux abolitionistes. En
102 REVUE DES DEUX MONDES-
échange de cette protection, les abolitionistes, à toutes les élections,
Votaient avec les whigs. En ISU, pour la première fois, il n'en fut
plus ainsi.
La division s'était mise parmi les abolitionistes; les plus ardens se
laissaient entraîner par le célèbre Garrison jusqu'à déclarer la consti-
tution des États-Unis immorale et anticlirétienne, parce qu'elle auto-
rise l'esclavage, jusqu'à refuser de lui prêter serment et jusqu'à re-
noncer à tous les droits qu'elle confère, excepté au droit de pétition,
qui est un droit naturel. C'est cette fraction des abolitionistes qui
adresse tous les ans au congrès une pétition pour demander l'abolition
immédiate et sans indemnité de l'esclavage dans toute l'étendue de
l'Union, pétition qui n'est niême pas lue, comme étant inconstitution-
nelle. A partir de 4 844, ces abolitionistes ont cessé de voter dans les
élections. Le noyau le plus considérable des abolitionistes était dans
de tout autres idées : il comprenait que vouloir abolir l'esclavage dans
la moitié de l'Union et malgré plusieurs raillions de citoyens, c'était
entreprendre l'impossible; c'était aller droit au déchirement de l'Union
et à la guerre civile. Il fallait donc restreindre ses efforts à empêcher
l'esclavage de s'étendre là où il n'a point pénétré, à le contenir dans
ses limites actuelles, et laisser au temps et à la concurrence du tra-
vail libre le soin de détruire l'esclavage dans les états mêmes où il est
le plus enraciné. L'accroissement rapide des états libres leur assure
une majorité incontestable dans la chambre des représentans et une
majorité prochaine dans le sénat : en s'emparant des états libres, on
avait tous les moyens constitutionnels nécessaires pour mettre un ob-
stacle efficace aux développemens de l'esclavage. Il fallait donc faire
appel à l'opinion publique et donner signe de vie et de force. Or, les
abolitionistes se sentaient assez nombreux dans les états du nord pour
y tenir déjà la balance du pouvoir et pour donner la supériorité au
parti avec lequel ils votaient. Ainsi dans l'état du Maine, qui passait
pour démocratique, ils avaient, en 4840, donné la majorité aux whigs
en faisant cause commune avec eux; en 4844, ils la leur avaient fait
perdre en votant à part. Le temps était donc venu de constater sa force
par une épreuve publique, d'avoir son drapeau particulier et de se
constituer en parti indépendant. Il fut résolu qu'on ne voterait pour
aucun des candidats des grands partis, ni pour M. Polk, ni pour M. Clay,
parce qu'ils étaient tous deux propriétaires d'esclaves, et qu'un candi-
dat abolitioniste, M. Birney, serait porté concurremment avec eux. Ce
candidat eut environ cent soixante mille voix, dont quinze à vingt
mille dans le New- York et dix mille dans la Pensylvanie; mais cette
défection suffit pour assurer la défaite de M. Clay, qui eut à New-York
six mille voix et dans la Pensylvanie trois mille voix de minorité.
L'importance de l'opinion abolitioniste était incontestable après l'in-
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'uNION. 103
fluence que sa conduite avait eue sur les résultats de l'élection prési-
dentielle. Ses progrès furent rapides dans tous les états du nord, où
elle s'accrut aux dépens du parti whig, et où elle commença à entamer
le parti démocratique. 11 fallut bientôt compter dans tout le nord avec
les abolitionistes modérés, qui prenaient le nom de partisans de la
liberté du sol {free-soilers). Ceux-ci réussirent à pénétrer non-seulement
dans la législature des états, mais même dans la législature fédérale.
Leur plan d'attaque a consisté à demander tous les ans au congrès
l'abolition de l'esclavage dans le district fédéral, sur lequel il a tout
pouvoir. Les députés des états à esclaves ont combattu avec obstination
et colère cette proposition , soutenant que la législature fédérale don-
nerait par là un exemple dangereux pour leur sécurité, qu'elle paraî-
trait condamner l'esclavage en principe, et qu'ainsi elle violerait indi-
rectement la constitution , qui lui interdit de toucher aux institutions
particulières du sud. Pour mettre fin à une lutte qui, tous les ans, de-
venait plus ardente, et donnait lieu, au sein même du congrès, à de
violens conflits, les deux chambres sont tombées d'accord pour rétro-
céder à la Virginie la ville d'Alexandrie et la portion du district fédéral
qui avait été donnée par cet état; mais les free-soilers n'ont pas lâché
prise : ils continuent à renouveler tous les ans leur proposition, et il est
probable que, cette année, le congrès rendra à l'état de Maryland la
seconde moitié du district fédéral, qui se trouvera réduit aux murs de
Washington. Nous ne répondons pas que cette mesure suffise pour
couper court à cette agitation irritante qui a si bien réussi aux aboli-
tionistes; mais, comme le nombre des esclaves qui ont pu être amenés
à Washington par des députés ou des sénateurs du sud ne dépasse
peut-être pas deux cents , il est évident que l'abolition de l'esclavage
dans le district fédéral, si on continue à la demander, ne sera plus qu'un
prétexte pour inquiéter et alarmer une moitié de l'Union.
Les partisans de la liberté du sol devaient être et ont été, en effet,
les adversaires de l'annexion du Texas, qui livrait à l'esclavage un
territoire égal aux deux tiers de la France; ils ont combattu avec
acharnement la guerre du Mexique, entreprise par les démocrates
pour livrer aux états du sud de nouvelles provinces. L'irritation que
ces deux mesures ont produite dans les états du nord a contribué
puissamment à développer le parti des free-soilers, et elle a fait éclore
la question dite du proviso de Wilmot. Lorsque la guerre eut été en-
gagée, il fallut que le président Polk demandât au congrès les crédits
nécessaires pour la soutenir : un député de la Pensylvanie, M. David
Wilmot, déclara qu'il ne voulait pas mettre le gouvernement hors
d'état de défendre l'honneur du pays, mais .qu'il ne voulait pas non
plus que l'argent de la confédération servît à étendre la plaie de l'es-
clavage : il mettait donc à son concours la condition préalable que
104 REVUE DES DEUX MONDES.
l'esclavage ne serait introduit dans aucune des provinces, états ou ter-
ritoires que les événemens de la guerre pourraient ajouter aux pos-
sessions de l'Union. Cet amendement préventif, qu'on a appelé le pro-
viso de Wilmot, fut voté par la chambre des représentans, et, chaque
fois qu'un nouveau crédit fut demandé par le gouvernement, chaque
fois l'amendement de M. Wilmot fut introduit dans les dispositions du
bill. En février 1847, un crédit de 3 millions de dollars ayant été de-
mandé, on appréhenda que la chambre des représentans ne manquât
de persévérance; les législatures des états de New-York et de Pensyl-
vanie intimèrent aux députés de ces deux états au congrès l'ordre de
réclamer et d'appuyer le proviso de Wilmot, qui, cette fois encore, fut
voté. Le sénat, il est vrai, où le parti démocratique avait la majo-
rité, ne manqua jamais de rejeter le proviso pour éviter tout embar-
ras à l'administration et pour calmer l'effervescence des esprits. Cette
clause, en eifet, était un perpétuel sujet d'irritation pour les popula-
tions du sud, qui n'avaient voulu la guerre du Mexique que pour
ajouter à la confédération de nouveaux états à esclaves, et rétablir
entre les deux fractions de l'Union la balance détruite au profit du
nord. Si l'esclavage devait être interdit dans les provinces conqui^s,
tous les fruits de la guerre étaient perdus pour les états du sud, et,
s'appuyant sur le texte de la constitution, qui laisse aux états particu-
liers la décision des questions relatives à l'esclavage, les représentans
du sud au congrès combattaient le proviso comme un empiétement
sur les droits des futurs états, puisqu'il tranchait à l'avance une ques-
tion dont la solution leur appartenait. Nous n'avons point à faire l'his-
toire de ces irritans débats, qui ont plus d'une fois transformé le con-
grès des États-Unis en un véritable champ de bataille. Nous appellerons
seulement l'attention sur deux faits. Dans ces luttes si vives, les dé-
putés, au moment du vote^ se divisaient presque toujours en députés
du nord et députés du sud, sans distinction de partis, preuve manifeste
de la prépondérance chaque jour croissante des questions territoriales
sur les questions politiques. En second lieu , l'intervention officielle
des législatures des deux plus grands états du nord en faveur du pro-
viso de Wilmot et cette résurrection du mandat impératif pour une
telle question prouvent les progrès rapides qu'avait faits le parti de la
liberté du sol.
Ce dernier-né de la politique américaine ne se bornait plus en effet
à dissoudre le parti whig, qui l'avait long-temps protégé, et qu'une
certaine communauté de luttes et d'opinions prédisposait en faveur de
ses doctrines; il faisait invasion au sein du parti démocratique, que de
longues liaisons politiques attachaient bien plus étroitement aux inté-
rêts des états à esclaves. 11 y trouva même un point d'appui très puis-
sant dans les amis personnels de l'ancien président Martin Van Buren,
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 105
(|ui déjà, en 1844, s'était prononcé contre l'annexion du Texas, et qui
passait avec raison pour peu favorable à l'extension de l'esclavage. Le
fils même de l'ancien président , John Van Buren , l'orateur le plus
éloquent et le plus populaire des démocrates dans le New- York, fut
un des premiers do son parti à se prononcer pour la liberté du sol,
et bientôt une scission s'opéra à New-York dans le parti démocratique.
Une fraction voulut demeurer fidèle à la vieille alliance des démocrates
du nord avec les états à esclaves, et reçut le nom de old hunkers,
tandis qu'elle appliquait aux dissidens l'épithète de barnburners (brû-
leurs de granges), que les propriétaires d'esclaves donnent à tout abo-
litioniste. La gravité de cette scission, long-temps inaperçue, ne s'est
révélée qu'au moment de la dernière élection présidentielle. Lorsqu'il
s'agit de nommer des délégués à la réunicJh générale où devait être
choisi le candidat du parti démocratique, on vit avec étonnement les
démocrates de l'état de New- York former simultanément deux assem-
blées et envoyer à la réunion de. Baltimore deux députations rivales.
Après de longs pourparlers et de vaines tentatives de conciliation , la
députation des old hunkers fut admise à siéger, et celle des barnbur-
ners se retira en protestant. Bientôt après on apprit qu'une convention
ubolitioniste était convoquée à Utica, dans l'état de New- York; des re-
présentans de tous les états du nord y assistèrent , des hommes de tous
les partis, des whigs aussi bien que des démocrates, y prirent la parole
en présence de plusieurs milliers de personnes qui remplissaient l'église
où avaient lieu les délibérations de la convention, et Martin Van Buren
fut proclamé à l'unanimité candidat des free-soilers à la présidence des
États-Unis. M. Van Buren accepta, et cette acceptation ajouta encore à
l'importance considérable qu'avait acquise la manifestation du parti de
la liberté du sol. Une pareille détermination, prise par un homme qui
passe à bon droit pour un des politiques les plus consommés des États-
Unis, qui a été plusieurs fois gouverneur de l'état de New-York , qui a
été vice-président et président des États-Unis, et qui avait à sauve-
garder sa réputation d'iiabileté et sa dignité personnelle, prouvait clai-
rement qu'à ses yeux le parti de la liberté du sol avait acquis assez de
consistance et de force pour qu'il pût, sans se compromettre, unir sa
destinée à la sienne. La candidature de l'abolitioniste Birney, en 1844,
n'avait pu réunir qu'un nombre de voix insignifiant; celle de M. Van
Buren était autrement sérieuse, car on craignit un moment qu'elle ne
divisât suffisamment les voix pour remettre au congrès la désignation
du président. 11 n'en fut point ainsi : la glorieuse popularité du général
Taylor emporta l'élection, en lui ralliant les masses populaires sans
distinction d'opinions; mais la minorité obtenue par M. Van Buren fut
considérable: dans le Massachusets même, l'état persévérant et fidèle
qui n'a jamais varié dans la foi whig, M. Van Buren, tout ancien dé-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
mocrate qu'il est, obtint la pluralité des voix, et, dans les autres états
de la Nouvelle- Angleterre, il balança, quelquefois même il dépassa les
voix du général Cass.
Les résultats de l'élection de 1848 ont démontré à tout le monde que
dans les états de la Nouvelle- Angleterre la majorité était déjà ou allait
être acquise au parti de la liberté du sol, et que les anciens partis po-
litiques étaient en pleine décadence. Des tentatives ont été faites pour
réconcilier à New-York les deux fractions des démocrates; elles ont
abouti à une pacification éphémère, bientôt suivie d'une nouvelle et
plus éclatante rupture. L'opinion universelle est aujourd'hui qu'à la
prochaine élection présidentielle la lutte ne sera plus entre les whigs
et les démocrates, mais entre les adversaires et les défenseurs de l'es-
clavage.
Si l'on avait besoin d'autres preuves du mouvement qui se fait dans
tous les esprits, il suffirait de faire remarquer la position prise parles
hommes politiques qui, aux États-Unis, sont plus réservés que partout
ailleurs. Au moment où M. Van Buren acceptait une candidature aboli-
tioniste, M. Glay, qui a toujours professé sur l'esclavage des idées très
libérales, mais qui est propriétaire d'esclaves lui-même, écrivait, dans
une lettre rendue publique , qu'il croyait le moment venu , pour les
états du centre de l'Union, de préparer la voie à l'émancipation. Cette
lettre avait à peine parcouru les états du sud, où elle répandait la plus
vive agitation, qu'un des hommes les plus considérables de l'Union,
M. Benton , qui représente depuis trente ans dans le sénat un état à
esclaves, le Missouri, refusait d'obéir à l'injonction que lui transmet-
taient ses commettans de voter contre le proviso de Wilmot, et se dé-
clarait contraire à l'introduction de l'esclavage dans les nouveaux ter-
ritoires. Après la session, M. Benton a publié sur cette question une
lettre violente, dirigée contre M. Calhoun, le chef des défenseurs de
l'esclavage, et il s'est mis à parcourir le Missouri pour défendre, dans
une série de réunions publiques, ses opinions nouvelles.
C'est donc au milieu de la plus vive agitation que s'est terminée la
présidence de M. Polk et que s'est écoulée la dernière session du con-
grès. M. Polk avait demandé qu'on votât des lois provisoires pour la
Cahfornie, qui devait être élevée au rang de territoire en attendant
qu'elle eût la population nécessaire pour devenir un état. La chambre
des représentans s'est obstinée à introduire dans cette constitution
provisoire une clause qui interdisait l'esclavage, et, comme le sénat a
toujours rejeté cette clause chaque fois que le bill lui est revenu, la
session a fini sans que les deux chambres pussent s'accorder, et la Ca-
hfornie a été abandonnée à elle-même sans lois, sans magistrats, sans
gouvernement : témoignage significatif de l'acharnement et de l'obsti-
nation des partis. Dans une des discussions du bill au sein de la
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 107
chambre des représentans, un député du sud s'étant levé comme pour
arracher de la tribune un orateur du nord, un des amis de celui-ci se
précipita à sa rencontre, et l'on vit les deux côtés de la chambre des-
cendre à l'envi dans l'hémicycle comme pour engager une mêlée gé-
nérale.
Alt moment où la session du congrès allait se clore, les députés et
les sénateurs du sud se formèrent en convention , et M. Calhoun fut
chargé de rédiger au nom de tous une adresse à leurs commettans sur
la situation de l'Union et sur les périls que couraient les états du sud.
Voici les conclusions de cet immense document d'une diffusion ex-
trême, et où d'amères récriminations tiennent la plus grande place.
La persistance des députés du nord à soulever tous les ans une ques-
tion qui, insignifiante en elle-même, n'a d'importance qu'au point de
vue des principes, celle de l'abolition de l'esclavage dans le district
fédéral , y est présentée comme l'indice d'un parti pris chez les états
du nord de flétrir les institutions du sud et de fomenter dans une
moitié de l'Union la plus dangereuse des agitations. On veut se servir
du district fédéral pour établir en fait l'autorité du congrès à régle-
menter la question de l'esclavage, et, après avoir ainsi usurpé un droit
que la constitution refuse formellement au pouvoir central, on se fera
de ce premier exemple un argument pour intervenir dans la législa-
tion intérieure des états à esclaves. Laisser consacrer le droit du pou-
voir fédéral d'abolir l'esclavage dans le district de Colombie, c'est
abandonner implicitement à la majorité du congrès, et par conséquent
aux états du nord , le sort de tous les états du sud. La portée réelle du
proviso de Wilmot et de toute clause analogue est d'exclure les habitans
des états à esclaves des territoires conquis par le sang et avec l'argent
de toutes les parties de l'Union. C'est à la fois un déni de justice et une
violation formelle de la constitution .
Tous les états contril)uent également aux charges de l'Union; tous
ont supporté également le poids des dernières guerres; tous ont le
même droit aux profits de la victoire. Les provinces acquises sont la
propriété commune et indivise de l'Union. La constitution garantis-
sant à tout citoyen, dans toute l'étendue et dans toutes les dépendances
de l'Union, les mêmes droits et la jouissance incontestée de sa propriété,
tout habitant du sud a le même droit qu'un habitant du nord de s'é-
tablir dans les nouveaux territoires et d' y transférer ce qu'il possède.
La nature particulière de sa propriété ne peut devenir un titre d'exclu-
sion pour lui, puisque la constitution n'a excepté aucune sorte de pro-
priété. Laisser introduire dans la législation fédérale le proviso de Wil-
mot ou toute clause analogue, ce serait, de la part des habitans du sud,
accepter d'être exclus du domaine commun de l'Union, ce serait re-
connaître qu'en tant que propriétaires d'esclaves, ils ne sont pas des
108 REVUE DES DEUX MONDES.
citoyens complets; ce serait avouer en même temps que la possession
d'esclaves, au lieu de constituer une propriété légitime, apporte avec
elle une incapacité civile. Après avoir établi par ces argumens que le
bon droit est du côté des habitans du sud, le manifeste les exhortait à
aviser sérieusement pour mettre un terme à un système d'attaques
persévérantes et d'empiétemens successifs qui a pour résultat de dé-
pouiller les états à esclaves de leurs droits légitimes et qui les menace
dans leur existence.
Pendant que ce manifeste devenait, dans tout le sud, le signal d'une
série de manifestations, une agitation en sens contraire s'organisait
dans les états du nord. Le succès significatif obtenu par les free-soilers
dans l'élection présidentielle et dans les élections particulières avait
doublé leur ardeur, et les hommes politiques du nord, par leur em-
pressement à se déclarer en faveur du nouveau parti qui paraît devoir
disposer désormais des élections, par leur zèle de convertis à provoquer
des réunions, à prononcer des discours, à publier des lettres en faveur
de la liberté du sol, n'ont pas cessé de donner des alimens à une pro-
pagande déjà trop active. Rivalisant les uns avec les autres, et tenant
toujours le public en haleine, ils ont fait de l'agitation abolitioniste
une sorte de fièvre qui ne s'est pas ralentie un seul instant dans tout le
cours de l'été. Conventions sur conventions ont été tenues dans tous
les états pour protester contre le maintien de l'esclavage dans le dis-
trict fédéral, et contre toute extension nouvelle de ce fléau. Les termes
les plus violens et les plus blessans pour les états du sud ont été em-
ployés comme à dessein dans la rédaction des résolutions destinées à
être publiées. Des hommes de tous les partis ont assisté à ces réunions,
y ont pris la parole, et ont souscrit aux motions injurieuses pour le
sud. Le démocrate John Van Buren , dans la convention de Gléveland
(Ohio), a dépassé les philippiques les plus virulentes que le whig Daniel
Webster ait jamais dirigées contre l'esclavage. A peine quelques jour-
naux ont-ils élevé la voix pour dire que cette effervescence abolitioniste
menait droit à la rupture de l'Union; rien n'a pu arrêter l'irrésistible
torrent qui paraît avoir emporté jusqu'aux barrières qui séparaient
autrefois les partis, et onze législatures ont donné aux députés et aux
sénateurs de leur état le mandat impératif d'introduire le proviso de
Wilmot dans les bills qui régleront le sort de la Californie et du Nou-
veau-Mexique. La législature du Michigan, état tout démocratique, a été
la première à adresser ce mandat impératif au général Cass, dont les
.chances à la présidence résident dans l'appui que lui ont toujours donné
les états du sud à cause de ses opinions favorables à l'esclavage. Cet ac-
cord des whigs et des démocrates du nord pour imposer à leurs repré-
sentans un vote hostile aux étals du sud acquiert plus d'importance en-
core par la position qu'occupent dans le nouveau congrès les partisans
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'lMON. 109
systématiques de la liberté du sol. S'ils ne sont que trois dans le sénat,
ils sont vingt-trois dans la chambre des représentans, et cette minorité,
décidée à subordonner toutes les questions à celle de l'esclavage, tient
entre ses mains la balance du pouvoir. Le parti whig et le parti démo-
cratique ont exactement le même nombre de voix; tout dépend donc
chaque fois de la décision des free-soilers. Ils se sont plu à constater
leur pouvoir dès l'ouverture du congrès, et, en s'obstinant à perdre
leurs voix, ils ont rendu impossibles, pendant trente et un scrutins, la
nomination du président de la chambre et la constitution du congrès-
L'agitation a pris au sud, pendant tout l'été de cette année, les pro-
portions les plus menaçantes pour la tranquillité publique. Chaque
nouvelle venue du nord était un outrage ou une menace; les conven-
tions tenues dans les états, les délibérations des législatures, les dis-
cours des orateurs en renom, les manifestations des hommes influens,
cette apparente unanimité d'une moitié de l'union à attaquer l'autre
jusque dans ses derniers retranchemens, ajoutaient à la colère et à
l'animosité des hommes du sud. C'était une huile perpétuellement
jetée sur le feu. Des cris de rupture de l'union et de guerre civile
n'ont pas tardé à se faire entendre. Les orateurs et les écrivains du sud
n'ont rien négligé pour organiser une action commune, et toutes les
divisions de partis se sont effacées. La législature du Mississipi a été
unanime pour recommander la résistance, et v^^higs et démocrates se
sont déclarés également prêts à recourir au besoin à la force des armes.
Si l'on prend les messages adressés par les gouverneurs des états aux
législatures, on retrouve dans tous, et presque dans les mêmes termes,
les mêmes recommandations. Ajoutons que toutes les législatures leur
font un favorable accueil, et transforment en lois les propositions des
gouverneurs. L'union doit être regardée comme rompue par le seul
fait dé l'abolition de l'esclavage dans le district fédéral, ou de l'adop-
tion du proviso de Wilmot; les représentans des états du sud doivent
cesser incontinent de prendre part aux travaux du congrès; des con-
ventions particulières doivent être convoquées dans chaque état, ainsi
qu'une convention générale des états du sud, pour aviser, pour ob-
tenir, même par la force, la dissolution d'un contrat qu'on fait servir
à l'oppression d'une moitié du peuple américain. Telle est en substance
la résolution à peu près uniforme qu'ont adoptée tous les états du sud.
Le seul état qui eût donné quelque inquiétude aux défenseurs de l'es-
clavage à cause des progrès que l'abolitionisme y a faits, le Kentucky,
s'est prononcé sur cette question de la façon la plus rassurante pour
eux, et l'important état de Virginie avait été le premier à donner
l'exemple.
Les hommes du sud ont voulu constater que les dissidences de par-
tis disparaissaient pour eux quand la question de l'esclavage était sou»
MO REVUE DES DEUX MONDES.
levée, et un de leurs ujeneurs les plus ardens, M. Foote, à l'approche
de la session, s'est transporté à Wasliington pour provoquer des dé-
clarations publiques de la part des représentans et des sénateurs du
sud à mesure qu'ils arriveraient à leur poste. C'est ainsi qu'il s'est
adriî'ssé à deux hommes accrédités dans le parti whig, à M. Mangum,
sénateur, et à M. Clingman, député de la Caroline du sud, pour leur
demander de se prononcer catégoriquement. M. Clingman s'est chargé
de répondre, et il déclare dans sa lettre que la résistance du sud doit
être mesurée à la violence de l'attaque; il demande que les hommes
de tous les partis n'hésitent pas à se rallier autour du drapeau com-
mun, et il espère que, « long-temps avant que le péril soit devenu im-
minent, le sud présentera un front compacte à ses ennemis. »
Voici donc les deux fractions de l'Union américaine arrivées à se
traiter d'ennemies, voici que les hommes politiques se réunissent ou
s'attaquent, non plus suivant leurs opinions politiques, mais suivant
la partie du territoire national qu'ils habitent. M. Van Buren et M. Ben-
ton d'un côté, M. Calhoun de l'autre, tous les trois démocrates, mon-
trent les uns contre les autres plus de violence, d'acharnement et de
haine ([u'ils n'en ont jamais déployé contre les whigs. M. Mangum
et M. Clingman, tous deux whigs, dénoncent « comme un acte de
tyrannie insultant et brutal » une mesure en faveur de laquelle le
whig Webster a épuisé toutes les ressources de son éloquence. N'a-
vons-nous pas le droit de conclure de tous les faits qui précèdent qu'aux
États-Unis les questions territoriales tendent à se substituer de plus
en plus aux questions politiques, que les divisions géographiques y
succèdent aux divisions d'opinions, et que le cri de ralliement des
partis sera bientôt exclusivement la défense ou l'abolition de l'escla-
vage?
Les hommes du sud disent et croient sincèrement que le maintien
de l'esclavage est pour eux une condition non-seulement de prospé-
rité, mais d'existence. Depuis le jour où l'abolitionisme a publié son
premier pamphlet, les hommes du sud ont tout subordonné à la dé-
fense de ce qu'ils appellent leurs institutions particulières, et leur mot
d'ordre a toujours été : Ou l'esclavage tel qu'il est, ou plus d'u-
nion. On sait que dans leur bouche ce n'est point une vaine menace,
et personne ne doute qu'ils ne soient fermement résolus à s'ériger en
confédération séparée, plutôt que de voir porter atteinte à ce qui est
la clé de voûte de leur organisation sociale. La transformation qui
s'opère aujourd'hui dans les partis aux États-Unis constitue donc à
elle seule un immense danger pour la prospérité et pour le maintien
de l'Union américaine, puis{{u'elle hâte le jour où l'esclavage sera le
principal et peut-être l'unique champ de bataille de la politique.
Qu'est-ce donc, lorsque l'on considère l'acharnement déployé des^deux
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l'UNION. 4H
côtés: les cris de guerre civile qui retentissent au sud, les revues des
milices auxquelles les gouverneurs recommandent de bien soigner
leurs armes parce qu'elles auront à s'en servir, les délibérations des
législatures du sud qui préparent les bases d'une organisation séparée;
de l'autre côté, la froide obstination du nord, dont la population,
dont les hommes les plus influens et les plus éclairés eux-mêmes sem-
blent se complaire dans d'incessantes provocations, et dont les légis-
latures, l'une après l'autre, imposent aux députés le vote d'une mesure
que tous savent être un brandon de guerre civile? Aussi un journal de
New- York, après avoir énuméré les sujets de querelle qui attendaient
l'ouverture du congrès pour se faire jour, demandait, sans oser ré-
pondre à sa propre question, ce qui pouvait sortir d'une semblable
situation, et s'écriait : « Le présent est bien triste, et l'ayenir est plus
menaçant encore. »
m.
Est-il vrai que l'heure des grands périls ait déjà sonné pour l'Union
américaine, et que cette prospérité ininterrompue dont elle offre de-
puis soixante ans le spectacle unique soit arrivée à son terme? C'est
ce qu'on a peine à croire, quand on sait tout ce qu'il y a d'énergie, de
vitalité et de bon sens pratique dans le peuple américain. Essayons de
résoudre pour notre part les questions que s'adressent, sans oser y ré-
pondre, ceux des journaux américains qui n'ont point encore pris
parti dans la lutte, et cherchons à deviner ce qui va sortir des délibé-
rations du nouveau congrès.
Nous venons d'esquisser la situation des partis, et elle n'est rien
moins que rassurante. Les députés du nord et du sud sont arrivés à
Washington dans les dispositions les plus hostiles, et ce qu'on sait de
leurs projets tend à faire croire toute conciliation impossible. On pou-
vait espérer qu'en gagnant du temps, la réflexion agirait sur les uns ou
sur les autres, et que l'intervention des hommes les plus sages calme-
rait des deux côtés les esprits les plus aigris. Les représentans du sud
ont annoncé au contraire l'intention de brusquer le dénoûment. Ils
veulent aller au-devant de l'attaque, malgré la supériorité numérique
des représentans du nord, ils veulent que la question de l'esclavage
soit immédiatement posée et résolue; mais le lendemain du vote hos-
tile qu'ils prévoient, sénateurs et représentans donneront en même
temps leur démission et quitteront Washington. Comme le congrès ne
sera plus en nombre pour délibérer, ses opérations seront interrom-
pues; le budget ne pourra être voté, toutes les affaires demeureront en
suspens. Les élections auxquelles il faudra procéder fourniront peut-
être au peuple un moyen de manifester sa volonté, et les états du sud
112 REVUE DES DEUX MONDES.
auront en outre le temps de se consulter par des délégués et d'aviser.
Quant à ceux des représentans du nord qui sont les alliés du sud et
(jui ont reçu le mandat impératif de voter en faveur du proviso de
Wilmot, comme le général Cass par exemple, ils annoncent l'intention
de combattre la mesure et de donner leur démission au moment du
vote.
Ce plan de campagne, s'il est suivi, promet des scènes dramatiques
au sein du congrès et une redoutable agitation dans toute l'étendue
de l'Union. Les free-soilers reculeront-ils devant l'audacieux défi que
les hommes du sud veulent leur porter? S'ils persistent dans la voie
qu'ils se sont tracée, c'en est fait de l'Union. Voilà quelle est au vrai la
situation actuelle, et il semble que le drame qui commence ne puisse
se dénouer que par la rupture du contrat fédéral. C'est précisément la
nécessité de ce dénoùment funeste qui nous fait croire que la lutte ne
s'engagera pas, et qu'un compromis viendra encore prévenir la disso-
lution de l'Union américaine.
Le peuple américain est très susceptible de fanatisme, parce qu'il a les
idées étroites, parce que le pays manque d'une classe éclairée qui serve
d'initiatrice aux masses et répande au milieu d'elles cette impartialité
et cette élévation de vues qui sont le produit d'une civilisation avancée
et d'une haute culture de l'esprit. L'éducation des Américains est toute
positive; elle ne comprend que ce qui a une utilité immédiate et pra-
tique; elle ne fait aucune part aux spéculations de l'intelligence, aux
études qui peuvent élever et rectifier le jugement. Le protestantisme,
tel qu'il est pratiqué aux États-Unis, ne peut suppléer complètement
à cette lacune de l'éducation nationale. Comme l'un des caractères
saillans de la race anglo-saxonne, c'est l'ardeur persévérante et l'obsti-
nation, le peuple américain, incapable d'enthousiasme, peut être faci-
lement amené au fanatisme. Nous croyons donc que, si les idées abo-
litionistes s'étaient emparées de la population du nord de l'Union, cette
population poursuivrait obstinément leur triomphe, même au prix
d'une guerre civile, même au prix de la ruine des états du sud; mais
l'abolitionisme n'en est pas encore là. Les spéculateurs politiques l'ont
flatté et secondé pour sauver, qui un siège au congrès, qui un poste
de gouverneur d'état, qui une place dans une législature particulière,
parce qu'ils savent que, dans les luttes électorales, la victoire appar-
tient toujours au parti le plus actif, le plus entreprenant et le mieux
discipliné; ils n'ont point entraîné à leur suite la masse de la popula-
tion, qui est toujours en retard sur ses chefs. Dans l'intervalle des deux
sessions, l'agitation a été dirigée et entretenue ^ar la fraction exaltée
des deux partis, par les hommes qui sont toujours prêts à exagérer
leurs paroles et à pousser aux mesures extrêmes. Ce n'est pas à ceux-là
qu'appartiendra la dé'cision quand le moment critique sera venu.
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE L'UNION. 113
parce que le peuple américain n'a point pour habitude de s'abandon-
ner lui-même au milieu du péril.
La masse du peuple américain est profondément attachée au main-
tien de l'union par orgueil national, par patriotisme et aussi par in-
térêt. Il n'est pas d'Américain un peu sensé qui ne comprenne que
c'est l'union qui fait la force de tous les états répandus dans le nord
de l'Amérique. C'est parce qu'on obéit aux mêmes lois et au même
clief sur les rives de Saint-Laurent ou sur les rives du Mississipi, sur
les bords de l'Océan ou sur ceux du golfe du Mexique, que le peuple
américain est un grand peuple, et que les nations les plus puissantes
comptent avec lui. Il y a sur cet immense territoire place pour plu-
sieurs nations; mais supposez qu'il y ait seulement deux confédérations
au lieu d'une : les rivalités, les jalousies dégénèrent en guerres; adieu
la sécurité des États-Unis, adieu ces conditions exceptionnelles qui
leur permettent de se passer d'armée, d'administration et presque de
gouvernement. La sécurité, la puissance et jusqu'à la liberté se trou-
vent compromises du même coup. On ne peut croire que le culte de
l'Union soit éteint ni même affaibli dans le cœur des Américains, et
sans doute du sein des masses, aujourd'hui inquiètes et alarmées, va
s'échapper un cri unanime qui imposera un compromis au nom de la
nécessité de sauver l'Union.
Or, les élémens de ce compromis existent incontestablement. Le
champ de bataille du nord et du sud était, l'année dernière, le bill qui
érigeait en territoire la Californie. Les free-soilers , maîtres de la
chambre des représentans, voulaient introduire dans la législation pro-
visoire de la Californie l'interdiction de l'esclavage; les hommes du
sud, aidés de leurs aUiés, faisaient repousser obstinément par le sénat
cette partie du bill. Nous avons déjà dit que le bill, ainsi ballotté d'une
cjiambre à l'autre, n'avait jamais pu arriver à terme. Les habitans de
la Californie, ne pouvant demeurer sans législation et sans gouverne-
ment, ont pris le parti de régler leurs affaires eux-mêmes. Ils ont
nommé une convention qui a rédigé une constitution, et, comme ils
sont assez nombreux pour que la Californie prenne immédiatement
rang d'état, ils ont élu deux sénateurs et des représentans chargés
d'aUer soumettre leur constitution au congrès et de demander l'admis-
sion de la Californie dans l'Union. Aucune objection ne peut leur être
JEaite; leur constitution interdit l'esclavage, mais les états du sud ont
pour principe fondamental que c'est aux états eux-mêmes qu'il appar-
tient de trancher cette question, et ils ne repoussent que l'intervention
de la législature fédérale. Lors de l'admission dans l'Union de l'Iowa
et du Wisconsin , ils n'ont pas contesté aux habitans de ces nouveaux
états le droit d'interdire l'esclavage dans leur constitution; ils ne sali-
raient le contester davantage aux habitans de la Californie. Il suffit
TOME V. 8
MA REVUE DES DEUX MONDES.
donc de décréter l'admission pure et simple de la Californie dans l'U-
nion pour vider aussitôt la question qui, l'année dernière, a passionné
tous les esprits.
Reste le Nouveau-Mexique, c'est-à-dire le vaste territoire qui a été
cédé aux États-Unis à l'issue de la dernière guerre. La constitution
mexicaine y a aboli l'esclavage il y a plus de trente ans, et les habitans,
en demandant au congrès américain que leur pays fût érigé en terri-
toire, ont demandé aussi que l'on maintînt l'interdiction dont l'escla-
vage est frappé chez eux. Les habitans du Texas réclament au con-
traire la presque totalité du Nouveau-Mexique comme une ancienne
dépendance de leur état, et si cette prétention était sanctionnée par le
congrès, la constitution du Texas, qui proclame la nécessité et la per-.
pétuité de l'esclavage, deviendrait applicable au Nouveau-Mexique.
Quelques-uns des états du sud soutiennent les prétentions du Texas, et
tous sont opposés à l'interdiction de l'esclavage dans le Nouveau-
Mexique, parce qu'ils veulent conserver à l'esclavage la voie d'un dé-
veloppement ultérieur, et qu'ils espèrent que de nouveaux états à
esclaves, en se formant au-delà du Mississipi, viendront compenser
l'accroissement d'influence que le nord reçoit du rapide défrichement
de toutes les contrées situées aux bords des grands lacs. Il est facile
d'ajourner la question, de laisser le Nouveau-Mexique se peupler, et
choisir lui-même entre l'esclavage et la liberté le jour où sa population
lui donnera le droit de voter une constitution et de prendre le rang
d'état. M. Clay, M. Benton, et avec eux tous les hommes impartiaux du
sud, reconnaissent qu'il est impossible d'imposer de nouveau l'escla-
vage à une population qui en a été délivrée et qui n'en veut plus. En
outre, dans le Nouveau-Mexique, il y a eu fusion entre les Espagnols
et les noirs, et entre ces deux races et la race des Indiens indigènes.
La majeure partie de la population est métisse, et il est très peu
d'hommes qui n'aient dans leurs veines quelques gouttes de sang noir
ou de sang indien. Une telle population ne souffrira jamais qu'on ré-
tablisse au milieu d'elle l'esclavage, parce qu'elle s'exposerait à subir
tout entière la dégradation civile qui, aux États-Unis, poursuit le mu-
lâtre, même après que toute différence physique est effacée. On est donc
assuré de trouver dans la population du Nouveau-Mexique, toute faible
qu'elle soit, une résistance désespérée. En outre, la nature du sol et la
rigueur relative du climat rendent le Nouveau -Mexique impropre aux
seules cultures pour lesquelles le travail esclave est supérieur au travail
libre, c'est-à-dire le sucre, le riz, le coton et le tabac. La volonté des
lion mies sera forcément impuissante, et l'esclavage n'abandonnera pas
les plaines humides et fécondes du Texas pour les montagnes du Nou-
veau-Mexique. Il n'est pas impossible de circonscrire étroitement la
portion du Nouveau-Mexique qui est habitée en lui assurant la liberté,
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE l/UNION. 115
et de laisser entre le nouveau territoire et le Texas un vaste espace dont
l'avenir déciderait. Le Texas, d'ailleurs, est beaucoup trop vaste pour
un seul état, et pourra être divisé le jour où il commencera à se peu-
pler. Le nombre des états du sud n'est donc pas encore forcément li-
mité comme ils le disent, et ils ont devant eux plus de terres qu'ils
n'en peuvent défricher d'ici à de longues années. Quant à la dernière
question qui di\ise les deux fractions de l'Union, celle de l'abolition de
l'esclavage dans le district fédéral, nous avons déjà indi({ué comment
on pourra l'éluder; il suffira de rétrocéder au Maryland la portion du
district qui lui a originairement appartenu, et de ne conserver que la
ville même de Washington.
Mais il ne suffit pas que la masse des citoyens paisibles désire un
compromis, il ne suffit pas que les élémens de ce compromis existent;
il faut qu'il se trouve encore un homme résolu à en prendre l'initia-
tive, et investi d'assez d'autorité pour obliger les partis à écouter la
voix de la sagesse et de la modération. Quelle nation périrait, si le»
bonnes intentions, sans le talent et sans l'autorité, suffisaient à sauver
les peuples? Cet homme nécessaire, dont le rôle est tout tracé, il existe
aux États-Unis : c'est M. Glay, qui déjà deux fois est intervenu pour
empêcher une lutte violente entre le nord et le sud, M. Glay, l'auteur
du compromis du Missouri en 1824, l'auteur de l'acte de compromis
de 1833, M. Glay, que le peuple de l'Union s'est habitué à appeler le
grand pacificateur. A mesure que la lutte s'est échauffée cette année,
les regards se sont tournés vers M. Glay, et, quand on le sut gravement
malade, au moment ori le choléra sévissait, ce fut une consternation
universelle. A peine rétabli, M. Glay déclara que, malgré ses soixante-
douze ans, il irait reprendre cette année au sénat la place qu'il avait
quittée, il y a dix ans, en faisant à ses collègues de solennels adieux.
11 a parcouru une partie de l'Union, visitant New-York, Philadelphie,
Baltimore, répétant partout les mêmes paroles de conciliation : par-
tout magistrats, législateurs, hommes de tous les partis, populations
entières, se sont portés au-devant de lui, accompagnant tous ses pas,
lui faisant un cortège tel que roi n'en eut jamais un pareil, lui deman-
dant d'aller à Washington et d'y aller le plus tôt possible. Y a-t-il un
spectacle plus touchant que celui de cette inquiétude de tout un peuple
pour le sort de ses institutions, et de sa confiance dans un vieillard de
qui il semble attendre son salut? A Baltimore, M. Glay ne put garder la
réserve dans laquelle il s'était maintenu jusque-là, et, dans l'émotion de
l'accueil enthousiaste qui lui était fait, il laissa échapper avec le mot de
compromis une partie de son secret. Il termina ainsi cette improvisa-
tion, qui avait toute une ville pour auditoire : « Si mon cœur et mon
«Icvouement n'ont pas changé, je sens que la main du temps pèse lour-
dement sur moi; mais, en toute circonstance et à tout événement, mes
116 REVUE DES DEUX MONDES.
derniers efforts seront pour le maintien de l'Union, Que la tempête
vienne d'oii elle voudra, j'y ferai face, et, pour défendre notre glorieuse
confédération, elle me trouvera toujours debout. » En prononçant ces
mots, le majestueux vieillard, courbé par les années, se redressait de
toute sa hauteur, et une commotion électrique, parcourant la foule, en
faisait sortir une immense acclamation. M. Clay ajouta : « Rompez l'u-
nion, et c'en est fait de nous tous! Notre pays n'aura pas besoin d'his-
torien, notre histoire sera celle de la Grèce. Alors viendront les perni-
cieuses alliances avec l'étranger, les révolutions intérieures, les guerres
acharnées, puis quelque chef militaire qui jouera le rôle de Philippe
ou d'Alexandre. J'espère que Dieu nous épargnera un pareil avenir, et
mes efforts seront sans relâche consacrés à le détourner. » M. Clay s'est
rendu à Washington deux jours seulement avant l'ouverture du con-
grès, et, pendant quarante-huit heures, la population entière assiégea
le débarcadère du chemin de fer. a Quand sa venue fut annoncée,
écrit un témoin oculaire, des bravos assourdissans s'élevèrent, accom-
pagnés de démonstrations de joie si vives et presque si folles, que,
dans ce bruit , cette agitation , cette confusion , il devenait impossible
de dire si les trois quarts de la foule marchaient sur leurs pieds ou
sur leurs mains. La première émotion passée, la foule s'ouvrit pour
faire place à M. Clay, se forma en colonne derrière lui , et l'accom-
pagna dans le plus grand ordre jusqu'à l'Hôtel National. Du haut du
perron, M. Clay adressa quelques mots à la foule, et elle se retira pai-
sible et satisfaite. »
M. Clay rentre donc au sénat des États-Unis pour y recommander
la conciliation; il y apporte quelque chose de plus puissant que la sa-
gesse d'un politique consommé et même que l'éloquence d'un cœur
patriote : il y apporte la volonté d'un grand peuple qui l'est allé cher-
cher dans sa retraite pour faire de lui l'instrument d'une pacification
nécessaire. Nous croyons donc que le compromis que M. Clay propo-
sera finira par prévaloir; mais, dût-il échouer, nous sommes sûr que
le général Taylor, malgré la déclaration qu'il a faite avant son élection
de ne point faire usage du veto présidentiel , saurait se manquer de
parole à lui-même, et employer au salut de son pays le pouvoir que
lui donne la constitution. Quand un peuple veut fermement être sauvé,
il est assuré de surmonter toutes les tempêtes. Les États-Unis en sont
là , et la crise actuelle sera conjurée; mais le mal est permanent, et le
remède ne sera que provisoire. Le péril renaîtra, comme d'habitude,
tous les quinze ans, jusqu'au jour où les Américains étant plus cor-
rompus, l'énergie nationale plus affaiblie, les ambitions particuhères
plus insatiables et les rivalités plus acharnées, la désunion ne trou-
vera plus d'obstacle dans le patriotisme, et la chute des mœurs entraî-
nera la chute de la nation.
Cucheyal-Clarigny.
LA PAPAUTÉ
LA QUESTION ROMAINE
AU POINT DE VUE DE SAINT-PETERSBOURG.
Il y a quelques personnes en France qui se préoccupent de la destinée de
l'église erecque, et qui comprennent que, depuis que cette église a son siège
principal à Moscou et non plus à Constantinople, elle a, par la force des choses,
une part de la puissance de la Russie, au lieu d'avoir une part de la faiblesse
ie la Grèce. Si ces personnes lisent le mémoire suivant, elles verront leurs
ippréhensions justifiées d'une manière bien curieuse, et elles trouveront qu'elles
avaient plus raison qu'elles ne le croyaient d'avoir peur, de cette rivalité nou-
k^elle que les événemens suscitent au catholicisme et à la papauté. Nous ne vou-
ions pas aujourd'hui faire l'histoire de l'église grecque depuis le concile de
Florence, au xv® siècle, depuis son abattement sous le joug des Turcs, et si-
gnaler sa longue éclipse; nous voulons seulement, à l'aide du mémoire que
aous publions, mettre en lumière son ambition nouvelle. Cette ambition, que
nous ne blâmons pas, est grande; elle est digne d'une église, puisqu'elle est
toute spirituelle, c'est-à-dire qu'elle prétend avoir le dépôt de la vérité reli-
gieuse et morale, quoiqu'en même temps cette ambition, remarquons-le bien,
ait le caractère particulier de l'église grecque, je veux dire le penchant à s'ap-
puyer sur le pouvoir temporel, et à le servir plus encore qu'à s'en servir,
comme le fait volontiers l'église catholique. L'église grecque, en effet, n'est
imbitieuse à l'heure qu'il est que parce que la Russie est puissante; elle n'a de
prétentions que par contre-coup.
REVUE DES DEUX MONDES.
L'église grecque s'appelle, on va le voir, l'église orthodoxe; elle prétend que
4:'est Rome qui a rompu avec l'orthodoxie, que c'est Rome qui a fait le schisme,
et taudis qu'au concile de Florence, en 1439 et plus tard encore, c'était Rome
qui cherchait à réunir l'église grecque et à la rappeler à elle, comme au centre
de la foi chrétienne, voici qu'aujourd'hui l'éghse grecque rappelle Rome à elle,
comme étant elle-même le centre de la foi chrétienne. Elle ne vise donc à rien
moins en ce moment qu'à changer l'axe du monde reUgieux; mais elle ne vise
à cela que parce que Taxe du monde politique semble aussi se déplacer.
L'empereur orthodoxe est rentré dans Rome après tant de siècles d'absence, dit
le mémoire en parlant de la visite que l'empereur Nicolas fit à Rome, en 1846,
au pape Grégoire XVI, Ce sont là des paroles significatives. Charlemagne n'est
plus à Paris ou à Aix-la-Chapelle, il est à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Et
ce qu'il faut surtout remarquer, c'est que le nouveau Charlemagne, en venant
à Rome, prétend bien y apporter, comme l'ancien, une grande force matérielle,
mais qu'il ne songe nullement à y venir chercher une consécration spirituelle «
morale de son pouvoir. Loin de là; c'est lui qui, pour ainsi dire, vient consa-
crer la papauté. L'ancien Charlemagne était à la fois le serviteur et le protec-
teur de la papauté; il donnait beaucoup, il recevait encore plus. C'était le pape
enfin qui le faisait empereur, mais empereur d'Occident , empereur par con-
séquent un peu nouveau et parvenu , un peu usurpateur; il y avait toujours en
Orient le vieil et légitime empereur dont le pape s'était séparé. Cette sépara-
tion n'avait pas affaibli le titre et les droits de l'empereur d'Orient. Aujour-
d'hui c'est cet empereur d'Occident, c'est l'empereur orthodoxe qui rentre
dans Rome, qui apporte tout au pape et qui n'a rien à en recevoir; il apporte
au pape la force que la papauté a perdue depuis qu'elle s'est livrée à l'esprit
occidental et qu'elle s'est mise à la tête de ce monde occidental si tumultueux
et si peu gouvernable; il apporte au pape la sainteté de la tradition orientale,
que rien n'a altérée et que rien n'a ébranlée; il vient enfin , c'est le mot de
l'orgueil et de l'ambition de l'église grecque, ou plutôt de l'empereur, dont elle
fait à la fois un Cés^r et un saint Pierre, il vient finir le schisme, en pardon-
nant à la papauté et en la protégeant.
Il y a encore bien des réflexions à faire sur ce sujet; il y aurait même qud-
ques curieux détails à donner sur la marche des idées dans une partie de la
société russe, à montrer comment l'école qui avait autrefois pour chef M. de
Maistre, et qui faisait son évangile des doctrines du Pape, en est venue peu à peu,
et par ime sorte de logique nationale, à trouver que le vrai pape c'était le czar.
Nous reviendrons peut-être quelque jour sur ces divers points. Aujourd'hui,
en publiant ce document, dont nous ne prenons en aucune manière les idées
à notre compte, nous ne voulons que mettre à l'ordre du jour des conversa-
tions réfléchies et prévoyantes une question nouvelle et grave (1).
(1) Pour comprendre la portée de ce document, qu'on nous adresse d'une ville du
Nord, on fera bien de relire ce que nous avons dit, dans notre livraison du 15 juin 18i«,
d'un Mémoire sur la situation actuelle de l'Europe depuis février, présenté à remperear
Nicolas par un diplomate russe. Le mémoire sur la Question romaine est dû à la même i
plume.
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 419
Si, parmi les questions du jour ou plutôt du siècle, il en est une qui
jsume et concentre comme dans un foyer toutes les anomalies,
utes les contradictions, toutes les impossibilités contre lesquelles se
îbat l'Europe occidentale, c'est assurément la question romaine. Et
n'en pouvait être autrement, grâce à cette inexorable logique que
ieu a mise, comme une justice cachée, dans les événemons de ce
londe. La profonde et irréconciliable scission qui travaille depuis des
ècles l'Occident devait trouver enfin son expression suprême, elle
îvait pénétrer jusqu'à la racine de l'arbre. Or, c'est un titre de gloire
je personne ne contestera à Rome : elle est encore de nos jours,
)mme elle l'a toujours été, la racine du monde occidental. Il est dou-
ux toutefois, malgré les vives préoccupations que cette question sus-
te, qu'on se soit rendu un compte «xact de tout ce qu'elle contient.
Ce qui contribue probablement à donner le change sur la nature et
ir la portée de la question telle qu'elle vient de se poser, c'est d'abord
fausse analogie de ce que nous avons vu arriver à Rome avec cer-
ins antécédens de ses révolutions antérieures; c'est aussi la solidarité
es réelle qui rattache le mouvement actuel de Rome au mouvement
înéral de la révolution européenne. Toutes ces circonstances acces-
>ires, qui paraissent expliquer au premier abord la question ro-
laine, ne servent en réalité qu'à en dissimuler la profondeur. Non,
îrtes, ce n'est pas là une question comme une autre, car non-seule-
lent elle touche à tout dans l'Occident, mais on peut même dire
u'elle le déborde.
On ne serait assurément pas accusé de soutenir un paradoxe ou d'a-
mcer une calomnie en affirmant qu'à l'heure qu'il est tout ce qui
îste encore de christianisme positif à l'Occident se rattache, soit ex-
licitement, soit par des affinités plus ou moins avouées, au catholi-
sme romain, dont la papauté, telle que les siècles l'ont faite, est évi-
emment la clé de voûte et la condition d'existence. Le protestantisme
vec ses nombreuses ramifications, après avoir fourni à peine une car-
ière de trois siècles, se meurt de décrépitude dans tous les pays où il
vait régné jusqu'à présent, l'Angleterre seule exceptée; ou, s'il recèle
acore quelques élémens de vie, ces élémens aspirent à rejoindre Rome,
luant aux doctrines religieuses qui se produisent en dehors de toute
ommunauté avec l'un ou l'autre de ces symboles, ce ne sont évidem-
lent que des opinions individuelles. En un mot, la papauté, telle est
i colonne qui soutient tant bien que mal, en Occident, tout ce pan de
édifice chrétien, resté debout après la grande ruine du xvi" siècle et
îs écroulemens successifs qui ont eu lieu depuis.
Maintenant c'est cette colonne que l'on se dispose à attaquer par sa
•ase. Nous connaissons fort bien toutes les banalités, tant de la presse
uotidienne que du langage] officiel de certains gouvernemens, dont
REVUE DES DEUX MONDES.
a l'habitude de se servir pour masquer la réalité : on ne veut pas
toucher à l'institution religieuse de la papauté; on est à genoux devant
elle, on la respecte, on la maintiendra; on ne conteste pas même à la
papauté son autorité temporelle, on prétend seulement en modifier
l'exercice. On ne lui demandera que des concessions reconnues indis-
pensables, et on ne lui imposera que des réformes parfaitement légi-
times. Il y a dans tout ceci passablement de mauvaise foi et surabon-
damment d'illusions.
Il y a certainement de la mauvaise foi, même de la part des plus
candides, à faire semblant de croire que des réformés sérieuses et sin-
cères, introduites dans le régime actuel de l'état romain, puissent ne
pas aboutir, dans un temps donné, à une sécularisation complète de
cet état; mais la question n'est même pas là: la véritable question est
de savoir au profit de qui se ferait cette sécularisation, c'est-à-dire
quels seront la nature, l'esprit et les tendances du pouvoir auquel vous
remettriez l'autorité temporelle, après en avoir dépouillé la papauté;
car, vous ne sauriez vous le dissimuler, c'est sous la tutelle de ce nou-
veau pouvoir que la papauté serait désormais appelée à vivre, et c'est
ici que les illusions abondent.
Nous connaissons le fétichisme des Occidentaux pour tout ce qui est
forme, formule et mécanisme politique. Ce fétichisme est devenu
comme une dernière religion de l'Occident; mais, à moins d'avoir les
yeux complètement scellés et fermés à toute expérience comme à touio
évidence, comment, après ce qui vient de se passer, parviendrait-on
encore à se persuader que, dans l'état actuel de l'Europe, de l'Italie,
de Rome, les institutions libérales ou semi-libérales que vous aurez
imposées au pape resteraient long-temps aux mains de cette opinion
moyenne, modérée, mitigée, telle que vous vous plaisez à la rêver dans
l'intérêt de votre thèse, qu'elles ne seraient point promptement enva-
hies par la révolution et transformées aussitôt en machines de guerre
pour battre en brèche, non pas seulement la souveraineté temporelle
du pape, mais bien l'institution religieuse elle-même? car vous auriez
beau recommander au principe révolutionnaire, comme l'Éternel à
Satan, de ne molester que le corps du fidèle Job sans toucher à son
ame, soyez bien convaincus que la révolution, moins scrupuleuse que
l'ange des ténèbres, ne tiendrait nul compte de vos injonctions.
Toute illusion, toute méprise à cet égard, sont impossibles pour qui
a bien réellement compris ce qui fait le fond du débat dans l'Occident,
ce qui en est devenu, depuis des siècles, la vie même : vie anormale,
mais réelle, maladie qui ne date pas d'hier, et qui est toujours encore
en voie de progrès. Et s'il se rencontre si peu d'hommes qui aient le
sentiment de cette situation, cela prouve seulement que la maladie est
déjà bien avancée.
LA PAPAUTÉ ET LA .QUESTION ROMAINE. 121
Nul doute, quant à la question romaine, que la plupart des intérêts
ui réclament des réformes et des concessions de la part du pape ne
Dient des intérêts honnêtes, légitimes et sans arrière-pensée, qu'une
itisf action ne leur soit due, et qu'elle ne puisse môme pas leur être
lus long-temps refusée. Cependant telle est l'incroyable fatalité de la
ituation, que ces intérêts, d'une nature toute locale et d'une valeur
Dmparativement médiocre, dominent et compromettent une question
nmense. Ce sont de modestes et inoff'ensives habitations de particu-
ers situées de telle sorte qu'elles commandent une place de guerre,
t malheureusement l'ennemi est aux portes; car, encore une fois, la
îcularisation de l'état romain est au bout de toute réforme sincère et
îrieuse qu'on voudrait y introduire, et, d'autre part, la sécularisa-
on, dans les circonstances présentes, ne serait qu'un désarmement
evant l'ennemi, une capitulation.
Eh bien! qu'est-ce à dire? Que la question romaine, posée dans ces
îrmes, est tout bonnement un labyrinthe sans issue; que l'institution
apale, par le développement d'un vice caché, en est arrivée, après une
urée de quelques siècles, à cette période de l'existence où la vie,
omme on l'a dit, ne se fait plus sentir que par une difficulté d'être?
ue Rome, qui a fait l'Occident à son image, se trouve, comme lui,
cculée à une impossibilité? — Nous ne disons pas le contraire, et c'est
;i qu'éclate, visible comme le soleil, cette logique providentielle qui
égit comme une loi intérieure les événemens de ce monde. Huit siè-
les seront bientôt révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier
en qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l'église universelle,
e jour-là, Rome, en se faisant une destinée à part, a décidé pour des
iècles de celle de l'Occident.
On connaît généralement les différences dogmatiques qui séparent
ome de l'église orthodoxe. Au point de vue de la raison humaine,
3S différences, tout en motivant la séparation, n'expliquent pas suffi-
nnment l'abîme qui s'est creusé, non pas entre les deux églises, puis-
ue l'église est une, mais entre les deux mondes, les deux humanités,
our ainsi dire, qui ont suivi ces deux drapeaux différens. Elles n'ex-
liqucnt pas suffisamment comment ce qui a dévié alors a dû de toute
écessité aboutir au terme où nous le voyons arriver aujourd'hui.
Jésus-Christ avait dit : o Mon royaume n'est pas de ce monde; » eh
ien ! il s'agit de comprendre comment Rome, après s'être séparée de
unité, s'est cru le droit, dans un intérêt qu'elle a identifié avec l'in-
îrêt même du christianisme, d'organiser ce royaume du Christ comme
XL royaume de ce monde. Il est très difficile, nous le savons bien, dans
3s idées de l'Occident, de donner à cette parole sa signification légi-
ime. On sera toujours tenté de l'expliquer, non pas dans le sens or-
tiodoxe, mais dans un sens protestant. Or, il y a entre ces deux sens
REVUE DES DEUX MONDES.
distance qui sépare ce qui est divin de ce qui est humain; mais, pour
séparée par cette incommensurable distance, la doctrine ortho-
doxe, il faut le reconnaître, n'est guère plus rapprochée de celle de
Rome, et voici pourquoi. Rome, il est vrai, n'a pas fait comme le pro-
testantisme : elle n'a point supprimé le centre chrétien, qui est l'église,
au profit du moi humain, du moi individuel; mais elle l'a absorbé dans
le moi romain. Elle n'a point nié la tradition, elle s'est contentée de
la confisquer à son profit. Or, usurper sur ce qui est divin, n'est-ce
pas aussi le nier? Et voilà ce qui établit cette redoutable, mais incon-
testable solidarité qui rattache, à travers les temps, l'origine du pro-
testantisme aux usurpations de Rome; car l'usurpation a cela de par-
ticulier, que non-seulement elle suscite la révolte, mais crée encore à
son profit une apparence de droit.
Aussi l'école révolutionnaire moderne ne s'y est-elle pas trompée.
La révolution, qui n'est que l'apothéose de ce même moi humain ar-
rivé à son plein et entier épanouissement, n'a pas manqué de recon-
naître pour siens et de saluer comme ses deux glorieux ancêtres
Grégoire VII , aussi bien que Luther. La voix du sang lui a parlé , et
elle a adopté l'un en dépit de ses croyances chrétiennes, comme elle a
presque canonisé l'autre, tout pape qu'il était.
Mais, si le rapport évident qui lie les trois termes de cette série est le
fond même de la vie historique de l'Occident, il est tout aussi incon-
testable qu'on ne saurait lui assigner d'autre point de départ ([ue cette
altération profonde que Rome a fait subir au principe chrétien par
l'organisation qu'elle lui a imposée. Pendant des siècles, l'église d'Oc-
cident, sous les auspices de Rome, avait presque entièrement perdu le
caractère que la loi de son origine lui assignait. Elle avait cessé d'être,
au milieu de la grande société humaine, une société de fidèles libre-
ment réunie en esprit et en vérité sous la loi du Christ. Elle était de-
venue une institution, une puissance politique, un état dans l'état. A
vrai dire, pendant la durée du moyen-âge, l'église en Occident n'était
autre chose qu'une colonie romaine établie dans un pays conquis.
C'est cette organisation qui, en rattachant l'église à la glèbe des in-
térêts terrestres, lui avait fait, pour ainsi dire, des destinées mortelles;
en incarnant l'élément divin dans un corps infirme et périssable, elle
lui a fait contracter toutes les infirmités comme tous les appétits de la
chair. De cette organisation est sortie pour l'église romaine, par une
fatalité providentielle, la nécessité de la guerre, de la guerre maté-
rielle, nécessité qui, pour une institution comme l'église, équivalait à
une condamnation absolue. De cette organisation sont nés ce conflit de
prétentions et cette rivalité d'intérêts qui devaient forcément aboutir
à une lutte acharnée entre le sacerdoce et l'empire, à ce duel vraiment
impie et sacrilège qui, en se prolongeant à travers tout le moyen-àge,
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 123
blessé à mort, en Occident, le principe même de l'autorité. De là
int d'excès, de violences, d'énormités accumulées pendant des siècles,
our étayer ce pouvoir matériel dont Rome ne croyait pas pouvoir se
asser pour sauvegarder l'unité de l'église, et qui néanmoins a fini,
Dmme il devait finir, par briser en éclats cette unité prétendue; car,
a ne saurait le nier, l'explosion de la réforme, au xvi^ siècle, n'a été
ans son origine que la réaction du sentiment chrétien trop long-
!mps froissé contre l'autorité d'une église qui, sous beaucoup de rap-
Qrts, ne l'était plus que de nom. Mais comme, depuis des siècles,
ome s'était soigneusement interposée entre l'église universelle et
Occident, les chefs de la réforme, au lieu de porter leurs griefs au
ibunal de l'autorité légitime et compétente, aimèrent mieux en ap-
eler au jugement de la conscience individuelle, c'est-à-dire qu'ils se
rent juges dans leur propre cause. Voilà l'écueil sur lequel la réforme
u xvi'^ siècle est venue échouer. Telle est , n'en déplaise à la sagesse
es docteurs de l'Occident, la véritable et la seule cause qui a fait dé-
ier ce mouvement de la réforme, chrétien à son origine, pour le faire
boutir à la négation de l'autorité de l'église et, par suite, du principe
lême de toute autorité. Et c'est par cette brèche, que le protestantisme
ouverte pour ainsi dire à son insu, que le principe antichrétien a
lit plus tard irruption dans la société de l'Occident.
Ce résultat était inévitable, car le moi humain, livré à lui-même,
st antichrétien par essence. La révolte, l'usurpation du moi, ne da-
mt pas assurément des trois derniers siècles; mais ce qui alors était
ou veau, ce qui se produisait pour la première fois dans l'histoire de
humanité, c'était de voir cette révolte, cette usurpation élevées à la
ignité d'un principe, et s'exerçant à titre d'un droit essentiellement
ihérent à la personnalité humaine. Depuis ces trois derniers siècles,
i vie historique de l'Occident n'a donc été et n'a pu être qu'une guerre
icessante, un assaut continuel livré à tout ce qu'il y avait d'élémens
hrétiens dans la composition de l'ancienne société occidentale. Ce
'avait de démolition a été long, car, avant de pouvoir s'attaquer aux
istilutions, il avait fallu détruire ce qui en faisait le ciment : les
royaiices.
Ce qui fait de la première révolution française une date à jamais
îémorable dans l'histoire du monde, c'est qu'elle a inauguré, pour
insi dire , l'avènement de l'idée antichrétienne au gouvernement de
1 société politique. Que cette idée soit le caractère propre et comme
ame elle-même de la révolution, il suffit, pour s'en convaincre, d'exa-
niner quel est son dogme essentiel, le dogme nouveau qu'elle a apporté
u monde : c'est évidemment le dogme de la souveraineté du peuple.
>r, qu'est-ce que la souveraineté du peuple, sinon celle du moi humain
riultiplié par le nombre, c'est-à-dire appuyé sur la force? Tout ce qui
/
/
REVUE DES DEUX MONDES.
iiest pas ce principe n'est plus la révolution, et ne saurait avoir qu'une
valeur purement relative et contingente. Yoilà pourquoi, soit dit en
i)assant, rien n'est plus niais ou plus perfide que d'attribuer aux insti-
tutions politiques créées par la révolution une autre valeur que celle-là.
Ce sont des machines de guerre admirablement appropriées à l'usage
})our lequel elles ont été faites, mais qui , en dehors de cette destina-
tion, ne sauraient jamais, dans une société régulière, trouver d'emploi
convenable.
La révolution, d'ailleurs, a pris soin elle-même de ne nous laisser
aucun doute sur sa véritable nature, en formulant ainsi ses rapports
vis-à-vis du christianisme : « L'état, comme tel, n'a point de religion; »
car tel est le credo de l'état moderne. Voilà , à vrai dire, la grande
nouveauté que la révolution a apportée au monde; voilà son œuvre
propre, essentielle, un fait sans antécédens dans l'histoire des sociétés
humaines. C'était la première fois qu'une société politique acceptait,
ix)ur la régir, un état parfaitement étranger à toute sanction supérieure
à l'homme, un état qui déclarait qu'il n'avait point d'ame, ou que, s'il
en avait une, cette ame n'était point religieuse; car qui ne sait que,
même dans l'antiquité païenne, dans tout ce monde de l'autre côté de
la croix, placé sous l'empire de la tradition universelle que le paga-
nisme a bien pu défigurer, mais sans l'interrompre, la cité, l'état, étaient
avant tout une institution religieuse? C'était comme un fragment dé-
taché de la tradition universelle, qui, en s'incarnant dans une société
particulière, se constituait comme un centre indépendant : c'était, pour
ainsi dire, de la religion localisée et matérialisée.
Nous savons fort bien que cette prétendue neutralité en matière re-
ligieuse n'€st pas une chose sérieuse de la part de la révolution. Elle-
même, elle connaît trop bien la nature de son adversaire pour savoir
({ue, vis-à-vis de lui, la neutralité est impossible : « Qui n'est pas poujr
moi est contre môî. i> En effet, pour offrir la neutralité au christia-
nisme, il faut déjà avoir cessé d'être chrétien. Le sophisme de la doc-
trine moderne échoue ici contre la nature toute-puissante des choses.
Pour que cette neutralité eût un sens, pour qu'elle fût autre chose qu'un
mensonge et un piège, il faudrait de toute nécessité que l'état moderne
consentît à se dépouiller de tout caractère d'autorité morale; qu'il se
résignât à n'être qu'une simple institution de police, un simple fait
matériel, incapable par nature d'exprimer une idée morale quelconque.
Souticndra-t-on sérieusement que la révolution accepte, pour l'état
qu'elle a créé et qui la représente, une condition semblable, non-seu-
lement humble, mais impossible? Elle l'accepte si peu, que, d'après sa
doctrine bien connue, elle ne fait dériver l'incompétence de la loi mo-
derne en matière religieuse que de la conviction où elle est que la mo-
rale dite religieuse, c'est-à-dire une morale dépouillée de toute sanction
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 123
iirnaturelle, suffit aux destinées de la société humaine. Cette proposi-
ion peut être vraie ou fausse, mais cette proposition, on l'avoue, est
oute une doctrine, et, pour tout homme de bonne foi, une doctrine
[ui équivaut à la négation la plus absolue de la vérité chrétienne.
Aussi, en dépit de cette prétendue incompétence et de sa neutralité
constitutionnelle en matière de religion , nous voyons que, partout où
'état moderne s'est établi, il n'a pas manqué de réclamer et d'exercer
i l'égard de l'église la même autorité et les mêmes droits que ceux qui
ivaient appartenu aux anciens pouvoirs. Ainsi en France, par exemple,
ians ce pays de logique par excellence, la loi a beau déclarer que l'état,
;omme tel , n'a point de religion ; celui-ci , dans ses rapports envei-s
'église catholique, n'en persiste pas moins à se considérer comm€
'héritier parfaitement légitime du roi très chrétien.
Rétablissons donc la vérité des faits : l'état moderne ne proscrit les
•eligions d'état que parce qu'il a la sienne, et cette religion, c'est la
-évolution.
Maintenant, pour en revenir à la question romaine, on comprendra
;ans peine la position impossible que l'on prétend faire à la papauté,
ai l'obligeant à accepter, pour sa souveraineté temporelle, les condi-
ions de l'état moderne. La papauté sait fort bien quelle est la nature
lu principe dont celui-ci relève; elle le comprend d'instinct , la con-
jcience chrétienne du prêtre dans le pape l'en avertirait au besoin.
Entre la papauté et ce principe, il n'y a point de transaction possible;
:ar ici une transaction ne serait pas une simple concession de pouvoir,
2e serait une apostasie.
Mais, dira-t-on, pourquoi le pape n'accepterait-il pas les institutions
ans le principe ? — C'est encore là une des illusions de cette opinion
;oi-disant modérée, qui se croit éminemment raisonnable et qui n'est
ju'inintelligentc, comme si des institutions pouvaient se séparer du
jrincipe qui les a créées et qui les fait vivre! comme si le matériel d'in-
jtitutions privées de leur ame était autre chose qu'un attirail mort et
sans utilité, un véritable encombrement! D'ailleurs, les institutions ont
»ujours, en définitive, la signification que leur attribuent, non pas
3eux qui les donnent, mais ceux qui les obtiennent, surtout lorsque ce
>ont ces derniers qui les imposent.
Si le pape n'eût été que prêtre, c'est-à-dire si la papauté fût restée
[idèle à son origine, la révolution n'aurait eu aucune prise sur elle,
puisque la persécution n'en est pas une; mais c'est l'élément étranger,
l'élément mortel et périssable, qu'elle s'est identifié, qui la rend main-
tenant accessible à ses coups. C'est là le gage que depuis des siècles la
papauté romaine a donné par avance à la révolution. Et c'est ici, comme
nous l'avons dit, que s'est manifestée avec éclat la logique souveraine
de l'action providentielle. De toutes les institutions que la papauté a en-
REVUE DES DEUX MONDES.
.itéés depuis sm séparation d'avec l'église orthodoxe, celle qui a le plus
profondément marqué cette séparation, qui l'a le plus aggravée, le plus
'consolidée, c'est, sans nul doute, la souveraineté temporelle du pape.
Et c'est précisément contre cette institution que nous voyons la pa-
pauté venir se heurter aujourd'hui !
Depuis long-temps, assurément, le monde .n'avait rien vu de com-
parable au spectacle qu'a offert la malheureuse Italie pendant les der-
niers temps qui ont précédé ses nouveaux désastres. Depuis long-temps,
nulle situation, nul fait historique, n'avaient eu cette physionomie
étrange. Il arrive parfois que des individus, à la veille de quelque grand
mallieur, se trouvent, sans motif apparent, subitement pris d'un accès
de gaieté frénétique, d'hilarité furieuse. Eh bien! ici, c'est un peuple
tout entier qui a été tout à coup saisi d'un accès de cette nature. Et
cette fièvre, ce délire s'est soutenu, s'est propagé pendant des mois. Il
y a eu im moment où il avait enlacé comme d'une chaîne électrique
toutes les classes, toutes les conditions de la société, et ce délire si in-
tense, si général , avait adopté pour mot d'ordre le nom d'un pape !
Que de fois le pauvre prêtre chrétien, au fond de sa retraite, n'a-t-il
pas dû frémir au bruit de cette orgie dont on le faisait le dieu ! Que de
fois ces vociférations d'amour, ces convulsions d'enthousiasme n'ont-
clles pas dû porter la consternation et le doute dans l'ame de ce chré-
tien livré en proie à cette effrayante popularité ! Ce qui devait surtout
le consterner, lui, le pape, c'est qu'au fond de cette popularité im-
mense, à travers toute cette exaltation des masses, quelque effrénée
qu'elle fût, il ne pouvait méconnaître un calcul et une arrière-pensée.
C'était la première fois que l'on affectait d'adorer le pape en le sé-
parant de la papauté.. Ce n'est pas assez dire : tous ces hommages,
toutes ces adorations ne s'adressaient à l'homme que parce que l'on
espérait trouver en lui un complice contre l'institution; en un mot, on
voulait fêter le pape en faisant un feu de joie de la papauté. Et ce qu'il
y avait de particulièrement redoutable dans cette situation , c'est que
ce calcul , cette arrière-pensée, n'étaient pas seulement dans l'inten-
tion des partis, ils se retrouvaient aussi dans le sentiment instinctif des
masses. Et rien certes ne pouvait mieux mettre à nu toute la fausseté
et toute l'hypocrisie de la situation que de voir l'apothéose décernée au
chef de l'église catholique, au moment même où la persécution se dé-
chaînait plus ardente que jamais contre l'ordre des jésuites. L'institu-
tion des jésuites sera toujours un problème pour l'Occident. C'est en-
core là une de ces énigmes dont la clé est ailleurs. On peut dire avec
vérité que la (juestion des jésuites tient de trop près à la conscience
religieuse de l'Occident, pour qu'il puisse jamais la résoudre d'une ma-
nière entièrement satisfaisante.
En parlant des jésuites, en cherchant à les soumettre à une appré-
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 127
ciation équitable, il faut commencer par mettre hors de cause tous
ceux (et leur nom est légion) r^»'»' qui le mot de jésuite n'est plus
qu'un mot de passe, un cri de (guerre. Certes, de toutes les apologies
que l'on a essayées en faYeur de cet ordre célèbre, il n'en est pas de
plus éloquente ni de plus convaincante que la haine, cette haine fu-
rieuse et implacable que lui ont vouée tous les ennemis de la religion
chrétienne; mais, ceci admis, on ne peut se dissimuler que bien des
catholiques romains, les plus sincères, les plus dévoués à leur église,
depuis Pascal jusqu'à nos jours, n'aient cessé, de génération en géné-
ration, de nourrir une antipathie déclarée, insurmontable contre cette
institution. Cette disposition d'e^ï^'* '^-—z une fraction considérable
du monde catholique, constitue peut-être une des situations les plus
réellement saisissantes et les plus tragiques où il soit donné à l'ame
humaine de se trouver placée. En effet, que peut-on imaginer de plus
profondément tragique que le combat qui doit se livrer dans le cœur
de l'homme, lorsque, partagé entre le sentiment de la vénération reli-
gieuse, ce sentiment de piété plus que filiale, et une odieuse évi-
dence, il s'efforce de récuser, de refouler le témoignage de sa propre
conscience, plutôt que de s'avouer la solidarité réelle et incontestable
qui lie l'objet de son culte à celui de son aversion? Et cependant telle
est la situation de tous les catholiques fidèles qui, aveuglés par leur
inimitié contre les jésuites, cherchent à se dissimuler un fait d'une
éclatante évidence, à savoir: la profonde, l'intime solidarité qui lie cet
ordre, ses tendances, ses doctrines, ses destinées aux tendances, aux
doctrines, aux destinées de l'église romaine, et l'impossibilité absolue
de les séparer l'un de l'autre, sans qu'il en résulte une lésion organique
et une mutilation évidente; car si, en se dégageant de toute préven-
tion, de toute préoccupation de parti, de secte et même de nationalité,
l'esprit appliqué à l'impartialité la plus absolue et le cœur rempli de
charité chrétienne, on se place en présence de l'histoire et de la réa-
lité, et qu'après les avoir interrogées l'une et l'autre, on se pose de
bonne foi cette question : Qu'est-ce que les jésuites'? voici, nous pen-
sons, la réponse que l'on se fera : Les jésuites sont des hommes
pleins d'un zèle ardent, infatigable, souvent héroïque, pour la cause
chrétienne, et qui pourtant se sont rendus coupables d'un bien grand
crime vis-à-vis du christianisme; c'est que, dominés par le moi hu-
main, non comme individus, mais comme ordre, ils ont cru la cause
chrétienne tellement liée à la leur propre, ils ont, dans l'ardeur de
la poursuite et dans l'émotion du combat, si complètement oublié
cette parole du maître : « Que ta volonté se fasse et non pas la
mienne, » qu'ils ont fini par rechercher la victoire de Dieu à tout prix,
sauf celui de leur satisfaction personnelle. Or, cette erreur, qui a sa
racine dans la corruption originelle de l'homme, et (jui a été d'une
128 REVUE DES DEUX MONDES,
portée incalculable dans ses conséquences pour les intérêts du chris-
tianisme, n'est pas, tant s'en faut, un fait particulier à la société de
Jésus. Cette erreur, cette tendance lui est si bien commune avec
l'église romaine elle-même, que l'on pourrait à bon droit dire que
c'est elle qui les rattache l'une à l'autre par une affinité vraiment or-
ganique, par un véritable lien du sang. C'est cette communauté, cette
identité de tendances qui fait de l'institut des jésuites l'expression con-
centrée, mais littéralement fidèle du catholicisme romain, qui fait,
pour tout dire, que c'est le catholicisme romain lui-même, mais à
l'état d'action, à l'état militant. Et voilà pourquoi cet ordre, ballotté
d'âge en âge à travers les persécutions et le triomphe, l'outrage et
l'apothéose, n'a jamais trouvé ni ne saurait trouver en Occident des
convictions religieuses suffisamment désintéressées dans sa cause
pour pouvoir l'apprécier, ni une autorité religieuse compétente pour
le juger. Une fraction de la société occidentale, celle qui a résolument
rompu avec le principe chrétien, ne s'attaque aux jésuites que pour
pouvoir, à couvert de leur impopularité, mieux assurer les coups
qu'elle adresse à son véritable ennemi. Quant à ceux des catholiques
restés fidèles à Rome qui se sont faits les adversaires de cet ordre, bien
que, individuellement parlant, ils puissent, comme chrétiens, être
dans le vrai, toutefois, comme catholiques romains, ils sont sans
armes contre lui; car, en l'attaquant, ils s'exposeraient toujours au
danger de blesser l'église romaine elle-même.
Mais ce n'est pas seulement contre les jésuites, cette force vive du
catholicisme, qu'on a cherché à exploiter la popularité moitié factice,
moitié sincère, dont on avait enveloppé le pape Pie IX. Un autre parti
comptait encore sur lui, une autre mission lui était réservée. Les par-
tisans de l'indépendance nationale espéraient que, sécularisant tout-à-
fait la papauté au profit de leur cause, celui qui avant tout est prêtre
consentirait à se faire le gonfalonier de la liberté italienne. C'est ainsi
que les deux sentimens les plus vivaces et les plus impérieux de l'Italie
contemporaine, l'antipathie pour la domination séculière du clergé et
la haine traditionnelle de l'étranger, du barbare, de l'Allemand , re-
vendiquaient tous deux au profit de leur cause la coopération du pape.
Tout le monde le glorifiait, le déifiait même, mais à la condition qu'i!
se ferait le serviteur de tout le monde, et cela dans un sens qui n'était
nullement celui de l'humilité chrétienne. Parmi les opinions ou les
influences politiques qui venaient ainsi briguer son patronage en lui
oflrant leur concours, il y en avait une qui avait jeté précédemment
quelque éclat, parce qu'elle avait eu pour interprètes et pour apôtrci^
quelques hommes d'un talent littéraire peu commun. A en croire let^
doctrines naïvement ambitieuses de ces théoriciens pohtiques, l'Italie
contemporaine allait, sous les auspices du pontificat romain, récui>é-
LA PAPAUTÉ Î'T I.A QUESTION ROMAINE. 159
r la primauté universelle et ressaisir pour la ti'oisième fois le sceptre
I monde, c'est-à-dire qu'au moment où l'établissement papal était
:oué jusque dans ses fondemens, ils proposaient sérieusement au
pe de renchérir encore sur les données du moyen-âge, et lui of-
lient quel(iue chose comme un califat chrétien, à la condition, bien
tendu, (jue cette théocratie nouvelle s'exercerait avant tout dans
[itérèt de la nationalité italienne.
On ne saurait, en vérité, assez s'émerveiller de cette tendance vers
chimérique et l'impossible qui domine les esprits de nos jours, et
i est un des traits distjnctifs de l'époque. Il faut qu'il y ait une af-
lité réelle entre l'utopie et la révolution, car, chaque fois que la ré-
lution , un moment infidèle à ses habitudes, veut créer au lieu de
truire, elle tombe infailliblement dans l'utopie. Il est juste de dire
e celle à laquelle nous venons de faire allusion est encore une des
js inoffensives.
Enfin vint un moment, dans la situation donnée, où, l'équivoque
ilant plus possible, la papauté, pour ressaisir son droit, se vit obligée
rompre en visière aux prétendus amis du pape. C'est alors que la
solution jeta à son tour le masque et apparut au monde sous les
lits de la république romaine. Quant à ce parti , on le connaît main-
lant; on l'a vu à l'œuvre. C'était le véritable, le légitime représen-
it de la révolution en Italie. Ce parti-là considère la papauté comme
a ennemie personnelle à cause de l'élément chrétien qu'il découvre
elle. Aussi n'en veut-il à aucun prix, pas même pour l'exploiter;
voudrait tout bonnement la supprimer, et c'est par un motif sem-
d)le qu'il voudrait aussi supprimer tout le passé de l'Italie, toutes les
aditions historiques de son existence, comme entachées et infectées
catholicisme, se réservant de rattacher, par une pure abstraction
volutionnaire, l'existence du régime qu'il prétend fonder aux anté-
dens républicains de la Rome antique.
Eh bien ! ce qu'il y a de particulier dans cette brutale utopie, c'est
e, quel que soit le caractère profondément anti-historique dont elle
[ empreinte, elle aussi a sa tradition bien connue dans l'histoire de
civilisation italienne. Elle n'est, après tout, que la réminiscence
issique de l'ancien monde païen, de la civilisation païenne : tradi-
)n qui a joué un grand rôle dans l'histoire de l'Italie, qui s'est per-
tuée à travers tout le passé de ce pays, qui a eu ses représentans, ses
Tos et même ses martyrs, et qui , non contente de dominer presque
clusivement ses arts et sa littérature, a tenté, à plusieurs reprises,
: se constituer politiquement, pour s'emparer de la société tout en-
ire. Et, chose remarquable, chaque fois que cette tradition, cette
ndance a essayé de renaître, elle est toujours apparue à la manière
s revenans, invariablement attachée à la même localité, à celle de
TOME V. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Rome. Arrivée jusqu'à nos jours, le principe révolutionnaire ne pou-
vait guère manquer de l'accueillir et de se l'approprier à cause de la
pensée anti-chrétienne qui était en elle. Maintenant, ce parti vient d'être
abattu , et l'autorité du pape en apparence restaurée; mais si quelque
chose, il faut en convenir, pouvait encore grossir le trésor de fatalités
que cette question romaine renferme, c'était de voir ce double résultat
obtenu par une intervention de la France.
Le lieu commun de l'opinion courante au sujet de cette intervention,
c'est de n'y voir, comme on le fait assez généralement, qu'un coup de
tête ou une maladresse du gouvernement français. Ce qu'il y a de vrai
à dire à ce sujet, c'est que si le gouvernement français, en s'engageant
dans cette question insoluble en elle-même, s'est dissimulé qu'elle était
plus insoluble pour lui que pour tout autre, cela prouverait seulement
de sa part une complète inintelligence tant de sa propre position que
de celle de la France, ce qui d'ailleurs est fort possible, nous en
convenons. En général, on s'est trop habitué en Europe, dans ces der-
niers temps, à résumer l'appréciation que l'on fait des actes ou plutôt
des velléités d'action de la politique française par une phrase devenue
proverbiale : « La France ne sait ce qu'elle veut. » Cela peut être vrai;
mais, pour être parfaitement juste, on devrait ajouter : « La France
ne peut pas savoir ce qu'elle veut; » car, pour réussir à le savoir, il
faut avant-tout avoir une volonté, et la France, depuis soixante ans, est
condamnée à en avoir deux. Et ici il ne s'agit pas de ce désaccord, d(
cette divergence d'opinions, politiques ou autres, qui se rencontrent
dans tous les pays où la société, par la fatalité des circonstances, ?<
trouve livrée au gouvernement des partis : il s'agit d'un fait bien au-
trement grave; il s'agit d'un antagonisme permanent, essentiel et à
tout jamais insoluble, qui, depuis soixante ans, constitue, pour ainà
dire, le fond même de la conscience nationale en France. C'est l'anK
de la France qui est divisée.
La révolution, depuis qu'elle s'est emparée de ce pays, a bien pu k
bouleverser, le modifier, l'altérer profondément; mais elle n'a pu ni
ne pourra jamais se l'assimiler entièrement. Elle aura beau faire, il y
a des élémens, des principes dans la vie morale de la France qui ré^
sisteront toujours, au moins aussi long-temps qu'il y aura une
France au monde : tels sont l'église catholique avec ses croyances et
son enseignement, le mariage chrétien et la famille, et même la pro-
priété. D'autre part, comme il est à prévoir que la révolution, qui est
entrée non-seulement dans le sang, mais même dans l'ame de cette
société, ne se décidera jamais à lâcher prise volontairement, et comme,
dans l'histoire du monde, nous ne connaissons pas une formule d'exor-
cisme applicable à une nation tout entière, il est fort à craindre que
l'état de lutte, mais d'une lutte intime et incessante, de scission per-
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 131
nanente et, pour ainsi dire, organique, ne soit devenu pour bien
ong-temps la condition normale de la nouvelle société française. Et
^oilà pourquoi dans ce pays, oii nous voyons, depuis soixante ans, se
éaliser cette combinaison d'un état révolutionnaire par principe, traî-
lant à la remorque une société qui n'est que révolutionnée, le gouver-
lement, le pouvoir, qui tient nécessairement des deux sans parvenir à
3S concilier, s'y trouve fatalement condamné à une position fausse,
•récaire, entourée de périls et frappée d'impuissance. Aussi avons-
lous vu que, depuis cette époque, tous les gouvernemens en France,
noins un, celui de la convention pendant la terreur, quelle que fût
a diversité de leur origine, de leurs doctrines et de leurs tendances,
•nt eu ceci de commun : c'est que tous, sans excepter même celui du
sndemain de février, ils ont subi la révolution bien plus qu'ils ne l'ont
eprésentée. Et il n'en pouvait être autrement, car ce n'est qu'à la con-
lition de lutter contre elle, tout en la subissant, qu'ils ont pu vivre. Il
st vrai d'ajouter que, jusqu'à présent au moins, ils ont tous péri à la
àche.
Comment donc un pouvoir ainsi fait, aussi peu sûr de son droit,
l'une nature aussi indécise, aurait-il eu quelque cliance de succès en
ntervenant dans une question telle que la question romaine? En se
résentant comme médiateur ou comme arbitre entre la révolution et
3 pape, il ne pouvait guère espérer de concilier ce qui est inconciliable
ar nature; d'autre part, il ne pouvait donner gain de cause à l'une
es parties adverses sans se blesser lui-même, sans renier, pour ainsi
ire, une moitié de lui-même. Ce qu'il pouvait donc obtenir par cette
itervention à double trancbant, quelque émoussée que fût la lame,
'était d'embrouiller encore davantage ce qui était déjà inextricable,
'envenimer la plaie en l'irritant, et c'est à quoi il a parfaitement
éussi.
Maintenant, quelle est au vrai la situation du pape vis-à-vis de ses
Lijets? Quel est le sort probable réservé aux nouvelles institutions
u'il vient de leur accorder? Ici malheureusement les plus tristes pré-
isions sont seules de droit, c'est le doute qui ne l'est pas.
La situation? c'est l'ancien état de choses, celui antérieur au règne
ctuel, celui qui dès-lors croulait déjà sous le poids de son impossi-
ilité, mais démesurément aggravé par tout ce qui est arrivé depuis :
u moral, par d'immenses déceptions et d'immenses trahisons; au ma-
îriel, par toutes les ruines accumulées.
On connaît ce cercle vicieux où, depuis quarante ans, nous avons
u rouler et se débattre tant de peuples et tant de gouvernemens : des
ouvernés n'acceptant les concessions du pouvoir que comme un faible
-compte payé à contre-cœur par un débiteur de mauvaise foi; des
ouvernemens qui ne voyaient dans les demandes qu'on leur adres-
1
13^ KEVUË DES DEUX MONDES.
sait qlie deâ embûches d'un ennemi iiypocrite. Eh bien! cette situa-
tion, cette réciprocité de mauvais sentimens, détestable et démorali-'
santé partout et toujours, est encore grandement envenimée ici par le
caractère particulièrement sacré du pouvoir et par la nature tout ex-
ceptionnelle de ses rapports avec ses sujets; car, encore une fois, dans
la situation donnée et sur la pente où l'on se trouve placé, non-seule-i
ment par la passion des hommes, mais par la force même des choses|
toute concession, toute réforme, pour peu qu'elle soit sincère et sé-
rieuse, pousse infailliblement l'état romain vers une sécularisation^
complète. La sécularisation, nul n'en doute, est le dernier mot de la
situation, et cependant le pape, sans droit pour l'accorder même dans
les temps ordinaires, puisque la souveraineté temporelle n'est pas soi
bien, mais celui de l'église de Rome, pourrait bien moins encore y con|
sentir maintenant qu'il a la certitude que cette sécularisation, lorj
même qu'elle serait accordée à des nécessités réelles, tournerait en dé-
finitive au profit des ennemis jurés, non pas de son pouvoir seulementj|
mais de l'église elle-même. Y consentir, ce serait se rendre coupable
d'apostasie et de trahison tout à la fois. Voilà pour le pouvoir. Pour a
qui est des sujets, il est clair que cette antipathie invétérée contre lé
domination des prêtres, qui constitue tout l'esprit public de la popu-
lation romaine, n'aura pas diminué par suite des derniers événemens
et si, d'une part, une pareille disposition des esprits suffit à elle seult
pour faire avorter les réformes les plus généreuses et les plus loyales
d'autre part, l'insuccès de ces réformes ne peut qu'ajouter infinimen|
à.l'irritation générale, confirmer l'opinion dans sa haine pour l'auto^
rite restaurée, et recruter pour l'ennemi.
Voilà, certes, une situation vraiment déplorable et qui a tous leii
caractères d'un châtiment providentiel; car, pour un prêtre chrétien,
quel plus grand malheur peut-on imaginer que celui de se voir ainsi
fatalement investi d'un pouvoir qu'il ne peut exercer qu'au détriment
des âmes et pour la ruine de la religion? Non, en vérité, cette situa-
tion est trop violente, trop contre nature pour pouvoir se prolonger.
Châtiment ou épreuve, il est impossible que la papauté reste long-
temps encore enfermée dans ce cercle de feu, sans que Dieu, dans sa
miséricorde, lui vienne en aide et lui ouvre une voie, une issue mer-
veilleuse, éclatante, inattendue, ou, disons mieux, attendue depuis des
■siècles. Peut-être en est-elle séparée encore, elle et l'église soumise à
ses lois, par bien des tribulations et bien des désastres; peut-être n'est-
elle encore qu'à l'entrée de ces temps calamiteux. En effet, ce ne sera
pas une petite flamme, ce ne sera pas un incendie de quelques heures
que celui qui, en dévorant et réduisant en cendres des siècles entiers
de préoccupations mondaines et d'inimitiés anti-chrétiennes, fera enfin
xroulcr devant elle cette fatale barrière qui lui cachait l'issue désirée.
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE. 433
Et comment, à la vue de ce qui se passe, en présence de cette orga-
nisation nouvelle du principe du mal, la plus savante et la plus for-
midable que les hommes aient jamais vue, en présence de ce monde
du mal tout constitué et tout armé, avec son église d'irréligion et son
gouvernement de révolte; comment, disons-nous, serait-il interdit aux
chrétiens d'espérer que Dieu daignera proportionner les forces de son
église à la nouvelle tâche qu'il lui assigne? qu'à la veille des combats
qui se préparent, il daignera lui restituer la plénitude de ses forces,
et qu'à cet effet lui-même, à son heure, il viendra, de sa main misé-
ricordieuse, guérir au flanc de son église la plaie que la main des
hommes y a faite, cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents
ans?
L'église orthodoxe n'a jamais désespéré de cette guérison. Elle l'at-
tend, elle y compte, non pas avec confiance, mais avec certitude.
Comment ce qui est un par principe, ce qui est un dans l'éternité, ne
triompherait-il pas de la désunion dans le temps? En dépit de la sépa-
ration de plusieurs siècles, et à travers toutes les préventions hu-
maines, elle n'a cessé de reconnaître que le principe chrétien n'a ja-
mais péri dans l'église de Rome, qu'il a toujours été plus fort en elle
que l'erreur et la passion des hommes, et voilà pourquoi elle a la
conviction intime qu'il sera plus fort que tous ses ennemis. Elle sait
de plus qu'à l'heure qu'il est, comme depuis des siècles, les destinées
chrétiennes de l'Occident sont toujours encore entre les mains de l'é-
glise de Rome , et elle espère avec confiance qu'au jour de la grande
réunion celle-ci lui restituera intact ce dépôt sacré.
Qu'il me soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se
rattache à la visite que l'empereur^ de Russie a faite à Rome en 1846.
On s'y souviendra peut-être encore de l'émotion générale qui l'ac-
cueillit à son apparition dans l'église de Saint-Pierre, — l'apparition de
l'empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d'absence!
— et du mouvement électrique qui parcourut la foule, quand elle le
vit aller prier au tombeau des apôtres. Cette émotion était légitime.
L'empereur prosterné n'était pas seul; toute la Russie était prosternée
avec lui : espérons qu'elle n'aura pas prié en vain devant les saintes
reliques!
Saint-Pétersbourg, le l" (13) octobre 1849.
SACS M numm.
DERNIERE PARTIE.
XIX.
Le retour de nos personnages au château de La Roclielandier fut
gai comme un convoi funèbre. N'était-ce pas en effet le convoi funèbre
de leur orgueil, de leur vanité et de leur ambition? Plus de cour ni
de pairie , plus de titres ni de millions , sacs vides , parchemins sans
valeur; ils s'étaient joués mutuellement, tous quatre avaient fait un
marché de dupe. Quel voyage, grand Dieu , sur cette même route qui
les avait vus, quelques mois auparavant, triomphans, ivres de joie et
se prélassant sur les coussins moelleux d'une chaise de poste ! Blottis
chacun dans un coin de l'intérieur de la diligence, ils se taisaient, et
n'avaiept pas même, pour se consoler ou se distraire, la ressource des
récriminations : la révolution de février les renvoyait , comme on dit,
dos à dos. Gaston et Laure n'osaient lever les yeux l'un sur l'autre.
Roulée dans son manteau, enveloppée de fourrures, les mains dans son
manchon, la marquise douairière, honteuse comme une fouine qu'un
mulot aurait pris, s'abîmait dans ses réflexions, qui n'étaient pas cou-
leur de rose. 11 y avait des instans où elle se croyait le jouet d'un abo-
minable cauchemar; mais la présence de M. Levrault , assis vis-à-vis
(1) Voyez les livraisons des 1", 15 septembre, des 1er, 15 octobre, des i" et 15 dé-
cembre.
SACS ET PARCHEMINS. 135
d'elle, la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Pauvre comme de-
vant, elle retournait vivre dans son petit castel, avec M. Levrault sur
les bras : voilà où l'avait conduite l'habileté de ses manœuvres. Le
moins triste et le moins consterné des quatre, le croira-t-on? c'était
M. Levrault. Il avait, en ces derniers temps, avalé tant de couleuvres,
traversé tant de mauvais jours, des jours si tourmentés, qu'il n'aspi-
rait plus qu'au repos. 11 n'était pas ingrat envers la destinée, et s'es-
timait heureux de n'avoir laissé que ses écus dans la bagarre. La perte
de sa fortune l'avait débarrassé de Timoléon, et le dispensait d'aller à
Berlin déchirer les traités de 1815. La veille de son départ, il avait écrit
au ministre des affaires étrangères pour lui annoncer qu'il renonçait
à cette mission glorieuse. L'obscurité, la pauvreté, lui apparaissaient
désormais comme un port. Il ne redoutait plus l'incendie, le, meurtre
ni le pillage; le sort des envoyés français à Rastadt ne le glaçait plus
d'épouvante; il ne voyait plus, il n'entendait plus dans ses rêves le hi-
deux ricanement de la tète de Gharlemagne. Enfin, sa pensée se re-
portait avec complaisance sur la déconvenue de la marquise; c'était là
le côté plaisant de sa ruine. En observant son air grognon, sa mine
renfrognée, il riait dans sa barbe et se frottait les mains, comme s'il
se lut ruiné volontairement, tout exprès pour lui faire pièce et se
venger sur elle des déceptions qu'il avait essuyées. La satisfaction
d'avoir sauvé sa peau, le mouvement de la voiture qui l'emportait
loin de la fournaise des révolutions, la perspective d'une vie tran-
quille, la figure de M"" de La Rochelandier, qui s'allongeait de plus
en plus, avaient donné à l'esprit déjà si varié de M. Levrault un tour
imprévu, tout-à-fait piquant. Jamais ce diable d'homme ne s'était senti
en si belle humeur. Aux approches de Nantes, il avait dans toute sa
personne quelque chose d'émoustillé, de guilleret et de goguenard qui
acheva d'exaspérer la mère de Gaston.
— Eh bien! mon aimable amie, disait-il en imitant les inflexions
câlines que prenait autrefois la voix de la marquise sous les ombrages
de la Trélade, nous touchons au terme de nos épreuves. Encore quel-
ques heures, et nous découvrirons les tours du château Levrault; c'est
là que le bonheur nous attend. Je connais la simplicité de vos goûts;
vous n'aimez pas le monde, vous ne l'avez jamais aimé. Vous avez tou-
jours recherché l'ombre et le silence, comme d'autres l'éclat et le bruit.
Je sais tout ce qu'il vous a fallu d'abnégation et de dévouement pour
renoncer à vos habitudes sédentaires; soyez sûre que je n'oublierai de
ma vie un si généreux sacrifice. Je m'applaudis de mon désastre, je
bénis presque le coup qui m'a frappé, en songeant qu'il vous rend à
votre vallée solitaire, à toutes les douces joies pour lesquelles vous êtes
née. Ah ! mon amie, quelle existence enchantée nous allons mener tous
ensemble dans le joli manoir que je dois à votre gracieuseté ! Vous ne
J36 REVUE DES DEUX MONDES.
trouverez pas au château Levrault l'hospitalité splendide que vous
m'avez offerte à l'hôtel La Rochelandier; mais que sont les jouissances
de la fortune, comparées à celles du cœur? On l'a dit avec raison, ni
l'or ni les grandeurs ne nous rendent heureux. C'est dans l'union des
âmes que consiste la vraie félicité; c'est dans la modestie des désirs
que consiste la vraie richesse. A ce compte, qui donc peut se dire ici-
bas plus riche et plus heureux que nous?
La marquise rongeait son frein et ne répondait à tous ces beaux dis-
cours que par des regards de panthère prête à s'élancer sur sa proie.
A la tombée de la nuit, une patàche qu'ils avaient prise à Nantes
pour achever leur voyage les déposait modestement dans la cour du
château Levrault. A peine descendue de voiture, M"* de La Rochelan-
dier franchit d'un pas rapide les degrés du perron et se retira dans son
appartement, sans plus se soucier de ses hôtes. Elle éprouvait le besoin
d'exhaler librement sa colère. La vue de M. Levrault lui était odieuse;
c'est à peine si la jeunesse et la beauté de Laure trouvaient grâce de-
vant ses yeux. Gaston comprenait autrement les devoirs que lui impo-
sait la ruine de son beau-père; il n'avait pas attendu jusque-là pour
les accepter. Il s'occupa de l'installation de sa femme avec la courtoisie
que nous lui connaissons. Quant à M. Levrault, il était chez lui; déjà
il commandait en maître. Il allait, venait, grondait les gens, donnait
des ordres pour le souper, et remplissait la maison du bruit de sa voix,
dont les éclats arrivaient jusqu'aux oreilles de M"^ de La Rochelandier.
— Vous l'entendez ! s'écria la marquise s'adressant à Gaston, qui ve-
nait d'entrer dans sa chambre; le malheureux prend ce château pour
une auberge, le château de vos pères, le château de La Rochelandier!
Est-ce assez de honte et d'humiliation? Ce bourgeois décrassé va chaque
jour s'asseoir à notre table. Nous sommes rivés à lui comme le forçat
à sa chaîne. Chaque jour, il nous étourdira de ses criailleries. Lesouf-
frirez-vous, mon fils? Ne trouverez-vous pas le moyen de nous en dé-
livrer? Il ne manque plus ici, pour nous achever, que ce drôle de
Timoléon. Ce Levrault , je le hais. Maudite soit l'heure où sa fille a
franchi le seuil de notre porte! S'il reste ici, je vous en avertis, je
pars pour Frohsdorf.
— Ma mère, répondit Gaston, c'est vous qui l'avez voulu. M. Le-
vrault ne fait qu'user du droit que vous lui avez accordé vous-même.
Vous avez caressé, vous avez encouragé sa sottise quand il était riche;
le voilà ruiné, il est juste que vous la subissiez. Il s'asseoit aujourd'hui
à notre table; ne vous êtes-vous pas assise à la sienne? Il prend notre
château pour sa maison; n'avez-vous pas pris son hôtel pour votre
château? Si quelqu'un oubliait les égards qui vous sont dus, je sau-
rais le rappeler au respect; mais j'entends à mon tour que la femme
qui porte mon nom soit traitée ici sur le même pied que vous.
SACS ET PARCHEMINS. i37
La marquise baissa les yeux et ne trouva rien à répondre.
Les rôles étaient changés; M. Leyrault trônait maintenant à La Ro-
chelandier comme la marquise rue de Varennes. La mère de Gaston
essayait vainement de se révolter et d'imposer silence à l'homme
qu'elle avait si long-temps gouverné , qu'elle avait tenu en laisse. Au
bout de quelques jours, elle sentit qu'il fallait revenir à ses vieilles ha-
bitudes de ruse et de fourberie. Elle reprit son accent patelin, son sou-
rire affectueux, ses manières caressantes. Elle conçut l'espérance d'é-
loigner par ses conseils l'hôte malencontreux qu'elle ne pouvait chasser
par son impertinence.
Un soir, ils étaient assis tous deux au coin du feu. M. Levrault, mol-
lement établi dans la meilleure bergère du salon, se taisait et jetait de
temps en temps un regard narquois sur M""" de La Rochelandier; la
marquise, sans faire attention à cette raillerie muette, cherchait par
quels détours elle pourrait amener M. Levrault jusqu'au seuil de la
porte, se promettant bien de la fermer derrière lui. Il s'agissait de
réconduire poliment, d'éveiller en lui le désir de partir, de renoncer
à la retraite, de rentrer dans la vie active : c'était là sa constante|pré-
occupation, son unique pensée.
— Je crains bien , mon ami, dit-elle enfin de sa voix |la plus douce,
([ue notre vie solitaire ne vous ennuie. Depuis quelques jours, je vous
observe, je vous étudie avec inquiétude. Vous êtes pâle, vous maigris-
sez, vos facultés s'étiolent dans l'inaction.
— Votre amitié, madame, s'alarme sans sujet, répondit M. Levrault
de sa plus douce voix; je ne me suis jamais mieux porté, je n'ai jamais
mangé d'un si vif appétit. Je dors d'un sommeil paisible; le matin, à
mon réveil, j'écoute avec bonheur le chant du coq, je salue avec joie
les premiers rayons qui se glissent à mon chevet. L'air pur que jcres-
pire, le silence et la paix qui nous environnent , tout me ragaillardit :
j'ai vingt ans.
— Je vous assure, mon ami , que je m'alarme avec raison; vous êtes
pâle, vous maigrissez. La vie des champs ne convient pas à votre ca-
ractère. Une intelligence telle que la vôtre, habituée au mouvement
des grandes affaires, n'est pas faite pour la solitude. Vous avez |beau
dire, vous avez beau vanter votre bonheur, vous n'êtes pas heureux,
je le sens bien. Vous êtes né pour le mouvement, pour la lutte; l'in-
quiétude même est un besoin pour vous.
— Détrompez-vous, mon aimable amie. Cherche qui voudra le mou-
vement et la lutte; pour moi, je m'accommode très bien de l'existence
([uenous menons ici. Pourvu que l'avenir ressemble au présent, je
me liens pour satisfait.
— Est-il possible, mon ami , que vous ignoriez à ce point ce que
vous valez , que vous méconnaissiez si étrangement les vrais besoins
13^ REVUE DES DEUX MONDES.
de votre nature? Vous dépérissez , je ne le vois que trop; l'ennui vous
dévore à votre insu. Prenez-y garde, mon ami; quelques mois d'inac-
tion suffiront pour miner votre santé.
Rassurez-vous, je vous en prie; je suis bâti solidement. Mon père
et le père de mon père ont vécu jusqu'à cent ans, et je compte bien
faire comme eux. Quelque chose me dit, ma charmante amie, que nous
vieillirons ensemble comme Philémon et Baucis.
Vraiment, je vous admire, et j'ai peine à vous comprendre.
Quelle singulière illusion! J'ai dans ma famille un exemple effrayant
qui ne sortira jamais de ma mémoire, et qui doit être pour vous un
salutaire avertissement. Un de mes frères, officier de marine, a voulu,
comme vous, à la fleur de l'âge, renoncer à la vie active; il s'est obstiné,
comme vous, à s'ensevelir dans ce château; comme vous, il vantait le
calme de sa retraite; au bout d'un an, pâle, amaigri, méconnaissable,
il s'éteignait dans nos bras; comme vous, il avait manqué à sa mission,
et la nature s'était vengée. Croyez-moi , ne vous endormez pas dans
une folle sécurité. Il faut à votre esprit un but, une ambition; pour-
quoi ne rentreriez-vous pas dans les affaires? Pourquoi ne songeriez-
vous pas à relever votre fortune? Cette espérance ne vous sourit-elle
pas? Ne serait-il pas glorieux pour vous de reparaître dans la lice, de
défier l'injustice du sort, et de reconquérir par votre génie la richesse
dont vous saviez faire un si noble usage?
— Je n'ai pas attendu vos conseils pour y songer, dit M. Levrault en
hochant la tête.
— Eh bien! reprit d'un air triomphant la marquise, qui le voyait
déjà sur le perron lui faisant ses adieux et partant pour la grande
viUe, qui vous arrête, si vous y avez songé? Est-ce la dureté des temps,
l'affaiblissement du crédit? De pareils obstacles doivent-ils vous ef-
frayer? S'enrichir dans un temps prospère, c'est l'œuvre d'un esprit
vulgaire; lutter contre la défiance, narguer la peur, attirer à soi l'or
effrayé qui s'enfuit, c'est une entreprise difficile sans doute, mais une
entreprise digne de vous.
— Oui, sans doute, cette tâche difficile a de quoi tenter un homme
tel que moi; malheureusement je dois y renoncer.
— Et pourquoi?
-^ Je ne suis qu'un petit bourgeois, c'est la vérité : je me suis enri-
chi à vendre du drap, comme mon père, près du marché des Innocens,
je ne m'en défends pas; mais je sais vivre, je connais les devoirs que
m'impose votre alliance. La république a pu abohr les titres; pour
moi, vous êtes toujours marquise de La Rochelandier. Votre nom, le
nom de mon gendre me défend de rentrer dans les affaires. Je sais ce
que je vous dois, et je ne l'oublierai jamais. Quand on a l'honneur de
tenir à une race de preux, il ne faut pas déroger. Que diraient les aïeux
SACS ET PARCHEMINS. 139
(Je votre fils, que diraient toutes ces figures yénérables qui nous re-
gardent, qui nous écoutent, si le beau-père d'un La Rochelandier se
mêlait de commerce ou d'industrie? Je n'ai pas de blason, mais je dois
prendre soin du vôtre.
— Noble ami, vos scrupules vous honorent; cependant vous allez
trop loin. Malgré son profond respect pour le nom de ses ancêtres,
Gaston, j'en suis sûre, vous verrait sans chagrin, sans dépit, recom-
mencer de vos mains l'édifice de votre fortune, et, pour ma part, je ne
vous blâmerais pas.
— Je comprends, noble amie, tout ce qu'il y a de magnanime dans
votre indulgence; mais je ne veux pas, je ne dois pas en abuser. J'ai
toujours professé, je professerai toujours le respect des vaincus; votre
titre est d'autant plus sacré à mes yeux, que la révolution vous en a
dépouillée.
— Eh bien! dit la marquise, qui ne renonçait pas encore à sqn es-
pérance, si vous ne voulez pas refaire votre fortune sous nos yeux, si
vous craignez que notre nom ne se trouve mêlé à vos spéculations, ne
pouvez-vous passer les mers, aller en Amérique? Habile, hardi comme
vous l'êtes, quelques années vous suffiront pour retrouver ce que vous
avez perdu, et vous reviendrez jouir parmi nous des fruits de votre génie.
— L'Amérique! J'y ai pensé plus d'une fois. C'est là, en effet, que
les grands désastres se réparent en quelques années. J'ai dans ma fa-
mille un exemple bien encourageant et qui ne sortira jamais de ma
mémoire. Un de mes oncles, droguiste rue des Lombards, était parti
ruiné pour l'Amérique; il revint, au bout de cinq ans, avec une for-
tune colossale.
— Et vous hésitez ! s'écria la marquise. Ah ! mon ami, qu'attendez-
vous? Si modeste que soit notre patrimoine, s'il fallait, pour vous faire
une cargaison, vendre quelques pièces de terre, nous ne reculerions
devant aucun sacrifice.
— Généreuse amie, je reconnais bien là votre grand cœur; je saurai
me montrer digne d'une amitié si belle.
— Ainsi votre projet est bien arrêté?
— Arrêté d'une façon irrévocable.
— Et quand comptez-vous partir ?
— Oui, je me montrerai vraiment digne de votre amitié; je ne vous
quitterai jamais. Avez-vous pu croire un seul instant que je consen-
tirais à me séparer d'une amie si tendre, si dévouée, si fidèle, que je
renoncerais aux délices de votre intimité, pour aller au-delà de l'Océan
chercher quelques misérables sacs d'écus? Vous m'avez cru passionné
pour la richesse; apprenez à mieux me connaître : je resterai près de
vous. Rien à mes yeux ne vaut le bonheur de vous voir et de vous
entendre.
140 REVUE DES DEUX MONDES.
La marquise étouffa, en frémissant, un cri de rage; elle sentait que
cet homme, dont elle s'était si long-temps moquée, prenait maintenant
sa revanche. Rendons justice à M. Levrault : s'il se raillait avec joie de
la marquise, s'il savourait sa vengeance avec délices, il y avait pour-
tant dans ses paroles une part de sincérité. Il se trouvait bien au châ-
teau Levrault; après tant d'orages et de traverses , le repos était pour
lui un véritable bonheur qu'il pouvait vanter sans mentir. Pareil au
naufragé qui a ient de toucher la plage, il bénissait la Providence qui
l'avait sauvé, et né songeait pas à regretter ses trésors engloutis par
les flots. Sa mission à Berlin, si imprudemment acceptée, l'avait guéri
à jamais de toute ambition, et surtout de l'ambition diplomatique. Si
parfois il lui arrivait de jeter un regard mélancolique sur son habit
brodé, il lui suffisait, pour dissiper sa tristesse, de porter les yeux sur
la cotte de mailles de François I", suspendue au pied de son lit. L'opu-
lence lui avait suscité tant d'ennuis , tant de tracas , tant de déboires,
qu'il se résignait sans effort à la médiocrité. Les débris de la dot de
Laure, réunis aux débris du domaine de La Rochelandier, permet-
taient à la petite colonie de vivre assez doucement; M. Levrault n'en
demandait pas davantage. Le malheur avait développé en lui un bon
sens, une sagesse inattendue. Lui qui avait mordu à tant d'hameçons,
qui s'était laissé prendre dans tant de nasses, instruit à ses dépens,
prudent comme un vieux brochet qui a dix fois rongé les mailles du
filet, il passait fièrement devant le piège et riait au nez du pêcheur.
Loin du bruit de l'émeute, débarrassé de Tinioléon qu'il espérait bien
ne jamais retrouver, il se félicitait chaque jour de la sécurité profonde
où s'écoulait sa vie. Cette paisible vallée lui semblait un asile impéné-
trable que le vent furieux des révolutions ne viendrait jamais trou-
bler. Autour de lui, tout était tranquille. Les folles espérances de
la marquise avaient été bien vite déçues.; Gaston, loin de partager
l'aveuglement de sa mère, s'était appliqué sans relâche à pacifier les
esprits. Il comprenait que le rôle de la Vendée était fini, en présence
de la France entière appelée à se prononcer sur sa propre destinée. Ce-
pendant M. Levrault n'avait pas encore épuisé la coupe des tribulations.
Après une trêve de quelques jours, la marquise désappointée avait
repris le ton agressif, l'attitude provoquante. M. Levrault, qui, loin du
/danger, n'avait plus aucune raison pour garder ses principes républi-
•cains, les proclamait pourtant, les défendait avec acharnement, pour
.taquiner, pour exaspérer la marquise. Entre ces deux amis, tout était
sujet de querelle. Chacun des portraits qui décoraient le salon suggérait
à M. Levrault une foule d'épigrammes qui, sans être bien acérées, har-
celaient son adversaire comme autant de coups d'épingle. Ils passaient
/presque toutes leurs soirées en tête à tête. Chose étrange! ils se dé-
testaient mutuellement et ne pouvaient vivre l'un sans l'autre. Ils s'ai-
SACS ET rARCilKMINS. 141
iaiont l'un l'autre à tuer le temps, ce mortel ennemi des gens qui ne
ont rien; chacun des deux trouvait dans le dépit de son interlocuteur
ine source intarissable de contentement. La marquise maudissait la
'épublique; M. Levrault parlait d'effacer les écussons de la famille,
iccablait de son ironie ces derniers vestiges de la féodalité, et deman-
lait s'il n'était pas temps de convertir en pigeonnier une tour crénelée
iont la défense héroïque était consignée dans les archives des La Ro-
Jielandier. Ces querelles sans fin, auxquelles Gaston et Laure demeu-
•aient étrangers, se prolongeaient souvent bien avant dans la nuit. Un
oir qu'ils étaient aux prises et ressassaient pour la centième fois l'éter-
lelle question des écussons et des créneaux , au bruit d'une voiture
[ui entrait dans la cour, ils se turent tout à coup et se regardèrent d'un
lir étonné. Presque au même instant, la porte s'ouvrit brusquement, et
naître Jolibois, ceint d'une écharpe tricolore, suivi d'un brigadier de
gendarmerie, entra dans le salon. La marquise et M. Levrault demeu-
èrent cloués sur leur fauteuil.
— Ah çà ! dit maître Jolibois en croisant lentement ses bras sur sa
)Oitrine, j'en apprends de belles. Mes prévisions ne m'avaient pas
rompe; le château de La Rochelandier est décidément un repaire d'à-
istocrates, un nid de chouans, un foyer de réaction. Voilà donc com-
nent on reconnaît la clémence et la mansuétude du peuple ! La repu-
)lique est patiente, mais il ne faut pourtant pas la pousser à bout,
/^ous conspirez , je le sais, j'en suis sûr; vous n'êtes occupés qu'à ra-
)aisser, qu'à dénigrer le triomphe de la démocratie. N'essayez pas de
ous défendre, ce serait peine perdue; mes agens m'ont tout appris.
M. Levrault, dont la conscience était en repos, jeta sur la marquise
m regard qui semblait dire : Ce sont vos affaires, non les miennes. Il
(uvrait la bouche pour se justifier; mais la marquise le prévint, et se
ournant vers lui :
— Eh bien! que vous disais-je? Ne vous ai -je pas annoncé cent fois
:e qui arrive aujourd'hui? Vous avez dans votre langage une intem-
)érance, une étourderie, une témérité qui va jusqu'à la folie. Vous ne
nénagez personne, vous raillez toute chose. Une fois parti, vous allez,
^ous allez... rien ne vous arrête. Vos attaques redoublées contre la ré-
mblique ne pouvaient demeurer impunies. Votre langue de vipère
levait tôt ou tard nous attirer quelque mésaventure. Je vous l'ai prédit
îent fois, et ma prophétie ne s'est que trop bien accomplie. Vous n'a-
rez, sur ma foi, que ce que vous méritez. Pour moi, je m'en lave les
nains; tirez-vous de là comme vous pourrez.
M. Levrault, abasourdi, ne trouvait pas un mot à dire; l'étonnement,
'indignation , la colère, l'effroi , se disputaient son cœur et serraient
ià gorge comme dans un étau.
— C'est donc vous, s'écria Jolibois, qui dénigrez la république! C'est
142 REVUE DES DEUX MONDES.
TOUS qui conspirez contre elle! C'est vous, pygmée, vous, mirmidon,
qui voulez la renverser !
— Moi! dit enfin M. Levrault, plus rouge que la crête d'un coq; si
quelqu'un ici dénigre la république, ce n'est pas moi, c'est madame.
— 'C'est vous, s'écria vivement la marquise, vous qui, après avoir
rampé, après vous être mis à plat ventre devant le régime nouveau,
vous vengez maintenant , par de misérables quolibets , de la peur qui
vous avait converti.
— Osez-vousbien m'accuser? repartit M. Levrault hors de lui; osez-vous
bien me prêter vos rancunes et votre haine? Heureusement, mes opi-
nions sont connues, et les vôtres, madame, ne sont un mystère pour per-
sonne. J'ai toujours aimé la république, et vous l'avez toujours détestée.
— Je ne l'ai jamais aimée, j'en conviens, reprit la marquise, mais
je l'ai acceptée avec résignation; je me suis inclinée devant la volonté
de la France. La haute intelligence de M. le commissaire-général, aidée
de son noble cœur, comprendra sans peine tout ce que je dois de mé-
nagement et d'égards aux traditions de ma famille. Je n'ai jamais aimé
la répul)lique, mais je la respecte, je n'ai contre elle ni haine ni amer-
tume; je ne clabaude pas comme vous.
— Vous l'entendez, citoyen Levrault, dit Jolibois d'un ton sévère, il
ne s'agit i)as ici du rapport d'un agent plus ou moins fidèle; c'est un
membre de votre famille qui vous accuse, c'est la mère de votre gen-
dre. Malgré la tendre amitié qui nous unit, il ne m'est pas permis de
différer plus long-temps l'accomplissement de mon devoir : suivez-moi.
— Vous suivre! Où me conduisez-vous? demanda M. Levrault <<
soutenant à peine.
— En prison, répondit Jolibois.
— En prison ! s'écria M. Levrault pâle d'épouvante.
Il fit un mouvement pour s'enfuir, mais déjà le brigadier de gendar-
merie lui appliquait sur l'épaule sa large main gantée de peau de
daim. Un imperceptible sourire plissa la lèvre de l'enragée marquise.
Maître Jolibois donna le signal du départ et emmena l'infortuné Le-
vrault, qui prit place à côté de lui dans le fond de sa voiture. Le bri-
gadier sauta en selle, et la voiture partit. Après avoir joui quelques in-
stans de la terreur de son prisonnier, Jolibois rompit enfin le silence.
— Pourquoi tremblez-vous, mon cher? Que diable! un homme ne
doit pas ainsi se laisser abattre. Que craignez-vous? Votre faute est
grave sans doute, vous serez jugé, mais la république est clémente,
et la peine de mort est abolie pour les délits politiques. Le pire qui
puisse vous arriver, c'est d'être condamné à la déportation.
— La déportation! balbutia M. Levrault; mais je suis innocent, il
n'y a pas un mot de vrai dans les inculpations de cette abominable
marquise. Vous me connaissez, mon bon Jolibois.
SACS ET PARCHEMINS. 143
— Hélas! mon ami, je ne vous connais que trop, et votre conduite
ême donne une terrible autorité à l'accusation portée contre vous.
)mment! je me fais votre patron, votre avocat, je vous présente au
lef du cabinet des affaires étrangères, je sollicite avec instance, j'ob-
;ns pour vous une mission glorieuse, une mission sans précédens, et,
irès l'avoir acceptée, vous la répudiez lâchement ! Vous dont je van-
is le courage, vous que je prenais pour un lion, vous fuyez comme
i lièvre. Après une pareille escapade, quelle foi puis-je ajouter à vos
rôles? Vous dites que la marquise vous accuse injustement, vous
riez de votre amour pour la république; mais, si vous l'aimez sin-
rement, pourquoi donc ne l'avez-vous pas servie?
— Ah! mon cher Jolibois, Dieu m'est témoin que je serais allé avec
e, avec orgueil, redemander à Berlin la tête de Charlemagne; mais,
moment où j'allais partir, j'ai appris ma ruine. Je ne pouvais plus
présenter dignement la France, et j'ai dû renoncer à la mission que
vais acceptée.
— Qu'importe à un vrai patriote la richesse ou la pauvreté, quand
5'agit de servir le pays? La république n'a pas besoin de serviteurs
adés d'or sur toutes les coutures; à l'extérieur comme à l'intérieur,
e ne demande à ses agens que dévouement et intrépidité. Regardez-
)i; je suis maître de la Bretagne tout entière, je commande ici en
'tateur, et, sans mon écharpe tricolore, on me confondrait avec le
îmier passant.
— Malgré ma pauvreté, je serais parti, si j'eusse été seul; mais je
vais veiller sur l'avenir de ma fille et recueillir les débris de sa dot.
— Misérable subterfuge! s'écria JoHbois; la famille n'est rien devant
patrie. Savez-vous ce que coûte à la France votre pusillanimité?
►ccasion que vous avez laissé échapper est perdue à jamais et ne re-
lira plus. Malgré toutes mes recommandations, vous n'avez pas su
enir votre langue : le secret de votre mission est allé jusqu'à Berlin,
qu'à Vienne, jusqu'à Saint-Pétersbourg. La Russie, l'Autriche et la
usse sont sur le qui-vive. Peut-être nous faudra-t-il renoncer à notre
ntière du Rhin , peut-être serons-nous obligés de subir long-temps
:ore les traités de 1815, et à qui devrons-nous cette humiliation? A
js, citoyen Levrault, à vous seul!
— Si le secret de ma mission a été connu, ce n'est pas moi qu'il faut
;user d'indiscrétion; je ne l'ai révélé à personne. A toutes les ques-
ns de mon gendre et de ma fille sur ma cotte de mailles, je suis
neuré muet, impénétrable; je n'ai rien à me reprocher.
— Rien à vous reprocher! Comptez-vous donc pour rien vos propos
Liéraires, vos propos injurieux contre la démocratie, vos concilia-
les liberticides, vos sourdes menées dans le pays?
— Hélas! mon cher Jolibois, la damnée marquise me calomnie indi-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
gnement, et, pour une faute qui n'est pas la mienne, tous me parl<
de déportation !
— Mon Dieu, oui, peut-être la déportation. Le tribunal jugera,
entendra votre défenseur. Ah! je ne vous le cache pas, vous aurez ht
soin d'un habile avocat ! Yoilà ce que c'est , mon bon ami , que de
trouver en mauvaise compagnie. Vous avez voulu vous emmarquiseï
vous encanailler de noblesse; vous payez aujourd'hui votre entêtement.
En ce moment, un éclair sillonna la nue. Le tonnerre gronda; une
grêle furieuse mêlée d'une pluie abondante fondit sur la plaine, et
vint fouetter la vitre de la portière. La conversation s'arrêta. Maître
Jolilîois parut tout d'un coup se plonger dans une profonde méditation.
M. Levrault l'épiait d'un regard inquiet, comme s'il eût espéré lire sa
destinée sur le front du dictateur. L'orage redoublait. Les chevaux
avançaient péniblement dans les ornières détrempées. Une lueur de
clémence passa sur le front d'Etienne Jolibois.
— Écoutez, dit-il enfin comme saisi d'une subite inspiration, malgré
toutes vos fautes, malgré votre lâcheté, je sens que je vous aime encore;
mon amitié pour vous a résisté à toutes ces cruelles épreuves. Une fois
(jue vous comparaîtrez devant la justice, je ne pourrai plus rien pour
vous; les magistrats seront obligés d'appliquer la loi. Je n'ai qu'un
moyen devons sauver
— Quel moyen? demanda M. Levrault d'une voix haletante.
— C'est de vous rendre la liberté, et je vous la rends; allez, mon
cher, et ne péchez plus.
En achevant ces mots, Jolibois ouvrit la portière; sans demander son
reste, M. Levrault sauta au beau milieu d'une flaque d'eau, et regagna,
par une pluie battante, le château de La Rochelandier. Au bout d'une
heure, trempé jusqu'aux os, crotté jusqu'à l'échiné, il sonnait à la
porte; je laisse à deviner la figure de la marquise, en revoyant si tôt
l'hôte maudit dont elle se croyait déhvrée pour long-temps.
XX.
Cependant un travail mystérieux s'accoraphssait dans le cœur de
Laure et dans le cœur de Gaston. Ces deux jeunes gens n'étaient pas
sortis mauvais des mains de Dieu; l'éducation avait faussé leur nature, j
sans la dépraver pourtant d'une façon inguérissable. Gaston , affligé
d'abord de la ruine de son beau-père et de sa femme, éprouvait main- 1
tenant un sentiment de délivrance; la créance qu'il ne pouvait acquit- j
ter n'était-elle pas déchirée? Laure éprouvait un sentiment pareil; ch-
cun des deux se trouvait dégagé. Libres désormais, rendus à leur natui '
première, ils s'observaient avec curiosité et s'étonnaient de découvri
mutuellement des trésors auxquels ils n'avaient jamais songé. Laure
SACS ET PARCHEMINS. 145
qui , en se mariant , n'avait rêvé que les fêtes de la cour, qui , en per-
dant sa chimère, s'était crue menacée d'un ennui sans remède et sans
fin , s'apercevait avec surprise que les joies de la vanité ne sont pas les
seules joies de ce monde. Sa vanité, ne sachant plus où se prendre,
était morte, faute d'aliment. On se rappelle que M"'' Levrault avait
étudié avec succès la peinture et la musique. Établie dans une cham-
bre que Gaston avait décorée avec une élégante simplicité, elle reprit
.ses études; les talens qu'elle avait négligés au milieu des distractions
de sa vie opulente consolaient, égayaient sa solitude et sa pauvreté.
Le printemps renaissait; Laure l'accueillit avec un bonheur inespéré.
Un jour, on s'en souvient peut-être, quelques semaines après son arri-
vée à la Trélade, le jour même où elle avait rencontré Gaston pour la
première fois, les champs et les bois s'étaient révélés vaguement à sa
jeune imagination, mais ce poétique sentiment n'avait pas résisté aux
préoccupations toutes mondaines qui l'agitaient alors; en présence du
même spectacle, son émotion fut, cette fois, plus durable, plus pro-
fonde, et la révélation s'acheva. Gaston , qui aimait les poètes, avait
réuni dans la chambre de sa femme un petit nombre de livres choisis
avec goût, et Laure retrouvait avec un secret orgueil, dans ces livres
enivrans, l'expression pure et précise de ses rêveries et de ses pensées.
De jour en jour, son intelligence s'élevait, son cœur s'ouvrait à des
sentimens plus tendres. Les poètes lui expliquaient la nature, et la na-
ture, à son tour, lui enseignait à mieux comprendre les poètes.
Un soir, elle était assise au piano, Gaston se promenait dans le parc;
les derniers rayons du soleil filtraient à travers la ramée. Après avoir
préludé pendant quelques instans, elle se mit à jouer une des plus char-
mantes compositions de Louis Lacombe, le Soir, idylle gracieuse qui
raconte avec une merveilleuse précision, avec une exquise délicatesse,
toutes les rumeurs, tous les bourdonnemens, tous les murmures de la
plaine à la fin de la journée; poème champêtre où l'on entend le bêle-
ment des troupeaux ramenés à la bergerie, le chant des pâtres, le tin-
tement de VAngelus, tous ces bruits confus qui s'élèvent à la nuit
tombante, comme une prière de la terre au ciel. Gaston était venu
s'accouder sur la fenêtre. Les doigts de Laure semblaient à peine ef-
fleurer le clavier; la brise soulevait les boucles de ses cheveux; son cou
s'inclinait mollement comme le cou d'un cygne. Gaston la contemplait
avec surprise, comme s'il l'eût aperçue pour la première fois. En ce
moment, en effet, Laure était pour lui une femme toute nouvelle.
Énme, attendrie, pénétrée à son insu d'un sentiment religieux, elle
commença d'une voix claire et vibrante un psaume de Marcello. Sa
voix, autrefois gâtée par la mignardise et l'alîéterie, s'échappait pure
et limpide, et rendait avec une simplicité puissante la divine mélodio
de ce maître inspiré. Quand elle eut fini de chanter, Gaston s'éloigna
1031E Y. 10
146 REVDE DES DEUX MONDES.
d'un pas rêveur. Il comprenait confusément tout le prix du trésor
qu'il possédait, et se sentait honteux de l'avoir si long-temps ignoré,
si long- temps négligé. Que fallait-il pour cultiver ce champ dont il
avait méconnu la richesse? En arracher quelques hrins d'ivraie, dé-
raciner les travers puérils, les désirs frivoles, les idées étroites qu'il
avait laissé grandir, qu'il avait encouragés par son indifférence : le
malheur avait fait ce que Gaston n'avait pas su faire.
Laure, qui n'avait vu dans Gaston qu'un marquis et rien de plus,
voyait maintenant en lui un homme nouveau. Gaston, en effet, l'avait
traitée jusque-là avec froideur; l'orgueil, la crainte de passer pour un
courtisan de l'opulence, arrêtaient sur ses lèvres tout ce qui pouvait
ressembler à un témoignage d'affection; cette crainte, en s'évanouis-
sant, avait réveillé tous ses bons instincts. 11 n'avait plus cette impas-
sible courtoisie qui soumet tous les mouvemens aux lois de l'étiquette
et enveloppe la vie d'une atmosphère glacée. Ce jeune homme naguère
si frivole, occupé de voitures, de chiens et de chevaux, devenu grave et
pensif, avait avec sa femme des entretiens sérieux. Elle l'écoutait avec
déférence et s'accusait à son tour de l'avoir méconnu. Ainsi, par une
pente insensible, ils arrivaient à l'amour, qu'ils n'avaient pas cherché;
mais le souvenir de leur mariage, conclu sous les auspices d'une dou-
ble promesse et suivi d'une double déception, enchaînait sur leurs
lèvres toutes ces confidences familières dont se nourrissent les affec-
tions naissantes. La honte arrêtait le mutuel aveu de leur tendresse;
cJiacun des deux aimait sans se croire aimé, et s'avouait avec douleur
qu'il n'avait rien fait pour mériter de l'être.
Gaston comprit enfin que le moment était venu de renoncer à l'inac-
tion, de se conduire en homme, et que le seul moyen de gagner le
cœur de sa femme était de reconquérir sa propre dignité. Ses revenus,
quoique modestes, lui permettaient d'aller vivre à Paris sans entamer
le bien-être de sa famille; il résolut de partir seul, de s'ouvrir une car-
rière, de travailler pour tirer sa femme de la vie chétive de La Roche-
landier. Que ferait-il? 11 ne le savait pas encore; mais il avait vingt-
cinq ans, de l'intelligence, du courage, et comptait sur Dieu, qui vient
en aide aux gens de bonne volonté.
Les choses en étaient là, Gaston n'avait encore confié sa résolution à
personne, quand un incident inattendu vint ajourner l'accomplisse-
ment de son projet.
On était au mois de mai. Laure et Gaston, M. Levrault et la mar-
quise achevaient de souper, quand tout à coup ils entendirent un bruit
confus de voix sous le vestibule. Un garçon de ferme entra dans la salle
à manger, annonçant qu'un homme en blouse, à longue barbe, voulait
à toute force pénétrer dans la maison. Au même instant, Timoléon
parut, renversant sur son passage un valet qui essayait de l'arrêter.
SACS ET PARCHEMINS. 1-47
— Mon fils ! murmura M. Levrault en cachant sa tête entre ses mains.
— Malheureux, s'écria la marquise indignée, que venez-vous faire ici?
— Croiriez- vous, dit Timoléon s'adressant à son père sans s'inquiéter
le cette apostrophe inhospitalière, croiriez-vous que ces drôles veulent
n'empêcher d'entrer dans le château Levrault? J'ai beau leur crier que
e suis votre fils; ils s'obstinent à n'en rien croire. Je suis proscrit, tra-
jué par les sicaires de la réaction; me refuserez-vous un asile?
Et, sans plus de façon, il prit place à table.
— Puisque vous êtes proscrit, dit le jeune La Rochelandier d'un
on qui n'admettait pas de réplique, nous vous cacherons; mais vous
l'êtes pas ici chez vous, sachez-le bien, vous êtes chez moi. Dans huit
ours, au plus tard, il faut quitter la France. Vous choisirez vous-
nême le lieu de votre retraite, et nous ferons les frais de votre voyage.
Demeuré seul avec son père, Timoléon lui raconta à sa manière Vé-
ourderie populaire du 15 mai. 11 était lui-même un des étourdis qui
.valent envahi la chambre et balayé la représentation nationale. Quand
l eut terminé son récit :
— Je suis proscrit, ajouta-t-il; mais ne croyez pas pourtant qu'en vê-
tant ici, je n'aie songé qu'à mon salut. Puisque Paris refuse de nous
uivre, nous allons endoctriner les campagnes. Vous n'êtes pas de ces
épublicains timorés qui reculent devant le remaniement complet de
1 société; les théories les plus avancées n'ont rien qui vous surprenne.
e viens vous proposer une œuvre admirable, et je compte sur vous.
— Quel est ton projet? demanda M. Levrault, frissonnant des pieds
la tête.
— Je veux démocratiser la Bretagne, réhabiliter la Vendée, mora-
iser, donner à la république ces deux provinces si long-temps abruties
ar la superstition et l'aristocratie; je veux prêcher en Bretagne, en
'^endée, la vérité sociale. A nous deux, mon père ! Nous convertironç
3S paysans à la foi nouvelle; je serai Jésus, et vous serez saint Jean^
fous porterons la lumière sous le chaume, et nous brûlerons les châ-
îaux.
— Tu parles de Jésus et de saint Jean; mais Jésus et saint Jean ne
rûlaient pas les châteaux.
— Ils devaient les brûler; c'est à nous d'achever leur tâche. A nous
eux, nous en viendrons à bout.
— Ah! mon cher Timoléon, dit M. Levrault, toujours prêt à hurler
vec les loups, je ne t'ai pas attendu pour prêcher ici la foi nouvelle;
liais tu ne connais pas les paysans de nos campagnes. Les malheureux
roient encore à toutes les vieilleries dont nous connaissons, nous au-
res, le néant et l'impiété, à la famille, à l'héritage. Ils se feraient tuer
usqu'au dernier pour défendre, pour sauver le champ de leur sei-
neur, le champ qu'ils labourent, qu'ils arrosent de leurs sueurs, et
148 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne leur appartient pas. Tu ne sais pas jusqu'où va leur stupidité :
s'il me prenait fantaisie de mettre moi-même le feu à mon château,
ils accourraient par milliers pour l'éteindre. Ce n'est pas sur cette terre
ingrate que pourra germer la vérité sociale.
— L'entreprise est difficile, mon père, je le savais déjà; elle n'en sera
que plus glorieuse. Ma parole fécondera cette terre ingrate. Couvrir
de moissons les plaines de la Beauce, est-ce là de quoi tenter le génie
et le dévouement d'un apôtre?
— Va donc, que ta destinée s'accomplisse! Poursuis ta. mission.
Pour moi, j'ai renoncé à la vie politique. Je sens que je ne suis pas fait
pour l'apostolat; mais je suis fier de mon fils, et mes vœux t'accom-
pagneront.
— Eh bien ! reprit Timoléon , puisque vous êtes fier de votre fils,
vous ne lui refuserez pas une poignée de ce vil métal qui disparaîtra
de la terre régénérée quand le règne de la vérité sociale sera venu,
mais qui aujourd'hui, dans le vieux monde corrompu où nous vivons.
peut servir à tout, même au bien.
— Mais je suis ruiné, tu ne l'ignores pas.
— Bah ! laissez donc ! Vous avez bien encore un petit magot.
Pour avoir la paix et se donner en même temps un air de grandeur
et de générosité, M. Levrault tira sa bourse et la jeta à Timoléon aA k
la grâce et le laisser-aller d'un marquis de l'ancienne comédie.
Le lendemain était un dimanche; Timoléon rôdait dans le villa i:(
voisin. Comme les paysans sortaient de l'éghse, il trouva moyen de
lier conversation avec deux garçons de ferme, les entraîna au cabaret
et demanda un broc du meilleur vin. A peine attablé , il commença
son rôle d'apôtre. La singularité de ses discours, la longueur de sa
barbe, eurent bientôt attiré autour de lui un nombreux auditoire. Il
leur expliquait la sublime théorie de la vraie et de la fausse propriété.
le partage des fruits de la terre entre tous les membres de la commu-
nauté, la nécessité d'abolir l'héritage. Déjà il touchait aux cîmes les
plus hautes de la vérité sociale, lorsqu'il lut interrompu dans son im-
provisation.
— Ainsi, à votre compte, demanda Jean Thomas, le champ que mou
père m'a laissé et que j'ai arrondi de quelques bons lopins, je n'ai pas
le droit de le laisser à mon fils?
— Non, car l'héritage est un sacrilège, et votre fils ne posséderait
qu'une propriété mensongère.
— Ainsi, demanda le père Michel, au lieu de porter mon blé au
marché et de rapporter à notre ménagère quelques bons sacs d'écus, à
votre compte, il faut le partager entre tous les fainéans de la comnmne
qui se croisent les bras et passent leur vie au cabaret?
— Vous devez le partager, au nom de la fraternité.
SACS ET PARCHEMINS. 149
A.insi, demanda Claude-l'éveillé, si nous avons besoin, pour faire
les, d'un quartier de bœuf ou de mouton, nous n'avons plus qu'à
ir dans l'étable ou la bergerie de notre maître?
II n'y a plus de maîtres; ses moutons et ses bœufs sont à vous.
C'est donc pour nous apprendre toutes ces belles choses que vous
enu exprès de Paris? demanda François-l'ahuri.
Oui, mes enfans, je suis venu pour vous éclairer sur vos droits,
vous affranchir. Vos prêtres, ligués avec vos seigneurs, vous ont
long-temps prêché la servitude et la misère; moi, au nom de la
ï sociale, je vous apporte la richesse et la liberté.
C'est un partageux! s'écria l'auditoire tout entier,
même instant, Timoléon fut couvert d'une grêle de coups de
. Hué, conspué, meurtri, il s'échappa du cabaret, et courut à
> jambes. Les paysans le serraient de près. Comme il passait de-
une mare, Claude-l'éveillé et François-l'ahuri le prirent dans
bras vigoureux et le lancèrent au milieu de la fange. Quand les
ns, satisfaits de la double leçon qu'ils venaient de lui donner, se
t éloignés, Timoléon, dont la barbe limoneuse ne ressemblait pas
celle d'une divinité aquatique, s'essuya de son mieux en se rou-
ur l'herbe d'un pré voisin et regagna piteusement le château Le-
t. La leçon avait été si bonne, qu'il fallut le mettre au lit. Après
maugréé pendant une semaine entière au milieu des tisanes et
)mpresses, il appela M. Levrault à son chevet.
V^ous aviez raison, lui dit-il d'un air contrit; la vérité sociale ne
era jamais dans cette terre maudite. Je ne le sens que trop, la
gne est condamnée à croupir éternellement dans l'ignorance et
pidité; je renonce à la moraliser, à la guérir. Que votre gendre
ouisse, votre gendre qui m'a si bien reçu : je quitte la France.
Où iras-tu? demanda M. Levrault, secrètement charmé.
En Icarie! c'est le seul coin de terre oii la vérité sociale compte au-
'hui quelques disciples fervens; en Icarie, où je trouverai des frères,
petite colonie se cotisa pour paye^i traversée de l'apôtre exilé;
jours après, Timoléon s'embarquawau Havre pour la Californie.
XXI.
château avait repris sa vie accoutumée. Rien ne retenait plus
n; il pouvait partir sans inquiétude : le bien-être de Laure était
3. Il lui abandonnait la meilleure partie de ses revenus, et ne se
rait que le strict nécessaire. C'était pour lui, pour lui seul, qu'al-
ommencer une vie d'abnégation et de sacrifice. Tout le monde
ait encore sa résolution au château de La Rochelandier; il vou-
J50 REVUE DES DEUXiJfONDES.
lait échapper aux remontrances de §a mère, et ne devait confier son
projet à Laure qu'au dernier moment*-
La veille du jour fixé pour son départ, le fils.de l'un de ses fermiers
se mariait; Laure avait promis d'assister à la fête. Gaston monta enca-
riole avec sa femme et s'achemina vers la ferme, Laure, avec sa robe
de mousseline et son chapeau de paille, était cent fois plus charmante
qu'autrefois à la Trélade et rue de Varennes avec ses toilettes éblouis-
santes. Le trajet se fit en silence; leur pensée se reportait involontai-
rement au jour de leur mariage. A leur arrivée, ils se virent entoures
avec empressement, accueillis avec cordialité. Laure fut touchée
l'émotion joyeuse qui se peignait sur tous les visages. Son mari tl .. ,
aimé, et elle prenait sa part de l'amour qu'il inspirfiit. Une joie franche,
un bonheur vrai, éclataient dans les yeux des jeunes mariés, L
Gaston les observaient avec tristesse, et, quand leurs regards ^
contraient, chacun des. deux détournait la tête, comme s'il eût cra
d'être deviné. Les deux époux de la journée n'avaient ni titres ni
chesse; mais ils s'adoraient, ils étaient heureux. Laure ouvrit le 1
avec le fils du fermier, et Gaston avec l'épousée. Le jeune nnui
primait naïvement son ivresse, et Laure l'écoutait avec une curio^
mêlée de douleur; la jeune femme ouvrait ingénument son cœur.
Gaston l'écoutait avec mélancolie. Rêveurs, préoccupés pendant iej
reste de la soirée, Laure et Gaston promenaient autour d'eux un r
gard distrait; ils se disaient au fond de leur conscience qu'il faut h.
peu de chose pour être heureux, quand on s'aime, et que la pauvi
a ses fêtes tout aussi bien que l'opulence.
La soirée était belle; ils partirent à pied. Émus, agités par ce qn'il?'
avaient vus, ce qu'ils avaient pensé, ils marchaient silencieux
des haies. C'était la première fois qu'ils se trouvaient ainsi, ^
nuit, au milieu des champs. Les étoiles resplendissaient au-d(
leurs têtes; l'atmosphère, embaumée des senteurs de la land
tait encore au trouble de leurs âmes. Parfois le sentier qu'ils c^,...
choisi pour abréger la rt>ute se rétrécissait; Laure, suspendue au li
de son m^p , .se^e^f^i^ conwe lui, ses cheveux effleuraient le vis-
dffj&'aston, leurs naleines se confondaient. Tantôt ils s'arrêtaient p
prêter l'oreille au bruit de la Sèvres; tantôt ils ralentissaient le pai^
regardant à la dérobée, écoutant le battement de leur cœur, surpn
et confus comme deux fiancés de la veille. Us ne se parlaient pas. e
pourtant ils n'avaient jamais été si près de se comprendre. Vingt i
ils sentirent l'aveu de leur amour prêt à s'échapper de leurs lèvi
vingt fois la honte du passé, la crainte de n'être pas aimé arrèlal'
de leur tendresse. Ils arrivèrent au château sans avoir échai
parole. Sur le seuil de la chambre de Laure, Gaston prit s; i
dans ses bras et l'embrassa comme il ne l'avait jamais embr.i
SACS ET PARCHEMINS. 151
i contre sa poitrine, et demeura quelques instans à la contempler,
loment de la quitter pour long-temps peut-être, on eût dit qu'il
it graver plus avant son image dans son souvenir, puiser dans
iser d'adieu l'énergie et le courage dont il avait besoin. Laure
it toucher au bonheur; Gaston s'enfuit sans trouver la force de
noncer son départ.
tée seule, Laure savoura d'abord avec délices l'émotion enivrante
ite première étreinte amoureuse. Assise à sa fenêtre ouverte, elle
la dans la contemplation du ciel étoile; jamais l'air ne lui avait
é si pur, la brise si parfumée; la splendeur de la nuit doublait
; ses facultés. Bientôt le sentiment du bonheur fit place à l'inquié-
Que voulait dire le trouble de Gaston? que signifiait cette étreinte
ilsive? Pourquoi Gaston s'était-il enfui après l'avoir serrée dans ses
L'amour est prompt à s'alarmer; cette jeune femme, qui, naguère
srente, voyait son mari sortir sans se demander où il allait, qui
ndait jamais son retour pour l'interroger sur l'emploi de sa
ée, se rappelait maintenant avec une effrayante précision toutes
rôles qu'il avait prononcées depuis son arrivée à La Rochelandier.
ude de Gaston, son air distrait, ses réponses évasives toutes les
i'il s'agissait de l'avenir, tout lui disait qu'il avait formé en se-
uekiue projet auquel il ne voulait pas l'associer. Son imagination
:ait dans le silence et la solitude. Elle était là depuis deux heures,
songeait pas encore à fermer sa fenêtre; en promenant son regard
parc, elle aperçut la lumière de la chambre de Gaston, qui se
ait sur la pelouse. Gaston veillait donc aussi. Cette veille pro-
i qui, en toute autre circonstance, ne l'eût pas un seul instant
;upée, mit le comble à son anxiété. Emportée par une inspira-'
•résistible, elle courut à la chambre de son mari,
ton venait d'achever ses préparatifs de départ et se disposait à
à sa mère et à sa femme, quand Laure entra, pâle, tremblante,
eveux dénoués. D'un regard, elle devina tout,
/^ous partez, dit-elle d'une voix ar<^nte.
comme Gaston hésitait à répondre*: «• «^
^ous partez seul, vous partez sans moi; vous ne daignez pas4ne
r vos projets. Je comprends trop bien que rien ne vous retient
Durquoi resteriez-vous près de moi? Vous ne m'aimez pas, je le
ien, je ne viens pas vous reprocher votre indifférence; mais je
otre femme, ne puis-je vous demander ce que vous comptez faire?
3 direz-vous pas où vous allez?
ton prit les mains de sa femme, et l'attirant sur ses genoux :
Écoute, mon enfant : j'ai mal vécu, j'ai dépensé dans l'oisiveté
lis belles années de ma jeunesse. Je sens maintenant toute l'éten-
le ma faute; le temps est venu de la réparer. L'éducation que
152 REYLE DES DEUX MONDES.
j'ai reçue, le fol orgueil de ma famille, m'ont fait de l'inaction un mi-
sérable point d'honneur. Je ne suis rien, et je rougis de moi-même.
Je Yeux me relever, changer ma destinée. Tout homme doit trouver
en lui-même une richesse à l'abri des atteintes du sort. Je pars, je vais
à Paris chercher l'emploi de ma force et de mon intelligence. Le tra-
vail est la loi commune : j'obéis à cette loi, que j'ai trop long-temps
méconnue.
— Et vous partez sans moi !
— Crois bien, mon enfant, que si je pouvais quelque chose pour
ton bonheur, je ne te quitterais pas; mais que puis-je? Ce que tu cher-
chais en moi, je ne l'ai plus.
— Et moi, n'ai-je rien perdu? reprit Laure en baissant les yeux.
— Non, mon enfant, tu n'as rien perdu, dit Gaston la pressant dou-
cement sur son cœur. Le sort n'a pu t'enlever ta grâce, ta beauté, ta !
jeunesse. Si tu m'aimais, je te dirais : — Partons ensemble. Viens par
tager ma vie austère. Tu seras ma joie, mon bonheur. Ta préseï
doublera mon courage. En te sentant près de moi, en travaillant pi
toi, j'oublierai la pauvreté. — Mais tu ne m'aimes pas, mon enfa;
Pourquoi m'aimerais-tu? qu'ai-je fait pour mériter ta tendresse?
— Nous partirons ensemble! s'écria Laure en lui jetant ses h
autour du cou. Nous étions deux insensés, Dieu nous a punis; mai
nous pardonne, il nous envoie l'amour.
Laure et Gaston passèrent quelques jours encore à La RochelaïKin
ils voulaient dire adieu , ils voulaient se montrer régénérés, pur?
tout vain désir, aux ombrages de la Trélade, à tous les coins de C(
paisible vallée, témoins de leur folie, et maintenant témoins deL
bonheur. Ce pèlerinage accompli, ils partirent un matin, au sol
levant, tandis que tout le monde reposait encore au château.
La marquise et M. Levrault, qui n'avaient pas l'amour pour ^u i
soler, après avoir accusé leurs enfans d'ingratitude, reprirent len
vieilles querelles comme une partie de piquet interrompue; à l'iieii
(7Ù nous achevons ce récit, la partie dure encore. Maître Jolibois, api
avoir siégé dans l'assemblée constituante, est rentré dans la vie privi
abandonné de tous ses cliens, il se console en disant que la république ^
a fait fausse route. Gaspard de Montflanquin, pour charmer le? nom-'
breux loisirs de son consulat, enseigne la bouillotte et le lans
aux sauvages de l'Océanie.
Jules Sandeau.
REVUE LITTÉRAIRE.
LES THÉÂTRES ET LES LIVRES.
il bien vrai que la littérature dramatique revienne en ce moment aux
idées morales, et faut-il chercher, dans quelques ouvrages représentés
ment, les indices de ce retour salutaire , de cette réaction dont personne
a tenté de se plaindre? Ce ne serait pas, remarquons-le en passant, une
oindres surprises de notre époque que de voir l'auteur de Lélia prêter un
irs imprévu à cette restauration de la morale au théâtre, et peut-être
plus sage de penser qu'en écrivant son idylle de François le Champi,
and n'a pas songé à se faire l'interprète de ces intentions réparatrices,
; a voulu tout simplement humilier la société polie en glorifiant la vie
)être, et se consoler avec des paysans du mauvais succès de ses tenta-
lour l'amélioration politique et sociale des hommes civilisés. Quoi qu'il en
i réaction existe, en apparence du moins, et vient de se révéler encore
succès de GahrieUe, la nouvelle comédie de M. Emile Augier. Il y a lieu
1 réjouir plutôt que de s'en étonner : il faudrait ne pas connaître cette
té de goût , cette humeur changeante qui déplace si souvent les condi-
ie réussite ou de déchéance, pour être surpris que les excès du drame
ne, les orgies dramatiques et littéraires que nous avons autrefois signa-
ient fini par inspirer un vif attrait pour les conceptions les plus sim-
)our la peinture des sentimens les plus purs et les plus paisibles. C'est
îs lois constantes de l'esprit humain que cette transition brusque et ra-
'une exagération qui le dégoûte ou l'eflraie à une exagération contraire
l se lassera plus tard, et ce n'est pas seulement à la littérature que cette
;t appliquée dans ces derniers temps. Il y a plus, ce retour à la morale,
te de la famille, n'est que la conséquence logique des doctrines qui me-
loi REVUE DES DEUX MONDES.
nacent, dans leurs racines les plus profondes, ces affections et ces devoirs.
Peut-être est-ce ici le moment de marquer une différence qui explique pour-
quoi, dans un temps plus prospère et apifes une révolution moins radicale,
les romanciers et les poètes furent bien venus à flatter par de séduisantes
images les révoltes des imaginations ardentes, et pourquoi la sympathie et le
succès appartiennent aujourd'hui aux éci'ivains qui plaident contre les cntrai-
nemens de la passion. C'est qu'alors la société, malgré de lointaines menaces
et de vagues inquiétudes, avait encore la conscience de sa force; elle était sûre
de ne pas succomber aux premiers chocs, et elle permettait qu'on jouât avec
des sophismes passionnés dont elle ressentait le charme sans en connaître le
péril; elle souffrait, avec plu§ d'indulgence que de colère, que quelques âmes
hardies et orageuses prissent au sérieux ces paradoxes, parce qu'ils restaient à
l'état d'exceptions, et qu'elle n'en était pas ébranlée. Ces paradoxes cessent d'a-
muser, d'attendrir ou de séduire, du moment qu'on redoute de les voir entrer
tout armés dans la vie réelle, et l'on n'a garde de trouver trop austères les af-
fections et les lois qui régissent la famille, lorsqu'elles deviennent de? ■
au lieu d'être des entraves. En face de l'invasion menaçante, on a dû sr ^
et faire groupe autour des saintes images du foyer domestique, comme on se
pressait autour des dieux lares dans une ville assiégée.
C'est à ce sentiment que répond la comédie de M. Augier, et c'est surtout te
qui en explique le succès. L'intention morale est très nettement accu-
Gabrielle : est-elle aussi réelle qu'on semble le croire? y a-t-il dans cett(
d'honnêteté une conviction bien ardente et bien profonde, une pensée ^
ment mûrie, une tâche virilement entreprise? De même que les dramat
l'école excessive et violente gardaient dans leurs excès mêmes je ne >
de puéril qui rappelait parfois les violences d'enfans gâtés, ne peut-on
qu'il y a aussi trace d'adolescence intellectuelle et littéraire dans cette
de restaurer à priori la poétique du devoir, et de casser brusquement les |i
sies de la passion et de l'amour, comme un enfant brise ses jouets? Ces jeu;
inspirés de la muse domestique et conjugale ne sont-ils pas quelque peu
rhétoriciens de la vertu? Gardons-nous de trop insister, et craignons m
nous accuse de chicaner ou de contredire un succès dont il vaut mieux
citer. L'émotion ne se discute pas, et il y aurait mauvaise grâce à y appw
des restrictions chagrines, lorsqu'on l'a soi-même pai-tagée. Cependant n'y a-
pas, après le premier attendrissement, place pour la réflexion, et perd-oii
droit de rappeler au poète des lois qu'il a négligées ou méconnues?
Il n'est pas assurément de spectacle plus beau, plus saisissant, que la lulti
la passion et de la conscience, la victoire de la conscience sur la passion. C'est
par là que le poète féconde la plus glorieuse des conquêtes de l'art m".lrTiie.
purifié par le christianisme; c'est par là qu'il substitue à la fatalité ani
combats intérieurs, ces mystérieuses péripéties renfermées dans les i
l'ame, et où se révèlent , dans toute leur douloureuse grandeur, l'inU
et la liberté humaines. Cette peinture, si favorable à l'étude psychologiiiue, à
l'analyse pénétrante et délicate, a en outre l'inappréciable avantage de rem-
placer par des effets naturels et vrais, empruntés aux conditions même^
cœur humain, ces effets extérieurs, obtenus par des moyens matériels et vul-
gaires, qui n'ont rien de conunun avec l'ai-t véritable. Seulement, pour que cettf|
REVUE LITTÉRAIRE. 155
Dit vraiment poétique, pour que renseignement en soit décisif et le résultat
, il faut au moins que la pa^on existe; pour qu'il y ait une victoire et
îfaite, il faut qu'il y ait une bataille. Le poète n'a droit d'humilier la pas-
l'en signaler les périls et les écueils, qu'après lui avoir donné préalable-
issez de prestige et d'éclat pour que le spectateur comprenne comment
les égarées, mais non grossières, abusées, mais non dépravées, ont pu y tH-
r tant de séduction et d'attrait. Immolez la passion au devoir, j'y consens;
pour que le sacrifice soit plus digne du dieu, ayez soin au moins de parer
ime.
a-t-il pas d'ailleurs une injustice réelle dans ce partage si inégal, dans
'ialité visible de cette main de poète si prodigue pour le devoir, si avare
a passion? Si vous voulez convertir, tâchez d'abord que l'on vous croie,
ir qu'on vous croie, ne dites pas qu'avec ses jours d'orage et d'ennui la
a n'a point ses jours de soleil. Ne forcez pas les âmes que vous tenez at-
;s à votre œuvre — de se souvenir que le temps où elles ont aimé est, en
ive, celui qui leur a laissé la trace la plus radieuse. Non, ce n'est pas
jue procèdent les maîtres : pour donner à la leçon toute sa portée, au
lent tout son éclat, ils accordent à la première phase de la passion, à la
enchanteresse et fugitive, assez d'enivreraens et de délices pour qu'il soit
le d'admettre qu'une imagination ardente n'ait pas cru les payer trop
u prix de toute une destinée. Ils amènent, par une gradation savante,
fragile et inquiète à se laisser peu à peu approcher, puis atteindre, puis
ir par le souffle mystérieux et brûlant : ils la décrivent se débattant contre
»uissance invisible qui la domine et la subjugue, s'enivrant de sa défaite,
,nt dans l'immolation même de tout ce qu'elle a brisé une inépuisable
1 de voluptés et d'extases, et ce n'est qu'après cette large part faite aux
•s et aux ivresses, que, par une gradation nouvelle, ils font glisser le pre-
înnui dans ce cœur, le premier pli sur ce front, la première larme dans
!ux. Ils retracent alors avec une fidélité scrupuleuse le tableau de ces
îhantemens impitoyables qui créent peu à peu la solitude et le vide au-
e ces deux cœurs condamnés à s'isoler l'un de l'autre après s'être isolés
it, à venger, par leurs déchiremens, leurs récriminations et leurs an-
3, les lois qu'ils ont méconnues, à contresigner chaque matin de leur
tremblante l'arrêt public qui les réprouve et les flétrit. Quiconque a lu
ïe sait comment, avec une pareille donnée, on peut écrire un chef-d'œuvre,
e poète est efirayé de cette tâche, s'il craint que la peinture des joies et
les de l'amour coupable dépasse, en séduction et en éclat, celle de ses mé-
es, s'il craint surtout que le lecteur, plus facile à égarer qu'à convaincre,
te plus complaisamment à la faute qu'au châtiment, il doit au moins lais-
oire que ces joies ont existé, que ces fêtes ont eu leur moment, et en
pour ainsi dire, le prologue de l'austère récit où il déroule la série dou-
ise des déceptions et des peines. C'est ce qu'a fait M. Jules Sandeaudans
nd et dans Richard. Au moment où s'ouvrent ces émouvantes et insti'uc-
listoires, la période fatale a commencé; l'adultère en est déjà à la page si-
où deux amans, lono-temps enivrés de passion et d'oubli, voient tout à
;e dresser sur leur chemin le fantôme d'un époux outragé, d'un fils aban-
i, d'une famille en deuil, d'un bonheur évanoui, d'un avenir dévasté;
156 REVCE DES DEUX MONDES.
iTiais on reste libre de supposer qu'avant d'arriver à ces steppes et à ces préci
pices, le romancier et ses héros ont traversé les régions fleuries, et que parfo
même ils rejettent leur regard en arrière pour contempler, à l'horizon lointair
cette terre promise de l'amour où il serait si doux de vivre, s'il était possible d'
rester.
M. Emile Augier, dans Gabrielle, a été moins impartial, moins véridiqu
et moins complet. Soit qu'il ait poussé un peu trop à l'extrême le dédai
des ressorts et des combinaisons dramatiques, soit que les vrais procédés d
l'art lui aient réellement fait défaut, il ne s'est pas occupé d'expliquer et d
graduer, chez Gabrielle, les développemens d'une passion qui finit cependar
par devenir bien vive, puisque peu s'en faut que l'héroïne de M. Augier n'a
bandonne son mari et sa fille pour s'enfuir avec son amant. Avant de la voi
arriver à cette résolution suprême, il semble que nous devrions assister à c(
alternatives d'entraînement et de résistance, à ces luttes intimes où la voix d
la raison et de la conscience, d'abord impérieuse et puissante, est peu à pe
éloufiee par les ardens sophismes de l'amour, jusqu'à ce qu'elle s'éteigne dar
un dernier cri de détresse et de défaite. Il n'en est rien : Gabrielle est conquis
ayant d'être attaquée, ou plutôt l'attaque est si maladroite, si débile, que l'o
se souvient, malgré soi, d'un vers célèbre, et que, songeant qu'à vaincre sar<
péril on triomphe sans gloire, on est tenté d'en vouloir à M. Augier. N'est -c
pas, en effet, manquer un peu de respect à la vertu que de laisser croire qu
sa victoire serait moins certaine, si son contradicteur savait mieux s'y prendra
Dans son plaidoyer en faveur de la passion contre le devoir, l'amant déploi
tout juste assez de verve pour se faire pulvériser par la chaleureuse et pathé
tique parole du mari menacé dans son honneur. Nous entendions un homm
d'esprit comparer cette scène à ces conférences de séminaire où l'orateur charg
du rôle d'avocat du diable a soin de ne montrer jamais assez de faconde et d
logique pour embarrasser son adversaire. La comparaison est un peu familièn
mais elle ne manque pas de justesse, et le diable, lorsqu'il se mêle d'inquiète
les maris, choisit d'ordinaire des avocats plus éloquens.
Nous adresserons une autre critique à M. Emile Augier : dans sa comédie
les personnages, excepté celui du mari de Gabrielle, ne sont pas assez nette
ment tracés. Long-temps après qu'ils sont entrés en scène, le spectateur s
demande à qui il a affaire, et s'il doit prendre du côté sérieux ou plaisant 1
caractère qu'il a sous les yeux. Ce manque de précision dans les figures, cetl
incertitude de main qui laisse estomper le trait sur la pierre, ne nuisent pas seii
lement à la valeur réelle de chaque rôle; c'est à ce défaut qu'on doit attribue
les fréquentes solutions dp continuité que l'on remarque dans le tissu mêni
du drame, et qui étaient, du reste, encore plus choquantes dans les précédens oi
vrages de M. Augier. Ce qui nous frappe dans son talent, c'est qu'il napas encoi
atteint cette puissance de concentration sans laquelle il n'est pas au théâtre d
succès durable, qu'il n'a pas réussi à combiner, à fixer dans un ensemble net <
décisif les divers élémens qu'il emploie. Trop visible dans la succession des scène
et dans le dessin des caractères, cette tendance à la confusion et à l'incohérenc
se révèle aussi dans le style. M. Augier s'inspire à deux sources différentes : J
sentiment de la famille, qu'il possède à un degré éminent, et une sorte de crt
dite gauloise, de saveur âpre et saine qui procède de Rabelais et de Mathuri:
REVUE LITTÉRAIRE. 157
légnier. Ces deux inspirations sont excellentes en elles-mêmes, mille fois pré-
irables au faux goût, à l'afléterie glaciale de nos modernes comédies de genre;
aais il importerait de les familiariser, pour ainsi dire, Tune avec l'autre, d'en
aire jaillir une poésie sincère, homogène, où le vieux sel gaulois, répandu
l'une main discrète, serait chargé d'assaisonner la calme et douce poésie du
oyer domestique : jusqu'ici, M. Emile Augier a négligé ce soin, et les a juxta-
(osées plutôt qu'unies. Souvent, dans son dialogue, un mot cru, un archaïsme
l'allure naïve et même un peu grossière, heurtent l'imagination et l'oreille au
noment où elles viennent d'être doucement bercées par la muse des affections
lonnctes et pures; le contraste est blessant, parce que rien n'y prépare, et que
es deux notes, qui pourraient se combiner, forment dissonance.
C'est par une observation plus attentive, par un contact plus sérieux avec le
Qonde, par des efforts plus persévérans pour atteindre enfin à l'invention,
:ue M. Emile Augier pourra se dépouiller de ce que son talent offre de juvé-
lile et d'incomplet. La comédie, il le sait mieux que personne, est l'œuvre
a plus difficile qui puisse tenter l'ambition du poète. Pour arriver à ce but
uprême, ce n'est pas assez d'avoir à ses ordres un instrument sonore, prêt à
ixprimer en accens sympathiques ce que l'ame humaine renferme de senti-
nens nobles et tendres. Ce qui peut suffire pour l'élégie, pour la poésie intime,
l'est qu'une partie de la poésie dramatique. Il y a, dans Gabrielle, des vers
l'une exquise fraîcheur, des morceaux vraiment inspirés sur le charme pai-
ible du devoir accompU, sur l'orageuse déception des amours coupables, sur
es chastes tendresses des jeunes cœurs, mêlant dans une sorte d'idéal et de se-
eine perspective les pures images de l'épouse, de la mère et de la sœur. Même
près les belles strophes des Harmonies et des Feuilles d'automne, M. Emile
Lugier a trouvé des accens nouveaux, des idées charmantes, au sujet des en-
ans, de ces fleurs de la famille, de ces fêtes du foyer, créatures adorées pour
[ui l'on se consume, et à qui il suffit , pour ne pas être ingrates, de se bien
lorter et de vivre heureuses. Pourtant , qu'il y prenne garde, ce langage des
aeurs aimans et des affections pures, qu'il parle si bien, doit être pour le poète
Iramatique un moyen et non pas un but; il doit concourir à l'ensemble géné-
■al, et non former à lui seul un ensemble partiel, étranger aux passions, aux
uttes, aux ressorts, aux incidens du drame. Si M. Augier persistait à mécon-
laître cette vérité, on serait forcé de lui redire que posséder le doigté d'un in-
itrument n'est pas écrire une symphonie.
Quoi qu'il en soit, s'il manque à Gabrielle ce qui en eût rendu le succès plus
X)ncluant pour le théâtre et pour l'auteur, ces qualités d'achèvement et d'in-
tention, cette fermeté et cette finesse de touche, qui eussent concouru à em-
bellir le triomphe de la vertu; si le spectateur, quelque peu sur ses gardes, au
lieu de se sentir simplement édifié, éprouve parfois l'envie de taquiner les bonnes
intentions du poète, il n'est pas moins honorable pour M. Augier d'avoir su réussir
in dehors des excès d'autrefois et en développant des sentimens irréprochables.
Pendant que la Comédie-Française entre dans cette bonne voie, les théâ-
tres lyriques nous rendent aussi ces récréations exquises auxquelles on sait
iré de tout ce qu'elles nous rappellent et de tout ce qu'elles nous font oublier.
Le Théâtre-Italien a rencontré une veine heureuse en reprenant Matilde di
^habran, opéra de Rossini. Les révolutions musicales, par lesquelles se signale
158 REVUE DES DEUX MONDES.
la mobilité du dilettantisme italien , et qui relèguent aujourd'hui Rossini au
nombre des anciens, n'ont jamais eu cours en France : c'est à l'auteur du Bar-
bier qu'il faut constamment revenir, lorsqu'on veut ranimer la curiosité pu-
blique. L'opéra de Matilde di Shabran offrait cet avantage, qu'étant un des
premiers que le compositeur ait écrits, et n'ayant pas été chanté en France
depuis près de vingt ans, il réunissait, pour son nouvel auditoire, tout le pi-
quant de la nouveauté avec tout le charme du souvenir. Dès les premières me-
sures, il est facile de reconnaître que Rossini, économe comme la plupart des
riches, et n'ayant pas eu à se louer d'abord de l'accueil fait à cette partition,
a soigneusement serré dans son écrin ses diamans et ses perles, pour les ré-
pandre plus tard sur d'autres ouvrages plus applaudis. C'est ainsi que, dans
l'introduction, nous avons reconnu celle de la Gazza, dans l'air de Ronconiun
passage du duo du Barbier, dans le ilnale quelques-unes des éblouissantes fu-
sées de Yltaliana in Algieri. Ces airs de famille ne nuisent en rien à la grâce
"et au succès de Matilde, qui pourrait réclamer d'ailleurs les droits de priorité.
Ressembler à une personne aimée, n'est-ce pas déjà paraître aimable?
L'exécution de Matilde di Shabran est digne des belles époques du Théâtre-
Itahen. M. Lucchesi, le nouveau ténor, a une voix souple, agile, étendue, qui
manque un peu de timbre et d'éclat, mais qui se prête avec beaucoup d'aisance
aux broderies de cette musique. Ronconi est excellent dans le rôle d'un poète
gourmand , bavard , râpé et poltron , rôle bouffe où l'artiste réussit merveil-
■ leusement, comme toujours, à donner une valeur musicale aux lazzis les plus
grotesques. M"* Persiani, dans le rôle de Matilde, a déployé tous les prodiges
d'une vocalisation magistrale qui lutte de coquetterie et de finesse avec les mé-
lodies du maître, et fait ressortir, par sa délicate transparence, tout ce que ces
mélodies ont de qualités exquises et brillantes. M""* Persiani a rencontré une
émule digne d'elle dans la personne de M"'' Véra, jeune débutante, adoptée,
dès le premier jour, avec enthousiasme par le pubUc du Théâtre-Italien. Le
succès de M"« Véra , unanime dans VElisir d'Amore, a été plus éclatant encore
dans le rôle du page de Matilde di Shabran. Sa voix est un mezzo soprano plein
de fraîcheur et de grâce, qui descend facilement aux notes du contralto. Ce
qu'elle excelle à exprimer, ce sont ces nuances, ces demi-teintes qui donnent
au chant l'ame et la vie, et à l'aide desquelles la note, au lieu d'avoir une va-
leur imiforme et un éclat monotone, passe par mille alternatives de clair-ob-
scur et de lumière. Le duo du troisième acte, chanté par M™*' Persiani et Véra^
nous a rappelé ces soirées splendides où Malibran et Sontag se disputaient,
dans Tnncredi ou Don Juan, les bravos d'un auditoire transporté, où Rubini et
Tamburini, dans le duo de Mose, renouvelaient, avec un succès égal, cette
joute mélodieuse. Le Théâtre -Italien n'eût-il eu, en cette occasion, que le mé-
rite de nous reporter, par la pensée, vers ces temps heureux où l'esprit pou-
vait goûter les jouissances et les triomphes de l'art sans craindre un douloureux
réveil, ce serait assez pour nous engager à seconder ses efforts par notre em-
pressement et nos suffrages.
A l'Opéra, l'activité et le zèle ne sont pas moindres; après les brillantes re*
présentations de la Filleule des Fées et de M"' Carlotta Grisi, nous avons assisté
le même soir à une pièce nouvelle, le Fanal , et à la rentrée de M"* Fanny Cer-
rito. Le Fanal n'est pas de nature à enrichir beaucoup le répertoire. C'est une
REVUE LITTÉRAIRE. 159
de ces opérettes, telles qu'on en a écrit un peu trop depuis quelques années,-«t
dont tout le mérite consiste à faire attendre patiemment le ballet en vogue. II
n'y a là ni beaucoup d'esprit et de gaieté pour rendre supportable l'absence de
mélodie, ni le moindre souffle mélodieux pour qu'on pardonne au manque ab-
solu d'originalité, de verve et d'entrain. Un libretto composé sur une donnée
des plus vulgaires, et où le spectateur le plus bénévole ne saurait trouver un
seul moment à s'attendrir ou à sourire, une musique où n'abondent ni les idées,
ni les efiets, ni le chant, ni la science, telle est cette nouvelle production de
MM. Saint-George et Ad. Adam, qui pai'tagera avec les filles sages et les aca-
démies de province l'honneur de faire peu parler d'elle.
En revanche, la rentrée de M"^ Fanny Cerrito et de son mari a eu beaucoup
d'éclat. On sait que, dans le Violon du Diable, M. Saint-Léon déploie le triple
talent de chorégraphe, de danseur et de violoniste. Ce n'est pas sa faute, assu-
rément, si le Violon du Diable ne réalise pas pour les spectateurs les effets fan-
tastiques des contes d'Hoffmann, et s'il y a dans les allures pacifiques et mon-
daines de l'Opéra quelque chose qui rend moins effrayante toute cette diablerie.
Sans jouer du violon comme Paganini ou Baillot, M. Saint-Léon est un très
remarquable virtuose. Quant à sa femme, elle n'a rien perdu de cette danse
souple et nerveuse que nous avons applaudie dans la Fille de Marbre et dans la
Vivandière. Moins correcte et moins idéale que Carlotta Grisi, M"*^ Cerrito
est plus attrayante peut-être, parce qu'elle est plus femme; chez elle, tout le
corps participe à l'entraînement et au charme de la danse, et , dans ses évolu-
tions gracieuses ou rapides, on dirait qu'elle obéit à un irrésistible instinct,
qu'elle est heureuse d'avance du plaisir qu'elle va causer.
On le voit, les théâtres ont retrouvé depuis quelque temps des vestiges de
leur ancienne splendeur. Un peu de calme dans les esprits, un peu de repos à
la surface, et l'on sent aussitôt renaître ce goût des plaisirs de l'imagination et
de l'art qui survit même à la prospérité publique. Seulement, pour que ce
goût se ranime, il faut que les théâtres et les livres sachent répondre à de lé-
gitimes exigences, qu'ils ofirent à la curiosité et à l'attention, moins complai-
santes qu'autrefois, des objets plus dignes de les retenir et de les fixer. Toute
œuvre qui satisfait à cette condition est encore sûre de son public et de son suc-
cès. Ne voyons-nous pas, en dépit des préoccupations et des circonstances dif-
ficiles, M. Thiers poursuivre régulièrement la publication de son Histoire du
Consulat et de l'Empire, et chaque nouveau volume de ce bel ouvrage exciter
le même intéi'êt chez les lecteurs d'élite? Le tome neuvième, que vient de pu-
blier M. Thiers, est divisé en trois parties : Baylen, Erfurt, Somo-Sierra. Il
retrace ce moment, si remarquable et déjà si décisif, où Napoléon se sentit
chanceler sous le coup d'un premier revers, et où, maître encore de toute sa
puissance, il fut désormais moins assuré de sa fortune. La défaite de Baylen
fut la première manifestation de cette justice providentielle, de cette morale
des événemens, que le génie retarde quelquefois, mais qu'il n'annule jamais.
Le congrès d'Erfurt nous montre l'empereur cherchant à réparer par les pres-
tiges et les fascinations de sa grandeur ce prélude lointain de ses désastres, à
éblouir, par une sorte de rayonnement magique, les regards fixés sur son étoile
pâUssante, à faire croire à l'Europe que peu importait un lieutenant vaincu à
qui pouvait se donner des rois pour courtisans. Enfin, l'épisode de Somo-Sierra,
IfJO REVUE DES DEUX MONDEÇ.
OU plutôt du siège de Saragosse, est la représaille sanglante de Baylen, comme
Erfurl on a été la revanche pompeuse : représaille stérile et fatale sur laquelle
planent des présages sinistres, et où l'héroïsme des vaincus efface l'honneur
tardif de la victoire.
Il n'existe peut-être pas, dans toute l'histoire de Napoléon, de moment plus
digne d'inspirer une haute intelligence arrivée à une double maturité, celle
de rage et celle qu'apporte aux esprits éminens le contact des événemens et
des affaires. Il semble aujourd'hui que, par une suite naturelle de ses prédi-
lections et de ses études, les phases successives de la vie de M. Thiers répon-
dent et s'approprient aux périodes diverses de la grande époque dont il s'est fait
l'historien. Jeune, il a raconté, avec l'ardeur et l'enthousiasme de la jeunesse,
les débuts éclatans, les juvéniles ivresses, les espérances, les aventures, les
tentatives, les folies, les crimes, les gloires de la révolution française. Par une
sorte de reconnaissance anticipée pour le succès, de pressentiment de sa propre
destinée, il a amnistié les entraînemens révolutionnaires, salué l'esprit nou-
veau prêt à naître de ces sanglans décombres, pris parti pour les vainqueurs
dans ces altei'natives et ces luttes des puissances du passé contre les impatiences
de l'avenir. Maintenant, son point de vue n'est plus le même : son passage au
gouvernement , non moins que le paroxysme de février, lui a révélé tout ce
qu'il y a de réparateur et de salutaire dans les idées d'ordre et de pouvoir; puis,
de ces idées pratiques, immédiates, passant, avec la facilité des esprits supé-
rieurs, aux idées générales, aux grandes lignes de la morale historique et hu-
maine, il a puisé dans ces fécondes et douloureuses épreuves une notion tou-
jours plus précise, un sentiment toujours plus sincère du bien et du mal, du
paradoxe et du vrai. C'est dans cet instant de résipiscence que M. Thiers s'est
ti'ouvé appelé à juger en historien et en moraliste le prodigieux conquérant
dont la grandeur et le génie l'émeuvent encore, mais ne Téblouissent plus.
Cette œuvre d'équité, où les témoignages de la conscience s'accordent avec les
ai'rêts de l'histoire, ne pouvait ai'river, pour M. Thiers, à une heure plus op-
portune : c'est à la fois de la justice et de l'à-propos.
Aussi, quelle différence de l'impartialité qui se révèle dans ces nouveaux
récits de M. Thiers avec celle que l'on rencontrait dans son premier ouvrage!
Celle-là touchait presque au fatalisme, au matérialisme historique; elle con-
sistait à se raidir contre l'attendrissement ou l'indignation en présence d'incom-
parables douleurs et d'inexcusables crimes, à ne voir que l'éclat ou l'utihté du
résultat dans l'horreur sanglante des moyens. Aujourd'hui, M. Thiers a cette
austérité calme et lumineuse, ce coup d'oeil net et sévère qui caractérise l'his-
twien véritable, résumant dans une sentence définitive les pièces d'un grand
procès plaidé par les passions contemporaines et jugé par la postérité. En face
des actes de trahison et de mauvaise foi qui firent de cette funeste guerre
d'Espagne le point de départ de tous les désastres de l'empire, M. Thiers ne se
laisse ni fléchir ni séduire. Il a des accens séi-ieux et vrais, expression de la
conscience publique, et lui, qui autrefois atténuait les crimes, n'atténue plus
même les fautes. Il est facile de comprendre ce qu'une telle équité, une telle
sagesse, ajoutent encore de sohdité magistrale à cette méthode historique déjà
si nette et si lucide, à ce style égal et transparent, où éclate la pensée même
avec tout son mouvement et toute sa justesse.
REVl E LITTÉRAIRE. 161
'est encore un esprit d'une netteté bien remarquable, d'une distinction bien
uise que M. Yitct. Si nous n'étions à une époque où se déconcertent et se
lent les hiérarchies et les traditions de l'art, ne pourrait-on pas dire que cet
:vain si sobre, d'une mesure si parfaite, conduisant ses œuvres trop rares à
si haut point d'achèvement et de précision, est aujourd'hui un maître dans
cionne acception du mot, maître dans l'art d'écrire comme de juger ce qui
rit? Hélas! à cette idée de maître répond celle de disciple, et où seraient les
;iples aujourd'hui? Le théâtre moderne a-t-il su féconder ce large sillon
lui ouvraient, il y a vingt ans, les hommes comme M. Vitet, rompant enfin
nonotonie traditionnelle de l'histoire philosophique et de la tragédie histo-
le, et faisant circuler, dans leurs tableaux, leurs récits ou leurs dialogues,
ouffle même, le mouvement, la vie de toute une époque? Qui a su profiter
Det art, si nouveau pour notre théâtre, de ciseler, de mettre en saillie et en
ef les divers personnages d'un drame, au lieu de les jeter dans ce moule
forme où se ressemblent tous les caractères et tous les temps ? C'est encore
; moment si riche d'espérances, d'essais et d'aventures, qu'il faut remonter
r trouver des noms et des œuvres qui ne prétendaient alors qu'indiquer la
te, et qui se trouvent aujourd'hui avoir été seuls à la parcourir. On n'a pas
•lié les Scènes de la Ligue que publia M. Vitet vers 1828, et où s'alliaient,
c tant de bonheur, les mérites du drame et ceux de l'histoire. Il vient de
iner à ce beau travail, non pas une suite, mais plutôt une introduction,
sque le sujet des États d'Orléans précède d'environ vingt années la journée
barricades et les états de Blois. Nous n'avons pas à apprendre aux lecteurs
la Revue tout ce que les États d'Orléans renferment de qualités éminentes;
is n'avons pas à leur faire apprécier la supériorité de cette méthode qui ar-
; à la vérité historique par la peinture fidèle des personnages, faisant ainsi
l'étude même du cœur humain l'instrument de ses déductions et de ses dé-
vertes. Marie Stuart, Catherine, François de Guise, Antoine de Bourbon, le
ice de Condé, le cardinal de Lorraine, vivent et respirent dans ces pages,
imentant, expliquant par leurs actes, leur langage, le jeu de leurs passions,
leurs caractères, les événemens auxquels ils concourent. Tandis que les di-
ses écoles ou coteries littéraires, puisant tour à tour dans le moyen-âge et
is l'antiquité, recourant successivement à l'archaïsme et au gothique, n'ont
se servir de la couleur locale que pour cacher la faiblesse ou la puérilité de
rs œuvres, et n'ont employé le justaucorps ou la tunique, le pourpoint ou
;hlamyde que pour revêtir un mannequin. M, Vitet, au contraire, fait poser
)mme devant lui, qu'il s'appelle Guise ou Condé, Bourbon ou Montmorency,
chaque parole ou chaque action de cet homme l'aide à nous révéler le sens
événemens, la logique des faits, la vraie couleur du temps, les vrais ensei-
îmens de l'histoire.
Vous le répétons, quelles que soient nos inquiétudes et nos alarmes, visibles
latentes, immédiates ou ajournées, il est heureux et honorable pour ce
ips-ci que des œuvres de cette valeur puissent s'y produire, et y rencontrent
;ore des lecteurs attentifs, des sympathies sérieuses. M. Vitet, dans sa pré-
e, nous dit, avec une modération mêlée de quelque malice, qu'après février
éprouva le besoin de détourner les yeux de notre temps, de chercher en ar-
re d'autres pensées, le commerce d'autres hommes, et que c'est de ce tra-
TOME V. — SUPPLÉMENT. H
162 REVUE DES DEUX MONDES.
vail rétrospectif que sont sortis les États d'Orléans. S'il n'y a pas lieu de se fé-
liciter de la circonstance à laquelle on doit la publication de ce livre, il sied
au moins de remercier l'homme qui a eu le courage de profiter, pour l'écrire,
d'un moment où il était si facUe de se laisser abattre. Les esprits de premier
ordre, ceux qui, par leur clarté et leur rectitude, ont une place marquée dans
la politique en même temps qu'ils conservent un côté artiste, une physionomie
littéraire acquise par la direction primitive de leurs études, ont à se préserver
d'un double écueil, à éviter deux extrêmes également fâcheux. Si la pratique
et le mouvement des affaires les absorbent en entier, s'ils abdiquent, pour cette
nouvelle carrière, le rôle que leur assignaient leurs précédentes aptitudes dans
l'ensemble des ouvi-ages de l'esprit, de l'éducation intellectuelle de leur temps,
ils laissent une lacune; ils cèdent le pas aux aventuriers de la littérature; i'
livrent ou gaspillent, pour leur part, le dépôt des saines traditions de la pens
et du goût. Si, au contraire, en dépit des austères leçons de la vie publique et
des rudes spectacles de notre époque, ils s'obstinent à rester trop artistes, trop
littérateurs, il est à craindre que leur rôle, d'abord brillant, ne devienne à la
longue un peu frivole, qu'un peu de puérilité tardive ne se mêle à ce culte ex-
clusif et absolu de l'art, qu'on n'accuse leur talent, leurs prétentions et leurs
allures, de rester plus jeunes que leur âge. Quelques-uns seulement, les plus
éclairés et les plus sages, s'étudient à distribuer, à partager l'emploi de leurs
facultés diverses, de manière à faire de leurs travaux littéraires les commen-
taires de leur vie publique, à compléter tour à tour l'écrivain par l'homme et
l'homme par l'écrivain. Cette exquise mesure, cette féconde alliance, profitables
en tous temps, sont surtout nécessaires dans ces époques orageuses et troublées,
où les esprits d'éhte n'ont pas trop de tous leurs moyens d'initiative et d'in-
fluence pour amoindrir les secousses et éclairer les ténèbres , où le livre doit
agir comme le fait, le fait instruire comme le livre. Ce double enseignement, ;
littéraire ou pratique, idéal ou visible, est la propagande des hommes supé- i
rieurs et des honnêtes gens; la gloire des uns est de l'accomplir par leurs ac-
tions et leurs ouvrages; l'honneur des autres est de le seconder par leur défé-
rence et leurs sympathies.
Armand de Pontmartin.
LE QUINZE DÉCEMBRE.
Par l'ennui chassé de ma chambre,
J'errais le long du boulevard :
Il faisait un temps de décembre,
Vend froid, fine pluie et brouillard;
Et là je vis, spectacle étrange,
Échappés du sombre séjour,
Sous la bruine et dans la fange,
Passer des spectres en plein jour.
Pourtant c'est la nuit que les ombres,
Par un clair de lune allemand,
Dans les vieilles tours en décombres.
Reviennent ordinairement;
C'est la nuit que les elfes sortent
Avec leur robe humide au bord.
Et sous les nénuphars emportent
Leur valseur de fatigue mort;
C'est la nuit qu'a lieu la revue
Dans la ballade de Sedlitz,
Où l'Empereur, ombre entrevue,
Compte les ombres d'Austerlitz.
Mais des spectres près du Gymnase,
A deux pas des Variétés,
Sans brume ou linceul qui les gaze,
Des spectres mouillés et crottés !
Avec ses dents jaunes de tartre ,
Son crâne de mousse verdi,
i64 REVUE DES DEUX MONDES.
A Paris, boulevard Montmartre,
Mob se montrant en plein midi !
t La chose vaut qu'on la regarde;
Vrais fantômes de vieux grognards,
En uniforme de l'ex-garde,
Avec deux ombres de hussards!
On eût dit la lithographie
Où, dessinés par un rayon.
Les morts que Raffet déifie
Passent, criant : Napoléon !
Ce n'étaient pas les morts qu'éveille
Le son du nocturne tambour.
Mais bien quelques vieux de la vieille
Qui célébraient le grand retour.
Depuis la suprême bataille,
L'un a maigri, l'autre a grossi;
L'habit jadis fait à leur taille
Est trop grand bu trop rétréci.
Nobles lambeaux, défroque épique,,
Saints haillons qu'étoile une croix,
Dans leur ridicule héroïque,
Plus beaux que des manteaux de rois î
Un plumet énervé palpite
Sur leur kolbach fauve et pelé;
Près des trous de balle, la mite
A rongé leur dolman criblé.
Leur culotte de peau trop large
Fait mille plis sur leur fémur;
Leur sabre rouillé, lourde charge^
Embarrasse leur pied peu sûr;
Ou bien un embonpoint grotesque,
Avec grand'peine boutonné,
Fait un poussah dont on rit presque
Du vieux héros tout chevronné.
Ne les raillez pas, camarade;
Saluez plutôt chapeau bas
Ces Achilles d'une Iliade
Qu Homère n'invente ■•ait pas.
LE QUINZE DÉCEMBRE. 165
Respectez leur tête chenue!
Sur leur front par Yingt cieux bronzé,
La cicatrice continue
Le sillon que l'âge a creusé.
Leur peau bizarrement noircie
Dit l'Egypte aux soleils brûlans,
Et les neiges de la Russie
Poudrent encor leurs cheveux blancs.
Si leurs mains tremblent, c'est sans doute
Du froid de la Bérésina;
Et s'ils boitent, c'est que la route
Est longue du Caire à Wilna.
S'ils sont perclus, c'est qu'à la guerre
Les drapeaux étaient leurs seuls draps;
Et si leur manche ne va guère,
C'est qu'un boulet a pris leur bras.
Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu'en riant le gamin poursuit;
Us furent le jour dont nous sommes
Le soir et peut-être la nuit.
Quand on oublie, ils se souviennent!
Lancier rouge et grenadier bleu.
Au pied de la colonne, ils viennent
Comme à l'autel de leur seul dieu.
Là, fiers de leur longue souffrance,
Reconnaissans des maux subis,
Ils sentent le cœur de la France
Battre sous leurs pauvres habits.
Aussi les pleurs trempent le rire
En voyant ce saint carnaval,
Cette mascarade d'empire
Passer comme un matin de bal,
Et l'aigle de la grande armée
Dans le ciel qu'emplit son essor,
Du fond d'une gloire enflammée,
Étend sur eux ses ailes d'or !
Théophile Gautier.
ili
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 décembre 1849.
Combien avons-nous déjà eu de républiques depuis le 24 février? Nou
avons eu d'abord la république du 21 février, nous avons eu ensuite celle d'
4 mai, et nous avons trouvé fort bon que la république du 4 mai, c'est-à-dir
celle de l'assemblée constituante, remplaçât celle du gouvernement provisoire
mais la république du 4 mai est déjà elle-même bien arriérée, et M. Ségu
d'Aguesseau se donne trop de peine, selon nous, pour en raviver le souvenii
La république du 4 mai a été excellente relativement à celle du 24 févi'ier; c'es
là toute sa gloire, et cela ne suffit pas pour vivre dans l'histoire ou dans 1
temps présent. Dans le temps présent, en effet, elle a déjà été remplacée pa
la république du 10 décembre, qui fut, nous ne pouvons pas en disconvenir
un grand échec à la république du 24 février et même à celle du 4 mai. Nou
serions tentés de croire que la république du 10 décembre a elle-même et
remplacée par celle du 31 octobre. Jusqu'ici, cependant, le 31 octobre a eu le
allures d'un plan de gouvernement plutôt qu'il n'a été un gouvernement nou
veau.
Ces diverses républiques n'ont pas seulement leur date dans l'histoire d
nos deux dernières années, elles ont aussi, pour ainsi dire, leur place dans l
pays. Nous nous croyons un pays très uniforme, très centraliœ, et nous l
sommes assurément. Cependant la diversité commence à s'introduire dans 1
pays; est-ce un bien? est-ce un mal? Je n'en sais rien. Quoi qu'il en soit, il ]
a des communes en France qui en sont encore à la république du 24 février
et je les plains; il y en a qui en sont à la république du 4 mai; d'autres peut-
être en sont déjà ^ la république de l'avenir, à celle dont nous ne savons encon
ni la date ni la nature. Les désordres qui résultent ou qui peuvent résulter d(
REVUE. — CHRONIQUE. 107
tte diversité de situations doivent attirer l'attention du gouvernement et la
pitance de l'administration. A Montpellier, un sergent de ville est lâchement
sassiné par les chanteurs de la démagogie. A Céret, il était resté un débris
s proconsuls du gouvernement provisoire, un sous-préfet qui croyait en-
re à la résurrection possible de 1848. L'administration supérieure l'a ré-
qué. Là-dessus, protestations, c'est-à-dire cris, rassembleraens et quasi-
leute de la démagogie, qui ne veut pas croire à sa défaite. Ailleurs, le maire
st fait le pacha de la commune, et ce pacha a aboli de son autorité privée
xercice du culte catholique : il y a des endroits où un petit directoire gou-
rne le village comme les triumvirs gouvernaient Rome; les avanies rem-
icent les proscriptions. Dans ces communes bienheureuses, on attend avec
patience Tavénement d'un nouveau 24 février à Paris, et en attendant, on
aserve les traditions de l'ancien. C'est là que le 13 juin était su d'avance, et
e les autorités, intimidées ou complices, n'osaient pas ou ne voulaient pas
)éter les paroles du télégraphe, qui annonçait la défaite de la démagogie.
Si nous citons tous ces faits isolés, quoique nous en omettions quelques-uns
i sont tristement significatifs, ce n'est pas que nous voulions effrayer le
ys : nous voulons seulement lui montrer que les adversaires de l'ordre social
it partout répandus et partout disposés à dresser leurs embuscades. Nous
ans vaincu le corps d'armée, mais nous avons affaire aux guérillas. Nous
ïimes maîtres, si nous savons rester unis, des grandes villes et des centres
incipaux; mais la démagogie a encore je ne sais combien de petits champs
isile d'où ses bandes sont prêtes à s'élancer sur le pays.
Veut-on un exemple de cette puissance de la démagogie dans les petits cen-
!S de population? voyez ce qui s'est passé dans le barreau de Paris et dans
1 barreaux de province. A Paris, le conseil de discipline de l'ordre des avo-
ts n'a pas hésité à citer à sa barre les défenseurs qui, devant la haute cour de
rsailles, avaient proclamé le droit de l'insurrection, et qui s'étaient prétendus
primés, parce qu'il ne leur était pas permis d'être factieux. M. Crémieui lui-
îme, le ministre de la justice de février et le membre du gouvernement pro-
ioire, un ancien dictateur, a été réprimandé comme un simple stagiaire par
conseil de discipline. Les avocats des barreaux de province, M. Michel de
urges, le promoteur de la théorie de l'insurrection permanente, M. Thouret
Toulon, n'ont été ni réprimandés ni avertis par les conseils de discipline de
irs barreaux. Cela veut dire qu'il n'y a plus de grands seigneurs de février
l'en province et dans les petites villes. La démagogie a fui du centre vers les
trémités, mais elle est toujours prête à raccourir des extrémités vers le cen-
ï, si nous ne faisons pas bonne garde au centre, et si nous n'employons pas
iites les forces de l'administration et de la justice à la chasser des postes
l'elle conserve encore.
C'est là l'action que nous demandons au gouvernement. Le message du
octobre a promis des actions plutôt que des paroles. Les actes décisifs et
latans sont difficiles, quelque bonne volonté qu'on ait d'en faire. Que reste-
Q donc? L'action quotidienne de l'administration, la lutte assidue et vigi-
nte. Sous ce l'apport, nous n'avons pas entendu dire que le ministère du
octobre se soit encore trouvé en défaut. Les circulaires des divers ministres
it montré l'allure qu'ils voulaient que prît partout l'administration. Les me-
1G8 REVUE DES DEUX MONDES.
sures de répression qu'ont adoptées les préfets ont été approuvées et encoura-
gées par le ministre de Tintérieur. Ce soin de l'administration suffit-il à la
tâche d'un gouvernement? Nous serions tentés de répondre oui dans le mo-
ment présent. Gouverner, selon quelques personnes, c'est imprimer au pays
une direction; c'est lui faire une destinée. Or, on nous a fait ou voulu faire
tant de destinées diverses depuis deux ans, on nous a imprimé ou voulu im-
primer tant de directions contraires, que nous ne serions pas fâchés qu'on
laissât le pays se reposer un peu de tant d'essais de gouvernemens , et que
l'on se contentât de l'administrer avec sagesse et avec fermeté. Il se ferait alors
son sort à lui tout seul, comme se le font en général et comme doivent se le
faire les sociétés modernes. Le gouvernement dans nos grands états mo-
dernes est la plus petite partie de l'activité de la société. La plus grande et la
plus décisive portion de cette activité est en dehors du gouvernement; elle est
dans l'industrie, dans le commerce, dans l'agriculture, dans les arts, dans les
lettres, toutes choses qui, pour bien aller, n'ont besoin que d'un point, c'est
que le gouvernement ne se mêle pas de leurs affaires, soit pour les diriger,
soit pour les contrarier. Tous ces grands élémens de l'activité sociale ne deman-
dent au gouvernement que de faire une bonne police et de maintenir l'ordre.
Ils se chargent du reste.
Pendant que le gouvernement continue à veiller au maintien du bon ordre
et aide ainsi de la manière la plus efficace à la convalescence de la société, l'as-
semblée législative, en dépit des agitations convulsives de la montagne, fait de
bonnes lois ou défait les mauvaises, ce qui est le grand point. Nous voulons
parler ici du rétablissement de l'impôt sur les boissons. C'est, selon nous, le
plus grand fait politique de la dernière quinzaine.
418 voix contre 241 ont décidé le maintien de l'impôt des boissons. On nous
permettra de revenir sur cette discussion mémorable, et de chercher à faire
ressortir quelques-unes des vérités qu'elle a mises en lumière. Nous vivons
dans un temps où il ne faut pas se lasser de répéter les vérités utiles, et il n'îj
en a pas déplus importantes, en ce moment, que celles qui tendent à dé-;
montrer l'extravagance de la plupart des attaques dirigées contre notre sys-
tème d'impôts.
On sait que la taxe sur les boissons remonte, en France, aux temps de l'an-
cienne monarchie. Perçue à l'aide de moyens vexatoires, les seuls que connûlj
alors une fiscalité peu habile et peu scrupuleuse, elle a excité dans roriginei
de justes plaintes qui sont peut-être encore la principale cause de son impopu-i
larité dans quelques-unes de nos provinces. Les lois et l'expérience adminis-
trative ont cependant corrigé peu à peu les abus de la perception. En dernier
lieu, la restauration, puis le gouvernement de juillet, ont établi l'impôt sur leS|
bases qui sont actuellement en vigueur, et que tout le monde connaît. Aucune
quantité de vins, eaux-de-vie, liqueurs, etc., ne peut être déplacée sans une:
déclaration expresse. Cette formalité est la base du système en ce qu'elle as-
sure le recouvrement des droits à chaque mouvement de la matière imposable
Les droits sont de plusieurs sortes. Il y a , premièrement , le droit de circula-i
tion, qui se perçoit lors de l'enlèvement des quantités destinées à la consom-i
mation intérieure du pays. Ce droit varie, pour les vins, d'après un tarif qui si;
divise en quatre classes, selon le prix de vente en détail dans chaque dépar- :
REVUE. — CHRONIQUE. 169
ent. Les propriétaires récoltans sont exempts de ce droit pour les vins qu'i's
somment dans le rayon fixé par la loi; ils ont seulement à acquitter, poiu-
jue transport, un droit d'expédition de 25 centimes. Après le droit de cir-
.tion vient le droit d'entrée, qui se perçoit à l'entrée dans les communes
it quatre raille âmes et plus. Ce droit est également réglé d'après une clas-
ation des départemens et en outre d'après le chiffre de la population des
!S. En troisième lieu, il y a le droit de détail, qui se perçoit sur les débitans
!S la vente. Ce droit est de 10 pour 100. Comme il faut une surveillance
ureuse pour en assurer la perception, les débitans sont continuellement
nis aux visites des employés de la régie, qui inscrivent en compte les quan-
reçues et les quantités vendues. Toutefois, la loi donne aux débitans la
Ité de se soustraire à l'exercice, soit en souscrivant un abonnement, soit
payant, à l'arrivée, une taxe de consommation. Enfin, il y a le droit de
ice, taxe prélevée sur le commerce des boissons, et qui n'a qu'une impor-
e secondaire dans le débat.
îl est le système général de l'impôt. Maintenant, pour apprécier les attaques
sont dirigées contre cet impôt, voyons les faits,
irions d'abord des producteurs. A entendre M. Mauguin, ie seul habile dé-
eur de l'agitation vinicole, les producteurs sont écrasés, ruinés par la lé-
Ltion sur les boissons. Que répondent les documens officiels? Nous ouvrons
;ellent rapport de M. Bocher, et nous y voyons que la culture de la vigne
pas cessé de s'étendre depuis un demi-siècle. En 1788, le nombre d'hectares
lacrés à la vigne était de 1,555,400; en 1830, il était de 1,993,300; il est
urd'hui de 2,137,000, et la production s'est naturellement accrue en pro-
ion de la culture. Voilà, certes, des chiffres qui parlent d'eux-mêmes, et
a beau être un homme fort spirituel, c'est une tâche bien difficile d'avoir
montrer, devant un auditoire sérieux, qu'une industrie qui double ses pro-
în cinquante ans est une industrie qui souffre, et qu'une législation sous
pire de laquelle la propriété vinicole a augmenté de 300,000 hectares de-
vingt ans est une législation ruineuse pour les propriétaires de vignes,
ms doute, il y a des producteurs qui se ruinent, il y a des localités qui
frent, personne ne dit le contraire; mais ces souffrances, d'où viennent-
? Est-ce la faute de l'impôt si toutes les années ne se ressemblent pas, si
écoltes sont variables, si les temps d'abondance sont suivis de temps de di-
!, et s'il en résulte des variations fréquentes dans les prix , source de mé-
ptes pour les propriétaires de vignes? Il y a de la loterie dans le revenu
outes les propriétés. La terre donne tantôt plus et tantôt moins, les mai-
urbaines tantôt se louent bien et tantôt se louent mal; mais nous avouons
ntiers que de toutes les productions de la terre la vigne est la plus capri-
se : tantôt grande fécondité et bonne qualité, tantôt petite quantité et mau-
e qualité; rarement les vendanges se ressemblent , et c'est ce qui fait qu'il
plus de loterie dans le revenu des vignobles que dans celui des autres pro-
tés rurales. Cependant ne croyez pas que le propriétaire de vignes règle sa
mse sur le revenu moyen de la vigne : non, il est tenté de prendre pour taux
on revenu le profit des belles années, et cela est si vrai, que même le lan-
î des vignerons se conforme à ce penchant naturel du cœur humain.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand on dit qu'on aura année entière, cela veut dire grande abondance;
demi-année ne veut dire qu'une récolte médiocre. C'est ainsi que toujours, en
dépit de l'expérience, nous prenons le bien pour la règle et le mal pour l'excep-
tion. Une terre a beau accroître ses productions , son propriétaire accroît en-
core plus ses besoins et ses dépenses. Il en est, il en a été des propriétaires de
vignes comme des colons. Il s'est fait dans les vignes de grandes fortunes; mais
il y a eu encore plus de luxe que de richesse. De là il est arrivé que lorsque la
terre a moins donné et qu'on n'a plus eu le gros lot à la loterie, on s'est
trouvé fort mal à l'aise. On avait pris pour un revenu ce qui n'est, pour ainsi
dire, qu'un commerce.
Une fois la gêne arrivée, beaucoup de propriétaires de vignes ont cherché
à qui s'en prendre, et , ne voulant pas s'en prendre à eux-mêmes, ils s'en sont
pris à l'état, c'est-à-dire à l'impôt.
A entendre les producteurs, on croirait qu'ils supportent à eux seuls tout le
poids de l'impôt. Or, voici quelle est leur situation. D'abord , ils sont exempts
de droits pour toutes les quantités qu'ils vendent à l'étranger, et cela monte à
une valeur annuelle de 90 millions. Puis, ils consomment en franchise une
partie des boissons qu'ils récoltent. Ils ne sont assujétis au droit d'entrée que
dans les villes de quatre mille âmes ou plus.
Il n'est donc pas juste de dire que les propriétaires de vignes sont écrasés par
l'impôt des boissons. Ils prétendent , il est vrai , qu'ils sont doublement lésés,
d'abord par les droits qui les frappent directement, ensuite par ceux qui pè-
sent sur les consommateurs, et qui, par l'excès de leur poids, réagissent sdr
la production elle-même. Examinons si ce reproche est fondé, et voyons quelle
€st la situation des consommateurs.
Les documens officiels nous disent que, sur la population totale de la France,
qui est de trente-cinq millions, les cinq sixièmes habitent des communes au-
dessous de quatre mille âmes. Voilà déjà trente millions de contribuables qi
ne sont pas assujétis au droit d'entrée, et, sur ces trente millions, il y en a
douze qui consomment en franchise les produits de leurs récoltes, et dix-huit ;
qui ne paient pour leur consommation qu'un droit minime, dont la moyens
générale est évaluée à un centime par litre. Il n'y a donc que cinq millions cIl
contribuables qui supportent avec le droit de circulation le droit d'entrée, et la |
moyenne de ces deux droits réunis s'élève pour eux à 3 centimes et demi. [
Telle est la situation des consommateurs. Nous raisonnons toutefois, jus- j
qu'ici , sans parler du droit de détail , celui qui se perçoit sur les ventes faites j
par les débitans. Tout le monde, malheureusement, ne peut pas avoir sa Aligne, )
faire sa vendange chez soi , ou s'approvisionner chez le propriétaire ou le mar- j
chand en gros. Une partie des contribuables va donc au cabaret. Or, voici ce
qui en résulte, toujours d'après les chiffres officiels. D'aboi'd , nous venons a
voir que douze millions de propriétaires récoltent leur vin chez eux : ceux-là, ;
assurément , ne vont au cabaret que s'ils le veulent absolument , et on peut ,
croire, pour leur honneur, qu'ils n'abusent pas de cette faculté. Quant auxi
vingt-trois millions de contribuables qui ne récoltent pas, il faut faire à leir
égard une distinction. Sur ces vingt-trois millions, il y en a dix-huit qui ha
bitent les petites communes affranchies du droit d'entrée; pour ceux-là, le droi
REVUE. — CHRONIQUE. t7l
étail ajoute au prix du vin une moyenne de 5 centimes par litre. Quant
cinq millions qui habitent les grands centres, le droit de détail ajouté au
d'entrée s'élève pour eux à un maximum de 7 centimes et demi,
ilà les victimes que fait le droit de détail : 3 centimes par litre pour ceux
ront au cabaret dans les campagnes, 7 centimes et demi pour ceux qui
aux cabarets des villes.
pendant , parmi ces victimes, on nous permettra de signaler une différence,
consommateurs de cabaret n'ont pas tous droit aux mêmes sympathies,
n s'apitoie sur le compte de ceux qui ne vont chez le débitant que pour y
dre leur approvisionnement domestique, rien de mieux : ceux-là, en eftet,
tent que leur position soit allégée, et le sentiment de l'assemblée a été
lime à cet égard; mais elle n'a pas eu, à beaucoup près, les mêmes ména-
;ns envers cette auti-e classe beaucoup moins intéressante de contribuables
le vont au cabaret que pour y laisser leur bourse et leur raison. Ceux-là,
it en convenir, ont trouvé dans la majorité peu de sympathies; elle a ré-
sur ce point à toutes les séductions. Ni la logique de M. Grévy, ni les bons
de M. Antony Thouret , ni la sensibilité de M. Jules Favre ou de M. Ma-
i de la Drôme, n'ont pu l'émouvoir le moins du monde. Au contraire, elle
luté avec une satisfaction non équivoque, au milieu des interruptions vio-
!S de la montagne, un discours très sensé et très courageux de M. de Cha-
3y, qui n'a pas craint de flétrir en termes énergiques la clientelle oisive
;abarets, cette plaie honteuse, cette source de dégradation et de misère, où
cialisme recrute ses adhérens, et où les ennemis de l'ordre sont toujours
de trouver leur armée un jour d'émeute. Si l'impôt qui pèse sur cette classe
)nsommateurs est relativement un peu lourd , loin de s'en plaindre, il fau-
au contraire s'en féliciter, et applaudir à la sagesse et à la moralité de la
car cette rigueur de l'impôt serait le seul moyen de réprimer ou de con-
' un vice qui répand la corruption dans le pays.
is consommateurs, on le voit, n'ont pas beaucoup à se plaindre de l'impôt
loissons. Sauf l'exception que nous avons indiquée, et qui sera certaine-
t l'objet d'une modification prochaine, on ne peut di»é"que l'impôt soit un
au intolérable pour eux. Qui donc est en droit de se plaindre? Est-ce le
ant? Un mot suffit pour répondre à toutes les déclamations sans cesse ré-
glées à propos de l'exercice : c'est que la loi donne aux détaillans la faculté
en affranchir. Si donc il y en a qui se soumettent à l'exercice, c'est qu'ils
ïulent. D'ailleurs, l'exercice est le sort commun de beaucoup d'autres in-
ries. C'est un moyen que le fisc est forcé d'employer, dans l'intérêt même
>rincipe d'égalité; car, si la perception d'un impôt n'était pas l'objet d'une
eillance sévère à l'égard d'une certaine classe de contribuables, toutes les
es seraient en droit de réclamer. Aussi l'exercice est-il en usage chez près-
tous les peuples de l'Europe. Il est vingt fois plus rigoureux en Angleterre
n France. Les économistes de la montagne savent bien, du reste, que c'est
moyen dont il est difficile de se passer, puisqu'ils en font la base de leur
et d'impôt sur le revenu. Comme l'a fait remarquer M. de Montalembert ,
r soustraire trois cent mille cabaretiers à un exercice qu'ils disent intole-
e, ils ne trouvent rien de mieux que de soumettre trente^cinq raillions de
içais à l'exercice!
172 REVUE DES DEUX MONDES.
Si l'impôt des boissons est parfaitement tolérable pour les consommateurs
aussi bien que pour les producteurs, s'il n'olTre que des inconvéniens faciles à
corri"^er, s'il n'est vexatoire pour personne, ou du moins s'il ne l'est en réaliti
que pour le vice et pour la fraude, pourquoi donc le supprimerait-on? Parc*
qu'il n'est pas proportionnel, vous dira M. Grévy, et qu'en cela il est contrain
à la constitution! En effet, la constitution de 1848, à l'article 15, proclame er
principe la proportionnalité de l'impôt ; mais la constitution ne déclare-t-ellt
pas également, à l'article 17, qu'il y aura des impôts indirects? Or, commen
voulez-vous que des impôts indirects puissent être proportionnels? Commen
une taxe sur le tabac, sur le sucre, sur la poudre, pourrait-elle être mesuré
aux facultés de celui qui la paie? Évidemment cela n'est pas possible, et il fau
bien reconnaître que la constitution s'est contredite elle-même, en autorisai!
d'un côté ce qu'elle semble avoir interdit de l'autre.
Remarquons ici, en passant, une analogie qui devrait recommander le
taxes indirectes aux économistes de la montagne. M. Louis Blanc aurait voulj
que le salaire fût proportionnel, non pas au travail, mais aux besoins des tral
vailleurs. Eh bien! les taxes indirectes sont proportionnelles, non pas à la foi;
tune, mais aux besoins et aux goûts des contribuables. J'ai plus soif, ma pai
contributive dans l'impôt des boissons sera plus forte; j'ai besoin d'alimens plu
salés, je paierai plus à la gabelle; plus sucrés, je paierai plus forte part dar
l'impôt des sucres. Seulement la proportionnalité des taxes aux besoins a cel
de bon, qu'elle modère les besoins et réprime les appétits, tandis que la pro
portionnalité des salaires aux besoins excite les besoins et développe lesap
petits. I
Du reste, ceux qui réclament si vivement en faveur de la proportionnalité d|
l'impôt du revenu connaissent-ils bien la valeur réelle de ce principe? Ayoïj
le courage de le dire, puisque aussi bien, au temps où nous sommes, nous e
savons à quoi servirait d'entretenir des illusions sur ce point, pas plus que si
tout autre; avouons-le donc franchement, la proportionnalité de l'impôt e;
une chimère. C'est l'idéal que poursuivent les philosophes dans les académii
des sciences morales et politiques; c'est une promesse fallacieuse que l'e
de parti adresse à la foule; c'est une espérance que les bons gouverneu;^.
inscrivent dans les lois, mais ce n'est point la vérité. L'exacte vérité, il fajj
bien le dire, c'est qu'il n'est pas dans la nature des sociétés, même les i
régulières, d'offrir, par leur organisation administrative et politique, desmo
d'action assez puissans, des procédés assez sûrs, pour établir d'une manièi
absolue dans la pratique ce principe de proportionnalité contributive que to
les gouvcrnemens sages s'accordent cependant à regarder comme un devi
d'humanité et de justice. Tout ce qu'on peut faire à cet égard, c'est de se ra
procher autant que possible du but , sans espoir de l'atteindre. Voyez noi
contribution foncière, qui passe communément pour être une contribution pr;
portionnelle. Où en est l'opération du cadastre? Quand arrivera-t-on à la f
réquation de l'impôt? Comment fera-t-on pour effacer, soit dans les dro
d'enregistrement, soit ailleurs, les inégaUtés de plusieurs sortes qui frappt
certaines classes de contribuables? L'expérience démontre que l'on n'y arriva
pas. L'expérience démontre aussi que l'on ferait une insigne folie de con I
ner, à cause de ces défauts inévitables, mais secondaires, tout notre re.
REVUE. — CHRONIQUE. 173
impôts directs et indirects, et que, de tous les systèmes que Ton tenterait de
li substituer, le plus dangereux et le plus impraticable serait celui de l'impôt
nique. En effet, il n'est pas besoin d'être un profond financier pour com-
rendre que le système de l'impôt unique appartient à l'enfance dps sociéte's,
qu'il ne saurait convenir aux états modernes. Le propre des sociétés mo-
îrnes est de demander beaucoup à leurs gouvernemens, et ceux-ci, à leur
ur, sont bien forcés de demander à leurs administrés beaucoup d'argent. Or,
cet argent était demandé en bloc, sous la forme d'une contribution unique,
est évident que ce serait une exigence intolérable. La cote du percepteur
lulèverait partout mille résistances. Pour aborder plus sûrement le contri-
lable, qu'a-t-on fait? On a imaginé d'établir, au lieu d'une seule et même
xe, plusieurs taxes différentes, qui, s' appliquant à la propriété foncière, à
ndustrie, au capital, à la fortune mobilière, se confondant pour la plupart
ec la valeur vénale des choses, et n'ayant toutes séparément qu'un poids
odéré, viennent s'imposer au contribuable pour ainsi dire à son insu, ou ne
frappent que d'une manière insensible. Tel est le système qui résulte du
élange habile de l'impôt direct avec les impôts de consommation, et qui con-
5te, pour tout dire, à puiser un peu, et le plus souvent possible, dans le plus
'and nombre de bourses, en prenant soin de cacher autant qu'on le peut la
ain du fisc. Ce système n'a sans doute pas la brutale simplicité ni la radicale
anchise de l'impôt unique; mais il a du moins le mérite d'avoir fait prospérer
France pendant trente ans.
La montagne, on le pense bien, avait toute autre chose à faire, dans cette
scussion, que de répondre aux preuves authentiques, aux chifl'res péremp-
ires des documens officiels. Pour elle, l'intérêt du débat n'était point dans
ixamen sérieux d'une question économique. Que l'impôt des boissons fût pro-
trtionnel ou non, qu'il fût bien ou mal réparti, qu'il fût ou non un fardeau
op lourd pour telle ou telle classe de contribuables, qu'il y eût ou non des
langemens à y faire, soit dans les tarifs, soit dans le mode de perception : ce
était pas là, au fond, ce qui importait le plus aux représentans de l'idée de
vrier. Pour ceux-là, sachons-le bien, la discussion de l'impôt des boissons
était qu'une nouvelle forme d'attaque contre la société. Supposez, en effet,
le l'impôt des boissons eût été supprimé, qu'arrivait- il? Tout notre édifice
lancier s'écroulait. Après la taxe des boissons, il eût fallu sacrifier tous les
trois des villes, puis toutes les contributions indirectes; pas une seule taxe de
insommation ne serait restée inscrite au budget des recettes. C'était un vide
; plusieurs centaines de millions qu'il eût fallu combler; mais comment? Au-
it-on pris le système de la taxe unique sur le capital ou sur le revenu? C'était
1 bouleversement dans le régime économique de la France. Aurait-on sup-
imé, comme le voudrait M. Bastiat, tout ou partie du budget des dépenses?
était la décentralisation à l'infini, la destitution du gouvernement, c'est-à-dire
le révolution nouvelle. Serait-on resté les bras croisés devant une dette flot-
nte de 600 millions, un découvert de 534 millions pour 1849, et un déficit
"obable de 4 à 500 millions pour 1850? C'était marcher indubitablement à la
mqueroute, avec la perspective plus ou moins prochaine des assignats sous
rme de bons hypothécaires, et des réquisitions sous forme de dons patrio-
ïues. Assurément, nous ne croyons pas calomnier les intentions de la mon-
174. REVUE DES DEUX MONDES.
ta<^ne en supposant que toutes ces hypothèses s'étaient naturellement présen-
tées à l'esprit de ses orateurs; autrement, pourquoi auraient-ils mis tant d'àpreté
et de violence à attaquer ce malheureux impôt des boissons, dont le seul tort,
à vrai dire, était de donner au budget jdes recettes de 108 millions? La pensée
de la montac^ne n'a pas besoin, du reste, d'être supposée; elle s'est exprimée
a'ssez ouvertement dans le débat pour ne laisser de doute à personne. « La mo-
narchie, a dit un orateur de la montagne, s'est réfugiée dans la fiscalité comme
dans une forteresse; l'impôt est la citadelle, et nous ne cesserons de l'attaquer. »
Ce mot est un des plus caractéristiques et des plus francs qui aient été dit^
dans tout le cours de cette discussion. A la place du mot monarchie, qui est
aujourd'hui, comme on sait, une expression convenue, mettez le mot société,
et vous aurez, sinon la pensée même de l'orateur, du moins bien certainement
celle d'une quarantaine de ses collègues qui ont accueilli sa déclaration avei
des applaudissemens frénétiques. Oui, l'impôt est aujourd'hui la citadelle do
l'ordre, et c'est pour cela qu'on veut y entrer. C'est pour cela aussi que l'im-
pôt des boissons a été défendu, cette fois, non pas seulement par des financiers,
par des économistes, mais par des hommes véritablement politiques, qui ont
senti que la société, dans cette circonstance, était attaquée avec l'arme la plib
dangereuse de toutes, celle de la philanthropie hypocrite, et que, si l'on per-
dait cette nouvelle bataille, on serait exposé à en perdre bien d'autres par la
suite.
Le grand mérite de la discussion de l'impôt des boissons, outre le déficit du
trésor évité ou détourné, c'est d'avoir dit la vérité au pays, c'est de n'avoir pas
couru après une misérable popularité. Ce mérite si rare de savoir et d'oser
dire la vérité, nous le trouvons aussi dans un document important, dans le rap-
port de M. Reybaud sur les colonies agricoles de l'Algérie. Puissent tous les
hommes qui sont encore disposés à être dupes des mirages de la philanthropie
lire ce curieux et instructif rapport! Ils y verront combien, pour faire le bien,
il faut de prudence, de bon sens et surtout de temps. Ils y verront enfin qu'on
n'improvise pas une colonie aussi facilement qu'une république.
Supposez qu'un gouvernement régulier, maître de lui-même, ayant tout le
temps de la réflexion, ayant aussi les ressources nécessaires, veuille faire un
essai de colonisation agricole, comment s'y prendra-t-il? Apparemment, il choi-
sira de préférence pour colons des cultivateurs, des hommes robustes, habi-
tués à de rudes travaux, à une vie sobre, des pères de famille surtout capable?
de donner de bons exemples; en même temps, il fera tous les préparatifs né-
cessaires pour établir commodément la colonie sur le sol qu'elle a à défricher.
Il s'arrangera pour qu'elle y trouve, dès l'arrivée, un abri suffisant et des in-
strumens de travail. Il prendra enfin ses mesures de manière à ce que l'arrivé
des colons ait lieu dans une saison propice aux travaux de la terre, car l'oisi-
veté, surtout au début, est une cause certaine de découragement.
Voilà ce que fera un gouvernement régulier; mais, pour la même raison,
voilà ce que n'a pas pu faire le gouvernement de la république aux mois de
septembre et d'octobre 1848, non pas qu'à cette époque ce gouvernement n'eût
déjà manifesté un retour à l'esprit d'ordre, mais il était encore dominé par les
circonstances, et il subisait les inconvéniens de son origine. L'envoi d'une co-
lonie en Algérie, proclamé par lui à la tribune comme une pensée de civilisation
BEVUE. — CHRONIQUE. 179
vénemens qui se sont accomplis depuis quelque temps, et tâchons d'entre-
oir le dénoûment de ce drame bizarre et compliqué.
Disons tout d'abord que ce qui rend le dénoûment si difficile à entrevoir,
est qu'il y en a deux. C'est ici un véritable drame romantique, et qui peut
nir à volonté par une comédie ou par une tragédie. La Prusse peut s'entendre
vec l'Autriche, partager avec elle le pouvoir en Allemagne, et remettre à un
sndemain indéfini les institutions libérales qui devaient résulter, dit-on, de
unité de l'Allemagne, ou même laisser les divers états de l'Allemagne accom-
lir dans leur sein les changemens que l'opinion publique peut réclamer. Les
iioses, en effet, en Allemagne, sont dans ce bizarre état que tout ce que l'Al-
imagne cherche par l'unité, elle peut l'avoir aussi bien par la diversité, que
s constitutions particulières des états peuvent arriver au même résultat que
, constitution générale de l'Allemagne unie, et qu'on se demande enfin par-
is pourquoi l'Allemagne veut avoir en gros, en traversant je ne sais com-
en d'impossibilités, tout ce qu'elle peut avoir en détail, sans rencontrer
autres difficultés que des difficultés ordinaires. L'accord de l'Autriche et de
Prusse et l'ajournement des utopies de Francfort, voilà le premier dénou-
ent que nous entrevoyons au drame de l'unité germanique, et c'est pour ce
inoûment que nous avons toujours parié, comme étant le plus simple et le
oins exposé aux péripéties révolutionnaires.
L'autre dénoûment, qui serait le dénoûment tragique, serait que la Prusse
îbstinât à avoir le parlement germanique d'Erfurth; que l'Autriche, de son
ité, s'obstinât à résister aux vœux de la Prusse, et que la guerre sortît de ce
ssentiment. Nous espérons que ce dénoûment sera évité.
En attendant, un des principaux personnages du drame de 1848, l'archiduc
an, vient de se retirer définitivement de la scène. On sait comment l'archiduc
an avait été nommé lieutenant-général de l'empire par le parlement germa-
que : il représentait l'unité de l'Allemagne dans le pouvoir exécutif comme le
irlement la représentait dans le pouvoir législatif. Le parlement germanique
îst évanoui ou déchiré dans les convulsions de la démagogie; mais l'archiduc
an restait encore debout comme la dernière personnification ou la dernière
nbre de l'unité de l'Allemagne. Cela lui faisait encore une sorte d'autorité
orale dont il ne pouvait plus rien faire pour lui-même et pour l'Allemagne,
ais dont il pouvait faire' un legs utile et profitable pour qui le recueillerait.
; là l'empressement que la Prusse avait eu de faire abdiquer à son profit
irchiduc Jean; mais l'archiduc Jean, se souvenant de Marie-Thérèse, a refusé
abdiquer entre les mains de la Prusse : il n'a pas voulu non plus attendre la
union conjecturale du parlement allemand d'Erfurth pour déposer entre les
ains d'une assemblée germanique le pouvoir qu'il avait reçu des mains d'une
semblée germanique; il a abdiqué entre les mains de la commission intéri-
aire, composée de deux députés de l'Autriche et de deux députés prussiens
chargée d'exercer le pouvoir. Cette abdication de l'archiduc Jean au profit
! la commission intérimaire plutôt qu'entre les mains du parlement à naîtye
Erfurth montre vers quel dénoûment le drame semble marchei-.
Ce qui ressemble le plus, en effet, à la diète germanique de 1815 et ce qui
ssemble le moins au parlement germanique de Francfort, c'est la commis-
3n austro-prussienne, chargée par intérim du pouvoir fédéral. C'est un pou-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
voir plus centralisé que la diète de 1815, et si rAUemagne devait en rester à
cette commission fédérale pendant quelques années, et cela est possible, il en
résulterait que, pour avoir voulu aller jusqu'à un parlement populaire, l'Alle-
magne se trouverait ramenée à un comité exclusivement monarchique, La
commission fédérale, en eflet, ne représente que les deux grandes monarchies
allemandes, la Prusse et l'Autriche.
Si nous comparons les chances d'avenir de la commission intérimaire d'une
part et du parlement d'Erfurthj de l'autre, il est évident à nos yeux que les
chances d'avenir sont beaucoup plus grandes pour la commission que pour le
parlement. D'abord la commission existe et le parlement n'est pas encore né;
mais ce qui nous frappe surtout, c'est que la commission représente le principe
de l'ordre et de la stabilité, tandis que le parlement représente le principe
d'innovation et d'instabilité. Or, il y a deux ans ou dix-huit mois, nous aurions
parié à coup sûr pour le principe d'innovation. Aujourd'hui, nous parions pour
le principe de l'ordre. Il ne faut pas se le dissimuler, ce qui fait la faiblesse du
parlement éventuel d'Erfurth, ce qui l'empêchera peut-être de naître, c'est son
origine et ses précédens. Il procède de 1848; il a beau vouloir corriger les er-
reurs de i 848, il a la même source. Il est de la même famille, et toute sa
gloire serait, s'il vit, d'être le très bon cadet d'un assez mauvais aîné. Or la
famille est suspecte à tous ses degrés, et la Prusse a beau dire qu'elle veut ré-
former la révolution à l'aide de la révolution : on lui répond que le procédé
réussit rarement et que les pays où on a voulu faire de l'ordre avec du désordre
s'en sont mal ti-ouvés. Pourquoi ressusciter de gaieté de cœur ce parlement
germanique qui s'est suicidé lui-même? pourquoi lui donner une participation
quelconque aux destinées de l'Allemagne après les mauvaises expériences qu'il
a faites? On ne s'en tient pas à ces considérations générales, et il y a une rai-
son décisive qui pousse l'Allemagne vers la commission fédérale, c'est-à-dire
vers le principe d'ordre plutôt que vers le parlement d'Erfurth. Les petits états
de l'Allemagne ne sont plus assez forts, cela est triste à dire, pour faire eux-
mêmes la police chez eux. N'en soyons pas trop étonnes. Il y a dans la vie des
états un moment critique, c'est celui où l'équilibre entre la force qui attaque
et la force qui défend est rompu au profit de la force qui attaque. Ces deux
forces existent toujours dans la société; mais les sociétés régulières sont celles
où la force qui défend a une prépondérance décisive sur la force qui attaque.
Quand c'est le contraire , la société alors est menacée de perdre son ordre
social, ou l'état de perdre son indépendance. Dans ces momens suprêmes, en
effet, la société est tentée de chercher au dehors l'appui qu'elle ne trouve
plus au dedans. Telle est la situation des petits états de l'Allemagne. Minés
par la démagogie, ils ne peuvent plus se défendre et se protéger eux-mêmes;
ils sont donc forcés de demander à la Prusse ou à l'Autriche de venir faire
la pohce chez eux. C'est ainsi que l'ordre a été rétabli dans le grand-duché de
Bade par la Prusse : c'était le temps où l'Autriche, occupée en Hongrie et en
Italie, était impuissante en Allemagne; mais aujourd'hui que l'Autriche a les
mains libres, c'est à elle plutôt qu'à la Prusse que s'adressent les petits états
de l'Allemagne. Ils ont plus de confiance en l'Autriche qu'en la Prusse, parce-
que l'Autriche n'a jamais manifesté l'envie de réaliser l'unité de l'Allemagne à
son profit. La Saxe menacée pai- la démagogie, le Wurtemberg aussi, se sont
REVUE. — CHRONIQUE. i8i
donc tournés vers l'Autriche, et s'il y a quehjue agitation dans l'un on dans
l'autre de ces deux états, ce sera fort probablement TAutriche qui y fera la
police.
La confiance que l'Autriche inspire fait la force de la commission fédérale.
Cette commission, en effet, procède plutôt de l'Autriche que de la Prusse, et
voici pourquoi : la Prusse est à la fois représentée dans la commission fédé-
rale et dans le parlement d'Erfurth; elle a une politique à deux tètes; elle est
à cheval sur deux principes. Cette politique à double but peut avoir son avan-
tage pour la Prusse, mais elle n'est pas favorable à l'avènement du parlement
d'Erfurth. Ce parlement, en elîet, ne reçoit de la Prusse qu'une demi-force,
puisqu'une autre moitié de l'autorité et de l'ascendant moral de la Prusse est
engagée dans la commission fédérale de Fi-ancfort. Pour que le parlement
d'Erfurth evit bonne chance, il faudrait que la Prusse fût décidée à prendre en
main la cause populaire ou démocratique en Allemagne, qu'elle se fit hardi-
ment l'héritière du parlement de 1848; il faudrait enfin que le roi de Prusse
jouât en Allemagne le rôle que Charles-Albert a voulu jouer en Italie, rôle
ingrat et dangereux où l'on s'expose à faire la guerre- contre ses vrais amis au
profit de ses vrais ennemis, et où la meilleure chance est d'être battu et de
mourir héroïquement, comme Ta fait Charles-Albert.
LE MOUVEMENT INTELLECTUEL EN ESPAGNE.
Courtes Réflexions sur la crise que traversent les gouvememens et les peuples d'Europe,
par M. Alcala Gauano. — Histoire de Grenade, par D. Migdel Lafuente Alcantara. —
Histoire de la Législation espagnole, par D. José-Mahia ANTEaiîEKA. — Études sur les
Finances et l'administration d'Espagne, par D. Fermin G. Moron. — La Question ro-
maine, par D. EvARiSTO San-Miguel, — Les Mansardes de Madrid, par D.-L. Corsini.
L'Espagne est dédommagée de ses longues épreuves; au moment même où
la France, l'Italie, l'Allemagne s'ébranlaient au tocsin des insurrections, son-
nait pour elle l'heure des travaux calmes et recueillis de la pensée. De son
douloureux passé de trente ans, il ne lui reste guère plus que ce surcroît d'ac-
tivité intellectuelle dont chaque grande crise est suivie de près ou de loin, et
ces enseignemens sociaux qui germent si nombreux sur tout sol engraissé de
sang et de débris : jeunesse et maturité à la fois. La Reviie se propose de suivre
pas à pas, dans leurs manifestations écrites, les résultats de cette pénible ini-
tiation, qui a fait parcourir à l'Espagne, tant politique que littéraire, le cercle
entier des expériences. Une double anarchie était venue, en effet, peser sur la
Péninsule. En littérature, la tradition léguée par les grands maîtres du xvi« siècle
s'y débattait tour à tour contre notre école classique et notre école romantique,
importées presque simultanément par de prétendus novateurs. Même chaos
dans la politique, où alternaient l'imitation anglaise et l'imitation française, se
repoussant l'une l'autre et repoussées toutes deux par les nécessités nationales.
Laissée sans direction dans ce vaste champ d'incertitudes où toutes les per-
1^2 REVUE DES DEUX MONDES.
spectives étaient ouvertes par cela seul qu'aucun horizon n'était arrêté, la so-
ciété espagnole s'est jetée à la débandade dans tous les sens, explorant curieu-
sement chaque sentier, fourvoyée en plus d'une impasse, mais éclairée par ses
déceptions même sur la véritable route à suivre. En fin de compte, nos voisins
y ont gagné deux choses : une littérature arrêtée et une politique arrêtée; l'une,
enrichie de quelques procédés nouveaux qui laissent pourtant piesque toute
son originalité au génie national; l'autre, également très espagnole, quoique
offrant çà et là quelques restes de contrefaçon qui , à force d'être arrosés de
sang et d'encre, ont pris racine dans le pays.
Celle-ci occupe naturellement la plus large place dans les préoccupations ac-
tuelles de nos voisins. L'Espagne semble avoir compris qu'une situation n'offre
pas deux fois ce phénomène d'un gouvernement fort, d'ime majorité unie et
d'une opposition muette en plein enfantement révolutionnaire, quand rien,
presque rien n'est encore fondé, que les questions les plus vitales sont encure
en suspens, que toutes les passions, tous les intérêts, tous les regrets et les es-
pérances ont encore, en somme, leur carte au jeu. De là cette conspiration
tacite qui porte au-delà des Pyrénées les bons esprits vers toutes les solutions
ajournées ou oubliées, crainte que plus tard l'esprit d'anarchie, venant à se
réveiller, ne s'en emparât de nouveau. Au milieu de ce calme profond où elle
paraît de loin comme endormie, l'Espagne n'opère, en un mot, rien moins que
sa transformation morale et matérielle : finances, administration, législation,
instruction publique , économie commerciale, tout y subit ou va subir un re-
maniement radical. N'y aurait-il pas là pour nous plus d'un enseignement
pratique? Non pas qu'il faille emprunter à l'Espagne des systèmes de réforme :
nous n'en avons , hélas! que trop; mais le fait seul de cette immense révolu-
tion s' accomplissant sans bruit et sans secousses, quand tant d'autres promè-
nent la société européenne de précipice en précipice pour la ramener, en
définitive, dans le cercle éternel du passé, ne présente-t-il pas un exemple
instructif, un mécanisme curieux à étudier? Nos voisins sont même en mesure
de nous faire la leçon d'une façon plus directe. Spectateurs désintéressés de la
crise où s'agite le reste de l'Europe, ils peuvent la mesurer plus sûrement que
nous, aveuglés que nous sommes par la poussière de tant d'écroulemens; et ils
ne s'en font pas faute. Ainsi va le monde : que d'études in anima vili ne faisions-
nous pas hier, dans notre orgueil, sur cette pauvre Espagne! C'est aujourd'hui
son tour, et les aberrations même de son passé favorisent sa perspicacité ac-
tuelle. A force d'imiter à tort et à travers les autres pays, l'Espagne a appris à
les connaître, et c'est à ce point que les questions extérieures sont souvent
plus familières à nos voisins que leurs propres questions.
Les Courtes lUjlexions de M. Alcalà Galiano sur le caractère de la crise que tra-
versent les gouvernemens et les peuples d'Europe (1) offrent, sous ce rapport, un
intérêt exceptionnel. Ancien émigré, M. Galiano a long-temps étudié de près
les sociétés qu'il juge aujourd'hui de loin. Ancien ministre et l'un des orateurs
les plus éminens de la majorité, il apporte en ses appréciations cette sûreté de
vues et cet esprit pratique qui s'acquièrent surtout au contact des ailkires. Son
livre a été improvisé dans les premiers mois delà révolution européenne, enti
(1) Madrid, 1848. D. Ramon RodrigBez de Rivera, éditeur.
REVUE. — CHRONIQUE. 183
la surprise de février et Tonragan de juin; mais, chose rare, il est encore actuel.
En ces jours de fièvre, où les esprits les plus fermes, trompés par le miroite-
ment des événemens, hasardaient des appréciations qu'ils voudraient pouvoir
désavouer aujourd'hui, M. Galiano a su voir loin et juste. Presque toutes ses
prévisions sont devenues des réalités.
Dans cette étude, comme dans la crise qui en est .l'objet, la France occupe,
bien entendu, le premier rang. D'après M. Galiano, la révolution de février se
distingue de toutes les autres par ce double caractère, qu'elle n'était ni légitime
ni logique. Le droit a été jusqu'au bout du côté de Louis- Philippe, qui a marché
constamment d'accord avec la majorité et n'a pas un seul instant méconnu les
principes dont il était la personnification. Que certaines promesses de 1830,
concessions faites à l'incertitude du moment, n'aient pas été tenues, c'est pos-
sible; mais ces promesses, outre qu'elles étaient vagues, n'ont jamais été com-
prises dans le pacte fondamental qui seul pouvait et devait engager le roi.
M. Galiano remarque d'ailleurs avec raison que la royauté n'a jamais été ac-
cusée de manquer à ses engagemens que par ceux qui ne la reconnaissaient
pas, par les répubHcains de 1830 et de 1848 : le cas échéant, cela ne répon-
drait-il pas à tout? Pour être en droit d'invoquer un contrat quelconque, la
première condition , ce nous semble, c'est d'y avoir adhéré. La révolution de
février, dans la pensée de M. Galiano, n'était pas moins illogique qu'illégitime.
Faite dans le but apparent de soulager les misères du peuple, elle devait avoir
pour effet nécessaire et immédiat d'aggraver ces misères en tarissant les sources
du travail. On sait quelle terrible confirmation a reçue bientôt cette prophétie.
Mais, justes ou iniques, logiques ou absurdes, toutes les révolutions dont
février a été le signal se confondent dans cette triste communauté, qu'elles
sont mauvaises. M. Galiano n'en veut pour preuve que l'intimité spontanée
qui s'établit, dès le début, entre l'insurrection de Paris, qui vient de tuer le
système constitutionnel, et les insurrections italiennes et allemandes, accom-
plies au nom de ce système. Ces insurrections comprenaient instinctivement
leur solidarité. Malgré l'apparente diversité du but, elles n'étaient que les diffé-
rentes étapes du chemin qui conduit à la destruction universelle, et ici encore
les orgies démagogiques de Vienne, de Francfort, de Florence, de Rome, sont
bientôt venues faire écho aux prédictions de l'homme d'état espagnol. Un autre
2;enre de solidarité unissait les révolutions française, allemande et italienne :
quelles que fussent leurs vicissitudes, toutes étaient condamnées à procéder
par la compression. Il n'y a pas, en efiet, de transaction possible dans cette
question de vie ou de mort qui s'agite pour la société. Quel que soit l'élément
qui l'emporte, l'instinct de conservation le rendra intolérant envers l'élément
opposé. Et, en effet, depuis bientôt deux ans qu'elle a commencé son travail
de Pénélope, la révolution n'a pas pu sortir de ce dilemme : la dictature d'en
bas ou la dictature d'en haut. Entre ces deux dictatures, les chances de durée
ne sont pas heureusement pour la première. Les démagogues, condamnés qu'ils
sont à surexciter ces souffrances populaires dont ils se proclament les méde-
cins, seront tôt ou tard abandonnés par les masses, qui accepteront la tuteHe
d'un pouvoir sérieux. Avec moins de promesses à remplir, celui-ci aura une
responsabilité plus forte et plus saisissable, cai- elle sera moins divisée. De là
deux garanties de stabilité : moins d'impatience chez les masses, plus de sol-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
licitude dans le gouvernement; mais, quelle que soit l'origine et la nature de
ce gouvernement, il n'y aura encore une fois de salut pour lui, comme pour la
nation, que dans l'exercice énergique et continu de l'autorité.
Sauf quelques sous-entendus qu'explique l'incertitude du moment où fut
écrit ce livre, et dont je ne crois pas avoir méconnu le sens, voilà en substance
ridée développée par M. Alcalà Galiano. De piquantes digressions arrêtent sou-
vent le lecteur, mais sans l'égarer. Écrivain d'une admirable lucidité, M. Ga-
liano excelle à faire marcher de front les détails de la situation la plus com-
plexe, de sorte que l'idée générale ne se perd jamais de vue. Une critique
rigoureuse pourrait exiger plus de concision. Orateur facile et élégant, et qui
s'écoute, je gage, presque avec autant de plaisir qu'on l'écoute, M. Galiano a,
comme écrivain, les défauts de ces qualités : son livre est plutôt parlé qu'écrit;
mais le langage qu'il parle est si pur, si rayonnant de simplicité et de clarté,
qu'on regretterait, en définitive, d'en sacrifier un seul mot. J'ajouterai que ce
livre devrait être traduit, car l'auteur a saisi avec beaucoup de finesse les mille
nuances, les contradictions plus apparentes que réelles de nos mœurs politiques,
si aristocratiques et si démocratiques à la fois. A ce propos, M. Galiano se raille
de cet empirisme qui voudrait implanter tour à tour chez nous les institutions
de l'Angleterre et celles de l'Amérique, comme s'il y avait pour chaque société
d'autres institutions possibles que celles qui naissent naturellement de ses tra-
ditions, de ses besoins, de ses mœurs. M. Galiano a d'autant plus de mérite à
combattre ce genre d'illusions, qu'il les a autrefois partagées. C'est lui qui,
engageant jadis ses compatriotes à braver les dangers d'une expérience révo-
lutionnaii-e, s'écriait : « On n'apprend à nager que dans l'eau ! » Depuis lors,
M. Galiano s'est aperçu , et il en fait très loyalement l'aveu , que les peuples
qu'on jette dans cette eau-là peuvent parfois s'y noyer.
L'Espagne s'est, elle aussi, rangée à l'avis de M. Galiano, après avoir par-
tagé son erreur. Nos voisins ont à peu près renoncé, je l'ai dit , à la stérile
manie des contrefaçons politiques. C'est sur leurs besoins qu'ils cherchent désor-
mais à modeler leurs lois; c'est à leur passé et non plus au nôtre qu'ils vont de-
mander des principes et des traditions. VHistoire de Grenade, par M. Lafuente
Alcantara (1), et VHistoire de la Législation espagnole, par M. Antequera (2),
sont en ce sens de très notables efforts.
Je me défie des monographies de clocher, et quelques harmonieux échos que
réveille dans le souvenir ce doux nom de Grenade, ce n'est pas sans défiance
que j'ai ouvert l'ouvrage de M. Lafuente Alcantara. Comment supposer qu'une
histoire de ville, cette ville eût-elle pour passé les califes, pour chronique le
Romancero, pour ruines l'Alhambra, pût oflrir un intérêt soutenu pendant
quatre énormes volumes in-g"? Je me trompais, jamais cadre n'aura été plus
vaste et plus rempli. Sous le titre modeste que porte son livre, M. Lafuente Al-
cantara a écrit en réahté les annales de tout ce midi espagnol que Grenade
illunama à un moment donné de son glorieux rayonnement. Ainsi vu de haut,
cet éti-oit horizon s'agrandit de toute l'immensité des trente siècles historiques
(1) Historia de Granada; Ma Irid, 1843, chez Sanz, imprimeur-libraire.
(2) Historia de la Lecjislacion espunola; Madrid, 1819. Imprimerie Martinez et Mi-
nuesa.
REVTE. — CHRONIQUE. 485
qui, des Phéniciens aux Français, en passant par les Carthaginois, les Romains,
les Goths, les Sarrazins et les Bérébères, sont venus dire là leur dernier mot.
Les contrées grenadines semblent en effet vouées à une prédestination singu-
lière. Soit que leur climat privilégié, dont rêvait déjà le vieil Homère, appelât
de toutes parts dans leur sein l'invasion, et par suite les conflits de race, soit
que leur position géographique, à l'issue du monde européen et au seuil du
monde africain, en fit tour à tour la première ou la dernière halte des civili-
sations successives, presque tous les grands enfantemens et les grands écrou-
lemens de l'histoire ont eu leur sol pour théâtre, comme si Dieu, en ce long
drame de l'humanité, avait pris à tâche d'observer l'unité de lieu. C'est là
d'abord que Tyr et Sidon, ces deux reines de l'Orient biblique, viennent jeter,
sous forme de colonies, les premiers fondemens de leur grandeur. C'est là que
p-andit Carthage, là qu'est organisée par Annibal cette immortelle expédition
l'Italie, qui faillit détourner le courant du destin; là que succombent coup sur
coup la république romaine avec Cnéïus Pompée, la monarchie gothe avec
Rodrigue, l'empire arabe avec Boabdil. C'est enfin là, sur le néfaste champ de
bataille de Baylen, que Napoléon apprend pour la première fois à douter de ses
iigles, non loin de cet autre champ de bataille de Munda, qui, vingt siècles plus
tôt, avait vu reculer tour à tour les aigles du premier Scipion et celles du der-
nier Pompée. Quel historien pourrait trouver un sujet plus riche et plus at-
trayant? M. Lafuente Alcantara l'a traité sans prétention, mais de main de
maître. Impossible de fouiller plus amoureusement qu'il l'a fait ce sol privi-
légié, où chaque pierre est un débris, chaque débris le reste d'une civihsation
éteinte. Loin d'alourdir la marche de l'écrivain, l'accumulation même des noms,
ies dates, des péripéties de toute espèce qui se pressaient autour de lui, l'a ac-
célérée en lui faisant une nécessité perpétuelle de la concision. S'il s'arrête
parfois, ce n'est que pour crayonner en passant ces vues d'ensemble qui sont
i chaque époque historique ce que l'horizon est au paysage. L'anecdote, le
Irait de mœurs, la légende, tous les souvenirs d'art et de poésie qui germent
iur ce poétique sol de Grenade, animent aussi ce livre, que M. Lafuente Alcan-
ara, s'il était jamais permis d'affronter certains parallèles, aurait presque le
iroit d'intituler V Histoire de la Civilisation en Espagne.
Le livre de M. Antequera pourrait servir de complément ou de commentaire
i V Histoire de Grenade. M. Lafuente Alcantara étudie le passé de l'Espagne dans
les événemens, et M. Antequera l'étudié dans les lois. La clarté et la sagesse de
mes qu'on remarque dans tout cet écrit nous font regretter que M. Antequera
se soit imposé un cadre trop étroit. Comment analyser en un seul volume ce
chaos de lois hétérogènes et contradictoires qui constituent l'ancien droit espa-
gnol, et dont la disparité même est cependant le côté le plus caractéristique?
L'auteur a donc dû se borner à esquisser à très grands traits les aspects les plus
saillans de chaque période législative. Son livre n'est pas moins appelé à rendre
ie très nombreux services en vulgarisant un genre d'études qui a maintenant
pour l'Espagne un véritable intérêt d'actualité. Nos voisins travaillent en effet,
depuis trente ans, à refondre et à simplifier leur législation. Ils ont déjà un
code pénal et un code de commerce; mais, quant à leur jurisprudence civile,
elle en est toujours réduite à chercher des textes jusque dans la ley de partidas,
(jui date d'Alphonse-le-Sage, et , qui plus est , jusque dans le fuero-juzgo ou
186 REVUE DES DEUX MONDES.
code visigoth. Il est temps d'en finir avec ces anachronismes; ce n'est pourtant
pas une raison de jeter à bas, sans distinction et sans ménagement , tous ces
vieux monumens de la sagesse nationale, qui doivent encore avoir quelques
fonde mens bien solides pour s'être maintenus debout, depuis douze ou treize
cents ans, sur ce sol si tourmenté de l'Espagne. Le livre de M. Antequera peut
aider beaucoup, sous ce rapport, le discernement des nouveaux législateurs.
Pour notre part, un rapprochement nous frappe dans ce rapide résumé :
c'est que le pouvoir royal a long-temps présenté en Espagne les mêmes phases
qu'en France, s'appuyant d'abord sur l'église, débordé plus tard par l'église et
les grands vassaux, cherchant et trouvant enfin son point d'appui dans le tiers-
état. Ici pourtant s'arrête le parallèle. En cessant d'être opprimée, la royauté
française est devenue ambitieuse. Réintégrée dans ses droits par l'intervention
des communes, elle a commis la faute de vouloir s'agrandir aux dépens des
communes, que la royauté espagnole, sauf d'insignifiantes exceptions, n'a pas
cessé, au contraire, de ménager. De là l'énorme diflërence des deux révolutions
française et espagnole. La première a trouvé le trône et le peuple profondément
divisés, la seconde les a trouvés réunis. L'une a commencé par 93 et fini par
février; l'autre a commencé et fini par un 1830. Dans un moment où le gou-
vernement espagnol cherche à resserrer les liens de l'administration, il ne doit
pas perdre de vue, selon nous, l'enseignement qui ressort de ce contraste. La
décentralisation, qui est souvent un inconvénient, est parfois aussi une ga-
rantie.
D'autres causes expliquent l'inoflensivité de la révolution espagnole. Oné-
reuse et oppressive jusqu'au dernier moment, l'aristocratie française a subi le
premier choc de ce furieux travail de démolition qui commence à 1788, et elle
a forcément entraîné en tombant le trône qui était sa clé de voûte. L'aristo-
cratie espagnole, au contraire, a été à peine effleurée par le vent révolution-
naire, car elle ne portait ombrage à aucune susceptibilité sérieuse. Les restes
de servage qu'avait légués à l'Espagne la domination romaine et visigothe
avaient disparu depuis des siècles, et ils avaient disparu spontanément, sans
luttes, sans laisser après eux ces haines de caste qui suivent toute émancipa-
tion violemment obtenue. A chaque conquête qu'ils faisaient sur les Maures,
les rois d'Espagne, pour sauvegarder leurs nouvelles frontières, y attiraient la
population chrétienne par l'appât de nombreuses franchises dont les serfs s'em-
pressaient de profiter. Souvent même c'étaient les grands vassaux qui, pour
arrêter le dépeuplement de leurs domaines, prenaient l'initiative de l'afiran-
chissement. Un autre essai de féodalité fut tenté, il est vrai, sur les territoire»
conquis; mais cette féodalité n'avait aucune analogie avec la nôtre. Ne pouvant
s'accommoder d'un joug que les haines de religion eussent rendu intolérable,
les Maures subjugués émigraient presque toujours en masse chez les leurs, lais-
sant ainsi l'entière disposition de leurs terres au conquérant, qui les partageait,
sous certaines conditions, entre ses hommes d'armes. Cette irritante distinc-
tion entre vainqueurs et vaincus, qui marqua chez nous l'élabUssement de la
féodalité, n'existait donc pas ici; le nouveau vassal n'était, à proprement par-
ler, qu'un privilégié de plus dans cette hiérarchie de privilégiés que fondait
chaque conquête, un hidalgo parfaitement pénétré de son importance et de sa
force, et que le suzerain, bon gré mal gré, ménageait. Les sept siècles de
REVUE. — CHRONIQUE. 187
guerre continue que coûta l'expulsion des Maures, la coutume qui admettait
'anoblissement par les femmes, la faculté laissée à l'hidalgo que sa pauvreté
)bligeait à déroger de se réhabiliter plus tard au moyen d'une formalité insi-
iniflante, ont multiplié à l'infini cette noblesse secondaire, en même temps que
es progrès successifs du régime municipal et du pouvoir royal achevaient de
niner les prérogatives seigneuriales des grands vassaux. Qu'en est-il résulté?
)u'au moment de la crise révolutionnaire, le principe aristocratique, qui se
Iressait chez nous comme une provocation devant l'orgueil déchaîné des masses,
tait au contraire devenu, en Espagne, une garantie d'ordre et d'union. Il ne
tlessait qu'un très petit nombre d'intérêts et intéressait un très grand nombre
le vanités.
C'est donc une très grave question de savoir si le libéralisme espagnol a pru-
emment agi en affaiblissant un principe qui, dans ces conditions, ne pouvait
lus être un danger et pouvait être une force. Les meilleurs esprits semblent
ésiter à cet égard, et de là, sans doute, les interprétations si diverses et si con-
radictoires que reçoit en Espagne la loi sur l'aliénation des majorats, dont le
îxte et l'esprit ne sont pourtant pas douteux. Ce conflit de jurisprudences est
ssez bien discuté dans une brochure anonyme que nous avons sous les yeux(l),
t qui sera consultée par quiconque s'intéresse à cette question presque vitale
our nos voisins.
Mais voici qui nous touche de plus près. L'Espagne doit un peu à tout le
londe, et, à ce titre seul, M. Moron, qui nous donne des nouvelles de notre
réance, serait le bienvenu. Malheureusement, ses rapports sont quelque peu
assionnés. M. Moron est un de ces conservateurs déclassés qui passent leur
ie politique à la poursuite de ce diflicile problème : cumuler les profits du
9uvernementalisme avec les honneurs de l'opposition. De là, dans son livre (2),
n singulier amalgame d'idées pratiques et de lieux-communs faux et déclama-
)ires. Rien de plus aisé, par exemple, que de déplorer, comme le fait M. Mo-
)n, l'insignifiance des allocations consacrées, de l'autre côté des Pyrénées, aux
'avaux publics; rien de plus légitime même que ce regTct. Si le gouvernement
3 Louis-Philippe, rien qu'en perfectionnant les voies de communication, a pu
igmenter le bien-être de la France, et par suite les recettes du trésor d'environ
} pour 100, que ne produirait pas une politique analogue en Espagne, où il y
infiniment plus à faire sous ce rapport? Mais reste toujours la question d'exé-
ition. Pour subventionner largement les travaux publics, il faut de deux
loses l'une : ou un excédant de recettes en caisse, et M. Gonzalô Moron crie
lut le premier sur les toits que le trésor espagnol est en déficit, ou bien un
nprunt, qui, dans la situation actuelle des finances, serait forcément usu-
lire et aggraverait ce môme déficit que M. Gonzalo Moron voudrait à tout prix
3ir combler. M. Moron adjure d'ailleurs quelque part le gouvernement de s'af-
anchir de la tutelle des hommes d'argent, et malheureusement il n'y a que les
ommes d'argent qui en prêtent.
(1) Cuestion légal sobre el derecho.de demandar bienes de los mayorazgos, etc.; Ma-
rid, 1849. Imprenta del Clamor publico.
(2) Estudios sobre la hacienda y la adtninistracion de Espana; Madrid, 1849. Imprenta
e la biblioteca del Siglo.
188 REVUE DES DEUX MONDES.
L'auteur a également raison en principe lorsqu'il proclame la nécessité de
réduire le personnel des diflérens services. Pour ne parler que de l'armée,
l'Espagne est arrivée à ce point de désordre qu'elle a dans ce moment en
moyenne quinze généraux ou maréchaux de camp pour chaque régiment d'in-
fanterie; mais ce n'est là qu'une surcharge temporaire, et qui, si l'on y regarde
de près, n'est nullement onéreuse pour le trésor. En effet, nous ne sachons pas
que la situation financière se soit le moins du monde aggravée depuis que le
gouvernement, en reconnaissant les grades conquis sous d'autres drapeaux que
le sien, a dissous l'état-major de la guerre civile. Bien au contraire, le revenu
du trésor et le crédit public se sont sensiblement relevés. C'est là de la poli-
tique d'expédiens, tant qu'on voudra; mais un gouvernement n'a pas toujours
le choix de sa politique.
Nous aurions à relever dans les projets financiers de M. Moron bien d'autres
contradictions, bien d'autres impossibilités. En revanche, nous ne pourrions
qu'adhérer sans réserve à différentes mesures qu'il propose, soit pour mettre
fin aux dilapidations traditionnelles qui rognent au passage les revenus du tré-
sor, soit pour diminuer les frais de perceptions. Plusieurs de ces mesures ren-
traient déjà dans les plans du ministère; d'autres mériteraient, selon nous, d'y
figurer.
Quoi qu'il en soit, un simple rapprochement nous autorise à ne pas déses-
pérer des finances péninsulaires : avec une population qui dépasse de beaucoup
le tiers de la nôtre, l'Espagne a un budget qui n'égale même pas le cinquième
du nôtre, et si l'on songe que la matière imposable est bien loin d'avoir at-
teint chez nos voisins son développement normal , on conviendra qu'il y a là
pour leurs recettes une marge très considérable d'améliorations. En regard de
ces chiffres si rassurans, vient se placer, il est vrai, celui de la dette tant con-
solidée que non consolidée, qui s'élève au total effrayant de près de seize mil-
liards de réaux (4 milliards de francs), dont plus des trois quarts environ sont
&i souffrance (1); mais ces 12 ou 13 milliards en souffrance ne représentent pas
en réalité, sur le marché, le vingtième de leur valeur nominale, soit environ
loO millions de francs. Il y a là les élémens d'une solution facile et loyale tout
à la fois. En réduisant, par exemple, d'un quart son budget de la guerre, l'Es-
pagne se mettrait en mesure de racheter cette énorme masse de papier en
moins de dix ans.
Ce genre d'économie est, de tous, celui que l'opinion péninsulaire accueille-
i-ait avec le plus de faveur. L'opposition parlementaire l'a compris, et c'est par
là qu'elle a abordé la question de Rome, où elle se trouvait beaucoup plus mal
à l'aise que notre montagne. L'Espagne est essentiellement catholique; l'envoi
d'une expédition en ItaUe flattait tout à la fois ses croyances et son orgueil na-
tional, et les orateurs progressistes auraient été très mal venus à soulever à cet
égard les questions de principe qui ont fait chez nous tous les frais du débat.
Us n'avaient même pas la ressource d'invoquer ici la raison d'état, cai- l'inter-
vention espagnole est restée jusqu'au dernier moment à l'abri des complica-
(1) Nous empruntons cette récapitulation de la dette à la Hacienda, excellent recueil
financier qui se publie depuis quelques mois à Madrid, mais qui va céder la place à une
publication officielle.
REVUE. — CHRONIQUE. 189
S matérielles et diplomatiques au milieu desquelles notre intervention a dû
ébattre. Le corps d'armée espagnol n'est allé faire, à proprement parler,
talie, qu'une promenade artistique, et les rapports adressés au ministre de
uerre par le général Cordova mériteraient bien moins les impoétiques lion-
rs de la Gazette que les honneurs du feuilleton. De là plus d'un discours
ré chez les membres de la minorité progressiste; mais l'un de ceux-ci,
Cvaristo San-Miguel, n'en a pas voulu avoir le déboire, et il publie en bro-
re ce qu'il n'a pas osé dire à la tribune du congrès,
n dépit des réticences et des précautions oratoires que lui imposaient les
ositions de son public, M. San-Miguel n'a tenté rien moins qu'une apologie
plète de la république mazzinienne, et il a su déployer dans les dévelop-
ens de ce thème scabreux une modération que nous croyons sincère, mais
est habile à coup sûr. C'est au nom de l'intérêt catholique qu'il repousse
)uvoir temporel de la papauté. Le souverain pontife, selon lui, est con-
né, par la petitesse de ses états, à dépendre politiquement des grandes
sances, et cette dépendance temporelle doit forcément enchaîner, dans cer-
j cas, son omnipotence spirituelle. Donc le pape doit, dans l'intérêt de son
lence et de sa liberté d'action , sacrifier son pouvoir temporel. Une chose
î embarrasse : c'est de savoir comment le pape serait moins dépendant chez
.utres que chez lui; c'est de savoir surtout si , dans le cas d'un conflit entre
)agne, par exemple, et l'état où le pape, devenu simple prêtre, aurait fait
ion de domicile, les catholiques espagnols écouteraient avec plus de défé-
e qu'à présent une parole qui leur arriverait en même temps et du même
que les boulets de l'ennemi. M. San-Miguel objectera peut-être que le
, comme souverain temporel , peut être entraîné lui-même à faire la
re; mais ce n'est là, surtout dans la situation actuelle de l'Europe, qu'un
^er très hypothétique, contre lequel le saint-siége est d'ailleurs prémuni par
iblesse même de son pouvoir temporel, qui lui interdit toute velléité belli-
ise. Est-il bien vrai , en outre, que la faiblesse d'un état ait pour résultat
ï sa dépendance? L'expérience et la raison prouvent plutôt le contraire,
un état est petit, plus il a de chances de rester indépendant et neutre,
les prétentions respectives des grandes puissances s'y surveillent et s'y
ralisent beaucoup mieux,-
, San-Miguel nous paraît également en contradiction avec les faits, quand il
ire le principe catholique incompatible avec certaines formes de gouver-
ent. Le catholicisme , et c'est là au point de vue humain sa grande force,
contraire cela de particulier, qu'il sait au besoin s'accommoder de toutes
lolitiques. Ne l'avons-nous pas vu, de nos jours, passer plusieurs fois du
cipe d'autorité au principe révolutionnaire, et trouver son compte des deux
3? On pourrait tout au plus lui reprocher, sous ce rapport, un excès de
bilité.
lulà minora canamus! Et de fait, comment oser parler des tendances in-
ctuelles de l'Espagne sans dire un mot de ce qui fut jadis sa royauté
ilectuelle, de sa littérature de mœurs? L'Espagne, hélas! n'a plus de Gèr-
es; elle n'a même plus de Larra, et M. Lafuente, le spirituel rédacteur du
/ Gerundio, me paraît avoir vidé le meilleur de son sac. Ce qu'il reste ce-
lant à nos voisins de verve satirique mérite une attention spéciale, car,
190 REVUE DES DEUX MONDES.
après leur théâtre, c'est dans ce genre que la crise littéraire dont j'ai parlé plu^
haut a laissé les traces les plus profondes. L'école descriptive, naturalisée au-
delà des Pyrénées par les romans anglais et français, est venue se confondre ici
avec la tradition nationale. Les personnages de la nouvelle littérature picares-
que parlent, vivent, s'agitent bien moins que ceux d'autrefois; mais ils posent
beaucoup plus long-temps devant l'auteur, qui ne se contente plus de cet éner-
gique coup de crayon avec lequel les grands sathnques espagnols du xvi* siècle
fixaient leurs plus vigoureux profils. C'est toujours, si l'on veut, l'ancien esprit
d'observation , mais un peu délayé, et rachetant par certaine mollesse de des-
sin ce qu'il gagne en minutieuse exactitude. M. L. Corsini nous paraît résu-
mer assez fidèlement ce genre bâtard, bien que remarquable encore. Je défierais,
par exemple, daguerréotypem' ou marchande à la toilette de saisir plus fine-
ment que ne l'a fait l'auteur des Mansardes de Madrid (1) le minois de ses gri-
settes et les secrets de leur rieuse pauvreté, depuis les bas blancs troués à la
pointe jusqu'aux pelures d'orange qui trahissent, dans un coin, le sobre dîner
de la veille, et jusqu'à l'huile de ménage dont reluisent, faute de mieux, ce>
admirables chevelures de jais ou d'or qui seraient dignes de moins économi-
ques parfums. M. Corsini pousse même un peu trop loin la fidélité dans se^
études de femme. Les draperies y sont trop disposées de façon à accuser ce
qu'elles voilent. Ce n'est pas du nu, c'est du déshabillé, qui est infiniment plu?
nu. M. Corsini mettrait volontiers un cotillon à la Vénus de Milo pour lui donner
du piquant. J'insiste à dessein : l'auteur des Mansardes de Madrid est assez fort
de ses propres ressources pour pouvoir dédaigner ce vulgaire procédé des succès
de bas étage. J'ajouterai un autre reproche. Les Mansardes de Madrid ont le
grand tort de pouvoir s'appeler, à la rigueur, les Mansardes de Paris. Les gri-
settes de M. Corsini ne seraient pas trop dépaysées dans la rue Yivienne. Son
grand homme futur semble avoir fumé des cigares avec tous nos bohémien?
politiques et littéraires. Ses voleurâ ne diffèrent guère que par l'argot des vo-
leurs de Paris. Ses trois types de courtisanes enfin ," la courtisane par métier,
la courtisane par tempérament et la courtisane par dévouement, ont quelque
peu traîné, ce nous semble, dans les romans socialistes qui, il y a cinq ou six
ans, ont introduit ces dames dans l'intimité de nos femmes et de nos sœurs.
Madrid n'a-t-il donc pas vingt types plus indigènes et sentant mieux leur ter-
roir? Nul ne pourrait mieux les saisir que M. Corsini, car la partie de son livre
où il prend la peine d'être original, c'est-à-dire Espagnol, pétille d'entrain, de
finesse et de douce moquerie.
G. D'Alaux.
— Polémique religieuse en Hollande. — Quoique Ton parle peu de la H(A*
lande, cela ne signifie point qu'il n'y ait rien à en dire. On ignore en général
ce qui se fait et ce qui se dit dans ce sérieux pays. Voilà l'unique raison dii
silence que l'on garde à son sujet. C'est notre faute et non la sienne.
Parmi les questions nombreuses et graves qui l'ont préoccupé durant les
(1) Las Guardillas de Madrid; Madrid, 1849. Imprimerie de Higinio Reneses .
REVUE. — CHRONIQUE. i9l
'nières années, nous rencontrons aujourd'hui une discussion religieuse qui
nt d'emprunter tout exprès notre langue afin d'être connue au dehors,
mme le fait justement observer l'un des écrivains qui ont pris part à celte
tte, ce n'est qu'une phase du grand débat entre l'église catholique et les idées
jour. Les catholiques néerlandais, qui forment les deux cinquièmes de la
^ulation du royaume, se plaignent de n'être pas traités par le pouvoir sui--
it leur importance, d'être gênés dans la pratique de leur culte, de ne pas
lir des bienfaits de l'égalité politique et religieuse que leur assure la consli-
ion de 1798, enfin de se voir en butte à une sorte de coalition, tantôt sourde
lantôt patente, de la part des protestans et des rationalistes. C'est du moins
qui ressort d'un écrit anonyme; intitulé Mémoire sur la situation des catho-
ues dans les Pays-Bas depuis leur émancipation en 1798 jusqu'à nos jours (1).
adversaire, qui a voulu s'égayer, a répondu à cet écrit par une critique
ulente sous le titre à'' Analyse d'un poème en prose intitulé Mémoire sur la
mtion des catholiques dans les Pays-Bas (2). Enfin, un esprit plus calme a
)rdé le même sujet sur un ton plus grave, dans la forme et avec le titre de
très d'un protestant hollandais à l'auteur d'un Mémoire sur la situation des
holiques dans les Pays-Bas (3). L'écrivain protestant déclare que, si les ca-
liques ne sont pas représentés dans les administrations suivant leur nombre^
3ause en est moins dans le mauvais vouloir du gouvernement que dans la
idition des populations catholiques, qui sont loin de représenter proportion-
lement à leur nombre les forces intellectuelles, scientifiques et financières
la société civile. Il ajoute que, si les catholiques se sont vus quelquefois
lés dans leur action, c'est un peu la conséquence de la conduite hostile
ils ont tenue à l'époque de la révolution de Belgique et des entraînemens
cquels ils se sont laissé aller depuis sous les inspirations du puissant clergé
ge. Quant aux associations protestantes dont se plaint amèrement le défen-
ir des catholiques, elles n'ont nullement le caractère agressif, suivant l'écri-
n protestant; elles se sont formées, avant ou depuis 1830, dans l'intention
défendre le protestantisme contre les empiétemens de la propagande catho-
le, et non dans la pensée de faire la guerre au catholicisme ou d'inquiéter
catholiques dans l'exercice de leurs devoirs. Si l'une de ces associations a
se livrer à quelques excès de zèle qui s'écartaient de la fraternité évangé-
16, ce n'était que le résultat de la terreur inspirée, à tort ou à raison, par
lom des jésuites en un moment où ils semblaient sur le^point de reprendre
d en Hollande et en Eui'ope.
ja question a été portée récemment devant la seconde chambre des états-
léraux par un député catholique , M. Dommer van Poldersveldt, qui a pris
!C chaleur la défense de ses coreligionnaires. M. de Polders.veldt, afin de
ttre en relief le système d'exclusion dont ils lui paraissent frappés, a fait
)el à la statistique, et, comparant les diverses confessions religieuses dans
Tondissement de Nimègue et sur les bords de la Meuse et du Wahal, il a
cherché quelle peut être entre elles la proportion des fonctionnaires publics.
1) 1 petit vol. in-t8; Amsterdam, 1849, chez C.-L. von Langenhuysen.
î) 1 vol. in-18; Arnhem, 1849, chez P.-A. de Jong.
3) 1 vol. in-18; La Haye, 1849, chez H.-C. Susan.
19-2 REVUE DES DEUX MONDES.
Il a trouvé que, sur une population de quarante-deux mille six cent douze ca-
tholiques et de sept mille six cent vingt-sept protestans, le nombre des fonc-
tionnaires protestans est de quatre-vingt-douze, tandis que celui des fonction-
naires catholiques est de onze seulement. Dans une séance suivante, l'objection
tirée de Tincapacité des catholiques a été relevée par un autre député de la
même communion, M. Borret. Il a hautement contesté le fait, déclarant d'ail-
leurs que, s'il eût été vrai, il n'eût été que la conséquence même de l'exclusi-
visme pratiqué à l'égard des catholiques. Il a osé rappeler qu'il y a vingt ans le
Belges se sont plaints des mêmes procédés, qu'on leur a de même répondu par
le reproche d'incapacité : « Et qu'avons-nous vu depuis lors? a-t-il ajouté. La
Belgique régénérée a prouvé ce qu'il en est et ce qu'il en fut toujours de cette
incapacité prétendue qu'on lui alléguait; et aujourd'hui, cette même Belgique,
l'on est obligé de la prendre pour modèle. » Tels sont, des deux parts, les
termes de la polémique soulevée récemment entre les protestans et les catho-
liques de la Néerlande. Les journaux s'en sont emparés : les catholiques ont
eux-mêmes fondé un journal en langue française, le Publiciste, pour assurer
plus d'écho à leurs griefs.
En d'autres temps, nous eussions peut-être pris plaisir au spectacle de ce?
luttes dont notre pays donnait lui-même l'exemple, et qui semblaient iuoffen-
sives. La situation est bien changée pour tous les états, grands ou petits, pai
les événemens qui ont ébranlé les vieilles sociétés européennes. Dès le lende-
main de notre révolution, l'on a senti la nécessité d'un accord entre toutes les
forces qui peuvent servir d'appui à la morale publique. Les philosophes ont dû
mettre de côté leurs préventions contre l'église; les catholiques ont oublié ou
ajourné leurs rancunes; les uns et les autres se sont appliqués à rechercher ce
qui pouvait les rapprocher en jetant un voile sur ce qui les avait jusque-là
divisés. La Hollande, il est vrai, n'a pas ressenti les secousses qui ont ébranl'
notre société sur sa base. Cependant cet heureux pays n'est pas assez sépare du
reste du monde, il n'est pas assez éloigné de l'Allemagne pour que le contre-
coup des doctrines perverses qui agitent une partie de l'Europe ne puisse s*
faire ressentir un jour aux embouchures du Rhin. Alors la Hollande, compre-
nant tout le prix des croyances fortes et des convictions religieuses, pourrai
regretter de les avoir perdues dans de stériles débats. Le catholicisme et L
protestantisme bien plus encore que le catholicisme et la philosophie rationa-
liste ont intérêt à s'unir fraternellement et à se liguer contre les envahissemen
du matérialisme contemporain. Que les esprits clairvoyans et modérés inter-
viennent donc entre les deux partis avant que le débat ne s'envenime, afin dt
leur signaler vivement cette grande communauté de devoirs qu'un comram
danger impose aux deux égUses. En définitive, le catholicisme et le protestan-
tisme, en Hollande comme ailleurs, n'ont rien à gagner et beaucoup à perdre
à se combattre. Nous souhaitons donc de bon cœur que la Hollande échappe à
ces discussions peu profitables en temps ordinaire et périlleuses dans les crises
révolutionnaires où la civilisation est aujourd'hui engagée. ''*
V. DE Mars.
\;
LA CALIFORNIE
LES DEMIERS MOIS DE 1849.
ous sommes par 35 degrés de latitude nord, cinglant, sous une
e fraîche, vers le goulet qui conduit dans la baie de San-Francisco.
1 de plus agréable que les premières impressions d'un froid vif,
r qui vient d'échapper au long martyre d'une résidence de trois
ées sous le soleil brûlant des tropiques; aussi tout le monde à bord
a Poursuivante est-il aujourd'hui d'une humeur parfaite. La voix
[commandant, ordinairement d'un timbre si éclatant, s'est sensi-
nent adoucie. Les matelots mettent plus d'empressement à faire la
lœuvre. Les passagers eux-mêmes, auxquels manque depuis si
5-temps un sujet de conversation, se réveillent de leur léthargie^
ngagent entre eux des discussions animées,
'est que nous touchons à l'un des points les plus intéressans, les
3 mystérieux du globe. Nous sommes à la veille de voir se résoudre
r nous une question qui jette, depuis quinze mois, dans d'étranges
plexités le nouveau aussi bien que l'ancien monde. Il s'agit de sa-
• si les mines tant vantées de la Californie ne sont qu'une immense
)erie, un yankee puff, pour attirer les colons et les capitaux dans
lOME V. — 15 JANVIER 1850. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
une contrée malsaine et inhospitalière, ou si elles sont quelque chose
de tangible et de réel.
Une chose m'avait frappé pendant la traversée : c'est qu'à mesure
que nous approchions du terme de notre voyage , les doutes augmen-
taient au sujet de la Californie. Ainsi , à Valparaiso, on avait bien con-
staté et on admettait le fait de l'existence des mines d'or; mais on se
figurait assez généralement que le pays était malsain, qu'il n'y existait
ni lois ni gouvernement, et qu'il arrivait presque toujours qu'on payât
de sa vie d'assez médiocres résultats. ATaïti, point séparé de San-
Francisco par quarante jours de mer seulement, aux îles Sandwich,
point encore plus voisin, ©n rencontrait les mêmes doutes, les mêmes
défiances, la même curiosité. Tout le monde était sur le qui-vive dès
qu'il arrivait un navire de l'Eldorado, tout le monde était avide d(
renseignemens nouveaux, et cependant personne ne pouvait se fain
une idée nette du véritable état des choses.
Nous ne sommes plus qu'à trente lieues de la côte, et déjà on recon-
naît, au nombre et à la diversité des pavillons qui se croisent autour
de nous, le voisinage d'un grand centre d'affaires. A notre gauche se
montre à l'horizon un trois-màts français dont la longue traversée va
se terminer en même temps que la nôtre; voici, à droite, un bâtiment
anglais de Shang-hae, avec toute une colonie de Chinois à son bord.
Nous pouvons distinguer les fronts pâles à contours réguliers, la^
tailles ramassées de ces habitans du Céleste Empire, pendant qu'ils se
pressent contre les bastingages pour nous voir passer et admirer les
iDOuChes béantes de notre belle frégate. Plus près de nous se dessinent
plusieurs bâtimens chiliens, qui nous saluent en hissant leurs pavil-
lons. Parmi les passagers dont les ponts sont couverts, nous remar-
quons plusieurs signoritas et nous entendons leur cri : Muy lindo, muy
lindo, pendant que la Poursuivante passe majestueusement le long de
leur bord. Hélas! parmi les cœurs qui palpitent de joie et d'espérance
là, devant nous, combien auront cessé de battre, tristes et désillusion-
nés, avant la fin de l'aventure dans laquelle ils vont s'engager !
Le vent nous manque tout à coup, ce qui nous force à mouiller,
avant la nuit, à peu de distance des Farralones, deux îlots détacliés
qui, semblables au dragon de la fable, montent la garde devant le
jardin de ces nouvelles Hespérides. Pendant que nous sommes ainsi
arrêtés contre notre gré, le navire roulant péniblement sous la pres-
sion d'une forte houle, nous avons tout le loisir nécessaire pour suivre
les manœuvres de plusieurs compagnies de baleines qui s'agitent au-
tour de nous. La nature semble avoir voulu que tout eût un caractère
particulier en Californie; aussi ces cétacés diffèrent-ils des autres mem-
bres de la grande famille à laquelle ils appartiennent. Ailleurs, on voit
des baleines d'une grosseur trois fois plus considérable se laisser har-
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 195
îniier et prendre, sans grande résistance, par deux ou trois marins
nbarqués dans un frêle canot qu'il leur serait facile de submerger
un seul coup de queue. La baleine californienne est d'humeur bien
loins accommodante : dès qu'elle voit arriver les embarcations, elle
! retourne'résolûment contre elles et leur donne la chasse à son tour,
urpris et épouvantés d'un courage si nouveau pour eux , les balei-
iers se sont bien vite dégoûtés de leur tâche; ils ont définitivement
landonné le champ de bataille, laissant leur terrible ennemi en re-
3s. Aussi, pendant que l'espèce multiplie sur la côte de la Californie,
le tend au contraire à disparaître dans les parages où elle ne songe
as à se défendre. Aujourd'hui, la baleine russe se trouve refoulée
ans les mers lointaines du Japon et d'Okotsk, et, même dans ces pa-
iges d'accès difficile, elle ne réussit pas à se mettre à l'abri de ses au-
acieux persécuteurs. Cet exemple n'a-t-il pas sa morale, comme bon
ombre d'autres fournis par le règne animal? Porter la guerre dans
! camp ennemi, prendre les devans avec qui veut vous attaquer, c'est
L le plus sûr moyen de salut pour les nations comme pour les parti-
Liliers. Aujourd'hui surtout que les passions se déchaînent avec tant
e violence, et que les appétits de l'homme, s'abritant derrière une
hilosophie spécieuse, s'érigent en divinités, comme au temps du pa-
anisme, malheur aux peuples qui ne savent pas défendre, avec leurs
roits héréditaires, les prérogatives conquises parle travail! Les atta-
ucs directes et incessantes des ennemis de la propriété les auraient
ientôt conduits à leur ruine.
Le goulet de San-Francisco ressemble beaucoup à celui de Brest. Il
st assez étroit pour que les forts qu'il est question d'élever de cha((ue
ôté puissent croiser leurs feux et en commander l'entrée; il contient
n outre assez d'eau pour faire flotter les plus gros navires. Arrivé au
■ont du goulet, le voyageur voit se déployer devant lui, non point un
ort ou même un lac, mais une Méditerranée en miniature. Le port
e San-Francisco contiendrait facilement toutes les flottes de la terre,
-précieux trésor pour « le voisin Jonathan, » — et l'on a lieu de s'é-
Muier qu'une position pareille soit restée si long-temps inoccupée. Un
lot situé dans l'intérieur de la baie, à peu de distance du goulet, est
videmment destiné à servir d'emplacement à une batterie : ce sera
m nouvel élément de force et de sécurité pour un port qui en possède
léjà de si nombreux.
Herha Buena, autrement dit San-Francisco, se trouve à droite, en
entrant dans la baie, un peu au-delà de l'ancien fort espagnol. C'est
lujourd'hui une ville de cinquante mille âmes, qui promet de devenir,
în peu d'années, la capitale de la mer Pacifique. Des forêts de mâts,
lui se déploient à perte de vue tout alentour, rappellent le Havre et
Marseille. Il y a en ce moment plus de trois cent quarante bâtimens
le commerce mouillés près de la ville, sans compter un nombre fort
496 REVUE DES DEUX MONDES.
considérable de bricks et de goélettes. Tous, sans exception, ont perdu
leurs équipages, et il en est beaucoup dont les capitaines eux-mêmes
ont déserté. Une corvette américaine, à bord de laquelle flotte le pa-
villon du Commodore Jones, veille seule à la conservation de cette
masse de valeurs.
Nous débarquons sans difficulté sur une jetée improvisée au pied
de l'ancien fort. Ici , point de douaniers pour fouiller vos pocbes ou
sonder, le fer à la main, vos malles et vos paquets. Les octrois, ce
rouage qui entrave tout et qui tend à disparaître partout où il y a un
peu de sève et de lumières, sont parfaitement inconnus chez les Amé-
ricains. Le temps pour eux a sa valeur aussi bien que la marchandise,
et tout ce qui leur en enlève une part sans nécessité bien démontrée
est un empiétement sur leurs droits d'hommes libres. La vraie liberté
consiste, aux yeux de tout Américain, non à débiter impunément des
extravagances philosophiques à un auditoire affamé de jouissances
matérielles, mais à se livrer, sans trouble ni empêchement, aux occu-
pations pour lesquelles il se sent des aptitudes spéciales.
A San-Francisco, où on ne rencontrait, il y a quinze mois, qu'une
demi-douzaine de cabanes grossières, on trouve aujourd'hui une
bourse, un théâtre, des églises pour tous les cultes chrétiens, et un
grand nombre de maisons d'assez belle apparence. Quelques-unes
d'entre elles sont bâties en pierres, mais le plus grand nombre en bois
ou en adobe. Les façades des maisons sont blanchies ou peintes, les
rues bien alignées, et l'ensemble d'un assez bel effet. Des deux côtés
de la ville, en suivant la plage, se prolongent des rangées de tentes à
perte de vue, formant une ville d'un nouveau genre, qui ne manque
pas d'une certaine originalité. Là viennent se reposer un instant, avant
de prendre leur essor pour les mines, les émigrans des deux mondes,
ainsi que des Chinois, des Malais, et toute cette population débraillée
qui fourmillait naguère dans les divers archipels de l'Océanie, et à
laquelle Botany-Bay avait servi de point de départ. Là se trouve l'an-
cien ministre de la justice du roi Kamehameha, aujourd'hui le plus
redoutable brigand de la Californie, le même qui rédigea ce fameux
code de lois que les sociétés bibliques de l'Angleterre et des États-Unis
ont proclamé le chef-d'œuvre de la sagesse humaine. Là se trouvent
réunis des assassins, des parricides, des voleurs de grand chemin, des
boucaniers, sur lesquels la main de la justice divine ne s'est pas encore
appesantie. La comédie et le drame, ce dernier principalement, y
trouveraient à puiser amplement. Des évasions incroyables et des
aventures telles que n'en a jamais rêvées l'imagination de nos plus
féconds romanciers y attendent leur futur historien.
Déjà la ville de San-Francisco ressemble à une vaste ruche dans
laquelle régnerait un bourdonnement perpétuel. Des voitures, des
charrettes, des wagons, circulent pêle-mêle, se croisent et se heurtent
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 197
de tous côtés. Je plains le philosophe, le rêveur qui se trouve égaré
dans les rues de San-Francisco , car il court à chaque pas le danger
d'être écrasé pendant qu'il se livre à ses méditations, et sans qu'il lui
soit crié gare! De grands gaillards à charpente forte et osseuse, la tête
surmontée de chapeaux en pain de sucre, fouettent et éreintent leurs
attelages sans faire la moindre attention aux piétons. De chaque côté
de la rue, on voit passer une foule silencieuse et préoccupée, se diri-
geant à pas pressés, soit vers la douane, grossière construction située
au fond de la ville , soit vers la bourse , édifice placé entre deux mai- t
sons de jeu, et devant lequel stationnent en permanence des groupes ,
d'avides spéculateurs.
Toutes les nations du globe sont largement représentées dans le
commerce de San-Francisco; mais , comme il faut s'y attendre , l'élé-
ment américain y domine. La législation américaine permet à chacun
de s'établir comme il l'entend. Tout le monde en conséquence est
courtier, consignataire , banquier, changeur, commissaire -priseur,
plusieurs même exercent simultanément toutes ces professions. J'i-
gnore si l'armateur ou le négociant du Havre qui envoie des marchan-
dises en consignation à San-Francisco fait de brillantes affaires; mais
ce qu'il y a de positif, c'est que le consignataire qui les reçoit ne s'y
ruine pas. Le relevé de ses prélèvemens divers, à titre de courtage,
change et emmagasinage , édifierait grandement ses confrères de nos
places d'Europe. On peut, sans exagération, en évaluer l'ensemble à
50 pour 100 du montant brut de chaque vente. Il est juste aussi de re-
connaître que le consignataire de San-Francisco a , de son côté, de
lourdes charges à supporter. Ainsi, outre la cherté de la vie matérielle,
dans un pays où un œuf se paie souvent jusqu'à 5 francs, et une pomme
de terre jusqu'à 3, les loyers varient de 150,000 à 300,000 francs par
an. Il y a des maisons, en assez grand nombre, qui rapportent à leurs
propriétaires jusqu'à 800,000 francs par année.
Quelque importans que soient les résultats obtenus des mines de la
Californie, et quelque nombreuses que soient les ressources de San-
Francisco comme centre de commerce, il est impossible qu'un pareil
état de choses puisse se soutenir long-temps. Le Yankee est agioteur de
sa nature; personne n'entend mieux le puff que lui. Donnez à un ci-
toyen du Massachusetts cent arpens de marais, il les baptisera du nom
fallacieux à'Eden Fields (champs d'Éden), puis il les fera valoir de tant
de manières et avec une si grande persévérance , que plus d'un inno-
cent ne tardera pas à tomber dans ses filets. C'est ce qui s'appelle,, aux
Etats-Unis, ylay a Yankee trick (jouer un tour à la Yankee), et très
certainement le général Jackson n'était pas plus fier de sa fameuse vic-
toire sur les Anglais à la Nouvelle-Orléans que ne le paraît un de ces
joueurs, quand il raconte à d'enthousiastes compatriotes quelque
198 REVUE DES DEUX MONDES.
prouesse de ce genre. Jetez trois Américains sur une île déserte où il
n'y aura qu'une source d'eau : deux d'entre eux s'en empareront , et
prélèA eront par ce moyen un tribut sur le troisième; puis ils se van-
teront hautement de leur Yankee trick:
Ce qui paraît donner, pour le moment, une valeur factice et exa-
gérée aux propriétés immobilières de San-Francisco, c'est le grand
nombre de maisons de jeu qui s'y sont fondées. Tous les exilés de
Frascati, des n"^ 36 et 113 du Palais-Royal et des établissemens ana-
logues de Londres, de Berlin et de Vienne semblent s'être donné ren-
dez-vous dans cette terre promise des joueurs. Dès qu'il y a une maison
à louer, les joueurs s'en emparent à tout prix, et la banque s'y in-
stalle avec son attirail de roulettes. Il y a actuellement à San-Francisco
plus de cent établissemens de ce genre où se pressent et se coudoient
chaque soir une foule de vagabonds sandwichpis, mulâtres, chinois,
malais, et d'aventuriers de tous pays, tous mécréans de première es-
pèce. Toutes les peuplades du globe ont versé une portion de leur
écume dans ce cloaque de l'humanité.
Rien de plus étrange que le spectacle offert tous lés soirs, après huit
heures, par ces maisons de jeu. Au dehors, une foule immense en ob-
strue les portes; à l'intérieur, les joueurs avides se forcent un passage
jusqu'à la table de monte, et, dans leur fougue impatiente, en vien-
nent souvent aux mains. Ailleurs, c'est à coups de poing ou dé pied
que se vident les querelles de cette nature. En Californie, une injure
ou môme quelquefois un léger froissement sont, à l'instant, suivis
d'un coup de poignard ou de pistolet. « Silence là-bas! » crie-t-on
de la banque, lorsqu'il part un coup de pistolet dans la salle, «vous
faites trop de bruit, damnés coquins que vous êtes ! » l'il make a hole
in you (je ferai un trou dans votre personne), crie-t-on d'un autre
point; may the devil take me if I don't (que le diable m'emporte si je
ne le fais pas) : telles sont les observations courtes , mais énergiques,
qu'on échange de tous côtés. Une fois devant la table de jeu, le nou-
veau venu, qui, la plupart du temps, arrive des mines, déboucle
sa ceinture de cuir jaune et lui imprime une légère secousse, après
avoir posé un des bouts sur le tapis vert. Plusieurs pépites d'or roulent
aussitôt sur la table. The head manager (le président) avance une main
large et osseuse, s'en empare, les pèse dans une balance placée à côté
de lui, puis il en rend la valeur en onces de 85 francs chacune. On
joue, la même main osseuse vient enlever la pièce; on rejoue, même
résultat. Au bout de quinze à vingt minutes, il faut de nouveau dé-
tacher la ceinture. Il arrive rarement que le joueur se retire avant que
la banque ne l'ait dépouillé, en une seule nuit, du fruit de son travail
et de ses privations de plusieurs mois.
Je venais de dîner chez l'un des plus heureux spéculateurs de San-
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 199
Francisco. C'était un Américain, ancien banqueroutier de l'Union, qui,
arrivé en Californie six mois auparavant, se voyait déjà possesseur d'une
fortune évaluée à un million de francs. Parmi les convives se trouvaient
plusieurs officiers de l'armée et de la marine américaine. Le dîn(;r s'était
prolongé fort avant dans la soirée, ayant été assaisonné de toasts et de
speeches. Un des officiers me propose, en sortant, de me servir de ci-
cérone par la ville. J'accepte. Nous entrons dans l'une des maisons de
jeu les plus fréquentées. Arrivé jusqu'à la table verte, non sans beau-
coup d'efforts, je tire de ma poche une pièce de cent sous et la jette
sur la table en désespéré. Un homme encore jeune, à la longue barbe,
à l'air grave et posé, aux manières aristocratiques, présidait. Il s'ar-
rête dans son travail au moment d'imprimer une secousse à la rou-
lette; il me regarde un instant, puis, ramassant ma pièce, me la tend
avec un sourire prévenant. «Je vois, me dit-il en fort bon français,-
que monsieur est étranger et qu'il n'est pas encore au fait de nos usages.
Ici nous jouons, non des pièces de cinq francs, mais des onces. j\][onsieur
voudra-t-il bien reprendre ses cent sous ? » 11 appuya légèrement sur
les deux derniers mots. Frappé des manières d'un aussi aimable pré-
sident, j'attendis une occasion favorable pour entrer en conversation
avec lui. Il se prêta à mon désir avec un grand empressement. « Vous
voulez savoir, me dit-il, si notre banque fait de bonnes affaires, je serai
franc avec vous. Elle en fait de passables; j'excepterai pourtant cette
soirée, qui a été détestable. Nous allons fermer tout-à-l'heure, et je
doute que nos bénéfices, depuis huit heures, s'élèvent à 20,000 piastres
(100,000 francs). Heureusement, nous avons mieux réussi les nuits
précédentes; sans cela, nous serions bien à plaindre, car ne gagner que
20,000 piastres dans une soirée, c'est, pour une banque de ce pays, être
volé comme dans un bois. » Mon interlocuteur me raconta ensuite
qu'il avait joué un rôle important dans un des clubs de Paris jusqu'aux
événemens de juin, « Nous perdîmes la partie alors, ajouta-t-il, et c'est
pourquoi j'ai cru qu'il valait mieux changer de théâtre. »
La passion du jeu n'a pas été importée en Californie par les Améri-
cains; de tout temps, les habitans de cette contrée s'y sont adonnés avec
fureur; au Mexique, il en est encore de même aujourd'hui. Le jeu ap-
pelé monte est celui qui attire le plus d'amateurs; mais la roulette a
aussi ses partisans, ainsi que le jeu dit « des bêtes, » dans lequel des
animaux placés au bout d'un cabestan armé de baguettes mobiles
reçoivent un mouvement de rotation, puis s'arrêtent au-dessus de cer-
taines cases contenant des animaux qui leur correspondent.
La population de San-Francisco se grossit chaque jour des émigrans
qui arrivent par mer de toutes les parties du monde. Les îles Sand-
wich, Taïti, les archipels Viti et Fidgi, ainsi que la Nouvelle-Zélande
et Sydney, se sont vidés plus ou moins complètement de leur popu-
200 REVUE DES DEUX MONDES.
lation blanche. Tous ces élémens hétérogènes sont venus se fondre
successivement dans la grande masse des travailleurs. Absens pour le
moment, les émigrans reviendront tous, aux approches de l'hiver, cher-
cher un abri dans la ville. Il n'y a actuellement, en fait de popula-
tion, que des négocians, des capitaines de navire, et ceux qui, ayant
ramassé quelque chose aux diggings (mines), rentrent à San-Francisco
pour le dépenser dans le jeu et dans la débauche. La population y est
presque exclusivement mâle, et c'est tout au plus si les quelques
femmes honnêtes qui y ont suivi leurs maris osent s'aventurer dans
les rues. Cependant on remarque déjà une amélioration notable à cet
égard; depuis que l'élément purement américain a pris le dessus à San-
Francisco, personne ne peut plus insulter une femme impunément.
JNulle part, on le sait, la femme n'est plus respectée qu'aux États-Unis.
Au reste, des industries que la moralité publique flétrirait en Europe
de sa censure la plus sévère sont ici en pleine activité, et il ne se passe
guère de semaine sans que quelque brick chilien ou américain, frété
par des spéculateurs, ne verse sur la place une cargaison féminine. Ce
genre de trafic est, m'assure-t-on, celui de tous qui produit en ce mo-
ment les bénéfices les plus prompts.
Si on essayait de soumettre à l'analyse les élémens de la population
commerçante de San-Francisco, on en trouverait d'étranges. Tous
les négocians en faillite de New- York, tous les banqueroutiers pour-
suivis par la justice, tous les faiseurs de projets et chercheurs d'a-
ventures de l'Union se sont abattus sur cette terre promise. «Regar-
dez celui-là, me dit mon cicérone, lui-même citoyen des États-Unis,
c'est un de nos plus grands génies. Directeur de la première mai-
son de Baltimore, il osa concevoir le hardi projet de monopoliser
toute la viande fraîche de l'Union, pour ne la vendre ensuite qu'au
prix qu'il lui conviendrait de fixer. Déjà il s'était emparé des trou-
peaux des trois quarts des états et touchait au moment où il allait
les posséder tous, lorsqu'un autre Américain, également homme de
génie, se mit à spéculer en sens contraire. La lutte entre ces deux
giants (géans) fut terrible et prolongée. Le peuple, qui est particu-
lièrement sensible, chez nous, à tout ce qui a un caractère de gran-
deur, la suivit pendant long-temps avec un intérêt extrême. Mal-
heureusement, elle eut pour dénoûment la ruine complète des deux
champions. Il est vrai, ajouta mon cicérone, que l'un et l'autre se sont
bien relevés depuis. Celui que vous voyez là est arrivé, il y a seu-
lement six mois, sans un sou; aujourd'hui, il a une fortune de
500,000 francs. Son ancien antagoniste a encore mieux réussi. Déjà ils
se préparent à livrer sur ce théâtre nouveau un dernier et terrible
combat. Cet autre, le grand qui vient de nous saluer en français, est
également une de nos têtes carrées. Banquier à New-York, il y a quel-
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 201
ques années, il entreprit de fonder une banque unique et colossale sur
les ruines de toutes les institutions rivales. Ses plans, poussés avec une
habileté et une persévérance extrêmes, allaient être couronnés de suc-
cès, lorsque le héros de la Nouvelle-Orléans, effrayé de cette tendance
anti-démocratique, fit adopter une loi qui empêcha l'établissement de
la nouvelle banque. Les sympathies du public hésitèrent un instant
entre ces deux grands hommes; mais le général Jackson, sans s'en in-
quiéter plus, se mit à serrer de près son antagoniste, qui, pour échap-
per à ses étreintes et à celles de ses créanciers ameutés subitement
contre lui, ne trouva d'autre moyen que de battre prudemment en
retraite et de venir s'établir parmi nous. »
Pendant que mon guide me racontait ainsi les hauts faits de ses
compatriotes, nous fûmes abordés par un personnage à la figure ru-
biconde et à la carrure athlétique. Il était armé jusqu'aux dents et
portait, derrière le dos, serré dans sa ceinture de cuir jaune, un énorme
couteau de chasse. — C'est, me dit mon guide après que cette étrange ap-
parition se fut éloignée, le colonel X. . . du Mississipi. Il vient d'arriver du
Texas, par voie de terre, ayant traversé le Mexique dans sa plus grande
largeur. Une aventure bizarre, et qui a fait beaucoup de sensation ,
même ici, où nous commençons à être un peu blasés en fait de mer-
veilleux, lui est arrivée. La voici en peu de mots. Le corps que com-
mandait le colonel X. . . . corps composé de bons fermiers de l'ouest, étant
arrivé à Durango, ville fortifiée du Mexique, et qui compte plus de
trente-cinq mille âmes, trouva la population dans un morne désespoir.
Des Indiens de la tribu des Apaches, qui habite les bords du Colorado,
s'étant présentés l'avant-veille au nombre de cinq cents, avaient me-
nacé la ville du pillage, à moins qu'on ne leur livrât sur-le-champ
cinquante femmes et un nombre égal de jeunes filles. Les descendans
dégénérés du grand Cortès tremblent aujourd'hui, rien qu'à la pensée
d'un Apache; aussi les habitans de Durango passèrent-ils, après quel-
ques velléités de résistance, par les conditions imposées, et les Indiens
repartirent pour le Colorado, emmenant , avec les femmes, tous les
troupeaux qu'ils rencontrèrent sur leur route. Instruit de ces faits, le
colonel X... offrit de poursuivre les ravisseurs et de ramener les cap-
tives, moyennant paiement d'une somme de 4,000 piastres (20,000 fr.)
au retour. La ville accepta la proposition avec joie et souscrivit sur-
le-champ une déclaration portant témoignage de cet engagement. Le
colonel X... partit avec ses amis, et, le troisième jour, il atteignit les
Indiens, qui s'étaient rabattus sur leur tribu. Les deux partis en vin-
rent aux mains. On se battit à cheval, à coups de rifle. L'adresse des
Indiens est telle qu'ils savent, tenant d'une main la crinière de leur
cheval lancé au galop, se coucher le long de ses flancs, et ne présentent
aux balles de leurs ennemis que la plante d'un de leurs pieds, celui-là
202 REVUE DES DEUX MONDES.
même qui, pressé fortement contre le dos du cheval, aide à maintenir
cet étrange équilibre; néanmoins ils furent mis en une déroute com-
plète. Les balles du colonel X..., grâce à ce coup d'œil infaillible qui
distingue le chasseur américain et qui fait qu'aucun objet, quelque
petit qu'il soit, ne peut échapper à l'atteinte de son arme, allaient se
loger, à la grande terreur des Indiens, dans le pied resté à découvert.
Au bout de sept à huit jours d'absence, le colonel X. . . rentra à Durango;
il avait perdu trois de ses compagnons, mais il ramenait les captives.
Loin de lui témoigner de la reconnaissance pour sa bravoure, les ha-
bitans de Durango refusèrent de payer la somme convenue et ordon-
nèrent aux Américains de quitter leur ville. A ce message insolent, le
brave colonel répondit qu'il ne se retirerait que lorsqu'on lui aurait
remis les /i,000 piastres, et que, faute d'y accéder dans les vingt-quatre
heures, lui et les vingt-sept hommes dont il disposait encore s'empare-
raient de Durango. La réponse produisit son effet. L'alcade de Durango
apporta, le lendemain, les 4,000 piastres en espèces, après quoi le co-
lonel X..., pour employer sa propre expression , secoua la poussière de
ses pieds et reprit tranquillement sa route.
Ce qui surprend le plus à San-Francisco, c'est la rareté des vols,
malgré les facilités de tout genre qui s'offrent aux mauvais instincts
de la population suspecte agglomérée dans la ville. Ainsi, dans les
cours des maisons particulières, devant les portes, dans les rues, sur
les places publiques, partout en un mot, on se heurte contre des tas
de marchandises venues de tous les points du globe et éparpillées là,
en apparence sans protection ni surveillance aucune, et pourtant ja-
mais les filous, les flibustiers de profession qui se promènent par la
ville, ne s'avisent d'y toucher. La raison en est que, comme beaucoup
d'autres pays du globe, la Californie a son code de morale particulier,
code accepté et reconnu de tous. Ainsi il est bien permis de s'y passer
le caprice d'un coup de couteau ou de pistolet dans une affaire de
vengeance ou dans une querelle; mais toucher au bien d'autrui, c'est
la plus grande des énormités : une vingtaine de balles partent à l'in-
stant des tentes et des maisons environnantes, et vont chercher le vo-
leur. Marchand, mineur, batelier, tout le monde quittera sur-le-champ
ses occupations pour s'élancer à sa poursuite, car tout le monde est
intéressé à empêcher le vol , et cependant il n'y a ni gendarmés, ni
soldats pour veiller spécialement sur les intérêts du public. Uh tel
état de choses éveillera au premier moment un sentiment d'éton-
nement et presque d'indignation : on ne conçoit pas qu'un gouver-
nement puisse manquer à son devoir le plus essentiel, au point de
ne pas accorder à un pays qui s'est rangé sous sa bannière une pro-
tection officielle et directe; mais beaucoup de choses que l'Européen a
peine à concevoir paraissent à l'Américain naturelles et simples. La
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 18-49. • 203
société, suivant lui, n'est qu'un ensemble d'élémens intelligens et
libres, dont chacun se trouve attiré, par une espèce d'affinité propre,
vers sa place naturelle. L'intervention du pouvoir civil, à moins
d'un besoin extrême, ne ferait , suivant les Américains, que déranger
cette tendance, entraver cette gravitation, et il vaut mieux se charger
soi-même de la répression de certains désordres sociaux que d'aban-
donner ce soin à l'état et de se placer dans une sorte de tutelle perma-
nente. Ne plaignons pas trop les Américains d'être ainsi constitués. Si
nous voulons, en Europe, admettre le peuple, dans sa généralité, à
participer au pouvoir politique, il faut que nous apprenions à compter,
comme les Américains, beaucoup sur nous-mêmes et peu sur notre
gouvernement, pour modérer et contenir la fermentation insépa-
rable de toute large intervention populaire. Lorsque la bourgeoisie
mit en avant pour la première fois la prétention, alors exorbitante
en apparence, de marcher de pair avec la noblesse, cette dernière s'en
alarma grandement : c'était, à ses yeux, l'anarchie, le chaos, dont on
menaçait la société. Peu à peu , cependant , les nobles en ont pris leur
parti : ils se sont mêlés au mouvement nouveau , ils l'ont dirigé, et ,
dans quelques pays de l'Europe, ils l'ont même fait tourner à l'avan-
tage de leur propre cause. Il faut que les classes moyennes imitent à
leur tour cette sage conduite. Il ne leur reste qil'un moyen d'échapper
aux dangers de l'avènement de la démocratie : c'est de travailler à
éclairer les masses en même temps qu'à les contenir, c'est de faire de
la cause commune leur propre cause, et de ne point craindi-e de des-
cendre dans l'arène chaque fois qu'on menace la tranquillité publique.
Un fait extrêmement curieux me frappe à San-Francisco : c'est la
popularité dont y jouissent ceux qui se sont trouvés à même de mon-
trer de la fermeté et du courage civil. Ainsi il y avait aux environs
du Sacramento, au moment où je le visitais, un alcade dont le district
avait d'abord servi de rendez-vous général à tous les mauvais sujets
venus du dehors. Les crimes y étaient de chaque instant, les délits
tmcore plus. Le brave alcade n'avait, pour les uns comme pour les
autres, qu'un seul et même moyen de répression. « Pendez ! » fut in-
variablement sa réponse, courte, mais énergique, lorsqu'on amenait
un inculpé devant son tribunal. Le peuple, qui remplissait lui-même
les fonctions de licteur, ne se le faisait pas dire deux fois : il pendait,
puis allait vaquer à ses occupations ordinaires dans uiie bonne humeur
parfaite. S'agiâsait-il d'un coup de poignard, d'un vol de mouchoir de
poche oii de pipe, l'arrêt était toujours le même : « Pendez! » et s'exé-
cutait toujours à la lettre et sans miséricorde. Si par hasard quel-
qu'un faisait l'observation : « Mais l'inculpé peut ne pas être coupable;
voyons, écoutons sa défense.* — Ah bah! répliquait l'alcade; vous le
savez bien, citoyens, il n'y a pas d'innocent parmi nous. S'il n'a pas^
204 * REVUE DES DEUX MONDES.
commis le délit en question, il en a commis d'autres, ici ou ailleurs.
Pendez ! » Les assistans se regardaient en souriant, puis allaient mettre
l'arrêt à exécution.
A cette époque, on suivait l'ancien système espagnol, qui, laissant
tout pouvoir à l'alcade, n'admet pas l'intervention du jury. Plus tard,
ce système fut modifié, les Américains éprouvant une répugnance in-
vincible à se passer d'un accessoire qui seul empêche la justice de dé-
générer en despotisme. Il est vrai que l'adoption du jury ne servit,
dans les circonstances où on était alors, qu'à rendre la procédure un
peu plus grotesque. Que de foisn'a-t-on pas vu un jury de douze ivro-
gnes se constituer pour juger un autre ivrogne! Le verdict de culpa-
bilité, verdict presque invariable, était à l'instant suivi de la formule
favorite de l'alcade : « Pendez. » Alors on voyait la scène la plus
étrange qui se puisse imaginer. Le président du jury, lui-même for-
tement pris de vin, tirait de sa poche une Bible et en lisait un chapitre
au malheureux condamné. Puis , chaque juré l'embrassait en l'assu-
rant qu'un sentiment de devoir avait seul dicté son verdict. « Allons,
camarade, ajoutaient-ils, du courage; il te reste encore quinze minutes
à passer ici-bas pendant qu'on prépare la corde. Comment désires-tu
les employer? Veux-tu une pipe et du tabac? on te les donnera. Veux-
tu du brandy? en voilà. » Puis, jury, condamné et spectateurs allaient
s'enivrer tous ensemble.
Un jeune Parisien de bonne famille avait monté un petit débit d'eau-
de-vie dans ce district et y faisait rapidement fortune. Une difficulté
seule s'était présentée pour lui. Parmi ses pratiques se trouvait un
Américain, matelot déserteur, qui venait à chaque instant lui deman-
der à boire le pistolet à la main, et ne payait que rarement ou jamais.
Las de cette persécution , notre jeune compatriote eut recours à l'al-
cade pour la faire cesser. Le brave magistrat écrivait alors un ver-
dict de mort qu'il venait de prononcer. A la plainte qu'on faisait, il
ne répondit point; seulement, lorsque les circonstances eurent été
détaillées, il étendit la main, prit sur la table, à sa droite, un pistolet
à deux coups et l'offrit au plaignant , le tout sans lever les yeux de
dessus son papier. — Qu'est-ce que c'est, monsieur l'alcade? qu'est-
ce que c'est? Que voulez-vous? — Prenez, répondit le magistrat avec
son laconisme habituel. Vous vous laissez insulter, donc vous n'a-
vez pas de pistolets. Prenez, vous me le rendrez après. Notre jeune
marchand rentra sous sa tente, ramassa tout ce qu'il put emporter et
quitta le pays pour toujours. — J'ai 60,000 francs, m'a-t-il dit en me
racontant ce trait; la tête me reste encore sur les épaules. Au diable
l'alcade et ses subordonnés ! Je rentre en France par le prochain cour-
rier.
Peu de semaines avant mon passage à San-Francisco , le peuple
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 205
tilt appelé à nommer des délégués à une convention qui siège en ce
moment à Monterey. Les élections furent très disputées sur la plupart
des points. L'alcade du Sacramento fut seul élu à l'unanimité , tant il
est vrai que, dans les États-Unis d'Amérique comme en Turquie, sous
une république comme sous une monarchie, rien ne vaut, comme
moyen de popularité , un caractère ferme et énergique, une volonté
qui s'exprime par des actes hardis et non par des paroles vagues. Ce
qui répugne le plus aux masses, c'est l'indécision et la faiblesse de
caractère. Elles ne se laissent pas aisément prendre aux apparences, et
plus d'un homme qui serait timide dans la vie habituelle grandirait
subitement sur un théâtre et devant un auditoire populaire, tandis que
le pourfendeur de salon rentrerait dans l'obscurité, jugé par l'instinct
des masses et humilié à tout jamais. Au reste, ce qui montre que les
Américains savent au besoin unir la hardiesse et la décision à l'amour
de l'ordre, c'est un conflit récent dont la Californie a été le théâtre.
Il s'était formé, dans les premiers temps qui ont suivi la découverte
des mines, une bande composée d'Américains, de Français et d'An-
glais, sous le nom de hounds (limiers). Son but avoué était de réunir,
au moyen de souscriptions volontaires , de quoi secourir ceux de ses
membres qui, n'ayant pas réussi aux mines et se trouvant incapables de
travailler, désireraient rentrer dans leurs patries respectives. Chaque
membre , pour signe distinctif , portait une raie sur le bras gauche.
Pendant quelque temps, on n'eut qu'à se louer des hounds, qui seuls
maintenaient l'ordre à San-Francisco en prêtant main-forte aux auto-
rités chaque fois que l'on cherchait à le troubler. Peu à peu cependant
des querelles s'élevèrent entre eux et les Chiliens, qui, très versés dans
les procédés d'extraction de l'or et travaillant par bandes, obtenaient
facilement de beaux résultats. Les hounds notifièrent donc aux Chiliens
qu'ils eussent à quitter les lieux et à rentrer dans leur pays, et, sur
leur refus, ils leur livrèrent bataille. Vaincus dans plusieurs ren-
contres, les Chiliens se réfugièrent tous à San-Francisco. Les hounds
les y suivirent; chaque jour, il s'y élevait des rixes sanglantes; il n'y
avait plus ni paix, ni sécurité dans la ville, car les malfaiteurs de
tous pays, flairant le désordre et voulant y trouver du profit, s'en mê-
lèrent. On saccagea des maisons, on brûla des magasins, on pilla
des dépôts de vins et de spiritueux, le tout impunément. Pourtant
les habitans de San-Francisco, passant à côté de cette anarchie, cou-
raient à la douane, faisaient leurs achats, s'occupaient, en un mot, de
leurs affaires, comme s'ils n'avaient rien eu de commun avec les com-
battans et aucun intérêt engagé dans leur querelle. Les Anglais seuls,
habitués à une puissante protection de la part de l'état, amis- par
excellence de la discipline, s'étonnaient et s'indignaient, protestant
contre l'indifférence coupable du gouvernement de Washington. Les
>206 REVUE DES DEUX MONDES.
choses en étaient là, lorsque le bruit se répandit à San-Francisco (pic,
dans un campement de Chiliens, les hounds s'étaient livrés la veille
à d'épouvantables excès, qu'ils avaient massacré plusieurs femmes
après les avoir indignement outragées sous les yeuxde leurs maris,
puis mis le feu aux tentes et brûlé les cadavres. La nouvelle de ces
atrocités arriva à San-Francisco le soir. Le lendemain de grand matin,
un nommé Brennan, chef d'une secte appelée mormons, qui venait de
s'établir dans le pays, se dirige vers la grande place en agitant >io-
lemment une sonnette qu'il tenait à la main. Les habitans se réveil-
lent et se rendent vers le même endroit, curieux de savoir ce dont il
s'agissait. Brennan monte aussitôt sur une table et harangue la foule,
devenue nombreuse et compacte. Homme du peuple, son langage fut
grossier, mais franc et énergique. « Nous sommes donc des lâches, des
misérables et des infâmes? Nous restons ici les bras croisés et le nez
en l'air pendant qu'une bande de brigands commet sous nos yeux des
atrocités qui crient vengeance! Attendrons-nous qu'ils viennent ou-
trager nos propres femmes et nos filles? Aujourd'hui, c'est le tour des
étrangers; mais demain notre tour, à nous, viendra. Américains, j'ai
honte de vous! Vous êtes des égoïstes et des lâches! Quant à moi, je
saurai défendre ma famille et mon bien. Je rentre chez moi à l'in-
stant pour m'armer de mes pistolets, et je jure par le ciel que je brû-
lerai la cervelle au premier hound que je rencontrerai. Que tous ceux
d'entre vous qui sentent battre leur cœur me suivent et fassent comme
moi! » La foule répondit à l'appel de son chef. Le cri aux armes re-
tentit d'un bout de la ville à l'autre. Français, Anglais, Allemands,
Américains, tous s'enrôlèrent pour cette croisade. Le soir, on avait en-
levé tous les chefs des hounds. Le brave alcade du Sacramento en fit
justice expéditive avec sa formule concise et favorite : « Pendez. »
A partir de ce moment , l'ordre le plus parfait n'a cessé de régner,
non-seulement à San-Francisco, mais dans tous les environs. Au reste,
depuis le mois de septembre, il existe une police régulière à San-
Francisco : elle ne se compose que de quinze hommes; mais ce sont
des hommes énergiques et déterminés. Ils suffisent parfaitement à
leur tâche; ils consentent même, moyennant une assez belle somme,
il est vrai (3 onces d'or par homme), à ramener tous les déserteurs.
On peut évaluer à deux mille par jour le nombre des personnes qui
arrivent par mer en Californie. Chaque nation d'Europe est largement
représentée dans ce mouvement d'émigration. On reconnaît les navires
américains aux trois hourras formidables que poussent leurs passa-
gers et leur équipage au moment de mouiller dans le port de l'Eldo-
rado. Un simple manœuvre peut gagner en ce moment 150 piastres
par mois (750 francs). Les cuisiniers gagnent facilement 300 piastres
par mois, et les ouvriers, charpentiers, forgerons, etc., reçoivent des
au
i
\ an
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS UE 1849. 207
salaires plus élevés encore. Chacun se sert à soi-même de domestique,
et des hommes riches de plusieurs millions se voient dans la nécessité
de cirer leurs propres bottes et de remplir chez eux les fonctions mul-
tiples, mais prosaïques, de la femme de ménage.
La vie matérielle n'est pas d'une cherté excessive pour l'ouvrier. La
viande fraîche, qui abonde encore, se vend 1 franc 25 centimes le
demi-kilogramme; le bœuf salé et le biscuit, deux produits dont le
marché est encombré, ne coûtent pas plus cher qu'en Europe. J'en
dirai autant des spiritueux, qui en ce moment s'écoulent fort difficile-
ent. Il y a peu de semaines, il en était de même pour les vins de Bor-
aux, dont on rencontrait des caisses jusque sur les places publiques,
que personne ne voulait plus acheter. Tout à coup les travailleurs
aux mines s'abattirent en masse sur ce produit et enlevèrent en un in-
stant tout ce qui s'en trouvait. Ce revirement était dû à une opinion
propagée parmi eux par quelque spéculateur intéressé, à savoir que
les spiritueux de toute sorte occasionnaient des fièvres auxquelles on
pouvait échapper en se bornant à l'usage du bordeaux.
Il est difficile, sinon impossible, de renseigner bien exactement le com-
merce de France sur le genre de produits qu'il devrait expédier à San-
Francisco. Les distances sont telles que le marché peut se trouver en-
combré depuis plusieurs seniaines lorsque le chargement demandé
arrivera à sa destination. Bien que la consommation soit immense pour
certains articles, il s'en importe des masses si formidables, et par tant
de voies, qu'il s'écoulera encore long temps avant qu'on puisse asseoir
sur les besoins de cette place un calcul tant soit peu certain. Ce n'est
pas seulertient des États-Unis et d'Europe que la Californie reçoit ses
produits manufacturés. La Chine lui en fournit aussi et en très fortes
quantités, ainsi que Manille et Sydney. D'un autre côté, il n'existe pas
de marché voisin où l'on puisse verser le trop-plein des marchandises
accumulées sur la place de San-Francisco. Les îles Sandwich, l'Orégon
et les provinces russes de l'Amérique du Nord, seuls centres de con-
sommation qui se présentent dans cette partie de la mer Pacifique,
ne peuvent soulager que faiblement dans des crises de ce genre. Tout
est loterie encore, et le négociant d'Europe qui envoie des expédi-
tions vers ce point lointain a chance égale de gagner ou de perdre
300 pour 100.
Les choses changeront de face dès qu'on aura achevé les magasins
et dépôts qu'on est en train de construire à San-Francisco. Alors les
marchandises qui arrivent dans un moment d'encombrement pour-
ront s'entreposer, en attendant une occasion plus favorable. Le com-
merce français devrait s'appliquer maintenant à emballer ses pro-
duits de manière à ce qu'ils aient le moins besoin possible, en arrivant
sur les lieux, de l'intervention de nouveaux bras. Tel article qui pro-
208 REVUE DES DEUX MONDES.
(luirait des bénéfices considérables, s'il se présentait sous forme trans-
portable, occasionne des pertes, faute de cette précaution. Je citerai
pour exemple les vins et les eaux-de-vie, qui se placent beaucoup plus
avantageusement expédiés en caisses que lorsqu'on les offre à l'ache-
teur en pièces. La main-d'œuvre, en un mot , est nécessairement le
grand régulateur de toutes choses dans un pays où elle a encore une
valeur si exorbitante.
La tranquillité la plus parfaite règne aujourd'hui aux mines. Des
Français, des Américains, des Anglais, travaillent côte à côte, sans qu'il
s'élève entre eux la moindre difficulté. La présence d'une pioche ou
d'une bêche dans le voisinage d'un trou indique que ce trou est de-
venu la propriété d'autrui. En voyant ce signe, les travailleurs passent
leur chemin, et vont chercher ailleurs un terrain encore inoccupé.
Souvent le bruit se répand que des résultats extraordinaires s'obtien-
nent sur un point donné : aussitôt on s'y porte en foule; mais, annvé
sur les lieux, chacun respecte les droits acquis, et se borne à s'établir
dans le voisinage de ceux qui ont fait la découverte.
Le chercheur d'or n'est point communiste, bien qu'essentiellement
démocrate. S'il vous permet de garder le trou que vous avez creusé,
il s'opposera énergiquement à ce que vous vous empariez d'un bassin
ou d'un champ tout entier. C'est en partie parce que les Chiliens et les
Mexicains s'étaient mis au service de compagnies et ne travaillaient
pas directement pour eux-mêmes que les Américains s'étaient soulevés
contre eux et les avaient chassés des mines. Il est vrai que la querelle
avait fini par changer de caractère et dégénérer en guerre de race. Des
bandes d'Américains, principalement venues de l'Orégon, voulurent
même expulser tous ceux qui ne parlaient pas l'anglais. Il y eut un
moment où les Français, sérieusement menacés de leur côté, eurent à
s'occuper de leur propre défense. Il se trouvait alors parmi les émi-
grans français un jeune Vendéen, arrivé tout récemment de Taïti, où
il avait servi en qualité de lieutenant d'infanterie de marine. A la pre-
mière nouvelle de la révolution de février, il s'était hâté de prendre
un congé, alléguant pour motif que sa conscience ne lui permettait
pas de servir un gouvernement dont le principe était contraire à ses
traditions de famille et à ses convictions personnelles. Le gouverneur
Lavaud, qui respectait sa sincérité et appréciait son mérite, lui avait
accordé un congé de quelques mois. Le jeune Vendéen en profita pour
se rendre à San-Francisco et de là aux mines, où il se mit à travailler
à côté de cinq ou six cents Français, la plupart déserteurs de nos na-
vires baleiniers ou de nos bâtimens de guerre. Tous s'émurent gran-
dement de cette mesure des gens de l'Orégon, et, comme on annonçait
avoir choisi pour la mettre à exécution l'anniversaire de la déclaration
d'indépendance, tous s'armèrent sur-le-champ et allèrent se ranger
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 18i9. 209
SOUS les ordres du jeune lieutenant. On expédia un parlementaire aux
Américains, pour les prévenir qu'on les attendait de pied ferme, et
qu'on les recevrait à coups de carabine dans le cas où ils passeraient
des menaces aux faits.
Ces derniers se réunirent aussitôt pour se consulter sur la conduite
iju'il fallait tenir vis-à-vis des Français. Un petit nombre d'esprits ar-
dens voulut livrer bataille, mais la grande majorité se prononça pour
la paix. « Pourquoi, s'écria un orateur, nous battrions -nous avec les
Français? Leurs pères ont été les amis de nos pères. Us ont combattu
ensemble pour la même cause, celle de l'indépendance de notre patrie,
et contre les mêmes ennemis, les Anglais. Rocliambcau était Fran-
çais, Lafayette aussi; ils comptent pourtant parmi les héros de notre
histoire, et leurs noms prennent place, dans la mémoire de tout véri-
table Américain, à côté de celui de Washington. C'est aujourd'hui l'an-
niversaire de notre indépendance, nous allons nous réunir dans un
banquet pour le fêter. La place des Français y est marquée tout natu-
rellement; envoyons une députation auprès d'eux pour les y inviter. »
La proposition fut accueillie par de longues acclamations, et le soir
même les deux races se réunirent autour d'une même table, et y fra-
ternisaient bruyamment. A partir de ce moment, les Français et les
Américains ont vécu aux mines en parfaite intelligence. Je ne puis
m'empêcher, à ce propos, de rendre hommage au noble caractère des
Américains de l'ouest, cette fraction simple de cœur, mais loyale et
énergique d'un grand peuple. J'ai souvent rencontré ces valeureux
enfans des solitudes et des forêts; j'ai échangé avec eux, dans plus
d'une occasion périlleuse, de chaudes poignées de main, d'ardentes
félicitations. Français de cœur et vrais amis de la liberté, ils se réjouis-
sent avec une joie véritable de tout ce qui arrive d'heureux à leur
grande alliée, comme ils appellent encore la France. Pour les hommes
de l'ouest, pour les cultivateurs de l'Union en général, l'époque de
l'indépendance américaine est l'âge héroïque de leur pa^^s. Il n'en est
pas un seul qui ne connaisse parfaitement tous les incidens de cette
grande lutte, qui ne se rappelle et ne vénère les noms de tous ceux qui
y ont figuré. Quant aux événemens de leur histoire qui se sont passés
depuis, ils n'en ont qu'une idée assez vague et ne s'y arrêtent guère.
Si parfois la politique des États-Unis est hostile à la France, ou porte à
son égard le cachet d'une envie haineuse, c'est parce que le grand élé-
ment de l'ouest oublie de faire entendre sa voix.
Si étrange que soit la vie californienne, on comprend que la curio-
sité du voyageur fraîchement débarqué sur les bords du Sacramento
se porte bien vite d'un autre côté. Qu'y a-t-il de vrai dans ce qu'on
a dit des mines, dans ces descriptions merveilleuses qui ont excité à
si juste titre l'attention de l'ancien et du nouveau monde? L'or s'ex-
TOME V. 14
210 - REVUE DES DEUX MONDES.
trait-il de ces mines en aussi fortes quantités et aussi facilement qu'on
le prétend? Les nombreux émigràns, en un mot, qui, de tous les points
de la France, de l'Allemagne, de l'Angleterre, se dirigent vers. la Ca-
lifornie, y trouveront-ils la fortune, ou bien seront-ils forcés, ainsi que
l'affirment et le soutiennent beaucoup de pessimistes, de chercher,
tristes, désillusionnés, malades, auprès de leurs consuls respectifs, les
moyens de regagner leur patrie? Pénétré de l'importance de ces ques-
tions, j'ai interrogé des négocians, des ingénieurs, des employés amé-
ricains civils et militaires, des travailleurs en route pour les mines,
d'autres rentrant à San-Francisco; j'ai voulu voir par moi-même, et
j'ai tout lieu de croire parfaitement exactes les données que j'ai pu re-
cueillir sur les bénéfices des chercheurs d'or du Sacramento. Un pre-
mier point à établir, c'est qu'il n'y a pas, à proprement parler, de mines
en Californie, et par conséquent pas de fouilles coûteuses à faire. Sur
ime étendue de plus de cent cinquante lieues carrées, on a trouvé, on
trouve encore de l'or partout. De quelque côté qu'on dirige ses pas, on
voit un sol complètement saturé de ce métal précieux, au point qu'on
n'a qu'à se baisser, qu'à ramasser un peu de terre dans son chapeau,
puis à l'aller laver dans le ruisseau voisin pour en avoir. Ce fait, quel-
que extraordinaire qu'il paraisse, n'admet pas le plus léger doute.
Qu'on ne se hâte pourtant pas d'en conclure que la fortune attend
tous ceux qui ont le bonheur d'atteindre cette terre promise, cet Eldo-
rado qui éclipse tout ce qu'ont pu rêver les ardens émules de Chris-
tophe Colomb. Bien qu'il n'y ait pas de fouilles à faire, bien que les
difficultés de l'extraction soient en apparence nulles ou insignifiantes,
la richesse, ici comme ailleurs, se paie en privations et en sueurs.
Prendre la pioche, remuer la terre, en faire sortir de l'or, tout cela
paraîtra, sans doute une bagatelle, un assez agréable passe-temps; mais,
lorsque le moment arrive où il faut se ceindre pour la tâche, où, se
séparant de ses semblables et des douceurs de la vie civilisée, il faut
s'enfoncer dans des ravins avec l'ours, le tigre, et, ce qui vaut encore
moins, des échappés de bagnes pour seuls compagnons, on se sent
bientôt faiblir. Puis, c'est un travail si rebutant que de charger de
la terre dans un panier, de porter ce panier sur son épaule quel-
quefois à une lieue du point d'extraction, pour en laver le contenu
soi-même en plein soleil et sous le poids d'une chaleur dévorante!
J'ai vu, je vois encore à chaque instant des hommes forts, énergiques,
mais qui n'ont pas été accoutumés aux travaux manuels, rentrer à
San-Francisco complètement démoralisés, et n'ayant gagné aux mine?
que les fièvres qui les consument. Il est vrai qu'à côté de ceux-là j'en
vois d'autres qui reviennent, après des absences de quelques semaines
seulement, avec 10, 15, 20 et souvent 100,000 francs dans leurs cein-
turons en cuir jaune. Ceux-là sont en général des manœuvres, des
p ..................
matelots déserteurs ou de robustes paysans. L'ordre des choses hu-
maines est ici renversé. Le simple ouvrier, qui gagne ailleurs à peine
de quoi suffire à ses besoins journaliers, devient millionnaire en Cali-
fornie, tandis que l'homme de lettres, l'avocat, le banquier, le commis,
y courent grand risque de mourir de faim, s'ils ne veulent se livrer
qu'à des occupations en rapport avec leurs aptitudes spéciales.
Les deux Californies, haute et basse, sont de formation volcanique,
et paraissent avoir été ravagées par des éruptions à une époque rela-
tivement assez récente. Sauf les bords du Sacramento, où le terrain est
bas et boisé, le voyageur n'y aperçoit que des amas de cônes plus ou
moins élevés et séparés par des vallées généralement peu profondes.
C'est dans ces vallées, c'est dans ce vaste bassin que couvrent chaque
année les eaux du Sacramento, c'est dans les lits des torrens qu'on
trouve les wet diggings (extractions humides). On opère sur ce théâtre
au moyen d'une machine appelée cradle (berceau), ou par de simples
cuvettes en étain. Les résultats qu'on obtient ainsi sont certains et
constans. La moyenne n'en est guère au-dessous de 12 piastres (60 fr.)
par jour pour chaque travailleur; mais, je le répète, pour arriver à
ce chiffre, il faut travailler comme on ne le fait nulle autre part au
monde, avec un peu de lard et de biscuit pour toute nourriture, et de
l'eau saumâtre pour boisson. Il n'y a que l'ouvrier robuste qui puisse
se résigner long-temps à une aussi rude corvée, et compter par con-
séquent sur de semblables résultats.
Les choses se passent diiîéremment dans les dry diggings (extractions
sèches). Là, on procède exclusivement au moyen d'une pioche ou
d'une barre de fer pointue qu'on enfonce dans la couche granitique
après avoir balayé la terre qui la recouvre, et dont l'épaisseur dépasse
rarement quatre pieds. Les bénéfices sont moins certains ici, mais
aussi beaucoup plus importans. On voit souvent des chercheurs d'or
travailler des jours entiers sans amener à la surface une seule pépite,
puis rencontrer, au moment où ils s'y attendent le moins, a pocket
(une poche) renfermant pour une valeur de 3 à 4,000 francs et quel-
•luefois au-delà. Le bruit de cette découverte court aussitôt à travers
le pays. Dans tous les campemens voisins, on se met en mouvement,
on se dirige vers cet endroit favorisé; on se répand tout à l'entour;
on se livre à des recherches minutieuses; pn fait, en peu d'heures,
un travail de déblaiement digne des cyclopes. Point de résultat; car,
chose digne de remarque, les pockets, ou nids d'or, aux dry diggings,
sont presque toujours isolés. On dirait que l'or, après avoir été entraîné
des cônes par de fortes pluies , à une époque où ces pics volcaniques
n'étaient pas encore recouverts de terre végétale, s'est arrêté aux iné-
galités de la couche pierreuse en se logeant dans les interstices et les
212 REVUE DES DEUX MONDES.
cavités du sol. Toutes les pépites ont des coins plus ou moins arrondit
circonstance qui prouve qu'elles ont été roulées long-temps.
Les aventuriers de tous pays et de tout état, les paresseux, It
joueurs, les commerçans ruinés, les ofticiers de terre et de mer, le
savans et les poètes, — car toutes les classes sont largement représeii
tées aujourd'hui en Californie — se portent de préférence vers les dr
diggings. Là, si on court risque de mourir de faim, on obtient, av(
moins de fatigue, des résultats qui éclipsent complètement ceux de ]
vallée du Sacramento. Quels bizarres rapprochemens la soif de l'c
n'opère-t-elle pas dans les dry diggings! Tel philosophe qui a lancé,
y a peu de temps, à New-York, un traité long-temps médité et malhei
reusement peu apprécié sur une nouvelle organisation de la sociél
humaine, se voit forcé de vivre côte à côte et sur un pied d'égalil
parfaite avec un échappé des prisons de Sydney ou de Hong-Kong. Ce;
l'agneau et le loup qui viennent s'abreuver à la même fontaine et qi
ne se querellent pas trop.
On a inventé, depuis peu, différons procédés pour séparer les pail
lettes d'or des sables et de la terre qui les renferment. Plusieurs de c(
procédés rapportent déjà aux inventeurs des bénéfices considérable;
bien que l'on opère, pour le moment, dans le bassin du Sacramenti
sur des terrains déjà lavés, et oii il reste par conséquent peu d'or con
parativement. Ailleurs, on procède différemment, en détournant d(
rivières de leur lit naturel au moyen d'endiguemens et en lavant ]
limon qu'elles avaient déposé dans leur course séculaire. Une comp?
gnie, composée exclusivement d'avocats et de médecins de New-Yorl
a commencé des travaux de ce genre, près de Mormon-lsland, sur ]
théâtre même de la première découverte de l'or. C'est le seul exemp]
qui soit à ma connaissance d'une compagnie qui ait su se mainteni
sur le sol de la Californie, en conservant entre ses membres l'unio
nécessaire. Toutes les sociétés qui se sont organisées si bruyammen
soit aux États-Unis, soit en France, soit en Angleterre, se sont d:ssout(
dès le jour de l'arrivée de leurs directeurs à San-Francisco, et il e
sera de même pour toutes celles qui se formeront encore. L'ouvrie
ou le mécanicien se fait ce raisonnement fort simple et fort concluant
La compagnie compte sur mes bras pour faire fortune, et moi je pu
me passer maintenant d'elle. Grand merci ! Pourquoi me faire, sar
nécessité, l'homme lige d'autrui? pourquoi accepter un rôle qui m
gêne dans mes mouvemens et m'empêche de me porter sur des poini
où chacun s'enrichit au bout de peu de jours? Le lendemain, noti'
logicien est loin de San-Francisco, il marche vers les mines, et It
pauvres directeurs se trouvent seuls avec des machines sur les bras (
force papiers parfaitement en règle, mais dont ils ne savent que faird
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 213
car la justice locale, seule ressource qui leur reste, est hors d'état de
donner une sanction suffisante à ses arrêts. J'écris l'histoire, non d'une,
mais de cent compagnies. Le seul genre d'association qui tienne en
Californie, c'est celle de la famille. Une famille de six garçons ou filles
sachant tous travailler et ayant un esprit d'union réaliserait, à San-
Francisco, de 20 à 30,000 francs en six mois. La vie n'y est pas exces-
sivement chère pour l'homme du peuple. Le biscuit et le lard revien-
nent aussi bon marché en ce moment qu'aux États-Unis. Les loyers, il
est vrai, sont exorbitans; mais on a la ressource de coucher sous des
tentes dont les rangées immenses, se prolongeant à perte de vue ,tout
àl'entour de la ville, forment, pour ainsi dire, les faubourgs de San-
Francisco. Sur le théâtre même des exploitations, la vie avait été, pen-
dant long-temps, d'une cherté excessive. Une boîte de sardines s'y
payait une once (85 francs) , et une bouteille d'eau-de-vie 20 piastres
(100 francs). Maintenant, on a toutes les denrées nécessaires à la vie à
très bon compte, grâce aux facilités de transport qu'offrent les bateaux
à vapeur de la baie de San-Francisco.
Comme les prix varient aux mines-avec les localités et se règlent
sur les besoins de chaque petit centre, il est impossible de donner une
moyenne qui puisse servir de boussole au commerce français. En
évaluant à deux cent mille le nombre actuel des travailleurs et à
12 piastres par jour la moyenne des gains pour chacun , on arriverait
à un produit quotidien de 240,000 piastres, soit 12 millions de francs.
Ce chifi're est, je n'hésite pas à le dire, beaucoup au-dessus de la somme
qui s'obtient réellement. Les chercheurs d'or, gens du peuple pour la
plupart, éprouvent cet entraînement irrésistible vers les boissons
fortes, qui caractérise partout la race anglo-saxonne. Il est rare qu'ils
ne suspendent pas leur travail quelquefois pendant plusieurs journées
de suite pour donner libre carrière à ce penchant, dès qu'ils se voient
possesseurs de quelques milliers de francs. C'est le lendemain de ces
jours d'orgie qu'ils sont pris, en général, des fièvres qui régnent dans
l'intérieur. Ces fièvres ont donc leur cause moins dans le climat même
que dans les habitudes déréglées des émigrans. Le pays est loin d'être
malsain, et à San-Francisco l'air est si vif, qu'on ne peut porter que
des vêtemens de laine. Le costume presque universel des travailleurs
consiste en un gilet de flanelle rouge ou bleu et un pantalon de drap
grossier ou de toile.
Les Français sont, après les Américains, Félément le plus nombreux
de la population actuelle de la Californie. On en trouve près de dix
mille, soit à San-Francisco, soit aux mines. Ceux d'entre eux qui ont
une bonne conduite, et c'est, je suis heureux de pouvoir le dire, la
grande majorité, réussissent parfaitement. Plus sobres que les Amé-
214 REVUE DES DEUX MONDES.
ricains et les Anglais, ils échappent, faute d'en trouver les occusiuu
à d'autres excès auxquels ils sont plus particulièrement enclins. A
reste, ici comme ailleurs, la fortune reste non pas à l'homme (ji
gagne beaucoup, mais à celui qui dépense peu. Je vois des négoci.it
(jui passent pour avoir fait les opérations les plus avantageuses trîl
embarrassés dans leurs affaires, tandis que d'autres qui spéculent p
saïquement, et pour ainsi dire terre à terre, se retirent en général,
bout. d'un temps assez court, avec des bénéfices considérables. Pour 1|
négociant anglais comme pour le négociant américain, le plaisir ei
incompatible avec les affaires. Aussi agissent-ils l'un et l'autre
athlètes qui seraient descendus dans l'arène pour livrer un com
mortel. Point d'intervalle de repos pour eux , point de distractio
Sortir en vainqueurs de lai lice, battre complètement leurs concurre
voilà le but de tous leurs désirs, le glorieux résultat vers lequel te
dent tous leurs efforts.
Je m'arrêtais souvent à San-Francisco devant les boutiques et les éi
lages où de jaunes citoyens de New-York , sortant à peine de l'école
encore imberbes, prônent leurs marchandises, ou , pour employer
terme du métier, font la partie avec une adresse qui ferait honte
commis le mieux discipliné de Paris. Voyez le jeu de la physionomî
de ce jeune marchand, remarquez l'heureux choix de ses mots, la viva
cité et le naturel de ses gestes : ce n'est pas un mouchoir de poche oi
un pantalon qu'il vous vend , ce n'est pas une boîte de sardines qu'ij
vous offre; non, c'est la pierre philosophale qu'il tient là devant vous,
et dont il ne consent à se séparer que par amour de l'humanité. Ex-
cellent jeune homme, comme j'ai souvent admiré votre éloquence
précoce et votre sang-froid imperturbable! Allez, vous ferez votrr
chemin.
Cette persévérance du négociant américain n'est pas une des moin-
dres causes de l'immense développement qu'a pris dans ces dernierr
temps le commerce des États-Unis. 11 y a du patriotisme à vouloir
écraser, anéantir toute industrie rivale en même temps qu'on avance se?
propres affaires. — Avez-vous lu le dernier rapport de M. King? vous
demandera le négociant américain en vous arrêtant par la boutonnièri
et avec une satisfaction qui éclate dans tous ses traits. Lisez-le; vous \
verrez que nous sommes à la veille de terrasser John Bull. Le tonnag
de notre marine marchande égalait, l'année dernière, à peu dechos*
près, celui de la; sienne. Cette année, nous sommes sûrs à' enfoncer, le
voisin. Nous avons chassé ses calicots du Brésil; nous sommes certains
de pouvoir les expulser bientôt de la Chine. N'est-ce pas que c'est
beau? — En écoutant ces discours empreints d'un si bizarre enthou-
siasme, je faisais, hélas! un retour pénible sur la France, où, comme
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 215
es Grecs du Bas-Empire, nous nous battons pour des formules philo-
ophiques ou politiques, pendant que les deux grandes nations qui,
icules, marchent de pair avec nous dans le monde des idées et des
aits étendent et développent partout leur influence et leur commerce.
;iuand le génie français, ce génie si actif et si fécond naguère, aban-
donnera-t-il cette route qui ne peut conduire qu'à l'anarchie? Quand
lonc rentrera-t-il dans la voie des réformes pratiques et matérielles?
La France, dont la séve intellectuelle a tout fécondé autour d'elle,
juand songera-t-eUe enfin qu'en poursuivant la réalisation de théories
chimériques j elle court risque d'être réduite, comme Niobé, à pleurer
:>ur des tombeaux?
J'ai montré en quoi consistait le travail des chercheurs d'or en Ca-
lifornie. On a pu se convaincre déjà que les chances de l'émigration
sont excellentes pour les artisans, les manœuvres et les ouvriers ro-
bustes. Quelques indications rapides compléteront ce que j'ai dit du
travail des mines. Le prix de la main-d'œuvre à San-FranciscO est de
150 piastres, soit 750 francs par mois; c'est le minimum du salaire, et,
à ce prix , tout le monde peut trouver du travail. Les cuisiniers ga-
gnent de 3 à -400 piastres par mois, et les charpentiers, les forgerons,
les menuisiers, beaucoup plus. Il faut se rappeler pourtant que les
pluies commencent vers la fln.de décembre et durent jusque vers le
miheu de mai. Pendant la saison pluvieuse, il y a surabondance de
bras et assez souvent disette.
Si on prend la route la plus longue, quoique la moins dispendieuse,
celle du cap Horn, pour aller en Californie, il importe de s'entendre
avec les armateurs, et d'obtenir de ces derniers la permission de rester
à bord du navire, à San-Francisco, jusqu'à ce qu'on ait trouvé un em-
ploi convenable. Passé le mois de mai, il n'y a plus de difflcultés à
l'arrivée, et l'émigrant est maître de faire lui-même la loi dans la pé-
nurie des bras. Il faut six mois pour se rendre à San-Francisco par la
voie du cap Horn, même sans de bien grandes relâches. Les mois de
décembre et janvier me paraissent les plus favorables pour entre-
prendre ce voyage. La voie de Panama est beaucoup plus courte, mais
aussi beaucoup plus coûteuse. Si on la choisit, il vaut mieux se rendre
à New- York pour y retenir sa place à bord des vapeurs américains de
la mer Pacifique. Sans cette précaution, on court le risque de se voir
arrêté, quelquefois des mois entiers, à Panama, faute de pouvoir trou-
ver une occasion pour San-Francisco. Du Havre à New-York, le prix
du passage est de 450 fr. environ, de New-York à Chagres 1,000 fr., et
de Panama à San-Francisco 1 ,500 fr. pour les premières places. Le total
de ces sommes se grossirait encore d'une dépense de près de 500 fr., à
titre de frais de mulets et de bateaux que nécessite le passage de l'isthme
216 REVUE DES DEUX MONDES.
de Panama. Moins on prendra de marchandises avec soi, mieux ( n
vaudra. On peut se pourvoir aujourd'hui de tout à San-Francisco. i;a
des conditions assez satisfaisantes.
Il y a vingt ans, on fit dans une petite île voisine de Curaçao i c
découverte dont il fut grandement question pendant quelque tcn ;.
Un colporteur juif avait remarqué dans une case de nègre, où il s C :
arrêté pour un moment, deux gros morceaux de métal qui scrNai
de chiens dans cet âtre primitif. Les ayant examinés curieusemenll
les reconnut pour de l'or, et les obtint sans difficulté en échangef
quelques mouchoirs et d'une pipe. Ayant constaté l'endroit où cesp|
cieux fragmens avaient été trouvés, le juif se rendit à Curaçao, et ■
dit son or 150,000 francs. La curiosité publique fut à l'instant éveil
Les autorités se transportèrent sur les lieux, et les firent occu}|
militairement; puis on se mit à travailler pour le compte du goui
nement hollandais. Au bout de quelques mois, on avait trouvé de
pour 5 ou 6 millions; mais la source sembla se tarir tout d'un coup,
bien qu'on eût fait des fouilles et cherché de toutes les manières,^
ne trouva plus rien à partir de ce moment.
Qu'on se rassure, les mines de la Californie ne s'épuiseront pasj
si tôt. 11 n'est pas probable non plus que l'or subisse une dépréciât!
sensible par suite de cette étonnante découverte. Les arts et rindt[
trie absorberont dorénavant une quantité plus forte de ce prodi
([ui entrera aussi plus largement dans les besoins domestiques,
vaisselle des classes riches était naguère en argent; désormais
sera en or, et la révolution n'ira guère plus loin. Peut-être les deni
esseiitielles augmenteront-elles légèrement de valeur; en ce cas, le
du travail augmenterait aussi. On manque encore d'élémens suffis
pour éclairer tous ces points. La découverte des mines de Califoi
n'est d'ailleurs qu'une sorte de prélude aux découvertes semblal
qu'on pourra faire dans l'Amérique du Sud, dont la surface a été à pejj
effleurée par les Espagnols.
L'émigration européenne pourra donc, pendant bien des am
encore, se porter vers la Californie sans craindre d'épuiser ce rie
territoire. Les descendans des anciens Espagnols, venus dans le
soit du Mexique, soit du Pérou, et qui forment encore une classe
tincte et assez nombreuse, seconderont plutôt qu'ils ne contrarier
les efforts de nos travailleurs. Après avoir accepté d'abord d'aa
mauvaise grâce la domination américaine, ils commencent auj(
d'hui à s'accommoder davantage d'un état de choses qui les a
richis comme par enchantement. J'ai rarement rencontré une pi
belle race que la race espagnole de la Californie. Les hommes s(
grands, bien faits et pleins d'énergie. Les femmes ont, avec de bes
I ................. ,„
aeveux d'un noir de jais, avec un port plein de dignité et de grâce,
ce le type en un mot des Andalouses, une peau qui rivaliserait de
ancheur et de transparence avec celle des Anglaises. La race es-
tgnole, qui a combattu les Américains long-temps et avec courage,
ut être évaluée à huit mille âmes.
Les Indiens, jadis si heureux et si avancés en civilisation sous le
gime des jésuites, ces rois missionnaires qui ont laissé une em-
einte ineffaçable sur tous les points du continent américain , sont à
veille de disparaître. Les gens venus de l'Orégon les traquent litté-
lemcnt comme des bêtes fauves, et les abattent à coups de rifle avec
même sang-froid que s'ils avaient affaire à des loups ou à des
,Tes. Avides de vengeance, les malheureux Indiens s'en prennent
distinctement à tous les étrangers du mal que leur font les Oré-
tniens. Aussi la guerre a-t-elle pris peu à peu un caractère géné-
l, à tel point que nombre de personnes qui plaignent sincèrement les
,5 jipulat'ons indiennes sont forcées de les combattre dans un intérêt
j j! défense personnelle. La responsabilité et la honte d'un pareil état
|! choses reviennent à l'Union américaine, qui , malgré les emphati-
ï jies protestations de ses sociétés philanthropiques, malgré la lettre
(Mue de sa constitution, qui proclame tous les hommes égaux devant
en , maintient non-seulement l'esclavage sur son propre territoire,
lis détruit sans miséricorde les Indiens partout où elle les trouve
i, ;|r son passage. Seule parmi les nations civilisées , la France a su
r'iairer et émanciper les tribus soumises à sa domination sur le con-
I lent américain. La gloire de ce résultat revient d'abord, il faut le
[/Connaître, à son génie essentiellement sympathique; mais une part
cette gloire appartient aussi à un ordre religieux non moins riche
apôtres qu'en martyrs, et qui, en Californie comme au Canada,
nime au Paraguay, a tiré les populations indiennes d'une profonde
cadence physique et morale, en les initiant aux bienfaits de la civi-
■ation chrétienne. Que de fois n'ai-je pas entendu les citoyens éclai-
s des États-Unis eux-mêmes rendre hautement hommage à la bien-
isante et féconde influence qu'avaient exercée les ordres relio:ieux
thohques dans les deux Cahfornies! Tout en admirant cette acti-
té audacieuse et persévérante que déploie la race américaine sur
5 bords de la mer Pacifique, ils reconnaissent avec douleur que le
chet d'une pensée religieuse, d'un intérêt supérieur aux intérêts ter-
stres, manque à tant de prodigieux résultats. « Nous creusons, di-
ient-ils, des canaux qui se combleront, nous perçons avec nos rails
5 forêts et les montagnes, nous torturons la terre avec nos machines
mpliquées; mais nous passerons sur ce continent, où tant de races
it vécu et passé avant nous et sans laisser aucun de ces monumens
218 REVUE DES DEUX MONDES.
immortels qui perpétuent dans les cœurs le souvenir des nations i|
ne sont plus. Nos désirs comme nos espérances sont pour le préseï
y trouveront dans une renommée éblouissante, mais éphémère,!
seule satisfaction qui puisse leur être accordée. Si la France a pcil
plusieurs de ses conquêtes, elle trouve jusque dans les forêts du N
veau-Monde, et parmi les Indiens aujourd'hui persécutés, deshonii
qui bénissent encore son nom. »
Il y a quelque chose de touchant dans ces aveux, dans ces pl;uj
échappées aux citoyens d'une république aujourd'hui si floriss
L'avenir justifiera-t-il d'aussi tristes pressentimens? Ce qui est cert
c'est que l'influence des États-Unis n'est guère représentée aujourd'|
en Californie que par leur commerce. Une convention de la ha
Californie, convoquée dernièrement à Monterey, vient de voter ||
constitution pour ce pays. La Californie est devenue un état distij
il semble que rien ne doive retarder son annexion à l'Union an
caine. 11 n'en est rien pourtant. Cette aijnexion ne s'accomplira pq
sans de longs et graves débats. Les états à esclaves^ dont l'influe
balance, à peu de chose près, celle des états abolitionistes , se n
seront à ce que la phalange rivale se grossisse d'un élément nou^
et nécessairement hostile, tant que la Californie n'aura pas reco^
le fait de la légalité de l'esclavage «ur son territoire. Pour lever
difficulté, le gouvernement du président Taylor a ihiaginé d'envoyJ
San-Francisco un agent spécial avec mission de provoquer, de la i|
de la convention locale, une résolution immédiate sur ce point en litjj
« Si la Californie, disait le gouvernement de Washington, est d'avis
ne point sanctionner l'esclavage et se prononce danser sens, nous
rons de quoi fermer la bouche à M. Calhoun et aux orateurs du s|
Ceux-ci ne demanderont certainement pas que nous forcions la
à la Californie, en insistant pour qu'elle accepte une organisation:]
répugne à son tempérament. »
Le moment, on le voit, n'est pas encore venu d'examiner quelle
fluence pourrait exercer l'annexion de la Californie sur les destiï
politiques de l'Union américaine; mais ce qui est aujourd'hui évic
c'est que ce territoire offre et offrira long-temps encore des ressou) .
précieuses à l'ancien comme au nouveau monde. Sans doute, les Et ;-
Unis profiteront de cette nouvelle conquête; toutefois ils n'en prol3-
ront pas seuls. L'Europe aura aussi sa large part de bénéfices à 3-
cueillir, et la France surtout , déjà représentée en Californie par i
nombreuse population d'émigrans, trouvera chaque jour de nonvt
facilités, comme un nouvel avantage, à y verser l'excédant de s;i
pulation.
Au moment où je quitte la Californie, une foule d'émigrans fiJ
LA CALIFORNIE DANS LES DERNIERS MOIS DE 1849. 219
( jais se presse dans les rues de San-Francisco et aux mines; un grand
ombre de nos bâtiraens sont mouillés sur rade. De nouveaux arri-
ages du Ha\re, de Nantes, de Bordeaux et de tous nos grands ports
annoncent à cbaque instant. Les relations déjà si étroites entre la
rance et la Californie n'en sont pourtant encore qu'à leur début :
!S produits français, — l'eau-de-yie surtout, ce grand produit qui est,
our notre navigation nationale, ce que les houilles sont pour la
rande-Bretagne, les cotons pour les États-Unis, — y trouveront do-
înavant un débouché immense et chaque jour croissant. C'est dans
! mouvement d'expansion imprimé à notre commerce que gît sur-
ut à nos yeux l'importance de la- découverte qui a transformé les
aines du Sacramento en un grand centre d'affaires. Nos armateurs
»nt s'habituer aux expéditions à long terme, ils apprendront à se pas-
r des primes, cette triste ressource qui obère le trésor, qui encou-
ttîige la fraude, et qui le plus souvent est fatale à ceux même qu'elle
[i|)it secourir. Si, grâce à la Californie, notre commerce retrouve un.
fjiu de cette activité entreprenante qui l'animait autrefois, la part de
!t| France dans l'Eldorado américain sera encore assez belle, et c'est
II; ns envie que nous pouvons, dès ce jour, voir le drapeau de l'Union
'^ )tter sur les bords du Sacramento.
'0 .
1 Patrice Dillon.
li San-Francisco, 2 octobre 1849.
à'
SOUVENIRS
D'UN NATURALISTE
La Baie de Biscaye.
BIARRITZ. — GUETTARY. — SAINT-JEAN-DE-LUZ.
Les premiers jours de juin 1847 furent pour moi d'heureuses jo!-
nées. Après deux ans d'interruption forcée, j'allais reprendre us
études au bord de la mer et visiter cette fois la baie de Biscaye. Ci>'
course était presque un voyage de découvertes. Un seul natural i
m'avait précédé dans l'exploration zoologique de cette partie des et îs
de France. En 1794., M. Alexandre Brongniart avait à diverses repr '?
visité l'embouchure de l'Adour et parcouru les environs de Bian ?
Prévenu de nos projets, il mit à ma disposition ses souvenirs et ;s
notes. Déjà gravement atteint de la maladie qui devait l'enlever qi l-
ques mois après, il ouvrit pour moi ses cahiers où se trouvaient Cii-
signés jour par jour tous les actes de sa vie. Pendant deux heures, n i^
les feuilletâmes ensemble, et bien des fois la voix de l'aimable vi l-
lard s'anima, bien des fois ses yeux brillèrent au souvenir de ces jo:^
de jeunesse où, modeste pharmacien de l'armée des Pyrénées, il fê-
tait au point du jour, un morceau de pain dans sa poche, pour pn
der aux travaux qui devaient illustrer son nom, et revenait le s
I
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 221
heureux de quelque fossile, de quelque mollusque, de quelque algue
enlevés aux rochers du rivage ou recueillis sur le sable. C'est que
M. Brongniart appartenait à une génération qui s'en va chaque jour.
Toujours il aima la science pour elle-même, sous toutes ses formes,
dans toutes ses manifestations; il l'aima surtout dans ces travailleurs
sérieux en qui tant d'autres naturalistes ne voient que des ennemis
qu'il faut à tout prix décourager et écraser, s'il est possible.
Huit jours après j'étais à Bayonne et j'admirais l'aspect de cette ville.
Partout ailleurs j'avais trouvé une sorte de séparation entre le port et
le reste du paysage. Ici la campagne et la mer semblent se rapprocher
et se confondre. En amont, l'Adour, à peine plus large que la Seine
j au pont des Arts , serpente au pied de hautes collines. En aval , des
dunes chargées de pins semblent lui barrer le passage. Dans l'inté-
rieur de la ville, les arbres des promenades et des chantiers arrivent
jusque sur ses bords. Partout la coque noire des navires, leur mâture
élancée, leurs voiles blanches ou rougeâtres se détachent sur un fond
de verdure : on dirait un lac de l'intérieur; mais l'Océan révèle son
voisinage par la marée. Deux fois par jour le flot repousse les eaux du
fleuve, renverse la direction du courant et abaisse ou élève le pont de
bateaux qui réunit Bayonne à ses faubourgs.
L'Adour présente un phénomène assez rare dans l'histoire de nos
fleuves. A plusieurs reprises, son embouchure a changé de place. Les
habitons du pays assurent qu'il se jetait autrefois dans la mer entre
Biarritz et Bidar, au sud de l'embouchure actuelle; mais l'examen des
localités ne confirme guère cette tradition. En revanche, il est positif
qu'à diverses époques le fleuve a fait irruption vers le nord. En 1300,
entre autres, la même tempête qui, sur les côtes de Normandie, dé-
truisit la flotte d'Edouard 111 combla le lit de l'Adour. Bayonne et
les campagnes voisines furent inondées. Moissons, bestiaux, marchan-
dises, tout périt sous les flots. Enfin les eaux trouvèrent une issue, du
côté de Cap-Breton, et le fleuve, se creusant un nouveau lit, alla se jeter
dans la mer au Vieux-Boucaut, à huit lieues environ du côté du nord.
Pendant deux siècles, l'Adour suivit cette direction. Vers 1579, Louis
de Foix tenta de le contraindre à rentrer dans son ancien lit, et le suc-
cès couronna ses efforts. Comme par le passé, les navires purent arri-
ver librement à Bayonne; mais bientôt l'on eut à redouter de nouveaux
désastres. Sous l'action continue des lames du nord-ouest, la passe,
d'abord assez directe, s'inclinait peu à peu vers le sud, le lit du fleuve
s'ensablait. En 1720, le chenal était devenu presque- impraticable. Alors
on encaissa la rivière. Plus tard, de nouveaux ouvrages vinrent, à di-
verses reprises, s'ajouter aux belles digues de Touros. Cependant le pro-
blème est encore loin d'être résolu, et la barre de l'Adour est restée un
passage presque toujours difficile, souvent impraticable, malgré la pré-
222 REVUE DES DELX RIONDES.
sence d'un bateau à vapeur uniquement destiné à la remorque des na- 1
vires.
C'est que la barre de,rAdour présente sans cesse l'aspect d'une merj
en tourmente. Là l'Océan ne connaît point de repos. Je l'ai visitée par |
un de ces beaux jours d'automne où la nature entière semble se re-
poser de l'activité des saisons passées et se préparer au sommeil de 1
l'hiver. A peine un souffle d'air, venant de l'est, soulevait-il les ban-
deroles des navires amarrés de loin en loin aux bords du fleuve, et 1
pourtant, dès les Allées marines, admirable promenade étrangement
abandonnée par les Rayonnais pour les glacis de la place, j'entendais
ce tonnerre lointain qui annonce une mer agitée. Sous les rayons d'un]
soleil à demi voilé qui dorait Rayonne et son cadre de collines, je sui-
vis l'étroite jetée de la rive gauche, barrière bien faible en apparence, |
mais suffisante jusqu'à ce jour pour protéger les rives sablonneuses!
contre toute érosion. En face du village appelé le Boucaut, le bruit j
du ressac redoubla; à la pointe du lazaret, il devint vraimeïit formi-
dable. J'atteignis enfin la tour des signaux, et du haut de la plate-
forme j'embrassai d'un coup d'œil l'embouchure et ses abords. Des
deux côtés, la plage unie et basse s'élevait insensiblement et se héris
sait.de dunes de sable dont quelques-unes montraient leur cône aride
au-dessus des plantations de pins destinées à les fixer. A mes pieds i
commençaient les digues basses de MM. de Prony et Sganzin, tracées]
de manière a rétrécir progressivement le lit du fleuve et à agir comme
une écluse de chasse sur les sables et» les graviers. En face s'étendait!
l'Océan, dont pas une ride ne creusait la surface aplanie par. le venti
d'est. Et pourtant un large demi-cercle de vagues et d'écume séparait |
la mer et le fleuve : c'était la barre de l'Adour. Là grondait l'orage qu(
j'entendais depuis une heure. La marée montait. Des lames insensibles,|
venues du large, se relevaient au contact des bas-fonds et se dressaieni
en longues ondulations semblables à des murailles d'une demi-lieuej
Sapées à la base par le fond de plus en plus haut, elles se courbaient
en volutes et s'éboulaient en laissant échapper une blanche poussière]
Bientôt relevées, moins hautes, mais plus pressées, elles formaient, ei
face de l'Adour, comme une quadruple barrière sans cesse détruite e^
sans cesse renaissante, atteignaient enfin le rivage, se brisaient ave<j
furie et lançaient, jusqu'au haut du talus incliné qui les arrêtait, leur^
longues et rapides fusées. A l'embouchure même, elles se précipitaient
dans l'étroit canal, se recourbaient à droite et à gauche contre les je4
tées, comme pour faire à l'Océan un plus large passage, et roulaienj
avec elles des monceaux d'une écume jaunâtre qui, accumulés à iJ
hauteur du phare, semblaient un amas de roches flottantes (1).
(t) Que le lecteur ne taxe pas d'exagération les lignes qui précèdent. Voici en quelil
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 223
Tout étranger, en arrivant à Rayonne, va visiter Biarritz. Je me gar-
dai bien de manquer à l'usage et me mis aussitôt en quête des moyens
de transport. Jadis la course se faisait en cacolet. Sur le dos d'une
monture quelconque, cheval ou mulet, on plaçait un appareil assez
seml)Iable au double panier de l'âne. Le voyageur s'asseyait d'un côté
et avait pour contre-poids la cacolétière, belle Basquaise aux yeux
noirs, à l'esprit vif, à la repartie prompte. On suivait des sentiers sa-
blonneux où trotter était impossible. La conversation s'engageait, la
route S'allongeait d'autant, et bien des fois le touriste et son guide se
reposaient dans les grottes de la Chambre d'amour. Les progrès de la
civilisation, le besoin de communications plus rapides et plus fré-
({uentes, ont mis fin à ces voyages pittoresques. Une route passable-
ment entretenue a relié Biarritz à Bayonne. Omnibus et coucous, dé-
corés du nom de diligences, l'exploitent avec une activité que redouble
la concurrence de nombreux cabriolets; mais, sur leurs banquettes
poudreuses et fort mal rembourrées, plus d'un voyageur, j'en suis cer-
tain, a regretté le cacolet.
Quoi qu'il en soit, Biarritz vaut bien une heure passée à avaler la
poussière et à supporter les cahots. Ce village est la réalisation d'un joli
décor d'opéra-çomique. Qu'on se figure un plateau à mi-côte, suivi
d'une gorge profonde rapidement inclinée vers la mer, encaissée dans
les montagnes et les rochers, avec ses précipices et ses ravines, tout
cela abrupt et sauvage, mais réduit aux proportions de la miniature :
tel devait être Biarritz avant de devenir un des plus célèbres bains de
mer de notre midi. Ses deux collines avancent dans la mer en forme
de cap à deux pointes. A gauche, à la Pointe des Basques, commence une
haute falaise, qui se prolonge au loin vers le sud. A droite, YAtalaï
sème sur toute la Côte des Fous ses roches percées, ses écueils isolés, tous
plus ou moins bizarrement façonnés par les vagues qui les rongent
rapidement. Entre la Pointe des Basques et l'Atalaï se trouve le Port-
Vieux, d'où partaient autrefois, tous les ans, plusieurs navires balei-
niers, et qui, perdant chaque jour en étendue, n'abrite plus aujourd'hui
que quelques barques de pêcheurs. C'est dans ce cadre admirable que
sont dispersées les habitations. Les unes, occupant le plateau et le fond
de la vallée, forment la place du village et sa rue principale; les autres
sont groupées çà et là un peu au hasard et au gré des accidens du
termes M. Beautemps-Beaupré, si sobre d'observations dans les légendes qui accompa-
gnent son magnifique Atlas hydrographique des côtes de France, s'exprime en parlant
de ce lieu vraiment remarquable : « La mer est quelquefois très belle au large, tandis
qu'elle est affreuse sur la barre de l'Adour, et qu'il serait impossible de faire gouverner
un bâtiment entre les lames qui s'élèvent alors sur ce danger, quand même le vent serait
favorable pour le franchir. » (Plan du cours de l'Adour.) Nous reviendrons plus loin sur
ce phénomène en parlant de Saint- Jean-de-Luz.
224 REVUE DES DEL'X MOTvDES.
terrain. Toutes, avec leurs volets verts qui se déiaclicnt sur des murs
éclatans de blancheur, ont un air de propreté et d'aisance bien fait
pour attirer les baigneurs. Aussi cette population nomade afflue-t-elle
à Biarritz, qui tend chaque année davantage cà devenir un lieu de ren-
dez-vous bien moins pour les malades que pour les amis du plaisir.
Les côtes de la baie de Biscaye sont extrêmement dangereuses, même
pour les plus habiles nageurs, excepté sur quelques points abrités. Le
Port-Vieux remplit parfaitement cette condition. On dirait un bassin
taillé de main d'homme pour la sécurité des baigneurs. A droite et à
gauche , les deux pointes du cap brisent partout l'effort des vagues et
neutralisent les couraus. La grève sablonneuse s'élève doucement vers
la rive, que dominent les dernières maisons du village et quelques-uns
des principaux établissemens destinés aux voyageurs. De petits sen-
tiers en zigzag courent tout autour du port, et, à l'heure du bain, se
couvrent de promeneurs qui désertent pour ce spectacle les roches de
l'Atalaï ou la falaise des Basques. Grâce aux traditions patriarcales de
Biarritz, rien ici ne sépare les baigneurs et les baigneuses. Couvert
d'un costume qui ne laisse rien à désirer à la plus scrupuleuse dé-
cence, mais qui varie au gré de chacun, on ne se quitte pas plus au
bain qu 'à la promenade. Aussi que de plaisir ! que de jeux ! que de défis
lancés et acceptés au milieu des cris de joie et des éclats de rire! Tout
le monde se pique d'émulation, et la dame la plus timide veut au
moins une fois aller se reposer à la corde qui barre à fleur d'eau l'en-
trée du port. Pour atteindre ce but, la plupart d'entre elles ont recours
à l'aide d'un cavalier, ou font la planche soutenues par une paire de
grosses gourdes; mais j'ai vu aussi ({uelques intrépides nageuses, pres-
que toutes Basquaises ou Espagnoles, qui, sans sourciller le moins du
monde, allaient chercher une poignée de gravier à dix pieds de pro-
fondeur ou piquaient une tête avec l'aisance d'un habitué des bains
Petit.
A un quart de lieue de Biarritz se trouve la Chambre d'amour, anse
profonde creusée en demi-cercle et entourée de falaises inaccessibles.
On y pénètre par une étroite langue de sable, que la mer, en se reti-
rant, laisse à sec au pied de la pointe du nord. Jadis la plage était par-
tout très basse; à la marée haute, les flots battaient en tout sens les
murailles à pic de la baie, et envahissaient parfois une grotte percée
dans le fond. Cette grotte, raconte la légende, servait de rendez-vous
à deux amans. Long-temps l'Océan parut respecter et protéger leurs
amours; mais un jour, sous le souffie orageux du nord-ouest, la mer
monta plus que de coutume, et un pêcheur, en pénétrant le lendemain
dans le creux du rocher, y trouva deux cadavres réunis encore par une
étreinte suprême. Pareille catastrophe n'est plus à craindre. Depuis
quehiucs années, sous le choc répété des vagues, une portion de la
SOUVENIRS u'UN NATURALISTE. 225
{ ilaisc s'est écroulée, des sables venus du large ont recouvert ces dé-
: is et obstrué l'entrée de la grotte. Aujourd'hui, le voyageur surpris
, ;.u' la marée et enfermé dans la Chambre d'amour en serait quitte pour
itie pendant quelques heures emprisonné en plein air; tout au plus,
si la mer était grosse, serait-il forcé de chercher un refuge au sommet
du monticule qui recouvre le tombeau des deux amans.
Pour le naturaliste plus encore que pour le poète, un intérêt très vif
s'attache à la Chambre d'amour. L'ondulation du terrain qui l'entoure
marque l'extrême frontière de la chaîne des Pyrénées. A quelques pas
■ cette petite baie, les falaises s'abaissent pour ne plus se relever, et
leurs dernières roches plongent sous la mer de sable qui s'étend jus-
qu'à la Gironde, et transporte au miUeu de nos plus riches provinces
la réalisation en petit d'un désert africain. Biarritz et son territoire,
ainsi placés sur la limite d'une de ces grandes formations qui donnent
il notre globe son relief actuel, présentent de curieux problèmes dont
il solution partage encore les géologues. Nous allons essayer d'en
' imer une idée, en prenant surtout pour guides la magnifique carte
les mémoires spéciaux de MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont (1).
(1) Des 1811, M. Brochant de Villiers, professeur de minéralogie et de géologie a. l'École
(les mines, avait proposé de dresser une carie géologique de la France. L'exécution de
projet, long-temps ajournée, fut reprise en 1822. MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont,
us jeunes ingénieurs des mines, furent chargés de ce travail et se partagèrent les
explorations. Pendant dix-neuf ans, ils se consacrèrent à ce grand ouvrage, et attachèrent
•irisi leur nom à un des plus beaux monumens de la science moderne. En 1811, la Carte
' ilogique de la France parut en six feuilles formant un carré de deux mètres de côté.
il texte explicatif avec plans, coupes et vues, accompagne cette publication si importante
par elle-même et par les innombrables travaux auxquels elle a servi de point de départ.
Aujourd'hui il est impossible de s'occuper de la géologie de notre pays sans connaître la
carte de MM. Dufrenoy et Élie de Beaumont, et pourtant nul ne peut, sans des protec-
tions spéciales, se procurer cet clémqnt indispensable de travail. Le ministre de l'intérieur
s'est réservé le monopole absolu de cette œuvre toute d'utilité publique. Quelques princes,
quelques député.s, quelques diplomates français ou étrangers, tous gens qui s'inquiètent
assez peu de science, ont reçu en pur don la carte géologique de France. Un savant fran-
çais ne peut se la procurer même à prix d'argent. Nos établissemens d'enseignement
supérieur sont dans le même cas. Il y a quelques années, le ministère de l'instruction
publique a vainement demandé qu'il en fiit remis un exemplaire à chaque faculté des
sciences; on a mieux aimé les laisser moisir dans une chambre du ministère de l'inté-
rieur. Nous n'hésitons pas à le dire, il y a là un abus coupable et dont on devrait deman-
der un compte sévère. Nous ne comprenons pas qu'un ministre, qu'un chef de division
ou de bureau puissent ainsi confisquer et tenir sous clé les fruits de travaux immenses
accomplis aux frais du pays. En pareil cas, le devoir du gouvernement est d'imiter la
conduite si intelligente et si libérale du ministère de la marine. V Atlas hydrographique
■-'f'S côtes de France, auquel M. Beautemps-Beaupré a travaillé pendant cinquante ans,
• été mis en vente, et cela au plus bas prix possible. A mesure que paraissait une des
immenses cartes qui le composent, elle était déposée chez le vendeur et livrée au public
pour deux francs la feuille entière, pour un franc la demi-feuille. Ne devrait-il pas en
être ainsi à plus forte raison pour une carte dont la vulgarisation intéresse non-seule-
TOME V. . l'6
1
22G REVUE DES DEUX MONDES.
On sait que notre globe n'est arrivé que par degrés à sa configura-
tion actuelle. Avant de présenter les reliefs et les dépressions que re-
tracent nos cartes de géographie, sa surface a subi de nombreuses
convulsions, séparées l'une de l'autre par de longs intervalles de repos.
Pendant les périodes de calme, des terrains s'amoncelaient, des couches
se superposaient au fond des vastes mers de ces âges géologiques;
puis, lorsque l'heure d'un nouveau cataclysme était venue, les forces
momentanément endormies au centre du globe se réveillaient, pous-
saient, au travers des dépôts récens, les roches sous-jacentes, et fai-
saient surgir un continent jusque-là submergé, une nouvelle chaîne
de montagnes. De vastes dislocations, des plissemens, des ruptures, des
redressemens de couches accompagnaient chacun de ces soulèvemens,
et c'est dans ces masses bouleversées, dans les rapports qui les unissent,
que la science moderne a su retrouver, souvent avec une incroyable
certitude, l'histoire de ces révolutions.
A l'époque où prenaient naissance les terres qui entourent la baie de
Biscaye, l'Europe en général, la France en particulier, ne ressemblaient
guère à ce qu'elles sont de nos jours. Déjà douze soulèvemens avaient
eu lieu (1). L'Auvergne, la montagne Noire, lesCévennes, formaient une
sorte de continent qui s'étendait jusqu'aux Ardennes et aux ballons
des Vosges; la Bretagne, une portion de la Normandie, le Maine et la
Vendée s'allongeaient en presqu'île ii^régulière et se rattachaient par
le Poitou à ce plateau central; la Flandre, la Picardie, la Champagne,
le bassin de Paris, la Haute-Normandie, la Touraine, le midi de la
France et le nord de l'Espagne n'étaient qu'une vaste mer où s'élevaient
çà et là quelques îles. Au fond de cette mer se déposaient les der-
niers terrains secondaires, les terrains crétacés, qui, par leur épaisseur
et leur variété, attestent que cette période eut une très longue durée.
Cet état de repos fut troublé une première fois par le treizième soulè-
vement, celui du mont Viso, qui donna naissance aux Alpes françaises.
Puis, après une nouvelle périodt,de tranquillité, survint le quatorzième
soulèvement. Celui-ci fut un des plus considérables dont la terre ait |
gardé la trace : il s'étendit depuis l'extrémité occidentale de l'Europe
jusque dans l'Amérique septentrionale, à travers toute l'Asie, et c'est
à lui surtout que les Pyrénées durent leur relief actuel (2). L'éruption
ment la science, mais encore l'agriculture et toutes les industries dont le développement
se rattache à la connaissance géologique du sol? On essaierait en vain de se justifier en
disant que la petite carte réduite peut remplacer la grande; car, encore une fois, le
pays a payé pour faire exécuter cette dernière, et il a par conséquent le droit d'en jouir,
(1) Les numéros que nous donnons aux soulèvemens sont ceux que M. Élie de Beau-
mont a adoptés dans sa dernière publication sur ce sujet. (Article Systèmes de montagnet
dans le Dictionnaire universel d'histoire naturelle.)
(2) La forme actuelle des chaînes de montagnes n'est pas due à un seul soulèvement.
M. de Beaumont admet que les Alpes, telles que nous les voyons de nos jours, ont été
r. JJ.ii
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 227
des roches primitives qui forment l'arête centrale de ces montagnes
releva les terrains crétacés dont nous parlions tout à l'heure. Des deux
côtés de la chaîne on retrouve leurs couches inclinées parallèlement à
cet axe, et ce sont elles qui constituent toutes les falaises du pays
basque.
Si les phénomènes géologiques accomplis autour de la baie de Bis-
caye s'étaient arrêtés à cette époque, leur explication n'offrirait que des
difficultés légères; mais il n'en fut pas ainsi. Relevés et refoulés au
midi par l'apparition des Pyrénées , retenus au nord par les forma-
tions anciennes auxquelles ils s'appuyaient, les terrains crétacés avaient
fléchi dans îe milieu et creusé une vaste dépression aussitôt envahie
par les flots. Les Pyrénées se trouvèrent ainsi séparées de la France
par un large bras de mer qui s'étendait à l'ouest depuis Biarritz jus-
qu'à la Gironde, et à l'est, depuis Carcassonne jusqu'à l'embouchure
du Rhône. Des terrains tertiaires se déposèrent successivement dans
ce bassin , et c'est à eux que plusieurs géologues d'un grand mérite,
guidés principalement par l'étude des fossiles, ont rattaché les envi-
rons de Biarritz depuis la Chambre d'amour jusqu'au moulin de So-
pite. D'après cette manière de voir, les Pyrénées n'auraient été sou-
levées que postérieurement à. la formation de ces terrains, et seraient
par conséquent moins âgées qu'on ne l'avait cru d'abord (1).
Une circonstance particulière est venue compliquer la question et
en rendre la solution plus difficile. Bien long-temps après l'apparition
des Pyrénées, après le dépôt des terrains tertiaires, un nouveau ca-
taclysme est venu ébranler toute la contrée, changer l'inclinaison
primitive des couches et parfois modifier leurs "rapports. Les ophites,
espèce de roche porphyrique, ont fait éruption à travers toutes les
formations précédentes et créé, sur plusieurs points, des centres de
soulèvement partiels. Déjà M. Dufrenoy avait signalé ce fait remarquable
et figuré entr'autres Une dès masses ophitiques entourées de gypse qui
ont agi sur les falaises entre Biarritz et Bidar (2). Je ne manquai pas de
visiter cette localité curieuse, mais près de vingt ans s'étaient écoulés
pour ainsi dire modelées par au moins cinq soulèvemens; les Vosges, par une douzaine.
Selon M. Durocher, on trouve dans les Pyrénées les traces superposées de sept boule-
versemens successifs. Souvent, sur un espace assez resh-eint, divprs- systèmes de mon-
tagnes de direction et d'âge différens semblent être accumulés comme à plaisir. Ainsi,
MM. Boblaye etVirlet ont reconnu en Morée jusqu'à neuf soulèvemens distincts. (Article
Systèmes de Montagnes.)
(1) Parmi les géologues qui soutiennent cette opinion, nouç devons mentionner sur-
tout M. d'Archiac, qui a publié entre autres, sur les fossiles de Biarritz, un mémoire
très important (Mémoires de la Société géologique de France, 1846), et M. Alcide d'Or-
'^'gny. un des savans qui soutiennent avec le plus de persévérance le principe de la
caractérisation des terrains par les fossiles.
(2) Mémoires pour servir à une description géologique de la France, par MM. Dufre-
noy et Élie de Beaumoat. Tome II, pi. 7.
228 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
depuis que M. Dufrenoy aA ait fait le dessin qui accompagne son mé-
moire, et l'aspect des lieux avait étrangement changé. Sous le choc
incessant des vagues, le gypse avait presque entièrement disparu; la fa-
laise avait reculé d'au moins cent cinquante pieds vers l'intérieur des
terres. Seule, l'ophite avait résisté grâce à sa dureté extrême, et main-
tenant elle s'élevait au milieu de la plage comme un témoin de la puis-
sance destructrice des flots. M. de CoUégno, habile géologue qui, bien
avant moi, avait fait cette remarque, estime à dix pieds environ l'em-
piétement annuel de la mer (i).
Ce fait, qui se reproduit avec plus ou moins- d'intensité tout le long
delà côte, tient à la nature même et à la structure des roches. Ce sont
généralement des calcaires marneux ou sablonneux, qui se délitent
sous l'action seule des agens atmosphériques. De plus, elles sont presque
partout divisées en lames minces, parfois séparées par des couches do
terre glaise. Celles-ci , entraînées par les eaux , abandonnent à l'action
des vagues non plus une masse solide, mais une sorte de pâte feuilletée
qui cède au moindre choc. Aussi de la Chambre d'amour jusqu'à la
baie de Saint-Jean de Luz le rivage offre-t-il à chaque pas des preuves
de sa destruction progressive. Partout des crevasses profondes, des
terres éboulées, dos roches récemment fracturées frappent les regards.
La science profite d'un état de choses si menaçant pour l'avenir de ces
contrées. Les flancs déchirés des falaises laissent à nu d'innombrables
fossiles, débris des races animales ou végétales qui peuplaient ces an-
tiques mers, et chaque orage, chaque tempête prépare au naturaliste
une nouvelle moisson. Armé du marteau des géologues, du ciseau des
tailleurs de pierres, je me mis aussitôt à l'œuvre, et peu de jours mo
suffirent pour remplir une caisse entière, grâce au guide expérimente
qui dirigeait mes explorations (2).
On voit que le touriste et le géologue trouvent à Biarritz tout ce qui
peut les arrêter. Il n'en est pas de même pour le zoologiste. Isolés entre
deux longues plages sablonneuses, sans cesse rongés par les vagues,
les rochers de la pointe n'olîrent aux animaux marins qu'une retraite
précaire et restreinte. Aussi quelques petits mollusques, quelques rares
annélides, quelques zoophytes des plus communs composent-ils toute
leur faune. Sous peine de perdre mon temps, je dus chercher fortune
ailleurs, et, guidé par les cartes de M. Beauternps-Beaupré, je ne tardai
pas à m' installer à deux lieues environ de Saint- Jean de Luz, dans le
petit village de Guettary.
(1) Bulletin de la Société géologique de France, 1839.
(2) M. Darrac de Bayonne, bien connu de tous les naturalistes qui ont visité ces con-
trées. C'est un de ces hommes trop rares en province qui savent conserver le feu sacré
de la science au milieu des soucis de leur profession et de l'indifférence de leurs conci-
toyens.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 229
Une église, autour de laquelle se groupent dix à douze maisons
d'un blanc de lait, aux volets rouges ou verts , puis une cinquantaine
d'habitations semblables dispersées dans un espace d'environ une demi-
lieue carrée, enfermant des collines basses et de petites vallées, semé
de bouquets d'arbres, de champs de blé et de maïs, sillonné par
d'étroits sentiers qu'ombragent l'aubépine et la prunelle : voilà ce
qu'est Guettary, vrai type du village basque. La falaise, rompue à la
hauteur d'un des principaux groupes de maisons, s'abaisse en pente
raide jusqu'à un petit havre sablonneux que protègent comme des
jetées naturelles deux longues traînées de rocher. Grâce à cette cir-
constance, Guettary est aussi un rendez-vous de baigneurs. Le bon
marché de la vie , le calme et l'isolement du village y attirent tous
ceux qu'effraie le luxe de Biarritz, et qui viennent demander à la
mer le soulagement de souffrances réelles. Aussi retrouve-t-on ici le
sans-façon des anciens jours. On se baigne pour ainsi dire en famille.
Ouverte librement vers le large, la plage reçoit les lames de plein
fouet. Pour résister plus aisément, dames et jeunes filles se prennent
par la main, forment un cercle, et c'est plaisir que de les voir attendre
la vague avec une sorte d'anxiété joyeuse , sauter l'une après l'autre
pour maintenir leur tête au-dessus du flot qui passe, et quelquefois
aussi disparaître presque entièrement sous une onde trop élevée. Qu'on
ne s'effraie pas de ce tableau, il n'y a nul danger pour elles. Un
maître plongeur, vieux matelot au teint bronzé par les intempéries de
cent climats, est là qui veille à la sûreté générale , prêt à porter se-
cours au besoin. Au reste, il est sans exemple qu'un baigneur se soit
noyé à Guettary, et ces bains, pris en quelque sorte en pleine mer,
doivent avoir une double efficacité, grâce à l'exercice constant qu'ils
entraînent.
A Guettary, tous les hommes sont marins. La plupart s'engagent
chaque année à bord des navires frétés pour Terre-Neuve, et reviennent
après la campagne, rapportant une somme qui varie de 800 à 1,500 fr.
Les autres se livrent à la pêche, surtout à celle du thon. Cette pêche
se fait ici tout autrement que dans la Méditerranée. La baie de Bis-
caye, avec ses abîmes, ses roches et ses tempêtes, ne se prêterait pas
à l'établissement des madragues (1). L'espèce même du poisson est
différente. Le thon de la Méditerranée est reconnaissable à ses courtes
nageoires pectorales. Celui qu'on pêche à Guettary porte des nageoires
très longues; en outre, il est de plus petite taille, mais sa chair est
bien plus délicate, et c'est lui qui fournit au commerce ses conserves
les plus estimées. Pour l'atteindre, les pêcheurs se servent de la ligne.
C'est à vingt ou trente lieues au large qu'ils vont jeter leurs hameçons
(1) Voyez les Souvenirs de Sicile, livraison du 15 octobre 18 $6.
^30 REVUE DES DEUX MONDES.
garnis d'un appât de toile peinte imitant grossièrement une sardine. Il
faut toute l'intrépidité proverbiale des marins basques pour se hasar-
der à de telles distances avec de simples chaloupes non pontées et sur
une mer qu'entoure de toutes parts cette redoutable côte de fer, où tout
navire qui échoue est fatalement perdu corps et biens; mais aussi,
quand la pêche est bonne, les profits sont considérables. J'ai vu une de
ces chaloupes revenir à Guettary chargée de plus de quatre-vingts thons
pesant au moins trente livres en moyenne. Dans sa campagne de deux
jours, l'équipage, composé de cinq hommes et d'un mousse, avait ga-
gné plus de 1000 francs.
Les armemens de Terre-Neuve, la pêche du thon et celle de la sar-
dine, que pratiquent surtout les pêcheurs du Socoa, répandraient aisé-
ment sur toutes ces côtes le bien-être- et même la richesse. Mes hôtes
de Guettary étaient un exemple frappant de ce que peuvent ici l'ordre
et l'économie. A vingt ans, simple matelot et sans fortune, Cazavan
avait épousé une femme aussi pauvre que lui, puis il était parti pour
Terre-Neuve. Aujourd'hui, il est propriétaire et un des premiers maî-
tres voiliers de Bayonne. Malheureusement ce ménage est une hono-
rable exception. L'incurie et la dissipation maintiennent dans la pau-j
vreté ces populations qui pourraient si facilement arriver à l'aisance,
et, chose étrange, ce sont les femmes surtout qu'il faut accuser de ce
triste résultat. Entourées de matelots, elles en ont pris le caractère et
les mœurs. La plupart se livrent à l'ivrognerie, et, quand le père ou
les enfans embarqués sur les navires reviennent à terre, il y a tou-
jours à solder sur leurs épargnes des comptes de boulangers et de ma
chands de vin. Le peu qui reste est bien vite dissipé de la même matj
nière. Voilà comment Guettary, qui fournit à lui seul plus de dei
cents pêcheurs de morue, qui reçoit par conséquent chaque année ps
cette seule branche d'industrie 200 ou 250,000 francs en beaux écusj
souffre de la misère malgré cette source de capitaux qui enrichiraiei
rapidement les communes placées à quelques lieues de là; car, il fai
le dire, les Basques de la plaine et des montagnes ne ressemblent pasi
leurs frères des côtes, et, à des distances très rapprochées, on peut coi
stater une fois de plus l'influence moralisante des travaux agricoles.
A droite du petit havre, dont j'ai parlé plus haut, s'étend la plag^
sablonneuse qui relie Guettary, Bidar et Biarritz. A gauche, commei
cent les roches qui, jusqu'à l'embouchure de la Bidassoa, bordent
pied des falaises et découvrent à chaque marée. C'était là mon chamj
de récolte, champ difficile à exploiter s'il en fut. Sans cesse battu paj?^
les vagues, le terrain crétacé a été rasé au niveau de la haute mer
comme une sorte de trottoir irrégulier qui avance au large de quel-
ques centaines de mètres. Ses couches plissées, tordues en tout sens
comme les feuillets d'un cahier qu'on aurait pris plaisir à chiffonner,
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 231
forment une plage hérissée de pointes, de lames étroites, entrecoupée
de trous et de fentes comme je n'en avais pas encore rencontré. Au
milieu de ce désordre, plus d'herbiers, plus de vase propres à nour-
rir des animaux marins et se laissant facilement pelverser. Partout
du sable pur, par conséquent inhabité, ou des roches solides recelant
entre leurs lames ces êtres que je venais poursuivre au nom de la
science. Une pioche ordinaire m'eût été ici d'un faible secours; mais
heureusement j'avais pris mes précautions. Une forte bêche en spa-
tule, aciérée et terminée en arrière par un pic aigu, tel était l'instru-
ment avec lequel j'attaquai ces feuillets d'un calcaire compacte sou-
vent doublé de quartz. Au besoin, j'y joignis le marteau, et bientôt
vases et flacons commencèrent à se peupler. Toutefois, pas plus ici qu'à
Biarritz, qu'à Saint-Jean de Luz, qu'à Saint-Sébastien, je ne retrouvai
cette surabondance d'animaux marins à laquelle m'avaient habitué mes
coutses précédentes. Les côtes de là Manche, exceptionnelles peut-être
sous ce rapport, m'avaient gâté la baie de Biscaye.
Guettary devint donc mon quartier- général. Tantôt j'explorais ses
environs en zoologiste, tantôt je partais pour les falaises de Bidar, muni
d'un large havresac de toile à voile qui se gonflait bientôt d'empreintes
végétales, de mollusques, de zoophytes fossiles destinés à figurer dans
les galeries du Muséum. A diverses reprises, je poussai mes excur-
sions jusqu'au fort du Socoa, placé à la pointe méridionale de la baie
de Saint-Jean de Luz, et, pour mettre mieux à profit ces courses loin-
taines, j'emportais un double appareil d'instrumens. Mon équipage
alors tenait un peu du Bobinson. A mon épaule droite pendait le sae
aux fossiles, à l'épaule gauche la longue boîte de fer-blanc destinée aux
grands animaux; à ma ceinture, en guise de poignard, était passé le
marteau, tandis que des tubes et des flacons, montrant leurs goulots
par toutes les poches, simulaient d'inoffensives cartouchières ou de
très pacifiques pistolets. Ma double pioche, avec son robuste manche
de frêne, achevait de me donner quelque chose d'assez étrange. Aussi
pêcheurs ou laboureurs, en me voyant passer, m'accompagnaient-ils
d'un long regard de curiosité, et plus d'une fois je fus suivi par les ga-
mins dans les rues de Saint-Jean de Luz.
Cette viUe, la dernière de France de ce côté de nos frontières, mé-
rite à plus d'un titre tout l'intérêt du voyageur. Sa rade, la seule que
possèdent nos côtes de la Gironde à la Bidassoa , présente un de ces
coups d'oeil qu'on admire même après avoir vu la baie de Palerme et
le golfe de Naples. Le pays basque se montre ici dans tout ce qu'il a de
gracieux et de sévère. Du haut de la pointe Sainte-Barbe, dont les ca-
semates aujourd'hui en ruines croisaient leurs feux avec ceux du fort
Socoa, l'œil tourné vers le sud rencontre une suite de coteaux arrondis,
irrégulièrement semés d'arbres et de petites maisons semblables à des
232 REVUE DES DEUX MONDES.
gouttes de lait. A l'est, la baie se développe en demi-cercle, bordée au
fond par les maisons de Saint-Jean de Luz , qui , ainsi vu à distance ,
a tout l'air d'une grande ville. Une ouverture étroite, resserrée entre
deux digues de granité, marque l'entrée du port et l'embouchure de
la Nivelle. Au-delà, cette petite rivière s'enfonce dans une vallée riante,
que dominent les pentes abruptes et l'aride sommet de la Rune. A
l'ouest, la baie se courbe en croissant, glisse sous un triple étage de
collines, et vient se terminer à la grosse tour grise du Socoa. Partout
les Pyrénées montrent au fond du tableau leurs gorges profondes, leurs
rochers dont la distance adoucit les contours, leurs cimes pittoresque-
ment dentelées, puis s'éloignent dans la direction des côtes d'Espagne
et vont se perdre à l'horizon dans le bleu foncé de la mer et du ciel.
Saint-Jean de Luz, aujourd'hui petite ville de deux mille âmes au
plus, eut autrefois ses jours de prospérité et compta jusqu'à dix mille
liabitans. Long-temps ses marins, ses pêcheurs de baleines et de mo-
rues, ne connurent point de rivaux. Jusque vers le milieu du dernier
siècle, son commerce a été des plus florissans. Louis XIV et l'infante
d'Espagne reçurent la bénédiction nuptiale dans son église, et aujour-
d'hui ce souvenir est encore un de ceux dont s'enorgueillissent les ha-
bitans de cette ville. Tout fiers d'avoir logé le roi dans leurs murs (1),
tandis que les équipages s'arrêtaient à Bayonne, ils appellent dédai-
gneusement cette dernière les écuries de Saint-Jean de Luz, mais ce
n'est là pour eux qu'une triste consolation. Depuis bien des années, la
lutte réelle qui régnait jadis entre ces deux villes n'est qu'un simple
souvenir, et Bayonne n'a plus à redouter son antique rivale. L'Océan
a pris parti pour elle, et chaque année ce formidable auxiliaire em-
porte pièce à pièce quelque lambeau de Saint-Jean de Luz. Je ne fais
pas ici d'exagération; j'exprime simplement un fait dont on trouve
à chaque pas des preuves trop évidentes. Allez visiter les rochers qui
bordent à gauche l'embouchure de la Nivelle, vous apercevrez partout
des traces de fondations et quelques pans de murs déchirés. C'est là
tout ce qui reste de l'un des anciens quartiers de la ville. Parcourez la
plage de sable qui occupe le fond de la baie, et vous trouverez à cin-
quante pas au moins en avant de la jetée actuelle un cercle de maçon-
nerie, seule trace d'un puits qui, en 1820, arrosait des jardins placés
derrière une rue dont il ne reste plus de vestiges (2). Revenez ensuite
vers la ville, et, derrière la digue destinée à la protéger, vous verrez
les maisons inhabitées se lézarder et s'écrouler, par suite de cet aban-
don. C'est qu'une longue et cruelle expérience a appris aux habitans
(1) Les habitans du pays parlent toujours de cet événement comme s'il s'était passé la
veille. Jamais ils ne nomment Louis XIV, ils le désignent seulement par ces mots : Le roi.
(2) Ce puits est marqué dans la carte de l'Atlas hydrographique de France représen-
tant la rade de Saint-Jean de Luz.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 233
que contre l'ennemi qui mugit à leurs portes toute défense est impos-
sible, et que le plus sage est de fuir.
Jadis Saint-Jean de Luz avait ses digues naturelles. L'entrée de la
baie était plus étroite, un banc de roche faisait l'office de brise-lames,
et l'embouchure de la Nivelle restait encaissée entre la montagne de
Bordagain et une grande dune. Vers le xvii* siècle, les pointes du Socoa
et de Sainte-Barbe cédèrent peu à peu; le plateau d'Arta s'abaissa de plus
en plus, et les vagues, arrivant sans obstacles sérieux jusqu'à la plage,
commencèrent à l'entamer. Un premier mur fut construit pour les arrê-
ter; mais la mer gagnait chaque jour du terrain , et, le 22 février 1749,
une tempête emporta cette première digue avec plusieurs maisons (1).
A partir de cette époque, les plus habiles ingénieurs ont vainement es-
sayé de lutter contre la fatalité qui pèse sur Saint-Jean de Luz. Les ou-
vrages les plus solides en apparence ont été renversés, et leur destruc-
tion complète par les tempêtes de 1822 semble consacrer définitivement
l'inutilité de ces tentatives. Pour lutter contre les vagues, M. de Bau-
dres avait perfectionné l'œuvre de ses devanciers et épuisé toutes les
ressources de son art. Une digue de terre battue avait été posée sur le
bourrelet formé par la mer elle-même et renforcée par d'épais con-
treforts de maçonnerie placés dans l'intérieur. Son talus avait été re-
vêtu d'un mur d'un mètre d'épaisseur très incliné, pour laisser moins
de prise à la lame, et dallé de larges pierres de taille. D'énormes blocs
de rochers maintenus par trois rangées de pilotis profondément en-
foncés protégeaient le pied de la digue, et cependant, en quelques
jours, les madriers furent arrachés, l'enrochement dispersé, la ma-
çonnerie rasée, et cela à tel point qu'après la tempête on ne trouva pas
même un débris de la digue sur une longueur de 140 mètres (2). Par-
tout, sur ces ruines qu'il avait faites, l'Océan avait jeté son manteau
de sable et passé son niveau.
Aujourd'hui une nouvelle jetée est venue remplacer celles que la
mer a détruites; nous n'osons espérer qu'elle résiste mieux que ses aî-
nées. Déjà les sables s'accumulent à sa base, et à chaque coup de vent
les vagues passent par-dessus, retombent dans la ville, et roulent dans
les rues leurs flots mêlés de sable et de gravier. Sauver Saint-Jean de
Luz par des défenses immédiates paraît désormais impossible. Serait-
on plus heureux en le couvrant d'ouvrages avancés? L'expérience en-
core semble dire que non. Déjà Vauban avait voulu fermer la baie au
moyen de deux jetées qui , s'appuyant sur les rochers de Sainte-Barbe
et du Socoa, n'auraient laissé dans le milieu qu'un étroit goulet. Vers
la fin du dernier siècle, ce projet reçut un commencement d'exécution;
(1) Note sur la baie de Saint-Jean de Luz, par M. P. Monnier, ingénieur hydrographe
de la marine. {Annales maritimes et coloniales, 1837.)
(2) Isouveau Cours élépientaire de géologie, par M. J.-J.-N. Iluot.
234 REVUE DES DEUX MONDES.
mais, après plusieurs tentatives, on dut y renoncer (1). La digue de
Sainte-Barbe, poussée jusqu'à près de 200 mètres, est aujourd'hui
abandonnée; eelle du Socoa, ramenée à un but d'utilité toute locale,
se borne à protéger le fort et le port de ce petit havre. Ainsi Saint-Jean
de Luz , ou au moins toute la portion de la ville qui sépare la baie du
port, est fatalement vouée à la destruction. C'est ainsi qu'en avait jugé
Napoléon dans un de ses voyages. Aussi, loin de poursuivre cette lutte
avec l'Océan , voulait-il s'aider de sa puissance après lui avoir fait sa
part. D'après des plans ébauchés sous son inspiration directe, on aurait
rasé la ville jusqu'à la hauteur de l'église, et ouvert à la mer un large
passage vers les bas-fonds où coule la Nivelle. Un port creusé derrière
la montagne de Siboure aurait abrité les navires, et enfin, car rien
n'arrêtait ce génie, qui se plaisait au gigantesque, l'Adour, détourné
de son lit actuel, serait venu verser ses eaux au fond de la nouvelle
rade et en prévenir l'ensablement. Ce projet, qui devait donner à nos
côtes un port de refuge dont elles manquent absolument , était-il pra-
ticable? Nous laisserons notre collaborateur M. Baude répondre à cette
question dans quelqu'un de ces travaux remarquables qu'il publie sur
les côtes de France.
On jie peut contempler les dévastations que la mer exerce le long de
ces côtes, et surtout à Saint-Jean de Luz, sans se demander quelle
cause particulière donne ici à l'Océan cette terrible puissance. Une
expérience bien simple résoudra pour nous ce problème. Prenez un
entonnoir renversé, et plongez-le rapidement dans un vase rempli
d'eau, en ayant soin de ne pas submerger l'ouverture: à chaque mou-
vement, vous verrez le liquide monter dans l'entonnoir bien au-dessus
du niveau extérieur et s'élancer en gerbe par l'orifice. Si, l'entonnoir .
restant immobile, le vase s'élevait brusquement de bas en haut, il en
serait exactement de même. Eh bien! la baie de Biscaye, formée par
la réunion des côtes de France et d'Espagne, qui se coupent presque à
angle droit, forme une sorte d'entonnoir gigantesque dont la base
s'ouvre au nord-ouest. En outre, dans presque toute leur étendue,
ces côtes plongent dans la mer sous des pentes de plus en plus rapides
à mesure qu'on avance vers le fond de la baie, et la profondeur des
eaux à peu de distance du rivage s'accroît dans le même rapport (2).
Aussi la houle, poussée par le vent du nord-ouest, traverse toute
(1) Mémoire de M. Monnicr.
(2) A la hauteur de la tour de Cordouan, à l'entrée de la Gironde, la ligne de brassiage,
indiquant une profondeur de 300 mètres, est éloignée de la côte d'environ 40 lieues. La
même ligne passe à peu près à 9 lieues de Saint-Jean de Luz. La ligne indiquant 50 mè-
tres de profondeur est à 10 lieues au moins de la tour de Cordouan; elle est à peine à
une lieue des pointes de Socoa et Sainte-Barbe. Enfin, à une demi-lieue de ces mêmes
pointes, la mer a encore 30 et 35 mètres de profondeur.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE, 235
l'Atlantique, et arrive jusqu'à l'entrée de la baie de Biscaye sans ren-
contrer aucun obstacle. Resserrée par les côtes qui se rapprochent,
elle agit en grand, comme l'eau de notre entonnoir, et se précipite
vers le fond avec une rapidité croissante. C'est seulement à peu de dis-
tance du rivage que ses vagues profondes, heurtant les escarpemens
sous-marins, tendent à s'élancer en fusées, comme celles qu'on voit se
produire à fleur d'eau le long de nos digues; mais, arrêtés et déviés par
les couches d'eau qui les couvrent, ces courans ascendans se changent
en flots de fond qui se meuvent avec une effrayante vitesse et déferlent
contre la plage avec une irrésistible puissance. Pendant la tempête de
4822, les vagues, parties des roches d'Arta, avaient jusqu'à 400 mètres
d'amplitude, et parcouraient 20 mètres par seconde (1) . Elles marchaient
donc près de deux fois plus vite qu'une locomotive faisant dix lieues
à l'heure.
A en croire le colonel Émy, les flots de fond jouent un rôle considé-
rable dans la plupart des phénomènes curieux que présente l'Océan (2).
On les retrouve dans toutes les mers, mais la disposition des plages in-
flue sur leur intensité. Ce sont eux et non les ondulations de la surface
qui poussent jusqu'au rivage les galets, les sables et tous les objets
submergés; ce sont eux qui, sur les bancs sous-mariris, produisent ces
brisans si redoutés des matelots, et qui, par exemple, rendent parfois
impraticable, par les temps les plus calmes, la passe de la baie de Saint-
Jean de Luz; c'est à eux que nous rattacherons la tempête perpétuelle
qui semble régner à la barre de l'Adour et sur quelques autres points
de cette côte; c'est par eux que M. Émy explique le singulier phéno-
mène que j'ai pu observer en petit dans la rivière de Saint-Sébastien ^
qui se montre avec bien plus de développement dans presque tous les
grands fleuves, et qui est appelé barre par les mariniers de la Seine,
mascaret par ceux de la Dordogne, pororoca par les riverains de l'Ama-
zone. A l'embouchure de ce dernier fleuve, lors des grandes marées
des pleines et des nouvelles lunes, la mer, au lieu d'employer six heures
à monter, atteint sa plus grande hauteur en deux ou trois minutes. Un
(1) M. Vionnois, ingénieur des ponts-et-chaussées, a pu mesurer cette vitesse avec
beaucoup d'exactitude en mesurant le temps écoulé entre le moment où les lames bri-
saient sur Aria et celui où elles arrivaient à la plage. (Note de M. Monnier.)
(2) Du Mouvement des ondes et des Travaux hydrauliques maritimes, par M. Émy,
colonel du génie. M. de Caligny, bien connu dans le monde savant par ses belles recher-
ches sur l'hydraulique, a combattu la théorie de M. Émy relativement à la formation des
Ilots de fond, et les regarde comme dus a Faction des vagues formées non par de simples
ondulations, mais par un transport réel de liquide. Tous les effets attribués aux flots de
fond s'expliquent pour lui par des coups de bélier. Les idées que nous venons d'exposer
ici se rapprochent beaucoup de celles de M. de Caligny, bien que nous ayons, avec
M. Émy, attribué une influence très réelle aux escarpemens sous-marins sur la for-
mation des flots de fond.
236 REVUE DES DEUX MONDES.
flot de 12 à 15 pieds d'élévation s'étend sur toute la largeur delà ri-
vière. Il est bientôt suivi de deux ou trois autres semblables, et tous
remontent le courant avec un bruit effrayant et ime rapidité telle
qu'ils brisent tout ce qui résiste, déracinent les arbres, et emportent
de vastes étendues de terrain. Le pororoca se fait sentir jusqu'à deux
cents lieues à l'intérieur des terres. En mer, les flots de fond ne déve-
loppent pas une moindre puissance lorsqu'ils rencontrent des rives
acores. Ces flots atteignent de leurs gerbes la tête de la Femme de Lot,
rocher situé dans l'archipel des Mariannes, qui s'élève perpendiculaire-
ment jusqu'à 350 pieds de hauteur. Le colonel Émy assure que les flots
de fond agissent par une profondeur de 130 mètres, et qu'ils élèvent
au-dessus du niveau de la mer des colonnes d'eau de plus de 50 mètres
de haut, de 2 à 3000 mètres cubes, et pesant de 2 à 3 millions de kilo-
grammes. En présence de ces chiffres, on cesse d'être surpris des ra-
vages exercés par eux à Saint-Jean de Luz, et l'on comprend que des
blocs de 4000 kilogrammes, faisant partie de l'enrochement, aient pu
être soulevés et portés jusque sur la digue.
C'est encore en grande partie aux flots de fond qu'il faut attribuer
la pauvreté relative des côtes de Guettary, de Saint- Jean de Luz, de
Saint-Sébastien. On comprend que ces roches feuilletées, trop souvent
fouillées par les eaux jusque dans leurs plus profondes anfractuosilés,'
ne peuvent nourrir des populations bien nombreuses; mais ces popu-
lations d'une mer plus chaude que la Manche étaient en partie nou-
velles pour moi. A ce titre, elles m'offraient déjà de précieux maté-
riaux. De plus, au point où en est la science, ce ne sont plus des études
superficielles, portant sur un grand nombre d'animaux, qui peuvent
présenter un intérêt réel. Cette manière de travailler a eu son utilité,
sa nécessité même, alors qu'il fallait explorer le monde zoologique et
planter partout des jalons. De nos jours, il faut aller plus avant. La so-
lution des grands problèmes qui s'agitent ne peut se trouver que dans
la connaissance approfondie des êtres. Voilà pourquoi les vrais zoolo-
gistes de nos jours attachent une importance extrême à des détails que
leurs prédécesseurs négligeaient comme inutiles, que les apôtres du
passé traitent encore de minuties. Cependant, dans ces travaux mono-
graphiques, il faut savoir choisir. Au miheu de cent espèces, une seule
peut-être répondra aux interrogations du scalpel et du microscope.
Sous ce rapport, j'étais heureusement partagé. A Guettary, je retrou-
vais en abondance les polyophthalmes que j'avais déjà étudiés en Si-
cile (1), les hermelles que j'avais entrevues à Granville. Ces deux types
étaient représentés ici par des espèces différentes de celles que je con-
naissais. Je me hâtai de soumettre à une révision sévère mes recher-
(1) Souvenirs d'un naturaliste, livraison du 1er janvier 1847.
»
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 237
elles passées /d'en entreprendre de nouvelles, et les résultats dont je
vais essayer de donner une idée récompensèrent largement ce labeur.
Sur ces côtes si violemment battues par les flots, on rencontre,
tantôt derrière quelque gros rocher, tantôt dans une fente profonde,
mais souvent aussi fixées sur quelque pointe entièrement à découvert,
des espèces de mottes de sable percées d'une infinité de petites ouver-
tures à demi recouvertes par un mince rebord. Chacune de ces mottes,
assez semblable à un épais gâteau de ruche à miel , est ou un village
ou une populeuse cité. Là vivent en modestes recluses des centaines de
hermelles, annélides tubicoles (1) des plus curieuses que puisse obser-
ver le naturaliste. Leur corps, d'environ deux pouces de long, est ter-
miné en avant par une tête bifurquée, et portant une double couronne
de soies fortes, aiguës, dentelées et d'un beau jaune d'or. Ces couronnes
brillantes ne sont pourtant pas une simple parure; ce sont, à propre-
.ment parler, les deux battans d'une porte solide, ou mieux, de véritables
herses qui ferment hermétiquement l'entrée de l'habitation, lorsque,
au moindre danger, l'annélide disparaît comme un éclair dans sa mai-
son de sable. Des bords de la fente céphalique sortent, au nombre de
cinquante à soixante, des fllamens déliés, d'un violet tendre, sans cesse
agités comme de petits serpens. Ce sont autant de bras qui s'allongent
ou se raccourcissent au besoin, qui saisissent la proie au passage et l'a-
mènent jusqu'à la bouché creusée en entonnoir au fond de l'échan-
crure. Ce sont eux encore qui ont ramassé et mis en place un à un les
grains de quartz ou de calcaire très dur qui entrent dans la composition
des tubes et que soude solidement les uns aux autres une sorte de mu-
cosité, véritable mortier hydraulique fourni par l'animal. Sur les côtés
du corps, on aperçoit des mamelons d'oîi sortent des faisceaux de lances
aiguës et tranchantes ou de larges éventails dentelés comme des scies
en demi-cercle. Ce sont là les pieds de la hermelle. Enfin, sur le dos,
des cirrhes recourbés en forme de faux, et dont la couleur varie du
rouge sombre au vert de pré, représentent les branchies qui, par une
exception jusqu'à ce jour unique dans ce groupe, sont distribuées à
chaque anneau, au lieu d'être réunies à la tête comme les pétales d'une
fleur.
A eux seuls les caractères extérieurs des hermelles suffiraient pour
arrêter le naturaliste et exciter vivement sa curiosité. Leur organisation
intérieure n'est pas moins remarquable. Ces singuliers animaux réa-
lisent anatomiquement une vue théorique que l'on pouvait jusqu'ici
traiter à bon droit d'abstraction. Chez les annelés en général, les deux
côtés du corps sont semblables, de telle sorte qu'on peut regarder ces
animaux comme formés par la réunion de deux moitiés symétriques
(1) Voyez les Souvenirs d'un naturaliste dans la livraison du 15 février 18i*,
238 REVUE DES DEUX MONDES.
soudées l'une à l'autre sur la ligne médiane. Depuis long-temps on
avait cherché dans l'étude embryogénique la coniirmation de cette idée.
M. Newport, un des plus habiles anatomistes de l'Angleterre, avait
montré qu'en effet, chez les jeunes myriapodes (1), les centres nerveux
abdominaux, les ganglions, sont partagés en deux moitiés qui se réu-
nissent plus tard. J'avais fait une observation semblable sur une eunice
sanguine (2) en train de reproduire ses anneaux postérieurs perdus par
quelque accident; mais on ne connaissait pas encore d'animal adulte
qui présentât des traces bien apparentes de cette division originaire.
Eh bien ! chez la hermelle , cette division existe dans la plus grande
partie du corps. Dans toute la longueur de V abdomen, muscles, vaisseaux,
nerfs, tout est double, et les deux moitiés ne tiennent l'une à l'autre
que par la peau et le tube digestif resté simple. Ici l'annélide est réel-
lement fendue en deux. En avant et en. arrière, les appareils muscu-
laires et vasculaires se rejoignent sur le milieu du corps; mais le sys-
tème nerveux ventral reste partagé d'une extrémité à l'autre, et ses
deux moitiés ne communiquent ensemble que par de grêles filets ou
des bandelettes excessivement minces (3).
A l'époque où je faisais ces recherches, la division du système ner-
veux, chez les hermelles, dut être regardée comme une disposition
tout exceptionnelle; mais les annélides me gardaient bien d'autres sur-
prises. Ce groupe, incontestablement le plus curieux à étudier aujour-
d'hui, semble surtout être caractérisé par la variabilité infinie des ca-
ractères qui, partout ailleurs, offrent le plus de constance. Chez les
annélides, les organes du mouvement, ceux de la circulation , varient
d'une espèce à l'autre dans les limites les plus étendues. Ceux de la
respiration se développent d'une façon presque exagérée ou disparais-
sent complètement, et cela chez les animaux en apparence les plus rap-
prochés. Le système nerveux lui-même, ce système fondamental dont
Cuvier a dit qu'il était l'animal tout entier, n'échappe pas à la loi com-
mune, et cette année même j'ai pu constater qu'il présente d'étranges
variations. J'ai retrouvé dans d'autres tubicoles, et jusque chez les er-
rantes , ces chaînes nerveuses abdominales fendues en deux moitiés
très éloignées l'une de l'autre. En revanche, j'ai rencontré dans d'au-
tres espèces cette même chaîne ne formant plus sur la ligne médiane
(1) Classe voisine de celle des insectes, et à laquelle appartiennent, entre autres, les sco-
lopendres ou mille-pieds.
(2) Voir les Souvenirs d'un naturaliste, livraison du 15 février 1844.
(3) Je rappellerai ici que chez les annales on trouve dans la tête, au-dessus du tube di-
gestif, un centre nerveux principal. C'est lui qu'on regarde comme représentant le cerveau
des vertébrés, parce, qu'il fournit d'ordinaire les nerfs sensoriaux. Ce cerveau se rattache
par deux filets appelés connectifs au système nerveux abdominal, placé au-dessous du
tube digestif et consistant essentiellement en une chaîne de centres nerveux ou ganglions
réunis par d'autres connectifs.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 239
qu'une étroite bandelette partout égale, et dans l'épaisseur de laquelle
les ganglions étaient comme noyés. Entre ces deux extrêmes, j'ai con-
staté bien des intermédiaires. Ainsi tombent une à une devant un exa-
men chaque jour plus sérieux toutes ces généralisations prématurées,
inspirées surtout par l'étude exclusive des animaux à type fixe; ainsi se
révèle chaque jour davantage l'importance scientifique des animaux
inférieurs. Sous ce rapport, les botanistes en sont au même point que
les zoologistes. Pour résoudre les plus difficiles problèmes de leur
science spéciale, ce n'est plus au chêne ou au palmier qu'ils s'attaquent :
c'est aux algues, c'est aux végétaux inférieurs. Ainsi, les mille travaux
des trois derniers siècles ont eu dans les deux règnes un résultat gé-
néral identique. Certes, ce n'est pas là une coincidence fortuite, et ce
fait justifie pleinement à lui seul la persévérance des hommes qui, bra-
vant le préjugé contraire, s'adressent à ces êtres si long-temps dédai-
gnés pour leur demander les secrets de la vie.
Nulle part autant que chez les annélides, la création animale ne se
montre comme un véritable protée, revêtant à chaque instant de nou-
velles formes et se plaisant à dérouter l'observateur par les modifica-
tions les plus inattendues. Le polyophthalme va nous montrer un des
plus curieux exemples de ces métamorphoses; mais ici quelques détails
historiques sont nécessaires pour faire comprendre tout l'intérêt qui
s'attache à l'étude d'un petit ver de quelques lignes de long.
Les belles découvertes de M. Ehrenberg avaient réveillé dès avant
4830 une discussion déjà fort ancienne. Parmi les naturalistes, les uns,
adoptant les idées de l'illustre micrographe de .Berlin, admirent que
les animaux les plus petits, ceux que nos classifications repoussent aux
derniers rangs de l'échelle zoologique, présentent une organisation
tout aussi compliquée que celle des animaux plus élevés. D'autres, au
contraire, marchant sur les traces du célèbre chef des philosophes de
la nature, soutinrent avec Oken que l'organisation allait se simplifiant
de haut en bas d'une manière progressive, de telle sorte que des
groupes entiers, composés en quelque sorte d'animaux rudimentaires,
manquaient presque entièrement d'organisation. Pour ces derniers
comme pour Réaumur, les méduses, par exemple, n'étaient que des
masses de gelée vivante; les planaires, la plupart des intestinaux , étaient
des animaux à peu près complètement parenchymateux. Pour eux,
cette simplification des organismes remontait même très haut , et le
système nerveux, par exemple, manquait à des classes entières.
En France, en Allemagne, les deux thèses furent attaquées et sou-
tenues avec vivacité. Sans même s'être posé la question préalable : —
Oue doit-on entendre par l'expression d'animaux inférieurs (1)? — on
{l) Nous avons répondu à cette question dans la livraison du 15 février 184*. {Souve-
nirs d'un naturaliste. — L'île de Bréhat, le phare des Héhaux.)
240 REVUE DES DEUX MONDES.
engagea la bataille, et par suite on tomba, de part et d'autre, dans
l'exagération et l'erreur. Les travaux publiés depuis une dizaine d'an-
nées commencent à faire la part de la vérité. Sans doute il reste en-
core à éclaircir bien des points de détail, mais on peut dire d'une ma-
nière générale que toute étude sérieuse a pour résultat de nous montrer
jusque dans l'animal le plus infime une complication organique très
réelle. Les partisans de la simplicité organique perdent à chaque in-
stant quelqu'une de leurs positions. Aujourd'hui ils ne peuvent guère
se défendre qu'en invoquant les résultats négatifs fournis par les in-
fusoires, c'est-à-dire par des êtres que leur petitesse excessive dérobe
à la plupart de nos moyens d'investigation.
Parmi les points de fait ou de doctrine les plus vivement attaqués
et soutenus dans cette querelle, il faut placer l'existence d'organes des
sens distincts, et surtout l'existence des yeux, chez un grand nombre d'a-
nimaux appartenant aux embranchemens des mollusques, des annelés
et des rayonnes. Ehrenberg avait considéré comme tels certains points
colorés qu'on trouve sur le bord de l'ombrelle chez les méduses, à
l'extrémité des rayons chez les étoiles de mer, à la tête chez les anné-
lides, les planaires, les rotifères, etc., à l'une des extrémités du cor
chez les euglènes et quelques autres infusoires. La plupart de ces d(l
terminations furent niées d'une manière absolue, et cela bien à tort
A mesure qu'on a approfondi davantage l'étude de ces êtres, lorsque
leur taille les rendait accessibles à nos procédés d'examen, on a dû re-
connaître que la plupart possédaient bien de véritables organes pour
la vision. Les témoignages, sur ce point , sont venus en foule de tous
les points de l'Europe savante. Les annélides, entre autres, m'en ont
fourni un exemple bien frappant. Une des espèces que nourrit la mer
de Sicile a des yeux presque aussi complets que ceux d'un poisson. Ici
j'ai pu énucléer le cristallin et l'étudier isolément. Placé sur un verre
mince et recevant des rayons parallèles envoyés par un miroir plan,
il a formé des images parfaitement achromatiques. Ces images, re-
prises et grossies par le microscope, me permettaient de distinguer
avec une netteté parfaite jusqu'aux moindres détails de la côte voisine.
Grâce à ce cristalUn d'annélide, mon microscope se trouvait trans-
formé en lunette d'approche.
Mais l'opposition aux idées d'Ehrenberg devint plus vive quand ce
naturaliste annonça qu'il avait découvert une annélide, l'amphicora,
qui portait à l'extrémité de la queue des yeux tout semblables à ceux
qu'on trouvait à la tête. Comment accepter, disait-on , une pareille
transposition des sens? Comment admettre qu'il pût exister des yeux à
une aussi grande distance du cerveau et sans rapport probable avec
lui? On le voit, la question se généralisait et acquérait une haute im-
portance physiologique. Il ne s'agissait plus seulement de savoir si les
^
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 241
yeux existaient ou non , mais encore de décider si une portion quel-
conque du système nerveux, autre que le cerveau, pouvait devenir le
siège d'une perception sensoriale.
Certes, si par le mot œil on devait entendre un organe toujours le
même et partout semblable à ce qu'on trouve chez l'homme ou les oi-
seaux, les annélides, les némertes, les planaires, les méduses, seraient
des animaux aveugles; mais, comme tous les appareils organiques, l'or-
gane visuel peut se simplifier, se dégrader, sans changer pour cela de
nature. Même dans cet état de dégradation il conserve ses parties fon-
damentales, et ces parties sont généralement faciles à reconnaître.
Quoique destiné à remplir une fonction toute physiologique , l'œil est
un véritable appareil de physique. C'est toujours une chambre obscure,
dans laquelle une lentille convergente concentre la lumière et trans-
porte l'image des objets extérieurs sur un écran placé à son foyer.
Seulement ici la lentille, au lieu d'être formée d'une matière inerte,
est organisée et s'appelle le cristallin. L'écran aussi est vivant; il porte
le nom de rétine, et c'est lui qui transmet au cerveau l'impression
des images reçues. Quel que soit le plus ou le moins de complication
d'un œil, ses parties fondamentaleo sont toujours un cristallin et
une rétine. Réciproquement on doit considérer comme un œil véri-
table tout organe qui possède ces élémens caractéristiques , car il ne
saurait remplir d'autres fonctions que celles dont nous venons de par-
ler (1). Pour décider la question générale soulevée par M. Ehrenberg,
pour savoir si en effet l'organe visuel peut être ainsi transposé, s'il
peut exister ailleurs que sur la tête, il fallait donc retrouver chez l'am-
phicora, ou chez tout autre animal présentant des faits analogues, les
cristallins et les rétines de ces yeux, qui rendraient croyables les rêve-
ries fouriéristes.
A cet égard, mes recherches furent long-temps infructueuses. Sur
les côtes de la Manche et de la Sicile, je retrouvai bien des annélides
voisines de l'amphicora , et portant à l'extrémité postérieure du corps
les points colorés en question. Bien plus, dans quelques-unes des es-
pèces que j'avais découvertes, ces points colorés s'étaient étrangement
multipliés. 11 en existait plusieurs sur la tête, quatre à l'extrémité de
la queue et deux à chaque anneau du corps. Cette multiplication même
me semblait être une véritable objection aux idées d'Elirenberg. Com-
ment croire à cette profusion d'organes oculaires? Et pourtant l'étude
des animaux vivans semblait confirmer cette détermination. Je voyais
la queue remplir toutes les fonctions de la tête, et cela avec des preuves
évidentes de spontanéité et d'intelligence. Cette queue s'avançait la
première, explorait les objets sans les toucher, se détournait devant
(1) Le mot cristallin est pris ici dans une acception générale et comme exprimant
l'ensemble de l'appareil réfringent de l'œil.
TOME T. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
les obstacles, en un mot, agissait comme si elle était le siège d'une vi-
sion très nette et dirigée par une volonté parfaitement éclairée. Cepen-
dant, malgré bien des heures employées à ces observations, je ne pus
découvrir les cristallins, les rétines : ma conviction sur une question
aussi délicate ne pourrait être entière .
Enfin, parmi les corallines, espèce de petites algues qui couvre les
écueils de ses touffes serrées, comme celles des mousses de nos ro-
chers, je trouvai le polyophthalme. Ici le doute n'était plus permis; la
fable d'Argus se réalisait pour moi avec une incontestable évidence.
Qu'on se figure un petit ver à peu près cylindrique, long de près d'un
pouce, d'une couleur jaune brillante, armé de deux rangs de soies, dont
la longueur augmente d'avant en arrière, et l'on aura une idée de l'as-
pect que présente le polyophthalme à l'état de repos. Dans le sable, où
il passe sa vie, cet animal se meut avec une incroyable rapidité, grâce
aux contractions générales de son corps et aux soies qui lui servent de
pieds; mais veut-il nager tranquillement dans le liquide ou seulement
mettre à portée de sa bouche les petits animaux dont il se nourrit,
aussitôt deux larges appareils ciliés, placés sur les côtés de la tête, se
développent et agissent comme les deux roues d'un bateau à vapeur.
Pour se diriger dans sa marche lente ou rapide, le polyophthalme pos-
sède à la tête trois yeux pourvus chacun de deux ou de trois cristallins
volumineux et très faciles à reconnaître. En outre, à chacun des an-
neaux du corps, on aperçoit de chaque côté un point rouge assez sem-
blable à ceux de certains amphicoriens. Par la dissection, on s'assure
que chacun de ces points reçoit un gros nerf partant du ganglion ou
centre nerveux ventral qui lui correspond. En s'aidant du microscope,
on voit ce nerf pénétrer dans une masse de pigment qui renferme un
cristallin sphérique; on reconnaît que les tégumens, placés en face, ont
éprouvé une modification destinée à leur donner une transparence plus
complète et plus égale. En un mot, on ne peut plus douter que ces
points rouges, placés sur les côtés, tout le long du corps, ne soient de
véritables yeux, recevant leurs nerfs optiques des centres nerveux ab-
<ioininaux et sans aucune relation directe avec le cerveau.
Ce résultat, tout étrange qu'il puisse paraître, n'est pas le seul du
même genre qu'ait enregistré la science moderne. Déjà les mollusques
nous fournissent un fait pareil. Nos lecteurs connaissent tous \e peigne
vulgairement appelé coquille de saint Jacques ou coquille du pèlerin. Eh
bien ! l'animal qui habite ce coquillage, assez semblable à l'huître, pos-
sède, comme celle-ci, un manteau ou lame mince de tissu vivant qui
tapisse l'intérieur de son habitation. Destinés par la nature à être
presque aussi vagabonds que l'huître est sédentaire, les peignes ont
des organes pour la vision, et ces organes ne sont pas placés sur la
tète, ne sont pas en rapport avec le cerveau, mais occupent les bords
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 243
lu manteau, et tirent leurs nerfs optiques du grand ganglion ventral.
^xs faits si curieux ont été publiés en Allemagne il y a près de dix'
ms (1). J'ai pu les vérifier à diverses reprises, et constater, dans ces
feux du manteau d'un mollusque, presque toutes les parties que pré-
;entent les yeux d'un mammifère, jusqu'aux cils et aux sourcils re-
)résentés ici par des cirrhes charnus qui entourent et protègent l'or-
,'ane plus délicat de la vue. Trois naturalistes allemands, MM. Grûbe,
(rohn et Will, ont étendu ces recherches à d'autres genres de mol-
usques acéphales et constaté une organisation semblable chez les
pondyles, les tellines, les pinnes, les arches, les pétoncles, etc. En
)résence de témoignages aussi précis, aussi nombreux, ce que nous
ivons dit du polyophthalme cesse d'être incroyable. Bien plus, la mul-
iplication des yeux, leur position latérale, leurs rapports avec d'autres
;entres nerveux que le cerveau sont peut-être moins étranges chez cette
)etite annélide que chez les mollusques dont nous venons de parler.
En effet, comme chez tous les animaux appartenant au même
groupe, le corps du polyophthalme est formé d'une suite d'anneaux
»udés les uns au bout des autres et très semblables entre eux. Chez
es plus grandes annélides, on constate aisément le peu de solidarité
[ui existe entre tous ces anneaux. Un certain nombre d'entre eux peu-
ent être tués, peuvent même être frappés de gangrène, sans que les
tutres, et surtout ceux qui les précèdent, paraissent en souffrir. Cha-
cun d'eux est en quelque sorte un animal complet, ayant jusqu'à un
;ertain point sa vie propre, et le corps entier peut être considéré
X)mme une espèce de colonie, dont la tête serait le chef, ou plutôt
e guide. C'est elle seule qui d'ordinaire possède des organes des sens,
i^ient-on à la retrancher, le corps n'y voit plus sans doute, il manque
également d'organes de toucher; mais, autant qu'on peut en juger, il
iprouve encore des sensations assez nettes, et manifeste une volonté.
L)es tronçons d'eunice, par exemple (2), fuient évidemment la lumière
3t s'enfoncent dans la vase par une suite de mouvemens qui n'ont rien
le désordonné. Que manque-t-il à ces tronçons, à ces anneaux isolés
Dour être autant d'animaux complets? Seulement des organes de sen-
sation en général, des yeux en particulier. Eh bien! les amphicoriens ,
ies polyophthalmes, sont des annélides chez lesquelles chaque anneau,
311 recevant ces organes, en ressemblant par là davantage à la tête,
réalise plus complètement une des tendances organiques les plus ca-
ractéristiques du groupe. Sous ce rapport, ce sont seulement des anné-
lides plus parfaites que les autres.
(1) L'existence de ces yeux paraît avoir été admise depuis fort long-temps, mais les
premières descriptions anatomlques un peu détaillées ne remontent guère qu'à 18i0.
2) J'ai déjà parlé de cette annélide dans un article précédent, livraison du 15 fé-
vrier 1844.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette indépendance remarquable des parties du corps d'un mé
animal, cette diffusion étrange des facultés de perception et de vole
raisonnée dans toutes les parties du système nerveux, ne sont pas
clusivement réservées aux annelés proprement dits. On les retroJ
jusque chez les insectes, c'est-à-dire jusque chez des animaux donra
complication organique dépasse sous bien des rapports ce qui ex'
chez l'homme lui-même (1). Les expériences de Dugès ne laissent
cun doute sur ce point. Imitez cet habile naturaliste, qu'une mortp-
maturée a seule empêché peut-être de se placer au premier rangilc
nos savans contemporains, enlevez successivement à une mante p
Dieu la tête et la partie postérieure du corps : le corselet {prothor^Vj
resté seul vivra encore près d'une heure, quoique ne renfermant
qu'un seul ganglion. Essayez de le saisir, vous verrez aussitôt les pa
ravisseuses de l'animal se porter vers vos doigts et y imprimer ]^'
fondement les puissans crochets dont elles sont armées. Le gang >i
abdominal, qui seul anime l'anneau, a donc senti les doigts qui près ii
le segment; il a reconnu le point serré par un corps étranger; il ven^
débarrasser de cette étreinte; il dirige vers le point attaqué ses ar i
naturelles et en coordonne les mouvemens. Ce ganglion, quoique ciia-
plétement isolé, se comporte donc comme un cerveau complet, j
Nous voilà bien loin de cette science qui s'acquiert dans les li es
et dans les cabinets, bien loin de celle que donne l'étude, même la us
consciencieuse, des animaux supérieurs. Nous voilà surtout bien di-
gnes de ces naturalistes qui ne tiennent compte que des caractèreiiX-
térieurs, et pour qui une peau de mammifère ou d'oiseau passablen j~
bourrée d'étoupes a toute la valeur de l'animal entier. Malheure i
ment, jusque dans les positions les plus élevées de la science, on tn]
encore un trop grand nombre de ces représentans du passé. Les
pagateurs des idées nouvelles ont à vaincre à la fois des préjugés
pectables, parce qu'ils sont sincères, et une malveillance interef^
mais ces idées ont pour elles l'irrésistible force de la vérité. En ii
des influences hostiles, chaque jour elles font quelque progrès nouvij
chaque jour elles comptent quelques prosélytes, de plus dans la gl
ration qui s'élève, et le moment n'est pas loin où les elforts de Uj
ennemis ne feront que rendre plus éclatant un triomphe désorjs
assuré.
A. DE QUATREFAGES.
(i) Lyounet, dans son admirable Anatomie de la Chenille du saule; M. Strauss-jur-
kheim, dans son Anatomie du Hanneton, ont mis hors de doute ce résultat général'^"-
vier a appelé le premier de ces ouvrages le chef-d'œuvre de l'anatoraie et de la graire
En parlant du second , il déclare que c'est le seul qui puisse être comparé à ceit
Lyounet.
LES RÉCITS
DE
A MUSE POPULAIRE
LA CHASSE AUX TRÉSORS.
MAITRE JEAN LE SOURCIER.
Une tradition arabe, transmise par les pâtres ou les contrebandiers,
franchi les Pyrénées, et s'est conservée dans les pays basques. Les
ergers qui conduisent leurs troupeaux le long des gaves de la mon-
igne racontent encore aujourd'hui que, bien avant Jules César, il
vistait un bronche ou sorcier, qui s'éleva dans les airs sur un dragon
u'il avait soumis, et arriva ainsi au rocher où dormait Debrua, l'es-
rit du mal; il l'entoura neuf fois d'une chaîne magique, et l'obligea
lui faire connaître le roi des talismans, qui donne plaisirs, richesse et
uissance. Debrua déclara au sorcier que, pour tout obtenir sur terre, il
lUait se rendre maître de la mouche jaune de safran, laquelle se mon-
'ait tous les soirs dans un 'port (1) des Pyrénées qu'il lui nomma; il l'a-
ertit seulement que, pour la prendre, il fallait tresser une résille avec
is trois cheveux les plus près du cerveau, et la tremper dans la sueur
(1) fort, passage.
246 REVUE DES DEDX MONDES.
et dans le sang. Le bronche iît ce qui lui avait été recommandé, et ne
tarda pas à voir paraître la mouche jaune de safran. Il la poursuivit sept
jours et sept nuits à travers les rocs, les halliers et les torrens, leur
laissant autant de lambeaux de ses habits et de sa chair que les brebis,
avant la tonte, laissent de flocons de laine aux buissons; enfin, il la vil
se poser sur la cabane d'Un berger qui était monté dans les pâturages.
Il essaya en vain de parvenir jusqu'à elle, et tous ses efforts ne pureni
décider la mouche à reprendre son vol. N'ayant donc plus d'autre res-
source et s'étant assuré que personne ne pouvait le voir, il mit le feu
à la cabane, et la mouche jaune de safran s'envola. Le bronche la suivi!
jusqu'à une prairie, où elle alla se poser sur une touffe de fenouil
Comme il ne pouvait s'approcher d'une plante qui fait la guerre am\
sorciers, il resta à quelque distance. Alors un jeune berger, qui gardaitj
des chevaux dans la pâture, aperçut la mouche et la prit dans son bon.
net. Le bronche, hors de lui, poursuivit l'enfant, le frappa de son bâton|
et le tua; mais, au moment où il saisissait la mouche jaune de safran
elle lui fit une piqûre qui le rendit triste pour le reste de ses jours,
venu plus riche que les labinas (fées) des gaves, il tomba dans la même
langueur que ceux qui ont été recommandés par leurs ennemis à sain\
Sequayre (1), et il mourut lentement, comme si l'on eût coupé la
racine de son cœur . ,
Les bergers basques ne disent pas ce qu'est devenue depuis ce
époque la mouche jaune de safran; mais nous la retrouvons partout d;
l'histoire du monde. N'est-ce pas elle que cherchaient les millions de|
combatlans qui se précipitèrent sur la société antique, comme uni
avalanche d'hommes détachée du Nord? N'est-ce pas elle encore qui
croyaient atteindre les hardis compagnons de Pizarre, de Sotto et de!
Cortez, lorsqu'ils s'enfonçaient, au galop de leurs chevaux, dans des
régions ignorées où ils fauchaient les nations comme des blés mûrs
elle que voyaient sur la mer nos fabuleux flibustiers dont les blessure!
et la mort étaient officiellement cotées à cette bourse sanglante de la
guerre? N'est-ce pas elle enfin que poursuivent de nos jours les pion-
niers dé la CaUfornie et tous les chercheurs de trésors, depuis lei
orpailleurs du Mexique et les monney-diggers des Bahama jusqu'au
fouilleurs de ruines de nOs campagnes? La mouche magique des tra
ditions pyrénéennes n'a point cessé un sîeul instant et ne cessera jamai;
d'attirer ici-bas tout ce qu'il y a de sensualités avides, de vagabond
témérités. Quiconque sent en lui la puissante impulsion des désir?
inassouvis la cherche des yeux, la poursuit, comme le bronche, à tra-
vers les précipices, s'efforce de la saisir dans quelque piège pour le-
(1) Saint Secfuayre, saint populaire du pays basque. On lui recommande ses ennemi;
pour qu'il les fasse sécher.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 24,7
1 il a épuisé son cerveau, sa sueur et son sang, brûle pour l'at-
^idre la chaumière de l'absent, brise l'existence de l'abandonné, et
it misérablement au milieu de son triomphe, consumé par l'ingué-
5able fièvre de la satiété.
lit que l'on ne croie pas cette avidité particulière à certains temps
0 à certaines races : nous la retrouvons toujours et partout. Si les
piens ont la conquête de la toison d'or et du pommier des Hespérides,
h hommes du Nord la découverte du sampo, talisman souverain qui
picurait toutes les richesses; l'Orient ses anneaux magiques et ses
Ijipes d'Aladin, les chrétiens ont eu la recherche du saint Graal, ce
vjie divin que le sang du Christ avait rendu fée, et qui assurait à son
pjisesseur l'accomplissement de tous ses désirs. La science elle-même
aiatendu, dans ses retraites austères, les bourdonnemens de la mouche
jinede safran, et elle s'est oubliée, pendant plusieurs siècles, à la re-
c rche du grand œuvre. Aussi loin que la tradition peut remonter
e in, nous trouvons cette soif de la richesse comme une maladie gé-
niale et héréditaire. C'est à elle qu'il faut attribuer la croyance po-
pjlaire aux talismans et aux trésors.
fe faisais ces réflexions, tout en suivant la r.oute de Mamers au Mans
ejfne dirigeant vers le bourg de Saint-Cosme. Une butte située près
djce bourg, et connue dans l'histoire sous le nom de motte d'Ygé,
a lit été signalée depuis long-temps dans le pays comme renfermant
dmmenses richesses. Les Anglais y avaient bâti, au xii^ siècle, une-
teresse où ils avaient ténu garnison jusqu'au traité de Bretigny.
rcés alors de partir," ils avaient enfoui, dit-on, dans la colline les
sors dont ils n'osaient se charger et qu'ils espéraient, reprendre à la
pchaine guerre. Cette tradition avait provoqué à plusieurs reprises
> recherches dans la motte d'Ygé, devenue mont Jallu. De nouvelles
fiilles annoncées par les journaux en 1844 avaient éveillé ma curio-
é, et j'étais parti avec le projet de voir une de ces chasses aux trésors.
vais heureusement dans le Maine, pour me guider et m'instruire,
ami de nos plus charinans écrivains , esprit choisi, mais noncha-
ht, qui, pour s'éviter la fatigué de conquérir un nom, avait pris
ivance ses invalides dans une étude d'avoué. Il y suicidait tout
ucement sa belle intelligence, sans autre distraction qu'un com-
srce de lettres assez suivi avec d'anciens compagnons qui riaient,
mmelui, tout haut de la vie et s'en attristaient tout bas. Nous par-
nes ensemble pour cette Californie du mont Jallu , dont il me fit
listorique en chemin.
Le premier indice du dépôt précieux avait été une plaque de cuivre
3uvée à la tour de Londres et sur laquelle se lisaient ces mots : The-
urus est in monte Salutis prope Comum. On en eut sans doute con-
tissance sous Louis XIII, car le régiment du Maine fut alors employé
248 REVUE DES DEUX MONDES. 1
à fouiller le mont Jallu. En 1735, M. le duc de Chevreuse autorisa d(
nouvelles recherches aussi infructueuses que les précédentes. Apre
ces deux échecs , il y eut un long répit. Un parchemin trouvé à Pari:
en 1825, dans les démolitions d'une vieille église, ramena l'attentioi
sur l'ancienne motte d'Ygé. Il se forma une société par actions qii
recommença à bouleverser la fallacieuse montagne et y engloutit soi
capital. Vers la même époque, les Anglais, qui avaient déjà réclami
au xvin* siècle le droit d'y faire des perquisitions, renouvelèrent leu
demande par l'entremise de M. de Talleyrand , et adressèrent une pé
tition à la chambre des députés, qui passa à l'ordre du jour. Enfin l
père d'une de nos comédiennes les mieux connues, M. Fay, subite
ment éclairé par les révélations d'une femme de chambre somnam
bule, acheta du propriétaire le droit de recommencer les fouilles. Le
indications du sujet magnétisé étaient si précises , que les recherche
eurent cette fois un résultat. Après des travaux qui lui coûtèrent uni
douzaine de mille francs, M. Fay découvrit cinq deniers et trois clous
Plusieurs dames reprirent après lui son entreprise, et, parmi el
une parente du plus fécond de nos romanciers, qui espérait retrouve
au mont Jallu le trésor du père Grandet. Vinrent ensuite le génér^
polonais Milkieski , M"" Herpin , Hersant , et une nouvelle compagn^
d'actionnaires. C'était cette dernière qui bouleversait en 1844. le mor
Jallu. Comme tous les chercheurs précédens, les nouveaux actior
naires avaient à leurs gages un magnétiseur et son sujet, dont le
révélations servaient à diriger les fouilles des ouvriers.
Je demandai à mon compagnon de route si l'on avait quelque indi|
cation sur la nature des richesses enfouies au mont Jallu. — Les rer
seignemens varient, me répondit-il. On parle tantôt de trois tonne
d'écus , tantôt de cinq coffres renfermant de l'orfèvrerie , tantôt ei
d'un Christ d'or de grandeur naturelle et des douze statues des a{
très; mais cette dernière version provient évidemment de quelque ani
tiquaire qui avait lu l'histoire de monseigneur d'Angenne, évêque d(
Mans. Il paraît que ce saint prélat enleva, en effet, à la cathédrale le
disciples du Christ, figurés en argent massif, afin de les dérober ai
pillages des protestans, et qu'il les cacha si bien qu'on ne put jamai
les retrouver. Ses contemporains l'accusèrent même de se les être ap'
propriés, ce qui fit dire , lorsqu'il assista à l'assemblée de Trente, qu'w
avait au concile les douze apôtres, outre le Saint-Esprit. Du reste, on vou
racontera toutes ces traditions au village de Saint-Cosme, qui est l
campement de nos monney-diggers. Ce sont les seules qu'ils n'aien
point oubliées, car là, comme partout, l'arithmétique a tué la légende
Les hommes sont restés aussi fous, mais leur folie calcule, au lieu d(
rêver.
Tout en parlant , nous étions arrivés au bas d'une côte où il fallu
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 249
endre de nos montures. Les derniers jours de novembre ont une
; luté qui leur est propre; ce n'est plus l'énervante mollesse de l'au-
t une, et ce n'est pas encore la rudesse de l'hiver. Le ciel était d'un
ferme, la terre verdoyante çà et là; l'air avait une douceur tem-
] ree, et le soleil illuminait la campagne d'une splendeur de fête. Nous
jlâmes la bride sur le cou de nos chevaux, et, les laissant aller, nous
I lis mîmes à gravir la montée en causant. Comme nous arrivions à
li-côte, nous aperçûmes un paysan endormi sur le revers de la douve.
réserve de son attitude et le bon ordre de son costume ne permet-
liont point d'attribuer ce sommeil à l'ivresse. 11 était assis plutôt qu'é-
liiidu, la tête un peu renversée et appuyée sur un de ses bras. Son
< apeau, rabattu sur les yeux, le mettait à l'abri du soleil. Il tenait de
inain droite, en guise de bâton, une petite pelle de taupier. Mon
iiipagnon reconnut le dormeur et s'arrêta.
— Vous voyez là , me dit-il en baissant la voix , une des variétés les
ns curieuses de nos bohémiens campagnards. Jean-Marie tient le
jilieu entre le mire (médecin) et le sorcier; il a des secrets et vend des
jlismans. On se sert de lui pour guérir certaines maladies, chasser les
jiimaux nuisibles, découvrir les sources. On dit qu'il apprend aux
junes filles des formules pour attirer les amoureux , et les crédules
isurent même qu'il possède l'herbe magique avec laquelle on se trans-
|)rte partout en désir de femme, c'est-à-dire plus vite que la pensée.
■nn-Marie, certain que le monde vous estime toujours en proportion
i pouvoir qu'il vous suppose, n'a garde de les détromper. Aussi est-il
msulté par tous nos fermiers, et achète-t-il, chaque année, quelque
•pin de terre avec leur argent. 11 se rend aujourd'hui chez des pra-
ques, car voici près de lui sa trousse à talismans.
J'aperçus, en effet, sur les genoux de maître Jean un carnier doublé
e cuir, qu'il fouillait sans doute lorsque le sommeil l'avait surpris,
t qui était resté entr'ouvert. Nous pûmes faire du regard l'inventaire
e ce qu'il renfermait. Mon compagnon me montra la baguette de
oudrier pour découvrir les sources, des fragmens d'aérolithes qui
evaient garantir du tonnerre, une noix percée servant de cage à une
raignée vivante et destinée à guérir de la fièvre, un couteau de lan-
ueyeur portant sur la lame le nom cabalistique de Raphaël. 11 m'ex-
liquait comment ce dernier nom , que les paysans du midi faisaient
raver sur le soc des charrues pour rendre les sillons fertiles, avait,
lans le Maine, la propriété de guérir les porcs ladres et de les engraisser,
orsque Jean-Marie se réveilla. Bien qu'il parût d'abord surpris de nous
'oir et même un peu embarrassé, il fit assez bonne contenance et se
edressa en nous saluant : c'était un homme encore jeune, dont le vi-
age avait cette expression de jovialité matoise habituelle aux Nor-
nands, mais plus rare chez les paysans raanceaux. L'avoué lui de-
2o0 REVUE DES DEUX MONDES.
manda depuis quand les chrétiens dormaient ainsi au soleil, le long dt
berges, comme des lézards.
— Depuis qu'ils ne trouvent pas de lits de plume sur la grand'
route, répliqua le taupier.
— Maître Jean oublie que la grande route est la chambre à couche
des vagabonds, objecta mon guide.
— Monsieur l'avoué voit bien, au contraire, que c'est le rendez-vou
des honnêtes gens, puisque c'est là que je le rencontre, répliqua 1
paysan.
Nous ne pûmes nous empêcher de rire.
— Tu es, à ce que je vois, en chemin pour affaires?
— Et le bourgeois est à la cueillette des procès? dit Jean-Marie, quj
retourna la question, au lieu d'y répondre.
— Pourquoi non? reprit gaiement l'avoué; ne connais-tu point 1
proverbe :
Entre La Flèche et Alençon,
Plus de coquins que de chapons?
Nous allons voir s'il ne se prépare point quelque grabuge du cô
la Motte-Robert; mais toi, bon apôtre, où vas-tu?
— A la ferme du gros François. .
— Vers Saint-Cosme? ^,
— A peu près. ^'
T— Alors nous pouvons faire route ensemble.
— Si monsieur l'avoué trouve que je ne lui fais pas affront.
Jean-Marie s'était levé et se préparait à nous suivre. Je m'aperç
alors qu'il avait laissé tomber un petit sachet rempli de blé, que
lui rendis. Il le glissa au fond de son carnier, et nous dit que c'é
un échantillon de froment pour le gros François.
— Ne serait-ce pas plutôt, le grain qui sert à composer les mercuriaki
d'avenir? demanda l'avoué en le regardant.
Le marchand de tahsmans sourit sans répondre.
— Vous saurez que c'est un des mille talens de maître Jean, conti-
nua mon compagnon; il excelle à deviner ce que sera le prix du bU
en consultant les grains de froment. J'ai été moi-même témoin par ha-
sard de la confection d'une de ces mercuriales anticipées. On range poui
cela sur la pierre du foyer, et devant un grand feu, douze grains dt
blé choisis par un homme qui a reçu le don, comme maître Jean. Ceî
grains représentent les douze mois de l'année, en commençant par celui
de gauche, qui représente janvier. Lorsque le feu les a échauffés, les
grains éclatent et sautent en avant ou en arrière. Dans le premier cas
le prix du blé doit infailliblement s'élever, dans le second il doit des-
cendre.
[1
i
LES RÉCITS DB LA MUSE POPULAIRE. 351
Je fus frappé de ce mode d'augure, où la divination par le feu rap-
lait clairement l'ancien culte des élémens et dénonçait l'origine cel-
îiue. L'avoue, à qui je communiquai mon impression, se retourna vers
taupier.
— Vous voyez, maître Jean? dit-il. Votre cérémonie sent le païen,
a dû être inventée par les druides.
— Possible, dit tranquillement le paysan, la sapience est le' lot des
eux.'
— Et du malin. Prenez-y garde, maître Jeaii; c'est, dit-on, un ter-
ble taupier de chrétiens ! ,
I Jean-Marie haussa les épaules» et, prenant un air de tolérance phi-
sophique: . •
— Bah! dit-il en riant, ce sont les mal rentes en esprit qui lui en
(fuient d'être trop dégotté{i). Le diable est comme les pauvres gen&;
jiacun aboie après, lui pour faire le bon chien.
I Un moment de silence succéda à cette saillie du taupier. Je pus m'a-
îmdonner à l'aise, en marchant, au courant de mes réflexions et de
tes souvenirs. Ce n'était pas la première fois que je remarquais dans
3S campagnes l'expression de cette étrange sympathie pour l'ange
i>mbé. Que ce soit facilité d'oubli ou naïveté de miséricorde-, le peuple
de tout temps montré cette tendance à plaindre le coupable qu'il voit
ieint par le châtiment. Il semble qu'à ses yeux la souffrance sanc-
ifie tout, jusqu'à Satan. Aussi, combien de malheureux réhabilités
ir la tradition! Le Juif errant lui-même, cette personnification de l'in-
msibilité éternellement putiie, a éveillé la compassion du peuple. La
3flexion du taupier m'avait rappelé un guerz breton que je n'ai jamais
fitendu chanter sans émotion, et qui me paraît un des plus admirables
iiiints de la muse armoricaine, qui en a eu tarit d'autres touchans ou
ublimes. Il s'agit de deux voyageurs qui se rencontrent près de la ville
Orléans et qui se saluent, comme c'est l'habitude des vieillards. L'un
'eux est le Juif errant, l'autre un mendiant inconnu qui demande iro-
(iquement à Isaac oii il va, et pourquoi sa barbe ruisselle de sueur. Le
uif errant répond :
«, — Je suis condamné par Dieu à marcher nuit et jour, parce que j'ai été
ans pitié pour un être souffrant. Jamais pour moi de jugement dernier. Hélas!
e ne mourrai pas ! Ce qui fait votre plus grande épouvante serait ma plus
grande espérance.
« Quand Dieu aura vanné le genre humain, séparant les bons des méchans,
[uand le ciel aura eu ses yeux crevés, et que la terre sera déserte, même de
a mort, je continuerai encore à errer sut la boule aveugle du monde.
« Naufragé éternel sur ce grand vaisseau de Dieu, j'y continuerai ma course
(1) Dégotté, fin, rusé, qui n'est pas gog.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
à tâtons et avec angoisses. 0 Jésus ! toujours marcher par la même route ! tou
jours regarder au-dessus de sa tête dans une nuit sans fin !
« Mais pourquoi ris-tu, mendiant de mauvais cœur? Où vas-tu? Quel estloij
nom? Je me croyais l'homme le plus vieux de la terre, et je vois que j'ai trouTij
mon pareil.
« — Merci de moi ! répond le mendiant. Tu n'es qu'un nouveau-né. Voili
dix-sept cents ans que tu es sur terre , moi j'y suis depuis cinq mille annéesl
« Quand Adam, notre premier père, pécha par faiblesse d'esprit, je naquil
chez lui. Depuis, ses enfans m'ont toujours nourri, et je pense qu'ils le feron^
jusqu'à la fin du monde. »
Le Juif errant demande au vieux vagabond comment il se nomme,
ce qu'il fait sur la terre, et le vieillard reprend.
a — Mon nom est Misère ! Quant à mon métier, il n'est autre que de tour-j
menter les hommes. Je suis la tête du mal, le père de toutes les cruautés.
« J'ai labouré le genre humain, comme un champ de terre grasse, au moyei|
de la faim, du froid, de la soif, de la honte, et j'ai récolté, en guise de gerbe^
des larmes, des gémissemens et des malédictions.
« Chaque matin , je fais une promenade dans le monde. Quand j'ai visitj
sans faute tous les pauvres, je m'achemine vers la porte du riche pour mordi
aussi un morceau de sa chair.
« Avec des riches, moi, je sais faire des pauvres. Chez le gentilhomme nobli
depuis la création, comme chez le marchand, j'ai, pour m' ouvrir la porte, deiuj
bonnes amies; on les appelle la Vanité et la Paresse. »
A cet aveu du tourmenteur des hommes, le Juif errant s'indigne e1|
s'écrie :
« — Oh! maintenant, méchant, je te connais, puisque tu es celui qui afflig
le monde. Loin de moi, vieux affronteur! je suis fatigué. Loin de moi, car je
ne puis courir pour t'éviter!
« Si j'étais le maître, tu serais mort. Hélas ! tu es encore plus malheurei
(lue moi. Moi, je ne suis sur cette terre que le puni de Dieu; toi, tu lui sers i
bourreau. »
Je ne sais si je me trompe, mais, à part l'élévation poétique des d^
tails, je trouve quelque chose de singulièrement saisissant dans cett
(îspèce de régénération du Juif maudit, frappé pour s'être montré ir
pitoyable envers un Dieu et réhabilité par sa pitié envers les homme^
Si Béranger a deviné juste en croyant que dans ce supplice
Ce n'est pas sa divinité,
C'est l'humanité que Dieu venge,
il semble qu'après la rencontre chantée par le guerz armoricain,
tourbillon qui emporte Isaac doit s'arrêter, car le châtiment a porté !
récolte, le mystère est accompli, et la souffrance lui a révélé la cora^
passion.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 2o3
Vu moment même où je repassais dans ma mémoire les sublimes
jioles du guerz breton, la voix de Jean-Marie, qui nous appelait, me
de ma rêverie. 11 nous montrait à la gauche du chemin un amon-
Linent de terres bouleversées : c'était le mont Jallu.
Lorsque nous y arrivâmes, les ouvriers travaillaient aux fouilles
< la direction d'un contre-maître; mais le magnétiseur et son sujet
ut absens. L'ancienne motte d'Ygé avait été découpée par de pro-
1 ules tranchées, dont les déblais étaient rejetés à droite et à gauche,
t percée de puits destinés à l'épuisement des eaux; elle semblait avoir
liéralement changé de place. La foi, comme le dit mon compagnon,
('lit transporté la montagne. Ces amoncellemens de terre jaunâtre et
^ rile, sur lesquels s'agitaient des travailleurs empressés, offraient un
:ij;ulier spectacle au milieu de champs fertiles et alors déserts, où la
ijture préparait en silence ses riches moissons. C'était là comme dans
]} vie : l'homme abandonnait les biens réels pour courir après des
mges.
JNous interrogeâmes vainement le contre-maître sur la direction des
nvaux et sur les espérances des nouveaux chercheurs de trésors; soit
norance, soit discrétion, il ne sut rien nous apprendre. Maître Jean
)us conseilla de continuer jusqu'à l'auberge de Saint-Cosme, quar-
^r-général des entrepreneurs, où l'on pourrait, selon toute a])pa-
iice, nous renseigner plus exactement. Nous nous décidâmes à y aller
ner, et, après avoir pris congé du taupier, qui devait quitter là le
'and chemin pour s'engager dans la traverse, nous nous remîmes en
;lle et nous gagnâmes le bourg au galop.
IL — LE ROULEUR.
L'arrivée de deux voyageurs bourgeois eût produit dans beaucoup
e villages une certaine sensation; mais les habitans de Saint-Cosme
taient blasés sur de pareils événemens. Le bruit de nos chevaux
attira même pas l'aubergiste sur le seuil; il fallut l'appeler. Il vint
ecevoir la bride de nos montures avec une dignité indifférente. Mon
ompagnon , qui voulait nous relever dans son opinion , passa à la
uisine, où il fit main-basse sur tout ce qu'il y avait de présentable
lans le garde-manger. L'effet de réaction ne se fit pas attendre. Notre
lôte, convaincu que des gens qui dînaient si bien devaient avoir droit
ses respects, mit le bonnet à la main et nous fit entrer dans un salon
>ù le couvert était mis. Comme les préparatifs culinaires demandaient
n\ peu de temps, il voulut bien, pour adoucir les ennuis de l'attente,
wus,accorder les agrémensde sa conversation. Nous apprîmes par lui
lue les directeurs des fouilles du mont Jallu devaient arriver dans
luelques jours. 11 ajouta que, par malheur, il n'y avait point de dames,
254 REVUE DES DEUX MONDES.
partant pas de bals, de collations ni de cavalcades. L'aubergiste d(
Saint-Cosme ne pouvait perdre le souvenir des fêtes données par leij
entrepreneuses précédentes, dont il nous parla avec des élans d'admira
tion et des soupirs de regret. J'en vins à demander quels avaient ét<
les résultats des premières fouilles : le flot de paroles s'arrêta, et
comme le contre-maître du mont Jallu, notre hôte s'enveloppa dans
une prudente discrétion. Je voulus plaisanter les folles espérances dei
cliercheurs d'or; l'aubergiste prit aussitôt l'air d'une vieille prude de-
vant qui on parle d'amour. J'insistai; il rompit l'entretien en prétex-
tant quelques additions à faire au couvert. Je fis remarquer cette sin-
gulière réserve à mon compagnon.
— Vous la trouverez, me dit-il, chez tous les habitans du pays aux-
quels vous parlerez des trésors du mont Jallu . Ils connaissent trop hier
les avantages d'une pareille croyance pour aider à l'ébranler. Personne
ne tourne en ridicule la montagne qui l'enrichit. Ce qui est d'ailleurs
une fiction pour les autres est pour eux une vérité. La motte d'Ygi
contient réellement un talisman sans prix : c'est cette ombre de trésoi
qui attire ici les écus des spéculateurs crédules, comme la fameui
montagne d'aimant des Mille et une Nuits attirait autrefois les vais
seaux. Tout compte fait, cette colline a déjà rapporté aux gens d
Champaissant et de Saint-Cosme plus de deux cent mille francs. Le|
moyen de traiter légèrement une pareille voisine !
— Ses bienfaits sont encore peu apparens, repris-je en m'accoud
à la fenêtre, qui était ouverte. Voyez ces ruelles fangeuses, ces maisonsj
lézardées, ces pauvres enfans qui courent nus pieds sur les cailloux d
chemin! Je ne connais rien de plus propre à faire mentir les idyl
qu'un village de France. Pas d'arbres pour ombrager les seuils, p
une fleur pour égayer les fenêtres, aucun témoignage de cet amour d
l'homme pour sa demeure, qui est le premier symptôme du bonhe
domestique. Ici , la vie est une halte dans la misère et dans la laideur^
— C'est un côté de l'aspect, dit mon compagnon en riant; mais il
en a un autre comme pour toute chose. Vous connaissez le mot
M""' de Staël, qui entendait faire une remarque pleine de justesse: « Oh!
que cela est vrai! s'écria-t-elle, cela est vrai... comme le contraire! »
Nos villages français sont inhabitables sans doute, mais en revanch
ils sont presque toujours pittoresques. Si la civilisation y perd, le^
paysage y gagne, et je connais beaucoup d'artistes qui pensent encore
que le monde a été fait surtout pour être peint. Otez-en les maisons
croulantes , les rues en zigzag et les enfans en haillons : ils crieront
qufî l'art est perdu! A leur point de vue, cette place de village est une
magnifique étude flamande, et ils donneraient tous les co^agfes de l'An-
gleterre pour le seul coin de grange où vous voyez ce chaudronnier
ambulant.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 255
Mon regard s'était tourné vers l'homme que l'avoué me désignait :
' chaudronnier se tenait assis presque sous notre fenêtre, à l'entrée
un appentis en ruine; ses outils étaient dispersés autour d'un grand
assin qu'il venait de réparer pour l'aubergiste, et il se préparait à dîner
un morceau de pain noir et d'un oignon. Son costume était pauvre
t usé; ses cheveux gris, coupés carrément au-dessus de ses sourcils
loirs, descendaient des deux côtés d'un visage bistré auquel ils ser-
aient de cadre. Maigre, agile et visiblement endurci par la pauvreté,
[\ chaudronnier avait dans toute sa personne quelque chose d'âpre,
le persistant qui appelait et retenait l'attention. Nous allions quitter
1 fenêtre après avoir observé pendant quelques instans cette étrange
igure, lorsque tout à coup nous vîmes le chaudronnier tressaillir, se
élever d'un bond, courir vers une ruelle qui s'ouvrait à quelques pas
t s'y élancer. Nous cherchâmes en vain des yeux ce qu'il avait pu
percevoir : la ruelle semblait silencieuse et déserte. Le chaudronnier
■n atteignit l'extrémité, regarda à droite et à gauche, monta, sur le
nur d'appui d'un petit jardin pour mieux voir, puis revint, d'un air
pensif, s'asseoir sous le hangar où nous l'avions remarqué d'abord.
In ce moment, l'aubergiste entra. Nous lui demandâmes quel était
:et homme?
— Le chaudronnier? dit-il. Pardieu! il faudrait le demander au
liable! Plusieurs fois j'ai voulu causer avec lui; mais, quand on lui
parle, c'est comme si on criait dans un puits : rien ne répond. Tout ce
îue je puis vous dire, c'est qu'on le nomme Claude et plus souvent
ie rouleur, parce qu'il court toujours le pays. On est certain de le voir
arriver ici toutes les fois qu'on fouille la butte; aussi le regarde-t-on
comme un chercheur de trésors. Il paraît même que, l'an dernier, il
s'est laissé payer à boire par les gas du Chêne- Vert, et, comme le cidre
lui a desserré les dents, il leur a raconté des merveilles.
L'avoué et moi nous échangeâmes un regard. La même idée nous
était venue en même temps : il fallait faire parler Claude à tout prix !
Nous sortîmes sous prétexte de visiter nos chevaux, et, après avoir
jeté un coup d'œil dans l'écurie, nous nous approchâmes sans affecta-
tion du chaudronnier. Plongé dans une sorte de rêverie chagrine, il ne
s'aperçut point de notre approche. Mon compagnon le salua avec cette
aisance joviale qui est le privilège de certains caractères; le rouleur ne
répondit point tout de suite, et quelques instans se passèrent avant que
la question qui avait, comme un vain bruit, frappé son oreille, parût
arriver jusqu'à son esprit : il tressaillit alors, se retourna et rendit le
salut avec réserve.
— Eh bien! les affaires vont-elles, mon brave? demanda l'avoué; y
a-t-il beaucoup de chaudrons percés dans le pays?
— Monsieur voit qu'il y en a assez pour faire vivre un homme, ré-
pliqua froidement l'ouvrier.
2oG REVUE DES DEUX MONDES.
— Parbleu! vous êtes le premier à qui j'entends faire un paroi]
aveu, reprit mon compagnon; d'habitude, les routeurs crient toujoi
misère.
Claude garda le silence.
Je lui demandai s'il ne trouvait pas bien rude de vivre ainsi , tou-
jours errant par les routes solitaires, subissant tous les caprices du ciel
et changeant d'hôte chaque soir.
— Quand on n'a personne nulle part, [on est chez soi partout, n'-
pondit-il.
— Ainsi vous voyagez toujours?
— Les pauvres gens sont obligés d'aller où il y a la pâture et le so-
leil.
— Mais quand vient la vieillesse ou la maladie?
— On fait comme le loup : on se couche dans un coin, et on attend!
Les réponses de Claude avaient une brièveté pittoresque qui n'était
point nouvelle pour moi; j'avais déjà remarqué cette poétique origina
lité de langage sur nos montagnes, le long de nos dunes, dans nos fo
rets, en interrogeant les pâtres, les gardiens de signaux et les bûch
rons. C'est un caractère commun à tous les hommes habitués à vivri
dans la solitude, sans autres interlocuteurs qu'eux-mêmes. Il sembli
qu'alors leurs pensées, comme ces vagues recueillies dans les creux di
nos rochers, se condensent lentement en cristaux. Leur parole, seloi
l'expression des matelots, apprend à naviguer au plus près et non sans
profit; car, si les frottemens qui naissent des relations sociales aigui
sent l'intelligence et lui arrachent de fréquentes étincelles, ils servenl
rarement à la rendre plus nette ou plus vigoureuse. Notre improvisa
tion de toutes les heures sème les idées à peine écloses comme c
fleurs stériles que le vent secoue des pommiers, tandis que le silen
laisse aux idées du solitaire le temps de s'épanouir sur chaque ramea
de l'esprit, d'où elles ne se détachent que parfaites et comme un frui
mûr.
Claude semblait être un de ces parleurs discrets qui n'ouvrent la
bouche que pour dire quelque chose, et, bien que son langage ne fût
point dépourvu d'une certaine prétention sentencieuse, il avait éveillé
assez vivement notre intérêt pour nous donner le désir de prolonger
la conversation. L'avoué la soutint quelque temps avec sa verve ordi-
naire; mais le rou/ewr continua à répondre rigoureusement, sans fournir
aucune occasion de la détourner vers le sujet dont nous désirions sur-
tout l'entretenir. L'arrivée d'une voisine qui venait s'acquitter envers
Claude et jeter quelques sous dans le chaudron posé près de lui offrit
enfin à mon compagnon une transition inattendue.
— Est-ce là toute votre recette à Saint-Gosme? demanda-t-il au
routeur.
Celui-ci répondit affirmativement.
iH
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 257
— Pardieii ! vous serez alors quelque temps avant de faire fortune,
nrit l'avoué, et votre chaudron ne vaut pas celui de la croix de la
re.
je demandai ce que c'était que cette croix.
— Encore une des cassettes du diable! répliqua-t-il; il paraît qu'en
•reusant sous le sol, au coup de minuit, on trouve une grande bassine
»loine de pièces d'or; mais, comme elle est attachée à la terre par des
acines magiques, personne jusqu'ici n'a pu l'enlever. Le routeur doit
n avoir entendu parler?
Celui-ci fit un signe afflrmatif.
— C'est, du reste, la vieille histoire qui se raconte partout, con-
ilnua mon guide. Si l'on en croit la tradition, nos mendians meurent
lo faim sur des millions, et maître Claude a sans doute trouvé les
nèmcs croyances dans ses montagnes d'Auvergne.
— Je ne suis pas né en Auvergne, dit laconiquement le chaudronnier.
— Où donc alors? demandai-je.
— Dans le Berri.
L'avoué, qui avait long-temps habité le Berri, fit un mouvement.
— Vous êtes Berrichon! s'écria-t-il; j'aurais dû le deviner à votre
îccent. Par ma fioul mon poure home, topez là; moi aussi, f sommes quasi
Morvandiau.
Le routeur, qui épluchait son oignon, tressaillit et s'arrêta.
— Monsieur parle la lingue! dit-il en reprenant, sans y penser, la
prononciation du pays.
— Oui, bin, fiston, répliqua l'avoué en riant.
Et, afin d'appuyer son dire, il se mit à chanter sur un air de bourrée,
avec les portées de voix et les cadences prolongées des bergères du
Morvan :
Vire le loup,
Ma chienne garelle (1),
Vire le loup
Quand il est saoul;
Laisse-le là,
Ma chienne garelle,
Laisse-le là
Quand il est plat.
Le routeur avait relevé la tête; son front plissé s'épanouit, une lu-
mière sembla passer au fond de ses yeux sombres, et ses lèvres se dé-
tendirent. A la fin de l'air, il se leva, comme emporté par les souvenirs
(}ui se réveillaient en lui, et poussa le ioup national qui termine toutes
les bourrées.
(1) Vire, tourne; garelle, bariolé.
TOME V. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous ne vous saviez pas en pays de connaissance, lui dis-je, en-
chanté du hasard qui venait de rompre la glace entre nous.
Le diable m'estringole si je l'aurais cru! s'écria-t-il. Et où donc
monsieur avait-il son accoutumance dans le Morvan?
— J'ai habité deux années entre Mont-Renillon et Gacogne, reprit
l'avoué, dans une de ces fentes de montagne que vous appelez des
serres, tout près l'Huis- André.
— Ah! yé! c'est juste où je suis né, interrompit le routeur.
— Et nous allions passer l'un près de l'autre sans parler des brandes
de là-bas, ajouta mon compagnon.
— J'en aurais, eu grand rancœur, dit Claude.
— Alors à table! m'écriai-je; voici l'hôte qui nous prévient que Ife
dîner est servi, et l'on cause toujours mieux entre la fourchette et le,
verre.
Le chaudronnier hésita d'abord : soit embarras, soit défiance, il
voulut s'excuser; mais nous refusâmes de l'écouter.
— Ah! sang! vous viendrez, s'écria l'avoué; je veux repater et ba-
goûter, comme on dit à l'Huis-André. Marchons, mon vieux, et
vous faut de la musique, je vous redirai la romance du seigneur
Saint-Pierre de Moutier à la jolie gardeuse de moutons qui faisaî
comme vous, la paquoine :
Dites-moi, ma brunette,
Quel plaisir avez- vous.
Seule, sous la coudrette,
À la merci des loups?
Laissez dessous l'ombrage
Les brebis du village;
Allons, quittez les champs;
Là-bas, vers ces aubrelles,
Yous serez demoiselle
Dans mon château plaisant {{).
Cette bergerie, chantée, comme la précédente, avec l'accent des par-
tours du Berri, acheva de mettre en joyeuse humeur le chaudronnier,
qui nous suivit enfin en riant et prit place à table entre nous deux.
Une fois arrivé là, ce ne fut plus le même homme. Les premiers
soupçons dissipés, Claude passa, comme tous ceux qui se sont d'abord
tenus sur la réserve, de l'extrême contrainte à l'extrême expansion.
Les souvenirs du Morvan et le vin de l'aubergiste aidèrent surtout à
cette métamorphose. Ce fut le Sésame, ouvre- toi! devant lequel tombé»
(1) Ce couplet a été recueilli par M. le comte Jaubert près de Saint-Pierre de Moutierl
Plaisant signifie agréable; aubrelle désigne des peupliers. Dans les phrases du dialogue
précédent, il y a quelques mots qui demandent à être traduits, tels que paquoine, mi-
jaurée; repater et bagouter, faire un repas, bavarder; rancœur, chagrin.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 259
rent tous les verrous qui avaient jusqu'alors fermé les portes de cet
««prit. Là oii j'avais seulement espéré un conteur, je trouvai un type
aussi intéressant que singulier. Les aveux, d'abord entrecoupés de ré-
ticences, se complétèrent insensiblement. A chaque couplet de l'avoué,
la bonne humeur du rouleur semblait se transformer en une confiance
attendrie. Enfin nous sûmes toute son histoire.
Claude était un pauvre champi, ou enfant trouvé dans les champs.
Adopté par un paysan de la montagne, il avait passé ses premières an-
nées dans les brandes à garder les brebiaillcs. Là, accroupi avec les
autres petits pâtours, devant un feu de ronces, il avait entendu parler
sans cesse de la poule d'or qui se cachait dans les traînes avec ses douze
poussins et des épargnes enfermées par les fées sous les grandes pierres
druidiques. Dès qu 'il avait pu comprendre , ces opulentes visions avaient
Jianté sa pauvreté. Pieds nus et vêtu d'une biaude en lambeaux, il er-
rait dans les friches, insensible à la pluie, au vent, à la froidure; il
frappait de sa houlette ferrée les touffes de bruyères, il retournait les
pierres moussues , il regardait au jour failli vers les ravines qu'habi-
taient les fades, espérant toujours qu'un hasard bienfaisant lui appor-
terait la richesse.
Enveloppé dans ce songe d'or, il atteignit le moment où les fils de
son maître, devenus assez grands pour garder le troupeau, le forcèrent
à chercher fortune ailleurs. Un chaudronnier nomade s'était alors of-
fert à le recueillir, et Claude avait parcouru avec lui les campagnes,
apprenant son métier tellement quellement, et retrouvant partout cette
même histoire de trésors cachés, rêve éternel de la misère qui ne veut
j)oint désespérer. Ainsi entretenues, ses impressions d'enfance s'étaient
fortifiées, agrandies. Lorsque la mort de son second maître le laissa
encore une fois seul, il continua sa vie vagabonde et s'enfonça de
plus en plus dans les recherches qui l'avaient préoccupé tout enfant.
Les explications dans lesquelles Claude entra à la suite de ce récit
Jetaient un singulier jour sur l'espèce de mission qu'il s'était donnée
à lui-même. Le rouleur n'était point le vulgaire quêteur de trésors
que j'avais cru d'abord, mais une sorte d'alchimiste populaire qui,
à l'exemple des poursuivans du grand œuvre, avaient soumis la re-
cherche des richesses cachées à un art cabalistique. Je fus singuliè-
rement étonné de la force de cerveau qu'il avait fallu à cet homme
ignorant pour systématiser les traditions et en faire un corps de science.
Ce travail lui avait coûté vingt ans d'enquête, de réflexions et d'essais.
Il y avait mis cette patience passionnée des vrais fidèles, dont le cou-
rage, loin de se briser aux obstacles, s'y fortifie et s'y aiguise. Voici
rapidement l'idée de sa théorie née de la comparaison des différentes
croyances populaires.
Il y avait trois espèces de trésors : ceux qui appartenaient au vilain
260 REVUE DES DEUX MONDES.
(c'était le nom que Claude donnait au démon), ceux qui appartenaient
à un trépassé, et ceux que gardaient les génies, les fées ou les morts'
ajournés, c'est-à-dire destinés à une résurrection terrestre. Les pre-
miers comprenaient toutes les richesses enfouies sous la terre et res-
tées cent années sans voir l'œil du ciel; les seconds, celles qu'on avait
cachées en égorgeant un être vivant et qui étaient gardées par le fan-
tôme de la victime; les troisièmes enfin , celles que des esprits ou des
hommes puissans avaient autrefois entassées dans de mystérieuses re-
traites. La recherche et la conquête de chacun de ces trésors étaient
soumises à différentes conditions. Pour ceux que possédait Satan, il
fallait un pacte. On se rendait pour cela dans un carrefour hanté, où
l'on évoquait Robert au^'^moyen de certaines conjurations. S'il venait à
paraître, il fallait lui adresser aussitôt la parole, sous peine d'être em-
porté par lui. Les conventions du pacte se réglaient ensuite, et on les
signait de son sang. Outre les richesses enfouies dont on obtenait ainsi
la connaissance, le diable pouvait accorder certains talismans. Nous
avons parlé ailleurs du cordeau qui permettait de soutirer le lait et le
blé du voisin; les paysans du Périgord citaient également le manda-
goro, qui n'est autre que la plante magique appelée dans les traditions
allemand(;s Galgen-Mannlein [petit homme de potence). Lorsqu'on l'ar-
rache, ses racines poussent des cris; mais si une fois hors de terre on
les lave dans du vin blanc , comme un nouveau-né, elles répondent à
toutes les questions et prédisent l'avenir. En Lorraine et en Alsace, on
peut obtenir du diable le ducat d'incubation, qui se double toujours;
ailleurs, il donne à ses adeptes le chat noir classique, la bourse de
Fortunatus ou le tonneau qui ne se vide jamais; mais la fortune acquise
par ces moyens entraîne toujours nécessairement la perte de l'ame.
Quant aux dépôts précieux que gardent des fantômes, ils sont en
petit nombre et difficiles à enlever. Tout être vivant qui y touche
meurt inévitablement dans l'année. Il faut, pour s'en emparer, plu-
sieurs précautions et certaines formules destinées à relever l'ombre de
sa faction forcée et à lui ouvrir la région des âmes.
Restent les trésors appartenant aux génies, aux fées et aux morts
ajournés. Ceux-ci s'ouvrent plus aisément; il suffit souvent, pour y
puiser, d'un hasard, d'une heureuse rencontre, ou d'un caprice des
possesseurs. La science des chercheurs de trésors indique au reste plu-
sieurs moyens de trouver et d'acquérir les dépôts précieux. Le premier
est la magie et l'étude des incantations; malheureusement, cette bran-
che de l'art est depuis long-temps négligée : Claude nous avoua qu'il
y avait peu de chose à en attendre. On pouvait encore vaincre les
charmes qui nous dérobent l'argent caché en faisant consentir un prêtre
à dire une messe à rebours; mais tous se refusaient à ce sacrilège. Le
plus sûr était donc de mettre à profit ce que l'on appelait, dans certaines
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 261
proYinces, la trêve de la nuit de Noël. Une tradition répandue dans la
chrétienté avait fait dii moment où naquit le Sauveur une sorte de
suspension à toutes les lois du monde connu et du monde invisible. Il
y avait une halte universelle dans la méchanceté, dans l'impuissance et
dans les châtimens. Le cœur de l'univers n'était plus oppressé de son
immense angoisse; la création entière poussait un soupir de bonheur.
Cette trêve de Dieu durait pendant tout l'évangile de la messe de minuit.
C'était alors que les menhirs (pierres-fées) allaient boire à la mer et
laissaient à découvert leurs trésors, que les vouivres et les dragons dé-
posaient l'escarboucle qui les couronne pour se baigner aux fontaines,
(jue les bons et les mauvais esprits oubliaient l'exercice de leur puis-
sance, que les animaux eux-mêmes, sortant du silence infligé par Dieu
depuis la trahison du serpent, recouvraient la parole. Les cavernes les
plus secrètes montraient leurs entrées, la mer laissait voir au fond de
SCS abîmes, les montagnes ouvraient leurs flancs, et la terre, tressail-
lant d'allégresse, offrait aux hommes tout ce qu'elle renferme, comme
un festin de réjouissance. Le chercheur de trésors devait profiter de ce
moment pour puiser aux mille sources des richesses cachées; mais il
lui fallait pour cela, outre la connaissance des opulentes cachettes,
beaucoup d'audace, de promptitude et d'adresse, car, au premier son
de la clochette qui se faisait entendre après l'évangile, la trêve expi-
rait; c'était le canon de la messe de minuit qui annonçait la reprise de
la grande bataille du monde. Les esprits malfaisans reprenaient toute
leur colère, et malheur à qui se laissait surprendre par eux, car il
devenait leur proie jusqu'au jugement.
Depuis vingt années, Claude cherchait à profiter de cette trêve de
Dieu sans avoir pu trouver encore l'occasion favorable; mais cet in-
succès n'avait point ébranlé sa foi. A chaque Noël perdue, il ajournait
ses espérances jusqu'à la Noël suivante, et attendait patiemment en
comptant les jours. Certain d'arriver à une de ces fabuleuses opu-
lences que la pauvreté seule sait rêver, il supportait ses privations
avec une sorte de dédain inattentif; sa misère ne lui semblait qu'une
attente. C'était la nuit passée dans la cabane du charbonnier par le roi
qui va prendre possession d'un trône.
Je voyais pour la première fois un de ces hommes qui marchent
enveloppés dans leur idée comme dans un nuage : monomanes dignes
de pitié ou d'admiration, suivant le but auquel ils tendent, mais tou-
jours faits pour saisir l'ame, parce qu'ils la glorifient. Qu'est-ce, en
effet, que leur folie, sinon une victoire de la volonté sur les instincts?
S'abandonner au courant des jours en profitant de ce que chaque vague
vous apporte, c'est jouer simplement, sur l'océan humain, le rôle
d'une épave; mais choisir sa direction sur cette mer et cingler vers un
262 REVUE DES DEUX MONDES.
seul but, c'est imiter le vaisseau qui obéit à une intelligence et sur-
monte par elle tous les efforts des flots.
Le chaudronnier nous raconta plusieurs de ses tentatives, dont quel-
ques-unes, suivant lui, avaient failli réussir. Il nous parla de ses pro-
jets, de ses espérances. En nous les détaillant, son œil sombre avait des
sciutillemens, ses lèvres souriaient d'une joie anticipée, un frémisse-
ment parcourait ses doigts, comme s'ils eussent 4éjà senti le contact de
l'or.
— Faut savoir attendre l'occasion, ajouta-t-il en ayant l'air de penser
haut; tout à l'heure encore, j'ai eu un signe...
— Quand vous avez couru vers la ruelle ?
Il fit un mouvement.
— Vous étiez là? s'écria-t-il. Alors vous savez s'il a pris par la petite
sente avant de disparaître?
— Qui cela?
— Vous n'avez donc rien vu ?
— Rien que votre empressement à poursuivre un objet invisible. ,^
Il se mordit les lèvres et quitta brusquement la table. J'allais lui
mander l'explication de ses paroles; l'entrée de l'aubergiste nous in^
terrompit. L'heure que nous avions indiquée pour notre départ était
arrivée, et l'aubergiste venait nous demander s'il fallait brider les che-
vaux. Cette apparition acheva de rompre le charme qui nous avait ga-
gné la confiance de Claude, car il en est des cœurs fermés comme des
trésors dont il venait de nous raconter l'histoire; pour y lire, il faut le
hasard de l'heure et de la rencontre; ouverts un instant, ils se refer-
ment bientôt tout à coup et sans retour. Le chaudronnier parut se ré-
Teiller : il se leva en nous jetant un regard inquiet, comme un homme
qui s'aperçoit qu'il a rêvé tout haut. Nous essayâmes de le retenir,
mais il nous déclara qu'il s'était déjà trop attardé, et voulait arriver
avant la nuit à un hameau qu'il nous désigna. L'avoué, qui devinait
mon désir de prolonger l'entretien, prétexta quelques ruines à visiter
de ce côté, et décida que nous prendrions la traverse avec le chau-
dronnier. Celui-ci ne put faire aucune objection, mais il fut aisé éa
voir que notre compagnie l'embarrassait. Il revint à sa réserve dé-
fiante et reprit le ton bref de notre première entrevue.
La route que nous suivions n'était tracée que par de profondes or-
nières indiquant la direction des villages qu'elle desservait. Elle tra-
versait tantôt des terres cultivées, tantôt des friches, bordées çà et
là par un vieux orme ou quelques touffes de houx. De temps en temps,
nous apercevions dans les champs des femmes occupées aux semaiUes;
derrière elles volaient des nuées d'oiseaux cherchant la pâture et que
chassait la herse des laboureurs. Tous s'arrêtaient pour nous voir
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 263
passer; quelques-uns nous jetaient un souhait de bienvenue , puis
nous les voyions reprendre leurs travaux. On n'entendait ni bêlemens
de troupeaux, ni chants de pâtres, ni bourdonnemens d'abeilles, rien
enfin de cette rumeur de vie qui, dans les jours d'été, fait bruire la
cimpagne. Cependant ce silence ne ressemblait nullement à la mort;
c "était la beauté du calme et du repos après celle du mouvement et du
bruit. Nous cédâmes insensiblement, mon compagnon et moi, à l'in-
fluence de cette grave sérénité; nos questions au routeur devinrent plus
rares, et nous avions laissé tomber la conversation, lorsque nous arri-
vâmes près d'une ferme que l'avoué reconnut pour celle du gros Fran-
çois. Un groupe de paysans armés de bêches et de pioches était arrêté à
l'extrémité du petit terrain qui faisait face à l'habitation. Parmi eux
s'en trouvait un qui semblait écouter des demandes et des indications.
Il tenait à la main une baguette de coudrier à deux branches qu'il pré-
sentait aux différentes aires de vent, comme s'il eût voulu reconnaître
une direction.
— C'est le taupier, m'écriai-je en reconnaissant maître Jean.
— Non pas pour l'heure, répliqua ironiquement Claude; il vient de
clianger de métier. Ne voyez-vous pas qu'il tient une baguette d'Aaron?
— Il va chercher une source ?
• — A moins que nous ne lui fassions peur ! dit le chaudronnier.
Je lui imposai vivement silence de la main. Maître Jean ne nous avait
point aperçus, et nous nous trouvions derrière une haie de buis où il
était facile de se cacher. Je me baissai de manière à tout voir sans être
vu, et mes compagnons en firent autant.
Le sourcier prit la baguette par les deux branches de la fourche, et,
la tenant devant lui, il s'avança lentement de notre côté. Les paysans
suivaient, attentifs à tous ses mouvemens. Après avoir fait quelques
pas, Jean s'arrêta. — La baguette a-t-elle parlé? demandèrent-ils. —
Non, dit le sourcier en continuant sa route, c'est la branche droite qui
a tourné dans ma main; les branches n'annoncent que le métal : la
droite est pour le fer, la gauche pour l'or. — Et comme les paysans sur-
pris regardaient autour d'eux sans rien voir et semblaient douter, il
eotr'ouvrit avec le pied une touffe d'herbe, et y montra un fer de
cbeval. Tous se regardèrent émerveillés.
— Maître Jean ne néglige rien, me fit observer l'avoué; il a d'avance
préparé la mise en scène et les accessoires.
Cependant le sourcier s'était remis en marche; il arriva à quelques
pas du lieu où nous nous trouvions cachés, sembla hésiter, puis s'ar-
rêta. Les paysans l'entourèrent avec une attention anxieuse; la ba-
guette de coudrier sembla osciller, se tordit lentement et finit par se
tourner vers un tapis de plantes grasses qui vetoutaient les alentours
d'un buisson d'osier.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
Creusez ici , lesgas, s'écria Jean en frappant le sol du pied, il y a
de l'eau sous mon talon.
Les bêches et les pioches se mirent aussitôt à l'œuvre, et nous en-
tendîmes bientôt les travailleurs pousser un cri de joie; l'eau com-
mençait à sourdre dans la tranchée. Nous pensâmes qu'il n'y avait plus
d'inconvénient à nous montrer, et nous rejoignîmes le sourcier, auquel
j'adressai mes félicitations. En apprenant que nous avions tout vu, il
parut d'abord embarrassé; mais il se remit aussitôt, et nous répondit
sur le ton demi-plaisant dont j'avais été déjà frappé lors de notre pre-
mière rencontre. Quant à Claude, il avait tout observé sans rien dire,
et continuait à garder un silence railleur.
— Voilà un talisman dont vous ne nous aviez point parlé, lui dis-je
à demi-voix en montrant la baguette que le sourcier tenait encore.
— 11 est aisé de cacher un vieux fer dans une touffe d'herbe et de
trouver de l'eau où poussent les osiers, répondit le chaudronnier.
— Ainsi vous ne croyez pas à la verge de coudrier? repris-je en
souriant.
Il haussa les épaules.
— Quoiqu'on soit un pauvre rouleur, on a pourtant une raisoi
dit-il avec dédain.
Cependant Jean-Marie avait aperçu Claude, qu'il salua par son nom."^
Il me sembla même que son ton avait un accent de déférence presque
respectueuse, et je me demandai si, pour compléter ces exemples de
contradictions, l'exploitateur ironique de tant de superstitions parta-
geait par hasard celle de la foule à l'endroit des trésors.
Nous continuâmes à suivre la traverse avec nos deux compagnons.
Maître Jean avait réclamé les services du chaudronnier ambulant pour
quelques réparations indispensables, et il le conduisait à sa closerie,
peu éloignée de la motte Ygé, dont nous commençâmes à revoir les.
sommets écrêtés.
III. — MARTHE.
Le vent venait de se lever brusquement du côté de l'ouest, chassî
devant lui de gros nuages plombés qui s'entassaient au-dessus de nos
têtes. Nous étions menacés d'un de ces orages de pluie qui remplacent,
dans nos provinces occidentales, les orages neigeux de l'Ecosse. Je con-
naissais par expérience ces espèces de trombes, nommées dans le pays
accats ou abats d'eau, et j'avertis mon compagnon, qui, depuis un in-
stant, regardait aussi l'horizon avec inquiétude. Il était douteux que
nous pussions éviter tout l'orage; mais, en faisant diligence, nous
avions l'espoir de sortir bientôt de la région pluvieuse, qui n'embrasse
souvent qu'un espace assez rétréci, et d'en être quittes pour un grain.
I
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 265
Nous nous hâtâmes, en conséquence, de repasser la bride sur le cou
(le nos montures et de nous remettre en selle; mais, au moment de
Itartir, le cheval de l'avoué refusa de prendre le galop, et nous nous
aperçûmes qu'il boitait du pied droit. Examen fait par maître Jean, il
se trouva qu'il était déferré et assez blessé pour ne pouvoir marcher
<ju'au pas.
Pendant que, désappointés par ce contre-temps, nous délibérions sur
ce qu'il fallait faire, quelques gouttes de pluie, emportées par la ra-
fale, nous fouettèrent le visage.
— Il n'y a plus à songer à se mettre en route, dit le taupier; faut
(jue ces messieurs viennent à la closerie.
— Est-ce bien loin? demandai-je.
— Là, t^ut contre, au bout de la chênaie.
Je regardai l'avoué.
— Nous ne pouvons choisir, dit-il; allons provisoirement à la clo-
serie.
— Alors, sauve qui peut! s'écria Jean, voici Vaccat!
A ces mots, il rentra la tête dans ses épaules, arrondit le dos, cacha
ses mains sous ses aisselles et se mit à courir vers la chênaie. Au même
instant, toutes les cataractes du ciel semblèrent s'ouvrir; les gouttes
(le pluie tombaient si larges et si pressées, qu'elles paraissaient se con-
linuer l'une l'autre et formaient un véritable voile liquide dont nous
(itions enveloppés. L'eau qui tombait sur nous à flots rejaillissait en
cascades le long de nos montures. La surprise et le bruit de cette inon-
dation nous avaient étourdis; nous ne commençâmes à nous recon-
naître qu'en atteignant le bois de chênes : là, grâce au feuillage touffu,
la pluie, qui frappait obliquement, n'avait pénétré que dans la lisière
tournée à l'ouest. Au bout de quelques pas, nous nous trouvâmes
presque complètement à l'abri. Maître Jean s'arrêta en se secouant.
— Eh bien! en voilà une arrosée! s'écria-t-il avec un éclat de rire;
faut que tous les moulins du bon Dieu aient ouvert leurs écluses du
même coup!
— Je suis percé jusqu'aux os! dit mon compagnon, à qui ce déluge
subit avait donné le frisson.
— La closerie est au bout de la futaie, fit observer le taupier, et une
flambée de fagots nous aura bientôt séchés.
L'avoué demanda s'il ne serait pas plus sage de regagner Mamers
par la route de traverse.
— Ah! bien oui, dit maître Jean, faudrait qu'il y eût encore une
route! mettez-moi un peu la tête à la fenêtre pour voir!
Il nous indiquait une percée par laquelle on apercevait la campagne.
Tout y était noyé. L'eau coulait à travers les sillons comme dans des
canaux et dégorgeait de toutes parts dans les douves débordées. Les
il66 REVUE DES DEUX MONDES.
chemins avaient été transformés en lits de torrens. L'inondation empor-
tait les chaumes flétris, les bois épars, les arbustes déracinés, et rou-
lait ses vagues jaunâtres avec mille rumeurs, tandis que la chênaie .
ébranlée par le vent, gémissait sourdement dans ses profondeurs. Le
retour à Mamers était évidemment impossible; il fallait accepter l'hos-
pitalité du taupier.
Nous aperçûmes bientôt sa closerie, placée à mi-côte. Sa maison,
comme l'eiit dit Virgile, pendait au flanc du coteau. Elle était précé-
dée d'une petite aire à battre; derrière, s'étendait un jardin de forme
irrégulière qu'enfermait une haie de cytise et de sureau. Le tout nous
apparaissait au bout de l'avenue de chênes que nous suivions, encadré
dans les derniers rameaux, comme la vignette de quelque églogue illus-
trée par le burin anglais.
La brièveté de Vaccat avait été proportionnée à sa violence. Il sem-
blait déjà toucher à sa fin, et quelques lueurs du soleil couchant
rayaient l'horizon. Un de ces jets lumineux tomba tout à coup sur la
closerie, qui, encore baignée des eaux de l'orage, scintilla sous ce rayon
inattendu. Je ralentis le pas, malgré moi, pour contempler le char-
mant aspect qu'offrait la maisonnette rustique à moitié sortie du dé-
luge; mais mon regard , en se promenant du toit rongé de mousse à
la vieille touffe d'aubépine qui ombrageait la porte, s'arrêta sur un
objet qu'il ne put d'abord bien définir. C'était comme une forme hu-
maine immobile et accroupie sur le seuil. Je reconnus enfin une femme
dont les cheveux pendaient en désordre, et qui, assise sur la terre, ef-
fleurait de ses pieds nus les petites flaques d'eau formées par l'égout
des toits. Dès que je pus apercevoir ses traits, je reconnus une de ces
pauvres idiotes qui n'ont presque rien conservé de l'espèce humaine.
Jean-Marie, qui avait remarqué la direction de mon regard, me dit
sans aucune apparence d'embarras :
— C'est la sœur Marthe qui m'attend.
— Vous osez donc la laisser seule à la garde de la maison? demanc
mon compagnon.
— Et la maison ne sera jamais mieux gardée, ajouta le taupier; il
n'y a pas comme ces innocentes pour être fidèles au logis. Quand je
suis parti, qu'il vente ou qu'il neige, Marthe ne quitte jamais le seuil,
et celui qui voudrait le passer sans moi serait étranglé comme une
mauvie. Regardez plutôt, voilà qu'elle nous a entendus.
L'idiote venait , en effet , de redresser la tête. Elle sembla aspirer le
vent de notre côté, et fit entendre une sorte de glapissement. Son front
déprimé, ses yeux obliques, son menton en fuite, sa peau boursouflée
et d'un jaune plombé lui donnaient quelque chose de la bête fauve.
En nous apercevant, elle se releva d'un bond, comme si elle eût été
mue par un ressort, poussa un cri menaçant et avança vers nous les
LES RÉCITS DE LA MLSE POPULAIRE. 267
deux poings fermés; mais, à la voix du taupier, elle s'apaisa subitement,
it courut à sa rencontre en exprimant sa joie par des cris discordans
et des gestes désordonnés. Elle tourna plusieurs fois autour de lui avec
(les gambades, approcha la tête de sa poitrine et de son épaule, comme
im chien qui caresse, courut en avant, puis revint, les bras levés en
^igne d'allégresse. Pendant tous ces mouvemens, sa figure restait im-
passible et sauvage. La sensation semblait comme enfouie dans le chaos
(le ces traits confus; on eût dit le visage d'une statue mutilée, dont
I expression avait disparu sous le marteau.
Jean-Marie lui adressa quelques mots affectueux, ï'écarta doucement
du seuil où elle s'était replacée, et nous fit entrer. 11 nous invita à nous
approcher du foyer, en se hâtant d'y jeter une bourrée de traînes, dans
lesquelles le feu courut aussitôt avec des pétillemens. A la vue de la
flamme, Marthe poussa un grognement de joie, et alla s'accroupir au
coin le plus reculé de l'àtre. Incrustée, pour ainsi dire, dans le mur
noirci et à demi voilée par le nuage de fumée qui commençait à dé-
rouler ses spirales bleuâtres, cette figure ébauchée avait une apparence'
fantastique dont nous fûmes saisis. L'avoué s'étonna que maître Jean
mt pu s'accoutumer à une pareille compagnie.
— C'est tout ce qui me reste de parens, répondit le taupier. Assottée
comme vous la voyez, elle me rappelle encore ceux que j'ai perdus, et
le proverbe dit qu'wne veuve trouve toujours assez beau son dernier enfant.
t^iis, quand on rentre tout seul sur le soir, et qu'on ne trouve chez
soi aucune créature vivante, les quatre murs de la maison vous pèsent
comme si vous les portiez. Marthe, du moins, fait que je ne crois pas
le monde fini; elle me reconnaît, elle me parle à sa manière. Même de
penser qu'elle est mauvaise avec tous les autres, ça me fait lui vouloir
plus de bien. Ça n'a pas de raison, mais chacun a ainsi dans le cœur
sa fantaisie.
On eût pu croire que l'idiote comprenait ce qui se disait , car elle
s'approcha en rampant sur la pierre du foyer, et vint s'asseoir près de
son frère, la tête appuyée à ses pieds, comme un' animal domestique.
Je regardais avec un mélange d'intérêt et de dégoût cet être dilForme,
chez qui, à défaut des clartés de la raison, brillaient encore quelques
fugitives lueurs de sentiment. Mon attention fut détournée par le chau-
dronnier, qui, en attendant qu'on lui remit les ustensiles à réparer,
avait voulu établir son atelier portatif dans l'aire. 11 rentra pour nous
annoncer que le vent avait cessé, mais qu'un épais brouillard couvrait
ITlorizon, Aux torrens d'eau qui nous avaient submergés quelques in-
stans auparavant venait de succéder une pluie fine et tiède, qui tombait
silencieusement. Le taupier regarda aux quatre aires de vent et se-
coua la tête.
" — Voilà une brouillasse que nous aurons jusqu'à demain matin.
REVUE DES DEUX MONDES.
dit-il; faudra le coup de balai du a ont de six heures pour tout nettoyer
là-haut.
— Eh bien! mais, en attendant, s'écria l'avoué, qu'allons-nous de-
venir, nous autres?
— Vous resterez sous mon pauvre toit, si ça ne vous fait pas affront,
répliqua le taupier.
— Il n'y a jamais d'affront à être au sec, maître Jean; seulement, je
crains que nous ne soyons pour vous une grande gêne.
— J'ai à côté un lit de pèlerin, comme on dit : c'est un peu cham-
pêtre pour de grosses gens; mais, faute de froment, les alouettes font
leur nid dans l'avoine.
En parlant ainsi, il nous ouvrit une porte conduisant dans une pe-
tite pièce voisine, dont les murs lézardés disparaissaient sous un rideau
de plantes potagères conservées pour graines, et dont les touffes des-
séchées flottaient çà et là , suspendues à des os de mouton fichés dans
la muraille en guise de clous. Une huche à blé, deux barriques dé-
foncées, un banc et un lit complétaient l'ameublement. Comme il n'y
avait point à choisir, nous remerciâmes le taupier en déclarant qu^
nous acceptions son hospitalité, et nous sortîmes pour visiter nos cht
vaux dans le petit hangar qui leur servait d'écurie. Jean-Marie les ava^
débridés et leur avait déjà apporté une partie de l'herbe coupée poui
sa vache. Nous y joignîmes quelques poignées d'orge et deux bottes
de paille pour litière; des fagots dressés à l'une des ouvertures de la
grange, du côté du vent, les mirent à l'abri.
Pendant que nous achevions ces préparatifs de campement, la nuit
était venue. L'épais brouillard qui avait tout envahi ne laissait briller
aucune étoile, la campagne apparaissait comme un abîme obscur, au
milieu duquel des taches plus sombres indiquaient les bois. On n'en-
tendait que le bruit monotone et presque imperceptible de la bruir
sur les feuillages. Tout cet ensemble voilé et silencieux avait un es
ractère de tristesse pour ainsi dire harmonieuse. L'air était plein de
acres parfums qui s'exhalent de la terre humectée et des végéta
lions meurtries par l'orage. Nous restâmes quelque temps appuyés
l'un des piliers de l'appentis, les regards plongés dans ces ténèbres,
fond desquelles on sentait encore la création. Jean-Marie vint enfin noi
prévenir que le souper était servi. Le chaudronnier, qui avait termii
son travail, devait nous tenir compagnie, et nous nous mîmes tous
table dans les meilleures dispositions.
La vie réglée de notre vieille société nous condamne à courir pres-
que constamment, comme les wagons sur leur voie ferrée, et le
moindre caprice est un déraillement qui a son danger. Aussi , lors-
que le hasard vient nous enlever un instant aux ornières de l'habi-
tude, trouvons-nous à cet imprévu toute la saveur de la nouveauté;
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 269
îcindisque pour le trappeur américain la descente d'une cataracte pa-
raît une simple circonstance de voyage, et la rencontre des Indiens
scalpeurs un incident vulgaire, pour nous, voyageurs civilisés, une
averse qui nous surprend sans manteau est une aventure, la nuit
[)assée au foyer d'une closerie un roman complet. C'est qu'à vrai dire
ce peuple de paysans qui entoure nos villes nous est presque aussi in-
(îonnu que l'Indien peau-rouge au touriste qui se rend en poste de
New- York à Boston. Nous l'avons bien aperçu en passant, courbé sur
sa faucille ou sur ses sillons, peut-être même nous sommes-nous ar-
rêtés pour esquisser son toit de chaume doré par le soleil couchant;
mais quel citadin pénètre dans sa vie intérieure, apprend sa langue,
comprend sa philosophie, écoute ses traditions? Nos campagnes res-
semblent à ces manuscrits d'Herculanum qu'on n'a point encore dé-
roulés. A peine en connaît-on de courts fragmens copiés en passant
par quelques curieux; le poème entier reste à traduire.
Je m'étais placé à table près du chercheur de trésors, espérant ob-
tenir de lui quelque nouvelle confidence; mais il était rentré dans son
laconisme comme dans une forteresse inexpugnable. 11 fallut se ra-
battre sur le sourcier, qui avait heureusement gardé sa gaieté commu-
liicative, et qui continuait de répondre à toutes mes questions. A la
vérité, ces réponses n'étaient pas toujours directes : Jean-Marie était né
trop près de la Normandie pour ne pas connaître l'art des phrases, qui,
comme le Janus antique, ont deux visages contraires; par cela même
cependant que la conversation était avec lui une sorte de colin-inail-
lîird où l'on cherchait toujours à tâtons la vérité, il en résultait plus
(l'excitation et de mouvement.
Pendant le repas, Marthe vint s'asseoir par terre à côté de lui, une
main posée sur ses genoux et la tête appuyée à cette main comme un
enfant qui dort; elle l'avertissait de temps en temps de sa présence par
un petit cri plaintif, et Jean lui teniait sa part du souper. En l'obser-
vant, il me sembla qu'elle ne mangeait point avec la brutale avidité
ordinaire aux idiots, et que sa joie venait moins de la nourriture que
de la main qui la lui offrait. Par instans, elle relevait la tête vers son
frère, et à travers l'hébétement de son grand œil bleu passait je ne
sais quelle lueur de tendresse; on surprenait encore, sous ces traits et
dans ces mouvemens où le jeu des muscles avait remplacé l'intelli-
gence, un vestige confus des grâces de la femme; le vase détruit et
souillé avait conservé quelque imperceptible senteur du parfum éva-
poré.
Jean-Marie nous apprit que l'idiotisme de Marthe ne remontait point
à sa naissance. D'esprit lent et faible jusqu'à l'âge de douze ans, elle
regagnait par le cœur ce qui lui manquait en intelligence. On n'avait
jamais pu l'appliquer à aucun travail, ni lui confier aucune responsa-
"210 REVUE DES DEUX MONDES.
bilité; mais, pour Jean-Marie et pour sa mère, qui vivait encore, elle
eût gravi les rochers, percé les haies, traversé les rivières. Son atta-
chement ressemblait à celui du chien : il était silencieux, spontané, et,
poiir ainsi dire, involontaire. L'incendie de la maison qu'elle habitait
avec sa famille ébranla son faible cerveau; son intelligence baissa de
jour en jour, comme l'eau fuyant du vase qu'un choc a fêlé. Les an-
nées se succédèrent, et, au lieu de monter, comme les autres enfans
de son âge, du crépuscule au plein soleil , elle descendit toujours et
s'enfonça de plus en plus dans les ténèbres. Enfin elle en était arrivée
où nous la voyions. Cependant le taupier ne paraissait point avoir re-
noncé à la guérison. Son ignorance soutenait son espoir. Il nous ap-
prit que Marthe avait parfois des retours, sinon de raison, du moins
de souvenir : habituellertient muette, elle retrouvait alors le nom de
son frère, et l'appelait avec le même accent qu'autrefois; mais des cir-
constances extrêmes pouvaient seules provoquer ces rapides éclairs
de mémoire.
Claude, qui avait paru prendre peu d'intérêt à ces explications, con-
tinuait à manger sans rien dire. Deux ou trois fois, son œil s'était
porté sur l'idiote, et je n'y avais pas même surpris cet intérêt ordi-
naire du paysan pour ceux que l'on désigne dans nos campagnes sous
le nom de saints innocens. Absorbé dans sa distraction méditative, il
semblait suivre d'un regard persistant quelque image invisible à tous
les autres yeux. Le souper fini, il se leva le premier, et alla sur le seuii
examiner le temps. Nous nous étions approchés du foyer, où mon com-
pagnon avait allumé un cigare dont la fumée nous enveloppait déjà de
son acre parfum, lorsque le rouleur revint à nous et se mit à réunir les
différentes pièces de son atelier portatif. Je lui demandai s'il allait
partir.
— Tout à l'heure, répliqua-t-il en apprêtant les bretelles de sa hottej
— Malgré la pluie? reprit l'avoué.
11 haussa les épaules en lui indiquant du regard ses mains dess
chées auxquelles les injures de l'air avaient donné la teinte du brona
de Florence, et qui semblaient en avoir l'imperméabilité.
— Ce cuir-là ne craint rien, dit-il brièvement.
— Et où allez- vous? demandai-je.
Il nomma un village éloigné de deux lieues. Jean-Marie fit observei
qu'il trouverait les routes noyées; il répondit qu'il prendrait par lej
champs. Le ^awpter secoua la tête-.
— C'est un chemin plus commode pour les lièvres que pour um^
homme chargé, dit-il; si le fils de votre mère avait un peu de sens, il
me demanderait deux bottes de paille pour passer ici la nuit.
— Le fils de ma mère a son idée, répliqua sèchement Claude, qui
achevait ses préparatifs.
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE . 271
Le taupier ne parut ni surpris, ni blessé de cette brusque réponse; il
regarda son hôte avec l'espèce de déférence qu'il m'avait paru lui
montrer dès l'abord.
— Vous êtes votre maître, rouleur, reprit-il tranquillement; mais
on ne se sépare point comme ça avant d'avoir bu le coup de soleil.
A ces mots, il ouvrit une armoire d'où il tira une bouteille d'eau-
de-vie presque pleine, et il en versa dans chaque verre. Nous trin-
quâmes, en adressant à Claude un souhait d'heureux voyage. Mon
compagnon répéta pour lui la prière populaire de saint Bon-Sens, de-
mandant à Dieu de le préserver « des hommes de la cour, des femmes
de la ville et des loups des champs. »
— Monsieur veut rire, dit Jean-Marie à l'avoué; mais que je devienne
Normand, si je n'ai pas cru hier voir un loup tout près la closerie. Je
suis rentré prendre mon fusil, j'ai suivi la bête tout le long de la
grande haie, et j'allais lui envoyer mes chevrotines, quand elle a
aboyé.
— C'était un chien ?
— D'une espèce que je n'ai jamais vue dans le pays.
Une sorte d'interjection étouffée me fit retourner la tête. Le rouleur
était immobile à quelques pas, un bras passé dans la bretelle de sa
hotte et l'autre en avant.
— Un chien!... fauve!... répéta-t-il avec une sorte d'hésitation.
— A oreilles droites, ajouta le taupier.
— Le museau effilé?
— La queue balayant la terre.
— Et vous dites que vous l'avez rencontré hier?
— Puisque je l'ai suivi.
— Alors vous savez ce qu'il est devenu ?
— Je l'ai vu se terrer dans la grande butte.
Claude baissa la tête sans répondre; mais son bras se dégagea lente-
ment de la bricole, et il alla s'asseoir au foyer d'un air pensif.
— Vous ne partez donc plus? lui demandai-je.
— Tout à l'heure, répondit-il en s'asseyant sur l'âtre et étendant
machinalement ses mains vers la flamme mourante.
lean-Marie fit alors observer que la bruine serait peut-être balayée
pa? le vent de minuit, et le rouleur ne parut pas éloigné de retarder
SOI départ jusqu'à cette heure. Notre hôte vxmlut remplir une se-
conde fois les verres; mais nous nous hâtâmes de poser la main sur les
noires, et, afin d'échapper à de nouvelles instances, nous nous déci-
dânes à nous retirer.
li'humidité de nos vêtemens, imparfaitement séchés par la flamme
du foyer, commençait d'ailleurs à nous faire éprouver un malaise qui
se ;raduisait par un invincible besoin de sommeil. Heureusement notre
272 REVUE DES DEUX MONDES.
lit, qui n'était composé que d'une paillasse et d'une coette de balle,
était assez large pour deux. Nous résolûmes de nous y étendre tout ha-
billés, après avoir fraternellernent partagé les couvertures vertes qui
l'enveloppaient. Au moment de refermer la porte de communication
que nous avions laissée ouverte pour profiter de la lumière, je jetai un
dernier regard vers le foyer. Jean-Marie et Claude étaient assis en fac€
l'un de l'autre : le premier, bien nourri, bien vêtu et le visage fleuri,
vidait son verre à petits coups en fredonnant la ronde des noces; le
second, maigre, déguenillé, le front plissé, avait tout bu d'un trait, et
regardait à ses pieds d'un air sombre. Je fis remarquer ce contraste à
mon compagnon.
— Ne vous en étonnez pas, me dit-il; vous avez là le chasseur de
sottises et le chasseur de chimères. Celui-là moissonne dans le champ
fécond de la crédulité humaine, celui-ci est à la recherche de cette
terre promise où l'on n'arrive jamais. Celui qui chante et qui savoure
est le soldat du mensonge, toujours vainqueur et joyeux; celui qui so
tait est le pèlerin de l'idéal, toujours haletant et trompé.
Bien que chacun de nous se fût roulé dans sa couverture, le froid
nous empêcha pendant quelque temps de dormir. J'entendis enfin la
respiration de mon compagnon prendre ces intonations sonores et ré-
gulières qui annoncent le sommeil, et moi-même je ne tardai pas à
l'imiter; mais une espèce de fièvre avait insensiblement succédé au
froid. Les lassitudes douloureuses que j'éprouvais dans tout le corps se
traduisirent, comme d'habitude, en un rêve destiné à les justifier. Mon
imagination mêla le souvenir de la réalité aux plus folles inventions.
Il me sembla que je m'étais égaré dans un pays inconnu, que j'étais
recueilli dans une maison dont les hôtes méditaient quelque projet
sinistre. J'entendais verrouiller ma chambre au dehors; un pan de mur
s'ouvrait et laissait passer des ombres qui s'avançaient silencieusement
vers moi; je voulais appeler, une main s'appuyait sur mes lèvres; je
voulais m'élancer du lit, des bras m'y retenaient enchaîné. Je m'épui-
sais en efforts désespérés, jusqu'à ce qu'un redoublement d'énergie me
fit enfin pousser un cri qui me réveilla. Je me redressai sur mon
séant : j'étais seul; mon compagnon continuait à dormir paisiblement;
ce n'était donc qu'un rêve! Je poussai un soupir de soulagement; but
à coup un bruit de pas se fit entendre à la porte. Je prêtai l'oreille-...
Quelqu'un était là. J'entendis distinctement la voix du sourcier ijui
disait :
— Ils dorment !
Celle du rouleur répondit plus bas :
— N'importe.
Puis la clé fut tournée, le pêne glissa dans la serrure, et les pas > é-
loignèrent. Je me laissai couler à terre, et je me dirigeai à tâtons ^ers
I
LES RÉCITS DE LA MLSE POPULAIRE. 273
la porte. Ma main rencontra le loquet, qu'elle leva; mais, je ne m'étais
pas trompé, nous étions enfermés. Un jet de lumière, filtrant à travers
les planches mal jointes, me fit trouver une fissure à laquelle j'appli-
{[uai l'œil, et je pus voir tout ce qui se passait dans la pièce voisine.
Les deux paysans s'étaient rassis à la même place, le visage éclairé
par la flamme. Jean-Marie avait à ses pieds une bourrée déliée dont
il brisait les branches en menus brins; la bouteille d'eau-de-vie pres-
j que vide était à ses côtés, et il me sembla que son teint s'était allumé
de couleurs plus vives. Quant au rouleur, penché en avant, il lui par-
lait à demi-voix et d'un ton d'expansion persuasive. Je ne saisis d'a-
bord que des mots entrecoupés, mais je pouvais juger de l'importance
de la confidence par le redoublement d'attention du sourcier; enfin,
les voix s'élevèrent insensiblement, quelques lambeaux de phrases
arrivèrent jusqu'à moi!... Il s'agissait du chien mystérieux suivi par
Jean-Marie, et que le rouleur lui-même avait aperçu deux fois. Je crus
comprendre que ce dernier l'avait reconnu pour le chien de terre pré-
posé par les fantômes à la garde des trésors. Le sourcier laissa échapper
une exclamation de surprise, mais qui n'exprimait aucun doute.
— Par mon baptême ! alors notre fortune est faite, s'écria-t-il.
— Pour ça, faut pas que les hommes de loi s'en doutent, dit Claude
en jetant un regard vers la porte de communication, et voilà pourquoi
j'ai mis les bourgeois sous clé. A cette heure, le gibier est à nous, et
il n'y a point de part pour le roi.
— Partons, rouleur, dit Jean-Marie, qui s'était levé.
— Minute! reprit Claude, faut d'abord s'entendre. Tu es sûr de re-
connaître l'endroit où le chien s'est terré ?
— C'est à la petite pierrière; mais le trésor sera caché ?
— Je sais la conjuration qui le rendra visible; il ne faudra plus que
((uelques coups de pioche....
— J'ai notre affaire, dit le sourcier en saisissant un boyau derrière
un tas de bourrées; en route, vieux, mais surtout pas de tours de Nor-
mand !
— Ne crains rien, répliqua Claude.
— Si on trouve le magot, on ne se quittera pas?
— Non.
— On n'y regardera qu'au retour ?
— Ce sera toi qui le tireras du trou et qui l'apporteras.
— Convenu, dit Jean-Marie, qui jeta le hoyau sur son épaule et fit un
pas pour sortir; mais, se ravisant tout à coup :
— Un moment! s'écria-t-il, j'avais oublié, moi.... Le premier qui
touche au trésor des trépassés doit mourir dans l'année.
— Ah ! tu sais ça? dit Claude en tressaillant.
TOME y. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
— Et tu espérais m'y prendre, mauvais brigand ! reprit le taupief
avec emportement.
— Faut que quelqu'un se dévoue, objecta le routeur d'un accent con*
vaincu.
— Que le diable me brûle si c'est moi! s'écria Jean-Marie; ah! tu
voulais me faire manger de la mort pour avoir ensuite part à toi
seul? Hors d'ici, vagabond! j'aime encore mieux ma peau que ton
trésor.
— A ta fantaisie, dit le routeur, qui savait sans doute que le plus
mauvais moyen de ramener un homme en colère était de lui donner
des raisons.
Et il rechargea sa hotte avec une sorte d'indifférence, prit son bâton
et se dirigea vers la porte.
Jean-Marie, qui l'avait laissé faire en grommelant, le regarda sortir;
il parut hésiter un instant, puis finit par le suivre.
J'avais cessé de les voir, mais le bruit de leurs voix m'avertit bien-
tôt que tous deux s'étaient arrêtés au-delà du seuil. Je fis inutilement
un nouvel effort pour ouvrir la porte de communication. Ma curio-
sité était excitée outre mesure. Je ne pouvais douter que le taupier et
Claude n'eussent repris la question du trésor, et, à tout prix, j'aurais
voulu entendre le débat; mais je prêtais en vain l'oreille : aucune pa-
role ne parvenait jusqu'à moi. Je pouvais seulement reconnaître à la
voix chaque interlocuteur, et préjuger par l'intonation ce qu'ils di-
saient.
Cette espèce d'interprétation, dans laquelle l'imagination avait la
plus grande part, finit par m'absorber complètement. L'accent du tau-
pier avait été d'abord presque menaçant, celui de Claude bref et ab-
solu; mais insensiblement le premier s'était adouci, et le second avait
perdu sa cassante sécheresse. Maintenant le routeur parlait longue-
ment, du ton d'un homme qui veut persuader. Il avait sans doute
trouvé quelque expédient qu'il s'efforçait de faire accepter. Le sourcwr
répondait de loin en loin, comme pour opposer des objections; mais
celles-ci devenaient à chaque instant plus rares et plus courtes. Claude
gagnait certainement du terrain. J'écoutais sa voix, qui prenait des in-
tonations toujours plus persuasives, et je supposais le plaidoyer que
je ne pouvais entendre. Il entretenait son interlocuteur de la décou-
verte du trésor, et évoquait, pour le séduire, un de ces rêves que cha-
cun de nous tient caché dans les derniers replis de sa pensée. 11 lui
montrait peut-être la closerie transformée en ferme à deux charrues,
l'enclos d'entrée devenu une aire bordée de grandes meules de froment,
la haie du verger reculée de plusieurs vots de chapons. Il lui faisait en-
toudre le meuglement des vaches revenant le long des sentes vertes,
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 273
S grelots des attelages qui ramenaient du marché les charrettes
ides, et le sifflement cadencé des garçons de labour dispersés dans
s guérets. Mais quelle était la condition imposée à cette espérance?
fallait qu'elle fût bien périlleuse ou bien dure, car le sourcier résis-
lit toujours. Parfois cependant le débat cessait, comme s'il eût con^
;nti; j'entendais le routeur se rapprocher du seuil. Alors Jean-Marie
irrêtait tout à coup par un nouveau refus, et la discussion reprenait,
jnfin l'obstination de Claude l'emporta; son interlocuteur parut cé-
er, et tous deux rentrèrent.
— Ainsi c'est dit? murmura le rouleur.
— Oui , répliqua Jean-Marie d'une voix troublée.
— Alors plus de retard, ou nous manquons l'affaire.
Le sourcier traversa la pièce, alla droit à un renforcement où j'avais
■marqué une paillasse, et appela Marthe.
— Elle n'entendra pas, elle dort , fit observer le rouleur.
Jean-Marie se pencha pour secouer l'idiote, dont le grognement me
rouva bientôt qu'elle était réveillée.
— Debout, Marthe! viens avec nous, dit précipitamment le sourcier,
ous avons besoin de toi.
Je compris enfin le sujet du débat mystérieux qui s'était prolongé si
tiig-temps. Pour obtenir la possession du trésor, il fallait que quel'
u un se dévouât , ainsi que l'avait déclaré le rouleur, et il avait décidé
ean-Marie à sacrifier sa sœur ! Cette longue habitude de tendresse
ont le témoignage nous avait touchés un instant auparavant n'avait
u tenir contre le rayonnement d'une chimérique richesse!
Je demeurai saisi, comme si le danger qu'allait courir l'idiote eût
u quelque chose de réel. Quoi qu'il arrivât désormais, le frère avait
n eifet échangé la vie de la sœur contre l'espérance d'un peu d'or,
aurais pu tout arrêter en faisant connaître que j'étais là; je ne sais
[uelle fièvre de curiosité me retint. Je voulus voir jusqu'au bout cette
mère épreuve des affections humaines. Je tenais d'ailleurs à jouir du
lésappointement qui devait punir ces deux meurtriers d'intention.
Ils avaient réussi à faire lever Marthe et à l'emmener à moitié en-
lormie. Dès qu'ils eurent disparu , je courus réveiller mon compa-
gnon , à qui je racontai rapidement ce qui s'était passé.
— Vite, suivons-les, dit-il en se jetant à bas du lit.
Je lui fis observer que la porte était fermée.
— Voyons la fenêtre, s'écria-t-il.
Nous la cherchâmes dans l'obscurité; elle était garnie d'un fort
reillis. Il fallut revenir à la porte et réunir nos efforts contre la ser-
nire; mais ce fut peine inutile. L'avoué se mit à faire le tour de la
îièee en suivant le mur, dans l'espoir de découvrir quelque issue. Tout
i coup je l'entendis s'écrier :
lîl
276 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nous sommes sauvés !
— Vous avez trouvé une seconde fenêtre? demandai-je.
— Mieux que cela; j'ai un levier.
Il vint me rejoindre, plaça* la barre de fer sous le battant, et, en
deux ou trois secousses, l'enleva de ses gonds. Je l'aidai à le ranger
de côté, et nous gagnâmes la porte extérieure. Toutes ces opérations
avaient demandé du temps; lorsque nous arrivâmes dans la petite cour
d'entrée, nous ne vîmes plus personne, et nous cherchâmes en vain à
reconnaître la direction prise par l'idiote et ses deux conducteurs. Ils
avaient bien parlé des petites pierrières, mais mon compagnon n'en con-
naissait pas mieux que moi la position. Nous nous consultions depuis
quelques instans sur ce qu'il fallait faire, lorsqu'un sourd retentisse-
ment ébranla tout à coup la colline, et fut suivi de deux cris de dé-
tresse.
— Qu'est-ce que cela? demandai-je en tressaillant. Pm
— Il m'a semblé reconnaître la voix du routeur et celle de Jean-Ma- wie
rie, dit l'avoué.
Nous courûmes dans la direction que les cris nous indiquaient, mais
nous fûmes bientôt arrêtés par une haie. Il fallut revenir sur nos pas
et faire un long détour. Enfin nous aperçûmes un chemin creux dans '
lequel nous nous engageâmes rapidement. A peine avions-nous fait
quelques centaines de pas, qu'une forme étrange apparut dans la nuit,
au détour de la route, et nous reconnûmes le sourcier portant l'idiote P
dans ses bras. Nous lui demandâmes ce qu'il y avait. ' '
— Lapierrière!... bégaya-t-il haletant. Nous avons voulu... élargir
l'entrée. . . tout a croulé sur Marthe. , . . Place ! place !
Il continuait à courir vers la closerie aussi vite que son fardeau le
lui permettait. Nous le suivîmes sans pouvoir obtenir d'autre explica-
tion. En arrivant à la maison, il déposa l'idiote près de l'âtre, et se
hâta d'allumer une chandelle de résine; alors nous pûmes apprécier
la gravité de l'accident. Arrachée de dessous les décombres qui l'a-
vaient ensevelie, Marthe était inondée de boue et de sang. Une plaie
hideuse lui partageait le front. Ses vêtemens en lambeaux laissaient
voir des épaules marbrées de contusions, et un de ses bras pendait
brisé. Jean-Marie, penché sur elle, la regardait pétrifié d'horreur. La
chandelle qui tremblait dans sa main laissait tomber sur le visage de
l'idiote des gouttes de résine fondue. L'avoué courut chercher de l'eau,
et nous nous mîmes à laver la plaie avec nos mouchoirs. L'idiote
poussa un soupir.
— Elle vit encore ! s'écria mon compagnon; relevez-lui la tête, et tâ-
chez de la faire boire.
Nous exécutâmes sa double prescrfption. Après les premières gor-
gées d'eau , Marthe parut se ranimer. Je tenais un mouchoir mouillé
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. 277
S r la blessure, afin d'empêcher le sang de l'aveugler; elle ouvrit les
lux et nous regarda. Je fus frappé de l'expression d'intelligence qui se
Qétait dans sa prunelle contractée. Tous les muscles de la face sem-
aient se raidir dans un suprême effort. Son œil s'arrêta enfin sur le
ircier. Un inexprimable sentiment de joie épanouit subitement ses
lits, et elle appela distinctement : Jean-Marie !
A ce nom , celui-ci se redressa comme si un fer aigu l'eût frappé.
— Avez-vous entendu? s'écria-t-il épouvanté.
— Elle vous a nommé, dit mon compagnon.
— C'est qu'elle va mourir, reprit Jean-Marie avec une conviction si
ofonde, que nous en fûmes saisis.
Je cherchai à le dissuader en demandant s'il n'était point possible
! se procurer un médecin. Le sourcier ne me répondit pas. Assis sur
itre, les deux mains jointes, il regardait Marthe d'un air efl'aré, en
pétant : — Elle va mourir! — Impatienté, j'adressai ma demande à
ivoué. Celui-ci secoua la tête,
\ — Les médecins n'ont plus rien à faire ici , dit-il; n'entendez-vous
is le râle?
La respiration de l'idiote s'était, en effet, changée en un sifflement
luque et pressé. Son agonie se prolongea environ un quart d'heure,
lis la tête retomba en arrière dans une dernière comulsion.
En nous voyant reculer de quelques pas, Jean-Marie comprit que
ut était fini; mais il ne quitta ni sa place, ni son attitude. J^a morte
ait entre nous, étendue à terre, la tête appuyée sur la pierre de la
leminée. Ses cheveux humides de sang roulaient épars jusque dans
s cendres du foyer. Quelques lueurs dernières, qui se ranimaient
ir instans, puis s'éteignaient, faisaient passer tour à tour sur son
isage des jets de lumière et d'ombre. Il y avait dans ce spectacle
uelque chose de si cruellement sinistre, que, saisissant par le bras
ion compagnon, je l'entraînai hors de la closerie.
Nous tombâmes d'accord que nous ne pouvions être d'aucune uti-
té au sourcier, et que le mieux était de lui envoyer quelque parent ou
uelque ami que nous avertirions à notre passage dans le hameau voi-
in. Lorsque l'avoué rentra, Jean-Marie lui-même le pressa de partir,
eut-être la crainte de nos questions, jointe au sentiment de sa faute,
li faisait-elle désirer notre éloignement. De mon côté, j'éprouvais une
oite d'oppression entre la douleur du frère et le cadavre de la sœur.
(os chevaux furent bientôt sellés, et, après avoir pris rapidement congé,
ious nous engageâmes dans une route de traverse que notre hôte nous
ndiqua.
Le vent de minuit avait nettoyé le ciel, dont la voûte, d'un bleu
ombre, apparaissait alors parsemée d'étoiles. La nuit avait cette
ransparence veloutée particulière aux lueurs crépusculaires. A chaque
278 REVUE DES DEUX MONDES.
rafale de la brise, les arbres secouaient leurs tètes humides et faisaient
pleuvoir de courtes ondées qui grésillaient sur les buissons. J'avais le
cœur serré et la tête en ïevt : cet air frais me soulagea; je respirai plus
à l'aise. Nos chevaux marchaient de front sur l'herbe d'un chemin
désert, sans que l'on entendît le bruit de leurs pas. Nous-mêmes,
nous gardions le silence, encore émus du spectacle que nous quittions.
Arrivés à un carrefour, nous tournâmes à droite, selon la recomman-
dation du taupier, en nous rapprochant de la colline; mais tout à coup
les chevaux tendirent le cou, puis s'arrêtèrent : un éboulement récent
barrait le chemin.
— C'est sans doute la petite pierrière, dit mon compagnon.
Etil toucha sa monture de l'éperon pour la forcer à approcher; mais,
au bruit des fers contre les cailloux, une ombre s'élança de la crevasse
qui éventrait le coteau, rencontra un rayon de la clarté stellaire, et
nous reconnûmes les traits inflexibles du rouleur. 11 nous aperçut, se
jeta dans un sentier qui traversait la friche, et disparut.
— L'avez-vous reconnu? m'écriai-je en me tournant vers mon coi
pagnon.
— C'est Claude.
— Que pouvait-il faire encore là?
— Il cherchait le trésor.
— Quoi! même après cette mort?
— Dites à cause d'elle; n'était- elle pas une des conditions de la dé-
couverte? Vous ne connaissez pas l'implacable ténacité de ces chas-
seurs de rêves! Pour arriver au but qui fuit devant eux, ils ne regar*
dent point si leurs pieds marchent dans les ruines ou dans le sangi'
Livrés à une seule idée, comme les possédés du démon, ils ne voient
rien autre chose. Éclatans ou obscurs, vous les trouverez toujours les
mêmes, le nom seul changera, et, selon qu'ils voudront poursuivi
l'égalité, la gloire ou la richesse, vous les entendrez appeler Maratf;
Erostrate ou le rouleur.
Emile Soovestre.
DE
L'ÉTAT MORAL
NOTRE ÉPOQUE.'
Il n'est personne qui ne sente et qui ne dise que l'époque oii nous
ivons n'est point une époque ordinaire. Pour l'observateur le moins
ttentif, c'est en effet chose évidente que nous traversons une de ces
rises d'où les sociétés humaines sortent dissoutes ou régénérées. Com-
nent notre civilisation si brillante et si fière se trouve-t-elle aux prises
vec cette alternative redoutable? Il est aisé de le comprendre. Une
grande et antique société était encore debout il y a soixante années ;
ille avait reçu en héritage des générations antérieures une foi reli-
gieuse, une règle des mœurs, toute une organisation qui embrassait
lans ses cadres immenses le^foyer domestique, la vie civile, l'état. Cet
îdiflce semblait éternel : il est tombé pourtant, abattu pièce à pièce
lar les coups répétés des révolutions. C'est que, parmi les idées qui fai-
saient la force et la vie de l'ancienne société, si un grand nombre s'ap-
Juyaient sur la vérité et la justice éternelles, beaucoup d'autres n'é-
(1) L'auteur des pages qu'on va lire ouvrait hier, à la Sorbonne, un cours de philo»
lophie morale. Ce morceau en est l'introduction.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
taient vraies que de cette vérité relative que le temps altère, et qui variiE
avec les progrès de la civilisation. Or, celles-ci avaient peu à peu perdlii]
leur prestige, sourdement minées ou audacieusement attaquées pai
l'esprit nouveau. A leur place, d'autres idées, pleines de jeunesse et d'at'
trait, s'étaient emparées de la conscience des peuples et faisaient très'
saillir tous les cœurs d'enthousiasme et d'espérance. Un jour vint m
les vieux principes, discrédités et flétris, ne purent plus se soutenir
et ils entraînèrent la société entière dans leur chute.
Nous sommes nés au milieu de ces ruines. Depuis un demi-siècle.l
le problème suivant est posé à la société moderne : entre les idées diil
passé, idées religieuses, croyances morales, doctrines politiques et éco4
nomiques, déterminer celles qui ont disparu sans retour et celles, aol'*'
contraire, dont l'éclipsé n'est que d'un instant, et qui, indestructibles*
comme la justice et la vérité, doivent concourir avec les idées nouvelles
à l'organisation d'une société rajeunie?
Voilà le problème! mesurons-en toute la profondeur. Nous n'aél
sommes plus à discuter telle innovation politique, telle ou telle réforinÉ
dans la foi religieuse ou dans les mœurs; c'est l'ordre moral en soii
c'est l'ordre religieux et l'ordre politique dans leur fond et dans lei
substance qui sont en jeu. Nous avons vu l'esprit de négation se
chaîner avec une audace inouie et du tranchant de son analyse meti
à nu les racines de la société. Je ne sais quel doute nouveau, imme
comme l'horizon de l'intelligence humaine , s'est répandu dans 1
âmes. Il semble planer sur nos tètes et de son souffle puissant abattre
nos volontés et glacer nos cœurs. On entend retentir ces questions
étranges : Y a-t-il une responsabilité humaine? Propriété, famille, gou-
vernement, qu'est-ce que tout cela? Rien autre chose peut-être que
d'utiles lisières qui ont soutenu les premiers pas de l'humanité nais
santé et que l'humanité virile doit briser ! Hommes des temps m
veaux, nous inclinerons-nous encore devant ces mots sacrés pour &
pères : Dieu, la Providence, la vie future? Préjugés vieillis, absurd
chimères, fantômes à jamais évanouis !
Je ne déclame point; il suffit d'ouvrir l'oreille pour recueillir le si
nistre écho de ces doutes partout soulevés, et certes, quand on voit
tels doutes pénétrer dans les couches les plus profondes d'une sociâ
battue par les orages et qui a précipité dans les flots ses pilotes et soi
gouvernail, l'angoisse est terrible pour l'ami de l'humanité.
Or, à qui la société demande-t-elle la solution de ces problèmes?
Est-ce à la tradition, au témoignage, à quelque autorité visible? Évi-
demment non. Elle s'adresse à la raison, à la discussion libre, c'estTà-
dirc au fond, qu'on y consente ou qu'on proteste, qu'on ait peur du
mot ou qu'on le prononce avec respect , h la [)hilosophie.
Oui, c'est un fait éclatant comme le soleil que les hommes de ce
DE l'État moral de notre époque. 281
t iips ont pris en main le gouvernement de leurs destinées. Toute
site de tutelle leur est devenue intolérable. Us ne veulent confier à
} cune autorité sans contrôle le soin de fixer leurs croyances, de main-
l'iiir leurs droits, d'administrer leurs intérêts. Dans ce naufrage im-
jcnse de toutes les autorités, une seule reste debout, c'est l'autorité
V la raison. La société éperdue se tourne donc vers la raison; elle la
( sse de lui répondre, et il faut ajouter qu'elle en a le droit. Qui, en
Ict, a appris aux hommes qu'il existe au fond de leur conscience une
inière infaillible que les orages des passions et les caprices de l'in-
vidualité font plus d'une fois vaciller, mais sans pouvoir jamais Te-
indre? Qui leur a dit que le plus beau privilège et l'essence même de
lomme, c'est de penser? Qui a fait cela, si ce n'est pas la raison libre,
philosophie?
C'est donc à elle de répondre à l'appel des âmes; c'est à elle d'opérer
difficile triage des préjugés à jamais abattus et de ces principes im-
lortels que les révolutions ne peuvent ébranler sans faire chanceler
i civilisation même; c'est à elle, 'en un mot, d'éclairer les hommes sur
•ur nature, leur condition, leurs droits, leurs devoirs, leurs espé-
inces. 11 ne s'agit plus, comme au siècle de Descartes, de s'isoler dans
^s régions métaphysiques et d'enfanter mille systèmes ingénieux ou
randioses, pour occuper la noble curiosité de quelques esprits d'élite.
ne s'agit plus, comme au siècle de Voltaire, de faire partout recon-
aitre le principe philosophique en déclarant au principe rival une
lierre implacable, aujourd'hui terminée. Il faut que la philosophie
(vienne une force sociale et une croyance positive; il faut qu'elle sa-
isfasse, par une large et incessante prédication, ce besoin universel
ie lumière qu'elle a éveillé parmi les hommes.
Telle est l'idée que je me forme de ce grand ministère spirituel que
a philosophie est appelée à exercer de nos jours. Si elle désertait une
Mission si sainte et si nécessaire, ce serait pour elle un signe irrécu-
nihle d'impuissance , pour la société une ruine certaine , une honte
îternelle pour l'esprit humain. Il faut donc que nous tous, faibles ou
forts, nous nous mettions à l'œuvre. Quiconque a conservé dans son
2œur une foi morale et religieuse, s'il peut la répandre, il le doit. Sa
parole risquerait-elle d'être inefficace, son action de rester stérile, il
n'est point dispensé pour cela de parler et d'agir. Son devoir n'est pas
d'atteindre le but, mais d'y marcher d'un pas ferme. Dieu ne lui de-
mande pas le succès, il lui impose l'effort.
Je ne suis point un détracteur systématique du temps où nous vi-
vons, un de ces esprits moroses qui semblent se complaire à recueillir
les signes d'une décadence prochaine. Non; j'ai foi dans le maintien
de cette grande civilisation que. le christianisme et la philosophie ont
fiiiibi
282 REVUE DES DEUX MONDES.
tour à tour perfectionnée, et, quand je cherche l'idéal où ma rai
et mon cœur aspirent, ce n'est point vers le passé que se tournent ra^*"""!
regards, c'est vers l'avenir que je sens s'élancer mes voeux et mes
pérances; mais, si disposé que l'on puisse être à constater avec sym
thie tout ce que notre siècle renferme d'aspirations légitimes, de
néreux sentimens, de sève intérieure et de vie, on ne saurait se di»
muler qu'il est travaillé par un certain nombre de maladies mo:
dont les symptômes éclatent de toutes parts. wP "^
La première que je signalerai, c'est l'affaiblissement visible du seiijf t*"*
timent de la responsabilité morale. Ce mal se fait reconnaître à à
signes trop certains, et d'abord à cette disposition générale des hommelf
de notre temps à charger la société du soin de leur destinée. Les doc- ^
teurs de la sagesse nouvelle sont venus, et ils ont dit aux hommes ;
Pourquoi vous consumer en efforts imjtiles dans cette arène dévorante W^
où s'agite la concurrence des vocations, des talens, des intérêts? Pour-*> M
quoi amasser péniblement une chétive épargne mise en réserve pour fB'^^
les mauvais jours? Lutte stérile, prévoyance dérisoire! Ce n'est point i
à vous, faibles individus, de vous conserver, de vous diriger, de voua? ^
sauver vous-mêmes. 11 y a tout près de vous un être merveilleux, dont'
la puissance est sans bornes, la sagesse infaillible, l'opulence inépui-
sable. Il s'appelle l'état. C'est à lui qu'il faut vous adresser; c'est lui qufc |»
est chargé d'avoir de la force et de la prévoyance pour tout le monde^'
c'est lui qui devinera votre vocation, qui disposera de vos capacités^'
qui récompensera vos labeurs, qui élçvera votre enfance, qui recueil*
lera votre vieillesse, qui soignera vos maladies, qui protégera votre*
famille, qui vous donnera sans mesure travail, bien-être, liberté!
Tels sont les dangereux songes dont on a bercé, dont on abuse en-^
core la naïve ignorance des masses laborieuses. On leur annonce pom-
peusement qu'on veut les affranchir de l'esclavage de la misère, et la
première leçon qu'on leur donne, c'est d'abdiquer leur liberté, c'est
de la déposer, comme un insupportable fardeau , entre les mains de
l'état ou plutôt du personnage fantastique qu'on appelle de ce nom.
Ici, qu'on veuille bien ne pas se méprendre sur ma pensée. A Dieu ne
plaise' que je me porte le défenseur de cette doctrine excessive et im-
pitoyable, que le pouvoir social n'a point à connaître des besoins et
des souffrances des citoyens, et qu'enfermé dans un rôle tout défensif
et tout négatif, il doit abandonner les faibles à leur destinée! Je crois
au contraire, ainsi qu'un philosophe illustre l'a éloquemment établi (4),
je crois que l'état, s'il est avant tout institué pour préserver les ci-
toyens des atteintes de la violence, ne s'élève à ce qu'il y a de plus
auguste et de plus sacré dans son idéal qu'à la condition d'exercer
(1) Justice et Charité, par M. Ck)ttain, page 53,
DE l'État moral de notre époque. 283
Il ministère public de protection et de charité; mais est-ce à dire
( I aucune créature humaine se puisse impunément dispenser d'énergie
j orale et de sagesse, de modération et de prévoyance? Est-ce à dire
ne même destinée puisse être réservée ici-bas à l'homme indolent,
]:(T, dépravé, et au travailleur honnête, économe, infatigable? Vous
(li parlez sans cesse de l'omnipotence de l'état, vous oubliez donc que
] tat est un être collectif, lequel n'a de puissance et de ressources que
t lits des membres qui le composent, et que, si vous voulez avoir un
I il puissant, il le faut composer, non de stupides ilotes, non d'esclaves
'S[)otiquement enrégimentés, mais de mâles et vigoureuses créatures,
\antes et agissantes, éprouvées par la lutte, capables de sentir la
andeur et le poids de la liberté, et qui, au lieu de creuser avec in-
il( nce le sillon où les a attachées la main de l'état, s'élancent dans la
(t rière de la vie avec cette initiative puissante qu'aiguillonne le sen-
ment de la responsabilité !
11 était digne des sages qui nous ont donné pour beau idéal le de&-
)tisme absolu de l'état, d'attacher leur nom à cette autre doctrine,
k; les droits de chaque individu, dans une société bien ordonnée,
mt en proportion, non des mérites, mais des besoins. J'ose dire que
mais plus audacieux et plus insolent défi n'avait été jeté à la raison
; à la moralité publiques. Séparer la rémunération de l'ceuvre accom-
lic, c'est retrancher d'un seul coup la liberté et la responsabilité
iimaines; c'est ramener l'humanité au-dessous de l'état sauvage,
(imposez en eifet par la pensée une société de créatures entièrement
('Itourvues de moralité; ces êtres n'auront pas de devoirs, mais des
[ipétits, et ces appétits seront tous également légitimes. Or essayez
établir quelque ordre dans une pareille société. Où trouver un prin-
i[H; de hiérarchie, une règle de distribution raisonnable des charges
t (les bénéfices, sinon dans l'énergie des besoins? Mais en vérité vous
aurez pas besoin de vous mettre fort en peine pour établir cette règle;
lUe s'établira toute seule : le plus fort écrasera le plus faible, et, comme
|iit le fataliste Spinoza avec une sérénité imperturbable, les gros pois-
ons mangeront les petits (1). C'est donc à l'état de nature que ces ar-
iens zélateurs du progrès veulent nous faire rétrograder, c'est-à-dire
lu règne de la force.
La force, voilà l'idole de notre temps; elle a détrôné la Providence.
}ui de nous, si nous voulons être sincères, n'a sacrifié sur l'autel de
îette honteuse divinité? Qui de nous, en présence d'une insurrec-
tion triomphante ou vaincue, d'une dynastie qui tombe ou qui se re-
ève, d'une popularité qui disparait, ne se sent disposé à accepter
'arrêt des faits accomplis? Certes, l'aveu est triste, mais ce qui peut
(1) Traité théologico-politique , chap. xri. > - ' .
284 REVUE DES DEUX MONDES.
en diminuer la honte, c'est que nous, hommes encore jeunes, nous avons
appris cette adoration de la force à l'école des événemens; nous l'avons]
comme respiréedans l'atmosphère qui nous entoure. Quel spectacle que
celui du monde depuis soixante années! Y a-t-il, je le demande, un
seul principe, un seul pouvoir qui n'ait excédé son droit, qui n'ait misl
la force à la place de la justice? Certes je ne suis pas indifférent entre
les deux grandes causes qui se disputent le monde, la cause de la ré-
volution et la cause de la tradition; mais, de honne foi, peut-on dire
d'aucune d'elles, même de celle qui est la nôtre, qu'elle ait jamais
triomphé sans excès? De là, dans les alternatives de cette lutte d'un
demi-siècle, une confusion inextricable du bien et du mal, du bon
droit et de la violence, laquelle a couvert d'un épais nuage, même pour
les plus fermes regards, la moralité des événemens. De là aussi cette!
détestable habitude de juger de la légitimité d'un principe par son suc-
cès et de ne croire une cause juste que lorsqu'elle a triomphé. A ce
compte, la cause de Socrate était donc injuste, puisqu'il a bu la ciguêî
Et pour parler d'un autre martyre à jamais sacré pour la foi du chré-
tien comme pour la raison du philosophe, la cause du Christ était do;
injuste, puisque le peuple juif l'a crucifié?
Il est impie de faire du succès la mesure du droit. Sans doute, et c'
ma ferme conviction, il est dans les desseins de Dieu et dans les des
tinées de l'espèce humaine que la cause du droit et de la vérité fini
toujours par prévaloir même ici-bas; mais il est aussi dans la nat
de l'homme et dans les plans de la Divinité que cette cause soit assu-
jettie à de rudes et continuelles épreuves. Le monde moral a ses lois
comme le monde physique; mais si, pour expliquer celui-ci, il suffit de
concevoir des forces gouvernées par une règle constante, pour com-
prendre la mystérieuse et profonde économie de l'autre, il faut y in*
troduire deux élémens nouveaux, le libre arbitre et la Providence.
Or, si c'est un fait malheureusement incontestable que le sentiment
du libre arbitre et de la responsabilité humaine s'est de nos jours af-
faibli, nul doute aussi que la foi dans la divine Providence n'ait subi
une altération plus profonde encore.
N'exagérons rien. A-t-on le droit d'accuser notre siècle de cet
athéisme grossier où s'égara trop souvent le libertinage d'esprit du
siècle dernier? Je ne le crois pas. Je sais qu'il existe une école qui se
proclame positive et à laquelle je ne contesterai pas ce titre, pourvu
qu'on m'accorde que c'est la plus étroite et la plus aveugle parmi les
nombreuses écoles positives qui , depuis Épicure jusqu'à Broussais,
ont abaissé et discrédité la philosophie. On dit que les chefs de cette
école, qui paraissent assez contons de leur système, ne le sont point du
tout du système du monde et ne voient qu'un ouvrage assez médiocre
dans cette architecture infinie devant laquelle se découvrait la tête
m
É
DE l'État moral de notre époque. 285
linchie de Newton. Je sais aussi qu'un esprit eifréné, qui semble
î tre donné pour mission de déplacer les bornes autrefois connues de
j hsurde, et qui peut-être, dans le secret de son ironique génie, aspire
iiis à étonner qu'à persuader ses contemporains, a identifié Dieu et
mal; mais c'est une justice à rendre à notre siècle qu'il repousse
alement et ce grossier empirisme et ce délire d'impiété. Grâce au
ogres de la raison publique, grâce aussi aux efforts d'une pliiloso-
lio généreuse, tous les esprits éclairés s'accordent à reconnaître
d'au-delà des êtres fragiles de l'univers, il doit exister un principe
L'rnel. source profonde et mystérieuse de ce fleuve immense de la
0 qui remplit de ses flots toujours renouvelés l'immensité de l'es-
icc et l'infinité du temps. Or, si grande que soit déjà cette conception
' l'être des êtres, suffit-elle à l'humanité? Qu'est-ce pour moi , débile
éature, animée de désirs infinis et bornée dans toutes ses facultés,
l'est-ce que Dieu, comme principe absolu de l'existence? Un abîme
ins fond, une sorte de formule algébrique, où ma raison se confond
devant laquelle mon cœur reste glacé. Il me faut un Dieu vivant, un
ieu agissant, et non-seulement une intelligence infinie qui préside à
harmonie du monde visible, mais un Dieu de justice et d'amour qui
l'explique les accablans mystères de cet autre monde où s'agitent mes
ésirs, où gémissent mes affections brisées, où ma soif de connaître
; d'aimer appelle un aliment. Voilà le Dieu de la conscience, le Dieu
e l'humanité, et c'est ce Dieu dont l'auguste image semble aujourd'hui
3 voiler. Cherchons à indiquer les causes de cette déplorable maladie.
Il n'est rien de plus difficile à la plupart des hommes que de croire
la réalité d'une puissance qui agit d'une manière continue et ne se
lanifeste jamais par des actes soudains. Ce qui explique en partie
ardente foi de nos pères en la divine Providence, c'est leur foi non
iioins vive à ces interventions extraordinaires de la force d'en haut
u'on appelle des miracles.
Or, depuis trois siècles, les sciences physiques et naturelles, portant
e flambeau de l'observation dans tous les degrés de l'échelle des êtres,
»nt conspiré à persuader aux hommes que rien ne se produit dans ce
^aste univers que par des lois générales et constantes. Le surnaturel,
Jiassé, pour ainsi dire, de position en position, a fini par disparaître,
it il a emporté avec lui le sentiment de la Providence. Pour le gros
les âmes vulgaires, il a semblé que Dieu n'agissait plus du moment
ju'il agissait selon le caractère de son essence, comme s'il n'était pas
souverainement digne de Dieu, ayant donné à l'univers les lois les
plus belles et les plus sages, d'y rester éternellement fidèle, suivant
cette magnifique parole d'un ancien : Semel j'ussit, semper paret.
Voilà donc l'homme sans Dieu; or, c'est un des plus nobles traits
Cl
28G REVUE DES DEUX MONDES.
de sa nature qu'un pareil état lui soit insupportable. Il faut à tout prij]
qu'il se forme un idéal qui réponde à ce besoin d'adoration et d'à;
qui l'agite au plus profond de son cœur. Si vous fermez à l'bomme 1<
ciel, il cherchera Dieu sur la terre, et, comme il n'est rien sur la terr»
de plus grand que l'homme, vous verrez l'homme s'adorer iui-mêra(
et se faire Dieu.
C'est dans cet abîme de folie que beaucoup d'esprits se sont préd
pités. On veut bien reconnaître Dieu , mais à condition de le relég ,.
dans la région inaccessible de l'inconnu. Et comme il faut un Dieil
visible aux masses populaires, on leur propose le culte de l'humanitéf
J'ai dit la première cause de ce prodigieux délire, à savoir l'oui
de la Providence. 11 y a une seconde cause que je veux signaler
doit en convenir, l'esprit humain a fait de grandes choses depuis tr(
siècles. Au sortir des orages féconds de la réforme, laquelle prélu-
par l'affranchissement de la conscience religieuse à la conquête
toutes les autres libertés, voyez l'esprit nouveau proclamer par^
bouche de Descartes les droits de la pensée et lui donner dans la
science son inébranlable point d'appui. De là, l'intelligence humai
s'élance et parcourt l'univers entier. Newton découvre la loi de la g
vitation, et bientôt le monde physique n'a plus de secrets. L'industr!
alors s'en empare et entreprend de le transformer; mais il ne suffit
à la pensée de se déployer dans la sphère matérielle, elle entre dans
société. Montesquieu et Rousseau scrutent les fondemens des institu
tions et des lois. Ici encore, de la spéculation la plus hardie, l'espr
humain passe à l'action, et, trouvant le monde social mal fait, il
détruit, et pose par les mains d'une assemblée immortelle les bai
d'un ordre meilleur.
Certes, on comprend qu'après avdir accompli de tels ouvrages
la raison et la liberté^ l'humanité se soit estimée bien haut, qu'elle ai
senti fortement sa puissance; mais elle a fait plus que cela: elle s'eni
est enivrée; elle a eu pour elle-même je ne sais quelle complaisance il
finie; elle a perdu le sentiment de sa faiblesse et s'est persuadée q
rien ne lui était désormais impossible, qu'elle était capable de changi
les conditions éternelles de sa nature et de faire de ce monde un lieu
de délices, un paradis.
Je touche ici la plaie la plus profonde de notre temps. Il y a jusque
dans les égaremens de l'esprit humain une sorte de logique, ce qui
faisait dire au Dante ce mot spirituel et profond, que le diable est bon
logicien. Admettez en efTet que l'homme soit Dieu, il doit posséder cet
attribut de la Divinité qui est la béatitude. Si notre nature est accom-
plie, toutes nos passions sont légitimes, et le bonheur parfait doit ré-
sulter pour nous du développement libre et complet de nos passions.
I
i
DE l'État moral de notre époque. 28T
i quel sera le théâtre de ce bonheur? Le ciel? 11 n'y a plus de ciel,
■s qu'il n'y a plus de Providence. Ce sera la terre. De là l'idée du
iiadis ici-bas, une de ces monstrueuses folies qui font réfléchir avec
istesse au jugement que portera sur nous l'avenir. Ici nos sages se
i\ isent. Les uns, poussant la logique jusqu'au bout, déclarent ce pa-
uiis réahsable pour l'individu et s'offrent même à le construire en
iclques jours et à peu de frais; les autres, moins grossièrement chi-
lériques, se bornent à présenter à l'espèce humaine l'idéal d'une féli-
to toujours croissante, dont les conditions s'établissent avec le temps;
jais, de crainte d'exciter quelque jalousie entre les générations succes-
ves, et pour laisser à chacun de nous une juste espérance, ils nous
nphétisent une série de résurrections futures, de sorte que nous voilà
usures de revenir de siècle en siècle boire à cette coupe de délices oii le
rogrès indéfini de toutes choses verse incessamment de nouvelles vo-
iptés. Je croirais faire injure au bon sens du lecteur, si je m'attachais
démontrer que, de toutes les chimères, la plus creuse est celle d'un
aradis sur la terre. Ces hommes qui parlent de bonheur parfait ne
jnnaissent pas même les conditions du bonheur humain. Persuadez
Ihomme que tout finit ici-bas, sa vie n'a plus d'horizon, son cœur
3 dévore lui-même, faute d'aliment. De tous les animaux, il est le
lus misérable, puisqu'il est le seul qui pense à la mort. Renvoyons les
rofonds penseurs qui veulent faire descendre le ciel sur la terre à ce
lot de Pascal : « Si plaisante que soit la comédie , le dernier acte est
)u jours sanglant. On jette sur vous deux ou trois pelletées de terre, et
ti voilà pour jamais. »
Je viens de dérouler la longue suite des infirmités morales de notre
iiiips. Embrassons-les maintenant d'un seul coup d'œil, et il nous
era difficile de ne pas éprouver un profond sentiment d'inquiétude ,
3 dirai presque d'effroi. Qu'on y songe en effet : nous avons compté
rois grandes et radicales maladies : la première, c'est l'altération du
entiment de la responsabilité humaine, et par suite le culte de la
îrce et du succès; la seconde, c'est l'altération du sentiment de la
*rovidence divine, et par suite l'idolâtrie de l'humanité; la troisième,
'est l'altération du sentiment de la vie future, et par suite la chimère
lu bonheur parfait ici-bas. Qui ne voit que ces trois maladies atteignent
es trois sources où s'alimente la vie morale du genre humain?
Cherchez en effet à quelles conditions la vie humaine peut revêtir
ît conserver un caractère moral. Évidemment il faut d'abord que
'homme se reconnaisse libre et responsable de ses actes. S'il n'y a pas
ie liberté pour l'homme, il n'y a pas de devoirs; car, sans recourir même
à la savante analyse d'Emmanuel Kant, il est clair que le devoir im-
288 REVUE DES DEUX MONDES.
plique la liberté. Or, si vous ôtez à l'homme ses devoirs, vous lui ôtez j
ses droits. Qu'est-ce qu'un droit que tous les hommes n'auraient pas
le devoir de respecter, un droit auquel pourrait s'opposer légitime-
ment un droit rival? Il n'y a pas, dit Bossuet, de droit contre le droit, i
et par conséquent il n'y a pas de droit où il n'y a pas de devoir. L|
Tout s'enchaîne ici avec une rigueur mathématique. Point de liberté [
et de responsabilité, point de devoir; point de devoir, point de droitj
point de droits ni de de\oirs, c'en est fait de la dignité humaine, c'en
est fait de toute civilisation et de toute société.
Il ne suffit point à l'homme, pour posséder le caractère d'un être
moral, d'avoir un sentiment énergique de sa liberté; il faut qu'il en
connaisse l'usage. La liberté est d'un prix infini sans doute, mais en L^i
définitive elle n'est qu'un moyen, et ce moyen se rapporte à une fin supé- jjiiaDf
rieure. Admettez que l'homme ait été jeté dans un coin du monde par, jLit
le hasard, admettez que l'humanité n'ait aucun rôL à jouer sur cette Lffoi
scène immense de l'univers, et que tous les êtres de la nature existent piie
aussi sans but et sans raison, je demande si la nature et l'humanité
ne deviennent pas pour votre esprit des énigmes indéchiffrables, je de
mande si la liberté en particulier n'est point une notion vide de sens^?j
11 faut donc reconnaître que tout dans l'ordre universel des chos» j
a été créé pour une fin, que l'homme a la sienne, comme le reste des
êtres, avec ce privilège singulier, qu'au lieu d'y aller sans le savoir et
sans le vouloir, au lieu de tourner, comme les astres du ciel, dans une
orbite inflexible, l'homme connaît sa fin, se trace à lui-même sa liane i
d'action et y marche avec liberté. ;Ce qui est pour le reste des être»!; fe
nécessité, pour lui est devoir; ce qui s'appelle dans la nature harmo- |f
nie et régularité porte dans le monde moral le nom sublime de vertu, an
Or, quelle est l'idée qui explique ainsi le mystère de l'existence unfeé; \\j^
verselle et l'énigme de la liberté, qui répand sur toute la nature je ne ^^
sais quelle douce et pure lumière et attache au front de l'homme la di-
vine auréole de la moralité? Cette idée, c'est celle de la Providence. :
Ici, l'analyse des conditions de la moralité humaine serait épuisée,
si notre destinée s'accomplissait et pouvait s'accomplir ici-bas; mai*
il n'en est pas ainsi : l'homme sent en lui une capacité infinie de
penser, d'aimer, de jouir, et tout dans ce monde est limité. La condi-
tion terrestre serait donc chose contradictoire, la Providence resterait
convaincue d'injustice et de tromperie, ou plutôt il n'y aurait pas de
Providence, si vous conceviez la vie humaine comme une pièce ache-
vée, au lieu d'être le premier acte d'un drame immortel.
Et maintenant , faut-il croire que ces trois idées qui donnent à la
vie terrestre tout son prix, la liberté, la Providence, l'immortalité,
tendent à s'effacer de la conscience des hommes? Avouons-le loyale-
I
DE l'État moral de notre époque. 289
Il lit : au spectacle de tant de folies, de chimères, de blasphèmes, des
.[irils élevés ont pu croire à une décadence morale, prélude sinistre
'une décadence politique et d'une dissolution universelle. Je ne par-
il; point, mais je comprends ce trouble de plus d'un noble cœur. Ils
; ! 1)U se dire avec amertume : Qui nous assure que le genre humain ne
i! pas fausse route depuis trois siècles? De Luther à Descartes, de Des-
iilcs à Voltaire, de Voltaire à Sieyès et à Mirabeau, qu'a-t-il fait, sinon
' Irapper à coups redoublés sur le même adversaire? et cet adver-
iire, c'est l'autorité. D'abord, l'autorité religieuse, puis l'autorité phi-
sophique, puis enfin l'autorité politique, chacune a eu son tour. Tout
' qui contient le§ hommes, tout ce qui les classe et les dirige a été
;iltu. A la place de cette hiérarchie régulière, de ces rapports définis
l'ancienne société, s'agitent sous un brutal niveau une multitude
atomes humains animés d'un désir etîréné de jouissances qu'au-
iiic force ne peut ni satisfaire ni modérer, foule mobile, aveugle, in-
liable, ingouvernable.
Voilà des pensées, voilà des doutes auxquels peu d'esprits sérieux
it pu entièrement se dérober. Eh bien! je le dirai sans détour, ne
s comprendre ces doutes, ce serait de l'aveuglement; mais je me
ilr d'ajouter que ne pas les vaincre en soi-même, ce serait de la fai-
.L'sse.
Uuoi ! dirai-je à ces esprits abattus, auriez-vous bien le triste courage
( renier, dans la seconde moitié de votre vie, cette même cause que
^ Ire jeunesse et votre maturité ont aimée et servie? Quoi ! cette noble
1 ilosophie de Descartes, qui séduisit la haute intelligence de Bossuet,
1 terme esprit d'Arnaud, l'ame tendre et pure de Fénelon; quoi! cette
i euce admirable qui, sur les pas de Galilée, de Newton, de Leibnitz,
( Linnée, de Bufîon, a dévoilé à l'œil de l'homme les secrets de la
I rc et les profondeurs des cieux; quoi! cette liberté sainte qu'ado-
Ji(!nt Turgot et Montesquieu; ces droits de l'homme dont la Consti-
t II lie a écrit la charte impérissable, vous renierez toutes ces conquêtes
îllées des soutl'rances et du sang de nos pères! A qui persuaderez-
us que la Providence ait mis tant de beaux génies, tant de décou-
rtes, tant de vertus, au service du mal?
Vous contemplez avec tristesse cet appétit sans mesure du bonheur
i t'ait, je l'avoue, un des traits distinctifs de notre âge; mais, à côté
ce désir souvent brutal, n'y a-t-il point un noble sentiment de jus-
e qui veut appeler tous les hommes à la lumière, à la liberté, à l'exer-
'-6 des plus nobles droits? Après tout, l'aspiration au bonheur est
^itime en soi; elle est un des instincts que la Providence a mis au
ïur de l'homme. Est-ce en vain que Dieu a fait la nature si riante
si belle? est-ce en vain qu'il a donné à l'amour et à l'amitié un
TOME v. 19
i9î) REVUE DES DEDX MONDES.
charme si impérieux? est-ce aussi en vain qu'il a fait don à quelques-
uns de ses enfans de ce génie qui découvre les lois de la nature et en
met les forces dans notre main? L'aisance, la richesse, ne sont-elles
pas d'ailleurs un moyen de s'élever du grossier labeur d'une vie toute
matérielle au développement de l'esprit? Qui oserait dire que la Pro-
vidence a condamné l'immense majorité de l'espèce humaine à une
ignorance et à une misère irrémédiables? Sans doute la souffrance ne
sera jamais détruite, parce qu'elle est une suite de la nature et de la
condition humaine; la misère elle-même ne sera jamais vaincue; mais
n'est-ce point une pensée pieuse, ou du moins une espérance permise,
que le cercle de la misère ira sans cesse se rétrécissant, et qu'il s'en
échappera d'âge en âge un nombre toujours croissant de créatures af*-
franchies du joug du besoin, capables d'exercer leur intelligenr^ et de
reconnaître au fond d'elles-mêmes en traits plus éclatans l'image ob-
scurcie de Dieu?
11 ne s'agit donc pas d'étoufîer cette aspiration universelle au bien-
être, à l'indépendance, à l'égalité; il s'agit de la régler, et, pour cela,
il n'y a qu'un moyen dans une société qui ne croit plus que ce qu'elle
comprend et ne veut rien admettre sur parole, c'est la prédicati(«
universelle des idées morales, c'est la démonstration infatigable decel
trois dogmes vivifians : la responsabihté humaine, la Providence, rina*«
mortalité.
Le drapeau sous lequel nous voudrions voir se rallier tous les esprit!
éclairés, tous les cœurs généreux, porte cette double devise : Le salut
de la société par le réveil des croyances morales, le réveil des croyances
morales par la philosophie et la liberté.
Emile Saisset.
-rf-j'J
LES
f f
GENERAUX POLONAIS
LA GUERRE DE HONGRIE.
DERNIÈRE PARTIK. >
l'intervention russe, georgey et la capitulation de vilagos.
I.
Le génie diplomatique de la Russie domine dès le commencement
;ette seconde phase de la guerre de Hongrie. Au milieu des Magyars
ndécis, la position des Polonais devient à la fois critique et doulou-
euse. De jour en jour, ils voient s'accroître, avec l'influence de Geor-
gey, l'ascendant du parti qui leur est hostile, et qui va bientôt les sa-
;rifier sans scrupule.
Déjà les obstacles qui avaient entravé les premières campagnes de
îem et de Dembinski avaient prouvé, d'une part, combien l'alUance
ontractée par les Polonais avec les Magyars était fragile, et, de l'autre,
ombien les plans du gouvernement insurrectionnel étaient incertains.
(1) Voyez la première partie de cette étude dans la /{^«e du 15 décembre 1849.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
En présence de l'intervention russe, cette incertitude qui régnait dans
les desseins des Magyars, ce désaccord qui avait éclaté entre Dem-
binski et Georgey dès le jour de la bataille de Kapolna, devaient appa-
raître plus nettement encore. Les généraux polonais conseillaient aux
Magyars de prévenir à tout prix la marche des Russes, et les Magyars,
par une illusion inexplicable, s'imaginaient que les Russes ne pou-
vaient avoir l'intention d'entrer en Hongrie, si on ne les provoquait
directement. Dans le cas même où ce mouvement s'opérerait, l'on
comptait avec une naïveté singulière sur l'efficacité d'une protestation
de l'Europe libérale en faveur du principe de non intervention. Cette
étrange méprise poussa les Mag^^ars à tenter auprès de l'Angleterre et
«le la France de puériles démarches diplomatiques, et l'Autriche, servie
i>ar la fausse politique de ses adversaires, put regagner sans peine tout
le terrain qu'elle avait un moment perdu.
La situation de l'Autriche, en mai 1849, était fort mal jugée à Pesth.
Les Magyars avaient repoussé l'armée autrichienne de la Theiss à la
frontière de l'archiduché : c'était là un résultat important; mais les
vainqueurs, au lieu de voir dans leurs premiers succès un encourage-
ment à de nouveaux efforts, s'abandonnèrent aux plus folles rêveries.
M. Kossuth annonça sérieusement aux Allemands de Vienne qu'il»
étaient libres. «Vieille capitale de l'Occident, disait-il, pour toi les
jours de malheur sont passés, le printemps de la liberté approche;
tresse des couronnes de fleurs pour tes libérateurs magyars et polo-
nais : ta réunion à l'Allemagne va s'accomplir selon tes vœux. Vivi^
l'Allemagne ! vive la Hongrie ! vive la Pologne ! »
L'Autriche cependant n'était pas si près qu'on le pensait d'être
émancipée par les troupes de M. Kossuth. Les mêmes événemer.s qui
avaient exalté outre mesure l'orgueil des Magyars avaient ramené le
gouvernement autrichien à une politique prudente et conciliatrice qui
devait finir par triompher. On avait compris qu'il y avait danger à
mécontenter plus long-temps les populations slaves de l'empire, dont
les plaintes devenaient chaque jour plus vives. Les députés tchèques
avaient exposé leurs griefs en termes énergiques et précis. Ils rappe-
laient à l'Autriche les promesses, les déclarations libérales du minis-
tère Stadion. Ils se plaignaient que ces promesses n'eussent pas été
tenues, qu'on eût lacéré leur programme avec mépris, et menaçaient
de rester spectateurs passifs de la lutte, si l'Autriche persistait dans une
politique contraire à leurs intérêts. Le langage des Croates était plus
vif encore que celui des Tchèques. Une feuille patriotique (1), parlant | i _^^^
au nom des colonies militaires que le gouvernement avait replacées | i f^
(1) La Gazette des Slaves méridionaux (Sudslavische^Zeitung) rédigée en allemand à , ,^
l'adresse de l'Europe occidentale.
Il
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 293
SOUS leur ancien régime après leur avoir donné à espérer des droits
nouveaux, s'écriait : « Malédiction sur le jour qui nous a vus naître !
Nous, nos femmes, nos enfans et nos chaumières, nous sommes livrés
sans pitié au régime exceptionnel; devenus partie intégrante de l'ar-
inée impériale, la discipline militaire est notre seul code civil Les
iimombrables cohortes des contingens croates qu'on voit sans cesse
défiler, pareilles à une migration de peuples, ne pèsent que comme
(le légers brins de paille dans la balance de la justice autrichienne
Où trouverait-on dans le monde un peuple aussi complètement paria,
et quels malheurs peuvent se comparer aux nôtres ? »
Ainsi parlaient les alliés de l'Autriche. De Prague à Agram, c'était
an feu croisé de récriminations véhémentes, de menaces sans ména-
gement. Il devenait urgent d'arrêter ce mouvement redoutable, et
c'est ce que l'Autriche sut faire avec une remarquable adresse au mo-
ment où les Magyars la croyaient déjà près de sa ruine. Le cabinet au-
trichien avait à apaiser d'une part l'irritation des Slaves, et de l'autre
à dompter l'insurrection hongroise. A l'égard des Slaves, il se mit sans
}>cine à couvert par de nouvelles flatteries; à l'égard des Hongrois, il
prit une décision qui put coûter à sa fierté, mais que les circonstances
ne lui permettaient plus d'ajourner : il invoqua le concours des armées
du czar. Il sut, au reste, mettre en avant un prétexte spécieux. L'Au-
triche, en faisant appel à l'alliance russe, semblait moins solliciter une
laveur que proposer une ligue dans un intérêt commun contre la coa-
lition des Polonais et des Magyars.
La Russie, de son côté, ne pouvait manquer d'accueillir favorable-
ment les ouvertures du cabinet de Vienne. Elle songeait à sa sécurité
au dedans et à son influence au dehors. 11 est évident que les événe-
niens survenus depuis le mois de janvier 1849 en Hongrie, les succès
de Bem et de Dembinski, le triomphe des Magyars grandi par la re-
nommée complaisante, avaient créé dans la Pologne russe, sinon une
lîffervescence menaçante, du moins de sourdes agitations. La police y
ledoublait de vigilance. Non-seulement les armes à feu étaient sévère-
ment prohibées, on allait jusqu'à exercer une surveillance particu-
lière sur les instrumens de travail et les ustensiles de ménage qui
auraient pu servir d'armes à un moment donné. Cependant le sol tres-
saillait comme de lui-même sous un ciel qui commençait à se charger
de nuages. D'ailleurs, si solidement que la Russie proprement dite pa-
raisse assise sur sa base, elle a aussi ses difficultés intérieures, ses plaies
sociales, qui, pour être moins en évidence que celles des sociétés de
l'Occident, n'en sont pas moins profondes. Depuis la guerre affreuse de
I8i6 en Gallicie, depuis l'émancipation des paysans et l'abolition des
corvées en Autriche par suite de la révolution de mars, le paysan russe
a lui-même l'esprit préoccupé de ces mots, qui ont commencé à pren-
294 REVUE DES DEUX MONDES.
dre, pour sa rude intelligence, un sens très précis. Autrefois, on en-
tendait dire de temps à autre : Dans tel village de tel gouvernement,
les paysans se sont soulevés et ont brûlé leur seigneur. C'étaient des
accidens isolés que provoquait l'égarement de la misère. Depuis 1846,
ce qui n'était que le sentiment de la douleur et de la haine tend à
devenir le sentiment d'im droit. Sur toute la frontière méridionale de
la Russie, les paysans ont été gratifiés de la terre qu'ils cultivaient à
titre de sujets, — c'est le nom par lequel à la fin du dernier siècle on
a remplacé celui de serfs; — les serfs russes comprennent l'esprit de
ce fait, qui les touche dans leurs intérêts les plus sensibles.
Le czar avait, on le voit, quelques raisons de craindre l'insurrection
de Hongrie comme un dangereux voisinage. Toutefois il était ijeau-
coup plus touché encore de la belle occasion qui s'offrait à lui d'ac-
croître cette vaste puissance, accoutumée depuis un demi-siècle à être
servie à souhait par l'esprit révolutionnaire. La Russie s'est établie dans
l'empire ottoman en secondant la révolution contre les Turcs; elle allait
essayer de prendre pied dans l'empire d'Autriche en appuyant le pou-
voir contre la révolution. Que d'ailleurs on ne le perde pas de vue
nous sommes en Hongrie, en pays slave; la guerre a été provoquée pa
les Slaves. Si ces Slaves, depuis la dissolution de la diète de Kremsiei
ont pris une attitude défiante envers à l'Autriche, ils ne sont pas poi
cela réconciliés avec les Magyars. Plus ceux-ci remportent de succèj
plus ils deviennent orgueilleux et menaçans. Les Slaves ont donc pli
que jamais besoin d'un appui qui les délivre une fois pour toutes dt|
magyarisme. C'est ce moment-là que le czar saisit pour prêter le coi
cours de ses armes à l'empereur d'Autriche. La Russie va combatti
la révolution magyare, et en même temps elle fait savoir aux popu-
lations de sa race que le czar pense ardemment à ce cher objet de ses
préoccupations paternelles. Le czar aide les Slaves en ftième temps que
l'empereur d'Autriche, et le gain est double pour la Russie dans cette
intervention en apparence si désintéressée.
Les Magyars se faisaient donc de singulières illusions. Ils croyaient
y Autriche abattue, et l'Autriche se relevait par d'habiles concessions
au slavisme. Ils croyaient l'intervention russe impossible en Hongrie,
et cette intervention allait s'accomplir. Cette double erreur explique
confiance avec laquelle M. Kossuth recourut à des expédiens diploma
tiques, lorsque la question ne pouvait plus se dénouer que sur le tel
rain militaire. Par suite de cette fausse manœuvre, le gouvernement
de Pesth compromit à la fois sa diplomatie et son armée : l'une, dans
des négociations impraticables; l'autre, dans des tâtonnemens et des
hésitations que la gravité du moment ne permettait pas.
Les premières opérations de l'armée magyare, à la veille de l'arrivée
des Russes, témoignèrent de l'anarchie qui régnait dans les conseils du
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 295
gouvernement insurrectionnel. Dembinski avait émis l'idée d'un mou-
vement de précaution vers la Gallicie. Les défilés des Carpathes se prê-
taient à des surprises, à des combats de partisans où quelques milliers
d'hommes résolus suffisaient pour tenir une armée en échec. Dem-
Idnski, placé par M. Kossuth à la tête de la légion polonaise, de quelques
régimens de hussards et de cinq ou six mille hommes de mauvaises
troupes, le tout formant un corps d'environ douze mille hommes, vou-
lut tenter l'aventure. A peine avait-il pris position dans les Carpathes,
(|u'il reçut de Georgey l'ordre de rétrograder à tout prix, eût-il même
obtenu des avantages sur l'ennemi. Dans le cas où Dembinski essaierait
<le passer outre, il était enjoint aux officiers magyars de ne pas lui obéir
et de l'abandonner. Le général polonais, dont toute la conduite révèle
un profond respect pour la hiérarchie, n'eut point la pensée de faire un
pas de plus en avant; mais sur l'heure il envoya à Pesth sa démission,
qui fut acceptée. Cette détermination de Dembinski affligea profondé-
ment le général Bem. C'était la seconde fois que l'influence fatale de
Georgey faisait avorter les plans de Dembinski, et cette nouveUe blessure
était d'autant plus sensible, que le coup avait été porté, pour ainsi dire,
sous les yeux mêmes de l'ennemi de la Pologne. Il s'en fallut de peu que
la démission de Dembinski n'entraînât celle de Bem et n'amenât aihsi
la rupture de l'alliance polono-magyare. Heureusement pour la Hon-
grie, Bem céda aux instances de Dembinski, aux protestations empres-
sées du gouvernement de Pesth, et garda son commandement. L'in-
{luence des Polonais n'en avait pas moins reçu une gravé atteinte, et
ce fut en vain que Bem parla de la nécessité de prendre position contre
les Russes. Bien que tout attestât aux Magyars que les troupes mosco-
vites étaient en marche, chose étrange, ils refusaient encore de croire
que l'intervention fût prochaine. Lorsque Visocki, que l'on avait laissé
dans les Carpathes à la tête de quelques bataillons polonais, annonça
qu'il avait eu un engagement avec l'avant-garde russe, on lui fit dire
de Pesth qu'il était un visionnaire, et qu'il avait pris des hulans autri-
chiens pour des Cosaques. Quelle était donc la pensée du gouverneur
de la Hongrie'? Pendant qu'un génie fatal tentait le général Georgey et
le poussait sourdement à négocier avec le Nord, M. Kossuth, conduit
par son imagination confiante, frappait à grand bruit à la porte des ca-
binets de l'Occident.
Le gouverneur de la Hongrie avait de bonne heure songé à envoyer
des représentans de la Hongrie magyare auprès du pouvoir central de
Francfort; mais ce pouvoir n'était guère qu'un être de raison, sans
existence réelle, sans armée ni trésor, tout aussi peu reconnu des ca-
binets étrangers que le gouvernement magyar lui-même. L'extrême
gauche du parlement avait fourni aux Magyars des orateurs de club et
des soldats de barricades le jour de l'insurrection de Vienne; eUe avait,
296 REVUE DES DEUX MONDES. ^i
par st'S eiicouragemens, poussé dans les rangs des Magyars les débris ^f
de la fameuse légion académique; l'Allemagne de Francfort ne pou-
vait rien de plus pour les Magyars menacés par les Russes. Les Ma-
gyars placèrent donc tout leur espoir dans l'Angleterre et la France.
En France, ils se heurtèrent tout d'abord à l'impassibilité tour a
tour facétieuse et sombre de M. Bastide. Aussi bien le général Cavai-
gnac avait saisi le côté faible de l'insurrection magyare. «Nous avons,
disait-il, essayé de connaître la pensée et les plans des Hongrois; nous
n'avons jamais pu savoir ce qu'ils voulaient. » En définitive, la diplo-
matie de M. Kossuth échoua devant l'indifférence étudiée de M. Drouyn
de Llmys. A défaut du gouvernement français, qui leur manquait, les
Magyars entreprirent alors d'émouvoir l'opinion. Leur représenti it à
Paris, l'un des hommes les plus modérés et les plus recommàndables
de la Hongrie, le comte Ladislas Teleki, menait de front la diplomatie
et la polémique. 11 avait, dès le commencement de la guerre, publié au
nom du gouvernement magyar un manifeste aux peuples civilisés. En
mai et en juin 1849, il redoubla d'ardeur pour signaler à l'Europe tous
les dangers d'une intervention russe. « Il n'y a plus de temps à perdre,
écrivait-il, l'heure suprême approche, et la prédiction de Napoléon s'ac-
complit. Le czar déclare qu'il va protéger contre la révolution l'hon-
neur du nom russe et l'inviolabilité de ses frontières; mais si la Pologne
existait encore, la Hongrie se trouverait-elle aux frontières de la Rus-
sie? N'est-ce pas elle qui s'est avancée vers nous ? Et lorsque l'Autriche
sera envahie et l'Allemagne asservie, où seront alors les frontières de
la Russie? » Voilà par quelles considérations les Magyars comptaient
intéresser la France. Ils avaient, pour la satisfaction de leur orgueil de
race conquérante, appelé sur l'Autriche le poids de l'intervention russe,
et, exagérant le danger comme leur propre importance, cachant, sous
le nom de liberté, leurs projets de suprématie, ils espéraient que la
France endosserait leurs entreprises jusqu'à se compromettre pour eux
diplomatiquement auprès des cabinets, et moralement auprès de l'im-
mense et généreuse race des Slaves.
En Angleterre, la diplomatie magyare recueillit du moins plus de
témoignages de sympathie. Le terrain était là plus favorable. Tandis
que la France avait, dans sa politique extérieure, à tenir compte de
la paix générale, et que d'ailleurs son gouvernement, sans avoir une
idée claire de l'esprit des Slaves, sentait cependant vaguement que
l'intérêt de la civilisation n'était point du côté du magyarisme, l'An-
gleterre, solidement assise sur la base antique de sa constitution, ne
paraissait pas redouter les ébranlemens européens; d'autre part,
puissante aristocratie qui a subjugué l'Irlande, flattée par la simili
tude profonde des lois de la Hongrie avec celles de la Grande-Bretagne,
ne pouvait refuser sa prédilection aux Magyars. Les hommes qui pri-
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 297
reiit l'initiative du mouvement d'opinion tenté en Angleterre en faveur
des Magyars n'envisageaient la question que par son côté le plus général.
Ils prenaient à la lettre les affirmations des agens de M. Kossuth; ils
croyaient à une Hongrie de quatorze millions d'ames, libérale et civi-
iisatrice; c'était pour eux une nouvelle Pologne relevant le drapeau
(les nationalités et s'interposant comme un boulevard entre la Russie
et l'Europe. De nobles esprits, qui étaient habitués à se voir à la tête
(les manifestations en faveur 'de la Pologne, beaucoup de caractères
libéraux, qui avaient du plaisir à protester contre la politique des gou-
\ernemens absolus, puis quelques héros de meetings, qui voyaient là
une belle occasion de se remuer et de faire parler d'eux, tous ces
liommes, réunis sous l'impulsion de sentimens divers, donnèrent le
i)ranle à l'opinion et l'émurent. La guerre de Hongrie devint popu-
laire dans l'aristocratie britannique. Le chef du For eign- Office fit lui-
même entendre aux Magyars des paroles d'encouragement et tint, dans
la chambre des communes, un langage plein de reproches amers pour
le cabinet de Vienne. C'était peu, et la cause magyare réclamait d'autres
secours. Le gouvernement insurrectionnel, que les feuilles démocra-
ti([ues d'Allemagne et de France s'opiniàtraient à appeler républicain,
travaillait alors à gagner l'Angleterre, en lui insinuant que la royauté
(tant vacante en Hongrie, M. Kossuth lui-même, quoique soupçonné
fie républicanisme, n'éprouverait nulle répugnance pour un prince de
Ja maison de Cobourg. Les Magyars ne doutaient point que lord Pal-
mcrston, touché de ces ouvertures, n'embrassât ardemment la cause
(k; l'indépendance hongroise. Ils connaissaient assez peu l'Angleterre
pour s'imaginer qu'elle allait d'enthousiasme se poser ainsi seule en
face de l'Europe, et assez peu la Russie et l'Autriche pour croire qu'elles
iprendraient en considération les menaces de l'Angleterre isolée. Plus,
au contraire, le cabinet de Londres s'éloignait de celui de Vienne, plus
1 alliance russe devenait indispensable pour l'Autriche. La sympathie
de l'Angleterre tournait donc au détriment des Magyars plus encore
que la froideur de la France, et, au dehors comme au dedans, ce mal-
heureux peuple se brisait contre l'impossible.
Cependant l'armée autrichienne se reconstituait peu à peu. Après
avoir été battue sous le général Welden, qui avait remplacé le prince
lie Windischgraetz , elle avait reçu pour général en chef le rude et
opiniâtre Haynau. En même temps, l'armée russe envahissait la
Hongrie par trois points : la Moravie, la Gallicie, la Valachie. Elle arri-
vait, et, avant de combattre, elle tentait de son côté quelques essais
e diplomatie à l'adresse des Magyars; elle semait çà et là de vagues
rumeurs auxquelles l'inexpérience politique de ceux-ci allait se laisser
I>reudre. Insensiblement le bruit se répandit en Hongrie que les Russes
n'étaient pas des ennemis systématiques des Magyars; que le Moscovite
i
298 REVUE DES DEUX MONDES. '
méprisait l'Autrichien , tout en ayant l'air de le défendre; que l'Au- j
triche irritée se promettait de cruelles représailles; que le czar était
plus généreux, et prêchait à ses alliés la conciliation. Il n'en voulait,
disait-on, qu'aux Polonais, qui, après avoir été, suivant l'expression
de Bathianyi , un mal nécessaire, étaient devenus un embarras et un
obstacle. Un jour, à la table même de M. Kossuth , on entendit des
officiers disserter sur les politesses du prince de Leuchtenberg pour
des officiers magyars qui servaient en Russie. En Transylvanie, le
nom du grand-duc Constantin , lancé dans le même esprit , précéda et
accompagna partout l'armée russe. Voilà ce que les amis de Georgey
écoutaient complaisamment à Pesth et sous la tente, pendant que
M. Kossuth faisait entretenir lord Palmerston du prince de Cobourg.
Avant d'avoir brûlé une amorce, la Russie s'était ouvert un chemin
au cœur de k Hongrie.
II.
La campagne diplomatique était enfin terminée, et on allait com-
mencer une nouvelle campagne militaire. L'influence des généraux
Dembinski et Bem avait prévalu dans la première phase des opérations
de l'armée insurrectionnelle : l'influence du général Georgey devait
dominer la seconde.
Il serait assez difficile, au premier abord, de caractériser la politique
de ce personnage, dont le rôle est déjà si important et va devenir dé-
cisif. Un front soucieux et un regard voilé, qui paraissent couvrir
une arrière-pensée, une certaine âpreté de sentimens qui semble de
l'ambition contenue avec effort, voilà ce qui frappe en lui l'observateur
durant la première pét-iode de la guerre. Georgey conquiert en six
mois tous ses grades; l'inquiétude de son esprit n'est pas apaisée, la
coopération brillante des généraux polonais le gêne et l'offusque, il
prend ombrage de la popularité de M. Kossuth lui-même. D'où vien-
nent ces allures frondeuses et sournoises qui contrarient quelque-
fois les intentions de M. Kossuth, et toujours, comme par système,
l'action des généraux polonais? D'un défaut de caractère ou d'une
opinion opposée à la politique de M. Kossuth? L'une et l'autre de ces
deux explications paraissent admissibles. Peut-être Georgey avait-il sur
les ressources et les intérêts de son pays des idées plus justes que
la poésie des ultra-enthoùsiastes. Que lui a-t-il manqué? De la fran-
chise pour poser hardiment son drapeau et déclarer sans feinte par
quels chemins il entendait marcher. Je définirais volontiers Georgey
un esprit juste égaré par un caractère faux. Si l'on y réfléchit bien,
cette contradiction donne en effet le secret de toute sa conduite. Au
fond , Georgey représente l'opinion positive et pratique, qui , laissant
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GIIERHE DE HONGRIE. 299
(le côté les fantasmagories conquérantes des docteurs en magyarisme,
eût tenu pour excellente une alliance avec l'Autriche, si elle lui eût
offert le maintien de l'unité de la Hongrie. Songer à traiter avec les
Russes, c'était, au point de vue purement magyare, une idée naïve,
et, au point de vue magyaro-polonais, une idée moralement mons-
trueuse; mais la pensée de traiter avec l'Autriche était tellement dans
l'intérêt des Magyars, que Dembinski lui-même avait désapprouvé la
déchéance proclamée de la maison de Habsbourg. Georgey, à l'époque
de la prise de Bude, paraissait être préoccupé de cette pensée, dans
laquelle il n'osa pas entrer avec résolution. Il ne sentit pas qu'entouré
dune grande popularité, il pouvait entraîner le pays, et, au lieu d'aller
droit au but en se faisant suivre de toute la nation, il s'amusa à com-
biner des ruses toutes personnelles pour écarter les Polonais et ren-
verser Kossuth. L'armée russe eut le temps d'arriver; le général Geor-
gey comprit que les Magyars n'avaient plus rien à attendre de l'Autriche
irritée, et, séduit le premier par les paroles flatteuses que les Russes
répandaient sur la bravoure des Magyars, sur la conduite brillante de
leurs officiers, il conçut le projet d'invoquer la protection du czar et
d'intéresser les Moscovites au sort de la race magyare. Au reste, le
général Georgey ne garda point le secret de ses plans; ils les commu-
niqua au ministère magyare sitôt que l'on prévit l'imminence d'une
catastrophe, c'est-à-dire dès le commencement de cette nouvelle cam-
|)agne.
Les Polonais eurent vent de ce dessein qu'ils avaient droit de regarder
comme une sorte de rupture de l'alliance contractée entre eux et les
Magyars. Dembinski, retiré à Pesth, demanda par écrit à M. Kossuth
des explications catégoriques sur ce mouvement d'opinion qui faisait
incliner les Magyars vers les Russes. M. Kossuth, ayant peut-être quel-
que espoir de modifier les intentions de Georgey, déclara hautement
([ue personne à sa connaissance ne parlait en Hongrie, ni de céder, ni
surtout de se rendre à la Russie. 11 affecta même de se rapprocher de
Dembinski et de Bem, dont il balançait les noms pour mettre l'un ou
l'autre à la tête de l'armée. Dembinski ne voulait plus du commande-
ment en chef. En dépit de tant de déboires, il consentait cependant à
tracer de nouveaux plans de campagne. Sa pensée était de concentrer
l'armée magyare entre la Maros et le Danube derrière la Theiss, en
prenant la Transylvanie pour base des opérations. On eût laissé dans
la place deComorn trente mille hommes qui auraient pu s'y défendre
victorieusement contre toute éventualité et faire des sorties heureuses.
Le reste de l'armée eût abandonné les plaines et les villes ouvertes,
Bude et Pesth, afin de s'enfermer entre la Theiss et la Transylvanie,
où l'armée de Bein, jusqu'alors isolée et d'une utilité secondaire, eût
trouvé un emploi digne de son chef. L'on eût ainsi -réuni environ
300 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre-vingt-mille hommes. Par suite d'une conception singulière,
Georgey, qui avait combattu l'idée de marcher sur Vienne alors qu'on
le pouvait, proposait un plan opposé à celui de Dembinski. Georgey eût
voulu que l'on quittât la Transylvanie, que l'on concentrât toutes le?
forces du pays autour de Comorn, de Raab et de Waitzen, pour tenter
par là une expédition désespérée sur Vienne. Outre l'imprudence d'ex-
poser l'armée magyare à être anéantie en quelques jours par des troupes
régulières supérieures en nombre, les projets de Georgey rencontraient
un grave obstacle; les Szeklers, qui formaient le noyau de l'armée de
Bem, refusaient de quitter la Transylvanie. Ils étaient prêts à se battre
dans les montagnes, sur un sol bien connu d'eux, au seuil de leurs
foyers. C'était peine perdue de leur demander davantage: Quiconque
eût prétendu les conduire dans ces régions éloignées, où les plans du
général Georgey les appelaient, eût été bientôt abandonné. Les combi-
naisons de Dembinski eussent donc assuré aux Magyars une forte posi-
tion stratégique en même temps qu'elles leur eussent donné le moyen
d'utiliser l'ensemble de leurs forces, tandis que les plans de Georgey
avaient l'inconvénient de placer l'armée sur un terrain sans aucun
avantage et de dissoudre le corps du général Bem.
M. Kossuth, qui parfois montrait des prétentions militaires, avait de
son côté son plan, et ce n'était pas le moins extraordinaire. « Je veux
étonner l'Europe! » avait-il dit dans une de ces explosions de beau
langage qui lui étaient familières. Le président de la Hongrie voulait
en effet, soit que l'on marchât sur Vienne suivant le plan de Georgey,
soit que l'on se précipitât sur la Gallicie pour insurger la Pologne,
soit enfin que l'on descendît en Italie pour y relever la révolution
abattue. Remarquez que cela se passait au moment où les Russes
étaient déjà en hgne, où les Autrichiens reprenaient l'offensive, où
l'armée magyare, démoralisée par l'anarchie de ses chefs et par la pré-
sence d'un ennemi redoutable, était fatalement condamnée à la dé-
fensive.
M. Kossuth sortit enfin de ce rêve, et ouvrit les yeux au bruit du
canon austro-russe qui croisait ses feux sur toute la frontière delà
Hongrie. On supplia Dembinski de reprendre du service, et, comme
il refusait le commandement en chef, on recourut à un expédient qui
semblait avoir l'avantage de ménager les susceptibilités de Georgey.
On choisit pour généralissime Messaros, ancien ministre de la guerre,
homme de bravoure et d'honneur, sans autre mérite, et l'on plaça
Dembinski sous ses ordres en qualité de major-général, avec le com-
mandement réel. La difficulté était de décider Georgey à l'obéissance.
Il était sous les murs de Comorn, profondément engagé dans la lutte
où il devait user inutilement ses troupes. Messaros quitta Pesth pour
aller le rejoindre et lui porter des instructions conformes au premier
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 30i
plan de concentration proposé par Dembinski quand l'armée magyare
était encore libre de choisir son champ de bataille, et modifié en vue
(les circonstances, qui avaient si promptement changé. Messaros ren-
contra sur la route de Pesth à Comorn des estafettes de Georgey qui
annonçaient que les communications étaient coupées. Le général en
elief revint sur Pesth, où les populations émues prirent bientôt l'a-
larme. Elles accoururent devant l'hôtel où résidait Dembinski avec des
eris de désespoir. «Sauvez-nous, disaient-elles, vous seul pouvez nous
sauver ! » Dembinski parut, et, faisant allusion à Georgey et aux Russes,
il dit à la foule qui tendait vers lui des mains suppliantes : « Je ne puis
[)lus vous sauver, car j'ai un ennemi devant moi et un ennemi der-
rière. » Le gouvernement se retira en désordre à Szegedin, sur la
Theiss, comme frappé d'une terreur panique.
L'inaction cependant n'était plus possible, et le général polonais s'ef-
força d'oublier ses tristes pressentimens; il rassembla , de concert avec
Messaros, tout ce qui restait de troupes disponibles en dehors de l'ar-
mée de Georgey, de la forteresse de Comorn et du corps de Bem. Geor-
gey avait annoncé qu'il visait à se dégager, pour opérer par le nord
une retraite vers la Transylvanie. Dembinski voulait encore tenter, en
se retirant vers le banat de Temesvar, de se réunir à Georgey et à Bem,
et de prolonger la lutte dans les montagnes du midi. Au fond , il n'y
iivait plus dès-lors, sur le théâtre de la guerre, personne qui crût au
salut de la Hongrie.
Je me trompe : il était des esprits généreux qui avaient encore
(juelque confiance dans la fortune des Magyars, alors que ceux-ci dés-
espéraient d'eux-mêmes. C'étaient les diplomates polonais, auxquels
s'étaient joints quelques Valaques des principautés du Danube, au
nom de toute la race roumaine. Les uns et les autres pensaient qu'en
présence de l'intervention russe, et de l'effroi qu'elle devait causer à.
tous les peuples de l'Europe orientale, le drapeau de la conciliation
entre les nationalités, arboré enfin par les Magyars, aurait la puissance
de faire sortir du sol une nouvelle armée au dedans et au dehors de
la Hongrie. On le voit , la confiance des Polonais et des Valaques était
conditionnelle; mais le temps pressait, ils marchaient avec ardeur à
leur but, comptant que l'effet du péril lui-même aiderait leurs su-
prêmes efforts.
Le prince Czartoryski, sans cesser d'être fidèle à la politique qu'il
avait embrassée plusieurs années avant la guerre, pressa ses agens
d'entretenir le gouvernement magyar de la nécessité plus urgente que
Jamais d'une transaction entre les nationalités. Si la Hongrie devait
succomber, suivant les diplomates polonais, ce serait toujours un gain
pour l'avenir que de l'avoir amenée à reconnaître l'équité des griefs de.
ses sujets insurgés. Dans leur défaite même, les Magyars auraient la.
mî
302 REVUE DES DEUX MONDES. "
consolation d'atténuer les haines proToquées par leur orgueil et de
laisser après eux des regrets. Menacés d'être mis au ban des peuples
et de n'entendre que des récriminations autour de leur lit de souf-
france, en cédant, ne fût-ce que sous l'empire de l'inexorable nécessité,
ils étaient du moins toute prise à la haine. Ils redevenaient l'un des élé-
mens de la grande ligue des nationalités qui pourrait un jour se re-
constituer sur leurs débris. Les Magyars devaient périr comme race
dominante; mais, en acceptant d'avance les conditions d'égalil ' que
leur faisaient les autres nationalités, ils mériteraient au milieu d'elles
une place qu'elles leur accorderaient sans contestation et sans crainte;
ainsi les ressources militaires des Magyars ne seraient pas perdues pour
l'avenir : telle était la pensée qui inspirait les démarches de la di-
plomatie polonaise auprès de M. Kossuth. Le prince Czartoryski avaft
compté sur l'autorité morale de Dembinski et de Bepi. « Je suis sûr,
écrivait-il à Dembinski en date du 5 juin, je suis sûr qu'après les dé-
clarations consignées par vous dans votre écrit d'adieu à vos compa-
triotes polonais, vous n'avez pas cessé de vouloir la conciliation entre
les Magyars et les SlaTes. La justice nous le commande, l'intérêt des
Magyars eux-mêmes nous y force, soit que nous considérions leur
sécurité pour l'avenir ou leur salut pour le présent. En supposant que
la défense soit possible contre les forces colossales de leurs enneiriis,
en supposant que vous triomphiez, la lutte sera longue, et ce n'est pas
d'un seul coup que vous pout-rez vaincre. » Quelles étaient les bases
sur lesquelles le prince Czartoryski proposait de traiter? Placé dans
une situation où il pouvait être plus désintéressé que les Slaves de
Hongrie, il pensait que les Slaves, tenant compte des actes militaires
des Magyars , devaient leur reconnaître, non pas une suprématie de
race, mais une sorte de droit d'initiative, non pas le privilège du gou-
vernement, mais la faculté d'être le centre de la confédération des
états destinés à transformer la vieille Autriche. Parmi les peuples at-
tachés à la Hongrie, ceux qui se trouvent séparés des Magyars, soit
par des limites faciles à déterminer, comme les Valaques, soit par des
frontières déjà tracées, comme les Croates, les Slavons et les Serbes, eus-
sent obtenu une véritable et séiieuse autonomie provinciale. Les autres,
moins compactes et entremêlés aux Magyars, comme les Slovaques e^
surtout les Allemands, eussent dû se contenter d'une administratic
nationale, du libre usage de leur langue, de la pratique respectée d^
leur culte. Voilà les propositions que les agens de la diplomatie polo-
naise portaient au gouv'efrnement magyar comme l'unique moyen de
salut qui lui restât.
M. Kossuth et ses ministres accueillirent avec politesse, mais av€
réserve, les ouvertures des Polonais et des Valaques. Le 10 juin, le
ministre des affaires étrangères, M. Casimir Bathianyi , écriVfttit^ aux
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 303
agens politiques et aux commandans des frontières, leur adressait en-
core des instructions qui semblaient reculer indéfiniment l'époque
d'une transaction. « Il y a, disait-il, trois principes qui doivent servir
de base avant tout à cette réconciliation , et sur lesquels nous ne cé-
derons en rien, à aucune condition, car autant vaudrait nous suicider
de nos propres mains. Ces principes sont : 1° l'unité de l'état; 2° l'inté-
grité du territoire de l'état, telle qu'elle existe depuis des siècles; 3° la
suprématie de l'élément magyar, acquise depuis mille ans les armes
à la main, fondement de notre autonomie et consacrée par l'usage de
la langue magyare comme langue diplomatique. » Et, après avoir pris
ainsi le principe de la conquête pour drapeau, le ministre rappelait
les privilèges de la langue magyare. « Ils ont été, continuait-il, dé-
finis par les lois. Ainsi, les délibérations du corps législatif, les lois,
les documens qui s'y rapportent, sont rédigés en langue magyare. Le
magyare est aussi l'idiome de l'administration, des tribunaux infé-
rieurs et supérieui'S, des écoles supérieures, des matricules ou regis-
tres des naissances et des décès. » Comment ensuite prendre au sé-
rieux ce que M. Casimir Bathianyi regardait comme une concession?
«Cependant, disait-il, pour lever toute difficulté, le gouvernement
magyar est prêt à accepter, au nom du pays, toutes les conditions par
lesquelles les peuples de langues différentes croiront mieux garantir
leurs nationalités, pourvu que ces conditions s'accordent avec les trois
principes que j'ai posés. 11 est donc prêt à confier l'administration des
affaires ecclésiastiques aux fidèles de chaque religion , en les laissant
libres d'y faire usage de leur propre langue; ils auront la même liberté
dans toutes les affaires particulières qui regardent leurs écoles, leurs
familles, leurs communes, leurs procès devant les tribunaux infé-
rieurs. »
A la suite des premières défaites de Georgey et de Bera en Transyl-
vanie, quand l'image de la mort se fut présentée de toutes parts sous
son aspect saisissant au gouvernement insurrectionnel, M. Kossuth,
le ministère et l'assemblée nationale commencèrent à se montrer
moins hostiles aux projets de transaction. Dans le trouble qui s'em-
pai'a de tous les esprits, on en vint même à faire une partie des con-
cessions que sollicitaient les agens de la race valaque. C'est à Szegedin,
dans ce nouvel asile d'un gouvernement pour la seconde et dernière
fois fugitif, c'est le 14 juillet, un mois avant la fm de la guerre, que
le ministre Casimir Bathianyi donna connaissance aux Valaques de
cette résolution tardive. Quant aux demandes des Polonais en faveur
des Slaves, les Magyars hésitaient encore; ils ne se résignèrent qu'à
l'heure suprême et au moment d'expirer, dans Arad, à ce dernier et
douloureux sacrifice.. A peine les Valaques eurent-ils le temps de
prendre connaissance des nouveaux droits qu'on leur concédait de si
304 REVUE DES DEUX MONDES.
mauvaise grâce, que déjà la ruine de la Hongrie se consommait. Enf
les Serbes et les Croates n'apprirent les concessions fort restreintes qlj
les concernaient qu'après la catastrophe, avec la nouvelle de la défa^
de Temesvar et de la capitulation de Vilagos.
III.
Vilagos et Temesvar, l'anéantissement des corps d'armée de Bem
de Dembinski et la soumission de Georgey, voilà en effet où devai
rapidement aboutir les incertitudes du gouvernement magyar. C
en vain que M. Kossuth avait rendu à Dembinski le pouvoir militai;
sous le nom de Messaros. Dès cette époque, il était trop tard. Déjà
trois principaux corps d'armée étaient séparés de manière à ne pouv
plus se réunir que par des coups de fortune. Georgey était devant
morn et Waitzen , entouré par les Autrichiens et les Russes, et d
l'impossibilité de leur échapper sans une ruse de guerre. Dembinski^
sa sortie de Pesth , se voyait poursuivi vers Szegedin par le corps
Haynau. Bem, de son côté, avait sur les bras, d'une part les Serbes
Knitchanin et du ban de Croatie, qui remontaient du midi au no:
avec la mission spéciale d'empêcher la jonction des deux généraux
lonais, et de l'autre les Austro-Russes qui étaient accourus de la Vi
lachie en violant la neutralité du territoire ottoman. Dembinski, doi
le désir avait toujours été de se replier vers les montagnes de la Trai
sylvanie méridionale pour y faire sa jonction avec Bem, en attendaij
Georgey, n'acceptait qu'à regret la bataille que les Autrichiens lui o|
fraient dans les environs de Szegedin. 11 fallut combattre cependant, é
une fois l'action engagée, les Polonais et les Magyars se défendire
avec ténacité; mais les Magyars qui formaient le corps de Dembi
étaient peu aguerris. Georgey s'était réservé les seules troupes qui fi
sent habituées au feu; Dembinski ne commandait guère qu'à des
crues. Les Autrichiens avaient donc à Szegedin la supériorité du nom
et de l'expérience; ils vainquirent. Dembinski fut rejeté vers Temi
var, obligé de faire face à l'ennemi à chaque moment dans cette br
lante et douloureuse retraite.
Les combats livrés près de Szegedin sont les plus considérabi
d'entre ceux qui ont signalé cette guerre depuis l'intervention
Russes. Sur un autre théâtre, la lutte n'est pas moins acharnée
présente peut-être un caractère plus saisissant. Bem ne saurait
vouer vaincu tant qu'il a quelques centaines d'hommes de bo
lonté et de l'artillerie. Rien de plus varié que ses expéditions,
iîroit anéanti; aujourd'hui il n'a plus que deux canons; deux cheva
légers se précipitent sur les affûts pour lui enlever cette dernière rtl
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 305
source; il les chasse à coups de cravache. Il est reconnu par un officier
autrichien qui s'avance à son tour contre les deux pièces; trente fusils
sont hraqués sur la poitrine du général polonais; il ne reçoit qu'une
balle à la main, et, se redressant sur son cheval, il semble dire : « C'est
bien moi, et je vis. » — « C'est le diable, » disent les trente soldats; ils
jettent leurs armes et courent encore. Bem profite de l'incident pour
entraîner ses troupes; il reprend les canons qu'il a perdus, et le voilà
courant vers un autre champ de bataille au bruit retentissant de ces
attelages qui ébranlent le sol et les cœurs. Si Bem eût été secondé par
une armée régulière, si, à côté de ses Polonais infatigables et de ses
impétueux Szeklers, il eût eu quelques vieux régimens, il aurait long-
temps défendu la Transylvanie contre les Austro-Busses. Cet avantage
lui manqua. Quelles que fussent sa valeur pe;"sonnelle, sa science en
matière d'artillerie et son habileté à dresser des embûches ingénieuses,
il avait peu de moyens de se soutenir. Si un jour, avec quinze cents
hommes, il pénétrait en Moldavie et détruisait plusieurs régimens
russes, quelques jours plus tard, ses troupes, officiers et soldats, l'a-
Ibandonnaient et le laissaient seul sur le cliamp de bataille. C'était à
^^iSchesbourg. Il avait attaqué hardiment le général russe Lùders; la
"Ivictoire semblait décidée en faveur des Magyars. Une centaine de Co-
['jsaques, suivant leur habitude de n'aborder point l'ennemi en face, se
^Hprésentent et caracolent sur les flancs des hussards szeklers avec leurs
^MJcris aigus et sauvages. Surpris de cette manœuvre et de ce harditus
«I analogue à l'ancien chant de guerre des Germains, les hussards se
laii croient tournés par tout un corps, font un mouvement de retraite et
entraînent avec eux l'armée entière. Bem veut en vain les retenir.
Quelques-uns de ses officiers essaient de l'arracher à l'affût d'un canon
auquel il se cramponne en disant : « Je reste. » Blessé et épuisé de fa-
tigue, il tombe entre deux pièces. Les Russes, tout à l'heure battus,
l' croient à une ruse de guerre, et n'osent avancer. Cependant les Ma-
gyars se retirent en désordre au prochain village, et répandent le bruit
iiil* de la mort de leur chef; la terreur est au comble. La population se
prépare à la fuite. Quelques heures se passent, et, comme l'on n'a-
percevait aucun symptôme de l'arrivée des Russes, deux soldais, mus
par une pensée d'attachement, retournent sur le champ de bataille
pour y chercher leur général parmi les morts. Ils le retrouvent étendu
à terre entre ses deux pièces, et le rapportent au village. Il fallut bientôt
songer de nouveau à fuir; les Russes, après l'hésitation d'une journée,
avaient repris leur marche en avant, tout étonnés d'être vainqueurs
lorsqu'ils se croyaient battus. Bem se replia sur Hermanstadt, qui était
aux mains de l'ennemi, s'en empara par surprise, et, quelques jours
après, en fut chassé à son tour par les Russes, qui avaient là , comme
on s'en souvient , une honte à efiàcer.
TOME V. 20
Lfl:
306 REVUE DES DEUX MONDES.
Bem avait eu l'intention de soulever la Moldavie et de se frayer par
cette princiiwiuté un chemin vers les frontières de l'Ukraine. La Mol-
davie n'était pas préparée à cette entreprise. La proclamation que Bem
adressa aux Moldaves demeura sans etïet. D'ailleurs, les Valaques des
principautés, qui étaient intervenus auprès du gouvernement magyare,
désapprouvaient cette tentative. Si l'oii voulait trouver de l'écho dans
les principautés, c'était dans celle de Valachie qu'il fallait frapper. EUe
avait été plus ou moins profondément révolutionnée; le mot de démo-
cratie avait de bouche en bouche circulé dans ses montagnes Ct dans
ses plaines. Une invasion de Bem. en Valachie eût encouragé toutes les
passions que le riiouvement de Bucharest avait éveillées et que l'occu-
pation russe était venue comprimer. Tel est le langage que les agens
valaqiies avaient tenu au général Bem; il n'était plus temps d'y songer.
Cependant, au moment où la nouvelle des. concessions faites si tardi-
vement par les Magyars aux Valaques arriva en Transylvanie, B^m.
résolu à ne céder à la fortune que ce qu'elle lui enlèverait de vive
force, tenta une excursion dans le banat de Temesvar, pour y faire ua
appel désespéré aux populations valaques. 11 voulait organiser ainsi ufié
armée magyaro-valaque, afin de se p^^écipiter ensuite sur la Valachie;
«Dans quinze jours, disait-il déjà, nous serons à Bucharest. » Bem, en
arrivant près de Temesvar, trouva une situation bien différente de
celle qu'il espérait. Le gouvei'nement magyar, fugitif, errait dans le
banat, ne sachant où s'arrêter. Dembinski, rejeté par les Autrichiens
des rives de la Theiss sur la ville de Temesvar, renonçait à opposer ses
jeunes recrues au feu régulier et savant de l'armée ennemie. Il don*
nait pour la dernière fois sa démission. M. Kossuth voulait à tout prix
une bataille; il s'adressa au général Bem, qui ne croyait pas être veiui
pour assister à la ruine définitive de l'insurrection magyare. Bem prit
le commandement de l'armée, suivant le vœu de Kossuth. On se bat-
tit. L'armée magyare fut mise en déroute, et se vit éparpillée dans
toutes les directions. Ce n'est qu'à grand'peine que l'on put former de
ses débris un corps de quelques milliers d'hommes .
Le drame touchait à son dénoûment. Georgey , après les désastres
d'Acs et de Waitzen, était parvenu à se jeter dans les vallées du noBd
et à gagner la Theiss; puis il était descendu au midi vers Arad, à quel-
ques lieues de Temesvar. Sitôt qu'il avait paru devant Arad,,appuy*
sur l'armée dont la majeure partie des officiers étaient ses créatures,
il avait conseillé à Kossuth d'abdiquer, sous prétexte que le pays ne poifr-
vait plus être gouverné et sauvé que par un pouvoir militaire. M. Kos-
sutli, de son côté, sentant bien que la lutte ne pouvait plus se pro»^
longer, n'était peut-être point aussi attristé qu'on l'eût pu croire de
remettre la responsabilité du dénoûment en d'autres mains. L'armée
accepta volontiers Georgey pour dictateur, et Kossuth n'essaya poi»t
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 307
1(! lui disputer l'autorilé. Bem, ayant de rien entreprendre, à la suite
lo la défaite de Temesvar, voulut se concerter avec Georgey, et se
•ciidit dans cette pensée à Arad. Georgey avoua au général polonais
|iie son intention était de déposer les armes. Bem exprima un seiiti-
ituint tout opposé : il pensait qu'avec les vingt-quatre mille hommes
le Georgey, la garnison d'Arad, commandée par Damianitcli, les dé-
bris de l'armée de Dembinski et les Szeklers de Transylvanie, l'on pour-
ait encore réunir environ soixante mille hommes. Georgey objecta
jiio ses troupes, sur lesquelles on comptait, étaient harassées par les
latigues d'une laborieuse retraite, démoralisées, sans vivres et sans
vêtement. Pour Bem, ce n'étaient point des raisons. Il revient à Lugos,
ians les forêts où s'étaient rejoints quelques-uns des bataillons disper-
sés à Temesvar. 11 rassemble deux cents officiers, leur expose la situa-
tion et les espérances qui lui" restent, en évitant de prononcer le nom
iltî Georgey; il les entraîne et leur fait prêter le serment de mourir
jusqu'au dernier. Lorsque Bem avait offert ses services à M. Kossuth
après la révolution de Vienne, il avait dit : « Donnez-moi un poste
perdu. — Si vous conquérez la Transylvanie , lui avait-on répondu,
nous vous en cédons volontiers la moitié. » Le général Bem, en ce
suprême moment, semblait prendre à la lettre ces paroles du gouver-
nement magyar. Si quelques milliers d'hommes persistaient avec lui
dans leur fidélité au drapeau, il était décidé à s'enfermer dans les
abruptes montagnes qui forment la frontière de la Transylvanie et de
la Valachie, et à y recommencer, en dehors de la Hongrie domptée,
une lutte à part, en attendant des circonstances plus favorables. 11 se
mit donc en marche vers la Transylvanie, afin d'attaquer Liiders, qui
titait à peu de distance.
Ce n'était là toutefois qu'une tentative désespérée. La direction des
t vénemens échappait à l'influence polonaise. L'esjprit dont Georgey
s ('tait constitué le représentant agissait au contraire sensiblement.
L idée d'un rapprochement avec la Russie flattait l'ambition de la plu-
j part de ces jeunes officiers, qui, ayant conquis leurç grades en quel-
ques mois, espéraient, suivant les insinuations des généraux russes,
être maintenus dans leurs commodes situations. Des bruits sourds
circulaient dans l'armée; Bem, disait-on, était le seul obstacle qui
s'opposât à une paix honorable et avantageuse promise par les Russes.
Pourquoi le général polonais se montrait- il plus Hongrois que les Hon-
grois eux-mêmes? N'était-ce pas l'indice de vues cachées et de projets
perfides? N'avait-on pas assez combattu pour les intérêts et les passions
<ies Polonais? Ces rumeurs agitaient l'armée de Bem au moment où
l'on apprit que la soumission de Georgey aux Russes s'était consommée
à Yilagos. -
308 REVUE DES DEUX MONDES.
Beiï) voulait livrer bataille le lendemain , lorsque l'on vint lui dire
que ses officiers, séduits par les lettres et les proclamations de Georgey,
avaient entraîné une grande partie de l'armée, et qu'au lieu de songer
à se battre, les troupes se préparaient à se rendre aux Russes. Bera
adressa alors au général Lûders la demande d'un armistice pour trai-
ter, disait-il, de la capitulation de son armée. Puis, sans attendre la
réponse, ayant confié le commandement des troupes magyares à l'un
de ses lieutenans, suivi seulement de deux mille cavaliers dévoues, il
se dirigea vers la frontière de Turquie, où Dembinski , la légion polo-
naise, Kossuth et quelques milliers de Magyars l'avaient précédé.
La défaite de l'insurrection était consommée. Aux cris patriotiques,
au bruit des armes tirées pour une cause sans équité, mais non sans
poésie, avaient succédé les cris d'elien Magyar (1)! vive le Magyar'
poussés par les soldats russes, et ceux de vivent les Musses! renvoyés par
les soldats soumis de l'armée magyare. Voilà donc où en était venu un
peuple généreux, enthousiaste, doué de toutes les brillantes qualités
du cœur ! voilà où il en était venu sous l'impulsion de chefs pour la
plupart honnêtes et désintéressés, mais sans justesse dans les vues,
sans énergie dans les résolutions ! Par une loi de l'histoire, cette noble
nation était dans une impasse où elle devait nécessairement se voir
poursuivie un jour par des adversaires plus nombreux et dépouillée
de ses vieilles conquêtes. Ses chefs, s'inspirant de son orgueil au lieu
de l'éclairer, aiguillonnant son ambition au lieu de lui parler de pru-
dence, l'avaient précipitée en aveugle et avant l'heure vers la borne
fatale où ses destinées devaient s'arrêter et peut-être se briser. Sous la
menace de ce désastre, il avait suffi des flatteries de la diplomatie russe
pour tourner les têtes égarées par le malheur, et pour faire que la Hon-
grie, naguère ardemment hostile au panslavisme, se jetât en sup-
pliante aux pieds du czar.
Ah ! certes, l'erreur ne pouvait pas durer long-temps; les illusion
auxquelles on s'était livré sur la foi des agens russes devaient s'é^
nouir dès le lendemain de la soumission. On sait comment la Rusa
a tenu ses promesses. Elle s'est contentée d'obtenir la vie sauve poi
ceux des officiers magyars qui avaient le mieux servi ses projets,
d'appuyer mollement à Vienne l'idée de l'unité hongroise, trop incom-
patible avec la nouvelle situation de l'Autriche pour être adoptée par
cette puissance. La Russie n'aura donc donné aux Magyars qu'ui
preuve de bienveillance à peu près stérile. Tous ceux d'entre les Ma
gyars qui ont retrouvé le sang-froid du raisonnement comprennei
(1) On s'était apparemment donné la peine d'apprendre aux Cosaques le sens du misj
hongrois elien.
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 309
i ;i ({ii'il n'est plus aucun espoir de sauvegarder l'unité hongroise. Il
luit donc revenir à cette pensée dont les Polonais modérés se sont
les organes et les représentans, à ce principe de l'égalité des na-
i. ilités, qui, depuis vingt ans, est la grande préoccupation de l'Europe
)tntale. Si le parti dont Georgey était le chef et le parti purement
atrichien, germanique, restent hostiles à l'aUiance magyaro-polo-
nisc, le parti populaire de Kossuth et le parti de l'ancienne opposition
a stocratique se sont, depuis la catastrophe, rattachés plus étroitement
àl'idée essentielle de cette alliance. Ils reconnaissent aujourd'hui
c nbien il y avait de sagesse dans les conseils diplomatiques de l'é-
I mation. Ils avouent que le droit et le bon sens leur commandaient
d se prêter au généreux essor des Slaves et des Valaques de la Hongrie.
Plaise à Dieu que ce sentiment devienne celui de tous les Magyars,
€ qu'il anime désormais leur politique! C'est le but que les slavistes
{ursuivaient à travers cette guerre; s'il est atteint, ils ne pousseront
js plus loin leur hostihté, et, loin de se souvenir de leurs griefs
titre le magyarisme, ils n'useront que de paroles amicales pour dé-
lirer les calamités dont la race magyare porte aujourd'hui le poids.
IV.
Nous ne nous étendrons pas sur la période de sanglante expiation
(a traversée la Hongrie depuis la capitulation de Georgey. Le point
(icntiel que nous voudrions mettre ici en lumière, c'est la situation
1 uvelle que la guerre de Hongrie a faite d'une part aux Slaves, de
I utre à l'émigration polonaise. L'Autriche condamnée à s'appuyer
! V le czar, le czar enorgueilli au point d'adresser par la Turquie
ne sorte de défi à l'Europe, telle est la conséquence européenne de
usurrection magyaro-polonaise.
Pour la Pologne, la leçon a été rude. Les Polonais s'aperçoivent qu'en
>rtant secours aux Magyars, ils n'ont réussi qu'à accroître encore la
lissance de leur irréconcihable ennemi ! Nation malheureuse, en ve-
to, à qui il ne sert de rien ni de souffrir, ni de s'agiter, ni de se
ittre! Comme il arrive à ces personnages de la tragédie antique aux
4ses avec le destin, tout ce qu'elle entreprend pour y échapper tourne
)ntre elle-même. C'est maintenant que reviennent naturellement en
lémoire les paroles prophétiques du prédicateur Skarga; maintenant
»nt accomplies les calamités prédites, il y a tantôt deux siècles, par
î sublime visionnaire. « Qui me donnera, disait-il dans son langage
Tiouvant, qui me donnera assez de larmes pour pleurer jour et nuit
■s malheurs des enfans de ma patrie!— Je te vois dans la captivité,
310 REVUE DES DEUX MONDES.
royaume orgueilleux! Et tu pleures tes flls, et tu ne trouves persoitt»
qui veuille te consoler! Tes anciens amis te trahissent et te repousseirt;
tes chefs, tes guerriers, chassés comme un troupeau, traversent la teWK
sans s'arrêter et sans trouver de bercail ! Nos églises et nos autels 8<^
livrés à l'ennemi; le glaive se dresse devant nous; la misère nous at-
tend au dehors, et cependant le Seigneur dit : « Allez, allez toujoufSI
« — Mais où irons-nous, Seigneur? — Allez mourir, ceux qui doivdfit
« mourir; allez souffrir, ceux qui doivent souffrir ! »
Skarga prédit la résurrection de la Pologne après avoir am.oncé ^
ruine. La ruine date déjà de loin, et pourtant le Jour mystique, i^
jour de la réparation, le troisième jour n'est point encore venu. Il
semble reculer à mesure que les gémissemens des populations l'appel-
lent plus ardemment. La Pologne porte la peine de ses fautes; les gé- 1
nérations d'à-présent subissent le contre-coup ordinaire des erreurs du
passé. Avec ses lois funest€s et son esprit indiscipliné, la Pologne de-
vait fatalement succomber. C'est la raison que Skarga assigne à la dé-
cadence de sa patrie. « Vous servirez vos ennemis dans la faim, dansk
soif, dans la nécessité, dans la pauvreté, leur avait-il dit, par k rai
que vous n'avez pas voulu servir le Dieu de vos pères dans la joie et
dans l'abondance, et qu'au sein de votre bonheur vous avez méprisé,
votre. souverain, votre prêtre, vos lois et vos magistrats, en vous
tranchant derrière vos libertés infernales! Ne craignez pas la guerre ni
les invasions; vous périrez par vos discordes intérieures! » C'est sans
doute parce que ces discordes n'ont point encore entièrement cesse,
c'est parce que le goût de ces infernales libertés n'est point encof
perdu, c'est parce que la Pologne n'est point encore suffisamment coi-
rigée de son penchant séculaire à l'indiscipline, qu'elle n'entrevoit pas
le moment précis oii doit finir sa longue et douloureuse expiation.
Injuste serait toutefois quiconque méconnaîtrait le progrès que
idées de pouvoir et d'autorité, naguère inconnues en Pologne, ont
ail miheu même des divergences d'opinion produites par les réveflu
lions récentes. Si , au commencement de la guerre de Hongrie, il y a
eu de la part des généraux polonais une ardeur trop prompte qui
s'accordait point avec la politique des diplomates, ils ont fini cepen-
dant les uns et les autres par se rencontrer dans un même sentiment
sur la question capitale, c'est-à-dire sur le slavisme. Dembinski et Bem
principalement avaient d'abord paru faire trop bon marché de cette
théorie. Une fois sur le champ de bataille, en présence de l'idée slave,
ils en ont reconnu à la fois l'équité, la puissance et l'essor. Au contact
de ces valeureuses et intelligentes populations de la Bohême, de la
Servie, de la Croatie, des pays slovaques, la Pologne militante a senti
que de ce côté sont la jeunesse et la vie. Elle s'est convaincue de cette
pi
s
I
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. 3lt
rite sans doute étFan^e pour beaucoup d'esprits, mais palpable pour
(liconque a tu de près le génie naissant de ces peuples, qu'il y a là une
ice d'où doit infailliblement sortir la transformation de l'Orient euro-
cn. Sera-ce au profit de la Pologne ou de la Russie? Toute la ques-
)!i est là. Sous nos yeux , la politique anti-slave des Magyars et de
Mirope démocratique a failli jeter irrévocablement les Slaves d'Au-
iclie et de Turt[uie dans les bras de la Russie. Les Polonais qui re-
onnent des champs de bataille de la Hongrie l'ont reconnu avec les
plomates de l'émigration, et tous semblent d'accord pour entrer fran-
lement dans les vues constitutionnelles de ces peuples indiquées par
diète autrichienne de Kremsier.
Si la guerre de Hongrie a fait de nouveau saigner les plaies de la
ologne, elle a créé en revanche aux Slaves de l'Autriche et de la Tur-
uie tme situation dont ces peuples commencent à comprendre les
vantages. L'Europe orientale, après avoir présenté un aspect altris-
uit, semble, dès aujourd'hui, près de reprendre une assiette plus
ire. Une lueur d'espérance apparaît à travers les ombres dans les-
II elles l'avenir est encore enveloppé. Puisque le danger que courent les
cuples de ces contrées vient surtout de la force croissante de la Russie,
s ont du moins, pour le prévenir, deux grands points d'appui , l'em-
ire d'Autriche et celui de Turquie; puisque ces peuples ont lieu de
niindre le panslavisme politique et religieux dont les intentions sur
Orient, et que dis-je? sur l'Occident lui-même, nous ont été tout récem-
nciit avouées par un diplomate russe, ils ont en revanche la certitude,
1] présence de ce panslavisme, de trouver dans la politique des deux
!] Il pires menacés directement par cette doctrine un concours raisonné,
.a Turquie par suite du système des protectorats russes, l'Autriche
tiir une conséquence nécessaire de l'intervention du czar en Hongrie,
M' sentent dans une dépendance à laquelle elles éprouvent naturelle-
ment le désir d'échapper. Voyez la Turquie. Elle ne craint plus d'op-
jirserla dignité d'une attitude ferme à des injonctions impérieuses^ et
Idans ce conflit , jusqu'à ce jour, la force reste au bon droit. En Au-
itriche, sous les dehors d'une alliance trop récente pour se dissoudre
encore, on remarque dès à présent les symptômes d'un vif mouvement
jde résistance à l'action de la Russie. Il est décidé que l'Autriche sortira
des traditions de l'absolutisme, et voici qu'elle entre, bon gré mal gré,
sous le régime des libertés parlementaires. L'alliance de l'Autriche et
de la Russie n'est déjà plus une alliance de principes.
Du fond de l'abîme où la guerre de Hongrie les a précipités, les
peuples de l'Europe orientale peuvent donc porter les yeux avec con-
fiance sur Constantinople et sur Vienne. Oui, s'ils savent être unis,
s'ils savent régler leur ambition sur le progrès des idées et des mœurs
312 REVUE DES DEUX MONDES.
en Autriche et en Turquie, ils déjoueront les projets de l'église et du
cabinet russe. La réussite est au prix de la patience, delà discipline et
du courage. Le courage ne manque point à ces peuples, et en les voyant,
après de terribles leçons, revenir aux idées de discipline et d'autorité,
suivre avec patience le développement des institutions dans les deux
états destinés à leur prêter appui contre la Russie, j'aime à croire au
triomphe définitif de leurs espérances. Ce triomphe ne serait plus
douteux, si, profitant de cet esprit nouveau auquel les Polonais s'asso-
cient, et joignant ses efforts à ceux de l'Autriche et de la Turquie dans
l'établissement ou le progrès de leurs institutions, l'Europe occiden-
tale venait apporter là l'autorité de son concours et la sagesse de ses
conseils. Loin qu'il soit question d'une entreprise hasardeuse pour
relever la Pologne, il s'agit d'une entente diplomatique des gouverne-
mens et des peuples conservateurs contre l'action dissolvante du pan-
slavisme. Espérons que l'Europe elle-même, éclairée par les événemens
dont l'Autriche et la Turquie sont le théâtre, et dans lesquels la Po-
logne est appelée à jouer un rôle proportionné à sa prudence, ouvrira
enfin les yeux sur ce grand intérêt de morale, de paix et d'équilibre
international.
H. Desprez.
UNE CROISIÈRE
L'OCEAN PACIFIQUE.
FOUR YEÂRS i^ THE PACIFIC,
i her Majetty's ship Collingwood, from 4844 to 1848, by lient, the hon. Fred. Walpole, R, N.
— 2 vol. in-80, London, 4849, Richard Bentley.
Le goût des Anglais pour les voyages nous a trouvés jusqu'à ce jour
lus portés à la raillerie qu'à l'imitation. Nous ne voyons guère là
u'une manie frivole, et pourtant il nous sied peu de tourner en ridi-
ule les habitudes nomades de nos voisins. La plupart des voyageurs
nglais ne rapportent pas seulement de leurs lointaines excursions des
écits, des impressions de touriste: l'Angleterre leur doit aussi d'u-
ies informations et de précieux documens. Chaque année, il se publie
u-delà du détroit de nombreuses relations de voyages auxquelles ne
(lanque jamais un public empressé. Pour quelques lecteurs désœuvrés
ui ne trouvent à noter dans ces relations que les prix des tables d'hôte
u des bateaux à vapeur, le nombre est grand de ceux qui les con-
ultent avec une attention intelligente, et qui se plaisent ainsi à aug-
nenter sans fatigue la somme de leurs connaissances politiques ou
ommerciales. Souvent même d'importantes révélations appellent sur
n
Si A KEVUE DES DEUX MONDES.
ces récits l'intérêt de l'homme d'état; ne sont-ce pas en effet des voya- 1^
geurs anglais qui ont appris en 1840 à lord Palmerston la faiblossf
réelle du pacha d'Egypte, si étrangement méconnue par notre gou- j
vernement? Loin donc de nous égayer aux dépens de ces hommes en- 1
treprenans qui portent en tous pays l'influence anglaise, et qui n'on!
souvent du touriste que le nom, nous ferions mieux de marcher sur ,
leurs traces et de nous inspirer de leurs exemples. Pourquoi la Franii jfi'"
n'aurait-elle pas aussi ses pionniers ardens ef infatigables? Pourquoi f"
ne tournerait-elle pas vers les voyages lointains l'agitation '^évreuse '
qui la tourmente? Dût-on acheter ce résultat par quelques dépenses I
nouvelles inscrites au budget , nous croyons que ce ne serait pas en- \
core le payer trop cher. Qu'on interroge l'histoire de l'Angleterre de- '
puis quelques années seulement, et l'on se convaincra des imnienses '
services que d'habiles explorateurs peuvent rendre aux intérêts com-
merciaux, à la politique extérieure d'un grand pays.
L'Angleterre ne se contente pas d'ailleurs des indications recueifliài
un peu confusément par les observateurs vagabonds qui forment chez
elle une si nombreuse famille. Sur les traces et à côté de ces voyageurs !
indêpendans marchent les agens plus sérieux, les représentans pli» \^^
directs de s£t politique. La marine anglaise est tour à tour employée à p'
servir les intérêts du commerce national et à faire respecter le pavil- '
Ion britannique sur tous les points du globe. Les mers de la Chine, de '
l'Inde et du Nouveau-Monde sont le théâtre de longues et aventureuses
croisières, presque toujours couronnées par d'importans résultats»
L'Océan Pacifique est surtout le but de fréquentes campagnes mari
times. L'orgueil des républiques américaines est trop enclin à oubher
qu'il n'est pas sans danger de jouer avec la colère de quelque nation
d'Europe. L'Angleterre agit en conséquence, et l'une de ses vaillantes
frégates est toujours à portée du lieu où l'honneur britannique a reçu
quelque atteinte. Dans les annales de la marine anglaise, ces croi-
sières, à la fois politiques et commierciales, forment un chapitre des
plus curieux et des plus instructifs. On doit surtout savoir gré aux
marins qui , revenus de ces campagnes, en écrivent la relation et par-
tagent ainsi avec leurs compatriotes le trésor de leurs souvenirs. Pre&»
que toujours ces livides portent la vive empreinte des lieux que l'au-
teur a parcourus, des mœurs étranges qu'il a observées; ils retraceat
fidèlement les émotions variées d'un voyage jnaritime, et entretien-
nent dans la population anglaise ces instincts du marin, du voyageur,
qui sont un de ses traits caractéristiques.
Pour quiconque a vécu de la vie de bord , ces récits offrent surtout
un attrait particulier. Quel voyageur embarqué pour une traversée
lointaine n'a regretté souvent de ne pouvoir fixer par la plume ou te
crayon les côtes fuyantes, les paysages inceséamment variés qu'il dé-
UNE CROISIÈRE DANS L'OCÉAN PACIFIQUE. 345
re en quelque sorte au vol du navire? Ces heures de contemplation
rêverie qu'on passe, appuyé sur les lisses du bâtiment, à regarder
irrre où l'on n'abordera pas, sont quelquefois les plus agréables du
l^e. Le spectacle qui se déroule aux yeux du passager change, pour
i si ilire, à chaque sillage nouveau tracé sur l'océan, à chaque caprice
vent, qui dissipe ou épaissit la brume marine. Tantôt c'est un écueil
[àospitalier dont les roches aiguës s'élèvent, comme une barrière
)mergée, du sein des flots, tantôt une côte onduleuse qui s'allonge
horizon comme un serpent d'azur. Là c'est une île aux flancs es-
•pés, le long desquels se balancent des réseaux de lianes semblables
X filets oubliés des pêcheurs. Ici de nombreux clochers , un môle
vert de spectateurs curieux, annoncent une antique cité maritime
Il ne fera qu'entrevoir. Parfois aussi on n'aperçoit qu'un nuage,
1 1' ligne de vapeur: ce point, à peine perceptible, est pourtant un
'. md pays, un continent peut-être, et, à propos de cette terre presque
i 1 isible, un vieux matelot vous racontera, dans sa langue naïve, toute
I le série de légendes , tandis que vous respirerez avec délices le par-
im des feuillages lointains jeté par une folle brise au milieu des acres
jiiteurs de la mer. On comprend ce que peut être un livre écrit sous
< s impressions si diverses : une sorte de sketch-book, où l'ordre et la
f métrie se feront désirer sans doute, mais où l'intérêt ne saurait man-
der, et où ceux qui n'ont pas vu la mer, comme ceux qui la connais-
!iit, sont également sûrs de trouver d'instructifs et attrayans récits.
In officier de la marine anglaise a essayé d'écrire ce livre. Aux heures
' loisir que lui laissait la discipline, l'honorable lieutenant Frédéric
alpole a noté les souvenirs d'un long voyage maritime avec un
)andon qui frise un- peu la négligence, mais qui, après tout, n'en
teste que mieux la sincérité du narrateur. A quelques égards, le dé-
tiisu de ce livre est presque un charme de plus. Ces brusques dépla-
iinens, ces changemens à vue multipliés, nous initient aux vicissi-
ides, aux péripéties innombrables d'un voyage dont la marche est
)umise à l'inflexible joug des instructions mihtaires. Courbé sous
3tte dure loi, M. Walpole est plus d'une fois contraint de marcher
uand il veut se reposer, et de rester à bord, sa longucrvue à la main,
uand il voudrait descendre à terre. De là bien des contrastes, bien
es contrariétés aussi; mais après tout on finit par se plaire à ces sur-
rises, et, une fois qu'on a commencé la lecture du journal de M. Wal-
ole, on devient soi-même l'esclave soumis de cette discipline qui
nène si rudement son navire. Çà et là d'ailleurs on recueille des ob-
ervations précieuses, on peut saisir dans toute sa spontanéité ce sen-
iment national toujours si vivace chez un voyageur anglais, et il n'est
las inutile de savoir, par exemple , ce qu'un lieutenant de la marine
britannique pense des- rares possessions françai§es qu'il rencontre sur
316 REVUE DES DEUX MONDES.
sa route en visitant l'Amérique ou l'Océanie. Embarquons-nous don(
avec l'honorable lieutenant Walpole, suivons-le dans sa longue cam
pagne : le navire qui le porte aura beau se déplacer sans cesse; nous
saurons bien nous arrêter où il le faudra, observer à notre aise Cf
(jue l'officier anglais verra trop vite , et quelquefois compléter par nof
propres souvenirs ce qu'il y aura d'inexact ou de superficiel dans 1«
siens. *f
I.
I
Une commission de lieutenant à bord du vaisseau de guerre le Col-\
lingwood vient fort à propos enlever M. Walpole (c'est lui-même quij
'avoue) à des études superficielles et à une dissipation profonde, danî[
un moment où ses joues pâles et sa constitution affaiblie lui font sent
la nécessité d'un brusque changement de régime. Quelques mois deJP" ^
croisière auront bientôt rétabli cette santé délabrée. Le Collingwood esi
en armement à Portsmouth. C'est un beau vaisseau de quatre-vingts
canons dont la mission est de faire flotter le pavillon d'Angleterre sur
toutes les côtes de l'Océan Pacifique. Parfait de formes et maniable
comme un cutter malgré ses colossales dimensions, le Collingwooà
est un de ces nobles bâtimens qui font l'orgueil de leur équipage, el
M. Walpole n'est pas trop à plaindre d'avoir à y passer quatre ans, de
1844 à 1848. En touchant le pont tout retentissant de cris joyeux, en
passant près des batteries ouvertes d'où s'échappe le formidable tu-
multe des aspirans qui dînent, le lieutenant sent se réveiller en lui la
fierté du marin, et devant ces dramatiques tableaux de la vie maritime
se dissipent un moment tous les souvenirs de la vie de Londres. Cet
océan qu'il va parcourir n'est-il pas à la fois la patrie et le tombeau du
marin, tombeau glorieux, quand les flots recouvrent de leur écume
les sanglantes victimes de quelque combat héroïque; tombeau hor- ^'■
rible, quand ils ne reçoivent dans leurs mornes profondeurs que lai
tristes débris d'un naufrage. Ces luttes sans gloire avec la nature sont
un des plus sombres épisodes de la vie de mer, et quelques pagef
du livre de M. Walpole nous en font vivement sentir toute l'hor-
reur. L'orage gronde, la mer mugit, la mâture du vaisseau craque, se
courbe comme la houssine dans la main du cavalier. Sur les vergues^
que le vent agite et balance, vingt matelots sont occupés à diminue*
la surface que la voilure présente au vent. Tout à coup l'un d'eux es^
arraché à la vergue comme une de ces graines mûres qu'ernporte la
bise d'automne; le malheureux tourbillonne dans l'air semblable à un
lambeau de voile détaché de la ralingue. Au cri : Un homme à la mer!
tous les yeux se tournent vers l'océan , mais le matelot reste invisible
dans le creux de la vague qui l'emporte. Une bouée de sauvetage est
k
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 317
Qcée à l'eau, puis le vaisseau continue sa course. Ou bien encore
jciques matelots, risquant leur vie, explorent, montés sur une frêle
iibarcation, la surface houleuse de la mer. C'est en vain pourtant
ne, cramponné à sa bouée, le nageur épuisé crie à l'aide, les lames
les vents hurlent ensemble et couvrent sa voix. L'embarcation a re-
)int le bord, l'agonie du matelot commence, horrible agonie! dont il
e reste d'autres traces, au bout d'un jour, qu'une bouée qui flotte tris-
Mnent, entraînant un cadavre dont les oiseaux de mer et les requins
cchirent à l'envi les lambeaux.
Les scènes maritimes n'occupent toutefois qu'assez peu de place dans
! récit de M. Walpole; elles ne forment en quelque sorte que le fron-
spice du livre. Une fois la croisière commencée, l'attention du narra-
!ur se tourne presque exclusivement vers les côtes que longe le navire.
.e Collingwood s'incline sous la brise , léger comme le cygne qui dé-
loie ses ailes : il part, et déjà nous sommes à Madère, l'île au vin
iiuve comme ses femmes qu'a dorées le même soleil, Madère, le pays
l(;s fruits merveilleux et des fleurs toujours épanouies dans une éter-
u'ile verdure. De loin, on n'aperçoit d'abord que d'arides rochers sil-»
onnés de larges crevasses et ressemblant à un amas de tours , de py-
amides abruptes. On approche, et ces rochers laissent voir des baies
pacieuses; ces pyramides, de loin si désolées, prennent un aspect
iant. Des terrasses, des champs cultivés, s'étendent partout où la
nain de l'homme a pu atteindre. De beaux villages s'élèvent le long de
liaque baie; chaque vallée a son courant d'eau vive, chaque terrasse
i son groupe de cabanes suspendu au milieu des jardins. Voici la Cà-
utara de los Lobos (la tanière des loups), le premier établissement eu-
ropéen fondé dans ces parages. Plus loin, au pied d'un amphithéâtre
!(' vertes collines, s'élève la capitale de l'île, Funchal, avec ses mai-
sons blanches et son fort sur le premier plan. Le couvent de femmes
(ie iNuestra Senora del Monte domine le paysage. Tout un inonde, tout
un paradis se déroule devant les pieuses recluses. Que de consolations
pour les unes, que de tentations pour les autres dans le féerique ta-
bleau de cette île toujours verte qu'encadre l'inaltérable azur du ciel
et de la mer! Mais les marins du Collingwood n'ont pas le temps de
s'oublier en de pareilles réflexions; Madère n'apparaît à leurs yeux que
comme une vision fugitive. Déjà l'île est loin de nous, et nous sommes
au cap Frio , signalé la nuit par un feu tournant allumé sur un îlot
voisin. Le cap Frio est à peine à soixante milles de Rio-Janeiro, et un
vaisseau fin voilier comme le Collingwood dévore cet espace en cinq
heures.
Qui ne sait ou n'a entendu dire que Rio est dans la plus magnifique
situation du monde? Nous n'avons point à blâmer M. Walpole de
318 REVUE DES DEUX MONDES.
s'être condamné à des redites : il a cherché dans Rio-Janeiro autr»
cliose qu'un thème à descriptions banales. Le nom de Rio soulève
dans son livre la question de l'esclavage et de la traite des noirs. L'opi-
nion d'un fds de l'abolitioniste Angleterre sur ce sujet, encore aujour-
d'hui trop recherché par la polémique et trop négligé par l'étude, est
assez curieuse à connaître par le temps d'égalité et de fraternité qui
court. Avant 1830, époque à laquelle l'importation des noirs au Brésil
fut prohibée, on y amenait, dit M. Walpole, environ quarante mille
esclaves chaque année; aujourd'hui ce nombre s'est réduit environ
à onze mille; on calcule que deux tiers périssent avant le débarque-
ment. C'est donc environ trente-trois mille nègres qu'on doit embar-
quer pour arriver à ce chiffre de onze mille. Combien calcule-t-oii
que la marine européenne offre de ses matelots en holocauste au cli-
mat dévorant des côtes d'Afrique, pour obtenir ce mince résultat:
une différence de sept mille noirs dans l'importation au Brésil ! Qua-
rante mille nègres arrivaient, avant 1830, sains et saufs, car les né-
griers n'étaient pas alors dans l'obligation, pour les cacher aux yeux
des croiseurs, de les entasser dans un étroit espace où l'asphyxie en
tue les deux tiers. Vingt-deux mille esclaves périssent donc chaque
année, depuis cette époque, au nom de l'humanité, qui les protège;
à ces victimes, combien doit-on en ajouter parmi les équipages des
croiseurs! La philanthropie européenne s'accommodera peu de ces
cliiffres; voudra-t-elle reconnaître qu'en se hâtant de proclamer hau-
tement une émancipation prématurée, elle a fait un mal incalculable?
Les esclaves émancipés surpassent leurs maîtres en cruauté. La li-
berté est un philtre enivrant dont les peuples constitutionnels eux-
mêmes ont peine à supporter l'usage; quels peuvent en être les effets sur
un nègre abruti dans la case natale, sous les ordres d'un despote noir
qui le troque contre des verroteries ou des liqueurs fortes? Conçoit-on
le délire de ce malheureux qui, après avoir puisé dans l'esclavage les
vices d'une civilisation plus avancée, se trouve tout à coup élevé à
la dignité d'homme libre, d'électeur et de représentant du peuple?
Le décret d'un sénat, d'une constituante, fera-t-il que cet homme su-
bitement émancipé acquière tout d'un coup les qualités qui lui man-
quent? Laissez l'Afrique se civiliser, dit avec raison M. Walpole, et
dès-lors elle ne produira plus d'esclaves; mais, tant qu'elle sera ce
qu'elle est aujourd'hui, le remède que vous employez doit rester in-
efficace. L'Afrique combattra toujours contre elle-même et fera tou-
jours trafic de ses enfans; que si vous lui fermez vos marchés d'es-
claves, les captifs de ses guerres intestines, qui chez vous trouvent
une vie plus douce que celle qu'ils ont probablement jamais goûtée,
seront égorgés par le vainqueur. Telles, sont sur l'esclavage les opinions
INE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 349
lieutenant Walpole, l'un des fils de cette Angleterre si connue par
fougue abolitioniste. Pour n'être pas banales, il faut reconnaître
i elles ne manquent pas de justesse.
La description succède brusquement à la discussion. Qui n'a pas vu
io-Janeiro des sommets du Cocovardo ne connaît pas cette \ille. Aux
('(Is du spectateur s'étendent et la cité immense et la baie, qui em-
rasse des milliers d'îles, et dont une ligne d'un bleu foncé indique
L profondeur même aux bords du rivage. Sur la droite, la rivière de
mt'iro coule au milieu d'une vaste plaine, et va perdre ses méandres
ors de la portée du regard; puis, sur l'autre côté de la baie, la mon-
igne des Orgues élève dans un ciel serein ses dentelures de cobalt, ses
ics pointus réunis comme les tuyaux de l'instrument religieux qui leur
onne son nom, tandis qu'à leur base se déploie une rangée de collines
mblables à un clavier gigantesque sous la main de l'Éternel. Plus
)in, la pleine mer, tachetée de voiles blanches, laisse apercevoir le cap
rio, baigné dans la brume de l'horizon. Il faut voir Rio-Janeiro du
laut du Cocovardo avant de lui dire adieu.
Le CoUingwood mêle à présent ses voiles à celles de la pleine mer,
a proue sur les îles Falkland, que nous appelons les Malouines; le cap
forn est doublé en vingt-quatre jours. Bientôt deux pics qui percent
es nuages indiquent le voisinage des Andes. Le vaisseau jette l'ancre
laris la baie de Valparaiso. D'où vient à la baie ce nom de vallée du
laradis, s'il est vrai , comme l'assure le noble voyageur, que le pre-
nier aspect en est fort triste? Est-ce là un nom imposé par Pedro de
^'alparaiso en Castille? est-ce une antiphrase? Peu importe. Le Col-
lingwood doit se reposer dans la baie, de Valparaiso.
Il n'est personne qui, en visitant les ports d"Amérique, n'ait rencon-
tré autoui" des grandes villes, comme contraste aux sauvages habitans
des campagnes, une de ces joyeuses cayalcades de midshipmen (aspirans)
au teint blanc et rose en dépit du hâle de la mer, étudiant, au galop
do leurs chevaux de louage, des sites qu'ils étaient impatiens de vi-
siter. C'est une de ces cavalcades qui offre au lieutenant du CoUingwood
l'occasion de rendre honranage à l'aménité des mœurs chiliennes.
Cette aménité est, au reste, un trait distinctif de la race espagnole en
Amérique. Une mère entourée de ses cinq filles reçoit les jeunes offi-
ciers du CoUingwood avec une amabilité parfaite dans l'une des plus
riantes habitations de la côte du Chili. M. Walpole décrit avec charme
cette réception cordiale. Les excursions aux environs de Valparaiso se
multiplient. Dans une de ces promenades, les officiers anglais arrivent
à découvrir un des aspects les plus solennels de la nature américaine.
La Cordillière se déroule tout d'un coup à leurs yeux. La neige couvre
ses croupes majestueuses et blanchit le sommet de ses pics aigus. Au-
dessus de ces dentelures, dont les nuages colorés par le couchant at-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
teignent à peine la base, le majestueux condor, à l'immense enver-
gure, plane comme une frégate aérienne. La campagne est déserte.
Un gaucho, le poncho aux mille couleurs sur l'épaule, rapide comme
le vent du désert, pousse son fougueux coursier, et s'arrête étonné a
la vue de la cavalcade européenne qui frappe ses yeux pour la première
fois, puis il reprend sa course au milieu de flots de poussière, ou bien
encore un Indien, semblable au nuage que la brise cbasse vers la pleine
mer, passe comme un trait et se dirige vers les pampas.
Santiago est à trois jours de marche de Yalparaiso. On s'y arrête
dans un hôtel qui ressemble à tous les hôtels du monde civilisé. Ne
devine-t-on pas que, comme Valparaiso, comme toutes les villes d'ori-
gine espagnole, Santiago a des rues à angles droits, de nombreux et
riches couvens, des cafés, un théâtre; qu'on y entend, ainsi que par-
tout ailleurs, le râclement des mandolines, le son de l'or sur des tapis
verts? Passons; laissons ces mœurs pittoresques, il est vrai, mais trop
de fois décrites. C'est au milieu des Cordillières, et près de Santiago,
qu'il faut nous arrêter, si nous voulons, dans une légende simple et
vraie, surprendre le singulier contraste des traditions catholiques et des
fables indiennes. Le soir est venu. M. Walpole et ses compagnons se
sont arrêtés à l'entrée d'une gorge. Un de ces orages terribles des mon-
tagnes est imminent. Les nuages pèsent sur les plateaux de la Cordil-'
Hère, qu'ils couvrent et découvrent tour à tour. Pendant que le repas
se prépare, le guide a pris la parole; il raconte et on l'écoute. — Un
jour, dans les premiers temps du monde, trois hommes traversaient ces
montagnes. A la tombée de la nuit, tous trois étaient assis autour d'un
foyer ardent. Le ciel était noir, l'obscurité profonde. Le vent, dans
les anfractuosités des rocs, grondait parfois comme la voix du lion
cherchant sa proie dans les nuits sombres. — Moi , dit l'un des trois
voyageurs, je n'ai des lions nul souci; j'ai mon épée. — Ni moi, dit le
second, car j'ai une lance. — Ni moi non plus, dit le troisième, car j'ai
la foi pour bouclier. — Cependant un lion prêtait l'oreille. La lance de
l'un, pas plus que l'épée de l'autre, ne l'eût empêché de mettre les
trois voyageurs en pièces; mais, comme c'était un lion fort avisé, ce
bouclier de la foi dont parlait le dernier lui donna à réfléchir, et il
trouva plus prudent de s'éloigner. Sur son chemin, l'animal rencontra
une vieiUe femme, assezmaigre proie, même pour un lion affamé; mais,
comme dit un proverbe espagnol, a buena hambre no hay pan duro
(à bonne faim point de pain dur). Toutefois, avant de la déchirer, le
lion crut devoir lui demander ce que pouvait être cette arme de la foi.
— Ah! dit la vieille, qui, quoique fort intimidée par la présence du
terrible questionneur, garda sa présence d'esprit, rendez grâce à votre
bonne étoile de m'avoir rencontrée avant d'avoir bravé cette arme ef-
frayante; c'est l'engin de guerre le plus destructif qu'on ait encore in-
INE CROISIÈRE DA>'3 l'OCÉ.VN PACIFIQUE. 321
dé. J'en possède aussi l'usage. — En parlant ainsi, elle regardait en
t'tlelion avec assurance, puis elle jeta un pain à la bote affamée. Le
ion se résigna, prit le pain et s'éloigna au grand trot. Depuis ce temps,
!(' lion n'a plus attaqué l'iiomme, à ce que prétendent du moins lesïn-
!i( lis du Cliili. Telle est la tradition indienne qui fait prendre patience
mx voyageurs pendant qu'on apprête leur souper. La nature, il faut le
lire, seconde merveilleusement les intentions du conteur : les lions
mêlent leurs hurlemens aux plaintes de la rafale dans les profondeurs
le la sierra, et les échos des Cordillières répètent av^c une lugubre
sonorité tous les géinissemens, toutes les rumeurs du désert.
Du Chili, on passe au Pérou; mais en chemin voici l'île de Juan Fer-
iiandez. Un pilote espagnol lui a donné son nom; un matelot écossais,
Solkirck, le type du Robinson de Daniel de Foë. y a vécu et souffert. Des
pics aigus qui montrent tantôt un épais manteau de verdure, tantôt
le roc nu et dépouillé, puis des vallées aux eaux murmurantes, des
I i^ âges en pente douce ou bien escarpés à pic comme une muraille,
L'i est le double aspect de l'île. C'est sous l'abri de l'un de ces remparts
naturels, au pied desquels l'eau est assez profonde pour permettre à un
vaisseau de ligne de s'y ancrer, le beaupré touchant la terre, que le
CoUingwood s'arrête. Quelques pauvres familles, qui ne sont pas an-
glaises, mais chiliennes, habitent cette île, dont lord Anson a fait de si
5! (illisantes descriptions. Les chèvres sauvages que Selkirck était par-
venu à attraper à la course y sont aujourd'hui aussi nombreuses qu'a-
loi'S.
Nous touchons à Lima, la ville des Incas, ou, pour mieux dire, au
Callao, qui en est le port. Au-delà du Callao, en effet, les clochers et
les dômes de Lima se détachent sur l'azur des Cordillières. Deux ma-
rines sont ici en présence : la marine anglaise et la marine péru-
vienne; l'une, représentée par un noble vaisseau de quatre-vingts ca-
nons; l'autre, par un maigre brick de guerre. C'est l'image vivante
de l'Europe et de l'Amérique espagnole. Les chrétiens sav ent-ils moins
bien faire que les anciens Incas? L'aspect actuel du Pérou le donne-
rait à penser, car, à la place d'un royaume florissant que les conqué-
rans ont trouvé, ils n'ont laissé qu'un pays dans lequel la décrois-
sance de la population et des terres de culture est effrayante. Il est vrai
que les chrétiens de nos jours ont fait de ce beau royaume une répu-
blique. Sous les lois des Incas, l'agriculture florissait; notre invention
du guano comme engrais n'est qu'un plagiat de leur antique industrie,
et si l'un de ces cadavres qu'on exhume chaque jour des cryptes où
ils sont enterrés, assis comme les sénateurs romains attendant les Gau-
lois sur leur chaise curule, revenait aujourd'hui à la vie, il ne reconnaî-
trait certes pas la patrie qu'il avait laissée, asservie déjà, mais du moins
encore florissante. La Providence, du reste, semble avoir vengé, sur
TOME V. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
les conquérans espagnols, la décadence future de leur conquête. Des
deu^ Pizarre, l'un passe vingt années en prison et meurt d'^ns la mi-
sère et le chagrin; l'autre, l'orgueil de ses soldats, le premier au péril,
le dernier à la retraite, est décapité à Cuzco. Almagro, le compagnon
de Pizarre, est étranglé dans la même ville. Carvajal, le plus impi-
toyable d'eux tous, a une fin plus cruelle encore. Le fils d'Almagro
meurt aussi de mort violente; il n'est pas jusqu'au pilote qui découvrit
le Pérou qui n'ait péri fusillé.
L'histoire a conservé le souvenir de peu d'états aussi riches, mieux
organisés que les pays gouvernés par les Incas. Sous cette administra-
tion bienfaisante, tous les habitans travaillaient, mais dans la propor-
tion de leurs forces; tous payaient l'impôt, mais un impôt proportionné
aux moyens de chacun. Une profession était assignée à chaque sujet;
s'il ne pouvait s'élever, du moins ne pouvait-il pas tomber. En vain
la nouvelle république du Pérou a-t-elle proclamé l'indépendance des
Indiens, les Indiens ne semblent pas s'en réjouir. Les Incas leur avaient
appris, et les Indiens n'ont pas oublié cette leçon, qu'il vaut mieux
obéir à un maître qu'à plusieurs, qu'un gouvernement bien assis est
préférable à l'anarchie, et meilleur surtout que des intermittences de
servitude et de liberté. La race indienne n'a pas oublié non plus ses
anciens maîtres; son respect pour leur mémoire ne s'est pas altéré, et
trois cents ans écoulés depuis la ruine de cet empire ne l'empêchent
pas de croire au rétablissement des maîtres qui lui avaient donné le
bonheur. Des ruines imposantes contribuent à entretenir cette illu-
sion. Les Indiens ne conçoivent pas que ce qui a été puissant jadis ne
puisse retrouver un jour sa force évanouie, et, tout en murmurant
quelques prières du rite chrétien, le descendant des Incas s'incline
encore devant les débris du temple du soleil, car il voit toujours au
haut du ciel liastre ardent et splendide qu'adoraient ses pères. Ce tem-
ple du soleil est l'un des plus curieux monumens du Pérou; il existe
encore à quelques lieues de Lima, dans le grand désert de Pachaca-
mac. Le monument s'élève sur une colline de sable qui domine la
mer; il n'est lui-même qu'un énorme monceau de terre en forme
pyramide à trois plans, revêtu à l'extérieur de briques séchées au
leil et recouvert d'un ciment rouge dont il reste encore de larges pli
ques. Autour de la base du temple s'ouvrent des espèces de crypte
qui gardent à l'intérieur des traces de peinture grossière. La masse dtï
monument et sa situation surtout portent dans l'ame une impression
de triste solennité.
Chose rare dans l'Amérique espagnole, des omnibus transportent \e^
voyageurs du Callao à Lima en dépit de routes exécrables. La tournure
moresque des maisons de la capitale du Pérou, les clochers qui la do-
minent comme des minarets, lui donnent un aspect plus oriental qu'à
UNE CROISIÈRE DANS L'OCÉAN PACIFIQUE. 323
aucune autre ville de l'Amérique du sud, et le voyageur rencontre,
en y entrant, des femmes en saya noire si étroitement collée aux
corps, qu'elle en dessine toutes les formes, et la figure couverte d'un
Aoile de soie qui ne laisse apercevoir qu'un œil brillant et lustré
comme l'œil de la gazelle. 11 ne faut malheureusement pas se laisser
trop prendre à ce premier aspect. A Lima, comme dans toutes les au-
tres villes de l'Espagne américaine, on ne rencontre que des églises,
des places de taureaux, des théâtres de coqs, puis une alameda avec ses
bassins et ses fontaines. Un des plus piquans souvenirs que réveille le
nom de cette capitale est celui de dona Catalina de Erauso, la cheva-
lière d'Éon du Nouveau -Monde. N'est-elle pas bien singulière la des-
tinée de cette religieuse errante qui , à l'âge de quarante-deux ans,
dégoûtée de la vie, se noya froidement dans la rade de Vera-Cruz, en
ne laissant de son existence aventureuse qu'un portrait qu'on peut
voir à Aix-la-Chapelle, chez un amateur allemand , et des mémoires
dont le manuscrit, soigneusement recueilli par un Français, servit, en
juillet 1830, à bourrer des canons de fusil (1)!
II.
Jusqu'à Lima, le voyage du CoUingwood n'est guère, on le voit,
qu'une course rapide. L'album de l'honorable lieutenant s'est enrichi
de paysages fort variés; mais où sont les observations, les renseigne-
mens utiles? — A partir de Lima, nous entrons dans une période plus
sérieuse : nous ne quittons pas les flots bleus de l'Océan Pacifique , et
pourtant nous sommes transportés dans un nouveau monde. De l'A-
mérique, nous passons dans l'Océanie.
La décoration mouvante qui se déroule avec une rapidité féerique
devant l'équipage du CoUingwood a changé une fois de plus. Des ca-
banes de bambous se dessinant au milieu de palmiers à la tige élancée,
de cocotiers massifs et d'arbres à pain à l'élégant feuillage, ont rem-
placé brusquement les clochers moresques de Lima. Au lieu des Li-
méniennes, dont l'œil noir brille seul à travers les plis de la saya de
soie, on voit apparaître, au seuil des huttes à claire-voie, de jeunes
femmes au teint olivâtre, aux longs cheveux nattés couverts de cha-
peaux de fleurs, et dont à peine un voile transparent dissimule la nu-
dité. Une large, une calme et profonde baie s'ouvre devant le vaisseau
anglais et s'étend comme un miroir d'azur poli dans son cadre de sa-
ble doré, enjolivé des vertes guirlandes de la végétation tropicale. C'est
le premier plan du tableau; plus loin, s'élèvent, les unes sur les autres,
(1) On peut voir sur Catalina de Erauso le récit publié par M. de Valoa dans cette
Revue le 15 février 1847.
324 REYCE DES DEUX MONDES.
des collines, des falaises, puis un pic majestueux qui domine l'océan
d'une hauteur de sept mille cinq cents pieds. Un pavillon à trois cou-
leurs flotte au-dessus des frais ombrages de la baie ; c'est le pavillon
français; cette baie est celle de Papeïti. Nous sommes chez nous, nous
sommes à Taïti. Un bruit de fifres et de tambours, qui trouble les
paisibles échos des vallées taïtiennes, ne permet pas d'ignorer la pré-
sence d'une garnison française. Le lieutenant Walpole, à ce propos,
ne peut retenir une réflexion chagrine, mais qui a le mérite de la fran-
diise. 11 nous avertit qu'il déteste cordialement les nouveaux maîtres
de Taïti et qu'il a épousé à leur égard tous les sentimens d'hostilité
des naturels de l'île. Nous remercions M. Walpole de sa sincérité : avec
lui, du moins, nous savons tout de suite à quoi nous en tenir.
C'est un dimanche que le Collingwood jette l'ancre dans la baie de
Papeïti. La présence du vaisseau aux quatre-vingts canons produit
nécessairement dans l'île une sensation profonde. Néanmoins l'accueil
fait aux officiers du Collingwood est des plus sympathiques : M. Wal-
pole l'avoue lui-même, au risque de se faire accuser d'ingratitude.
N'oublions pas que le Collingwood aborde à Taïti précisément à l'épo-
que où la reine Pomaré, retirée dans l'île de Riatea, boude la France
et refuse toute espèce de relation avec l'amiral gouverneur.
L'intérieur de l'île rappelle toutes les poétiques descriptions des pre-
miers explorateurs. C'est bien là une corbeille de fleurs, une touffe
de lotus flottant sur la mer. L'air qu'on y respire est à la fois dégagé
et vivifiant. Cette île est un véritable paradis de verdure, où l'Eve du
classique Éden est représentée par mille gracieuses jeunes filles au
teint d'olive pur, aux yeux noirs comme la nuit, aux cheveux plus
noirs encore, que relèvent et que parfument des guirlandes de jasmins
blancs. Voici, parmi les jardins des cottages anglais, la résidence de la
mission, la hutte de Pritchard, habitée par le régent Paraita, qui n'a
d'autre souci que de dépenser les 20,000 fr. de pension qui ont récom-
pensé son intervention en faveur de la France; plus loin, sous les pal-
miers, exposée aux premières brises de la mer, se présente une maison
déserte, jadis bruyante, aujourd'hui solitaire : c'est la hutte où Pomaré
venait passer les heures brûlantes du jour. Une belle grande route
appelée Broom-Road (j'aime à croire qu'elle porte à présentjun nom
français) fait, pour ainsi dire, le tour de l'île. Grâce à l'ombre épaisse
et fraîche qu'y versent les arbres qui la bordent, on peut y voyager tout
le jour. Les officiers du Collingwood suivent cette route, qui les con-
duit tout naturellement à la hutte de l'un des chefs principaux qui
n'ont pas encore reconnu l'autorité de la France. 11 semble que les en-
virons de Broom-Road soient habités par tous les sujets hostiles au
protectorat français, car, après cette première halte, les Anglais ren-
contrent sur la même route un groupe de huttes devant lesquelles
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 3!25
flotte la bannière de Saint-George. Arrêtons-nous ici avec le jeune
lieutenant.
Ces huttes, asile des chefs mécontens ou hostiles, s'élèvent dans une
spacieuse vallée oii un ruisseau promène lentement ses eaux paisibles.
Des rochers perpendiculaires, qui semblent d© loin une gigantesque
estacade, entourent et protègent la vallée. Des forêts couronnent ces
hauteurs et se balancent comme de gigantesques éventails au souffle
(le la brise. Un étroit passage, à peine frayé et caché parmi les lianes,
conduit à ce mystérieux abri. L'officier anglais y pénètre. Toutes les
cabanes de cette vallée recèlent, à l'en croire, autant de mécontens
prêts à s'insurger contre la France. Les huttes de bambous oii s'abri-
tent ces intrépides conspirateurs sont construites sur le centre d'une
plate-forme de pierres plus large que la hutte elle-même. A travers les
interstices des murs, la brise circule à l'aise, et le courant d'air qu'elle
produit entretient une fraîcheur délicieuse dans l'intérieur des cabanes.
Le chef de ce hameau taïtien reçoit avec distinction les officiers du
Collingwood; c'est un homme aux formes athlétiques, à la longue che-
Aelure et à l'œil étincelant; sa femme, la belle Paaway, autrefois dame
(l'honneur de la reine Pomaré, échange avec les marins une poignée
(le main britannique. Tandis que les étrangers ôtent une portion de
leurs vêtemens pour se conformer aux usages du pays, plusieurs indi-
gènes entrent dans la hutte du chef , prennent place avec autant de
gravité que de silence, et bientôt le dialogue politique commence par
les mots sacramentels : Jaoraby-re. paroles de bienvenue que les Taï-
tiens tiennent en réserve pour tous les Anglais que le hasard leur fait
rencontrer. Les insulaires s'informent avidement des dispositions de
la reine Victoria à leur égard, et, sur une réponse peu consolante des
visiteurs, les questionneurs froncent le sourcil d'abord ; mais des ex-
plications bienveillantes les ont bientôt rassurés. Pourtant la curiosité
des Taïtiens ne laisse pas d'embarrasser quelque peu les Anglais.
Ceux-ci, pour expliquer l'attitude de l'Angleterre, sont forcés de mettre
en avant la signature qu'avait donnée Pomaré pour mettre son royaume
sous la protection de la France. A ces mots, la belle Paaway tressaille
d'étonnement et disculpe avec éloquence la reine de Taïti :
— C'est l'œuvre des missionnaires français, dit-elle; ce fut l'un d'eux
qui guida sa main et de fait signa pour elle. La reine était souflFrante;
elle était en mal d'enfant, et sa volonté ne lui appartenait plus. J'étais là,
ajoute l'ex-dame d'honneur. Tous ceux qui l'aimaient lui conseillaient
de combattre, de se confier à son bon droit, à l'Angleterre et à Dieu. —
« Paaway avait fait mieux que de donner de stériles conseils, remarque
M. Walpole; elle avait combattu contre la France, et ses doigts effilés
avaient fourni des cartouches à ses compatriotes dans le feu de la ba-
taille. »
326 REVUE DES DEUX MONDES.
Un des Taïtiens reprend ainsi : — Paraïta le régent a signé à son
tour, et, de son propre a\eu, sa volonté ne lui appartenait plus : son
altesse s'était enivrée ce jour-là. .
Après ces confidences, et pour mieux prouver leur dévouement, les
conspirateurs exhibent solennellement quelques mousquets suspendus
aux nmrs de bambous et un drapeau aux couleurs de Taïti, c'est-à-dire
rouge et blanc, avec cette devise : Victoria et Pomaré. — Quant à moi,
dit le chef, je n'amènerai qu'à ma mort le drapeau de l'Angleterre qui
flotte devant ma hutte.
Ce chef mécontent s'appelle Toma-Phor, et il est l'oncle de Pomaré,
Il donne aux Anglais de curieux détails sur sa nièce. Pomaré est petite-
iîlle d'un chef renommé, du nom de Paré, qui, le premier, par sa bra-
voure, réunit dans une seule main le gouvernement de l'île. Paré avait
été l'ami du capitaine Cook. Son fds se montra pendant quelques an-
nées digne d'un tel père. Vaincu enfin par ses sujets rebelles, il dut se
retirer dans l'île d'Eimeo. Là, le roi détrôné se convertit au christia-
nisme, et il trouva moyen en même temps de prendre sa revanche, c
il ne tarda pas à revenir à Taïti, dont il devint une seconde fois l'i
contestable souverain. A sa mort, son fils lui succéda; mais, enlevé
la fleur de l'âge, il laissa l'héritage de son père aux mains d'Aima
qui prit le nom de Pomaré, et à qui l'autorité suprême fut continué
quoiqu'elle ne fût pas la fille légitime de Pomaré II.
Dans sa première jeunesse, elle avait épousé Tomatoa, roi de Bora-
bora, et généralement connu sous le nom d'Abourai (Gros-Ventre). C'é-
tait un guerrier renommé pour son courage, mais aussi par le désordre
de sa vie. Comme Abourai refusa d'abandonner sa résidence de Bora-
bora, et que Pomaré ne voulut pas renoncer à la sienne à Taïti, le di-
vorce s'ensuivit tout naturellement. Les deux époux n'avaient pas eu
denfans. Le divorce ne les empêclia pas de rester fort bons amis, même
quand Pomaré épousa son mari actuel, un chef de peu d'importance, qui
se tint pour fort honoré de changer son nom à'Ariifaite pour celui de
Pomaré-Tani, autrement mari de la reine. Pomaré eut six enfans, dont
quatre seulement sont vivans. La reine de Taïti a aujourd'hui trente-
cinq ans environ, et sa jeunesse ne paraît pas avoir été eXempte des
débordemens reprochés à son premier mari.
La retraite de Pomaré à Riatea est un fait connu; ce qui l'est moins,
c'est une tentative faite par les Français pour essayer de la ramener à
Taïti. Pomaré-Tani, l'époux de Pomaré, avait, comme le régent Paraïta,
un assez vif penchant pour les liqueurs fortes, et ce fut par son côté
faible qu'on l'attaqua. On espérait que le retour du mari déciderait
celui de la femme. Un Européen de sang mêlé s'offrit pour accomplir
cette mission, qui était fort de son goût, car il s'agissait de prêcher
d'exemple à Pomaré-Tani et de boire avec lui. Le roi ne se fit pas prier,
UNE CROISIÈRE DANS l'oCÉAN PACIFIQUE. 327
et la mission du diplomate sang-mêlé se prolongea long-temps. Mal-
heureusement, une terrible attaque de delirium trémens yint inter-
rompre cette mission avant qu'elle eût pleinement réussi, et l'Européen
dut retourner à Taïti pour se mettre entre les mains des médecins,
tandis que Pomaré-Tani reprenait, plus soumis que jamais, sa vie pai-
sible sous le toit conjugal.
Tonia-Phor fait servir à ses hôtes un repas homérique, composé de
volailles, des fruits de l'arbre à pain et de lait de coco, et, quand les
Anglais se .retirent pour visiter la vallée, une troupe de naturels les
accompagnent aussi loin qu'ils veulent aller. Cette excursion est une
délicieuse promenade. Les parfums des goyaviers embaument l'air; des
sources d'eau vive murmurent sous les palmiers; les bananiers, ca-
ressés par la brise, balancent leurs savoureux régimes. Ici, d'antiques
tombeaux d'une race qui n'est plus s'élèvent comme des pierres drui-
diques; là , c'est un étang sur les bords duquel les promeneurs sur-
prennent une troupe de baigneuses au milieu des arbres et des fleui-s.
Une d'elles; nue comme È^e sur un rocher qui domine l'étang, s'arrête
à la vue des étrangers, s'enveloppe chastement de longues guirlandes
de fougère à larges feuilles, et plonge, trop tôt au gré des spectateurs,
comme une naïade effrayée. Plus loin, c'est un nouveau repas offert aux
voyageurs, conformément aux règles de l'hospitalité antique : déjeunes
filles, les filles de l'hôte, parfument d'huile la chevelure des convives;
des feuilles vertes servent de nappe, et sur ces feuilles odorantes s'é-
tale, non pas une échine de porc comme sur la table d'Achille, mais
un porc tout entier, qui laisse échapper de ses flancs grillés le parfum
des bananes dont il est farci. Au repas succède bientôt la sieste à
l'ombre des arbres à pain et des cocotiers. C'est l'heure à laquelle une
brise plus 'fraîche semble s'échapper des forêts qui se balancent à la
crête des rochers. Les palmiers allongent leurs ombres, les ruisseaux
murmurent avec plus de bruit. Pour charmer les voyageurs anglais
couchés sur le gazon, des musiciens font entendre la douce et mélan-
colique mélodie de la double flûte de roseaux (1); les jeunes filles se
couronnent des fleurs du tearii (2), ou dansent autour d'eux en imi-
tant avec leurs doig:ts le bruit des castagnettes, souples comme des
aimées indiennes ou légères comme les rayons brisés du soleil que le
feuillage agité des arbres fait trembler sur l'herbe foulée.
La nuit arrive pourtant, et les voyageurs se dirigent vers la côte.
Déjà en chemin, ils sont arrêtés à la porte d'une hutte : c'est celle d'un
chef, et le chef va quitter cette terre sur laquelle il est si doux de vivre.
Étiole est le nom du guerrier mourant. Ses yeux sont fixes; sa barbe
(t) Les insulaires jouent de cette flûte par les narines.
(2) Espèce de jasmin. . "
328 REVUE DES DEUX MONDES.
blanche tombe sur son tappa, plus blanc encore. Devant la mort qui
saisit sa proie sans qu'aucun effort puisse l'écarter, la femme et la fille
du chef sont assises, immobiles dans leurs vêtemens flottans, avec la
solennité du désespoir qui se résigne. Quelques mots sans suite s'é-
chappent des lèvres pâles du vieux chef, puis son visage se contracte
légèrement, sa tête s'incline, et l'ame d'Étiolé, le plus redoutable en-
nemi de Pomaré, s'échappe de sa bouche entr'ouverte.
Avant de quitter Taïti pour Eimeo, on passe devant les palais presque
contigus de la reine et du gouverneur français, et devant la maison
où Pritchard fut mis aux arrêts. Le palais de la reine est une hutte
oblongue, au toit incliné de feuilles de palmier; le palais du gouver-
neur est un bâtiment de bois à deux étages; le pavillon aux trois cou-
leurs flotte sur le toit, mais moins haut que les palmiers qui l'ombra-
gent. Un large verandah ou balcon court sur les quatre faces du palais;
des pièces de canon sur leurs affûts, des artilleurs de marine à côté de
leurs pièces, sont comme perdus au milieu de l'immense place qui s'é-
tend devant les deux habitations. La maison de Pritchard est un cot-
tage de troncs d'arbres qui s'élève, comme une forteresse, au sommet
d'une colline.
Taïti a ses légendes et ses prophètes. Voici un exemple de ces bi
zarres oracles. Un prophète indien , du nom de Mani , annonça, il y a
bien des années, que la prospérité de l'île finirait quand on y verrait
aborder un vaisseau sans gréement apparent. Jadis accueillie avec in-
crédulité, cette prophétie a semblé aux yeux des Taïtiens recevoir son
accomplissement par l'arrivée du steamer le Cormoran, qui, en effet,
marchait sans voile et sans mâture.
M. Walpole termine la relation de son séjour à Taïti en appré-
ciant, avec l'œil d'un marin, l'avantageuse position de cette île. Pla-
cée au centre de l'Océan Pacifique, elle peut servir de point de ral-
liement et de départ pour toutes les directions aux navires de guerre
et aux corsaires. Située à moitié chemin entre l'Australie et la côte
d'Amérique, elle intercepterait aisément tout le commerce de ces deux
points. Dans ses spacieux bassins, il est facile d'établir des chantiers
de construction; son port peut servir d'abri aux plus grands vaisseaux;
enfin l'abondance des productions naturelles achève d'en faire un lieu
de ravitaillement précieux. Qui songerait à nier que tout cela ne soit
parfaitement exact? La France aura donc raison de garder soigneuse-
ment le dépôt qui lui a été confié.
L'île d'Eimeo est située à environ trente-deux milles de Taïti, quoique
la position respective de leurs brisans, qui se prolongent dans la mer,
n'en comporte pas entre les deux terres plus de onze. Eimeo, comme
propriété de Pomaré, a été comprise dans la cession que la reine a faite
à la France. Cette île est la sœur jumelle de Taïti. L'entrée de la baie
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 329
stnnblc indiquée par un pic élevé, svelte comme une colonnette go-
tliique, dont le chapiteau se dessine en blanc sur un ciel bleu, dont la
t»ase et la moitié du fût plongent dans d'inextricables guirlandes de
\erdure. Au centre s'ouvre un large trou que la mer a creusé, mais
dont la tradition explique autrement l'origine. Oro, l'ancien dieu de
la guerre, le plus redoutable des dieux de la mythologie taïtienne, était,
de son vivant, roi d'Eimeo; il était alors la terreur de ses voisins, comme
il devint plus tard l'effroi de ses adorateurs païens. Dans un de ses jours
de mansuétude, Oro avait fait une visite au roi de Taïti. 11 y eut entre
les deux souverains une lutte à qui boirait le plus de lait de coco fer-
menté. La victoire fut longuement disputée; Oro fut battu , et tomba
dans le sommeil de l'ivresse. Une nouvelle qu'on lui transmettait le
tira de l'engourdissement. Le roi de Borabora avait fait une descente
dans son royaume, et s'en était retourné gorgé de butin et avec un
grand nombre de captifs. Oro furieux tira sa lourde épée de guerre.
Sa fureur n'était pas calmée quand il aborda au pied du pic de l'île
d'Eimeo, et il estramaçonna si violemment l'immense bloc de rocher,
([ue la pointe de son glaive y laissa cette effroyable marque de sa co-
lère.
Le moment est venu pourtant où le CoUingwood doit reprendre sa
course vagabonde. On s'arrache, non sans regret, aux délices de Taïti,
la nouvelle Cythère; on passe rapidement devant le groupe des lies
de la Société. Nous voilà aux îles Sandwich, où le capitaine Cook
trouva son tombeau. Comme au temps de l'illustre navigateur, aussitôt
([u'un bâtiment étranger jette l'ancre devant l'une de ces îles, une nuée
(le canots couvrent la mer, apportant des provisions de toute sorte, et
lelle est la fertilité du sol des Sandwich, que les voyageurs venus des
latitudes les plus opposées sont toujours sûrs de retrouver parmi les
produits de cette terre lointaine un souvenir du pays qui les envoie.
M. Walpole fait aux îles Sandwich un assez long séjour; sa santé altérée
l'oblige même à laisser s'éloigner le CoUingwood. Il met à profit sa
convalescence pour observer la population curieuse au milieu de la-
quelle il est jeté. Une jeune Indienne lui sert de guide dans ses pro-
menades, et nous avons lieu de croire que l'officier anglais ne se plaint
pas trop du cicérone que le hasard lui a donné. La jeune Elekek unit
la naïveté de l'enfant aux grâces de la femme : c'est un des types les
plus charraans de la nature polynésienne. Dans une de ses promenades,
le convalescent s'arrête, pour reprendre haleine, à l'entrée d'un hameau,
sous l'ombrage odorant d'un frangipanier. Elekek se tient près de l'of-
ficier comme une sentinelle vigilante. On est à ce moment de calme
profond qui précède à la fin des chaudes journées le coucher du soleil.
Tout à coup une plaintive harmonie trouble le silence : les sons d'un
cor arrivent aux oreilles de l'officier anglais, mêlés aux fréinissemens
330 EEVUE DES DEUX MONDES.
du feuillage. La jeune fille court vers l'endroit d'oii partent les son?
mystérieux, et revient bientôt vers son compagnon, qu'elle entraîne
dans la direction d'un tertre caché par quelques huttes. Là est assis le
musicien au milieu d'un cercle d'auditeurs attentifs : c'est un homme
encore vigoureux, bien que sa chevelure, blanche comme la neige,
indique un âge avancé. La mélodie qu'il fait entendre n'est point une
mélodie des îles Sandwich, et on ne reconnaît point dans les traits du
vieux barde le galbe écrasé des insulaires.de la Polynésie. Les lignes
régulières de son visage accusent une autre origine : cet homme est ,
en effet, un Indien de l'Amérique du Nord, dont la tribu habitait le
Massachusetts. Dernier survivant d'une race éteinte, il en redit les
gloires d'une voix émue, et à ces Indiens amollis des îles océaniennes
il raconte les rudes exploits des Indiens de l'Amérique septentrionale,
les chasses à l'ours ou à l'élan sur la savane blanchie par la neige, et
les luttes contre les blancs, dont ses ancêtres entendaient le tonnerre
sans pâlir. Il entremêle ses récits des chants de son pays, et les sauvages
accens du cor marquent les pauses de cette espèce de narration homé-
rique. Le lieutenant du Collingwood profite d'un moment de silence
pour adresser quelques questions au vieux ménestrel, qui ne demande
pas mieux que d'y répondre en racontant son histoire. Cette histoire
n'a malheureusement rien d'héroïque ni de primitif. Enrôlé de force,
après la dispersion de sa tribu, à bord d'un baleinier; l'Indien du Mas-
sachusetts n'a pas tardé à déserter son équipage. Dès-lors sa vie n'a plus
été qu'une longue suite de sinistres aventures. Chaque île de l'archipel
polynésien a tour à tour reçu le matelot fugitif. De concert avec des pi-
rates et des vagabonds de tous pays, il a mené à. fin plus d'une sanglante
expédition. A Raven's-lsland, par exemple, une troupe de ces brigands
de la mer a fait une descente qui a laissé dans l'ame de l'Indien d'inef-
façables souvenirs. On voulait se faire de cette île une nouvelle patrie;
mais il s'agissait avant tout d'en expulser les indigènes. Que font les
aventuriers? Ils commencent par massacrer une partie de la population
mâle, et tous ceux qui n'ont pas péri dans le combat sont déportés en
pleine mer. On ne laisse dans l'île que les femmes : ce seront autant de
compagnes pour les nouveaux maîtres de Raven's-lslaijd , qui s'éloi-
gnent de l'île en se promettant de revenir s'y fixer avant peu. Ils re-
viennent, en effet, après avoir laissé mourir de faim leurs prisonniers;
mais, à leur retour, un spectacle affreux les attend : il n'y a plus un
seul être vivant à Raven's-lsland. A tous les arbres sont suspendus les
cadavres des femmes dont ils ont massacré les époux. Le désespoir a
égaré les pauvres créatures qui n'ont pas reculé devant un suicide gé-
néral. Les meurtriers sont réduits à se remettre en route et à chercher
ailleurs la patrie qu'ils avaient rêvée. Depuis qu'il a été acteur dans ce
sombre drame maritime, l'Indien déserteur ne connaît plus le repos:
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉaN P.4£IFIQUE. 331
il erre d'île en île, cherchant une consolation dans les chants naïfs
([iii lui rappellent une époque plus heureuse de sa vie. Par malheur, il
n'a pas toujours recours à des moyens aussi innocens pour endormir ses
remords : la stupéfiante liqueur du cava est pour lui un spécifique non
moins certain contre les angoisses morales, et le malheureux n'en use
(jue trop largement. Après avoir achevé son récit, il vide une large
coupe desa boisson favorite, sans laquelle, dit-il, il ne peut dormir,
(!t bientôt, sous cette perfide influence, un lourd sommeil s'empare du
\ieillard. L'Anglais s'éloigne alors, appuyé sur le bras de la jeune In-
liienne. Cette rencontre l'a tristement ému. Le récit de l'Indien a fait
évanouir les poétiques impressions que ses chants avaient éveillées
dans l'ame du voyageur. Le contact des classes flétries , des farouches
aventuriers de l'Amérique ou de l'Europe avec les races primitives de
1 Océanie attristera long-temps encore ces parages. Ce fait douloureux
ne pouvait être mis plus énergiquement en relief que par l'histoire du
musicien vagabond des îles Sandwich.
Les dernières scènes de la croisière du Collingwood forment un heu-
reux contraste à l'histoire de ce triste ménestrel. A Guayaquil, qu'au
retour on visite en passant, nous pénétrons dans la vie privée des ré-
publicains de l'Amérique du Sud. Guyaquil est le port de la république
Je l'Equateur. A Guayaquil, nous faisons connaissance d'abord avec un
des types les plus curieux de cette république, le pilote, — non pas ce-
kii des' côtes d'Europe, mais le pilote de l'Amérique espagnole. — Tous
ceux qui ont visité les environs de quelque port européen ont pu con-
naître ce type singulier tel qu'il s'offre à nous, modifié par la civilisa-
tion occidentale. Entre deux lames, légère et fragile comme une co-
(luille de noix, file une embarcation pontée. Deux rudes marins, en-
\eloppés de cabans goudronnés, dirigent ce frêle esquif que chaque
vague semble près d'engloutir. A peine découvre-t-on, au milieu des
lames, cette chétive embarcation, et pourtant ceux qui la montent ont
sauvé plus d'un grand navire; l'un de ces hommes est le pilote, l'autre
est un matelot. Le pilote américain est invisible, lui aussi, dans la
grosse mer; mais ce n'est pas qu'il faille le chercher entre deux lames
furieuses qui le couvrent de leur écume : on ne le rencontre guère que
suspendu au hamac de sa cabane, où il s'endort, bercé par les mono-
tones gémissemens du vent et de la mer. Quand il se réveille, c'est juste
pour indiquer, non pas la passe la plus sûre aux marins, qui l'ont fran-
chie sans son aide, mais l'auberge la plus comfortable aux voyageurs dé-
barqués. C'est un pilote de l'Amérique espagnole que rencontre l'équi-
page anglais que nous suivons à travers l'Océan Pacifique. Le vaisseau
n'est arrivé au bas de la rivière de Guayaquil qu'à la tombée de la nuit.
Le capitaine, effaré, cherche vainement le feu de l'île de Sauta-Clara et
lin pilote. Le feu s'est éteint faute d'huile, le pilote dort. Toute la nuit se
332 REVUE DES DEUX MONDES.
passe en tâtonnemens; enfin, au matin, un homme se présente, le ci-
gare à la bouche. Le soleil du tropique vient enfin de se lever, et le pi
lote s'est réveillé. Don Gregorio Menés veut bien annoncer aux marins
anglais qu'il fera remorquer leur vaisseau dès la onzième hem-e df
la nuit qui suivra le jour dont les premières clartés viennent d<
poindre. On devine l'anxiété des officiers responsables du salut de leur;
hommes et de celui de leur bâtiment; mais le digne pilote réponi
avec le plus grand calme que tout sera fait comme il le dit. En effel
à l'heure qui précède minuit, un puissant remorqueur entraîne 1
navire. Une masse de quatorze cents tonneaux est pilotée pendant l
nuit sur une rivière pleine de bas-fonds avec une vitesse de douze oi
treize nœuds. On est lancé avec une rapidité vertigineuse, et le pi
lote, vu la solennité de la situation, a allumé une pipe au lieu d'u:
cigarette. Les mouches à feu volent de tous côtés, les eaux couvrer
d'étincelles le pied des arbres qu'elles battent avec fureur; des aboie
mens de chiens effrayés se mêlent au bruit des vagues; le cri du hc
ron réveillé, qui s'envole à tire d'ailes, vient se mêler à ces lugubn
rumeurs. Enfin, on atteint le port, et à trois heures du matin, le n;
vire s'arrête le long d'un quai splendidement éclairé. On est à Guay
quil, dans une ville où l'on ne vit que la nuit, comme dans toutes 1
cités espagnoles de l'Amérique du Sud.
Guayaquil est située sur une île marécageuse, bordée d'un côté p
la rivière, de l'autre par un bras de mer ou estera. Grâce à ce dout
voisinage, Guayaquil jouit d'une propreté que peuvent lui envier toul
les villes de l'Amérique espagnole. Ses rues sont parallèles au quai
pierres, d'un mille et demi de long, qui borde la rivière. De nombre
réverbères éclairent ce quai majestueux, et des bancs placés de d
tance en distance attendent les promeneurs fatigués. Des maisons
trois ou quatre étages, bâties sur pilotis, flottent en quelque sorte s
un bassin formé de chaque côté des rues par les eaux pluviales,
sont de vraies arches de Noë, habitées par une population qui of
un singulier assemblage des types les plus variés. Comme dans c
tains hôtels de nos grandes villes, le même escalier est commun à t(
les habitans d'une maison. Le sénateur y heurte l'humble domestiq
l'officier en demi-solde et le porteur d'eau s'y coudoient avec la fem
à la mode. Sur de spacieux balcons se balancent à perte de vue tar
des jalousies élégantes, tantôt des nattes de Chine ou des rideaux i -
biles. Le pavage des rues qui longent ces demeures pittoresques -
fort bizarre aussi; il se compose d'écaillés d'huîtres entassées, et n
voit même à Guayaquil toute une redoute construite avec ces singuli's
matériaux. Chaque matin, une foule empressée venait jeter des m'»-
ceaux de coquilles à l'endroit désigné, et la forteresse a été achf •
ainsi avec une rapidité sans exemple.
il
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 3o3
Les mœurs des habitans ne sont pas moins singulières que leurs
maisons. C'est jour de tertulia : entrons dans une de ces demeures
de construction si étrange. Nous sommes reçus dans une pièce bril-
lamment éclairée. Il est neuf heures. Ne nous récrions pas trop sur le
luxe en enfance qu'elle va nous révéler. Soulevons la portière de toile
qu'agite un perpétuel courant d'air. Le tableau qui s'offre à nous mé-
rite d'être décrit. Tourmentée par la brise qui apporte la fraîcheur du.
fleuve, la flamme des bougies vacille dans les verrines de cristal, mais
n'en projette pas moins une vive lueur sur tous les objets. Quelques
>iéges grossiers ou mal commodes restent inoccupés dans les angles
du salon; des hamacs, les uns de fil d'agave aux brillantes couleurs,
les autres de fibres de palmier tissées, semblent être l'unique mobi-
lier de la maison. Personne n'est arrivé sans doute, et les maîtres sont
absens. Cependant un mouvement d'oscillation très prononcé est im-
primé à tous les hamacs, et voilà qu'au bout d'une seconde le visiteur
d'outre-mer se prend à sourire de sa méprise. Au bord de l'un des ha-
macs s'étale un pied mignon chaussé de satin et de soie à jour; d'un
autre hamac pend, comme une frange élégante, l'ourlet brodé d'un ju-
pon blanc, puis les mailles gonflées d'un autre dessinent des contours
onduleux et cependant arrêtés : les invités sont tout bonnement éten-
dus sur les hamacs et s'y balancent plus à l'aise que dans la plus com-
fortable chauffeuse. Bientôt de l'un de ces sièges mobiles sort une
douce voix qui invite l'étranger à pénétrer plus avant. Ici c'est un
nouvel embarras : comment avancer au milieu de tous ces hamacs en
branle? C'est une espèce de navigation pleine d'écueils et de charmes;
mais aussi quelle intimité, la difficulté des mouvemens une fois sur-
montée, ne jette pas dans la conversation le laisser-aller de ces posi-
tions horizontales! On cause, on fume, et de temps à autre une jambe
aussitôt retirée s'allonge furtivement pour donner contre la muraille
un nouvel élan au hamac où se balance quelque créole aux noirs che-
veux.
C'est, comme on le voit, une ville originale que Guayaquil. La ri-
vière qui porte ce nom otîre aussi un curieux spectacle. Des radeaux
grossiers, assez semblables aux radeaux parquetés qui transportent les
familles allemandes sur le Rhin, suivent lentement le cours de l'eau.
C'est comme un jardin flottant où s'agite toute une population de
femmes, d'hommes et d'enfans. Au centre s'élèvent des cabanes aux
murs de bambous et aux toits de feuilles de cocotier; à l'extrémité,
des plates-bandes de terre offrent aux navigateurs une moisson iné-
puisable d'aulx et d'oignons. Ces radeaux servent à transporter j usqu'à
la mer les cargaisons de cacao qu'exportent les navires étrangers. Ils
flottent à travers des îles verdoyantes, des bancs de lotus fleuris, sur
des eaux que les arbres teignent de toutes les nuances de la verdure.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
OU glissent en s'accrochant aux courtines pendantes d'énorme lianes
à fleurs de pourpre et d'or. Quels sont, sur les bords du fleuve , les
spectateurs habituels de cette procession pittoresque? Des grues qui
restent, au passage des radeaux, dans leur mélancolique posture, puis
des alligators couchés sur la vase tiède, et ne se souciant pas plus de
cette cohue nomade que du Chimborazo, qui, selon les heures du jour,
couronne au loin son front de nuages roses ou de brouillards azurés.
Suivrons-nous le Collingwood, de station en station, jusqu'au terme
de sa longue croisière? Saluerons-nous au vol du navire les côtes oc-
cidentales du Mexique, San-Blas, l'ancien entrepôt des Philippines, et
MazatJan, qui grandit chaque jour derrière sa rade houleuse? Nous
aimons mieux nous arrêter, avec M. Walpole, à San-Francisco, dans
la Haute-Californie. Il y a là de curieux renseignemens à recueillir
sur les commencemens de cette conquête américaine, qui devait, plus
tard, si vivement préoccuper le Nouveau-Monde et l'Europe.
Un officier du génie au service des États-Unis, le capitaine Frémont,
est à peu près le Fernand Cortez de cette partie de l'Amérique. Vers
la fin de l'été de 1846, après avoir employé environ six années à exé-
cuter une mission importante du gouvernement des États-Unis, —
celle de relever tout le pays qui s'étend entre le Missouri et les mon-
tagnes Rocheuses, — le capitaine américain arriva pour la première
fois à Monterey avec cinq ou six trappeurs. Il obtint du gouverneur
Castro la permission de séjourner sur les bords du Sacramento durant
quelques semaines : c'était le temps nécessaire pour réunir les hommes
et les chevaux que ses longs voyages avaient dispersés. Ce temps em-
ployé en achat de provisions et en conférences secrètes avec le consul
américain, le capitaine repartit. On n'avait plus entendu parler de lui,
quand , au mois d'octobre suivant , il vint camper, et cette fois sans
permission , à la tête d'une quarantaine d'hommes, tout près de Mon-
terey. Le général Castro, à la nouvelle de son arrivée, lui fit trans
mettre l'ordre de s'éloigner. Le capitaine Frémont ne répondit que
par un refus formel; mais, ne pouvant tenir tête aux troupes en nombre
supérieur que Castro fit marcher contre lui, l'ingénieur américaii
plia ses tentes pendant la nuit et disparut une seconde fois. Ce n'éta
là encore cependant qu'une fausse retraite, et, au moment où M. We
pôle arrivait en Californie, près de Monterey, M. Frémont revenai
s'installer sur les bords du Sacramento avec une audace pleinement
justifiée par les résultats de la guerre du Mexique. Le capitaine amé-
ricain, à la tête de ses trappeurs, prenait pied en maître sur la riche
contrée qu'il avait si fort convoitée, et qu'il avait aidé à conquérir.
C'était à Monterey un sujet de curiosité que sa présence d'abord, puis
les gens de sa suite étaient de vrais trappeurs, endurcis par six ans
d'une vie de fatigues et de dangers sans nombre. On voulait voir, en-
UNE CROISIÈRE DANS l'oCÉAN PACIFIQUE. 335
core tout poudreux de leur longue lutte, ces liommes d'une profession
héroïque qu'ont célébrés l'histoire et le roman.
Toute la population de Monterey s'était avancée à leur rencontre, et
les attendait avec impatience. Un nuage de poussière s'éleva enfin à
l'horizon, et ce nuage, en se dissipant, laissa voir les conquérans de
la Californie, les fondateurs sauvages d'une société nouvelle. Le capi-
taine Frémont marchait en tête : c'était un homme à l'œil vif, au re-
gard de feu ; il était vêtu d'une blouse et de braies de cuir, et son
chapeau de feutre indiquait son rang : c'était le seul chapeau de feutre
parmi toutes ces coiffures bizarres. Cinq Indiens delawares, ses gardes
du corps, le suivaient de près : ces Indiens l'avaient accompagné dans
toutes ses dangereuses pérégrinations. Après cette avant-garde arri-
vaient , deux par deux , des cavaliers au teint plus bronzé que celui
des Indiens : c'étaient des chasseurs ( hackwoodsmen ) du Tennessee et
des parties supérieures du Missouri; tous portaient en travers de la
selle leur longue carabine, tous étaient uniformément vêtus d'une
veste de peau de daim large et flottante, que des épines fermaient par
devant; des moccassins et des chausses de cuir, qu'ils avaient fabri-
qués eux-mêmes, complétaient ce sauvage accoutrement. Il y avait
parmi ces aventuriers des héros populaires des prairies de l'ouest; il
y avait aussi des trappeurs de castors, des chasseurs d'ours gris et
même des chasseurs d'hommes, de ceux qui font, avec les gouverneurs
des frontières, marché de têtes ou de chevelures d'Indiens.
Tels sont les conquérans primitifs de la Californie, dont la troupe
s'arrête pour camper sous de hauts sapins à quelque distance de Mon-
terey. Cette troupe d'aventuriers ne vous rappelle-t-elle pas Cortez
débarquant sur la plage de Vera-Cruz et passant en revue les trente
chevaux qu'il a réunis pour conquérir un immense continent?. Le chro-
îiiqueur espagnol Bernai Diaz del Castillo nous a conservé les noms,
les qualités et jusqu'aux diverses nuances de la robe de ces chevaux :
l'un est un rouan que Cortez s'est procuré au prix de deux nœuds d'or,
l'autre est un habile et agile coureur qu'un aventurier a reçu pour la
rançon d'un prisonnier. On doit ainsi au soldat historien et compagnon
de Cortez des détails pleins d'intérêt sur les conquérans du Mexique.
Il y a un charme infini dans ces révélations familières sur les commen-
cemens d'une grande société. Les humbles débuts de la conquête de
la Californie auront -ils aussi leur chroniqueur? Il serait fâcheux,
vraiment , qu'il ne se trouvât pas une plume naïve pour nous les ra-
conter. Parmi ces héros du désert , ces chasseurs d'hommes ou de bi-
sons si respectés des planteurs et si redoutés des Indiens, on trouverait
à coup sûr des types aussi étranges, des natures non moins indomp-
tables que parmi les aventuriers espagnols du xvi^ siècle. Veut-on sa-
voir, par exemple, ce que c'est que le chasseur d'hommes au Mexique?
336 REVUE DES DEUX MONDES.
Je puis compléter ici le récit de l'officier anglais par mes propres sou-
venirs. Peu d'années avant l'époque où je visitai la Basse-Californie,
les Indiens avaient poussé plus loin que jamais dans le Nouveau-Mexi-
que leurs incursions et leurs massacres. Un Américain à la figure re-
poussante, avec qui le hasard m'avait mis en relation à la Paz, vinll
un jour, en compagnie d'un associé, proposer au gouverneur Armijci
un marché qui fut accepté. Les deux Yankees demandaient 10 piastre; I pi
(50 francs) par tète ou par chevelure d'Indien qu'ils rapporteraient ai|
général. Pendant six mois environ , les deux chasseurs d'hommes re-
çurent une somme si considérable, que le gouverneur crut devoir ré-l
duire la prime de moitié. Les six mois suivans, leur récolte fut encor(|
assez abondante, mais on remarqua que les chevelures étaient beau{
coup plus courtes; et comme on venait de retrouver à la même époquit
plusieurs cadavres de blancs portant les traces du couteau des scalj
peurs, le gouverneur ne put se dissimuler que des méprises fâcheuse
avaient été commises. Après avoir recommandé à ses terribles aux!
liaires plus de circonspection à l'avenir, il finit par les réduire au:,
appointemens fixes et annuels de 1,400 piastres, — 700 piastres pou
chacun (1). Les deux associés promirent de ne plus le tromper, mai
dès-lors commença pour eux une vie de fainéantise presque pastorale
Une seule chevelure fut livrée dans le cours de cette année; elle coù
tait donc 1 ,400 piastres : il est vrai qu'elle était fort longue ! Le généra »
Armijo prit cette fois le parti de congédier les deux Yaniiees, qui ju
gèrent prudent d'obtempérer à l'ordre du gouverneur. La chevelur[
était celle d'une femme dont on retrouva le cadavre quelque tel
après leur départ.
De telles natures féroces et cupides sont heureusement assez râ
dans l'intrépide population qui erre, sous mille noms divers, la pioch
ou le rifle sur l'épaule, à travers les solitudes américaines. On poui
rait opposer aux scalpeurs gagés du général Armijo le vrai type d
backwoodsman, tel qu'ont pu l'observer tous les voyageurs dont la ci
riosité aventureuse n'a pas reculé devant les hasards et les périls d'ui i
excursion dans les savanes. Pour connaître le coureur des bois darj
toute sa simplicité patriarcale, dans toute sa grandeur chevaleresqui
il faut, par quelque nuit d'hiver, s'être assis à l'un de ces foyers h(
mériques, auprès desquels le baackwoodsman dresse sa tente, et qui soi
comme les phares hospitaliers du désert. Là, toujours une réceptit
cordiale attend le voyageur. Des quartiers d'ours ou de bison grille
sur un vaste brasier, exhalant leur appétissant fumet; des jambons <
cerf sont suspendus aux parois de la tente. Votre hôte est peut-être ;
de CCS vieillards comme en voient seules les forêts d'Amérique, \i
(!) 7,000 francs en tout, et 3,500 francs par individu.
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 337
[itriarches de la prairie, à la taille encore souple et droite, malgré
urs quatre-vingts ans, au regard vif et perçant, malgré leur cheve-
we argentée. Laissez parler le vieux chasseur, il vous dira les joies
■ sa vie errante, les nobles émotions d'une chasse à l'ours ou d'un
i)inbat contre les Indiens; il vous racontera, en quelques phrases
laïves, tout son passé : son mariage avec quelque Indienne des mon-
i/nes Rocheuses, ses excursions à la recherche des meilleurs terrains
j chasse, ses relations avec quelques compagnons d'aventures ou
r('C des Européens auxquels il aura servi de guide. Sauf un petit
)mbre d'incidens, la vie du baackwoodsman est partout la même :
jest, pour ainsi dire, une chasse perpétuelle, quand ce n'est pas une
i'tte périlleuse. Voilà les vrais représentans de la population des
airies, voilà les hommes qui composent en majorité l'escorte du ca-
taine Frémont. Quel sera l'avenir d'une conquête préparée par d'aussi
ules pionniers? A l'époque où M. Walpole visite la Californie, on peut
:jà l'entrevoir et prédire de belles destinées à la population aventu-
use qui s'installe sur les bords du Sacramento.
m.
Le séjour en Californie est un des derniers épisodes de la longue
impagne du Collingwood. Bientôt le lieutenant Walpole revient à Lou-
es. 11 a quitté l'Europe en 18M, il la retrouve en 1848. On sait ce
l'était l'Europe à cette époque, et on devine le contraste qui s'offre à
3sprit du jeune marin, quand il compare les impressions de son dé-
irt à celles de son retour. Sur le continent, qu'il avait laissé si trau-
lille, la démagogie a fait invasion; les gouvernemens tombent, les
îuples marchent les uns contre les autres; on les dirait en proie à un
ces de fièvre chaude. Seule, l'Angleterre garde le calme qui manque
toute l'Europe. Après avoir vu à bord du Collingwood la puissance
la marine anglaise, nous admirons à Londres, avec M. Walpole, la
gesse de cette politique qui, depuis si long-temps, maintient et dé-
iloppe la prospérité de la Grande-Bretagne.
Ce contraste de l'Angleterre avec l'Europe n'est pas la seule leçon
le nous voulions tirer du livre de M. Walpole : il est un autre con-
aste plus instructif et qui nous est plus directement applicable, le
•ntraste de l'Angleterre avec la France. Nous ne parlons pas ici de
sécurité intérieure, nous n'avons en vue que l'influence maritime
li en est la conséquence. Il n'est pas inutile à ce propos de rappeler
but même de la campagne du Collingwood.
le Collingwood avait surtout pour mission de faire flotter pendant
TOME V. 22
338 BEVUE DES DEUX MONDES.
quatre années le pavillon anglais dans l'Océan Pacifique. La France
donne aussi, bien que plus rarement, à ses vaisseaux des missions
railles; puis elle s'en tient à ces démonstrations stériles, et c'est là pi
Gisement ce que ne fait pas l'Angleterre. A côté de ces longues ci
sières. dont on a pu prendre une idée par le journal de M. Walpole,
petites campagnes se continuent et se succèdent sans cesse. Derrière]
frégate marche une corvette, qui ne remplit, elle, qu'une mission d'i
tilité, et recueille les fruits de la mission politique de sa devancièi
Chaque année, par exemple, une corvette de guerre anglaise fait le toi
de ces côtes qu'a visitées le Collingwood, et elle rapporte du Mexiqi
et du Pérou une riche cargaison d'or et d'argent, tant en moni
qu'en lingots, — en lingots surtout. Dans ces mêmes parages, la tàcj
de la mai'ine française est bien différente.
Avant la révolution de février, les ministres de France au Mexiqij
ont plus d'une fois sollicité de notre gouvernement l'envoi annuel d'
bâtiment de guerre sur les côtes de lOcéan Pacifique. Cessollicitatioi
sont restées vaines. Aujourd'hui veut-on s'obstiner encore à ne ri|
faire? Il y aurait pourtant dans cette mesure une source d'avantaf
pour la marine aussi bien que pour le commerce de la France. Il
faudrait pour cela que renoncer à certaines allures clievaleresqul
dont ne s'accommode plus notre époque de positivisme. Lds navires
guerre français, par une générosité mal entendue, ne doivent perce voî
aucun droit sur le transport de l'or et de l'argent pour le cominei
des nationaux , et des ordres formels les empêchent de s'en charg|
pour le compte des commerçans étrangers. Qu'en résulte-t-il?
que les officiers qui commandent ces navires, moralement respoll^
de valeurs dont ni l'état ni eux ne doivent retirer le moindre avan-
tage, sont peu soucieux de les prendre à leur bord; puis, de longui
croisières restent à terminer, et l'incertitude de la date des retours d|
courage les commerçans français : ceux-ci préfèrent alors confier
valeurs aux navires marchands, quoique les risques à courir y ?■
plus grands et par conséquent les prunes d'assurance plus fort»
marine militaire anglaise est affranchie de cette gêne, et par conséqut
recueille des bénéfices là oii nos officiers ne rencontrent qu'une n
ponsabilité, un embarras de plus. L'Angleterre est commerçante avant
tout. Voulant assurer à son commerce la protection active et régulière
de son pavillon dans les mers les plus lointaines, elle s'est arrangée à
mervxîille pour que cette protection ne lui devînt pas trop coûteuse.
Elle a organisé commercialement sa mâtine militaire. Comme les na-
vires du commerce, les vaisseaux de guerre anglais prennent à prix fixe
les retours pour rEuro[)e. Le négociant, à quelque nation qu'il app;u--
lienne, profite d'une occasion qui lui offre à la fois la sécurité et la ra-
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 339
idité du transport; il apporte à l'officier de la marine royale an^rlaise
or, l'argent, les surons de cochenille ou d'indigo (ce sont les seuls ar-
(ies de retour que les na\ires de guerre admettent à leur bord) qu'il
ut adresser en Europe. Assimilé au capitaine de la marine marchande,
commandant d'une frégate, d'une corsette ou d'un brick de guerre,
a commission sur le fret des retours qu'on lui confie; il a dès-lorç
itérêt à ce qu'on lui en confie le plus possible. Telle corvette de guerre
e trente canons et de cent vingt hommes d'équipage, parcourant la
lème route, par exemple, que le Collingwood, rapporte en matières
or et d'argent environ 6 millions de francs; le fret moyen, déduction
lite de la commission du capitaine, produit à peu près une somme de
11.000 francs pour le moins. Qu'en résulte-t-il? C'est que l'Angleterre
\)u récompenser, par les profits d'une telle mission, les bons et loyaux
nices d'un de ses officiers, que le commerce anglais recueille à la
lis respect et sécurité, et qu'enfin les frais de l'expédition qui produit
es incontestables avantages se trouvent en partie couverts par la somme
ette de 60,000 francs qu'a donnée le fret.
On voit combien est désavantageuse pour la France la mesure pro-
libitive qui pèse sur nos bâtimens de guerre. Ce n'est pas seulement
lotre marine qui souffre de cette entrave; notre commerce en sent
iissi le poids. On me pardonnera de citer un exemple personnel. C'é-
ait dans l'un de mes voyages à Guaymas, le port de l'état de Sonora.
i cette époque (et cette mesure existe encore), le fisc mexicain avait
•rohibé l'exportation des lingots d'argent ou de la poudre d'or pour
lètre pas frustré des droits de monnayage. Cette loi est respectable sans
loute, mais difficile à exécuter à la lettre dans un pays où le& transac-
ioiis un peu considérables ne se paient qu'en lingots. Une corvette an-
rlaise, dont je pourrais citer le nom , se trouvait en partance au mo-
nent où je venais de recevoir en baiTes d'argent le paiement d'une
issez forte somme. J'avais un besoin urgent d'opérer des retours en
Europe; le crédit et l'honneur de la maison que je représentais étaient
t ce prix. La ville où je pouvais faire monnayer ces lingots étant située
lu moins à soixante lieues du port, je ne pouvais prendre qu'un parti,
elui de les embarquer en contrebande.
Je fis marché avec les patrons de quelques navires cabotiers qui se
trouvaient en rade, et qui, en cette qualité, les embarquèrent à leur
t>rtrd avec un laisser-passer de la douane pour un port mexicain; puis,
un jour dit, sous prétexte de promenade, je louai un canot, et j'allai
successivement à bord de chaque caboteur recueillir mes lingots. Le
transbordement opéré, je me dirigeai vers la corvette anglaise, qui
mouillait à près de trois quarts de lieue du môle. Mes visites avaient
■^ans doute paru suspectes à la douane mexicaine, car une longue et
340 REVUE DES DEUX MONDES.
fine chaloupe dont elle faisait souvent usage, et bordée de huit avirons,
quitta bientôt le môle et commença à donner la chasse à mon canot.
L'embarcation de la douane semblait voler sur l'eau , et la mienne
marchait fort mal. La corvette anglaise était encore bien éloignée, et
je voyais, avec un malaise qu'on doit concevoir, les rapides progrès
que faisait la chaloupe : cette chaloupe apportait avec elle la confisca-
tion et la ruine. Comme le naufragé qui sent ses forces s'épuiser et
qui jette un regard de détresse sur la terre qu'il n'atteindra pas, je
regardais d'un œil consterné le navire de guerre, dont la rangée de
canons et les flancs noirs commençaient cependant à surgir de l'eau,
mais que je désespérais d'aborder à temps. La chaloupe me gagnait
toujours, le danger était inévitable; un quart d'heure encore, et mes
lingots ne m'appartenaient plus. En vain un ancien matelot français,
jadis alcade de Guaymas et qui m'accompagnait, homme d'une taille
et d'une vigueur herculéennes, se courbait-il sur les longs avirons
avec une force à les briser : la quille du canot semblait rivée à la sur-
face de la mer.
— Brigand de canot! s'écriait-il à chaque instant, un baquet u
morues lui ferait honte pour la marche ! Et ces rats-de-cave, conti-
nuait-il (il leur tournait le dos sans les voir), gagnent-ils toujours sur
nous?
— D'une manière effrayante! Dans un quart d'heure, tout sera
perdu.
— Vingt barres d'argent à douze cents piastres chacune, total vingt-
quatre mille piastres, ou, sans compter le change, cent vingt mille
francs Cela en vaut la peine C'est que en ma qualité d'ex-
alcade...
— Parlez, lui dis-je, parlez, pour Dieu !
Tout à coup l'ancien justicier de Guaymas poussa une exclamation
joyeuse en me montrant la corvette anglaise. Je regardai, mais j'avais
les yeux si troublés, que je ne voyais rien.
— Vous ne voyez pas, me dit l'ex-matelot, qu'il y a un mouvement
à bord de la corvette; tenez, voilà qu'on affale une embarcation à la
mer, et des matelots s'y précipitent. Us y gréent une voile. Bravo!
Ah ! ces Anglais, ces Anglais! s'écriait-il en ramant avec une vigueur
enthousiaste.
C'était une chance de salut, mais encore bien faible. L'embarcation
anglaise était si loin, l'embarcation mexicaine était si près ! Et cepen-
dant le goéland qui rasait de l'aile les flots de la rade ne semblait pas
voler plus vite que la chaloupe de guerre poussée par la voile et par
les elforts nets, précis de ses dix rameurs. D'un autre côté, le canot de
la douane semblait bondir sur le dos de la houle chaque fois que les
UNE CROISIÈRE DANS l'OCÉAN PACIFIQUE. 341
mit avirons s'enfonçaient en cadence dans l'eau. Pendant quelques
iiinutes, je fus ainsi le but que se disputaient les deux pavillons an-
lais et mexicain. Bientôt je vis blanchir l'écume à la proue des deux
lialoupes rivales; puis, sous une rafale de vent que Dieu sans doute
moyait pour moi, je vis l'anglaise suspendre ses avirons, s'incliner
DUS la voile et fendre l'eau plus rapidement encore.
— Hurrahfor Englandl s'écria l'ex-alcade : les voici toutes les deux
L distance égale. Ah! ces Anglais... ces Anglais! Je leur en ai bien
oulu jadis, mais je les ai toujours admirés.
Les deux embarcations étaient assez près de moi pour que je pusse
listinguer ceux qui les montaient. La figure du pilote mexicain était
ouge de colèrç et de désappointement; puis j'entendis la mer bruire
e long des flancs des deux bàtimens; que le vent s'apaisât d'un souffle,
t j'étais perdu. A bord de la chaloupe anglaise, j'apercevais distinc-
cment, la main sur les tire-veilles de la barre, mais à moitié dressé
sur ses jarrets reployés, un jeune midshipman blond et rose qui me
:aiia de sa voix enfantine :
— Ne mollissez pas, by God! si ces chiens arrivent avant vous, éven-
trez-les à coups de gaffe, le pavillon anglais vous protégera.
— Oui-dà ! s'écria l'ancien magistrat, voyez- vous comme au sortir
de nourrice ces Anglais ont déjà des idées commerciales? Si je dois
vous dire vrai, c'était l'idée que j'avais aussi.
La voile anglaise tomba au pied de son mât, les dix avirons s'enfon-
cèrent dans la mer, l'embarcation bondit en avant, et s'arrêta fré-
missante bord à bord avec la mienne. En un clin d'œil, les lingots
furent transbordés, et le matelot français et moi, nous sautions à bord
(1(3 la chaloupe libératrice; je rendis grâce à Dieu. Au même instant,
la douane mexicaine rebroussait chemin dans un désappointement
amer, mais silencieux. Je trouvai, à bord de la corvette, sir ***, sa lon-
gue-vue encore à la main. — Avouez, me dit-il, qu'il est heureux
[lour vous que cet instrument soit si parfait; vous y gagnez cent vingt
mille francs, et moi, ma foi, une commission de plus. Maintenant, s'il
\()us plaît, nous irons déjeuner.
A la place du capitaine de la corvette anglaise , supposez un officier
français : la confiscation des lingots eût été inévitable; une respectable
maison de commerce eût été ruinée, mais l'honneur de l'officier fran-
çais eût été sauf. Pour lui, il est vrai, tout se fût borné à cette satis-
faction d'amour-propre, dont les Anglais ne croient pas devoir se
contenter. Ont-ils tort? En vérité, nous ne le croyons pas, et l'histoire
de cette campagne du CoUingwood , en nous montrant un jeune lieu-
tenant fidèle, à travers toutes les péripéties d'un long voyage, au
culte de l'intérêt national, cette histoire ne doit pas être perdue pour
342 REVUE DES DEUX MONDES.
nous. De combien d'avantages un point d'honneur stérile ne prive-t-il
pas le commerce français et le budget de la marine, déjà si lourd! Que
la France imite l'Angleterre, qu'elle permette à ses croiseurs de se
charger, toutes les fois que le retour en France sera direct, des valeurs
nationales et étrangères, — les matières d'or et d'argent seulement , —
moyennant un fret égal à celui des navires marchands • les chargeurs
y trouveront le double avantage de la diminution de la prime d'assu-
rance et de la rapidité du transport. Que la France envoie chaque
année une corvette de vingt-cinq à trente canons dans tous les ports
de la mer du Sud : de cette double mesure résultera une rémunération
pour les officiers de marine, qui méritent toujours et si bien du pays.
Le commandement de cette corvette pourra être la récompense (te
services rendus, le budget de la marine sera dégrevé du surplus du
fret, le commerce y gagnera, l'or et l'argent seront plus abondans chez
nous, l'or surtout, qu'on paie si cher en France, et qui se donne en An-
gleterre sans aucune prime. La monarchie de juillet avait pu appré-
cier tous ces avantages; elle n'a pas voulu en profiter. Un tel dédain
siérait-il à la république? L'état de nos finances nous défend de le
croire.
Gabriel Ferry.
HISTOIRE
ÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR M. MICHELET. *
Je n'ai pas vu sans inquiétude M. Michelet aborder l'histoire de la
«volution française. Ce n'est pas que les lumières lui manquent : sa
fié est assurément une des vies les plus studieuses, son esprit un des
dus savans de ce temps-ci ; mais il y a dans la nature même de ses
raVaux quelque chose qui contraste singulièrement avec le sujet nou-
veau qu'il a choisi. Ses études sur la Science nouvelle de Vico, recom-
mandables à plus d'un titre, puisqu'il a su donner une forme nette et
précise aux conceptions du philosophe papolitain , qui , dans le texte
original, sont loin de posséder ce mérite, son Précis d'histoire moderne,
analyse rapide et substantielle des trois derniers siècles, semblaient
naturellement le préparer à la tâche qu'il vient d'entreprendre; mais,
drsons-le franchement, son Introduction à l'histoire universelle, son
Histoire de la république romaine, et surtout son Histoire de France de-
puis l'invasion germanique jusqu'à la mort de Louis XI, sont en con-
U'adiction manifeste avec le génie même de la révolution française.
Pour comprendre tout ce qu'il y a de vrai dans notre assertion, il n'est
il) 4 vol. in-8<», librairie (le Chamerot.
^1
34-4 REVUE DES DEUX MONDES.
pas nécessaire de réfléchir long-temps; il suffit de se rappeler le carac
ière distinctif des œuvres que nous venons d'énumérer, et si à cette
liste déjà si nombreuse nous ajoutons les Origines du droit français et
les Mémoires de Luther, l'évidence devient encore plus lumineuse. Oui,
sans doute, M. Michelet a rendu accessibles à toutes les intelligences
les principes féconds de la Science nouvelle, qui sans lui peut-être fus-
sent demeurés le partage exclusif d'un petit nombre d'érudits. Il a
résumé, interprété avec une lucidité merveilleuse les principaux évé
nemens accomplis en Europe depuis la prise de Constantinople par
Mahomet II jusqu'à la convocation des états-généraux à Versailles;
mais la manière toute mystique dont il a expliqué les origines du
droit français, la forme légendaire qu'il a donnée aux principaux évé-
nemens du moyen-âge, ses commentaires confus sur la réforme reli-
gieuse du xvi^ siècle, ne révèlent pas chez lui une grande aptitude à
comprendre, à expliquer, à peindre, à raconter les combats livrés de
puis la mort de Louis XV jusqu'à la chute de Napoléon. Parlerai-je
de son livre sur le Prêtre et la Famille, de son livre sur le Peuple, où
SCS instincts mystiques n'éclatent pas avec moins d'évidence? à quoi
bon? Ces deux livres ne sont-ils pas les corollaires naturels, inévitables
des précédens ouvrages de l'auteur? Pouvait-on croire que M. Michelet
ne porterait pas dans la philosophie morale, dans la philosophie poli-
tique les habitudes de son esprit, que nous connaissions depuis long-'
temps? Eût-il été raisonnable d'espérer qu'en abandonnant le domaine
des faits pour le domaine des idées, il se transformerait tout à coup
et prendrait des habitudes nouvelles; qu'il trouverait pour la déduc
tion et l'expression de ses pensées une méthode plus rigoureuse, plus
logique, plus claire; qu'il renoncerait à la fantaisie, à l'extase pour
s'en tenir à la démonstration de la vérité? Assurément non; il serait
donc absolument inutile de nous arrêter à caractériser ces deux livres.
Pour déterminer nettement jusqu'à quel point M. Michelet réunit les
facultés nécessaires à l'historien de la révolution française, il nous
suffit d'étudier avec attention et d'apprécier avec sincérité son Histoire
de la république romaine et son Histoire de la France au moyen-âge»
C'est là, en effet, qu'il a donné pleine carrière à ses instincts; c'est là
qu'on peut prendre la mesure précise de son talent pour la narration.
Or, que signifie son Histoire de la République romaine? A quoi se
réduit ce livre trop applaudi il y a dix-huit ans, et aujourd'hui trop
oublié? N'est-ce pas tout simplement un hommage rendu aux travaux
de Niebuhr? Quoique l'historien français contredise, sur plusieurs
points de détails, l'érudit allemand , quoiqu'il résolve à sa manière
plusieurs questions déjà posées, déjà résolues par Niebuhr, n'est-il pas
manifeste que l'historien français procède de l'érudit allemand comme
l'effet procède de la cause? Il est vrai que Niebuhr, à son tour, procède
m
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 345
le Vico, et que 31. Michelet connaissait directement, familièrement les
•rincipes du philosophe napolitain sur la succession et la génération
les faits historiques. Il est vrai qu'on retrouve dans l'œuvre de Nie-
)uhr toutes les idées de Vico sur l'époque mythique, sur l'époque
léroïque, sur l'époque humaine de toutes les nations; mais l'applica-
ion spéciale de ces idées au peuple romain n'appartient pas en propre
i M. Michelet. Quelque sagacité, en effet, qu'il ait déployée dans l'ana-
yse et l'interprétation des textes, quelque originalité qu'il ait mon-
[rée dans la solution de plusieurs prohlèmes, il est impossible de ne
pas reconnaître en lui un élève de Niebuhr aussi bien qu'un élève de
Vico. Chez l'écrivain allemand comme chez l'écrivain français, c'est
oiijours et partout le même procédé, modifié seidement par le génie des
deux nations. J'admetsvolonticrs la vérité des principes posés par Vico,
sauf à discuter les conséquences extrêmes de ces principes, après la
triple évolution mythique, héroïque et humaine; cependant le procédé
adopté par Niebuhr et suivi par M. Michelet convient-il à l'histoire? Je
ne le crois pas. L'historien allemand et l'historien français émiettent les
légendes acceptées par Tite-Live, les réduisent en poudre; mais leurs
mains savent-elles trouver dans ces ruines les matériaux d'un édifice
nouveau, plus solide, plus vrai, plus durable que les légendes de Tite-
Live? Hélas ! non; nous marchons de ruines en ruines; toutes les pierres
séculaires qui semblaient unies ensemble par un ciment indestructi-
ble, séparées maintenant par une critique impitoyable, jonchent le sol,
peuplé hier encore des grandes figures familières à notre jeunesse.
Toutefois que nous donne Niebuhr, que nous donne M. Michelet en
échange de ces figures qu'ils déclarent mythiques? Après avoir réduit
Plutarque et Tite-Live à confesser leur ignorance, leur crédulité, nous
disent-ils où est la vérité, quels sont les faits dignes de croyance? Mon
Dieu, non. Tout-puissans pour détruire, impuissans à construire, ils dé-
font l'histoire et ne la refont pas. Romulus, Numa, Ancus-Martius, Tul-
lus-Hostilius, les Tarquins. le premier Brutus, s'évanouissent comme
des ombres : nous attendons la lumière qui doit nous montrer, au lieu de
ces figures menteuses, des acteurs vivans, des personnages réels; mais
la lumière ne vient pas, et la nuit s'épaissit autour de nous. L'historien
s'acharne contre l'histoire, sape sans relâche toutes les traditions de
l'époque mythique, savoure avec délices le malin plaisir de nous ar-
racher une à une toutes les illusions de nos premières études, nous
promène, nous égare dans ce monde de néant et de ténèbres, se rit de
notre impatience et triomphe de notre désenchantement. Il y a certai-
nement, dans ce travail de destruction, bien des idées ingénieuses et
qui ont leur part de vérité; mais à quoi bon recourir aux étymologies
les plus savantes? à quoi bon interroger les débris de la langue étrus-
que et de la langue osque pour trouver le sens d'un nom? à quoi bon
Il
ll^ll
346 REVUE DES DEUX MONDES.
dédoubler les personnages comme les feuillets d'un vieux livre super-
posés, scellés ensemble, si les feuillets dédoublés demeurent, poin
nous, aussi obscurs, aussi indéchiffrables que les feuillets réunis?
Eh bien ! le croirait-on ? ce procédé emprunté à la science nouvelle
à qui nous devons la ruine, la dispersion de toutes les légendes royale;
de Plutarque et de Tite-Live, et Id nuit brumeuse oii se confondent c
s'effacent bien des figures de l'époque républicaine, M. Michelet nr
pas craint de l'appliquer à l'histoire de notre pays. 11 a voulu retrom ei
dans les Mérovingiens, dans les Carlovingiens, dans les Capétiens, dsMÉ^
la branche des Valois, les momens historiques indiqués par Vico, c'esl ï^
à-dire la triple évolution mythique, héroïque et humaine. S'il n'a pa{
traité Clovis et Charlemagne, Pépin-le-Bref et Charles-Martel aussi iml'
cavalièrement que Romulus et Numa, les deux Tarquins et le premiei lu |
Brutus, à coup sûr ce n'est pas le bon vouloir qui lui a manqué. Il î kito
épluché Grégoire de Tours et Frédégaire comme il avait épluché Pll^ lÉ;i
tarquc et Tite-Live; ce n'est pas sa faute si les traditions germaniqueAl'|
ont fait meilleure contenance que les traditions romaines. RendonsHf
lui cette justice, qu'il n'a rien négligé pour dédoubler à leur tour 1«B'3!
cliefs de la première et de la seconde race. Si Charlemagne et Cloviï m
ne s'évanouissent pas dans l'espace comme le chef de bandits app^ i i
Romulus et le Lucumon appelé Tarquin, il faut tenir compte des douze pi i
siècles écoulés entre la fondation de Rome et l'invasion des Gaules pâï kl:
les Francs, et pourtant Charlemagne, dans le récit de M. Michelet, n'eSl m
tout au plus qu'un personnage de ballade. »'
Certes, ce n'est pas la connaissance des sources originales qui a f aft ItJ^
défaut à M. Michelet; il ne s'est pas contenté de feuilleter les documem »rt
recueillis avec tant de soin et de persévérance par dom Bouquet; il léS ir
a lus et relus en entier à plusieurs reprises. II les a interrogés daM m
tous les sens; il leur a fait subir ce qu'on appelle dans la procédul^ i^
anglaise un contre-examen; il sait assurément tout ce qu'il est née
saire de savoir pour écrire l'histoire des deux premières races, et
pendant, parmi les quatre cents pages qu'il a consacrées aux cinq p
miers siècles de notre histoire, il serait difficile d'en trouver cinquani
qui soient empreintes d'un caractère vraiment historique. La pen
de M. Michelet se porte à la fois sur un trop grand nombre d'objets,
cette mobilité perpétuelle de l'intelligence rend, à vrai dire, tou
narration impossible. Les rapprochemens les plus ingénieux, qui p
vent plaire et séduire dans la conversation, jettent dans la trame dttj
récit une singulière confusion, si bien qu'après avoir étudié attentiti
ment dans le livre de M. Michelet l'ensemble des faits accomplis en
l'avènement de Clovis et l'avènement de Hugues Capet, si toutefois îli
est permis de nommer du même nom deux momens historiques re-
vêtus d'un caractère si différent, le lecteur ne garde en sa mémoin
■1^1
m
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 347
u'un amas tumultueux d'idées vraies en elles-mêmes pour la plupart,
I (|ui, faute d'être ordonnées, perdent la moitié au moins de leur va-
ur et de leur évidence. De Hugues Gapet à la mort de Charles VI, M. Mi-
liclet se montre à nous tel que nous l'avons vu pendant toute la durée
es deux premières races. Les réformes administratives.de Philippe-
jiguste, la lutte de Philippe-le-Bel et de Boniface VIII, la vie mysti-
uc et militaire, les travaux législatifs de Louis IX, enfin le tableau dé-
istreux de la France pendant la longue démence de Charles VI, sont
réseutés avec la même abondance d'érudition, et, je dois le dire, avec
iissi peu de profit pour le lecteur. Tout en demeurant convaincus que
auteur n'a rien négligé pour s'informer des faits qu'il a entrepris de
u'onter, nous regrettons sincèrement qu'il garde pour lui la meil-
leure partie des trésors entassés dans sa mémoire. Le récit du règne
ie Charles VII révèle dans le talent de M. Michelet un progrès mani-
(ste; c'est assurément la partie la plus vivante, la plus vraie, la plus
lette, de ce long travail commencé depuis seize ans. Il est impossible
le ne pas admirer, de lire sans émotion, sans attendrissement, toutes
es pages qui racontent la vie et la mort de Jeanne d'Arc. L'auteur a
u sous les yeux toutes les pièces du hideux procès qui a tranché si
luellement cette vie héroïque et sainte; il a puisé à toutes les sources
xtur réunir les élémens de la vérité, et, cette fois, je suis heureux
le le dire, l'art vient en aide à l'érudition : les faits recueillis labo-
ieusement dans les monumens originaux se déroulent avec rapidité
;ous les yeux du lecteur. Et pourtant, dans le r^it même de la vie
le Jeanne d'Arc, combien de fois M. Michelet ne se laisse-t-il pas em-
lorter par ses instincts mystiques bien au-delà des limites de l'his-
Itoire! Combien de fois ne cède-t-il pas an puéril plaisir de multiplier
les rapprochemens imprévus! Il me suffira de rappeler la comparaison
si obstinément poursuivie du Christ et de Jeanne d'Arc. Dans la pen-
sée de M. Michelet, Jeanne d'Arc n'est pas seulement une créature
douée au plus haut point de toutes les vertus évangéliques : c'est le
Christ même, le Christ transfiguré, non plus pour quitter la terre et
remonter au ciel, mais pour quitter le ciel et redescendre sur la terre.
Une telle comparaison, on le comprend sans peine, n'ajoute rien à la
vérité du récit. Toutes ces images, tirées du Nouveau Testament, bien
qu'il s'agisse de la vie d'une sainte, ne servent qu'à embarrasser le
tableau de la France au xv* siècle; parfois même ces images, en se
multipliant , finissent par donner un caractère légendaire aux détails
les plus réels , les plus précis. Cependant , malgré ces taches faciles à
effacer, le règne de Charles VII peut être cité comme un des modèles
les plus heureux de narration historique, comme un de ceux qui réu-
nissent sous la forme la plus vive l'imagination et la science. Le règne
de Louis XI, j'ai regret à le dire, n'a pas tenu toutes les promesses du
)ii:
net
ili
348 REVUE DES DEUX MONDES.
règne de Charles VIT. Il semble que M. Miclielet, en mettant le pied
sur le terrain de l'histoire moderne , se trouve dépaysé. Lui qui a ré-
sumé si habilement la vie politique et morale de l'Europe pendant les
trois derniers siècles , on dirait que sa vue s'obscurcit , que sa langue
s'embarrasse quand il s'agit de raconter la guerre du bien public , la
bataille de Montlhéry, la lutte acharnée de Louis XI et de Charles-le-
Téméraire, la captivité de Péronne et la bataille de Nancy. Or Louis XI
est le premier roi français qui appartienne à l'époque moderne, quoi-
qu'il plaise à M. Michelet de voir en lui le dernier roi français du
moyen-âge. La différence que je signale entre le règne de Charles YII
et le règne de Louis XI, importante en elle-même, puisqu'il s'agit d'un
travail sérieux, accompli avec une rare persévérance, mérite d'autant
plus qu'on s'y arrête , que les facultés requises pour comprendre et
pour expliquer, pour peindre et pour raconter le règne de Louis XI,
sont à peu près celles qu'on doit demander à l'historien de la révolu-
tion française. Dans la vie de Louis XI, en eflet, la légende ne tient
aucune place. La fantaisie, la passion, la rêverie, ne savent guère où_ ^^^
se prendre dans cette suite d'actions si nettement marquées au coin de
l'intérêt personnel , où la prévoyance et la ruse jouent le principal
rôle, où la cruauté même n'est qu'une forme de la prudence. Eh bien!
M. Michelet a cependant trouvé moyen de chasser du règne de Louis XI
la clarté que l'histoire voulait , que les documens originaux fournis-
saient en abondap-^^^^Mit à nous montrer cette figure si neuve , si
originale, dont 1. "^H^^^^atoise contraste d'une manière fra})pante
avec la physionouii^ passionnée, le caractère ardent, l'esprit impré-^j
voyant de Charles de Bourgogne, il s'est complu, avec une prédilec
tion singulière, dans le tableau de la féodalité expirante. Ce tableau^
sans doute méritait d'être tracé avec un soin particulier, et je ne songe
pas à reprocher à M. Michelet l'attention vigilante avec laquelle il a
compté tous les orgueils que Louis XI voulait humilier, toutes le»l
résistances dont il a triomphé, tous les châteaux forts qu'il a déman-
telés; mais, tout en laissant à cette partie du tableau sa légitime im
portance, l'historien ne devait pas oublier les principes impérieux de
la perspective. Il ne devait pas mettre sur le même plan tous les per
sonnages engagés dans la politique de Louis XI comme ennemis ou
comme auxiliaires. Pour raconter les faits accomplis dans toute leur
vérité, et j'ajouterai dans toute leur simplicité, il était indispensable
de placer au premier plan Louis XI et Charles de Bourgogne , et de
reléguer derrière eux les autres figures. M. Michelet, en méconnaissant
cette nécessité, en refusant de sacrifier, du moins quant à l'effet, les
personnages secondaires, a jeté la confusion là où devait rayonner la
clarté, et tout son savoir n'a servi qu'à lasser le lecteur sans graver
dans sa mémoire un souvenir durable et précis.
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 349
Ainsi les antécédens de M. Michelet ne semblaient pas le préparer à
tude et au récit de la révolution française; il avait sur tous ceux qui
it entrepris jusqu'ici cette tâche difficile un incontestable avantage,
connaissance complète de la vie politique de la France depuis la
inquête des Gaules par la race germanique jusqu'à la convocation
s états-généraux. Il n'était pas exposé, comme la plupart de ses pré-
■cesseurs, à parler du passé d'après de vagues souvenirs, à inention-
r l'âge de la monarchie comme une chose incertaine et confuse, à
ippeler, comme l'a fait plus d'une fois le plus illustre, le plus popu-
ire de ses devanciers, tantôt la monarchie de quatorze siècles, tantôt
monarchie de dix siècles; car il sait année par année et presque jour
ir jour tous les événemens accomplis depuis Clovis jusqu'à Louis XVI.
coup sûr, la pleine possession d'un savoir si laborieusement acquis
romettait au lecteur des explications précieuses sur les origines
)intaines des faits qui se sont produits dans les dernières années du
vrii* siècle. Malheureusement l'étude vigilante de notre histoire tout
ntière, comme je crois l'avoir démontré, a exercé sur M. Michelet une
'ction singulière , qui tient plus de l'éblouissement que de la vraie
:;icnce. L'habitude constante de chercher partout des symboles, de
ersonnifier toute une série d'événemens dans une idée préconçue,
interpréter tout homme et toute chose de façon à renfermer dans
|ette idée tous les accidens de la vie réelle, trouble en lui le sens his-
Drique. Sa prédilection pour Dante et pour Shakspeare, très louable
ssurément s'il ne s'agissait que de chercher dans les œuvres de ces
eux puissans génies un terme de comparaison pour estimer à leur
jstc valeur les œuvres littéraires de notre pays, l'empêche trop sou-
ent de juger les hommes et les faits en eux mêmes. 11 est impossible,
n effet, de raconter et de juger nettement quand on s'efforce con-
taminent de retrouver dans les oppresseurs ou dans les opprimés les
ersonnages de Shakespeare ou de la Divine Comédie. Cette perpétuelle
ntrusion de souvenirs poétiques dans le domaine de l'histoire s'oppose
ormellement à la clarté du récit.
Si les six volumes déjà publiés par M. Michelet sur notre pays n'a-
aient pas suffisamment prouvé ce que j'avance, il ne serait plus per-
nis de conserver le moindre doute à cet égard après avoir lu l'intro-
luction placée en tête de son nouveau livre. En effet, cette introduction,
lui prétend résumer en quelques pages tout le passé de la monarchie,
l'offre au lecteur aucune idée qui soit l'expression exacte des faits.
L'auteur a divisé son travail en deux parties : partie religieuse, partie
politique. On devait croire que cette division servirait à l'élucidation
de la pensée, et pourtant il n'en est rien. Ce prétendu résumé n'est, à
proprement parler, qu'une longue déclamation où le talent ne fait pas
défaut, où l'on trouve même çà et là plus d'une page éloquente, mais
3riO REVUE DES DEUX MONDES.
qui n'enseigne rien aux esprits ignorans, qui ne rappelle rien à ceux
qui savent. La misère, les angoisses du paysan affamé sous l'adminis-j
tration si vantée de Colbert; la détresse et le désespoir de ces créatucesjf '""
humaines brûlant leurs champs et leurs vignes pour échapper à l'im-r
pôt qu'elles ne penvent payer, broutant l'herbe des prés, mangeant la
terre au lieu de pain, sont retracés en traits poignans; mais, à côté dej
ce tableau si cruellement vrai, pourquoi ne pas placer le tableau, non[
moins vrai à coup sûr, des grandes choses accomplies sous l'administraH
tion de Colbert? Pourquoi s'obstiner à ne montrer que le mauvais côlié|
de Louis XIV? Pourquoi personnifier en lui l'égoïsme et la dureté? Éyi-I
deimnent, dans ce passage de son introduction, M. Michelet a sacrifié ]a\
justice à l'eiï'et oratoire. Dans la partie qui traite de la rehgion, l'ai
teur n'est pas moins partial; il se complaît dans la peinture des vi(
du clergé; il déroule sous nos yeux les scandales trop connus de l'^^
glise gorgée de richesses, sans tenir aucun compte des bienfaits nom-
breux que la France doit à l'église. Puis, se laissant entraîner bi©|i|
au-delà des bornes de la vérité par le puéril plaisir de multiplier,
•varier, de combiner les images, il arrive à confondre dans ses mî
dictions l'église et la foi chrétienne; au nom des désordres commis [
les évéques, il maudit l'Évangile. Il ne voit dans la parole du Chri
qu'un instrument de servitude; il oublie, par une étrange aberratioï
qu'une foule de grands esprits ont cherché, ont trouvé dans la loi ne
relie, annoncée au monde il y a dix-huit siècles, le germe de tou|
les libertés. L'histoire de Latude et le courageux dévouement
M""' Legros occupent, dans cette introduction, une place beaucoup tr^
considérable. La captivité de Latude est à coup sûr un des épisodes]
plus douloureux du siècle dernier, et le récit de ses longues torturf
est pour beaucoup, sans doute, dans la lidne du peuple contre la Ba
tille; mais le devoir de l'historien n'était-il pas de placer en regard (
cet épisode, de raconter avec les mêmes développemens, avec la même'
complaisance, le mouvement intellectuel qui préparait l'émancipation^
pohtique de la France?
Or, M. Michelet n'a-t-il pas méconnu ce devoir? Les grandes figure
de Montesquieu , de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau , de Turgotj
sont à peine esquissées; on dirait que l'auteur craint de n'avoir
assez d'espace pour Latude et pour M"^ Legros. Qu'arrive-t-il? La seJ
conde moitié du xviu* siècle, dans ces pages animées d'ailleurs d'ui
sentiment généreux, se trouve complètement dénaturée; la destinée'
entière de la France semble livrée au caprice du lieutenant de po-
lice; un silence effrayant couvre la face entière du pays; on n'entend
que les gémissemens qui s'échappent des cachots de la Bastille. Il y i
dans cette manière de comprendre les présages de la révolution quel'
que chose de théâtral qui plaira sans doute aux rhéteurs. A ne consi-]j
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 3oi
lier que l'effet de la mise en scène, ou peut louer le talent de l'écri-
iii, vanter l'artifice avec lequel il a disposé ses personnages; mais,
r bonne foi, un pareil succès, de pareils éloges ont-ils de quoi tenter
conscience de l'historien? Le spectacle de la mons^rchie et de la
liuionau moyen-âge et dans les temps modernes, depuis saint Louis
sqii'à Mirabeau, tel que nous le présente M. Michelet, n'est qu'une
ii(! fantasmagorie. On dirait que l'auteur s'est proposé pour butuni-
ic non pas d'instruire, mais d'effrayer le lecteur.
M. Michelet a déjà terminé l'histoire de l'assemblée constituante,
■st-à-dire la partie la plus sereine, la plus imposante de la révolution
uieaise. L'histoire de l'assemblée législative, de la convention et du
rectoire est peut-être, aux yeux de bien des lecteurs, plus féconde
I émotions; mais la grandeur des principes posés par l'assemblée
instituante, les passions généreuses qui agitaient presque tous les
Mirs, donnent à cette première assemblée un caractère auguste et
ajestueux qu'on ne retrouve ni dans la législative, ni dans la con-
ntion. L'auteur a compris toute la richesse du sujet qu'il avait à
iiiter, et je dois dire qu'il en a tracé plusieurs épisodes avec un in-
)ntestable talent. lia surtout rendu avec une verve entraînante l'élan
Miércux qui couvrit la France entière de fédérations. Il y a dans le
bleau de cette union fraternelle de toutes les pensées une sève, une
bondance, un enthousiasme sincère, qui pénètrent le lecteur d'ad-
li ration et d'attendrissement. L'auteur est moins heureux dans la
iiiture des clubs, qui jouèrent sans doute un rôle immense dans la
solution, mais dont il a cependant trouvé moyen, le croirait-on?
exagérer l'importance. Dans son ardeur de tout saisir, de tout em-
lasser, il arrive à perdre de vue les idées générales qui dominaient
iiors, à leur insu, les esprits en apparence les plus indépendans, les
jiractères les plus spontanés. Ici , comme dans le tableau du moyen-
ne, la pensée de M. Michelet se divise, s'émiette, s'éparpille à l'infini^
il agrandissant le rôle des masses , il amoindrit tellement le rôle des
cteurs principaux qui ont souvent obéi à la foule, qui plus souvent
acore lui ont commandé , que l'attention ne sait plus où se fixer. Le
ésir de rendre à la multitude l'importance qui lui appartient l'en-
:aîne parfois à d'étranges injustices; il se plaît à transformer les ac-
3urs en instrumens , comme si une idée , pour être généreuse , une
ésolution, pour être héroïque, devait nécessairement venir de la foule
t perdait sa grandeur en prenant le nom d'un homme. Pour les es-
rits impartiaux, le but que s'est proposé M. Michelet ne saurait être
louteux; il a voulu dépouiller de leur éclat, de leur prestige, les
Tandes figures que nous sommes habitués à regarder comme les
naîtres de la multitude; il a voulu mettre dans la rue, dans la rue
eule, toute la puissance qui était à la tribune. Cette idée, qui, con-
H
352 REVUE DES DEUX MONDES.
tenue dans de certaines limites, ne manquerait pas de justesse, puisque
la rue a parfois imposé sa volonté aux orateurs les plus résolus, il la
poursuit avec une obstination qui va jusqu'à l'aveuglement. Le peuple,
dans sa pensée, a droit à une réparation; il a été dépouillé de sa part
légitime d'action par les historiens de la révolution française; il est
temps de lui rendre ce qu'ils lui ont ravi. Et, pour accomplir cette ré-
paration, il fait de la tribune la très humble servante de la foule.
Il est difficile de suivre dans le récit de M. Michelet les travaux de
l'assemblée. Les détails anecdotiquesse multiplient, se pressent à cha-
que page; mais l'histoire proprement dite, l'analyse des idées sou-
mises à la discussion, le tableau des passions qui ont entravé le déve-
loppement de ces idées, la nature et la portée des principes demeurés
victorieux, sont presque toujours oubliés. En revanche, si l'histoire ||gt,
est absente, le roman occupe le premier plan. Oui , l'auteur a trouvé f
moyen d'introduire le roman dans le récit de la révolution. La fuite |
à Varennes et le retour à Paris de la famille royale sont traités par | .j
lui comme un vrai chapitre de roman. Il sait tout, non pas seulement
ce qui a été vu, ce qui a été raconté par les acteurs, par les témoins,
mais bien aussi et surtout les plus secrètes pensées, les scntimens les
plus intimes de chaque personnage. Il lit dans le cœur de Marie- An-
toinette et de Barnave, comme le poète dans le cœur des héros créés
par sa fantaisie. Il prête à la reine, au jeune avocat, toutes ses émotions,
tous ses souvenirs; le lecteur ignorant peut croire à chaque instant
qu'un aveu passionné va s'échapper de leurs lèvres.
L'entrevue de Mirabeau et de Marie-Antoinette est racontée comme
le retour de Varennes. Les salons de M"^ Roland, de M"^ Condorcet,
sont peints d'une façon attrayante, j'en conviens; mais les pages que
l'auteur consacre à ces deux femmes éminentes peuvent être considé-
rées comme de véritables hors-d'œuvre. Ces deux chapitres, qui plai
raient sans doute dans un roman, ne sont pas traités avec assez de so-
briété pour trouver leur place dans une composition historique. Quelle
que soit l'importance de ces deux salons, il était inutile de prodiguer
les détails, comme l'a fait M. Michelet. Le portrait de Vergniaud donne
heu aux mêmes remarques. Sans doute, il n'est pas hors de propos de
nous peindre la physionomie de Vergniaud, de nous le montrer commi
pourrait le faire le pinceau; mais à quoi bon nous parler de M"* C
deille, de sa passion pour Vergniaud, et du succès de la Belle Fermière^
W" Candeille a-t-elle joué un rôle dans la révolution? A-t-elle déter-
miné ou modifié la conduite de Vergniaud? Quant au portrait de Ma-
rat, M. Michelet lui a donné des proportions que rien ne justifie. Au
lieu de se borner à nous présenter Marat sur la scène politique, il a
écrit sur cet homme étrange une véritable notice biographique. U
prend la peine de nous raconter ses premières années, son éducation,
ut
il
HISTOIRE DE LA IlÉVOLUTiON FRANÇAISE. 353
(j ;inalyser ses travaux scientifiques, comme si Marat avait sa place
marquée entre Lagrange et Laplace. Les extraits qu'il nous donne sont
curieux sans doute; mais ces extraits, qui dans un travail purement
]i(téraire éveilleraient l'attention, jetés au milieu d'une narration his-
lorique, n'excitent que l'impatience. Le lecteur qui prend au sérieux
le i'écit commencé ne s'arrête pas ^ olontiers en chemin. L'histoire est
iiu genre trop sévère pour se prêter à toutes ces distractions. Les épi-
sudes qui ne se relient pas étroitement au sujet principal doivent être
répudiés sans pitié, et M. Michelet l'a trop souvent ouhlié.
Le nouvel historien de la révolution française a donc failli à sa mis-
sion. Notre inquiétude n'était que trop légitime. Malgré ses études si
persévérantes, malgré ses travaux si nombreux, si variés, malgré trente
années consumées dans la contemplation du passé, M. Michelet ne pa-
raît pas comprendre bien nettement les devoirs de l'historien. Quand
il raconte, et il raconte trop rarement, il cherche, il obtient des elfets
qui n'appartiennent pas au genre histori(jue. 11 se propose d'émouvoir
à tout prix. Or, l'émotion qui ne naît pas de l'expression même de la
vérité, qui a besoin, pour envahir l'ame du lecteur, de tous les arti-
fices de l'imagination, doit être bannie sévèrement de l'histoire. Mais
ce n'est pas là le seul reproche que nous puissions adresser à M. Mi-
chelet. Le récit proprement dit, simple, austère ou paré de couleurs
pi^étiques, le récit en lui-même semble répugner à son intelligence.
Le précepte de Quintilien s'est effacé de sa mémoire : « On écrit l'his-
toire, dit Quintilien, pour raconter et non pour prouver. » Ces paroles
|ont été, il y a quelques années, détournées de leur vrai sens; on a
voulu y voir un arrêt contre l'intervention de la philosophie politique
dans le domaine de l'histoire, et cette pensée n'est jamais entrée dans
Icsprit de Quintilien. Un écrivain habile, à l'abri de ces paroles ainsi
interprétées, a transcrit ou paraphrasé Froissart, et il s'est rencontré
Ides lecteurs complaisans qui ont pris son œuvre pour une œuvre
d'histoire; mais, ramenées à leur vrai sens, rapprochées des modèles
Id'après lesquels Quintilien rédigeait ses préceptes, elles renferment la
vraie définition de l'histoire. La narration est le but principal; le ju-
gement des faits est-il interdit à l'historien? Comment le croire?
comment oser prêter à Quintilien un si étrange paradoxe? La manière
dont il apprécie les historiens d'Athènes et de Rome ne permet pas de
lui imputer une pareille hérésie. Raconter sans juger, c'est n'accomplir
que la moitié de la tâche imposée à l'historien; mais le récit forme, à
coup sûr, la première partie de cette tâche. Or, M. Michelet, dans son
Histoire de la Révolution, néglige trop souvent le récit pour l'argumen-
tation, pour le pamphlet. Il ne se contente pas d'indiquer dans le passé
les événemens qui contiennent une leçon pour le présent, il ne se
borne pas à signaler les termes de comparaison; là où il devrait ne
TOME V. — SUPPLÉMENT. 23
3o4 REVUE DES DEUX MONDES.
chercher qu'un enseignement salutaire, il cherche une arme contre
les opinions qui le blessent, contre les principes qu'il veut combattre.
Un tel procédé ne va pas à moins qu'à dénaturer complètement le ca-
ractère de l'histoire. Le récit du passé, écrit d'une main sévère, tracé
avec impartialité, peut fournir des armes à tous les partis; mais ce n'est
pas à l'historien qu'il appartient de transformer en arsenal le souvenir
des générations évanouies.
Les passions politiques n'ont rien à démêler avec l'histoire. La com-
prendre ainsi, c'est renverser la définition donnée par Quintilien, c'est
dire que l'histoire s'écrit non pour raconter, mais pour prouver. Cette
méthode, si toutefois il est permis de décorer d'un tel nom une telle
aberration, peut séduire les esprits passionnés, pour qui la lutte vaut
mieux que la science; elle ne saurait être approuvée par ceux qui met- ,
tent la vérité au-dessus des partis , et le nombre en est encore assez!
grand malgré toutes les commotions qui ont bouleversé la France de-
puis soixante ans. M. Michelet, dont la loyauté est à l'abri de toute at-
teinte, dont l'ame, pénétrée de convictions généreuses, éclate à chaque
page, mais qui prend volontiers une image pour une idée, un rappro-
chement ingénieux pour une maxime applicable au gouvernement
des nations , excitera chez les esprits mêlés aux luttes politiques de
vives sympathies, et peut-être aussi des haines non moins vives, dont
je n'ai pas à me préoccuper. Si je ne partage pas toutes ses espérances^,
si je ne puis m'empêcher de sourire en voyant combien sa longue fa-
miliarité avec le moyen-âge l'a rendu étranger aux idées dont se com-
pose notre vie de chaque jour, je rends pleine justice à la moralité des
principes qui lui servent de guides. Je crois qu'il aime, qu'il veut sin-
cèrement le bien. S'il se trompe sur la route à suivre pour toucher le
but, il n'y a pas là de quoi éveiller notre colère. Je comprends très
bien qu'on n'accepte pas son avis, qu'on ne résolve pas comme lui les
questions posées depuis la convocation des états-généraux; mais je ne
comprends pas qu'on le maudisse, qu'on le voue à la haine publique,
car je crois qu'il est de bonne foi dans son erreur.
A force d'user ses yeux sur les chroniques du moyen-âge, il est ar-
rivé à l'éblouissement. De l'éblouissement à l'extase, il n'y a qu'un^
pas, et M. Michelet l'a franchi. L'étude poursuivie dans les conditioi
normales de l'intelligence, la méditation contenue entre des limites m
tement définies, sont à ses yeux une application mesquine des faculté
humaines. Il dédaigne les procédés ordinaires à l'aide desquels la pens
germe, grandit, se développe. Il ne conçoit pas la clairvoyance sat
exaltation. Et, pour lui, l'exaltation naît de l'excès même du travail, ft
n'a pas mesuré les forces de son esprit, il en abuse; sa vue se trouble,
son esprit perd la notion du monde réel et se laisse emporter dans les
régions apocalyptiques. C'est là, selon moi, la seule manière d'expliquer
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 355
les singuliers caprices de langage et de pensée qui se rencontrent pres-
(jiie à chaque page de son nouveau livre. Sans l'éblouissement, sans
l'extase, commentcomprendreces étranges exclamations: 0 droit! vous
êtes mon père; ô justice ! vous êtes ma mère? Et cette nouvelle trinité,
(}ui doit détrôner la trinité chrétienne, Rabelais, — Molière, — Voltaire?
A moins de voir dans ces apostrophes au droit et à la justice, dans cette
trinité nouvelle, dont les trois personnes n'ont encore entendu aucune
[>rière, un pur enfantillage, il faut bien y chercher les hallucinations
de l'extase. Et ce qui me confirme dans l'interprétation que je pro-
pose, c'est que M. Michelet, en invoquant les trois personnes de cette
nouvelle trinité, les appelle tantôt ses pères, tantôt ses frères. J'avoue-
rai humblement qu'il m'est impossible de saisir le moindre signe de
parenté entre M. Michelet et ces illustres railleurs. Par quel côté Pan-
tagruel, Arnolphe et Zadig se rapprochent-ils des conceptions du mo-
derne historien? Je suis encore à le deviner. Molière, sans doute, n'au-
rait pas lu sans sourire les premiers chapitres de l'Histoire romaine
écrite par M. Michelet; les rois dédoublés n'eussent pas manqué d'ex-
citer son hilarité; Rabelais et Voltaire se fussent égayés en voyant le
Christ transfiguré dans la personne de Jeanne d'Arc : je cherche en vain
dans l'histoire du moyen-âge ou de la révolution française un trait ,
([uel qu'il soit, qui fasse de M. Michelet le frère ou le fils de Rabelafs,
de Molière ou de Voltaire. Je suis donc forcé d'expliquer par l'extase
ce que je ne puis expliquer par la réflexion. Et, qu'on ne s'y trompe
pas, les paroles que j'écris sont des paroles sérieuses. Je ne veux pas
railler M. Michelet. Je le tiens pour sincère, et je parle sincèrement.
Il s'est abusé sur la puissance de son esprit; il l'a soumis à une trop
longue épreuve; il a franchi les limites assignées à la durée du travail
tiumain; il a cru doubler ses forces par la persévérance, et sa volonté
obstinée s'est brisée contre sa défaillance. Il a recommencé l'épreuve,
et son espérance n'a pas été moins durement déçue. Peu à peu il s'est
habitué à l'extase de l'inteUigence éblouie par l'étude, comme les
Orientaux aux hallucinations que donne l'opium. Et cet état si con-
traire au développement, à l'exercice du sens historique, est devenu
son état normal. C'est pourquoi, si je voulais caractériser d'un mot
son Histoire de la Révolution française, je la comparerais au récit de
la passion écrit par la sœur Emmerich: ce n'est pas une histoire, c'est
une vision.
Gustave Planche.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 janvier- 1850.
Avant de parler des affaires intérieures, de l'assemblée, du ministère ou
du président, il nous sera permis de dire un mot du'rapport de M. le' général
Herbillon sur le siège de Zaatcha, dans le Sahara. Personne , à l'heure qu'il
est, n'y pense peut-être plus à Paris; mais,. ayant à parler dans cette quinzaine
de beaucoup de choses qui nous plaisent médiocrement, nous voulons d'abord
nous entretenir de choses qui nous consolent, qui nous raniment, qui nous
font bien, espérer du pays. Oui, un pays où il y a tant de braves soldats et
tant de braves officiers prêts à mourir héi'oïquement pour l'honneur du dra-
peau, ce pays-là n'a pas épuisé sa vitalité. Il ne faut désespérer que des pays
où l'on ne sait plus bien mourir, et c'est là ce qui- fait que l'armée française a
toujours été pour la France un sujet de consolations' et d'espérances. Avoir
comment le courage et la discipline s'y conservaient, à voir comment l'esprit
de commandement et de hiérarchie s'y entretenait, quand il s'éteignait partout
ailleurs, chacun sentait que la France devait vivre,' quelque éclipse qu'elle se'
permît de son bon sens et de sa fermeté ordinaires. L'armée a toujours été le
cœur de la France, et tant que le cœur n'est pas glacé, on rie meurt pas.
Et ce ne sont pas ici de- vains mots : l'armée est bien vraiment le cœur delà
France;" elle est nationale, s'il en fut jamais; elle sort de la nation et elle y
rentre. L'École de Saint-Cyr et l'École polytechnique la recrutent par l'instruc-
tion, muis la recrutent dans tous les rangs de la nation. Elle ne semble parfois
se séparer de la masse du pays que pour valoir mieux, pour avoir plus de con-
stance et de suite, plus d'ordre et de régularité. Elle a le courage du peuple;
elle a l'organisation d'un gouvernement.
REVUE. — CHRONIQUE. 357
Nous voulions parler du siège de Zaatcha, et voilà que nous parlons de Tar-
mée en général. C'est que le siège de Zaatcha n'est qu'une des mille et une
occasions où l'année a montré ce qu'elle était. Quels obstacles imprévus n'a-
t-elle pas rencontrés et n'a-t-elle pas vaincus! Quelle lutte du courage contre
le fanatisme! Quels hommes que ces Arabes, qui se font tuer jusqu'au dernier,
et qui, pendant le siège, se servaient du trou même que le boulet faisait dans
leurs murailles, comme d'une meurtrière nouvelle pour tirer sur nos soldats!
Mais si ce sont là d'intrépides adversaires, quels hommes aussi que leurs vain-
■queurs ! Quelle patience et quelle intelligence ! Yoilà comment se forme et
s'instruit sans cesse cette armée d'Afrique dont, avant 1848, nous n'atten-
dions que la gloire, et dont, depuis 1848, nous tenons notre salut. Comment
Veut-on, en effet, que lious ne nous intéressions pas à l'Afrique? C'est un grand
empire que nous fondons, c'est un grand avenir que nous nous ouvrons au
moment même où l'avenir semble s'obscurcir pour nous sur le sol de la pa-
trie; mais, comme si tout cela était peu , l'Afrique est encore le séminaire où
se forment l'armée et les généraux qui conservent notre société. C'est là qu'on
apprend l'art d'obéir et l'art de commander; c'est là que la science du gouver-
nement s'élabore à l'école de l'expérience. Nous frémissons quand nous enten-
dons des voix imprudentes réclamer encore de temps en temps à la tribune
contre l'Afrique et les dépenses qu'elle cause. Nous ne vivons en France que
parce que nous avons une armée d'Afrique et des généraux instruits par l'Afrique
à l'art du commandement.
L'armée est dorénavant une force sociale : nous ne disons pas que ce soit la
force sociale prépondérante; mais c'est assurément, dans certains cas, la force
décisive. Sommes-nous disposés à nous féliciter de cet état de choses? Oui; nous
nous félicitons que la société, ayant besoin de l'armée, trouve l'armée telle
qfu'elle est , c'est-à-dire ferme et modérée , pleine d'intelligence et fidèle à la
I hiérarchie; mais nous ne nous félicitons pas que la société ait aussi grand be-
soin de l'armée. Avant 1848, l'armée était utile au dehors surtout : elle était la
défense de notre gloire et de notre honneur sur la frontière ; mais elle n'était
pas tous les jours la garantie de l'ordre intérieur. Elle était beaucoup; elle
n'était pas presque tout. Nous ne disons pas qu'elle soit aujourd'hui un corps
^i peut se passer de tout le monde; mais personne ne peut se passer d'elle.
Nous ne sommes pas étonnés de cet état de choses. Aussitôt qu'un peuple
rompt avec l'obéissance volontaire qu'il doit aux lois, il ne lui reste plus que
l'obéissance forcée qu'imposent les armes, et quiconque détruit de gaieté de
cœur la force morale sera contraint d'avoir recours à la force matérielle. La
révolution de février a donné à l'armée un ascendant décisif dans les destinées
de notre pays. Tout le monde le sent et s'arrange en conséquence. Quant à
l'armée, elle nous semble jusqu'ici comprendre admirablement le rôle que lui
fait le sort. Elle garde avec .un soin scrupuleux ses vieilles traditions et ses
vieux scntimens; elle sait que c'est là ce qui fait sa force. Image vivante de
Tordre, c'est l'ordre qu'elle veut maintenir dans la cité. Elle n'a pas d'autre
pensée; elle a même, et ici, quand nous parlons de l'armée, nous parlons de
ses plus illustres chefs, elle a une discrétion qui frappe tout le monde. Elle ne
parle pas. Elle n'est d'aucun pai'ti et d'aucune coterie; elle ne fait parler d'elle
358 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à cause des services signalés qu'elle rend à Tordre social ou à Thonneur
national. Nous avons, dans ces derniers temps, beaucoup entendu parler des
espérances et des prétentions des partis. Lequel de ces partis a dit ou pu dire
qu'il avait pour lui l'armée? Tous peuvent le croire; personne ne peut le pro-
clamer avec assurance. A quoi tient cette réserve des partis, qui sont tous, en
général, assez fats et assez présomptueux, si ce n'est à la réserve même de l'ar-
liiée? L'armée n'a dit son secret à personne; mais elle affiche et pratique par-
tout sa consigne : sa consigne est de veiller à l'ordre, et, quant à nous, nous
sommes persuadés que l'armée n'a pas de secret, et qu'elle n'a que la ferme et
généreuse consigne qu'elle exécute avec une constance admirable.
Nous savons bien que, dans l'analyse que nous faisons en ce moment des
forces sociales, le rang que nous donnons à l'armée n'est pas conforme à la
nomenclature constitutionnelle; mais nous tâchons toujours de laisser de côté
les apparences pour arriver aux réalités. Or, l'ascendant de l'armée est une
réalité qu'il ne faut pas se dissimuler, et nous ajoutons que c'est une réalité
heureuse. Nous voyons même, parmi les amis les plus fermes et les plus an-
ciens du gouvernement parlementaire, des personnes éclairées qui croient, tout
en le déplorant, que la société ne pourra réapprendre l'obéissance que par la
consigne, et que nous serons forcés de passer par la caserne pour revenir à la
tribune.
Tristes augures et surtout prématurés! nous en sommes convaincus. Nous
voyons bien quels sont les périls que court le gouvernement parlementaire;
cependant l'assemblée législative est encore une des grandes forces sociales du
pays, et savez-vous pourquoi nous regardons l'assemblée législative comme une
des forces sociales du pays? — A cause de la constitution sans doute? — Oui,
à cause de la constitution, mais aussi à cause des hommes considérables qu'elle
renferme. Les pouvoirs que la constitution confère à l'assemblée législative font
la force légale de cette assemblée; mais les hommes éminens qu'elle renferme
font sa force réelle. Nous savons bien qu'il est de mode de dire que les hommes
qui ont rendu de grands et notables sei'vices au pays depuis plus de vingt ans
sont des hommes usés et qu'ils n'ont plus l'intelligence du temps présent; mais
où sont donc les hommes d'état nouveaux qui comprennent l'énigme du temps
présent et qui savent la débrouiller? Dans un temps soupçonneux et inquiet,
c'est assurément un grand mérite en politique que d'être encore à la bavette;
pourtant cela ne suffit pas. Nous ne contestons pas les avantages de l'inexpérience
et de la présomption, mais nous sommes persuadés que toutes les fois que l'as-
semblée et la France seront embarrassées de la route à suivre, elles reviendront,
après quelques essais, aux anciens et glorieux pilotes qui ont conduit la barque
depuis plus de vingt ans; elles y reviendront, quitte à en médire le lendemain.
Nous ne désespérons pas, quant à nous, du pays, tant que nous verrons dans
les assemblées constituantes ou législatives MVI. Mole, Thiers, Dupin, Berrye;
de Broglie; nous voudrions y voir M. Guizot. Que les impatiens de chaque
parti murmurent contre leurs illustres chefs, c'est l'histoire éternelle du cœur
humain. Et notez-le bien, ce ne sont pas les hommes appelés à remplacer les
grands noms que nous venons de citer qui murmurent contre eux; ce n'est pas
M. Dufaure, M. de Montalembert, M. Léon Faucher, M. de Rémusat, M. Passy,
REVUE. — CHRONIQUE. 3o9
't je passe à dessein quelques autres noms éminens, afin qu'il soit bien en-
tendu que je ne fais pas une énumération complète; ce ne sont pas enfin les
^^énéraux qui murmurent contre les maréchaux, ce sont les caporaux. N'en dé-
plaise aux capacités inédites, les illustrations et les capacités éprouvées gardent
leur prix, et plus il y en a de ce genre dans une assemblée, plus l'assemblée est
forte.
Nous avons d'abord voulu dire un mot des ennemis intérieurs du gouverne-
ment parlementaire, de ceux qui sont dans l'assemblée même et qui ne com-
prennent pas que les partis , qui font la vie des assemblées , n'ont de vie eux-
mêmes que s'ils consentent à avoir une certaine discipline. Arrivons maintenant
aux ennemis extérieurs du gouvernement parlementaire, à ceux qui se donnent
fort maladroitement pour les interprètes du 31 octobre. A ces détracteurs du
gouvernement parlementaire nous ne ferons, s'ils ont en tête un système de
gouvernement, nous ne ferons qu'un seul reproche : ils en disent trop ou trop
peu. Parlons franchement : s'il y a quelque part des personnes qui croient pour
voir restreindre, je ne sais dans quel cercle, les libertés du gouvernement par-
lementaire, ces personnes se trompent étrangement. De deux choses l'une, en
effet : il faut supprimer complètement le gouvernement parlementaire, si on
le peut, ou il faut l'accepter tel qu'il est. Nous reconnaissons que la constitu-
tion l'a modifié, et nous avons signalé nettement les différences qui existent,
sous ce rapport, entre la constitution de 1848 et la charte de 1830; mais ces diffé-
rences ont leurs limites. La pensée personnelle du président a dans notre gou-
vernement une place légitime, et nous sommes disposés à nous en féliciter. Ce-
pendant la constitution n'a pas dit que cette pensée, qui doit être libre, doive du
même coup être prépondérante. En créant un président responsable et une as-
semblée indissoluble, la constitution a créé une grande difficulté d'être, nous
l'avouons; mais, comme elle a voulu que l'assemblée fût permanente et indis-
soluble, elle a voulu que la pensée de l'assemblée fût libre aussi, sinon pré-
pondérante. La constitution a oublié de tracer un trait d'union entre les deux
pouvoirs souverains qu'elle créait; c'est là son grand vice. Les esprits conten-
tieux en concluront que la lutte est inévitable entre les deux pouvoirs. Oui, la
lutte est inévitable, s'ils la veulent; mais les esprits concilians pourront dire
aussi que, puisque les deux pouvoirs sont souverains et indépendans, l'accord
est indispensable. Sans cela, point de gouvernement. Ainsi, une lutte inévitable
ou un accord indispensable, voilà les deux solutions entre lesquelles il faut
choisir.
La pire conduite, ce serait un mauvais accord. On aurait beau vouloir traiter
l'assemblée lestement, iaire mauvais ménage avec elle et s'en soucier peu, avoh-
des querelles et s'en vanter, avoir des échecs et prétendre qu'ils ne signifient
rien; cette conduite-là n'est pas long-temps tenable. Tant qu'il y aura un gou-
vernement parlementaire, ce qui en restera sera assez fort pour affaiblir et pour
discréditer le pouvoir ministériel, si le pouvoir ministériel n'est pas d'accord
avec l'assemblée. L'indifi'érence peut être un genre de caractère, mais ce n'est
pas une politique. Les événemens, en effet, finissent par vaincre l'indifférence,
ou par écraser les indifférens, à qui il reste, il est vrai, pour ressource d'être
indifférens à leur chute. On ne peut pas accepter à moitié le gouvernemenit
3G0 REVUE DES DEUX MONDES.
parlementaire, môme celui de 1848. Il faut le détruire ou le pratiquer. Le dé-
truire! nous ne croyons pas que personne y pense. Ce gouvernement est entré
plus profondément dans les habitudes du pays que le pays lui-même ne le croit.
Ce pays-ci prend volontiers ses mauvaises humeurs pour des incompatibilités,
et, quoique cela lui ait déjà joué beaucoup de mauvais tours, nous craignons
. bien qxf il ne soit pas encore décidé à se corriger. II est donc fort possible qu'il
parle avec mauvaise humeur du gouvernement parlementaire; mais essayez de
le lui ôter, et vous verrez alors ce qu'il en pensera. Il est plus vif dans ses re-
grets que dans ses affections. Il adore l'irréparable. Voyez ce qui lui est arrivé
à propos de la monarchie; il en médisait quand elle était debout, et il l'a laissé
tomber. Une fois tombée, il l'a regrettée, et il semble en reprendre pièce à
pièée tout ce qu'il peut. Qu'il laisse tomber le gouvernement parlementaire, il
le regrettera aussi, et en reprendra tout ce qu'il pourra. C'est donc une grosse
aventure que de détruire le gouvernement parlementaire, et c'en sera une le
lendemain surtout de sa chute.
S'il est difficile de se débarrasser du gouvernement parlementaire, il est plus
dangereux encore de le mal pratiquer. Cette tribune, ce scrutin, cette nécessité
d'avoir de l'ascendant dans l'assemblée et de n'y être pas traité trop lestement,
tout cela est une condition inévitable du gouvernement parlementaire-, tant qu'on
le conserve. On peut murmurer contre l'autorité de la p^irole; mais, dans un
gouvernement qui parle, il ne faut pas avoir trop habituellement contre soi les
princes de la parole. Yous croyez que les échecs de la tribune ne comptent
pas; essayez un peu d'un système qui multiplierait les échecs, et vous verrez si
en fin de compte le gouvernement se trouvera plus fort ! Nous avouons, quant
à nous, que ce serait avec une peine profonde que nous verrions se trans-
former en obstacles et en difficultés les moyens de discussion et de délibération
du gouvernement parlementaire. Or, c'est ce qui arrivera infailliblement, si le
pouvoir exécutif, au lieu de chercher ses moyens de gouvernement dans un
accord inteUigent avec le pouvoir législatif, voulait les chercher en dehors de
cet accord, si la lutte commençait entre les deux volontés souveraines, lutte
sourde et dédaigneuse, et où chaque pouvoir en viendrait à se dire : Peu m'im-
porte d'être blessé, je ne puis pas mourir avant le temps marqué, — erreur fa-
tale pour le pays; car il ne peut y avoir de gouvernement qu'à l'aide de l'ac-
cord des- deux pouvoirs souverains, le président responsable et l'assemblée
indissoluble.
Nous répétons notre conclusion : il faut pratiquer loyalement et poliment]
gouvernement parlementaire,- si on ne veut pas le détruire. Il faut s'accorde
avec l'assemblée, puisqu'on ne peut pas la dissoudre. Nous aimerions miei
quant à nous, une guerre ouverte que dos taquineries inefficaces; mais, pa
dessus tout, nous souhaitons l'accord et la bonne intelligence des deux poi
voirs.
Nous voulons, en finissant, aller au-devant d'une objection qu'on pourrait'^
nous faire : il y a trois mois bientôt, après le message du 31 octobre, nous
nous permettions de conseiller au gouvernement parlementaire de faire le mort
un peu, mais pas trop, d'attendre enfin et d'observer. Quand nous donnions
ce conseil, nous prêchions un converti, puisque l'assemblée législative avait
REVUE. — CHRONIQUE. 361
Liissé se consommer la dévolution ministérielle dii 31 octobre, sans demander
aucune de ces explications solennelles qui étaient de mise dans la monarchie
constitutionnelle. Ce qui nous faisait penser au mois de novembre qu'il était
bon que le gouvernement parlementaire sommeillât un peu, c'est qu'il nous
semblait juste de laisser à la pensée et à l'action du président plus de latitude
qu'elle n'en avait eu jusque-là. Cette action s'est exercée avec pleine indé-
pendance, sans que l'assemblée s'en soit mêlée, et nous sommes heureux de
pouvoir louer la direction énergique et ferme qui a été donnée par le président
et par ses ministres à l'administration dans les départemens. Le parti socia-
liste a été hardiment combattu. Cela fait l'éloge des préfets, et cela reporte na-
turellement notre pensée vers celui des ministres de l'intérieur qui a le pre-
mier entrepris la régénération de l'administration départementale, M. Léon
Faucher. A côté des bons choix que le gouvernement a faits depuis trois mois,
il y en a eu aussi de médiocres en dedans et en dehors de la politique. Au bien
comme au mal de ces deux derniers mois , l'assemblée est restée tout-à-fait
ctrantière. Elle le devait; mais maintenant qu'après les mesures administratives
viennent les lois, cet isolement et cette abnégation de l'assemblée ne sont plus
possibles, et il faut nécessairement que le pouvoir exécutif se mette en rapports,
et nous ajoutons, en bons rapports avec l'assemblée. Dès qu'il s'agit de lois à
faire, le concours de l'assemblée est indispensable. Le pouvoir législatif est
alors dans son domaine, et nous regretterions qu'on lui refusât, dans le cercle
de son action légitime, la latitude que nous réclamions aussi, il y a deux mois,
pour le pouvoir exécutif dans le cercle aussi de son action légitime.
Est-ce à dire que nous approuvons tout ce qui se fait et tout ce qui se dit à
l'assemblée? Est-ce à dire que nous approuvons le décousu et le désordre trop
fréquent des délibérations? Il s'en faut de beaucoup. Quand par exemple la ma-
iorité s'amuse à ne pas donner toutes ses voix à M. Dupin et fait des malices de
scrutin à un président qui défend courageusement l'ordre des délibérations et
les rend possibles, nous n'hésitons pas à trouver que M. Dupin , en refusant
d'accepter la présidence des mains d'une majorité trop réduite, a eu raison et
a bien compris ce qu'il devait à la dignité et à l'ascendant même de ses fonc-
tions. Non , ce n'a pas été par une. vaine susceptibilité que M. Dupin a donné
sa démission. Il faut au président de l'assemblée, pour lutter contre la mon-
tagne, l'appui décisif de la majorité, et cet appui, c'est surtout par l'ensemble
de ses votes dans le scrutin de la présidence que la majorité peut le donner. A
qui l'assemblée, depuis six mois et plus, doit-elle de pouvoir délibérer, en dépit
des fureurs de la montagne? A ^infatigable énergie de M. Dupin, à sa présence
d'esprit , à ces reparties spirituelles et courageuses qui terrassent la montagne
en la ridiculisant. La montagne, soyez-en sûr, craint bien plus la langue que
la sonnette de M. Dupin. Or, la sonnette, tout le monde peut la tenir et l'agi-
ter; mais la parole vive et mordante de M. Dupin, c'est lui seul qui en a le
secret, et il le garde. Il peut arriver, nous l'avouons, que, dans le nombre
des épigrammes qui s'échappent du fauteuil do la présidence, quelques-unes
[aillent tomber sur quelques membres de la majorité. Nous plaignons les blessés;
mais ils ne doivent ni trop se plaindre eux-mêmes ni surtout trop se souvenir.
Nous blâmons donc, comme on le voit, l'assemblée quand elle nous semble
[i()-2 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir tort; mais nous devons la louer aussi quand, reconnaissant elle-même
ses torts, elle rappelle avec un ensemble admirable M. Dupin au fauteuil de la
présidence, et qu'elle fait ce que nous aimons le mieux voir faire à une assem-
blée et ce que nous souhaitons le plus que fasse la majorité actuelle : acte de
déférence envers un de ses plus illustres chefs.
L'hésitation malencontreuse de la majorité dans le scrutin de la présidence
n'est pas le seul tort que la majorité nous semble avoir eu dans cette quinzaine.
H a, en effet, fallu deux votes pour faire déclarer l'urgence de la loi sur les
instituteurs communaux. Nous savons bien à quoi tenait le scrupule de quel-
ques personnes. Elles se défient de la mobilité de l'administration, et quand il
s'agit de remettre entre les mains des préfets la direction de l'instruction pri-
maire, elles craignent qu'un beau jour les préfets ne soient changés tout à coup
en commissaires-généraux de la république rouge. Oui, la république rouge est
fort à craindre, si elle se mêlait encore de diriger l'instruction primaire; mais
nous en concluons qu'il faut tout faire pour empêcher l'avènement de la répu-
blique rouge; et comme la loi des instituteurs communaux a pour but d'em-
pêcher l'avènement de cette république, nous en concluons encore qu'elle est
utile, urgente, et qu'il ne fallait pas hésiter à voter. Nous remarquons en
même temps que les personnes qui étaient tentées de préférer aux préfets,
pour le moment, des comités départementaux plus ou moins bien composés, ces
personnes-là ne se rendent pas un compte exact des choses mêmes qu'elle^
craignent. Si, en effet, la république rouge revient, elle ne respectera pas phi>
les comités que les préfets, et elle remplacera les uns par ses clubs, les autre.^
par des commissaires.
Nous savons bien qu'une autre raison encore poussait quelques personnes à
hésiter sur l'urgence de la loi. Elles craignaient que la loi provisoire ne devint
une loi définitive; elles auraient dû cependant se rassurer par les déclarations
de M. de Parieu, ministre de l'instruction publique, et surtout par l'intervention
de M. Mole, demandant que la loi n'eût qu'une durée fixée par la loi elle-même.
M. Mole avait bien vu, avec cette sûreté de coup d'œil que lui donne sa longue
expérience parlementaire, que c'était sur ce point que l'assemblée pouvait se
diviser et causer en même temps un échec au ministère. Or, il faut remarquer
que les hommes les plus considérables du parlement, loin d'avoir contre le mi-
nistère les mauvais desseins qu'on leur prête, s'emploient avec zèle à épargner
au pouvoir les moindres échecs. Ils le servent avec bonne foi; ils le servent de
haut, il est vrai, mais ils ne l'en servent que mieux, selon nous, et avec plus
d'autorité. M. Mole voulait que la loi sur les instituteurs communaux fût adop-
tée, non comme définitive, mais comme mesure transitoire et urgente, et il a
puissamment contribué, par ses conseils, à faire revenir une partie de la ma-
jorité sur là mauvaise humeur intempestive qu'elle avait témoignée.
Nous ne voulons pas indiquer ici les services signalés que M. Mole a rendus
depuis un an à la cause de l'ordre par sa conciliante et puissante intervention.
■Qu'il nous suffise de dire que personne n'a au plus haut degré le sens et le
goût du possible. Or, c'est là, dans notre pauvre pays, l'art suprême de la po-
litique : savoir ce qui est possible à chaque heure, à chaque moment, dans cet
empire du vide que nous traversons, quoi de plus rare et de plus utile?
«
REVUE. — CHRONIQUE. 36:î
Nous venons de parler de M. Mole, de M. Dupin, de M. de Broglie; nous avons
aussi prononcé le nom de M. Guizot. Il y a dans le monde des malicieux qui,
sachant le goût que nous avons pour réunir dans le même faisceau les grands
noms et les grandes influences, se disent sans doute, en nous lisant, que nous
aurions bien grande envie en ce moment de faire aussi l'éloge de M. Thiers,
mais que nous sommes embarrassés, parce que le discours que M. Thiers a fait
sur raffaire de la Plata est complètement contraire à l'opinion que nous avons
(>xprimée sur cette question. Ces malicieux, nous le craignons, n'ont pas com-
pris que le discours de M. Thiers est plus important que la question qu'il trai-
tait et plus élevé que sa concbision. M. Thiers, avec cette hauteur et cette
('tendue de vues qui caractérise l'homme d'état, a traité la question des intérêts
de notre commerce et de notre civilisation dans l'Amérique du Sud, vaste
(juestion toute générale, où la Plata a sa place, mais n'a que sa place. Aussi
consentons-nous de grand cœur à voir le gouvernement ne pas suivre les con-
seils de M. Thiers dans l'affaire de la Plata, à condition que le discours de l'o-
lateur deviendra le manuel de notre diplomatie dans toute l'Amérique du Sud.
(jGs discours-là, quoi qu'on en dise, sont des actions, car ils dirigent et règlent
l'action des gouvernemens intelligens.
La question des intérêts commerciaux de la France dans l'Amérique du Sud
est le seul point, à nos yeux, qu^ mérite désormais un examen sérieux dans
l'affaire de la Plata; le reste, à parler franchement, nous touche peu. Nous
ne croyons pas, et jamais nous n'avons pu croire l'honneur de la France for-
Icment engagé dans cette guerre sauvage, que des passions locales ont allumée
entre Montevideo et la République Argentine; mais il nous importe beaucoup
le savoir, en effet, si l'Amérique du Sud, si les rives de la Plata peuvent offrir
à la France cette vie nouvelle qu'elle cherche depuis si long-temps pour sa na-
vigation marchande, frappée de décadence malgré tant d'efforts faits pour la
ranimer. Est-il permis d'espérer que notre navigation marchande, le principal
lilément de notre puissance maritime, retrouvera dans ces nouveaux parages le
rang qu'elle a perdu ailleurs? Le doute n'est pas possible, quand on écoute
\\. Thiers; car M. Thiers est convaincu, et il exprime sa conviction de manière
la faire passer dans les esprits.
Quiconque a regardé les états de douanes sait jusqu'à quel point notre com-
merce maritime a baissé sur toutes les mers. Pendant que nos exportations ont
■ loublé, le mouvement de notre navigation commerciale a diminué de plus en
plus, et notre pavillon marchand a été remplacé par ceux de l'Angleterre et des
ijtats-Unis. Lorsque nous avons supprimé, sous la restauration, la surtaxe qui
protégeait notre pavillon, nous avons fait peut-être un acte de loyauté et de
désintéressement; mais, ce jour -là, nous avons signé de nos propres mains
iiotre déchéance maritime. Favorisées par des circonstances particulières, l'An-
uieterre et l'Amérique du Nord nous ont promptement dépassés. L'Angleterre
s'est emparée du transport de la houille; l'Amérique du Nord s'est emparée du
transport des cotons. Comment lutter à présent contre ces deux faits? Pouvons •
nous rétablir la surtaxe du pavillon? Personne ne le proposerait aujourd'hui.
Est-ce le régime de la protection qui nous tue, et faut-il, pour nous sauver,
supprimer tous nos tarifs? Personne n'y songe précisément. Cependant le mal
364 REVUE DES DEUX MONDES.
s'aggrave tous les jours, et la révolution de 1848 est venue porter un dernier
coup à notre marine marchande. Nos ports s'emplissent de navires qui ont dit
adieu à la mer et qui sont destinés à pourrir dans les bassins. Pour arrètei
cette décadence, nous dit M. Thicrs, il n'y a plus qu'un moyen, un seul : c'est
d'assurer l'ascendant du pavillon de la France dans l'Amérique du Sud. Là,
nous trouvons, pour nos produits, un débouché immense. Nous trouvons une
population qui a triplé en douze années, un commerce intérieur, comme celui
du Brésil , qui a doublé en dix ans, ou comme celui de la Plata, qui, dans la
même période de temps, s'est élevé, de quatre ou cinq millions , à quarante.
Là, enfin, nous avons aflaire aune civilisation naissante, à des populations
agricoles, qui accueillent avec empressement les produits de notre industrie,
et qui ne peuvent avoir aucun intérêt à les repousser par des mesures prohi-
bitives. Aussi, malgré le peu d'élan que nous mettons d'ordinaire dans nos en-
treprises commerciales, le chiflre annuel de nos opérations dans l'Amérique
du Sud est déjà monté à 130 millions. C'est le tiers de notre commerce dans
les deux Amériques, mais avec cette différence que, sur quatre cents bàtimens
de commerce dans l'Amérique du Nord, il y a cinquante bàtimens français cl
trois cent cinquante américains, tandis que, dans l'Amérique du Sud, pour
trois cents bàtimens français, il y a cinquante bàtimens étrangers.
L'Amérique du Sud est donc, pour notre navigation marchande, un champ
illimité. Là, nous sommes maîtres du présent et maîtres de l'avenir, à une
condition toutefois, c'est que notre gouvernement saura faire respecter le nom
de la France. Tous les hommes sensés seront d'accord là-dessus avec M. Thiers.
Oui, le gouvernement de la France doit montrer, dans l'Amérique du Sud, dr
la fermeté et de la vigueur. Malheureusement, et c'est ce qui nous faisait incli-
ner, pour notre part , vers la solution que présentait le traité de l'amiral Le
Pi'édour, malheureusement, disons-nous, il est plus facile de tracer les règles
d'une politique de ce genre que de les appliquer. Les circonstances en ont rendu
l'application plus difficile que jamais. — Si la France hésite à frapper dans la
Plata , c'est parce qu'elle ne sait pas bien , après tout , quel est le lieu où elK;
doit faire sentir le poids de son épée. Et pourquoi l'ignore-t-elle,? La raison en
est connue de tout le monde aujourd'hui. Les explications de M. Gros, pléni-
potentiaire du gouvernement provisoire dans la Plata en 1848, ont- dissipé là-
dessus tous les doutes. M. Gros, c'est lui qui le déclare, avait reçu l'ordre formel.
et quoi qu'il arrivât, de lever le blocus de Buenos-Ayres. Il a dû exécuter cet
ordre, et voici ce qui en est résulté : des milliers de Français ont abandonné
Montevideo pour Buenos-Ayres, où ils ont transporté leur commerce et leui
avoir, de sorte que, dans cette situation nouvelle qu'a créée le gouvernement
provisoire, on ne savait plus, à vrai dire, où est l'intérêt français, s'il est à Bue-
nos-Ayres ou à Montevideo.
Le rapport de M. Daru avait tout d'abord singulièrement embrouillé la ques-
tion. L'honorable rapporteur avait engagé la discussion en acculant le cabinet
aune situation presque désespérée. Le gouvernement, avait-il dit, veut pro-
longer le statu quo; eh bien ! il faut en sortir : il faut dénoncer la convention
du 12 juin, à la fois ruineuse et déplorable pour la France, cruelle et inhu-
maine pour la ville de Montevideo, dont elle ne fait que traîner l'agonie eu
REVUE. — CHRONIQUE. 365
distribuant parcimonieusement aux habitans le strict nécessaire pour ne pas
mourir de faim. Le gouvernement veut négocier encore; eh bien! il faut re-
pousser toute négociation nouvelle comme inutile et ne pouvant aboutir à rien,
car le général Rosas est décidé à tout refuser. M. D.aru, on le voit, a traité la
(juestion de Montevideo comme une équation algébrique. Confondant dans ses
foimes les passions et les intérêts d'amour-propre, lés rapports officiels et le&
simples dires, les appréciations vagues d'agens incompétens et l'opinion raison-
née des hommes les plus capables, leur donnant à tous, la même valeur, il a.
l'iiit sortir de sa formule mathématique les plus étranges erreurs. Il n'a pas
craint de faire vibrer toutes les fibres de notre vanité française, et de montrer
à la nation son gouvernement comme contraint d'agir entre la honte, l'im-
puissance ou la folie.
Quand M. Thiers est venu, à son tour, en appeler aux armes de la France,
il s'est bien gardé de lé faire au nom d'engagemens chimériques en faveur
d'un, état étranger, qui avaient été aussi fun des principaux argumens de
M. Dai'u. C'est un intérêt essentiellement français qu'il a invoqué tout d'a-
bord; c'est pour venger des Français égorgés, c'est pour obtenir des indem-
nités en faveur de nos compatriotes pillés et dépouillés qu'il a demandé la
guerre. M. Thiers a raison : si nos nationaux ont été égorgés, s'ils ont été
maltraités et que l'autorité locale leur dénie la justice qui leur est due, c'est
aux armes de la France de la leur faire obtenir; mais ces actes odieux sont-
ils vrais? On peut hardiment défier qui que ce soit d'en fournir la preuve.
Notre chargé d'affaires à Buenos-Ayres a, dans un manifeste, donné le démenti
le plus formel à ces prétendues avanies dont les autorités du pays se seraient
rendues coupables envers nos compatriotes. Dans les affaires judiciaires où nos
nationaux français étaient engagés, un attaché de la légation de France assis-
tait au tribunal, à la requête même du juge du district, et, malgré la pointil-
leuse rigueur avec laquelle il soutenait les droits de ses nationaux, il lui a été
impossible de surprendre la moindre partialité dans les jugemens rendus. Faut-U
encore un trait pour achever de montrer combien, dans cette malheureuse ques-
tion. On semble se plaire à accumuler les plus chimériques accusations pour
éiiarer l'opinion publique? Les gens de Montevideo avaient publié une liste de
proscrits traîtreusement égorgés, disait-on, par Oribe. Nos agens et nos officiers
à Buenos-Ayres voulurent vérifier par une sorte d'enquête ces atroces exécutions»
et ils purent se convaincre que la plupart des noms portés ^ur ces listes mor-
tuaires appartenaient à des hommes pleins de vie. Si, par suite d'événemens
de guerre, il y a lieu à quelque demande en indemnité de la part de nos na-
tionaux, c'est aux tribunaux de décider : nous ne pouvons intervenir en armes
qu'en cas de déni de justice du pouvoir local.
C'est d'ailleurs une grave erreur de croire que Montevideo puisse devenir un
jour le centre du commerce de la Plata : la nature en a ordonné autrement.
Buenos-Ayres est le point de convergence obligé de toutes les grandes voies de
communication de l'Amérique centrale ; là viennent aboutir l'Uruguay, le
Pai-ana et les grandes routes qui , d'une jfrontière à l'autre des états de la con-
fédération, vont jusqu'en Bolivie et dans le Haut-Pérou. Là convergent aussi
es routes qui, à travers les pampas, franchissent la Cordillière et unissent les
360 REVUE DES DEUX MONDES.
deux Océans; là se dirigent enfin les routes du sud-ouest, qui servent de déver-
soir aux eslancias riches en céréales, riches en bestiaux , que la civilisation a
depuis peu conquises sur les sauvages voisins de la Patagonie. Montevideo n'a
donc qu'une importance secondaire comme succursale de Bucnos-Ayrcs. Que
ces deux villes soient ennemies, que leurs relations soient suspendues, et Mon-
tevideo n'est plus que la capitale de l'état pauvre encore de l'Uruguay. Les plus
beaux discours ne changeront rien à cet ordre de choses; Montevideo ne sera
jamais, à l'égard de la confédération argentine, qu'à peu près ce qu'est Marseille
à l'égard de la France. C'est par le commerce, par l'industrie, par une émigra-
tion laborieuse et honnête que nous fonderons notre influence en Amérique.
Vouloir la créer par les armes, vouloir établir impérialement notre supériorité,
c'est oublier le sentiment d'indépendance qui anime tout Américain. Il n'est
plus permis aujourd'hui de se faire la moindre illusion sur ce point. Si l'Amé-
rique du Sud offre à notre navigation de si belles perspectives, c'est à la con-
dition que nous nous y présenterons avec un esprit de paix; elle se fermerait
devant nous, si nous y portions l'agitation et la guerre.
Nous voulons dire un mot des pièces publiées ces derniers jours sur la ques-
tion du tombeau de l'empereur. En parcourant les pièces de ce procès, car
c'est un procès de comptabilité beaucoup plutôt qu'une question politique,
nous voyons bien que Yaffarre du tombeau, pour nous servir du terme employé
dans le rapport, n'a pas été conduite avec la prudence et la régularité nécea
saires. Les crédits alloués ont été grandement dépassés. Les plans ont été ma
conçus. Les devis n'ont pas été rédigés avec soin. Les évaluations de la dépené|
ont été fautives. Nous sommes pleinement d'accord là-dessus avec la commis-
sion; mais nous eussions désiré qu'elle en fût restée là, car nous ne voyons pas,
en vérité, pourquoi elle est allée plus loin. On insinue dans le rapport que le
désordre a été calculé; on fait allusion à des complaisances coupables; on parlé
de fonctionnaires indifférens à leurs devoirs, qui se laissent emporter à l'irré-
sistible séduction des grands travaux , lesquels, dit-on, procurent à la fois do
l'influence, de la renommée et du profit ! A qui s'adressent ces accusations? De
qui s'agit-il? S'il ne s'agit de personne en particulier, ce ne sont donc que des
suppositions. Dans ce cas, il eût été convenable de s'abstenir.
Si l'on a voulu désigner quelqu'un , il eût fallu s'exprimer d'une manière
moins vague. Quand on accuse, il faut toujours parler nettement, La minorité
de la commission a été de cet avis, car elle a protesté énergiquement contre
les insinuations du rapport; mais il n'a pas été tenu compte de ses observations.
Que devons-nous penser de tout cela? Faut-il croire que la majorité de la
commission a été tracassière, malveillante, qu'elle s'est laissé aller trop facile-
ment à des soupçons injustes, qu'elle n'a pas été fâchée de mettre en cause un
ancien ministre de la monarchie, qu'elle a cru que cela aurait bon air vis-à-vis
de la république? Et de fait, les mauvaises langues de la république ont déjà
singulièrement abusé du rapport de la commission. N'importe, nous aimons
mieux croire que les honorables membres qui composaient cette commission
ont été complètement étrangers à des considérations de cette nature. Pour eux,
pour l'honorable rapporteur surtout, la question du tombeau de l'empereur a
été une question d'art. Or, lorsque les arts s'introduisent dans la politique, ils
REVUE. — CHRONIQUE. 367
y apportent naturellement leurs préférences et leurs passions. La politique s'en
ressent, et elle en reçoit le contre-coup. Voilà ce qui explique pour nous le
rapport de M. de Luynes. Ce sera la première fois de sa vie que M. de Luynes
aura manqué aux devoirs de la charité , mais aussi , dans cette circonstance,
comment aurait-il pu résister à la tentation? M. de Luynes n'est pas seulement
nu protecteur éclairé des arts, il est artiste lui-même et homme de goût. Comme
artiste, il avait conçu l'exécution du tombeau de l'empereur d'une certaine ma-
nière. Il avait son plan; l'administration a gardé le sien. De là une irritation
que nous trouvons bien excusable. En fait d'art , on n'abandonne pas facile-
ment ses convictions, et M. de Luynes ne pouvait point pardonner à la division
des beaux-arts de lui avoir gâté son monument.
Nous n'irons pas plus loin sur cette affaire. S'il s'agit d'une querelle d'ar-
tistes, nous déclinons notre compétence. L'ancienne administration des beaux-
arts aura à s'entendre avec ses architectes pour démontrer que les crédits
alloués n'étaient pas suffisans, que les plans primitifs ne répondaient pas à la
grandeur de l'œuvre qu'on s'était proposée, qu'il a fallu les modifier, et qu'à
l'exception de certaines erreurs dont tout le monde doit s'empresser de con-
venir, les modifications faites méritent d'être approuvées. Les adversaires au-
ront à démontrer que les crédits suffisaient, qu'il n'était pas nécessaire de mo-
difier les plans, que l'on est tombé dans des prodigalités inutiles, et, entre
autres choses, qu'on aurait pu se dispenser de substituer des marbres de Car-
rare aux marbres de l'Isère, du marbre plein au marbre plaqué, et des colonnes
de marbre à des colonnes de bois doré. Du bois doré pour des colonnes torses
de quarante-cinq pieds de haut! cela, en effet, nous semble avoir été peu ré-
fiéchi dans le principe, et si l'administration des beaux-artsa voulu du marbre,
nous ne voyons pas qu'elle ait commis un si grand crime. Du reste, c'est atTaire
de goût, c'est une question d'art, nous n'y touchons pas. S'il s'agit d'une ques-
tion politique , le bon sens public saura apprécier selon leur valeur les atta-
ques rétrospectives que la commission, à notre grande surprise, a cru devoir
diriger contre l'administration du dernier règne. De pareilles attaques, au-
jourd'hui, sont un anachronisme. L'administration, sous la monarchie, se lais-
sait trop facilement accuser; c'était son tort. Elle pensait que son honneur
n'était pas à la merci des faiseurs de libelles et de pamphlets. Elle comptait
sur la sagesse et sur l'intelligence de l'opinion ; fatale erreur ! la calomnie a
été plus forte que la vérité. Un jour est arrivé où cette même administration,
insultée chaque matin dans les journaux , a comparu sans défense devant ses
adversaires. Tous ses papiers, tous ses secrets, sont tombés entre les mains de
ses accusateurs eux-mêmes. Eh bien! qu'ont-ils trouvé? qu'ont-ils vu? quelle
fraude, quelle malversation ont-ils découvertes? quel administrateur a été mis
en cause?
A propos de cette question du tombeau , on a parlé d'un rapport de la cour
des comptes. On devrait savoir d'abord que la cour des comptes n'a pu être
chargée de faire un rapport sur des dépenses qui n'ont pas encore été payées.
La cour des comptes, son nom l'indique, juge des comptes et n'a pas à se pro-
noncer sur des demandes de crédits. Cela regarde la législature. L'erreur com-
mise à cet égard vient de ce qu'en effet plusieurs membres de la cour des
368 REVUE DES DEUX MONDES.
comptes ont été appelés auprès de la commission pour vérifier les pièces de
dépenses réglées et non soldées. Leur rapport, très impartial, a été publié à la
suite du travail de la commission , et Ton verra qu'il est bien loin d'exprimer
ce que de part et d'autre on a voulu lui faire dire. En résumé, il est empreint
d'une juste sévérité pour les irrégularités financières, et il écarte en même
temps la responsabilité morale du ministre. Nous n'avons pas besoin de dire,
à plus forte raison, qu'il écarte sa responsabilité matérielle. Nous adoptons, pour
notre part, ces conclusions. Puisque nous parlons de la cour des comptes, il ne
sera pas inutile de rappeler que l'assemblée est saisie d'une proposition tendant
à rétablir sur leurs sièges les magistrats de cette cour qui ont été frappés par
des décrets du gouvernement provisoire. Il serait urgent d'effacer du seuil de
la magistrature cette dernière trace des violences de février.
— Les réformes administratives et financières continuent d'absorber exclusi-
vement l'attention du gouvernement et du parlement espagnols. D'incessans con-
flits d'attributions paralysaient jusqu'ici l'action respective des chefs politiques
et des intendans. Un décret royal vient de supprimer ces deux autorités et de
concentrer leurs pouvoirs dans les mains d'un fonctionnaire unique, qui prend
le titre de gouverneur de province. C'est là un grand pas de fait vers cette cen-
tralisation administrative qui, chez nous, est depuis quelque temps l'objet
d'une défaveur à beaucoup d'égards méritée, mais qui, en Espagne, est une
réaction légitime et nécessaire. Coirjme toute réaction d'ailleurs, la mesure
dont il s'agit substitue à l'excès un excès contraire. Que dirions-nous, en
France, d'un système d'après lequel les préfets cumuleraient, avec leurs attri-
butions actuelles, celles des directeurs des contributions directes et indirectes,
du directeur de douanes et du directeur de l'enregistrement, d'un système qui,
en d'autres termes, joindrait aux causes de froissernent que les susceptibilités
départementales et communales créent autour de l'administration civile cette
impopularité dont nulle part le fisc n'est exempt? 11 y a là le gernie de plus
d'un danger que l'expérience révélera. Avouons-le cependa.nt, au point de vue
de ses effets immédiats, la réforme qui vient d'être décrétée est un bienfait
réel. L'anarchie, le gaspillage et toutes ses conséquences étaient arrivés à un
tel degré dans certaines provinces, que le gouvernement se voyait dans l'impos-
sibilité de saisir de loin tous les fils de cette vaste conspiration organisée par
les employés inférieurs contre le trésor et les contribuables. Les pouvoirs uni-
versels et presque dictatoriaux que vont cumuler les gouverneurs de province
proportionnent le remède au mal en transportant en quelque sorte la centrali-
sation gouvernementale, avec tous ses moyens d'action et de répression, au
foyer même des abus.
Le sénat a sans doute voté, à l'heure qu'il est, une réforme non moins im-
portante, celle qui modifie la législation et la pénalité en matière de finances,
et notamment de douanes. Outre qu'elle n'était pas en rapport avec le nouveau
système douanier de l'Espagne, la législation actuelle sur la contrebande avait
deux très graves inconvéniens. La pénalité, d'une part, s'y trouvait trop peu
graduée, de sorte qu'à risques égaux le fraudeur • avait ■ tout mtérêt à fane la
contrebande en grand. Cette pénalité, d'autre part, était si rigoureuse, que le
REVUE. — CHRONIQUE. 360
contrebandier, se voyant placé, dans beaucoup de cas, sur la même ligne que
les voleurs, résistait rarement à Tenvie de cumuler les profits d'une assimila-
tion dont il cumulait les charges. La contrebande était ainsi devenue la pépi-
nière officielle des bandits. La nouvelle loi pallie ce double inconvénient, et
nous n'y trouverions, pour notre part, à reprendre qu'une seule disposition :
c'est celle qui défère les délits en matière financière à une juridiction spéciale.
Mettons de côté la question d'économie, oublions même ce qu'a d'illogique ce
fractionnement des attributions judiciaires dans un moment où le gouverne-
ment fait de si courageux efibrls pour établir partout ailleurs l'uiiité; resterait
la question de savoir si un tribunal exceptionnel peut avoir la même autorité
morale que les tribunaux ordinaires. C'est douteux, surtout pour une des classes
de délits qui vont tomber sous l'action de ce tribunal exceptionnel. L'opinion
est en tout pays, l'Angleterre seule exceptée, d'une excessive indulgence pour
la contrebande; soumettre celle-ci à une juridiction distincte, n'est-ce pas en-
courager et justifier cette tendance dangereuse qu'ont déjà les masses à la dis-
tinguer des autres délits?
A propos de douanes, voici une bonne nouvelle pour notre commerce. On
avait paru craindre que le gouvernement espagnol, en vue de satisfaire à cer-
taines exigences locales, ne s'inspirât d'une pensée restrictive dans la désigna-
tion des bureaux qui, aux termes du nouveau tarif, allaient être ouverts aux
importations et aux exportations. Une ordonnance royale est venue dissiper ces
inquiétudes. Alicante, Almeria, Barcelone, Bilbao, Cadix, Carrif, Carthagène,
Ciudad-Real de las Palmas, la Corogne, Gijon, Valence, Mahon, Malaga, Mo-
tril, Orotava, Palamos, Palma de Majorque, Sainte-Croix de Ténérife, San-
tander, Saint- Sébastien, Séville, Tarragonne, Yigo, Rosas, c'est-à-dire tous
les ports espagnols un peu importans de l'Océan et de la Méditerranée, sont
ouverts par cette ordonnance au commerce d'importation et d'exportation et
au cabotage. Les quelques exceptions qui ont été faites n'ont aucun intérêt
pour le conlmerce étranger. La frontière de terre n'est pas moins bien traitée.
Pour ne parler que de la ligne des Pyrénées, nous n'avons pu relever, dans
la désignation des bureaux qui seront ouverts à nos échanges internationaux,
une seule omission réellement dommageable pour notre commerce. L'une des
pensées fondamentales de la réforme douanière votée par les cortès au' mois
de juin dernier se trouve ainsi réalisée. Les importations et les exportations
espagnoles, dont tant d'intrigues extérieures et intérieures cherchaient à fausser
la direction, sont rendues à leur équilibre naturel.
Au sein du congrès, les questions administratives et -financières à l'ordre du
jour ont donné lieu à quelques escarmouches qui font pressentir une discus-
sion des budgets très orageuse. La situation espagnole subit aujourd'hui l'in-
convénient habituel des situations fortes. Les diverses nuances d'opinions qui
s'étaient confondues en face du danger reviennent à leurs tendances propres,
depuis que toute complication, tant extérieure qu'intérieure, semble avoir dis-
paru. Nous doutons cependant que le cabinet Narvaez, bien qu'on en fasse
courir le bruit, ait à recourir de long-temps à l'expédient extrême d'une disso-
lution dont les conservateurs dissidens seraient fort exposés du reste à payer
les frais.
TOME Y. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
— Depuis la fin de la guerre de Hongrie, l'Autriche est redevenue maîtresse
de ses mouvemens. Comment use-t-elle de la liberté d'action que la paix lui a
rendue? Le concours prêté par la Russie à la maison de Habsbourg donnait
lieu de craindre que la politique autrichienne ne cédât facilement à ses primi-
tives inclinations, et ne revînt purement et simplement aux pratiques et aux
doctrines de l'absolutisme. l\ semblait même que ce fût là une des conditions
de l'alliance conclue entre Vienne et Saint-Pétersbourg.
La dissolution du parlement de Kremsier, l'octroi de la constitution du
4 mars 1849, les retards que l'application de cette charte éprouvait depuis
tantôt une année, enfin l'établissement du régime de l'état de siège en perma-
nence et la suspension arbitraire des principales libertés publiques, tous ces
actes pouvaient être regardés comme autant de présages de desseins peu favo-
rables au système constitutionnel. Il est arrivé heureusement que l'Autriche a
entrevu dans l'adoption de ce système un merveilleux moyen de force qu'elle
cherchait inutilement depuis de longues années. On se rappelle quelle était à
la fin du dernier siècle la politi(jue de l'Autriche. Joseph H s'épuisait sans
succès à relier entre eux dans une unité plus étroite les membres hétérogènes
de l'empire. Ce souverain avait beau chercher dans les classes laborieuses un
appui contre les résistances locales de l'aristocratie terrienne; l'aristocratie des
provinces représentait leur nationalité distincte. Partout le ressort de la natio-
nalité avait une énergie telle que de l'entreprise de Joseph H il ne resta que
les rancunes et la défiance des populations à l'égard du germanisme. Or, les
insurrections dont l'Autriche a été depuis un an le théâtre lui ont justement
fourni l'occasion de reprendre l'œuvre tentée par Joseph H. Elles ont sapé
l'autorité de l'aristocratie, et de plus, par une rencontre qui n'était point à
dédaigner, tandis que la Lombardie et les Magyars se soulevaient contre l'Au-
triche, les autres populations se sont soulevées pour le maintien de l'empire.
Pendant que la malheureuse Lombardie succombait, la Hongrie, qui, avec sa
féodalité puissante, formait une sorte d'état dans l'état, préparait sa ruine.
Dès-lors les législations exceptionnelles et locales perdaient beaucoup de leur
force, et l'Autriche pouvait sérieusement reprendre cette pensée d'unité, aupa-
ravant impraticable. Point d'unité possible sans une constitution radicalement
nouvelle qui fit une part convenable à la liberté politicpie, en lui donnant pour
base l'égalité civile. Point d'unité sans une diète centrale qui tînt réunis à
Vienne les représentans des diverses provinces, et fît de la capitale de l'empire
le vrai foyer des affaires et de la vie politique. De là le retour de l'Autriche vers
le régime parlementaire, retour intéressé, mesuré, mais nécessaire, et, nous le
croyons, irrévocable. Aussi bien, l'Autriche, quoique victorieuse et encouragée
par la Russie, n'aurait pu, sans péril, retirer les promesses libérales qu'elle avait
faites naguère aux populations, et, en organisant aujourd'hui ces libertés pro-
mises, elle a encore bien des écueils à éviter.
L'Autriche veut, avons-nous dit, s'assurer une unité plus forte, et elle le peut;
mais elle ne le peut que dans de certaines limites, et elle risquerait beaucoup à
les dépasser. Oui, l'unité est possible aujourd'hui en Autriche, mais elle ne l'est
qu'à la condition de laisser un large rôle au provincialisme, ou, pour mieux
dire, à la nationalité. Si la diète de Vienne, si le pouvoir central devaient ab-
REVUE. — CHRONIQUE. 371
orber les attributions des diètes et des pouvoirs locaux, mieux vaudrait n'a-
oir rien changé à la vieille politique. Les populations qui ont pris si loyale-
ment les armes en faveur de l'Autriche s'accommoderaient mieux du régime
d'autrefois que d'une centralisation qui leur donnerait la liberté civile en étouf-
fant leur nationalité. Qui dit unité ne dit point nécessairement centralisation.
! ne polémique des plus animées vient de s'élever à ce sujet entre le chef du
parti slave, en Bohême, M. Palacki, et la presse allemande de Vienne. Tandis
que celle-ci recevait le concours des principaux organes de l'opinion en Alle-
magne, M. Palacki trouvait un écho puissant dans toutes les provinces de l'em -
|)ire et dans le journalisme de tous les pays slaves. Le savant professeur d&
Pragiie, inquiet des projets de centralisation auxquels le germanisme essaie de
pousser le cabinet, a tracé le programme du parti slave avec une grande pré-
cision d'idées. Suivant lui, la question constitutionnelle est fout entière entre
la centralisation et le fédéralisme. Dans sa pensée, le fédéralisme ne s'oppose
point à l'unité. Quelle serait donc de ce point de vue l'organisation de l'em-
pire? Il renferme sept peuples très distincts; il y aurait sept grandes provinces
avec des diètes et une administration responsable pour tous les intérêts locaux.
Le pouvoir central, tempéré par la diète générale de Vienne, conserverait les
attributs de la souveraineté politique, la direction des affaires étrangères, des
finances, de la guerre, de la marine. Au moment même où le débat des ques-
tions formulées par M. Palacki était dans toute sa vivacité, le ministère a offi-
ciellement annoncé la publication des constitutions provinciales. Selon toute
vraisemblance, ces constitutions ne répondront pas exactement à la pensée du
jiarti fédéraliste. Au lieu de sept provinces qui seraient puissantes individuels
lement, et dans le sein desquelles se concentrerait avec force la vie de chaque
nationalité, l'on essaiera de dix à douze subdivisions, qui peut-être tiendront
séparés les Bohèmes des Slovaques, les Polonais des Ruthéniens, les Croate?
•les lUyriens et des Serbes, les Valaques de la Transylvanie de ceux de la Hon-
grie. En outre, le pouvoir central conservera assurément plus d'attributions
[ue le parti fédéraliste ne voudrait lui en reconnaître. Toutefois, si l'on en
[tout juger d'après la constitution de la province dont Vienne est le chef-lieu,
une bonne partie de l'administration sera aux mains des autorités locales, et une
fois la diète générale réorganisée, une fois le régime parlementaire rétabli et le
gouvernement des majorités devenu loi fondamentale, le reste sera l'alTaire des
•'lus du pays et du pays lui-même. A défaut d'un résultat plus grand, il est du
: iioins constaté dès à présent que l'Autriche, tout en s'efforçant de rester aussi
germanique que possible, en réagissant même contre les vœux des publlcistes
■slaves, ne songe point à se replacer sous le régime de la souveraineté absolue.
\ la vérité, c'est avec lenteur qu'elle marche; cependant elle se meut.
— Les premières opérations du congrès américain ont pleinement justifié
l'exposé qui a été fait ici même (1) de la situation politique des États-Unis. La
chambre des représentans n'a pu élire un président qu'après soixante-quatre
scrutins, qui ont employé plusieurs semaines. Dès le premier jour de la session,
(1) Voyez la Revue du l*"" janvier 1850.
372 REVUE DES DELX MONDES.
les députés des deux partis s'étaient réunis pour faire choix chacun du can-
didat qu'ils porteraient à la présidence; mais les partisans de la liberté du sol
ne se rendirent ni à Tune ni à l'autre des deux réunions, et s'assemblèrent sé-
parément. Une scission éclata au sein de la. réunion des whigs; M. Toombs,
député de la Géorgie, demanda qu'avant toute décision les mernbres présens
prissent l'engagement d'écarter par l'ordre du jour toute proposition de nature
à porter atteinte aux institutions particulières du sud. Les députés whigs du
nord se récrièrent sur la violence morale qui leur était faite, et M. Toombs se
retira, suivi de quelques autres députés du sud. On voit que l'attitude agres-
sive prise par la petite phalange des partisans de la liberté du sol a eu pour
premier résultat de donner naissance à une autre fraction déterminée à sacrifier
les intérêts de parti à la défense de l'esclavage. Quand le scrutin, qui a lieu de
vive voix, s'ouvrit, on vit les partisans de la liberté du sol voter pour M. Wil-
mot, et six ou sept whigs du sud perdre obstinément leurs voix tantôt sur l'un,
tantôt sur l'autre d'entre eux. Il en a été ainsi jusqu'à la fin, en sorte que ni
les whigs ni les démocrates, dont les forces se balancent exactement , n'ont ja-
mais pu donner la majorité à aucun candidat de leur parti. Après soixante
scrutins inutiles, les deux partis nommèrent un comité mixte, chargé de cher-
cher les moyens de départager la chambre, et, conformément à la décision du
comité, il fut décidé qu'il serait procédé encore à quatre scrutins, et que si
aucun membre n'obtenait la majorité absolue, celui qui réunirait la majorité
relative serait proclamé président. Au soixante-quatrième tour de scrutin,
M. Howell Cobb, député de la Géorgie et démocrate, ayant réuni i02 voix, tandis
que M. Winthrop, candidat des whigs, n'en avait que 100, se trouva président.
Il était temps qu'un terme fût mis, par cette élection, aux stériles débats qui
consumaient le temps de l'assemblée, et qui devenaient chaque jour plus irri-
tans. La persistance du petit noyau des partisans de la liberté du sol à para-
lyser les efforts des deux grandes fractions de la chambre attiraient sur eux
mille attaques ouvertes ou déguisées, et ils y répondaient par des provocations
à l'adresse des députés du sud. L'un d'eux ayant exprimé l'espoir de la prochaine
abolition de l'esclavage dans le district fédéral, un démocrate du sud, M. Col-
cock , se leva et s'écria que, si aucune motion des free-soilers venait à être
adoptée, il en proposerait une à son tour ainsi conçue : « La dissolution de
rinion est prononcée. » Si, dès les premières séances, une simple parole suffit
à faire émettre de semblables menaces, quels orages vont donc éclater au scin
du congrès, quand la question même de l'esclavage sera posée devant lui?
Le message du général Taylor, adressé au congrès le lendemain de 1 élec-
tion de M. Cobb, reflète fidèlement les préoccupations du public américain.
Le président recommande au congrès d'éviter les questions irritantes qui ré-
pandent une pénible inquiétude au sein de la nation : il rappelle l'avis solennel
adressé par Washington aux représentans du pays ce de ne donner jamais oc-
casion de désigner les partis par des distinctions géographiques. » M. Taylor
annonce que la Californie et le Nouveau-Mexique vont prochamement de-
mander à être admis dans l'Union; les populations de ces deux états, avant de
solliciter leur admission, se seront donné une constitution et auront résolu elles-
mêmes toutes les questions qui les intéressent; le congrès ne devrait-il pas s'en
REVUE. — CHRONIQUE. 37,1
■ipporter purement et simplement à leur initiative? Tel est le conseil que lui
lonne le général Taylor; mais il appréhende évidemment que ses avis ne soient
{.as suivis, et il laisse entrevoir que, dans ce cas, le pouvoir executif intervien-
iia éncrgiquement. Avant son élection, le général avait annoncé l'intention
Je ne jamais faire usage du veto présidentiel, et l'opinion s'était accréditée
ians le public que, si les deux chambres se trouvaient d'accord pour voler une
loi en opposition avec les intérêts du sud, le président s'abstiendrait, et la lais-
^l'iait promulguer par suite de sa déférence excessive pour le pouvoir parle-
iicntaire. Le général Taylor expose ses opinions à ce sujet; il déclare qu'il re-
^'arde le veto « comme un moyen extrême auquel on ne doit recourir que dans
les circonstances extraordinaires, ce \me lorsqu'il est nécessaire de défendre le
)oayoir exécutif contre les envahissemens du pouvoir, législatif, ou de prévenir
une législation faite à la hâte, inconsidérée ou inconstitutionnelle. » Si l'on
approche ces paroles de celles qui terminent le message, et dans lesquelles le
;)résident déclare « que la dissolution de l'Union serait la plus grande des ca-
lamités, » et annonce l'intention de maintenir et de défendre l'Union dans son
intégrité à l'aide des pouvoirs que la constitution lui confère, on est en droit de
conclure que le président ne se croirait lié par aucun engagement , si une loi
fatale à l'Union venait à être votée, et qu'il n'hésiterait pas à faire usage de
son droit constitutionnel.
La partie du message relative à la politique extérieure est empreinte d'une
modération et d'une sagesse de vues qui annoncent que l'administration du
-(inéral Taylor ne ressemblera en rien à l'administration tracassière et que-
relleuse de son prédécesseur. Un paragraphe est consacré à la France et con-
state dans les termes les plus amicaux le rétablissement des bons rapports entre
les deux pays. Un aïKTre passage s'adresse indirectement à nous, c'est celui où
le président déclare que les États-Unis ne pourraient voir avec indifférence les
îles Sandwich passer sous la domination d'une autre puissance. C'est une allu-
sion à la récente expédition de l'escadre française contre Honolulu; mais la
France, qui s'était proposé de mettre le roi des îles Sandwich à la raison, n'a
jamais songé à le déposséder. On doit remarquer aussi le ton conciliant avec
k'(juel le président traite toutes les questions dans lesquelles les États-Unis ont
r Angleterre en face d'eux, et notamment la question du canal entre les deux
océans, dans l'état de Nicaragua. La proposition que font les États-Unis d'envi-
sager cette entreprise comme une œuvre internationale à laquelle tous les^peu-
ples pourront concourir, et dont les avantages seront étendus à tous, est à la
fois digne d'une grande nation et conforme à l'esprit de notre temps. C'est le
[tropre de la civilisation de rendre commun à tous les peuples ce qui peut hâter
les progrès et développer le bien-être de l'humanité.
'MA REVUE DES DEUX MONDES.
LA FRANCE VIS-A-VIS DU MAROC.'
Il y a quelques semaines, des difficultés s'étaient élevées avec le Maroc : une
expédition était à la veille de partir de Toulon. Cette expédition a été contreman-r
dée, et des satisfactions ont été obtenues. Quoi qu'il en soit, il n'en demeure pai
moins assuré que l'avenir nous réserve des complications nouvelles avec le
Maroc. Un peu plus tôt, un peu plus tard, la France, comme elle l'a fait en 1844,
ou comme elle se préparait à le faire en 1849, aura à châtier ses voisins de la
côte d'Afrique. Il y a là, soyons-en sûrs, des causes permanentes d'antagonisme
et de conflit. Ces causes sont dans le fanatisme d'une population guerrière, in-
soumise, étrangère au droit commun de l'Europe, et sur laquelle le chef même
de l'empire n'exei'ce qu'une autorité limitée, souvent contestée, impuissante.
Quant aux éventualités où les intrigues et les excitations du dehors sauraient
se faire de ce fanatisme un instrument et une arme contre nous, elles ne sont
que trop faciles à prévoir.
Nous aurons beau user de modération , la modération ne sera comptée que
pour timidité et faiblesse; la modération appellera l'insulte. Pour maintenir la
paix, si le maintien de la paix est possible, mieux vaut se montrer toujours fort
et menaçant. Ce n'est point un système d'agression que l'on prétend invoquer
ici, c'est un système de répression, un ensemble de vues et de moyens dont il
convient dès à présent d'indiquer les conditions et les élémens propres. C'est
dans la campagne de 1844 qu'il faut rechercher ces conditions; celles-ci une
fois clairement définies et posées, il sera plus facile d'en déduire, avec une juste
mesure, les moyens d'action et de répression, au double point de vue de l'effi-
cacité et de l'économie.
En 1 844, Abd-el-Kader, réfugié sur le territoire du Maroc, y prêchait la guerre,
et, à défaut de complicité directe et positive du gouvernement marocain, il
trouvait dans le fanatisme de ses co-religionnaires un auxiliaire ardent. En
même temps, une question de limites avait servi de cause ou de prétexte à des
agressions partielles dont nos soldats avaient fait bonne et prompte justice.
C'est dans ces circonstances qu'une expédition partit de Toulon vers le milieu
de juin. Elle se composait, dans l'origine, de trois vaisseaux, d'une frégate, d'un
vapeur de 450 chevaux et de plusieurs autres vapeurs de rang inférieur. La
guerre n'était rien moins que décidée. On voulait seulement appuyer par une
démonstration les négociations que M. le maréchal Bugeaud poursuivait les
armes à la main, et au besoin seconder par une diversion ses opérations mili-
taires. D'après cette donnée générale, et en prévision d'une occupation éven-
tuelle, un corps expéditionnaire de douze cents hommes avait été embarqué sur
les navires de l'escadre. Ceux-ci étaient pourvus en outre d'un matériel pro-
(I) Nous avons reçu cette note d'un officier de marine bien placé pour juger les chose*,
au moment où une lutte nouvelle paraissait imminente avec le Maroc. Le conflit s'est
tout d'un coup évanoui; nous n'en publions pas moins cette note, parce qu'elle peut avoir
encore son utilité, bien que les difficultés aient momentanément disparu.
REVUE, — CHRONIQUE. 375
portionné qui pût permettre quelque opération, sinon de siège, au moins .d'at-
laque par terre, telle que le comporterait un débarquement.
L'escadre alla se réunir à Oran pour se mettre en communication avec l'ar-
mée, qui avait pris position sur la frontière. De là elle se rapprocha rapidement
:l('s côtes du Maroc pour appuyer par sa présence ou sa proximité les négocia-
tions suivies par le consul-général à Tanger. Deux points se présentaient à elle :
la baie de Gibraltar et celle de Cadix. Elle se porta d'abord dans celle de Gi-
l)jaltar. Ce point semblait bien choisi pour assurer des communications rapides,
d'une part avec Lalla-Marnia, où le maréchal avait établi le dépôt de ses ravi-
laillemens et le point de départ de ses courriers, et d'autre part avec Tanger.
Au point de vue militaire, on pouvait toujours, à l'aide du courant de flot,
porter en quelques heures les vaisseaux dcA^ant Tanger pour menacer la ville
lie plus près ou pour la combattre. Enfin on avait sous la main ou à portée les
icssources en ravitaillemens et en charbon qu'offrait Gibraltar, puis celles de
i".;)<lix et de Malaga. Toutefois le gouvernement, mu par des considérations d'un
liilre ordre, puisées dans l'état de ses rapports politiques, ne voulut pas que
IV'ï^cadre séjournât dans la baie de Gibraltar. En conséquence, elle dut se rendre
à Cadix. Les ressources demeuraient les mêmes : les communications, moins
rapides, restaient cependant assurées au moyen des navires à vapeur; mais on
se trouvait moins rapproché de Tanger, et, à cette époque de l'année où régnent
les vents d'est, on n'avait plus, comme à Gibraltar, la certitude de pouvoir y
faire paraître les vaisseaux à jour et presque à heure fixes.
«i Cependant deux engagemens successifs avaient eu lieu sur la frontière. Les
^iconsuls avaient été retirés, non sans peine et sans quelque risque, des divers
jpoints du littoral, Larrache, Mazagan, Casablanca et Mogador. Le blocus avait
été signifié aux commandans des forces navales étrangères et aux agens consu-
laires du littoral espagnol avoisinant. En même temps, les officiers du génie
[attachés à l'expédition étaient allés reconnaître , autant que les circonstances
l'avaient permis , les deux points qui avaient particulièrement fixé l'attention
du commandant en chef, Tanger et Mogador.
Les événemens se précipitaient : toutes les ressources dilatoires de la diplo-
matie arabe étaient épuisées, et le 29 juillet l'escadre quittait la baie de Cadix
pour aller se montrer sous les murs de Tanger. Le plan du commandant en
chef était formé : il voulait frapper sur cette ville un coup retentissant, puis se
porter rapidement sur Mogador, seul port commercial de l'empire, le ruiner
far le canon, s'emparer de l'île et l'occuper comme un gage jusqu'à la paix. On
«ait comment ce plan fut exécuté : à Mogador, les batteries du côté de la mer
furent démantelées, enclouées ou jetées par-dessus les murailles, et l'île prise.
U ne restait plus qu'à occuper celle-ci et à s'y établir de manière à dominer la
ville et à la tenir sous son canon. Maître de l'île, on était maître de la ville,
'dont on avait ruiné les défenses. On pouvait donc se borner à l'occupation de
l'île. Quelles étaient les conditions de cette occupation?
La côte de Mogador, difficilement abordable dans la saison des vents d'ouest
et de sud-ouest, est battue par une grosse houle en toute saison. Le port, mal
abrité, est ouvert à la mer de sud-ouest et de nord-ouest. Quant à Tîle, c'est
un rocher stérile ; point d'eau , point de bois , quelques abris insuffisans , des
376 REVUE DES DEUX MONDES. Mu
citernes vides, à moitié comblées et ruinées, des défenses hiors de service : voilâ '
quelle était la situation de Tile. Tout était donc à créer en vue d'une occupa- j
tion même temporaire. En présence de la mauvaise saison qui approchait, des
difficultés d'un ravitaillement et des éventualités possibles , il fallait approvi-
sionner l'île pour un mois, former un dépôt de charbon pour les vapeurs, re-
lever les défenses, assurer le mouillage par de solides corps-morts; enfin, il
fallait une garnison de cinq cents hommes au moins. Grâce aux prévisions du i
commandant en chef, toutes ces conditions furent promptement et complète-
ment remplies. Dès le lendemain de la prise, des navires chargés d'eau, de l
bœufs, de charbon, de vivres, de matériaux, arrivaient au rendez-vous qui leur 1
avait été assigné. Malgré les difficultés des communications, l'armement et '
l'approvisionnement furent complétés en peu de jours. On tira des vaisseaux i
tout ce qu'ils purent fournir de vivres, ancres, chaînes, canons, poudres, pro- |
jectiles , ustensiles de toute espèce ; et , lorsque le commandant en chef quitta ||
les lieux pour se rapprocher de ses communications et se rendre à Cadix , son ;
départ fut salué par une batterie de canons de 30 et d'obusiers de 22 centi-
mètres, avec épaulement en terre, établie à la pointe nord de l'île et dominant
la ville et ses défenses ruinées.
Tel était, au départ du commandant en chef, l'état de l'occupation; mais,
pour arriver à ceTésultat, on avait épuisé en vivres et en charbon les ressources I
de Cadix, de Gibraltar et de Malaga; il avait fallu agrandir le cercle de ravi- i
taillement et le pousser jusqu'à Lisbonne, y passer des marchés, acheter des i
vivi-es et noliser des navires. Le compte de ces dépenses serait facile à faire; on |
pourrait en établir le chiffre exact et savoir tout ce qu'a coiité cette occupation.
Quoi qu'il en soit, le but était atteint : on avait conquis un gage dont la pos-
session demeurait assurée jusqu'à l'époque où de nouvelles opérations devien- t
draient praticables; on était maître d'une position importante qui pouvait servir !
de point de départ et de base d'opération pour iine nouvelle et plus décisive u
campagne. La France, victorieuse à Isly et à Mogador, pouvait parler haut I
et ferme; elle pouvait davantage : elle avait conquis le droit de se montra i
grande et généreuse.
Ce n'est pas ici le lieu, et il ne nous appartient pas d'ailleurs d'examiner les
conditions du traité qui intervint. Témoin et acteur dans les opérations mili-
taires qui ont amené ce traité, nous voulons seulement examiner rapidement
ces opérations, montrer le but que l'on s'était proposé, les moyens employé."
pour l'atteindre, et rechercher si, dans des circonstances pareilles et en prévi-
sion de difficultés nouvelles, ce but ne pourrait pas être atteint aussi sûrement
et à moins de frais.
La côte du Maroc présente quatre points principaux sur lesquels on peut
exercer des hostilités : Tanger dans le détroit, presqu'en face de Gibraltar; puis,
sur l'Océan, Larrache, Rabat ou Salé, et Mogador. Cette côte est battue presque
incessamment par la grande houle du large. Pendant la belle saison, il y règne
de fortes brises du nord avec de rares et courtes analmies. D'octobre en aviU,
elle est visitée par des vents du nord-ouest au sud-ouest, et Ton sait, par de
récens naufrages, que le courant porte en côte. Tel est le théâtre sur lequel on
aurait à opérer. D'après ces données, et en consultant les règles ordinaires de
REVUE. — CHRONIQUE. 377
t prudence, il semble que, d'octobre en avril, la portion de côte comprise sur
Océan doit être interdite aux gros vaisseaux. Point d'abri pour eux, il faut
Aj.ner le large et remonter jusqu'au détroit. Cependant, en prenant Cadix pour
iiiiit de départ et quartier-général, il n'est pas douteux que l'on ne pût, en
hoisissant son temps, et à l'aide de puissans vapeurs, porter rapidement des
aisseaux sur un des trois points cités, pour un but et une opération détermi-
és. Tanger est plus abordable en tout temps, surtout en prenant pour point
(' départ la baie dé Gibraltar; mais convient-il de renouveler la canonnade de
uiger? Tanger est une ville trop européenne, c'est le marché de Gibraltar.
Il 1844, nous étions presque au lendemain de Beyrout; rien n'avait passé -sur
■ souvenir. Le bombardement de Tanger répondait au bombardement de Bey-
»ut : c'était une revanche. En 1844, une entreprise sur Tanger était chose dé-
jate. Le serait-elle moins aujourd'hui? Il y a là une question de convenance
I (l'opportunité que l'on ne saurait trancher à l'avance; mais il semble qu'en
l'incipe c'est une ville pour laquelle l'intérêt de nos rapports internationaux
jMimande des ménagemens. De ce point de vue, nous plaçons Tanger hors du
ébat, que nous transportons tout entier sur la côté de l'Océan, depuis le cap
par tel jusqu'à Mogador.
Ici deux systèmes se présentent : ou bien l'on tentera des opérations de dé-
arquement avec ou sans occupation, ou bien l'on procédera par le canon et la
onibe. Le débarquement et l'occupation, c'est un système que l'on à pratique
Mogador, pratiqué avec succès, à des conditions coûteuses il est vrai. Ce que
on a fait en 1844, on pourra le faire encore; mais convient-il de le faire?
iji 1844, l'occupation de l'île Mogador était consommée, toutes les mesures
lopres à l'assurer avaient été prises; cependant un mois s'était à peine écoulé
lie déjà il fallait songer à une extension forcée de cette occupation. Au mo-
icnt où la paix fut signée, la ville devait aussi être occupée; le commandant
1 chef A-^enait d'en prendre la résolution.
On connaît la position de l'île Mogador. Le mouillage, ou, si l'on veut, le
lit, ouvert au nord et au sud, est entre cette île et la côte. La ville n'est pas
s-à-vis, elle est un peu au nord, et l'un des côtés du triangle qu'elle forme
:ut battre le mouillage avec quelques canons placés sur un bastion ou tour.
n avait, il est vrai, encloué ces canons, et la batterie était demeurée muette;
iais bientôt les indigènes, se ravisant, signalèrent tout d'un coup leur retour
leur présence par plusieurs boulets qui vinrent tomber au milieu des navires
touillés dans le port. Ce n'est pas tout : au sommet des petites dunes de sable
bordent la plage du côté de terre, on vit ou l'on crut voir que le terrain
ait remué journellement, que l'on semblait y faire des travaux. Rien de plus
Uurel à penser, car rien n'était plus facile que de transporter là du canon et
e canohner le mouillage. On pouvait le faire presque impunément. Plus tard,
a reconnut que l'on s'était trompé. Quoi qu'il en soit, l'éveil était donné:
était là le côté faible. Si les Marocains s'avisaient de cet expédient si simple,
fallait quitter le mouillage intérieur. De ce moment, l'ile demeurait sans
smmunications assurées, livrée à ses propres ressources défensives et à des
aances précaires de ravitaillement pendant toute la mauvaise saison. Ainsi il
lait constaté que l'occupation de l'île ne garantissait pas l'occupation du port.
m
flUZ
378 REVUE DES DEUX MONDES.
A cette occupation il fallait donc ajouter celle de la ville, qui permettait
filer ou de prendre à revers tous les travaux que Tennemi aurait pu exécuter
sur la plage, et de les détruire au besoin par des sorties. Voilà pourquoi et
comment on était conduit à occuper la ville; mais, s'il avait suffi de cinq cenlj u
hommes pour l'île, il n'en fallait pas moins de deux mille à deux mille
cents pour cette seconde occupation. Que l'on compte les frais de la premiè
et l'on pourra , par comparaison , se rendre compte de ce qu'aurait coûté la 3e|in|
conde.
Et puis, se serait-on arrêté là? n'aurait-il pas fallu s'étendre en dehors de
murs de la ville, dominés à petite distance par des monticules, ou remonti spei
jusqu'à sa source le cours de l'aqueduc qui lui donne de l'eau? C'est ain %
qu'une occupation, même'temporaire, tend toujours, par des entraînemens i» bi|
vitables, à s'étendre et à s'agrandir. Peut-on jamais prévoir à coup sûr si l
nécessités de la défense ne forceront pas à reculer les limites que l'on art
d'abord assignées à une occupation? C'est sur une plus petite échelle l'histcd
de l'Inde anglaise, et l'Algérie est là comme exemple, sinon comme enseign
ment.
Sans rechercher s'il convient à la France et à sa politique de poursuivre si
la côte d'Afrique des agrandissemens de territoire, on peut étudier les con "
quences possibles d'un systèrrie d'occupation, appliqué comme système de
pression. C'est ce que nous avons cherché à faire. Nous ne connaissons
autres points de la côte, Larrache et Rabat, que pour les avoir vus en pass
et de loin. Assise sur un plateau élevé, Larrache a paru d'un accès dilfic
Quant à Rabat, la rivière qui la sépare en deux permetti-ait, au moyen de
peurs d'un faible tirant d'eau, de porter au cœur de la ville un corps de àé
quement. C'est une étude à faire. Il importe dès aujourd'hui de posséder
reconnaissance exacte et complète de ces points aussi bien que de toute la c
en vue d'une guerre offensive et dans la prévision d'une répression à exer
Tels sont , tels ont paru être du moins , dans l'état actuel des intérêts et
rapports extérieurs de la France, les inconvéniens d'un système d'hostilités
à-vis du Maroc qui comporterait l'occupation de quelque point de la côte. (
un système non-seulement coûteux, nous le croyons en même temps com
mettant; nous croyons qu'il est propre à engager le pays, malgré lui et ce
ses intérêts ou les vues de sa politique, dans une voie d'agrandissemens t
toriaux. C'est au gouvernement qu'il appartient de juger si le temps est f ^
de marcher dans cette voie; mais il s'agit dès à présent de bien savoir C€j
l'on veut , de bien définir le but que l'on se propose, et de s'en rendre ex
ment compte. Si l'on veut seulement exercer une répression énergique, effi
sans se lancer dans les hasards d'une occupation, s'il est bien entendu q
France ne veut pas d'agrandissemens en Afrique, qu'elle n'a que faire des
et du territoire du Maroc, à quoi bon mettre à bord des vaisseaux auxqw
aura confié le soin de cette répression des troupes et un matériel de déba;
ment? L'expédition qui devait, il y a quelques semaines, partir de Toulon, JBJL
huit cents hommes de troupes. C'était trop ou trop peu. En 1844, le corpsjj ^
ditionnaire comptait douze cents hommes , et ces douze cents hommes
raient pas suffi pour occuper la ville de Mogador, C'était donc trop peu,
I
«Dite
^H
I
REVUE. — CHRONIQUE. 379
A liait s'emparer d'un point de la côte et l'occuper; si l'on ne voulait ni l'un
r rautre, c'était trop. Nous le répétons : il faut avant tout bien savoir ce que
lu \eut et ne pas aller à l'aventure, sans objet bien déterminé, encombrer les
^ sscaux d'im personnel inutile. Ce sont des bouches qu'il faut nourrir, et
le nécessité peut gêner et même paralyser les opérations.
s le système que l'on a en vue, point d'occupation, point de troupes de
juement : on demande comme corps de bataille trois vaisseaux au moins,
au plus, deux bombardes et autant de grands vapeurs que de vaisseaux.
urands vapeurs destinés à la remorque, on joindrait d'autres vapeurs
dits, dont le rôle serait de guerroyer tout le long de la côte depuis Té-
jusqu'à Mogador, interceptant le commerce et les communications, et
■atiL, par leur présence et leur canon, tout le littoral dans un état perpétuel
armes. Le quartier- général serait à Cadix. De là, les vaisseaux pourraient,
quinze heures, paraître devant Larrache, quinze heures après devant Rabat,
en moins de trois jours, à compter du point de départ, devant Mogador. On
lierait ces villes par le canon et par la bombe. Les bombardes tiennent ici
i^place essentielle. Dans l'état précaire de nos rapports avec le Maroc, il im-
te d'être toujours prêt à venger une insulte, à châtier un acte de violence
l'agression. Les bombardes à voiles de 1.830 et de 1838 n'existent plus. Faut-il
construire d'autres? Oui sans doute, mais non plus à voiles; celles-ci ont
leur temps : il faut aujourd'hui des bombardes à vapeur. Deux suffiraient,
on comprend tout ce que la sûreté et la rapidité de leurs mouvemens ajou-
ient à leur efficacité. Quelles sont les conditions nouvelles qui devraient
jider à leur construction? A première vue, et autant qu'il est permis d'ex-
ner une opinion à cet égard, on est disposé à croire que l'hélice ne con-
idrait pas ici comme moteur. L'arbre a trop de portée; l'ébranlement produit
l'explosion pourrait, sinon le fausser, au moins apporter quelque dérange-
it dans sa position. Le vapeur à roues, avec des bâtis en cornières, paraît
ux approprié. L'appareil ramassé au centre du navire permettrait d'établir
ement deux plates-formes, reposant sur carlingue au moyen de massifs en
riers superposés; l'ébranlement agissant sur l'ensemble de l'appareil et du
anisme dans le même sens et y produisant un ébranlement égal et uni-
le, dont toutes les composantes seraient parallèles, ne paraît pas de nature
porter un trouble dangereux. Au reste, l'idée des bombardes à vapeur de-
t être soumise à l'examen et à l'étude des hommes spéciaux. C'est à eux
l appartient de décider de la valeur pratique de cette idée et de rechercher
;onditions réelles de son application.
,J îl est, dans ses données générales, le plan qui nous a paru répondre aux
ences de notre situation vis-à-vis du Maroc. Cette situation ne peut exister
des conditions de bon voisinage. Ce qui vient de se passer à Tanger se
jijj( »uvellera là ou ailleurs, et la France veut et doit protéger ses nouveaux,
[Is algériens comme elle veut et doit protéger sa frontière algérienne. Pour
efficace, cette protection doit être prompte et énergique. On connaît par
ience toutes les ressources, tous les expédiens dilatoires de la diplomatie
ocaine. Ce n'est pas en traitant, c'est en réprimant que l'on en viendra à
; c'est par la crainte seulement que l'on pourra fonder et affermir la sécu-
et la paix de l'avenir.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est parce que nous sommes bien convaincu de cette vérité, que nous avons
recherché si, aux hasards d'une expédition coûteuse et comparativement lente
à accompHr, compromettante dans ses conséquences, il ne conviendrait pas de
substituer un autre système de répression plus sûr, plus rapide et plus écono-
mique. Ce système n'ofire pas, on l'avoue, au même degré du moins, les chances
et l'attrait d'un brillant coup de main bien conçu, hardiment exécuté; mais il
S'agit ici d'un système et non pas d'un fait de guerre isolé, d'un accident : il
s'agit surtout d'un but sérieux à poursuivre, et nous croyons qu'il faut savoir
ici sacrifier le côté brillant à.des considérations sérieuses.
Que si l'on pouvait espérer, en frappant un grand coup, de fonder une foii
pour toutes une paix durable, de conquérir par un grand effort les avantages et
la sécurité d'un bon voisinage, nous admettrions volontiers, le cas échéant,
l'opportunité d'une expédition en règle, avec ses charges et ses hasards; mais
tel ne serait pas le résultat des sacrifices que l'on s'imposerait. Il faut bien s'y
attendre : nous aurons long-temps à lutter contre nos fanatiques voisins; la paix
ne sera qu'une trêve. En 1844, la France a dirigé une expédition contre le Maroc;
elle était à la veille d'en, faire partir une autre en 1849. La trêve a donc été de
cinq ans, et pourtant la leçon avait été rude, le canon d'Isly avait répondu vio
torieusement au canon de Tanger et de Mogador. D'ailleurs, la situation poli-
tique de la France a été profondément modifiée au dedans et au dehors. Il est
donc permis de croire à des trêves moins longues aujourd'hui.
Nous avons essayé de rendre sensibles par un exemple les inconvéniens du
système d'occupation; nous avons voulu démontrer que ce système de guerre,
pratiqué en 1844, alors qu'il était permis d'en attendre une paix durable, pou-
vait, en y persistant, embarrasser la politique du pays et le jeter, contre son
gré, dans les hasarda d'une guerre de conquête. Quelles que soient les destinées
que la Providence réserve à notre pays sur la terre d'Afrique, quelle que puis»
y être un jour sa part d'action et d'agrandissement, il a aujourd'hui une autre
tâche à remplir : c'est, avant tout, d'y consolider et d'y affermir l'œuvre com-
mencée depuis bientôt vingt ans. Or, pour consolider et affermir, il fautjnous
tenir toujours pi-êts à réprimer.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
LITTÉRATURE ANGLAISE. — Redburn, — iilà llrst Voyage {Redbum, son premie
Voyage), par Hermann Mel ville. >
M. Hermann Melville, l'auteur de Typee, d'Onoo et de Mardi (2), vicpt
paraître de nouveau devant le public. Son livre n'est pas un de ces récits
(1) Deux volumes. Richard Bentley, Londres, 1849.
(2) Voyez, sur les précédcns ouvrages de M. Hermann Melville, la Revue du 15 mai 18J9,
REVUE. -— CHRONIQUE. 381
«Iramatiques dont les péripéties coupent la respiration du lecteur. Il n'a même
pas tout ce qui faisait le charme particulier de Typee, cet intérêt romanesque
i[ui s'attache à des sites insolites et à des aventures extraordinaires dans un
tnonde où tous nos souvenirs sont déroutés; ce n'est pas davantage, enfin, un
de ces vastes tableaux qui embrassent toute l'humanité. Rien de pareil. L'ou-
vrage de M. Melville est simplement l'histoire d'un jeûne garçon qui quitte sa
famille, après des revers de fortune, pour s'embarquer comme mousse à boi'd
d'un vaisseau marchand. Son voyage à New-York, sa traversée d'Amérique à
Liverpool , son séjour au porJt et son retour au pays , tels sont à peu près les
seuls incidens de ce rornan-biographie. A peine sont-ils suffisans pour remplir
deux volumes, et plus d'un passage accuse cette fois M. Melville d'avoir trop
écrit en vue de faire un livre. Cependant, dans cette œuvre encore, il a con-
servé le privilège de ne pas être un écrivain comme tout le monde. Il saisit,
il a un talisman. Nous avons appelé Redburn un roman-biographie, peut-être
aurions-nous mieux fait d'employer le mot autobiographie. Il semble en tout
cas que la narration soit composée de deux parties écrites à des époques diffé-
rentes. Si dans la seconde moitié de l'ouvrage on sent l'honime de lettres, tout
le début est évidemment inspiré par des souvenirs encore tout vivans. Les pre-
miers symptômes de l'esprit aventureux de Redburn, ses projets de voyage, sa
misanthropie enfantine, tout cela est peint et précisé avec une netteté sans em-
l)hase qui révèle une étude d'après nature. On n'invente pas de telles choses,
('/est bien là l'enfant qui se sent pauvre et isolé; c'est bien là l'enfant d'une
race particulière, le jeune Anglo-Saxon encore indompté avec son étrange mé-
lange de rudesse et de sensibilité, de rêveries affectueuses et d'instincts volon-
taires, sauvages, presque farouches. L'équipage au milieu duquel le jeune mousse
se trouve jeté n'est pas moins frappant de réalité. Quoique les peintures de la
vie maritime se comptent par centaines, la rapide esquisse de M. Melville res-
sort dans le nombre comme une esquisse photographique parmi des tableaux
de fantaisie. Elle nous met sous les yeux des marins, et, qui plus est, des ma-
rins anglais et américains, monde à demi barbare, où l'on comprend vite que
ron ne peut compter que sur soi, que l'on obtient seulement d'autrui ce qu'on
sait conquérir; rude école où l'on apprend vite la nécessité d'user de ses yeux
'pour se conduire, et d'où l'on sort trois fois homme, quand on n'y a pas laissé
sa faculté d'aimer et de plaindre. Un homme habitué à étudier ses semblables
aurait fort à faire pour éviter de se heurter aux rochers vivans de ces parages.
Imaginez-vous au milieu de ces sauvages un pauvre enfant qui , dans son vil-
lage, était membre d'une société de tempérance, et qui avait entendu dire au
prédicateur de sa paroisse que les marins n'étaient que des brebis égarées!
Jusque-là, jusqu'à l'arrivée à Liverpool, la narration ressemble à une chronique.
Rien n'y est exagéré, on le comprend; point de jugemens, peu de réflexions,
point d'idées générales. Le style n'est pas toujours fort soigné; les mais et les
quoique se présentent aussi souvent qu'ils peuvent rendre service. Qu'importe?
les phrases se déroulent comme les pensées et les impressions s'engendrent et
se Succèdent dans une ame d'homme. Chaque mot est marqué à l'empreinte
d'une sensation vive et neuve. Dans le reste de l'ouvrage, c'est l'auteur de
Mardi qui reparaît. Il spécule, il est philosophe, il chante les destinées de.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
TAmérique et rélernelle mobilité des choses. Souvent il se lance dans un idéa-
lisme un peu creux ou voisin de Tulopie; souvent il tombe dans l'ampoulé,
dans cette exaltation de la chair et du sang à laquelle les Américains sont aussi
enclins que nous; mais là encore l'originalité et la verve ne l'abandonnent
jamais, et si, après avoir lu, on n'est pas toujours satisfait, en lisant, on est en-
traîné par la verve du conteur comme par le prestige de toute vitalité puissante.
— VistTS To MoNASTERiES IN THE LEVANT, par l'iionorable Robert Curzon (1). —
M. Curzon, pour employer une expression qu'il applique lui-même à l'ancien
voyageur Maundrell, n'est pas de ceux qui encombrent leurs narrations d'opi-
nions et de digressions, et qui, au lieu de décrire un pays, décrivent seulement
ce qu'ils en pensent. Observateur curieux et sincère, il saisit bien le côté pitto-
resque des choses, il a de l'entrain, il a des connaissances spéciales, et jamais
il ne tombe dans ce lyrisme ou ce babil de touriste qui fait songer aux cau-
seurs toujours préoccupés de dire à tout prix de plus jolis mots que leurs inter-
locuteurs. Quoique son ouvrage ne soit pas spécialement une étude sur l'archi-
tecture et l'ornementation des monastères de l'Orient, comme son titre pourrait
le faire croire, l'archéologue lui-même y peut beaucoup apprendre. Depuis plu-
sieurs années, on s'est fort occupé en Angleterre d'iconogiaphie religieuse. Le
travail de lord Lindsay sur Y Art chrétien , les études de mistress Jameson sur
VArt légendaire, les patientes recherches de M. Eastlake et bien d'autres tra^
vaux attestent assez que c'en est fait des fureurs iconoclastes du calvinisme.
Pour comprendre les premiers essais de la peinture moderne, il a fallu les com-
menter par les légendes et les mœurs de l'église primitive, et de la sorte tout
le moyen-âge s'est trouvé en cause. M. Curzon est venu à son tour apporter
son tribut de documens sur cette question si complexe de l'art chrétien. De
1833 à 1837, il a été presque constamment occupé à parcourir l'Egypte, la
Syrie, l'Europe orientale; tour à tour il a visité des lieux rarement fouillés par
les touristes : le désert de Nitria, le Pinde, le mont Athos. Un des grands char-
mes de son livre, c'est qu'il soulève un voile derrière lequel nous apercevons
avec étonnement des vivans qui semblent être les fantômes des chrétiens cW
premiers siècles. En s'enfonçant dans les solitudes où la vie monastique a prai
naissance, M. Curzon y a retrouvé cet ascétisme asiatique que nous avons de*
passé , mais qui s'est immobilisé chez les Coptes et les Abyssiniens avec toute
sa soif d'inertie. Sur les murs des couvens du mont Athos et du. Pinde, c'est
l'art du moyen-âge qui s'est pétrifié en quelque sorte, et qui jusqu'à nos jours
n'a pas cessé de reproduire les images traditionnelles. Partout l'immobilité,
partout aussi les traces des trois formes de l'ancien cénobitisme : l'ermitage
solitaire, — le village composé de cellules groupées, — et le couvent, ou com-
munauté monastique. La bibliographie doit aussi des remercîmens au noble
voyageur. C'est la passion des vieux livres qui l'a entraîné vers les ruines des
couvens autrefois peuplés par les disciples de saint Macaire; c'est elle qui !'«
conduit aussi au milieu des dangereux défilés de l'Albanie. En Egypte surtnit,
{l) Un vol. avec planches et gravures. Londres, J. Murray.
REVUE. — CHRONIQUE. 383
M . Curzon a découvert bon nombre de manuscrits cophtes, syriaques, grecs et
arabes, et lui-même en a rapporté plusieurs en Europe, entre autres un dic-
tionnaire cophte et arabe. Près de la mer Morte, le hasard lui a fait faire une
mtre découverte : celle des fruits de cendre dont parle la Bible, et qui semblent
Mre des excroissances produites par un insecte sur une sorte d'ilex. Plusieurs
ie ces fruits trompeurs, fort semblables en apparence à des prunes, ont été
\^niis par M. Curzon à la société linnéenne, qui en a fait le sujet d'un mémoire.
•>()mme toute, M. Curzon a voyagé en homme instruit, et peut-être son livre
'<i-il appelé à diriger d'autres observateurs vers des contrées trop peu explo-
ees jusqu'ici, et qui peuvent fournir de précieuses données sur l'histoire des
'Ociétés humaines comme sur l'histoire de l'art.
— Notes of an Irish tour (Notes d'une excubsion en Irlande), par lord John
It.inners (1). — Il est impossible de prononcer le nom de lord John Manners
;ans éveiller le souvenir de la jeune Angleterre, et quoique ses notes de voyage
le forment qu'une mince brochure, les allusions qu'il fait, dans sa préface,
i certaines critiques politiques auxquelles il s'attend ne nous permettent pas
l'oublier que sous le petit livre se cache un parti. Quel est donc ce parti? On
:onnaît les luttes que se livrèrent sous Jacques l" l'église épiscopale et le pu-
ilanisme. On sait que sous Jacques II, à propos d'une ordonnance qui décré-
ait de par le roi la liberté des cultes, et qui, de par le roi, avait été envoyée
u clergé pour être lue du haut de la chaire, l'église établie se divisa en deux
jianches, qui jusqu'à nos jours sont restées séparées sous le nom de haute et
asse église {high church et low church.) La haute église est tory, la basse église
si whig. Avec Guillaume III, ce furent les principes whigs de la basse église
[ui arrivèrent au pouvoir, et c'est contre ces idées qu'éclata, on le sait, la
éaction à laquelle le docteur Pusey attacha son nom. La jeune Angleterre
leut être regardée comme l'expression militante et politique de l'école déjeunes
héologiens qui s'est formée autour du docteur d'Oxford. Peut-être s'est-on
xagéré la portée de ce mouvement. On y a vu un retour au catholicisme, tan-
is que c'était simplement un retour aux principes de ce vieux parti tory et
jpiscopal qui a pour saint l'archevêque Laud , qui de tout temps a sympathisé
!vec les catholiques par antipathie pour les puritains, mais qui, tout en cher-
liant à l'établir les pompes du culte et à faire de l'éghse l'interprète nécessaire
e la loi, n'a nullement eu en vue de donner pour chef à sa hiérarchie le sou-
erain pontife de Rome. Que l'avenir ait peu à attendre de cette réaction, l'ex-
erience semble déjà le prouver; car à Oxford le puseyisme. s'éteint pour faire
lace à un scepticisme chrétien, à une sorte d'idéalisme mystique qui va à
leines voiles vers les doctrines du docteur Strauss. Toutefois, les exagérations
t les aberrations de la logique calviniste ont assurément donné une certaine
mportance à la nouvelle secte, et elle a au moins fait œuvre utile en prenant
n main, n'importe pour quelle raison, la défense des catholiques.
Comme ses précédens écrits, le petit livre de lord John Manners laisse percer
ouïes les tendances du parti. Il est toujours fort préoccupé de liturgie; il revient
(1) 1 vol. in-18. Londres, 1849, J. Olivier, Pall Mail.
384 REyUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à (juatre fois à la charge pour dénoncer les temples où la collecte n'est
point faite au moment voulu, et où les oiTrandes des fidèles ne sont pas présen-
tées à Tofficiant suivant les prescriptions du rituel. Dans toute sa lelatioi'., il y
a un étrange mélange de sentiment religieux et de passion archéologique; il
s'indigne contre les calvinistes, parce qu'ils ont défiguré les églises en y élevant
de vilaines cloisons de bois. Par instans, on croirait entendre un écho de nos •
néo-catholiques, qui voulaient croire parce qu'ils trouvaient la Bible plus poé-
tique qu'Homère. En un mot, on s'aperçoit qu'à leur origine les enthousiasmes
de la jeune Angleterre n'ont guère été qu'une religion et une politique de sen-
timent. Hàtons-nous de l'ajouter cependant, quel qu'ait été le point de départ,
on sent aussi que pour le noble auteur l'expérience est venue. Non-seulement
son petit livre est écrit d'un style simple et facile, non-seulement il révèle un
esprit ouvert aux impressions de la nature, il atteste encore un désir sincère
d'observer et d'apprendre. On aime à voir le soin avec lequel le voyageur visite
les prisons, les workhouses^ les écoles, les établissemens publics de tout genre.
En quelques mots , voici les principales de ses conclusions. Tout en témoignant
un vif intérêt pour le clergé catholique, et même pour les communautés reli-
gieuses, pour les frères de la doctrine chrétienne et les sœurs de la miséricorde,
lord John Manners ne soutient pas moins que l'églicie protestante est canonique-
ment et légalement l'église ofticielle de l'Irlande; seulement il voudrait que le
culte catholique fût doté, et il pense qu'en ce moment le clergé romain ne re-
fuserait pas une dotation. A l'égard de l'éducation, il se prononce contre le
système qui prétend donner la même instruction laïque à toutes les commu-
nions, en laissant chacune d'elles recevoir à part un enseignement religieux
suivant ses croyances. Sans se déclarer partisan du rappel, il témoigne un-
grand respect pour la jeune Irlande, qu'il défend contre les attaques de Concis
liation-hall. Loin de penser que les petites fermes soient la plaie du pays, il l
est d'avis que la misère vient surtout de ce que le paysan qui, faute de capital,
ne peut cultiver que cinq à six arpens, en prend cent à fermage, dans l'espoir
de sous-louer, et en conséquence il voudrait limiter les fermes à une étendue
de dix arpens. L'impression qui se reproduit du reste à chaque ligne de ce
livre, c'est que la race irlandaise n'est pas la race anglaise, et que l'économiste
saxon a une clé du cœur humain qui se trouve ne pas ouvrir le cœur de 1^
landais. Il est bon que de temps en temps on rappelle aussi aux théories qu'
ne sont que des théories. Le beau rôle de la jeune Irlande a été de ré
cette vérité aux calvinistes et à l'économie politique, mais reste la gr
question : comment agir? et peut-être n'est-ce pas la jeune Angleterre qui
la résoudre?
J. M.
V. DE Mars.
D
la
LA PREMIERE MOITIE
• n
DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.
L'année 1850 vient de commencer, et la première moitié du
x[X'= siècle est déjà tombée dans le domaine de l'histoire et du passé.
Né sur un sol nu, sur une teire couverte de ruines, bercé dans les ba-
tailles, élevé dans les insurrections, il a commencé par une recon-
struction et il continue par une immense destruction. A le considérer
^l.ins son ensemble, il est confus, sans ordre, sans logique, sans ten-
dances nettes et définies. Des tàtonnemens, de périlleuses expériences,
des aspirations inouies , des désirs vagues , d'excessives passions , des
puérilités iarouches, sont jusqu'à présent ses caractères distinctifs.
Au-dessus de tous ces élémens qui s'assemblent sans se mêler, se heur-
tent sans parvenir à s'entre-détruire, plane comme le grand fantôme de
la fatalité. Jamais siècle n'a été autant un siècle de vieillards et d'en-
fans, de radotage et de puérilité. Les ruines, malgré tous les efforts du
radicalisme, persistent à vivre avec une ténacité singulière; les germes,
malgré le sang et les larmes dont on les arrose sans cesse, ne peuvent
grandir; la sève ne peut pas se développer, la mort ne peut pas arriver.
Jamais société n'a été placée dans des conditions de santé plus déplo-
rables, n'a eu des fortunes plus diverses. Le xix» siècle a jusqu'ici mené
une vie d'aventurier et de courtisane : aujourd'hui au plus haut degré
TOME V. -- 1" FÉVRIER 1850. 23
386 REVUE DES DEUX MONDES. ^
de la fortune, demain dans la rue; spéculations hasardeuses, méthodes'
de conduite paradoxales, expédiens ingénieux, luxe acheté à crédit,
misères somptueuses, rien n'y manque, la ressemblance est complète.
Cinq gouvernemens usés en cinquante ans , une demi-douzaine de
philosophies construites à priori ^^ouv devenir le code des esprits épui-
sés, trois ou quatre théories) de gouvernement démolies, voilà le bilan
politique et moral des productions du xix* siècle. Jamais l'homme ne
s'est drapé dans de plus somptueux haillons, et jamais sa misère na-
tive n'a mieux apparu à travers les déchirures de ses systèmes que
dans ce temps-ci. Cependant les faits matériels se produisent toujours,
s'entassent toujours comme des végétations stériles dans des champs
laissés sans culture. Ces faits, inférieurs encore aux idées, aussi mau-
vaises que soient celles-ci, démentent à chaque instant les aspirations
et les élans du siècle. Le siècle pense d'une manière et agit d'une
autre. Avant tout, semble-t-il dire, il faut vivre, et il vit comme il
peut.
Ainsi , pour peu qu'on prenne en bloc les événemens de ces cin-
quante dernières années, voici ce qu'on trouve, à quelque époque que
l'on se place : promesses d'avenir magnifique , passé infime et grelot-
tant, présent précaire. Bien des gens pensaient aussi, il y a deux ans,
qu'avec un gouvernement républicain, les horizons seraient plus beaux
encore et les lointains plus riches; mais il n'en est rien , hélas ! et, au
moment où nous sommes parvenus, ce caractère particulier du
xrx* siècle semble vouloir disparaître pour être remplacé par l'anxiété,
la crainte, la défiance de l'avenir, et enfin par tout ce qu'il y a de
plus contraire à l'aspiration et aux ambitions qu'il avait manifestées
jusqu'alors. Puisque nous voilà au moment décisif où les siècles trans-
forment leurs tendances et changent les couleurs et les formes exté-
rieures qui les rendaient reconnaissables, puisqu'au lieu d'une jeu^
nesse guidée par une ambition audacieuse et ne doutant de rien, nows
arrivons à une maturité pleine d'expériences, de remords, de soucis
€t d'anxiétés , considérons un moment ce xix* siècle dans lequel nous
sommes appelés à vivre et à combattre, résumons toutes ses expériences
et tâchons de démêler quelques lueurs d'avenir.
Il est incontestable que le plus grand événement des temps modernes
est la révolution française, qu'on la considère sous tel ou tel point de
vue, peu importe. C'est de là que datent tous nos malheurs. Le temps
approche où la révolution française sera jugée tout autrement qu'on
ne l'a fait jusqu'à présent, et ne croyez pas que nous parlions avec
passion, non : Dieu nous garde de méconnaître tout ce que contenaient
d'utile et de salutaire les idées de 89; mais, encore- une fois, la révo-
lution ne fut bonne et salutaire que par l'intention. Oui, il filait cer-
taines réformes 'i cependant je ne puis pas croire cpie la révolution aat
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 387
té faite simplement pour réprimer quelques abus et introduire la li-
(M'té dans les institutions françaises; je ne puis admettre que la fatalité
■ ni l'unique cause des malheurs de cette révolution; je ne puis jeter sur
compte du destin ou du hasard tous les crimes et tous les désastres
ni l'ont suivie. Si la révolution n'était qu'une tentative de liberté,
11 un essai de gouvernement constitutionnel, tout le monde y applau-
irait; mais alors bien certainement elle ne serait pas le plus grand
\ «nement des temps modernes. Non , il y a bien autre chose dans
('(te révolution , et le xix* siècle tout entier n'est que l'histoire de ses
uiladies. de son adolescence, le long récit de ses ambitions, de ses
ésirs et de ses passions.
C'est en 1789 que commence, à proprement parler, le xix« siècle, et
ne cessera que le jour où une direction différente de la direction
A olutionnaire, supérieure à cette'dernière, sera imprimée à l'esprit
umain. La révolution française restera le phénomène dominant des
'inps modernes, tant que la société n'aura pas devant elle un idéal
leilleur, plus pur que les intérêts matériels, moins effacé que l'idéal
Il passé, plus original que les imitations constitutionnelles dont on
oiis a dotés; car voilà le caractère principal de la révolution, c'est
ni! complexité fatale, et qui semblerait formée par l'esprit du mal
li-même pour égarer les hommes les meilleurs et les plus mauvais.
n dirait un mélange singulier du bien et du mal qui porte au crime,
3usse à la grandeur, invite au mouvement et effraie la raison. L'idéal
' la révolution française, véritable monstre, Protée insaisissable, est
us généreux et plus pur, après tout, que les intérêts matériels, plus
\aiit que l'ancien idéal des nations européennes, plus original, et
iisiste à dessein sur ce mot, plus spontané, plus près des instincts de
lomme, plus propre à remplir son imagination que les importations
ilitiques de l'Angleterre et des États-Unis. Cette complexité est la
i"se la plus propre à effrayer un philosophe, et c'est pourquoi la ré-
»liition française nous a toujours paru un fait très discutable, très
piivoque, en tant que fait politique et moral. Ce qui le prouve le
îiioux, ce sont les explications singulières, toutes différentes, qui ont
c données de ce fait si rapproché de nous. C'est un changement de
îgime, dit l'un; c'est une crise dans l'humanité, dit l'autre; c'est une
'génération politique, c'est l'aurore d'une nouvelle humanité. Si vous
)us attachez à 89, si vous en adoptez les principes, soudain le monstre
lange et devient 93; si vous vous effrayez de sa transformation, il se
'plie sur lui-même et apparaît ivre et couronné de roses fanées sous
forme du directoire; si cette apparition orgiaque vous répugne, sou-
ùn il revient en uniforme militaire sous la forme glorieuse du con-
ilat. 11 n'y a pas de moment, dans la révolution française, où l'on
lisse dire : Voilà l'année fondamentale, le point décisif, le moment
388 REVUE DES DEUX MOI^DES.
tout-à-fait important. Toutes ses phases, toutes ses périodes sont éga-
lement importantes, car toutes répondent à une passion, à un désir de
l'homme. Maintenant , vous étonnez-vous de ce caractère complexe de
la révolution française? La nature humaine est au fond de cette révo-
lution, elle en fait comme le sol naturel, sol, hélas! plein de crevasses,
de volcans, de laves qui coulent toujours et ne refroidissent jamais. Il
n'y a pas autre chose dans la révolution française, et c'est pourquoi,
tant que vous n'aurez pas un idéal plus suhlime que celui des intérêts
matériels ou des équilibres et des pondérations constitutionnelles, il
faut vous attendre à voir la révolution française, qui repose sur les
fondemens de la nature humaine laissée à elle-même, désertée de Dieu,^
vide d'humilité, dominer en souveraine, car elle a encore une fois
cet immense avantage, d'être une chose réelle, palpable, et de ne pas
être une abstraction.
En vérité, plus je considère l'histoire de la révolution, et mieux je
m'explique les convulsions de notre temps. Voici une réalité terrible,
et pour la contenir, pour la limiter, pour la fixer, quels moyens em-
ploie-t-on? — Des abstractions. — Pour la vaincre, quel adversaire lui
oppose-t-on? — Des abstractions. — Cette lutte, ou, si l'on aime mieux,
cette marche parallèle de la révolution, qui, comme une inondation^
va s'étendant toujours, et des abstractions imaginées pour la contenir
ou la diriger (systèmes représentatifs, constitutions, assemblées parle-
mentaires), remplit tout le xix* siècle, et en forme le fait le plus con-
sidérable, le plus continu, le plus obstiné, dirai-je. Arrêtons-nous un
instant; ce fait, malheureusement, se produit encore à l'heure oix
nous écrivons.
Système des deux chambres, pairie viagère, cens électoral, instruc-
tion primaire, responsabilité ministérielle, charte octroyée, constitu-
tions, suffrage universel, voilà bien des remèdes; ils ont tous été saïi>
efficacité; ils n'ont pas même été des palliatifs, ils n'ont pas été à la
révolution même ce qu'un amendement est à un projet de loi. Il est
remarquable aussi que tous les moyens employés comme digues,
comme bornes, ont tous servi en fin de compte à la révolution, ont
été pour elle des instrumens, et ont tourné à son profit. Pourquoi?
C'est qu'au lieu de s'emparer de la direction des esprits, d'ouvrir har-
diment une autre inondation d'idées opposées, tous les gouvernemens,
toutes les assemblées, tous les corps officiels et non Officiels ont cher-
ché dans des abstractions, des compromis et des arrangemens poli-
tiques, ce qu'il n'est pas en leur pouvoir de donner. Ce sont de purs
moyens mécaniques auxquels il ne faut pas se fier, des rouages qui
s'usent et que malheureusement on ne remplace qu'avec une extrême
difficulté; ce ne sont pas des moyens naturels portant en eux-mêmes
leur fécondité. Ainsi, par exemple, l'autorité est détruite : comment va-
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 389
-on la remplacer? Va-t-on protester contre le renTersement du principe
l'autorité? Non, on transigera, on avouera que le principe absolu d'au-
orité a fait son temps , mais qu'il faut cependant qu'il reste quelque
:liose de ce principe, une moitié, ou un quart seulement, car enfin il
aiit toujours un gouvernement. On oublie qu'autre chose est le gou-
vernement, autre chose est l'autorité; que l'autorité qui n'est plus au-
onome, comme dit le vocabulaire philosophique d'aujourd'hui, que
autorité qui n'a plus sa loi et sa vie en elle-même, qui ne puise plus
11 elle-même sa propre force, et qui est obligée de chercher en dehors
l'elle son ressort moral, tantôt dans une fraction du pays, tantôt dans
ma autre, tantôt dans un parti parlementaire, tantôt dans un autre, qui
)rend sa force dans l'initiative ambitieuse et fatale de tel ou tel homme,
l'est plus l'autorité, mais une simple machine gouvernementale. Autre
xcmple : la foi est éteinte, on le dit du moins; les hommes d'état se
latent de le croire, s'empressent de le publier, et demandent com-
nent ils vont remédier à cette absence de croyance. Par l'instruction
irimaire, répondent-ils; puis, comme Pilate, ils se lavent les mains et
lorment tranquilles. On enseigne donc aux enfans les vingt-quatre
attres, les quatre règles de l'arithmétique, la position géographique
es
capitales de l'Europe, et puis tout est fini. Avez-vous remédié par
1 à cette absence de foi? avez-vous créé des hommes? Nullement. Vous
vez créé des automates sans force morale, sans ame pour se guider;
omme dans la légende, ils accourent vers vous, et vous demandent
lie ame; ils n'obtiennent aucune réponse; ils rencontrent, sur leur
liomin la révolution, qui leur en fournit une enflammée, mais bien
6elle; les automates que vous aviez créés par votre instruction méca-
ique se retournent contre vous et vous dévorent.
Il n'est plus temps maintenant de renoncer aux moyens mécaniques;
s se sont usés d'eux-mêmes, il n'y en a plus. L'instruction primaire
montré manifestement sa faiblesse , ses dangers , son impuissance
bsolue à donner l'éducation, c'est-à-dire à former des hommes réels,
lapables de sentir leur responsabilité , de répondre de leur conduite
lU lieu de la mettre sur le compte de la société; car, pour le dire entre
arenthèses , à force de parler par abstractions , nous avons fini par
purnir des excuses à toutes les passions. C'est là le plus grand danger
e toutes ces manières de langage qui n'ont pas un sens résolu et dé-
nitif. Quant aux constitutions , elles semblent avoir fini leur temps,
[ui s'en soucie aujourd'hui? Une chose m'a toujours beaucoup tour-
(lenté : si par hasard cette constitution vient à périr, me suis-je dit
ouvent, je voudrais bien savoir s'il se trouvera des hommes assez
éroïques pour avoir le courage d'en créer une autre. Quant au gou-
ernement parlementaire, il meurt tous les jours, tantôt sous les coups
lUe lui porte la constitution qu'il a créée lui-même, tantôt sous les
390 REVUE DES DEUX MONDES.
fatigues qu'engendrent ses propres excès. Nous voilà donc maintenant
obligés de chercher d'autres moyens de gouvernement que ceux que
noufi avions employés jusqu'à ce jour. Les trouverons-nous? Nous ne
savons, car par deux fois, depuis cinquante ans, on a rencontré des
réalités , on s'est appuyé sur elles , et elles ont succombé ni plus ni
moins que nos abstractions et nos toiles d'araignée parlementaires.
La plus grande de ces réalités est, à coup sûr, Napoléon^ chez lui,
rien d'abstrait, tout est concret, précis, formé, dirions-nous presque.
Dans les tristes jours que nous avons traversés, souvent, en pensant au
passé, nous avons trouvé une consolation infinie en jetant nos regards
sur l'histoire de Napoléon. Depuis la révolution de février, peu s'en
est fallu que nous ne devinssions coreligionnaire de Mickiewicz et
disciple de Towianski. Oui, Napoléon est un révélateur, on sentira de
plus en plus cette grande vérité. 11 a révélé les notions fondamentales
des sociétés, notions que la France avait oubliées; il a révélé rautorité,
révélé l'action salutaire de la discipline et de la force militaire, qui
ii'avait jamais été bien connue en France, et qui, malgré tout, a été
;»aur elle un dernier moyen de salut; il a révélé toutes les choses ab-
tt^lues, toutes les nécessités morales, toutes les fatalités inhérentes à la
société, l'inégaUté, l'obéissance, la règle, le devoir. Napoléon, après le
Contrat social, après la Déclaration des Droits de l'Homme, peut, à bon
droit, être nommé un révélateur; en tout cas, c'est un prodige, un vé-
ritable miracle que son apparition dans un temps oii la doctrine d'é-
galité courait le monde; il consacra par son exemple l'inégalité so-
ciale, partout il a remplacé par le fait naturel , original, spontané, le
fait matériel, mécanique, artificiel, créé par le Contrat social. Quelque
temps avant lui, on posait les bases de la société sur des constitutions,
des chartes, des contrats, des conventions tacites ou expresses, des dé-
légations; aussitôt qu'il parut, il montra combien il était peu vrai que
le gouvernement fût fondé sur des délégations et des mandats. Dans
un temps où régnait le scepticisme absolu, où circulaient les plaisann
teries les plus philosophiques sur le droit divin, il montra combien
ce droit divin était en lui, l'homme nécessaire, fatalement imposé, et
qui semblait tenir son pouvoir de Dieu lui-même. Dans un temps où
les railleries contre les rois avaient allumé l'incendie le plus immense
qui ait été allumé jusqu'alors, il montra combien la royauté est un
fait naturel, inhérent à des natures comme la sienne; il montra qu'il
était né roi. Dans un temps de persiflage à l'endroit de tout ce qui
était noble et digne de respect, il sut faire jaillir de toutes ces âmes
qui semblaient desséchées les sources profondément cachées de l'en-
thousiasme, du respect et de l'admiration. Le peu qui nous reste de
toutes ces choses, c'est à lui que nous le devons. Il a offert au monde
xivilisé, qui survivait aux ruines de toute une civihsation, le spectacle
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 391
le plus instructif, et que l'étude de l'histoire ne pourrait apprendre : il a
montré de quelle manière se fondent les sociétés. A la fin du xviii® siè-
cle, deux systèmes sur l'origine des sociétés ont été mis en pratique,
celui du Contrat social, celui de Napoléon. Le Contrat social avait créé
un essai de société où les hommes, sous prétexte d'être libres, étaient
emprisonnés dans la lettre morte d'une constitution, où ils étaient
tenus d'être frères et de s'aimer d'une certaine manière, où ils étaient
égaux par force, dût la nature en gémir, où ils étaient tenus de se
perfectibiliser de par un décret, d'être vertueux de par la loi; en un
mot, le Contrat social avait créé une société où le système des poids
et mesures était substitué aux inclinations, aux aptitudes et aux diffé-
rences créées par la nature. Napoléon fit tout le contraire, il parut, et
soudain les hommes reconnurent leur maître, leur frère aîné, l'enfant
■de prédilection de leur mère commune et l'élu de Dieu; ils le recon-
nurent tel par le simple effet de l'admiration, par intuition, dirons-
nous, et sans raisonner sur leurs droits, sans disputer sur les limites
de leur devoir, ils le proclamèrent leur roi. L'héroïsme remplaça les
«ymétriques arrangemens constitutionnels, la force morale remplaça
la stérile logique; le fondement des sociétés, et, qui mieux est, le fon-
dement de notre société européenne fut retrouvé par instinct, la tra-
dition véritable de l'humanité ressaisie comme par un bond. N'est-ce
pas ainsi , par acclamation et sous l'impression de leur enthousiasme,
que les anciens guerriers barbares, gens peu raisonneurs, mais braves,
héroïques et humains après tout, procédaient à l'élection de leurs
'Chefs? C'était là toute leur science politique; cette acclamation instinc-
tive contenait toutes leurs théories constitutionnelles, toutes leurs
'machines à voter, toute leur stratégie parlementaire. De son côté,
'Napoléon retrouva d'instinct les fondemens et les origines de l'aristo-
tratie : il choisit autour de lui parmi ses soldats les plus braves et les
'^lus dévoués, et il leur dit : Allez et commandez. Ce fut une société
recréée, ressaisie à ses origines. De ces deux essais, quel fut le meil-
leur à votre sensî
0 rois de l'Europe, lorsque vous avez poursuivi cet homme de votre
haine et de vos clameurs, lorsque vous avez excité contre lui la haine
et les clameurs des peuples, avez-vous bien réfléchi aux conséquences
*«le votre action? Vous l'appeliez voleur de couronnes, mais vous auriez
dû plutôt le considérer comme ayant consolidé pour jamais votre droit
à porter vos couronnes. Où donc, en France, était cette couronne?
• ^Elle était ternie, souillée de sang, cachée dans les décombres: il sut la
retrouver. Auriez-vous mieux aimé qu'il l'eût brisée à jamais, lorsqu'il
en avait la puissance? Maintenant, les peuples, instruits par votre
«xemple, se sont retournés contre vous; ils ont appris, par vos leçons,
combien pesait une couronne, combien c'étaitune chose facile à trans-
392 REVUE DES DEUX MONDES.
porter d'une tête à une autre. Lui, il leur avait appris que l'autorité
est une chose naturelle, fondée sur le devoir et l'obéissance : vous leur
avez appris, en le renversant, que c'était une chose factice qui se don-
nait, qui s'imposait et s'enlevait au gré des intérêts et des ambitions.
Le jour où Napoléon est tombé, l'autorité a reçu le coup le plus fatal
qui lui ait jamais été porté. Les blessures que le peuple lui avait faites
en 93, Napoléon les avait fermées, et vous, ô rois de l'Europe, vous les
avez rouvertes.
La seconde réalité, après le gouvernement de Napoléon, c'est le
gouvernement de Louis-Philippe, ou plutôt les bases sur lesquelles
reposait le gouvernement de Louis-Philippe. Ces bases étaient les
classes moyennes. Cet avènement subit des classes moyennes est peut-
être le fait le plus important de ce siècle et le seul digne d'attention
après Napoléon. Malheureusement ces classes ont été , à un moment
donné, à elles seules, les bases, les colonnes, les appuis et les décora-
tions du trône de juillet. Elles étaient assez nombreuses pour le fon-
der, elles n'étaient pas assez disciplinées pour le soutenir, et à l'heure
du danger, elles n'ont pas été assez choisies, assez triées, dirons-nous,
elles présentaient encore un aspect trop confus, trop mélangé, pour le
défendre et le sauver. L'avènement des classes moyennes, quel que
soit le sort qui leur est réservé, est une réalité, car ces classes sont la
mesure de l'état social, le chronomètre de la civilisation, de l'éléva-
tion des intelligences et de l'accroissement des richesses; elles sont la
mesure de tout le mouvement de la nation, de son abaissement ou de
son élévation; rien n'indique mieux qu'elles, malheureusement nous
l'avons vu, les fluctuations de l'opinion publique, les changemens des
mœurs, la direction des esprits. Eh bien! cette dernière réalité nous ;i
échappé aussi; il ne reste rien de l'empire que quelques institutions
déjà minées et le prestige d'un grand nom, il ne reste de la bourgeoisie
que des débris de fortune, des tentatives de renaissance, la confiance
dans le tra^ ail et l'amour de l'industrie.
La révolution française est donc, dans cette première partie du
XIX* siècle, l'élément le plus important, le fait principal. Sa lutte avec
les divers gouvernemens constitue jusqu'à présent toute l'histoire du'
xix« siècle. Elle a emporté, disons-nous, non-seulement les moyens
mécaniques abstraits qu'on lui avait opposés, mais encore les réalités,
les plus fortes, celles qui, par leur nature et leur origine, semblaient!
les plus propres à la contenir et à la rendre impuissante en se l'assi-i
milant. Aujourd'hui, quels moyens propose-t-on , quels expédiensj
a-t-on inventés pour l'empêcher de continuer ses ravages? Un gou-j
vernement démocratique est-il un remède, et, nous dirons mieux, j
la démocratie porte-t-elle en elle-même les moyens d'apaiser cettej
tourmente qui se continue depuis soixante ans? Sans doute, diront:
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 393
(juelques-uns, puisque la réyolution française est la démocratie, et
vice versa. Nous ne le pensons pas. La démocratie sera impuissante
comme tous les autres remèdes : nous l'ayons essayée depuis deux ans,
nous l'essayons encore, et nous ne voyons pas qu'il y ait lieu de se fé-
liciter des résultats. Ceux qui pensaient qu'avec le suffrage universel
cesserait la révolution doivent être fort détrompés. Au contraire, la
démocratie la secourt , lui prête sa force et son appui , la protège pour
ainsi dire, mais il est aisé de s'apercevoir que la révolution ne s'arrê-
tera pas là : elle passera par-dessus la démocratie, et ses folles vagues
continueront de rouler vers des rivages indéfinis et dont le nom est
inconnu. Il est vrai que, dans le parti démocratique, beaucoup répè-
tent que la révolution continue, parce que la démocratie n'est pas en-
core complètement victorieuse, parce qu'elle est obligée de subir ou
au moins d'accepter le pouvoir des autres élémens dont se compose la
France. C'est une démocratie de transition, disent-ils, pour arriver à
la véritable démocratie.
Que signifie donc, dans leur langage, le mot de véritable démocra-
tie? 11 signifie que le pouvoir devra passer au plus grand nombre,
c'est-à-dire aux classes les plus nombreuses, par conséquent aux classes
populaires. C'est une grande erreur de croire que la révolution cesse-
rait parce que nos ouvriers ou nos paysans seraient les maîtres; elle
continuerait plus terrible que jamais. Et ici je ne parle pas des mal-
heurs inévitables qui viendraient fondre sur la France, non, mais du
résultat qu'aurait cette étrange expérience politique. Par leur nature,
les classes populaires sont incapables de vie politique réelle. De deux
choses l'une : ou bien leur gouvernement serait, comme certains jour-
naux nous en menacent tous les jours, un gouvernement de passions,
une sorte de vengeance temporaire et qui ne saurait durer, ou bien
elles devraient cesser d'être les classes populaires pour devenir nous
ne savons quelle classe dont le nom est encore inconnu dans l'histoire.
Les imbéciles politiques qui parlent d'organiser un gouvernement au
moyen des classes populaires sont les plus fourbes des hommes, s'ils
n'en sont pas les plus ignorans. Il n'y a pas pour les classes populaires
possibilité de devenir des classes politiques. Les classes moyennes,
nous en avons tous été témoins, ont eu une extrême difficulté à gou-
verner, et encore, à un certain moment, l'inexpérience politique s'est
montrée, la clairvoyance a fait défaut. Or, dans tous les états possi-
bles, chez toutes les nations, dans les civilisations les plus différentes,
au-delà des classes moyennes il n'existe rien comme classe politique.
Ces mots, à une autre époque, auraient pu sembler un pur lieu com-
mun; aujourd'hui ils peuvent sembler une hardiesse , une insolence
aristocratique, et, pour les plus calmes des démocrates, ils peuvent pa-
raître une audace philosophique. La bourgeoisie n'est pasfune classe,
394 REVUE DES DEUX MONDES.
à proprement parler, et voilà pourquoi il lui est possible de gouverner.
Ce n'est pas une classe, c'est une collection d'hommes de toutes les
professions, de toutes les origines; c'est une collection d'individus. Ce
n'est pas une classe enchaînée par la solidarité de la naissance, im-
muable par son origine, réunie par les mêmes intérêts. Les classes
moyennes sont l'addition de tous les hommes qui , par leurs efforts et
par leur initiative individuelle , sont parvenus à se dégager des en-
traves de la nécessité. La bourgeoisie peut donc jouer un rôle politi-
que, elle peut prendre part à la vie politique, parce qu'elle n'est qu'un
composé d'individus; mais au-delà des classes moyennes, qui repré-
sentent ce qu'il y a de plus intelligent et de plus excellent au sein des
masses populaires, nous déclarons qu'il n'y a rien; car, si les individus
sortis de ces masses obscures peuvent gouverner et prendre part à la
vie publique, les masses elles-mêmes ne le peuvent pas.
Reste donc le socialisme. Nous devons rendre cette justice aux véri-
tables chefs du socialisme, à SaintrSimon, à Fourier, à M. Proudhon,
qu'ils n'ont jamais cru que la prépondérance des masses démocrati-
ques fût le moyen d'apaiser la tempête. Le seul moyen, disent-ils, de
terminer la révolution, c'est de l'organiser : c'est en cela que se résume
tout leur système; mais la révolution est ingouvernable, l'organiser est
une véritable chimère. On n'organise pas la destruction. Le socialisme
échouera comme tous les autres partis; il échoue déjà. En effet , des
symptômes sinistres commencent à nous apprendre que les masses dé-
mocratiques sont aussi dégoûtées du socialisme que de tous les autres
systèmes. Les épouvantables rêves du socialisme commencent à se
dissiper devant cette terrible réalité de la révolution; ils ne sont déjà
plus que comme des brouillards qui naissent d'un océan plein de tem-
pêtes. L'esprit révolutionnaire passera sur le socialisme, comme il
passe déjà sur la démocratie.
A quelles épreuves sommes-nous donc destinés, tous tant que ne
sommes? Dieu seul le sait. Ah ! lorsque nous nous plaçons à une cei
taine hauteur, lorsque nous voyons la marche du temps du haut d'ui
indifférente élévation, alors un sentiment de concorde, de pitié et de
pardon s'éveille dans notre cœur. Nous plaignons sincèrement nos
amis et nos ennemis, ceux qui s'intitulent absolutistes et constitution-
nels, ceux qui s'intitulent démocrates et socialistes. C'est entre nous,
après tout, qu'est la lutte. Nous différons grandement sur les moyens,
mais, au fond , il n'y a qu'une pensée chez les meilleurs et les plus
purs d'entre nous tous : finir la révolution. C'est entre nous, bourgeois
€t aristocrates, qu'est la lutte; elle n'est pas ailleurs. Nous sommes bien
quelque cent mille individus en France qui formons ce qu'on appelle
les partis, le reste de la nation s'en soucie peu. Et au-dessous de nous
souffle sans cesse l'esprit révolutionnaire qui nous absorbe tous. Et
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 395
puis, parmomens, lorsque la colère fait place à ce sentiment de sym-
pathie que je viens d'indiquer, la plus grande consolation qui se pré-
sente, c'est de se dire que, si la tempête se met de nouveau à souffler,
elle nous engloutira tous, oui, tous, amis et ennemis. Voilà notre
suave mari magno, comme disait le grand poète Lucrèce, la joie sinistre
qui peut saisir chacun des malheureux passagers dans un vaisseau
naufragé, la joie qui saisira chaque habitant de la terre au jour du
jugement dernier.
De plus en plus deviendra manifeste ce fait effrayant, c'est qu'aucun
gouvernement ne peut s'appuyer sur la révolution française. On peut
construire avec des débris et des ruines, mais on ne peut pas con-
struire sur la destruction elle-même. Cette impossibilité absolue de
construire un gouvernement sur les bases de la révolution (le mot
bases n'est-il pas lui-même impropre?) est démontrée par l'histoire
des soixante dernières années. Tous les gouvernemens sont sortis du
droit d'insurrection. Pour vivre, ils ont été obligés de combattre le
principe qui leur avait donné naissance; ils se sont mis en opposition
avec lui , et ils ont été emportés. C'est le droit d'insurrection qui crée
les institutions, qui promulgue les constitutions, qui fait et défait les
lois : institutions, lois, constitutions, gouvernemens, sont comme les
caprices, les fantaisies passagères, les improvisations de l'esprit révo-
lutionnaire. C'est cette origine qui fait si précaires, si timides, tous les
gouvernemens qui se succèdent. Us sentent trop qu'ils sont fondés sur
le droit d'insurrection, qu'ils n'ont pas en eux-mêmes leur force mo-
rale, et la société, elle aussi, a si bien senti le danger, qu'elle avait
créé, dans ces derniers temps, une doctrine qui s'appelait la doctrine
du fait accompli. Qu'est-ce donc, au fond, que cette doctrine? C'est le
corollaire nécessaire du droit d'insurrection; c'est un moyen pour la
société de rejoindre les événemens, alors même qu'ils sont allés plus
vite qu'elle ne l'aurait voulu; mais cela ne peut durer. Quelque chose
qui arrive, la société ne pourra plus accepter ces conquêtes de l'esprit
révolutionnaire; elle ne peut se suicider : l'instinct de conservation
l'empêchera de donner son adhésion à de nouvelles victoires, et alors
qu'arrivera-t-il?
Voilà, au fond, toute l'histoire du ïix« siècle. Maintenant, en cette
année 1850, quelle est la situation des choses? L'esprit révolutionnaire
n'est pas vaincu , mais ses doctrines sont percées à jour. Ce que l'on
avait coutume de nommer les idées françaises n'existe plus à l'état de
conviction que dans la tête des ignorans, des sots et des méchans. Au
fond de la situation européenne, il y a une crise terrible : l'esprit ré-
volutionnaire veut aller toujours plus loin, les sociétés refusent obsti-
nément d'avancer. Voilà, à proprement parler, la situation du monde
à l'heure où nous écrivons. Qui l'emportera?
396 REVUE DES DEUX MONDES.
Le XIX* siècle n'est , à proprement parler, que la continuation du
xvni* en toutes choses. Ainsi , pendant que la révolution continue de
faire le tour du monde, construisant et démolissant d'éphémères gou- 1
vernemens, les créations véritables du xvni« siècle continuent à se I
développer toujours davantage. 11 y a comme une nouvelle hurhanité
qui menace la vieille humanité, et ici nous ne parlons pas de l'esprit
révolutionnaire; Dieu nous garde d'écrire une phrase aussi socialiste '
que peut le sembler celle-là! Mais l'Amérique est une création du
xvni" siècle; il y a soixante et dix ans, les États-Unis étaient une simple
réunion de colonies occupées de leur commerce, réclamant de l'xVn-
gleterre la permission de faire leurs affaires en toute liberté, et main-
tenant leur ambition est sans bornes, leur soif insatiable. Tour à
tour, ils incorporent dans leur domination l'Orégon, le Mexique, lai
Californie; ils pressent l'Angleterre au Canada, ils menacent, eux aussi,
de prendre la route des Indes; ils enserrent déjà l'ancien continent, et|
de plus en plus pèseront sur le nouveau. Et la Prusse, oij était-elle ill
y a un peu plus d'un siècle? C'était une simple province, un simple
duché, et maintenant elle est à la tête de l'Allemagne, soit qu'elle la !
trouble par ses révolutions, soit qu'elle réprime les insurrections qui|
veulent l'imiter par ses armes et son gouvernement. Et la Russie, quil
jadis vivait reléguée dans un lointain vague, comme une fabuleusel
Thulé, et cela au plus beau temps de la civilisation française, voyez!
ce qui est arrivé : elle est, d'un côté, à Constantinople , menaçant ai
son tour ce peuple qui jadis effraya l'Europe, et, de l'autre côté, elle
jsst à Vienne, elle met un pied sur cet empire qui pendant tant d'années '
. a;protégé l'Europe en réunissant sous un sceptre européen tant de po- J
pulations qui ne sont européennes que par leur position géographique.]
Autour d'elle viennent se réunir toutes ces populations étranges,
;Connues à l'ancienne Europe , ou dont elle ne s'inquiétait pas.
comme le dit un écrivain anglais, nous vivons dans un monde fertile!
Les choses vont vite dans ce monde : tout cela s'est fait en moins]
d'un siècle !
Ainsi donc, d'une part les ravages révolutionnaires, de l'autre l'ac-
croissement successif des empires fondés au xvni« siècle : voilà toute]
l'histoire de la première moitié de ce xix* siècle, si orageux et si me-j
naçant.
Maintenant quelle conclusion? direz-vous. La conclusion, c'est que,^
si l'Europe veut être sauvée, il faut qu'elle abandonne au plus vite ses
principes hasardés, ses frénésies humanitaires, et ce que j'appellerai
volontiers ses ambitions cosmopolites; il faut qu'elle renonce à dire i
en phrases sonores, comme elle l'a fait jusqu'ici, qu'elle travaille pour i
l'humanité, et qu'elle songe un peu plus à elle-même. Elle s'arrache
le cœur chaque jour dans ses luttes intestines : qui sait s'il lui en res-
LA PREMIÈRE MOITIÉ DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 397
tera assez lorsque l'heure suprême sonnera? Et, de jour en jour, cette
heure approche, et l'insouciance sera expiée aussi bien que les senti-
mentalités philosophiques dont elle se décore. 11 faut parvenir à trouver
une foi supérieure à celle de la révolution; sinon , soyez-en sûr, tôt ou
tard nous succomberons.
Nous pouvons encore nous sauver matériellement par l'action de la
force; mais là n'est pas la question , car la force n'est qu'un pouvoir
temporaire, et l'esprit révolutionnaire est une chose tout intellectuelle.
S'il nous paraît si matériel, c'est qu'il ressemble aux rêves d'une ima-
-- ination sans loi , au délire physique des facultés qui s'éparpillent et
<:ourent çà et là comme des bacchantes. Ce qui fait sa force, c'est qu'il
se proclame un progrès sur ce qui fut, et c'est par là qu'il est atta-
quable. La révolution, qui n'est qu'un moyen de destruction, un ex-
pédient, une machine de guerre, un fait, s'est posée comme étant une
loi. Là est son point tout-à-fait faible. Eh bien ! en face du temps, il faut
poser hardiment l'éternité; en face de la révolution, des besoins nés
d'une époque évanouie, il faut poser des idées essentielles, éternelles,
nécessaires à la nature même de l'homme et aux fondemens du monde.
J'indique le remède intellectuel, religieux, philosophique; d'autres
chercheront les moyens matériels.
Toutefois on ne trouvera point ces idées victorieuses, si l'on ne s'est
fait d'abord un cœur exempt de ressentimens, de passions et de préju-
gés, si l'on ne s'est fait une ame morale, impartiale, indifférente aux
systèmes. Je vois trop de préjugés parmi nous. Ce n'est pas la forme
de l'ancienne société qu'il faut présenter aux yeux des nouvelles géné-
rations, c'est l'idéal éternel des sociétés. Il faut leur apprendre que les
hiérarchies et les aristocraties sont le fondement des sociétés, mais non
pas que les parchemins et les titres sont les bases de l'univers. En
toutes choses , aujourd'hui , il faut montrer l'esprit, l'idée, le prin-
cipe , jamais les formes. Les anciennes formes sont détruites, vous ne
les ferez pas revivre. Sauvez le principe d'autorité, et peu importe
après qu'il revête cette forme ou cette autre. Sauvez l'idée de hiérar-
chie, et peu importe ensuite comme elle s'organisera, et si l'échelle
sociale s'élèvera du simple chevalier jusqu'au duc et pair; les cheva-
liers, les ducs et pairs, sont des titres et des étiquettes de choses réelles,
mais il ne faut pas prendre ces étiquettes pour la réalité. J'en dirai
autant de l'esprit religieux : sauvez l'esprit chrétien et laissez au temps
le soin de recréer une nouvelle forme. Imprégnez les esprits, remuez
les cœurs, faites circuler le souffle des idées pures, mais ne présentez
pas des formes vermoulues et des couleurs effacées. Soyez sûr que, si
vous répandez l'esprit religieux, vous aurez plus fait pour la conver-
sion des cœurs et des âmes qu'en continuant à combattre protestans
contre catholiques et vice versa. Vous ne ressusciterez pas la noble che-
398 REVUE DES DEUX MONDES.
Valérie, les monastères, le moyen-àge, tout cela est de la poésie et n'est
plus de la réalité, mais vous devez sauver les idées nécessaires à toute
société. Si vous essayez de ressusciter des formes évanouies, la révolu-
tion a raison contre vous; si vous sauvez les principes dégagés de toute
enveloppe matérielle, elle est vaincue, car la révolution n'a pas pris
forme , figure , couleur; elle est toujours comme un esprit qui cher-
che un corps, et qui, par sa nature, ne peut en trouver; jamais elle ne
se soutiendra devant les idées absolues, mais elle renversera les formes
vermoulues que vous placerez devant elle comme des barrières.
Souvent, durant ces longues nuits d'hiver, seul, au coin du feu, d'é-
tranges visions m'ont assailli. 11 me semblait souvent que la nuit ne
devait pas finir, et, du sein de cette nuit, je voyais sortir les ombres
des temps passés qui souriaient de dédain et me jetaient en passant ces
mots vibrans : Morts pour la liberté, morts pour la patrie, morts pour
la religion, morts pour avoir obéi aux lois morales. Les martyrs avec
leurs yeux évangéliques, les héros antiques avec leurs calmes regards
m'apparaissaient le plus souvent. Deux apparitions surtout m'étaient
chères : l'image du noble Épaminondas, mon héros favori, et puis l'i-
mage de ce chevalier qui , pris par les infidèles et mutilé horrible-
ment, resta tout un jour dans un champ avant de rendre l'ame, et re-
disant ces dernières paroles : Mort pour notre Seigneur Jésus-Christ !
A leur place apparaissaient les ombres des morts contemporains qui
tous me répétaient : Morts pour satisfaire aux exigences de nos pas-
sions, morts pour la conquête du bonheur, morts pour le triomphe
du plaisir sur le devoir ! Et alors je voyais dans le fond la vieille Eu-
rope qui me souriait d'un air égaré; autour de moi, les commères du
radicalisme criaient leurs hymnes d'une voix chevrotante; les baya-
dères du socialisme , au lieu de la myrrhe et de l'encens , me présen-
taient les parfums voluptueux et les épices excitantes. Au-dessus de moi
planait l'image gigantesque du temps; mais ce n'était plus ce conteur
inépuisable qui savait autrefois tant d'histoires charmantes, ce n'était
plus cet improvisateur merveilleux qui savait inventer tant de faits
héroïques et tant de gracieuses intrigues; ce n'était plus ce sphinx ai-
mable, sympathique à la race humaine, qui lui proposait jadis tant de
problèmes à résoudre ^our .son bonheur et sa rédemption; non, main-
tenant il proposait des énigmes dont il ne savait pas lui-même le sens.
Autour de moi retentissaient des voix qui criaient : Tout est fini ! Les J
Parques filaient les derniers jours des anciennes civilisations; elles
filaient une laine noire et grossière dans laquelle brillaient de rares
brins de soie dorée; pais soudain le fil fut coupé , et les trois sœurs
crièrent en chœur : Voilà le cadavre de l'Europe, ô inflexible Minos;
vieux Rhadamanthe, juge ta proie !
Les hommes cependant refusaient de .mourir, ils résistaient de toutes
LA PREMIERS MWSm B» BOL-^^m^ViàM» aiS€tfr. 3Ôi)k
leurs forces et se débattaient sous les étreintes de l'impitoyable mort.
L'arrêt fatal est prononcé. — A\ez-vous une parole supérieure à celle
de la mort? Pouvez-vous invoquer une puissance plus forte que la
sienne ? criaient de toutes parts des voix sinistres. Soudain un homme
se prosterna la face contre terre et s'écria : Oui, il y a une puissance
plus forte que celle de la mort, c'est celle de la vie; il y a une puissance
plus forte que celle du destin, c'est celle de la divine Providence.
Sources de la vie, revenez en nous, nous récusons nos rêves. Non, la
vie n'est pas le bonheur humain. Nous l'avions cru jusqu'alors; main-
tenant nous voyons combien nous étions coupables. — Aussitôt que
cette parole fut prononcée, la nuit s'évanouit, et une voix s'écria :
— Non, ce monde n'est pas le monde des Parques et des sorcières. —
Les hommes regardèrent autour d'eux : tout avait fui; mais quelle dé-
bâcle et quelle fuite î La nuit avait été si longue, que les herbes avaient
poussé hautes et droites, et couvraient la pierre des tombeaux. Des
spectres qui tout à l'heure encore regardaient ce monde comme leur
appartenant cherchaient et ne trouvaient plus leur sombre demeure,
et c'était un bizarre spectacle que de les voir se heurter et courir,
frappant leurs squelettes retentissans les uns contre les autres , criant
dans un langage inconnu aux régions qu'éclaire le soleil et tout em-
preint des usages du monde souterrain. Les oiseaux murmuraient
leurs chansons amoureuses avec tant de gaieté, la nature s'étendait si
fraîche, la lumière brillait si pure pendant que s'opérait cette fuite des
spectres, qui ne savaient où se cacher! Les hiboux si fiers de leur
science, éblouis et surpris, volaient au hasard; les chouettes prophé-
tiques criaient, non plus pour prédire le malheur, mais pour dé-
plorer leurs déceptions; les loups et toutes les bêtes carnassières et
radicales que la nuit amène s'enfuyaient dans leurs cavernes. Les
hommes tombèrent à genoux et prièrent Dieu, et un hymne universel
s'éleva pour le remercier d'avoir forcé l'aurore à briller et d'avoir
ramené avec elle les parfums et les espérances,, les rayons et les mur-^
mures, et tout ce qui enveloppe d'harmonie, d'enchantement, d'admi-
ration l'ame immortelle et invisible. Les champs recommencèrent à
s emplir de musique; les villes lointaines et les hameaux perdus en-
tonnèrent les mêmes hymnes , et il ne resta plus de tout cela que le
souvenir d'un m^iuvais rêve. L'esprit révolutionnaire était vaincu, et
le gouvernement de la Providence, avec tout ce qui accompagne né-
cessairement ce gouvernement, -r- l'ordre, la hiérarchie et la religion,
— continuait à régler le monde qomme pw le passé.
MADRID
ET LES MIDRILÈGIVES.
DJCCWJ^ARIO GEOGRAFICO-ESTADISTJCO-HISTORICO DB ESPASà Y SVS
POSESIOmS DE ULTRAMAR, par Pascual Madoz.
16 vol. in-40. MadKd, Ig48-il9.
J'aime la statistique, quand elle n'est pas trop officielle, quand le
travail curieux, passionné du chercheur volontaire s'y substitue à la
négligence ennuyée des bureaux. Que de choses dans un menuet,
mais que de choses aussi dans un chiffre formulé avec conviction,
classé avec à-propos et surtout sans parti pris! Voici, par exemple, un
livre presque aussi hérissé de nombres qu'une table de logarithmes,
et qui, sous ces dehors rebutans, nous en apprend plus sur l'état ma-
tériel et moral de la société espagnole que l'œuvre combinée d'un
grand économiste, d'un grand philosophe, d'un grand écrivain de
mœurs. A coup sûr, M. Madoz est le dernier qui s'en doute. Je ne sais
rien de plus désintéressé et de moins ambitieux que sa laborieuse en-
cyclopédie, où le commentaire n'intervient que s'il est indispensable,
où l'auteur s'efface volontiers toutes les fois qu'il peut laisser au lec-
teur l'honneur d'apprécier et de conclure pour lui; et, puisque j'y
songe , n'est-ce pas là que réside l'attrait imprévu de cette lecture?
On la commence par manière d'acquit , et on la poursuit par vanité.
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 401
M. Madoz a d'autant plus de mérite à ne pas faire étalage de toutes les
conclusions fécondes de son œuvre, que cette œuvre est bien sienne,
exclusivement sienne. Avant lui, la statistique était tout entière à
créer chez nos voisins. Ce n'est pas qu'on y manquât de relevés offi-
ciels de toutes sortes : l'Espagne a précédé à cet égard de plusieurs
siècles les autres nations; mais ces relevés fourmillaient tour à tour
de lacunes et d'erreurs.
Le premier dénombrement raisonné de la population et de la ri-
chesse de la Péninsule, exécuté sous le règne de Philippe II , reflète,
par exemple, un peu trop naïvement les préoccupations de l'époque.
Dans ce travail, du reste immense et qu'un despote était peut-être
seul capable de mener à bonne fin dans l'Espagne du xvi« siècle, quel-
ques lignes sont à peine consacrées à des villes importantes, tandis
(jue la description et l'histoire du moindre reliquaire y embrassent la
matière d'un demi-volume. Quoique mieux dirigées, les tentatives
faites sous les règnes suivans furent moins heureuses encore. L'igno-
rance, la paresse, l'absence de toute émulation qu'un népotisme tra-
ditionnel entretenait dans le personnel administratif, une décentrali-
sation excessive, l'intérêt qu'avaient les employés concussiounaires à
dissimuler le chiffre réel de la matière imposable, l'extrême confusion
de l'état civil, dont le clergé, les communes et les agens de l'adminis-
tration se partageaient les élémens, et enfin l'ombrageuse susceptibilité
des corporations devant ce qui pouvait ressembler à une immixtion
du gouvernement dans leurs franchises, tout conspirait pour épaissir
ici les ténèbres. Les grands réformateurs du dernier siècle échouèrent
tour à tour à la tâche. Le célèbre ministre de Ferdinand VI, Ensenada,
qui, pour restaurer les finances, avait conçu l'idée assurément très
discutable, mais très hardie pour son pays et pour son temps, de l'impôt
unique, dépensa en vain des sommes énormes {quarante millions de
réaux) pour arriver à la formation d'un cadastre complet (1); il dut fina-
lement demander à la théologie les expédiens financiers que la statis-
tique lui refusait, et la théologie, par l'organe de ses docteurs, délia
Ferdinand VI d'une partie des dettes léguées par les règnes précédens.
Sous Charles III , l'encyclopédiste d'Aranda , qui n'avait pas les théo-
logiens dans sa manche, essaya de refaire ce cadastre; il commit mal-
heureusement la faute de s'écarter du plan primitif, ce qui ne per-
mettait pas d'utiliser les laborieuses recherches du marquis de la
Ensenada. Ce second travail resta plus incomplet encore que le pre-
mier. Après d'Aranda, Campomanès et le ministre Lerena furent suc-
cessivement réduits à déclarer qu'une statistique exacte et complète
(1) Tout incomplète qu'elle est, la statistique dressée par ordre du marquis de la
Ensenada remplit cent cinquante volumes,
TOME Y. 26
402 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Espagne était impossible, et Florida Blanca ne démentit pas plus
tard ce décourageant arrêt par la publication de la sienne, où les don-
nées les plus indispensables se trouvent souvent oubliées.
Le règne de Ferdinand Vil vit cependant éclore un essai heureux :
nous voulons parler du Dictionnaire de M. Minano, qui, comme sta-
tistique d'ensemble, serait un chef-d'œuvre, si une méthode parfaite,
la clarté et la précision des développemens, une grande finesse d'ob-
servation, qui, avant de passer aux choses, avait appris à s'exercer sur
les hommes, pouvaient suppléer à l'inexactitude des chiffres. Malheu-
reusement la crise politique et financière, en rendant de plus en plus
urgente la nécessité d'un relevé exact de la population et de la richesse
du pays, avait surexcité dans la même proportion les causes de fraudes,
fraudes dont l'administration elle-même, — et cet abus s'est reproduit
à des époques beaucoup plus récentes,-^ se rendait souvent complice.
Tel député influent, pour épargner à sa province, à son district, à sa
commune, une aggravation possible dans la répartition de l'impôt ou du
contingent militaire, sollicitait et obtenait un faux, comme ailleurs un
chemin vicinal. Le travail de M. Minano, basé qu'il était presque tou"
jours sur des documens officiels, reflétait la plupart de ces inexacti-
tudes, et il s'y en était même glissé bien d'autres. Un mauvais plaisanà
de l'époque s'avisa de dresser une carte sur les renseignemens géo*^
graphiques transmis par des correspondans à M. Minano et acceptés
de confiance par le spirituel pamphlétaire, qui avait parfois la tête
ailleurs : les latitudes et les longitudes se livraient, dit-on, sur cette
carte à des excentricités peu pardonnables, à ce point que telle ville
de l'intérieur s'y surprenait en pleine mer. M. Minano n'en a pas moins
légué un cadre excellent , et personne ne pouvait mieux le remplir
que M. Madoz. A une pratique consommée de ces sortes d'études, à
une fougue de travail que rien ne lasse et n'effraie, et qui est devenue
proverbiale chez ses amis, M. Madoz joint une qu£dité non moins dé^:
cisive : c'est celle de député opposant. On peut traiter à la diable une
enquête officielle; mais, depuis le haut fonctionnaire jaloux de faire
acte d'impartiahté jusqu'au simple particulier heureux de faire preu\e
d'indépendance, qui oserait refuser toute sa complaisance et tout soo
zèle à un député de l'opposition? Comment le soupçonner surtout
d'une arrière-pensée fiscale? A telle enseigne que M. Madoz a pu ralliée
à son entreprise plus de deux mille collaborations, soit officielles, soi*
officieuses, qui, tour à tour se corroborant, se complétant, se eorrir
géant l'une par l'autre, donnent à chacun des faits ou des chiffres
qu'il accepte un grand degré de probabilité.
Ce gigantesque travail, qui a déjà atteint quinze énormes volumes
in-quarto, et qui en aura plus de seize, se ressent d'ailleurs des diffi-
cultés sans nombre contre lesquelles l'auteur a dû lutter. Tantôt de
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 403
nouveaux renseignemens surviennent durant le cours de l'impression,
et M. Madoz , sacrifiant avec une bonne foi dont il faut lui savoir gré
la symétrie à l'exactitude, se résigne à les faire entrer dans un cadre
qui ne leur était probablement pas destiné; tantôt les élémens d'un
même relevé, n'ayant pas pu être tous recueillis avec la même rapidité,
se rapportent à des années différentes, ce qui gêne les vues d'ensemble.
Les scrupules même de l'auteur, le soin qu'il prend de mettre sous
nos yeux toutes les pièces du procès, chaque fois qu'il a à justifier un
chiffre ou une lacune, jettent dans cet ouvrage une lourdeur fatigante.
J'insiste sur ces imperfections, car il sera facile d'y remédier dans les
éditions suivantes, et le Dictionnaire de M. Madoz est destiné à avoir de
nombreuses éditions. L'état l'a adopté, et le mode de subvention qu'a
imaginé le gouvernement espagnol ne manque pas d'une certaine cou-
leur locale : il a offert aux employés, en guise d'à-compte sur leurs
arriérés, un exemplaire de l'ouvrage. La plupart des employés, auto-
risés par une triste expérience à croire qu'un bon livre valait bien une
créance sur le trésor, ont pris cette offre au mot. A quelque chose
malheur est bon, comme on voit : avec un déficit moindre, l'état n'au-
rait pas été en mesure d'encourager cette œuvre capitale, qui, par ses
difficultés et son étendue, dépassait les limites d'une spéculation privée.
Je ne crains pas d'avoir trop longuement insisté sur l'importance de
cette immense statistique, qui., dans un moment oii la production et
la consommation espagnole essaient de nouer des rapports réguliers
avec le commerce des autres pays, a véritablement un intérêt euro-
péen : essayons maintenant d'en tirer parti. Le volume qui concerne
Madrid nous occupera de préférence, car c'est là que l'auteur a accu-
mulé le plus grand nombre de résultats comparatifs. Nous serons
obligé parfois de remplacer les chiffres par des inductions. M. Madoz
ne nous dit pas, par exemple, comment se décompose la population de
plus de 235,000 âmes qu'il a relevée à Madrid pour 1848. Or, ce sont
précisément ces détails qui , rapprochés de quelques données corres-
pondantes des années antérieures, pouvaient le mieux nous éclairer sur
les destinées de la capitale espagnole, en permettant de distinguer,
entre les diverses influences qu'elle subit, celles qui sont purement ac-
cidentelles de celles dont l'action est permanente. Malgré ces lacunes,
les renseignemens recueillis par M. Madoa n'ouvrent pas moins la porte
à des aperçus très intéressans et surtout très nouveaux sur la situation
matérielle, le rôle politique et les mœurs de la société madrilègne.
I.
Madrid a d'abord cela de particulier, entre toutes les capitales euro-
péennes, qu'il n'est, à proprement parler, ni agricole, ni commercial,
is
404 REVUE DES DEUX MONDES.
ni industriel. A part deux ou trois domaines royaux , les cultures com-
prises dans son ressort municipal ne représentent qu'un revenu intérieur
à 150,000 francs. Et ce n'est pas faute d'espace : une immense ceinture
de terrains vagues, où n'apparaissent souvent ni une maison ni un
clocher, entoure Madrid à perte de vue. Cet abandon des travaux agri-
coles s'explique par l'importance exceptionnelle donnée de temps im-
mémorial dans les Castilles au] pâturage. Au xvi* siècle, la Castille-
Nouvelle possédait à elle seule plus de six millions de mérinos, sans
compter les autres variétés ou espèces de troupeaux, et la mesta,
partout où elle a apparu , a fait le désert. Quand la translation de la
cour à Madrid, sous Philippe II, et l'affluence subite de population qui
en résulta vinrent offrir aux habitans un meilleur emploi de leur sol,
les immenses forêts vierges qui entouraient la ville au moyen-âge, et
qui l'avaient fait surnommer la Osaria (la ville aux ours), étaient in-
cendiées ou rasées. Les cours d'eau avaient disparu et avec eux les
principes fertilisans du terroir, qui n'était plus désormais qu'une
énorme tache de sable entre les oasis lointaines d'Aranjuez et de Gua-
darrama. Les progrès même de la population madrilègne vinrent hâ-
ter cette disparition des cours d'eau. Madrid, qui n'avait, en 1560, date
de son érection en capitale, que 2,500 maisons, en avait 7,000 en
1597, et ce développement rapide des constructions ne dut s'accomplir
qu'aux dépens des forêts les plus voisines. La position centrale de Ma-
drid , qui est de toutes les villes d'Espagne la plus éloignée des deux
mers, lui interdisait également tout essor commercial. Madrid pou-
vait encore moins viser à devenir un centre industriel, car ses pro-
duits fabriqués n'auraient franchi le vide qui le séparait des marchés
extérieurs de consommation que pour rencontrer, au nord, au midi,
à l'est , à l'ouest , la concurrence manufacturière de Ségovie, de To-
lède, de Talavera, de Valence et d'Avila.
L'octroi est aussi pour beaucoup dans le triple interdit qui est venu
peser sur l'activité madrilègne. Jusqu'en 1848, et sauf quelques excep-
tions temporaires, nous voyons le tarif municipal frapper de droits
exagérés, non-seulement les denrées de première nécessité, dont la
cherté paralyse extra muros la production agricole et réagit intrà mu-
ros sur les salaires (4), mais encore les produits fabriqués, et, qui pis
est , les matières premières de ces fabrications (2), c'est-à-dire le com-
merce dans son seul mobile, l'industrie à la source même de son dé-
veloppement. Ce n'est pas tout : l'état , sous forme de droits de portes
(1) Par le droit d'octroi, le prix du charbon, seul combustible dont on fasse généra- t
lemeut usage à Madrid, est presque doublé. Le vin est plus surtaxé encore. Le tarif mu-
nicipal frappe jusqu'aux légumes et n'excepte même pas les grains et les farines.
(2) Par suite d'une mesure générale, l'octroi sur les objets fabriqués et les matières
premières a été supprimé en 1848.
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 405
et de droits de consommation, ajoute à l'octroi municipal une surtaxe
qui le double, ce qui porte à environ \ 34 réaux (33 fr. 50 c.) par habitant
les charges indirectes qui entravent aux portes de Madrid la consom-
mation et la production locales. Si l'on tient compte du bon marché
relatif de la vie en Espagne et de la sobriété proverbiale qu'y compor-
tent les mœurs et le climat , cet impôt local de 33 francs que paie en
moyenne l'habitant de Madrid est l'équivalent de 60 francs par tête, ou
environ 250 francs par famille à Paris. Pour ne pas sortir d'Espagne,
une comparaison donnera la mesure des causes d'infériorité que l'oc-
troi et les deux surtaxes dont l'état le grève apportent au travail ma-
drilègne. Ces deux surtaxes seules prennent en moyenne au consom-
mateur de Madrid deux fois plus qu'au consommateur de Barcelone,
et trois fois plus qu'à celui de Cadix, bien que Madrid soit de toutes les
villes celle qui approche le moins des conditions agricoles, commer-
ciales et manufacturières qui font la prospérité exceptionnelle de Bar-
celone et de Cadix.
Ajoutons que, par un de ces procédés de logique comme le fisc sait
seul en trouver, le montant des droits locaux de consommation est con-
sidéré plus tard par l'administration des contributions directes comme
l'une des bases de la richesse imposable, de sorte que, plus la com-
mune aura été appauvrie par cette taxe indirecte, plus elle devra con-
tribuer pour l'impôt direct. C'est ce qui peut expliquer encore com-
ment la moyenne individuelle de l'impôt immobilier, qui est de
25 réaux dans la province de Barcelone, s'élève pour la province de
Madrid à plus de 32 réaux. Le système des patentes, basé qu'il est dans
la plupart des cas sur la population, est encore plus défavorable à Ma-
drid; chaque patenté y paie en moyenne 97 francs, tandis que le pa-
tenté de Cadix ne paie que 54 fr. et celui de Barcelone 47 francs. Ainsi,
Madrid devait voir tourner contre lui-même jusqu'à la supériorité nu-
mérique de sa population, seule compensation qu'il pût trouver aux
inégalités forcées ou factices qui paralysent son progrès matériel.
Dans ces conditions, et en attendant une transformation dont il est
déjà possible d'apercevoir les symptômes, Madrid ne pouvait viser
qu'au rôle de métropole officielle, sans autres branches de commerce
ou d'industrie que celles qui correspondent aux besoins les plus im-
médiats de la consommation locale. La classe réellement dominante
à Madrid devait donc être celle qui se rattache directement ou indi-
rectement au monde officiel. Essayons de déterminer son importance
numérique. Madrid n'est politiquement intelligible qu'à cette condi-
tion. Nous prendrons pour base de nos calculs le recensement muni-
cipal de 1846,1e seul, d'après M. Madoz, qui offre des garanties d'exac-
titude, et le seul aussi qui n'échappe pas entièrement à l'analyse. Ce
recensement assignait à Madrid environ quarante-neuf mille domici-
406 REVUE DES DEUX MONDES.
liés, correspondant, avec les femmes, les enfans, les domestiques, àj
une population totale de près de 207,000 âmes.
Si l'on excepte les journaliers et les domestiques, l'impôt des pa-
tentes atteint en Espagne toutes les professions non officielles suscep-
tibles d'être Classées, depuis l'avocat et le banquier jusqu'au plu?
humble revendeur ambulant. Or, les relevés que fournit le livre d(
M. Madoz évaluent , pour 1846, le chiffre des patentés de Madrid à près
de 16,700. Le personnel des journaliers correspond à environ 7,000 feux
Les quatre ou cinq manufactures auxquelles se réduit la grande indus
trie madrilègne nous donnent au plus, avec les imprimeries, un milliei
d'ouvriers chefs de familles ou célibataires vivant seuls. Quant aux ou-i
vriers qui forment le personnel des mille petites industries courairted
de Madrid, la plupart travaillent pour leur compte et rentrent dansisj
masse des patentés; d'autres se mêlent à la catégorie des hommes dffc"
peine ou journaliers; d'autres enfin vivent Chez leurs patrons et se cem-P
fondent, dans les relevés municipaux, avec les familles de ceux-ci :!a|
majorité des commis-marchands est dans ce dernier cas. Nous exagéron|
donc en portant à 2,000 les commis et les ouvriers qui ont un domicf
distinct et qui n'appartiennent à aucune des catégories précédent
Ajoutons 2,300 pour le personnel des deux chambres, les emplc
municipaux et ceux des gens de lettres, artistes, etc., qui échappent î^
toute classification officielle. Uy a à Madrid 6,400 maisons particulières;
mais plusieurs de ces maisons appartiennent soit aux mêmes personnes,
soit à des personnes exerçant des professions déjà classées, soit enfin
à des capitalistes de province que le danger des placemens agricdlesal
pendant la guerre civile et l'affluence exceptionnelle d'étrangers qnep
jetaient au siège du gouvernement les vicissitudes politiques ont ame-
nés à placer leurs fonds sur des immeubles de Madrid. Déduction faite
de ces absences et de ces doubles emplois, c'est tout au plus si les pro-
priétaires d'immeubles domiciliés à Madrid atteignent le chiffre ^
4,400. Nous ne devrions parler que pour mémoire des familles richei^
qui viennent habiter Madrid sans autre but que d'y jouir de leur for-^
tune; car, en Espagne, où la vie de château n'existe pas, la plupart deiB
riches oisifs ne se rejettent sur les villes que pour s'y fixer définitive-™
ment, y acquérir des immeubles et s'y confondre avec les propriétaires^
locaux. Madrid, vu l'inclémence relative de son climat et la cherté àt
la vie, est même beaucoup moins favorisé sous ce rapport que les aui
très grands centres. Ajoutons cependant pour cette classe 600 fa-j
milles. Total général: 34,000 domiciliés, ce qui laisse, pour les célil
taires ou chefs de famille vivant du budget ou qui aspirent à vivre âi
budget, le chiffre de 15,000 feux, correspondant ta près du tiers delà
population inscrite.
MADRID ET LES MÂDRILÊGNES. 407
n.
L énormité relative de ce dernier chiffre ne doit pas surprendre;
cinme métropole administrative et politique, Madrid appelle dans son
gn autant et même plus d'employés actifs que Paris (1), ce qui, vu la
cîérence numérique des deux populations, équivaut proportionnelle-
imt au sextuple. Les mêmes causes ont fait de Madrid le principal
1 Dâtre de cette guerre de grades et d'emplois qui était de temps immé-
1 )rial la grande maladie sociale de l'Espagne, et que le va-et-vient ad-
ijnistratif de la dernière période révolutionnaire a si violemment sur-
(citée. Aux employés en activité et aux solliciteurs proprement dits il
I it ajouter ces myriades d'employés, de magistrats, d'officiers en dis-
] nibilité ou en retraite qui, à chaque remaniement de personnel, ve-
iient patiemment réclamer le règlement sans cesse ajourné de leurs
insions (2), et dont la plupart, soit pour surveiller de plus près le ré-
iltat de leurs démarches, soit parce qu'ils n'avaient pas ailleurs de
iioyens d'existence, finissaient par rester à Madrid. Les statistiques de
JQtendance, qui, tout inexactes qu'elles sont, présentent une sorte de
'!rité comparative, puisque chacune a été influencée par les mêmes
luses d'erreur, nous donnent sur les fluctuations de ce personnel des
■jiiJBfres fort significatifs. La population totale de Madrid, évaluée en
';33 par l'intendance à 166 mille âmes, s'élevait trois ans après, au fort
|ême de la guerre civile, qui devait avoir cependant appauvri la capi-
le d'hommes et d'argent , à 224 mille âmes , ce qui n'était possible
le par une invasion combinée des victimes officielles qu'avaient faites
s changemens de systèmes survenus dans l'intervalle et des ambi-
Dns qu'ils avaient mises en éveil. En 1842, au contraire, alors que la
)litique exclusive et violente du régent repousse impitoyablement
ut ce qui n'est pas ayacucho, ce chiffre redescend à 157 mille âmes,
)ur remonter à plus de 200 mille en 1846, quand l'éclectisme conci-
ant des modérés vient tendre la main aux éclopés de tous les partis.
Comprend-on maintenant le passé politique de Madrid, son manque
bsolu d'initiative dans les mouvemens des trente dernières années,
1 déférence proverbiale pour le fait accompli? Tout s'explique par
absence à peu près complète des grandes industries (3), ces serres-
Ci) Les rouages de l'administration centrale sont beaucoup plus compliqués en Es-
îgne qu'en France. Pour ne citer qu'un exemple, le prélèvement et l'application des
cettes publiques sont dans les mains de cinq ou six ministères , de sorte que chacun
eux a pour annexe un véritable ministère des finances. La nouvelle loi sur la comp-
ibilité tend à faire disparaître cette confusion.
(2) En 1848 et malgré des extinctions nombreuses, on en comptait encore en Espagne
7,000, plus 15,000 religieux décloîtrés, également pensionnaires de l'état.
(3) Je n'ai pas à parler des gens sans aveu, autre élément d'insurrection qui se con-
408 REVUE DES DEUX MONDES.
chaudes d'insurrection, et par la prépondérance relative des employés
et des solliciteurs, élément passif par excellence, n'abandonnant ja-
mais qu'à bon escient le parti sur lequel il a hypothéqué ses positions
et ses espérances, mais d'autant plus empressé, celui-ci tombé, à por-
ter son dévouement banal aux nouveaux venus. Fractionnée qu'elle
est en une vingtaine de classes bien distinctes, la population madri-
lègne proprement dite , malgré sa supériorité numérique, et quelles
que fussent ses sympathies ou ses antipathies pour les partis qui se
succédaient au pouvoir, était forcément entraînée par l'invisible as-
cendant de ces quinze mille conspirateurs occultes qui, sans avoir be-
soin de se donner le mot, apportaient dans la résistance comme dans
le mouvement l'unité et la simultanéité d'action d'un intérêt com-
mun. De là aussi cette apparente animation politique qui donnait à
Madrid urie physionomie si révolutionnaire et contrastait si plaisam-
ment avec sa condescendance moutonnière pour tous les pronuncia-
mientos du dehors. Ces sinistres agitateurs à la mine sombre, au
regard investigateur, aux colloques mystérieux, qui, à chaque symp-
tôme de crise, se postaient par milliers au carrefour central de Madrid, ]
ces terribles habitués de la Puerto del Sol enfin, dont chaque fronce-
ment de sourcil faisait tressaillir les bourses de Paris et de Londres,
étaient pour la plupart de malheureux solliciteurs ou de plus malheu-
reux retraités, se communiquant à voix basse leurs faméliques inquié-
tudes et guettant patiemment , par le soleil et par la bise, l'apparition
du supplément de journal qui devait leur apprendre à quelle puissance
du lendemain irait s'adresser leur centième placet.
Madrid n'a eu dans le cours de son histoire qu'un jour de véritable
initiative, le 2 mai 1808, quand partit de la place du palais, aux pre-
miers indices du complot de Bayonne, ce formidable cri d'insurrection
qui devait faire le tour de la Péninsule. Les Madrilègnes venaient de
découvrir qu'il s'agissait, cette fois, de l'existence même du trône, et
c'est le seul point sur lequel leur politique, d'ailleurs si accommodante,
ne saurait transiger. Madrid comprend instinctivement qu'il n'a qu'une
vie factice, et que la présence de la cour, les étrangers qu'elle appelle,
le luxe qu'elle fomente, peuvent seuls remplacer pour lui les élémens
de prospérité dont le déshérite sa position. Le sentiment monarchique,
qui tendit constamment chez nous à se réfugier vers les extrémités, a
ainsi chez nos voisins sa plus forte raison d'être au centre. N'est-ce pas
là ce qui explique en partie comment la royauté espagnole a si éner-
giquement résisté aux mêmes secousses qui, trois fois, ont renversé la
royauté française? Siégeant au foyer même des révolutions, celle-ci se
centre habituellement dans les capitales. En Espagne, c'est la contrebande qui les enrô-
lait et les disséminait sur tous les points du pays.
I
MADRID ET LES MADUILÈGNES. 409
vait d'avance cernée et paralysée, tandis que celle-là, au milieu
capitale fidèle, a toujours pu garder la liberté de ses mouvemens.
!e n'est, du reste, qu'à la maison de Bourbon que Madrid a voué sa
rédilection monarchique. Les Madrilègnes, qui, avant l'érection de
îur ville en capitale, s'étaient trouvés associés à la défaite des comu-
,eros de Castille, tinrent toujours rigueur à la maison d'Autriche. En-
retenue par l'horrible misère qu'avaient léguée les guerres de Charles-
Juint et de Philippe II, surexcitée à deux reprises par l'impopularité
lu duc d'Olivarès et du père Nithard , cette opposition avait en outre
{m dangereux aliment dans les intrigues d'une partie de la grandesse,
||u'un vieux levain d'indiscipline féodale soulevait de temps à autre
:ontre le pouvoir royal. En 4620, les ducs d'Osuna et d'Uceda encou-
ent, l'un la prison, l'autre l'exil. En 1621, le comte de la Oliva meurt
îans un cachot. En 1648, deux Silva et deux Padilla conspirent contre
a vie du roi. Un peu plus tard , le marquis de Liche est convaincu
l'avoir introduit plusieurs barils de poudre dans le théâtre du Buen-
iRetiro pour faire sauter le roi. Une hostilité qui se traduisait par des faits
jpareils devait avoir de menaçans échos dans la population , à une épo-
que où chaque grand d'Espagne disposait à Madrid d'une armée de
jCliens et de valets. Les scandales de la cour offraient d'autres prétextes
jà l'esprit de sédition, car l'austérité gourmée de la grande époque de
IPhilippe II avait peu à peu fait place à des mœurs assez décolletées.
C'était par ariticipation notre histoire : après le grand siècle, le siècle
de Louis XV. Le Louis XV espagnol, c'est Philippe IV, « roi débraillé
et libertin» {rey majo y libertino), comme l'appelle Marchena; très
dévot au demeurant , voire un peu cruel , mais passant volontiers de
la dame d'honneur à la danseuse , à ce qu'assure le révérend père
Florez, qui lui donne jusqu'à huit bâtards de différens lits, et épiçant
au besoin de sacrilège ses royales amours, témoin certaine scanda-
leuse aventure avec une bénédictine. La cour se modelait naturelle-
ment sur le roi. D'après des mémoires contemporains, les dames de la
reine vivaient tout bonnement en lorettes, « recevant de leurs amans
joyaux , habits et sommes considérables. » Lisez aussi le poète Argen-
sola : « C'est ici cour plénière de tous les vices.... jeu, mensonge,
gourmandise et adultère, brutale lignée de l'oisiveté, et pires encore,
tels qu'en vit Rome au temps de Tibère et de ses horribles successeurs;
les nuits de Caligula et de Néron sont par nos déportemens effacées. »
Lisez surtout Quevedo, le grand, l'étrange satirique espagnol, qui
laisse si souvent pressentir, sous le rire éclatant de Rabelais, le san-
glot intérieur de Molière. « Tu salues, dit Quevedo à son ennemi, le
tout-puissant Olivarès, tu salues avec plaisir les donzelles; par toi pré-
valent les catins, par toi parviennent les truands, et tels montent par toi
l'échelle des honneurs qui ne devraient monter que l'échelle des po-
.ilO REVDE DES DEUX MONDES.
tences, des piloris et des échafauds. » Ailleurs, Quevedo fait parler Oli
varès lui-même : « Tandis que moi, par les parcs, jardins, maiî
sons de campagne et autres passe-temps, je restais noyé dans le lupana!
de mes appétits, entre les cotillons des madames ou diablesses, ce qui
est tout un [entre las faldas madamas o diahlas), les Français priren
tout ce qu'ils purent en Flandre et en Hollande.... » i
Le siècle des moralistes n'est jamais bien loin du siècle des révolu i
tions , et le discrédit moral de la royauté ne pouvait guère s'arrêtei
sous la régence de Marie-Anne d'Autriche, ou plutôt de son favori dor
Fernando Valenzuela. Celui-ci , qui avait deux genres d'influence i
se faire pardonner, n'épargnait rien pour capter l'indulgence de;
Madrilègnes. Non content de prodiguer sa fortune pour entretenii
dans la ville le bon marché des subsistances et pour procurer du tra-
vail aux habitans. il donnait à ceux-ci toutes sortes de divertissemem
gratuits, fêtes, combats de taureaux où il payait de sa personne, corné
dies qu'il composait lui-même. Le peuple, qui riait apparemment tnès^
peu à ces comédies, ne fut pas désarmé. Une nuit, on placarda pi
du palais le portrait de la reine et du favori. Valenzuela tenait la maiï
sur les insignes des différentes charges et dignités avec cette inscrif
tion au bas : c Ceci se vend, » et aux pieds de la reine, qui était repi
sentée la main sur la poitrine, était cette autre inscription : « Celle-cî
se donne. » C'en était fait de la maison d'Autriche, on ne croyait phis
à sa majesté. Ne trouverait-on pas une dernière analogie entre notr^
Louis XVI et le successeur du Louis XV espagnol, le débile Charles n,1|
qui clôt la liste des rois de cette maison? Chez tous deux, même im-
puissante bonhomie entre les égoïstes calculs de popularité de quelqi
personnages et l'inintelligente fureur des masses. A deux reprises,
populace de Madrid se rue menaçante sur le palais, demandant à grand
cris du pain et accusant la cour « de piller le trésor de la nation; »
plaintes feintes ou sincères du ministre disgracié Monterey contre l€
prodigalités de la cour servent de prétexte à ces clameurs, et l'on n^
sait si le corrégidor Ronquillo, qui apparaît à cheval au milieu
l'émeute, vient pour la contenir ou pour l'encourager : — voilà
journées des 5 et 6 octobre, ei voici presque Necker et Lafayette. — (
fait en outre courir le bruit que Charles II est possédé du diable : Il
diable, c'est le « Pitt et Cobourg » du temps. Le 93 espagnol n'alla ps
heureusement aussi loin que le nôtre. Le peuple de Madrid se borna
décapiter moralement la dynastie autrichienne, en exigeant du débile
monarque, que des raisons de parenté faisaient pencher du côté de
l'archiduc, un testament en faveur du duc d'Anjou. Quand Madridl
tomba au pouvoir de l'archiduc, presque tous les habitans en état dej
porter les armes étaient allés se ranger sous les drapeaux de Philippe V.f
Les courtisanes de la ville se mirent elles-même de la partie, sollici-|
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 441
Int de préférence les adhérens et les soldats du prétendant, pour les
Iterminer à leur manière, comme dit M. Madoz. Plus de 6,000 soldats
1 restèrent à l'hôpital, la plupart pour y mourir. « L'histoire n'osera
is consigner l'exemple d'une aussi impie vertu civique, » écrivait à
3 propos le grave marquis de San Felipe {no se leera tan impia lealtad
i las historiasl) En effet, nous comprenons l'embarras de l'histoire.
III.
Si , des mœurs politiques de Madrid , nous passons à ses mœurs
livées, un chiffre nous fournira encore à cet égard de nombreux
. laircissemens.
j JEn comparant, toujours d'après le relevé de 1846, le nombre des
iiiaisons avec celui des habitans, nous trouvons en moyenne un peu
iioins de huit domiciles et environ 32 habitans par maison. Cette pro-
lortion n'a d'analogie ni avec la banalité des habitations parisiennes,
lù chaque voisin n'est souvent qu'un inconnu de plus dans la foule
Il connue des voisins, ni avec cet exclusivisme domestique qui, dans
a plupart des quartiers de Londres, ne tolère qu'une famille sous
';haque toit. De là, pour la capitale espagnole, une physionomie à part.
.a communauté de toit est presque a Madrid une amitié à laquelle
iviennent peu à peu converger les amitiés et les relations du dehors,
le sorte qu'au Prado, au théâtre, à la Puerta del Sol, presque tous les
^ens de même classe s'abordent ou se saluent. Un autre détail de sta-
istique vient puissamment influer sur la sociabilité madrilègne. La
période d'âge comprise entre vingt et trente ans, la période des bals,
lies rendez-vous, des bouquets et des éventails qui parlent , est celle
Iqui compte, à Madrid , les représentans les plus nombreux ( près de
ol mille pour les deux sexes, le quart environ de la population totale ).
Je laisse à penser les brèches que ce personnel conquérant pratique
dans les remparts de la vie privée. L'élégante facilité des mœurs pé-
ninsulaires s'y prête du reste merveilleusement. L'amour est une bien-
séance en Espagne. Rester deux minutes auprès d'une jeune femme et
surtout d'une jeune fille que le hasard a fait, à la promenade ou au bal,
votre voisine, sans provoquer la conversation, — et causer cinq mi-
nutes avec elle sans l'entraîner sur le terrain glissant du madrigal, — ce
serait violer, en Espagne, les deux prescriptions les plus vulgaires du
savoir-vivre. A la seconde rencontre, on se donne mutuellement son
petit nom, et il n'est pas rare de s'entendre, dès la troisième , appeler
amigo (ami), sans que les mères ou les jaloux puissent s'en offusquer,
et sans que la fatuité la plus robuste, disons-le aussi, ait droit de s'en
prévaloir. Le cas ne devient sérieux que si cette gracieuse familiarité
de langage tourne au diminutif, si Y amigo, par exemple, passe au rang
412 REVUE DES DEUX MONDES.
d'amiguito. Vito est, chez nos voisins, le Rubicon du sentiment, et tel
qui, se méprenant à ce feu roulant d'agaceries qui donne un charme
si terrible à la conversation écrite ou parlée des Espagnoles, espère
chaque jour le franchir, est fort exposé, dit-on, à se morfondre indé-
finiment sur l'autre rive. Une Madrilègne n'a pas sa pareille, fût-ce au
« pays de Jésus (1), » dans cette scabreuse gymnastique, qui est l'esprit
des femmes au-delà des Pyrénées.
On devine qu'avec de pareils élémens de. sociabilité Madrid doit per-
sonnifier assez mal l'austérité castillanne, et en effet on y mène la vie
assez grand train. Outre ses courses de taureaux , qui se renouvellent
presque sans interruption chaque semaine, Madrid a sept théâtres, ce
qui, toute proportion de population gardée, est l'équivalent d'environ
quarante théâtres à Paris. Le carnaval y dure en outre deux fois plus
qu'à Paris. Du milieu de l'automne au commencement du printemps,
tout jeune Madrilègne croirait se compromettre en paraissant au bal
sans un nez de carton. Les bals masqués manquent du reste, en Es-
pagne, d'animation et de piquant; que reste-t-il à dire sous le masque
quand on a pu presque tout se dire à visage découvert ? Les mots me
conoces? — te conozco (2), répétés par mille voix dans cet odieux glousse-
ment qui est le diapason obligé du lieu, y sont à peu près tout le fond
de l'intrigue. Un seul détail, véritable invention de fille d'Eve, relève
d'un certain haut goût la fade monotonie de ces bals. Par un artifice
de coquetterie que n'admettraient pas nos mœurs, mais qui n'a rien
de choquant en Espagne, où la plus dévote compte volontiers ses amou-
reux sur les grains de son rosaire , la plupart des danseuses s'y mon-
trent déguisées en nonnes. Avec les plaisirs bruyans qu'appelle toute
métropole, Madrid cumule les distractions plus patriarcales qui sont
le lot de la vie de province. Los foires, les pèlerinages, les fêtes patro-
nales, sont pour la jeune population madrilègne des rendez-vous obli-
gés. 11 s'y fait grande consommation de bonbons et de soupirs. La
veille du jour de l'an fait surtout époque dans les cœurs. Ce jour-là,
on jette séparément dans deux urnes les noms des soupirans des deux
sexes, puis on tire au hasard, un à un, les bulletins de chaque urne,
de façon à toujours faire coïncider avec un nom masculin un nom fé-
minin, et chacun des joueurs est proclamé pour toute une année l'ado-
rateur officiel de la senora qui lui est échue à cette loterie. On recom-
mence la veille des rois. Le hasard accouple quelquefois les mêmes
noms, et, pour si peu que le candidat deux fois favorisé se connaisse
en complimens et en sucreries, il est fort rare que cette plaisanterie
ne finisse pas en ito. Revenons à la statistique.
(1) C'est le nom d'amitié que les Andalous donnent à leur province.
(2) Me connais-tu? — Je te connais.
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 413
maximum annuel des mariages de Madrid a lieu pour les hommes
trente-un ans et pour les femmes vers vingt-six ans seulement,
resque la trentaine pour une Espagnole, qui est nubile à peine elle
«sse d'être enfant. Ce long célibat s'explique par la liberté même dont
ouissent les jeunes filles en Espagne. Pour la Française, le mariage
st une émancipation, tandis que l'Espagnole, dans cette atmosphère
le galanterie où elle entre de plain-pied au sortir du couvent , peut
^rener sans trop d'impatience le chapelet de ses jeunes années. L'une,
jui n'a pas le droit d'appeler les temporisations de la coquetterie à son
lide, met son amour-propre à trouver le plus tôt possible un mari;
I autre le met à désespérer le plus long-temps possible ses amoureux.
Je quel côté le diable trouve-t-il mieux son compte? Je ne suis pas
.ompétent. Il faut cependant avouer que l'Espagnole, libre qu'elle est
le provoquer ouvertement les hommages et d'avouer ses préférences,
este par cela même sous le contrôle permanent des médisans et des
jaloux, ce qui vaut bien une sauvegarde plus austère. Ajoutons que
es ardeurs de la vanité , constamment surexcitées chez elle , la dis-
baient d'autres ardeurs. Virginie faillirait moins difficilement peut-
3tre que Célimène, ce qui, disons-le en passant, ne prouve rien contre
Virginie. Enfin, et ceci répond à tout, les fenêtres de rez-de-chaussée
et les guichets intérieurs de premier étage où les filles à marier de
Madrid donnent leurs audiences confidentielles aux soupirans, sont en
(général très solidement grillés.
Quant au groupe masculin de la jeunesse madrilègne, l'action mo-
ralisatrice de cette liberté de mœurs n'est pas contestable. Chez nous,
grâce au rigorisme mal entendu qui élève comme un mur de glace
autour des jeunes filles , nous sommes arrivés à ce résultat profondé-
ment triste, que les affections honnêtes ne sont pas toujours les plus
attrayantes. Agnès, eût-elle de l'esprit à en revendre, €st parfois con-
damnée, de par la pruderie maternelle, à paraître infiniment moins
adorable que Frétillon. Ce contre-sens est inconnu chez nos voisins.
En Espagne, Agnès.c'est Rosine, moins Bartholo, et tenant au besoin
tête, avec un aplomb tout virginal, un entrain pétillant de malice et
de fraîcheur, à une demi-douzaine d'Almaviva qui en pâtissent fort,
mais n'en sont que plus captivés. Frétillon et ses amours cliiffonnées
n'auraient que faire ici. Comprenant quelle serait à armes égales son
infériorité, l'immoralité n'y prend pas la peine de se mettre en frais
de folle ou de poétique élégance; il n'y a pas d'intermédiaire à Madrid
entre l'amour épuré des soupirs et des sérénades et le vice terne, pla-
tement vénal de la rue. Ajoutons, puisqu'il s'agit de statistique sociale,
que les malheureuses qui font ici cet horrible métier n'en ont même
pas la verve cynique. N'étant pas officiellement séquestrée comme ail-
leurs de la société commune, la courtisane espagnole en conserve le
414 REVUE DES DEUX MONDES.
décorum; elle l'exagère même, comme si , par la pruderie contrainte
de son langage et de ses manières, elle voulait instinctivement rache-
ter le reste. L'étranger qui, sur la foi des apparences, irait respec-
tueusement saluer ces drôlesses, ne trouverait à reprendre en elles
qu'un peu de sauvagerie.
Je fais exception pour les manolas, variété de vierges folles spéciale-
ment et exclusivement madrilègne, et que les Espagnols les plus aus*
tères entourent de ces égards indulgens qui , chez ce peuple artiste,
pardonnent tout à la grâce. Grâce n'est pas le mot : c'est plutôt , chez
la manola, je ne sais quelle originalité brutale et contrastée qui résulte
à la fois d'un certain port de mantille, du rhythme grave et lascif de
la démarche, de l'excentricité élégante du costume, de la crudité noire
et venimeuse du regard :
Ancha franga de velludo
En la terciada mantilla.
Aire recio, gesto crudo;
Soberana pantorrilla.
Aima atroz , sal espanola.
« Large frange de velours — à sa mantille croisée. — Air âpre, geste crui
Jambe de reine. — Ame atroce, sel d'Espagnole,... »
J'ai dû renoncer à faire passer dans la traduction l'onduleuse am-
pleur de ce soberana pantorrilla; la poétique des Espagnols a des
licences qui ne s'arrêtent qu'à la jarretière, ce qui lui donne des res-
sources d'expression inconnues à la nôtre. A propos de ces jarretières-là,
je m'empresse de réfuter un préjugé fort injuste : le poignard qu'on a
reproché aux manolas d'y tenir n'a jamais existé que dans les jeunes
imaginations françaises de 1808. Ces dames ont bien parfois la main
plus prompte que la langue, mais d'ordinaire cette arme-ci leur suffit.
Malheur à l'imprudent qui se hasarde à croiser avec elles le fer du dian^
logue sans posséder à fond les passes et les feintes du beau style ma-
nolo! C'est l'équivalent de notre poissard, mais plus épuré, presque
toujours élégant, exempt surtout de ces odieuses souillures de vin bleu
qui aujourd'hui déshonorent la langue pittoresque arrêtée par Vadé
et parlée par les dames de la hcdle devant les rois de France. C'est un
fait très remarquable que cette horreur instinctive du bas peuple es-
pagnol pour le grossier et l'ignoble, qui, chez le bas peuple de Paris
et de Londres, sont souvent prétention et manière. Comme s'il était
donné à l'ardent soleil d'Espagne de sécher toute boue, il n'est pas
jusqu'à la crapule qu'il ne dore çà et là de quelque poétique reflet. Le
rufian le plus avili des cabarets borgnes de Madrid , de Saragosse ou
de Séville vous a des mots et des poses de donneur de sérénades, et
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 415
^n pressent un râclement de guitare près de la voix la plus rauque
f la plus avinée.
Mais voilà de belles affaires qu'à propos de manolas j'allais me faire
avec l'aristocratie féminine du quartier de Lavapiés, du quartier des
Vistillas et du quartier des Maravillas ! Toutes les manolas, hâtons-
nous donc de le dire, ne vont pas prendre le frais aux environs de la
Puerta del Sol. C'est même là une infime minorité, où il se glisse, qui
plus est, de fausses manolas; car telle est la popularité dont jouit à Ma-
jdrid le beau monde manolesque, qu'on lui fait les honneurs du pla-
giat. Quelle aristocratie oserait en dire autant dans ce temps d'aris-
tocraties déchues ou écroulées? La manola de bon aloi , celle qui règle
le goût aux courses de taureaux , et qui , les jours de romeria et de
verbena {{), éblouit un public souriant par le luxe insensé de cou-
leurs, de pompons, de grelots dont resplendit et bruit l'équipage im-
provisé qui la transporte avec sa suite au bord du Manzanarès ou sur
la route du Pardo, cette manola est une respectable commère qui n'a
vendu de sa vie que des melons a d'Hanovre » ou des oranges « de la
Chine, » et mène haut la main ses filles et leurs galans. Celles-ci ne ré-
sistent guère à l'offre d'une orangeade chez le glacier valencien du coin;
mais il serait présomptueux de leur parler sentiment quand on ne
porte pas une veste de velours aux boutons de verre, une écliarpe de
soie aux reins et une épinglette d'argent à la chemise, trois conditions
essentielles du dandysme manolo :
Si algun galan boquirubio
Babeando iras se va
Se revuelve, tuerce «1 morro
Y le dice : Arrè alla !
'Que no gusto de parola...
« Si quelque muguet, la bouche en cœur, — va mignardant après elle, —
elle se retourne, tord son museau — et lui dit : Arrière ! — je n'aime pas les
fariboles... »
Et la manola, à tout prendre, fait preuve de bon goût en préférant
les « fariboles » du manolo. L'élégance, qui , pour les femmes, est en
Espagne de tous les rangs, s'est réfugiée, pour les hommes , dans les
rangs du peuple, qui s'en prévaut, car on le lui rappelle tous les jours.
Chez nous, l'ouvrier s'endimanche en « bourgeois, » tout en jurant
haine à la bourgeoisie, tandis qu'en Espagne c'est le bourgeois à préten-
tions qui s'endimanche volontiers en majo, en dandy populaire. En-
vieux et plagiaire partout ailleurs, le peuple est, en Espagne, orgueil-
leux de lui-même, voire un peu exclusif. Faites donc ici de la
propagande démocratique et sociale ! Pour en revenir à l'éloignement
(I) Pèlerinages et fêtes patronales.
41C REVUE DES DEUX MONDES.
des jeunes manolas pour tout amour de contrebande, je dois dire que
le couteau du manolo y contribue aussi un peu. Plus d'une en porte
fièrement la marque :
Y que tiene un no se que
En aquella cecatriz
Que lleva junto â la gola.
« Et elle a je ne sais quel charme — dans cette cicatrice — qu'elle porte au
bord de la collerette. »
Malgré ce penchant naturel des manolos pour l'emploi du couteau,
les crimes et délits contre les personnes, qui, dans le reste de l'Es-
pagne, représentent les deux tiers environ de la criminalité totale,
sont moins nombreux à Madrid que les crimes et délits contre les pro-
priétés. Bien plus, la proportion des accusations d'homicide et de
blessures est moins forte à Madrid (1 sur 667 habitans) que dans l'en-
semble de son ressort judiciaire (1 sur 556 habitans). Sur la totalité
des crimes et des délits, la proportion est encore plus honorable pour
les manolos. Les quartiers essentiellement plébéiens de Lavapiés, des.
Maravillas et des Vistillas ne présentent qu'un accusé pour 293 habi-
tans, tandis qu'au foyer même de la civilisation madrilègne, dans 1
quartiers du Barquillo, du Rio et du Prado, chaque accusé correspoa
à 130 habitans seulement. Ces chiffres désespèrent M. Madoz, qui
donne des peines inimaginables pour les infirmer et établir qu'on ne
saurait s'en prévaloir contre l'influence moralisatrice de l'instruction.
Pour notre part, nous donnerions tout à la fois raison aux conclusions
de M. Madoz et à ses chifTres. Que l'instruction, par cela même qu'elle
développe les facultés mentales, puisse, dans certains cas, surexciteiTj
les mauvaises passions, cela n'est pas douteux; mais elle surexci
d'une façon plus directe encore les bonnes, et, comme il y a en sommi
plus d'honnêtes gens que de coquins, ou, ce qui revient au même
plus d'intérêt à rester dans la probité qu'à en sortir, la somme du biei
qui résulte de l'instruction s'accroîtra toujours dans une proportioi
beaucoup plus forte que la somme du mal. Parce ^■J.'il y a des en-
rages qui mordent, faudrait-il arracher à l'humanité ses dents? Je
bien que si l'Europe, à l'heure qu'il est, pouvait tout à coup désai
prendre à lire, certaine doctrine qui, pour n'être pas prévue par 1<
code , n'en est pas moins très malhonnête ne ferait pas de si rapid
progrès; mais on avouera que, si cette doctrine envahissait des popu
lations complètement ignorantes, le plus sûr moyen d'arrêter le mal
après tout, serait de leur enseigner à lire. L'inoculation peut donner 1
fièvre, ce n'en est pas moins le meilleur préservatif de l'épidémie. J'e
dirais autant des inconvéniens accidentels qu'entraîne la diJOTusion illi
mitée de l'enseignement secondaire. Il n'est pas douteux que, s'il y
m
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 417
A ait, de nos jours, en France, moins de bacheliers ès-lettres, il y au-
ait moins de révolutions et moins de procès en police correctionnelle;
nais l'équilibre naîtra peu à peu ici de l'excès même de la lutte. A
orce de perdre à cette loterie, où les mises se multiplient à mesure
[ue les lots s'épuisent, les ambitions déclassées finiront par com-
)rendre que tout le monde n'est pas nécessairement né pour devenir
ninistre ou millionnaire.
L'Espagne a d'autant moins à redouter pour son compte ce double
îcueil de toute initiation intellectuelle qu'elle l'a déjà franchi. La mo-
*alité relative des classes inférieures de Madrid ne correspond nuUe-
Inent à leur ignorance, car l'instruction est beaucoup plus répandue
liez elles qu'on ne croit; les écoles primaires publiques ou privées de
la ville reçoivent environ 6,700 garçons, dont près de 5,000 sont admis
l?ratuitement. La période d'âge comprise entre sept et quatorze ans
i)0uvant être considérée comme celle qui correspond à l'enseignement
primaire, et cette période comprenant à peu près 8,700 garçons, dont
im millier se répartit entre les 32 collèges qui desservent l'enseigne-
ment secondaire, il en résulte qu'Mw huitième environ des enfans mâles
est seul privé de toute instruction. La proportion est à peu près la ^
même pour les filles. Beaucoup de villes françaises, et ce ne sont pas If
précisément celles où le peuple est le plus moral et le plus pacifique,
jsunt loin d'occuper un rang aussi honorable sous ce rapport. L'ensei-
jgnement secondaire ne produit pas non plus en Espagne ces tristes
conflits de la vanité et de l'impuissance qui ont signalé chez nous son |
extension. Grâce aux couvens, qui lui facilitaient l'accès des univer-
sités (1) à une époque où les idées de hiérarchie n'avaient encore
reçu aucune atteinte, le prolétariat espagnol a pu s'habituer de longue
main à ne pas considérer l'égalité intellectuelle comme incompatible
avec les inégalités sociales. On voit encore, chez nos voisins, plusieurs
de ces débris universitaires se réfugier sans révolte jusque dans la
domesticité. Dans un restaurant de Madrid, je reprochais un jour au
garçon de laisser pour la dixième fois brûler mon dîner. Il voulut
bien m'apprendre avec une dignité modeste qu'il n'avait pas la surin-
tendance des fourneaux, et que mon argumentation se réduisait dès-
lors à une ignoratio elenchi, le troisième des sophismes de pensée énu-
mérés par Aristote. A sa place, un bachelier français m'eût répondu
moins poliment, et il n'eût pas été capable de citer Aristote. Je me
trompe : il aurait recouru au suicide plutôt que de se résigner à cein-
dre la serviette. Ces catastrophes de l'ambition méconnue sont exces-
sivement rares en Espagne. A Madrid, où se donnent rendez-vous
(I) Dans la plupart des centres universitaires, je l'ai dit un autre jour, les couvens
pourvoyaient à la subsistance des étudians pauvres.
TOME V. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
presque toutes les existences déclassées, il n'y a que vingt suicides
par an.
La misère et non pas cette impatience de jouir, ce dédain des posi-
tions humbles ou obscures, qui semblent inhérens chez nous à toute
éducation libérale, voilà la véritable explication du chiffre qui est as-
signé aux classes éclairées de Madrid dans la répartition de la crimi-
nalité. L'homme du peuple madrilègne a tout à la fois moins de be-
soins et plus de facilité pour les satisfaire. Presque toujours né sur les
lieux (car Madrid, comme on l'a vu plus haut, ne pouvait attirer ces
immigrations d'ouvriers qui s'abattent sur les autres grands centres), j
il s'y est créé de père en fils des moyens réguliers d'existence. Les mil-
liers de solliciteurs qui peuplent les quartiers aristocratiques de Ma-
drid y arrivent au contraire du dehors, y épuisent peu à peu leurs
avances, et n'y trouvent pas plus tard les ressources momentanées desi
travail que leur offrirait l'activité matérielle de Londres ou de Paris.
La nécessité de dissimuler leur position pour ne pas rebuter les pro-
tecteurs et pour tenir tête aux rivaux, l'humanité même de la loi
pagnole, qui, en protégeant, dans certains cas, le débiteur insolvable,
a pour effet nécessaire de resserrer le crédit, viennent encore multi-
plier autour d'eux les inexorables tentations du besoin. Les classes-!
éclairées de Madrid se présentent, en un mot, à la statistique correo-
tionnelle et criminelle avec ce double désavantage, qu'elles fournissent
à elles seules presque tout le contingent de la misère (1), et que les
occasions de faillir se trouvent plus accumulées chez elle que parfont
ailleurs. S'il faut s'étonner ici, ce n'est pas de les voir au premier rang,
c'est de la moralité relative dont elles font preuve dans ce silenciei
duel entre l'indigence qui se dissimule et la probité.
Nous trouvons dans la liste des professions soumises à la patente un
chiffre qui jette de tristes lueurs sur ces misères secrètes. Les prê-
teurs sur gage et la friperie à tous ses degrés sont représentés dans la
capitale espagnole par 4-45 patentés. Ainsi , et sans parler des usurioi
ni des brocanteurs marrons, sur 14. maisons de Madrid équivalant
tout au plus à 7 maisons de Paris, il y a assez d'existences équivoques
pour alimenter une de ces industries qui ne vivent guère que par
l'alliance du décorum extérieur et du dénûment intérieur. En regard
de cet effrayant relevé de la misère chez les classes moyennes, plaçoi»
celui de la charité publique, dont les classes inférieures se résignent
presque seules à profiter. Les hôpitaux, les hospices, les maisons de
travail et autres établissemens charitables dépendant de la municipa-
lité donnent une assistance accidentelle ou permanente, selon le cm^
(1) Je ne mets pas en ligne de compte les mendians, qui appartiennent d'ordinaire
aux autres classes. La mendicité avouée doit être considérée, au point de vue qui nous
occupe, comme un métier, un moyen régulier d'existence.
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 419
,1 25,000 individus par an. C'est presque le huitième de la population :
proportion énorme, en ce sens que Madrid n'a pas cette population
flottante d'ouvriers qui, dans nos grandes villes, absorbe à elle seule
presque tout le budget de l'assistance publique. Outre ces établisse-
inens de charité, Madrid en possède environ vingt autres, dotés ou
dirigés par des associations particulières, et qui secourent 4 ou 5,000
autres individus. Tout conspire, en un mot, à soustraire les classes
inférieures de Madrid aux mauvais conseils de la pauvreté, si nom-
breux et si poignans autour de la classe moyenne.
Les 6ij6 crimes ou délits qui sont jugés annuellement à Madrid ne
correspondent qu'à 1,065 accusés ou prévenus. 11 faut en conclure que
les crimes ou délits concertés, qui seuls dénotent une perversité sys-
tématique, sont proportionnellement peu nombreux à Madrid. Les
femmes figurent sur la totalité des accusés ou prévenus pour plus
d'un sixième, et ce n'est pas là le seul manque de galanterie que se
permette à leur égard la statistique. Les célibataires, déduction faite
de ceux qui ne sont pas encore d'âge à se marier, figurent sur le total
des accusations et des préventions dans une proportion moindre que
les mariés. Si le mariage n'est pas à Madrid un préservatif moral,
c'est en revanche une excellente précaution hygiénique. A l'exception
de deux célibataires obstinés qu'on voit, en 4846, atteindre l'un cent
cinq ans , l'autre cent sept , c'est dans l'arche sainte du mariage que
se réfugient tous les exemples de longévité exceptionnelle. Les hommes
se lassent, du reste, plus tôt que les femmes de ce long duo. Nous
trouvons dans le relevé total de la population madrilègne 15,175 veuves
et rien que 5,571 veufs, de sorte que les dames de Madrid ont près de
trois chances contre une de commander l'épitaphe de leurs époux. Les
femmes ne cèdent, sous ce rapport, le pas aux hommes que de trente
à quarante ans; passé cette période, les chances relatives de la morta-
lité s'accroissent tellement pour les hommes, que , de quatre-vingts à
cent ans, elle est double. Ces chances ne tendent à s'équilibrer pour
les deux sexes qu'après cent ans : c'est bien la peine! Encore est-ce à
trois femmes que revient l'honneur de tirer l'échelle : deux vers cent
huit, une vers cent dix ans.
IV.
J'ai dû me hâter de saisir les traits les plus caractéristiques de la
physionomie de Madrid, car cette physionomie, je l'ai dit plus haut,
tend à s'effacer. Quelques années encore, et sa triple originalité aura
en partie disparu sous l'uniforme badigeon où se confondent déjà les
aspects moraux, politiques et matériels de la plupart des capitale»
européennes.
420 BEVUE DES DEUX MONDES.
Et d'abord , plus de rejas de rez-de-chaussée, plus de ces énormes
cages de fer qui débordaient de la façade des maisons à hauteur du
passant; le soir, bourdonnantes corbeilles de mantilles et de fleurs,
autour desquelles venait papillonner la fashion masculine; la nuit,
rendez-vous officiel des soupirans sous l'œil bienveillant et discret du
sereno (1), qui avait moins à faire à dépister les voleurs qu'à surveiller
les jaloux. Vayuntamiento, sous prétexte d'alignement, a récemment
proscrit toute reja qui se détache des façades à moins de six pieds
au-dessus du sol. Comprenez- vous la perfide tolérance de cet arrêté?
Chaque Almaviva reste libre, comme devant, de venir chuchoter à la
grille des rejas, mais à la condition de dépasser la taille d'un hallebar-
dier de la reine, et les Madrilègnes sont généralement de petite taille :
la statistique en fait foi. C'est là un grave échec pour les causeries sa
prétentions et en plein air, ce grand élément de la sociabilité madri
lègne. Ce n'est pas tout : la spéculation tend déjà à agrandir démesu
rément les maisons de Madrid , dont la distribution se prêtait si bie;
aux liaisons de voisinage. Faut-il ajouter qu'une autre innovatioi
anglo-française, celle des cercles, commence à enlever aux salo
madrilègnes leurs plus intrépides diseurs de madrigaux? Que l
femmes, à leur tour, en viennent à proscrire la fumée du cigare
c'en est peut-être fait pour Madrid de ce roman si animé de la vie ei
pagnole, où héros et héroïnes se trouvaient constamment en préseno
Autre danger : grâce au progrès de la stabilité gouvernementale, Mi
drid voit graduellement disparaître ces milliers de solliciteurs do]
les oscillations révolutionnaires l'avaient peuplé, et, avec eux, ces fj
çons liantes et faciles qui sont la condition première du métier
solliciteur. Ainsi , tout se conjure pour dépouiller les mœurs madri
lègues de cette familiarité semi-provinciale qui en fait le charme
l'entrain. La rapidité avec laquelle se multiplient les théâtres (il s'
est fondé quatre nouveaux depuis 1840) est, sous ce rapport, un sym]
tome non moins inquiétant : la vie publique ne se développe guèi
qu'au détriment des relations privées.
Politiquement, Madrid est également menacé d'une transformati
profonde. En même temps que disparaît de ses murs cette coalition
solliciteurs systématiques dont le tacite ascendant le pliait au fait o:
ficiel, quel qu'il fût, la tolérance calculée du gouvernement à l'égar
des vaincus de tous les précédens régimes désorganise peu à peu ceti
autre coalition de solliciteurs rebutés, d'employés et d'officiers desti
tués, qui, dans les provinces, était le principal foyer des pronuncic
mientos.' Ainsi , d'une part , l'inertie politique disparaît du centn
d'autre part, l'initiative politique disparaît des extrémités. Un aveni
(1) Cricur et gardien de nuit.
MADRID ET LES MADRILÈGNES. IM
u'on peut croire prochain complétera cette transposition de rôles en
ppelant à Madrid l'élément dominant des autres capitales, l'élément
ommercial et manufacturier.
Oui, en dépit des obstacles combinés qui semblent fermer à son ac-
vité toute issue, Madrid est à la veille de devenir un grand centre
jmmercial, manufacturier et au besoin même agricole. Si factices que
)ient les causes auxquelles il doit son développement , ces causes , en
exerçant d'une façon persistante, n'ont pas moins produit des résul-
its sérieux et définitifs. A importance égale, une ville qui est le siège
i tous les pouvoirs de l'état aurait la chance d'être privilégiée dans
; système d'améliorations qui s'attache depuis quelques années à vi-
fler, en les reliant l'une à l'autre, toutes les grandes villes de la Pé-
insule. Or, Madrid, même sous ce premier rapport, peut revendiquer
16 supériorité réelle. C'est , en somme , la ville la plus peuplée d'Es-
igne, et c'est aussi celle qui a le plus de droits à se montrer exi-
lante, car elle est la plus imposée. Dans la totalité des impôts directs
indirects perçus au profit de l'état, l'habitant de la province de Ma-
'id contribue en moyenne pour 169 réaux par tête (environ 43 fr.),
loyenne qui est de deux fois à sept fois plus forte que celle des charges
pnérales supportées par l'habitant des autres provinces (1). Le Madri-
gne proprement dit paie même en réalité beaucoup plus de 469 réaux,
r les districts ruraux de la province de Madrid , qui entrent dans la
rmation de cette moyenne, sont en général plus pauvres et par suite
(ins imposés que les districts ruraux des autres provinces. A des
■oits exceptionnels Madrid joint des moyens d'action exceptionnels,
guerre civile, en détournant long-temps la spéculation des place-
ns agricoles et industriels de province, et en surexcitant les affaires
bourse, a accumulé dans la capitale, centre naturel de l'agiotage,
^s masses énormes de numéraire et de papier que la consolidation gra-
' Il lie de l'ordre refoule aujourd'hui vers des destinations plus utiles;
] sprit d'entreprise s'en est naturellement emparé sur les lieux mêmes.
Il là la fièvre financière qui marqua pour Madrid la période 1843-47.
lins cette période, Madrid, qui était déjà le siège social de plus de deux
«tits compagnies minières, vit surgir coup sur coup quatre-A ingt-
< inze projets de sociétés anonymes pour l'exploitation de banques,
«assurances, d'entreprises commerciales, agricoles et industrielles de
Uie nature, représentant ensemble un capital nominal de près de
înilliards de francs, dont les versemens devaient être échelonnés sur
( atre ou cinq années à peine. C'était du délire. La moitié de ces so-
< ités n'a pas pu arriver à se constituer, et celles qui survivent n'y sont
I) L'habitant de la province de Séville, qui est le plus fort contribuable après celui de
"Irid, et l'habitant de la province de Pontevedra, qui est le moins fort contribuable
(i provinces basques exceptées), paient, l'un 96 réaux, l'autre 23 réaux seulement.
Il
là
il
fi
iiei
lit
H
422 REVUE DES DEUX MONDES.
parvenues qu'en se fusionnant par groupes de deux ou trois, ou ea
restreignant considérablement leurs émissions; mais ce n'est pas moin^
là le signe d'une immense accumulation de forces productives qui
mi demandent qu'à être utilisées. Une ville où se trouvent à la fois
concentrées les plus grandes influences, les plus impérieuses exi-^;
gences et la plus forte masse de capitaux disponibles, ne saurait être
long- temps condamnée à ce rôle d'impasse commerciale que la diffi-
culté des communications et les vices de la législation ont fait à Ma--
drid; en effet, un mot vient d'être prononcé qui lève l'interdit dont
semblait irrévocablement frappée la capitale espagnole. Une s'agit de
rien moins que de la construction d'une voie ferrée de Madrid aux deux
mers.
Qu'on ne se récrie pas : plus l'Espagne est arriérée sous le rapport dei?
voies de communication, plus elle est accessible à l'innovation des cher»
mins de fer; car, chemins pour chemins (et tout le monde est d'ac-'
cord, au-delà des Pyrénées, sur la nécessité d'en ouvrir), le simple boft
sens conseille de débuter de préférence par le système le plus perfec-
tionné. Disons plus: les chemins de fer sont, de toutes les voies de^
communication, celles dont l'exécution oifre, chez nos voisins, le moina
de difficultés financières. La création et l'amélioration des routes or-
dinaires ont partout des résultats trop lointains ou trop peu saisissablea
pour tenter les capitaux particuliers, et l'état, les provinces, les comt-
munes sont tellement obérés en Espagne, qu'ils ne peuvent consa"
crer à ces entreprises que d'insignifiantes allocations. Un chemin de
fer, au contraire, ouvre à la spéculation privée des perspectives asse»
larges et assez immédiates pour qu'une compagnie se substitue à ces
agens impuissans. L'état peut même intervenir ici d'une façon très efr
ficace. Une loi récente a accordé des exemptions temporaires d'impôt
aux capitaux engagés dans les travaux d'irrigation. Pourquoi n'ac-
corderait-il pas un privilège analogue aux capitaux engagés dans 1&
construction des chemins de fer? Le trésor n'y perdrait presque rien
d'un côté, car la plupart des capitaux disponibles sont aujourd'hui io»
actifs et échappent par cela même à l'impôt, et il y gagnerait beaucoup
de l'autre. Calculez en effet par la pensée l'énorme accroissement de Hl
production et de consommation, c'est-à-dire de matière imposable», ""
qu'amènerait la création d'une grande ligne de chemins de fer dans
un pays où, faute de voies de communication, telle denrée vendue à
vil prix sur un point donné du territoire devient presque un objet de
luxe à sept ou huit lieues plus loin! L'état le comprend si bien, qu'il
n'a pas hésité à offrir aux compagnies concessionnaires des avantages j
plus directs encore. En attendant une loi définitive sur les chemins de
fer, loi dont les chambres sont déjà saisies, le congrès vient de décider
en principe et à l'unanimité que le trésor garantirait à ces sortes d'en-
*
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 423
treprises un minimum d'intérêt de 6 pour 100, plus 1 pour 100 par an
consacré au rachat graduel des voies construites.
Les mille accidens du sol espagnol , la nécessité de faire traverser
trois chaînes de montagnes au chemin de fer qui relierait, par exemple,
Valence à la Corogne par Madrid, voilà, je le sais, des obstacles excep-
tionnels. Il ne faut pourtant pas se les exagérer. L'expérience a prouvé
qu'il était souvent moins coûteux de percer des montagnes que des
collines, car, dans le premier cas, les travaux de maçonnerie sont
presque toujours inutiles. En supposant d'ailleurs que les difficultés
topographiques à vaincre atteignissent ici les dernières limites, la
compagnie concessionnaire trouverait deux compensations pour une
à ce surcroît de frais. En premier lieu, vu le faible rapport des pro-
priétés rurales dans l'état actuel des voies de communication, elle au-
rait beaucoup moins à dépenser qu'en d'autres pays pour l'achat des
terrains et les indemnités à accorder aux propriétaires. La moitié du
territoire espagnol se compose d'ailleurs de pâtures et de communaux,
appartenant à l'état, aux provinces, aux communes, qui trouveraient
profit à en abandonner gratuitement le parcours à une voie ferrée. En
second lieu, la compagnie pourrait compter sur des bénéfices bien plus
considérables qu'en d'autres pays. En Angleterre, en Belgique, en
France même, où les chemins de fer venaient se juxtaposer, en double
et triple emploi, à d'autres voies de communication que cette formi-
dable rivalité n'a pas fait abandonner entièrement, les capitaux enga-
gés dans la construction de ces chemins s'en sont fort bien trouvés (4).
Que serait-ce donc en Espagne, oii les nouvelles voies n'auraient à
lutter contre aucune concurrence sérieuse, et où d'immenses accumu-
lations de richesses minérales , végétales et animales n'attendent que
des moyens de transport pour déborder à l'intérieur et à l'extérieur?
Admettons cependant toutes les mauvaises éventualités. Voici un
projet qui les élude à coup sûr. Un ingénieur anglais a publié ré-
cemment dans l'Heraldo le devis des frais de construction et d'ex-
ploitation d'un chemin de fer de Valence à Ségovie , en se contentant
momentanément d'une seule voie qui offrirait même quelques solu-
tions de continuité au passage des points les plus difficiles, tels que
les montagnes de Guadarrama, et d'une vitesse de vingt milles an-
glais à l'heure pour les voyageurs, réduite à la moitié pour les mar-
chandises. Il résulte de ce devis que 'le mouvement actuel des trans-
ports sur toute l'étendue de cette ligne et sur ses différentes sections,
mouvement relevé aux portes des villes et dans les stations de péage
' (1) Les crises politiques, l'agiotage, l'imprévoyance de certaines compagnies qui avaient
*ait des appels exagérés de fonds, sont seuls responsables des mécomptes financiers aux-
quels a donné lieu la création de quelques chemins de fer, ce qui ne prouve rien contre
les avantages de ces sortes d'entreprises.
4^24 REVUE DES DEUX MONDES.
établies sur les grandes routes (i), suffirait pour laisser aux action-
naires un intérêt de 5 pour 100, plus un excédant qui serait graduel-
lement employé à compléter les travaux d'art et à construire la se
conde voie. Le problème des chemins de fer espagnols se réduit dès-lor:
à ces termes : — est-il possible de supposer qu'avec une vitesse cinq foi
plus forte et un tarif trois fois moins élevé qu'aujourd'hui pour h.
voyageurs, avec un tarif six /bis moins élové et une vitesse incomp;j
rablement plus forte pour les marchandises, le mouvement des voya
geurs et des marchandises décroîtrait sur la ligne de Valence à Madri
et de Madrid à Ségovie? Ainsi posée, la question doit être assurémei
considérée comme résolue.
Par l'ouverture de la ligne de Valence à Ségovie, et en supposai
même que les nombreux capitaux intéressés à utiliser l'excellente \)>
sition maritime de la Corogne ne s'empressent pas de prendre à Ici
charge le prolongement jusqu'à ce port, la jonction de Madrid aux d
mers sera en quelque sorte réalisée. A Ségovie, le chemin de fer n
contrera, en effet, le canal de Castille, lequel, après Valladolid, se 4
vise en plusieurs bras. L'un de ces bras, déjà terminé jusqu'à Me
de Rioseco, va être continué jusqu'à Zamora sur la frontière du F
tugal et à une faible distance du point où le Duero, qu'une uiû(
douanière désormais inévitable va livrer au commerce espagnol, o
mence à devenir navigable : voilà l'Océan presque conquis. L'aut
prolonge jusqu'à Alar-del-Rey, dans la direction de Santander ,
cherche déjà à se relier par un chemin de fer avec les ports voisi
et où il est en outre fortement question, rien qu'en vue de profite;
canal de Castille, d'une autre voie ferrée jusqu'à ce canal. L'ouver
de la hgne de Valence à Ségovie, qui décuplerait pour Santande;
bénéfice de cette jonction, ne pourrait que l'accélérer: voilà donc
drid en contact, et cette fois sur le littoral espagnol même, avec
ou quatre ports de l'Océan. Ce n'est pas tout : dès que le canal de
tille sera devenu la tête d'une grande communication transversal
nord au sud-est de l'Espagne par Madrid, le canal d'Aragon, dont ij
faible distance le sépare , ne tardera pas à venir s'y relier; or, ce <;
nier canal, après avoir vivifié l'agriculture et le commerce d'une
plus riches provinces de la Péninsule, se termine non loin du p<
où l'Èbre pourrait être aisément rendu navigable jusqu'à son eral^
chure : autre jonction de Madrid avec la Méditerranée. Arrêtons-r
là : par l'accomplissement de ce rêve, qui, pour se transformer en
lité, n'exige, d'après les devis cités plus haut, qu'une première i
(1) Ikaucoup de voyageurs et de marchandises prennent en Espagne les chemiji
traverse pour échapper aux péages, ou circulent entre des points où il n'existe p{(
bareaux d'octroi, de sorte que ce relevé nous paraît être plutôt au-dessous qu'a
de la vérité.
MADRID ET LES MADRILÊGNES. 4^
e fonds de quarante millions de francs risqués à coup sûr. Madrid, au-
>urd'hui séquestré de tout mouvement commercial au centre du
i.us riche pays d'Europe et entre cinq ou six provinces dont chacune
)ur à tour regorge d'une des denrées de première nécessité qui man-
uent absolument à l'autre, Madrid, disons-nous, deviendrait l'en-
epôt des deux tiers de la consommation intérieure et le transit
aturel d'une bonne partie du commerce extérieur. Et nous ne parlons
is encore du nouveau surcroît d'activité que lui apporterait néces-
lirement dans l'avenir le prolongement de ses voies, soit ferrées, soit '
avigables, jusqu'en France d'une part, et jusqu'en Andalousie et en
stramadure, d'autre part (1).
Toutes les conquêtes matérielles s'enchaînent. La multiplication râ- '
de des capitaux, la baisse de salaires qu'amènera une grande abon- *
aice de denrées, le bon marché des matières premières, résultat na-
irel de la multiplicité, de la rapidité et du bas prix des moyens de
ansport, enfm l'ouverture du plus vaste réseau de débouchés inté-
eurs qu'il soit donné à une capitale européenne d'espérer, appelle-
mt inévitablement à Madrid l'activité nanufacturière. Les mille pè-
tes industries individuelles qui végètent aujourd'hui au service de
i consommation locale se développeront, soit isolément, soit en s'ag-
ilomérant entre elles, et la diminution relative de leurs frais géné-
|iux, conséquence première de ce progrès, sera, à son tour, le mobile
ie progrès nouveaux. Madrid aura même à redouter, dans l'intérêt de
)n commerce de transit, l'exagération de ces tendances industrielles.
a carrosserie, la fabrication des tapis, celle des porcelaines et enfin la
jiétallurgie sont les seules industries qui puissent prospérer dans son
iiin sans nuire aux autres élémens de sa future activité. Les trois pre-
lières s'y sont naturalisées à la faveur du luxe que la présence de la
)ur et de l'aristocratie et l'affluence des capitaux déclassés entretien-
ent dans toute capitale. Quant à la quatrième, elle doit être bien es-
3ntiellement madrilègne pour avoir pu braver les obstacles sans
jombre qu'y a rencontrés jusqu'ici son essor. Chose étrange en effet,
t qui ne s'explique que par l'abondance du minerai dans les CastiUes,
lalgré son éloignement des ports de mer et des centres manufacturiers,
loignement qu'aggrave la difficulté actuelle des communications,
adrid a vu naître et prospérer quatre grandes usines métallurgiques
ui ont pu aborder avec succès la fabrication des machines les plus
(1) Une compagnie anglo-espagnole s'est déjà constituée pour la construction d'au
lemin de fer qui reliera Madrid à Badajoz, et plus tard à Lisbonne, avec embranche-
lent sur Séville. Les études préparatoires de ce tracé ont démontré que la ligne de Ma-
rid à Badajoz était celle où les difficultés lopographiques à vaincre sont les moins nom-
rcuscs. L'Espagne est déjà en mesure de préjuger à coup sîir les devis de ces sortes de
avaux par l'expérience qu'elle en a faite dans les tronçons de Barcelone à Mataro, et de
[adrid à Âranjuez.
/i2(> REVUE DES DEUX MONDES.
compliquées et les plus volumineuses. Encore un encouragement à la
construction d'un grand chemin de fer transversal. Le jour où les
mines du nord, du midi et de l'ouest seront accessibles pour elle, et
où tous les grands débouchés intérieurs et maritimes se trouveront di-
rectement reliés à Madrid, la métallurgie madrilègne se développera
dans d'immenses proportions.
L'accroissement de population , et par suite de consommation , qui
résultera pour Madrid de sa transformation , naguère si imprévue, en
centre. industriel et commercial, réagira tôt ou tard sur son travail
agricole. La stérilité du terroir environnant n'est qu'apparente. Par-
tout où l'on a pris la peine de faire circuler un peu d'eau , une végé-
tation magnifique est venue défier l'incurie madrilègne, et l'eau est ici
beaucoup plus abondante qu'on ne croit. Dans les bas-fonds, on la ,
trouve presque à fleur de terre, et quelques appareils hydrauliques,
aussi simples que ceux qu'emploient nos maraîchers, suffiraient à
convertir ces arides bas-fonds en jardins. Quant à la fécondation des
plateaux élevés, ne serait-il pas possible d'utiliser à peu de frais les
nombreux aqueducs qui, de dix et douze lieues à la ronde, viennenti
alimenter les cent trente-sept fontaines de Madrid? Ajoutons qu'une'
compagnie, formée il y a déjà plusieurs années, se propose de ter-
miner le petit canal de Guadarrama, qui pourvoira à l'irrigation de
plus de trente mille mètres carrés de terrain aux portes mêmes de Ma-
drid.
L'avenir intellectuel de Madrid s'annonce plus brillant encore que
son avenir matériel. La révolution , en ruinant les grandes universités
de province et en refoulant dans la capitale cette multitude d'existences
déclassées qui est partout le principal foyer de l'activité morale, est=^
venue dessiner très nettement la suprématie littéraire et scientifique
que Madrid devait, depuis près de trois siècles, à la présence de la cour.
Madrid compte, à l'heure qu'il est, dix-sept académies ou sociétés ana-
logues. Voilà bien des académiciens; mais, manie pour manie, il faut
se féliciter de celle-là, qui décèle, faute de mieux, dans le public ma^
drilègne, des goûts intellectuels très prononcés. Les chefs-d'œuvre apt
paraissent tôt ou tard là où ils savent qu'un public les attend. Madrid
ne se borne pas, d'ailleurs, à attendre; il a déjà beaucoup produit.
Brusquement initiés à la vie politique et ballottés, durant dix ou douze
ans, entre mille vicissitudes qui ne laissaient à aucune coterie locale
le temps de s'enraciner, les électeurs espagnols se trouvaient naturel-
lement attirés vers les noms qui avaient une notoriété publique, de
sorte qu'il n'est guère d'écrivains un peu distingués qui n'aient été
envoyés au parlement, c'est-à-dire à Madrid. Aucun d'eux n'a été in-
grat envers sa première renommée : qu'il soit député, sénateur ou
ministre, l'écrivain espagnol tient avant tout à rester écrivain. La plu-
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 4-27
part des liNTes marqiiaiis de l'Espagne sortent ainsi des imprimeries
de Madrid. De là aussi la supériorité incontestée qu'a su conquérir,
dès le début du nouveau régime, la presse madrilègne, bien que les
journaux de province fussent aux véritables centres de l'action révolu-
tionnaire. Les tendances littéraires de Madrid se seraient bien plus ra-
pidement développées encore sans la maiiie de ces traductions qui, au
théâtre, dans les livres, dans les feuilletons, ont disputé, pendant quinze
ans , aux écrivains nationaux leur place au soleil. Une réaction com-
mence, du reste, à sesmanifester. Les principaux journaux de Madrid
prêtent déjà de préférence leur publicité à la littérature indigène, et le
gouvernement vient d'affecter un théâtre à la représentation des ou-
vrages exclusivement nationaux. Concluons par des chiffres : une uni-
versité de premier rang, qui donne l'enseignement supérieur à près de
5,000 élèves, et d'où sortent annuellement près de 1,100 gradués, treize
écoles spéciales, quatre bibliothèques, vingt et une collections d'ar-
chives, dix musées, collections ou dépôts scientifiques, un observatoire,
quatre théâtres non lyriques, sans compter de nombreuses troupes
d'amateurs, cinquante et un journaux et recueils périodiques de 'toute
nature, d'innombrables imprimeries enfin, dont une seule a jeté, en
1847, dans la circulation près de 183,000 volumes, fournissent tour
à tour des recrues, des matériaux, des débouchés au mouvement in-
tellectuel de Madrid dans ses trois principales manifestations : littéra-
ture, presse, sciences.
Un conservatoire de musique et de déclamation, trois théâtres lyri-
(jues, trois musées, voilà le lot officiel des arts proprement dits. C'est
déjà beaucoup moins, et l'intérieur du sac ne répond même pas à l'é-
tiquette. Et d'abord, comme il est matériellement impossible que trois
théâtres lyriques, même en se résignant tour à tour à des repos 'for-
cés, puissent faire leurs affaires dans une ville qui, avec quatre autres
théâtres, n'a pas 240j000 âmes de population, Madrid ne sait retenir
ni bons chanteurs, ni bons compositeurs. On n'y entend guère que l'o-
péra italien, desservi presque toujours par des compagnies nomades.
Ajoutons que les autres théâtres admettent le ballet, qui, à Paris et à
Londres, est l'appât qui recrute une bonne partie du public d'opéra.
Quant aux arts'du dessin, l'Espagne vit un peu sur son passé. La 'ré-
volution, qui a si puissamment surexcité le mouvement intellectuel
proprement dit, a porté de rudes coups à la peinture et à la sculpture
en réduisant les fortunes particulières et en fermant les couvèiJs.
M. Frédéric de Madrazo et deux ou trois autres maîtres soutiennent ce-
pendant avec un certain éclat la vieille renommée de la peinture espa-
gnole, qui, si elle doit renaître, ne renaîtra qu'à Madrid, car là' sont 'lÉS
amateurs les plus riches et les plus éclairés. On peut y compter jusqu'à
huit galeries particulières que plus d'un grand musée envierait. La
428 REVUE DES DEUX MONDES.
sculpture trouvera, elle aussi, tôt ou tard, un immense débouché dans
les développemens matériels que l'avenir réserve à Madrid, d'autant
plus qu'au point de vue monumental, tout est encore à faire dans la ca-
pitale espagnole. Complètement oublié jusqu'à l'époque où Philippe II
y transporta le siège du gouvernement , c'est-à-dire durant toute la
grande période architecturale de l'Espagne, Madrid n'a pas d'édifices
remarquables. Je ne fais exception que pour le château royal, véritable
masse cyclopéenne où plus d'un détail mérite le reproche de lourdeur,
mais qui, vu d'ensemble, se détache avec je ne sais quelle légèreté
colossale de la colline à pic que couronne le blanc amoncèlement de
ses ailes inachevées. La cherté de la pierre, par suite de la difficulté
des transports, contribue beaucoup à la pauvreté architecturale de Ma-
drid. Sauf quelques hôtels de la grandesse et de la banque, que les
Madrilègnes sont réduits à citer aux étrangers, la plupart des édifices
particuliers dissimulent sous le plâtre, ou qui pis est, sous le badigeon,
l'économique indigence de leur maçonnerie. Madrid n'en a pas moins
un assez grand air de capitale. La décoration de ses promenades, la
somptuosité de ses principales fontaines, les accidens même de son sol,
qui font le désespoir des ingénieurs de la ville, mais qui agrandissent
pour l'étranger celle-ci en variant à l'infini les aspects, enfin le dessin
vraiment grandiose de quelques rues où la largeur monumentale de
l'ensemble rachète la mesquinerie des constructions, tout rappelle
que Madrid a déjà pour passé l'orgueil de Philippe II , le goût éclairé
de Charles lll, et la pensée inexécutée, mais cependant féconde, de
Napoléon.
En attendant qu'il puisse appeler dans ses murs le luxe architec-
tural des grandes métropoles, Madrid songe au comfortable. L'ad-
ministration municipale supprime les antiques gouttières, qui, les
jours d'orage, vomissaient 7,000 cascades sur les passans; elle ouvre
des égouts , bombe les rues , les borde de trottoirs , et fait exécuter
3,000 pieds de pavage par semaine jusqu'à parfaite mise en état des
510 rues et des 69 places, remplissant ensemble un périmètre de plus
de 47,000 pieds. Ce développement de travaux, qui n'a occasionné
jusqu'ici qu'un déficit minime, donne la mesure des nombreuses res-
sources que la commune, après avoir pourvu au nécessaire, pourra
consacrer aux embellissemens. L'asphalte se naturalise à Madrid. L'é-
clairage au gaz , quoique d'importation récente, y aura bientôt sup-
planté les 9,000 réverbères et lanternes qui ne font aujourd'hui qu'une
concurrence impuissante aux étoiles, mais aussi quelles étoiles! Ail-
leurs, et j'en demande pardon aux poètes de Paris et de Londres, on
dirait des lampions suspendus à une voûte de verre terni; ce n'est qu'à
Madrid qu'elles nagent dans l'immensité de l'éther. L'extrême pureté
jdu climat, qui fournit aux relevés annuels de l'observatoire 251 beaux
MADRID ET LES MADRILÈGNES. 429
jours, dont 132 légèrement nuageux et 119 absolument sereins; la
sécheresse du sol environnant, qui boit avidement la moindre parti-
cule d'humidité, et surtout l'élévation exceptionnelle de Madrid à près
de 640 mètres au-dessus du niveau de la mer, expliquent ce phénomène
d'optique. Le jour offre d'autres magnificences, surtout l'été. Madrid
a vraiment alors des heures fantastiques, par exemple à midi, quand
la raréfaction ordinaire de l'air, doublée par une chaleur torride qui
donne souvent à l'ombre plus de 38 degrés centigrades, agrandit et
rapproche au débouché de chaque rue , comme de mobiles décors
d'opéra , les perspectives les plus lointaines , ou bien encore vers le
soir, quand les rayons obliques du soleil , déjà décomposés en teintes
indécises, mais plongeant dans la transparence de l'atmosphère avec
une brutalité que n'ont pas nos couchans, ruissellent en tons de cuivre
sur l'essaim noir des mantilles, poudrent à blanc la cime obscurcie des
arbres, et changent en flammes de Bengale l'auréole de Vapeurs où
s'éveillent les dieux mythologiques des fontaines du Prado. Ces effets
de climat donneront toujours à la capitale espagnole une physionomie
à part, quand même l'invasion des habitudes anglaises et françaises la
dépouillerait de toute autre originalité. Ne désespérons même pas,
au point de vue politique et moral, de la ténacité du caractère madri-
lègne : le climat n'a-t-il pas encore ici sa part d'action? Je doute fort,
par exemple, que ce lugubre spleen des lendemains d'orgie révolution-
naire, qui a nom socialisme, se naturalise jamais dans la splendide
atmosphère de Madrid, Madrid appelât-il dans son sein le personnel
révolutionnaire des métropoles du nord. Plaisanterie à part (car ceci
est du domaine de la physiologie la plus sérieuse), que de maussades
rêveries d'hiver ne découvrirait-on pas au fond de certaines monstruo-
sités écrites? Tel qui refait la société a commencé peut-être par rêver
une société où il n'y aurait ni pavés gluans ni rhumes de cerveau. Le
lazare de Naples aurait cent fois plus de raisons d'être. socialiste que
l'ouvrier parisien, et le lazare, enivré de soleil, est plus conservateur
que M. de Metternich. Sur les mœurs privées, l'influence du climat est
plus visible encore : la vie tout extérieure, presque publique, des pays
méridionaux, comporte et autorise entre les deux sexes une plus grande
liberté d'allures que la vie essentiellement intérieure des pays froids.
La pruderie naquit en Angleterre dans le brumeux demi-jour d'un
parloir calfeutré. Puissent les Madrilègnes rester pour leur part fidèles
à cette loi du climat ! Puisse ce progrès, qui doit un jour initier Ma-
drid à l'activité matérielle de Paris et de Londres, lui laisser moins de
respectabilité qu'à Londres, plus de sagesse qu'à Paris!
Gustave d'Alaux.
LA BAVOLETTE.
PREHIIËKE PARTIE.
I.
Peu àe temps après la mort du roi Louis XIII , il y avait au village
de Saint-Mandé une pauvre paysanne dont une méchante masure, unfe
vache et quelques poules composaient tout le bien. On l'appelait dame
Simonne. Au point du jour, elle allait vendre du lait à la porte Saint-
Antoine, et revenait travailler jusqu'au soir pour gagner le juste né-
cessaire. Souvent elle prenuit encore sur le temps du sommeil pout
sauver à grands coups d'aigtfîUe les débris de son trousseau. A force
de cowrage et d'industrie, elle aurait pu joindre les deux bouts de
l'année, si son mari n'eût appof té dans le ménage plus de désordre que
•de profit. Maître Simon fttissrtt des corbeilles d'osier qu'un marchand
de Paris lui achetait; m£<is il en iallait boire régulièrement le produit,
et ne rentrait à la maison'que les poches vides et l'estomac plein polir
quereller sa femme; c'est 'pourquoi le chagrin et la misère avaient flé-
tri le visage de dame Slmonne'plutôt que les années. L'unique conso-
lation que le ciel eût donnée à eetta paysanne était un enfant frais et
charmant, d'un esprit précoce et du meilleur naturel du monde. C'é-
tait pour sa fille qu'elle veillait et travaillait assidûment. Dieu seul,
qui sait le compte des peines et soucis des mères, pourrait dire à quel
_i na
LA B A VOLETTE. 43i
prix celle-ci vint à bout d'élever son enfant-. Quoi qu'il en soit, la pe-
tite Claudine poussa comme une plante vivace en dépit des privations.
Elle atteignit sans accident sa douzième année, et, avant qu'on eût
songé à la remarquer, elle était déjà la plus jolie fille de son village.
Le curé de Saint-Mandé, en lui enseignant le catéchisme, s'aperçut
que Claudine avait une intelligence et des instincts au-dessus de son
âge et de sa condition. Elle embarrassait le bonhomme par ses ques-
tions et rétonnait par ses réponses. Elle semblait deviner ce qu'il lui
voulait apprendre, et ajoutait des réflexions aux leçons qu'il lui don-
nait, en sorte que dame Simonne trouvait la récompense de ses soins
le soulagement de ses maux dans les éloges et les bénédictions du
ré. Claudine témoignait à sa mère plus de respect et d'affection que
n'ont accoutumé de faire les enfans de la campagne , dont la vie labo-
rieuse éteint souvent tous les sentimens. Au rebours de la plupart des
paysannes, qui ne voient dans leur progéniture que des bras à em-
ployer, Simonne ménageait les forces de sa fille et ne la quittait presque
point. La petite jeunesse de Claudine échappait ainsi à ces deux écueils
du corps et de l'esprit , l'excès de fatigue et le défaut de surveillance.
Un jour d'hiver que sa mère l'avait laissée au logis pour ne point l'ex-
poser au mauvais temps, Claudine entendit une troupe de cavaliers
passer au galop sur la route. Elle se mit à la fenêtre et vit un seigneur
petit de taille accompagné de trente gentilshommes au moins qui pa-
raissaient être à lui , car ils le suivaient à distance. Ils étaient tous
jeunes, richement équipés, coiffés de larges chapeaux dont les plumes
volaient au vent, et ils voyageaient à franc étrier. Tout à coup la sangle
de l'un des chevaux se rompit, la selle tourna, et le cavalier tomba dans
la boue. La bande entière s'arrêta et mit pied à terre , hormis le sei-
gneur, qui demeura sur son cheval. On s'empressait autour du cava-
lier démonté. Celui-ci riait de sa mésaventure, mais on voyait, à sa
pâleur et au tremblement de ses mains, que la chute avait été rude. Il
s'apprêtait à sauter sur le cheval d'un laquais de la suite, lorsqu'il
aperçut devant lui une petite paysanne qui lui présentait d'une main
un verre d'eau et de l'autre une serviette pour essuyer la boue dont il
était couvert.
— Je n'ai que faire de cela, dit le gentilhomme. 11 ne faut point re-
tarder son altesse pour si. peu; de chose.
— Rien ne presse, dit le seigneur que l'on, traitait d'altesse; nous
n'avons pas d'ennemi à surprendre. Btivez cette eau, monsieur de Bue,
et prenez le temps de vous remettre de la so^ousse. Vous vous êtes fait
mal.
Tandis que M. de Bue nettoyait à la hâte ses habits, le grand sei-
gneur, en manœuvrant son cheval , se vint mettre devant Claudine et
lui demanda son âge, son nom, si elle avait des parens, à quel métier
432 REVUE DES DEUX MONDES.
ils gagnaient leur vie , ce qu'on vendait une pinte de lait et une dou-
zaine d'œufs, comme si tous ces détails l'eussent fort intéressé. La pe-
tite fille répondait avec assurance et simplicité. Le seigneur, touché de
sa gentillesse, lui dit d'un air où la bonté se mêlait à la brusquerie :
— Je veux faire quelque chose pour toi. Que désires-tu? Parle vite.
Point de bavardages inutiles.
— Ce que je désire? répondit Claudine. Je ne suis point en peine de
le trouver. Il me faudrait quatre écus, non pas pour moi, mais pour
mon père.
— Et pourquoi, reprit l'altesse, cette somme de quatre écus?
— Parce que monsieur de l'impôt doit venir demain et que nous
n'avons pas de quoi le payer.
L'altesse tira de sa poche un louis d'or et le mit dans la main de
Claudine en lui disant d'un ton sévère :
— Cette pièce vaut le double de la somme que tu demandes. De-
main, quand je retournerai à Paris, tu me rendras douze livres.
— Je n'y manquerai point, monseigneur.
Le prince avait déjà lancé son cheval au galop et s'éloignait suivi de
ses gentilshommes. Claudine demeura long-temps plongée dans la con-
templation du louis d'or; elle en admira la face où l'on voyait le por-
trait du feu roi; elle fit le signe de la croix pour se remettre de son
émotion, et rentra toute pensive dans sa cabane. Au retour des champs,
dame Simonne apprit avec bien de la surprise l'aventure de sa fille. Il
en fallut recommencer deux fois le récit. La mère couvrit de béné-
dictions le bienfaiteur inconnu, et se perdit en conjectures pour décou-
vrir qui ce pouvait être. Comme elle était peu versée dans l'état de la
famille royale et de la cour, elle ne sut à quel nom fixer son esprit,
mais elle se promit de payer le percepteur des impôts et de rendre au
généreux seigneur les douze livres de surplus. Quanta maître Simon,
il fut résolu qu'on ne lui dirait rien de cette rencontre.
Par malheur, des enfans qui jouaient sur le bord de la route avaient
vu de loin la chute du cavalier, les secours apportés par Claudine et
le geste remarquable du chef de la troupe fouillant dans sa poche et
donnant une récompense à la petite fille. Ces enfans trouvèrent maître
Simon battant les murs le long de l'avenue , et n'eurent rien de plus
pressé que de lui raconter l'aventure de sa fille, si bien qu'en rentrant
au logis, le maudit homme, instruit de ce qu'on lui voulait cacher, ne
manqua pas d'interroger, de crier à tue-tête, et de lever le bâton, jus-
qu'à ce qu'il eût saisi le louis d'or, à quoi il attachait au fond plu»
d'importance qu'à la confession de la vérité. Ce fut le tour de la mère
à crier comme une aigle, quand elle vit la plus grosse somme qu'elle
eût jamais possédée tomber dans les mains de son mari , c'est-à-dire
prendre le plus court chemin du cabaret. A force d'éloquence, elle fit
LA BAVOLETTE. 433
comprendre à maître Simon que, si elle ne payait l'impôt, les gens du
roi lui vendraient ses meubles. Pour avoir la paix, le mari consentit à
changer le louis d'or. Il donna douze livres à sa femme et s'empara du
reste en déclarant qu'il n'en lâcherait pas une obole. A ces mots, la
petite Claudine fondit en larmes et se jeta aux genoux de son père.
— Au nom de la sainte Vierge , lui dit-elle , laissez-moi cet argent
jqui ne m'appartient pas. J'ai promis de le remettre fidèlement au sei-
gneur de ce matin. Le retenir serait un vol et un péché. Voulez-vous
déshonorer votre fille et vous-même?
— Tu es une sotte, répondit le père. Crois-tu que ce prince attende
après douze livres? En te commandant de lui remettre la moitié de
son louis, il a fait une plaisanterie, et, si tu t'avisais de lui porter son
argent, ses gentilshommes et lui se moqueraient de toi. Qu'on ne m'en
parle plus; je garde les douze livres; c'est une affaire qui n'incommo-
dera point ma conscience.
Claudine voulut insister, mais le père lui ordonna de se taire et se
jeta sur son lit. où il s'endormit du lourd sommeil des ivrognes. La
petite fille ne ferma point les yeux de toute la nuit. Il lui semblait
qu'elle mourrait de honte, si le jeune seigneur venait à passer sans la
h'ouver au bord du chemin. Pour soulager son cœur, elle résolut de
consulter son curé. Elle se leva doucement au point du jour, sortit de
la maison sans réveiller ses parens , et courut tout émue au presby-
tère. Le curé prit d'abord la chose en riant. Il ne parut point com-
prendre la gravité des scrupules de l'enfant , et commença par dire
qu'il n'y avait point d'apparence qu'un prince voulût marchander son
aumône, à quoi Claudine répondit avec vivacité qu'il ne lui apparte-
nait pas de juger si le prince avait ou non parlé sérieusement, que ce
prince n'avait donné que la moitié du louis d'or, qu'elle s'était enga-
gée à lui remettre le surplus , et qu'elle lui devait tenir parole. Le
curé, entendant cela, devint confus. Il posa sa main sur les cheveux
blonds de Claudine en murmurant tout bas :
— Mon Dieu, disait-il, depuis trente ans j'étudie votre loi , et je la
trouve gravée plus avant dans le cœur d'un enfant que dans le mien.
Le bonhomme prit ensuite sa canne et son chapeau et se rendit au
logis de maître Simon. Tandis que sa femme travaillait à l'étable,
l'ivrogne ronflait encore. Au bruit que fit le curé , il ouvrit des yeux
hébétés en demandant ce qu'on lui voulait.
— Je viens, lui répondit le vieillard , pour vous empêcher de com-
mettre une méchante action.
Maître Simon eut quelque peine à se rappeler l'aventure de la veille;
mais, si les fumées du vin avaient embrouillé ses souvenirs, l'engour-
dissement du réveil, la faiblesse qui suit un excès et l'embarras de sa
langue ne lui laissèrent point de défense contre les argumens de son
TOiiE V. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
curé. Moitié par surprise et moitié par respect , il consentit à rendre j
les douze livres sans trop savoir ce qu'il faisait. Le curé prit l'argent,
eiy le donnant à Claudine :
— -Ma fille, lui dit-il, remplissez vos engagemens. Ces quatre écus
vous seront comptés là-haut.
A peine le bon vieillard eut-il fait vingt pas hors de la maison, que
le dormeur éveillé, reprenant ses esprits, se mit en fureur. Il comprit
d'autant mieux ce qui s'était passé, que Claudine, ne voulant point
mentir, lui confessa tout ce qu'il voulut savoir. Maître Simon rede-
manda les douze livres avec des cris épouvantables , en menaçant sa
fille de la rouer de coups; mais, tandis qu'il s'habillait , Claudine s'en*"
fuit et courut au presbytère, se souciant peu d'être battue, pourvu
qu'elle sauvât son honneur d'un si grand péril. Elle se tint dans uiii
grenier, regardant avec constance si le seigneur et son escorte retour-
naient à Paris. Enfin, vers deux heures après midi, ses yeux de douze
ans distinguèrent une troupe de cavaliers qui sortait du bois de Vin-
cennes. En reconnaissant les armes qui brillaient et les panaches qui
flottaient au vent, elle se mit à battre des mains.
— Les voici! monsieur le curé, dit-elle; voici le prince qui revient-
à la tête de son armée tout exprès pour recevoir l'argent que je lui
dois. Quel bonheur de pouvoir le lui rendre!
La petite fille courut se planter au milieu de la route. Le prince ar-^:
rêta son cheval, et l'escorte entière fit une halte.
— C'est toi, Claudine, dit le seigneur; tu viens chercher des nou-r*
vellesdu gentilhomme blessé. Il va bien, ma mie. Nous te remercion8r«
de ta civilité.
— Monseigneur, répondit la petite fille, j'avoue que je ne songeais
point au gentilhomme blessé. Je ne pensais qu'à vous rendre les douze
livres que je vous dois. Elles m'ont donné bien du chagrin.
— Comment cela? demanda le prince.
— Mon père les voulait garder, reprit Claudine; il assurait que votre
altesse s'était divertie en me commandant de lui rapporter la moitié
du louis d'or. Si M. le curé ne s'en fût mêlé, j'aurais manqué à ma
parole, et votre altesse m'aurait soupçonnée d'infidélité. Heureusement
j'ai pu ressaisir ces quatre écus. Reprenez-les, monseigneur, afin que
je dorme en repos.
Le prince fixa un regard énergique et perçant sur les yeux bleus de
la jeune fille, comme s'il eût voulu lui pénétrer au fond de l'ame. Il
tira lentement de sa poche une grosse bourse remplie d'or, et puis,
comme s'il se fût ravisé, il remit la bourse dans son haut-de-chausse.
— Tu as bien fait, dit- il après un moment de silence, de me rap-
porter fidèlement mon argent. Il ne faut jamais manquer à payer ce
qu'on doit ni à tenir ce qu'on a promis. Garde ton honnêteté, ta bonne
LA BAVOLETTE. 435
léputation avant toutes choses, et si quelqu'un te les voulait ravir, ou
si la misère t'exposait à les perdre , viens me trouver. Tu auras en
moi un défenseur et un ami. Je suis le duc d'Enghien. Souviens-toi
de mon nom. Adieu, Claudine.
Après le départ du prince, la jeune flUe, assise au bord de la route,
réfléchissait aux paroles qu'elle venait d'entendre. Son aventure lui
paraissait ressembler à ces contes où l'on voit souvent des génies re-
vêtir des formes humaines pour donner aux enfans des leçons de mo-
rale , ou pour exercer une heureuse influence sur leur destinée. Avec
le goût du premier âge pour le merveilleux, Claudine se demandait
cette altesse au galop, répandant des avis et des louis, n'était pas
personnage surnaturel. Elle eut soin de se bien graver dans la mé-
loire le nom du prince , et se rendit à la maison dans le dessein de
^nsulter sa mère. Maître Simon, dont la colère n'était point passée,
mmença par interroger sa fille avant de la battre. Lorsqu'il apprit
conclusion de l'histoire du louis d'or et le nom du seigneur, il dé-
)sa le bâton dont il s'était armé, car le duc d'Enghien ne lui était
point inconnu , et l'on s'entretenait alors jusque dans les cabarets de
la victoire de Rocroy. Simon se mit donc à rêver aux moyens de tirer
parti de la protection d'un prince si puissant. De son côté, dame Si-
imonne bâtissait des châteaux en Espagne, et, dans l'instant même où
^s châteaux imaginaires s'élevaient un peu bien haut , Claudine se
promettait au fond de son cœur de n'avoir recours au prince que dans
5la dernière détresse, ainsi qu'il le lui avait recommandé.
A compter de ce jour, maître Simon traita sa fllle avec plus de dou-
ceur et lui témoigna le respect des âmes basses pour les gens de qui
•elles peuvent espérerquelqueavantage.Du reste, il ne fltqu'ivrogner,
Tîomme auparavant, et se vanter des bontés et de l'amitié extrême
dont le premier prince du sang honorait sa personne.
Les choses en étaient à ce point, lorsqu'un matin un carrosse s'ar-
rêta devant la chétive masure. On vit descendre de ce carrosse une
demoiselle que dame Simonne prit tout d'abord pour une princesse,
et à laquelle la pauvre paysanne répondit si sottement par excès d'é-
motion, que la demoiselle en éclata de rire.
— Ne vous troublez point, bonne femme, dit l'inconnue, et ne vous
fatiguez pas à me faire tant de révérences. Je vous suis envoyée pai*
M"* de Boutteville. Vous avez une petite fille de qui son altesse le duc
'd'Enghien a remarqué la gentillesse. Ma maîtresse et ses enfans ont
l'envie de voir votre Claudine. Je viens vous prier de me la confier
pour un jour seulement. Je l'emmènerai dans ce carrosse et je vous la
rendrai ce soir quand ces dames auront passé leur fantaisie. Elle iJe
divertira en compagnie d'autres enfans, et vous rapportera sans doute
des nippes ou de l'argent. Mettez-lui donc sa robe des dimanches, et
436 REVUE DES DEUX MOTSDES.
lui lavez le visage et les mains. Je vous y aiderai; ce sera l'affaire d'un
moment. -
Dame Simonne n'osa s'opposer au désir de l'étrangère, qu'elle re-
connut enfin pour une femme de chambre de bonne maison. Le nom
du protecteur de sa fille, le prestige du carrosse, des grands laquais et
du cocher, ne lui laissèrent pas la force d'élever des objections. Elle
tira de l'armoire une petite robe de laine brune , et se dépêcha d'ha-
biller Claudine. La femme de chambre voulut poser elle-même sur la
tête de l'enfant le bonnet de toile bise appelée bavolet; elle y ajouta un
ruban rose qu'elle ôta de sa coiffure, et trouva Claudine si jolie dans
ses habits de paysanne, qu'elle lui promit une pluie de gâteaux et de
caresses. Lorsqu'elle fut remontée dans le carrosse avec l'enfant, la
demoiselle donna l'ordre aux laquais d'aller à l'hôtel, et les quatre
chevaux partirent au grand trot. Dame Simonne, debout sur le seuil
de la porte , suivit du regard cette lourde machine qui emportait son
unique bien, et puis elle rentra dans sa maisonnette en soupirant.
IL
En aucun lieu de la terre on ne disait de si jolies choses qu'à l'hôtel
Rambouillet. Le salon de la marquise était, comme chacun sait, le
rendez-vous des beaux-esprits de la cour et de la ville, d'où vient que
ce salon était appelé le pays de conversation. Il y avait une grâce ou
une profondeur incomparables dans les propos de ces messieurs et de j
ces dames, selon le sujet des entretiens. La vicomtesse d'Auchy, qui;
avait commenté les pères de l'église, feignait de savoir le latin, et;
M"* de Rambouillet le savait naturellement sans l'avoir appris. M"* Pau-
let et la princesse de Condé, les plus belles personnes de leur temps,
et que Henri IV avait aimées toutes deux, n'avaient point leurs pa-
reilles pour dénicher ces termes gaulois qu'elles appelaient de méchans
mots. Toutes ces dames enrichissaient le vocabulaire des précieuses
d'une quantité de périphrases et de tours ingénieux. On s'inclinait de-
vant les arrêts de ce tribunal , et l'autorité des noms et du lieu était si
grande, qu'on se serait fait lapider, si on les eût traités de sornettes.
Cela dura jusqu'en 1659. L'on vit alors un comédien tourner si ou-
ti'ageusement en ridicule le monde précieux , que le prodigieux élan
du bien-dire en fut arrêté court, au moment où il n'y avait bientôt
plus dans notre langue une seule chose que l'on appelât par son nom.
Un soir, la réunion était peu nombreuse chez M"^ de Rambouillet.
Les plus intimes habitués de l'hôtel étaient convoqués pour une cau-
serie familière. On avait choisi, dès la veille, un sujet de conversation,
car on ne se laissait point prendre au dépourvu. Il s'agissait de dis-
LA BAVOLETTE. 437
serter sur la démence. Chacun s'était mis en mesure d'improviser sur
cette riche matière, en y songeant d'avance. Quelques-uns avaient écrit
des notes dans leurs portefeuilles, afin de ne point oublier leurs ré-
flexions. Je n'entreprendrai pas de rapporter ici les choses sublimes
qui furent récitées dans ce huis-clos du temple à'Arthénice. On y parla
de la clémence de telle sorte que, si un libraire eût imprimé un juste
volume de ces grands propos, il n'eût jamais été possible aux beaux
esprits à venir de trouver rien de* neuf sur cette matière. Le poète
Gombauld. parla de cette vertu chez les anciens et cita force exemples,
tels que ceux d'Alexandre et de Titus. Voiture rencontra les plus déli-
cates nuances et les mots les plus piquans; Des Iveteaux s'éleva aux
plus hautes considérations; M. de Montausier se montra homme de
grand cœur et philosophe. La marquise de Rambouillet loua fort
Louis XII d'avoir oublié les injures qu'il avait reçues étant duc d'Or-
léans, et la princesse de Condé prouva que les rois, régnant par droit
[divin, se devaient tenir pour obligés à la clémence, afin que cette
; vertu répondît en eux à la miséricorde divine que la religion nous
j montre infinie, d'où les plus grands criminels sont autorisés à ne ja-
mais désespérer de trouver grâce.
M"* la princesse allait dire encore furieusement de jolies choses,
lorsqu'elle fut interrompue par l'arrivée de M. le duc son fils, qui avait
à lui parler. Le duc d'Enghien , à peine âgé de vingt-deux ans, uni-
quement occupé de guerre et doué d'une activité incroyable, se sen-
tait peu de goût pour les dissertations précieuses. Cependant, après
avoir dit tout bas à sa mère ce qu'il lui voulait communiquer, il prit
part à la conversation. Pour divertir ce jeune prince par des propos
légers, à la portée de son âge, la marquise n'insista plus sur le sujet
convenu d'avance. Elle consentit à parler d'autres vertus que la clé-
mence, par exemple du courage et de la magnanimité. Finalement on
en vint à citer des traits de générosité de toutes sortes. M"* de Ram-
bouillet raconta l'historiette d'un valet qui était parti pour le Maroc
afin de tirer de captivité son maître, prisonnier d'un pirate barbares-
que. Ce récit, plus attachant que vraisemblable, fut fort applaudi. Voi-
ture, pour louer la marquise en feignant de la vouloir critiquer, dé-
clara qu'un serviteur si dévoué ne se trouverait point dans tout le
domestique du royaume, et que l'ingénieux narrateur avait dû puiser
cette anecdote dans sa riche imagination. M"* de Rambouillet s'en dé-
fendit faiblement. Tandis qu'elle faisait assaut de badinage avec Voi-
ture, M. le duc prit la parole :
— Le trait de vertu cité par M""^ la marquise, dit-il, est le plus beau
du monde. Il n'y manque, à mon sens, qu'une chose à laquelle j'at-
tache du prix dans une historiette, c'est le nom de chaque personnage,
438 REVUE DES DEUX MONDES.
la date de l'anecdote et les circonstances précises (jui donnent au récit
la netteté d'une histoire \éritable. Puisque vous êtes de loisir ce soir
et que je vous vois en humeur de disserter, Je vous en puis fournir à
tous un sujet, en vous racontant un trait de vertu qui n'est point une
fable. Je l'ai vu de mes yeux aujourd'hui même. L'héroïne est une pe-
tite fille de douze ans appelée Claudine, qui demeure au village 4Îe
Saint-Mandé.
M. le duc raconta l'historiette du louis d'or. Lorsqu'il en^int à dfete
comment Claudine avait pris au sérieux l'ordre de rapporter les douze
livres, et toutes les peines qu'elle avait eues à remplir fidèlement âa
promesse, il s'interrompit, et, se tournant vers les dames :
— Que pensez-vous, leur dit-il, que j'aie fait en cette rencontre, bU
plutôt qu'auriez-vous fait à ma place?
M"'« la princesse n'hésita point à dire qu'elle eût donné tout de suite
dix autres louis d'or à la jeune fille. La marquise assura qu'elle eût|
pris l'enfant dans son carrosse pour le mener à Paris et l'arracher à'Sa
misérable condition. M"* Paulet aurait souhaité que cette jeune fille
reçût une pension. La vicomtesse d'Auchy lui aut-ait voulu enseigner
elle-même le latin.
' — Eh bien ! reprit le jeune prince en souriant , je pensai tout atftre
ment, et je ne fis rien de tout cela. Ma première envie fut de jeter à
l'enfant une bourse remplie d'or; mais je songeai aussitôt qu'une ré-
compense apprendrait à Claudine le mérite et la rareté de son action.j
C'eût été détruire l'innocence et la simplicité de son ame en lui mon-
trant le monde si méchant et si corrompu que la probité y passe pour
une merveille. Je me reprocherais à cette heure d'avoir porté dans son
esprit ce fatal trait de lumière. Cette honnêteté naturelle sera déflorée
par l'expérience, il est vrai; mais le plus tard sera le mieux, selonl
moi, et, s'il arrive qu'elle se fixe par un long séjour dans ce'cœiir en-|
fantin, j'aurai rendu à la petite Claudine un plus grand service en'
n'ayant pas l'air surpris de sa vertu que si je lui eusse ouvert les mines
du Pérou. J'ai donc remis ma bourse dans ma poche, et j'ai poussé la
cruauté jusqu'à reprendre les douze livres que j'avais pourtant don-
nées tacitement.
Les belles dames de l'hôtel Rambouillet trouvèrent en effet le pro-
cédé du prince d'une cruauté horrible; mais, à force de disserter, elles
tombèrent d'accord sur la justesse des scrupules de M. le duc. La mar-|
quise se creusa fort l'esprit pour chercher des moyens mystérieux ^(fll
faire du bien à la jeune paysanne, sans lui dire de quelle main ni pouif"'
([uelle raison ce bien la venait chercher dans son village. On imaginai
plusieurs expédions fort habilement ménagés; mais le lendemain iesj
précieuses et leurs amis avaient à préparer pour la suivante séancej
II
LA BAVOLETTE. 439'
i\ beaux discours sur la vengeance, sur la piété filiale ou sur quelque
utre sujet, et, comme ces conversations méditées n'offraient point de
approchement avec Claudine, on l'oublia.
Il faut savoir que M. le duc avait épousé, deux ans auparavant,
il"« de Brézé, nièce du feu cardinal ministre, et si jeune qu'elle jouait
ncore à la poupée. Chez cette princesse venaient beaucoup d'enfans
>t de jeunes filles, entre autres M"' de Boutteville, fille du fameux ba-
tailleur, et qui fut plus tard M"'« de Chàtillon , l'une des plus aima-
Ues personnes de son siècle. Elle avait alors seize ans approchant.
M™* la princesse étant Montmorency, de même que les Boutteville, tous
bes enfans étaient cousins et cousines par alliance ou autrement. Un
jour, le duc d'Enghien, en rentrant chez lui, surprit ce petit monde
jouant à des jeux innocens. Il se mit de la partie, et, comme il y pre-
nait plaisir, il s'avisa de dire en riant que les beaux esprits de l'hôtel
jRambouillet, avec leurs raffinemens, l'avaient moins diverti que la
îraain-chaude et le colin-maillard. Il en vint naturellement à raconter
Isa visite dans le salon d'Arthénice et l'aventure qui avait fourni ma-
itière aux discours de ces dames. M"* de Boutteville , qui avait autant
de cœur que d'esprit, se prit incontinent d'une belle passion pour Clau-
dine; au lieu de se borner, comme les précieuses, à de vaines suppo-
sitions, elle voulut voir l'héroïne de l'historiette. Elle importuna M"* de
Boutteville avec l'ardeur de son âge, jusqu'à ce qu'on eût envoyé une
femme de chambre chercher la petite paysanne au village de Saint-
Mandé. C'est ainsi que Claudine fit son entrée dans ce grand monde.
Les promesses de la femme de chambre à dame Simonne ne man-
quèrent point de se vérifier. On caressa fort Claudine; on admira son
air naïf, sa bonne mine, ses yeux inteUigens, et par-dessus tout son
bavolet de toile bise, qui lui allait à merveille. M"* de Boutteville se
sentit une furieuse envie de se coiffer de ce bavolet. Quand elle l'eut
sur sa tête, elle voulut aussi essayer la robe de laine, la gorgerette de
fil rouge, et puis les bas bleus et jusqu'aux souliers à lacets. L'idée vint
ensuite à la duchesse d'Enghien d'habiller la petite paysanne en fille de
qualité. Pour cela, on fouilla dans les armoires. Parmi ses robes de
l'an passé. M""* la duchesse en trouva une en soie de Naples et presque
neuve. Claudine, grande et précoce comme elle était, se trouva de taille
à mettre les habits d'une personne plus âgée qu'elle, grâce à la science
des habilleuses et aux épingles dont elle fut bardée. On lui accommoda
les cheveux au goût du jour; on la couvrit de rubans; on lui prêta des
souliers de satin, et, quand elle eut le bras nu jusqu'au coude, les
doigts enfermés dans des mitaines et l'éventail à la main, on s'aperçut
que sa beauté n'avait point de rivale.
— Gageons, dit M""^ de Boutteville à sa fille, que vous n'oseriez point
aller en public sous ce costume de bavolette. Vous y seriez éclipsée.
440 REVUE DES DECX MONDES.
ma chère Angélique, et ce serait une leçon profitable que de voir cette
petite paysanne remarquée de tout le monde, tandis que nul ne pren- ^'
drait garde à vous.
— Partons à l'instant, répondit la jeune fille avec impétuosité. Vous
me faites injure, madame, en pensant que je serais mortifiée du
ti'iomphe de Claudine; au contraire, j'en serais ravie, et je m'amuse-
rais prodigieusement à voir nos amis détourner les yeux sacs me re-
connaître. Allons à la place Royale, je vous en prie; c'est l'heure où
l'on s'y promène. Mon frère mènera Claudine à son bras, et je les sui-
vrai de loin avec ma gouvernante.
Le petit Boutteville , plus jeune que sa sœur, accepta la proposition
avec joie. Toute la compagnie applaudit fort à ce projet. On fit la leçon
à la gouvernante et l'on se rendit à la place Royale. Les violons de
Monsieur y jouaient sous les arbres la plus douce musique du monde.
Quantité de dames s'y reposaient. Les jeunes cavaliers passaient devant
elles, le manteau sur l'épaule, la rapière au côté, balayant le sable avec
les plumes de leurs chapeaux en saluant à chaque pas, riant du haut
de leur tête et formant des groupes où l'on s'entretenait du retour de
Monsieur à la cour, des débuts de sa fille, la grande Mademoiselle, et
des affaires d'Allemagne, le tout assaisonné d'épigrammes contre les
ministres. Le chevalier de Grammont s'y trouvait, qui préludait à sei
succès de conversation et de galanterie. Pour les yeux d'une paysanne,!
ce spectacle était éblouissant; aussi Claudine éprouvait-elle un plaisir
et une ivresse qu'elle n'avait osé concevoir, pas même en rêve. Il lui
semblait qu'une fée l'avait transformée, d'un coup de baguette, en fille
de condition , et, pour peu qu'elle regardât ses habits magnifiques, 1<
souvenir de sa masure, de son père ivrogne et de son enfance misé-
rable s'effaçait de son esprit, tant les sensations ont de force dans l'âge
tendre! La bonté, les larmes et les soins de sa mère résistaient pour-
tant à l'étourdissement, et le visage doux et flétri de dame Simonne
était la seule image qui surnageât dans le passé de Claudine.
Au bout de vingt pas , M"* de Boutteville et le duc d'Enghien trou-
vèrent des gens de connaissance près desquels ils allèrent s'asseoir en
faisant signe aux enfans de poursuivre leur promenade. Avec ses quinze
ans, le petit Boutteville avait l'air d'un nain auprès de la belle fille
qu'il menait à son bras. 11 était laid et mal bâti; mais, sous ses traits
grossiers, on commençait à démêler l'énergie de son caractère. 11 se
tenait aussi fièrement que s'il eût été plus haut de deux coudées, et il
affectait de parler gravement avec une civilité respectueuse à sa com-
pagne. Claudine, droite comme un cierge, marchait d'un pas dégagé
sans être trop embarrassée de ses jupes longues, et montrait en sou-
riant deux rangées de perles qui relevaient l'éclat de ses joues colorées
comme des pèches. M"" de Boutteville observait de loin et se cachait le
LA BA VOLETTE. -441
visage dans un gros mouchoir de couleur, lorsqu'elle rencontrait une
personne qui la pouvait reconnaître sous son déguisement. Enfin, les
trois enf ans jouèrent si bien leurs personnages, que les passans y furent
pris, les uns en s'écartant pour faire place à la demoiselle inconnue,
les autres en ne daignant pas abaisser leurs regards jusqu'au bavolet
(le la fausse paysanne.
Le tour de la place Royale n'était point achevé, lorsque M"* de Bout-
teville entendit quatre gentilshommes, dont était M. de Caudale, de-
mander d'où venait ce joli minois promené par le petit Boutteville.
Trois de ces messieurs confessèrent qu'ils voyaient cette jeune fille pour
la première fois; mais M. de Caudale se serait cru déshonoré s'il n'eût
pn dire le nom d'une personne de qualité :
— Je la connais parfaitement, s'écria-t-il sans hésiter, et je m'étonne
que vous ne deviniez point qui ce doit être.
Mais, quand on lui demanda le nom,- il chercha, maugréa contre sa
mémoire infidèle, jura qu'il ne connaissait autre et promit de se le
rappeler avant la fin de la promenade. Le duc d'Enghien, qui entendit
cela, mit M. de Candale au défi de lui dire le nom, et, en le voyant
courir d'un groupe à l'autre pour s'enquérir de ce maudit nom sans
le pouvoir découvrir, M. le duc se tenait les flancs de plaisir. Pendant
ce temps-là, le petit Boutteville et Claudine s'arrêtèrent devant un tas
de sable oii jouaient des enfans. Tout près d'eux se trouva un gros mi-
litaire dont le ventre, sortant d'une cuirasse, retombait jusque dans
ses bottes évasées. Son baudrier dessinait une large zone sur le globe
de sa personne, et son hausse-col lui montait aux oreilles. Ce vieux
militaire portait l'habit de major du régiment de Royal-Italien. 11 re-
garda du coin de l'œil les deux enfans debout auprès de lui, et salua le
jeune Boutteville d'un air obséquieux. 11 appela ensuite un garçon de
quinze ans plongé dans le sable jusqu'aux chevilles et qui se divertis-
sait de tout son cœur.
— Mon fils Thomas, dit le major, n'avez-vous point de honte de
jouer avec des enfans? Venez çà; présentez vos respects à M. de Mont-
morency-Boutteville et à cette belle demoiselle.
Le fils Thomas, encore essoufflé de ses jeux, obéit aux ordres de son
père avec la gaucherie mêlée de franchise d'un écolier qui ne sait
point son monde.
-^ Vous ne serez pas souvent, reprit le père, en si bonne compagnie,
car vous allez mener avec moi la vie des camps et manger le pain du
soldat. Profitez donc de l'occasion. Faites votre cour à cette aimable
demoiselle. Allons, mon fils Thomas, soyez galant, mordieu! A votre
âge, je ne m'endormais point sur la paille ou sur le pré sans rêver à
quelque jeune fille. Ce n'est pas que je vous autorise à élever si haut
vos prétentions que de faire le soupirant auprès d'une personne
442 REVUE DES DEUX MONDES.
comme mademoiselle; mais au moins faut-il témoigner que l'on seul
l'honneur de fréquenter avec des gens de qualité. Sans cela, on n
vous croirait point gentilhomme.
Et le major tâcha d'adoucir sa voix de stentor, pour ajouter en re
gardant Claudine :
— Souffrez, belle demoiselle, que je sollicite pour mon fils Thomat
l'avantage de se déclarer votre serviteur. 11 se nomme Des Riviez, J(
suis Jacques Des Riviez, major au nouveau régiment de Mazarin, lev(
par décret du 27 mars 1642, aux frais du grand ministre qui gouverne
aujourd'hui la France (i).
Claudine allait sans doute répondre qu'elle n'était point demoiselle
mais bien une pauvre paysanne de Saint-Mandé, lorsque le petit Bout-
teville lui serra le bras et lui fit signe de poursuivre une comédie qui,
commençait si bien.
— Ma foi, dit le fils Thomas, je ne sais trop ce que c'est que d'être
votre serviteur, mademoiselle; mais, si vous m'en accordez le titre,
m'en tiendrai pour fort honoré.
— Puisque monsieur votre père le désire, répondit Claudine, je vou
accepte volontiers pour mon serviteur, à condition que tout ceci ne sera|
qu'un badinage. 1
— Monsieur Thomas Des Riviez, dit Boutteville, vous allez sur mes
brisées, car je suis plus ancien que vous en date; mais il n'importe
je consens que vous fassiez votre cour à mademoiselle , afin qu'eUi
puisse compter deux serviteurs au lieu d'un.
— Bon, cela, dit le père; voilà prendre galamment une rivalité.
Mon fils Thomas se peut donc flatter de faire amitié avec vous, mo
sieur de Boutteville?
— Assurément, monsieur.
— Il se souviendra de cette heureuse journée. On en parlera
mon château des Riviez, car j'écrirai la relation de cette rencontre à
ma femme. Je pourrai dire à mon colonel, M. le marquis d'Anizy, que
mon fils Thomas et moi sommes amis de M. de Boutteville.
C'était là le fond de la pensée du major, mais, en bon courtisan, il
s'empressa d'ajouter :
— Et tous deux serviteurs de mademoiselle de...
— Claudine Simon, dit Boutteville.
Le major s'inclina d'un air pénétré, persuadé qu'il entendait un nom
illustre.
— Mon fils Thomas, reprit-il, demandez à baiser la main de ma-
demoiselle.
(1) Le régiment de Mazarin ou Royal-Italien devint régiment d'Orléans en t660, et
enfin le 27^ d'infanterie en 1666.
P
I
LA BAVOLETTB. ' "»f» 443
L'écolier déposa un gros baiser sur les gants parfumés de la jeune
ille.
— Pour cette fois, s'écria le père, vous êtes engagés tous deux.
S allez point me renier mon fils, mademoiselle.
— Ne craignez rien, répondit Claudine, jusqu'à ce qu'il me renie
lui-même.
— Mordieu ! reprit le major, je lui couperais les oreilles plutôt que
(le souffrir une pareille félonie.
M"' de Boutteville, qui écoutait cette conversation et observait ce
manège, courut en avertir sa mère et le duc d'Enghien. Le prince ne
se sentit pas d'aise; il voulut aussi jouer son rôle dans ce divertisse-
ment, et il s'avança vers le major, en feignant de le reconnaître :
— Eh! lui dit-il, n'est-ce point M. Des Riviez que je vois? Je vous
salue, major; vous êtes du régiment de Royal-Italien. Ce garçon est
sans doute votre fils Thomas, que vous destinez à la carrière des armes.
— Quoi! s'écria le major, votre altesse nous connaît!
— Je connais tous les braves militaires et leur lignée. Votre fils
Thomas est un galantin, à ce qu'il me paraît. Ne l'ai-je point vu baiser
la main de M"« Claudine? 11 a raison de débuter de bonne heure. Une
balle impériale peut briser le fil de ses amours.
— Votre altesse est d'une bonté qui me confond, reprit Des Riviez.
Mademoiselle accepte en effet mon garçon pour son serviteur, mais
sans porter atteinte aux droits plus anciens de M. de Boutteville.
— Fort bien, dit le prince. Boutteville était inscrit le premier. Eh
bien! puisque la demoiselle a deux galans, il faut deux maîtresses à
votre fils Thomas. Je lui en veux bâiller une de ma main.
— 11 la prendra sur votre parole, monseigneur, et les yeux fermés.
— Venez donc, Angélique, reprit le duc d'Enghien, je vous ai trouvé
un amoureux dans le régiment de Mazarin. Monsieur Des Riviez, voici
la seconde maîtresse de votre fils Thomas. Ce n'est qu'une simple ba-
volette, mais elle a sous son bavolet toutes sortes de vertu» et de l'es-
prit comme un démon. L'amitié d'une grande demoiselle sera utile à
votre fils Thomas; il est juste qu'en revanche il accorde sa protection à
une pauvre fille. En votre qualité de père, vous, ferez du bien à ma
protégée, n'est-ce pas, Des Ri\iez?
— Monseigneur, répondit le major en balbutiant, l'honneur que
votre altesse daigne me faire... Sans aucun doute, je voudrais pou-
voir... Nous ne sommes point riches, monseigneur...
— Point riches, interrompit le duc, mais ambitieux et passable-
ment courtisans. Fi ! Des Riviez, pour un militaire, cela n'est guère
généreux. Vous imaginez-vous par hasard qu'on vise à votre bourse
et qu'on vous demande l'aumône? Puisque je protège cette bavolette,
444 REVUE DES DEUX MONDES.
elle n'a pas besoin devons. Je plaisantais, monsieur, et je mettais
votre noblesse d'ame à l'épreuve.
Et se tournant vers M"* de Boutteville, le prince ajouta :
— Je vois bien que ce galant chevalier vous accepte pour dame,
parce qu'il n'ose me refuser, ma pauvre Angélique.
— N'insistez point, monsieur le duc, dit la fausse bavolette; ce ba-
dinage est assez mortifiant pour moi ; je me souviendrai de cet affront,
monsieur Thomas.
— Ne pleurez pas, reprit le duc d'Enghien, je vous trouverai un
autre amoureux.
— Hélas ! dit Angélique en feignant de pleurer, c'était celui-là que
j 'aurais souhaité.
— Voilà qui est sérieux alors, murmura le prince. Monsieur Des Ri-
viez, accommodons-nous : voulez-vous fiancer votre fils? Je me charge
de lui.
Le major fit une grimace de possédé.
— Monseigneur, dit-il, ce serait pousser la plaisanterie un peu bien
' loin.
— Considérez, mon cher, que de ces deux jeunes filles, l'une est de
telle qualité que votre garçon ne saurait prétendre à sa main; l'autre,'^
à la vérité, est d'une condition au-dessous de la vôtre, mais, en se ma-
riant, on élève sa femme jusqu'à soi. Si messire Thomas déroge à la
haute naissance des Riviez, je l'en récompenserai quelque jour. Qu'il
choisisse donc entre les deux jeunes filles. S'il prend l'une, ce ne peut
être qu'une plaisanterie; s'il se détermine en faveur de l'autre, ce sera
tout de bon, et j'en ferai mon affaire.
— Tenons-nous oii nous sommes, monseigneur, et que le badinage
commencé demeure badinage.
— C'est votre dernier mot?
— Le dernier, monseigneur, bien décidément.
— Comme il vous plaira, reprit M. le duc. Je vais donc vous expli-
(]uer l'énigme. Cette jeune fille, habillée en bavolette et qui a essuyé
vos mépris, est ma cousine, Angélique de Montmorency-Boutteville.
Cette autre, vêtue en personne de qualité, est une petite paysanne du
village de Saint-Mandé. Sa mère vend du lait à la porte Saint- Antoine.
Ma femme, qui joue encore à la poupée, s'est amusée ce matin avec
d'autres enfans à tous ces déguisemens. C'est donc d'une véritable ba-
volette que votre fils se déclare le serviteur; mais il est entendu que
ceci est une plaisanterie, et que vous m'avez assez mal fait votre cour.
Adieu, major.
Des Riviez, les yeux rondMéPla bouche ouverte, se tira la barbe
d'un air qui signifiait : « J'ai commis une bévue en voulant jouer de
ta
LA BAVOLETTE. i-të
nesse. Le prince s'est moqué de moi, et je perds sa protection, que je
ensais conquérir. »
Le duc d'Enghien, enchanté de sa mystification, ne manqua point de
aller raconter aux promeneurs. Il se donna aussi le passe-temps de
ailler M. de Caudale sur sa prétention de tout connaître, en sorte
[u'au bout d'un moment on ne parlait que des deux jeunes filles et de
eur travestissement. Les uns s'avisèrent tout à coup de la gentillesse
le M"* de Boutteville sous son bonnet de toile bise, les autres admi-
aient le bon air de la paysanne. Claudine se vit encore fêtée par une
ouïe de dames et de seigneurs inconnus, et puis, l'engouement et la
uriosité s'éteignant, on ne fit plus attention à elle. Thomas Des Ri-
viez, qui la guettait de loin, vint l'aborder.
— Mademoiselle, lui dit-il, vous me feriez une injustice, si vous pen-
siez que je vous ai recherchée pour vos beaux habits. Je vous aimerais
mtant bavolette que grande dame. Vous m'avez accepté pour serviteur
jivec l'approbation de mon père et celle de M. le duc; je le suis sérieu-
sement. Je m'y engage de nouveau, et je vous demande un peu d'a-
mitié en échange de mon dévouement et de mon respect.
— Vous savez qui je suis? dit Claudine.
— Je le sais, et je ne changerai point de sentiment lorsque vous
[changerez de robe. Vous êtes la plus jolie et la plus aimable fille que
Ij'aie rencontrée. Je veux être votre fiancé, s'il est possible, et vous épou-
ser quand vous serez plus grande et que j'aurai gagné mes éperons à
l'armée. Si la proposition vous convient, donnez-moi la main en gage
de votre foi.
— De tout mon cœur, répondit Claudine. Recevez ma parole : nous
serons mari et femme, et, en vous attendant, je prierai Dieu qu'il vous
protège à la guerre.
Thomas Des Riviez pressa la main de la jeune fille d'un air solennel
et s'enfuit en courant. A quelques pas de là était assise sous les arbres
une dame d'une beauté incomparable. Sur ses habits, on ne lui voyait
des pieds à la tête que des dentelles et des perles. Cette dame fit signe
à Claudine d'approcher, et lui dit d'une voix douce et harmonieuse
comme le gazouillement d'une fauvette :
— Mon enfant, ces gens-là vont faire de vous la fille la plus malheu-
reuse du monde. Ils s'amusent de vous comme d'un jouet. Ils vous
régaleront de crèmes et de fruits, et n'oublieront qu'une chose, de
vous donner le nécessaire pour retourner avec moins de peine dans
votre maison. Demain, M. le duc ira au camp, M"* de Boutteville à son
château, ses enfans à d'autres jeux, et vous retomberez dans votre vil-
lage, où vous retrouverez votre pauvretépplus amère qu'auparavant.
Je n'ai point ma bourse sur moi. Prenez ce bracelet. Vous direz à votre
446 REVUE DES DEUX MONDES.
mère de l'aller vendre chez maître Cambrai, orfèvre au Pont-au-Change.|
Cela vaut quelque argent.
— Madame, répondit Claudine, je garderai plutôt ce bijou conuBej
un souvenir de vos bontés. Il me portera bonheur.
— Non, mon enfant, vendez-le. C'est la vertu qui porte bonheuFj el
je sais que Dieu vous a donné ce trésor-là. Continuez à vivre honnê-
tement.
— Au moins, reprit Claudine étonnée du ton singulier de la dame
vous plaît- il me dire à qui je dois un si riche présent?
— Quel besoin avez-vous de savoir mon nom ? Je préfère que voud
l'ignoriez. Regardez-moi bien seulement, et, si vous tombiez dam
quelque détresse, venez me chercher sous ces arbres. Si je ne meurj
pas avant cela, vous me trouverez ici. Mettez le bracelet dans votn
poche, et ne parlez de ceci à personne.
L'air mystérieux, la beauté de la dame, sa magnifique parure et sa
générosité produisirent sur l'esprit de Claudine une vive impression.
Elle obéit au commandement de l'inconnue, lui fit une révérence et
s'éloigna, persuadée qu'elle avait eu commerce avec une princesse.
*^our terminer dignement la partie de plaisir, M"^ de Bouttevilli
emmena chez elle les enfans, écoliers et jeunes filles, qui voulurent ao
compagner Claudine. On leur servit un cadeau, comme on appelai
alors une collation, et le héros de Rocroi en daigna manger sa part.
Quand la nuit vint, la bande se dispersa. Claudine reprit ses habits de
paysanne, et redevint bavolette. On lui donna tout ce qu'elle put por-
ter de fruits et de friandises. Elle glissa furtivement le bracelet de
perles fines dans la pochette de son jupon. Le duc d'Enghien, la voyant
cliargée des restes du cadeau, dit à M""' de Boutteville :
— Vous me l'avez gâtée, ma cousine. Cette petite fille va s'imaginer
que, pour avoir été honnête une fois en sa vie, on mérite toutes sortes
de chères et d'honneurs. Encore une bonne action, et quel sera sod|
•étonneraent de ne point se voir appelée à la cour!
Claudine, entendant cela, rougit jusqu'aux oreilles.
— Monsieur le duc, dit-elle avec vivacité, me croyez-vous donc un
. ingrate? Comment ai-je eu le malheur de vous donner une si méchante
opinion de moi? Je n'avais fait que mon devoir, et je le ferai encore à
l'avenir, sans souhaiter d'autre récompense que le souvenir de v
bontés.
— Ma foi, j'en tiens, s'écria le prince. Cette petite en sait plus long|
que moi. Adieu, ma mie; je vois bien que mes conseils sont inutiles.
C'est moi qui t'en demanderai, s'il arrive que mes yeux ne distinguent
pas clairement le chemin <l§>,rhonneur. Va , n'oublie point que nous,
sommes une paire d'amis tous deux.
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LA BAVOLETTE. U7
Le duc d'Enghien souleva la jeune fille entre ses bras et la pressa
ontre sa poitrine avec tant d'impétuosité, que les fruits et les gâteaux
oulèrent sur le pavé. Le carrosse était prêt et la femme de chambre
ttendait. Il faisait nuit noire quand l'équipage s'arrêta au village de
iaint-Mandé devant une masure sans fenêtre. L'ombre d'une femme se
lessinait sur la porte éclairée par la lueur d'une chandelle. Claudine
«ntit deux mains chercher ses mains. Elle se jeta dans les bras de sa
nère, et au bout d'une heure, la petite bavolette, couchée sur son gra-
bat, entre des murs lézardés et de misérables ustensiles, témoins élo-
juèns de sa pauvreté, prenait cette journée pour un songe charmant,
ît le retour pour un affreux réveil. Sa douleur allait éclater, (juand le
Irommeil la surprit si brusquement, que la première larme s'arrêta
jccmme une goutte de rosée au bord de ses paupières.
m.
En s'amusant de la bavolette comme d'un jouet, le duc d'Enghien
et M"* de Boutteville l'avaient rendue la plus malheureuse iUle du
monde, ainsi que l'avait dit le dame mystérieuse. L'une des plus ai>^
Itiques chansons de l'Italie est celle où les pauvres gens ont mis cette
vieille vérité, qu'il n'est pas de tourment plus cruel que de se rappeler
:Son heureux temps dans la misère. En ces pays-là, les voix de ceux qui
jsoufFrent ont souvent répété cette chanson , et il n'y a pas d'apparence
qu'elle y soit de si tôt oubliée.
Quatre ans s'étaient écoulés depuis les événemens qu'on a vus au
précédent chapitre, et le souvenir du seul beau jour que Claudine eût
encore eu ne lui sortait point de l'esprit. Au milieu des soins du mé-
nage et des travaux qu'elle partageait avec sa mère, elle ne cessait de
rêver à ce paradis dont elle n'avait connu les délices que pour les re-
gretter. Le coup d'œil éblouissant de la place Royale avec ses belles
dames et ses cavaliers galans, le cadeau de M"^ de Boutteville avec les
têtes blondes des enfans et les éclats de leur joie, formaient comme
une galerie de tableaux que la musique des violons de Monsieur assai-
sonnait d'un charme enivrant. Lorsque sa besogne était finie, Clau-
dine, assise sous un vieux pommier, s'abîmait dans ses pensées durant
des heures entières. Sa mémoire lui rappelait, comme un miroir fidèle,
chaque détail de son grand jour de fête. En songeant aux dernières pa-
roles de M. le duc et au baiser dont il l'avait honorée, elle croyait sentir
encore contre sa poitrine les boucles d'acier, les aiguillettes, le bau-
drier, et autour de sa taille les bras robustes du jeune guerrier de
Rocroy. Parmi toutes ces- images, celle d^ princesse mystérieuse et
celle de Thomas Des Riviez venaient ajouflr aux souvenirs l'espérance
d'un avenir meilleur.
I
448 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le sentiment du juste et de l'honnête que le ciel lui avait gra^
au fond du cœur, Claudine découvrait un motif puissant de se ratt.|
cher au monde qu'elle n'avait fait qu'entrevoir. Elle avait reconnu
n'en point douter que ce monde-là était meilleur que le sien. Les gei
de loisir y pratiquaient le bien, les autres parlaient d'honneur, (
gloire, de vertu, mots sublimes qu'on ne prononçait point chez 1
paysans, hormis au sermon du curé. Ces dames de l'hôtel Ramboui
let, qui dissertaient jusque fort avant dans la nuit sur la générosité (
la clémence, étaient au-dessus des humaines faiblesses , et la seu
pensée d'une chose condamnable leur devait donner des syncopes. P
conséquent elles vivaient sans reproche et leurs maris de même, ai|
trement elles ne les auraient point épousés. A la cour et à la ville, (
ne faisait évidemment que se chérir, se dévouer les uns aux autre
s'unir contre le malheur, mettre sa personne et sa fortune au servi
de ses amis. L'ingratitude, l'orgueil et la cruauté y étaient ignorés, t|
si quelqu'un se fût rendu coupable d'un grand péché, on l'aurait sa
doute expulsé de la compagnie. Lorsque , par un retour naturel ve
les gens qui l'entouraient, Claudine oticrvait leurs manières rude
le peu de facilité de leurs mœurs, l'humeur silencieuse que leur do;
nait le travail incessant, leur passage subit des champs à la table et (
la table au lit, souvent sans prendre; par excès de fatigue, le loiâ
d'embrasser leur femme et leurs enfans; lorsqu'elle voyait les d
ivrognes, comme son père, les autres intéressés, d'autres encore fra'
pant sans pitié des bêtes de somme , elle pensait être parmi des ba
bares livrés aux vices de la nature , tandis que le monde des gens •
cour n'était évidemment que vertus, mœurs parfaites, culture
cœur et de l'esprit.
En souhaitant de quitter son village , Claudine croyait donc aspir
au bien plus encore qu'au bonheur. Pour toutes ces raisons, elle fr
queutait ses voisins le moins possible, sans pourtant leur témoig»
ni fierté ni aversion. Lorsqu'elle eut seize ans accomplis, sa beai
donna dans les yeux de plusieurs garçons. Elle fut demandée en m;
riage, mais elle déclara qu'elle avait d'autres desseins. Maître Simoi
qui considérait Claudine comme une personne de condition, n'o^
murmurer, et les questions pressantes de dame Simonne sur les die^
seins de sa fille n'obtinrent pour toute réponse que des caresses. L
garçons impatiens d'avoir femme et ménage trouvèrent d'autres pa
tis, et ne se tinrent pas pour offensés d'un refus. On pensa bonnemei
dans le village que Claudine voulait demeurer fille, et l'on ne song(!
point à contrarier son inclination. fll
Les bruits publics entretenaient la bavolette de ses amis de coir^'
Pendant la campagne d'Allemagne, il n'y avait point de jour où l'd
n'apprît quelque victoire du duc d'Enghien , le nom de quelque Tilt
i
LA lîAVOLETTE. 4 iO
assiégée et presque aussitôt prise. Spire, Philipsbourg, Mayence, s'é-
!, lient rendues au jeune prince. Le petit Boutteville avait fait ses pre-
mières armes auprès de son cousin, et l'on disait qu'il s'était bien con-
duit. Si l'on ne parlait point do Thomas Des Riviez, c'est qu'il ne por-
tait pas un nom si fameux; mais assurément il avait dû se battre aussi
bien que les autres pour l'amour de sa fiancée. La bataille de Nortlingue
et ses graves conséquences ix)rtèrent si haut la gloire du duc d'En-
ghien, que la France entière couvrit ce prince de bénédictions. Il y eut
des réjouissances publiques, et Claudine, au fond de son ame, en était
aussi aise (]ue si on l'eût élue reine de Pologne, comme M"* de Nevers.
L'échec de son héros devant Lérida lui fut sensible et la rendit triste
durant un mois; mais d'autres succès la consolèrent. Elle comprit que
les amours et leurs sermens passaient après les devoirs de la guerre,
et elle ne s'étonna pas trop des lenteurs de son ami à venir réclamer
la foi promise. En un mot, la bavolette était dans ces conditions où
les fdles se mettent si volontiers, et qui consistent à dépenser pour
«ne idée fixe leurs plus belles années et la fleur de leurs sentimens.
On commençait à s'émouvoir des querelles entre la cour et le parle-
ment. La fronderie allait éclater. Le village de Saint-Mandé, accablé
d'impôts, faisait des vœux pour les magistrats courageux qui préten-
daient mettre un terme aux abus. Claudine penchait pour le parti de
la reine, sans en rien dire, de peur d'être appelée mazarine. Un matin,
l'on vit, sur la route de Saint-Mandé, un grand mouvement de troupes.
Un détachement de dragons sorti de Vincennes occupait l'avenue. Les
paysans laissèrent leurs travaux pour s'enquérir des nouvelles, et on
leur apprit que Paris était tout hérissé de barricades. La cour pliait
bagages pour fuir une population en fureur. La journée du 26 août
1648 répandait d'un bout à l'autre de la France l'agitation dont Paris
donnait le signal. Claudine, se glissant parmi les curieux, s'approcha
d'un vieux dragon placé en vedette, le pistolet au poing.
— Monsieur, lui dit-elle, savez-vous ce que fait le régiment de Royal-
Italien, et en quel pays il est à cette heure?
— Je l'ai laissé, répondit le dragon, au siège d'Ypres, il y a trois
mois. A cette heure, il bat les Espagnols sous les murs de Lens; mais
il va revenir, car le blocus de Paris est résolu. Est-ce que vous avez
un parent dans ce régiment ?
— Un ami, dit Claudine en baissant les yeux.
— J'entends : un amoureux. Peut-on savoir comme il se nomme?
/ — Thomas Des Riviez.
— Oui dà ! mais c'est un officier. Je le connais. La belle, vous pre-
nez vos amoureux parmi les gentilshommes. On sait ce que cela veut
dire. Et vous portez un [méchant bavolet 'de toile? Votre galant ne
TOUS paie donc guère pour être sa maîtresse?
TOME V. ' 29
450 REVUE DES DEDX MONDES.
— Nous sommes fiancés, monsieur, s'écria Claudine avec indigna-
tion. Je l'attends pour l'épouser.
— C'est-à-dire qu'il vous a promis mariage. Encore une fille en-
jôlée. Us n'en font pas d'autres.
La bavolette s'enfuit épouvantée par les regards et les cyniques
paroles de ce soldat.
— Voilà bien ces hommes de sac et de corde, pensait-elle. Us ne
croient à rien d'honnête.
Cependant l'armée de M. le prince arriva sous les murs de Paris. Le
blocus commença, et Claudine apprit, un beau jour, que le Royal-Ita-
lien était campé depuis deux mois tout près d'elle, au bourg de Cha-
ronne. A cette étrange découverte, un nuage lui passa devant les yeux;
mais sa foi robuste ne fut qu'à peine ébranlée. Il fallait que, dans les
escarmouches contre les rebelles, Thomas eût reçu quelque blessure^
peut-être mortelle. Sans prendre conseil de personne, la bavolette
partit incontinent à travers la plaine inondée de soldats et de marau-
deurs. Elle gagna Montreuil, afin d'éviter les lieux inhabités, et redes-
cendit vers Charonne. A l'entrée du bourg, un factionnaire l'inter-
rogea. Comme l'armée royale manquait de vivres, un panier que
Claudine avait au bras, et dans lequel étaient quelques provisions, lui
servit de prétexte pour franchir les lignes du camp. Sur la place du
marché, eUe reconnut un piquet de mousquetaires portant les reversj
bleus du Royal-Italien. Elle s'avança résolument, et demanda où était
un gentilhomme nommé Des Riviez.
— C'est notre lieutenant, lui répondit-on. Tirez la clochette de cette
maison, et vous le trouverez là-haut.
Claudine sonna. Un mousquetaire ouvrit la porte.
— Annoncez à votre lieutenant, dit-elle, que Claudine Simon, après
l'avoir attendu pendant cinq ans, le vient trouver pour lui parler du
jour où elle eut l'honneur de le voir en présence de M"* de Boutteville.
Au bout de cinq minutes, le mousquetaire revint appeler la bavo-j
lette et l'introduisit dans une chambre d'où sortirent deux officiers
pour la laisser en tête à tête avec Des Riviez. Ce n'était plus l'écolier
timide et gauche d'autrefois. Un duvet noir colorait ses lèvres, et ^Wm
soleil avait basané ses joues. L'uniforme et les mœurs militaires l'a-- <
vaient transformé à son avantage; mais Claudine éprouva un serre-
ment de cœur en lui voyant dans les yeux un certain air dur qu'elle
ne lui connaissait point. De son côté, le lieutenant trouva la bavolette
fort embellie, en sorte qu'ils commencèrent par se regarder sans dire
mot. Claudine n'augura rien de bon de ce silence; elle s'attendait à un
accueil tout diflêrent. A la fin cependant, Thomas se leva et courut à
eUe avec empressement.
— Qu'il est bien à vous d'être venue, ma chère ! dit-il en lui prenani
¥.
Il
LA BAVOLETTE. 451
les mains. Je gage que vous m'accusiez déjà de vous oublier. Je n'ai
pourtant songé qu'à vous depuis cinq ans, et je saurai vous prouver
(|ue mes sentimens n'ont point varié. Vous êtes mes premières amours.
— En avez-vous donc eu d'autres? demanda Claudine.
— Non, sur ma vie ! répondit le lieutenant. Vous serez les premières
et les dernières. Ne vous ai-je pas promis fidélité? Mais vous, comment
avez-vous observé la foi jurée?
Claudine raconta qu'elle avait refusé plus d'un parti, malgré les re-
montrances de sa mère. Elle allait faire quelques plaintes du long re-
I^ard et du silence de son ami, lorsque Thomas l'interrompit et lui
Burla des maux, des fatigues et des dangers de la guerre. En l'écoutant,
Rbavolette changeait de visage. Elle se félicitait tout bas d'avoir su
Pmitenir ses reproches, dont l'injustice et la cruauté l'auraient remplie
ée confusion.
— Ne pensons plus à nos ennuis passés, ma chère ame, reprit le
Meutenant. Nous voilà réunis, et c'est assez. Occupons-nous des moyens
"de nous voir souvent, et profitons de la liberté que nous offre le voisi-
nage, car qui sait où la guerre me peut conduire demain?
^^ — Nos épreuves ne sont-elles pas finies, dit Claudine, et n'est-il pas
éemps de nous marier?
' — Je le voudrais, assurément, répondit Thomas, le ciel m'en est té-
moin; mais il faut l'autorisation de mon colonel, le marquis d'Anisy,
«t l'on ne se marie pas en campagne. Attendons que la paix soit signée.
j Hélas ! mon père voudra-t-il que je vous épouse ? Je frémis en songeant
à la colère où il se va mettre, si je lui parle de vous. Je suis gentilhomme,
chère Claudine, et mille obstacles s'élèvent entre nous.
— Monsieur le prince les renversera.
— Mon régiment appartient à M. le cardinal, et non pas au prince de
j Condé. Prenons patience, ma chère ame, et nous verrons la fin de nos
peines. Il suffit que vous m'aimiez. Donnez-m'en l'assurance, et j'aurai
plus de courage à supporter les lenteurs et les contradictions.
En parlant ainsi, le lieutenant pressait la taille fine de4a jeune fille
et baisait amoureusement les tresses de cheveux blonds qui sortaient
du bavolet. Comme il s'animait à ce jeu-là, Claudine se dégagea de
ses bras.
— Monsieur, lui dit-elle, j'ai plus besoin que vous de courage et de
consolations.
— Eh ! quoi, s'écria Thomas, vous repoussez les témoignages de ma
tendresse?
— Non, mon ami, répondit Claudine, je repousse des libertés que
votre fiancée ne doit point souffrir pour être digne de vous. Si je ne
■vous aimais point, serais-je à cette place?
Le lieutenant ne manqua pas de se plaindre, comme si on l'eût que-
452 REVUE DES DEUX MONDES.
relié, pour amener une réconciliation avec l'accessoire obligé des em-
brassemens. Tout à coup ses yeux prirent une expression approchant
de la violence plutôt que de la tendresse. Il saisit la jeune fille avec
force et l'attira sur ses genoux. Claudine poussa un cri d'eiïroi. Deux
lèvres agitées par une étrange convulsion lui fermèrent la bouche.
Elle sentit une main se glisser sous sa gorgerette. Dans cette extrémité,
Claudine, n'écoutant plus que la pudeur aux abois, frappa le lieute-
nant au visage à poing fermé si rudement, qu'il lâcha prise. Ils se re-
gardèrent tous deux en palpitant, l'un de rage, et l'autre d'horreur,
comme ces héros d'Homère qui suspendent leurs coups pour mieux
combattre après.
— Mille démons! s'écria Thomas ivre de colère, une jolie fille ne
sort pas de la chambre d'un mousquetaire mazarin comme elle y est
entrée. Mes camarades se moqueraient de moi. J'y veux perdre mon
nom et mon grade, si je ne vous mets à la raison.
Le lieutenant s'apprêtait à recommencer la lutte; mais Claudine lui
lança un regard où perçaient l'indignation et le mépris, et, sautant
d'un bond jusqu'à la porte, elle l'ouvrit et disparut.
Tant que la frayeur lui prêta des ailes, la bavolette n'eut d'autre
sentiment que le plaisir de sauver son honneur d'un si grand péril.
Elle traversa la plaine en courant, sans prendre'le temps de respirer;
mais, arrivée au logis, elle tomba évanouie sur le seuil de la porte.
Dame Simonne était aux champs, en sorte qu'on n'eut point connais-
sance de l'expédition de Claudine. Lorsqu'elle revint à elle, la pauvre
fille essaya de mesurer l'étendue de son malheur. Elle avait vécu pen-
dant cinq années sur une espérance chimérique. Le passé n'était qu'un
mensonge, le présent un lamentable débris, et l'avenir un chaos. En
promenant ses regards sur le reste du monde, elle n'y voyait pas une
branche où se rattacher, et, dans son désespoir, elle souhaitait la mort
avec cette passion que le chagrin inspire aux jeunes filles. Elle atten-
dit avec impatience l'heure du coucher, en dissimulant du mieuji
qu'elle put le désordre de son ame, et, quand elle fut retirée dans sa
chambre, elle leva les mains vers le ciel en s'écriant :
— Seigneur, faut-il que vous m'ayez donné pour objet de ma ten-
dresse le seul gentilhomme perfide et déloyal qui fût dans tout l'uni-
vers! Un seul cœur faux et malhonnête s'est trouvé parmi tant de
gens tettùeux, et c'est à ce monstre que mon amour tombe en par-
tage ! Que votre volonté soit faite; mais c'est pour en mourir.
Et la pauvre bavolette noya ses beaux yeux dans un torrent de larmes i
brûlantes.
LA B A VOLETTE. 453
IV.
Le héros de Rocroy n'avait point de goût pour la guerre des pots
cassés. Le duc de Beaufort, au contraire, n'en savait point faire d'autre,
en sorte que, durant le blocus de Paris, les troupes régulières de la
reine furent souvent battues par les frondeurs. La porte Saint- Antoine,
les alentours de Vincennes et de Charenton étaient le théâtre ordi-
naire des escarmouches. 11 n'y avait guère de jours où Saint-Mandé
n'entendît le feu de la mousqueterie. Un jour, M. de Beaufort, s'étant
logé dans les terrains de ce village, y établit à la hâte des travaux de
défense que l'armée royale voulut enlever. Les hahitans, dispersés dans
la plaine, voyaient de loin leurs maisons converties en redoutes et per-
cées par les boulets. Les frondeurs, n'ayant point d'artillerie de cam-
pagne, ne purent résister long-temps, et cherchèrent un refuge derrière
les murailles de Paris.
Après le combat, les paysans, rentrés chez eux, firent d'un seul mot
l'inventaire de leurs pertes : tout était détruit ou endommagé dans
leur village. Si quelques bestiaux et quelques meubles avaient échappé
au désastre, l'occupation des gens de guerre y mit ordre. Afin de pré-
server Saint-Mandé d'une nouvelle surprise, un détachement royal s'y
établit à demeure, mangeant ce qui restait de vivres sans les payer,
et traitant le pauvre monde comme on fait en pays conquis. La basse-
cour et le colombier de dame Simonne y passèrent jusqu'à la dernière
volaille. Quant à sa vache, privée de soins, menacée de périr alterna-
tivement sous le sabre des mazarins ou le couteau des frondeurs, elle
ne résista pas à tant de vicissitudes, et mourut de maladie. Sur ces en-
trefaites, la paix fut signée au château de Saint-Germain par l'entre-
mise de M. le prince. On s'en réjouit fort à la cour, et l'on s'imagina
que tout était fini; mais le parlement irrité, le peuple de Paris fré-
missant encore et le paysan ruiné ne voyaient dans cet accommode-
ment qu'une partie remise. Dame Simonne, réduite à l'extrémité,
manquant du nécessaire pour recommencer sa petite industrie, s'aban-
donnait au désespoir. Claudine tira d'une cachette, où elle l'avait en-
fermé, le bracelet donné par la princesse mystérieuse.
— Ne pleurez point, ma mère, dit-elle. Voici un bijou qui vous sau-
vera de la misère. Vous le pouvez vendre en toute assurance à maître
Cambrai, orfèvre du Pont-au-Change, et, avec le produit, vous achète-
rez des bestiaux et des meubles.
A la vue d'un joyau si précieux, Simonne se mit à trembler de tous
ses membres. Elle admira la monture d'or plus encore que les perles
dont elle ignorait le prix. Claudine lui raconta par quelles circonstances
ce trésor était tombé entre ses mains, et comment elle s'en pouvait
A54 REVUE DES DEUX MONDES.
considérer comme légitime possesseur, les paroles qui avaient accom-
pagné le présent ne laissant point de doute à ce sujet. Après une courte
délibération, la mère et la fille prirent leurs capuchons de laine, et se
rendirent à Paris. Le Pont-au-Ghang« était alors garni de boutiques
de changeurs et de joailliers. Claudine, qui savait lire, chercha le nom
de maître Cambrai sur les enseignes, et, ne le trouvant point, elle de-
manda au premier passant où demeurait cet orfèvre. On lui répondit
que Cambrai était mort, mais qu'il avait un successeur appelé Labrosse.
La boutique de maître Labrosse, l'une des plus belles du Pont-au-
Change, attirait les regards par un brillant étalage de vaisselle et de
bijoux. L'orfèvre, assis au comptoir, essuyait la poussière d'un écrin.
Son visage noir et maigre reposait sur son collet de toile empesée,
comme une bécasse rôtie dans un plat de porcelaine. Il laissa le petitt^
ballet de plumes qu'il tenait à sa main pour écouter d'un air sombre i
ce que lui voulaient les deux paysannes.
— Monsieur, lui dit Claudine avec assurance, il y a cinq ans. M""* dej
Boutteville et ses enl'ans m'ont envoyé chercher à mon village. Ils!
m'ont donné un cadeau, et j'ai eu l'honneur de m 'asseoir à une table
où étaient assis des princes et des ducs. On m'a menée ensuite à laj
place Royale. J'y jouais avec des enfans, lorsqu'une dame, la plus belle |
et la plus magnifiquement vêtue que j'aie vue d« ma vie, m'a fait pré-
sent de ce bracelet, en me disant de l'aller vendre à maître Cambrai.
Je l'ai gardé jusqu'à ce jour; mais, les gens de guerre ayant dévasté
notre village de Saint-Mandé, je viens avec ma mère vous offrir ce bi-
jou et vous prier de m'en remettre le prix, avec quoi nous achèterons \
une vache, des poules et des meubles, car la princesse inconnue m'a
dit que cela valait quelque argent.
L'orfèvre tira d'un étui ses lunettes et se mit à examiner le bracelet
d'un air d'attention extrême. Il prit ensuite un vieux registre dont il
tourna long-temps les feuillets. A la fm, il posa le doigt sur un article j
du registre en murmurant des paroles entrecoupées :
— Quelque argent! disait-il entre ses dents.... Je le crois bien, que'
cela vaut quelque argent ! L'un des chefs-d'œuvre de maître Cambrai
entre les mains d'une paysanne de Saint-Mandé ! Onze perles de la plus
belle eau! la garniture émaillée, avec une tête de levrette ciselée
C'est bien cela; je ne me trompe point. Le conte que me fait cette fille \
est incroyable.
— C'est pourtant la vérité, interrompit Claudine.
— Ce bracelet, reprit l'orfèvre, a été vendu à un président de la cour ! \
des comptes et non pas à une dame. Hl
— En cherchant bien, répondit Claudine, on découvrirait peut-être '"1
que ce président avait acheté le bracelet pour le donner à une dame,
à moins qu'il ne le portât sur sa robe de magistrat.
kl
II
LA B A VOLETTE. -455
— Vous savez apparemment, s'écria maître Labrosse, qui était ce
magistrat? Le président de Chevry, puisque vous le connaissez, dont
nait beaucoup aux femmes. Elles lui ont coûté les yeux de la tête, et il
ne méprisait point les bavolettes; mais ce n'était pas à elles qu'il offrait
des bijoux de cette valeur. Il faut donc qu'on lui ait volé ce bracelet.
— Qu'est-ce que toutes ces horreurs? interrompit Claudine.
— Je vais vous l'apprendre, répondit l'orfèvre, car j'entrevois enfin
la vérité. Vous étiez enfant quand M. de Chevry a perdu ce bracelet;
mais votre mère que voici, et qui pâlit en m'écoutant, sait bien com-
ment ce bijou est venu entre ses mains. Le président est mort, et l'on
s'imagine aujourd'hui pouvoir dissimuler le larcin. Me prenez-vous
pour un sot , avec votre fable de la dame mystérieuse? Attendez un
moment; je vous ferai connaître tout à l'heure qu'on ne se joue point
de moi.
Maître Labrosse appela son premier commis et lui dit quelques mots
à l'oreille. Le commis partit en courant et revint bientôt , accompagné
de trois exempts de police et d'un homme vêtu de noir. Aux questions
qu'on leur adressa, les deux paysannes comprirent qu'elles avaient af-
faire à la justice. Toute dénuée d'apparence qu'était son histoire de la
dame mystérieuse, Claudine la répéta devant le commissaire avec un
air d'innocence et de sincérité qui l'aurait peut-être sauvée, si sa mère
ne se fût mise à pleurer et jeter les hauts cris. Le trouble de Simonne
passa pour un indice suspect. Les réponses imprudentes et menson-
gères qu'elle fit par frayeur achevèrent de la perdre. Le commissaire
donna l'ordre aux exempts d'emmener ces deux femmes.
— Où nous conduisez-vous? demanda Claudine.
— En prison, répondit un exempt.
Des passans s'étaient assemblés devant la boutique de maître La-
brosse, ayant ouï dire qu'on y avait arrêté deux femmes. Une troupe
de polissons s'apprêtait à suivre ces voleuses, que la rumeui' accusait
déjà de toutes sortes de crimes. Un gentilhomme demanda ce que c'é-
tait et s'approcha des exempts. Claudine reconnut M. de Bue et courut
à lui.
— Monsieur, lui dit-elle, ne vous rappelez-vous point qu'à Saint-
Mandé vous êtes tombé de cheval, il y a cinq ans, et que j'eus l'hon-
neur de vous servir un verre d'eau?
— Je me le rappelle en effet , répondit M. de Bue. Vous êtes cette
gentille bavolette que M. le 'prince prit sous sa protection pour lui avoir
rendu fidèlement la moitié d'un louis d'or.
— Précisément. De grâce, monsieur, venez à mon aide, et ne me
laissez point accuser d'un vol dont je suis incapable.
Le commissaire consentit à rentrer dans la boutique pour procéder
à de plus amples informations. Le gentilhomnae témoigna de la vérité
/i56 REVUE DES DEUX MONDES.
-des assertions de Claudine en tout ce qui touchait à la rencontre avec
M. le prince et au cadeau de M*"* de Boutte\ille; mais l'affaire du bra-
celet n'en demeura pas moins obscure, et, si M. de Bue se porta garant
de l'innocence de la jeune fille, il déclara qu'il n'exposerait pas un
cheveu sur la vertu de la mère. Le registre de maître Cambrai et le
nom du président de Chevry augmentèrent la confusion, en présen-
tant de faux indices que l'on prit pour bons. Le commissaire crut agir
avec toute l'indulgence possible en laissant aller Claudine et en remet-
tant dame Simonne aux mains des exempts. La mère et la fille s'em-j
brassèrent; l'une partit foute en larmes pour la prison du petit Chà
telet, et l'autre suivit M. de Bue,
■ — Ne perdez point courage, mon enfant, dit le gentilhomme; si votn
mère a sur la conscience quelque péché de jeunesse, ce n'est point un
raison pour qu'il vous arrive malheur.
— A Dieu ne plaise que je perde courage! répondit Claudine. L'in4
nocence de ma mère sera reconnue, puisqu'il y a une justice. Je sais
qui m'adresser pour cela.
— Prenez garde, reprit M. de Bue, de réveiller quelque fâcheux sou
venir en cherchant la lumière. Votre mère ne vous a point dit tout o
qu'elle a fait à dix-huit ans. Le feu président de Chevry était un liber
tin. Je vous ai tirée d'un mauvais pas; n'en demandez pas davantage.
— Monsieur, répondit Claudine, je confesse que les paysans ont toutes
sortes de défauts; mais il y a encore des gens honnêtes parmi nous. X
TOUS en ferai convenir, pour peu que vous ayez la bonté de m 'aider; e
d'abord conduisez-moi, je vous prie, à la place Royale, afin que j
parle à ma princesse inconnue.
— Ce n'était donc pas, dit M. de Bue , une fable inventée pour dis
«ulper votre mère?
— Je ne mens jamais, répondit Claudine avec fierté.
— Eh bien! je vous mènerai où vous voudrez, car je suis curieux
de voir la fin de tout ceci. 1
Il y avait à la place Royale la compagnie accoutumée. Les dames!
étaient assises, comme à l'ordinaire, sous les arbres, et la grande Ma-
demoiselle y avait amené ses violons. Claudine poussa des soupirs en
comparant sa triste situation présente avec les délices qu'elle avait;
goûtées dans ce lieu le premier jour qu'elle y était venue. Il lui semblai
qu'elle ne voyait plus sur les visages des promeneurs la même bien-
veillance qu'autrefois. Ces sourires qu'on lui avait prodigués étant
enfant, elle ne les retrouvait plus étant jeune fille. Les uns la regar-
daient avec dédain, les autres avec une attention plus blessante encore.
Elle entendit des jeunes gens se dire entre eux :
— Où diable de Bue a-t-il ramassé cette bavolette? Voilà une plai-
sante idée d'étaler ici cette conquête!
LA BAVOLETTE. 457
— Elle est, ma foi, charmante! dit un gentilhomme; j'en soulagerai
volontiers de Bue, lorsqu'il n'en \oudra plus.
Ces propos, accompagnés de rires pleins d'insolence, auraient in-
digné Claudine, si de plus graves pensées ne lui eussent occupé l'es-
prit. M. de Bue paraissait un peu honteux de la compagnie d'une ba-
volette.
— Ma mie, dit-il d'un ton presque railleur, voici la princesse de
Montpensier; ne serait-ce pas votre inconnue?
— Non, répondit Claudine, mon inconnue était plus belle... Mais
attendez donc : ne la vois-je pas assise à l'écart dans cette allée? Je la
reconnais à son visage d'ange et à sa riche parure : c'est elle! c'est la
princesse!
Claudine courut à la dame mystérieuse, et lui embrassa les genoux
sans pouvoir proférer une parole.
— Relève-toi , ma fille, lui dit la dame avec bonté; il ne faut point
faire de scène devant tous ces indifférens. Tu es malheureuse, puisque
je te revois; mais ne t'ai-je pas promis assistance? Calme-toi donc, et
conte-moi tes chagrins.
La bavolette entreprit avec volubilité un récit de ses infortunes,
souvent interrompu par des pleurs, et dans lequel la dame démêla
comme elle put la vérité.
— Tu as commis une imprudence, dit-elle, en attendant cinq ans
pour vendre mon bracelet. J'avais donné le mot à Cambrai, et je n'y
avais plus songé. Si j'eusse été morte. Dieu sait comment tu aurais
échappé à l'infamie! Je suis donc bonne à quelque chose en ce monde.
Suis-moi. Cette journée nous sera heureuse à toutes deux.
M. de Bue s'était approché. 11 salua la dame en personne de con-
naissance.
— Je n'ai guère eu de sagacité, lui dit-il familièrement: j'aurais dû
deviner que la princesse adorée de cette bavolette était la femme la
plus prodigue qui fût sur la terre; mais j'ai découvert qui vous avait
donné ce bracelet.
— Le président de Chevry, répondit la dame; je n'en fais pas mys-
tère. — Allons, Claudine, partons sans différer. — Adieu, de Bue.
— Au revoir, princesse, dit le gentilhomme d'un ton peu respec-
tueux.
La dame fit monter Claudine dans un carrosse magnifique, et donna
l'ordre à ses gens de la mener chez maître Labrosse. L'orfèvre vint sur
le pas de sa boutique, le bonnet à la main.
— Vous avez pensé être cause d'une injustice et d'un malheur, lui
dit l'inconnue. J'avais donné le bracelet du président de Chevry à cette
petite fille : où est-il à présent?
— Au greffe du Châtelet, répondit l'orfèvre.
45g REVUE DES DEUX MONDES.
Venez avec moi le chercher.
On se rendit au Chàtelet, qui était tout proche du Pont-au-Change.
La dame laissa Claudine dans sa voiture, et descendit avec l'orfèvre.
Au bout d'une heure, ils revinrent tous deux.
Maître Labrosse, dit l'inconnue en mettant le bracelet au bras de
Claudine, combien estimez-vous ce joyau?
— Cinq cents pistoles, répondit Labrosse.
— Votre méprise me coûtera cher, car, en dédommagement de se»
chagrins, je prétends donner à ma protégée le prix du joyau et le
joyau par-dessus le marché. Si plus tard elle vous le rapporte, sou-
venez-vous, cette fois, qu'il lui appartient bien et dûment.
L'orfèvre se confondit en excuses et rentra dans sa boutique en ap^-
pelant l'inconnue mademoiselle. Claudine apprit ainsi que la princesse
n'était point mariée. Le carrosse passa par une quantité de rues et s'ar*
rêta devant un petit hôtel. Tout y respirait le luxe. Les pieds n'y fou-
laient que des tapis moeUeux. La princesse remit à sa protégée une
grosse bourse remplie d'or. Elle lui fit servir une collation, après quoi
elle lui donna des robes de soie, des dentelles et des rubans, en disant
qu'on ne pouvait porter un si beau bracelet avec le bavolet de toile et
les cotillons de laine.
— Mon enfant, ajouta l'inconnue, j'attends de la compagnie; em»»
porte cette défroque. Mes gens te vont reconduire à Saint-Mandé. Tu
reverras ta mère ce soir. L'ordre d'élargissement sera signé avant la
nuit. Sois toujours sage. Embrasscrmoi et ne m'oubhe pas dans tes
prières. Je m'appelle Marie, comme la sainte Vierge.
— Hélas ! mademoiselle, s'écria Claudine, faut-il déjà que je vous
perde? Ne pourriez-vous me donner une place parmi vos femmes?
Pour vous voir, je serais volontiers la dernière de vos servantes.
— Impossible! répondit l'inconnue; ta place n'est point ici; reste
-dans ton village.
La bavolette couvrit de baisers les mains de sa bienfaitrice et se re-
tira le cœur tout gonflé de soupirs. On la fit monter dans le carrosse à
quatre chevaux, et en moins d'une demi-heure elle fut à Saint-Mandé.
Maître Simon, occupé à ivrogner depuis le matin, n'était point au logis*
Pour passer le temps jusqu'au retour de sa mère, Claudine quitta son
bavolet, se para d'une belle robe et compta ses pièces d'or en bénissant
mille fois le nom de la princesse Marie. La triste aventure du bracelet
finissait de la plus heureuse façon du monde. Quels cris de joie allait
pousser dame Simonne à la vue de tant de bien ! En sortant de prison,
l'aisance, avec toutes ses douceurs, l'attendait dans sa masure. Elle d-
lait être la plus riche paysanne de son village. Au milieu de ces agréa-
bles pensées, la bavolette entendit un carrosse s'arrêter devant la
maison. Elle ouvrit la porte avec empressement et se trouva en face
II
1
LA B A VOLETTE. 4.59
(le M. de Bue. Le gentilhomme avait un air sombre et intimidé tout
ensemble.
— Mon enfant, dit-il avec hésitation, vous avez bien fait de vous pa-
rer, je viens précisément vous quérir de la part de la princesse.
— Comment cela se peut-il? répondit Claudine. Je la quitte à l'in-
stant. Je me suis séparée d'elle avec bien des regrets; mais, avant de
retourner chez elle, je désire au moins revoir ma mère.
— Votre mère ne rentrera point d'aujourd'hui, reprit de Bue, et je
vous mènerai où elle est, si vous le souhaitez.
— Je ne bougerai d'ici, monsieur.
— Eh bien ! puisqu'il faut tout vous dire, apprenez que je viens vous
chercher pour vous mener à Saint-Maur, chez votre protecteur, M. le
prince, à qui je suis. 11 vous ménage une surprise; faites semblant de
ne vous attendre à rien, car il me gronderait fort de vous avoir avertie.
— Excusez-moi, monsieur; je ne bougerai point d'ici.
De Bue mordit ses moustaches et fit le tour de la chambre à grands
pas. La ba>volette, effrayée, le regardait en se demandant tout bas
quel intérêt pouvait avoir un si bon gentilhomme à s'abaisser au men-
songe. Tout à coup de Bue jetta son chapeau sur la table, et, croisant
ses bras :
— Finissons cette comédie, dit-il; c'est assez jouer l'innocente. Quelles
accointances avez-vous avec votre prétendue princesse? Par qui vous
a-t-elle fait donner ces nippes et ce bracelet? Vous me plaisez; je vous
trouve jolie; combien vous faut-il?
— Jésus! s'écria Claudine en chancelant, que signifie cela? Vous
vous trompez, monsieur. Je n'entends rien à ce langage, ou plutôt je
tremble de le trop bien entendre.
— Vous ne voulez point me suivre? reprit le gentilhomme d'une
voix terrible.
— Moins que jamais, monsieur, répondit Claudine.
— Au fait , vous êtes sans doute à trop haut prix pour ma bourse,
et je préfère vous enlever; ce sera plus économique.
M. de Bue siffla comme s'il eût appelé des chiens. Aussitôt trois es-
tafiers qui guettaient à la porte se précipitèrent sur la bavolette, et la
saisirent à bras le corps. L'un d'eux s'apprêtait à lui mettre un bâillon
sur la bouche, lorsqu'il s'aperçut de l'inutilité de la précaution : la
pauvre fille était évanouie. On la porta dans le carrosse, et les chevaux
partirent au triple galop.
Paul de Musset.
{La seconde partie au frochain n°.)
DE LA
POLITIQUE EXTÉRIEURE
DE
LA FRANCE DEPUIS 1850.
CINOUIÈME ET DERNIÈRE PARTIE. '
RAPPORTS DE L4 FRANCE AVEC LA CONFÉDÉRATION HELVÉTIQUE. —
AFFAIRES DE SUISSE JUSQU'A LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.
La Suisse est un des pays de l'Europe où le contre-coup des événe-i
mens de 1830 se fit sentir le plus vite et le plus profondément. Les,
gouvernemens aristocratiques reconstitués en 1815, et qui avaient im-
prudemment ressuscité dans quelques cantons des institutions et des
usages peu conformes aux idées de notre temps, s'écroulèrent succes-
sivement après la chute du roi Charles X; ils laissèrent en tombant le
pouvoir aux mains d'une démocratie mitigée, dont les chefs, parleurs
opinions aussi bien que par leur position sociale, étaient disposés à fon- *
(1) Après la révolution de février, il était utile de faire connaître dans ses détails,
pièces en mains, la politique extérieure, si méconnue, du gouvernement de juillet. C'est |
la tâche qu'entreprit ici, dans le cours même de 1848, M. le comte^d'Haussonville, et nos ;
lecteurs n'ont pas oublié le tableau général qu'il a tracé des premières années de la I
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 401
der dans leur patrie un régime assez semblable à celui qui venait d'être
inauguré à Paris. L'analogie évidente des principes et des intérêts con-
tribua, dans le premier temps, à assurer entre les deux pays un accord
qui leur était également profitable à tous deux. En effet, l'amitié de la
Suisse garantissait à la France la sûreté d'une portion importante de
son territoire, et maintenait entre elle et ses anciens adversaires ce
puissant rempart que M. Guizot appelait à la tribune un rocher de glace
et de braves gens. De son côté, la Suisse devait à l'appui bienveillant de
la France d'avoir pu, malgré le mauvais vouloir des autres grandes
puissances continentales, non-seulement réformer paisiblement, en
1830 et 1831, la plupart de ses institutions cantonales, mais encore
préparer sans obstacle, en 4832 et 1833, la révision régulière du pacte
fédéral. Malheureusement le parti modéré réformateur et gouverne-
mental , qui avait pris en Suisse la direction du mouvement libéral ,
qui d'abord avait fait preuve d'impartialité et de vigueur en em-
ployant tour à tour les troupes de la confédération à rétablir la paix
compromise à Bâle par les radicaux , dans le canton de Schwitz par
les partisans de la ligue de Samen, n'eut pas partout la force ou la vo-
lonté de résister énergiquement à l'envahissement des démagogues.
Dans quelques cantons, les représentans les plus éminens des opinions
modérées, abandonnés par le plus grand nombre, furent obligés de
quitter la direction des affaires. Dans d'autres, ils transigèrent, rete-
nant encore l'apparence du pouvoir, mais à la condition de l'exercer
au profit de ceux qui consentaient à le laisser pour quelque temps
entre leurs mains. Ailleurs enfin , les autorités locales se flattèrent
qu'elles pourraient éviter toute réforme dans leurs constitutions can-
tonales et demeurer impunément chez elles conservatrices et presque
oligarchiques, si elles se montraient ultra-libérales dans les affaires
de la diète, et si elles faisaient chorus avec les radicaux les plus exal-
tés dans tout ce qui regardait les affaires extérieures de la Suisse. On
Politique extérieure du gouvernement de 1830, no I, dans la Revv^ du le' octobre 1848;
— 2e partie, Rapports de la France avec la Prusse, l'Autriche, la Russie et l'Angleten^e,
nodu lei- novembre 1848; — 3» partie, Rupture de l'alliance anglo-française en 1840, —
Rentrée de la France dans le concert européen, no du 15 décembre 1848; — 4e partie.
Affaires d'Italie jusqu'en février 1848, n» du 1" mai 1849. Aujourd'hui nous terminons
cette série par les Affaires de Suisse, qui ne sont pas le chapitre le moins curieux de cette
histoire contemporaine, et qui lèvent un nouveau voile de la diplomatie de lord Pal-
merston; mais l'auteur n'a pas cru son œuvre achevée, et il a voulu encore la retoucher
-et la compléter par de nouveaux documens diplomatiques et diverses négociations qu'il
n'avait pu .iborder ici. De toutes ces recherches il est résulté un remarquable ouvrage
qui paraîtra prochainement chez le libraire Lçvy sous ce titre : Histoire de la politique
extérieure du gouvernement français de 1830 à 1848. Nous appelons sur ce livre l'at-
tention de tous les adversaires français et étrangers du gouvernement de 18.30, et, après
l'avoir lu, peut-être seront-ils réduits, comme certain ministre des affaires étrangères
■de la république, à louer ce qu'ils ont tant attaqué. (iV. du D.)
i62 REVUE DES DEUX MONDES.
s'imagine aisément quelles conséquences un pareil état des choses de-
vait avoir sur les rapports de la Suisse avec les étais qui l'environ-
nent.
Il est toujours difficile au gouvernement d'une grande nation d'avoir
avec un voisin notamment plus faible un différend qui ne dégénère
bientôt en une violente querelle. C'est une expérience que les cabinets
qui se sont succédé chez nous depuis 1830 ont pu faire les uns après
les autres. A combien d'épreuves successives leur patience et leur di-
gnité n'ont-elles pas été mises par les susceptibilités de ces petites dé-
mocraties helvétiques, qui , lorsqu'elles traitent avec des monarchies
puissantes, prennent si facilement le ton d'une morgue hautaine pour
celui d'une noble indépendance!
Il n'est point nécessaire d'entrer dans le détail de tous les justes su-
jets de plainte que la Suisse a donnés à ses voisins par l'hospitalité
imprudente qu'elle n'a cessé d'accorder jusqu'en ces derniers temps
aux réfugiés de tous les pays. Nous ne croyons pas utile de rappeler
ni l'expédition de Ramorino publiquement préparée dans les murs de
€k3nève contre le roi de Sardaigne, ni l'affaire Conseil en 1836, ni celle
du prince Louis Napoléon en 1838. Ce n'est pas que ces conflits aient
été sans gravité; c'est qu'aujourd'hui nous tenons pour superflu d'in-
sister auprès de qui que ce soit sur le droit qu'avait le cabinet du
22 février de menacer la Suisse d'un blocus hermétique, et le cabinet
du 15 avril de lui faire entrevoir la possibilité de représailles plus si-
gnificatives encore. Personne, nous le croyons, ne songe plus à repro-
cher à ces cabinets les mesures qu'ils ont dû prendre envers un état
qui montrait si peu de bonne volonté ou tant d'impuissance à répri-
mer sur son territoire les tentatives les plus compromettantes pour la
tranquillité des états limitrophes. Une seule chose nous paraît digne
de remarque au milieu des événemens qui ont précédé ceux de 1847 :
c'est la facilité avec laquelle ce pays, jadis si calme, si exclusivement
renfermé dans le soin de ses propres affaires, permettait dès-lors à des
étrangers débarqués chez lui de la veille de l'entraîner, pour leur^pro-
pre compte et dans leurs seuls intérêts, dans les plus périlleuses|aven-
tures. Parmi les vrais habitans de la vraie Suisse, combien se| sou-
ciaient en 4834 de révoltitioiaiaei* les états du roi de Sardaigne? combien
rêvaient en 1836 le renversenient du IJFoae impérial en Autriche, cm
le remplacement en France du roi Louis-Philippe par le prince Napo-
léon? C'est pourtant afin de seconder des desseins aussi indifférons ou
plutôt opposés à ses intérêts que kdiète helvétique s'est brouillée tour
à tour avec la Sardaigne, avec l'Autriche et avec la France. On eût dit
qu'aux yeux de ses propres enfans la Suisse avait perdu le drGit|d 'oc-
cuper la première place dans leurs affections, et qu'eux-mêmes^se ju-
geaient incapables de gouverner leur patrie. Des journalistes français,
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 463
des professeurs allemands étaient conviés par les cantons les plus éclai-
rés de la Suisse à venir exercer chez eux une suprématie qui n'était
le plus souvent légitimée par aucun talent supérieur. Les fils de ceux
qui avaient vaillamment combattu à Morat contre la domination étran-
gère acceptaient docilement le joug des doctrines qui leur étaient ex-
pédiées toutes faites du dehors. Genève, l'ancienne ville de Calvin,
se donnait à régenter à un rédacteur inconnu du National de Paris;
Zurich invitait le docteur Strauss à venir attaquer les dogmes chré-
tiens au sein même de la cité qui avait la première reçu avec enthou-
siasme et défendu sur les champs de bataille les doctrines de Zw^ingle;
Berne s'inspirait des déclamations furibondes des proscrits allemands.
A vrai dire, la Suisse semblait ne plus s'appartenir à elle-même. Elle
s'était livrée en pâture à des révolutionnaires cosmopolites, prêts à
expérimenter sur elle, et à ses dépens, les théories subversives qu'ils
n'avaient pu faire triompher dans leur contrée natale.
Peut-être nous faudrait-il encore aujourd'hui renoncer à ftiire com-
prendre comment, en 1847, le parti radical, si peu nombreux et si
feible par lui-même, est cependant parvenu à imposer peu à peu aux
états souverains composant la confédération suisse des institutions in-
térieures et une politique extérieure antipathiques à l'immense ma-
jorité de la nation, si les événemens de Tannée 1848 n'avaient révélé au
public européen ce que peuvent des minorités entreprenantes dans les
heures fatales oii Dieu permet qu'elles exploitent à leur profit les défail-
lances du pouvoir, l'insouciance et les dissentimens des honnêtes gens.
En Suisse, les hommes modérés étaient divisés de canton à canton,
de race à race, de religion à religion. Quant au pouvoir, il était si fai-
ble, qu'à peine, s'il l'eût voulu, eût-il pu se défendre. S'agissait-il de
renverser le gouvernement de quelque canton conservateur, dfe lui
enlever l'exercice de l'autorité, ou seulement de l'obliger à s'en servir
au profit exclusif des opinions exaltées, les procédés employés étaient
aussi simples qu'efficaces. Les agitateurs de toute la Suisse se portaient,
à un moment donné, sur le canton qu'ils se proposaient de révolu-
tionner. Ils y établissaient des sociétés secrètes, y fondaient des jour-
naux démagogiques, exploitant sans choix toutes les questions qui
pouvaient exciter les passions de la localité , s'alliant tantôt avec les
catholiques contre les protestans, tantôt avec l«s protestans contre les
catholiques, ailleurs avec les indilTérens pour opprimer à la fois ca-
thoHques et protestans un peu zélés, semant partout la haine de classe
à classe, ameutant les populations de la campagne contre les habitans
des villes, traînant toujours après eux la discorde, les rixes, et trop
souvent la guerre civile. S'agissait-il d'arracher à la diète elle-même
quelques mesures qui pouvaient la compromettre vis-à-vis des cours
étrangères, après avoir provoqué dans chaque localité des mouvemens
•464 REVUE DES DEUX MONDES.
d'opinion factices, propres à faire donner à chaque envoyé près l'as-
semblée fédérale des instructions conformes aux vues du parti , ils ne
manquaient point d'organiser, dans la ville où siégeait la diète, quel-
ques réunions politiques reliées par des communications régulières
avec toutes les affiliations démagogiques qui couvraient le reste du
territoire; ils avaient soin de réchauffer la polémique des organes or-
dinaires de leurs opinions, et, par cette double pression de leurs clubs
et de leurs journaux , ils réussissaient le plus souvent à donner aux
communications du pouvoir fédéral avec les grandes puissances du
continent un ton d'insulte et de défi propre à jeter la Suisse dans les
plus fâcheuses complications.
Un tel système de violence et d'intimidation n'avait déjà fait que
trop de ravages en Suisse avant 1847. Cependant, là où le succès lui
avait fait défaut, la répulsion qu'il avait inspirée avait produit un effet
tout contraire et poussé les masses vers des sentimens entièrement
opposés. Le mouvement radical, rationaliste et parfois ouvertement
irréligieux avait, sur beaucoup de points, réveillé un esprit religieux
très ardent. Dans les petits cantons, à Lucerne, canton directeur, à
Fribourg et dans le Haut-Valais, c'étaient les populations entières qui,
troublées dans leur ancien respect pour la foi de leurs pères, inquié-
tées pour leur antique indépendance, rompaient violemment avec les
doctrines dominantes, et opposaient aux passions révolutionnaires,
aux tendances sceptiques des cantons dont ils étaient entourés, un
amour obstiné du passé, une foi plus ferme peut-être et plus sincère
que tolérante et éclairée. Entre des états liés entre eux, quant aux
affaires générales de la commune patrie, par un nœud fédéral assez
faible, parfaitement indépendans les uns des autres en ce qui regarde
leur gouvernement intérieur, et, sur leur territoire respectif, demeu-
rés souverains dans la pleine acception du mot, les sujets de collision
ne pouvaient manquer d'être graves et nombreux.
En 1841, une révolution radicale de la nature de celles dont nous
avons cherché à expliquer le vrai caractère, les mobiles ordinaires et
le but, appela au pouvoir dans le canton d'Argovie (canton mixte où
les deux religions catholique et protestante sont en présence et en force
à peu près égale) les hommes du parti démagogique. Us n'y furent pas
plus tôt installés, qu'accusant les moines des couvons d'Argovie d'a-
voir excité des troubles dans le canton (accusations qu'ils ne purent
parvenir à prouver devant leurs propres tribunaux), ils prononcèrent,
par simple arrêté cantonal, la suppression des établissemens religieux
dont l'existence avait été spécialement garantie par l'article 12 du pacte
fédéral (1). La suppression violente des couvens d'Argovie et le refus
(1) Cet article est ainsi conçu : « L'existence des chapitres et couvens, la conservation
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 4830. 465
(le la dicte de faire respecter les garanties stipulées amenèrent, de la
part des cantons catholiques, une énergique protestation. Pour ré-
pondre à une menace qu'il considérait comme une déclaration de
guerre jetée à la religion romaine, Lucerne appela chez lui les jésuites.
Le résultat de cette détermination fut de remplacer la querelle des
couvens par la querelle des jésuites. Si le parti radical s'était borné à
soutenir que Lucerne, canton directeur, c'est-à-dire dont le gouverne-
ment particulier devenait, à des époques déterminées par la constitu-
tion, le gouvernement central de la Suisse entière, devait s'abstenir,
en sa qualité de représentant d'une fédération d'états dont un grand
nombre était protestant, de recevoir chez lui et de reconnaître offi-
ciellement un ordre religieux institué surtout pour combattre les doc-
trines de la religion réformée, cette question eût pu diviser en Suisse
comme ailleurs les meilleurs esprits; mais les exaltés du parti déma-
gogique procédèrent tout autrement. Sans se soucier d'attendre les
décisions de la diète, ou plutôt assurés de ne pouvoir tout d'abord
compter sur une majorité favorable à leurs desseins, fidèles à leurs
habitudes querelleuses et tyranniques, ils résolurent non pas d'agir
par des voies souterraines, comme ils l'avaient fait dans des cantons
mieux préparés à accepter leurs doctrines, mais de procéder à force
ouverte et les armes à la main contre Lucerne. Alors se présenta le
plus désolant spectacle. A la stupéfaction et à la honte de la civilisa-
tion européenne, on vit en Suisse, au milieu de la paix la plus pro-
fonde, non pas seulement la guerre civile éclater entre des états con-
fédérés, mais une expédition de huit mille condottieri se former dans
quelques cantons, sous les yeux même des autorités locales, préparer
librement tous leurs moyens d'attaque, et se jeter enfin, avec douze
pièces de canon, sur un canton qui vivait officiellement en bonne in-
telligence avec le reste du pays. Dieu nous garde, en déplorant le fatal
aveuglement des partis qui déchiraient alors la Suisse, de paraître,
même un instant, viser à cette fausse et lâche impartialité trop com-
mune de nos jours, et qui consiste à ne point tenir compte du droit, à
se soucier très peu de la justice, à faire la part égale entre des torts
très inégaux! Hâtons-nous donc de le dire, si l'appel des jésuites à Lu-
cerne fut un acte imprudent et impolitique, l'expédition des corps
francs contre Lucerne fut, à coup sûr, un acte inique. M. Ochsenbein
et les démagogues de bonne volonté qu'il avait recrutés au sein des
clubs violaient toutes les lois quand ils envahissaient à main armée
les petits cantons. Les petits cantons étaient mille fois dans leurs droiJts
quand ils chassèrent à coups de fusil M. Ochsenbein et les gens de sa
de leurs propriétés, en tant que cela dépend du gouvernement du canton, sont garanties.
Ces biens sont sujets aux impôts et aux contributions. (Art. 12 du pacte fédéral.) »
TOMK V. 30
466 KBYIJE DES DEUX MONDES.
troupe. Les gouvememens des cantons radicaux manquaient scanda*
leusement aux plus sacrés de leurs devoirs, quand ils toléraient, bien
plus, quand ils favorisaient notoirement chez eux ces agressions sau-
vages contre les cantons catholiques. Les gouvernemens des cantons
caUioliques, non-seulement remplissaient une obligation étroite, mais
cédaient à la nécessité, lorsque, après avoir soutenu et repoussé de pa-
reilles attaques, ils se concertaient entre eux afin de se prêter, à Toc-
casion, les uns aux autres, une protection que l'autorité fédérale n'a-
vait point pu ou n'avait point voulu leur accorder. De même que
l'appel des jésuites avait amené l'expédition des corps francs, l'expé-
dition des corps francs amena la formation de l'alliance défensive entre
les cantons de Lucerne, d'Uri, de Schwitz, d'Unterwalden, haut et bas,
de Zug, de Fribourg et du Valais.
Cette alliance de sept cantons, dont la plupart se joignaient par leur
territoire, et dont quelques-uns occupaient au centre de la Suisse des
positions à peu près inexpugnables, était de nature à opposer une assez
forte résistance aux projets des radicaux. Cette fédération particulière
au sein de la fédération générale, qui avait reçu le nom de ligue du
Sunderbund, mais qui n'avait d'ailleurs donné lieu à aucun traité ou
stipulation quelconque entre les cantons alliés, qui avait été instinc-
tivement convenue sous la pression des événemens, pour le besoin de
la commune défense, et sans qu'aucun mot d'écrit en eût seulement
constaté l'existence, devait-elle être considérée comme contraire à l'es^
prit et à la lettre du pacte fédéral, et se trouverait-il en diète une ma*-
jorité pour en prononcer la dissolution? Telles étaient les questions à»
l'ordre du jour au printemps de l'année 1847. De leur solution dépen*
éait, on le comprend, l'avenir même de la Suisse.
Avant d'expliquer avec quelques détails quelle fut l'attitude diverse
prise à cette époque vis-à-vis de la Suisse par chacun des principauît,
cabinets de l'Europe, il est peut-être utile de démontrer brièvement
pourquoi ces questions, en apparence toutes particulières à la diète
hc4vétique, affectaient cependant les intérêts les plus essentiels des
grandes puissances, et comment elles avaient le droit d'y regarder dfe-
fort près. ^
La Suisse occupe sur le continent une position exceptionnelle : placée
entre la France et l'Autriche, elle sépare ces deux états militaires, qui'
auraient probablement grand'peine à vivre jamais en paix, si lieurs-
frontières étaient plus rapprochées, et sert entre eux de barrière in-
franchissable. Son sol, coupé de lacs et de montagnes, est admirable-
ment disposé pour protéger, d'une part, les provinces lombardes contre
tme invasion française, de l'autre, nos départemens du sud-est contre
une attaque de l'Autriche; mais, on le comprend aisément, la sitifâ^
tien géographique de la Suisse et l'heureuse configuration de son s(*
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. i67
seraient de bien peu d'efficacité, si sa constitution politique n'était sa-
iiement appropriée au rôle que la nature même des choses semble lui
avoir destiné. Pour maintenir en tout temps entre ses redoutables voi-
sins une complète impartialité, pour n'être pas malgré elle entraînée
dans leur sphère d'action , il est essentiel que la Suisse demeure ce
qu'elle a toujours été, c'est-à-dire une confédération d'états souve-
rains, indépendans, ou du moins presque indépendans les uns des
autres, et qu'elle ne devienne pas, je ne dirai pas une république une,
indivisible, comme la république française, mais seulement une répu-
blique fédérative organisée à la façon des États-Unis d'Amérique. Des
considérations aussi simples ne pouvaient échapper, en 1815, ni aux
ministres plénipotentiaires des cabinets réunis au congrès à Vienne,
ni aux Suisses eux-mêmes. Ce fut avec vingt-deux cantons souverains
placés vis-à-vis les uns des autres sur le pied d'états associés, jouissant
les uns envers les autres de la plus complète indépendance, que trai-
tèrent les puissances, et non pas avec les représentans d'un pouvoir
unique et central gouvernant vingt-deux parties dépendantes et sub-
ordonnées d'un même état. La Suisse, ainsi fractionnée en vingt-deux
états isolés les uns des autres, trop différens d'origine, de religion,
(le langage et de mœurs pour s'abandonner à de communs entraîne-
inens, séparément trop faibles pour concevoir des vues ambitieuses et
des projets d'agrandissement, avait reçu des représentans des grandes
puissances de l'Europe au congrès de Vienne des avantages qu'à coup
sûr ils n'auraient jamais songé à conférer à un pays autrement con-
stitué. Ces avantages ne furent pas de peu d'importance; ils consistè-
rent dans la restitution de plusieurs territoires, autrefois enlevés à la
confédération helvétique, dans la cession de certaines enclaves qui
reliaient plus commodément entre eux les cantons confédérés , enfin
dans la garantie d'une neutralité perpétuelle et d'une absolue invio-
labilité de territoire. Que ces avantages aient été expressément con-
cédés, non pas gratuitement, mais aux conditions que nous venons
d'indiquer, ce n'est pas le bon sens seulement qui le dit , ce sont les
termes mêmes des actes du congrès de Vienne qui l'énoncent claire-
•lent. Voici les expressions employées par le comité qui statua à cette
époque sur les affaires de la Suisse :
« Les puissances alliées se sont engagées à reconnaître et à faire reconnaître,
à l'époque de la pacification générale, la neutralité perpétuelle du corps helvé-
tique, à lui restituer les pays qui lui furent enlevés, à renforcer même, par des
aiTondissemens territoriaux, la ligne de défense militaire de cet état; mais elles
ne considèrent ces engagemens comme obligatoires qu'autant que la Suisse, en
compensation des avantages qui lui sont réservés, offrirait à V Europe, tant par
ses institutions cantonales que par la nature de son système fédératif, une ga-
rantie suffisante de l'aptitude de la nouvelle confédération à maintenir la tran-
468 REVUE DES DEUX MONDES.
quillité intérieure, et par cela même à faire respecter la neutralité de son tw-Bif
ritoire (1). » * mi^'-.
Jamais, jusqu'en ces derniers temps, la confédération helvétique
n'avait songé à réclamer contre les traités de 1815. En effet, ces traités
avaient été aussi profitables pour elle qu'ils ont été fâcheux pour nous.
Jamais non plus les puissances étrangères, nous ne disons pas seule
ment la France et l'Autriche, plus directement intéressées, comme'
états voisins , au maintien de la constitution fédérative du corps hel-
vétique, mais les cours plus éloignées, l'Angleterre en particulier,
n'avaient varié sur l'interprétation à donner aux stipulations du con
grès de Vienne. Dans aucun document diplomatique , la doctrine del
la souveraineté individuelle des cantons et le droit des puissances à
veiller au maintien de cette indépendance ne sont peut-être plus for
tement établis et revendiqués que dans une communication adressée,
en 1832, par lord Palmerston au ministre d'Angleterre en Suisse. Le
secrétaire d'état de sa majesté britannique s'en exprimait en ces termes :
« La neutralité de la Suisse est essentiellement liée au système fédéral ac-
tuellement établi dans ce pays, et en conséquence, lorsqu'en 1815 les grandes
puissances de l'Europe ont proposé, dans l'intérêt général de tous non moins!
que pour le bien particulier de la Suisse, d'investir son territoire du caractère I
d'inviolabilité et de neutralité perpétuelle, les puissances contractantes ont]
exigé, comme préliminaire indispensable d'une pareille garantie de leur part, quel
tous les cantons, sans exception, souscrivissent au pacte fédéral.
« Vous ne devrez pas perdre de temps pour faire les démarches nécessaires, 1
afin de faire connaître à qui de droit les sentimens du gouvernement anglais à
ce sujet; vous direz qu'il est bien loin des intentions du gouvernement de sa
majesté d'intei'venir dans les affaires purement intérieures du gouvernement j
suisse, mais que, dans une matière qui a un rapport si direct avec les stipula-
tions des ti-aités dans lesquels la Grande-Bretagne est partie, le gouvernement 1
de sa majesté se persuade qu'une expression franche et sans réserve de ses [
opinions sera reçue comme une preuve d'intérêt et d'amitié.
« Vous direz que, si les changemens que l'on a l'intention de proposer dans i
le pacte fédéral portent seulement sur des dispositions réglementaires, il pour-|
rait être plus prudent de les remettre à une époque future, lorsque resiq'it|
public sera devenu moins agité qu'il ne l'est maintenant, de peur qu'en soule-
vant ces questions, cela ne mène à d'autres discussions plus embarrassantes;
mais, si l'on a la pensée de faire des changemens tels qu'ils empiéteraient surj
la souveraineté indépendante et l'existence politique et séparée des cantons, ;
vous représenterez fortement toutes les difficultés et les dangers que l'exécuUoa^
d'un pareil projet peut produire, et combien il parait incompatible. Vous ferez '
observer qu'il est tout-à-fait improbable que tous les cantons s'accordent sur
un plan qui ferait un tort manifeste à beaucoup d'entre eux, et que par con-
(1) Rapport du comité institué pour les affaires de la Suisse, 16 janvier 1815.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 469
séquent toute tentative de mettre à exéculioa une telle réforme conduirait à
une guerre civile (1). »
Peu de personnes, après avoir pris connaissance des faits que nous
venons de rappeler et des pièces que nous avons citées, seront sans
doute tentées de contester le droit qu'avaient les puissances signa-
taires des traités de 1815 de prendre en très sérieuse considération
l'état des choses tel qu'il se présentait en Suisse au commencement
du printemps de 1847. Jamais évidemment le pacte fédéral n'avait
été sous le coup d'une attaque plus directe, jamais le parti exalté n'a-
vait laissé apercevoir plus à découvert son dessein favori, rarement
avoué, toujours obstinément poursuivi, d'arriver au système unitaire
d'une façon subreptice pfar la formation en diète d'une majorité radi-
cale (jui imposerait ses décisions absolues aux cantons réduits vis-à-vis
d'elle à un rôle tout-à-fait inférieur et subordonné. Jamais les grandes
puissances européennes n'avaient eu plus d'intérêt à chercher en
commun les moyens de parer aux éventualités qui menaçaient l'avenir
de la Suisse. Cependant elles ne réussirent pas de si tôt à se mettre
d'accord.
Préciser exactement les lignes de conduite diverses suivies en cette
occasion par les cabinets de France, d'Autriche et d'Angleterre, mettre
au-dessus de toute contestation la part de responsabilité individuelle
qui revient à chacun d'eux , montrer pourquoi a été si long-temps
différée, et parla faute de qui a définitivement échoué une médiation
qui pouvait seule épargner à la Suisse les horreurs de la guerre civile,
et au monde entier ce premier et si contagieux exemple de la victoire
brutale des masses contre le petit nombre, du triomphe inique de la
force sur le droit, telle est la tâche qui nous reste à remplir. Nous
procéderons d'ailleurs comme nous avons fait jusqu'à présent, en pre-
nant soin d'appuyer notre récit sur des documens nouveaux pour la
plupart, dont le nombre et l'authenticité suffiront, nous l'espérons, à
établir llexactitude de nos assertions.
La politique de la France en Suisse a été avant tout une politique de
sagesse et de désintéressement. Dans ses rapports avec le corps helvé-
tique, le gouvernement de 1830 ne s'est point attaché à la poursuite
de ses intérêts particuliers. La cause qu'il a dès l'origine adoptée,
celle que le ministère du 29 octobre a jusqu'au dernier moment sou-
tenue de tous ses efforts, c'est la même cause que la diplomatie fran-
çaise a eu mission de patroner dans tous les états secondaires, la cause
de la liberté paisible et régulière, d'une liberté décidée à résister éga-
lement aux fantaisies d'un pouvoir capricieux et aux entraînemens
d'une brutale anarchie. Les ressorts employés ont varié avec les temps;
(1) Lord Palmerston à M. Percy, Foreign-Office, 9 Juin 1832j
i70 REVUE DES DEUX MONDES.
au fond, les tendances ont toujours été les mêmes; des esprits pi'é\ GHns
ont pu seuls reprochera notre politique un changement d'attitude. La
contradiction n'a jamais été qu'apparente. 11 est vrai, nous avons com-
mencé par combattre en Suisse l'influence de l'Autriche, puis nous
avons fini par y joindre la nôtre; mais en 1830 et 1831 qui proté-
g-ions-nous contre l'action compressive du dehors, sinon les opinions
modérées accomplissant alors judicieusement, selon le droit et selon
l'équité, les réformes que réclamaient les institutions intérieures de
plusieurs cantons helvétiques? Et en 1846 et 1847 qui défendions-
nous, sinon encore ces mêmes opinions conservatrices, résistant,
selon le droit et l'équité, aux prétentions oppressives du parti radical?
Si donc nous avons agi d'abord en opposition avec l'Autriche, nous
avons cependant, à ces deux époques, soutenu identiquement les
mêmes principes, les seuls qui pussent assurer d'une façon stable le
repos intérieur et l'indépendance véritable de la Suisse.
En 1847, le gouvernement français en était arrivé, après mûres dé-
libérations, à se convaincre que le sort du parti conservateur, le seul
dont la Suisse peut attendre son salut, était à tout jamais compromis,
si la France et l'Autriche continuaient à faire de ce malheureux pays
le théâtre d'un perpétuel antagonisme. Avec la même indépendance
de jugement qui lui avait fait tenter des efforts inutiles, il est vrai,
mais sincères et répétés, pour s'entendre avec l'Angleterre au sujet
des affaires de la Grèce, par les mêmes mobiles désintéressés qui l'a-
vaient plus récemment décidé à agir à Lisbonne de concert avec cette
puissance, le ministère du 29 octo])re résolut de traiter désormais avec
l'Autriche des affaires de la Suisse avec plus d'ouverture qu'il n'avait
fait jusqu'alors.
Les instructions remises à M. de Bois-le-Comte, nommé à Berne vers
la fin de décembre 1846 pour y remplir le poste d'ambassadeur de
France, lui signalaient, dans la rivalité qui avait régné habituellement
entre les agens français et autrichiens, ime des causes les plus évidentes
du succès des radicaux suisses. « La position respective des deux grandes
puissances limitroph(!S de la Suisse a subi les effets des changemens
qu'éprouvait la situation intérieure de ce pays. Sous la restauration ,
la France et l'Autriche, ne voyant dans la Suisse qu'une position mih-
taire à s'assurer le mieux possible l'une contre l'autre, s'y trouvaient
en rivalité. Les événemens de 1830 avaient rendu plus vive cette riva-
lité, par la crainte imminente de la guerre, et y avaient ajouté la riva-
lité des opinions. La France avait pris sous sa protection les nouvelles
révolutions renfermées d'abord dans des conditions libérales qui ré-
pondaient aux nôtres. L'Autriche s'était alliée à l'ancienne aristocratie,
qui se considérait elle-même comme solidaire du régime détruit chez
nous. Cette position s'est changé-e par degrés^ D'une part, les révolu-
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FBASCE DEPUIS 1830. 474
tions nouvelles, en se laissant envahir par le radicalisme, sont sorties
de notre alliance; de l'autre, les anciennes aristocraties suisses ont été
si complètement abattues et dissoutes, que leur reconstruction a cessé
de devenir possible. Chacune des deux puissances a vu ainsi se dis-
soudre entre ses mains l'élément auquel elle avait associé son action :
la France, l'élément libéral modéré; l'Autriche, l'élément aristocrati-
que. Et sur les débris communs du libéralisme modéré et de l'aristo-
cratie, elles ont vu s'établir un radicalisme provocateur et propagan-
diste au dehors, destructeur au dedans, dont la contagion atteint à la
fois leurs frontières, et dont le but avoué tend à une centralisation in-
compatible avec la conservation de la neutralité suisse. Or, dans le
système de paix qui prévaut aujourd'hui dans les cours de Paris et de
Vienne, le maintien de cette neutraUté est devenu en Suisse l'intérêt
dominant pour l'une comme pour l'autre de ces puissances. La France
et l'Autriche se sentent de la sorte reportées l'une vers l'autre en Suisse
plus par les changemens qui s'y sont opérés que par leur volonté pro-
pre. Si, malgré toute leur puissance, elles n'ont pu empêcher un prin-
cipe ennemi d'y détruire l'élément que chacune d'elles avait pris sous
sa protection, c'est qu'elles s'annulaient réciproquement (4). »
Pour que le rapprochement indiqué dans le document qu'on vient
de lire pût obtenir le résultat désiré, il fallait convaincre la Suisse ra-
dicale de la réalité de cette entente entre la France et l'Autriche. Non-
seulement cette tâche était difficile à remplir à cause des souvenirs
anciens et des passions actuelles d'une partie du peuple suisse, mais
l'événement récent de Cracovie en rendait la manifestation assez déli-
cate. En outre, le gouvernement français, quand il s'était proposé de
marcher aussi d'accord que possible avec l'Autriche dans les affaires
de Suisse, était loin d'avoir consenti à se mettre à sa remorque. Mal-
heureusement, l'enchaînement des circonstances et les c<feséquences
des résolutions antérieurement prises ne laissaient pas non plus à
cette époque à l'Autriche une entière liberté d'action.
Au moment où le nouvel ambassadeur de France arriva en Suisse,
le parti radical était sur le point de se rendre maître de la confédéra-
tion par une suite de révolutions intérieures qu'il avait successivement
suscitées dans les cantons. Cinq années lui avaient suffi pour étendre
sa domination sur le Tessin et les Grisons, sur Zurich, Berne, Vîwid
et Genève. Encouragé par ses rapides succès et le peu de résistance
que lui avait partout opposé le parti^modéré, il réunissait alors toutes
ses forces pour emporter par la contrainte le petit nombre de cantons
qui avaient résisté à ses attaques antérieures. Après avoir échoué par
les expéditions violentes des corps francs, il attendait que le vote de
0^ Instructions remises à M. le comte de Bois-le-Comte, février 1&47.
472 REVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Gall, en lui procurant la majorité dans la diète, lui fournît le
moyen de revêtir sa tyrannie de la forme spécieuse d'une autorité ré-
gulière et légale. Les élections qui devaient avoir lieu à Saint-Gall al-
laient décider du sort de la Suisse. Enfin , une circonstance qui n'était
pas sans gravité par elle-même redoublait encore la confiance des
hommes exaltés, et devait causer un premier embarras au représen-j
tant du gouvernement français. Au i" janvier 1847, Zurich cessait^
d'être canton vorort; Berne allait prendre la direction des affaires fé-
dérales. Comme on sait, le gouvernement particulier du canton direc-
teur devient, pendant tout le temps qu'il est investi de cette qualité,
le conseil exécutif de la Suisse entière, et chargé en conséquence des
communications officielles du corps helvétique avec les puissances
étrangères. Or, le gouvernement particulier de Berne était alors com-
posé des personnes qui avaient pris une part directe et personnelle aux
mouvemens des corps francs; le chef de cette expédition, M. Ochsen-
bein, y exerçait une influence prépondérante. M. de Bois-le-Comte,
quand il arriva à son poste, trouva la plupart de ses collègues du corps
diplomatique, c'est-à-dire les ministres de Russie, de Prusse et d'Au-
triche, non-seulement décidés à quitter pour ce motif leur résidence
ordinaire de Berne, mais ayant déjà annoncé leur intention d'une
façon qui les liait irrévocablement, tant elle avait été formelle et
presque publique. Déjà M. le baron de Krudener, ministre de Russie,
avait loué ostensiblement une maison à Zurich; M. le baron de Kay-
sersfeld, ministre d'Autriche, y était lui-même installé depuis long-
temps. Dès la première entrevue que le représentant autrichien eut
avec l'ambassadeur de France, il lui exprima la confiance que l'agent
de la France ne voudrait point adopter, dans une occasion si signifi-
cative, une détermination différente de celle à laquelle il s'était lui-
même définitivement arrêté. Rompre préalablement avec le nouveau
vorort sans avoir à articuler contre lui des griefs autres que ceux qui
tenaient à la manière dont il était composé, s'ôter à l'avance toute oc-
casion de communiquer non-seulement avec lui , mais avec tous les
envoyés à la diète, qui allait être prochainement réunie, c'est-à-dire
se priver de gaieté de cœur, par une brusque cessation des rapports
personnels, des seuls moyens qui restaient encore d'agir sur nos ad-
versaires comme sur nos amis, et sinon de faire ainsi un peu de bien,
du moins d'empêcher peut-être beaucoup de mal , c'était une mesure
à laquelle l'ambassadeur de France pouvait être obligé d'avoir plus
tard recours, mais qu'il ne lui convenait pas d'adopter au début, et
uniquement par déférence pour ses collègues d'Autriche et de Russie.
M. de Bois-le-Gomte se prononça très nettement à cet égard. Tout en
protestant en termes positifs de sa ferme volonté de marcher habituel-
lement d'accord avec M. de Kaysersfeld, il lui fit amicalement sentir
. DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 473
([u'il ne se regarderait jamais comme obligé d'acquiescer après coup
à des déterminations qui n'auraient pas été antérieurement discutées
et convenues entre eux. Les premières paroles adressées par le ministre
de France au représentant d'une puissance avec laquelle il était dis-
posé à concerter ses démarches étaient de nature à assurer pour l'a-
venir cette parfaite indépendance d'action que le cabinet français n'a-
vait jamais voulu aliéner.
« Je n'apporte dans ce pays, dit M. de Bois-le-Comte, aucune idée plus sin-
cère, plus fortement prononcée que le désir de m'enlendre avec vous. Nous
aurons , j'espère , de longs et bons rapports; mais je ne crois pas ces rapports
possibles, si chacun ne s'est bien expliqué sur le caractère qu'il entend leur
donner. Je vous répéterai pour cela ce que j'ai dit successivement dans une
position analogue à trois ministres anglais, qui ont été mes collègues. Tous les
trois ont essayé de faire avec moi ce que vous faites en ce moment, d'aller de
l'avant et de me dire ensuite : Me voilà là; si vous n'y venez pas, vous rompez
l'accord. Je leur ai répondu à tous les trois : « Je ne comprends l'accord qu'à
tt la suite d'un concert préalable; vous me trouverez toujours prêt à accorder
« mes idées avec les vôtres , à les soumettre même aux vôtres , ou du moins à
« en sacrifier une grande partie pour obtenir l'avantage d'une marche com-
« mune; mais je ne viendrai jamais me réunir à une démarche faite sans mon
« consentement, dans l'idée qu'en prenant les devans on m'entraînerait à la
« suite. » Je crois donc, monsieur le baron, pour fonder entre nous les bases
d'une entente sérieuse et durable , devoir commencer par vous avouer à vous-
même la grave préoccupation qui va d'abord influencer mon opinion (1). »
Cependant, s'il y avait à prendre grand soin de notre attitude vis-à-
vis de l'Autriche , il n'importait pas moins de ne pas laisser l'opinion
de la Suisse s'égarer sur les intentions de notre gouvernement. Jus-
qu'au 12 mai, jour où devaient avoir lieu les élections de Saint-Gall,
tout espoir de transaction n'était pas perdu. Depuis le moment où il
était entré en Suisse, M. de Bois-le-Gomte ne cessa point, dans ses con-
versations avec les hommes qui pouvaient exercer quelque influence
sur l'état des esprits, de s'attacher à caractériser la pohtique que la
France entendait suivre envers le corps helvétique. Non content de
s'en expliquer avec tous ceux que sa position officielle lui donnait oc-
casion de rencontrer, l'ambassadeur de France entreprit dans tous les
cantons suisses, du mois de janvier au mois de mai 4847, une tournée
quasi-officielle, qui avait surtout pour but de le mettre à même de
faire entendre un langage sincère, net et amical, aux différens chefs
des partis qui divisaient alors la Suisse. Nous ne saurions donner une
idée plus juste de ces entretiens différens dans le ton et dans la forme,
suivant les personnes et les localités, mais dont le fond était toujours
à peu près le môme, ni faire mieux saisir la vraie tendance des sages
conseils que M. de Bois-le-Comte s'efforçait alors de faire accepter par
(1) Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 25 décembre 18i6, n» 6.
474. REVUE DES DEUX MONDES.
ses interlocuteurs, qu'eu rapportant en entier les paroles qu'il adressa j
à Zurich à M. Hottinger. M. Hottinger était alors vice-secrétaire d'état j
de Zurich, et chargé en cette qualité des relations avec le corps diplo- |
matique.
« On nous a prêté mille prétentions et mille préventions. Les uns ont pu-
blié que nous nous entendions avec rAutriche pour opprimer la liberté en
Suisse; les autres, tout au contraire, que nous sommes ici engagés avec elle
dans une lutte d'influence, qui assurera toujours le secours de Tune au parti
que l'autre menacera : ce qui laisse à chacun des deux la permission de se mo-
quer de la France et de l'Autriche.
« Quand j'ai remis la protestation sur Cracovie à M. Zehnder, je lui ai dit :
« Cette pièce vous prouve que, quand l'Autriche attaque l'indépendance d'u»
« état secondaire, nous ne nous bornons pas seulement à nous séparer d'elle. »
Il est vrai ensuite que des personnes m'ont conseillé de faire telle ou telle
diose, me disant que j'acquerrais par là plus d'influence que la légation d'Au-
triche; mais que voulez-vous que je fasse ici de cette influence? Le jour où l'on
dira : « L'ambassade de France a l'influence en Suisse, » on lui demandera
compte de la conduite de MM. Ochsenbein, Fazy, Druey, et tant d'autres : c'est
un compte que je ne me soucie pas d'avoir à rendre. L'Autriche a besoin,
comme nous, de l'apaisement de ce pays; si mon collègue y contribue plus ef-
ficacement que moi, je vous en féhciterai et l'en remercierai, et, quant à la
part d'influence qu'il pourrait devenir utile que je me fisse un jour, j'ai trop le
sentiment de ce qu'est la France pour m'en inquiéter à l'avance.
« On a dit ensuite que nous recherchions en Suisse le triomphe de certains
hommes, de certain parti, de certaines formes de gouvernement.
« Nous ne combattons ni les institutions ni les hommes : nous déplorons le
désordre là où il se glisse; voilà tout.
« Vous êtes des républicains; vous aviez des gouvernemens aristocratiques,
vous les avez renversés pour en prendre de démocratiques. On peut faire de
l'ordre avec une constitution démocratique comme avec une constitution aris-
tocratique; seulement, c'est plus difficile, peut-être aussi est-ce plus sùi\
« Nous n'avons blâmé personne comme démocrate, mais plusieurs comme
radicaux, c'est-à-dire comme destructeurs, attaquant à la fois et systématique-
ment les principes sur lesquels repose l'ordre social.
« Est-ce à dire pour cela que nous devipns entreprendre de renverser les
radicaux, aujourd'hui maîtres de trois quarts des gouvernemens de la Suisse,
ou que nous les croyions incapables de devenir des hommes d'ordre et de faire
de l'ordre? C'est précisément dans l'esprit contraire que le conseil que je vous
donne est conçu : « Que chacun reste chez soi. »
Il semble difficile de comprendre comment un pareil langage a ja-
mais pu exciter la sérieuse indignation des patriotes les plus jaloux de
l'indépendance de leur pays. Ce sont cependant des avis de cette na-
ture, donnés avec tant de ménagement, qui ont été unanimenaent re-
présentés par les journaux radicaux de la Suisse coimne une insolente
ingérance de la diplomatie française dans les affaires intérieures des
cantons suisses. Quoi qu'il en soit, le résultat des élections de Saint-
i
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 475
ail, qui s'étaient d'abord présentées sous un jour assez favorable, vint
ivir toutes chances de succès aux démarches conciliatrices essayées
.ar l'ambassadeur français. Les efforts des deux partis s'étaient portés
jur le district mixte du Reinthal. Les catholiques, réunis au parti mo-
(■ré, y avaient conquis un avantage marqué; mais ils avaient négligé
le s'occuper du district de Gasler, dont ils se croyaient sûrs; ils y fu-
rent battus par les: exaltés. Ainsi des circonstances électorales insigni-
iantes par elles-mêmes rauettaient le sceau au triomphe du parti exalté
3» Suisse. Il avait enfin obtenu ce qu'il recherchait depuis si long-
temps, le moyen de revêtir des couleurs d'une fausse légalité le joug
despotique qu'il se proposait de faire peser sur ses adversaires. En-
hardis par leur triomphe du 3 mai à Saint-Gall , les radicaux bernois
élurent, le 27 du même mois, l'ancien commandant des corps francs,
M. Ochsenbein, chef du conseil d'état de Berne, et, à ce titre, chef du
vorort. Enfin, comme si ce choix n'avait pas par lui-même assez de
signification, et pour bien établir qu'assurés maintenant de leurs forces
I ils entendaient marcher à la conquête des cantons récalcitrans, ils exi-
gèrent de leur candidat qu'avant et après sa nomination il rappelât,
par des paroles officielles, le souvenir déplorable auquel il devait sa
nouvelle dignité. Porter ainsi à la tête de l'état le chef des corps francs,
glorifiant lui-même hautement dans le passé une entreprise illégale,
annonçant pour l'avenir des mesures d'une égale violence, c'était, pouF
le parti tout entier, réhabiliter du même coup le principe décrié des
corps francs, et s'installer lui-même au pouvoir dans la personne du
plus compromis de ses chefs.
Les sept cantons ne se méprirent pas un instant sur le sens des pa-
roles et des actes de leurs adversaires. S'ils avaient eu quelques doutes,
ils n'auraient pu les conserver après la discussion et le vote des instruc-
tions que le grand conseil de Berne avait remises à ses envoyés à la
diète. Les radicaux y avaient fait passer les résolutions les plus extrêmes.
La dissolution immédiate du Sunderbund, l'expulsion des jésuites de
la Suisse entière par tous les moyens dont peut disposer la diète, la
révision du pacte par une constituante nommée en proportion de la
population, et d'autres propositions analogues y avaient été adoptées à
la majorité de 120, 430 et 145 voix sur 152 votans. En présence de ces
menaces, les sept cantons n'hésitèrent pas à maintenir leur alliance et
à se préparer à la résistance. Ni à ce moment, ni plus tard, le gouver-
nement français, ou son agent en Suisse, n'ont eu à se demander s'ils
devaient conseiller à la ligue du Sunderbund de s'opposer ou de se sou-
mettre aux décisions de la diète. Leur résolution était toute prise.
Placé entre des agresseurs si arrogans et des opprimés si faibles ,
mais soutenus par le sentiment de leur droit et de la justice de leur
cause, que pouvait faire le représentant d'un gouvernement qui, plein
de respect pour le principe tutélaire de l'indépendance des états, ne
476 REVUE DES DEUX MONDES.
voulait point intervenir prématurément dans les discussions intérieures
de la diète, aussi long- temps qu'il n'y serait pas contraint par la viola-
tion flagrante des traités? Il ne lui restait plus qu'à hasarder encore,
sans grand espoir, un dernier avertissement, et, par une manifestation,'
publique des sentimens de sa cour, à tâcher de jeter quelque inquié-^,
tude dans l'esprit des radicaux, et faire ajourner ainsi, autant que ce\m\
dépendait de lui, une lutte devenue imminente. Voici la dépêche dans
laquelle M. de Bois-le-Comte, à la date du 4 juin 1847, rendait compte à
IVL Guizot de sa première entrevue avec le nouveau président du vo-
rort.
« Les instructions que votre excellence m'avait données prévoyaient le cas
où M. Ochsenbein serait nommé président de la diète. Je devais accepter les
rapports officiels avec lui et lui faire la visite qui est prescrite par l'usage,
a Ses deux discours changeaient cependant considérablement la position :
il venait de glorifier le rôle et de proclamer les principes contre lesquels votre
excellence avait si énergiquement protesté, et la majorité du gi'and conseil de
Berne, après avoir entendu, je dirai plus juste, après avoir exigé et obtenu ce
discours, avait jugé M. Ochsenbein digne maintenant d'être placé à la tête de
la confédération suisse.
« L'ambassadeur du roi, allant en cérémonie le lendemain faire à M. Ochsen-
bein une visite que les envoyés des autres cours lui refusent, eilt proclamé l'a-
bandon des principes que votre excellence a noblement rappelés à la Suisse.
« Je n'avais ici du corps diplomatique que M, Morier : j'ignorais ses instruc-
tions, mais je connaissais son caractère, et j'avais à parler d'un intérêt qui ne
pouvait être indifférent à aucun de ceux qui peuvent désirer la conservation
d'un ordre quelconque en Suisse.
« Je fus trouver M. le ministre d'Angleterre et lui proposai de concerter
notre conduite; je trouvai M. Morier très frappé de la situation, n'en attendant
plus que désordres, malheurs et désastres. Il m'exprima le regret de ne pou-
voir accorder sa conduite à la mienne : « J'ai vainement attendu, me dit-il,
« un seul mot de regret sur l'affront qui m'a été fait; je n'aurai plus rien de
* commun avec eux, je ne leur répondrai pas, je ne les verrai pas; je renvoie
tt le tout à ma cour : elle fera ce qu'elle jugera convenable de faire. Je vais
« passer quinze jours à la campagne; de là, je pars pour Paris, en disant à ja-
« mais adieu à ce pays. »
« J'avais espéré, dis-je à M. Morier, que ces circonstances rapprocheraient
complètement ici nos deux gouvernemens; je l'espère encore, car je ne conce-
vrais pas deux opinions sur de tels désordres , et je commence ce bon accord
par vous demander d'éclairer ma conduite par votre longue expérience de ce
pays et par votre bon jugement.
a Confirmer purement et simplement par une visite officielle ce que M. Ochsen-
bein vient de faire est une chose que ni vous ni moi ne croirons possible. Je
lialance entre trois partis :
« Répondre à leur notification que je l'ai envoyée à mon gouvernement et
que j'attendrai ses ordres;
tt Y répondre en rappelant la note de M. Guizot;
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 477
(c Y répondre par un simple accusé de réception ; puis , faire ma visite à
Ochsenbein, et lui dire à lui-même toute mon opinion.
« Nous discutâmes les trois partis; M. Morier le fit avec le plus excellent
nit et avec les mêmes sollicitudes que s'il se fût agi de sa propre conduite :
donna la préférence au troisième parti; c'était aussi mon sentiment. Nous
uivions que nous conservions ainsi plus.de liberté au gouvernement du roi.
itre excellence, en effet, reste maîtresse soit de laisser les choses comme elles
int, soit de confirmer mon discours par une lettre ostensible, si elle juge
lile de prononcer davantage la position prise, soit de présenter ce que j'ai dit
imme n'étant l'effet que d'une inspiration toute personnelle, si elle regarde
ue je me suis trop avancé.
« Je répondis par un simple accusé de réception à la notification de la no-
lination de M. Ochsenbein, et lui fis demander d'indiquer le jour où il rece-
rait ma visite officielle. Il désigna le lendemain, à onze heures.
« M. Ochsenbein vint à moi avec un air de visage doux et souriant. C'est un
omme d'une quarantaine d'années et d'une taille moyenne, maigre, assez
ilancé; d'un châtain très clair avec d'énormes moustaches blondes. J'avais eu
l'égard de ne prendre personne avec moi, préférant être seul avec lui; mais il
«'était fait lui-même accompagner de M. le chancelier Amrhyn, en grande tenue.
« Je lui dis : « Voulant marquer la séparation entre mes paroles officielles
0 et notre conversation particulière, j'ai écrit mon discours; ensuite, désirant
( ne pas vous donner le désavantage de répondre d'improvisation à un discours
( préparé, je vous laisserai mon papier, et, si vous croyez devoir répondre, vous
<| le ferez demain en me rendant ma visite. »
« Je lus alors à M. Ochsenbein ce qui suit :
tt Chaque nation est indépendante, mais c'est un des attributs même de
« son indépendance de polivoir en restreindre l'exercice par des traités avec les
« autres nations. La France l'a fait plusieurs fois à différentes époques de son
« histoire, nommément en renonçant à la faculté de fortifier plusieurs parties
« de son propre territoire.
« La Suisse a fait comme la France, Tout en conservant le principe de son
* indépendance , elle a signé un traité qui en limite l'usage en des points dé-
« terminés. Je veux parler des dispositions de l'acte du congrès devienne,
« auxquelles la diète de Zurich a adhéré par une déclaration solennelle.
« L'acte de Vienne reconnaît non pas une Suisse unitaire, mais une Suisse
« fédérative, composée de vingt-deux cantons.
« Si un ou plusieurs de ces cantons viennent donc un jour nous dire que
« l'on menace leur existence indépendante, qu'on la veut contraindre ou dé-
« truire, qu'on marche à substituer une Suisse unitaire à la Suisse cantonale
« que reconnaissent les traités; que par là nos traités sont atteints , nous exa-
« rainerons si en effet nos traités sont atteints. La nature même de ces sortes
«de questions, les considérations de droit et d'opportunité à y porter, les ren-
« dent tellement dépendantes des circonstances qui s'y rattachent immédiate-
« ment, qu'on risque toujours de s'égarer en les traitant prématurément; aussi
« ne l'avons-nous pas fait; nous nous sommes arrêtés à cette seule résolution,
« à ce seul mot : nous examinerons. Je suis complètement en mesure d'ajouter
« que nous le ferons dans un parfait accord d'esprit et d'intentions avec les
« puissances signataires du même traité , et plus particulièrement avec r.\u-
478 REVUE DES DEUX MONDES. fl
« triche, placée envers la Suisse dans une position analogue à la nôtre par h
« contiguïté de ses frontières. »
« M. Ochsenbein, après m'avoir écouté, me dit : « Je ne répondrai que de-
« main à votre discours, puisque vous le permettez (1). »
Une chose est surtout digne de remarque dans le document que nous,
venons de citer, jc'est le parfait accord de vues régnant à Berne entre
les représentans de la France et de l'Angleterre, accord tel que M. de
Bois-le-Comte, incertain sur la nature de la manifestation qu'il conve-
nait de faire au nom de son gouvernement, ne croyait pouvoir mieux!
s'adresser qu'au ministre d'Angleterre. Cette confiance était naturelle,
car rien n'avait alors indiqué que le gouvernement britannique envi-
sageait les affaires de Suisse autrement que le ministre des affaires
étrangères de France; elle était bien placée, car non-seulement M. Me-
ner en était digne par son honorable caractère , mais un long mémo-
randum inséré dans les papiers du parlement anglais a prouvé qu'il
iwrtait sur les hommes et sur les choses de la Suisse un jugement en-
tièrement conforme à celui de son collègue de France (2) . Enfin elle
était en rapport avec les intentions du gouvernement français, car si
le ministre des affaires étrangères de France avait donné pour instruc-
tions à son agent en Suisse de se rapprocher autant que possible, dans
les affaires de Suisse, des ministres de Russie, de Prusse et d'Autriche,
il ne lui avait pas moins expressément recommandé de se ménager
l'adhésion du représentant de l'Angleterre. Il ne fallait pas moins , en
effet, que cette entente de toutes les grandes puissances pour contenir
l'efl'ervescence que ses récens succès avaient causée au parti exalté
qui dominait alors dans les conseils de la Suisse. Afin de ne rien né-
gliger de ce qui pouvait amener un aussi précieux concours , le cabi--
net français chargea son ambassadeur de France à Londres de donner
communication à lord Palmerston de ce qui s'était passé à Berne
entre M. de Bois-le-Comte et M. Ochsenbein , et de lui demander en
même temps de joindre l'influence de la légation anglaise à celle des
autres cours. Nous reproduisons ici ce premier entretien de M. de
Broglie avec lord Palmerston au sujet des affaires de Suisse.
« Je lui ai, dès l'abord, donné lecture de la lettre de votre excellence, en
date du 20 juin , et de la dépêche adressée au comte de Flahaut. Lord Palmer-
ston m'a écouté attentivement, et a exprimé sans hésitation son approbation
de la politique du gouvernement du roi. J'ai trouvé moins d'empressement
chez lui quand je lui ai demandé, conformément aux instructions de votre
excellence, s'il était disposé à s'associer au langage que nous voulions tenir à
la diète helvétique. — Analysons un peu la question, m'a-t-il dit alors. De
(1) Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 4 juin I8i7, n» 8.
(2) Voir le mémorandum sur les affaires de Suisse remis à lord Palmerston par
M. Morier. (Papiers parlementaires sur les affaires de Suisse, 18i7-1848, page 138.)
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 479
loi peut-on menacer la diète? On ne peut la menacer que d'une seule chose,
; lui retirer la garantie de la neutralité, et cela dans un seul cas, celui où
division de la Suisse en vingt-deux cantons disparaîtrait pour faire place
une république unitaire. Ce cas n'existe que dans les appréhensions de M. de
tetternich. Cette menace n'est pas de nature à effrayer des hommes qui se pro-
lettraient de bouleverser toute l'Europe.
« J'ai fait observer à lord Palmerston que la proposition de M. de Metternich
laraissait avoir une tout autre portée, qu'elle menaçait la Suisse d'une inter-
rcntion armée que nous voulions prévenir avant tout. Nous n'admettrions la
lensée d'une semblable mesure que sous l'empire de circonstances extrêmes,
7t dont nous n'avons pas, quant à présent, à prévoir la possibilité. Il faudrait,
(Kwr la justifier à nos yeux, que la tranquillité des états voisins fût sérieuse-
ment compromise, ou que l'humanité nous fît un devoir de venir au secours
jdu pays lui-même, ravagé par la guerre civile. Telle est notre volonté indivi-
duelle. Mais si, la diète ne tenant aucun compte des menaces de l'Autriche, le
cabinet de Vienne met ses menaces à exécution, et entraîne par son exemple
ta Sardaigne, Bade et le Wurtemberg, nous ne pouvons rester, seuls inactifs,
! C'est pour prévenir une pareille éventualité que le gouvernement du roi désire
et demande le concours du gouvernement de sa majesté britannique. — J'ai
exposé ensuite, en peu de mots, l'état actuel des affah'es en Suisse, et la marche
que les événemens me paraissaient devoir prendre. J'ai exprimé la crainte que
le directoire fédéral , ayant à sa tête le chef des corps francs et se fondant sur
le sentiment de la majorité de la diète, hostile en principe à la présence de jé-
suites, n'envahît les cantons catholiques, et n'allumât ainsi la guerre civile.
« Ne pourriez-vous pas, m'a dit lord Palmerston, déterminer le pape à retirer
les jésuites de Suisse?
« Cette négociation, ai-je répondu, serait lente et difficile, et l'urgence des
circonstances exige une prompte détermination. — M. de Metternich, a repris
le principal secrétaire d'état, ne pourrait-il pas déterminer les cantons catho-
liques à dissoudre leur ligue, contraire au pacte fédéral?
« J'ai rappelé, monsieur le ministre, que le Sunderbund n'est point un traité
écrit, mais un pacte tacite, une ligue de fait contre les attaques des corps
francs, nécessaire à défaut de toute protection efficace de la part du gouverne-
ment fédéral; que, par conséquent, le prince de Metternich ne demanderait
pas la dissolution d'une pareille alliance. Il me paraissait donc avant tout dé-
sirable d'obtenir de lui, et, par son exemple, de la Sardaigne et des petites
puissances allemandes, et sans doute aussi de la Prusse et de la Russie, une
attitude moins menaçante à l'égard de la diète et un langage plus modéré. Le
cabinet de Vienne pourrait bien revenir aux dispositions plus modérées qui l'ani-
maient il y a six mois, si le concours de la France et de l'Angleterre lui don-
nait l'espoir de réunir toute l'Europe dans une démarche commune et identique.
Cette unanimité ferait hésiter la diète, confiante aujourd'hui devant l'Europe
divisée, et qui compte peut-être sur l'appui de la Grande-Bretagne.
« Lord Palmei'ston, après un instant de silence, m'a fait remarquer, en me
citant de récens exemples, combien était difficile poui- tout gouvernement an-
glais une intervention quelconque dans les affaires d'un pays indépendant.
« J'ai demandé à lord Palmerston si ces considérations devaient le détourner
absolument de toute idée de concours avec le giDavernement du roi sur cette
480 REVUE DES DEUX MONDES.
question? — Pas absolument, m'a-t-il répondu, mais il faudrait que le lan^agj
adressé à la diète fût bien amical et bien général, bien exempt de toute siguiy
fication comminatoire. — J'ai dû remarquer, monsieur le ministre, que nfi
langage commun, quoique modéré sans doute, devait cependant provoquer
Suisse de sérieuses réflexions; que l'avenir, enlin, devait paraître menaçant, sjj
les paroles actuelles ne l'étaient pas.
« J'ai demandé, en terminant, monsieur le ministre, au principal secrétaiit
d'état de sa majesté britannique, si je pouvais annoncer à mon gouvernementj
que, dans le cas où les instructions destinées à l'ambassade du roi en Suissej
seraient communiquées au cabinet anglais, elles seraient prises par lui en sé-
rieuse considération , afin d'examiner jusqu'à quel point il lui serait possible!-
d'y conformer ses propres instructions. — Oh! oui, très certainement, m'aré-jj
pondu lord Palmerston (1). »
On voit clairement par cette dépêche quel était le but honorable|
poursuivi par la diplomatie française. Loin de chercher à tenir le ca-
binet anglais en dehors de l'entente que nécessitait l'état actuel des!
atï'aires du corps helvétique, elle croyait n'avoir accompli qu'une pop-|
tion de sa tâche, si elle n'arrivait pas à réunir dans un même faisceau |
l'action combinée des différentes cours. Afin de rendre cette action ef-
ficace, elle cherchait à calmer les ressentimens excessifs de l'Autriche
et à éveiller la sollicitude un, peu endormie de l'Angleterre. Si les
premières ouvertures n'avaientpas été accueillies à Londres avec ui
empressement bien vif, on voit du moins qu'elles n'avaient pas et
non plus positivement repoussées.
Il ne s'écoula pas beaucoup de temps avant que notre ministèi
reçût du cabinet de Saint-James des paroles meilleures et plus posi-
tives. Lord Palmerston, après avoir consulté ses collègues, s'étaitl
montré disposé, sinon à agir à Berne en commun avec les cabinets de*
Paris et de Vienne, du moins à faire entendre au vorort des conseils
qui fussent de nature à seconder les vues de ces deux puissances.
« J'ai d'abord donné lecture à lord Palmerston des instructions
adressées par votre excellence à M. le comte de Bois-le-Comte. Lord Palmerston
a paru m' écouter avec un vif intérêt, me priant à plusieurs reprises de relire
les passages les plus importans, et il m'a témoigné ensuite, de lui-même, son
entière approbation des vues et des sentimens exprimés par le gouvernement
du roi. — Je lui ai demandé dès-lors s'il consentirait à s'associer à notre langage.
Lord Palmerston m'a répondu qu'il avait déjà entretenu de cette affaire deux
de ses collègues, dont l'opinion s'accordait avec la sienne, mais qu'il ne pou-
vait me répondre définitivement avant d'avoir consulté le reste du conseil. Il
m'a indiqué cependant la tendance générale suivant laquelle il pensait que les
instructions devaient être rédigées. Selon lui, le langage de l'Angleterre, sans
avoir dans la forme toute l'autorité que peut donner au nôtre notre position
limitrophe à l'égard de la Suisse, doit cependant être conçu dans le même es-
(1) Dépêche de M. de Broglie, ambassadeur à Londres, ù M. Guizot, 5 juillet 1817.
DE LA POLITIQUE I-XTÉRH'IRE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 481
lit. Il y a tout lieu de croire, en conséquence, monsieur le ministre, qne
"action du gouvernement du roi sera désormais secondée par l'attitude de la
légation britannique (t). »
Après cet assentiment formel donné par lord Paîmerston aux instruc-
j.ions enyoyées à M. de Bois-le-Gomte, après les engagemcns positifs
!)ris verbalement dans sa conversation avec l'ambassadeur de France,
[ni ne se serait attendu à voir la légation anglaise à Berne prendre
me attitude propre à ranimer la confiance du parti modéré, et décon-
certer un peu les plans du parti radical ? Nous avons quelque embarras
!. le dire, ce fut précisément le contraire qui arriva. A M. Morier, qui
jrenait de quitter la Suisse, avait succédé M. Peel, en qualité de
i:liargé d'alfaires. Au lieu de se renfermer dans la réserve que son
irédéccsseur avait gardée vis-à-vis les membres du vorort radical, le
;iouvel agent anglais affecta de se placer avec eux sur le pied des plus
ntimes et des plus familières relations. Était-ce inexpérience de la
) lit d'un agent encore jeune? On aurait pu le croire, si une démarche
uissi éclatante qu'inattendue du secrétaire d'état de sa majesté bri-
^nnique n'était venue révéler tout à coup combien il avait complète-
ment oublié les assurances qu'il avait données dans sa conversation
lu 8 juillet. En effet , au lieu de s'unir à l'action modératrice que les
puissances cherchaient à exercer sur les projets de M. Ochsenbein, il
îO trouvait que lord Paîmerston, levant spontanément l'espèce d'in-
terdit dont le corps diplomatique avait frappé l'ancien chef des corps
francs, lui avait, par une dépêche officielle, fait parvenir un témoi-
^age direct de sa considération personnelle. Nous trouvons dans les
papiers communiqués au parlement, à la date du 14 août 1847, la
dépêche par laquelle M. Peel rend compte de la manière dont il trans-
mit au chef des corps francs les félicitations du ministre de sa majesté
la reine de la Grande-Bretagne, et lui fait connaître la joie infinie
qu'elles avaient causée à celui qui avait été, de sa part, l'objet d'une si
flatteuse distinction. *
« Conformément aux instructions de votre seigneurie, j'ai saisi l'occasion
l'exprimer à son excellence M. Ochsenbein l'opinion favorable que le gouver-
nement de sa majesté a conçue de sa personne, en raison de sa haute position,
lie son caractère bien connu , et de sa détermination bien manifeste de faire
tout ce qui sera en son pouvoir pour maintenir la tranquillité intérieure de la
Suisse.
« Le président a été hautement satisfait des sentimens exprimés dans la dé-
pèche de votre excellence, dont je m'efforçai de lui communiquer la substance
aussi exactement que possible; mais, comme il m'a demandé de lui en laisser
une copie, je ne me suis pas cru autorisé à accéder à sa demande sans l'ex-
presse autorisation de votre seigneurie.
(t) Dépêche de M. de Broglie à M. Guizot, Londres, 9 juillet 18i7.
TOME v. 31
i.82 REVUE DES DEUX MONDES.
« M. Ochsenbein m'a à plusieurs reprises assuré de sa ferme détermination
de s'opposer à l'emploi des moyens qui pourraient amener les hostilités; mais
il n'est pas probable que, poussé par une société appelée le club de l'Ours et
par la violente animosité des ultra-radicaux, il soit finalement capable de
maintenir les opinions plus modérées de son parti (1). »
Ces dernières prévisions de M. Peel n'étaient que trop fondées. Le&
ultra-radicaux et les membres du club de l'Ours n'eurent pas plus tôt
appris que lord Palmerston avait chargé le représentant de l'Angle-
terre à Berne de complimenter dans la personne de M. Ochsenbein le
président du vorort radical et unitaire, qu'il fut à l'instant avéré,
parmi eux et chez tous les meneurs du parti , que l'Angleterre était
résolue à ne pas souffrir l'intervention de la France dans les affaire»
de la Suisse, et que dès-lors il fallait aller de l'avant, car il n'y ava^
plus rien à craindre.
Ce fut sous le coup de cette impression que la diète , après avoii*^
déclaré l'illégalité de la ligue du Sunderbund et l'urgence de sa dis-
solution, s'ajourna au 48 octobre, afin d'aviser alors aux moyens
d'exécution. Pendant que, suivant la teneur de la constitution helvé-
tique, les conseils généraux de chaque canton délibéraient sur les
instructions qui devaient mettre leurs envoyés à même de se prononcer
sur le mode de coercition à employer|vis-à-vis des cantons récalcitrans,
de nouvelles incitations arrivaient aux exaltés de la Suisse. Cette fois,
c'étaient des Français qui, prenant fait et cause pour les radicaux
suisses , protégés de lord Palmerston , les poussaient à braver hardi*
ment le gouvernement français.
Les relations des radicaux suisses avec les républicains français
n'étaient, avant 1847, un mystère pour personne. Jamais cependant
cette union ne fut aussi intime et aussi apparente qu'au sein de ces
nombreux banquets qui ont, pendant l'été et l'automne de cette même
année, servi en même temps à célébrer les succès des radicaux suisses
et à préparer le prochain triomphe des démagogues français. Tandis
que les membres de notre opposition constitutionnelle , attachés à la
poursuite de la réforme électorale, s'animaient à l'exemple des braves
habitans de la Suisse , résistant si énergiquement à ce qui s'appelait
alors l'esprit contre-révolutionnaire du gouvernement français, les
chefs futurs du gouvernement sorti depuis des barricades de février
juraient, dans une sorte d'exaltation prophétique, d'initier bientôt la
France à la beauté du régime inauguré de l'autre côté du Jura. Chose
étrange, ces mêmes mots de liberté, d'égalité et de fraternité, inscrits
sitôt après sur le drapeau de la république française, avaient d'abord
(1) M. Peel à lord Palmerston (Papiers parlementaires relatifs à la Suisse, août 1847,
page 164).
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 483
trouvé place dans une lettre écrite par un radical suisse, s'excusant
de ne pouvoir assister au banquet de Châlons : « Vous l'avez compris,
écrivait M. Druey, du canton de Vaud , et l'un des membres de la
diète, votre cause et la nôtre sont une. Nous sympathisons avec vous,
•comme vous sympathisez avec nous. Des deux côtés du Jura, il s'agit
de faire passer du domaine des idées dans celui des faits les grands
principes de liberté, d'égalité, de fraternité des hommes, qui font le
Iwnheur des hommes aussi bien que la gloire des sociétés. » On ne
saurait trop le répéter, car c'est l'exacte vérité , ce furent surtout ces
encouragemens, venus de France et d'Angleterre, qui raffermirent les
résolutions ébranlées du vorort radical. Tenus en échec par les décla-
rations des cours de France et d'Autriche, M. Ochsenbein et ses amis
avaient long-temps reculé devant la responsabilité de donner eux-
mêmes le signal de la guerre civile. Quand ils furent assurés de trouver
appui dans le secrétaire d'état de l'administration whig et parmi les
chefs de l'opposition française, ils reprirent toute confiance, et ne
songèrent plus qu'à précipiter les résolutions de la diète.
Cette assemblée ne fut pas plus tôt réunie qu'elle mit dans sa
marche autant de vigueur et de promptitude qu'elle avait témoigné
d'abord d'hésitation dans ses précédentes délibérations. Six jours après
la reprise des séances (24 octobre 1847), le rassemblement immédiat
(l'une armée de cinquante mille hommes fut décrété, et le général
Dufour fut nommé pour la commander. On n'attendit pour commencer
les hostilités que le temps strictement nécessaire pour achever les
préparatifs militaires, qui furent en même temps poussés avec une
singulière vivacité. Regardant la guerre comme déclarée , les députés
de sept cantons se retirèrent le 29, après s'être rendus, en dehors des
séances officielles de la diète , à une entrevue provoquée dans un but
de conciliation, entrevue pendant laquelle ils furent d'ailleurs seuls
à vouloir faire des concessions sérieuses. Les mesures votées le 4 no-
vembre furent immédiatemeat mises à exécution.
Entre le 29 octobre et le 5 novembre , c'est-à-dire entre le départ
des envoyés des sept cantons du Sunderbund et le vote de la guerre ,
se placent deux épisodes singuliers dont il nous faut rendre compte,
mais qu'aujourd'hui même encore il nous serait difficile d'expliquer.
11 en résulte en effet que, dans cet instant décisif où la guerre civile,
près d'éclater en Suisse, pouvait encore être évitée, ce ne fut ni
l'Autriche ni la France, mais l'Angleterre, qui , par son agent à Berne
et son ministre des affaires étrangères à Londres, mit la première en
avant l'idée de cette médiation commune, qu'elle a, par des moyens
que nous révélerons plus tard, fait intentionnellement échouer.
Quels furent les motifs de ces démarches inattendues? Étaient-elles
dictées par des sentimens d'humanité tardivement réveillés? étaient-
elles inspirées par la crainte de voir la France, l'Autriche, la Prusse,
•484 REVLE DES DEUX MONDES.
la Russie se réunir dans un concert dont l'Angleterre serait exclue,
ou bien fallait-il les imputer au désir d'entrer dans les projets des
puissances, afin de les faire plus sûrement avorter? Nous laissons nos
lecteurs libres de choisir entre ces diverses explications. Pour ce qui
nous regarde, nous nous interdisons d'exprimer aucune opinion; nous
ne prétendons point scruter les intentions, nous racontons les faits, et'
nous citons les pièces.
Le 30 octobre, M. Peel se présenta chez M. de Bois-le-Comte.
a D'après l'idée que j'ai cherché à donner à \otre excellence du caractère
loyal et généreux de M. Peel, elle ne sera pas étonnée de ce qu'elle va lire.
« M. Peel est venu hier chez moi. Toutes mes opinions sont changées, m'a-
t-il dit. La conduite des radicaux dans les derniers efforts qui viennent d'être
faits pour une conciliation a été indigne. Ils n'ont rien voulu sincèrement; ils
se sont moqués de tout Mais que va faire la Fi-ance? qu'allons-nous faire?
Pensez-vous véritablement, monsieur l'ambassadeur, que nous laissions écraser
ces braves gens? Voilà qu'on va jeter quatre-vingt mille hommes sur eux.
Vont-ils être massacrés devant nous? La conduite de l'Autriche est inconce-
vable. Et là, M. Peel m'a dit cette phrase que je citais hier, « que la conduite
« de M. Kaysersfeldj,produirait un effet tout aussi malheureux que celui qu'or
a vaient produit les précédentes démarches de V Angleterre. »
« Et comme je ne répondais pas partie par surprise et partie par embarras,
M. Peel continua :
tt Mais ne ferez-vous donc rien? Un mot de vous suffirait. Ils ont une peur
« énorme de vous; ils sont poltrons, très poltrons, je vous assure
« — Je crains de vous affliger, mon cher Peel, mais, si nous laissons écraser
« ces braves gens, la faute en aura été en grande partie à la conduite tenue
« ici par l'Angleterre. On ne peut, dans ces affaires, agir qu'avec et par l'opi-
« nion, et, sans l'attitude que votre pays a tenue, l'opinion chez nous et au
« dehors nous eût laissé une liberté d'action que peut-être nous eussions pu
« employer plus utilement en faveur des conservateurs,
tt — Mais enfin ne pourrions-nous pas nous mettre d'accord? Je vous en
« assure, monsieur l'ambassadeur, je suis convaincu, je suis tout-à-fait dans
a vos sentimens, et je veux encore vous remercier de l'accueil que vous m'avez
« toujours fait, môme lorsque nos sentimens n'étaient pas les mêmes. » Je ré-
pondis à M. Peel qu'il n'était jamais trop tard pour chercher à établir le bon
accord entre nos gouvernemens. Nous nous séparâmes très unis, mais très,
tristes (I). »
A vingt-quatre heures de distance du moment où M. Peel tenait à
M. de Bois-le-Comte le langage qu'on vient de lire , lord Palmerslon
faisait faire par M. de Bunsen, ministre de Prusse à Londres, une ou-
verture de même nature à M. de Broglie.
« Avant-hier, 30 octobre, vers sept heures du soir, on m'a annoncé M. le
ministre de Prusse. Étonné de sa visite à cette heure tardive, je ne l'ai pas été
moins de l'ouverture qu'il me venait faire. « Je quitte, m'a-t-il dit, lord Pal-
(I) Djpèche de M. tic Bois-le-Comte à M. Guizot, 31 octobre 1847, no 172.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 483
« merston : je Tai trouvé très préoccupé de la collision qui s'approche en Suisse.
« Il regrette que les propositions qu'il a fait faire au Sunderbund, d'abord par
« l'entremise de l'Autriche et de la France, puis par lord Minto, n'aient pas été
« accueillies : il demande si l'on ne pourrait pas encore prévenir l'effusion du
« sang par une démarche collective des grandes puissances , et m'a invité , ou
« autorisé, ou engagé (je ne suis pas bien sûr de l'expression) à m'en entre-
« tenir avec vous.
« Les propositions de lord Palmerston, ai -je répondu à M. de Bunsen, ont
« été fidèlement transmises au Sunderbund, et lord Palmerston a reçu, en
« échange, un long mémoire de M. Siegwart Mûller; mais je lui avais fait pres-
a sentir d'avance le résultat de cette tentative. Lord Palmerston proposait au
« Sunderbund de se soumettre et de poser les armes , sans transaction quant
« au présent, sans garantie pour l'avenir : c'était lui proposer de se rendre à dis-
« crétion; il n'était pas difficile de prévoir la réponse. Quant à la possibilité
« d'une démarche collective, je voudrais y croire, mais il est bien tard; au
« moment où nous parlons, probablement les premiers coups sont déjà portés;
« il y a déjà un vainqueur et un vaincu; le vainqueur, suivant toute appa-
« rence , n'écoutera point nos bons conseils et préférera poursuivre ses avan-
« tages. D'ailleurs, je suis sans instruction à l'égard de cette proposition inat-
« tendue; vous de même; probablement M. le comte Dietrichstein et M. de
< Brunow sont dans le même cas; il faut un mois au moins avant que nous
« ayons tous réponse de nos gouvernemens. Comment se flatter, fussions-nous
« d'accord, d'arriver à temps? »
« M. de Bunsen ayant insisté et désiré, en tout cas, connaître mon opinion
sur ce sujet, je lui ai demandé la permission d'y réfléchir, et nous avons
ajourné au lendemain la suite de notre entretien (1). »
Malgré cet appel inopinément venu du côté même oii il avait le plus
de motifs de redouter quelque opposition à ses vues, le gouvernement
français eût peut-être encore hésité à s'adresser lui-même directement
aux grandes puissances de l'Europe pour les inviter à s'interposer
entre les partis près d'en venir aux mains, s'il n'y avait été comme
provoqué par la démarche éclatante des sept cantons , qui , prenant le
ciel à témoin de la justice de leur cause et des efforts qu'ils avaient
faits pour maintenir l'union avec leurs confédérés, venaient de s'a-
dresser successivement à la France et aux autres cabinets signataires des
actes du congrès de Vienne, pour leur demander de reconnaître expres-
sément et formellement laposition actuelle et les droits desdits cantons (2).
Comme nous l'avons établi, les cantons de la Suisse sont autant d'états
souverains et égaux, à ce point que les ministres étrangers sont accré-
dités non pas seulement auprès de la diète, mais auprès de chacun des
vingt-deux états (3). Lors donc qu'on voyait surgir en Suisse deux fédé-
(1) Dépèche de M. de Broglie à M. Guizot. Londres, t*' novembre 1847.
(2) Voir la déclaration du conseil de guerre des sept cantons de Lucerne, Uri, Schwitz,
Unterwalden (haut et bas), Zug, Fribourg et Valais (1er novembre 1847).
(3) Les lettres de créance délivrées par le gouvernement français à son ambassadeur
près le corps helvétique sont ainsi libellées : « A nos très chers, grands amés, alliés et con-
486 REVUE DES DEL'X MONDES.
rations d'états, inégales peut-être en force, mais à coup sûr égales en
droits, qui prétendaient toutes deux être reconnues par les puissances
étrangères, il était naturel de considérer l'antique confédération helvé-
tique comme actuellement anéantie par ce nouvel état de choses. C'est
le point de départ que prit le gouvernement français dans la note par
laquelle il invitait, le 4 novembre 18-47, les cours d'Angleterre, d'Au-
triche, de Prusse et de Russie à interposer leur médiation de concert
avec la France, et à se réunir en conférences dans une ville voisine de la
Suisse, afin d'arrêter la guerre civile, et de rétablir la confédération dis-
soute (1). Un projet de note identique accompagnait cette proposition;
elle fut communiquée le 6 par M. de Broglie à lord Palmerston. Déjà
l'armée radicale était en marche; si la médiation n'était promptement
offerte, le sang ne pouvait manquer de couler dans peu de jours. Cepen-
dant lord Palmerston attendit jusqu'au 16 pour répondre à la commu-
nication qu'il avait reçue le 6. Quelle était sa réponse? A la note déjà
tout acceptée par les cours de Berlin et devienne, lord Palmerston offrait
de substituer un contre-projet, et insistait pour qu'avant d'offrir la mé-
diation aux parties belligérantes, on tombât préalablement d'accord sur
toutes les questions que la médiation pouvait soulever; et comme si ce
n'était pas assez de tous ces délais pour laisser aux forces considérables
des radicaux le temps d'écraser la faible résistance des cantons du Sun-
derbund, le secrétaire d'état de sa majesté britannique faisait hâter sous
main la marche des troupes expédiées de Berne contre les malheureux
défenseurs de Fribourg et de Lucerne, Au moment où il traitait avec
les grandes puissances, lord Palmerston se flattait que la victoire du
parti radical aurait déjà anéanti, avec la résistance du parti conserva-»
ieur, l'objet même de la médiation et les concessions qu'il avait été
contraint de faire à ses alliés. En donnant à M. Peel connaissance du
projet de note concertée, il y joignait de tels accompagnemens (ce sont'
les propres paroles de M. Peel), que le chargé d'affaires britannique avait
dû croire qu'il ne serait jamais question d'en faire usage (2).
Ce ne fut que le 26, deux jours après la prise de Lucerne, que le
Palmerston donna enfin son assentiment à la médiation projetée,
quoi avaient été employés de si longs et de si funestes délais? Pour le
savoir, il suffit de le demander aux documens officiels qui suivent;
leur témoignage est irrécusable.
« M. Peel disait hier à l'ambassade qu'il avait envoyé quelqu'un à Lucerric
Il parait très embarrassé depuis quelques jours; son langage est redevenu
fédérés le président et députés des vingt-deux cantons composant la diète helvétique :
nous avons nommé M pour résider près des louables cantons composant la Confé-
dération helvétique. »
(1) Voir le projet de note commune adressé aux cabinets de Londres, Vienne, Berlin
et Saint-Pétersbourg, 4 novembre 1847. (Pièces communiquées aux chambres françaises.)
(2) Correspondance de M. de Bois-le-Comte, dépêche du 15 décembre 1847.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 487
comme aux premiers temps. On pensait qu'il avait bien envoyé à Luceine,
non pas dans la ville, mais bien au quartier-général, pour prévenir le général
Dufour et lui conseiller de presser les choses. — Je cite à regret cette suppo-
sition. Elle montre l'incertitude qui règne encore sur tout ce qui vient de cette
part. Il faut qu'il y ait quelque chose de faux au fond de toute la position prise
par la cour de Londres, pour qu'un caractère vrai et généreux comme celui de
M. Peel ne puisse cependant y inspirer à personne de sécurité (1).
« Ma correspondance de Berne continue à me parler de l'extrême embarras
que M, Peel montre encore; on l'attribuait au faux jeu que lord Palmerston
lui aurait fait jouer; mais, au fait, ce n'est qu'une supposition, et peut-être, au
contraire, M. Temperly a-t-il encore été tenté d'arrêter l'effusion du sang, et
de faire une démarche qui aura été repoussée comme toutes les autres démar-
ches de M. Peel. Le seul fait certain est la gêne extrême qui se montre dans
toute l'attitude de M. Peel (2). »
Cependant, si la victoire définitive des radicaux était venue assez à
temps pour empêclier que la médiation ne portât ses fruits, la nou-
velle de cette victoire n'était pas arrivée assez vite à Londres pour dis-
penser lord Palmerston de signer la note concertée. La note concertée
était pour la politique anglaise tout un changement de système. Par
la signature apposée à cette note, lord Palmerston avait adhéré en fait
aux principes toujours soutenus par les grandes puissances. Il en était
venu à nier positivement le droit que les cantons radicaux s'arro-
geaient de pouvoir, en dépit des traités, opprimer leurs confédérés, et
substituer, contre l'esprit de la constitution helvétique aussi bien que
contre la lettre même des traités, le système unitaire à la forme fédé-
rative; en un mot, de radical qu'il avait été jusque-là à Berne (pour
nous servir d'une expression employée par son agent en Suisse), lord
Palmerston était devenu soudainement conservateur. On comprend
ce qu'un pareil revirement dut causer de mauvaise humeur à M. Peel,
qui avait dernièrement reçu et suivi des instructions tout opposées.
« C'est avec beaucoup de regret, monsieur, que je dois revenir à vous par-
ler de M. Peel. Il paraît que depuis mon départ de Berne il était revenu à ses
anciennes amitiés, et qu'il se disposait à prendre possession de la situation,
comme s'il avait jusqu'au bout, et sans distinction, soutenu les radicaux. Il
avait fait une visite de félicitation à M. Ochsenbein, et il venait de l'inviter
avec d'autres vainqueurs à un grand dîner quand il a reçu ma lettre, qui lui
annonçait l'entente conclue et la remise que je faisais immédiatement de la
note concertée. Il a aussitôt décctoimandé le dîner, et, M. de Massignac étant
venu le soir, il lui a parlé en ces termes :
« Si je pouvais montrer les dépêches de lord Palmerston, on penserait,
comme moi, que je ne saurais remettre la note qu'il m'annonce. Je donnerai
ma démission plutôt que de le faire. Eh ! le puis-je donc, en effet, quand je
viens de faire une visite à M. Ochsenbein dans un sens tout opposé?
(1) Dépêche de M. de Bois-le-Comte ik M. Guizot, 25 novembre 1847, no 201.
(2) Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 88 novembre i84T, n» 207.
488 REVUE DES DEUX MONDES.
« Vous comprenez, ajouta ensuite M. Peel avec plus de calme, que je ne
me suis pas lié a^'ec des gens comme les radicaux par amitié pour eux; mais
la guerre est finie, et l'on m'a fail jouer un rôle qui me blesse beaucoup (1). »
Quel était ce rôle que l'on avait fait jouer à M. Peel, et dont il se
montrait alors si vivement blessé? La dépêche suivante ne laisse aucune
incertitude à ce sujet.
« Attachant une juste importance à établir près de votre excellence, avec le
plus de certitude possible, quelles ont été ici les intentions et la conduite du
cabinet anglais dans ces dernières circonstances, j'avais chargé M. de Massi-
gnac de confirmer, par un témoignage irrécusable, ce qui ne pouvait encore,
€e notre part, être considéré que comme une opinion, un soupçon, le double
jeu de lord Palmerston qui pressait les opérations militaires en Suisse et re-
tardait les négociations à Londres, afin d'annuler les unes par les autres; j'avais
exprimé à M. de Massignac le désir qu'il pût en avoir l'aveu de la bouche même
de M. Peel. Voici ce qu'il m'écrit de Berne :
« L'affaire de la mission du chapelain de la légation d'Angleterre est éclaircie.
« Ce matin (29 novembre 1847) je fus chez M. le ministre d'Espagne. Après
avoir causé avec lui de la lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser ce ma-
tin, et à laquelle il donne son entière approbation quant à l'exactitude : « Je
« voudrais bien savoir, lui dis-je, si vi-aiment Temperly a été, de la part de
« Peel, dire au général Dufour de presser l'attaque contre Lucerne. — Qui
« est-ce qui en doute? me répondit-il. Pour moi, j'en suis sûr; je le tiens
« bonne source, et j'en mets ma main au feu, me répéta-t-il à plusieurs rè
« prises. — Je le crois, ajoutai-je; mais j'aurais quelque intérêt à le faire avouer'
« à Peel lui-même, et devant quelqu'un, vous, par exemple. »
« L'occasion s'en est présentée dès ce matin. — Nous parlions avec Zayas etS
Peel des affaii-es suisses et de la manière dont les différens cabinets les ju-
geaient. « Aucun cabinet de l'Europe, excepté celui de l'Angleterre, n'a com-^
« pris les affaires de Suisse, dit Peel, et lord Palmerston a cessé de les com-
« prendre lorsqu'il a approuvé la note identique. — Avouez au moins, lu^
« dis-je, qu'il a fait une belle fin, et que vous nous avez joué un tour en presrj
« sant les événemens. » Il se tut. J'ajoutai : « Pourquoi faire le mystérieux!
(c Après une partie, on peut bien dire le jeu qu'on a joué. — Eh bien ! c'esl
« vrai, dit-il alors : j'ai fait dire au général Dufour d'en finir vite. » Je regarda
M. de Zayas pour constater ces paroles. Son regard me cherchait aussi.
« Cependant, monsieur l'ambassadeur, je n'ai pas voulu vous apprendre
aveu légèrement, et, ce soir, j'ai demandé à M. de Zayas s'il considérait l'ave
comme complet. « Je ne sais pas ce que vous voudriez de plus, me répondit-îl
« à moins que vous ne vouliez une déclaration écrite. Quand je vous disais
« matin que j'en mettrais ma main au feu (2) 1 »
Nous avons hâte de sortir de ces pénibles détails, que nous aurions
préféré ne point relater, s'ils n'eussent été nécessaires pour éclaircilj
un des points les plus curieux de notre histoire contemporaine. Est-il
besoin maintenant de dire quel fut le succès de la tactique de lord
(1) Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 2 décembre 1847, no 212.
(2) Dépêche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 31 décembre 18 i7, n" 240.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. i89
Palmerston? Pendant qu'en signant la note concertée, il disait à M. de
Broglie : «Notre médiation, je le crains bien, sera devancée par les
événemens (1); les radicaux suisses, obéissant à ses exhortations, en
finirent vite non-seulement avec la résistance de leurs adversaires de
Fribourg et de Lucerne, mais aussi avec les principes de la justice et
de l'humanité. On s'est étonné du peu de temps qu'avait duré la lutte,
ou plutôt de ce qu'il n'y avait point eu de lutte sérieuse. Que pouvaient
300,000 individus, les plus pauvres de la Suisse, contre 1,900,000 ha-
bitans des cantons les plus riches et les plus puissans? Qu'on ne s'y
méprenne pas toutefois, ce ne fut pas leur infériorité numérique qui
paralysa les cantons du Sunderbund; ce fut l'effet moral de l'inconce-
vable abandon où leur cause était laissée de toutes parts. L'opinion
publi(jue française, abusée par des journaux mal informés ou aveuglés
par l'esprit de parti , s'était prononcée contre eux. Le gouvernement
anglais les avait livrés à leurs ennemis. Enfin, en Suisse même, les
hommes les plus distingués du parti modéré, se croyant sans doute liés
d'honneur par la consigne militaire, avaient consenti à servir dans
l'armée radicale. M. Dufour, le général en chef, et cinq sur sept des
commandans généraux, étaient conservateurs. Leur exemple avait en-
trahié la plupart des officiers inférieurs qui professaient les mêmes
opinions. Des bataillons entiers, maudissant le joug odieux des radi-
caux, obéissant cependant aux ordres de la diète, s'acheminaient, le
remords dans l'ame, vers le théâtre de la guerre. En voyant s'avancer
contre eux ces chefs et ces soldats , porteurs du brassard fédéral , les
mêmes cantons conservateurs, qui avaient jadis combattu de si grand
cœur les corps francs, furent saisis de trouble et d'incertitude. Eux qui
avaient culbuté sans crainte les bandes illégales dirigées par le volon-
taire M. Ochsenbein, ils hésitèrent à se défendre contre les troupes
régulières réunies par M. Ochsenbein, président du vorort, et menées
contre eux par un général conservateur nommé par la diète. En plu-
sieurs endroits, les niasses populaires demandèrent en vain à être me-
nées au combat; leurs chefs préférèrent capituler. On sait ce que furent
ces capitulations, oii sait surtout comment elles furent observées.
Il n'entre point dans notre intention de raconter ce que fut le ré-
siime des cantons du Sunderbund après le triomphe des radicaux.
>«ous n'avons pas non plus à dire comment, affranchi par son succès
des ménagemens qu'il avait gardés jusqu'alors, le parti vainqueur
s abandonna à ces excès grossiers si énergiquement stigmatisés par
M. de Montalembert à la tribune de la chambre des pairs, avec une
chaleur et des accens qui ne sont pas encore sortis de la mémoire des
gens de bien. Nous nous renfermerons strictement dans notre sujet,
(1) Voir les dépêches de M. de Broglie du 2 décembreJ1847, communiquées aux cham-
bres en janvier 1848.
490 REVUE DES DEUX MONDES. ,
en constatant simplement l'universelle réprobation attirée sur la diète
par son rejet déloyal des conditions de la capitulation qui lui avaient
livré les portes de Fribourg, par les actes de violence et de spoliation
éhontées qu'elle a exercés contre les vaincus, et par le joug oppresseur
et tyrannique qu'elle leur a imposé. Tant d'iniquités n'eurent pas seu-
lement pour effet de provoquer la démission des généraux suisses,
embarrassés de mettre plus long-temps leur épée au service d'une
cause qui, se montrant enfin à leurs yeux telle qu'au fond elle avait
toujours été, soulevait leur cœur d'indignation; elles ne servirent pas
non plus seulement à désabuser une portion du public européen, elles
modifièrentles vues de ceux-là même qui s'étaient fait au débutles alliés,
nous allions presque dire les complices du parti radical en Suisse. Le
secrétaire d'état de sa majesté britannique parut presque regretter la
bienveillance qu'il avait témoignée à des gens qui, après en avoir fait
un si bruyant étalage dans le temps où ils en avaient besoin, se mon-
traient, depuis leur victoire, si peu disposés à la reconnaître par vm
peu de déférence pour ses conseils. En effet, le nouvel envoyé, sir
Strafford Canning, d'abord bien accueilli par M. Ochsenbein et ses amis,
n'avait pas tardé à les voir s'éloigner de lui, dès qu'il avait voulu leur
prêcher le calme, la modération et la justice. Chaque jour, il se mon-
trait plus dégoûté de la tâche ingrate qui lui avait été confiée d'avoir
à faire entendre raison à de pareils protégés.
« La mission de sir Strafford Canning touche à son terme; il m'a an-
noncé hier (écrit à M. de Bois-le-Comte le même correspondant) son dessein
<le quitter la Suisse.
« Je vois, me disait-il, qu'on ne suit pas mes conseils, et ma position devient
intenable. J'ai appuyé mes démarches officielles de lettres particulières et ami-
cales à M. Ochsenbein; ce matin encore, je lui ai écrit pour lui recommander
l'amnistie. Tout cela sera sans résultat. Ochsenbein et Funck ont le désir du
bien, mais les autres membres du gouvernement sont les bras des clubs, et, si
je confonds dans mes souvenirs M*** et M*** avec les ours de pierre qu'on voit
5«r la porte de Berne, ce sera leur faute, car je n'ai pas pu avoir l'honneur de
les voir.
« Il avait un air triste en me disant ces paroles. Il ajouta que, depuis long-
temps, il s'apercevait de la justesse des renseignemens que je lui avais donnés
sur les hommes et sur les choses; qu'il y a trois mois, il avait balancé pendant
trois jours pour savoir s'il ne partirait pas immédiatement; que lord Palmer-
ston avait laissé à son jugement de partir ou de rester; qu'il avait pensé que sa
présence ferait mieux écouter ses conseils , mais qu'aujourd'hui il était désa-
tjbusé et qu'il allait quitter ce pays (1). »
Sans doute, s'il n'eût écouté que son inclination, sir Strafford Can-
ning serait parti plus tôt d'un lieu où ses sages conseils étaient si mal
(1) Dépèche de M. de Bois-le-Comte à M. Guizot, 23 janvier 1848.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 491
reçus et si peui suivis; mais il ne pouvait échapper à ce représentant
expérimenté du gouAernement britannique qu'en continuant à Berne,
même avec peu de chances de succès, le rôle de modérateur que la
droiture de son caractère lui aurait, en tout temps, fait choisir, alors
même que les intérêts de son pays ne le lui auraient pas commandé, il
prenait le meilleur moyen de parer à des éventualités qui déjà se lais-
saient entrevoir, et menaçaient de changer en un échec définitif l'a-
vantage que la politique anglaise avait, on sait maintenant à quel prix,
remporté en Suisse.
Le dernier incident diplomatique dont il nous reste maintenant à
rendre compte n'a jamais été révélé au public, et, si l'on excepte le
petit nombre d'hommes considérables qui y ont pris part, bien peu de
personnes en ont eu connaissance. 11 nous est impossible de le passer
sous silence, non-seulement parce qu'il se rattache directement à la
question suisse, dont nous avons cherché à raconter fidèlement toutes
les phases, mais encore parce que, si la révolution de février n'eût pas
éclaté, il est probable qu'il eût exercé sur la politique extérieure de
notre pays et sur le sort de l'Europe une influence considérable.
Nous avons dit, avec quelques détails, comment, à la fin de 1846, le
gouvernement français, sans rien abandonner de la politique qui lui
était propre, sans aller rechercher l'alliance des cours du Nord, sans
se rapprocher en quoi que ce soit des tendances qui caractérisaient
particulièrement la politique de la cour de Vienne , avait cru utile,
pour le salut de la Suisse et le maintien de la paix du monde, de faire,
(le l'autre côté du Jura, avec l'Autriche, ce qu'il avait réussi à faire>
pour un temps, avec l'Angleterre, de l'autre côté des Pyrénées, ce qu'il
avait également essayé en Grèce avec l'Angleterre et la Russie, c'est-à-
dire oublier momentanément l'antique rivalité d'influence, afin de
s'occuper ensemble et de bonne foi d'un intérêt spécial, pressant et
supérieur à toutes les dissidences ordinaires. De la fin de 1846 à la fin
de 1847, cette entente de la France avec les cabinets de Berlin, de
Saint-Pétersbourg, et en particulier avec le cabinet de Vienne, avait
été, en ce qui regardait les affaires de Suisse, heureusement main»
tenue, malgré quelques différences de conduite plus apparentes que
réelles. Dans l'action commune, la France avait joué le rôle principal
et le plus actif, non point parce qu'elle était plus que les cabinets de
Russie, de Prusse ou d'Autriche, animée contre les gouvernemens ra-
dicaux de la Suisse, mais, tout au contraire, parce que, moins com-
promise et restée de plus grand sang-froid, elle n'avait pas prématu-
rément rompu comme eux les liens et cessé les communications qui
lui permettaient d'agir encore sur la portion restée saine de ce mal-
heureux pays.
Cette entente avait été d'une nature si peu exclusive, que rien n'a-
492 REVUE DES DEUX MONDES,
vait été négligé de notre côté pour y faire adhérer l'Angleterre, à tel
point que le tardif assentiment, à grand'peine arraché à lord Pal-
merston , avait été considéré comme un succès de la politique fran-
çaise. Cependant la médiation, résultat éphémère de l'entente à cinq,
ayant échoué précisément parce que l'Angleterre y était entrée, et
entrée dans la pensée de la faire échouer, et les dangers, conséquence
de l'état violent de la Suisse, n'ayant fait qu'augmenter, les grandes
puissances, en particulier l'Autriche et la Prusse, devaient être con-
duites à chercher dans quelque autre combinaison les garanties deve-
nues nécessaires à la paix du continent. Ces garanties, elles ne pou-
vaient les trouver ailleurs que dans l'accord avec la France, elles ne
pouvaient les demander à d'autres qu'au gouvernement français. L'im-
minence de cette situation, qui allait rendre notre cabinet arbitre des
destinées de l'Europe, était amèrement pressentie par tous les corres-
pondans de lord Palmerston à l'étranger. Il ne faut que parcourir
les dernières pages des papiers communiqués au parlement d'An-
gleterre en 4848 et 4849, pour y voir combien souvent de Berne, de
Berlin et de Vienne, les agens anglais appelaient l'attention du prin-
cipal secrétaire d'état de sa majesté britannique sur les voyages de
deux des plus éminens diplomates de la Prusse et de l'Autriche,
M. le général Radowitz et M. le comte Colloredo, qui, après s'être
rencontrés en Allemagne, se rendaient à Paris. Ces appréhensions
des agens anglais n'étaient pas dénuées de fondement. Tel était en
effet le résultat de la politique que leur chef avait jugé convenable de
suivre en Espagne, en Italie, en Grèce, et, dernièrement enfin, dans
les affaires de Suisse. Désespérant de pouvoir jamais s'entendre avec
celui qui s'était fait , à Madrid , le patron des cabales des exaltés espa-
gnols, à Rome, à Naples et en Sicile, le promoteur des insurrections
et de la levée de boucliers contre l'Autriche, en Grèce, un agent in-
cessant de troubles et de désordre, qui avait livré les conservateurs de
Fribourg et de Lucerne à la colère des radicaux suisses, les grandes
puissances de l'Europe venaient témoigner à la France le désir de se
concerter avec elle à l'exclusion de l'Angleterre. M. le comte Collo-
redo et le général Radowitz, pendant leur séjour à Paris, mirent en
avant l'idée d'une entente à quatre sur les affaires de Suisse. Notre ca-
binet avait accepté leurs ouvertures; un jour était pris (le 45 mars)
pour donner aux arrangemens déjà débattus une forme arrêtée et pré-
cise. Ainsi avait été définitivement franchi un pas immense. Ces mêmes
puissances du Nord, si hostiles en 4830, qui avaient eu si grande hâte,
en 4840, de prendre parti contre nous et pour l'Angleterre au sujet
des affaires du Levant, qui étaient restées passives et neutres en 4846
après les mariages espagnols, en 4848 après les affaires de la Suisse, se
mettaient avec nous et contre l'Angleterre. Nous n'avions pas passé de
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 493
Jeur côté, elles avaient passé du nôtre. C'était le tour de l'Angleterre
(l'être placée dans l'isolement.
En donnant au public cette suite d'études que nous terminons au-
jourd'hui sur la politique extérieure du gouvernement français de
1830 à 18-48, notre dessein a moins été de nous livrer à un exainen
complet et circonstancié de la diplomatie française que d'en faire res-
sortir les côtés saillans; nous nous sommes attaché aux événemens
décisifs qui ont, pendant ces dix-huit années, mis le plus en relief le
fond même de notre politique extérieure. Nous nous sommes abstenu
de toute réflexion générale : nous nous les interdisons encore. Qu'il
nous soit toutefois permis, au moment déposer la plume, de constater
les faits en les résumant.
En 1830, le gouvernement français, sorti d'une crise révolution-
naire que nous n'avons pas beson de juger ici, fruit lui-même d'une
transaction sur le mérite de laquelle nous n'avons pas à nous pro-
noncer, se trouve en présence de l'Europe inquiète et troublée. Les
grandes puissances,, posées face à face de lui, une exceptée, lui sont
toutes contraires. Par son accord avec le seul gouvernement dont l'ori-
gine fût semblable à la sienne, le seul dont il pût, avec honneur et
sécurité, rechercher alors l'amitié, il brave, contient, calme et fait
peu à peu tomber les dispositions malveillantes des autres cabinets.
Quels sont les résultats de cette alliance avec l'Angleterre? D'abord la
création d'un royaume de Belgique, et par suite une sécurité nouvelle
acquise pour notre frontière du nord; peu après, l'établissement du
régime représentatif en Espagne, qui nous ménage une égale sécurité
pour notre frontière du midi; enfin, l'établissement d'une monarchie
constitutionnelle en Portugal, en Grèce, et, comme conséquence, un
surcroît d'influence en Europe. Cette situation se prolonge sans modi-
fication essentielle jusqu'en 1840. En 1840 survient un premier dissen-
timent avec le cabinet anglais, dirigé par lord Palmerston. Notre pays
découvre aussitôt combien , dès qu'il cesse d'être d'accord avec l'An-
gleterre, les autres cabinets européens sont empressés à s'unir contre
lui. 11 se trouve pour un temps rejeté, malgré la volonté de ceux qui
le gouvernent, dans une situation isolée, violente et presque révolu-
tionnaire devant l'Europe. Lord Palmerston est remplacé par lord
Aberdeen; alors l'entente se renoue, sinon entre les deux nations, du
moins entre les deux cabinets. Cette seconde alliance avec l'Angleterre
semble aussi solide, elle est plus intime peut-être que la première....
Qu'elle est loin cependant de porter les mêmes fruits ! A peine les ef-
forts des ministres des deux pays suffisent-ils à prévenir de déplora-
bles collisions. Le cabinet tory cède bientôt la place à un cabinet whig,
fit lord Palmerston revient aiix affaires, Alors une lutte non avouée, i^
iOi REVUE DES DEUX MONDES.
o^t vrai, mais réelle, ardente, du côté du moins de l'Angleterre, re-
prend, non pas sur un seul théâtre, mais sur tous, en Espagne, en
Portugal, en Grèce, en Italie, en Suisse et partout. Cependant, cette
fois, le gouvernement français résiste efficacement sans que le pays
lui-même en soit le moins du monde troublé; il résiste, en ayant par*
fois les grandes puissances contre lui, parfois neutres entre l'Angle-
terre et lui, et parfois avec lui. Il résiste le plus souvent avec succès,
rarement avec désavantage. Si, en Portugal, il s'entend pour un mo-
ment avec l'Angleterre, c'est son opinion qui l'emporte. En Espagne,
le parti français triomphe, et l'Espagne tranquille et prospère retrouve
aussitôt des jours qu'elle avait presque oubliés. Notre influence do-
mine en Grèce, la Grèce prend paisiblement son rang parmi les états
constitutionnels réguliers de l'Europe. En Italie, au contraire, les con-
seils du gouvernement français sont dédaignés, ce sont ceux de l'An-
gleterre qui l'emportent; on sait ce qu'est devenue l'Italie, et si l'An-
gleterre est venue la tirer du naufrage où elle l'a précipitée. En Suisse,
là cause radicale triomphe , grâce à lord Palmerston ; où en est au-
jourd'hui la Suisse? Voilà, si nous avons été impartial, et nous croyons
sincèrement l'avoir été, le compte de la politique extérieure du gou-
vernement de 1830.
Nous le demandons maintenant : quand donc les ministres de ce
gouvernement (nous les prenons tous ensemble) se sont-ils montrés
inférieurs à la tâche qu'assume quiconque entreprend de conduire les
affaires extérieures d'un grand et noble pays comme la France? Quel
jour et à quel moment ont-ils néghgé, compromis ou trahi les grands
intérêts qui leur étaient confiés , intérêts de toute nature, permanens,
transitoires, d'humanité et de civilisation générale, tous ces intérêts
multiples, en apparence identiques au fond, dont l'ensemble, aussi
long-temps que la France conservera son nom , qu'elle soit empire ou
république, monarchie de droit divin ou monarchie constitutionnelle^
ne cessera de constituer l'apanage glorieux que nos pères nous ont
transmis, et que naguère encore nous espérions passer intact à nos
enfans? N'étaient-ce pas les intérêts permanens de la France qu'assu-
raient les ministres du dernier gouvernement en créant le royaume
de Belgique, en favorisant le développement du régime constitutionnel
en Espagne, et plus tard en y maintenant sur le trône la dynastie
qui y règne depuis Louis XlY? N'étaient-ce pas les intérêts transitoires,
mais également sacrés de la France, que ces ministres ont servis, lors-
qu'ils ont fait pénétrer si loin et si avant au dehors, par leurs discours,
par leurs actes et par leurs exemples, non point, grâce à Dieu, les
doctrines révolutionnaires , mais les idées de liberté réglée , de tolé-
rance éclairée, qui, il y a deux ans, paraissaient, sous leurs auspices,
près de triompher partout? N'était-ce pas enfin à la cause de l'huma-
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. 495
nité et de la civilisation qu'ils sacrifiaient une éphémère popularité,
quand ils retenaient l'Italie trop prompte à provoquer inconsidéré-
ment l'Autriche, quand ils sommaient les radicaux suisses de respecter
la souveraineté des petits cantons catholiques? Il est vrai, en Italie
et en Suisse, ils ont échoué; pourquoi? Par leur faute? Non, mais, ce
qui est triste à dire, parce que, sur ces questions, l'opinion de leur
propre pays a eu le tort de ne les point soutehir. Loin de nous l'inten-
tion d'accuser indistinctement les adversaires du dernier cabinet. L'es-
prit de nos institutions autorisait la sévérité, l'injustice même des ju-
gemens qu'ils ont portés sur une politique qu'à coup sûr ils avaient le
droit de ne pas approuver. Nos reproches vont à ceux qui, non contens
d'user d'une critique amère, ont pris ouvertement parti contre leur
gouvernement et pour l'étranger. A eux la responsabilité des malheurs
de l'Italie et de la Suisse, car, il ne faut pas s'y méprendre, l'Angle-
terre n'eût point réussi à pousser les Italiens contre les Autrichiens,
ni les radicaux de Berne contre les conservateurs de Fribourg et de
Lucerne, sans les auxiliaires inattendus qu'elle a rencontrés dans une
partie de l'opposition française. Que chacun réponde donc de ses actes.
Nous ne nierons pas que nous ayons été aise de trouver, dans le récit
des événemens extérieurs survenus pendant les dix-huit années de la
monarchie de 1830, une occasion de rendre hommage à un gouverne-
ment que nous avons soutenu, servi et aimé, parce qu'il donnait sa-
tisfaction à notre raison et à nos convictions les plus chères. Dieu nous
est témoin, cependant, que nous avons eu aussi un autre but. Nous
sommes de ceux qui ont toujours pensé que le plus triste service à
rendre aux peuples est de leur apprendre à mépriser les gouverne-
mens auxquels ils ont long-temps obéi. Selon nous, les royalistes, en
1815, ont eu grand tort d'insulter ce qu'il y avait eu de glorieux dans
le gouvernement impérial , les libéraux n'ont guère agi plus sagement
après 1830, €n dénigrant les années douces et paisibles de la restaura-
lion. De semblables injustices n'ont pas même profité à ceux qui se les
sont permises. De nos jours, où la calomnie, redoublant d'audace,
s'attache à dégrader tous les régimes passés, afin de mieux troubler le
présent et de ruiner plus sûrement l'avenir, il importait plus que ja-
mais de placer la vérité en face du mensonge, et d'opposer un récit
calme et précis à de violentes déclamations. En montrant par des do-
cimiens multipliés et par des preuves irrécusables ce qu'ont été au
juste les relations de la monarchie de 1830 av«c les puissances étran-
gères, nous n'avons donc pas visé seulement à venger ce gouvernement
le plus récemment tombé, et par cela même le moins connu peut-être
et le plus calomnié; nous avons aussi désiré rendre à notre pays un
peu de ce respect pour son histoire et pour lui-même, sans lequel il ne
tarderait pas à descendre du premier rang des nations.
0. d'HaCS?0NYILLE.
L'ANGLETERRE
A L'OliVERTURE DE LA SESSION PARLEMENTAIRE DE 4830.
DES CONSÉQUENCES POLITIQUES DES RÉFORMES COMMERCIALES
DE SIR ROBERT PEEL.
L'Angleterre nous offre, depuis trois ans, le spectacle, jusqu'ici sans
exemple chez nos voisins, d'un gouvernement affranchi de toute op-
position. Les ministres actuels ont presque toujours rencontré chez
leurs prédécesseurs un appui cordial, et les tories, privés de leur chef
et de leurs orateurs par la désertion de sir Robert Peel et de ses amis,
plus désireux de se venger que de ressaisir le pouvoir, indécis et di-
visés sur la meilleure conduite à tenir, ont rarement essayé d'entraver
les mesures de lord John Russell. Us ont ainsi tenu, peut-être un peu
' malj^ré eux, la promesse faite par lord George Bentinck, lorsqu'il pour-
suivait avec acharnement la chute de sir Robert Peel. Lord George
Bentinck avait déclaré que les successeurs, quels qu'ils fussent, du
ministre renégat auraient le champ libre et une franche et loyale
épreuve pour leur politique, à la seule condition de remplacer au pou-
voir l'homme que les tories voulaient jefgr dehors pour avoir trahi et
livré l'agriculture nationale. Volontairement ou non, la promesse a
été remplie, et M. Disraeli avait le droit de dire en juillet 1849 à lord
John Russell et à ses collègues que depuis trois ans ils administraient
sans obstacle, qu'ils avaient fait prévaloir et avaient pu librement ap-
L'ANGLETERRE A l' OUVERTURE DE LA SESSION. 497
•liquer leurs plans et leurs idées, et qu'ils ne pouvaient refuser de
aisser juger sur les résultats de ces trois années la politique à laquelle
Is s'étaient associés en 1846, et qu'ils continuaient.
Pendant toute la durée de la dernière session, le ministère whig n'a
jamais eu rien à redouter pour son existence; les discussions dont
la politique extérieure et l'administration des colonies ont été le sujet
n'ont jamais été de nature à l'alarmer sur le pouvoir dont il était pai-
sible possesseur. Il n'en sera plus de même cette année. Tout annonce,
m contraire, une session fertile en débats animés, en luttes ardentes,
m mesures décisives. L'association pour la protection de l'industrie
pationale et l'association pour la réforme électorale et financière ont
Konsacré l'intervalle des deux sessions à agiter les esprits, se com-
battant l'une l'autre par des publications rivales, et opposant réunion
à réunion sur toute la surface de l'Angleterre. M. Disraeli a com-
mencé, et M. Cobden a repris le rôle d'agitateur; tous deux ont par-
couru les principaux comtés d'Angleterre, s'attaquant et se répondant
tour à tour sans pourtant se trouver nulle part en face, et s'ajour-
nant à leur rencontre dans le parlement. Lord Stanley vient de réunir
les principaux membres du parti tory pour décider s'il convient d'atta-
quer le gouvernement dès le premier jour, en présentant un amende-
ir^-nt à l'adresse, ou s'il convient mieux d'attendre une occasion plus
favorable. Le gouvernement de son côté, jaloux d'échapper cette fois
au reproche de s'endormir dans la jouissance du pouvoir, a fait pré-
parer pour l'ouverture de la session un certain nombre de mesures,
entre autres un nouveau plan d'administration coloniale et un projet
(le réforme électorale.
Changer la loi électorale et déplacer par conséquent le centre de gra-
vité du pouvoir politique est partout une entreprise grave et péril-
leuse, à plus forte raison en Angleterre, où les institutions tirent de
leur antiquité une grande partie de leur force, et où bon nombre d'es-
prits, en 1831 , repoussaient encore une réforme dont ils reconnaissaient
la justice, de crainte d'affaiblir le prestige delà chambre des communes
en touchant à son organisation séculaire. Lord John Russell, en com-
battant les propositions de réforme électorale présentées par les radi-
caux, a plusieurs fois déclaré qu'il ne regardait pas l'œuvre de 1831
comme définitive, et qu'il admettait la possibilité d'un progrès ulté-
rieur. Néanmoins on était fondé à croire que les whigs se tenaient
pour satisfaits de la réforme accomplie, et qu'ils renvoyaient à un ave-
nir assez lointain toute modification de la loi électorale. On a donc lieu
d'être surpris de voir lord John Russell proposer lui-même cette année
une réforme qu'il déclarait inopportune et prématurée l'année der-
nière; on est en droit de supposer à cette détermination imprévue des
motifs d'une impérieuse nécessité. Pour nous, la conduite du minis-
TOME T. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
tère whig nous semble facile à expliquer; elle nous paraît la consé-
quence forcée des graves changemens introduits par sir Robert Pee
dans la législation économique de l'Angleterre. Sir Robert Peel a prii
pour lui le côté brillant et populaire de cette révolution; il a laissé ;
ses successeurs la tâche ingrate de la compléter et de la terminer.
Nous sommes de ceux qui n'ont point épargné les éloges à sir Ro
bert Peel. Nous l'avons suivi avec une sympathique émotion dans tou
le cours de cette session mémorable qui mit fin à son pouvoir, alorj
que lord George Bentinck le poursuivait de ses philippiques, quelque
fois brutales et souvent éloquentes, et que M. Disraeli l'accablait d(
ses sarcasmes les plus acérés et les plus amers; alors que, déterminée
tomber, il voyait ses anciens adversaires, les whigs, le soutenir avei
enthousiasme et le combattre à regret; alors que M. Cobden, prêt ;
voter contre lui, l'adjurait de garder le pouvoir en renonçant à son bil
-sur l'Irlande. Cette session ne fut qu'un long drame, où tout l'intérê
-s'était concentré sur sir Robert Peel; ces luttes ardentes autour d'ui
homme inflexible qui tenait entre ses mains les destinées de l'Angle
terre rappelaient la fable antique de Prométhée; il semblait que i;
liberté commerciale remplaçât le feu sacré, et dût coûter, comme la
la vie à celui qui l'apportait. On ne pouvait pourtant se dissimulerai
l'avenir de l'Angleterre était engagé dans cette lutte où il ne s'agissai
en apparence que d'un homme, et en admirant la force de voient
avec laquelle sir Robert Peel imposait au parlement l'abolition des loi
«ur les céréales, on se demandait si la situation de la Grande-BretagO'
-exigeait absolument ce remède héroïque.
Il est temps aujourd'hui de juger l'œuvre de sir Robert Peel,
chercher si elle a produit tous les résultats que ce hardi novateur ei
-attendait, et de voir si, à côté de la plaie qu'elle guérissait, elle
créait pas une plaie nouvelle. Peut-être cet examen prouvera-t-il qui
la célèbre doctrine du libre échange, au lieu de reposer, comme on li
croit à Manchester, sur des principes éternels, applicables à tous
demps et à tous les pays, n'est qu'une théorie de circonstance, produit
«t justifiée par la situation exceptionnelle de l'Angleterre; peut-êtr<
prouvera-t-il surtout qu'une impérieuse nécessité ne laissait à nos voi
sins que le choix entre deux maux, et qu'elle a entraîné sir Rober
Peel à sacrifier aux exigences du présent l'avenir de l'Angleterre. C'*îs
une question de fait qui est ici soulevée; le soin de débattre la ques
tion théorique appartient aux économistes de profession.
I.
Dans les derniers jours de la session de 4849, M. Disraeli ût au
^e la chambre des communes la demande d'une enquête sur l'état dt
il
I
L'ANGLETERRE A L'OUYERTURE DE LA SESSION. 499
nation. Celte motion, qui fut rejetée à une forte majorité, fut cepen-
int l'occasion du seul débat oii l'existence du ministère anglais ait
é réellement engagée : elle renfermait une attaque qui s'adressait à
r Robert Peel aussi bien qu'au ministère; car, dans les collègues de
ird John Russell, M. Disraeli combattait moins des ministres whigs que
s continuateurs de la politique commerciale de 1846. Sir Robert Peel
comprit ainsi; il vint en aide au cabinet, et porta avec le ministre
8 l'intérieur, sir George Grey, tout le poids de la discussion. Il re-
(♦ndiqua l'honneur et la responsabilité de son œuvre, et, suivant
. Disraeli pas à pas dans toutes ses attaques, il entreprit d'établir que
|!S propres prévisions n'avaient point été trompées. Ce discours, on le
jomprend, est la principale pièce du procès.
j M. Disraeli prétendait qu'une enquête parlementaire aurait pour ré^
bltat de démontrer qu'en janvier 4846 toutes les branches de la ri-
hesse nationale prospéraient, et qu'en juin 1848 elles étaient toutes
ians un état de souffrance profonde. 11 ajoutait qu'au moment où il
larlait, cette souffrance n'avait fait que s'accroître. Cependant la tran-
i[uillité intérieure n'avait point été troublée, aucune opposition n'avait
jté faite au ministère; celui-ci n'avait point hérité d'embarras anté-
fieurs, puisque, à son arrivée au pouvoir, les recettes dépassaient les
lépenses. Le ministère ne pouvait donc renvoyer ni aux événemens ni
i personne la responsabilité du changement désastreux survenu dans
a situation de l'Angleterre; ce changement était bien le résultat de la
lx)litique commerciale inaugurée par sir Robert Peel et pratiquée par
[ord John Russell. Le mérite de l'œuvre se reconnaissait à ses fruits.
I C'était là une thèse spécieuse que M. Disraeli a développée avec
beaucoup d'art et qui fournissait à sa verve satirique d'abondans ma^
périaux; mais M. Disraeli choisissait mal son terrain : en se faisant un
irgument de la prospérité dont jouissait l'Angleterre au commence-
ment de 1846, il amnistiait toute l'administration de sir Robert Peel,
sauf l'abolition des lois sur les céréales, et sir Robert Peel ne manqua
pas de se prévaloir de cet aveu échappé à son ennemi le plus acharné.
En outre, en prenant pour second terme de sa comparaison l'année
1848, M. Disraeli mettait ses adversaires en droit de lui objecter qu'il
choisissait une année exceptionnelle, et qu'il s'armait d'une détressé
passagère facile à expliquer par une disette en Irlande, par la crise des
chemins de fer et par le contre-coup des révolutions européennes.
L'orateur tory croyait aller au-devant de l'objection en alléguant que
la famine de l'Irlande avait été un mal local, que les spéculations sur
les chemins de fer remontaient aux années antérieures, et enfin qu'en
1848 les exportations de l'Angleterre n'avaient point diminué malgré
la crise révolutionnaire. M. Disraeli ne pouvait cependant se dissi-
500 REVUE DES DEUX MONDES.
muler que l'Angleterre s'était vue dans la nécessité de nourrir l'ir-i
lande; il rappelait lui-même qu'un emprunt considérable avait étt'î
contracté pour donner du pain à plusieurs millions d'hommes. Si Icvs!
souffrances ét-^icnt pour l'Irlande, la dépense était à la charge de l'An-
gleterre. Quant aux actions des chemins de fer, en 1 846 elles étaient
regardées comme un placement sûr et avantageux; elles formaient unti
partie considérable de ce capital à l'aide duquel les classes industrielles^
faisaient le commerce étendu qui servait d'argument à M. Disraeli; er
1848, ce capital s'était évanoui en fumée par la dépréciation des che-i
mins de fer, et bien des gens qui, deux ans auparavant, se croyaient
riches et étaient riches en effet avaient passé, comme par l'action d'ur
pouvoir surnaturel, de l'opulence à la misère. Il est impossible de niei
que cette destruction presque instantanée d'un capital de plusieun
centaines de millions ait dû exercer une influence considérable sur k
prospérité de la classe commerçante et industrielle; il est également
impossible de nier que les révolutions du continent ont eu leur contre-
coup en Angleterre. Chacun sait qu'aussitôt après février 1848, toUtei
les maisons françaises qui avaient fait des commandes en Angletern
retirèrent leurs ordres : croit-on qu'il n'en ait pas été de même de
maisons devienne, de Berlin et de toute l'Allemagne?
M. Disraeli ne pouvait espérer de détruire complètement de sembla
blés objections. S'il a persisté à choisir l'année 1848 comme un de
deux termes de sa comparaison, c'est qu'en opposant aux tableau;
statistiques de 1848 ceux de l'année finissant le 25 mars 1846, il poH'
vait conclure qu'en trois ans le nombre des pauvres valides qui, faut
d'ouvrage, avaient dû recourir à l'assistance publique s'était accru d
74 pour 100 (666,338 au lieu de 382,417); que celui des indigens se
courus s'était accru de 41 pour 100 (1,876,541 au lieu de 1,332,089)
que les dépenses faites en vertu de la loi des pauvres s'étaient accrue
de 25 pour 100 (154,500,000 francs, au lieu de 123,550,000 fr.); enfi^
que les taxes locales pour venir au secours des indigens s'étaient a
crues en moyenne de 39 et demi pour 100 dans les comtés manufac
turiers et de 17 pour 100 dans les districts agricoles. En outre, l'ora
leur, pour le besoin de sa thèse, voulait être en droit de dire quec(
n'était pas seulement l'agriculture qui avait reçu un coup funestei
mais que l'industrie elle-même avait été profondément atteinte, et ii
espérait tourner au profit de la démonstration qu'il entreprenait l'in:
contestable détresse de l'industrie anglaise dans les premiers mois d(!
1848. M. Disraeli oubliait que qui veut trop prouver ne prouve rien, e'
il allait apprendre à ses dépens qu'il n'est jamais prudent d'étayer d'ar!
gumens ruineux la meilleure des causes. Si ses adversaires parvenaienj
à établir qu'il y avait en 1849 amélioration sur 1848, ils étaient aussi]
L'ANGLETERRE A L'OLVERTURE DE LA SESSION. 501
t en droit de conclure que M. Disraeli n'était pas fondé à invoquer
ciiume preuve une année exceptionnelle et une détresse passagère :
fiite son argumentation se trouvait invalidée à la fois.
(/est ce que le ministre de l'intérieur, sir George Grey, ne manqua
j|S de faire. 11 établit à son tour une comparaison entre les six pre-
ijiers mois de 1848 et les six premiers mois de 1849, et, prenant succes-
reinent un certain nombre de villes industrielles, il démontra que
J! nombre des pauvres secourus avait décru dans une proportion
iftable, que les dépenses de l'assistance publique avaient diminué,
jjfin que les dépôts dans quelques caisses d'épargne avaient augmenté
( nombre et en valeur. Il en concluait que la dépression éprouvée
( 1848 était éphémère, et que l'Angleterre revenait graduellement
?a situation normale.
M. Disraeli n'avait rien à opposer à cette réponse. 11 avait égale-
ent été mal inspiré en voulant se faire un argument de la détresse
omentanée des manufacturiers anglais. 11 devait savoir que toute
ise industrielle qui est produite par une cause étrangère à l'indus-
ie elle-même, comme une disette, une commotion politique, etc.,
t inévitablement suivie d'une réaction favorable : la production, en
fet, éprouve un temps d'arrêt pendant lequel les approvisionnemens
épuisent, et les besoins de la consommation viennent bientôt rani-
|ier les ateliers. Après deux ans de chômage, la consommation inté-
eure eût suffi pour rendre à l'industrie anglaise son activité, à plus
>rte raison lorsque les révolutions européennes, en paralysant l'in-
ustrie de la France et de l'Allemagne, affranchissaient les manu-
icturiers anglais de toute concurrence dans les marchés des deux
londes. Languissante en 1848, l'industrie anglaise réunissait, en 1849,
)us les élémens de prospérité. Aussi M. Disraeli fut-il facilement ac-
iblé par sir George Grey et par sir Robert Peel, qui prouvèrent que
L consommation du sucre, du café, du tabac, des eaùx-de-vie, s'était
3nsidérablement augmentée, et qui lurent dans la chambre des com-
lunes nombre de lettres de négocians ou de manufacturiers des prin-
ipales villes d'Angleterre et d'Ecosse, témoignant toutes de l'état flo-
issant de l'industrie. Cette activité des manufactures anglaises s'est
ou tenue pendant tout le cours de 1849, et ne paraît point encore se
alentir. Néanmoins' il est évident qu'à mesure que l'ordre se raffer-
mira sur le continent, et que l'industrie française ou allemande se
elÔTera de ses ruines, l'industrie anglaise perdra quelques-uns de
es avantages actuels; mais M. Disraeli, qui s'était fait un argument
le la détresse momentanée de 1848, ne pouvait contester à ses adver-
aires le droit d'invoquer à leur tour la prospérité, peut-être passa-
gère, de 1849. Quant au fait allégué par lui, et prouvé du reste par
les témoignages authentiques, que des fabricans auraient dû, faute
502 REVtJE DES DEUX MONDES.
d'acquéreurs, exporter des articles destinés à la consommation inté
rieure, il ne pouvait suffire évidemment à rerrdre compte de l'accrois
sèment considérable qu'avaient éprouvé toutes les exportations di
l'Angleterre.
Que reste-t-il donc de toute la partie du discours de M. Disraeli <|u
était relative à l'industrie? Un seul fait , celui sur lequel il a le moin
appuyé, et qui aurait dû être au contraire le point de départ de son argu
mentation. Les exportations de 1848 ont égalé, pour les quantités expor
tées, les exportations de 4 845 et 1 846; mais leur valeur, qui était, en 1 846
de 59,500,000 livres, n'a plus été, en 4848, que de 53 millions de livres
Ce fait prouve que, pour la même quantité de travail, l'Angleterre ;
reçu, en 4848, 6,500,000 livres, ou 462,500,000 fr. de moins qu'en 4846
Cette dépréciation dans la valeur des articles exportés , et notammen
des cotonnades, a fait de nouveaux progrès en 4849, quoique le pri:
de la matière première, du coton, ait éprouvé une certaine augmen
tation. D'où vient cette dépréciation? Sir George Grey s'est contenté di
répondre que si les fabricans anglais avaient jugé à propos de vendri
leurs produits moins cher, c'est qu'ils avaient eu intérêt à le faire;
par une allusion aux lettres qu'il avait lues, il a invité ironiquemei
M. Disraeli à demander lui-même aux négocians anglais s'ils avaie
pour habitude de vendre à perte et de s'en féliciter.
Toutefois si cette dépréciation des articles d'exportation n'a été pro
duite ni par une réduction dans les bénéfices des fabricans ni par un^
baisse dans le prix de la matière première, elle ne peut s'expliquer qu«
par une diminution dans les salaires. Est-il vrai que les salaires de
ouvriers aient subi un abaissement depuis l'abolition des corn-laws'i
C'est là un fait incontestable. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire le
discours de sir George Grey et de sir Robert Peel, qui font un si ma-
gnifique tableau de la prospérité de l'industrie. A les en croire, et nou
n'avons nulle raison de contester leur témoignage, jamais les fabiicai
n'ont été plus satisfaits : à l'exception de deux ou trois industries don"
ils reconnaissent et dont ils expliquent l'état de souffrance, toutes le
branches de la fabrication nationale sont en pleine activité, toutes \
usines marchent, et marchent sans chômer un seul jour de la semaine]
Ils citent des lettres de presque toutes les villes industrielles de l'A»
gleterre et de l'Ecosse, Bradford ,Trowbridge, Leicester, Loughborough
Nottingham, Leeds, Huddersfield , Manchester, Dundee, Glasgow, Be;
fast; partout l'activité des ateliers est la même, mais partout les s
laires ont diminué. En deux ou trois endroits seulement, où il a falb
un supplément de bras, les salaires sont demeurés au même tau
qu'en 4846 : dans tous les autres centres manufacturiers, ils ont sub
une diminution. Sir George Grey et sir Robert Peel se bornent à sou
tenir qu'avec ces salaires réduits les ouvriers sont plus heureux qui
IU!i
e
i
h
II
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 503
i .trois ans, à cause de la réduction plus considérable encore qu'ont
rouvée tous les articles de consommation.
Ge dernier point est matière à controverse. Nous avons vu dix cal-
ils différons, et tous également spécieux , qui appuient ou renversent
tte thèse. Sir George Grey prétend que l'ouvrier agricole, chef d'une
mille de cinq personnes, a, au prix actuel du pain en Angleterre, un
îoéfice de 75 ou même de 100 francs sur l'année 1846, quoique son
ilaire ait été réduit de 12 shillings par semaine à 10 ou de 10 à 8, et il
iSiire que, la diminution des denrées alimentaires équivalant, pour
;|uvrier des villes, à une augmentation de salaire de 25 pour 100 ou
'lî trois douzièmes, celui-ci a pu supporter sans inconvénient une ré-
iiction de deux douzièmes, ou même de deux dixièmes, sur le prix
lî son travail. D'un autre côté, le marquis de Granby, s'emparant
I? ce fait, que le travailleur des campagnes a subi une réduction de
shillings par semaine, a établi, par un calcul difficilement contes-
ihle, que le bon marché du pain et de la viande en 1849, comparati-
lement avec les années précédentes, ne donne qu'une différence de
I sh. 3 d. par semaine, en faveur de 1849, pour la consommation d'une
imille. Par conséquent, l'ouvrier qui n'a gagné à l'abolition des corn-
aws qu'une économie de 1,60 franc par semaine sur sa dépense, et a
lu réduire son salaire de 2,50, subit chaque semaine une perte sèche
le 90 centimes. C'est pis encore pour les ouvriers de Manchester, qui,
lepuis 4846, ont vu diminuer leurs salaires d'un quart ou d'un tiers,
în 1846, les tisseurs recevaient 3 sh. 6 d. par pièce de 54 mètres; en
849, ils ont reçu 2 sh. 7 d. En 1846, ils recevaient 4 sh. 6 d. pour la
)ièce de plaid de 64 mètres; en 1849, la pièce de plaid a été portée à
>6 mètres et le salaire réduit à 3 sh. En 1846, le tissage d'une pièce de
lu mouchoirs se payait 4 sh. 6 d.; en 1849, il ne se paie plus que 3 sh.
i d. Les tricoteurs de Nottingham ne travaillent pas à la tâche; ils
reçoivent 5 sh. 6 d., c'est-à-dire 6 fr. 25 cent, par semaine; ils ont de-
mandé, en 1849, à ce que leur salaire fût porté à 7 sh. : les fabricans
leur ont répondu qu'ils avaient reçu une suffisante augmentation par
la diminution du pain. On voit que le marquis de Granby et sir George
Grey sont loin de compte.
Acceptons pour vrai ce qui est encore sujet à contestation; faisons à
sir Robert Peel et aux free-traders une concession complète; admet-
tons que l'abaissement du prix des objets de consommation compense
et fasse même un peu plus que compenser la réduction opérée dans
les salaires : un fait très grave reste acquis aux protectionistes. Au
milieu d'une prospérité sans mélange, quand toutes les usines travail-
lent six jours par semaine, quand les partisans de la liberté commer-
ciale n'échangent d'un bout à l'autre de l'Angleterre que des félicita-
tations, l'abolition des lois sur les céréales a eu pour conséquence
504 REVUE DES DEUX MONDES.
immédiate une réduction dans les salaires des ouvriers. Qui donc ava
raison, en 1846, de M. Cobden ou de lord George Bentinck? M. Gobde
et ses alliés de toutes les dates se donnaient comme les avocats des ou |
vriers; c'est au nom du peuple, dont ils voulaient soulager la misère |
qu'ils réclamaient l'abolition des lois sur les céréales; ils plaidaient!
cause de la nation entière en demandant pour elle le pain à bon mai!
ché. Lord George Bentinck répondait qu'il ne s'agissait pas là d'u ;|j,j|j
intérêt général, mais de l'intérêt particulier des lords du coton et à ^
la laine; que ceux-ci voulaient abaisser le prix du blé pour abaisse ^^,j.
dans la même proportion le salaire des ouvriers, qui ne gagneraien ^ip,
rien à ce changement. Cette dernière prédiction est aujourd'hui en ,(
tièrement vérifiée; « le tour [trick] a été fait, » et vienne un temjp ^^
d'arrêt, une crise qui oblige à ralentir la production et à diminuer le jl
jours de travail : l'ouvrier anglais se trouvera de nouveau aux prise jjj
avec le besoin; il sera exactement dans la même situation qu'avan ^^
1846. Les manufacturiers seuls ont gagné à cette révolution un béné '
lice clair et net. C'était donc sans aucun fondement qu'on faisait in^
tervenir dans le mémorable débat de 1846 soit le bien-être du pauti
soit la prospérité de la nation en général : il n'y avait en présence qi
deux classes rivales, les chefs de fabrique et les propriétaires foncier
dont les intérêts étaient en complète opposition. Ce sont les premiè
qui l'ont emporté; nous n'avons aucun sujet de nous en affliger ou i
nous en réjouir; nous constatons seulement ce fait, et nous en recher
cherons tout à l'heure les conséquences politiques.
Le discours le plus remarquable qui ait été prononcé dans cette dis
cussion est assurément celui de sir Robert Peel , mais il est en mêmj
temps le moins concluant de tous. C'est une habile apologie de l'a^
ministration de l'ancien chef des tories, c'est aussi une réfutation ai
mée des parties faibles du discours de M. Disraeli , mais ce n'est
une réponse aux plaintes légitimes de l'agriculture anglaise. La pre'
mière partie de ce discours résume la politique commerciale suivit
par sir Robert Peel depuis 4842. Cette politique, on le sait, eut pou
objet d'abaisser successivement les droits sur toutes les matières pre
mières employées par l'industrie. Sir Robert Peel prouve par d«
chiffres que la réduction a eu pour effet de développer considérablj
ment les exportations, et il exalte avec abondance les mérites de
système. En cela, il enfonce une porte ouverte; il avait été secondé da
l'adoption de ces mesures par tout son parti, et M. Disraeli lui a
avec raison que personne n'avait jamais contesté que la réduction
la suppression des droits sur les matières premières ne fussent un gr
avantage pour l'industrie et une mesure utile.
C'est en 1846 que sir Robert Peel se sépara de son parti en proj
sant l'abolition des lois sur les céréale?. 11 se félicite aujourd'hui enj
L'ANGLETERRE A L'OUVERTURE DE LA SESSION. 505
(jOj3 de cette mesure, parce qu'elle a aidé l'Angleterre à traverser sans
oBistrophe la disette de 1847, parce que seule elle a permis d'alléger
lesoulîrances du pays en appelant au secours de l'Angleterre la force
plductive des autres nations. Sur ce point, on peut répondre à sir Ro-
tif t Peel qu'il fait gratuitement honneur à sa politique d'une efficacité
qp^Ue n'a pas. En efl'et, sous le régime de l'échelle mobile, au prix où
te lé arriva en Angleterre en 1847, tout droit à l'importation se serait
farjivé suspendu; l'entrée des blés étrangers aurait été aussi libre par
teuspension que par la suppression définitive des droits. Seulement,,
dits ce cas, l'agriculture anglaise, la disette passée, se serait retrouvée
3(3 la protection du tarif, au lieu d'être à jamais privée de cette pro-
tiiion. On ne peut même pas dire qu'il y ait eu économie pour la
Bsse de la nation, attendu que les sommes nécessaires à l'entretien
d indigens pendant la disette, qu'elles aient été dépensées sous la
k ne d'augmentation dans les poor-rates ou taxes d'assistance, ou sous
ic'orme de blés achetés à l'étranger et revendus au-dessous du prix
dcquisition, ou enfin sous la forme d'une subvention directe aux indi-
gis, ont toujours été dépensées. Une disette entraîne forcément pour
U3 nation une perte de capital qu'on ne peut ni éviter ni alléger. Sir
Fibert Peel attribue avec plus de raison à l'abolition des corn-laws le
È prix des denrées alimentaires et une part d'influence sur l'activité
djl'industrie manufacturière. Il n'a point eu de peine à prouver, plus
empiétement encore ({ue ne l'avait fait sir George Grey, que l'indus-
e était dans un état prospère, et il a mis à néant les plaintes que
Disraeli avait faites sur le sort des fabricans. L'orateur a pris de là
:asion pour exposer et glorifier, dans la dernière partie de son dis-
Lirs, la théorie du libre échange, telle qu'elle est professée à Man-
(ester. Sans contester les titres d'Adam Smith aux éloges que lui
cerne sir Robert Peel , sans engager ici une discussion théorique,
peut faire remarquer que l'adoption des doctrines du free-trade par
manufacturiers anglais n'a point été le résultat spontané du pro-
ès des lumières, mais le contre-coup d'une impérieuse nécessité. Les
)ricans anglais ont renoncé aux droits protecteurs parce que ces
oits étaient inutiles à presque toutes les industries anglaises, ainsi
le le prouvaient les relevés des douanes, et ensuite parce qu'ils ne
•uvaient exiger des agriculteurs l'abandon de la protection sans com-
encer par abandonner eux-mêmes le tarif qui les protégeait. L'exemple
)nné par eux pouvait seul leur créer une sorte de droit à réclamer des
lires classes de la nation un sacrifice analogue au leur. On peut de-
ander en outre si les doctrines libre-échangistes n'ont pas été imposées
l'Angleterre par la persistance du peuple américain à maintenir chez
li le système protecteur. Les États-Unis ont toujours été et sont encore
marché le plus considérable de l'industrie anglaise; c'est après la
ijerre de 1812 seulement qu'ils ont commis cette grande erreur, au
306 REVUE DES DEUX MONDES. ij
point de vue du libre échange, de vouloir se donner une industrie na-' '
tionale, ef d'en favoriser la naissance et les progrès à l'aide d'un taril
douanier. Or, il se trouve que, depuis quarante ans, la qualité de tous'
les articles manufacturés s'est améliorée, le prix a diminué dans une
proportion notable, la consommation s'est considérablement accrue. Le
système protecteur n'a donc produit aux États-Unis aucun des résultats!
funestes que l'école de Manchester a coutume de lui attribuer. La pro-'
tection n'a pas seulement permis à l'industrie américaine de grandir et
de prospérer; elle a réagi sur l'industrie anglaise. Le fabricant de Lowell
livre aujourd'hui avec bénéfice au commerce américain de très beaux
passemens à un prix inférieur de 70 pour 100 à ce qui était, il y a qua-
rante ans, à Dundee et dans toute l'Ecosse le prix de revient des passe-
mens les plus médiocres. Nous pourrions citer beaucoup d'articles,
notamment les tissus de soie et de coton, dont le prix a éprouvé un avi-
lissement de 25, de 30, de 40 et même de 50 pour 100, en même temps
que la qualité s'améliorait. En efTet, le fabricant de Manchester, de Not-
tinghamou de Glasgow, qui, avant la guerre de 1812, réalisait d'asse2[
beaux bénéfices, tout en fabriquant mal et en payant des droits considé^
râbles sur les matières premières, a dû sortir de son apathie pour luttei
contre la concurrence que la protectioiî lui suscitait au sein même dfl
son marché le plus important; il a dû fabriquer mieux et abaisser ses'
prix. A chaque effort de l'industrie anglaise a correspondu aux États-
Unis un progrès nouveau, et le commerçant anglais, à qui le taril
américain ne permettait pas d'écraser ses rivaux par un grand coup, a
dû s'imposer sans cesse de nouveaux sacrifices. 11 a fallu alors que
l'Angleterre touchât à ses propres tarifs, qu'elle diminuât presque
d'année en année les droits sur les cotons, et qu'elle les fît enfin dispa-
raître entièrement. Cela n'a pas suffi pour tuer l'industrie américainejj
aujourd'hui, celle-ci tend à se développer dans les parties des États
Unis qui produisent les matières premières, dans la Géorgie,
exemple, et dans la Caroline du sud, de telle façon que l'usine
trouvera à côté du champ qui produit le coton, et bénéficiera du prii
que coûte le transport de la matière première. La seule chose qui em-""
pêche le manufacturier américain de kiortipher complètement dan^jj
cette lutte, c'est le haut prix de la main-d'œuvre aux États-Unis. MH
est la dernière ressource des fabricans anglais. Après avoir opéré surv-
ies procédés de fabrication toutes les simplifications possibles, après
avoir diminué, autant qu'il était en eux, et le prix de la matière pre-
mière et leurs propres bénéfices, il ne reste plus de réduction possible
que sur les frais de production, c'est-à-dire sur les salaires. Or, les en-
quêtes parlementaires faites à deux reprises depuis 1830, et dont les
résultats sont confirmés par une enquête volontaire qui se poursuit en
ce moment même, ont démontré que le salaire des ouvriers, même
quand il n'y a pas de chômage, suffit à peine à les empêcher de mou-
iney:
;ats9|j
par^
seUs,
I
L'ANGLETERRE A L'OUYERTURE DE LA SESSION. 507
jie faim. Pour réduire encore ces misérables salaires sans livrer
famine ceux qui les reçoivent, il fallait produire une baisse dans
ix des denrées alimentaires, dût-on pour cela sacrifier l'agri-
ture anglaise. Voilà pourquoi les fabricans anglais, placés entre la
ne et l'abolition des lois sur les céréales, ont soutenu si énergique-
nt M. Cobden et la ligue, et ont fini par remporter la victoire. Il est
jteux que ce triomphe leur assure un avenir sans nuages, car voici
|j3 déjà la chambre de commerce de Manchester pousse un nouveau
ej d'alarme, dénonce à tous les sectateurs d'Adam Smith les tentatives
files par les planteurs américains pour acclimater chez eux la fabri-
c!ion des tissus, et demande au ministère anglais de favoriser, par
r résailles, la culture du coton dans l'Inde.
1 n'est donc pas besoin d'engager contre sir Robert Peel une dis-
(ssion théorique; ce fait incontestable, que chacun des progrès de
Industrie américaine a nécessité en Angleterre un remaniement de
l'if paraît suffire à prouver que la doctrine des free-traders est fille
( la nécessité et non pas de la science. On est aussi fondé à conclure
( e cette doctrine ne repose pas sur des principes d'une vérité éternelle,
|.isqu'elle ne donne pas partout les mêmes résultats, et puisque des
jits avérés viennent la démentir. Jusqu'à l'établissement du gouver-
ijiment fédéral, et, on peut même dire, jusqu'au traité de Gand, qui
îjivit la guerre de 4812, les États-Unis ont été une nation exclusive-
lent agricole; depuis 4812, ils sont une nation industrielle et agricole,
j leur prospérité, leur richesse, se sont accrues avec une rapidité jus-
le-là sans exemple. Nous voyons bien en quoi leur système de pro-
ction a été funeste aux Anglais, nous ne voyons pas en quoi il a nui
IX Américains. Si une industrie florissante n'était née aux États-Unis
la faveur de la protection, le manufacturier de Glasgow ou de Man-
lester ne serait sans doute pas resté au même point qu'en 4812, mais
n'aurait peut-être pas été contraint de demander la suppression des
roits que l'Angleterre percevait sur les cotons américains, il n'aurait
tns doute pas réclamé et obtenu la suppression des droits sur les cé-
3ales, et sir Robert Peel n'aurait pas eu besoin de jeter sur une impé-
euse nécessité le voile d'une théorie plus brillante que solide.
Voilà cependant tout le discours de sir Robert Peel , lorsqu'on dé-
ouille sa pensée du vêtement splendide qu'il a su lui donner. Quant
l'agriculture , il n'en est pas question dans ce discours , qui roule
ourlant « sur l'état de la nation anglaise. » On ne peut prendre, en
flét, comme une discussion sérieuse les quelques phrases ironiques
[ue sir Robert Peel a adressées aux agriculteurs : il ne nie pas la réa-
ité ni l'étendue de leurs souffrances; il se borne à rappeler qu'au
emps de la protection, dans les années 4833 et 4834, le prix des grains
;st tombé à 45 et 46 shillings le quarter, et qu'en 4836 le prix moyen
même été de 39 shillings. A ce moment, les plaintes de l'agriculture
308 REVUE DES DEUX MONDES.
furent extrêmes; un comité fut nommé par la chambre des communes
et tous les agriculteurs interrogés par ce comité s'accordèrent à pré
dire la ruine de l'agriculture anglaise. Cette ruine ne s'est pas réalisée
parce que les craintes conçues étaient exagérées; il en sera de mênni
cette fois, parce que le désespoir des classes agricoles vient en grandi;
partie d'une peur sans fondement. — Sir Robert Peel reconnaît volon
tiers que les fabricans anglais sont les meilleurs juges de tout ce qu'
touche à leurs intérêts : ne met-il pas une inégalité trop grande entn
l'intelligence du fabricant et celle de l'agriculteur anglais?
II.
Nous sommes tout prêt à faire très large la part de l'exagératioi
dans le concert de plaintes qui s'élève de tous les coins de l'Angle
terre; mais il faut faire aussi la part d'une incontestable détresse. Sii
Robert Peel lui-même ne nie pas que les souffrances de l'agricullurt
ne soient considérables. Sir George Grey, avant lui, avait fait le mèm(
aveu dans les termes les plus explicites; lord John Russell l'a reprodu:
après lui. M. Slaney, qui a combattu la motion de M. Disraeli, a co:
mencé par reconnaître, au début de son discours, que la classe agricolt!
était en proie à une détresse extrême, qu'on pouvait attribuer en parti(
à l'abolition des corn-laws et à l'avilissement du prix des grains, qui ;
été la conséquence de cette mesure. Il n'est pas un orateur, pas ur
journal, qui ait essayé de contester ce fait. Les protectionistes anglaii
sont donc parfaitement en droit de mettre les free-traders en préseuc»
de leurs discours et de leurs promesses d'autrefois, et de leur demandei
ce qui est advenu de toutes leurs belles paroles. A entendre autrefoii
M. Cobden , l'abolition des corn-laws devait tourner au profit de l'ou-^
vrier, du fermier et même du propriétaire. Selon M. Hume, elle devai;
faire réaliser à la nation entière une économie de 30 millions de franci
par semaine. Ni les propriétaires ni les fermiers ne se sont encon
aperçus qu'ils aient rien gagné à ce changement; quant aux ouvriers
on a vu que la diminution des salaires était venue détruire pour eu)
le bénéfice de la diminution des céréales. Aucune des promesses quoi
faisait , il y a trois ans , à l'agriculture ne s'est réalisée.
M. Cobden disait, par exemple, que les fermiers anglais n'avaie
mil besoin d'un tarif protecteur, attendu que la nature leur assuraijj
sur les étrangers un avantage permanent de 10 shillings par quartei
Il estimait en effet à cette somme les frais de transport, de commii
sion, d'emmagasinement, etc., des grains que le producteur russe
américain voudrait envoyer sur les marchés de la Grande-Bretagne
M. Cobden, il y a trois mois, répétait encore cette assertion dans ur
meeting tenu àLeeds. Cette protection naturelle s'est trouvée n'être qu'ur
songe. Pendant toute l'année 1848, la farine a été transportée de New-
L'ail, . .
teM
lifl
L'ANGLETERRE A L'OCVERTURE DE LA SESSION. o09
^k à Livei'pool à raison de 1 shilling ou 1 shilling 3 deniers par ba-
ce qui équivaut à un peu moins de 2 shillings et demi par quarter
blé. Bien plus, il s'est trouvé des armateurs qui ont transporte des
s américains gratis à Liverpool , quand on leur garantissait un fret
retour, c'est-à-dire de Liverpool à New-York. Enfin il a été constaté,
lord John Manners en donnait récemment la preuve dans un mee-
g à Loughborough , que le fret du cabotage d'un port du canal de
nt-George à un port de la mer du Nord, et réciproquement, est
éil au fret demandé pour apporter des grains d'un port quelconque
cHurope en Angleterre.
j)n avait pensé que la Russie, dont les ports sont fermés l'hiver par
llglace, et les États-Unis seraient les seuls pays qui pourraient entre-
I ndre d'approvisionner l'Angleterre; c'est dans cette hypothèse que
1 free-traders avaient établi leurs calculs. 11 s'est trouvé que, dès la
[ ;raière année, il est venu des arrivages considérables de la Hol-
lide, de la Prusse, de la France et même de la Belgique. Les blés
[ussiens sont venus de Stettin à Hull avec un fret égal et peut-être
ilterieur à celui du cabotage anglais; les frais de transport du fond de
l Prusse jusqu'à Stettin et de Stettin à Hull ne s'élèvent par quarter
ti'à 2 sh. 6 d. Le rendement du blé est moins considérable; mais,
inme la journée d'un laboureur, qui est encore de 2 francs 25 cent.
2 francs 50 cent, en Angleterre, n'est que de 60 à 75 cent, en Prusse,
• mme la terre s'y loue à raison de 5 sh. l'acre au lieu de 18 et 20 sh.,
: différence dans la main-d'œuvre et dans le loyer de la terre permet
IX propriétaires prussiens de livrer leur blé avec bénéfice à un prix
li serait désastreux pour le fermier anglais. Aussi les importations
! blé prussien se sont-elles élevées à 490,000 quarters de juillet 184»8
iuin 1849. De l'aveu de sir George Grey, on regardait la France comme
1 pays qui importe du blé, mais qui est incapable d'en exporter. On
ibliait que, si le détestable état de nos routes et l'absence de chemins
i fer et de canaux permettent aux blés de la mer Noire d'arriver dans
)s provinces du midi plus facilement que les blés des provinces du
intre, nos provinces du nord et de l'ouest produisent plus de céréales
i'elles n'en consomment , et que la culture du colza et de la bette-
ive ne s'est propagée dans le nord que parce que la culture du blé ne
3nnait pas de résultats suffisamment avantageux. Aussi ne fut-on pas
eu surpris de voir les blés de France figurer pour 480,000 quarters
ans les importations de juillet 1848 à juillet 1849, tandis que les blés
es Etats-Unis, qui avaient seuls paru mériter de causer quelque in-
uiétude, n'y figuraient que pour 538,000 quarters. Les prévisions des
ee-traders ont donc été complètement trompées , et ce sont les agri-
ulteurs anglais qui ont porté la peine de cette erreur.
Quels argumens le ministre de l'intérieur a-t-il trouvés pour rassurer
îs agricult'^urs après avoir reconnu leur détresse, et confessé que les
81 0 REVUE DES DEUX MONDES.
plus vives inquiétudes régnaient parmi eux? Il a rappelé que l'avilis î
sèment actuel des céréales succédait à plusieurs années de cherté, et i >
a prouvé que, sous le régime de la protection, le prix des grains étai
descendu au-dessous des prix de 1849. Dans les cinq premiers moisdi
1849, le prix le plus bas des grains a été de 44 sli. le quarter et le priî
moyen de 45 sh. 3 d. Dans les années 4834 et 1833, le prix moyei
fut de 44 sh. 8 d., et, pendant neuf semaines de 1836, il descendi
encore plus bas. Ce ne fut alors qu'un avilissement passager; pourquoi
n'en serait-il pas de même encore? C'est un triste remède pour le
maux présens que le souvenir des maux passés; mais l'attente de si
George Grey a été trompée. Il présentait ce prix moyen de 45 sh. comrai!
la limite extrême de l'avilissement des grains; ce prix n'était, au con
traire, que le point de départ de la baisse, qui a toujours été croissan
depuis juin 1849. Au 25 décembre, la mercuriale des grains publié
par la Gazette des Marchés donnait pour prix 38 sh. par quarter. Depui
1836, jamais le prix moyen n'était tombé au-dessous de 40 sh. et n'a
vait même approché de celte limite. A Noël 1835, il avait été de 36 sh.i
mais, trois semaines après, il était déjà remonté au-dessus de 39
Pour trouver des prix aussi bas que ceux de 1849, il faut remonter jui
qu'en 1822 et même au-delà. On peut donc dire que les céréales
subi, cette année, en Angleterre, un avilissement qu'elles n'avaiei
point éprouvé depuis trente ans. Malgré ce bas prix, et quoique la n
coite ait été bonne et abondante en Angleterre, les importations n'oD
ni discontinué ni diminué. On ne peut pas dire qu'elles aient été pro
voquées par la perspective d'obtenir un prix très élevé en Angleterr
comme en 1847 : depuis deux ans, la baisse a été continuelle et san
aucun temps d'arrêt; les grains expédiés en Angleterre ont dû être en
voyés dans l'attente d'un prix qui, en aucun cas, ne pouvait s'élevej
au-dessus de 45 sh.; il est même à croire que. les importateurs on
calculé sur des prix inférieurs, t cause du bel aspect des récoltes
Angleterre. Ainsi se trouvent dérangés tous les calculs des éconoinisi
qui, avant qu'on songeât à abolir les corn-laios. prétendaient *jue I'
libre importation des grains aurait tout au plus pour effet d'abaissi
la moyenne des prix à près de 45 sh., et qui croyaient qu'aucune i
portation considérable ne pouvait avoir lieu dès que le prix des graiûi
descendrait au-dessous de 45 et même de 48 sh. le quarter. Aujour
d'hui, il faut faire de nouveaux calculs; et, comme on n'estime plu
qu'à 4 ou 5 sh. le quarter, les frais de transport, etc., qu'ont à «i;
porter les grains étrangers, on estime que le prix moyen du blé sen
à l'avenir, de 40 sh. Tel est le chiffre adopté par M. Gobden, par gi
Robert Peel et par tous les hommes qui sont ou qui se croient com
pétens. Nous n'avons nulle raison, du reste, de contester la justesse d
cette estimation; seulement, nous dirons qu'elle n'a rien d'encours
gémi pour le laboureur anglais. Les fermiers des Lothians, les plus h£
il
ïà
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 511
S agriculteurs de la Grande-Bretagne, arrivent à joindre les deux
Ijlits quand le blé est à 45 sh.; les fermiers d'Angleterre, moins habiles*
qH ceux d'Ecosse, n'en peuvent faire autant quand les prix descendent
dessous de 50 sh.; et, pour les mauvais terrains, ce prix est encore
) bas. Sir Robert Peel lui-même, dans son manifeste électoral de
f nworth en 4844, proclamait que l'agriculture anglaise ne pouvait
«soutenir, si le prix du blé tombait au-dessous de 56 et même de
sh. Que va-t-il advenir, si le prix moyen du blé ne doit plus dé-
ser 40 shillings?
i/Vinsi, deux mauvaises récoltes successives, une bonne récolteen4849
Tjidue à vil prix, et la perspective des mêmes prix à l'avenir, telle est,
eji'e moment, la situation de l'agriculture anglaise. On devine quelles
cit dû être les conséquences désastreuses d'un pareil état de choses.
Ilîiucoup de fermiers ont failli, et un grand nombre n'ont d'autre al-
tlnative que d'obtenir une remise de fermage ou de déposer leur
lan; ceux-là seuls résistent encore qui ont des capitaux à eux et une
f tune personnelle, indépendamment de leur matériel d'exploitation.
Ins vingt meetings, on a entendu des fermiers déclarer qu'ils avaient
ajuitté, les uns un an et demi, les autres deux ans de fermage sur
lir capital. Combien de fermiers, ou n'ont payé qu'une partie de leur
Iiyer, ou n'ont pu rien payer! Le seul duc de Marlborough a eu, à la
iiiint-Michel dernière, à pourvoir à l'exploitation de 7,000 acres de terre
«lie ses fermiers ont abandonnées par résiliation de bail. La gêne de la
)blesse anglaise est extrême; car, sans parler des propriétaires qui
ont rien reçu, on ne trouverait peut-être pas dans la chambre de»
rds ou dans la gentry cent personnes qui n'aient été obligées ou d'ac-
rder des délais à leurs fermiers ou de leur faire une remise de 40,
; 20 et même de 25 pour 400 sur le montant des fermages. Il est im-
)ssible d'ouvrir un journal anglais sans y rencontrer l'annonce de
its semblables.
Les Anglais n'ont pas pour habitude de se borner à se plaindre. Le»
opriétaires fonciers et les fermiers ont commencé de concert, dès la
ti de la dernière session, une agitation qui a pris de jour en jour de»
coportions plus considérables. Toutes les élections partielles qui ont
u lieu depuis le mois de juillet dernier ont été emportées par les pro-
îctionistes. M. Disraeli, M. Francis Young, le duc de Richmond, lord
)hn Manners, M. Newdegate, ont parcouru l'Angleterre, tenant par-
)ut des meetings où, après avoir fulminé contre le libre échange, on
otait avec acclamation une adresse à la reine pour lui demander de
issoudre le parlement actuel et d'en convoquer un autre qui repré-
entât plus exactement le pays et pût remédier à ses maux.
Quel sera le remède qui guérira les plaies de l'agriculture? Bien
les systèmes sont en présence, et aucun ne nous paraît praticable,
t. Disraeli, qui s'est mis le premier en campagne, avait commencé
512 REVUE DES DEUX MONDES.
par demander deux choses : d'abord la révision et une répartition!
plus équitable de toutes les taxes spéciales qui pèsent exclusivement suri
l'agriculture et qui s'élèvent à 300 millions par an; en second lieuj
la péréquation des taxes locales. En etîet, les taxes locales en Angle-i
terre sont calculées sur des évaluations fort anciennes, car elles datent j
d'un siècle et même davantage. Or, depuis ce temps, la valeur des
terres a beaucoup changé. Dans certaines contrées, les terres ont été
considérablement améliorées; dans d'autres, elles sont demeurées sta-
tionnaires; dans d'autres enfin, leur produit a baissé, lien résulte que
la répartition des taxes locales, qui pouvait être fort équitable à la fin
du dernier siècle, a cessé de l'être aujourd'hui, et que certains comtés
sont fort grevés, tandis que d'autres supportent des taxes légères.
M. Disraeli voulait que partout les taxes locales fussent élevées au ni-|
veau de celles des comtés les plus grevés, du Buckinghamshire, par|
exemple. L'accroissement de recettes ainsi obtenu aurait été consacré
à la formation d'une caisse d'amortissement dont l'action amèneraiji
bientôt les fonds publics au-dessus du pair, ce qui permettrait au;
agriculteurs de se procurer, au taux de 2 et demi ou de 3 pour 100, l
sommes nécessaires à l'amélioration du sol ou au remboursement di
créances hypothécaires. Nous n'avons pas besoin de dire que ce pli
n'a rencontré aucune faveur; l'idée de venir indirectement en aide
l'agriculture en lui imposant directement une charge nouvelle au m
ment oîi elle succombait sous la concurrence étrangère n'était pas d
nature à faire des prosélytes parmi les fermiers. Les critiques aboD;
dèrent. M. Disraeli n'a point hésité à modifier son plan, et, sans a
donner l'idée de créer cette caisse spéciale destinée à faire baisser ai
profit de l'agriculture l'intérêt de l'argent, il parle maintenant de l'a-
limenter avec le produit de droits fixes, mais modérés, sur lescéréayi<
importées de l'étranger, et spécialement sur le blé. D'autres membn
du parti protectioniste proposent pour remède l'égalisation des chargi
publiques : ils demandent qu'on fasse pour l'agriculture ce qu'on a fait
depuis dix ans pour l'industrie. On a supprimé tout impôt sur lesra
lières premières : qu'on supprime tout impôt direct sur l'agricultur
sur ses produits et sur les matières qu'elle emploie, les droits sur le hou-
blon, sur la drêche, sur le sel, sur les portes et fenêtres. Si l'on ne veut
pas supprimer les impôts directs qui pèsent sur la propriété foncière,!
qu'on assujétisse à l'impôt, en vertu de l'égalité, les capitaux employ^
dans l'industrie et les capitaux placés dans les fonds publics.
On sait quel est le système de M. Cobden. Ce qui cause, suivant lui
la détresse de l'agriculture, ce n'est pas l'abolition des corn-laws, c'e
le poids excessif des impôts dont elle est chargée, et qui l'empêchent
de soutenir la concurrence étrangère. 11 faut donc faire disparaître d
budget certaines taxes imposées à l'agriculture, et dont le produi'
s'élève à 250 millions; mais ce n'est pas à d'autres taxes qu'il faut de
tu
L'ANGLETERRE A l'OLVERTURE DE LA SESSION. M3
! iider ces 250 millions, il faut les demander à une courageuse éco-
iiie. M. Cobden veut donc qu'on supprime les dépenses de l'armée
la marine. Ce plan n'est pas sérieux. Un grand pays a toujours
in de conserver les moyens de défendre et de faire respecter son
ixnidance. Que deviendrait le commerce de l'Angleterre, si elle
lit de pouvoir le protéger sur toutes les mers, faute de vaisseaux?
i Cobden prétend que les dépenses que nécessitent chaque année l'ar-
îîc et la flotte sont une perte sèche pour l'Angleterre. Nous serions
(lieux de savoir si, lorsque M. Cobden était encore fabricant, il in-
sivait aux frais généraux ou aux pertes sèches la prime annuelle qu'il
][!yait pour son établissement aux compagnies d'assurance.
Ceux qui repoussent à la fois les plans des protectionistes et le plan
(| M. Cobden se contentent de dire que l'agriculteur anglais ne doit
{'n prendre qu'à son ignorance et à son apathie, s'il est vaincu par
J; étrangers sur son propre marché. Qu'il amende ses terres et qu'il
;ioliore ses procédés de culture; il verra ses récoltes devenir plus
ijoductives, et il pourra vendre meilleur marché que les étrangers.
Demandez , disait sir George Grey, demandez aux fabricans si , dans
urs ateliers, ils ont encore un morceau de fer, une brique, prove-
bit de leurs appareils d'autrefois. Depuis trente ans, machines, pro-,
fiés de fabrication, résultats, tout a changé, et tout coiitinue encore
rhanger. » Le véritable remède aux yeux de ceux-ci est donc ce
) on appelle en Angleterre le high farming System, ou l'emploi des
rands procédés. 11 consiste à multiplier la main-d'œuvre pour ne
mais laisser la terre en repos, et à combiner l'emploi des amende-
lens avec l'amélioration du sous-sol par les asséchemens ou l'irriga-
on , suivant le terrain. Sir Robert Peel est du nombre de ceux qui
roient que le remède aux maux de l'agriculture est dans les progrès
u'elle peut faire. Dans une lettre publiée il y a quelques semaines, et
ni a fait une grande sensation en Angleterre, il annonce à ses fermiers
lUe, s'ils paient la totalité du terme échu , il consacrera 20 pour 100
lu krmage à des travaux sur leurs fermes, et qu'à la même condition
1 en fera autant l'été prochain. Il offre de se charger des travaux d'as-
echement, si le fermier veut porter les matériaux sur les lieux et
rnyer -4 pour 100 de la dépense, et il se déclare prêt à concourir à
exécution de toute amélioration permanente. Il prétend qu'en cer-
ains endroits il est possible d'augmenter considérablement la pro-
luction avec quelques dépenses et des efforts bien dirigés. Un pareil
ilan, qui peut convenir à de riches particuliers, est inexécutable; il
le peut jamais devenir d'une application générale, parce qu'il exige
ies capitaux que les fermiers anglais n'ont pas à leur disposition, et
que les propriétaires eux-mêmes ne peuvent pas fournir, à moins
fl'avoir d'autres revenus que celui qu'ils tirent de leurs terres. « Sir
TOME V. 33
514 inUE DE» MEirx hokidis.
Robert Peel en parie bien à son aise, disait, il y a quelques i-^'"-' i
Henri Bentinck, lui qni a les trois quarts de sa fortune dai
publics, à l'atiri de toute variation, de toute perie et de tout niipùt.
qui peut consacrer une partie de son superflu à se pa.-**'- ' f-nfii
de derenir un agriculteur modèle. »
L'agriculture anglaise est déjà supérieure à l'agrici oh
nent; elle peut sans doute faire encore des progrès, n; . ^jioj:!
sufflraient-ils à la tirer de la détresse? Cela est douteux. On peut ani
liorer les systèmes de culture sur le continent aussi bien qu'en Anji
terre, le champ des améliorations y est même plus vaste, puisque ki
est encore à faire. Les progrès seraient rapides le jour où on s'aperc^
vrait en France, en Belgique, en Prusse. que rexportî
peut devenir une industrie lucrative. Depuis cinq ans. i; . ., :„.
de la France ont toujours été en croissant : quelques travaux de vi;
bilité, l'achèvement de quelques chemins de fer ou de qi'
naux, en permettant aux céréales de nos departemensagiiL . .^ : ,.
teindre facilement nos ports de mer, donneraient à ces exportations u
très grand développement. Les perfectionncmens les plus inipoi
ne ]>rocureraient donc jamais à l'agriculture anglaise qu'un soûl
ment momentané, et elle a besoin d'un remède d'une efflcacité durd
ble. 11 importe surtout de faire disparaître l'incertitude qui pèse su
elle. L'agriculteur anglais est obligé de faire entrer dans ses pré\i
sions les accidens de toute sorte, l'inconstance des saisons, les varia
tions de la température et celles de la consommation. Maintenaiî' -'
sort ne dépend plus seulement de ces conditions déjà si mobiles, mi
des vicissitudes que peuvent éprouver les récoltes de tous les pays di
monde. Il a été écrasé en 1849 par la concurrence de la Prusse, de^
Hollande et de la France; en 1850, les États-l'nis, qui n'ont eu l'i
dernière qu'une récolte à peine suffisante, inonderont peut-être \ei
marchés de la Grande-Bretagne, et jamais il ne sera possible au eu
valeur anglais de savoir avec probabilité ce qu'il peut craindre r^
qu'il i^eut espérer.
Aussi la presque universalité des propriétaires et des ciiltiv
anglais s'est-elle ralliée à l'idée du rétablissement d'un droit n
sur les céréales étrangères. Telle est la conclusion de presque t<
orateurs qui ont parlé dans les nombreux meetings tenus depuis 1'
de juillet 1840; c'est aussi celle de presque toutes les pétitions
dans ces réunions. Le bruit s'est répandu un instant, dans le mois de
décembre, qu'une scission avait éclaté au seiii du cabinet, qui compte
parmi ses membres quelques-uns des plus grands propriétaires an-
glais. Trois ou quatre ministres devaient se retirer, et les autres a
raient proposé le rétablissement d'un droit sur le blé. Ce qui don
quelque apparence de fondement à cette rumeur, c'est que lord Jol
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 515
R^sell, dans le discours qu'il avait prononcé en résumant le débat sur
l'ai de la nation, avait rappelé qu'en 1841 il avait proposé un droit
ffdéré sur les céréales, que cette offre, jugée insuffisante par les to-
rF, lui avait coûté le pouvoir, et qu'il croyait encore que ce plan,
diaigneusement repoussé, eût été préférable à la brusque et radicale
8 )[)ression des com-laws. M. Disraeli n'avait pas manqué de rappeler
àon tour que le refus des protectionistes leur avait été dicté par sir
fbert Peel, qui trouvait insuffisant un droit de 8 shillings, et qui,
€iq ans après, passait le premier dans le camp du libre échange, en
Issant en route son armée. 11 ne paraissait pas impossible que lord
Jhn Russell et ses collègues, éclairés par une cruelle expérience,
jandonnassent le plan de sir Robert Peel pour revenir à leurs idées
•rsonnelles.
Il n'en est rien cependant. Quand on a vu que le ministère avait
•mandé à M. Charles Villiers de se charger de proposer l'adresse d'u-
ige en réponse au discours du trône, toute illusion a cessé. C'est
. Villiers (jui le premier en Angleterre, et long-temps avant M. Cob-
sn et la ligue, a demandé l'abolition des com-laws. Pendant bien des
anées, il a présenté à cet effet, dans la chambre des communes , une
lotion qu'il était seul ou presque seul à défendre. Le choix d'un tel
oiuine pour être l'organe du parti ministériel à l'ouverture de la ses-
ion indiquait assez clairement que le ministère, loin de se diviser et
le vouloir revenir sur le passé, était résolu à maintenir l'abolition des
orn-laws.
III.
Le ministère anglais avait à se prononcer entre l'agitation protec-
ioniste et l'agitation radicale : c'est pour celle-ci que les collègues
le lord John Russell ont opté. M. Cobden et ses amis s'étaient en-
dormis depuis leurs grands succès de 18-46, et, au commencement
de Vannée qui vient de finir, ils regardaient avec un dédain peu dé-
-uisé les efforts du parti tory pour se reconstituer; mais, quand ils ont
vu lord Stanley, le duc de Richmond, M. Disraeli, le marquis de
<jrranby rallier peu à peu autour d'eux l'ancienne phalange, un mo-
ment désorganisée par la brusque volte-face de sir Robert Peel; quand
ils ont vu les meetings protectionistes se sucx^éder avec un succès tou-
jours croissant, les populations agricoles s'agiter, et sept ou huit élec-
tions tourner coup sur coupa l'avantage de leurs adversaires, ils ont
compris qu'il était temps de se remettre à l'œuvre. L'association pour
la iéforine électorale et financière a été formée; des meetings ont été
convwiués, et M. Cobden a recommencé ses campagnes de 1844 et
184.5, mais avec une verve un peu épuisée et sans retrouver ni les
vives inspirations ni l'accueil enthousiaste d'autrefois. Alors chaque
516 REVUE DES DEUX MONDES.
jour amenait pour lui un triomphe nouveau; il se complaisait à ex-
poser les doctrines nouvelles; il invoquait le témoignage de ces illus-
tres écrivains anglais qui ont créé la science de l'économie politique,
et, en regard du présent, il montrait l'avenir, que son imagination pa-
rait des plus brillantes couleurs. Cette année, au contraire, M. Cobden
était sur la défensive; il rencontrait partout le souvenir de ses pro-
messes passées; il lui fallait expliquer comment la détresse actuelle
n'infirmait en rien ses doctrines; il lui fallait avouer que les effets
bienfaisans du libre échange de> aient être achetés au prix d'une crise
plus ou moins longue à traverser, et que les peintures séduisantes qu'il
en avait faites s'appliquaient à l'époque où toutes choses seraient
rentrées dans l'état normal. Une semblable thèse prête moins à l'élo-
quence; il est difficile de passionner les masses avec une apologie. On
remarqua que M. Cobden, après avoir annoncé qu'il irait chercher
M. Disraeli jusqu'au fond du comté de Buckingham, dont il est le re-
présentant, évita de se trouver à Aylesbury en plein soleil et un jour
de marché, et préféra y venir haranguer une cinquantaine de per-
sonnes dans le coin d'une auberge le soir même du jour où, à quel-
ques lieues de là, l'orateur tory, en présence d'une nombreuse et
brillante assistance, constatait que son antagoniste fuyait le grand
jour. M. Cobden s'est irrité du demi-succès qu'il obtenait, et, dans
quelques villes manufacturières, où il se sentait plus à l'aise, parce que
tout y est prospère aujourd'hui , à Leeds par exemple, il s'est laissé
aller à des menaces imprudentes contre les protectionistes, annonçant
môme que les libre-échangistes auraient recours à la force, si on vou
lait remettre en question l'abolition des corn-laws. M. Cobden s'est
bientôt aperçu de la faute qu'il avait commise. A ces menaces, d'autres
menaces ont répondu. A York, en présence de plusieurs membres de
la pairie et de la chambre des communes, en présence du mair
d'York, un fermier a rappelé les paroles de M. Cobden, et a ajouté, au
milieu d'applaudissemens frénétiques, que si les lords du coton s'aW-
saient jamais de déployer l'étendard de la guerre Civile, les fermiers se
lèveraient à leur tour, et ne s'arrêteraient qu'après avoir pendu Cob-
den et obligé M. Bright à remplir le rôle d'exécuteur. Ce n'est jamais
impunément qu'on fait appel aux passions violentes. Quelques paroles
agressives et menaçantes de M. Cobden ont suffi pour changer le ca-
ractère des deux agitations qui se poursuivaient simultanément en
deux sens contraires. Les protectionistes avaient convoqué un meeting
à Hinckley, petite ville où l'on fabrique beaucoup de chaussures, et où
la dimiimtion du blé n'a amené encore aucune réduction dans les sa>
laires. Les ouvriers cordonniers promenèrent dès le matin dans la ville
un grand pain entre deux morceaux de lard avec cette inscription :
« Liberté du commerce. » Derrière venait un pain de la plus petite ai
meiision, auquel était suspendu un hareng saur avec cette inscription*
I
I
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5tl
I
Il m
I
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 317
•otection. » Après cette exhibition, ils se rendirent en foule au lieu
protectionistes étaient assemblés et les expulsèrent. Les choses
ont pas toujours passées si pacifiquement. Plus d'une fois les pay-
ât mis les libre-échangistes à la porte, et, dans les villes manufac-
s, on a vu les ouvriers disperser à coup de pierres des réunions
. . iculteurs, assaillir dans les rues les fermiers isolés, couvrir de boue
KJnagistrats qui se rendaient aux meetings. Lord Talbot a été griève-
niit blessé d'un coup de pierre au moment où il haranguait des fer-
n rs; le maire de Reading, renversé dans la boue comme il revenait
It résider une réunion, assommé de coups de bâton, fut arraché pres-
(i mourant des mains de quelques furieux. M. Cobden, dans la tournée
[i l a faite à travers les comtés agricoles de l'Angleterre, a pu se con-
rajicre par lui-même de l'extension qu'a prise l'agitation protectio-
ub, de la détresse qui pèse sur les fermiers, et de l'état d'exaspéra-
i(l où ils sont arrivés; il a pu voir combien il serait facile de mettre
ïui prises la population manufacturière et la population agricole, et
)rli remarqué que, dans les dernières réunions où il a pris la parole,
iolangage était moins acerbe et moins irritant.
e ministère anglais a suivi avec anxiété lès progrès do cette double
iglation d'où pouvait sortir à chaque instant une collision. Les deux
mjvemens ont pris trop d'importance pour qu'il lui fût possible de
i(ieurer neutre entre eux : il lui fallait absolument s'appuyer sur
l'iji des deux pour tenir tête à l'autre. Son choix ne pouvait être dou-
te |:. La majeure partie des whigs ne désirait pas l'abolition complète
1(1 corn-laws, mais tous l'ont acceptée des mains de sir Robert Peel,
l'ont votée : le retour à la protection eût été un pas en arrière,
whigs sont une fraction considérable de la chambre des com-
s, mais ils sont incapables de former jamais par eux-mêmes une
wiité : il leur faut l'appoint des radicaux et l'appoint des amis de
iiJRobert Peel; le retour à la protection eût été une rupture irrécon-
iihle avec ces deux fractions, et aurait eu pour résultat de mettre
' jvvhigs à la merci des tories, qui, après avoir aidé leurs adversaires
à tablir un droit sur les céréales, entreprendraient probablement de
^< vemer eux-mêmes. Le ministère anglais, sous peine d'abdiquer,
^'ait, donc se déclarer pour le maintien du libre échange. Il lui fal-
la fois resserrer l'union des whigs avec les radicaux, et trou-
njle moyen de faire face aux assauts qui se préparent. 11 va avoir
Cfxre lui, dès le début de la session, une minorité formidable et com-
qui ne lui laissera point de relâche. Lord John Russell ne se
"' iinule pas toute l'influence et tous les moyens d'action dont dis-
i la grande propriété en Angleterre; il a vu le parti tory, complète-
nt dissous après la réforme électorale de 1831 , se reformer en moins
inq ans et se changer peu à peu en une majorité considérable; il
qu'avec des forces aussi étroitement balancées qu'elles le sont au-
""PSrT
518 REVUE DES DEUX MONDES.
jourd'hui, un événement imprévu peut transférer facilement le poi
voir des whigs aux tories, et rien ne permet de prévoir quel serait e
ce moment le résultat d'une élection générale. Il a donc résolu d'enî
ployer son pouvoir présent à assurer à son parti la possession de l'av
nir. Une nouvelle réforme électorale, si elle pouvait être imposée si
parlement actuel, aurait pour effet de fortifier dans les élections futunÉl'
l'influence des classes commerçantes et d'affaiblir d'autant les chancr
de l'aristocratie foncière. Lord John Russell, qui, l'année dernier
combattait encore comme inopportune toute demande de réforme
faisait le procès au suffrage universel, s'est décidé à proposer ce qu
repoussait il y a six mois. En même temps que se répandait la no'
velle du choix fait de M. Villiers pour présenter l'adresse, le Tim
annonçait, d'une façon semi-officielle, qu'un paragraphe du discou^
de la reine recommanderait au parlement l'extension du droit
toral. Le projet ministériel est maintenant connu dans ses principa^^
détails, et il aura pour conséquence d'augmenter considérablement P
noml)re des électeurs. L'alliance du parti whigavec le parti radical]
donc être cimentée par un lien de plus.
Les tories, contre toute attente, ont accueilli cette nouvelle a^
une extrême froideur. Ils avaient coutume de dire qu'ils avaient î!
cepté la réforme de 1831, mais à la condition qu'elle serait définitif
et qu'il ne serait plus question de toucher aux vieilles institutions i
l'Angleterre. Leurs journaux ne se sont point armés contre le pro
de lord John Russell de ce qu'on appelle au-delà du détroit « le pril
cipe de finalité. » Ils ont déclaré, au contraire, que, la loi électori
actuelle étant très mauvaise, les tories se prêteraient à toute modi-
cation qui aurait pour effet d'assurer une plus grande sincérité à 1''^
pression de la volonté nationale. Les tories se montrent fort rassu i'
sur l'extension du droit de suffrage, et même sur le suffrage univers'
depuis l'expérience qui en a été faite en France. Ils se flattent quf
entraîneraient avec eux toute la population des campagnes et acquj
raient par là une supériorité incontestée. Ils savent d'ailleurs qu'ils!
s'agit point encore de suffrage universel, et ils croient n'avoir rieif
appréhender d'une extension de l'électorat. Dans beaucoup de peti'
villes anglaises, le commerce de détail ressent le contre-coup dd
détresse des fermiers. Ceux-ci, en effet, ne se contentent pas d'écoi-
miser sur leurs dépenses personnelles; ils emploient beaucoup ino^s
d'ouvriers, ils ont renoncé à tous les travaux d'amélioration , et s
ouvriers agricoles sans ouvrage, en retombant à la charge des -
roisses, perdent le moyen d'alimenter le commerce de détail. Le pj'
tectionisme est donc assuré de trouver des alliés jusque dans les rajS
du commerce.
Aussi est-ce moins l'extension de la franchise électorale que la d"
tribution des collèges électoraux qui peut porter un coup funeste »
rsl.
I
L'ANGLETERRE A L'OUVERTURE DE LA SESSION. 519
y. t i tory. L'Irlande entière ne cdittipte pas autant d'électeurs que le
iistrict ouest du comté d'York, qui élit M. Cobden. En augmen-
onsidérablement le nombre des électeurs, on a chance de faire
à l'aristocratie protestante une bonne partie des collèges ir-
is, dont elle dispose souverainement sous le régime de la loi ac-
; mais la grande question est de savoir si aucune tentative ne
lite pour modifier en Angleterre la répartition des collèges. Lors
I .1 [>remière réforme, on enleva le droit de nomination à une foule
i '. i I lages où quatre ou cinq électeurs quelquefois élisaient un député,
le transporter à des localités considérables qui n'étaient pas re-
liées. C'est ainsi que Manchester et Liverpool acquirent le droit
deux députés; mais le même privilège fut attribué à vingt-quatre
\ I s peu importantes, situées presque toutes dans les comtés agri-
c< s, et où les tories exercent une grande influence. Les radicaux, qui
'1 nandent le suffrage universel, demandent en même temps que la
-cntation soit réglée sur le chiffre de la population : ils se plai-
5 iil que le comté de Buckingham, avec 180,000 habitans, ait onze
A iités, tandis que la ville de Manchester, qui compte 250,000 habi-
t;>. et paie à elle seule deux fois autant de taxes et de contributions
q; tout le comté de Buckingham, n'a que deux représentans. Il est
e«jtain que la répartition des députés d'après la population aurait pour
el|t d'augmenter de beaucoup la représentation des villes industrielles,
fous ne voulons pas préjuger ce que proposeront les ministres
lais, ni ce que fera le parlement; mais, en admettant que la nou-
e réforme se réduise à l'extension de la franchise électorale, il est
lent qu'elle recrutera les nouveaux électeurs uniquement dans les
ses moyennes, parmi les industriels et les commerçans, et qu'elle
par conséquent, pour résultat un nouveau déplacement de l'in-
i.oe politique au préjudice de la propriété territoriale. C'est un pas
e<l^dérable dans la voie où l'on était déjà entré en 1831. Autrefois,
'•irat était le privilège exclusif de la propriété foncière; la ré-
de 1831 fit indirectement la part des autres genres de propriété,
ei| élevant à la franchise la plupart des métropoles industrielles; la
lie réforme, en attachant l'èlectorat, non plus à la propriété, mais
'juittement d'une quotité déterminée des charges publiques, élève
vie politique quiconque a une existence indépendante, ou présu-
3 telle. Ce pas nouveau est la conséquence nécessaire, fatale de l'abo-
3n des corn-laws. En effet, cette mesure révolutionnaire a sacrifié
salut de l'industrie anglaise tous les intérêts de la propriété fon-
'e, qui reste encore dépositaire de l'influence souveraine en poli-
le, puisqu'elle est maîtresse de la moitié au moins des collèges
floraux, et qu'elle dispose, dans presque tous les autres, d'une for-
lable minorité. Comment croire que la grande propriété, ainsi at-
ÎJ20 REVIE DES DEUX 3I0NDES.
teinte dans sa fortune, ne ferait pas usage des armes qu'elle a entre les
mains pour ressaisir le pouvoir et changer une législation qui lui es
funeste; comment espérer qu'avec ses immenses ressources , elle n(
réussirait pas tôt ou tard à l'emporter dans le parlement, elle qui a pi
dire avec tant de raison, par la bouche de lord George Bentinck
qu'elle avait été trahie, mais non battue, qu'elle avait été victime d'um
surprise, parce que quatre-vingts personnes avaient voté contre leur
engagemens les plus solennels? Pour prévenir ce retour probable d
la fortune, il n'est qu'un moyen, celui de mettre le libre échange sou
la garde de ceux qui en profitent, celui d'appeler au partage des droit
politiques la classe que ses intérêts rapprochent de l'industrie plutc
que de l'agriculture, et de créer, pour la défense de la législation nou
velle, un corps nouveau d'électeurs.
Nous serions tenté de croire que cette mesure, qui est nécessair
pour assurer la longévité du ministg^e, n'est pas indispensable pou
maintenir la liberté du commerce des grains. On affecte de redout
pour le cabinet des votes de coalition. La session dernière, on ani
çait de mois en mois le renversement du ministère, parce que les
ries devaient voter avec les jeunes peelites sur les questions de politiq
étrangère et les questions coloniales. Le ministère a toujours eu
majorité considérable. Cette année, sur les mêmes questions, les te'
ries voteraient avec les radicaux contre le cabinet! Cela nous para
peu probable. On sait déjà que, sur les questions coloniales, le minis
tère adopte presque entièrement le plan des radicaux , et qu'il va o
frir à toutes les colonies une liberté à peu près complète. Restera
donc la question des îles Ioniennes et celle des réfugiés italiens que j
gouverneur de Malte n'a pas voulu laisser débarquer. Sur ces que;
tions, les tories, au nom de l'humanité, voteraient avec les radicaux
Nous ne croyons pas ces derniers disposés à fournir à leurs adversai
éternels les moyens de mettre le cabinet en minorité, nous ne voJO!
pas surtout ce qu'ils pourraient gagner à un changement de ministèr
mais supposons que cette hypothèse se réalise : elle aurait pour cons-
quence l'arrivée au pouvoir des tories. Nous doutons fort que ceux-
entreprissent de rétablir des droits protecteurs. Quelques-uns des pli
ardens d'entre eux sont les premiers à dire que l'épreuve du lib
échange n'a pas encore été assez longue, qu'il faut qu'elle soit cou
plète et décisive. M. Disraeli lui-même a été quelque temps avant •;
se décider à parler du rétablissement d'un droit protecteur, et il ne l
fait qu'avec une répugnance manifeste. !
Les chefs des tories sont des hommes aussi patriotes qu'éclairés; ]
ne se dissimulent pas que l'abaissement du prix des grains est ui,
question d'existence pour l'industrie, et que celle-ci défendra sa vi
toire avec l'énergie du désespoir. Elle ne s'inquiète- pas du contre-coii
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 521
lie peut recevoir de la ruine du marché intérieur. Une des premières
torités économiques de la Grande-Bretagne , M. Jones, commissaire
t cadastre, dit , dans un ouvrage sur le revenu de l'Angleterre, que
Ijgriculture, après avoir mis en rései'v e ce qui est nécessaire à sa propre
(jasommation, apporte sur le marché des produits pour une valeur de
^JO millions sterling. Lorsque l'agriculture n'est pas prospère, l'écono-
i|ie la plus habituelle et la plus facile pour les fermiers est de diminuer
Ijnombre des bras qu'ils emploient. Ils arrivent presque impercepti-
JJ3ment à économiser 25 pour dOO sur les frais de production; mais
11; produits ne tardent pas à être réduits dans la même proportion, et
]■ fermiers n'apportent plus sur le marché que 75 millions au lieu
( 100. Ainsi, sans parler des salaires supprimés, qui eussent alimenté
]| petit commerce, voilà une valeur de 25 millions sterling qui eût été
(ihangée contre les produits de l'industrie, et qui disparaît du marché
jtérieur, — 25 millions, c'est-à-dire un capital égala la moitié de tout
!l commerce extérieur de l'Angleterre! Mais une pareille considération
est pas de nature à arrêter l'industrie anglaise; l'approvisionnement
1 marché intérieur n'est pour elle, comme le disaient les orateurs de
I ligue, qu'une bagatelle; ce qu'il lui faut pour ne pas succomber sous
encombrement des produits, c'est de pourvoir à l'approvisionnement
i monde entier. Il y a à Manchester tel métier qui peut fabriquer
ir semaine trois millions de mètres de calicot , et qui , en fonction-
mt toute l'année, suffirait à habiller la France entière. C'est là la
randeur à la fois et la faiblesse de l'industrie anglaise; il lui faut do-
liner tous les marchés de l'univers ou périr. Tout progrès des indus-
ies étrangères lui est funeste, et aujourd'hui elle ne peut maintenir
i supériorité qu'en réduisant aussi bas que possible les frais d'entre-
en de ses esclaves. L'abolition des corn-laws lui assure peut-être un
îpit de dix ans; elle ne se laissera pas enlever le prix de tant d'efforts.
Cobdcn disait à Leeds, il y a trois mois, que si le parlement taxait
e nouveau le pain et décrétait la ruine de l'industrie, celle-ci jetterait
iir la place publique un million d'ouvriers affamés, et qu'alors sau-
erait qui pourrait le trône et la nation. On a fait remarquer que tel
lubiste irlandais expiait actuellement aux Bermudes des discours
loins incendiaires. Le 22 janvier, à Sheffleld, M. Cobden s'exprimait
e la même façon : « Nous n'entendons pas qu'on nous ramène au
assé. J'en avertis ces dignes gentlemen qui font tant de tapage à
'roydon, à Reading, à Worcester, dans leurs réunions publiques, et
ui rossent à l'occasion les free-traders; je leur déclare, je leur signifie
n propres termes que nous n'entendons pas laisser de nouveau taxer
lotre pain, et, dussent-ils avoir une majorité dans le parlement, je
es mets au défi de l'oser faire. »
Ce qui fait des Anglais un peuple essentiellement politique et tout-
522 REVUE DES DEUX MONDES.
à-fait digne de se gouverner lui-même, c'est qu'ils prennent pour guide
la raison et jamais l'amour-propre. Ils savent discerner avec rapidité
et avec une admirable rectitude ce qu'exige l'intérêt général du pays,
et, quel que soit l'entraînement des passions politiques, quelles que
soient les suggestions de l'intérêt privé , ils s'imposent sans balancer
les plus douloureux sacrifices. En 1815, les droits sur l'importation
du blé furent rétablis, et l'on n'hésita pas à faire usage de la force pour
réprimer les manifestations séditieuses, les émeutes que provoqua
cette mesure législative. On ne se mettra pas dans la même nécessité,
parce que les temps sont changés, parce que la disproportion des forces
a également changé, parce qu'aucun homme d'état anglais ne voudra
prendre la responsabilité d'une lutte violente, oii le triomphe sérail
acheté au prix de la ruine de l'industrie anglaise. Quelques membres
de l'aristocratie, qui ont toujours appartenu à la cause protectioniste.
le comprennent ainsi, et acceptent, sans hésiter, la loi de la nécessité.
Lord Yarborough, plus connu sous le nom de lord Worsley, s'est ex-
primé ainsi : « Je crois que ceux qui encouragent les fermiers à at-
tendre leur soulagement du rétablissement des droits protecteurs n<
font que se tromper eux-mêmes et tromper autrui. Je suis convainc
que la tentative de rétablir, en vue de la protection, un droit sur le
droit qui, pour atteindre son objet, devrait être quelquefois tout-à^
fait prohibitif, ne peut aboutir qu'à un avortement après avoir plongt
le pays dans une agitation convulsive et jeté les germes d'une animo-
sité plus acharnée entre les deux classes laborieuses du royaume. «
Lord Drumlanrig déclare, dans une lettre à ses tenanciers, que, « dam
sa conviction la plus intime, la cause de la protection est perdue poui
toujours, et que, malgré l'atteinte qu'en reçoivent ses intérêts indivi-
duels, il ne peut, comme honnête homme, dire qu'il n'en doit pas être
ainsi. » Il confesse que dans une contrée comme l'Angleterre, où il
existe une classe ouvrière si nombreuse et si misérable, l'intérêt de
paix et de la tranquillité publique exige qu'aucune tentative ne soi!
plus faite pour élever artificiellement le prix du pain. Au meeting
d'Harborough, sir H. Halford, après avoir rappelé qu'il avait toujours
soutenu le régime de la protection, après avoir déclaré qu'il le croyait
nécessaire à une agriculture aussi lourdement taxée que celle de l'An-
gleterre, a ajouté : «Néanmoins je ne crois pas pouvoir, en conscience
entretenir chez vous l'espérance d'un prompt soulagement par un re
tour au tarif protecteur. Les grands changemens, comme l'établisse
ment du libre échange, ont besoin d'un certain temps pour une épreuvi
complète, et je dois convenir que si l'agriculture est dans une détresse]
profonde, les autres portions de la communauté n'ont point encore
regretter ce qui a été fait. »
Nous ne croyons pas au prochain renversement du ministère de lor<
«
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. ?>23
Jfin Russell, nous ne croyons pas que cet événement, s'il arrivait, dût
a>ir pour conséquence nécessaire le rétablissement des droits sur le
II nous paraît que la grande propriété se sert de l'agitation actuelle
j 11 se reconstituer à l'état de parti politique considérable; il n'est pas
dluteux qu'elle usera de la puissance qu'elle reconquiert peu à peu
f Lir imposer des mesures favorables à l'agriculture; mais elle renon-
<pa tôt ou tard à réclamer la protection directe par voie de droits
isntrée. D'un autre côté, il est évident que la situation actuelle ne
jut se prolonger sans ruiner les agriculteurs anglais, et personne ne
fut plus songer à regarder comme accidentelle et passagère l'affluence
«s grains étrangers sur les marchés anglais. Les illusions sincères ou
iectée?: des free-traders à ce sujet sont dissipées; ils sont les premiers
convenir qu'il ne faut plus s'attendre à ce ([ue le prix du blé dé-
sse en moyenne AO ou Ao shillings. Comment viendra-t-on en aide
I agriculture? On lui fera, sans nul doute, un certain nombre de
nccssions, on supprimera quelques-unes des charges qui pèsent sur
le; il est question d'abolir, cette année, le droit sur le houblon, droit
rt onéreux aux agriculteurs des comtés de Kent, de Surrey et de
iddlesex; on allégera ou on répartira mieux un certain nombre de
xcs. Toutefois le véritable et décisif remède sera l'abaissement des fer-
juiges. Il ne faut pas s'y tromper, toutes les dissertations des journaux
j des orateurs whigs ou peelites sur les progrès réalisables en agri-
plture, et sur la possibilité de produire sans perte du blé à AO shill.
Is quarter, ne sont que de mensongères déclamations et des paroles
jerdues. M. Cobden, M. Bright,le colonel Thompson, ont été plus francs;
uoiqu'il dût leur coûter de tenir un pareil langage et de renier leurs
topies d'autrefois, ils n'ont point hésité à prendre les propriétaires à
artie et à les désigner comme les victimes nécessaires du change-
iient qui s'accomplit. « On cherche, disait M. Cobden à Bradford, à
tablir entre la propriété et l'agriculture une solidarité fictive. Ce n'est
>oint un grand intérêt national qui est en péril, c'est le revenu des pro-
)riétaires. L'agriculture et les agriculteurs sont également désintéres-
és dans la question, les propriétaires seuls sont atteints, qu'ils sachent
'exécuter. Que la question soit vidée au sein ou en dehors du parle-
nent, c'est une affaire à régler entre fermiers et propriétaires. La terre
^st la matière première de l'industrie agricole; les tenanciers sont
aujourd'hui en perte, parce qu'ils paient pour la terre un loyer trop
élevé : qu'ils obligent les propriétaires à leur donner la matière pre-
mière à bon marché, qu'ils les contraignent à rabaisser leurs fer-
mages. » On objectait au colonel Thompson que les fermiers étaient
liés envers les propriétaires par des baux à longues échéances, et que
ceux-ci avaient droit à une indemnité pour la pei-te qu'on leur impo-
sait. « Qu'ils viennent, répondit-il, parler d'indemnité, et nous parle-
o24fc REVUE DES DEUX MONDES.
rons de restitution! Nous leur ferons rendre ce qu'ils ont illégitime-!
ment reçu à l'aide des droits sur le blé. »
Ce langage révolutionnaire n'est pas demeuré sans écho dans lesj
masses. 11 y a un mois, lord Lennox remerciait les électeurs de Shore-i
ham qui venaient de le nommer, et, en leur promettant de demeurerj
fidèle aux principes protectionistes, il démontrait comment, au prix
actuel du blé, les agriculteurs étaient nécessairement en perte. « Di-
minuez vos fermages {lower your rents), » lui crièrent aussitôt un cer-'
tain nombre de voix, et, dans tout le trajet qu'il fit à travers la \illej
les mêmes voix le poursuivirent avec ce cri. Il n'est presque pas de
meeting protectioniste où quelques libre-échangistes n'aient fait en-^
tendre obstinément les mêmes paroles. Ce n'est pas seulement chez
les free-traders que se répand la conviction qu'il en faudra venir à ce
moyen extrême; sir Robert Peel , comme nous l'avons vu , veut es-
sayer de consacrer une partie de ses revenus à l'amélioration de ses
terres, dans l'espérance que l'accroissement des produits rendra inutile
la diminution du fermage; il se déclare prêt néanmoins à consentir
sur ses baux les réductions qui, après examen, lui paraîtront légitimes
Lord Lyttelton propose à ses fermiers une sorte d'assurance mutuelle;
il est prêt à annuler tous leurs baux et à en passer avec eux de nou-
veaux qui ne contiendraient plus la stipulation d'un fermage fixe, maii
certaines conditions d'évaluation : le fermage qu'il aurait à recevoir
serait déterminé chaque année par le cours moyen des denrées, pris
comme base d'appréciation des produits de la terre. Lord Drumlanrii^
a été plus loin, et n'a point hésité à dire que, si l'état des choses m
s'améliorait pas, les propriétaires n'avaient qu'une chose à faire, c'étaî
de sacrifier une partie de leur revenu.
Qu'on ne croie pas qu'il s'agisse d'un léger sacrifice. « On nous coi
seillc, disait un fermier dans un meeting protectioniste, d'exiger dei
propriétaires un rabais de 20 pour 100 sur les fermages. Est-il sûr que
cela suffise, puisque la baisse sur le prix du blé équivaut aujourd'hui
à 26 pour 100? Quand nous aurons ruiné les propriétaires, comment
leur demanderons-nous d'améliorer les terres et de nous faire des
avances? » C'est là cependant qu'il en faudra venir tôt ou tard; la crise
actuelle de l'agriculture ne se terminera que quand la classe des pro-
priétaires fonciers aura sacrifié un cinquième et peut-être un quart de
son revenu. Ce sera la ruine de l'aristocratie territoriale. Il n'est
presque pas de famille dans la noblesse anglaise qui n'ait une parti
de ses revenus engagée pour le service de dettes impossibles à éteind
quelques membres de la chambre des lords ne peuvent pas dispose!
du sixième de leur revenu pour les dépenses de leur famille; quelquei
uns ne peuvent soutenir leur rang qu'au moyen de leur traitement d
ionctionnaires publics. On a vu en 1848, pour la première fois, le chel
I
r
il
1/angleterre a l'ouveutlre de la session. KîS
ime maison ducale traîné devant la cour des débiteurs insolvables;
duc de Buckingham a dû vendre les collections artistiques, les livres
jusqu'au riche mobilier de son château de Stov^^e; son fils, le mar-
lis de Chandos, à qui il avait fait cession de ses biens, héritier en
iparence d'un revenu de plusieurs millions, ne touche en réalité que
000 livres par an, sur lesquelles il est obligé de faire une pension à
11 père cl une autre à sa mère : il lui reste pour vivre, lui et ses en-
iis. un peu plus de 12,000 francs par an. Nous citons ces faits et ces
li lires parce qu'ils ont été constatés dans un procès public; mais
•mbien de grands seigneurs anglais n'ont point comparu devant
s tribunaux et se débattent contre la ruine! et, pour emprunter un
Il de mots à nos voisins, « combien de coronets ne valent pas une
!iiii-couronne ! »
Il est inutile d'insister davantage pour faire comprendre quelle per-
irbation profonde apportera dans toutes les familles de l'aristocratie
itte perte subite et sans compensation d'un cinquième ou d'un, quart
a revenu. Les obligations hypothécaires, dtVjà énormes, s'accroîtront;
ar la seule accumulation des années, elles deviendront hors de toute
jroportion avec la valeur et avec le revenu des terres, et il faudra prc-
|3der en Angleterre, comme on vient de le faire en Irlande, à une
quidation générale de la propriété foncière. Il faudra en Angleterre,
3mme en Irlande, abolir les substitutions. Nous n'avons pas besoin
6 dire que la loi qui abolira les substitutions détruira la base territo-
iale de l'aristocratie anglaise; sans porter une atteinte directe à la
hambre des lords, elle lui ôtera toute racine dans la société. La no-
lesse anglaise ne sera plus qu'une aristocratie de naissance.
L'abolition des substitutions aura pour résultat en Angleterre,
omme autrefois en France, la division de la pi'opriété. Pour faire
omprendre toute l'étendue du changement qui s'accomphra alors, il
uffit de rappeler que l'Angleterre ne compte qu'un propriétaire sur
ioO habitans; que le sol tout entier est partagé seulement entre
0,000 familles, ce qui donne à chaque propriété une étendue moyenne
le 566 hectares ou un tiers de lieue carrée, et un revenu moyen de
!5,000 francs. Il est facile de se représenter quelles seront les consé-
[uences économiques de cette transformation par ce qui a eu lieu en
''rance, où la production agricole a triplé depuis 1789, et par ce qui
e passe tous les jours dans nos départemens du nord , à mesure que
es petites fermes se substituent aux grandes exploitations, La divi-
ion de la propriété n'a pas seulement pour effet d'accroître «ensible-
nent la production , elle développe en même temps le bien-être des
ndividus en augmentant la part du travail dans la distribution des
produits. La situation de la classe agricole s'améliorera incontestable-
"nent en Angleterre, à mesure qu'un certain nombre de fermiers s'élè-»
M26 REVUE DES DEUX MONDES.
veront à la propriété, et qu'un plus grand nombre encore de journa-
liers deviendront tenanciers; mais nous ne voulons rechercher ici que
les conséquences politiques d'un pareil changement. On no nous con-
testera pas qu'il altérera gravement la situation de l'aristocratie. Nous
disons l'aristocratie, car nous n'avons point ici de distinction à faire
entre whigs et tories, qui, tout en formant deux partis, ne sont qu'une
seule classe. Les substitutions ont pour objet d'empêcher que la pro-
digahté, l'inconduite, la folie d'un individu, ne détruisent le fruit des
efforts de plusieurs générations, et ne suffisent à consommer la ruine
d'une famille; en perpétuant la richesse, elles perpétuent l'influence
et le pouvoir. Les substitutions détruites, toutes les fortunes passeront
tour à tour par l'épreuve de la mauvaise conduite ou du malheur, et
toute grande existence brisée ne se reconstruira plus. Ces immenses
domaines, ces estâtes qui comprennent des milliers d'hectares, seront
dépecés pour satisfaire l'ardente ambition de ces commerçans, de ces
industriels qui aujourd'hui , à moins d'arriver à une richesse royale,
sont exclus de la propriété, et n'ont pour leurs économies d'autre pla-
cement que les fonds publics. La bourgeoisie anglaise, qui , par l'effet
de la nouvelle réforme électorale, va déposséder l'aristocratie d'une
part considérable de son influence politique, la remplacera aussi un
jour dans la possession du sol.
Ainsi sera réalisée la substitution des classes moyennes à la classe
aristocratique comme pouvoir prépondérant. Il y a long-temps que
cette révolution a commencé, et ce siècle ne la verra peut-être pas
finir; car la Providence semble accorder à l'Angleterre le privilège heu-
reux des lentes transformations et des progrès sagement préparés.
Il y a plus de quarante ans, alors que l'aristocratie anglaise était à
l'apogée de sa puissance, et que le parti tory semblait maître pour
long-temps des destinées de l'Angleterre, un homme d'un coup d'œil
sûr et d'un esprit pénétrant entrevoyait et prédisait déjà le mouve-
ment ascensionnel des classes moyennes. Francis Horner, écrivant en
1806 à lord Jeffrey, alors simple commoner, lui disait que Fox em-
portait dans la tombe le parti whig; que le nom, que le fantôme du
parti pourraient subsister encore, mais que le parti whig était bien
mort. Il continuait ainsi : « Je ne puis m'empècher de penser qu'en
dépit des apparences, il y a dans la classe moyenne de ce pays une
large base pour la fondation d'un parti populaire, reposant sur les opi-
nions, les intérêts, les habitudes de ces nombreuses familles dont les
traits car|ictéristiques sont des fortunes médiocres, mais croissantes,
une éducation soignée donnée aux jeunes gens, et la pratique sévère
des grandes vertus communes. Je ne doute pas que ce ne soit là la
vraie démocratie, si cette classe conserve son action sur l'opinion pu-
blique, à laquelle un gouvernement doit toujours obéir. Plusieurs cir-
L'ANGLETERRE A L'oUVERTURE DE LA SESSION. 527
( iistances ont concouru dans ces derniers temps à diminuer la juste
îluence de cette classe Je suis profondément frappé de ce fait, que
^rand nombre des personnes parmi lesquelles la richesse est distri-
u'e dans des proportions considérables et pourtant égales, l'éduca-
)H suffisamment bonne qui accompagne cette richesse, la puissance
■s forces physiques et des forces morales qui sont ainsi réunies dans
le population à laquelle l'ordre et la liberté sont également néces-
ires, tout cela constitue un état de choses dont on n'a vu nulle part
^ccmple. C'est là ce qui m'encourage à penser que la cause libérale
<i pas encore perdue en Angleterre. »
j Horner avait raison, les whigs sont demeurés comme une coterie
jifluente, mais depuis long-temps ils ne forment plus un parti. Depuis
JDX, ils ont eu quelquefois le pouvoir entre les mains, mais ils n'ont
il l'exercer qu'à la condition de le partager, soit avec O'Connell, soit,
>mme aujourd'hui, avec les radicaux. Ils n'ont pu jamais gouverner
ii- leurs propres forces; ils ont été les précurseurs des classes moyennes,
près 1815, on vit apparaître en Angleterre des idées analogues à celles
lue la révolution de 1789 a fait prévaloir en France; il se fonda, pour
éfendre et propager ces idées, une revue, aujourd'hui bien déchue,
lais qui jeta pendant dix ans un vif éclat, la Revue de Westminster. Les
lèves de Bentham y émirent sur l'éducation, sur la sécularisation né-
essaire de l'enseignement, sur les rapports des individus et de l'état,
ur le rôle de l'église en tant que corporation au sein de la société civile,
ur les relations des pouvoirs, sur la distribution des droits et de l'in-
luence politiques, des opinions qui sont vulgaires en France, mais qui
Ont beaucoup moins populaires de l'autre côté du détroit. Ces mêmes
pinions furent représentées dans le parlement par un certain nombre
le députés qui votaient avec les whigs en se distinguant .d'eux. C'é-
aient presque tous des hommes d'une fortune indépendante, d'une
;ducation brillante, d'un esprit orné, quelques-uns alliés à de grandes
amilles, ne se séparant de l'aristocratie que par leurs opinions, ap-
>ortant dans les discussions parlementaires ces habitudes de raison-
lement pliilosophique, ce goût de la métaphysique, qui distinguèrent
în France les orateurs de la constituante et de la législative. Ils jouèrent
un rôle actif et considérable au moment de l'émancipation des catho-
liques et de la réforme électorale; ce furent eux qui entraînèrent les
Nvhigs quand ils allèrent se heurter contre l'église d'Irlande. Depuis,
quelques-uns ont disparu de la scène politique, d'autres se sont laissé
absorber par les vieux partis; M. Hume, le doyen de la chambre des
communes, le colonel Thompson, M. Roebuck, sir William Moles-
worth et quelques autres encore représentent dans le parlement actuel
cette fraction jadis influente, aujourd'hui éclipsée.
Le rôle d'avant-garde appartient, en effet, maintenant à ceux qu'un
528 REVUE DES DEUX MONDES.
écrivain satirique appelait les radicaux mal élevés, aux hommes de
l'école de Manchester, aux fondateuis de la fameuse ligue. Ce ne sont
plus des hommes à idées philosophiques, remontant toujours aux
principes. L'école de Manchester a pour les idéologues le même dé-
dain que Napoléon ; elle invoque surtout les faits matériels, elle se
vante de ne juger les choses que parleur côté pratique, et de conduire
la politique comme les affaires avec des livres en partie douhle. Ses re-
préscntans sont tous des hommes sortis des rangs les plus humhlesde
la société, arrivés à la fortune par le travail et l'industrie, et à l'in-
fluence par la fortune; ils ne sont pas plus lihéraux que les radicaux,
mais ils ont de plus qu'eux l'amour-propre de la roture. Mettez M. Cob-
den sur le chapitre de Manchester et des hommes du Lahcashire; il
ne j)arlera pas dix minutes sans faire l'éloge de cette race patiente,
industrieuse, énergique, pleine de volonté, qui mérite d'avoir et qui
aura entre ses mains la conduite de l'Angleterre; il fera l'éloge de ses
compatriotes, et c'est lui-même qu'il peindra. Les hommes de Man-
chester ont, les premiers, ai)porté dans la politique anglaise la distinc-
tion et la jalousie des castes. Toute autre influence que celle qui résulte
du travail personnel et de la fortune péniblement acquise leur est
importune et odieuse. Ils affectent de séparer la nation en deux
parts : « la mousse aristocratique — et le vieux tronc saxon, » les para-
sites whigs et tories — et les classes laborieuses. Ils ne font point de
distinction entre les partis, ils les confondent dans une égale aniniad-
version. Quand la politique ne retient pas la langue de M. Cobden,
ou quand il se laisse entraîner par les applaudissemens d'un auditoire
complaisant, les whigs ne sont pour lui que des roués qui s'empressent i
de s'emparer des réformes au moment où elles vont réussir, de peurBi
que quelques miettes du pouvoir et quelques hochets aristocratiques <
ne tombent entre les mains des fils des Saxons. 11 y a quelques mois,
au bamiuet de Wakefield, il disait : « Nous n'aurons pas besoin d'être
en majorité pour obtenir le gouvernement à bon marché. Quand le
peuple de Manchester, de Londres, d'Edimbourg, du Lancashire et
du Yorkshire le demandera par notre bouche, les whigs le donne-
ront. Si nous étions en majorité, la reine devrait nous appeler, et
vous comprenez que cela ne ferait pas leurs affaires. Ils se chargeront
donc de faire la besogne pour nous, quoi qu'ils puissent avoir au fond
du cœur. » M. Bright disait le même jour : « Que nous importent les
whigs et les tories ? Nos pères étaient bien bons de se laisser prendre à
ces attrapes. Il nous faudra balayer un jour de la scène politique bien
des choses qui y tiennent trop de place. »
C'est là un langage tout nouveau, et qui, avant 1837, n'avait jamais
retenti à la tribune anglaise. C'est le renversement de ce qui s'est passé
pendant cent soixante ans. La nation anglaise, jusqu'ici, s'est divisée?
I
I
L'ANGLETERRE A l'OUVERTURE DE LA SESSION. 529
t'n partis et jamais en classes. Deux fractions de l'aristocratie, s'ap-
puyant de préférence, l'une sur les intérêts agricoles, l'autre sur les
intérêts commerciaux, conduisaient les tories et les whigs; mais, au
sein de chaque parti, il n'y avait point de solution de continuité depuis
les premiers rangs de l'échelle sociale jusqu'aux derniers. L'aristo-
cratie a toujours été la première à appeler dans son sein tout individu
qui s'est élevé par la science ou le talent. Il en est résulté que les dé-
bats politiques ont toujours été un duel entre les partis et jamais une
lutte entre des classes différentes de la société. C'est cet état de choses
que l'école de Manchester tend à changer en affectant d'introduire dans
la politique des classifications nouvelles, de traiter les whigs comme
représentant aussi exclusivement que les tories les intérêts aristocra-
tiques, et de se donner comme seul organe de l'élément populaire de
la nation. Cette classification conduit à identifier les whigs avec les to-
ries et à substituer les luttes de classes aux luttes d'opinions. Qui sait
même si ce qui rfest encore en ce moment que l'effort de quelque^
hommes ne va pas devenir l'œuvre du temps et des événemens?
Nous ne voulons pas voir dans cette transformation des partis un
présage de malheur pour l'Angleterre, ni même un symptôme de dé-
cadence. Peut-être est-il nécessaire que les classes commerçantes et
industrielles soient appelées à partager la possession du sol aussi bien
que l'influence politique, et que la création d'un grand corps de pro-
priétaires vienne opposer une barrière infranchissable au socialisme,
.dont les progrès pourraient être rapides dans un pays où la propriété
foncière est le privilège d'un petit nombre de familles, et oii tant de
richesse coudoie tant de misère. Nous avons seulement le droit de dire
que le jour, déjà facile à prévoir.jOii les whigs seront rejetés dans
les rangs des tories et auront à défendre avec eux contre les classes
moyennes les derniers débris de l'influence aristocratique, ce jour-là
marquera l'avènement de la démocratie, car la direction de l'intelli-
gence aura fait place à la domination du nombre; et l'œuvre de sir
Robert Peel aura porté ses dernières conséquences. Sir Robert Peel,
en abolissant les corn-laws, a-t-il obéi à une inexorable nécessité, ou
bien, par une faiblesse à laquelle les plus patriotiques esprits succom-
bent quelquefois, ne voulant pas emprunter à ses adversaires une
politique qu'il avait combattue, et préférant les dépasser pour se dis-
tinguer d'eux, a-t-il devancé l'heure du sacrifice? C'est là une ques-
tion sans importance en présence des faits accomplis. Une seule chose
est certaine, c'est qu'il a porté le premier coup, et le coup décisif, à
ces institutions qui ont donné à l'Angleterre cent soixante ans de pros-
périté et de grandeur.
Cucheval-Glarigny.
TOME V. 34
ACADÉMIE FRANÇAISE.
RECEPTION DE M. A. DE SAINT-PRIEST.
Le fait est désormais avéré : l'Académie française subsiste, et la ré-
volution expire à la porte de l'Institut. Cette noble et vieille compagnie
soutient aujourd'hui le choc des ébranlemens politiques avec le même
<;alme qu'elle avait subi, pendant un siècle et demi, tout le feu dt
plaisanteries de ses détracteurs. Les vociférations des clubs n'ont p«
plus étouffé sa voix qu'autrefois les quolibets des cafés où déclamait
Fréron et soupirait le Pauvre Diable. Nous avons entendu l'autre jour
le directeur de l'Académie invoquer un usage fondé sur un précédent
de 1776. En quel autre lieu de France les amateurs du passé trouve-
r(ùent-ils une pareille bonne fortune? Tel est le sort des institutions,
sérieuses ou frivoles, mais fondées en conformité véritable avec le
génie d'un pays, et placées, pour ainsi dire, dans le courant de l'esprit
national. Ce courant les emporte avec lui, elles surnagent à sa surface.
Bien long- temps avant qu'il y eût une politique au monde, l'Académie
française en faisait, comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir. Au
niilieu d'une société dont les divers rangs étaient profondément di-
visés et sourdement hostiles, où l'impertinence qui tombait d'en haut
ne cessait d'alimenter l'envie qui grondait en bas, ce fut dans une
compagnie littéraire que le privilège et le talent se rencontrèrent, pour
la première fois, sur un pied d'égalité un peu conventionnelle, jmais
ACADKUIB FRANÇAISE. o31
irélude d'une égalité véritable. Ce qu'elle n'avait jamais voulu faire
ur les bancs des états-généraux ni même du parlement, l'aristocratie
rançaise y consentit sur les fauteuils de l'Académie. Elle fit à son
:oût, ou, si l'on veut, à ses prétentions littéraires, le sacrifice qu'elle
ivait refusé à ses intérêts politiques. L'Académie française est le seul
théâtre où l'égalité ait été concédée sans avoir besoin d'être conquise.
C'est par là que l'Académie française représente éminemment un
(les faits les plus frappans de notre histoire : le mélange de l'esprit lit-
téraire à tout le développement social et politique du pays. Peu savante
il ordinaire, lisant peu et surtout impatiemment, la nation française
tist pourtant, qui ne l'a remarqué? imbue de littérature jusqu'à la
moelle de ses os. Les lettres ont éclairé ses jours de gloire, et l'ont
consolée dans ses jours d'humiliation passagère : elle est restée litté-
raire dans ses plus sombres jours de crime. Sa première révolution
fut préparée dans les académies, inaugurée dans les théâtres, et resta
académique et théâtrale jusqu'au pied de l'échafaud. Que de tête»
roulèrent alors pour arrondir une période ! Comme l'instrument de
^mort frappait avec la froide symétrie d'une antithèse de rhétorique!
It, hier encore, tout un peuple frémissant ne s'arrêtait-il pas ébloui
lar le faux éclat d'une métaphore et charmé par les accens pompeux
j'une voix moins juste que sonore ! Avec un peu d'amour-propre et
loins de patriotisme, l'Académie pouvait se dù^qu'après tout la ré-
[lution de février n'était faite que pour ^ovj^Êa la tête des affaires
de ses membres au lieu d'un autre. Ce^^^erait donc pas un des
ps bons moyens d'apprécier en YramÊ^e véritable état de l'opi-
et d'essayer quelque prévision d^H^nir, que de regarder dans
q^^sens se porte le mouvement jLj^piire. Là où est la vive et saine
ht^^ture du pays, là sont ses^^^ables sentimens, là doit s'arrêter
le IBpès définitif. A ce conu^Rious devrions reprendre confiance,
car^Ëil y a cinquante ans^^Hritérature portait à pleine voile vers la
révd^ion, elle y résiste^^Purd'hui par ses meilleurs organes. Elle
atta^Kt alors, elle se^Hend maintenant; elle détruisait, elle coii-
sèrveWe fut un advej^Pe dangereux, c'est un allié que nous ne de-
vons pmdédaigner^Hacle pour miracle, assurément, il lui a été plus
facile a!^^d'abatj^Bes murailles de Jéricho au son de la trompette
qu'il ne1^É|erayBqourd'hui de relever, par une harmonie nouvelle,
les rempa^By^Kts de Thèbes; mais enfin la littérature a enfanté la
société nou^^^ c'est bien le moins qu'elle la protège. Elle nous a
faits tels que nous sommes, qu'elle tâche de nous conserver comme
elle nous a faits. Il y va de son sort comme du nôtre. Au sein de ten-
tatives révolutionnaires qui puisent uniquement cette fois leur force
dans des appétits matériels, il n'y aurait plus de place pour l'intelli-
gence. La révolution qui nous menace n'aurait, en fait de poésie, pas.
S32 REVUE DES DEUX MONDES.
même de 3f«rseî7/atse possible. A entendre dès à présent ses promoteurs,
on voit où elle irait chercher le vocabulaire de son éloquence, et la
mort où elle nous enverrait serait véritablement la mort sans phrases.
Cette intime solidarité entre la politique et la littérature explique
pourquoi deux fois depuis un mois l'Académie a disputé l'attention
publique à l'assemblée nationale, et pourquoi la politique y a pénétré,
presque à l'insu de ceux-là même qui l'y introduisaient. Assurément,
M. de Noailles et M. de Saint-Priest avaient cent bonnes raisons pour
ne pas parler de politique à l'Académie, et entre autres le sentiment de
réserve qui porte toujours les hommes de goût à ne pas trop parler
des affaires de leur métier. Il n'y a pas eu moyen cependant de l'éviter.
La politique s'est retrouvée sous leurs plumes, non pas cette politique
bruyante qui vit d'émotions et s'exalte pour des noms propres, mais
la politique élevée, paisible, qui se nourrit de méditations, qui se mêle
à tous les mouvemens de l'ame, et qui finit par pénétrer, en quelque
sorte, à tel point l'intelligence, que toutes les pensées en portent l'em-
preinte. Cette politique a pris, chez M. de Noailles, une teinte mélan-
colique qui convenait au génie dont il consacrait le souvenir, et a|^
passé dont il réveillait la cendre éteinte. M. de Saint-Priest lui a donn^
au contraire, un tour vif, railleur, il l'a répandue sur tout son discoui-s
avec une légèreté élégante. Entre ces deux procédés si, divers, il y a
plus de rapports qu'on ne le pense. L'ironie et la mélancolie sont deux
formes du doute, et le doute est, quoi qu'on fasse, au fond de l'esprit
de tous ceux qui, de nos jours, ont réfléchi ou travaillé pour voir leurs
réflexions déçues et leurs travaux emportés. ,
M. de Saint-Priest s'est montré, dans son discours, tel que les lec-
teurs de cette Bévue le connaissent : toujours net et piquant dans son
style, toujours impartial et sensé dans ses jugemens; du xvni" siècle,
par la précision et la sobriété de la forme, par un certain cachet de
distinction, d'originalité personnelle, qui manque d'ordinaire à notre
âge, toujours imitateur et trop souvent vulgaire; du xix% par la lar-
geur, de la critique et l'intelligence des idées d'autrui. Cette critique
large, cette intelligence étendue, avaient beau jeu pour se développer.
De M. Ballanche à M. Yatout, quelle distance à parcourir! que de cordes
à toucher d'un bout à l'autre du clavecin ! M. de Saint-Priest a insisté
avec goût sur ce rapprochement que le hasard amenait et que l'art eût
évité : il ne savait pas ou n'a pas pu dire que l'orateur achevait le pi-
quant contraste formé par la réunion des deux oraisons funèbres. U- de
Saint-Priest, qui sait toujours ce qu'il dit et même un peu plus qu'il
n'en dit, ne ressemblait guère, en ce point, à M. Ballanche, et sa plai-
santerie, toujours prise au fond de sa pensée et soigneusement cachée
derrière ses mots, n'est pas précisément celle de M. Vatout. Cette plai-
santerie est pourtant ce qui lui a permis de donner à sou discours
ACADÉMIli: FRANÇAISE. 533
l'unité qui manquait au sujet. 11 n'y avait que son esprit délié qui pût
parcourir avec cette heureuse \olubilité tant de tons divers. Il n'y avait
que sa phrase élégante pour faire descendre les pensées de M. Ballanche
à la portée de la foule et élever les jeux de mots de M. Vatout à la hau-
teur académique.
Le public a vivement goûté le ton de raillerie fine qui domine d'un
bout à l'autre du discours de M. de Saint-Priest. Entraîné par la rapi-
dité du style, ce public vraiment français s'est moqué de lui-même
de la meilleure grâce du monde. Guidés par des appréciations tou-
jours justes, mais aussi toujours critiques, nous avons raillé tous nos
essais passés, tous nos espoirs futurs de gouvernement. Nous avons
raillé, sans respect pour les dieux, cette époque inimitable de l'empire
devenue si tôt une légende et presque une religion. Nous avons raillé, sans
égard pour des mésaventures qui sont celles de tout le monde, ces dé-
licates conceptions de la théorie politique à l'ombre desquelles nous
avions vécu pourtant et même grandi pendant trente années, et qui
ont disparu emportées par un tourbillon dans un sombre jour d'hiver :
assez semblables à une de ces mécaniques savantes dont la science mo-
derne a parsemé nos vallées, et qu'un troupeau d'animaux sauvages,
chassé des forêts par la faim, serait venu dévaster tout d'un coup.
L'auditoire a suivi avec complaisance tous les traits décochés par M. de
Saint-Priest contre tout ce qui a été déjà et ce qui peut rêver d'être
encore. Il l'a vu accabler les novateurs de cette forte expression : les
architectes du vide, sourire de pitié aux prophètes du passé, et, sévère
pour les systèmes absolus, se montrer aussi sans rémission pour tous
les mélanges. Le mariage morganatique du droit divin et de la souverai-
neté populaire, cette douce et pacifique espérance des âmes conciliantes,
est sorti tout meurtri de cette séance impitoyable. Ce jugement rapide,
toujours suivi d'une exécution sonnnaire, ne s'est arrêté que pour se
recueillir dans des termes pleins d'émotion devant la majesté des
infortunes royales et devant le spectacle touchant d'une mort préma-
turée couronnant un exil volontaire. En un mot, au bout de cette
heure qui a paru si courte à ceux qui l'ont passée en compagnie de
M. de Saint-Priest, après avoir écouté les conseils salutaires qui ont
terminé son discours, chacun est sorti dans une disposition d'esprit
parfaitement appropriée au temps où nous vivons, avec une énergique
résolution de sauver la société menacée et une assez grande incertitude
sur les moyens d'y parvenir, avec une forte volonté d'arriver et une
complète ignorance du but à atteindre, avec l'abîme en face et des
ruines autour de soi.
Nous ne reprocherons pas à M. de Saint-Priest, à Dieu ne plaise ! le
résultat un peu pénible où il nous a amenés sans avoir l'air d'y tou-
cher et par un chemin si riant. Nous nous sommes bien trop amusés
o34 REVUE DES DEUX MONDES.
pour nous plaindre. Puis l'artiste s'inspire de ce qu'il voit, et tout
ce qu'on voit aujourd'hui de la France appelle assez naturellement
la critique. D'ailleurs, le don de saisir à ce degré le ridicule et de le
faire passer tout d'un trait dans l'esprit d'un auditoire est un de ces
talens qui dominent ceux qui le possèdent. Le sarcasme est comme
l'enthousiasme de l'antiquité, il maîtrise le devin qu'il anime. Je soup-
çonne fort M. de Saint-Priest de ne pas être au fond si sévère pour la
France, ni même pour son état social et politique, de ne pas déses-
pérer autant de nous que sa verve moqueuse le ferait souvent penser.
Les écrits qui l'ont illustré, à défaut d'autres preuves, viendraient à
notre aide dans cette supposition. L'écrivain qui, dans l'Histoire de la
conquête du royaume de Naples, nous a montré la France toute-puis-
sante en Europe, par l'ascendant du génie et des armes, dès le temps
même de saint Louis, bien avant les malheurs de Crécy et d'Azin-
court, qui nous fait retrouver ainsi tout un premier siècle de gloire
enseveli dans les ténèbres qui l'ont suivi, sait mieux que personne
qu'une nation douée d'une telle force de vie peut avoir plus d'une
éclipse sans toucher encore à son déclin. Sans chercher de démons-^
Iration ailleurs que dans l'occasion présente, plus d'un passage dl
son discours, et entre autres le parallèle entre M. Ballanche et M. d<
Maistre, ce morceau capital qui résume toute la pensée de l'orateui
suffirait pour protester contre le caractère de désenchantement ui
peu trop général dont certains traits sont empreints. M. de Saint»
Priest, qui reproche si sévèrement à M. de Maistre d'avoir maudit la
France, ne voudrait pas faire quelque chose d'analogue en la décriant
tout-à-fait.
Cette comparaison était appelée par le sujet même. On ne pouvait
faire l'éloge de M. Ballanche sans parler de M. de Maistre qu'il a tour
à tour admiré et combattu. Élevés dans les mêmes opinions monar-
chiques et religieuses, éprouvant au spectacle des mêmes horreurs unej
même indignation, attirés l'un et l'autre par une aspiration pareilU
vers une philosophie plus profonde que celle qui avait enivré \i
xvni« siècle, M. Ballanche et M. de Maistre étaient entrés de bonne''
heure, même sans se connaître, dans cette correspondance secrète qui,
d'un bout du monde à l'autre, unit les esprits d'élite. Les considéra-
tions éloquentes que le bruit éloigné des massacres de Paris inspirait
à l'émigré savoyard à la cour de Saint-Pétersbourg retentissaient dans
le cœur de l'humble bourgeois de Lyon, qui avait vu le sang couler à
flots pressés dans les rues de sa ville natale. Devant cet assemblage ef-
frayant de gloire et d'iniquités, dans ces alternatives d'héroïsme et de
fureur, entre le bruit du canon de Jemmapcs et les cris des victimes
de l'Abbaye, l'un et l'autre durent se poser cette question redoutable,
qui n'est pas encore résolue : Mais qu'est-ce donc que cette révolution
ACADÉMIE FRANÇAISE. 535
française? Est-ce le terme de la civilisation européenne? ou doit-elle
en sortir renouvelée? Est-ce une crise? est-ce une mort? est-ce une
expiation? est-ce un supplice? est-ce le mal? est-ce le bien? Étrange
événement dont, depuis soixante ans qu'il dure, le caractère ne peut
pas encore être défini, qui tour à tour apparaît comme un bienfait
inappréciable ou comme un mal irréparable, qui a retiré à l'arbre
social des racines sans lesquelles il semble qu'il ne peut plus vivre, et
lui a fait pourtant porter des fruits d'égalité et de justice auxquels on
ne peut plus renoncer dès qu'on les a goûtés, qui nous a assuré
toutes sortes de libertés précieuses, excepté, dirait-on, la liberté d'être!
Véritable signe de contradiction élevé parmi les hommes, tournant
comme un phare à demi éclairé sur son pivot mobile, qui tantôt illu-
mine la mer de ses feux, tantôt laisse le nautonnier aux prises dans la
nuit avec la tempête! L'esprit plus profond qu'étendu de M. de Maistre
n'hésita pas. 11 porta sur la révolution française un jugement sans
restriction, et qui fut aussi sans appel. 11 la déclara satanique dans
son principe; il lui reprocha moins encore ses crimes que son esprit .
et 93, à ses yeux, ne fut que le châtiment de 89. M. de Maistre pro-
nonça cet arrêt dès 1795; il vécut trente ans depuis sans le rapporter.
Ni les pompes de l'empire, ni la sagesse du code civil, ni le premier
éclat des luttes parlementaires sous la restauration, ni cette apparence
d'une société régénérée que prit , sous ses yeux , la France glorieuse
d'abord et puis libre, rien ne put ébranler son jugement. Hélas! que
dirait-il aujourd'hui? M. Ballanche fut moins téméraire ou moins
ferme. Averti peut-être par l'atmosphère qui l'entourait, par la classe
d'où il sortait, par la perspicacité naturelle de son esprit, de l'im-
possibilité de faire un pas en arrière vers le passé, il vit que, s'il con-
damnait le présent sans ménagement , il faudrait désespérer sans re-
tour de l'avenir : il craignit qu'il n'y eût quelque impiété dans ce
désespoir. Moins confiant pourtant que le libéralisme moderne dans
la puissance des constitutions écrites pour remplacer les traditions,
moins sûr que la philosophie rationaliste du temps d'arrêt que la rai-
son saurait trouver elle-même, il passa toute sa vie, il épuisa tous ses
efforts à opérer entre des idées d'origines contradictoires, entre des re-
grets, des craintes, des scrupules qui se heurtaient, une conciliation
qui ne porte jamais la paix dans son esprit ni la clarté dans ses écrits.
Ce n'est pas tout-à-fait à nous, dans les ténèbres où nous sommes
aujourd'hui plongés, de lui reprocher de ne pas avoir vu plus clair.
Si dans d'autres temps le regard de M. Ballanche nous sembla parfois
un peu trouble, c'est peut-être que, plus étendu que le nôtre, il aper-
cevait plus de nuages à l'horizon et embrassait plus d'objets à la fois.
Mais il faut laisser exposer à M. de Saint-Priest cette différence de
jugement entre deux hommes si rapprochés de croyance, qui ne tarda
536 REVUE DES DEUX MONDES.
pas à dégénérer en polémique. Si M. de Saint-Priest n'avait suivi que
ses sympathies d'écrivain et d'homme de talent, à coup sûr il aurait
donné la préférence à M. de Maistre. La force de la pensée, la préci-
sion du style, la puissance de l'ironie, ces mérites éminens de l'auteur
des Soirées de Saint-Pétersbourg, sont des qualités auxquelles M. de
Saint-Priest n'a pas le droit d'être insensible, tandis qu'il en a dû
coûter à son esprit , qui aime à marcher droit , d'avoir à se démener
l'espace de quatre gros volumes dans les régions où habitait trop sou-
vent la pensée de M. Ballanche. Malgré ce penchant naturel qu'il a
dû avoir à combattre, M. de Saint-Priest n'hésite pas à donner dans le
différend l'avantage au partisan éclairé de la société nouvelle, à celui
des deux chrétiens qui joignit à une foi aussi pure, bien que moins
sévère, une charité plus bienveillante pour les individus, et une meil-
leure espérance de la bonté de Dieu pour le monde.
« Tous deux, dit-il, partirent du même principe, tous les deux don-
nèrent à leur système la base éminemment chrétienne de la chute du
premier homme.... Mais, à l'aspect des crimes qui décimaient et souil-
laient la patrie, M. Ballanche n'avait point douté de son avenir, ni dé-
sespéré de la société. M. de Maistre l'avait maudite. Il avait surtout
maudit la France, et, comme pour mieux la défier, il lui avait em*^
prunté sa langue. A cet instrument affaibli et faussé, il avait su res--
tituer quelque chose de sa force première. Fils des montagnes, ilavail
rendu à notre idiome cette saveur native qui semblait perdue. Comme
tous les grands écrivains d'un temps de décadence, M. de Maistre étail
doué d'un caractère d'esprit à la fois subtil et rude, âpre et maniéréJ
mais original, mais animé, mais vivant! Son style sonne comme urtj
écho excessif de Malebranche et de Pascal. M. Ballanche fut frappé de
cette véhémence souvent naturelle et sincère, quelquefois factice et
préméditée, de cette verve aventureuse du sophisme de bonne foi qui
force l'attention en provoquant l'impatience. Il se sentit attiré par l'é-
loquence abrupte du théocrate savoyard; mais, lorsqu'il le vit adopter
le passé tout entier sans vouloir en rien distraire, le couvrir d'une
protection hautaine, s'armer de toutes les ruines pour en écraser la
génération présente, poursuivre de ses dédains et de ses sarcasmes les
plus beaux génies, éternel honneur de la France, commenter avec
complaisance les abus les plus odieux de la tyrannie, insulter la paix,
diviniser la guerre, chercher des circonstances atténuantes pour la
torture, fairt; du plus étrange des fonctionnaires publics l'arc-boutant
de la société, M. Ballanche ne put contenir son ame courageuse et
tendre devant une théorie si cruelle. »
Nous connaissons peu d'exemples d'un plus heureux mélange de la
critique littéraire et du jugement philosophique que ce morceau achevé
dans toutes ses parties. Les admirateurs de M. de Maistre (et nous nous
ACADÉMIE FRANÇAISE. 537
comptons dans le nombre) tromeront satisfaction dans cette explica-
tion intelligente des ressorts de son talent. Les amis absolus de la
partie contestable de ses doctrines s'en plaindront peut-être; ils regret-
teront que M. de Saint-Priest, en prononçant le mot de cruauté, n'ait
pas rappelé en présence de quels faits l'ame irritée de M. de Maistre
s'était exhalée dans ses écrits. C'était une génération nourrie par des
déclamations sur la tolérance, par de larmoyantes idylles sur l'huma-
nité, qui tout d'un coup s'enivrait de sang humain. Les rhéteurs de la
convention avaient passé leur jeunesse à tresser des bouquets à Clilo-
ris et à répéter des comédies sentimentales. Cette littérature douce-
reuse des dernières années du xvnr siècle, arrivant avec l'écho des
cris de la populace, avait je ne sais quelle saveur à la fois fade et
sanglante qui soulevait le cœur. Ce fut le dégoût encore plus que l'in-
dignation qui fit M. de Maistre orateur, et lui inspira ces élans d'élo-
quence abrupte. S'il a excusé la torture, c'était en pensant à Fouquier-
Tainville; s'il a défendu l'inquisition, c'était au lendemain du comité
de salut public. Les bourreaux philosophes de Paris ne tarissaient pas
de sensibilité dans leurs paroles : par un mensonge plus excusable, et
pour ne les imiter en rien, le chrétien de Saint-Pétersbourg fut souvent
dur dans son langage. On perdait l'humanité en la flattant. M. de
Maistre voulut trop souvent la sauver en l'offensant. Ce fut un tort,
nous l'avons toujours pensé; mais il n'en fut pas moins , depuis Bos-
suet etFénelon, le premier écrivain de génie qui eût, en français, parlé
aux hommes d'autre chose que de leurs passions , de leurs intérêts et
de la terre. Voilà ce que M. Ballanche pensa sans doute, et voilà pour-
quoi, après avoir combattu M. de Maistre, il ne cessa jamais d'en parler
avec une sincère admiration et versa même quelques larmes sur sa
tombe.
Au fond, et à le bien prendre, le point du débat entre eux, débat qui
dure encore et dont nous ne verrons pas la solution, c'est de savoir
si les sociétés chrétiennes doivent périr comme ont péri les sociétés
païennes. Si la révolution française considérée en masse, tout le bien
et tout le mal compensé, est la décadence de la civilisation , comme
elle est aussi, non pas dans ses crimes assurément (nous ne donnerons
jamais aux crimes ces excuses fatalistes) , mais dans ses idées géné-
rales et dans ses résultats sociaux, le développement assez naturel de
tous les principes déposés au sein des sociétés modernes depuis l'ère
chrétienne, il s'ensuivrait que ces sociétés ont trouvé leur mort au
bout de leur développement même. Elles seraient alors semblables
aux corps mortels qui commencent de décliner le jour où ils ont at-
teint leur plénitude de croissance. Elles ne seraient pas comme l'ame
chrétienne, qui ne cesse jamais de s'élever et de grandir. Gage d'im-
mortalité pour les individus dans une autre existence, le christianisme
I
o38 REVUE DES DEUX MONDES.
ne le serait point pour les sociétés sur cette terre. A la rigueur, cela se
peut, car l'Évangile, qui a tout fait pour les sociétés, ne leur a rien
promis. Il n'a fait appel directement qu'à l'individu. Mais un chrétien
est excusable de vouloir espérer de lui un bienfait de plus, et de croire
que le christianisme communique à tout ce qu'il touche, homme, so-
ciété, civilisation, patrie, une flamme qui peut s'obscurcir, mais non
pas s'éteindre, et qui se rallumera toujours à travers les âges. Était-ce
là ce que voulait dire M. Ballanche sous ce nom un peu métaphysique
de palingénésie sociale? Était-ce cette régénération dont il parlait? Nous
serions porté à le penser; mais c'est à M. de Saint-Priest que nous le
demanderons. Nous craindrions, faut-il le dire*^ d'aller le vérifier nous-
même. Nous aimerons toujours mieux contempler la pensée de M. Bal-
lanche dans le miroir limpide où son panégyriste la reproduit.
Nous voilà bien loin de l'Académie, bien loin surtout de M. Vatout,
dont l'éloge mérité et vivement senti forme la conclusion du discours.
Tout est dans tout cependant, et rien n'est absolument sans rapport
avec rien, dans cette grande unité que les révolutions établissent entre
les hommes. Le nom de M. Vatout se rattache d'une façon inséparable
à l'une des plus belles œuvres de ce règne pour lequel la justice de la
postérité aura tant à faire, puisque l'injustice des contemporains a
dépassé la mesure commune : la restauration des palais royaux et la
réconciliation au sein de la gloire de tous les grands souvenirs de la
France. S'il y a eu un jour oii on a pu croire que la révolution fran-
çaise était finie, c'est le jour où Versailles a été ouvert. Versailles ren-^j
dait un passé à la France, sans lui enlever son présent. Il n'y eut ja-
mais d'œuvre plus anti-révolutionnaire. La révolution hait le passé,
et ses images lui causent des accès véritablement frénétiques. Les ta-
bleaux, les statues, sont les premiers objets de ses fureurs; elle y re-
connaît ses ennemis. Le roi qui a consacré dans ce sanctuaire la mé-
moire de tous les grands hommes, le prince royal qui marchait sur
leurs traces, n'ont plus eux-mêmes une statue qui les rappelle à la
France. La voix courageuse de M. de Saint-Priest aura la première fait
entendre aux exilés les premiers mots du jugement de l'avenir.
L'émotion de ces vicissitudes mystérieuses, les souvenirs d'une
amitié sincère pour M. Vatout avaient communiqué au discours de
M. Dupaty une sensibilité qui a été partagée par l'assemblée. L'appré-
ciation très fine du genre de talent de M. de Saint-Priest a été aussi
très applaudie par un auditoire qui venait d'avoir le modèle sous les
yeux, et a dignement terminé cette séance, une des plus animées dont
l'Académie garde le souvenir.
Alb. de Broglie.
II
POÉSIE.
LES DEUX CIMES.
Aux grands monts la nature a fait des lots divers
Ainsi qu'aux grandes âmes :
De glaciers éternels ceux-ci furent couverts ,
Ceux-là remplis de flammes.
Toujours dans leur cratère, ou lave, ou passion,
Grondent des voix latentes;
Puis le volcan s'éclaire, à chaque éruption,
De gerbes éclatantes.
Jamais phare des cieux n'a lui d'un feu pareil.
Quand vient la nuit , il semble
Qu'un astre, ardent rival des splendeurs du soleil ,
Surgit du mont qui tremble.
De ses jets flamboyans il embrase les airs ,
Rougit les eaux voisines;
Son front fait envier sa couronne d'éclairs
Aux jalouses collines;
o40 REVLE DES DEUX MONDES.
Vers les flots qu'il embrase, en voyant ondoyer
Ce torrent d'étincelles,
On dirait que ce faîte est le vivant foyer
Des clartés éternelles.
Mais l'ombre va bientôt couvrir du mont géant
La lave refroidie;
L'astre éphémère issu du cratère béant
N'était qu'un incendie;
Rien n'éclora de lui ; nul rayon créateur
N'en peut sur nous descendre ;
11 ne pleut sur nos champs, de ce soleil menteur,
Qu'une infertile cendre.
Toi donc, que ces hauteurs ont souvent ébloui,
Gravis un jour leur cime !
Tu trouveras, au lieu de l'astre évanoui,
La nuit froide et l'abîme.
Le sein de la montagne, en proie à ces ardeurs,
Se ronge et se consume ;
Il exhale à tes pieds les impures odeurs
Du soufre et du bitume.
Telle est la passion : brillant foyer d'abord ,
Chaleur, clarté sans ombres;
Puis, sa lave se change, au cœur dont elle sort,
En caillons durs et sombres.
Et, si vient quelque enfant par l'éclair abusé,
Il tombe au noir cratère ,
En respirant du mont que la flamme a creusé
Un souffle délétère.
Préfère donc, mon ame, à cette cime en feu,
Dont l'éclat n'est qu'un piège.
Le sommet froid et pur, paré, sous un ciel bleu,
D'un long voile de neige.
Son rempart de glaciers t'épouvantait d'abord ,
Sa froideur te repousse;
Mais SCS pieds sont fleuris, mais un flot clair en sort
Et coule dans la mousse,
POÉSIE. o4i
Sitôt que le soleil , de ses lèvres d'amant,
Portant la vie en elles,
Rougit sous ses baisers et presse doucement
Les neiges éternelles.
Ce mont n'a pas de feux, mais pas de gouffre obscur.
Pas de cendres éteintes;
Mais les rayons du ciel embrasent son front pur
De leurs plus vives teintes;
11 emprunte d'en haut tout l'éclat dont il luit;
Sa blancheur se colore
De l'or ardent du soir, du bleu pur de la nuit,
Des roses de l'aurore;
Ses pieds sont revêtus du frais émail des prés,
Et ses flancs pour ceinture
Ont la chaste forêt où les chênes sacrés
Grandirent sans culture.
Où le neigeux ravin, tout en fleurs au printemps.
Nous offre un lit suave.
Mais le mont plein d'éclairs se hérisse en tous temps
De scorie et de lave.
Or, quand tout flot tarit, éternel réservoir.
Source où l'été s'abreuve,
De ses grottes d'azur le glacier fait pleuvoir
L'eau mère du grand fleuve.
Telle est la froide cime : une vive lueur
Sur sa neige étincelle,
Et la fertilité coule avec sa sueur
Dès que son front ruisselle.
0 mon cœur ! pour qu'en toi le sommet nourricier
Garde sa sève austère,
Sois donc ainsi ! pareil aux neiges du glacier
Plus qu'aux feux du cratère.
Victor de Laprade.
REVUE LITTÉRAIRE.
LES LIVRES ET LES THEATRES.
« Jusqu'à présent, lecteur, suivant l'antique usage,
Je te disais bonjour à la première page.
Mon livre, cette fois, se ferme moins gaiement;
En vérité, ce siècle est un mauvais moment.
Tout s'en va, les plaisirs et les mœurs d'un autre âge,
Les rois, les dieux vaincus, le hasard triomphant;
Rosalinde et Suzon qui me trouvent trop sage,
Lamartine vieilli qui me traite en enfant.
La politique, hélas! voilà notre misère.
Mes meilleurs ennemis me conseillent d'en faire.
Être rouge ce soir, blanc demain, ma foi, non!
Je veux, quand on m'a lu, qu'on puisse me relire;
Si deux noms, par hasard , s'embrouillent sur ma lyre,
Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon. »
C'est par ce sonnet que M. de Musset termine le recueil de ses poésies nou-
velles, écrites pendant ces dix dernières années, et dont ici même le charme est
encore présent à toutes les mémoires. Si nous le plaçons en tête de ces pages,
ce n'est pas seulement pour y répandre comme un parfum lointain de cette
poésie si bien douée du don de plaire; c'est aussi quelque peu pour réfuter et
contredire, dans l'intérêt de sa gloire, M. de Musset lui-même. Nous qui pré-
tendons être, non pas ses meilleurs ennemis, mais ses amis les plus sympathiques
et les plus constans, nous ne voudrions pas, à Dieu ne plaise! lui voir faire de
REVUE LITTÉRAIRE. M'S
politique; d'éclatans exemples nous disent tout ce qu'y perdent les poètes;
iilement, nous n'osons accepter comme sincère cet épilogue un peu railleur,
irtout quand nous le rapprochons des pages qui le précèdent. M, de Musset a
au dire, il a connu d'auti'es muses que ces muses légères et juvéniles qui
lurmuraient à son oreille les doux noms de Ninette et de Ninon. Déjà les
uits, Kolla, V Espoir en Dieu, ont révélé en lui la maturité de la passion; celle
e l'esprit ne lui fera pas défaut, quand il voudra se souvenir que, dans nos
jmps périlleux et austères, la tâche du poète devient plus sérieuse et plus
rave. Cette tâche, nous le savons, n'est pas facile à préciser; on comprend
éloignement et la répugnance; on comprend cette persévérance à se tenir à
écart, à vivre de ses amours et de ses rêves comme dans les beaux jours de
lîcurité et de jeunesse, à se jouer avec le rayon charmant que mit en vous la
lonne fée, et qui change en diamans et en perles les larmes et la rosée du
iiatin. Le Caliban révolutionnaire a de trop hideuses allures pour qu'Ariel ne
Mit pas excusable de s'enfuir bien loin à tire-d'aile, de se dérober à la fumée
:t au bruit dans un de ces nuages d'or trop légers pour que l'orage y gronde,
!t qui s'envolent vers les régions sereines, entre l'horizon et l'azur. Il y a plus :
lans un moment où certains de nos illustres, non contens de déserter la Muse,
l'ont pas craint de la profaner en faisant de leur gloire littéraire une sorte de
trospectus à leur initiative politique, et de leur rôle politique un moyeu d'ac-
;réditer auprès du vulgaire leur génie et leurs livres, on trouve quelque chose
d'aimable, j'allais dire de touchant, dans la modeste obstination de ce poète
Ijui persiste au milieu d'un tel conflit de grands hommes, et reste fidèle à ses
jtnélodieuses tendresses parmi toutes ces voix qui s'amplifient. Cette humilité
tempérée d'ironie, cet à parte insouciant, cette répugnance à se commettre avec
les gros sophismes et les gros mots, n'ont rien qui surprenne chez l'écrivain
qui représente le mieux de nos jours les vraies traditions de l'esprit français,
avec le mélange d'attendrissement et de rêverie qu'y ont ajouté les douleurs
de notre siècle; car M. de Musset, qu'on ne s'y trompe pas, est bien plus héri-
tier direct de cet esprit-là que d'autres poètes plus officiellement célèbres, chez,
lesquels la corde banale, grossissant la note et le son, vibre plus complaisam-
ment; bien plus qu'eux, il a le droit de démentir, de repousser le Heul liquidis
immisi fontibus aprum, dont quelques-uns de ses rivaux poétiques se sont, hé-
las! chargé la conscience.
Et cependant c'est un mal, c'est un tort peut-être, c'est au moins une lacune,
qu'un talent si fin n'ait pas, dans ce volume qu'il publie, persiflé ces folies, ces
travers, ces doctrines perverses, qui ont leur côté ridicule comme leur côté dan-
gereux. M. de Musset n'a-t-il pas prouvé qu'il savait aussi rencontrer à ses heures
la verve sincère, la vive et franche inspiration de Mathurin Régnier, non moins
que l'idéale ironie et la fantaisie étincelante? A une époque paisible, où les
mensonges et les passions qui nous menacent n'existaient encore qu'en pré-
lude, en symptômes précurseurs, dans une sorte de travail mystérieux et sou-
terrain qui s'accomplissait aux bas-fonds de la société avant que l'explosion
révolutionnaire les fît jaillir et éclater à la surface, M. de Musset n'écrivait-il
pas son admirable satire sur la Paresse, que nous retrouvons dans ce volume,
et où l'on rencontre ces vers, qui nous sont revenus souvent en mémoire pen-
dant nos sanglantes collisions :
hA\ REVUE DKS DEUX 3I0NDES.
... « Un mal dangereux qui touche à tous les crimes,
i.a sourde ambition de ces tristes maximes
Qui ne sont même pas de vieilles vérités ,
Et qu'on vient nous donner comme des nouveautés;
Vieux galon de Rousseau, défroque de Voltaire,
Carmagnole en haillons volée à Robcspierie,
Charmante garde-robe où sont emmaillottés
Du peuple souverain les courtisans crottés;
Puis enfin, tout au bas, la dernière de toutes ,
La fièvre de ces fous qui s'en vont par les routes
Arracher la charrue aux mains du laboureur,
Dans l'atelier désert corrompre le malheur;
Au nom d'un Dieu de paix qui nous prescrit l'aumône.
Traîner au carrefour le pauvre qui frissonne.
D'un fer rouillé de sang armer sa maigre main.
Et se sauver dans l'ombre, en poussant l'assassin. »
Nous le demandons à M. de Musset : est-ce assez aujourd'hui que de réim-
primer ces beaux vers, écrits il y a huit ans?
Le mal des gens d'esprit, c'est leur indifférence,
a-t-il dit en un autre endroit de cette satire. Voilà justement ce dont nous
sommes tentés de nous plaindre : ce mal des gens d'esprit, cette indifférence des
talens fins et délicats, est une de leurs grâces; mais n'est-ce pas aussi une de
leurs vanités? Que cette vanité se cache sous un dédain légitime, en face de nos
pauvretés et de nos misères, ou bien qu'elle se montre dans une ambitieuse envie
d'intervenir, de prendre part au tumulte et au pêle-mêle pour s'en faire le héraut
et le guide, n'est-ce pas toujours un symptôme de cette maladie du siècle, de ce
personnalisme qui se préfère aux intérêts de l'humanité et de la vérité? Voilà
de bien grands mots, et déjà il me semble entendre M. de Musset répliquer, en
souriant, que c'est là bien de l'appareil et du bruit à propos de Ninette et de
Ninon. Pourtant il avait, ce nous semble, un beau pendant à donner à ses
vers sur la Paresse : au lieu de vagues symptômes et de prévisions confuses, la
révolution plaçait sous ses yeux, dans toute leur réalité brutale, ces maxKc dan-
gereux qui touchent aux crimes, et qui pouvaient bien défrayer un de ces jets
d'inspiration indignée et soudaine, où l'élégance du ton et de l'allure relève,
au lieu de l'amoindrir, l'énergique franchise de la pensée. André Chénier, dont
M. de Musset, dans une des plus charmantes pièces de son nouveau recueil,
évoque un gracieux souvenir qu'il entrelace avec un souvenir de Molière et du
Misanthrope, André Chénier n'était pas, que nous sachions, un poète de trempe
trop commune, trop suspect à l'Attique et aux abeilles. Eh ?)ien! en face des
crimes et des folies de la première orgie révolutionnaire, ce talent si pur n'a-t-il
pas senti tressaillir en lui la corde vengeresse? Cette colère virile et enflammée
n'a-t-elle pas éclaté dans les ïambes? et les bourreaux barbcinlleurs de lois ne
succèdent-ils pas, dans ces pages mutilées par le bourreau lui-même, au sou-
rire enivré de Néère et de Camille? Peut-être M, de Musset répliquera-t-il que
nous n'en sommes pas à 93, que les barbouilleurs de lois, s'il en existe aujour-
REVUE LITTÉRAIRE. 545
ui, ne sont pas tout-à-fait bourreaux, et que pour lui il n'y a eu encore
aire Conciergerie que l'hôtel des gardes nationaux réfractaires , le mie Pri-
n», comme il l'appelle? Soit; mais la parodie maladroite, le plagiat à demi
lent, à demi mesquin , n'offrent-ils pas excellente matière à la satire, par
même qu'étant moins grandioses ils sont plus risibles? Ce 93 diminué et
1 corrigé, criminel d'intention, grossier et puéril de fait, ne répondrait-il
admirablement à ce qu'eut souvent d'ironie enjouée le talent de M. de
sset? Cette guerre si légitime ne porte-t-elle pas bonheur? N'avons-nous pas
, depuis deux ans, un écrivain qui a mis une ingénieuse persistance à ne
nt dépasser sa sphère, et qui prétend au futile et au léger comme d'autres
nt à la gravité et à l'importance, retremper sa verve dans une lutte inces-
iite contre les ridicules de notre nouvelle crise, mêler sans disparate ces
abats journaliers aux élémens de sa critique habituelle, et y trouver des
iditions de rajeunissement et de force qui, sous peu de jours, nous l'espé-
is, vont se révéler dans un livre dont l'éloquente et courageuse préface sera
honneur pour les lettres?
Et remaïquez que pour M. de Musset cette veine était d'autant mieux indi-
t ée, que le moment où ses charmans proverbes le rendaient enfin populaire
I accréditaient son nom auprès de la foule se combinait, par une surprenante
: Qcontre, avec la révolution de février. Ces deux avénemens, si bizarrement
ntraires, étaient presque simultanés. Les caprices de la renommée, les tem-
i'risations de la gloire, permettaient que le plus exquis de nos poètes ne fût
iné comme un maître et n'entrât en pleine possession de sa célébrité qu'à
nstant même où le grossier et le brutal envahissaient la politique. N'y avait-il
s, dans ce seul contraste, l'indication d'une route à suivre et d'une place à
rendre, indication d'autant plus nette, que la poésie avait son transfuge dans
I camp des envahisseurs? Nous ne voudrions pas qu'on pût nous taxer d'hos-
iité systématique envers M. de Lamartine; loin de nous surtout l'idée de faire
ser sur ses vers la responsabilité d'aberrations déjà si tristement expiées !
es leçons, depuis quelque temps, n'ont pas manqué à M. de Lamartine; mais
méritait d'en recevoir une de plus : c'eût été de voir le poète qu'il trâîle ée
haut et avec des façons si cavalières se faire l'interprète des rancunes rail-
:uses de la civilisation , du bon sens et de l'art , pendant que l'auteur du Lac
des Préludes se fourvoyait dans la cohue. M. de Musset avait là un excellent
loyen de répondre aux conseils quelque peu dédaigneux que lui adresse M. de
amartine dans une pièce qui s'est fait bien attendre, et que, pour sa gloire,
eût dû peut-être ne publier jamais. On n'a pas oublie les beaux vers qu'é-
rivait ici même M. de Musset, il y a quatorze ans, quelques jours après Joce-
in, et où son talent, encore si jeune et déjà si mûr, trouvait, pour louer son
lorieux émule, des accens que rien n'a dépassés dans la poésie moderne. Il
emble qu'un homme tel que M. de Lamartine n'eût pas dû se méprendre à
idéale beauté de ce langage; M. de Lamartine garda le silence. C'est aujour-
'hui seulement, dans la nouvelle édition de ses Œuvres complètes, qu'il publie
;ette réponse tardive : elle est datée de i 840; mais ne pourrait-on pas lui attri-
mer une date plus récente encore? C'est un doute que nous exprimons, et rien
le plus. Ce qu'il y a de pire, c'est que cette pièce rétrospective est, de tous
wints, indigne et de M. de Musset et de M. de Lamartine. Un pédagogue su-
tome T. — SCPPLÉMEKT. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
perbe ne parlerait pas autrement à un écolier tapageur et mutin. On dirait un
homme ayant réalisé toutes les conditions de grandeur et d'héroïsme, sauvé
son pays, dépassé Pitt et Nelson après avoir égalé Byron et Goethe, et, dans
un moment de complaisant loisir, s'adressant à quelque adolescent obscur qui
a besoin d'être régenté. Tant de sévérité et de dédain n'est malheureusement
justifié par aucune des qualités poétiques que nous admirions dans les Médita-
tions et les Harmonies. Pour la limpidité et la transparence, l'élégance et la
grâce, toute cette poésie est bien loin de celle à laquelle elle répond. Vraiment,
M. de Musset n'est ni orgueilleux ni vindicatif; il ne s'est vengé que par un vers
du sonnet que nous avons cité. S'il eût voulu satisfaire sa vanité ou sa ran-
cune, il n'avait qu'à placer la réponse de M. de Lamartine en regard de son ad-
mirable épîfre, et la Marseillaise de la paix à la suite de son Rhin allemand ;
jamais revanche n'eût été plus complète et plus piquante.
Il est grand temps de donner à chacun son rang et sa place , de supprimer
des hiérarchies imaginaires. Les anciens, nous le comprenons, éprouvent ton-
jours une certaine répugnance à s'avouer que la distance qui les séparait des
nouveaux-venus et des jeunes s'est peu à peu amoindrie ou effacée. Lorsqu'ils
paraissent en convenir, leurs aveux et leurs éloges gardent un certain air ma-
gistral, une allure de supériorité, de condescendance à demi voilée, qui, même
dans le panégyrique, renonce difficilement aux honneurs de l'avertissement et
du conseil. Il est triste, lorsqu'on a donné autrefois le mot d'ordre et la con-
signe, d'être forcé de se dire que les disciples d'alors sont à leur tour devenus
des maîtres. Les plus ingénieux, les plus résignés n'y consentent jamais sans
quelque effort où se trahit l'humaine faiblesse.
Oui, l'on peut, l'on doit regretter que M. de Musset s'obstine dans sa non-
chalance et sa grâce, qu'au lieu de fantaisies et de caprices il n'ait pas dit sur
ce qui se passe sous nos yeux son mot , ce mot décisif que lui seul poun'ait
dire, ce vers brûlant qui s'incrusterait si bien dans nos ridicules et nos folies.
On doit regretter que ces spectacles désastreux ou grotesques n'aient pa&
échauffé sa bile, ne lui aient pas inspiré ces vigoureuses haines de l'homme auas
rubans verts dont il parle, en un passage de son nouveau recueil, avec un ac-
cent si sincère et si ému. Cette corde nouvelle, cette veine inexplorée, eussent
achevé de lui donner, non pas un sérieux qu'il a déjà, et que nous constate-
rions, s'il le fallait , malgré lui , mais une influence plus directe, plus efficace-
sur cette génération qui l'aime , et qui a tant de fois tressailli à ses adorables-
accens. Quant au talent en lui-même, à l'éclat et à la valeur poétique des œu-
vres, les restrictions ne sont plus permises; elles ressembleraient trop, chei
quelques-uns, aux secrètes représailles d'amours-propres mécontens, de grands
hommes amoindris et remplacés.
Après tout, l'étourderie qui embrouillerait encore Ninette avec Ninon n'est-
elle pas préférable à celle qui, dans des régions plus dangereuses et plus hautes,
confond les réalités avec les chimères, les intérêts véritables avec les folles aven-
tures, et fait sortir de cette confusion funeste le malheur et la ruine d'un pays?
Ce n'est jamais impunément que les poètes commettent de semblables faute».
Outre le mal qu'ils font à la société, à leur gloire et à eux-mêmes, il est biea
rare, quand ils retournent à la poésie pour se distraire des aft'ah*es ou se con-
soler des disgrâces, qu'ils retrouvent cette justesse, cette distinction et cette
REVUE LITTÉRAIRE. S'i"
élégance, fleurs délicates qui ont peine à s'acclimater au tumulte. L'orageux
langage d'une politique turbulente est pour eux , j'imagine , ce que fut la
Marseillaise pour M"« Rachel et pour les grands chanteurs : quelque chose
d'insolite et de violent qui force le ton. M. Hugo, nous le craignons, n'é-
chappera pas à ce péril; M. de Lamartine y a déjà succombé. Dans la plupart
des pièces inédites que renferme la nouvelle édition de ses œuvres, on cherche
en vain la muse enchanteresse qui, des Méditations à Jocelyn, nous a si sou-
vent enivrés de ses sourires et de ses larmes. La forme n'y est pas seulement
incorrecte : on sait que depuis long-temps M. de Lamartine ne prend plus la
peine de corriger et d'assouplir ses vers; l'inspiration même est absente, et c'est
à peine si quelques rares lueurs rachètent çà et là cette poésie traînante et em-
barrassée. On a cité le Grillon du foyer; c'est là un charmant sujet de rêverie
intime et domestique, un thème familier autour duquel Burns ou les lakistes
eussent enroulé avec grâce et mélancolie un petit drame d'intérieur. Sans doute
le sentiment existe dans les strophes de M. de Lamartine, mais l'exécution
n'est-elle pas restée bien imparfaite là où l'achèvement et la ciselure étaient
nécessaires? Parlerons-nous du Trophée d'armes orientales ? L'auteur termine
en célébrant l'homme des batailles qui fête ses fiançailles
Avec la belle mort qu'il cherche au lit du sang.
Quel vers! quel ton criard! On rencontre, à chaque instant, de ces disso-
nances dans les pièces nouvelles de M. de Lamartine. \ a-t-il lieu de s'en
étonner? Chez l'illustre poète, la forme a toujours été moins remarquable que
cette puissance de souffle, et pour ainsi dire ce battement d'ailes qui nous en-
levaient avec lui vers les régions idéales. Même dans le Lac, dans le Golfe de
Bdia, dans les morceaux les plus justement admirés, et où un sentiment in-
comparable sauvait et emportait tout, la langue poétique manquait de préci-
sion et de nouveauté. L'année y finissait sa carrière; le soleil se plongeait dans
le sein' de Thétis; le vrai style de la poésie moderne y était encore à l'état
d'enfance et s'y permettait des banalités de Delille ou de Chompré, que M. Hugo
s'est interdites, que M. de Musset a naturellement évitées. Aujourd'hui que le
souffle est épuisé et que le poète a cru devoir à la grandeur de ses destinées
politiques le sacrifice de toute correction dans ses vers, il est tout simple qu'on
soit plus choqué de ce que la forme garde de défectueux et d'insuffisant. Non-
seulement les pièces inédites n'ajouteront rien à la gloire de M. de Lamartine,
mais elles aideront à découvrir les côtés faibles de ce talent, qui, non content
de se déserter, a fini par se trahir.
Pourtant, malgré l'entraînement funeste des uns, l'insouciance mélancolique
des autres, il existe encore de nobles esprits qui, sans s'imposer l'ennui de
maudire, de réfuter ou de haïr, poursuivent, avec une sérénité que rien n'al-
tère et ne décourage, leurs travaux, leurs études et leurs rêves. Sous le titre
de Littérature, voyages et poésies, M. Ampère nous donne deux volumes où
éclate, sous de nouveaux aspects et avec des richesses nouvelles, cette fa-
culté compréhensive, pénétrante, que nul ne possède à un degré plus éminent.
Ce qui donne, selon nous, à M. Ampère une physionomie originale et parti-
culièrement attrayante, c'est, en dehors d'une érudition immense, d'un savoir
M8 REVUE DES DEUX MONDES.
vivifiant et profond, ce talent souple, toujours en éveil, et s'appliquant avec
bonheur à tout ce qui lui offre, sous une forme sérieuse ou légère, un élément
de cette vérité qu'il recherche, de cette beauté qu'il aime. Ainsi, à côté de
notices sur Goethe, sur Hoffmann, sur Chamisso, d'entraînans récits de voyages,
de beaux travaux sur l'histoire comparée des langues et des littératures du
Nord, M. Ampère publie un volume de vers, et cela simplement, sans préten-
tion, sans emphase, uniquement parce que l'impression pittoresque, le souve-
nir historique, l'étude d'une poésie étrangère, se sont revêtus pour lui, à certains
jours, des tissus éclatans du rhylhme, et ont choisi pour interprète la langue
sacrée. Ainsi compris, l'art des vers cesse d'être un art particulier, abordable
aux initiés seulement, et renfermant des secrets de mécanisme et de métier; il
n'est qu'une expression de plus donnée à l'émotion, à la pensée et à l'image,
expression libre, spontanée, se soumettant d'elle-même et sans effort à cer-
taines lois qui la précisent sans l'entraver. Il accompagne le voyageur, il charme
pour lui les ennuis de la route, il partage ses admirations et ses aventures; il
mêle à d'arides travaux son rayon et son sourire, faisant passer à travers une
veillée laborieuse ses brises rafi-aîchissantes et embaumées. Si nous ncnous
trompons, la Muse a été pour M. Ampère plutôt une compagne affectueuse
qu'une de ces initiatrices superbes auxquelles on demande la gloire en retour
de retentissans hommages : doux et précieux privilège d'un rare esprit cheï
qui le travail anime tout, ne dessèche rien, chez qui la science elle-même a
ses floraisons charmantes, et qui se multiplie sans cesse, embrassant mille ob-
jets divers pour ouvrir un champ plus vaste à son talent de bien dire, ou variant
les formes de son langage pour avoir plus de moyens d'interpréter ce qu'il sent,
ce qu'il pense et ce qu'il sait!
Il faut en convenir, plus les temps sont orageux et tristes, plus il y a de
charme à s'enfermer dans de tels travaux, et aussi à essayer de les définir et de
les louer. Que n'est-il permis de s'y attarder, de s'y complaire, de se créer, à
part soi, une Athènes fermée aux profanes, interdite à la barbarie menaçante!
Les sujets d'étude sérieuse ou piquante, d'admiration sincère et féconde, n'y
manquent pas. Là, c'est l'Académie française conservant, au milieu de nos
mœurs nouvelles, toute sa dignité et son prestige, ouvrant ses portes à un pu-
blic charmé pour la réception de M. de Saint-Priest, et l'ingénieux historien
de Charles d'Anjou triomphant avec éclat des difficultés d'un sujet où il s'a-
gissait d'encadrer dans le même éloge deux physionomies bien contraires,
M. Ballancheet M. Yatout. Là, c'est un homme d'état illustre, plus grand peut-
être dans l'adversité que dans la puissance, profitant, pour retourner à la litté-
rature et à l'histoire, des loisirs que lui ont faits nos malheurs, et, au milieu
des avortemens douloureux de la révolution française, se demandant, avec l'im-
partialité clairvoyante du moraliste, du politique et du sage, pourqiwi la révo-
lution d'Anyleterre a réussi? Oui, ce sont là de nobles exercices pour la pensée,
et il semble qu'en suivant la trace de ces hommes éminens, on s'affermisse à j
leur contact, on s'éclaire de leurs leçons; mais ce charme, si on le goûte avec
une obstination trop exclusive, a aussi son inconvénient et son péril. Ce qui
nous alarme sur l'avenir de la société, malgré les facultés brillantes et les cou-
rageux services de ses défenseurs, c'est justement cet abîme qui sépare l'at-
taque et la défense. Il faut descendre si bas sur l'échelle de l'intelligence, de
I
I
REVUE LITTÉRAIRE. o49
raison et du goût, pour se rencontrer avec les hommes et les œuvres qu'il
1 ait nécessaire de combattre! Comment en avoir le courage? Comment quitter,
lia- Timmondice et l'égout, ces régions sereines où Ton vivait dans le cora-
orce et la familiarité d'esprits supérieurs? Et cependant, tandis qu'au dehors,
V les cimes ou à mi-côte, la vérité, le bon sens, allument encore leurs signaux
mineux et rassurans, la sape continue, la propagande destructive ne se lasse
tint. Au-dessous de cette grande et belle littérature qui saisit, pour se révéler
reprendre date, chaque intérim ou chaque temps d'arrêt de nos commotions
)litiques, il en existe une autre, infatigable, acharnée, souterraine, minant
Ml à peu les profondeurs sociales, dans l'espoir qu'une secousse nouvelle hâ-
ta l'éboulement et fera jaillir à la surface les éclats et les débris. Et qu'on ne
se pas que cette littérature agressive et grossière, hérissée de sophismes et
mensonges, ne mérite pas l'attention des hommes chargés de discipliner ou
avertir le goût public! Il suffirait, pour qu'elle la méritât, qu'elle fût de na-
iie à exercer sur la foule, par la violence même et la crudité des tons, une
Jsastreuse influence; il suffirait qu'elle renfermât, dans ses excitations perfi(Jes,
m s la succession de ses tableaux, où se heurtent, en de perpétuels contrastes,
s vertus du pauvre avec les vices du riche, les plaisirs de l'opulence avec les
rtures de la misère, les grandeurs de la révolte avec les cruautés du pouvoir,
;sez d'élémens de haine, de ressentiment et de désordre pour égarer les igno-
ms et les crédules. D'ailleurs, ces cris de guerre du paradoxe furieux s'efTor-
uit d'infiltrer dans les classes souffrantes la contagion de ses colères ne sont
is toujours sans entrain et sans verve. Il y a parfois du talent dans ces poé-
es, ces chansons démocratiques, qui ont leurs virtuoses et leurs auditoires,
t qui sont aux chansons de Déranger ce que l'opposition de M. Jules Favre est
celle de Foy et de Casimir Périer. Parmi ces hommes qui s'adonnent à la
ropagande socialiste, qui font de leurs livres le catéchisme ou l'hymne, la
igende ou le roman du communisme et de la démagogie, il en est un surtout
u'il importe de signaler, et que doit flétrir l'anathème des honnêtes gens :
est M. Eugène Sue.
Personne n'a eu moins à se plaindre de la société polie que M. Eugène Sue.
es premiers romans, où respirait un dédain aristocratique, un parfum de
igh-life et de dandysme byronien de fort médiocre aloi, mais d'intention très
légante, avaient été accueillis avec faveur, et le nom de l'auteur de la Sala-
landre et de la Vigie de Koat- Ven était devenu presque célèbre avant qu'on se
ât aperçu qu'il ne savait pas écrire. Plus tard, une remarquable habileté
'agencement et de mise en scène, un talent réel pour peindre à la détrempe
les caractères et des figures qui, à distance, ont de la saillie et de l'effet, valu-
ent à M. Eugène Sue quelques-uns de ces succès démesurés qu'il faut compter
u premier rang des immoralités littéraires de notre temps. M. Eugène Sue
itait-il alors très préoccupé des souffrances du pauvre, des problèmes du tra-
ail et de la misère? Point : on entendait parier des raffinemens de son luxe,
les fastueuses fantaisies de son opulence, surtout de son empressement à pro-
iter de ses succès pour prendre pied dans ce monde des privilégiés et des
leureux qu'il peint aujourd'hui sous de si odieuses couleurs. Si parfois le ro-
nancier essayait de devenir satirique et incisif, c'était toujours aux dépens de
a bourgeoisie, qu'il poursuivait de ses impitoyables sai-casmes, qu'il immolait
550 REVUE DES DEUX MONDES.
sans scrupule à sa passion désintéressée d'aristocratie et de noblesse. M. Eu-
gène Sue apportait alors dans ces tendances cette manie d'exagération à laquelle
échappent rarement ceux qui veulent flatter un monde dont ils ne sont pas, et
où ils espèrent se faire adopter à foi'ce de complaisances.
Hélas! la société était alors assez heureuse, assez paisible, pour se permettre
ces concessions et ces faiblesses. Lorsque parurent les Mystères de Paris^ on
n'en aperçut pas tout d'abord le côté coupable et dangereux, et la curiosité fut
d'autant plus vive, que l'écrivain nous transportait dans des régions inconnues
où tout était découverte et surprise pour ses lecteurs habituels. Il est pennis de
supposer que M. Eugène Sue, en commençant les Mystères de Paris, ne préten-
dait qu'à ce succès de curiosité, d'émotion violente; ensuite, lorsque les positions
se dessinèrent, lorsque, effrayées par ce succès même, des voix s'élevèrent pour
protester contre l'indécence de ces peintures, contre les miasmes délétères qui
s'exhalaient de ces récits, l'auteur jugea convenable d'alourdir de digressions
humanitaires, socialistes et économistes, certaines parties de son ouvrage. Une
visa plus au Lauzun ni au Brummel, mais au Vincent de Paule, à un Vincent
de Paule falsifié, dont les tendresses, imprégnées de fiel, se nourrissaient de,
Fourier et de M. Considérant. Mélange venimeux et funeste, qui alléchait, par
théories alors nouvelles sur le partage, le droit au travail et l'assistance, d
imaginations attirées par les voluptueux tableaux des jouissances du vice op»
lent ! Une fois la position prise, M. Sue ne la quitta plus, et aujourd'hui
voilà tombé, de chute en chute, aux Mystères du Peuple!
Qu'est-ce donc que ce livre des Mystères du Peuple, qui n'ose pas s'étaler {^uxj
regards dans les librairies ou les cabinets de lecture, mais qui se vend à domi
cile , et pour lequel on demande des commis-voyageurs qui en activent , d
toute la France, la circulation et le débit? C'est l'amas de tous les mensonges,
de toutes les calomnies, de tous les blasphèmes qui ont attaqué tour à tour la
religion, la noblesse, la royauté, les principes d'autorité, de respect et d'ordre,
mis en relief, non sans habileté et sans vigueur, dans un de ces immenses
récits dont M. Sue excelle à tisser la trame grossière, et qui donnent à l'en-
seignement corrupteur l'attrait d'une émotion dramatique ou romanesque. Oi
a peine à se figurer tout ce que l'auteur a déjà accumulé de monstruosité
et d'infamies dans cette œuvre dont il n'a publié encore que les premiers Cha-
pitres. Sans doute, pour le lecteur quelque peu éclairé ou délicat, ces mons
truosités perdent, par leur excès même, beaucoup de leur importance et de leui
péril. On hésite entre le dégoût et le mépris lorsque M. Sue nous raconte sor
histoire de la jeune fille enterrée vivante par trois moines rouges, lorsqu'il met
en scène, le jour même de la révolution de février, un cardinal auprès duque;
les cardinaux de Richelieu et de Lorraine sont des modèles de libéralisme et dt
douceur, et qui discute avec son neveu, colonel de dragons, sur les moyens d(
ramener enfin le droit du seigneur et la dîme. On sourit de pitié, lorsque lé rO'
mancier, si impitoyable pour les évêques et les cardinaux, si prodigue d'in
vectives contre les ministres et les cérémonies du christianisme, s'éprend d'ur
bel enthousiasme pour la sublimité du culte des druides, ou bien lorsque, dé-
clarant la guerre aux cheveux blonds et aux nez crochus, indices de la rac('
oppressive, il met dans la bouche de son héros, modèle de toutes les vertu.'i
et insurgé de toutes les émeutes, un incroyable abrégé de l'histoire de France,|
II
REVUE LITTÉRAIRE. 551
ans lequel les droits du prolétaire, du disciple de Cabet et de Louis Blanc,
iiit réclamés au nom de Brennus et de la race gauloise, méchamment oppri-
lés tantôt par les Romains, tantôt par les Francs ! Voilà les notions historiques
lie M. Eugène Sue développe pour la plus grande édification de ses lecteurs,
, afin que la mystification soit complète, il a soin de citer en note les noms
s plus imposans assimilés aux plus équivoques : Augustin Thierry à côté de
lillustre Jean Reynaud!
Tout cela , nous en convenons, est plus méprisable que dangereux , et plus
dicule que méprisable; mais tout cela, par malheur, n'est pas destiné au pu-
lie qui saurait se défendre de ces appâts grossiers. Ces pages empoisonnées
■ront lues, prises au sérieux peut-être, par des esprits confians, prompts à
emportement et à l'erreur, qui y chercheront de nouveaux griefs, de nouveaux
limens de cette guerre sociale également fatale aux vainqueurs et aux vaincus,
i vère et douloureuse leçon pour les classes élevées ! Autrefois, c'était pour
jlies qu'on écrivait les mauvais livres : on se donnait la peine alors de mêler
;ux enseignemens corrupteurs tous les raffinemens de l'atticisme, de la civili-
jition et de l'art; elles souriaient avec indulgence, elles aimaient à jouer avec
e feu dont elles se croyaient maîtresses, elles imitaient ces rois d'Orient qui
criaient sur eux du poison contenu dans des bagues précieuses; aujourd'hui,
|i poison a fait éclater la bague. Les corrupteurs ne se donnent plus le souci
je chercher dans leurs inventions la vraisemblance, le bon sens, la délica-
j2sse et la grâce, dont n'aurait que faire le nouveau public auquel ils s'adres-
ent. Rien ne manque, hélas! à ce triste contraste. Autrefois, ce qui rendait
es inventions dangereuses, c'étaient justement ces qualités d'esprit et de goût
ui en augmentaient la séduction auprès des lecteurs spirituels; aujourd'hui,
e qui les rend redoutables, c'est, au contraire, cette absence de tout esprit, de
oute raison, de toute bonne foi, de toute pudeur, qui décourage la polémique,
t éloigne de ces fictions hideuses les juges les mieux faits pour les réfuter et
es flétrir !
Désormais, nous le croyons, la société doit être plus difficile sur ses plaisirs,
noins accommodante et moins favorable aux ouvrages dont les allures immo-
ales, atténuées d'abord par l'entraînement de l'exécution ou la curiosité du
uccès, paraissent plus choquantes, à mesure que le succès s'amoindrit et que
curiosité se lasse. Cette réflexion nous était suggérée, l'autre soir, par la
éprise au Théâtre-Français de Mademoiselle de Belle-Isle. Il y a dans cette pièce
me effronterie de corruption mondaine, de vice grand seigneur, sur laquelle
'attention glissait dans les temps heureux, mais qu'il n'est plus permis de mé-
îonnaître, maintenant que, suivant l'expression d'Alfieri, citée récemment par
H. Sainte-Beuve, il y a lieu d'amnistier les grands pour s'occuper des petits.
L'auteur, nous en sommes sûr, y a peu songé, et peut-être celte parfaite sé-
curité de conscience dans la composition d'une pièce immorale n'est-elle pas
un des traits les moins caractéristiques de certains talens de notre époque.
Quoi qu'il en soit, cette comédie de Mademoiselle de Belle-Isle a paru cette
fois bien vieillie, et a donné lieu de rappeler ce mot si juste et si terrible pour
plusieurs de nos chefs-d'œuvre : « Ils ont bien plus de deux cents ans, ils en
ont dix ! » Sans doute, il y a là une vive hardiesse de main, une singulière
aptitude à mener lestement au but, à travers accidens et hasards, une action
î)52 REVUE DES DEUX MONDES.
dramatique habilement nouée; mais que de clinquant, que de fausses pail-
leltes dans les scènes qui prétendent à la distinction suprême, à l'élégance
proverbiale de Richelieu et de ses roueries ! que de concrtti de mélodrame,
que de formules surannées dans les scènes de passion ! On le sait, l'intérêt prin-
cipal de cette reprise était la tentative de M"* Rachel. Cette tentative a-t-elle
complètement réussi? Il est difficile de se prononcer : l'impression des deux
premiers actes a été froide et mélancolique. L'actrice était évidemment dé-
paysée; ce masque tragique qui paraissait presque aussi sombre que celui d'Her-
mione et de Phèdre , cette voix qui semblait poursuivre encore le rhythme et
l'alexandrin absens, contribuaient mal à l'illusion et faisaient peu croire à la
comédie. Cependant M"** Rachel a retrouvé, dans les scènes dramatiques du troi-
sième et du cinquième acte, plusieurs de ses beaux effets, et elle n'a pas été trop
inférieure à elle-même dans tous les passages où elle a pu se sentir entraînée,
soutenue par un souffle lointain de ses inspirations habituelles. Il serait in-
juste, nous le répétons, de rien conclure de ce début. Il y a dans la tragédie
toute une part donnée au convenu , au factice , toute une mélodie prescrite,
notée d'avance pour l'expression du sentiment et de la passion. Cette mélopée
uniforme importunait encore M"^ Rachel, et c'est là peut-être tout le secret de
la différence qu'ont remarquée les esprits chagrins entre certaines inflexions de
Féminente artiste et la diction si admirablement nuancée de M"* Mars. Ce qu'on
ne saurait contester à M"^ Rachel dans ce rôle de M"* de Relle-Isle, c'est l'ex-
trême distinction, qualité qui ne l'abandonne jamais, et que rendait cette fois
plus frappante le voisinage d'une actrice assurément fort brillante et fort pa-
rée, mais toujours un peu soubrette dans le rôle de la mai-quise de Prie. Au
reste, la représentation n'a pas manqué d'ensemble. Richelieu a eu de l'entrain
et de l'ampleur; le chevalier d'Aubigny a été passionné et pathétique, et l'on
peut croire qu'aux représentations suivantes M"* Rachel, mieux acclimatée à
cette prose très différente des vers de Corneille et de Racine, atteindra la %Taie
nuance et complétera un succès où se mêlait , l'autre soir, un sentiment de
tristesse inspiré par des traces visibles de fatigue et de soufl'rance.
C'est une impression beaucoup plus gaie que l'on va chercher aux Porche-
rons, le nouvel opéra de M. Grisar, qui continue la bonne veine de l'Opéra-
Comique, et ajoute à la réputation musicale de l'auteur de Gilles Bavisseur.
Cette fois, M. Grisar a eu trois actes à mettre en musique, et il s'est fort habi-
lement tiré de cette tâche difficile. La pièce, un peu lente dans les deux pre-
miers actes et fort invraisemblable dans l'ensemble, se relève et s'anime à la
fin; le troisième acte offrait au compositeur un excellent cadre dont il a tiré
bon parti. Chaque soir, on applaudit avec chaleur le chœur bachique, les
couplets du sergent, pleins de mouvement et d'ampleur, la ronde des Porche-
rons, l'air de M"* Darcier et le finale. Ce qui manque à cette musique, c'est le
développement : les idées sont fines, élégantes; mais, au moment où l'on s*at-U<ï
tend à les voir prendre leur essor et se traduire en mélodies, elles s'arrêtent,
se morcellent ou s'éteignent dans les profondeurs de l'orchestre. Toutefois la
distinction et l'élégance sont si rares, qu'il y a lieu d'applaudir sincèrement au
succès des Porc/ieron^, et de constater les progrès de M. Grisar.
Pendant que l'Opéra-Comique fait alterner avec bonheur la Fée aux Roses et
les Percherons, M"* Ugalde et M"« Daixier, le Théâtre-Italien n'est pas toujours
|j
I ai
REVUE LITTÉRAIRE. 553
aussi heureux dans ses tentatives pour ramener son ancien public. Il est clair
que, là aussi, une révolution s'est faite, et que, soit abaissement de la fortune
[(ublique, soit variation du goût, soit absence de nouveaux virtuoses, soit la-
cune dans cette belle chaîne de l'art italien, qui, pour nous, se termine à Do-
nizetti, la curiosité et la vogue se détournent de ce théâtre, sur lequel planent
tant de mélodieux souvenirs. Pourtant, les reprises de la Cenerentola et du
Barbier réunissaient encore plusieurs élémens de succès et d'intérêt. Lablache
a reparu avec cette voix puissante, cette gaieté olympienne qui s'étonne de ne
plus soulever autour d'elle les joyeuses explosions d'autrefois. Dans les rôles de
Dandini et de Figaro, Ronconi a fait preuve d'une souplesse de talent, d'un art
incomparable pour fondre l'expression musicale avec la situation dramatique,
d'une verve nerveuse et irrésistible qui ne s'était jamais révélée avec tant d'é-
clat que dans ces derniers temps. Quelques jours après, le Théâtre-Italien fai-
sait débuter dans Nabucco une grande et belle personne, M"* Elvina Froger,
dont la voix , vibrante et étendue, a besoin d'être assouplie, mais qui a mérité
parfois d'être associée au triomphe de Ronconi, sublime, comme on sait, dans
le principal rôle. Enfin M"* Sophie Yera a chanté l'autre soir dans la Donna del
Lago, et le rôle poétique et passionné d'Elena lui a permis de déployer des qua-
lités qu'on ne lui soupçonnait pas, à côté de ces exquises élégances, de ces
délicats ornemens qui avaient si bien fait valoir les beautés de Matilde di
Shabran et de l' Eli sir.
En d'autres temps , il n'en eût pas fallu davantage pour faire prospérer ce
théâtre. Aujourd'hui ces courageux efforts ne sont plus appréciés que par queir-
ques fidèles dilettanti auxquels se mêle, de temps à autre, un public bien dif-
férent de celui qui, dans les beaux jours, envahissait ces loges brillantes et
battait des mains aux doux accens de Malibran et de Grisi. Encore une fois,
d'où vient cette déchéance que fait mieux ressortir la prospérité d'une scène
moins importante dans l'art musical? Peut-être est-ce là un des nombreux
indices de cet abaissement général qui suit les révolutions et qui s'applique
également aux fortunes, aux idées, aux goûts, à cet ensemble matériel et
idéal qui compose la société. Oui, le niveau s'est abaissé, la civilisation et
l'art ont descendu un échelon : pourront-ils demeurer dans ces régions inter-
médiaires? Est-ce une condition de notre temps , que nous devions nous y ré-
signer et nous y fixer? Tout au haut, sur les cimes où rayonnaient les clartés
immortelles et les lumineux horizons, nous voyons encore quelques-uns de nos
maîtres continuant leur tâche réparatrice et appelant à eux les intelligences
lasses et découragées. Tout au bas, dans ces profondeurs effrayantes que la
révolution a creusées et où s'agitent tant de haines, d'angoisses et de misères,
les apôtres de rébellion ou de désordre, les prédicateurs de mensonges et de
crimes nous jettent leurs appels fébriles; ils invitent à descendre, à tomber
jusqu'à eux, les esprits menacés d'affaissement et de vertige. C'est entre ces
deux appels contraires que se trouve placée aujourd'hui la société; c'est entre
ces deux alternatives qu'elle doit choisir : elle n'hésitera pas.
Armand de Pontmartin.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 janvier 1850.
Nous nous félicitons d'avoir toujours prêché l'union du président et d
majorité de l'assemblée, et même d'y avoir toujours cru. C'est difficile, nous
disions-nous, parce que la constitution ne s'y prête pas; mais c'est encore plus
nécessaire que ce n'est difficile, et c'est là ce qui nous a toujours rassurés. Nous
n'avons jamais cru aux bruits qui se répandaient d'une scission profonde entre
le président et la majorité; nous n'avons jamais pris au sérieux les boutades
que nous lisions çà et là. Cela veut-il dire que nous pensons qu'une paix béate
et parfaite a toujours régné et régnera toujours entre le président et l'assem-
blée? Non assurément : il n'y a pas de bon ménage qui n'ait ses froideurs;
mais la réconciliation est inévitable, quand la séparation est impossible. Entre
le président et l'assemblée, le divorce n'est pas de mise. Cela fait que nous
sommes décidés à prendre avec beaucoup de sang-froid les rumeurs qui ne
manqueront pas de se répandre de temps en temps sur les querelles de l'union.
Ce qu'on a dit il y a trois semaines, ce qu'on ne dit plus depuis huit jours, on
le redira, nous en sommes sûrs, dans un mois ou deux. Nous nous en soucie-
rons peu.
Ce qui fait l'union en politique, ce n'est pas d'avoir les mêmes amis, mais
d'avoir les mêmes ennemis. Or, il est évident que le président et la majorité '
de l'assemblée ont les mêmes ennemis. Ce qui menace le président menace
l'assemblée, ce qui menace l'assemblée'menace le président. Si le président et
l'assemblée se séparaient l'un de l'autre, la démagogie pourrait leur faire tour
à tour des avances; mais ce serait pour les détruire l'un par l'autre, car elle t
REVUE. — CHRONIQUE. 3.55
h t le président autant que rassemblée et rassemblée autant que le président,
lu qu'elle les regarde avec raison comme ses deux adversaires et ses deux
. ..queurs. Elle veut prendre sa revanche sur eux, et elle annonce haute-
niit qu'au jour de son triomphe elle ne se laissera pas tromper et amadouer
cpme elle prétend qu'elle s'est laissé faire au 24 février. Et, pour le dire en
pj-sant, n'y a-t-il pas de quoi trembler ou de quoi rire, selon les goûts, quand
hliémagogie prétend qu'au 24 février elle n'a fait que la moitié de sa besogne?
(elle est donc l'autre moitié?
"<e jour de triomphe qu'annonce la démagogie, de quoi et de qui l'espère-
t lie? Elle l'espère du suflrage universel, tel qu'il est organisé en ce moment.
lo a raison; nous ne craignons pas, quant à nous, le suffrage universel lors-
( il est vraiment universel, comme il l'a été au 10 décembre 1848. Le mouve-
1 nt national qui corrigeait la' révolution de février sur le dos de ses auteurs,
(({ui prenait pour devise le nom de Napoléon, ce mouvement faisait que tout
imonde votait, et, comme tout le monde votait, le vote a été bon. Aux élec-
ins de mai 1849, il y a déjà eu moins de votans, et le vote déjà a été moins
In. Que sera-ce aux élections prochaines, si l'apathie des électeurs va crois-
jit, si les inconvéniens du scrutin de liste dégoûtent chaque jour les citoyens
( revercice d'un droit qui ne leur donne pas le plaisir de faire leur volonté?
1 pire organisation du suffrage universel est celle qui, fait voter le petit nom-
1b au nom et sous l'abri du grand nombre. Or, n'est-ce pas l'organisation
!|tuelle? Il me faut voter sur je ne sais combien de noms inconnus en faveur
.m seul nom que je connais et que j'aime. C'est, comme on l'a dit, voter sur
lihantillon. Si l'on voulait garder le scrutin de liste par respect pour la con-
jtution, et cependant avoir l'opinion réelle de l'électeur, il faudrait prescrire
le le nom inscrit le premier sur la liste comptera plus que tous les autaes.
cette manière, l'électeur aurait la faculté de dire sa pensée. Hors de là, tout
t vide et faux dans le scrutin de liste, et tout est dangereux. Unir dans la
ême loi le suffi'age universel et le scrutin de liste, c'est défaire d'une main ce
le l'on fait de l'autre. Le suffrage universel doit être essentiellement spontané
individuel; avec le scrutin de liste, il devient affaire de coterie et de comité,
cela nécessairement. Je défie qu'avec le scrutin de liste, le suffrage uni-
rsel puisse agir, s'il n'y a pas des comités qui préparent la liste, et qui don-
int la consigne. Le suffrage universel a la prétention de faire voter tous les
dividus; le scrutin de liste a pour but de ne faire voter que les partis. C'est
le institution essentiellement oligarchique, c'est-à-dire faite pour la domina-
on du petit nombre sur le grand.
Pour éviter l'ohgarchie démagogique que nous avons déjà supportée en fe-
rler, il faut nécessairement changer l'organisation du suffrage universel. Or,
ui peut faire ce changement, sinon le président et l'assemblée, s'ils s'accor-
ent dans leurs volontés? Avec leur accord, une bonne loi électorale qui inter-
rétera la constitution dans le sens de la liberté et de la sincérité du suffrage
niversel, une bonne loi est possible. Sans leur accord, elle est impossible. Voilà
e qu'il faut bien comprendre. Nous continuons à réprouver de toutes nos
)rces les coups d'état violens et tapageurs dont la mise en scène ressemblerait
quelque mimodrame du^Cirque-Olympique. Nous ne voulons que des chan-
556 REVUE DES DEUX MONDES.
gemens accomplis par les corps qui sont chargés légalement de faire la loi et
de l'exécuter. Nous ne sommes pas non plus de ceux qui croient que la con-
stitution ne peut avoir que le sens qu'il plaît à la montagne de lui assigner.
Cette interprétation exclusive et arbitraire, ce droit de proclamer à sa fantaisie
les violations de la constitution, ont été vaincus le 13 juin 1849. La constitution
n'appartient pas seulement à ceux qui l'ont faite , elle appartient à ceux qui
l'ont acceptée; elle n'a donc que le sens que lui donnent les besoins de la na-
tion; elle a le sens qui fait vivre la société, et non pas le sens qui la ferait in-
failliblement périr. Or, ce sens vital de la constitution, qui peut le proclamer,
sinon les pouvoirs créés par la constitution elle-même, c'est-à-dire le président
et l'assemblée?
L'accord de la majorité et du président nous paraît donc la condition indis-
pensable du salut public; mais, pour que la majorité s'accorde d'une manière
efficace avec le président, il faut que la majorité soit d'accord avec elle-même.
Or, l'accord de la majorité dépend beaucoup de son organisation. Qu'on nous
permette quelques réflexions à ce sujet.
C'a été un grand bien que la réunion de la rue de Poitiers et plus tard du
conseil d'état. Elle a singulièrement aidé à la recouvrance du pays; mais il ne
faut pas se dissimuler que, dans une réunion de ce genre, l'accord ne peut ai-
sément avoir lieu que sur les grands principes sociaux. Une fois qu'on entre
dans le détail, une fois qu'on arrive à la pratique, l'accord d'une grande réu-
nion devient difficile, quand surtout cette réunion est composée de nuances
d'opinions diverses. Cette diversité de nuances est inévitable, et de plus elle
n'est point un mal; nous ne voudrions pas la voir s'effacer. Que faire donc
pour la maintenir dans ses justes limites? Il faut que chaque nuance ait son à
parte, et que ces divers à parte se réunissent dans un concert intelligent et ré-
fléchi. Venons au fait. Il y a dans la majorité des légitimistes, des bonapartistes
et des orléanistes. Si vous essayez de les confondre dans une grande réunion
et de les faire tomber d'accord sur des mesures qui ne soient pas des mesures
immédiates de salut public, il arrivera infailliblement de deux choses l'une : ou
bien la division se mettra dans le camp, ou bien les violens entraîneront le
corps de la réunion. Au lieu d'être conduit par la tête, on sera conduit par la
queue. Le moyen d'éviter cet inconvénient, c'est que chaque nuance ait en quel-
que sorte sa réunion à part pour s'y entendre et s'y concerter en famille, et
que ces diverses réunions communiquent entre elles par leurs chefs naturels.
Organisation tout-à-fait aristocratique, nous le reconnaissons, ou fédérative,
nous l'avouons encore; mais c'est pour cela même que nous l'aimons. Quand
il y a dans une majorité des pensées diverses, qu'est-ce qui vaut le mieux de
mettre aux prises ces diverses pensées en les faisant représenter dans chaque
parti par les plus violens, ou de les mettre en face les unes des autres en les
faisant représenter dans chaque parti par les plus éclairés? Dans le premier
cas, la lutte est inévitable; dans le second cas, l'accord est probable. Les plus
éclairés sont en général les plus modérés. Il n'y a donc point de danger, selon
nous, à organiser la majorité d'une manière aristocratique. Devons-nous crain-
dre davantage l'organisation fédérative? En vérité, non, car c'est le moyen que
!a pensée de chaque nuance de la majorité ait sa part d'influence dans les me-
REVUE. — CHRONIQUE. 557
es soutenues par la majorité. Rien d'ailleurs ne répond mieux à la nature
le la majorité que cette organisation fédérative, car la majorité est véritable-
nent une fédération de salut public.
Parlons plus familièrement : avoir son chez soi et se faire de fréquentes vi-
giles, voilà la bonne manière d'être bons amis. Les ménages en commun ne
:-éussissent pas long-temps. Il faut qu'on ait plaisir à s'aller voir, et que la
réunion ne soit pas une affaire de nécessité, mais l'effet d'un bou penchant.
Si nous ne nous trompons pas, ce genre d'organisation où chaque parti aura
plus de liberté et où la majorité aura plus de cohésion est en train de se faire,
et nous nous en félicitons. Tout ce qui donnera à la majorité plus d'union et
plus de concert, tout ce qui assurera la prépondérance de la majorité dans l'as-
semblée, tout ce qui imprimera aux délibérations une marche plus sûre et
plus rapide, importe au salut de la société. Rien n'affaiblit et ne discrédite le
gonvernement parlementaire comme le désordre et le décousu des discussions.
Rien ne l'honore et ne le remet en crédit comme l'ordre et la gravité des déli-
bérations. Comparez, je vous en prie, l'effet que produit une délibération
conduite par les orateurs de la montagne avec une délibération conduite et
animée par les orateurs de la majorité. Après les violences confuses de la mon-
tagne, le pays est disposé à prendre en dégoût la liberté de la tribune elle-
même et toutes les libertés; il demande instamment le repos; il ne comprend
plus l'ordre que sous la forme du silence. Après une délibération conduite par
les orateurs de la majorité, le pays, ranimé et consolé par ce noble emploi du
talent et de la conscience, croit de nouveau que le gouvernement parlemen-
taire est possible, et qu'il faut en supporter les inconvéniens pour en avoir
les avantages et l'honneur. Quand il croit cela, le pays, selon nous, a raison.
Oui, le gouvernement parlementaire est possible, s'il rentre dans les habi-
tudes morales et intellectuelles qu'il a eues si long-temps, s'il reprend cette
discipline salutaire qui s'appelle dans le monde la bonne éducation. Voilà
l'œuvre à laquelle la majorité doit consacrer tous ses efforts. Nous savons biea
que le gouvernement parlementaire doit se transformer, nous savons bien
qu'il ne doit pas suivre la route ancienne; la constitution de 1848 donne à
l'assemblée législative plus de souveraineté à la fois et moins de liberté que
n'en avaient les chambres de la monarchie constitutionnelle. L'assemblée est
plus souveraine que les chambres dans les grands jours, elle est moins libre
tous les jours. Elle peut accuser le président; elle peut faire des lois dictato-
riales; elle peut beaucoup dans le cercle révolutionnaire; elle peut moins dans
le cercle légal et administratif. Elle peut beaucoup enfin là où elle ne veut pas;
elle ne peut presque rien là où elle serait tentée de vouloir. Nous serions dis-
posés à croire que, dans le régime nouveau, c'est l'assemblée qui règne et le
président qui gouverne : mauvais partage, selon nous; car celui qui règne sans
gouverner essaie toujours de gouverner, et à son tour celui qui gouverne sans
régner essaie de régner.
En signalant l'importance et l'utilité politique des grandes et belles discus-
sions qui honorent et qui accréditent le gouvernement parlementaire, nous
pensions aux débats de la loi sur l'instruction secondaire, aux discours qui les
ont animés, et surtout à celui de M. Thiers. Cette grande discussion a beau-
Ôa8 REVUE DES DEUX MONDES.
coup fait pour cette réhabilitation du gouvernement et des influences parle-
mentaires que nous aimons à signaler dans cette quinzaine : non pas que nous
ayons jamais pensé que le gouvernement parlementaire était perdu; il ne
s'agii, dans notre pensée, que de ces oscillations de crédit et de discrédit qu'ont
toutes les institutions humaines, grâce au bon ou au mauvais usage qui s'en
faitL Ces oscillations ne sont pas des révolutions, grâce à Dieu; elles sont pour-
tant des symptômes qu'il est bon d'étudier et de signaler.
Après avoir indiqué l'effet général de cette discussion, venons à ses effets
particuliers, et disons quelques mots de cette grande question de l'instruction
publique, qui préoccupe beaucoup et qui cependant ne préoccupe pas encore
autant qu'elle devrait le faire; mais nous savons bien à quoi tient cette indif-
férence relative. Elle tient à ce qu'ayant une sorte d'anxiété générale, nous
avons de Ja peine à avoir une sollicitude particulière sur quelque chose. La
question de l'instruction publique touche à ce que nous appelons les grands eV
lointains avenirs de la société : or il y a un avenir plus prochain et je dirais
volontiers plus présent, qui nous tient en éveil , et c'est l'incertitude de cet
avenir prochain qui nuit à la sollicitude de l'avenir lointain.
Les diverses pensées qui, dans cette grande question, partagent l'assemblée
et le pays, se sont exprimées librement dans la première délibération, et nous
savons déjà à quoi nous en tenir sur les intentions des principales nuances de
la majorité.
Dans cette question, tous les orateurs veulent la conciliation dans le présent-
et dans l'avenir; mais la plupart réservent leurs rancunes du passé, et ils s'en
font un petit titre d'honneur auprès de leurs partisans. Cela fait qu'avec des
orateurs qui, avaient tous la prétention d'être des conciUateurs, il n'y a eu que
peu de discours vi-aiment concihans. Les conclusions étaient à la paix; mais les
considérans se sentaient de 1& guerre. M. l'évoque de Langres est celui qui a
pris le plus lestement cette situation intermédiaire entre la paix et la guerre,
bénissantd' une main, réprouvant de l'autre. Par malheur, c'est la main politique
qui bénit et la main éyangélique qui réprouve. M. l'évêque de Langres est de
ceux qui croient que l'Université a fait tout le mal dont nous souffrons. Il n'y
a pas un des malheurs, pas une des fautes, pas une des faiblesses de notre siè-
cle qu'il n'impute à l'Université. C'^st une triste liquidation assurément que
celio des fautes et des malheurs de nos jours; mais est-ce l'Université qui est
seule' coupable? n'y a-t-il que l'Univeisité qui enseigne et qui prêche dans le
pays? Il y a partoi^ t une école, dites-vous; oui, mais il y a partout aussi une
chaire. L'enseignement moral d.Q la population n'est pas remis seulement aux
maîtres de» diverses écoles; il^stneniis aussi au clergé. Qu'a fait le clergé pour
empêcher le mal? Le clergé existe depuis le concordat; les maîtres d'école
n'existent que depuis 1S33. Pourquoi ne demander compte de l'état moral du
pays qu'à l'Université? Pour<}uoi. n'en pas aussi demander compte au clergé?
mais il y a surtout quelqu'un à qui on oublie toujours de demander compte
de cet état et qui doit être rais sur la sellette, quelqu'un qui aime mieux ac-
cusa les autres que de s'accuser soi-même; ce quelqu'un est tout le monde.
Oui, c'est la société elle-même qui est coupable des maux dont elle souffre et
doni elle se plaint. G'eat la société eUe-même tout entière qui devrait faire sa
REVUE. — CHRONIQUE. 559
confession et surtout avoir le ferme propos de revenir au bien. Il est commode
de dire tantôt que TUniversité fait beaucoup de mal et tantôt que le clergé ne
fait pas beaucoup de bien , et , pendant ce temps, on se représente soi-même
comme étant dans l'état d'innocence primitive; on se trouve à la fois malheu-
reux et innocent : sort digne d'intérêt et qui nous attendrit sur nous-mêmes.
Aussi les plus mondains sont-ils, par le temps qui court, les plus empressés à
se plaindre de l'état du monde et à regretter les dures austérités de l'école et
du couvent, à la condition de ne s'imposer aucune privation. Quels saints ils
auraient été, s'ils avaient été élevés pour cela! Saint Jérôme quittait Rome pour
le désert; ceux-ci ne vont pas au désert et restent à Paris; seulement, ils veu-
lent qu'on leur sache gré d« la vocation qu'ils auraient eue pour la Thébaïde,
et ils veulent surtout qu'on sache mauvais gré à l'Université de ce qu'ils n'ont
pas la vocation.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, au surplus, que la société s'en prend aux écoles
des maux qu'elle ressent. Toutes les vieilles sociétés en sont là. Il y avait dès
la temps de Quintilien des pères de famille, et ce n'étaient pas toujours les plus
sévères dans leur vie, qui se plaignaient de la corruption des écoles. A cela, que
répondait Quintilien? Que si les mœurs se corrompent parfois dans les écoles,
elles se corrompent aussi, hélas ! dans la maison paternelle, et que les mauvais
exemples font autant de mal pour le moins que les mauvais discours. Corrumpi
mores tn scholis putant; nam et corrumpuntur intérim, sed domi qucque; et sunt
multa ejus rei exempla. Plût à Dieu, continue Quintilien, que nous ne perdis-
sions pas nous-mêmes les mœurs de nos enfans ! A peine nés, nous les éner-
vons par la délicatesse. Cette éducation molle, que nous appelons indulgente,
ôte la force et la vigueur à l'esprit aussi bien qu'au corps.... S'ils disent quel-
que chose de licencieux, c'est pour nous un divertissement; nous accueillons
avec des rires et des baisers des mots que nous supporterions à peine dans des
orgies égyptiennes. Pourquoi s'en étonner? C'est nous qui les leur avons ap-
pris; c'est de nous qu'ils les ont entendus; ils sont témoins de nos passions et
de nos plaisirs criminels.... Tout cela passe en habitude, bientôt après en na-
ture. Les enfans apprennent ainsi le vice avant de savoir qu'il y a des vices, et
voilà comment, débauchés et énervés avant le temps, ils viennent dans les écoles,
non pas y prendre la corruption, mais l'y apporter. Non accipiunt ex scholis
mala ista, sed in scholas afferunt.
A Dieu ne plaise que nous soyons disposés a reconnaître les traits de la civi-
lisation moderne dans ce portrait de la civilisation romaine ! Nous ne voulons
indiquer qu'une seule analogie; la famille accuse l'école, et l'école accuse la
femille. Toutes deux ont raison l'une contre l'autre; mais à quoi leur sert d'a-
voir raison? A quoi leur sert de se trouver Mutuellement coupables? Ne vaudrait-
il pas mieux employer mutuellement leurs forces à se repentir et à se corriger?
Telle était la conclusion à laquelle arrivait naguère; M. iAlbert de Broglie dans
les réflexions sur la loi de l'instruction secondaire qu'il a publiées dans ce
recueil. Il remarquait que la société avait mauvaise grâce à demander à l'Uni-
versité la rectitude de sentimens et l'austérité de vie, toutes les vertus enfin
dont eUe se dispense elle-même. Comme nous différons, sur beaucoup de
points et particulièrement sur le choix àss remèdes, d'avec M. Albert de Bro-
360 REVUE DES DEUX MONDES.
glie, nous sommes heureux de nous rencontrer avec lui dans le même regard
sur les causes du mal. Nous sommes heureux de dire avec lui que c'est le lieu
de beaucoup se confesser les uns aux autres, et de peu s'accuser.
Ces sentimens sont, nous n'en doutons pas, dans le cœur de M. l'évèque de
Langres; mais ils ne sont pas dans son discours, ou, s'ils y sont, ils sont, chose
étrange, dans la partie politique plutôt que dans la partie épiscopale. Comme
politique, M. de Langres consent à ce concert d'efforts de l'esprit ecclésiastique
et de l'esprit philosophique, de l'église et de l'Université, qui est le but de la
loi; mais, comme évêque, il croit que ce concours est mal entendu, que l'église
peut se passer de l'Université, qu'elle n'a pas besoin du concours des laïques
pour sauver la société et pour se sauver elle-même. M. de Langres veut bien
que l'église vienne au secours de l'état, puisque l'état réclame l'assistance de
l'église; mais c'est pure charité, selon M. de Langres, et c'est même^ disons-le,
une charité sans humilité. Eh bien! nous sommes convaincus que M. de Lan-
gres est à ce sujet dans une erreur dangereuse; nous sommes convaincus que,
lorsque M. de Langres se fait tolérant pour être bon politique, c'est alors qu'il
est, sans le savoir, un évêque intelligent des besoins de l'église, et que, lors-
qu'il croit pouvoir rester étranger aux destinées de l'état pour être bon évêque,
c'est alors surtout qu'il méconnaît, nous ne disons pas les devoirs, mais les
intérêts et les droits de Téglise. Qu'on nous entende bien : nous ne voulons
pas renvoyer ici M. de Langres aux maximes de la charité chrétienne; nous
Tenvoyons seulement M. de Langres aux maximes de la bonne politique ecclé-
siastique. Il faut y prendre garde en effet : l'idée que l'église peut rester étran-
gère à la destinée de l'état, sinon par charité et par commisération, l'idée que
l'église n'a point besoin du concours de l'état, et que l'état, au contraire, a
besoin du concours de l'église, puisqu'il le réclame dans la loi de l'instruction
secondaire, cette idée contient le principe du système que nous regardons
comme le plus funeste à l'église et au clergé, le système de la séparation absolue
de l'église et de l'état, le système qui a été vivement préconisé peu de temps
après la révolution de février, le système enfin que le clergé ne doit pas être
salarié par l'état. Entre le discours de M. de Langres et cette doctrine fatale
et profondément révolutionnaire, selon nous, les liens sont étroits. Si l'église
est étrangère à l'état, si elle peut se passer de lui, d'autres trouveront que l'état
peut aussi se passer de l'église. Et ce ne sont pas seulement des incrédules et
des indifférens qui croient cela; ce sont des hommes profondément religieux,
comme cela se voit dans les communions protestantes.
De môme qu'il y a des gens qui croient que l'instruction n'est pas et ne doit
pas être un service de l'état, que les familles doivent donner l'instruction
aux enfans sans que l'état ait ni 16 droit ni le devoir de savoir quel est ce genre
d'instruction, et s'il est bon ou s'il est mauvais, et surtout sans que le budget
ait à en faire les frais, qui nous dit qu'il ne se trouvera pas aussi des gens pour
croire et pour dire que la religion et le culte ne sont pas et ne doivent pas être
non plus un service de l'état, que chaque individu doit, comme en Amérique,
faire les frais de son culte? M. de Langres a cru prendre le beau rôle en disant
à l'état : Nous pouvons nous passer de vous; il a pris le rôle dangereux. Sa
question amène la réponse : Nous pouvons aussi nous passer de vous. Nous
REVUE. — CHRONIQUE. 561
voyons bien que la double suppression de Tinstruction publique et du clergé
dans le budget ferait une économie, à ne regarder que les chiffres; mais cela
ferait un douloureux déficit dans les ressources de la morale publique. La
doctrine de M. de Langres détruit F Université : c'est son beau côté à ses yeux;
mais elle détruit aussi le concordat : c'est son mauvais côté aux nôtres.
Si le vieil esprit de discorde a été beaucoup représenté dans la discussion, l'es-
prit nouveau, l'esprit de transaction et d'union y a été représenté aussi d'une
manière éclatante par M. de Montalembert et par M. Thiers; c'est même, grâce
à Dieu! cet esprit qui a fini par prévaloir. Le discours de M. Thiers a fixé les
bases de la transaction, et personne ne les déplacera dorénavant. Comment ici
ne pas signaler, ne fût-ce que par un mot, les services éminens que M. Thiers
rend à la cause de la civilisation avec un dévouement que rien ne lasse et rien
ne décourage? Il y a des fermetés qui n'ont pas même besoin d'espérer pour
être inébranlables, et c'est une de ces fermetés stoïques, mais ardentes et ac-
tives, une de ces fermetés comme il en faut aux temps où nous vivons, que
M. Thiers apporte au secours de notre pays. En moins de quinze jours, il fait
ce discours sur l'instruction publique, qui est Yultimatum éloquent des amis
de la paix des idées, et ce rapport sur l'assistance publique, qui est le manifeste
des amis*de la paix sociale.
Il y a, comme on sait, deux manières bien différentes d'entendre le dogme
de la fraternité, et, par suite, de résoudre le problème de l'assistance publique.
Il y en a une qui consiste à égarer la multitude sur la nature de ses droits, à
lui dissimuler ses devoirs, à exagérer en elle le sentiment de ses maux, à lui
promettre une félicité sans bornes, à lui dire que le seul obstacle à cette félicité
est dans la résistance d'une société égoïste. Cette manière de comprendre la fra-
ternité et l'assistance publique est celle des apôtres de février. Il y en a une
autre, qui est tout l'opposé de la première, et qui consiste à dire au peuple
l'exacte vérité sur l'étendue de ses droits et de ses devoirs, sur l'impossibilité
de guérir toutes les souffrances, sur ce qu'il y a de chimérique, et en même
temps sur ce qu'il y a de praticable et de sensé dans la poursuite des améliora-
tions sociales, sur les résultats obtenus et sur ceux qu'il est permis d'espérer,
résultats moins grands que nos désirs assurément, et qui seront toujours bor-
nés, comme la puissance humaine. Cette seconde manière d'entendre et de ré-
soudre le problème de l'assistance est celle de la commission dont l'honorable
M. Thiers a été l'organe éloquent.
Tout le monde lira ce magnifique travail où M. Thiers, avec l'admirable jus-
tesse de son esprit, a posé les vrais principes de la bienfaisance individuelle et
de la bienfaisance publique, en les séparant du faux alliage de la philanthropie
socialiste, et en montrant encore une fois les illusions et les mensonges de
cette philanthropie. C'est la philanthropie socialiste qui a dit que la misère
donnait un droit contre la société : paroles fatales, qui ont déjà semé dans le
monde des germes de dissolution que la sagesse des gouvernemens aura bien
de la peine à étouffer. Si la misère donnait un droit , le devoir de l'assistance
serait illimité, et l'assistance illimitée produirait la ruine et la misère de tous.
La bienfaisance individuelle peut être illimitée, mais il n'en est pas de même de
la bienfaisance publique. Il n'est pas permis à l'état de se ruiner pai' l'aumône,
car son trésor est le patrimoine de tous, celui du pauvre aussi bien que celui
TOME ▼. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
du riche, et ce patrimoine doit être administré avec prudence. Si la misère
donnait un droit, la bienfaisance cesserait d'être libre : ce ne serait plus, par
conséquent, la bienfaisance. D'un côté, il y aurait des créanciers, de l'autre des
débiteurs; des créanciers exigeans, des débiteurs ruinés et insolvables. Il n'y
aurait plus de charité, plus de reconnaissance, et ainsi disparaîtraient à la fois
les deux sentimens, les deux vertus qui ont le plus contribué jusqu'ici à rap-
procher les hommes et à les unir.
La misère ne peut donc pas constituer par elle-même un droit à l'assistance;
mais la société n'en doit pas moins secourir les malheureux dans la limite de
ses ressources. C'est un devoir d'humanité, et ce devoir, quoi qu'on ait dit, la
société monarchique n'y a jamais manqué. Ceux qui l'ont accusée d'indifférence
pour les classes pauvres l'ont calomniée. Ce n'est pas la société monarchique,
il est vrai , qui a créé la nouvelle acception du mot assistance, lés mots de
charité et de bienfaisance lui suffisaient; mais ce n'est pas non plus la révolu-
tion de février qui a couvert le sol de la France de tous ces établissemens cha-
ritables qui font l'honneur de notre civilisation. Ce n'est pas la révolution de
février qui a fondé les sociétés de maternité, les crèches, les salles d'asile, les
sociétés de patronage, les colonies pénitentiaires et agricoles, les établissemens
destinés aux enfans trouvés, ceux des sourds-muets et des jeunes aveugles;
ce n'est pas elle qui a réglé le travail des enfans dans les manufactures; les
caisses de secours mutuels, les caisses de retraite, les caisses d'épargne, ce
n'est pas elle qui les a instituées; et ces grandes aumônes que le budget, dans
des calamités exceptionnelles, a offertes plus d'une fois à des populations en-
tières, ce n'est pas la révolution de 1848 qui les a votées. Tout cela est l'œuwe
de cette monarchie impitoyable et de cette société qui aimait la monarchie
plus qu'elle ne la soutenait. L'œuvre n'est pas complète; elle ne le sera jamais.
îl y aura toujours des pauvres et des riches, à moins qu'un jour il n'y ait que
des pauvres; mais tous les moyens de diminuer le mal sont connus et appli-
qués. Le système est créé; il ne reste plus qu'à le développer. Ce système, qui
^repose sur l'action combinée des individus et de l'état, ne pouvait convenir
'par cela même aux économistes de février, dont la chimère a été de vouloir
que l'état fût chargé de tout dans la société. Ils avaient voulu faire de l'état
un entrepreneur universel, un banquier universel, un instituteur universel;
ils ont voulu en faire également la providence universelle des pauvres, comme
si sa bourse devait y suffire, et comme si d'ailleurs son caractère convenait à
une pareille tâche. La bienfaisance n'est pas une affaire d'administration et de
police. La charité individuelle, par sa discrétion et sa délicatesse; la charité
religieuse, par les consolations sublimes qu'elle joint à l'aumône, feront tou-
jours plus, pour le pauvre, que la charité de l'état, qui paie l'aumône à bureau
ouvert, qui ne peut connaître les misères cachées, et qui n'a rien de ce qu'il
faut pour les consoler. L'état ne peut intervenir utilement que là où la charité
individuelle et la charité religieuse sont impuissantes. Il leur sert de complé-
ment. En dehors de ce système, il n'y a rien de vrai ni de praticable. Il n'y a
que des théories qui bouleversent tous les principes sociaux; il n'y a que des
mensonges ou des erreurs, qui finissent toujours par aboutir à ceci : une
'banque universelle, un crédit universel, autrement dit le papier monnaie et
'la banqueroute.
REVUE. — CHRONIQUE. .%3
Sous n'avons parlé jusqu'ici que de sujets qui tournaient nos regards plutôt
AS les remèdes de nos maux que vers nos maux eux-mêmes. La mention qu'il
I us faut faire de la discussion de la loi sur la transportation des insurgés de
j n en Algérie vient rompre cette suite de réflexions consolantes; mais cette
intion a aussi son utilité. Elle nous montre que nous sommes toujours sur
1 même abîme et que le volcan brûle et gronde toujours.
La montagne n'aime pas qu'on lui parle des journées de juin, et, quand elle
» parle elle-même, c'est avec un sentiment de dépit et de colère qu'elle ne
]at pas dissimuler. Les journées ;de juin ont été la première victoire de la
• it'té contre les élémens ligués pour la détruire; à ce titre, elles ont dû laisser
souvenirs amers dans cette partie de l'assemblée, qui n'est pas cpnnue
.qulci pour s'être beaucoup réjouie des victoires de la société. Il ne faut
< ne pas s'étonner si, de ce côté de rassemblée, on a profité d'une occasion
;i s'offrait naturellement pour chercher à réhabiliter les journées de juin^
assemblée législative s'est résignée à entendre l'apologie des journées de
,in, et sa résignation a duré quatre séances. Il a fallu, dans celte enceinte où
îgent les généraux illustres qui ont vaincu l'insurrection, dans cette en-
inte où siège le général Cavaignac, entendre discuter la question de savoir
lels sont les vrais auteurs de cette guerre impie, qui a commis le crime, qui
i provoqué, qui doit répondre du sang lépandu. Nous avions cru jusqu'ici,
toute la France avait cru comme nous, que la responsabilité de ces fatales
urnées appartenait tout entière à la politique du Luxembourg et des ateliers.
Iitionaux, aux circulaires du gouvernement provisoire, aux bulletins de la
îpublique ; nous étions dans l'erreur. L'insurrection a été provoquée par le
irti modéré. La réaction conspirait ouvertement contre la république : les
irricades n'ont été dressées que pour défendre la république contre la réac-
jon. Les intrigues et les complots des royalistes avaient poussé le pays à bout;
j. misère a fait le reste. C'est donc aux royalistes qu'il faut demander compte
ja sang versé. Les insurgés de juin ont été entraînés par un mouvement lé-
iitime dans son principe. Ils sont plus dignes de pitié que de colère. C'est
. Jules Favre qui l'affirme, et qui invoque en leur faveur des circonstances
tténuantes.
II fallait une réponse, au nom de l'armée, à cette justification des journées de
lin.' C'était l'armée en effet, c'était la garde nationale qui étaient attaquées
ans leur honneur. Si les insurgés de juin sont innocens, c'est l'armée qui est
oupable. Si la cause des barricades a été juste et légitime dans son principe, leS'
ictieux sont ces gardes nationaux, ces pères de famille qui sont allés se faire
lier devant les barricades à bout portant. Cette réponse que l'honneur des
éfenseurs de l'ordre exigeait, M. Léon Faucher et le général Bedeau se sont
hargés de la faire, et ils l'ont faite avec un sentiment d'indignation qui a été
>resque universellement applaudi par l'assemblée. En somme, la réhabilitation
ssayée par la montagne n'a eu d'autre résultat que de démontrer une fois de plus
'obstination du parti révolutionnaire. Elle a montré aussi jusqu'où pouvait aller
on ingratitude. Le parti révolutionnaire se plaint amèrement des rigueurs du
ouvernement actuel; il lui reproche sa cruauté; il oppose à ce système de trans-
portation en niasse et d^détention arbitraire, qui est devenu le régime habi-
uel de la république, les lois beaucoup plus douces de la monarchie, où l'on
564 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait conspirer tout à son aise et attaquer le gouvernement dans la rue sans
avoir à craindre autre chose que quelques années de prison. Certes voilà un
rapprochement qui nous touche, et, sauf la conclusion qu'on en tire, nous le
trouvons fort juste en effet. Oui, la monarchie constitutionnelle était plus douce
que la république, elle était plus modérée dans les chàtimens qu'elle infligeait,
elle respectait bien davantage la liberté et la vie des individus, elle était plus gé-
néreuse; mais pourquoi? Parce qu'elle était un gouvernement limité, où le jeu
régulier des institutions, l'équilibre des forces politiques, le frein de la loi, pro-
curaient au pouvoir une liberté d'action et un sentiment de sécurité qui le
portaient naturellement à l'indulgence, tandis que la république, au contraire,
celle du moins qu'on nous a faite en 1848, exposée à de continuelles secousses
par la mobilité de son principe, toujours inquiète ^u lendemain , toujours me-
nacée de périr dans un conflit, se voit forcée de demander aux lois exception-
nelles l'autorité que ne peut lui donner l'exei'cice régulier de sa constitution.
Les pouvoirs faibles sont les plus violens; l'extrême licence appelle pour con-
tre-poids l'extrême rigueur. Aussi les lois d'exception ont-elles été le régime
ordinaire de la France depuis la révolution de février. Oui, nous le pensons
comme vous, ces transportations en masse, ces détentions sans jugement, ces
tribunaux militaires, cette législation de l'état de siège et de la dictature, tout
cela est bien rigoureux, surtout pour une nation comme la nôtre, qui était si
fière de sa civilisation et de la douceur de ses mœurs; mais à qui la faute? et
qui a droit de se plaindre? L'occasion d'ailleurs était bien choisie pour crier à
la barbarie, à l'injustice! Où sont donc les bourreaux et les martyrs? Quoi!
voilà des hommes qui ont commis le plus grand des crimes, qui ont voulu dé-
truire, non pas un gouvernement , mais la société même, qui , pendant trois
jours , ont arboré le drapeau de l'incendie et du pillage ! Pris les armes à la
main, un décret ordonnait de les transporter à trois mille lieues de la France;
on a ditïëré par humanité l'application du décret. Par des grâces individuelles
ou collectives, on a réduit successivement leur nombre de 3,500 à 468, et enfin
ces derniers, qui sont les plus endurcis et les plus dangereux, on les transpor-
tera en Algérie, presque en vue de la France, sur des terres qu'ils pouiTont fer-
tiliser par le travail. Voilà pourtant ce qu'on appelle un excès de ci-uauté!
La politique étrangère vient de se ranimer sur une question qui nous touché
d'aussi près que faisait, il y a un an, la question italienne. Nous voulons parler
des réfugiés allemands et italiens qui agitent la Suisse et des démarches faites
par les puissances européennes pour obtenir leur expulsion. Selon nou3, il y a
là un intérêt européen, mais il y a aussi une question française. C'est sur ces
deux points que nous voulons faire quelques courtes réflexions. Parlons d'a-
bord de l'intérêt européen.
Il y a trois Europes aujourd'hui;, il y a l'Europe absolutiste, l'Europe Ubérale,
l'Europe démagogique. Nous ne dirons rien pour le moment de l'Europe absolu-
tiste, La lutte engagée entre l'Europe libérale et l'Europe démagogique, quant
à elle, date déjà de deux ans. Elle a commencé en 1848, au mois de juin, dans
les rues de Paris; elle a continué en 1849, au 13 juin, à Paris encore, sur le
boulevard de la Madeleine; elle s'est poursuivie à Rome contre M. Mazzini, en
Saxe et en Bade enfin contre les démagogues allemands. Vaincue en 1848,
mais non pas domptée, la démagogie a de nouveau offert la bataille du 13 juin
I
R
REVUE. — CHRONIQUE. 565
1849. Vaincue encore, elle a espéré un instant que son drapeau abattu à Paris
se relèverait à Rome contre notre armée. M. Mazzini a été vaincu comme
l'avait été M. Ledru-Rollin, et vaincu par l'Europe libérale; n'oublions jamais
ce point capital. Tel est aussi le caractère de la victoire remportée par la
Prusse en Saxe et en Bade. C'est encore une victoire du libéralisme sur la dé-
magogie. Les démagogues allemands n'ont pas été vaincus par les armes de
la Russie ou de l'Autriche, c'est-à-dire par des puissances qui appartiennent.
Tune tout-à-fait , l'autre beaucoup à l'Europe absolutiste. Us ont été vaincus
par la Prusse, c'est-à-dire par une puissance libérale, par une puissance qui,
à l'heure qu'il est, essaie encore de conserver ou de protéger la doctrine de
l'unité allemande. Nous croyons encore pouvoir compter, parmi les victoires
que l'Europe libérale a remportées sur l'Europe démagogique, le résultat des
dernières élections en Piémont. Là aussi la démagogie offrait la bataille, et là
aussi elle a été vaincue, non pas par les armes, mais, ce qui vaut mieux, par
les votes intelligens du pays.
Si nous énumérons les diverses victoires que l'Europe libérale a remportées
sur l'Europe démagogique, c'est pour combattre par ces souvenirs un penchant
au découragement trop fréquent dans le parti modéré. Ce découragement a
deux mauvais effets : d'une part , il nous rend plus faibles devant nos impla-
cables ennemis; d'autre part, il nous rend faibles aussi devant nos alliés, c'est-
à-dire devant l'Europe absolutiste. Ces alliés-là sont toujours prêts à devenir
nos maîtres, et ils sont disposés à croire que nous avons grand besoin d'eux.
Il faut savoir un peu mieux ce que nous sommes et ce que nous avons fait :
l'Europe libérale s'est jusqu'ici sauvée toute seule; voilà la vérité. Ce qu'elle a
fait jusqu'ici, il faut qu'elle continue à le faire.
Or, dans la question des démagogues réfugiés en Suisse, quel est l'intérêt
de l'Europe libérale? C'est en Suisse que la démagogie a commencé la grande
campagne qu'elle fait depuis deux ans contre l'Europe libérale. Dans ses pre-
mières attaques, elle a profité de l'inexpérience du libéralisme, et elle a même
tâché de lui faire croire que leur cause était commune. Le 24 février a cruel-
lement détrompé le libéralisme, et depuis ce jour, la guerre s'est sérieusement
engagée entre les libéraux et les démagogues. Vaincus partout, les démagogues
se sont réfugiés en Suisse, d'où ils étaient partis, et c'est de là, comme d'une
forteresse toujours prête à recueillir leurs défaites, qu'ils espèrent recommencer
leurs incursions; mais ils ont perdu leur plus grand prestige, l'illusion qu'ils
pouvaient faire sur leur caractère et sur leurs forces. Ils sont connus, ils sont
éprouvés; on sait qu'ils sont insupportables comme maîtres et faibles comme
ennemis. Tout faibles qu'ils sont , cependant , ils peuvent encore agiter et in-
quiéter l'Europe libérale, et ce serait une grande faute de les laisser conspirer
à leur aise dans cette citadelle placée au milieu du continent , y refaire leurs
forces, épier nos faiblesses et nos lassitudes, et nous forcer à recommencer les
terribles journées que nous avons traversées. L'Europe libérale a donc intérêt
à l'expulsion des démagogues réfugiés en Suisse.
Comme la plupart de ces démagogues appartiennent à l'Allemagne, la Prusse
et l'Autriche, qui sont chargées, à l'heui'e qu'il est, du soin de faire la police en
Allemagne, parce que les petits états sont trop faibles pour la faire, la Prusse
et l'Autriche ont un intérêt plus pressant que toute autre puissance à réclamer
o66 REVDE DES DEUX MONDES.
l'expulsion des réfugiés allemands. Faut-il en effet que pour être prêtes à re-
pousser l'invasion démagogique, la Prusse et TAutriche gardent une armée tou-
jours sur pied? Faut-il qu'elles continuent à faire la dépense d'un état militaire
ruineux? Faut-il qu'elles s'exposent à faire banqueroute, si elles restent armées,
ou à se voir bouleversées de fond en comble, si elles désarment? C'est impos-
sible. Elles demandent donc à la Suisse de chasser les démagogues allemands
et d'assurer par cette mesure la sécurité de l'Allemagne, sinon elles y pour-
voiront elles-mêmes, Cette réclamation nous semble juste, légitime, conforme
au droit des gens. Nous croyons que la Suisse y déférera; mais si, par hasard,
elle n'y déferait pas, si les intrigues et les manœuvres de la démagogie parve-
naient à intéresser la Suisse dans sa querelle, si la Suisse enfin voulait résister
aux demandes et ensuite aux armes de la Prusse et de l'Autriche, que devrions-
nous faire alors? C'est ici que commence la question française.
Faudrait-il soutenir, par notre diplomatie d'abord et par nos armes ensuite,
la résistance de la Suisse aux réclamations des puissances allemandes? Fau-
drait-il prendre fait et cause pour la démagogie, faire en Suisse le contraire
de ce que nous avons fait en Italie? Nous ne pensons pas que personne dans
le parti libéral conseille cette politique insensée. La montagne pourra être de
cet avis. C'est sa cause, en effet, qui est engagée en Suisse, comme elle était
engagée à Rome, comme elle était engagée en Saxe et en Bade; mais ce n'est
pas notre cause. Les démagogues allemands sont les alliés des héros des barri-
cades de juin 1848: ce sont donc nos ennemis, il serait singulier que nous
allassions nous battre pour eux.
Nous ne ferons pas la guerre pour les réfugiés allemands et italiens rassem-^
blés en Suisse, nous n'irons pas défendre M. Mazzini en Suisse après l'avoir
détruit à Uome : cela est évident; mais devons-nous, si la Suisse repousse les
réclamations de l'Allemagne, ce qu'encore un coup nous ne croyons pas, de-
vons-nous répéter notre expédition d'Italie , et aller détruire la démagogie à
Lausanne et à Genève, comme nous l'avons détruite à Rome, pendant que,
de leur côté, les Prussiens et les Autrichiens la détruiront dans les cantons
allemands et dans les cantons italiens? Nous ne sommes pas suspects d'indul-
gence pour la démagogie, mais notre répugnance ne va pas jusqu'au donqui-
chottisme, et nous ne nous croyons pas obligés d'aller partout dans l'univers
pourfendre le monstre de la démagogie : c'est assez de l'exterminer chez nous.
Il n'y a, d'ailleurs, aucune analogie à établir entre les causes de notre ex-
pédition en Italie et les causes qui pourraient nous appeler en Suisse. La sub-
stitution de la république à la théocratie pontificale dans les murs de Ronie
changeait profondément l'état du catholicisme et l'état de l'Europe. Comme
intéressés à l'indépendance du chef de la chrétienté catholique , comme in-
téressés au maintien de l'équilibre italien , nous avions droit et raison d'in-
tervenir à Rome. La substitution de la démagogie à la démocratie dans le
canton de Vaud et dans le canton de Genève n'est pas un changement dans
l'état de l'Europe. Cela peut faire de Yaud et de Genève des voisins un peu
plus malveillans pour nous, cela peut nous obliger à quelques précautions :
c'est un changement du moins au plus, non du tout au tout. Il y a déjà bien
long-temps que Vaud et Genève appartiennent à la démagogie; nous ne sommes
pas intervenus. Jusqu'ici, les réfugiés de la Suisse ne nous ont pas causé d'em-
REVUE. — CHRONIQUE. 567
barras; attendons, mais en même temps n'hésitons pas à déclarer que nous
trouvons justes et légitimes les plaintes de la Prusse et de l'Autriche, puisque
les réfugiés allemands de la Suisse sont pour l'Allemagne une cause d'inquié-
tude; n'hésitons pas non plus à dire qu'en pareil cas nous agirions de même.
Eh quoi ! dira-t-on, vous vous joindrez d'intention, sinon d'action, aux op-
presseurs de la Suisse. — En quoi la Suisse sera-t-elle opprimée parce qu'on
l'empêchera d'inquiéter l'Allemagne? — Mais si la Prusse et l'Autriche victo-
rieuses veulent faire une contre-révolution en Suisse, si l'invasion étrangère
amène le triomphe du Sonderbund? — Chaque phase de l'intervention diploma-
tique ou militaire qui se prépare en Suisse devra être observée avec soin; car
chaque phase aura sa politique, et nous aviserons , suivant en cela le vieux et
sage proverbe : A nouveau fait, nouveau conseil. Ce que nous voulons seule-
ment dire aujourd'hui, c'est que nous aurions grand tort de donner un appui
quelconque à la démagogie, qui est le mal certain du jour, par crainte de l'ab-
solutisme, qui n'est que le mal éventuel de l'avenir.
— En Piémont, le traité de paix est ratifié, et le régime représentatif fonc-
tionne, tant bien que mal, péniblement si l'on veut, mais enfin il fonctionne,
c'est l'essentiel. La machine gouvernementale, que l'impéritie de certains con-
ducteurs avait fait dérailler et conduite au bord du précipice, est désormais
replacée sur sa voie; il est bon qu'elle chemine d'abord avec précaution et en
évitant avec soin de nouveaux chocs. Aujourd'hui que la sécurité est rétablie
aux frontières, en même temps que la liberté a été préservée au dedans par la
prudente énergie de M. d'Azeglio et de ses collègues, le Piémont a surtout af-
faire de réparer silencieusement ses pertes, de panser ses blessures et de
réorganiser les divers services intérieurs que deux années de guerre et d'agi-
tation ont profondément ébranlés. « Il faut que le Piémont se fasse, pendant
quelque temps, oublier par la diplomatie étrangère. » Ce propos caractérise
parfaitement la situation, et si, comme on le dit, il a été tenu par le roi Victor-
Emmanuel, il témoigne d'un judicieux coup d'œil et d'une grande sagesse
politique.
Il est des rêves qu'il faut ajourner, des pensers qu'il faut laisser dormir; il
est aussi des illusions dont les derniers événemens ont démontré la vanité, et
dont il faut se défaire, sous peine de compromettre irrémédiablement les vé-
ritables et solides destinées que l'avenir réserve. Si l'Italie, jusqu'à présent, a
manqué au Piémont, le Piémont ne doit pas se mettre dans le cas de manquer
un jour à l'Italie. Au lieu de risquer sa propre existence et d'attirer l'ennemi
sur le dernier rempart de l'indépendance italienne, sa mission aujourd'hiii est
de réaliser pacifiquement, par l'exercice des libertés constitutionnelles, le type
sur lequel les divers états de la péninsule devront, par la suite, tôt ou tard, se
modeler, de constituer le vigoureux centre de gravité qui devra attirer et con-
denser les fragmens épars de la patrie commune. Telle était autrefois la vieille
poUlique de la maison de Savoie; c'était la bonne, elle avait le temps pour
principal auxiliaire. On s'est mal trouvé d'avoir voulu marcher trop vite. Les
événemens ne semblent-ils pas aujourd'hui commander d'y revenir?
C'est pourquoi nous voyons avec plaisir le parlement de Tutin occupé à dis-
568 REVUE DES DEUX MONDES.
enter de bonnes mesures administratives et des lois de finances comme celles,
par exemple, que le gouvernement soumet en ce moment à son approbation.
Les deux prises d'armes contre l'Autriche et les frais de la guerre à payer ont
mis à sec cette belle réserve métallique que le roi Charles-Albert avait amassée
pour le jour où sa race jetterait son enjeu dans les plaines de la Lombardie.
Les ressources futures de l'état ont été aussi entamées. Le gouvernement sarde
propose en ce moment aux chambres de contracter im emprunt de 4 millions
de rente; le capital que représente cette somme n'est assurément pas trop con-
sidérable pour combler les découverts du trésor et les dépenses urgentes.
36 millions à payer à l'Autriche, 4 millions à la banque de Gènes, iO millions
pour le remboursement de bons du trésor, o millions à affecter à l'araoï'tissement
de l'emprunt de 1848, 13 ou 20 millions que réclament les travaux de chemins
de fer commencés et qu'on ne peut laisser interrompus sans un déchet énorme,
tel est le bilan qu'a présenté à la chambre M. Camille de Cavour, dont l'expé-
rience en ces matières est incontestée, et dont la parole acquiert de jour en
jour une plus grande autorité dans le parlement. M. de Cavour a soutenu avec
talent le projet de loi du ministère, et c'est avec un vrai plaisir qu'on voit se
produire à la tribune piémontaise, où tant de vaines déclamations avaient jus-
qu'ici retenti et retentissent encore, un exemple de cette éloquence claire, pra-
tique, nourrie de faits, qui est le vrai style parlementaire. Le discours de M. de
Cavour est d'un bon augure pour l'avenir.
Jusqu'à présent, les avocats de la gauche avaient à Turin le dernier mot
dans les discussions; désormais, ils devront céder le pas aux esprits pratiques,
aux véritables hommes de gouvernement. Parmi ces derniers, le ministre de
l'intérieur, M. Galvagno, a pris une bonne place à côté de M. d'Azeglio par la
manière dont il a su conduire la délicate affaire des élections. Il est juste de
citer également le sénateur Nigra, ministre des finances. M, Nigra était, avant
d'être ministre, le premier banquier de Turin. Sa capacité est reconnue, et il
possède en outre une qualité que l'ombrageuse délicatesse du caractère national
exige impérieusement, avant toute autre, de ceux qui prennent part à l'admi-
nistration de la chose publique : il faut au vieil honneur piémontais des réputa-
tions non-seulement sans reproche, mais encore telles que l'ombre d'un soupçon
ne les puisse atteindre. Le double renom bien constaté de M. Nigra doit faire es-
pérer que les finances sardes verront réparer le désordre immense dans lequel
elles sont tombées. Avec un peu de résolution et d'habileté, il ne sera pas dif-
ficile, d'ailleurs, au gouvernement du roi Victor-Emmanuel de faire jaillir de
nouvelles ressources d'un pays jusqu'à présent fort ménagé, et où il existe pour
l'impôt plus d'une source encore intacte.
Au demeurant, la situation est bonne, et il ne tient qu'aux Piémontais de
l'améliorer. Pour cela, certaines questions de drapeau et de cocarde nous pa-
raîtraient inopportunes à soulever. Ce qui est fait est fait. Le Piémont a assez
noblement conquis ses couleurs pour que personne, pas même ses adversaires,
songe à les lui contester. Il serait donc peu raisonnable de se donner des airs
de défi au moment où les relations normales se renouent avec les puissances
étrangères. C'est au dedans qu'il faut s'occuper, nous le répétons encore. Ré-
tablir les finances, restaurer l'administration, réglementer le système électoral
et la presse, pousser la construction des chemins de fer, etc., voilà plus qu'il
I
REVUE. — CHRONIQUE. 569
on faut pour remplir la présente législature, commencée dans des conditions
■lativement très favorables, si on les compare à ce que Tétat de choses anté-
eur pouvait à bon droit faire appréhender.
— Le Portugal est en ce moment travaillé par une dangereuse crise morale.
,e malheureux petit pays se fractionne, comme on sait, en trois partis politi-
iies : le parti chartiste ou modéré, dirigé depuis sept ans par le comte de
homar (l'un des Costa-Cabral); le parti septembriste ou démagogique, dont
i direction flotte un peu au hasard parmi les membres de l'opposition parle-
iientaire, et enfin le parti miguéliste ou absolutiste, dont le chef est toujours
> Londres. Sous l'impulsion vigoureuse et homogène du comte de Thomar, le
cul homme d'état vraiment remarquable que le Portugal ait produit dans ces
lerniers temps, le parti modéré a acquis dans les chambres une prépondérance
ju'on ne songe même pas à lui contester; mais le danger n'a fait que changer
le place. Par cela même qu'ils sont sans direction réelle et qu'aucune prélen-
îion immédiate ne vient les diviser, en appelant chacun d'eux autour d'un
drapeau distinct, les deux partis extrêmes se sont peu à peu confondus dans
une étroite solidarité d'opposition. Par cela même encore que ces partis n'a-
vaient aucune chance dans le parlement c'est sur l'opinion qu'ils ont jeté leur
dévolu, et ils comprennent à merveille leur terrain. Exploitant cette tendance
qu'ont les masses, dans tout pays où l'esprit public n'est pas encore formé, à
personnifier chaque système dans un homme, ils ont pris très habilement pour
point de mire le principal représentant de la politique modérée. La croisade
de calomnies organisée par les journaux septembristes et miguélistes contre
celui-ci dépasse déjà toute mesure. En veut-on un échantillon? Dernièrement,
un ancien magistrat est décoré pour ses services; le hasard veut que ce magis-
trat soit le créancier d'un carrossier qui, vers la même époque, a vendu à beaux
deniers comptans une calèche au comte de Thomar, et vite on imprime que le
ministre s'est fait donner une calèche pour prix d'une décoration. Tout le reste
à l'avenant. Le comte de Thomar n'a pas cru manquer à sa dignité en oppo-
sant à ces étranges inventions les preuves les plus minutieuses et les plus for-
melles, et nous n'oserions lui en faire un reproche. L'honneur d'un homme
d'état a d'autres exigences que l'honneur de l'homme privé, car la calomnie
qui s'adresse au premier n'atteint pas que lui seul. A une époque récente, nous
avons vu des attaques tout aussi odieuses et tout aussi niaises à la fois obtenir
chez nous, auprès du peuple, un certain crédit, grâce au dédain même qui en
haut les protégeait. Le comte de Thomar a relancé la calomnie jusqu'à Lon-
dres, où le Morniny-Post, qui s'en était fait l'écho, s'est vu obligé de rétracter
ses accusations.
Tout impuissant qu'il est, ce dévergondage d'attaques n'en est pas moins pour
le Portugal un symptôme très inquiétant. Une société est moralement bien
malade, lorsque les plus impudentes accusations trouvent dans l'inertie de l'o-
pinion assez d'encouragemens pour oser se produire ainsi au grand jour. Nous
avons appris à nos dépens à quoi aboutit cette espèce de spleen social, moitié
indifférence, moitié curiosité, qui n'accepte pas la calomnie politique, mais qui
ne s'en révolte pas, qui ne veut pas la révolution, mais gui finalement la subit.
Une société qui s'ennuie se prépare de terribles distractions, nous en savons
370 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque chose. Le Portugal n'est pas précisément blasé, comme nous Tétions,
par Texcès du bien-être. Isolé, depuis plus d'un siècle, par la politique anglaise,
de tout mouvement commercial; dévasté, durant de longues années, par la
guerre civile, ce pays est arrivé aux dernières limites de la misère et du dé-
couragement; mais le découragement n'est pas moins dangereux que l'ennui.
Le ministère Costa-Cabral et la majorité qui l'appuie doivent sérieusement se
préoccuper de cette situation, qui appelle plus que jamais une politique vigou-
reuse et persistante, agressive même au besoin.
C'est cette politique qui a sauvé l'Espagne, en régénérant son esprit public et
en groupant autour du ministère Narvaez toutes les forces vives de la nation.
Le cabinet de Madrid va faire une nouvelle expérience de sa force, en dissolvant
le congrès et en déférant de nouveau la politique conservatrice au jugement
des électeurs. Quelques journaux français ont cru devoir envisager cette disso-
lution comme un expédient extrême, une sorte de coup d'état : c'est là une erreur
grossière. Il est d'usage, dans presque toutes les monarchies constitutionnelles,
de ne pas attendre, pour faire appel aux électeurs, que la chambre élective ail
atteint la limite extrême de son mandat; or, le congrès a déjà dépassé d'un an
le terme qui était habituellement assigné à sa durée. Toute nouvelle prolon-
gation de ses pouvoirs serait donc un manque de déférence et un acte de dé-
fiance vis-à-vis du pays. Le cabinet a d'ailleurs une impatience bien naturell
et très honorable à coup sûr de faire sanctionner officiellement par la natio]j|
ses immenses réformes, qui ont été posées en principe dans le cours de la pré
sente législature. Il n'attend, pour publier l'ordonnance de dissolution, que
vote de la proposition tendant à convertir immédiatement en loi, avant tout
discussion de détail, le projet de budget pour 1850, tel que l'a accepté la coi
mission.
Cette proposition a été également très mal interprétée par quelques-uns
nos journaux, qui la considèrent tout à la fois comme un fait inconstitutionnij
et comme une reculade du cabinet Narvaez devant l'opposition : c'est exacte
ment le contraire. Abusant de la lettre du règlement pour placer, malgré li
le gouvernement dans une situation extra-légale, la minorité, dès la présenta
tion de la loi du budget, avait imaginé une foule d'amendemens, qui, si !'(
avait suivi la marche habituelle, auraient ajourné l'adoption de ce budget
sept ou huit mois et condamné l'administration à percevoir, durant ce loi
délai, l'impôt sans autorisation préalable. La proposition dont il s'agit déjoi
ce complot. En la formulant, le ministère a voulu prouver qu'il tenait à hoi
neur de rester dans la légalité la plus stricte, et que, bien loin d'éluder ceï
taines attaques dont on le menaçait, il se sentait assez fort pour hâter l'heure
des explications. C'est à la fois un acte de haute constitutionnalité et un défi
formel jeté à l'opposition.
Ce défi s'adresse, du reste, bien moins aux exaltés qu'aux conservateurs
dissidens. Le ministère avait hâte d'en finii- avec cette coterie haigneuse qui
le harcèle depuis quelques mois, et qui, en affublant de principes modérés der
prétentions qui l'étaient fort peu, aurait pu jeter à la longue une fâcheuse ui-
certitude dans les espi'its. Les ministres et les orateurs de la majorité l'ont
saisie corps à corps, acceptant toutes ses interpellations, les provoquant même
et la relançant sans pitié dans sa retraite dès qu'elle cherchait à éluder le
H
I
REVUE. — CHRONIQUE. 571
combat. Devant cet inexorable parti pris d'explications qui les mettait sans cesse
dans l'alternative de faire amende honorable au cabinet ou de rompre ouver-
tement avec leurs collèges électoraux en passant le Rubicon de l'opposition ex-
trême, les conservateurs dissidens faisaient, il faut l'avouer, assez piètre figure.
Cette campagne parlementaire aura de bons résultats. C'est à la fois une leçon
pour les ambitions mécontentes qui pourraient être tentées à l'avenir de sa-
crifier l'homogénéité de la majorité à leurs petits calculs, et pour les électeurs
qui s'étaient laissé prendre à de faux semblans de modération. Un incident de
la plus haute portée a signalé cette discussion, qui, à l'heure qu'il est, a dû se
terminer par un vote approbatif. M. Mon a énergiquement défendu le minis-
tère, confondant en tout la cause de celui-ci avec sa propre cause. Le pays
saura les confondre aussi.
Voici ce qu'on nous écrit de Madrid sur l'ensemble de cette situation : « La
discussion relative à la mise en vigueur immédiate du budget de 1 850 a fourni
au cabinet l'occasion de faire justice de certaines accusations, en s'appuyant sur
les aveux de ceux qui les avaient mises en circulation. C'est ainsi que M. Vas-
quez Queipo, qui a quitté tout d'un coup le sous-secrétariat de l'intérieur, sous
prétexte que le ministre, comte de San-Luis, avait exercé une influence illé-
gale dans l'élection de M. Bermudez, a été forcé, en plein parlement et en ré-
ponse à une interpellation du ministre, de confesser que, malgré tous les bruits
que l'opposition avait répandus, jamais il n'avait en la moindre connaissance
d'une démarche quelconque, pas même d'une insinuation de la part du gou-
vernement en matière d'élection. Il a déclaré aussi que les fonds secrets du
ministère ont été administrés avec la plus rigoureuse légalité, au point, a-t-il
dit, que le ministre s'est montré, dans l'emploi de ces fonds, plus mesquin qu'il
ne convenait au service public.
« Le ministère a hâte de dissoudre les cortès le plus tôt possible, et la majorité
désire elle-même de nouvelles élections pour s'épurer de tous les élémens équi-
voques qui étaient entrés, sous des masques plus ou moins décevans, dans sa
composition. La conduite de M. Yasquez Queipo, l'enfant gâté du cabinet, le
confident de ses plus secrètes pensées, a été une de ces sévères leçons que nous
qualifions d'un nom très expressif et qui n'a pas sa traduction en français :
escarmiento. Heureusement, maintenant que M, Queipo a déserté avec armes et
bagage, et qu'il figure dans les rangs de l'opposition, il se trouve dans l'impos-
sibilité de jouer un double jeu.
« Il ressort de cette longue et orageuse discussion une vérité qui fera
époque dans l'histoire de nos institutions libérales. Pour la premièi'e fois de-
puis que nous vivons sous le régime d'une constitution, le budget ne sera pas
un vain mot. C'est ce que M. Bravo Murillo a déclaré à plusieurs reprises dans
la chambre, en ajoutant que le jour où il se sentirait impuissant à tenir cet
engagement solennel, il quitterait immédiatement son poste. C'est là le signe
d'une ère nouvelle pour notre crédit; c'est l'avant-coureur indispensable du
règlement de notre dette étrangère, sujet continuel des méditations et de la
sollicitude de notre cabinet. Nous espérons tout de la sagesse et de la droiture
de M. Bravo Murillo, soutenu comme il l'est par la fermeté et la décision de
notre iron duke.
« Au reste, tous ceux qui connaissent à fond l'Espagne savent que le désordre
572 REVUE DES DEL'X MONDES.
de nos finances date du temps de Philippe II, que ce inallieurcux sol d'Espagne ^^^
n'a pas cessé d'être sillonné, depuis 1800, par toute espèce de guen'e : guerre
d'invasion, guerre de succession, guerre de parti; que la perte de nos colonies,
dont les produits nous ont fait négliger pendant des siècles nos ressources in-
térieures, vint donner le coup de grâce à nos finances, et tout homme qui se
connaît tant soit peu en économie politique doit savoir combien il est diffi-
cile de remplir un vide creusé par tant de générations, de mettre l'ordre là où
le désordre est emaciné, dans les intérêts et les habitudes d'une immense bu-
reaucratie, etc.
a J'appelle aussi votre attention sur le tarif dernièrement publié, et qui, sans
être une déclaration ouverte et franche en faveur de la liberté du commerce,
peut être considéré comme un pas de géant dans le sens libéral. La prépondé-
rance des manufacturiers catalans est un obstacle à une réforme plus franche.
Cependant ces messieurs comprennent déjà que leur monopole ne sera pas
éternel, que l'opinion publique se soulève contre leurs prétentions, et que le
gouvernement et les cortès ne sont pas disposés à leur sacrifier le bien-être de
la nation, les intérêts des consommateurs, de l'agriculture et du commerce. .
BLLLETIK BIBLIOGRAPHIQUE.
Le duc d'Augustenbourg et la révolte du Holstein, par C. Wegener (ijT
— La cause première des agitations dont le Danemark méridional a été le
théâtre depuis plusieurs années n'est point demeurée inaperçue pour ceux qui
ont envisagé de près la question. Ils ont de bonne heure remarqué que le mou-
vement n'avait pas le caractère de spontanéité qu'on se plaisait à lui attribuer
en Allemagne, et que la main d'une puissante famille princière, intéressée à
l'indépendance des duchés de Schleswig et de Holstein, se cachait derrière les
démonstrations du parti germanique.
Des documens nouveaux, des lettres saisies dui-ant la guerre récente, la cor-
respondance des princes d'Augustenbourg, et surtout celle du chef de cette
famille durant les six années qui ont précédé la révolution dernière, ne laissent
plus aucun prétexte aux incertitudes. Il est démontré, par la curieuse publica-
tion de M. Wegener, que le duc d'Augustenbourg, aujourd'hui débordé par la
démagogie allemande, a fomenté dans une pensée essentiellement personnelle,
c'est-à-dire dans la pensée de rétablir la souveraineté féodale de sa maison, ces
tendances germaniques hostiles au Danemark que l'on nous donnait corn;
des manifestations instinctives du génie de la race allemande.
Rien ne coûtait au noble duc, et si ce n'est dans la guerre, pour laquelle il
ne semble point avoir de vocation, il a partout payé de sa personne. Il ne s'est
point contenté de susciter et d'encourager les savans du Holstein, d'éditer leurs
œuvres de ses deniers, de provoquer des démonstrations populaires, de dessiner
et de mettre en circulation des bannièi'es pour le duché imaginaire de Schleswig-
Holstein; il a lui-même parcouru une partie de l'Europe pour gagner les cabi-
tl) 1 vol. in-8o, Copenhague, 1849.
1^^^'
REVUE. — CHRONIQUE. 373
^ts à sa cause, et il n'a pas dédaigné de prendre maintes fois la plume, de
imbattre à côté des journalistes mis par lui en avant pour séduire l'opinion
ipulaive. Le pastoral se mêle plus d'une fois aux raffinemens de la diplomatie;
merveilleux intervient môme par instans. Tandis que les publicistes com-
ilsent et commentent la fameuse charte de 1460 et semblent prendre à tâche
endormir l'Europe entière, de tendres jeunes filles brodent des drapeaux,
autres font circuler des pétitions; les associations musicales, les Liedertafeln,
lantent les chants du pays, des hymnes patriotiques, ou bien encore des agens
■voués du prince, travestis, s'en vont, à la faveur de la nuit, tenter tel ou tel
lurnaliste dont la conscience résiste. Il était plus facile d'entraîner les AUe-
lands du Holstein que les Danois du Schleswig, et cependant l'ingénieuse
ypothèse du duché-uni de Schleswig-Holstein échouait radicalement, si les
lanois, qui forment la majorité du Schleswig, refusaient de prendre part aux
aanifestations habilement ménagées par le chef présomptif de ce duché. On mit
lonc un soin particulier à séduire les Danois du Schleswig.
Dans une lettre du 15 novembre 1843, un pasteur Lorenzen, qui s'était chargé
le diriger cette besogne, donne au duc le conseil de renoncer pour l'instant au
•rojet d'une association patriotique dont celui-ci avait conçu le plan. Le pasteur
.orenzen annonce que les agens envoyés pour fonder cette association man-
[uent d'habileté, et qu'il est nécessaire d'en chercher d'autres, entourés de
jIus d'estime et de confiance. Comme les obstacles viennent surtout des paysans
danois, il est indispensable de fonder un journal populaire, et, comme ces
paysans ne comprennent point l'allemand, il importe que le journal soit publié
în danois. M. Wegener ajoute, d'après les pièces officielles, que le duc approuva
la proposition, fournit de l'argent et envoya des agens à un imprimeur de
Sonderbourg avec de fortes sommes, tandis qu'un autre agent plus intime s'y
rendait la nuit. L'imprimeur résista quelque temps, dans la crainte de perdre
jtous ses abonnés danois; mais, le duc lui ayant fait présent d'une presse méca-
inique et s'étant engagé sur l'honneur à le soutenir, il se rendit. Les armes du
Schleswig-Holstein, dessinées par la main du duc, furent imprimées en tête du
journal. Après les armoiries vinrent les drapeaux, que l'on promena dans toutes
les solennités où s'agitait le parti germanique. Un somptueux échantillon de
cet étendard était sorti des mains des filles du duc d'Augustenbourg; il fut dé- "
ployé pour la première fois dans la fête chantante de Wurzbourg, en 1845, au
milieu des initiés et des plus fidèles champions de la cause. L'enthousiasme
fut grand, si l'on en croit une lettre d'un conseiller Jasper au duc : « Nous
attendons avec une grande impatience, écrit-il de Schleswig, la belle bannière,
présent digne de l'auguste donateur. Elle sera saluée avec admiration, recon-
naissance et enthousiasme, non-seulement à Wurzbourg, mais dans tous les
cantons de la patrie allemande. On dit que ce drapeau sera conservé ici, dans
la maison du bailli Pauly, et aucun ordre arbitraire n'empêchera les pèlerins
de s'y rendre en foule, comme tout récemment à la sainte robe de Trêves. »
L'important, après avoir enrôlé sous cette bannière la population germa-
nique sur le terrain des duchés, était d'intéresser la publicité allemande à l'en-
treprise et de mettre sur pied le bon vieua$ Michel Allemand lui-même; de là
le voyage du duc en Allemagne. Il fallait plus, car l'intégrité du Danemark est
garantie par les traités; il fallait s'assurer le concours de l'Angleterre et de la
'574 REVUE DES DEUX MONDES.
France. La difficulté était sérieuse. Une lettre du prince de Noër-Augusten- '
bourg au duc indique à cet égard, sans circonlocutions diplomatiques, le pli:
que la famille entendait suivre. « A ta place, dit le prince de Noër, j'écrirn
au roi Léopold, et je lui demanderais s'il ne serait pas possible d'obtenir m,
promesse de garantie en faveur de tes droits de la part de la France et de l'An-
gleterre. Ensuite, je me rendrais promptement à Berlin et à Vienne avec !
même but; de Vienne j'irais par Bruxelles éventuellement à Paris et à Londi
Je te recommande d'ailleurs la plus grande circonspection en parlant des
nois, soit en public, soit en particulier, car tout est rapporté Brûle
lettre après l'avoir lue. »
Le duc trouva, en effet, de l'appui à Berlin , dans quelques petites cours,
notamment auprès du poète-roi de Bavière. A Vienne, il eut moins de sucd \
Enfin, aux renseignemens qui lui vinrent de Paris et de Londres, il vit prorap- u,^,,
tcment qu'il n'y avait rien à tenter de ce côté. Ne pouvant compter sur les L- r,j
gouvernemens, il fit faire auprès de quelques journaux de Paris et de Londres
les démarches qui avaient si bien réussi en Allemagne. Quelques -ims se lais-
sèrent prendre au prétexte de nationalité mis en avant par le parti germanique
du Holstein; mais, sitôt que la question eut été élucidée par la discussion, il
n'y eut plus, en Angleterre et en France, qu'un seul et même sentiment. L'on |
tint pour incontestable que le droit et le bon sens étaient du côté du Dane-
mark. Quel était donc le véritable état des choses après tant d'activité dépensée?
Les Allemands du Holstein et ceux du Schleswig étaient profondément remués.
Les Danois du Schleswig, loin de s'îtssocicr à ces agitations, poussaient des |
cris d'alarme et suppliaient le gouvernement de prendre des mesures pour ga-
rantir l'unité du royaume. Toute la presse allemande servait le duc avec cha-
leur. Le roi de Prusse l'appuyait dans des vues que l'on connaît, sachant bien
que si ce duché de Schleswig-Holstein devenait jamais indépendant du Dane-
mark, ce serait pour tomber sous l'influence, peut-être même sous la domina-
tion de la Prusse. L'Angleterre et la France, secondées par l'Autriche, don-
naient, au contraire, au roi de Danemark des assurances de bon vouloir, e||
l'encourageaient à prévenir, par quelque mesure énergique, les difficultés
pouvaient surgir de cette question. La lettre-patente publiée en juillet 1846
était due en partie à ces encouragemens.
Les princes d'Augustenbourg n'ignoraient point que le roi Louis-Philippe,
en particuUer, mis de bonne heure au courant du débat, et mu par des senti-
mens très amicaux pour le roi de Danemark, avait pris ses intérêts fort à cœur.
Aussi la révolution de février fut-elle accueillie avec enthousiasme par la fa-
mille d'Augustenbourg. Le prince de Noër en eut le premier connaissance.
Sur-le-champ, il écrivit au duc : «Je t'envoie ci -jointes les importantes nouvelles
de Paris, lui dit-il. Qu'est devenu maintenant le soutien de la lettre-patente
(le roi des Français), lui sur l'autorité duquel le Danemark s'appuyait avec
confiance? Que va devenir Metternich avec sa stupide politique? La pre-
mière chose que fera la France, ce sera d'exiger une constitution pour le Mila-
nais et de voler au secours des Italiens. Que la Prusse prenne garde à ses
provinces rhénanes. Le roi des Belges peut également faire son paquet. Bref,
dans le moment actuel, tout chancelle. » C'était la situation la plus favorable
Cfue les princes d'Augustenbourg pussent désirer. Ils redoublèrent donc d'ac-
REVUE. — CHRONIQUE. 575
^<• en se distribuant les rôles. De là le soulèvement du Holstein et la
question était d'abord purement féodale. L'esprit révolutionnaire s'y est
depuis, dans le Holstein du moins. Les Danois du Schleswig ont donné à
gouvernement les preuves les plus positives de leur soumission et de leur
lement. Aux termes du dernier armistice, pendant que les négociations
iii'suivent avec lenteur, des troupes suédoises occupent, on le sait, le nord
11 M'iileswig, et, sur ce point, le Danemark n'a rien à craindre : sur ce terrain,
1 aix reste profonde; mais il n'en est pas de même dans le midi, parmi les
lands des deux duchés. La présence des troupes prussiennes a fortifié là
rii germanique, et l'esprit d'insurrection y conserve toute sa force et toutes
pérances. Bien mieux, l'administration étant ainsi désorganisée dans le
Jsiein, ce duché ayant paru présenter aux agitateurs allemands une sécurité
ils ne trouvaient pas ailleurs, la démagogie y a établi l'un des foyers de sa
pagande. Le duc d'Augustenbourg se trouve donc singulièrement dépassé,
'est trop tôt réjoui des révolutions de Paris, de Berlin et de Vienne. Il lui
ait, sans doute, une secousse assez puissante pour soulever les passions de
lemagne contre le Danemark, et briser l'unité de ce royaume; mais il ne
ait pas que le mouvement, en rapprochant les deux duchés de l'Allemagne,
de nature à donner une impulsion trop forte à l'idée d'unité germanique,
le idée, sans être près de triompher, est menaçante pour la souveraineté
î le duc ambitionnait. Dans l'hypothèse où le duché de Schleswig- Holstein
Tiendrait indépendant, il ne pourrait donc plus offrir au duc d'Augusten-
U'g la perspective d'un pouvoir bien assuré ni bien durable. Ainsi le pro-
teur de la révolte du Holstein serait puni par son propre succès. Il ne possède-
t que l'ombre de l'état dont il a si long-temps rêvé la conquête. Toutefois
lis avons l'espoir qu'il n'aura pas même cette consolation. Bien que l'on
ibue au gouvernement français l'intention d'entrer en rapports plus étroits
iC la Prusse, nous pensons que la France, ramenée à un sentiment plus
û de ses intérêts, restera unie à l'Angleterre, à l'Autriche et à la Russie
ur sauvegarder l'intégrité du Danemark, et que ni la Prusse, ni la déma-
jjgie allemande, ni le duc d'Augustenbourg, ne prévaudra contre cette al-
luce.
— ESPANA GEOGRAFICA, HISTORICA, ESTADISTICA Y PINTORESCA, pOÎ" doU F. de
iliado (t). — L'Espagne, nous avons essayé de le démontrer plus d'une fois par
s exemples, a retrouvé depuis assez long-temps ce mouvement de la vie lit-
raire qu'on s'était accoutumé à considérer comme suspendu dans son sein,
imagination surtout a repris son essor, s'est retrempée à ses sources; il y a
comme un travail profond, d'où elle est sortie aussi active que jamais, et
^ec les ressources nouvelles que lui offraient les élémens confus d'une époque
citée. Les richesses lyriques ne sont guère moindres en Espagne que dans les
itres pays durant la période récente que nous avons traversée. Le théâtre
(1) Madrid, 1849.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
est plus abondant sans aucun doute, aussi original et plus digne de remarque
que chez la plupart des peuples de l'Europe moderne. La poésie, le roman, la
critique même, ont su produire des travaux, des essais dignes d'attention. Ce
qui a manqué jusqu'ici au-delà des Pyrénées, ce sont plutôt des livres d'une
utilité directe, pratique, usuelle, renfermant des renseignemens sûrs, des don-
nées certaines sur le pays, sur ses intérêts, sur son industrie, sur son organi-
sation administrative. Ce sont des œuvres de peu d'ambition auxquelles l'esprit
espagnol semble ne se prêter que difficilement, et qui ont pourtant de l'intérêt
non-seulement pour les Espagnols eux-mêmes, mais aussi pour les étrangers,
habituellement peu ou point informés de ces détails matériels. A vrai due, ces
enseignemens utiles, ces documens statistiques, ces notions usuelles, que nous
voudrions voir divulgués par des ouvrages sans prétention, le gouvernement lui-
même les possède-t-il? Il en a manqué trop souvent jusqu'à ces -derniers temps;
les élémens de désordre, si multipliés en Espagne autrefois, suffisaient à expli*
quer son ignorance; les révolutions prolongées l'expliquent encore aujourd'hui.
C'est cette absence de renseignemens certains qui a rendu si laborieuses, si
peu sûres, si vaines parfois, les tentatives diverses accomplies pour la réorga-
nisation administrative, pour l'organisation nouvelle d'un système d'impôt
que M. Mon n'a pu mener à bout qu'à force de ténacité, de pei'sistance, et en
soulevant contre lui des animosités de plus d'une sorte. Jusque-là, le plus sou-
vent on spéculait dans le vide, en mettant des conjectures à la place des réa-
lités. On décrétait des organisations sur le papier, et ces organisations rencon-
traient un obstacle invincible dans les faits; le chifl're même de la population
est encore mal connu en Espagne; on ignore dans quelle proportion elle a pu
s'accroître. On peut faire des calculs de probabilité à ce sujet, raisonner par à
peu près et rien de plus. Il règne, depuis quelque temps, au-delà des Py-
rénées, une certaine émulation à combler ces lacunes regrettables; il faut sur-
tout citer les travaux de M. Madoz. Quant à M. Mellado, son Espagne géogra-
phique et statistique réunit assez de renseignemens pour offrir un certain intérêt
d'utilité publique : c'est un tableau fort étendu de la Péninsule, province par
province. La plus petite localité n'est point oubliée dans la description géogra-
phique de M. Mellado. L'auteur y joint le chilï're de la population, autant qu'on
peut l'obtenir, la quantité des impôts perçus dans chaque circonscription, l'in-
dication des industries locales, le détail des produits de la terre, etc., etc. Il
peut s'être encore glissé plus d'une erreur dans le travail de M. Mellado, ce
n'en est pas moins un inventaire utile auquel l'auteur a cru devoir ajouter
l'agrément de quelques illustrations qui s'allient assez bien avec la nature géo-
graphique de l'ouvrage. Un livre de ce genre est dans tous les cas une de ces
tentatives à encourager dans un pays où ce qui fait défaut le plus souvent, ,
c'est un certain fonds de connaissances pratiques, de renseignemens usuels,
essentiels dans toutes les positions.
V. DE Mars.
i-
¥
LA BOURGEOISIE
RÉVOLUTION FRANÇAISE.
PREMIERE PARTIE.
ES POUVOIRS ET LES PARTIS A L'OUVERTURE DE LA GRISE RÉVOLUTIONIVAIRE.
C'est le propre de l'histoire de réunir les dates que les contempo-
ains séparent, et de placer les faits sous la lumière de leurs plus loin-
Itaines conséquences. Il faut embrasser à distance les grandes périodes
révolutionnaires et renoncer à les juger tant que les germes d'abord
obscurs qu'elles recèlent n'ont pas été mûris sous les larmes et le sang
des générations. Il y a moins de deux années que les meilleurs esprits
[considéraient la révolution de 1830 comme la conclusion du grand
mouvement de 89, et trouvaient dans la monarchie constitutionnelle
élue, appuyée sur l'influence viagère des classes élevées par leur in-
telligence et par leur travail, la seule application pratique des idées
versées dans le monde à la fin du dernier siècle. Au moment où ce ré-
gime dominait la France et semblait à la veille de devenir celui de
presque toute l'Europe, la nue s'est tout à coup déchirée, et, nous ar-
TOME V. — • 15 FKTRIKR 1850, 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
rachant à notre sécurité confiante, elle a ouvert devant nos regards
d'autres horizons et de plus obscures profondeurs. Au principe du droit
politique proportionnel à l'aptitude individuelle qui semblait univer-
sellement accepté par la conscience du pays, s'est trouvée substituée,
comme par un changement à vue, la doctrine de la souveraineté nu-
mérique, absolue dans son droit, illimitée dans ses applications.
La France de 1848 ne se croyait pas à coup sûr arrivée à l'une de
ces extrémités où l'on change tout à coup la loi de sa vie sociale, et ja-
mais la main de Dieu n'imprima aux destinées d'un grand peuple une
impulsion plus indépendante des volontés humaines. Toutefois n'ou-
blions pas que le principe promulgué le 24 février 1848 n'est pas plus
étranger à la révolution de i 789 que celui qui prévalut au 9 août 1830.
Tous deux se révélèrent presque simultanément à nos pères durant la
crise qui renversa l'antique société française. L'histoire de la révolu-
tion n'est autre que celle de la lutte engagée entre les classes moyennes
et les classes populaires sur les débris du régime détruit par leurs com-
muns efforts. L'idée bourgeoise et l'idée démocratique ont été les deux
pôles du monde qui sortit en 89 des eaux de l'abîme. La première af-
fectait la forme constitutionnelle sous Louis XVI aussi bien que sous
Louis-Philippe; la seconde proclamait tumultueusement la république
en 1792 comme en 1848, et les hommes qui envahissaient le Palais-
Bourbon pour en chasser les députés choisis par les électeurs censitaires
continuaient l'œuvre de ceux qui s'insurgeaient contre le marc d'ar-
gent, qui, au 10 août ,|braqu aient leurs canons contre la royauté con-
stitutionnelle et mitraillaient, sous le commandement de Westermann,
les sections commandées par Mandat.
Depuis l'ouverture [des états-généraux jusqu'à la convocation de la
législative à la fin de 1791, la bourgeoisie domina le mouvement révo-
lutionnaire et fit prévaloir ses idées dans la rédaction des institutions
constitutionnelles. La scène changea lorsque, après la dispersion de la
noblesse émigrée, le peuple vint tout à coup, comme un hôte inattendu,
occuper la place restée vide à la table du festin. Alors un duel acharné
s'engagea entre les [classes qui avaient renversé l'ancien régime et le»
masses qui prétendaient donner à la révolution commencée un autre
sens et une portée très différente. Vaincue sous la convention et dé-
cimée par la terreur, la bourgeoisie retrempa son courage dans son
ScUig versé à flot, et, sans avoir inspiré le 9 thermidor, elle se trouva
derrière Tallien pour en profiter. Seule responsable du directoire, elle
eut seule aussi l'honneur du consulat; l'empire lui maintint la prépon-
dérance par son système^ d'administration et par sa législation civile,
tout en associant àfson œuvre gigantesque les classes agricoles qu'il
enivra de la seule poésie qu'elles comprennent, celle de la victoire et
dfi la guerwB. En 4815, on vit recommencer, entre les fils eu tiers-état
■
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 579
t les représentans de la vieille société vaincue en 89, une lutte rétro-
ipt'ctive entretenue par d'amers ressentimens et des souffrances d'à-
nour-propre plutôt que par une opposition naturelle d'intérêts; enfin,
a révolution de 1830 inaugura l'avènement incontesté de la bour-
geoisie à la direction suprême des alîaires. Le principe fondamental
lu vieux droit historique ayant été ce jour-là déplacé, toutes les espé-
rances qui paraissaient puiser leurs forces dans ce principe se trouvè-
rent atteintes à leur source même; elles cessèrent de se produire et
l'on dut cesser de les évoquer. Ce fut désormais contre d'autres enne-
?nis que les classes industrielles et lettrées furent contraintes d'engager
une lutte plus incertaine dans ses résultats. Au 24 février, la pierre
mgulaire du gouvernement de la bourgeoisie fut déplacée comme celle
de la vieille société aristocratique l'avait été en 1830. En proclamant la
[loi du suffrage universel, la France prit le contre-pied de toutes les
ithéories que les classes moyennes étaient parvenues à faire triompher
depuis l'ouverture de la révolution.
C'est l'histoire de cette lutte, si vive encore sous nos yeux, et qui se
prolongera long-temps dans l'avenir, que je voudrais esquisser dans ses
j phases diverses et ses principales péripéties. 11 y aurait, ce semble, un
grand intérêt à suivre le conflit souvent obscur, mais toujours réel, des
deux élémens qui, depuis plus d'un demi-siècle, se disputent la direc-
tion de la société nouvelle, et à juger la valeur des idées politiques qui
Si; sont produites sous le couvert de l'un et de l'autre.
Dans ce tableau, nous rencontrerons la bourgeoisie au premier plan,
car elle seule provoqua par ses efïorts infatigables , à partir du milieu
du xviii* siècle, l'agitation qui aboutit à l'appel au pays et à la con-
vocation des états-généraux. Quel est donc l'esprit de cette puissance
à la fois si audacieuse et si timide, qui a déployé tant de ressources pour
conquérir le pouvoir et si peu pour le conserver? Qu'était la bour-
geoisie française à l'ouverture de la révolution? Quelle éducation avait-
-dle reçue du passé? Quelle direction allait-elle à son tour imprimer à
l'avenir? Avant d'aller plus loin, j'ai besoin de rappeler sommairement
les phases principales de son développement à travers les siècles, car
jamais corporation politique ne fut autant que la bourgeoisie fran-
çaise en parfaite harmonie avec elle-même aux périodes décisives de
son histoire.
Lorsque le flot des grandes invasions eut versé son limon répara-
teur sur le monde épuisé de corruption et de vieillesse, deux classes
d'hommes surnagèrent seules au sein du grand naufrage. D'un côté
paraissent les conquérans, demeurés, selon le droit antique de la guerre,
maîtres des terres comme des personnes; de l'autre était la foule des
Taincus, ékangers d'origine, de mœurs, de langage, et qui n'avaient
à mettre en commun que l'étendue de leur infortune. La barrière qui
580 REVUE DES DEUX MONDES.
les séparait ne demeura pas sans doute infranchissable, et, dès les
premiers jours de l'établissement des Francs au sein des Gaules, l'au-
torité du savoir, celle plus grande encore du sacerdoce catholique,
ouvrit à bon nombre de Gallo-Romains l'accès aux richesses et aux
premières dignités. Cependant la société n'en restait pas moins parquée
en deux castes aussi profondément divisées que celles de l'Inde : la caste
dominatrice, organisée en aristocratie militaire, et celle des anciens
habitans, déshérités de la possession du sol, devenu le gage et le signe
exclusif de la suprématie sociale. Placée durant plusieurs siècles sous
une sorte d'état de siège, la nation fut soumise à des vainqueurs qui
exerçaient, en vertu du droit de la guerre, les attributions, rares d'ail-
leurs en ces temps-là, de l'administration et de la justice. On ne con-
naissait pas d'autres magistratures que celle de l'épée dans une société
fondée sur la conquête, et la seule fonction publique était la fonction
militaire. L'étendue des devoirs imposés par celle-ci résultait de la me-
sure selon laquelle chacun avait été admis au partage de la propriété
conquise; l'état des personnes fut donc subordonné à celui des terres,
et celles-ci se trouvèrent naturellement enlacées dans le réseau de fer
qui embrassait dans ses étreintes le vaste territoire des Gaules. Pourtant,
quelque resserrées qu'en fussent les mailles, la lime des révolutions
et la rouille des âges ne pouvaient manquer de les relâcher. A la pre-
mière entreprise q[ui contraignit les barons à quitter leurs domaines
pour s'aventurer dans de lointaines expéditions, ils durent mobiliser
une partie de leur fortune territoriale; aussi les croisades fondèrent-
elles en Europe la puissance de l'argent, en même temps que le réveil
des sciences et des arts préparait l'avènement d'une classe interposée
entre les serfs de la glèbe et leurs rudes dominateurs. Cette classe
acheta à prix débattu, lorsqu'elle ne le conquit point à coups de pi-
que, le droit de posséder, de commercer, de délibérer et de s'armer.
En face du donjon perché sur le rocher s'élevèrent les tours des cités
municipales , et la puissance publique, qui ne s'était inquiétée jus-
qu'alors que des influences rurales et militaires, dut bientôt compter
avec un élément nouveau.
En engageant ses fiefs aux navigateurs qui le transportaient outre
mer, à l'usurier dont il réclamait l'assistance pour payer sa rançon ou
pour armer ses vassaux, le baron féodal faisait plus qu'obérer son pro-
pre patrimoine : il portait une grave atteinte à l'ordre de choses sorti
de la conquête, car il déplaçait la propriété territoriale, qui lui servait
de base; en transférant celle-ci en d'autres mains, il appelait des
hommes nouveaux à la jouissance de tous les droits réels et person-
nels réputés alors inhérens à la propriété même. Les anoblissemens
vinrent élargir promptement la brèche ouverte par l'aliénation des
seigneuries. Les seigneurs avaient fait des bourgeois pour se procurer
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 581
l(> l'argent, les rois firent des nobles dans la même pensée. Rien n'est
(lus curieux que de suivre de règne en règne la progressive élévation
hi prix des lettres d'anoblissement, devenue l'une des ressources ordi-
naires du fisc royal, comme nos passeports et nos ports d'armes.
On peut observer, sous les premiers Valois, les perturbations déjà
[>rofondes introduites au sein de cette grande fédération militaire par
l'aliénation des fiefs, l'usage des anoblissemens et la formation des
grands capitaux mobiliers. Des coups non moins sensibles y étaient
[portés d'un autre côté par ces chefs qui, à force de persévérance et
Id'adresse, étaient enfin parvenus à échanger leur pavois pour un trône
héréditaire. La royauté française avait profité avec une entente admi-
rable de toutes les circonstances qui l'avaient mise en mesure d'en-
foncer ses racines dans le sol de la patrie et d'étendre au loin son om-
brage et ses rameaux.
La justice avait long-temps manqué à la société au milieu de ces
luttes quotidiennes qui se renouvelaient sur tous les points du terri-
toire, et les barons désertaient leurs tribunaux pour courir à l'ennemi,
ils ne paraissaient guère plus à la cour du suzerain qu'à leurs propres
assises; aussi les rois profitèrent-ils de leur négligence et de leur dé-
dain pour substituer des légistes à leurs nobles conseillers. Introduits
auprès de princes auxquels manquaient les premiers rudimens de
l'instruction littéraire, ces légistes parvinrent à se rendre nécessaires
et ne tardèrent pas à conquérir la confiance du suzerain par une ap-
titude au travail et une étendue de connaissances que faisaient res-
sortir encore la souplesse de leur conduite et la chaleur de leur dé-
vouement. Tout le monde sait comment l'introduction du droit écrit
vint faire de la justice une profession savante, et par quel concours
d'heureuses circonstances les humbles baillis des domaines de la cou-
ronne se trouvèrent naturellement portés aux plus hautes charges de
l'élat.
Devenue le principal point d'appui de la royauté dans sa lutte contre
l'aristocratie territoriale , la bourgeoisie naissante prit les mœurs que
lui faisait sa condition : elle parut plus occupée de s'assurer la réa-
lité du pouvoir que d'en conquérir les apparences , se montrant très
humble en même temps que très résolue dans l'avancement de sa for-
tune et la poursuite de ses desseins. Vouée à l'extension de la puis-
sance royale, par intérêt autant que par reconnaissance, elle seconda
les rois dans leur politique, les excita dans leurs passions, et les servit
trop souvent dans leurs vengeances. Ennemie naturelle de l'aristocra-
tie féodale, elle observait aussi, avec une jalouse inquiétude, l'influence
du clergé, car cette influence faisait concurrence à la sienne; c'était
d'ailleurs un obstacle à l'omnipotence qu'elle ambitionnait pour la
royauté et qu'elle l'excitait incessamment à conquérir. Combattre la
582 REVUE DES DEUX MONDES.
noblesse, contenir le clergé, étendre les prérogatives de la couronne en
centralisant de plus en plus le pouvoir, telles furent les maximes dont
s'inspira la bourgeoisie française dès le commencement du xiv» siècle.
Lorsque la maison de Valois épuisait le vieux sang de la chevalerie pour
assurer l'indépendance du territoire contre l'étranger et pour fonder
celle du suzerain contre ses vassaux; lorsqu'elle confisquait les richesses
du Temple et dressait l'échafaud de ses moines héroïques; quand, en-
tourée de ses conseillers juifs et florentins, elle préparait ses édits sur
les monnaies et poursuivait la double proie du pouvoir et de l'or; lors-
qu'elle luttait enfin contre les princes confédérés dans Paris et contre
les Jacques insurgés dans les provinces, la royauté faisait la politique
et les affaires de la bourgeoisie; elle s'inspirait de l'esprit qui devait
animer l'opposition janséniste des parlemens sous Louis XV, présider
sous Louis XVI à la rédaction des cahiers transmis par les bailliages,
et faire enfin explosion à la tribune de la constituante en résistant à
la fois à l'émigration et à la montagne.
Assise sur les fleurs de lis et introduite dans les conseils des rois, là
classe moyenne ne s'arrêta plus dans le cours ascendant de sa fortune.
De nouveaux rapports s'étaient établis entre les peuples, et les hommes
subissaient chaque jour l'excitation de besoins nouveaux. Une situa-
tion plus assise avait fait naître l'industrie, éveillé l'esprit de spécula-
tion, et, dès l'ouverture du xv^ siècle, on voit le commerce maritime
combiner ses opérations, du fond de l'Orient aux grands marchés de
l'Europe. Tandis que l'imprimerie multipliait la pensée de l'homme,
la boussole ouvrait à son activité des voies jusqu'alors ignorées. L'es-
prit de chevalerie et l'esprit d'entreprise, étroitement associés, inspi-
raient les héroïques aventuriers à la voix desquels les Amériques et les
Indes sortaient du sein des eaux avec leur soleil éternel et leurs trésors
inépuisables. Les sens reculaient la limite des désirs autant que l'in-
telligence élargissait la sphère des idées; les combinaisons de la poli-
tique et celles du négoce commençaient à s'étendre d'un hémisphère à
un autre, et la lettre de change était venue supprimer la distance
entre les capitaux, comme la vapeur l'a de nos jours supprimée entre
les peuples. Aux scolastiques du xhi« siècle, aux légistes du xiv*, le
xv« siècle ajouta ses hardis navigateurs portugais, ses fabricans des
Flandres si redoutables à nos rois, et ses marchands d'Italie qui allaient
échanger leurs comptoirs pour des trônes. A ce contingent, le xvi* siècle
joignit bientôt ses artistes et ses savans; l'âge suivant constitua la pua-
sance officielle des gens de lettres et créa l'irrésistible magistrature de
l'esprit : il ne restait plus qu'à joindre à toutes ces forces l'escouade
des économistes et la franc-maçonnerie des philosophes pour voir se
dérouler, dans l'infinie variété de ses origines et de ses aptitudes, la
puissante armée qui commença la révolution de 89, fit à son profit
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.' 883
celle de 1830, et qui, en 1848, a vu poser devant elle un nouveau pro-
blème dont elle ne paraissait soupçonner ni la gravité ni l'imminence.
Le prodigieux mouvement imprimé à l'esprit humain depuis 1^
luttes de la papauté et de l'empire jusqu'au règne de Charles-Quint
amena l'explosion de la réforme; mais quoique le protestantisme ait
pris naissance au sein des classes moyennes, dans les corporations
riches et lettrées, quoique celles-ci lui aient fourni ses plus ardens
propagateurs, il retarda les progrès politiques de la bourgeoisie, bien
loin de les avancer. Dans presque toute l'Europe, l'aristocratie et la
royauté se concertèrent pour confisquer la réforme à leur profit; l'une,
épuisée d'argent, en fit un moyen de servir sa cupidité; l'autre, avide
de pouvoir, en fit un instrument pour étendre sa puissance. En An-
gleterre, en Allemagne et dans les pauvres monarchies du Nord, la
noblesse répara, au moyen d'immenses confiscations, sa fortune
ébranlée par de longues guerres et des dissensions sanglantes. Les
choses se passèrent autrement en France : l'ardente foi religieuse des
masses et l'instinct politique des classes moyennes, promptement
éveillé, empêchèrent les nouvelles doctrines de devenir un instru-
ment aux mains de l'aristocratie. Les bourgeois ne tardèrent pas à
comprendre que le protestantisme, embrassé par les grandes factions
de cour, qui avaient besoin d'un point d'appui pour s'imposer au mo-
narque, était devenu le drapeau de ses adversaires naturels; aussi se
rejetèrent-ils presque tous dans la résistance catholique. L'avocat David
conçut la pensée de la ligue , et les classes moyennes poursuivirent
r€xécution de cette œuvre immense avec une persévérance audacieuse.
Elles faillirent réaliser à leur profit, dès cette époque, en s'appuyant
sur des motifs religieux, le changement dynastique qu'elles oat opéré
en 1830, en se prévalant de motifs constitutionnels. La substitution de
la populaire maison de Guise à la maison de Valois, d'une royauté
nationale à une monarchie décrépite, la consécration du principe de
la souveraineté du peuple dans les matières de gouvernement et la
transformation d'une dynastie de gentilshommes en une dynastie mu-
nicipale, telles furent les tentatives que le xvi« siècle fut très près de
réaliser, telles furent les doctrines qui firent circuler dans toutes les
"Villes et dans toutes les corporations du royaume très chrétien une fé-
brile exaltation de patriotisme et de foi. Si la ligue avait triomphé, un
mouvement analogue à celui de 89 se serait produit en France deux
siècles plus tôt, et, se greffant sur le sentiment catholique qui s'épa-
ûouissait alors dans toute sa sève, il aurait vraisemblablement donné
des fruits moins amers et arrosés de moins de sang; mais, dans la
grande lutte contre la réforme, la bourgeoisie succomba après une ré^
sistance de tous points admirable. Elle ne céda point en France, comme
die dut le faire en Angleterre et en Allemagne, à l'ascendant de Taris-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
tocratie, dont les efforts dans cette grande crise ne furent pas plus
heureux que les siens. Les masses demeurées catholiques, aussi lîien
que la noblesse devenue protestante, furent également vaincues chez
nous par la royauté. L'habileté politique de Henri IV la rendit maî-
tresse de ce terrain si long-temps disputé. Donnant par sa situation
même des gages aux uns et aux autres sans inspirer une entière con-
fiance à personne, le Béarnais imposa aux deux partis une transaction
dont il resta le garant et l'arbitre. Renonçant désormais à dicter ses
conditions à la couronne, la noblesse alla mourir dans les armées du
roi ou chercher à la cour les vains honneurs d'une brillante domesti-
cité. Oubliant, de son côté, les rêves politiques qu'elle avait poursuivis,
durant la ligue, dans les parloirs aux marchands et les salles des
hôtels-de-ville, la bourgeoisie rentra dans l'obscurité de ses comptoirs
et dans ses études, ne s'occupant plus, dans le cours du siècle suivant,
que du soin de consolider et d'étendre sa fortune.
Aucune maison souveraine n'affecta de s'entourer plus exclusive-
ment de noblesse que la maison de Bourbon, et nulle ne lui porta
néanmoins de plus rudes coups. Jamais dynastie ne prépara d'une
manière plus efficace l'avenir politique des classes sur lesquelles elle
semblait faire tomber, dans ses relations habituelles, le poids de son
indifférence, pour ne pas dire de son mépris. Pendant que les hommes
de qualité obtenaient le désastreux privilège de se ruiner à Versailles
et rachetaient par de vaines satisfactions de vanité la perte de leur in-
fluence locale, pendant qu'un ridicule préjugé écartait la noblesse des
carrières industrielles, de la plupart des professions libérales et des
fonctions même de la magistrature, le gouvernement royal secondait,
par tout son système d'administration, les progrès des hommes nou-
veaux, et ceux-ci conquéraient dans les affaires une importance qui
faisait ressortir de plus en plus l'humilité de leur situation dans l'état.i
En même temps que la royauté commettait l'irréparable faute de
s'isoler de la bourgeoisie par une étiquette infranchissable, elle gou-
vernait de manière à tomber promptement dans sa dépendance abso-
lue, de telle sorte que la monarchie grandissait chaque jour par ses
mesures ceux qu'elle blessait au cœur par ses dédains.
L'homme d'état qui a eu peut-être au plus haut degré les préjugés
du gentilhomme fut, personne ne l'ignore, le grand initiateur de la
bourgeoisie. Le cardinal de Richelieu se fût écrié volontiers, comme
l'organe de la noblesse aux états de 1614, que « c'était grande inso-
lence de vouloir établir quelque sorte d'égalité entre le tiers et la no-
blesse, qu'il y avait entre eux autant de différence comme entre le
maître et le valet, » et pourtant ce ministre livrait à d'obscurs com-^
missaires les plus hautes têtes du royaume. Il ne décapita pas seule»-;
ment l'aristocratie dans ses chefs, il l'attaqua avec acharnement et
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 585
corps à corps dans son organisation même. La création des intendances
fut pour la noblesse un plus rude coup que l'exécution du duc de Mont-
morency, et* si la prescience avait chez Richelieu égalé l'instinct du
pouvoir, il aurait pu déterminer avec une certitude presque mathé-
matique l'instant où ses mesures administratives auraient amené la
révolution politique la plus contraire à sa nature et à son génie. En
assurant par la puissance de sa volonté et la persévérance de ses efforts
rétablissement d'une marine, en créant de grandes compagnies indus-
trielles sous le patronage de l'état, en fondant des colonies, en étendant
et en consolidant la dette publique, Richelieu assurait au négoce et à
la finance une prépondérance manifeste sur la noblesse territoriale, qui
n'avait plus à courir d'autre carrière que celle des armes, et que ses
mœurs élégantes préparaient à la dissipation, comme ses devoirs mili-
taires à la ruine. 11 semble d'ailleurs que cet homme prît plaisir à évo-
([uer lui-même toutes les puissances et toutes les forces appelées à faire
bientôt contre son œuvre une explosion terrible. Pendant qu'il im-
posait silence aux parlemens, il constituait les gens de lettres en cor-
poration délibérante. Non content de faire jouer ses drames, le pa-
tron de Laubardemont se faisait journaliste et fondait la Gazette de
France. L'impitoyable ministre qui condamnait à l'indigence la mère
(le son roi comblait de largesses les écrivains les plus obscurs, et
Ihomme qui ne permettait pas aux grands du royaume de s'asseoir en
sa présence voulait qu'un poète se tînt devant lui assis et couvert.
Colbert continua l'œuvre de Richelieu avec une prévoyance de l'a-
venir qui aurait fait reculer le ministre de Louis XIII, si celui-ci l'avait
possédée. L'homme qui cou^TÎt la France d'innombrables manufac-
tures, le fondateur de l'Académie des sciences, le créateur de l'in-
scription maritime, l'organisateur des tarifs de protection pour notre
navigation et notre industrie, ne se dissimulait pas les conséquences
politiques qu'entraîneraient à leur suite les fécondes innovations qu'il
suggérait au jeune monarque dont il possédait la confiance. Au sein des
pompes de Versailles, où la grandeur de ses fonctions ne le protégeait
pas toujours contre de frivoles dédains, le fils du marchand de Reims
semblait déjà, de son austère et profond regard, mesurer le prochain
avenir qui ferait à la fois sa gloire et sa vengeance. L'ancien intendant
de Mazarin savait que la nation ne supporterait plus long-temps le joug
de ces fières beautés dont il était condamné à subir les dispendieux
caprices; il ne prenait guère au sérieux ces brillans seigneurs qui
avaient abandonné leurs manoirs pour vivre des bienfaits du roi, et
dont les prérogatives ardemment disputées consistaient à donner la
chemise au monarque et à lui présenter le bougeoir.
L'éclat que répandait alors la royauté, dans la plénitude de sa force
et de sa gloire, parvint à masquer, duraat le cours de ce long règne, le
586 REVCB DES DECX MONDES.
froissement que faisait déjà naître un désaccord chaque jour plus sen-
sible entre les mœurs de la cour et les intérêts nouveaux qui commen-
çaient à dominer dans la nation. Le prestige qui entourait le mo-
narque masquait ce qu'il y avait de contradictoire dans la situation
d'un gouvernement placé sous la dépendance des capitalistes, puisqu'il
ne vivait que d'anticipations et d'emprunts, et dans les habitudes d'une
cour qui repoussait les hommes d'industrie et de finances et se mon-
trait inabordable à quiconque ne justifiait point d'une extraction no-
biliaire. A la mort de Louis XIV, une dette publique de plus de deux
milliards témoignait à la fois et des malheurs du grand règne et des
nécessités qui allaient bientôt changer la face de cette société impré-
Toyante et dissipatrice. Aux derniers jours de sa vie, le vieux roi, ré-
duit aux extrémités , recevait Samuel Bernard à Marly; il laissait ap-
procher de sa personne en l'entourant de séductions et de flatteries un
Juif qui voulait bien consentir à prêter quelques millions à son gou-
vernement aux abois.
Ce fut l'un des premiers symptômes de l'effroyable confusion qui,
sous l'empire d'une convoitise sans exemple , allait bientôt altérer les
mœurs, supprimer les distances, bouleverser toutes les fortunes et
toutes les imaginations. Sous la régence, il devint impossible de ne pas
pénétrer la portée du mouvement de transformation qui allait faire
grandir les classes moyennes par l'irrémédiable dégradation des classes
supérieures. Louis XIV serait mort de honte, s'il avait pu deviner que
ces fiers gentilshommes qui se pressaient autour de lui chez M"" de
Maintenon, et qui affectaient d'imiter la pieuse gravité du monarque,
quitteraient bientôt les galeries de Versailles pour courir les tripots de
Paris, solliciteraient pour leurs fils la main de la fille d'un aventurier,
écossais, prodigueraient les flatteries à sa maîtresse, et se querelle*
raient comme des laquais pour se disputer des actions. Il serait mort
de colère, s'il avait pu soupçonner que les jugeurs en robe rouge qu'il
allait visiter dans son costume de chasse casseraient, avant même que
ses restes fussent déposés à Saint-Denis , le testament par lequel il s'ef-
forçait de survivre à lui-même.
Il n'y avait pourtant dans tout cela rien que ne laissât prévoir la
nature même des choses. «Lorsqu'un gouvernement dépense chaque
année plus qu'il ne reçoit, et telle fut la situation de la monarchie
française depuis Richelieu jusqu'à Galonné, il est contraint d'avoir re-
cours au crédit et d'en subir tous les engouemens comme toutes les
inconstances. Lorsqu'une aristocratie, dépouillée de toute participa»
tion au pouvoir politique, n'a plus d'autre privilège que de faire des
dettes et de contracter des mésalliances pour les payer, il n'y a point
à s'étonner si cette aristocratie finit par se montrer peu scrupuleuse
sur les moyens de relever sa fortune. Enfin, quand de grandes corpo-
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 587
rations judiciaires conservent seules, dans le désordre des mœurs, la
confusion des idées, et au milieu des inquiétudes générales sur la for-
tune publique, des habitudes graves, un esprit de corps énergique et
une longue suite dans leurs desseins, il est de toute évidence qu'il doit
venir un jour où l'ascendant de ces corporations sera irrésistible.
Quoique le parlement eût abdiqué toute prétention politique depuis
la fronde , qui lui avait si mal réussi , et où il s'était montré si infé-
rieur à sa tâche , son influence s'étendait chaque jour sur le royaume
au point de dominer toutes les autres. Les cours souveraines , enne-
mies de la noblesse d'épée, surveillantes jalouses du clergé et des
ordres religieux, continuaient avec ardeur dans le cours du xviii^ siècle
l'œuvre qu'elles avaient entreprise dès leur fondation. Toutes les juri-
dictions inférieures s'inspiraient de la même pensée , et, depuis les
clercs de la basoche jusqu'aux premiers présidens, plus de cinquante
mille familles vivaient sous le même patronage et grandissaient à
l'ombre des mêmes institutions. La double prérogative attribuée aux
rois de France, selon le mot d'un spirituel contrôleur-général, de créer
I des charges à volonté et de trouver toujours des sots pour les acheter,
avait amené la formation d'une classe intermédiaire que ces honneurs
obteims à prix d'argent séparaient de la roture sans la confondre avec la
noblesse, qui s'obstinait à lui fermer ses rangs. La société de l'ancien
régime était donc sourdement minée par les souffrances les plus aiguës
de l'amour-propre non moins que par l'effet des malheurs publics. Un
concert tacite s'établit entre la plupart des magistrats du royaume, les
propriétaires d'offices et de charges municipales, les banquiers, les
traitans et les industriels, pour renverser un état de choses qui infli-
geait à leur vanité des blessures si gratuites et si profondes. Depuis
cinquante ans, les chefs de la bourgeoisie financière et les gens de
lettres côtoyaient la noblesse de trop près pour ne pas s'efforcer de
renverser la barrière purement morale qui les séparait d'elle.
Les classes moyennes n'apportaient d'ailleurs dans leurs dispositions
révolutionnaires aucune pensée de nivellement, et étaient fort loin de
soupçonner la direction que prendrait par la suite le mouvement si
vivement suscité par elles. On peut même dire qu'aucune portion de la
vieille société française ne désirait peut-être autant que la bourgeoisie
maintenir la distance qui la séparait du peuple , et qu'aucune n'était
au fond plus jalouse gardienne de ses prérogatives et de ses privilèges.
Ses mœurs autant que ses intérêts la rendaient absolument rebelle à
l'égalité entendue dans le sens démocratique que nous lui attribuons
aujourd'hui. L'égalité par en haut ne présuj^osait nullement pour
elle l'égalité par en bas. La vie sociale était alors distincte et tranchée
par les habitudes , par le costume comme par l'esprit des classes di-
588 REVUE DES DEUX MONDES.
verses dont se composait cette vaste mosaïque. L'existence du compa-
gnon ouvrier était aussi étrangère à celle du maître, dont il était sé-
paré par le privilège de maîtrise, que la vie du maître était distincte
de celle du bourgeois, et la petite bourgeoisie n'attachait pas moins de
prix au droit de porter de la poudre que la noblesse au droit de porter
l'épée. Lorsque s'agitait durant le cours du xvni' siècle le vague ins-
tinct d'une réforme politique, il n'était pas un conseiller de présidial,
pas un échevin , pas un procureur, pas un marchand , pas même un
maître ouvrier qui n'eût reculé à la pensée de confondre dans une
immense unité tous les rangs et toutes les classes, et la plupart auraient
abjuré toute espérance novatrice, s'ils avaient pu soupçonner que le
dernier mot d'une réforme serait d'attribuer à tous les mêmes droits
politiques , et de faire monter le peuple au niveau de la bourgeoisie,
qui n'aspirait elle-même qu'à partager les prérogatives de la noblesse.
Pour les esprits qu'échauffait pendant le règne de Louis XV le pre-
mier souffle de la vie publique, pour les parlementaires , les gens de
lettres et de finances , le peuple était une abstraction dont on tenait
encore peu de cortipte. Si les économistes tombaient d'accord de dé-
grever les denrées de première nécessite , d'alléger les impôts qui pe-
saient sur les classes pauvres, si leS plus hardis admettaient en principe
la liberté du commerce et de l'industrie, et réclamaient des modifica-
tions au régime des maîtrises et jurandes, personne n'avait la pensée
d'attribuer aux masses un rôle actif dans les affaires publiques, et nul
ne soupçonnait, même à la veille de la grande crise, que celles-ci fus-
sent destinées à porter un poids décisif dans les solutions réservées à
l'avenir.
J.-J. Rousseau fut le premier des grands écrivains du xvni* siècle
qui étendit la sphère où se concentraient alors les spéculations et les
espérances des novateurs. Étranger à la France par son origine, il
n'avait pas, comme les Français, la croyance innée de la monarchie.
Non moins humilié par les financiers que par les grands seigneurs dans
les orageuses vicissitudes de sa vie, il éprouvait une amère et poignante
joie en attaquant dans ses bases la société qui avait si lourdement pesé
sur son orgueil, et en secouant la poussière de ses souliers sur ce monde
dont il prédisait la ruine. Sans tenir aucun compte des données de
l'histoire et des situations établies, Rousseau prétendit remonter à
l'origine même du pouvoir, saisir à leur source les lois primordiales
du pacte établi entre les hommes et déterminer les conditions normales
de toute souveraineté légitime. La passion démocratique vint colorer
de ses teintes empourprées un fond de métaphysique assez vulgaire,
et l'auteur du Contrat social ouvrit le premier la brèche qu'élargirent
successivement Raynal, Mably, Thomas Payne, Robespierre, Babœuf,
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 589
aint-Simon et Fourier, esprits divers sans doute par leurs tendances
omme par leurs destinées, mais tous issus de la même pensée, inspirés
e la même passion.
Ce n'était pas à l'auteur du Contrat social que la bourgeoisie deman-
;iit ses inspirations politiques : si elle répétait ses maximes, c'était
ans la plus parfaite ignorance de leur portée inévitable. Pour elle
ussi bien que pour la noblesse, Rousseau n'était guère qu'un rêveur
loquent dont la portée pratique n'allait pas au-delà de quelques in-
lovations dans la manière de nourrir et d'élever les petits enfans. Il
liait réservé à un autre publiciste de donner une direction plus pré-
ise aux pensées de ces hommes nouveaux , artisans de leur propre
ortune, qui s'agitaient jusqu'à lui dans la tumultueuse confusion de
eurs espérances. Montesquieu fut leur véritable initiateur, et c'est à
Esprit des lois qu'il faut remonter comme à la source du grand mou-
.ement qui, après avoir agité, durant près d'un demi-siècle, tous les
îarlemens du royaume, aboutit enfin à la convocation des états-géné-
raux et à la formation de l'assemblée nationale. Le docte président au
parlement de Bordeaux offrait, par ses habitudes comme par les ten-
lances de son esprit, le plus complet contraste avec le citoyen de Genève.
L'un professait pour les faits le respect que l'autre affectait pour les
principes, et, pendant que celui-ci s'efforçait de donner aux problèmes
isociaux la précision des solutions mathématiques, celui-là ne deman-
dait d'enseignement qu'à l'histoire et à l'étude des législations com-
parées. Montesquieu avait une foi profonde dans la royauté : les con-
ditions à peu près irréalisables qu'il attribuait à la république constatent
qu'il ne considérait pas cette forme de gouvernement comme de nature
à devenir pour les sociétés modernes l'objet d'un essai sérieux. La
démocratie n'existait, à ses yeux, que dans les écrits de Thucydide et
les souvenirs de l'Agora d'Athènes. Le savant parlementaire ne séparait
pas la monarchie des institutions qui s'étaient développées à son ombre;
il allait jusqu'à proclamer les heureuses conséquences de la vénalité
des charges et de l'hérédité des offices. Il ne comprenait pas la mo-
narchie sans une hiérarchie complète qui lui servît de base et dont
«lie fût elle-même le sommet; mais il voulait que la noblesse cessât
■d'être une caste pour devenir une institution, qu'elle conquît des pou-
voirs politiques au lieu de vains honneurs, qu'elle réclamât des droits
au lieu de privilèges; il la comprenait élargie et transformée, et la
voulait d'un accès prompt et facile pour tous ceux que le progrès na-
turel de la société amenait à sa tête; il entendait enfin que les familles,
au lieu de demeurer marquées d'une sorte de sceau primordial inef-
façable, y entrassent par leur élévation ou en sortissent parleur déca-
dence. Régulariser, sans le détruire, l'état de choses qu'il avait sous
les yeux, en substituant un régime de garantie au régime du bon plaisir
590 REVUE DES DEUX MONDES.
et le droit mobile et personnel au droit de la naissance, tel fut le grand
travail poursuivi par Montesquieu avec le chaleureux concours des
gens de lettres, des gens de loi et des gens de finance. Les premiers pré-
paraient la révolution en agitant les intelligences, les seconds profitaient
dans la même pensée du droit de l'enregistrement pour exciter les par-
leraens à prendre pied dans la sphère législative, les troisièmes impor
saient enfin des conditions chaque jour plus étroites pour prix d'un
concours que le désordre financier rendait de plus en plus nécessaire.
Le gouffre du déficit s'élargissait en effet chaque année, et lorsque
Louis XVI, avec des ressources annuelles de plus en plus insuffisantes,
se vit contraint de faire face aux dépenses extraordinaires nécessitées
par la guerre d'Amérique, il devint évident pour tout le monde que M
crise financière allait ouvrir la crise politique.
Rousseau partait de la démocratie pom' arriver à la république;
Montesquieu s'appuyait sur la bourgeoisie pour aboutir à la monarchie
constitutionnelle. L'un aspirait à propager dans tous les rangs le sen-
timent de l'égalité, l'autre à faire circuler sous des formes régulières
la vie politique dans les classes éclairées de la nation. Le dernier mot
du Contrat social était nivellement, le dernier mot de l'Esprit des lois
était liberté. Ces deux hommes ont entr'ouvert deux larges voies paral-
lèles, pour ne pas dire opposées, et la trace de leur action, non moins
diverse que puissante, est demeurée sensible à toutes les phases de la
révolution française. Nous la retrouvons encore toute grande ouverte
sous nos yeux. Le parti socialiste et le parti constitutionnel tiennent
en effet par toutes leurs racines à ces deux grandes écoJes du dernier
siècle, et M. Louis Blanc ne sort pas moins manifestement de l'écolede
Rousseau que M. Guizot de celle de Montesquieu.
Les économistes avaient partagé a^ ec l'auteur d^ l'Esprit des lois la
tâche de préparer l'éducation politique de la classe qui élevait ses pré*
tentions au niveau de sa foj^tune. Si quelques esprits de cette secte
professaient, en matière commerciale, des idées de liberté absolue pett
compatibles avec les intérêts de la bourgeoisie productive, les homme»
les plus influens de l^cole suivirent la féconde tradition de Golbert, d
ramenèrent la science du ,gouvernem€ïnt à l'art d'augmenté la ri-
chesse publique par la projtwfAi©» 4w tmvaii national et l'awgmentatio»
du capital réel.
Le courant des idées cxiMinnae celui des faits conduisait donc à un
changement profond d«ms l^g conditions d'une société jusqu'aloi»
toute militaire. Le travail et l'industrie se relevaient chaque jour
4ans l'opinion du discrédit que les institutions faisaient encore peser
sur eux. Maintenir la suprématie du sang sur l'intelligence dans uîi
siècle où les rois sollicitaient l'honneur de correspondre avec Voltaire,
continuer à professer la suprématie de la carrière des armes sur Ic^
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 591
irofessions libérales, lorsque celles-ci dispensaient presque exclusi-
ement la considération et la fortune, c'était une impossibilité par-
iiitement comprise du prince égoïste qui régnait sur la société dont il
làtait la corniption par ses exemples, et dont il prédisait la catastrophe
ivec une sagacité peu commune. Durant la longue vie de Louis XV,
atmosphère fut comme imprégnée de fluide révolutionnaire. 11 faisait
explosion dans les salons, où l'esprit fort avait fait alliance avec la ga-
lanterie, dans les académies, devenues les fojers de la vaste conspiration
ourdie contre toutes les croyances qui gouvernent les hommes, dans
les parlemens surtout , demeurés les seuls organes de la pensée pu-
blique. La magistrature fut le centre et l'instrument le plus actif de
l'opposition de la bourgeoisie contre un gouvernement que celle-ci as-
pirait à partager beaucoup plus qu'à détruire. Aussi le nom des parle-
mens remplit-ii la première période de la crise qui s'ouvrit à la mort
de Louis XIV pour se prolonger jusqu'à la convocation de la première
assemblée des notables. Ces grandes compagnies jouissaient alors de
îtoute la faveur publique, parce qu'elles se montraient sympathiques à
Itoutes les idées qui germaient dans la nation; on flattait tous leurs pré-
jugés, on allait au-devant de leurs prétentions les moins admissibles.
Pour les exciter à prendre en main la cause du pays, on paraissait les
congidérer comme ses représentans naturels, et l'on s'accordait pour
fermer les yeux sur le titre plus qu'équivoque en vertu duquel des
agens choisis par la couronne pour rendre la justice en son nom pré-
tendaient exercer un contrôle sur le pouvoir politique en changeant le
«ens naturel de la formalité de l'enregistrement.
Une telle prétention ne comportait pas l'examen; mais ces corps
avaient alors une si grande autorité dans l'opinion, que leur concours
était réclamé par les intérêts les plus élevés, et leurs décisions par-
tout acceptées comme souveraines. Lorsque s'engagea la lutte relative
^u testament de Louis XIV, la couronne fut mise en dépôt au greffe, et
l'on vit les princes du sang invoquer avec humilité les secours du parle-
ment, qualifié par eux de conseil suprême de la nation, afin d'obtenir un
point d'appui contre les légitimés. Le régent, menacé par ceux-ci et par
l'Espagne, avait incliné le pouvoir royal sous une juridiction qui dispo-
sait d'une force morale dont les difficultés politiques faisaient pour la
première fois comprendre toute l'importance. Ces éclatanssuccès avaient
mis le parlement de Paris en goût de s'assurer une puissance à l'ex-
tension de laquelle les rivalités de tous les grands corps de l'état sem-
blaient concourir à l'envi. Il est à remarquer qu'à cette époque per-
sonne ne prononçait encore le mot d'états-généraux. On le trouve jeté
comme en passant dans les mémoires de Fénelon qui contiennent l'ad-
mirable tableau des misères publiqV ^ à la fin du grand règne; il ap-
paraît comme une menace dans un manifeste des coalisés voulant
I
wirt.
592 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre des garanties contre Louis XIV vaincu , et Philippe V le laur
çait à tout hasard dans une déclaration contre le régent sans soupçon-
ner le sens qu'il prendrait un jour.
Vers la fin du règne de Louis XV, l'agitation parlementaire prend
quelque chose de violent et de convulsif. C'est une lutte quotidienne
organisée sur tous les points du royaume entre la couronne et les ma- \^'f^
gistrats; ce ne sont, du côté de la cour, que lits de justice, jussions ^ ''
menaçantes et ordres d'exil; ce ne sont, du côté des compagnies judi-
ciaires, que refus constans, paroles amères et prétentions exorbitantes.
La guerre devient plus vive encore sous Louis XVI , qui , après avoir
commencé par rappeler les parlemens , se trouve , après dix ans de
règne, dans la nécessité de leur imposer l'enregistrement des édits
même les plus utiles.
Il est facile de s'assurer, dans le cours des années qui précèdent im-
médiatement 89, que l'opposition parlementaire est stimulée par un
principe nouveau beaucoup plus énergique que celui qui l'avait inspi-
rée jusqu'alors. C'est que le peuple commence à descendre dans l'arène
et à se masser derrière la bourgeoisie, qui seule avait exposé ses griefs
et ses prétentions par l'organe des magistrats, par les traités des phi- ^
losophes et les écrits des économistes. Déjà les clameurs de la place fll
publique se mêlent aux débats des académies; la classe moyenne, en- ™
gagée dans une lutte que les résistances de la cour rendent incertaine,
accepte en pleine sécurité un concours dont elle ne soupçonne pas
encore le véritable caractère, et dont elle croit d'ailleurs rester la maî-
tresse de régler les limites et les conditions. t m i
A la fin du xviii* siècle, le peuple n'apportait, il est vrai, dans les dé- fl|
bats politiques aucune des théories qu'on produit en son nom de nos ^^^
jours : on n'avait pas encore érigé à l'état de croyances des systèmes des- =
tinés à justifier toutes ses cupidités et à consacrer toutes ses passions; fli
mais, si les lois fondamentales de l'humanité n'étaient pas encore mises "
en question , les masses souffraient cruellement dans leur existence
matérielle, qu'une série d'années calamiteuses avait rendue précaire et jH
difficile. Le prix élevé des céréales , les impôts qu'une administration "
ignorante faisait peser sur les denrées de première nécessité, au risque
de tarir la consommation à sa source, les entraves imposées aux tra-
vailleurs par les privilèges des maîtrises, faisaient couver au sein des
populations de sourdes, mais implacables colères. Ces griefs étaient
d'une tout autre nature que ceux de la bourgeoisie , et l'on pouvait
prévoir, ce semble, que s'ils se produisaient jamais en môme temps,
le cri des uns finirait bientôt par étouffer la voix des autres.
Quoi qu'il en soit, ces deux mouvemens se développèrent avec une
simultanéité qui fut la cause première de nos malheurs. Us reçurent
des circonstances un mot d'ordre commun. La bourgeoisie mécon-
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 393
ente et le peuple affamé réclamèrent à grands cris la convocation des
:tats-généraux, et cet irrésistible élan eut bientôt triomphé de toutes
es résistances. Quoique les parlemens comprissent trop bien que la
onvocation des représentans de la nation mettrait fin au rôle politique
}u'à défaut d'autres organes l'opinion consentait à leur attribuer, ils
le purent s'empêcher de répéter eux-mêmes le formidable cri dans
iCquel semblaient s'exhaler toutes les douleurs et toutes les espérances
l'un grand peuple. Lorsque la France est sous l'empire d'une idée
fixe, la puissance de celle-ci devient irrésistible. Aussi l'habileté des
hommes qui gouvernent ce pays consiste-t-elle à mesurer d'une vue
nette et ferme la véritable portée des mouvemens qui l'agitent. Comme
l'architecte qui creuse tout d'abord jusqu'à la couche assez solide
pour supporter les fondemens du nouvel édifice, il faut qu'ils pénè-
trent du premier coup jusqu'à l'idée qui se dégagera du sein des révo-
lutions, et qu'ils la proclament sans hésiter, au lieu d'user leur popu-
larité dans des combinaisons intermédiaires et stériles. Malheureuse-
ment la perception distincte du but à atteindre et le courage d'une
résolution décisive manquèrent à tous les ministres auxquels Louis XVI
confia successivement le soin de réaliser tout le bien qui était dans
son cœur. On les vit lutter pendant plusieurs années pour prévenir,
puis après pour retarder la convocation des états-généraux , de telle
sorte qu'au lieu de faire reporter jusqu'au trône l'initiative d'une me-
sure devenue inévitable, ils ne parurent céder que devant la banque-
route devenue imminente. M. de Galonné avait essayé de donner le
change à l'opinion en réunissant une assemblée de notables qui, choisis
par la couronne avec un pouvoir purement consultatif, ne parurent
appelés que pour donner une sanction nouvelle à ce régime du bon plai-
sir, auquel la France souhaitait alors avec passion de se soustraire,
même au prix d'une révolution. M. de Lamoignon , doué d'une ima-
gination plus féconde et d'une érudition plus malheureuse , conçut
la pensée de sa cour plénière, renouvelée des champs-de-mai, et ce mi-
nistre résolut le problème de s'aliéner du même coup les parlemens,
dont il limitait les attributions, et l'opinion publique, à laquelle il re-
fusait la seule satisfaction qu'elle consentît désormais à accepter.
Les hypothèses, souvent dangereuses lorsqu'on en place la réalisa-
tion dans l'avenir, le sont encore davantage quand on s'en sert pour
éclairer le passé. Toutefois j'ai la conviction réfléchie qu'une autre
marche, suivie au début de la révolution française, aurait pu imprimer
aux événemens une direction très différente de celle qu'ils prirent si
malheureusement, et je crois fermement qu'il n'aurait pas été au-des-
sus de la puissance des hommes d'état de maintenir au mouvement de
89 le caractère d'une réforme modérée dans le sens où l'entendait alors
la portion intelligente du tiers-état. A la fin du xviii* siècle, cette por-
TOME V. 38
S94 REVUE DIS DEUX MONDES.
tion de la société arrivait au pouvoir politique par un progrès naturel
et par un droit aussi incontestable que celui qui avait assuré son af-
franchissement civil à la fin du xni« siècle. Comme toutes les puis-
sances dont le jour est venu, le tiers fut, au début de la crise, confiant
dans sa force et modéré dans ses exigences. Son droit d'ailleurs était
si manifeste, qu'avant l'ouverture des funestes débats suscités par la
vérification des pouvoirs, débats qu'il aurait été facile d'éviter, ce droit
n'était même contesté par la noblesse dans aucune de ses principales
applications. Il importe beaucoup, en effet, et à la vérité historique, et
à l'honneur de la nation , de constater que les réclamations du tiers-
état, dans ce qu'elles avaient de fondamental, ne rencontrèrent aucun
repoussement systématique au sein des deux ordres privilégiés.
Pour le nier, il faudrait n'envisager que les violences de la lutte, sans
remonter aux dispositions antérieures à cette lutte même et aux circon-
stances qui la provoquèrent si soudainement. Lorsqu'on dépouille dans
un esprit d'impartialité les cahiers dressés dans les bailliages aux pre-
miers mois de 1789 pour servir d'instructions aux députés des trois
ordres, on demeure frappé de leur magnifique accord sur les questions
principales. Le clergé s'entend sur presque tous les points avec le tiers-
état; la noblesse avoue la plupart des grands principes contre lesquels
ne protestent timidement, et à mots couverts, que quelques rares dé-
putations des provinces. On peut dire, par exemple, que les articles
suivans, inscrits aux cahiers des trois ordres, n'étaient l'objet d'aucune
contestation.
Dans l'ordre politique, la noblesse et le clergé admettaient aussi net-
tement que le tiers-état la reconnaissance de ce dogme vieux comme
la monarchie, que la souveraineté, originairement émanée de la na-
tion et déléguée par elle, ne pouvait s'exercer dans sa plénitude que
par l'accord de la représentation nationale avec le chef héréditaire de
l'état. Les trois ordres proclamaient à l'envi l'urgence de constituer
la nation d'après des bases permanentes déterminées par l'assemblée
des états-généraux, et personne ne contestait à ceux-ci le droit exclusif
de contrôler les dépenses et de voter l'impôt. On proclamait avec une
entière sincérité la résolution de renoncer à toutes les immunités et
privilèges, tant financiers que personnels, qui imprimaient aux terres
la qualité des personnes et qui faisaient de la noblesse comme un état
dans l'état. La convenance de ce sacrifice est exposée dans tous les ca-
hiers du clergé aussi formellement que dans ceux du tiers; elle n'est
contestée dans aucun des mandats de la noblesse, et le seul débat que
pût susciter la rédaction d'un certain nombre de ceux-ci roulait sur la
question de savoir si l'on reconnaîtrait à la noblesse le droit de faire
spontanément, comme ordre, le sacrifice de ses privilèges pécuniaires,
ou si l'on entendait le lui imposer en vertu d'un droit étranger et supé-
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 593
iHir au sien. Le plus complet accord se faisait d'ailleurs remarquer
lur la suppression immédiate des derniers vestiges du servage, pour
idmissibilité des citoyens de toutes les conditions aux emplois pu-
lics, sans autre distinction que Jeur valeur personnelle.
Dans l'ordre moral , on admettait unanimement les points suivans :
l)erté de la presse sous le régime de lois purement répressives , édu-
ition des enfans pauvres et abandonnés aux frais de l'état , liberté des
iiltes pleinement acceptée au point de vue constitutionnel par le clergé
ii-même, qui se borne à demander que la religion catholique con-
(3rve la qualité de religion de l'état.
Pour l'ordre judiciaire, tous les cahiers réclamaient avec une insis-
ance égale l'imité de législation en matière civile et criminelle, la
iippression de toutes les juridictions exceptionnelles et privilégiées, la
)ublicité des débats, la formation d'une jurisprudence commune à tout
e royaume, la réforme et la codification des lois de procédure, la re-
bute et l'adoucissement des lois pénales. 11 en était ainsi, dans l'ordre
idministratif, pour la création d'assemblées provinciales contrôlant la
gestion de tous les délégués de l'autorité royale, pour l'unité des poids
it mesures, et pour l'étude d'une nouvelle division électorale du
royaume d'après la double base de la population et du revenu. Enfin ^
dans l'ordre économique, on proclamait généralement la liberté de
l'industrie, la liberté de circulation, la suppression de toutes les douanes
intérieures, le remplacement de la gabelle, des tailles et de la capita-
tion par un système d'impôt territorial et mobilier établi de manière
à ne pas élever le prix des matières premières et à atteindre tous les
fruits sans jamais affecter le capital.
Tel fut le résumé des vœux de la France solennellement consultée.
C'était là le fruit mûri par la nature et par les siècles, le résultat com-
biné du génie historique et du progrès contemporain. Jamais plus
\aste ensemble de vues politiques ne sortit d'une enquête nationale, et
l'Europe n'a guère trouvé, après soixante années, rien de plus fécond
que ces réformes, sorties au début de nos malheurs du noble cœur de
tout un peuple.
Plusieurs points délicats restaient sans doute à débattre entre le
tiers-état et les deux anciens ordres privilégiés, et ces points ne pou-
vaient manquer d'engendrer les plus dangereuses collisions, si la
force modératrice de la royauté n'intervenait pas en temps utile pour
imposer une transaction nécessaire. Après les concessions spontané-
ment faites et les principes proclamés par les privilégiés, après les sa-
crifices qu'ils consommèrent plus tard sans hésiter, il demeure dé-
montré que ces difficultés touchaient bien moins aux intérêts qu'aux
amours-propres, et que pour les résoudre il s'agissait beaucoup plus
de ne pas blesser un juste orgueil que de maintenir des avantages ma-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
tériels dont on était alors disposé à faire soi-même bon marché. En se
rappelant, d'un côté, l'attitude politique du clergé, si constamment
favorable à la cause populaire depuis l'ouverture de l'assemblée natio-
nale jusqu'au fatal projet de la constitution civile, en se souvenant
aussi de l'empressement avec lequel la noblesse fut elle-même, au
4 août 1789, au-devant du sacrifice de ses derniers privilèges, il est
impossible de méconnaître la pureté des intentions et l'admirable dés-
intéressement que tous les représentans de la nation française appor-
tèrent aux débats de l'assemblée. Comment de si hautes et si généreuses
pensées aboutirent-elles à de si terribles catastrophes? quelles causes
détournèrent si soudainement le cours d'une révolution qui s'ouvrait
large et facile? comment enfin ce port heureux de l'égalité civile , de
la liberté politique et de la monarchie constitutionnelle, où la France
semblait toucher à l'ouverture des états-généraux, ne s'est-il ouvert
pour elle qu'après vingt-cinq ans de luttes sanglantes et de mutuelles
proscriptions? Ce travail aura pour but d'expliquer cette déplorable
déviation, en faisant remonter à certains hommes et à certains actes
une responsabilité dont on a fait tant d'efforts pour les dégager en l'im-
putant à la fatalité des circonstances.
Les progrès de l'homme sur cette terre d'épreuves sont toujours
achetés par de longues souffrances, et les nations enfantent aussi dans
la douleur. Cette loi mystérieuse, qui a ses racines dans les profon-
deurs mêmes de notre nature, pesa de tout son poids sur la France au
temps de sa transformation politique, et ce fut à travers une voie dou-
loureuse qu'elle s'achemina vers le but qu'elle se croyait déjà si près
d'atteindre. Trois intérêts se trouvèrent d'abord en présence : celui de
la bourgeoisie, celui de la noblesse et celui de la royauté. L'analyse
des causes secondes mises en jeu par la Providence pour son œuvre
d'expiation et de justice permet d'imputer une part à peu près égale
dans nos malheurs à l'esprit irréligieux de la bourgeoisie, au défaut
complet d'esprit politique chez la noblesse et à l'absence de toute ini-
tiative et de toute résolution du côté de la royauté.
Le tiers-état avait ses passions natives comme tous les grands corps;
on ne saurait s'étonner qu'il en ait subi l'influence. Ces passions
étaient, en effet, les élémens mêmes de sa vie sociale, et, en suivant à
travers l'histoire les développemens de la bourgeoisie française, nous
les avons vus se résumer en trois points : chaleureux dévouement à la
royauté, seul représentant possible du pouvoir administratif centralisa
inimitié incurable contre l'aristocratie de naissance; suspicion con-
stante contre l'influence exercée par le clergé dans l'ordre temporel.
Ce fut sur ce dernier sentiment que se greft'a, au xvn' siècle, l'hérésie
janséniste; ce fut par lui que le jansénisme descendit fort avant dans
les classes moyennes, à l'esprit desquels il ne convenait pas moins par
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 597
ardeur de sa foi religieuse que par son esprit d'indépendance en ma-
ière politique.
Que les classes moyennes entretinssent contre les classes aristocrati-
jues des antipathies profondes, il n'y avait donc point à s'en étonner
li à s'en plaindre; qu'elles ouvrissent leur cœur à une doctrine reli-
gieuse sévère et en rapport avec leurs secrets instincts, il n'y avait en-
bore à cela rien que de naturel. Malheureusement un plus détestable
breuvage avait touché les lèvres de la bourgeoisie et pénétré jusqu'à
ison cœur. Elle avait bu à longs traits la coupe que Voltaire versait alors
à l'Europe, et le rationalisme déclamatoire de Jean-Jacques Rousseau
avait à la fois échauffé son cerveau et desséché son cœur. Les fils des
rudes ligueurs du xvi* siècle étaient devenus esprits forts et sceptiques
au xviii% et lorsque les événemens les appelèrent sur la scène politique,
après une retraite de deux siècles, ils s'y présentèrent l'esprit troublé,
le cœur vide de foi, et après avoir tari dans leur propre sein les sources
de la charité et de l'amour. Les classes lettrées croyaient avoir découvert
pour l'intelligence un autre flambeau et pour la vie une autre règle que
la loi toujours ancienne et toujours nouvelle qui remonte par le passé
jusqu'à l'origine des sociétés, et s'associe pour l'avenir à toutes les
phases de leurs développemens successifs. La bourgeoisie répudiait les
croyances de ses ancêtres, le culte du foyer domestique, et, cessant
de comprendre la gloire dont ses pères l'avaient couverte en triom-
phant du protestantisme, représenté par une aristocratie calviniste, elle
attendait alors de la raison humaine la solution de tous les problèmes,
aussi bien que la satisfaction de toutes ses vanités. Elle s'était faite
rationaliste avec Rousseau, impie avec Diderot et cynique avec Vol-
taire. Cette altération du sentiment religieux a été l'origine première
de ses fautes, la cause inspiratrice de ses plus funestes résolutions.
Personne n'ignore que l'esprit philosophique provoqua dans la consti-
tuante les mesures qui contribuèrent le plus puissamment à susciter
des résistances à la révolution et à en transférer la direction de la classe
moyenne au peuple lui-même; et, lorsque nous serons conduits à re-
chercher les causes qui, en 4848, arrachèrent si soudainement le pou-
voir à la bourgeoisie, au faîte de sa puissance et de sa force, nous re-
trouverons cette même infirmité originaire, dont l'effet est de la rendre
aussi confiante dans les succès que timide dans les revers.
La noblesse avait, comme la classe moyenne, ses passions natives,
ses préjugés invétérés et ses illusions déplorables. Ni ses traditions, ni
ses mœurs, ni ses idées, n'avaient prédisposé l'aristocratie française à
la vie publique; elle ne possédait aucune des qualités qui mettent en
mesure d'en conjurer les orages. La noblesse n'avait été au sein de la
monarchie qu'une admirable école d'honneur et de courage militaires.
Elle avait accepté sans résistance le rôle auquel les rois avaient si long-
S98 REVUE DES DEUX MONDES.
temps travaillé à la réduire; lorsqu'elle eût pu devenir un grand pou-
voir dans l'état, elle avait consenti à n'être que l'épée de la royauté. Au
XV* siècle, elle s'était laissé décapiter par Louis XI; au xvi% elle avait
fléchi sous le génie de Henri IV, après lui avoir frayé les voies du
trône; au xvn% elle avait perdu par deux fois, durant la minorité 4e
Louis XIII et celle de Louis XIV, l'occasion d'intervenir activement
dans les affaires de son pays. Lorsqu'elle eût pu exiger des garanties
pour la nation et pour elle-même, elle s'était bornée à stipuler de»
gouvernemens et des pensions au profit de ses chef»; elle s'était enÔD
montrée, depuis trois siècles, plus dénuée d'esprit politique qu'il n'est
possible de le croire et de l'exprimer.
Une éducation faite dans les camps et à Versailles, dans la dissipa-
tion de la guerre et des plaisirs, l'avait mal préparée au rôle diifieije
que les circonstances allaient lui imposer. On pouvait prévoir que sa
confiance en elle-même l'empêcherait souvent de voir les périls, et
qu'elle aimerait, mieux les affronter par son courage que les pcér
venir par sa prudence; il fallait enfin peu de perspicacité pour devi-
ner que ses formes blessantes lui feraient perdre presque toujours le
profit de ses meilleures intentions. Aussi vit-on bientôt la noblesse,
laissée sans direction par la cour, livrer de dangereux combats pour
des questions secondaires ou de déplorables futilités, lorsqu'elle aban-
donnait sans hésitation et sans arrière-pensée les prérogatives les plus
fructueuses et les plus utiles. Le grand-maître des cérémonies, à che-
val sur l'étiquette comme un procureur sur la procédure, ne contribua
pas peu à faire évanouir, pai' ses pointilleries , les patriotiques dispo-
sitions que chacun apportait à l'ouverture des états-généraux. De plus,
si la noblesse ne marchandait pas son sang à la France, elle s'était ac-
coutumée à confondre la patrie avec le monarque, sa personnification
vivante, et avait consenti à descendre au rang d'une grande coiiipagnie
de gardes du corps. Aussi était-il manifeste que l'esprit de concihation
et de sacrifice si loyalement apporté par les gentilshommes dmis la
discussion des intérêts généraux ne résisterait pas à la plus légère at-
teinte portée à la dignité de la couronne. La noblesse ne s'inquiétait
point de l'opinion publique tant qu'elle était en règle avec la royauté
et avec elle-même; ce fut pour cela qu'après le départ du roi pour
Varennes eUe abandonna le sol au moment où il tremblait sous la
violence 4e la tempête, et que l'on vit expirer dans les tristes conci-
liabules de Goblentz le dernier souffle de l'esprit héroïque qui avait
fait les croisades.
Les dignitaires de l'ordre dn clergé avaient dans une certaine me-
sure subi l'influence des mêmes idées. Poursuivie en France, depuis
le règne des Valois, par les suspicions parlementaires; conduite, par
l'apparition du piotestantisme, à réclamer l'aixpui du bras sécuher.
I
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. Wè
1 lilise avait consenti à mettre sa démocratique hiérarchie au service
( la cour. L'épiscopat était devenu, comme le cordon bleu, un privi-
l>e de la naissance, et chez les plus pieux évêques les préjugés du
{ ntilhomme s'unissaient aux vertus de leur état. La vie et le génie,
<ii en est la splendeur, semblèrent se retirer de l'église gallicane, après
u'elle eut vendu son droit d'aînesse pour de tristes avantages et mis
1 jeunesse éternelle à l'abri d'un pouvoir vieillissant. On avait vu le
( Mgé français suivre Louis XIV à l'extrémité de toutes ses entreprises.
>rsque dans sa jeunesse ce prince altier menaçait le saint-siége, il n'y
• ait pas eu un avertissement pour l'arrêter à la limite du schisme;
isque, plus tard, Louis traqua ses sujets protestans, imposant sa foi
lyale de la même autorité qu'il prescrivait la légitimation de ses bâ-
irds, le clergé gallican avait eu le malheur d'applaudir à ces actes
luvages. La déclaration de 1682 et la révocation de l'édit de Nantes
usaient sur les prélats de cour d'un poids égal. Sous la régence, ceux-ci
avaient pas résisté, lorsqu'un prince conçut l'insolente pensée de
oiiner l'abbé Dubois pour successeur à Fénelon, et le nouvel arclie-
èque de Cambrai avait trouvé des consécrateurs nombreux et em-
iressés. Sous Louis XV, le clergé s'était tu devant des monstruosités
lont l'univers chrétien croyait que la Rome des Césars avait emporté
)our jamais le nom et le souvenir. Durant tout le cours du xviii* siècle,
1 avait déployé peu de zèle et peu de lumière; il s'était montré faible
i;)ar l'intelligence et par la charité, et il avait laissé passer en des mains
pnnemies le feu sacré de la science, l'un des dons de l'esprit de vérité.
La masse de>ce clergé était d'ailleurs pleine de foi, et beaucoup moins
répréhensible, sous le rapport des mœurs, que le monde n'affectait de
le croire et de le dire. Une seule chose lui manquait pour retrouver sa
puissance morale, la rupture des liens qui l'enchaînaient à la société
[politique; mais, du sein de sa miséricordieuse justice, Dieu allait épan-
cher sur lui ce trésor des persécutions où l'église se retrempe comme
lame humaine, il allait rendre toute sa force à cette parole des pre-
miers siècles, que le sang est la semence des chrétiens (1).
Une bourgeoisie qui méconnaissait le sens chrétien de l'œuvre d'é*
mancipation préparée pour le monde, un clergé mou et tiède, une no-
blesse dont l'éducation avait égaré le dévouement et faussé les instincts
généreux, tels étaient donc les élémens qui allaient se mêler dans la
fournaise ardente où fermentaient tant de passions. Aucune de ces
forces ne pouvait évidemment ni se conduire elle-même ni dominer
les autres, et une seule chance s'offrait pour la solution régulière de
tant de difficultés : c'était que le seul pouvoir alors respecté par les
^t) Sanguis est semen christianorum (Tertull., Apolog.)
les
1
600 REVUE DES DEUX MONDES.
diverses classes de la nation prît, en temps opportun, l'initiative d'une PS
transaction basée sur une idée large et féconde. |
Ce rôle avait été celui de la royauté à toutes les époques de notre i
histoire. Sous sa puissante influence, des populations diverses d'origine,
opposées d'intérêts, s'étaient condensées dans une unité incomparable. ,
Après avoir couvé la France sous son aile, la royauté l'avait agrandie
par son épée. Louis XIV avait eu le rare bonheur d'arriver pour achever
cette œuvre, et de représenter la royauté française au moment où les ;
autres monarchies de l'Europe étaient en pleine décadence. L'Autriche i
était alors tenue en échec par les armes ottomanes et par les agitations
de la Hongrie; l'Allemagne du traité de Westphalie était impuissante,
parce qu'elle était divisée; l'Espagne semblait atteinte de la langueur
dont allait expirer la triste descendance de Charles-Quint; en Angle-
terre, régnait une dynastie besoigneuse et menacée, qui attendait de
Versailles les subsides que lui refusaient ses parlemens; au nord de
l'Europe, la Suède et la Pologne, dévouées à la France ou achetées par
soii or, venaient compléter cet assujettissement du monde, auquel les
circonstances avaient plus concouru que l'action personnelle du mi
narque. Malheureusement ce jet brillant fut le dernier éclat du flani'
beau près de s'éteindre. A l'ouverture du xvin* siècle, la scène
l'Europe se trouva tout à coup changée, les derniers regards du grand
roi purent même contempler des transformations sans exemple et voir
la France entrer brusquement à son tour dans cette période de déca-
dence qui se prolonge jusqu'à nous, et que les miracles de l'empi
n'ont suspendue qu'un moment.
A la Moscovie des faux Démétrius avait succédé la Russie de Pierre I'
et de Catherine II; l'électorat de Brandebourg était devenu le royaum*
du grand Frédéric, et ce prince, dont nous assistâmes la grandeur
naissante, infligeait à nos armes des défaites ignominieuses; la Hongrie
insurgée desTékeli et des Ragotski était devenue l'héroïque armée d(
Marie-Thérèse d'Autriche; l'Angleterre, ranimée par une révolution
avait appelé à la couronne une famille dans laquelle s'incarnaient!
toutes les antipathies nationales contre la France; l'Espagne elle-mêmej
avait retrouvé, sous Charles III, un reste de grandeur qui rendait not
abaissement plus sensible; bientôt enfin la Pologne, notre plus con-
stante alliée, disparaissait par un grand crime que la France n'avait eu
ni assez de pénétration pour prévenir, ni assez de courage pour châ-
tier. Méprisée pour ses scandales au dedans, pour son impuissance au
dehors, chassée de tous les continens, battue sur toutes les mers, la
monarchie de Louis XV avait emporté avec elle l'honneur de la nation
et l'avenir de la royauté; elle avait rompu le lien mystérieux qui asso-
ciait, depuis des siècles, les destinées de l'une et de l'autre. Cette mo-
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 601
tî chie avait cessé de diriger une société dont le gouvernement n'était
(jormais, pour elle, qu'un moyen de battre monnaie et de payer de
mteux plaisirs. La royauté avait perdu, avec le respect d'elle-même,
il^^>ns politique qui avait fait sa force. Confinée dans la corruption et
LUS l'égoïsme, elle n'avait plus de mission sociale, et, après avoir été
liiie de la France, elle en était devenue le chancre.
Ce fut alors que les vues impénétrable de la Providence élevèrent
>i- le trône comme sur uii Calvaire la victime dont les vertus n'eurent
[> la puissance de détourner le cours de tant de fautes accumulées,
1 lis dont le sang n'a sans doute pas coulé en vain pour la France et
[ ur sa race. Louis XVI, qui, par- la pureté de sa conscience, la recti-
jiie de son esprit et la solidité de son instruction, aurait été un admi-
ible roi dans un état bien ordonné, était plus incapable qu'aucun
] ince de prévenir une révolution , en opérant par sa propre initiative
ne grande transformation politique. Il se méfiait à la fois des autres
i de lui-même; il voyait toujours le côté faible des idées comme des
1 rsonnes, et moins de lumières lui aurait peut-être laissé plus de con-
gé. Son esprit, en doutant, faisait promptement vaciller son cœur,
.mais prince ne trouva moins dans ses agens les qualités qui man-
iaient à lui-même, et il eut vingt ministres sans avoir un conseiller.
On est frappé d'une émotion douloureuse en voyant par quels expé-
lens et quels subterfuges, par quelle succession de projets incohérens
•1 bizarres les hommes appelés dans ses conseils s'efforcent soit de
févenir la crise qui s'avance, soit d'en contrarier la direction natu-
i3lla C'est un vieillard infatué, prenant la révolution française pour
ne fronde, et qui lui oppose des chansons; c'est un prodigue charlatan
ui prend pour retarder la banqueroute la même marche que ces no-
lires en déconfiture qui donnent une fête à la veille de partir pour
ruxelles; c'est un archevêque qui se croit un Richelieu, parce qu'il
orte légèrement le joug de ses devoirs et de son état; c'est un magis-
rat à l'esprit raide et court , qui se flatte de faire reculer son siècle en
li opposant des mascarades historiques; c'est, en remontant plus
faut, Turgot lui-même, grand administrateur et grand penseur assu-
ément, qui pourtant , dans ses actes et dans ses plans, s'arrête au côté
urement économique de la réforme, et ne paraît pas comprendre que
ien n'est désormais possible, au sein de cette société si profondément
roublée, avant d'y avoir gravement modifié les conditions du pouvoir
K)htique.
M. Necker aperçut le premier la portée du mouvement qui com-
nençait. Le successeur de Calonne comprit qu'il s'agissait de changer
a constitution de l'état, et non pas seulement d'équilibrer les recettes
ivec les dépenses en réformant quelques parties de l'administration. Il
ni dès l'abord que la révolution avait une double tendance et mar-
I
602 REVUE DES DEUX MONDES.
chait à un double but : améliorer la condition matérielle du peuple ea
assurant sa subsistance, élever la condition morale de la bourgeoiae
en lui attribuant une large part au pouvoir politique. Cependant, m \^^
M. Necker pénétra avec une sagacité dont témoignent ses écrits toute la
portée d'une œuvre à laquelle l'associaient son origine plébéienne, sa
fortune laborieusement créée et ses idées empruntées à Delolme et à
Montesquieu , il faut reconnaître qu'il ne manqua pas moins de réso-
lution pour la préparer que d'énergie pour la conduire. Prévoyant la
tempête sans détourner la foudre, il livra à toutes les chances du ha-
sard les événemens que sa popularité comme sa position lui comman-
daient de faire effort pour diriger, et ses dispositions incertaines et
mal concertées ajoutèrent des périls nouveaux et plus redoutables à
ceux qui naissaient déjà de la force des choses. Plus occupé de l'effet
de ses mesures sur l'opinion que de la sérieuse pratique du gouverne»
ment, M. Necker tenait sa tâche pour accomplie quand il avait provo-
qué des résolutions éclatantes et des concessions populaires,, s'inquié^
tant peu d'en suivre l'application et d'en pressentir les conséquences.
S'il arracha aux hésitations de la couronne la convocation des états-
généraux, s'il fit prévaloir le doublement de la représentation en faveur
du tiers-état, il ne prit aucune disposition pour diriger l'action d»
puissantes forces évoquées par lui vers un but connu et déterminé
d'avance.
La convocation immédiate des états-généraux avait été rendue né-
cessaire, à la fin de 4788, par l'état insurrectionnel des principale»
provinces de la monarchie. Le doublement du tiers était une mesure
vivement réclamée par l'opinion , votée d'ailleurs par la seconde
semblée des notables, et qui paraissait en soi fort rationnelle, rien n'é-
tant assurément plus juste que d'accorder à l'ordre qui représentait à
lui seul vingt-cinq millions d'hommes une représentation numérique-
ment égale à celle des deux autres ordres réunis; mais, en conseillaat
de telles mesures à la couronne, il fallait en prévoir au moins les con-
séquences les plus prochaines. Or, n'était-il pas évident qu'une fois k
bourgeoisie en possession d'un nombre de députés égal à celui des re-
présentans dé la noblesse et du clergé, elle exigerait tout d'abord la
vérification des pouvoirs en commun , et qu'elle résisterait énergique-
ment à la mise en pratique de l'ancien système, qui consistait à faire
voter les trois ordres séparément, en reconnaissant à chacun d'eux ua
droit de veto sur les délibérations des deux autres? Consentir à la dfr-
libération séparée, c'était, en effet, rendre complètement illusoire pour
le tiers-état le bénéfice de l'augmentation du nombre de ses dépuAés,
puisque, si les ordres avaient délibéré séparément, il n'y aurait eu nul
avantage pour lui à siéger au nombre de 500 au lieu du nombre de 250,
Si donc la concession faite par la royauté avait une signification sé^
I
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 603
ruse, elle voulait dire que les membres composant l'assemblée des
éits-généraux délibéreraient en commun, et que les votes seraient
cnptés par tête et point par ordre. Aucune hésitation n'était possible
le point , et la royauté, en se montrant irrésolue au début de la
, se, laissait croire, ou qu'elle regrettait la concession spontanément
i te par elle, ou qu'elle n'en avait pas par avance mesuré la portée.
Une telle concession, sans doute, avait une immense gravité, car
( 0 rendait impossible aux deux ordres privilégiés de disputer la pré-
indérance aux députés du tiers-état; mais, après s'être enivré des
i plaudissemens qui l'accueillirent, ne pas se sentir assez de résolu-
n pour trancher le nœud du mode de vérification des pouvoirs, de
iléiibération en commun et du vote par tête, livrer à tous les pé^
;ls d'une lutte de corps la plus grave des difficultés du temps, c'était
onner la mesure de sa faiblesse, et convier des mains plus hardies à
;mparer des rênes qu'on abandonnait soi-même. Le mode de vérifl-
ition des pouvoirs était la plus dangereuse pierre d'achoppement que
s états-généraux pussent rencontrer à l'entrée de la carrière, et l'ir-
•sistible autorité exercée par le roi sur sa fidèle noblesse devait être
isolûment employée pour obtenir de celle-ci un sacrifice que son
onneur lui commandait- impérieusement de n'accorder qu'à la vo-
»nté du prince lui-même. L'aristocratie française pouvait bien re-
oncer de son plein gré à des privilèges pécuniaires et à des avantages
ersonnels; mais était-il raisonnable d'espérer que, sans y être conviée
ar le roi, elle abandonnerait jusqu'au principe de sa propre existence
omme ordre? Pouvait-on croire qu'en se soumettant, contrairement
ux précédens historiques, à la vérification commune et au vote par
He, elle consentirait à brûler en quelque sorte de sa propre main, à
i porte des états-généraux, ses lettres de noblesse? Le monarque seul
cuvait demander une telle chose à des gentilshommes au nom des
ms: chers intérêts de la patrie. Garder une attitude de neutralité,
['était pousser manifestement la noblesse à une résistance commandée
>ar le soin de son honneur et par celui de ses intérêts. Le vote par
ête l'annulait complètement dans l'assemblée des états, car le tiers, as-
iuré de n'être jamais en minorité, puisque sa représentation était égale
i celle des deux autres ordres réunis, pouvait compter sur une ma-
orité considérable dans toutes les discussions importantes, d'après
'esprit bien connu du clergé inférieur. Celui-ci adhérait, en effet, au
tiers-état avec une ardeur dont il donna bientôt des preuves, puisque
son attitude détermina la réunion. Enfin, la noblesse elle-même
comptait parmi les plus illustres de ses membres un parti chaleureu-
sement dévoué à la cause de la révolution, et qui ne s'en sépara point,
même au plus fort de la tempête. La vérification des pouvoirs en
commun , impliquant le vote par tête et la fusion des trois ordres.
604 REVUE DES DEUX MONDES.
équivalait donc pour la noblesse à une véritable abdication aux mains
■du tiers-état, certain de demeurer maître de toutes les délibérations.
L'état des esprits et les périls de la chose publique avaient rendu sans
doute cette abdication nécessaire, mais elle ne pouvait être honorable-
ment réclamée que par le seul pouvoir auquel l'aristocratie française
faisait profession de n'avoir rien à refuser. Cependant les conseillers
de Louis XVI n'avaient pas plus d'avis sur cette question que sur la
plupart de celles qui s'élevèrent bientôt après. Le discours du roi à
l'ouverture des états-généraux, son allocution à la séance royale du
23 juin, la diffuse harangue de M. de Barentin, l'exposé de M. Necker
non moins vague sur cet article, tout constate que le malheureux
prince était, comme son gouvernement, sans idées arrêtées sur le mode
à suivre dans les délibérations aussi bien que sur la direction qu'il con-
venait de leur imprimer. Durant six mortelles semaines, le problème
du mode de vérification mit l'assemblée dans une fermentation plus
funeste à la monarchie que n'auraient pu l'être les résolutions les plus
désastreuses. Loin de faire de sérieux efï'orts pour terminer cette dé-
plorable crise, le ministère la compliqua par des négociations inco-
hérentes, et les procès- verbaux des conférences tenues chez le garde-
des-sceaux pour amener entre les ordres une conciliation qui devenait
impossible du moment où la royauté hésitait à l'imposer prouvent que
la résolution comme le génie ne manquaient pas moins aux magistrats
devenus ministres qu'aux banquiers transformés en hommes d'état.
Si la royauté avait eu et la conscience de sa force et celle de sa mis-
sion, elle aurait profité de la popularité passagère peut-être, mais cer-
taine, que lui aurait donnée une intervention opportune dans l'affaire
de la vérification, pour soumettre à l'assemblée, qui s'ignorait encore
elle-même, un projet de constitution. Alors il n'aurait pas été impos-
sible, en satisfaisant à tous les vœux légitimes de la bourgeoisie, de
maintenir à la vieille aristocratie française une position à la hauteur
de ses services et de ses lumières. Transformer une caste inabordable
en un corps politique facilement accessible à toutes les supériorité
naturelles, faire rentrer la noblesse dans le droit commun sans renon-
cer à profiter de son dévouement héréditaire et de ce qu'elle conservait
encore d'influence locale, empêcher la chaîne des temps de se rompre
pour n'avoir pas un jour à la renouer, telle était la tentative à laquelle
son propre intérêt conviait la royauté.
L'établissement de deux chambres, dont la première aurait réuni
les personnages les plus éminens des anciens ordres privilégiés et toutes
les illustrations nationales, dont la seconde, recrutée par l'élection,
aurait laissé à la noblesse la chance d'y balancer souvent l'ascendant
de la bourgeoisie, une organisation provinciale assise sur des bases
analogues qui aurait prévenu le développement d'une centralisation
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 605
eigérée : c'était là ce qu'il y avait de réalisable et de véritablement
IJatique dans les idées dont le cours fut si malheureusement abandonné
àjui-même; mais, au lieu d'ouvrir à la régénération du pays une issue
iturelle en abordant les questions par leur grand côté et en sacrifiant
) de Brézé pour sauver le roi, on immola sans résistance les grandes
floses pour défendre avec opiniâtreté les petites. Au lieu de marcher
lie sur des charbons ardens pour ne s'y point brûler, on propagea l'in-
(ndie par une conduite vacillante et dilatoire. On opposa des lenteurs
s impatiences, au risque de les faire dégénérer en implacables co-
1 es; l'on s'entoura d'esprits médiocres, lorsqu'il aurait été facile de
s ni parer au début d'hommes puissans et populaires qui auraient
( nné prise au pouvoir par leurs vices autant que par leurs grandes
(lalités; on perdit, en un mot, dans l'opinion publique, l'honneur
( la résistance aussi bien que le mérite des concessions, et le gou-
^ nicment de l'un des princes les plus sincèrement aimés qu'ait eus la
ance ne se trouva en mesure d'exercer aucune action sur les partis,
Irsque tous invoquaient à l'envi son arbitrage.
Si, au mois de mai 1789, la couronne s'était résolue à limiter elle-
ème son pouvoir en y associant pour l'avenir deux assemblées déli-
hantes, si elle s'était jetée résolument dans les bras des patriotes
lairés qui ne croyaient pas que la France dût repousser la monarchie
présentative par la seule raison que l'Angleterre devait à cette forme
^ gouvernement sa forte et glorieuse liberté, si elle avait pris, pour
;soudre les questions fondamentales, toute la peine qu'elle prit pour
s empêcher d'aboutir, elle aurait trouvé dans la majorité des trois
•dres un appui solide et permanent. Il suffit, pour en rester con-
lincu, d'étudier les dispositions premières de l'assemblée, avant que
incjuiétude peu fondée, mais générale, sur des projets prêtés à une
)iir qui n'en avait aucun, eût conduit la constituante à se laisser
iriger par quelques tribuns et à subir l'influence des grossiers préju-
és de la foule. Si un homme politique avait occupé le trône ou s'était
iulement trouvé placé à ses côtés, la France se fût reposée un quart
e siècle plus tôt à l'ombre des féconde s institutions qu'elle accueillit
vee bonheur en 1814, dont la forme survécut à la révolution de 1830,
t (]u'à la veille de la crise de 1848 tout le monde s'accordait à procla-
iier conformes à ses besoins et à son génie.
Il n'y aurait même rien de paradoxal à maintenir qu'un établisse-
nent constitutionnel appuyé sur deux chambres aurait été fondé en
789 dans des conditions bien moins précaires qu'après la révolution
ft l'empire. Si quelque chose a nui parmi nous à la pratique des in-
titulions libres, ce sont assurément les souvenirs que nous a légués
'anarchie et les habitudes d'esprit que nous a laissées le despotisme.
I
i
606 REVUE DES DEIX MONDES.
Faire passer la France de l'ancien régime à la monarchie constitution.,
nelle aurait été moins difficile que d'imposer la royauté des Bourboas
au pays qui les avait deux fois proscrits, et de donner des mœurs libé- i^
raies à la génération qui avait grandi sans autre foi que celle de la ^'~
force, sans autre culte que celui de la gloire. C'est vers ces institutions
pondérées qu'inclinera [dans tous les temps l'esprit de la bourgeoisie,
parce que ce mode de gouvernement tend à fonder la hiérarchie so-
ciale sur la double base des intérêts et des lumières. Plus la société
sera dominée par le mouvement démocratique , et plus elle s'écartera
de ce type; plus les classes éclairées domineront dans la nation, et plus
elles feront d'efforts pour s'en rapprocher. Cette formule ne s'applique
pas moins rigoureusement au passé qu'à l'avenir.
Comment arriva-t-il que la bourgeoisie, pleinement maîtresse à ses ^
débuts du mouvement de 89, ait permis qu'il changeât si promptement
de nature entre ses mains? Sous quelles influences le tiers-état dé«
mantela-t-il pièce à pièce la royauté, qu'il avait reçu de l'unanimité
de ses mandataires mission de conserver puissante, à laquelle la grande
majorité de ses membres portait d'ailleurs attachement et respect? Par
quels motifs promulgua-t-il des institutions manifestement incompa-
tibles avec un gouvernement pondéré comme avec ses propres intérêts?
Comment la république sortit-elle enfin d'une crise d'où la France en-
tendait faire sortir la régénération de la monarchie? Ici nos communs
malheurs s'expliquent par nos communes fautes, et c'est surtout dans
un temps où l'on appelle tous les partis honnêtes à s'unir pour sauver fr, iel
la société compromise, qu'il importe d'étudier l'enchaînement des cir-
constances par lesquelles chacun d'eux se trouva poussé en dehors d« ^h
ses propres voies.
Ce qui saisit d'abord dans le cours de la révolution française, c'est j|s,ta
l'entraînement exercé par les événements sur les volontés. On n'al-
lègue pas d'autre explication pour les faits, on ne cherche pas d'ordi- il
naire d'autre excuse pour les fautes. Du jour où Louis XVI ouvrU It
l'assemblée des états-généraux, entouré de toutes les pompes royales, i
jusqu'à celui où la république fut acclamée au 10 août, les partis |l
n'ont pas cessé, dit-on, d'être dominés par une force supérieure à leur M
force propre, et leurs actes ont été moins souvent l'expression de leurs il
pensées que de leur situation. Si l'on vit les citoyens auxquels leurs It
cahiers avaient donné la mission expresse de fonder la liberté sur la
monarchie faire à la royauté une guerre qui devait aboutir à sa ruine,
ne faut-il pas se rappeler qu'un désastreux concours de circonstances
leur fit considérer cette royauté comme hostile à la révolution, et
comme aspirant à se débarrasser par les armes de la représentation
nationale? Si l'assemblée constituante eut des acclamations pour les
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 607
[inqueurs de la Bastille, et voila la statue de la justice devant de
listres assassinats, n'est-ce pas parce que la concentration de régi-
|ens nombreux autour de son enceinte permit même aux esprits les
honnêtes et les moins timides, d'appréhender une tentative de
d'état? Si trois mois plus tard elle se fit conduire à Paris, remor-
par une nouvelle insurrection triomphante , n'est-ce pas parce
'elle ne se croyait point en sûreté à Versailles, et parce que dans cette
osphère parfois échauffée par tant de passions, parfois attiédie par
iai de faiblesse, de terribles anxiétés pesaient sur les intelligences les
jis fermes et les consciences les plus droites? Si les députés du tiers
{ pelèrent le peuple autour de la salle des Feuillans et scellèrent avec
1 clubs un pacte destiné à leur devenir bientôt funeste, n'est-ce
I int parce que le peuple leur paraissait un instrument nécessaire
I ur résister à l'hostilité de la noblesse et du clergé, dont l'une était
lisssée dans sa foi politique, l'autre dans sa foi religieuse , et dont
apposition finit bientôt par susciter celle de l'Europe? En rédigeant
I constitution de 1791, la bourgeoisie, ajoute-t-on, songea beaucoup
ijoins à consigner ses idées dans la législation qu'à prendre des ga-
ijnties contre des intentions secrètes et des répugnances qui se ma-
ijfestaient sous toutes les formes. Lorsque, près d'être chassée de la
îlène politique par les redoutables auxiliaires qu'elle y avait fait mon-;
lir, elle luttait conti'e la populace, cette bourgeoisie avait encore la
Ijrme conscience de n'avoir manqué ni à sa cause ni à ses devoirs,
!jr, selon l'éternelle tendance des passions humaines, elle avait dû
ijnquiéter beaucoup moins de contenir son adversaire du lendemain
(iie d'assurer son triomphe sur celui de la veille. Ainsi, les partis,
«gagés dans la lutte et toujours détournés de leur but par les obsta-
(is, traversèrent la tourmente sans parvenir, même un seul jour, à
( nner la véritable mesure d'eux-mêmes, et la révolution devint un
lig combat, durant lequel le discernement des moyens et le choix
( s armes ne manquèrent pas moins aux vainqueurs qu'aux vaincus.
La pression exercée par les événemens sur le libre arbitre de
iltomme est assurément la loi qui saisit le plus vivement l'intelligence
{. spectacle des grandes perturbations sociales. Toutefois elle a effron-
Itnent menti à la vérité l'école qui, de nos jours, a cherché dans le
l^oureux enchaînement des effets et des causes la justification de tous
Is crimes, l'explication presque mathématique d'actes dont l'énergie
serait mesurée à celle des résistances que la révolution trouvait en
Ise d'elle. L'irrésistible cri de la conscience humaine suffirait pour
ire évanouir de telles chimères. Rien n'est plus faux d'ailleurs que
point de vue , parce que rien n'est plus incomplet , et que l'en-
mble des phénomènes échappe à qui ne remonte point jusqu'à la loi
608 REVUE DES DEUX MONDES.
qui lo domine, et par laquelle se confondent l'irrésistible action de la
Providence et l'action spontanée de l'agent responsable. La révolution
française est l'un de ces momens où la main de Dieu resplendit plus
visiblement dans son œuvre : pour l'économie de ses éternels desseins,
les hommes deviennent ou les instrumens de sa justice lorsqu'ils ver-
sent le sang, ou les instrumens de sa miséricorde lorsqu'ils l'étanchent;
mais, quand on remonte avec quelque sagacité jusqu'à l'origine des
mouvemens devenus les plus irrésistibles dans leur cours, il est facile
de distinguer le moment suprême où ces mouvemens ont été provoqués,
soit par une faute de conduite qui pouvait être facilement évitée, soit
par une mauvaise passion qu'on avait alors pleine liberté de combattre.
Les factions n'arrivent jamais à perdre leur libre arbitre qu'après avoir
abusé de leur liberté, semblables en ceci aux hommes qui ont cessé de
s'appartenir à eux-mêmes, mais qui, lorsqu'ils se sentent le plus irré-
sistiblement entraînés jusqu'au fond de l'abîme, gardent, en remon-
tant aux jours bénis de l'innocence et de la jeunesse, un souvenir dis-
tinct de l'heure où pour la première fois le pied leur a glissé sur le
bord. Si la stérile analyse des faits conduit à mettre en doute la pleine
liberté des agens qui les consomment, une plus vaste synthèse rend
bientôt toute son éclatante évidence aux principes générateurs de la
moralité humaine.
Rien ne semble d'abord plus irrésistible que la pente qui, de 89 à 93,
entraîna la royauté française à sa chute, fit passer la direction du mou^
venient des classes moyennes aux classes populaires, transforma la
monarchie en république, et nécessita la terreur pour triompher de
l'Europe. Qui pourrait douter cependant que cette crise n'eût amené
des résultats très différens^ si Louis XVI avait joint aux vertus de
l'homme privé quelques-unes des qualités du prince, ou si seulement,
à la veille d'assembler les états-généraux, dont il décida la convoca-
tion, M. Necker avait eu un plan de conduite pour le lendemain? Les
constitutionnels ne dépassèrent si promptement les bornes où ils en-
tendaient s'arrêter, ils ne furent si vite entraînés par le torrent, que
parce qu'au début de leur carrière, lorsqu'ils avaient encore le pou-
voir d'être justes, ils commirent l'irréparable faute de couvrir de leur
indulgence les premiers excès commis contre leurs adversaires, et
parce qu'au lieu de venger résolument le premier sang versé, ils eurent
le malheur de demander si ce sang était pur. Les girondins ne mon-
tèrent à leur tour sur l'échafaud du 31 octobre que parce qu'ils avaient
eu la criminelle faiblesse de laisser dresser celui du 21 janvier, et si les
montagnards se trouvèrent bientôt contraints d'employer des moyens
qui devaient nécessairement entraîner leur propre chute, c'est parce
qu'ils avaient systématiquement organisé la terreur pour triompher
LA BOURGEOISIE ET LÀ RÉVOLUTION FRANÇAISE. 609
( leurs adversaires, et se débarrasser de toutes les résistances, au
lu de compter avec elles. Chacun fut donc l'artisan de sa chute, et,
< lis cette longue série d'attentats enchaînés les uns aux autres, il n'est
] s une violence qui n'ait été le fruit d'un crime, pas une erreur po-
) i(iue qui n'ait été provoquée par une infraction aux lois morales du
(Voir et de la justice.
N'excusons pas plus les crimes de ces horribles temps, en les présen-
int comme nécessaires qu'en les colorant comme dramatiques; la vê-
te demeurera aussi étrangère aux spéculations de l'esprit fort qu'aux
îitaisies de l'artiste : pour comprendre cette histoire si étrangement
lissée, il faut tout simplement en revenir à la morale et au bon sens.
est temps que la conscience publique ne la laisse plus travestir en
le sentine de corruption pour empoisonner les générations qui s'é-
\ent; il est temps qu'elle contraigne les esprits orgueilleux et les
leurs corrompus à rendre enfin à Dieu et aux hommes la part qui
ur revient dans les sanglantes transformations de l'humanité.
Ces études auront pour but d'esquisser ce travail de redressement
de justice, et de montrer que ce sont les fautes librement faites par
s partis qui ont créé d'abord à ceux-ci toutes leurs difficultés, quel-
ue irrésistibles que soient bientôt devenues ces difficultés.
^ Louis de Carné.
{La seconde partie à un prochain n°.)
■h:-;
.1 •ï'I lih ijo. i.n/îf ni .
TOME V. ' 39
LA BAVOLETTE.
DERNIÈRE PARTIE.*
V.
En reprenant ses esprits, Claudine, que nous avons laissée évanouie
entre les bras des estafiers, se trouva sur un grand lit orné de rideaux
d'une étoffe riche, mais râpée, dans une chambre basse, où le luxe et
la malpropreté se disputaient visiblement la place. Des fauteuils de ve-
lours montraient en maints endroits leurs entrailles de crin. Sur une
console en bois de rose était une caisse contenant un arbuste mort de-
puis long-temps, et dont les fils d'araignée unissaient ensemble les ra-
meaux gris de poussière. Des ustensiles ébréchés reposaient sur une
vieille toilette que surmontait une glace de Venise étoilée et fendue.
Sur un guéridon bancal étaient un plat de viande, un pain et des as-
siettes, la plupart écornées. A côté du lit se tenait assise une grosse
femme, dont le nez rouge, les traits durs et le front balafré semblaient
en harmonie avec le mobilier. Elle attendait paisiblement qu'il plût à
la malade de revenir à la vie. L'aspect de ce visage brutal produisit
une impression si pénible sur la pauvre bavolette, qu'elle refermâtes
yeux pour se plonger encore dans les ténèbres et l'insensibilité. Cepen-
dant ses souvenirs lui rappelant une scène de violence, elle se souleva
sur un coude et demanda où elle était.
(1) Voyez la livraison du l*» février.
LA BAVOLETTE. 611
— Vous êtes en lieu sûr, dit la vieille à la balafre; vous n'y man-
aerez de rien. J'ai reçu trois pistoles d'avance. Vous plaît- il manger
u boire? Nous avons du vin clairet. Vous ferez chère-lie et dormirez
votre aise. On ne vous gênera point, à moins que vous n'ayez fan-
isie de sortir.
La balafrée ne comprit pas que sa voix rauque et ses paroles aug-
lentaient l'eflroi de la jeune fille, au lieu de la rassurer. Elle reprit le
icot qu'elle avait posé sur ses genoux, et haussa les épaules d'un air
j pitié. Claudine ne répondait que par des larmes. Après un moment
j silence, la vieille poursuivit son discours :
— Quelle idée avez-vous eue, ma mignonne, dit-elle, en repoussant
s galanteries de M. de Bue? Ce gentilhomme n'est-il pas bien fait et
e bonne mine? Appartient-il à une bavolette, tout joli qu'est son
linois, de faire ainsi la mijaurée, lorsqu'elle s'est déjà vendue?
— C'est une lâche calomnie ! s'écria Claudine impétueusement.
— Allons, reprit la balafrée, laissons les grimaces. Upe laitière en
ou-de-soie rose avec collet de dentelles, cela parle clair. Vous avez
aérité une leçon; mais vous n'en mourrez point. Montrez-vous hu-
maine, et l'on vous pardonnera le verre en main. Votre amoureux est
in cœur d'or.
Au milieu de ses pleurs, Claudine écoutait avec attention ces dis-
x»iirs, dont chaque, mot contenait quelque trait de lumière. Ce monde
ii poli et si charmant, que son imagination avait embelli à plaisir, elle
b voyait enfin tel qu'il était, avec l'apparence des vertus, mais au
tond pervers et livré à ses passions. Deux nobles figures surnageaient
bcore dans ce naufrage : celles du héros de Rocroy et de la princesse
inconnue. Claudine baisa le bracelet qu'elle avait à son bras en s'écriant
pec transport :
î — Ah ! chère princesse, que ne puis-je vous confier la défense de
iion honneur !
— Vous moquez-vous des gens, interrompit la vieille, avec votre
rincesse? M. de Bue m'a raconté cette histoire. L'on vous aura sans
oute appelée à quelque partie de plaisir où il manquait une femme.
— Que voulez-vous dire? demanda Claudine.
— Ne savez-vous donc pas encore, reprit la balafrée, chez qui vous
êtes allée chercher ces bijoux et ces robes?
— Chez une princesse appelée Marie.
— Oh! l'excellente affaire! dit la vieille en éclatant de rire. On se
sera bien diverti de votre sottise, pauvre innocente. La princesse qui
vous a donné ce bracelet et à qui M. de Bue vous a menée sous les
arbres de la place Royale, c'est la plus folle et la plus étourdie des
libertines. M"* de L'Orme.
Le nom de cette célèbre courtisane était connu, même des paysans
612 REVUE DES DEUX MONDES. i
(le Saint-Mandé. A cette découverte, la bavolette demeura comme
anéantie. Le personnage de Marion de L'Orme, substitué dans son es-
prit à une créature angélique, y mit une confusion épouvantable. Si^
dans ce moment, on eût dit à Claudine qu'elle avait pris quelque filou
pour le prince de Condé, elle l'aurait cru volontiers. Le résultat de ses
réflexions fut aussi prompt que déterminé. Ne comptant plus que sur
elle-même, elle appela toute son énergie pour lutter contre les méchans,
et son cœur s'ouvrant, comme le temple de Janus au signal de la guerre,
les sentimens amers y pénétrèrent, ayant à leur tête la défiance, le mé-
pris et l'orgueil offensé. Ses larmes s'arrêtèrent. Elle se leva, et, quit-
tant les attitudes mélancoliques, elle mangea le repas qu'on lui servit.
Pour la première fois, elle employa la ruse, en laissant croire à la
vieille balafrée qu'elle se rendait à ses avis. Cette feinte résignation lui
servit à connaître les intentions de l'ennemi. Elle apprit que M. de
Bue, empêché par ses devoirs militaires, avait remis au soir l'accom-
plissement de ses projets; c'est pourquoi elle résolut de s'évader avant
la fin du jour, à quelque prix que ce fût. L'œil aux aguets et l'oreille
attentive, elle étudia les localités et les bruits du dehors, afin d'en
tirer les inductions qui lui pouvaient être utiles. Des voix d'hommes
qu'elle entendit lui donnèrent à penser qu'un barbier ou un étuviste
habitait l'étage inférieur. Une enseigne qu'elle reconnut par la fenêtre
la confirma dans cette idée. Les boutiques de ces gens-là étaient alors
des tripots. Le lieu avait été merveilleusement choisi pour y com-
mettre un acte de violence avec impunité; mais aussi le grand con-
cours de monde offrait quelque|espoir d'y trouver du secours. Sur la
table à manger était un méchant couteau mal aiguisé, mais capable
encore de faire une blessure. Claudine s'en empara. Elle prit incon-
tinent un parti extrême, et, se jetant sur la vieille, qui ne songeait à
rien :
— Vous êtes morte, lui dit-elle, si vous ne me laissez sortir d'ici.
— Sainte Vierge ! répondit la balafrée. Vous voulez rire sans doute.
Ne jouons pas avec les couteaux, ma mignonne. Comment pourrais-je
vous laisser sortir? nous sommes enfermées.
— Vous mentez, reprit Claudine. Vous avez les clés; ouvrez cette
porte, ou je vous tue.
— Sur le corps du divin Sauveur! s'écria la balafrée, je vous jure
que je n'ai point les clés.
— Eh bien ! vous allez mourir, dit Claudine.
Dans les yeux de la bavolette brillait une lueur où perçait l'exalta-
tion de son ame.
— Un moment ! dit la vieille. Que votre volonté soit faite; mais c'est
grand dommage.
Elle tira une clé de sa poche, et se dirigea vers la porte, suivie de
LA BAVOLETTE. 613
Claudine l'arme haute. La serrure s'ouvrit, la porte tourna sur ses
;ctnds, et la bavolette, franchissant les degrés de bois, se trouva dans
a boutique du barbier. La compagnie, qui menait un bruit d'enfer,
c tut subitement à l'apparition d'une dame. Les cornets de dés res-
L'ient en l'air, et le cavalier sur la sellette écarta le bras qui peignait
es cheveux pour regarder cette personne intrépide qui bravait les
égards des curieux. Aussitôt le barbier se jeta devant la porte.
— On ne passe point, mademoiselle, dit-il; vous êtes sous ma garde,
13 réponds de vous, et d'ailleurs je ne sais qui vous êtes. Vous pour-
icz emporter de chez moi quelque objet.
— En effet, répondit Claudine, j'emporte ce couteau, que je vais te
endre en te le plongeant dans la gorge. Je t'apprendrai à quoi l'on
l'expose en prêtant sa maison à des ravisseurs.
— J'ai vu quelque part cette belle irritée, dit un jeune homme con-
refait, mais vêtu fort richement.
— Monsieur de Boutteville, reprit Claudine, vous ici, dans ce lieu
nfâme, et de moitié peut-être dans le complot contre mon honneur !
— Non, mademoiselle, répondit Boutteville; j'ignorais que vous fus-
siez ici, et je vous prêterai main-forte pour en sortir, si l'on vous y re-
tient malgré vous.
— Ah ! monsieur, poursuivit Claudine , que les temps sont changés
Jepuis le jour où je m'assis à table auprès de vous! Votre mère et votre
aimable sœur m'avaient enseigné à chérir la vertu; d'autres ont pris
5oin de me faire détester en eux le vice et la perfidie. Adieu, mon-
sieur; nous nous reverrons, j'espère, en meilleure compagnie.
Et, se tournant vers le barbier avec un geste de mépris : — Misé-
rable, lui dit-elle, ôte-toi de mon chemin.
VL
Dans l'exécution de son rapt, M. de Bue n'avait pas si bien pris ses
mesures que des soupçons ne se fussent éveillés dans le village. Au
bruit de son carrosse, des paysans s'étaient mis aux fenêtres. La préci-
pitation et les airs agités qui accompagnent d'ordinaire une action cou-
pable avaient été remarqués. On reconnut tout-à-fait les signes d'un
enlèvement, lorsqu'on se fut communiqué ses observations entre voi-
sins. On savait le retour de Claudine, et, en ne la retrouvant plus chez
elle, on comprit ce qui était arrivé. Dame Simonne, sortie de sa prison,
fut abordée à l'entrée du village par des commères pressées d'éclaircir
ce mystère. Maître Simon rentra bientôt et se joignit au conciliabule.
Comme il n'était qu'entre deux vins, et que sa raison ne paraissait pas
trop endommagée , on lui conseilla de faire quelque démarche. L'oc-
casion était belle d'employer le crédit qu'il prétendait avoir sur le
014 REVUE DES DEUX MONDES.
prince de Condé. Il mit sans tarder son habit des dimanches, et partU
pour Saint-Maur, où demeurait son altesse.
La nouvelle fronde succédait alors à l'ancienne , et M. le prince eti
était lame. Autour de lui se remuait la cabale nombreuse et turbu-
lente des petits-maîtres, qui avait remplacé celle des importans, menée
par M. de Beaufort. Quelques procédés maladroits de M. le cardinal,
des paroles hautaines de la régente, avaient séparé le héros de Rocroy
du parti de la cour, et il s'apprêtait à donner de la tablature au mi-
nistre. Quatre cents gentilshommes, jeunes, actifs, pourvus d'armes
et de chevaux et ne demandant qu'à s'en servir, trouvaient table ou-
verte à Saint-Maur et à l'hôtel de Condé. Jamais prince, hormis le feu
cardinal de Richelieu, n'avait eu un état de maison si considérable. Les
propos insolens contre la reine se débitaient ouvertement, et, comme
ils étaient rapportés au Louvre par des espions , les choses s'enveni-
maient davantage de jour en jour.
Malgré les recommandations de sa femme et des commères, maître
Simon ne laissa pas de prendre des rafraîchissemens sur la route*
11 arriva vers le soir à Saint-Maur, la tête un peu échauffée. Un
grand mouvement régnait dans l'intérieur du château. On voyait
partout des lumières. Des feux infernaux sortaient par les fenêtres
basses des cuisines : c'étaient les apprêts du souper. Le suisse se mit à
rire lorsqu'un paysan lui vint demander à parler à M., le prince. Ce-
pendant, comme on ne savait point s'il n'apportait pas quelque avis des
émissaires de la cabale, les circonstances étant graves, le consigne crut
devoir interroger maître Simon avant de lui fermer la porte. Dans ses
efforts pour dissimuler son ivresse, le paysan eut précisément l'air d'un
homme qui ne veut point dire toute sa pensée. 11 parla d'une fille en-
levée à laquelle son altesse s'intéressait, ce qui prit aux yeux du con-
signe l'apparence d'une commission politique habilement déguisée.
Tandis que M. le prince et ses quatre cents petits-maîtres se prome-
naient dans une galerie et changeaient en paroles non seulement le
gouvernement de la France, mais la face de l'Europe entière, la de-
mande d'audience de maître Simon passait de bouche en bouche, et
montait par degrés depuis la loge du suisse jusqu'au cabinet du secré^
taire. M. de Gourville, confident intime de M! le prince, sortit de la ga-
lerie et revint bientôt après, riant aux éclats, raconter à ses amis qu'on
avait pris un ivrogne pour un agent secret de la cabale. La requête du
paysan n'aurait pas pénétré plus loin, si la duchesse de Longueville
n'en eût plaisanté avec son frère. Les noms de Simon et du village de
Saint-Mandé, les mots de fille enlevée, frappèrent M. le prince, qui avait
une mémoire prodigieuse. Au grand étonnement de Gourville, son al-
tesse donna l'ordre de faire entrer le paysan dans un petit salon. Maître
Simon, tout ébahi, regardait un lustre orné de vingt chandelles et ne
LA BaVOLETTE. 613
avait en quel endroit marcher, avec ses souliers ferrés, pour ne point
àter les tapis. Une porte dérobée s'ouvrit en face de lui , et il vit pa-
;ùtre un jeune homme blond et petit, mais d'un port tout-à-fait hé-
oïque et d'un visage singulièrement fier.
— Étes-vous le père de Claudine Simon? demanda le prince.
— Oui, monseigneur, répondit le paysan; je m'appelle Simon, nour-
isseur à Saint-Mandé.
— Qu'est-il donc arrivé à votre flUe?
— Je ne saurais vous le dire au juste, monseigneur.
— Alors, que diable me voulez-vous?
— Voici ce que c'est , monseigneur. J'étais sorti dès le matin pour
iller chez une personne à qui ma femme fournit du lait depuis vingt-
[iiatre ans. Cela commence à compter, vingt-quatre ans! Aussi j'es-
lère obtenir une avance d'argent, car les temps sont durs, et la guerre
lous a ruinés.
— Supprimez ces détails inutiles et allez au fait, interrompit M. le
Drince.
— Le fait, monseigneur, reprit Simon, le fait important n'est pas
^u'un nourrisseur de plus ou de moins soit ruiné , pourvu que mon-
seigneur et le roi notre maître se portent bien. J'étais hors du logis,
^oilà le fait. Je rentrais à la brune, et non pas ivre, comme le disent
mes ennemis. Que m'apprend-on? Que ma fille Claudine, mon seul
^ien, a été vue en habits de soie magnifiques, avec un bracelet d'or
et de pierreries à son bras; qu'un carrosse gris, comme sont ceux de
llouage, s'est arrêté devant ma pauvre maison, s'en est allé tout aus-
sitôt , et que depuis on n'a plus revu ma fille.
— Eh bien ! mon ami , je ne puis rien à cela. Claudine a manqué à
ses devoirs; on l'aura séduite. Je ne doute point que sa vertu n'ait
beaucoup résisté. L'amour l'aura emporté dans son cœur sur les scru-
pules. 11 faut de l'indulgence pour les faiblesses des filles. Si la vôtre
revient, pardonnez-lui. Je l'excuse et je vous plains, mais je ne puis
me mêler de cette affaire.
— Si votre altesse s'en veut mêler, reprit le paysan , je ne la trou-
verai point indiscrète.
— J'entends bien, répondit M. le prince en riant. C'est moi qui ne
veux point m'en occuper, non pas par indifférence, car j'aimais Clau*
dine, et j'apprends avec chagrin qu'elle n'est plus sage.
— Pour sage, monseigneur, je n'ai point dit qu'elle ne l'était plus.
— Maudit homme! ne peux-tu parler catégoriquement? Ta fille
a-t-elle été débauchée , oui ou non? Ne viens-tu pas de me raconter
qu'elle avait quitté volontairement ton logis?
— Oh ! que nenni , monseigneur. Les commères assurent qu'on^'a
prise, qui par les pieds, qui par la tête. Est-ce là quitter volontaire-
ment un logis? î irm»/' ■
(il 6 REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est différent. Explique-toi donc. On l'a enlevée de force, et qui
est le ravisseur?
— Je n'accuse personne.
— Parle sans crainte. Sais-tu qui a enlevé ta fille?
— Plût au ciel, monseigneur ! je saurais où l'aller chercher.
— Je m'en charge. Retourne chez toi, et tâche d'être sobre, car tes
ennemis ont raison de dire que tu bois. Je m'enquerrai de Claudine,
et, si on l'a détournée par la violence, je ferai poursuivre le ravisseur; j ,*^^
mais je t'avoue que je n'ai guère d'espoir qu'elle soit innocente. Ces
robes de soie et ce bracelet d'or ne paraissent pas de bon augure pour
sa vertu.
— Cela me tracasse en effet, monseigneur. Est-il juste qu'une fille
ait des bijoux, quand son père va vêtu comme me voilà? Je suis un
honnête homme; mais, quand on m'aura rendu ma fille, en serai-je
plus riche?
— Tu te consolerais donc de sa perte pour de l'argent?
— Je voudrais ma fille d'abord , et puis de l'argent pour me con-*
soler.
— Maître Simon , dit le prince avec un regard foudroyant , tu es li;
coquin. Écoute-moi : si tu te joues de ma crédulité, si j'apprends que
tu sais où est ta fille et que tu n'as d'autre envie que d'obtenir le prix
de son déshonneur, je te ferai rouer de coups de bâton.
Le paysan, au lieu de protester contre un soupçon si horrible, se mit
à pleurer et balbutier, en sorte que son altesse, perdant patience, lui
tourna le dos et sortit par la porte dérobée. De retour dans la galerie,
le prince raconta en peu de mots à ses amis le sujet de sa conférence
avec maître Simon. Parmi ses auditeurs était le président de Bellièvre,
l'un des esprits éminens du parlement, qui prit note du nom de Clau-
dine Simon, et promit de la faire chercher par le lieutenant de pohce.
Un gentilhomme qui prêtait l'oreille à la conversation quitta le groupe
où il était, et s'approcha du président de BeUièvre.
— Prenez garde, monsieur, lui dit-il; vous allez découvrir deux
gibiers au lieu d'un.
— De Bue , dit le prince , vous êtes un mauvais sujet. Je gage que
vous avez des nouvelles de ma bavolette enlevée.
— Il est vrai , répondit M. de Bue , j'en ai de toutes fraîches. La ba-
volette a pris goût au beau monde; elle fait aujourd'hui amitié avec
M"« de L'Orme, qui lui a enseigné le moyen de bien vivre et de sub-
juguer les cœurs. Je les ai vues ensemble, ce matin, aussi parées l'une
que l'autre, sans doute à la suite de quelque partie de plaisir.
— Aïe! s'écria le prince, voilà ma bavolette à bonne école! Elle n'a
plus que faire de ma protection , et je n'irai point la déranger. J'en
suis fâché, j'avais de l'estime pour cette fille : n'y pensons plus; mais
voyons l'autre gibier de BellièvTC.
!lai
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LA BA VOLETTE. 617
— L'autre gibier, reprit de Bue , c'est un ancien péché du feu pré-
ident de Clievry. M"^ de L'Orme avait reçu de ce magistrat un bra-
;('lct en perles fines d'une valeur considérable, et ce bracelet figure à
»rcsent au joli bras de Claudine.
— Assez ! dit M. de Bellièvre; tirons un voile sur les erreurs de la
pour des comptes. Oubliez votre bavolette, monseigneur, et prions
k. de Bue de ne point écrire ses mémoires.
Maître Simon cheminait sur la route de Saint-Mandé, tandis qu'on
végayait ainsi aux dépens de sa fille. Pour supporter les reproches sé-
vèrcs du prince, il voulut puiser des forces au cabaret, et laissa le
este de sa raison au fond du verre. Claudine, de retour au logis, at-
lendait son père avec impatience. Lorsqu'il arriva, le maudit homme
lit cent rodomontades au sujet de son ambassade. Il se vanta d'avoir
parlé vertement et captivé l'admiration de tous les petits-maîtres;
mais, à travers les fumées du vin, Claudine, à force d'interrogations,
finit par obtenir un récit moins embelli de l'entrevue, et , devinant
tout à coup les odieux soupçons du prince :
— Malheureux! dit-elle à son père, vous m'avez perdue par cette
fatale ambassade. J'avais sauvé mon honneur, vous venez de détruire
ma réputation.
L'ivrogne ne manqua pas de se mettre en colère, et puis il pleura et
se coucha en maugréant contre tout le genre humain. Claudine passa
la nuit entière à réfléchir aux moyens de réparer les fautes de son
père, mais la réflexion ne fit qu'augmenter ses angoisses. Le mal dont
cUe n'avait point la mesure lui semblait grandir à chaque effort de
son esprit. Un abîme s'ouvrait devant elle, dont ses regards ne pou-
vaient percer les ténèbres. Dès les premières lueurs du matin, elle fut
chassée hors du lit par des pensées intolérables. Dame Simonne, qui
l'entendit marcher dans sa chambrette, la vint trouver. Claudine avait
repris ses habits de bavolette.
— Ma mère, dit-elle d'un air sombre et résolu, je vais partir. Il faut
que je sache où en est ma réputation. Je ne rentrerai ici qu'après
l'avoir reconquise, et, si elle doit périr, je succomberai avec elle.
N'essayez point de me détourner d'un dessein inébranlable. Je ne vous
laisserai pas ignorer le sort de votre fille. Prenez la moitié de cette
somme d'argent , achetez ce qui vous est nécessaire; vivez paisible-
ment , loin de ce monde brillant et trompeur où je me suis follement
jetée.
En parlant ainsi , Claudine tirait de leur cachette les louis d'or de
M"« de L'Orme, en faisant deux parts, l'une pour sa mère et l'autre
pour elle, et, après avoir plié un petit paquet de linge, qu'elle mit
sous son bras, elle se tourna vers dame Simonne par un mouvement
brusque.
618 REVUE DES DEUX MONDES.
— Adieu, dit-elle d'une voix ferme, adieu! Évitons un attendrisse-
ment qui m'enlèverait mon courage. Je retourne là-bas, sur le champ
de bataille, et je jure d'en rapporter mon honneur, qui est tombé
dans la mêlée comme le bâton de M. le prince à Rocroy.
Dame Simonne, subjuguée par l'accent passionné qui accompagnait
ces paroles, demeura muette et immobile. Elle se mit à la fenêtre
pour suivre du regard sa fille, qui marchait à grands pas dans la di-
rection de Saint-Maur. Au moment d'entrer sous les premiers arbres
du bois de Vincennés, Claudine s'arrêta pour jeter un dernier coup
d'œil en arrière. Elle porta une main à ses lèvres, agita son mouchoir
et disparut.
VIL
La cour du château de Saint-Maur était pleine de chevaux et de va-
lets d'écurie. Les petits-maîtres s'apprêtaient à enfourcher leurs mOBh
tures pour aller braver en face la reine et le cardinal. M. le prince,
qui ne se doutait point de ce qui l'attendait au Louvre, souriait en
voyant les airs conquérans de ses gentilshommes. Il descendait les
degrés du perron avec M. de La Rochefoucauld, lorsqu'une jeune fille,
qui s'était glissée dans la foule, se présenta devant lui.
— Monseigneur, dit-elle, excusez mon indiscrétion. Vous êtes cou-
vert de gloire; moi, je n'ai que ma petite réputation d'honnête fille.
Ne souffrez point qu'elle me soit lâchement ravie par un de vos amis!
— Ma belle, répondit le prince, c'est ici un conseil de guerre et non
point une cour d'amour. Nous jugerons votre procès plus tard. Il s'agit
d'une affaire galante avec M. de Bue, n'est-ce pas? Cela ne presse point.
Revenez demain. Je vous promets toute l'attention et toute l'indulgence
que vous pourrez souhaiter; mais, si j'en crois les apparences, votre
conscience n'est pas nette. Vous ne citerez pas à mon tribunal M"* de
L'Orme, et vous n'exhiberez point certain bracelet dont l'origine paraît
enveloppée de nuages. Votre père m'a tenu des propos de coquin, et
mieux vaudrait vous taire que d'ajouter l'effronterie à des péchés d'al-
côve pour lesquels, après tout, on ne vous pendra point.
— Il ne s'agit pas de galanterie, reprit Claudine avec énergie, maîS
d'un crime que les lois condamnent. Écoutez-moi de grâce, et je con*
fondrai le traître qui me ravit l'honneur par un mensonge, après avoir
voulu me l'ôter par des violences contre ma personne. Votre altesse,
d'ailleurs, se trompe en disant que je ne citerai point M"* de L'Orme.
J'appellerai, au contraire, son témoignage, et, quant au bracelet qu'elle
m'a donné, j'en ferai connaître l'origine.
— Oh! voilà qui est grave, dit le prince. Monsieur de Bue, préparez
votre défense, car nous vous ferons votre procès en règle. Aujourd'hui
LA BAVOLBTTE. ClD
nous allons à la guerre, et j'ai besoin de tout mon monde. A demain
lonc, Claudine, et compte sur moi, mon enfant. — Messieurs, au
Mazarin !
Le prince sauta sur son cheval , et tonte la bande des petits-maîtres
[)artit à franc étrier. Les dernières paroles du héros de Rocroy et son
air bienveillant rendirent quelque espérance à la pauvre bavolette.
Celui-là du moins , parmi tant de gens sans foi et sans scrupule , ne
manquait point à la grandeur de son caractère, et ne faisait pas bon
jnarché de l'honneur d'une fdle. Pour employer à la confusion de son
rnnemi le délai d'un jour qu'elle devait supporter, Claudine voulut
sassurer le témoignage favorable de M"* de L'Orme. Elle prit donc le
chemin de Paris et marcha résolument , soutenue par l'exaltation de
son esprit. Une pluie fine et glacée tombait; la route était mauvaise,
et la distance fort grande. Notre héroïne, accablée de fatigue, se perdit
vingt fois dans les rues du Marais avant de trouver l'hôtel qu'elle
cherchait. Marion de L'Orme, qui était en belle humeur, se mit à rire
en la voyant.
— Comme te voilà faite, ma fille! lui dit-elle. Il n'y a que Ja vertu
pour aller ainsi mouillée, transie et couverte de boue. Quel nouveau
malheur me viens-tu confier? Te veut-on faire passer encore pour une
voleuse?
Claudine raconta en peu de mots son aventure, le piégé que lui avait
tendu M. de Bue, son enlèvement, son séjour dans une maison mal-
honnête, l'ambassade déplorable de son père et la promesse du prince
de lui rendre justice. Afin de ne point blesser la personne qui l'écou-
tait, elle eut soin d'exprimer avec modération son horreur pour les
soupçons qui pesaient sur elle, et implora en termes simples et mesurés
le témoignage d'une amie qui savait la pureté de sa conduite. Marion,
qui eût bravé avec un front d'airain les regards d'une reine, baissa
les yeux devant cette bavolette que la défense de sa réputation menait
si loin, à travers tant de fatigues et d'obstacles.
— Hélas! dit-elle en soupirant, il n'est donc pas en mon pouvoir de
faire un peu de bien? J'avais pourtant usé de précaution. J'avais re-
noncé au plaisir si doux de contempler mon ouvrage et d'entendre
l'expression de la reconnaissance. Il se trouve au bout de tout cela que
mes présens sont funestes, et qu'en voulant secourir cette pauvre fille
je l'ai poussée dans un abîme .
M'"* de L'Orme passa la main sur son front comme pour en écarter
des pensées pénibles :
— Rassure-toi, ma fille, reprit-elle d'un ton plus animé; je ne souf-
frirai point que mes bienfaits te portent malheur. Je ne veux pas même
souffrir que tu te prives d'un seul de mes présens. Il ne sera pas au
pouvoir de quelques écervelés de me fermer les mains quand je les.
620 BEVUE DES DEUX MONDES.
ouvre, ni de te remettre le bavolet sur la tète, s'il me convient d'y poser
des fleurs ou des perles. Nous leur montrerons qu'une brave fille peut
avoir à la fois bonne renommée et ceinture dorée. Commence donc
par ôter ces jupes mouillées. Je te vais parer comme une princesse.
Nous passerons cette journée ensemble. Demain, je te mènerai dans
mon carrosse, ton bracelet au bras, par devant le tribunal imposant
de Saint-Maur. Juges et accusateurs, je les veux tous voir à tes ge-
noux.
Un cœur de dix-huit ans s'ouvre aisément à l'espoir et à la confiance.
Claudine, rassurée par ces discours, se laissa parer des atours que Ma-
rion lui voulut donner. Elle quitta son bavolet et se transforma encore
en personne de qualité. Sa toilette était achevée lorsqu'on entendit
dans la rue un tumulte extraordinaire. Des cavaliers couraient au ga-
lop portant leurs chapeaux au bout de leurs épées en signe d'allé-
gresse. M"* de L'Orme se mit à son balcon, et, comme les gens qui se
réjouissaient ainsi étaient des officiers du cardinal, elle pensa que la
nouvelle fronde avait mal débuté. Parmi les passans, Marion recon-
nut un gentilhomme mazarin et lui demanda les nouvelles.
— C'est, lui répondit-on, que les princes de Condé, de Conti et
Longueville sont arrêtés. M. de Miossens les a conduits à Vincennes.
Leurs amis les attendaient à la porte Saint-Antoine pour les délivrer;
mais on les a fait sortir par la porte Richelieu , et à cette heure ils
sont au donjon.
Peu d'instans après, une bande de cavaliers du parti des princes tra-
versa la rue en grand désordre, poursuivie par un détachement de
mousquetaires qui la serrait de près. Deux ou trois coups d'arquebuse
résonnèrent au loin, et puis le bruit s'éteignit.
— Ma pauvre enfant , dit M"« de L'Orme, voilà ton procès ajourné.
— Il est perdu, répondit Claudine en pleurant.
Tandis que Marion tâchait de consoler la bavolette, on entendit des
voix d'hommes dans l'escalier: c'était la compagnie ordinaire qui fré-
quentait chez les personnes galantes. M"* de L'Orme proposait à Clau-
dine de la présenter à ce beau monde; mais la jeune fille ne le voulut
point et se cacha dans un boudoir d'où elle pouvait suivre la conver-
sation. La plupart de ces gentilshommes étaient de petits cerveaux qui
se ruinaient dans la dissipation. Une sorte d'émulation existait entre
eux, qui leur faisait dire cent sottises. Non contens de parler phébus,
ils grasseyaient horriblement et prononçaient quantité de mots d'une
façon particulière qu'on appelait le dernier goût. Au lieu de dire j'ai
eu, par exemple, ils disaient j'ai èhu. Ils ne prononçaient point bon-
heur, malheur, mais bonhur, malhur, et juraient sur leur honnur (1).
(1) Cette affectation de langage des petits-maîtres de 1650 rappelle celle des incroxjahles.
Leur manière de prononcer certains mots est restée en usage chez les paysans.
LA BAVOLETTE. 621
Du fond de sa cachette, Claudine ne fit pas d'abord grande attention
ux façons de ces étourdis. Cependant sa curiosité s'éveilla peu à peu,
ille s'aperçut avec étonnement que M'^" de L'Orme parlait tout à coup
!3ur phébus et laissait son naturel , qui était le plus charmant du
londe, pour plaire à ces jeunes fous, en imitant leurs grimaces à la
jiiode. On supplia la maîtresse du logis de chanter. On admira fort les
ttitudes gracieuses qu'elle avait en accordant son luth; on n'écouta
tresque point sa chanson, mais on applaudit avec transport lorsqu'elle
ut fini. On la consultait sur la comédie en vogue, sur le génie de
auteur, sur le mérite des comédiens, et ses avis étaient accueillis
omme les décrets d'une souveraine.
Claudine se prit à réfléchir en observant cette scène, dont les plus
)etites nuances la frappaient à cause de leur nouveauté,
— 11 n'est point difficile, se disait-elle, de se faire adorer de ces
jeunes gens, et, si je fusse née parmi ce monde-là, je n'aurais pas
çrand'peine à y briller.
Ce fut bien autre chose quand l'un de ces petits messieurs s'avisa de
vouloir montrer de l'érudition et de parler d'histoire avec Marion.
Claudine reconnut qu'ils faisaient tous deux quantité de bévues et d'a-
^lachronismes, dont le curé de Saint-Mandé se serait fort diverti, s'il eût
été présent, La bavolette ne revenait point de sa surprise.
— Est-il possible, pensait-elle, que des gentilshommes ne sachent
point ce que mon curé m'a enseigné?
I Dans le boudoir de M'" de L'Orme, les murs étaient ornés de glaces
de Venise; Claudine, assise sur un sofa, voyait son image répétée
plusieurs fois par tous ces miroirs. Elle éprouvait un plaisir infini à
contempler sa magnifique toilette, ses dentelles, son riche bracelet et
l'ensemble charmant que présentait sa personne ainsi accommodée.
II lui semblait admirer une étrangère, tant la transformation était
complète; mais bientôt, en songeant que cette image si séduisante était
la sienne, un éclair soudain lui pénétra dans l'esprit :
— Je suis belle aussi ! s'écria-t-elle avec joie. Il ne tiendrait qu'à moi
de plaire, de régner de par ces yeux bleus, cette bouche de rose, cette
taille de nymphe et cette jeunesse en fleur. Qui m'empêche de gras-
seyer comme une fauvette, d'apprendre, en écoutant les autres, à mal
prononcer quelques mots, de faire comme si je jouais du luth pour
choisir des poses 'gracieuses en accordant cet instrument, de chanter
une chanson afin qu'on me trouve une voix délicieuse? Ne saurais-je
pas aussi regarder les gens en dessous d'un air hypocrite pour feindre
la tendresse et donner à entendre au premier venu que je le distingue
entre mille? Tout cela est-il donc impossible à une fille de ma condi-
tion? Mais je n'aurais pas même besoin de m'abaisser à ces manèges.
Il suffit de vouloir plaire pour y réussir. On ne croit point à la vertu
622 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une bavolette. Eh bien! faisons-nous grande dame, et celui dont je
repousserai l'amour se tiendra pour bien repoussé, celui que j'acca-
Ijlerai de mépris se tiendra pour bien accablé, bien méprisé. Je don"
nerai à celui-ci un brevet de galant homme, à celui-là un certificat de
sottise; et, si quelqu'un s'avisait de se vanter de mes bonnes grâces, un
mot suffirait à le couvrir de ridicule. Je n'aurai plus besoin des arrêts
de M. le prince. Ce n'est point assez d'échapper à la calomnie; je pré-
tends me venger des calomniateurs. Me disculper, me défendre, (juand
je suis innocente et outragée! Fi donc! c'est à moi de juger, de con-
damner les coupables, de les forcer à demander grâce et de les punir^
s'il me plaît d'être sans pitié.
VIII.
De tous temps il y eut trois moyens d'être femme à la mode : la
beauté, la fortune et l'esprit. M"« de L'Orme en employait un quatrième
dont notre héroïne ne voulait point se servir. Claudine, privée de for-
tune, n'avait, à proprement parler, que la beauté; mais, pour y ajou-
ter l'esprit, il ne lui manquait qu'un peu de culture. Avec l'argent que
lui avait donné Marion, elle prit un logement modeste, mais commode,
dans la rue Saint-Côme (1), et s'y enferma durant quatre mois pour y
refaire son éducation. Un maître à danser lui enseigna plus de ma-
nières qu'elle n'en voulait avoir, en conservant le naturel , qu'elle es-
timait avant toutes choses. Un joueur de luth lui apprit en un jour à
tourner avec grâce les chevilles de cet instrument; mais elle ne s'en
tint pas là , et elle sut bientôt assez de musique pour accompagner sa
voix. Quant aii maître de langue et de bel esprit, elle lui donna la plus
grosse part de son temps , et profita de ses leçons avec une ardeur in-
croyable.
Une fois assurée de pouvoir se montrer avec avantage, Claudine
sortit de sa retraite et se rendit un matin chez M"^ de L'Orme , suivie
d'une prude-femme, selon la coutume des jeunes filles de la bour-
geoisie. Elle n'eut pas fait cent pas dans la rue qu'elle put lire dans
les yeux des passans l'effet de sa bonne mine et de sa beauté. Quelques
jeunes gens, la voyant eîi équipage de demoiselle, la saluèrent pour
feindre de la connaître. Son maître à danser lui avait appris l'inclina-
tion de tête par laquelle on répondait à ces hommages avec la modes-
tie et la civilité de rigueur. Claudine connut le fruit qu'elle avait tiré
de ces leçons au respect qu'inspiraient la simplicité de sa parure et sa
démarche décente, relevée par la contenance austère de sa prude-
femme.
Elle arriva ainsi devant le petit hôtel de M"^ de L'Orme. Un appareU
(1) Aujourd'hui rue de La Harpe.
Il
LA BAVOLETTE. 623
iméraire en couvrait la façade; des tentures noires pendaient le long
les murs. Les passans entraient comme en un lieu public et sortaient
ivec des airs consternés. Toutes les portes étaient ouvertes. Claudine
>6nétra jusque dans la chambre à coucher, illuminée par des cierges.
Sur un lit de parade, elle aperçut le corps de Marion couvert d'habits
nagnifiques. La mort n'avait point altéré son beau visage. Elle sem-
i)lait dormir. Quelques personnes priaient autour du lit, mais Claudine
ne remarqua parmi elles aucun des adorateurs frivoles de la femme à
la mode. Un sanglot déchirant lui fit tourner la tête vers un homme
prosterné à côté d'elle, et qui portait le petit collet. La douleur de cet
homme paraissait si profonde que Claudine en eut les larmes aux yeux.
Dans ce moment, l'abbé se releva, et, voyant l'émotion de sa voisine,
il lui dit en lui prenant la main :
— Si vous l'avez connue, vous l'avez aimée, mademoiselle, et vous
partagez mes regrets.
— C'était ma seule amie, répondit Claudine.
-^ Ah! mademoiselle, reprit l'homme au petit collet, que n'ai-jepu
[donner dix ans de ma vie pour prolonger la sienne! Elle ne m'aimait
I point. Elle m'a mis cent fois au désespoir par ses mépris et son indif-
! férence. Jamais le dévouement le plus tendre n'a pu trouver grâce
pour ma laideur dans cet esprit léger; mais que ne suis-je encore en
butte à ses railleries? Qui me rendra ses dédains, ses cruautés avec sa
présence? J'aurais fini par toucher quelque jour ce cœur ouvert à tant
d'autres et fermé pour moi; et quand elle n'eût jamais dû s'attendrir
en ma faveur, je trouverais plus doux de mourir à ses genoux que de
vivre sans elle, comme je vais le faire.
Celui qui regrettait ainsi M"'' de L'Orme était un garçon de trente-six
sas, petit, mal fait, avec de gros sourcils fort mobiles qui lui donnaient
un masque de comédie. Cependant la passion prêtait à son visage
quelque chose de touchant qui n'était pas sans agrément. Il demanda
humblement à Claudine la permission d'aller la voir pour l'entretenir
de la défunte et chercher des consolations près d'une personne qui
partageait son chagrin. A cet effet, il déclina ses noms et qualités :
— Je suis, dit-il avec vivacité, Claude Quillet, abbé, médecin, poète,
secrétaire de M. le maréchal d'Estrées, admirfeiteur exalté de tout ce qui
est beau , et par conséquent votre serviteur,' mademoiselle.
Claudine dit à M. Quillet son nom -et sa demeure, lui fit une ré-
vérence, et se retira suivie de sa prude-femme. Dès le lendemain,
l'abbé accourut à Saint-Côme. Il revenait duconVoi de M"*^ de L'Orme,
dont il raconta les détails avec tant de larmes, que son rabat en était
baigné (1). L'intérêt que lui témoignait Claudine, en partageant sa
(1) Marioa de L'Ormb fut enterrée le l«r juillet 1650, selon les gazettes du temps.
024 REVUE DES DEUX MONDES.
douleur, bien qu'avec moins d'emportement, fut un grand soulage-
ment à ses peines. A force de vanter les mérites de la défunte, il épuisa
son sujet et se vit naturellement amené à en traiter un autre. 11 parla
de ses démêlés avec le cardinal de Richelieu , qui l'avait voulu mettre
en jugement pour avoir appelé jonglerie la possession des nonnes de
Loudun. U raconta sa fuite, ses voyages en Italie, son séjour à Rome,
les services qu'il y avait rendus à l'ambassadeur de France et son re-
tour dans sa patrie après la mort du cardinal. Les poètes discourent
volontiers de leurs ouvrages. Sous le prétexte de consulter M"" Simon,
Quillet l'entretint longuement d'un poème qu'il voulait entreprendre
en latin, et dont il exposa la matière, le plan et divers épisodes. Toutes
ces choses avaient pour Claudine l'attrait de la nouveauté; elle y pre-
nait plaisir, et prouvait à l'auteur par ses réponses qu'elle le compre-
nait à merveille. Elle lui donna même quelques avis dont il reconnut
le bon sens et qu'il se promit de suivre dans son travail (1). La com-
plaisance de l'oreille est pour moitié dans l'esprit d'une femme. Per-
sonne n'avait encore si bien écouté Quillet. Aussi, lorsqu'il eut lon-
guement parlé, il se récria sur l'intelligence et les vues profondes de
M"* Simon. L'admiration le prit à la gorge, et il en eut une crise si
soudaine, qu'il posa le genou en terre devant Claudine en lui disant
avec feu :
— Souffrez que je vous le déclare, ô mademoiselle! j'aurais porté
ma tête sur l'échafaud pour Marion; je me ferais saigner aux quatre
membres pour vous. Je retrouve en vous une Marion plus jeune, plus
pitoyable peut-être, et assurément aussi digne de ma passion.
— Relevez-vous , monsieur l'abbé , répondit Claudine. Vous êtes un
peu prompt à vous enflammer. Il faut prendre garde à cela. Je n'ai pas
autant de ressemblance avec la pauvre Marion que votre imagination
le veut bien supposer. Je vis d'autre manière qu'elle...
— Il est vrai, interrompit Quillet. J'aimais sa folie, j'adorerai votre
sagesse. Rien ne pourrait m'en empêcher. Agréez seulement mes res-
pects, car je ne suis pas si téméraire que de prétendre davantage. Dai-
gnez m'admettre souvent comme aujourd'hui aux délices de votre
conversation, et je m'estimerai le plus favorisé des mortels.
— Mon bon monsieur Quillet, répondit Claudine, revenez me voir
aussi souvent qu'il vous plaira. U n'est point nécessaire de vous jeter
à mes pieds pour obtenir cette permission.
L'abbé se releva, et, comme s'il eût été seul, il se mit à parcourir la
chambre en se disant à lui-même avec des élans de joie :
— Quillet, mon ami, tu es un heureux homme. Tu allais infaillible-
ment mourir de chagrin, et voilà que le ciel a placé sur ton chemin ia
(1) Le poème latin de Claude Quillet, Callipœdia, parut en 1655.
LA BAVOLETTE. 625
veille personne qui te pût consoler, un astre pour la beauté, un ange
(lour la douceur, une enchanteresse pour les grâces. Remercie Dieu de
•ette rencontre, (Juillet. Ne sois point ingrat.
Quand il eut achevé son monologue, l'abbé prit congé de Claudine
fit courut parler d'elle à tous ses amis. 11 en entretint particulièrement
M. d'Estrées avec des hyperboles incroyables. Le maréchal avait l'es-
prit court , mais il recherchait volontiers les gens qui l'avaient plus
long que lui. 11 voulut voir cette beauté dont M. Quillet vantait si haut
les grâces. Un personnage de son âge et de sa qualité n'était point de
ceux qui trouvaient les portes fermées. Claudine le reçut avec les lion-
neurs qu'il méritait. Elle écouta les radotages du maréchal , ses rodo-
montades militaires, ses anecdotes souvent insipides touchant son am-
bassade à Rome, avec autant de complaisance que les récits de M. Quillet,
iet, comme elle parla peu, le vieillard fut enchanté d'elle. M. d'Estrées,
frère de la belle GabrieUe , était d'amoureuses manières. 11 se croyait
tout permis avec les femmes, en sorte que, dès la seconde visite à
M"* Simon , il commença sans préambule par lui déclarer sa flamme.
Au premier mot, il se vit couper la parole.
— Monsieur le maréchal, lui dit Claudine, vous êtes un brave mili-
taire, et je vous répondrai avec la franchise des gens de votre profes-
sion. Je suis trop loyale et je vous veux trop de bien pour vous laisser
perdre votre temps. Sachez donc que je suis déterminée à vivre hon-
nêtement et à n'écouter personne plus favorablement que vous. Si
vous daignez accepter mon amùtié, vous pourrez vous convaincre de
la vérité de mes paroles et de la fermeté de mes résolutions en obser-
vant ma conduite à venir. N'allez pas plus loin, je vous prie, dans
votre déclaration, et causons, s'il vous plaît, d'autre chose.
— Par ma foi ! dit le vieux maréchal, voilà une explication comme
je les aime. Je crois à votre sincérité aussi bien qu'à votre vertu. Tou-
chez là, mademoiselle; soyons amis, et je me divertirai à voir de plus
jeunes que moi se brûler à la chandelle.
Depuis ce moment, M. d'Estrées ne s'avisa plus de prendre des
libertés avec Claudine, et lui témoigna plus d'estime qu'à personne au
monde. Quillet allait partout célébrant les charmes de son amie. En sa
qualité de poète, il voyait les auteurs à la mode, l'abbé Conrart, Col-
letet et l'iUustre Chapelain, dont la gloire atteignait à son apogée, car
la Pucelle n'avait point encore paru. Ces divers personnages, toujours
en quête d'applaudissemens, souhaitèrent les suffrages de M"« Simon
avec d'autant plus d'appétit, que la jeunesse et la beauté n'étaient point
l'apanage de leurs admirateurs ordinaires. Ils arrivèrent tous à la fois
dans le nouveau temple ouvert au bel esprit. De son côté, le maréchal
d'Estrées amenait avec lui des gens de cour et des militaires. En peu
de jours, le petit salon de Claudine devint un pays de conversatioa
TOJIE V. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi peuplé que l'hôtel Rambouillet, mais plus diversement. On y
voyait de tout : des habits brodés, des baudriers, des ordres royaux,
des rabats et des perruques dont le mauvais état témoignait la science
et la célébrité. Arthénice et ses amis en conçurent de l'inquiétude. La
petite académie de la vicomtesse d'Auchy n'en dormit point de trois
on quatre nuits. M"^ Scudéry, chez qui l'on se réunissait chaque sa-
medi, fit preuve d'habileté en ne montrant point de jalousie. La bonne
demoiselle demanda son antique carrosse, et se rendit tout droit à la
rue Saint-Côme pour embrasser sa riA^ale. Sa visite était annoncée.
Claudine vint recevoir l'illustre Sapho (c'était le nom poétique qu'(
donnait à la sœur du grand Scudéry) jusque sur les degrés de sa ms
son. Elle lui accorda la droite, la porte, le tapis de pied, le fauteuil dcT'
cérémonie, comme à une duchesse, en sorte que Sapho ne se sentit
pas d'aise de tant d'honneurs. Boileau, qui était au collège en ce
temps-là, n'avait point encore dit de M"° Scudéry qu'elle tenoit bou-
tique de verbiage. Elle jouissait d'un immense renom, et d'ailleurs Clai
dine n'était pas d'humeur à marchander avec les réputations établit
Sapho débuta par lui donner un baiser de comédie avec de granc
démonstfations d'amitié.
— Ma toute belle, dit-elle en s'asseyant, je me viens lamenter ai
vous dans le tète-à-tête du malheur d'avoir de l'esprit. Je sais que voii^
êtes une des lumières de ce siècle, que vous avez un génie vaste et
capable de tout; partant, vous êtes, ainsi que moi, l'une des personnes
les plus à plaindre du monde. Que de soins ne faut-il point pour obli-^
ger les gens à converser d'autre chose que de frivolités! J'y passe mA
vie, et je m'y consume. Dieu soit loué ! vous m'aiderez à cette be«
sogne dont Hercule ne fût point venu à bout. De quoi parle-t-on chez
vous? Contez-moi vos subterfuges et les efforts de votre autorité; je
vous dirai à mon tour comment je gouverne mon peuple chaque sa-
medi.
— Mon Dieu! mademoiselle, répondit Claudine, je n'ai point de
peuple. On se gouverne à son gré chez moi. Le hasard .décide du tour
de la conversation, et, comme je ne suis ni une lumière de ce siècle,
ni un génie vaste, j'échappe aux tourmens et aux fatigues qui accablent
une femme de votre savoir et de votre mérite.
M"^ Scudéry avait Tame noble et incapable d'envie. Elle sourit avec
bonté à l'inexpérience de Claudine, et lui donna force conseils. Cepen-
dant, sous le prétexte d'une conférence entre généraux d'armée, elle
voulait par curiosité procéder à une sorte d'examen. M"« Simon ne
l'esquiva point; Sapho changea ses batteries, et tourna la conversation
sur les matières abstraites, sur la philosophie, la politique et les lettres.
Ses étalages d'érudition, ses longues phrases et ses expressions aca-
démi(iues formaient un contraste plaisant avec la simplicité, le naturel
LA BAVOLETTE. 627
t le langage tout impromptu de son interlocuteur. Ce naturel était
are alors dans le pays du bel esprit, et M"« Scudéry n'en sentait point
avantage; mais, en demeurant persuadée de sa supériorité, comme
^on âge et sa gloire l'y autorisaient, elle apprécia les connaissances, la
mémoire, la facilité à tout saisir de M"« Simon.
— Ce n'est point, lui dit-elle en prenant congé, ce n'est point une
rivale que je vois en vous, ma toute belle; c'est un compagnoffd'armes.
Nous siégeons toutes deux sur la colline du Parnasse. Ainsi que des
officiers vigilans, nous écarterons les mauvais soldats et distribuerons
î la véritable valeur nos sourires et nos applaudissemens.
— Je n'ai point la prétention d'occuper un grade dans cette illustre
armée, répondit Claudine. Vous y avez le bâton de maréchal, mademoi-
selle, et la distribution des récompenses vous appartient. Pour moi, je
me contenterai de m'asseoir sur l'herbe de la colline et d'encourager
tous les combattans qui monteront à l'assaut, qu'ils soient valeureux
ou faibles, bons soldats ou maraudeurs.
Ce n'était pas une petite épreuve qu'un entretien avec Sapho. Clau -
dine n'en soupçonnait point le danger, et n'en eut que plus de succès.
M"« Scudéry, de retour chez elle, employa son exagération et ses plus
beaux effets d'éloquence à louer la modestie et les qualités de M"* Si-
mon. Ella raconta les détails de sa visite à Saint-Côme avec plus de
frais qu'un voyage aux Grandes-Indes. A l'instant même, la réputation
de Claudine grandit de vingt coudées. M. de Scudéry en personne vou-
lut connaître cette nouvelle merveille, et lui répéter la description
qu'il aimait à faire de son gouvernement de Notre-Dame- de-la-Garde.
11 ennuya fort M"^ Simon; mais il ajouta par sa présence un lustre in-
comparable aux réunions de la rue Saint-Côme.
On devine aisément que, parmi tant de gens empressés, Claudine eut
à supporter bien des déclarations d'amour. Tous les plus jeunes, les
plus riches, les plus galans ou les plus célèbres s'émancipaient à pein-
dre les feux dont ils brûlaient. C'était comme une procession de pèle-
rins à l'entour d'une madone inexorable. Lorsque M. d'Estrées voyait
quelque joli garçon se pencher d'un certain air sur le bras de son fau-
teuil et souffler un mot tendre à travers les moustaches blondes de Clau-
dine (1), il s'approchait d'elle et lui demandait si ce dernier galant se-
rait plus heureux que les autres.
— Pas davantage, répondait M"'' Simon.
— Mais, reprenait le maréchal, à quel prétendant votre cœur ré-
serve-t-il donc la couronne ? Serait-ce au pauvre roi Charles II que nous
voyons errer loin de son trône ?
— Mon cœur, répondait Claudine, est plus indépendant que l'An-
(t) On appelait' moustaches les longues boucles frisées des femmes.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
gleterre et la Hollande elle-même; il ne veut ni lord Protecteur, ni
grand Pensionnaire. Tout souverain demande des impôts, et je n'ai
point dessein d'en payer.
— Prenez garde de tomber dans l'anarchie comme M"* de L'Orme ou
Ninon de Lenclos.
— Ne craignez rien, j'ai un gouvernement à mon usage; vous le
connaîtrez quelque jour.
M. d'Estrées se frottait les mains et regardait les jeunes gens d'un air
de pitié, en répétant : — La plaisante fille que cette petite Simon!
Le maréchal eut ainsi le passe-temps de voir repousser une kyrielle
de soupirans de toutes conditions. Parmi les plus notables, on peut
citer les suivans : M. Luillier, vieux maître des comptes, perdu de
débauche, mais riche, qui parut fort surpris de son échec, et se fit
mettre à la porte pour avoir poussé l'aventure jusqu'à des offres d'ar-
gent; son fils Chapelle, alors âgé de vingt-cinq ans, et l'un des plus
agréables esprits de ce temps-là; M. Lecamus, fils du conseiller d'état,
jeune homme bien fait et capable de plaire; Saint-Hierry, espèce
d'homme à bonnes fortunes, qui ne se vantait point de toutes ses
mésaventures : voilà pour la robe. Dans l'épée, il y eut un nombre
plus considérable d'amoureux éconduits : le plus remarquable de
ceux-ci était Ruvigny, l'ancien amant de M"» de Rohan, et dont la dis-
grâce étonna si fort les habitués de la rue Saint-Gôme, que la vertu de
Claudine en fut réputée imprenable comme la citadelle de Lérida. On
verra tout à l'heure quel était le dessein secret de notre héroïne, quelle
idée fixe la soutenait inébranlable au milieu de ces écueils, et par où
ses rigueurs devaient finir.
IX.
Les femmes pouvaient alors recevoir de la compagnie à peu de frai^
car elles ne donnaient point à manger. Quelques rafraîchissemens si
fisaient. La plus grosse dépense était en chandelles, encore ne tenait-
pas à un grand luxe de lumières, et, pourvu qu'on trouvât les plaisil
de l'esprit, on ne regardait point au reste. Si pourtant le lecteur
demandait comment Claudine pouvait subvenir à l'état de maisol
qu'exige un salon toujours ouvert, il faudrait lui rappeler que l'orfévi
du pont aux Changeurs avait promis de racheter à bon compte le m£
gnifique bracelet du feu président de Chevry. Lorsqu'elle eut atteii
le bout de son argent, Claudine porta en cachette ce bracelet à maîtr
Labrosse, qui lui en donna une grosse somme. Les gens du monde n^
s'imiuiètent point des affaires d'une maîtresse de maison, pourvu qu'elle
leur fasse bon visage. Ceux qui fréquentaient l'académie de Saint-
Côme, comme on disait moitié sérieusement, moitié par plaisanterie.
LA BAVOLETTK. 629
r songeaient pas à s'enquérir si le directeur de cette académie avait
t comptant, des rentes ou des dettes. Ils ne se doutaient point de
IjConomie qu'entretenait avec soin M"* Simon dans son logis pour
onger la courroie et gagner du temps. Sous les dehors de l'aisance,
e déguisait souvent les expédiens d'une personne nécessiteuse, sans
l'on en eût le moindre soupçon.
Tout cela durait depuis six mois, et les ressources de Claudine tiraient
|leur fin, lorsqu'un événement politique, qu'elle attendait avec impa-
;nce, vint changer la face des choses. Le 43 février d051, les princes
luttèrent le donjon de Vincennes. Leur accommodement avec la cour
ij fit aux dépens du cardinal Mazarin, qui sortit du royaume le A mars
livant. M. le prince reparut aussi fier qu'auparavant, et le prit si
Ijiut avec la reine, qu'il ressemblait plus à un vainqueur dictant ses
liinditions qu'à un prisonnier obtenant sa grâce. Entre sa sortie de
iincennes et son départ pour la Guienne, il passa un certain temps à
'iiris, où il tint avec ses petits-maîtres une conduite et un langage à
jijiériter cent fois une nouvelle punition, s'il n'eût été le plus fort.
i^ians ce moment, la cabale des princes, introuvable depuis un an, se
fjiontra partout et se répandit dans les salons et les lieux publics.
*[Au rebours des autres dames qui tenaient académie, M"* Simon
1 i'avait point d'officieux chargés de courir après les gens de réputation.
jUe ne refusait l'entrée à personne, mais elle n'envoyait pas davantage
;s amis faire des recrues. Cette fois, elle risqua une infraction à sa
îgle de conduite , en témoignant une grande curiosité de connaître
3s petits-maîtres dont on parlait tant. Aussitôt les courtisans de la
pe Saint-Côme s'évertuèrent à rechercher les heureux mortels que
|;ur souveraine désirait voir. Ce fut à qui en amènerait le plus. En
loins d'une semaine, il vint trente gentilshommes de la cabale, les
ns obscurs, les autres fameux. M. de Bue , sans soupçonner que la
emoiselle pût être sa bavolette de Saint-Mandé, arriva un soir, intro-
uit par l'abbé Quillet, à qui Claudine avait donné le mot. De Bue
emeura ébahi en face de la maîtresse de maison , et la regarda d'un
ir si troublé, que le maréchal d'Estrées le crut blessé au cœur d'un
rait empoisonné.
— Nous sommes, dit Claudine avec un dégagement parfait, de fort
nciens amis, M. de Bue et moi. Il y a bien sept ans que nous nous
onnaissons. Je n'étais en ce temps-là qu'une pauvre petite fille; mais,
e lendemain du jour où j'eus l'honneur de rencontrer M. de Bue, je
is aussi connaissance avec des personnes qui passent pour être de
[ualité, comme M. de Boutteville, son aimable sœur et son excellente
Tîère.
— Quoi ! s'écria le maréchal d'Estrées, vous aviez des amis de cette
olée , et vous n'en disiez rien! Allez, vous êtes une fille originale, et
630 REVUE DES DEUX MONDES.
de la plus piquante espèce. Non, en vérité, on ne vit jamais de femme
comme vous, adorable Claudine!
L'engouement du vieux maréchal et le chorus dont les assistans
l'assaisonnèrent firent comprendre à M. de Bue que le terrain n'était
pas bon pour la guerre, c!est pourquoi il se confondit en respects et
en civilités pour la souveraine de ce pays. Le lendemain , il revint
chez M"« Simon, et, tandis qu'il balbutiait un compliment, le maré-
chal d'Estrées parut , conduisant par la main M. de Boutteville.
— Je vous avais promis, monsieur le duc, dit Claudine, que nous
nous reverrions un jour en meilleure compagnie que celle d'un bar-
bier des halles.
— En effet, répondit M. de Boutteville, la compagnie est fort diffé-
rente, mademoiselle,. et ressemble si peu à l'autre, que je voudrais
savoir le mot de cette double énigme.
C'est une étrange histoire, reprit Claudine. Je vous la raconterai un
jour que je serai de loisir.
M. de Bue rougissait et pâlissait tour à tour à l'aspect do l'orage
qu'un mot de plus lui pouvait faire crever sur la tête. M"* Simon eut
pitié de son air défait et malheureux. Elle s'approcha de lui en sou^
riant, et lui dit tout bas :
— Vous êtes puni, n'est-ce pas? Revenez me voir en signe de votre
repentir, et n'oubliez point que je suis élève de vdtre maître le grand
Condé.
— Ah ! répondit de Bue, vous me faites sentir combien je suis loi»
de ce prince, qui est aussi mon modèle.
Le jour suivant, Quillet, qui avait reçu des instructions secrètes,
amena un capitaine des mousquetaires, qui faillit tomber à la renverse
en saluant M"'' Simon.
— Monsieur Thomas des Riviez, dit Claudine, soyez le bienvenu.
Vous aimez la compagnie des personnes de qualité. J'ai pensé, en effet,
qu'il serait bon à un jeune homme de se faire des amis au-dessus de
lui. Je vous recommanderai à M. le maréchal d'Estrées.
Thomas eût voulu se cacher au centre de la terre. Il regardait pïw
quelle issue il pourrait s'enfuir; mais M"« Simon le conduisit dans l'em-
brasure d'une fenêtre.
— Monsieur, lui dit-elle, ne me jugez point d'après vous-même; J»
mérite qu'on ait de moi une meilleure opinion. Je vous ai beaucoup'
aimé. Les erreurs d'une fille de la campagne trouveront grâce à vos
yeux. Ne songeons plus à nos fautes passées. Je ne plaisante point en
vous promettant la protection de M. d'Estrées. Votre fortune m'occupe,
et j'ai à cœur de vous laisser un heureux souvenir. Quittez donc cefc
mr de désespoir, et attendez sans effroi la vengeance de votre amie
d'enfance.
LA B A VOLETTE. 631
Kn sortant de la rue Saint-Côme , le duc de Boutteville se rendit
iez sa sœur, qui avait épousé M. de Châtillon. Le grand Condé s'y
i)uvait. Quand son cousin vint à dire en quel état il avait vu la ba-
flette de Saint-Mandé , M. le prince poussa un cri de surprise et de
je.
I — La bonne histoire! dit-il en riant. Claudine ayant maison! Clau-
dine courtisée par la fleur de nos gentilshommes, encensée par les
ji»ètes et tenant académie! Par Dieu! j'en suis ravi. Elle doit être
liiarmante et bien demoiselle dans ses airs et son maintien, car je l'ai
Ijujours considérée fort au-dessus du bavolet. Savez-vous que nos
l'écieuses en doivent enrager? Pour mettre le comble à leur dépit, je
•|:!ux aller chez ma protégée en grand équipage, et je crierai par-dessus
|s toits que le salon d'Arthénice est un cabaret auprès du délicieux
pjour de Saint-Côme.
1 Un saisissement profond parcourut les railgs des habitués à l'entrée
u premier prince du sang dans la maison de M"* Simon. L'émoi
agna jusqu'à M. d'Estrées lui-même. Claudine marcha au-devant du
éros de Rocroy avec autant d'assurance que de gravité.
— Monseigneur, lui dit-elle, ce que vous voyez ici est votre ouvrage.
l'est pour avoir contemplé de près le soleil de votre gloire et de votre
énie, c'est pour avoir recueilli de votre bouche un mot d'encoura-
ement, comme une rosée bienfaisante, que l'émulation a poussé dans
non pauvre cœur. Je vous dois tout, mon amour du bien, mon envie
ïe plaire, mon goût pour les jouissances de l'esprit et l'estime des
personnes qui m'entourent.
Le prince baisa la main de Claudine de la meilleure grâce du monde.
"T- J'admire donc mon ouvrage avec un plaisir infini, mademoiselle,
l'épondit-il; mais vous attribuez au soleil de ma gloire plus de fécon-
jiité qu'il n'en a. L'amour du bien avait été semé dans votre cœur de
jta main de Dieu. J'ai rendu mes devoirs à des têtes couronnées, et j'ai
baisé des mains royales, jamais pourtant avec plus de respect que celui
dont je suis pénétré en ce moment. C'est devant la vertu, la constance
dans le bon chemin, le courage et l'envie de bien faire que je m'in-
cline. La beauté, car la vôtre est éblouissante, les grâces et l'esprit ne
viennent qu'à la suite. Messieurs, j'étais le premier en date dans l'a-
mitié de M"'' Simon. Ne soyez donc point jaloux de mes libertés. Après
avoir été son protecteur, je me déclare avec vous son admirateur, l'un
de ses courtisans, et membre de son académie.
— Celui-là aussi ! murmura M. d'Estrées; celui-là aussi était de ses
amis avant moi ! Vous verrez qu'elle connaîtra le roi un de ces matins.
Quant au respect de M. le prince pour notre amie, il n'a pas grand'-
pcine à surpasser celui dqnt ce héros refuse obstinément le tribut à la
reine.
632 REVUE DES DEUX MONDES,
Le prince passa deux grandes heures chez M"* Simon. Il causa
gaiement avec toute la compagnie, et ne demanda son carrosse qu'à
minuit, en promettant de revenir souvent à Saint-Côme. M. de Bue et
Thomas des Riviez avaient été sur des épines pendant cette soirée so-
lennelle. Si Claudine eût voulu abuser de ses avantages, elle aurait pu
se venger de leurs méchans procédés de façon à les accabler pour la
vie et les ruiner dans l'esprit des honnêtes gens. La générosité du
vainqueur fit succéder à la crainte une émotion plus douce dans leur
ame. Tous deux se reprirent incontinent de passion pour la bavolette
transformée. De Bue n'hésita point à exprimer son repentir d'abord,
et ensuite ses tendres sentimens. La première partie de son discours
fut écoutée avec bonté.
— J'y songerai, dit M"« Simon, et je vous donnerai une réponse
avant huit jours.
Cette parole peu sévère semblait permettre quelque espoir, en sorte
que l'amour de M. de Bue en augmenta de moitié.
Thomas des Riviez vint, à son tour, solliciter son pardon, et, comme
il l'obtint sans difficulté , il risqua un mot de tendresse. Claudine en
fut émue. L'agitation de sa gorgerette allait trahir le feu qu'elle pen-
sait éteint et qui se réveillait dans son cœur. Un effort prodigieux de
sa volonté étouffa subitement l'incendie.
— J'y songerai , répondit-elle , et je vous donnerai réponse avant
huit jours.
Le petit capitaine de mousquetaires proposait à son ancienne amie
un mariage en bonne forme; il est donc à croire que ses offres étaient
plus sérieusement pesées que celles de son rival. M. de Bue n'avait pas
grandes chances de réussir; mais il n'en savait rien. Selon toute appa-
rence, Claudine songea beaucoup à Thomas des Riviez durant ce délai
d'une semaine. On s'aperçut, à la pâleur de son visage, qu'elle avait
le sommeil troublé. L'abbé Quillet, qui l'aimait plus véritablement que
les autres, en conçut de l'inquiétude et pressa de questions celle qui
faisait ou sa joie ou ses peines, selon l'humeur où elle était. 11 paraît
que l'abbé reçut la confidence qu'il souhaitait. On le vit tenir conseil
avec sa souveraine , changer de visage comme elle , pousser des sou-
pirs, veiller jusqu'à l'aurore et parler en termes obscurs de ses craintes
et de sa perplexité. La semaine était presque écoulée, lorsqu'un matin
Quillet prit un carrosse de louage et courut d'un bout à l'autre de la
ville pour inviter diverses p'îrsonnes à souper chez M"* Simon. M. le
prince ayant accepté le premier, et M. de Boutteville après lui, le reste
n'eut garde de refuser. M. d'Estrées prêta ses valets, son cuisinier, sa
vaisselle et tout le nécessaire. Un mouvement inusité anima la maison
de Claudine, et, vers dix heures du soir, un fort beau souper se trouva
servi dans la modeste académie de Saint-Côme.
LA B A VOLETTE. 633
X.
Le suisse de M. le maréchal, en grand uniforme devant la porte de
"'^ Simon, répondait aux visiteurs ordinaires que la maîtresse du logis
(3 recevait point ce soir-là. Chaque personne ainsi repoussée jetait un
'gard d'étonnement sur les fenêtres plus éclairées que d'habitude et
^ retirait en baissant la tête. M. de Bue et Thomas des Riviez, guidés
ar un égal empressement, se rencontrèrent liez à nez en présence du
uisse, qui les pria de monter après leur avoir demandé leurs noms,
ans se douter qu'ils fussent rivaux, ils se toisèrent d'un air peu cour-
ais le long des degrés; mais en arrivant dans le salon, où ils trouvè-
ent M. (Juillet chargé de les recevoir, tandis que mademoiselle achevait
a toilette, ils se mirent tous deux à regarder de travers ce personnage
i familièrement installé. Bientôt après entra M. Chapelain, l'illustre
wète; ensuite vint le vieux maréchal d'Estrées, et puis M. de Boutte-
. ille; trois ou quatre seigneurs de la cabale des petits-maîtres, et que
dlaudine avait vus à Saint-Maur, arrivèrent, précédant M. le prince. Le
secrétaire Gourville était du nombre. Le grand Condé parut enfin.
Quillet courut avertir M"* Simon que ses convives étaient réunis; la
porte du petit appartement s'ouvrit, et l'on vit entrer dans le salon une
jeune paysanne en habits de fête portant les jupons courts, le bavolet
de toile bise, la croix d'or au cou et les bras nus comme pour une danse
de village.
— Monseigneur, dit Claudine en allant vers M. le prince, nous fêtons
aujourd'hui le jour où j'eus l'honneur de vous connaître sur la grand'-
route de Saint-Mandé. J'ai repris, à cette occasion, mon humeur des
dimanches et le sans-façon de la campagne. Vous souperez avec une
bavolettë bien élevée .
— Vous êtes à croquer dans ce costume, répondit M. le prince. Je
veux manger, boire et chanter comme un paysan.
On se récria sur la gentillesse de la bavolettë. M. d'Estrées s'extasiait;
Quillet avait les larmes aux yeux; de Bue et des Riviez ne disaient mot,
mais leurs regards enflammés parlaient à défaut de leurs lèvres. Le
maître d'hôtel du maréchal annonça qu'on avait servi, et la compa-
gnie se mit à table. M. le prince tint si bien parole, qu'il mangea de
tout, ne laissa jamais son verre plein, eut une pointe de vin et fit as-
saut de folie avec qui voulut lui tenir tête, ce dont Claudine s'acquitta
le mieux du monde. Le repas dura une heure, pendant laquelle régna
une liberté de bon ton qui ne se rencontrait en aucune académie de
bel esprit. M. Chapelain lui-même perdit un peu de sa raideur; il lui
échappa des phrases d'une brièveté inattendue et des pensées qui
n'eussent point trouvé leur place dans un poème épique, tant elles ap-
prochaient de la plaisanterie. Au dessert, tout le monde parlait à la
634 REVUE DES DEUX MONDES.
fois. Sur un signe que lui fit M"« Simon , Quillet se leva et demanda
un moment de silence, en disant que la reine des bavolettes avait un
petit discours à prononcer. Chacun prêta l'oreille, et Claudine, s'adres-
sant à ses convives d'une voix haute et ferme :
— Messieurs, dit-elle, nous avons bu tout à l'heure à la sortie de
M. le prince du donjon de Vincennes; mais vous ne savez point que
l'emprisonnement de son altesse, le 18 janvier de l'année dernière,
m'a fait plus de chagrin et m'a porté un coup plus funeste qu'à per-
sonne en France. Monseigneur lui-même a peut-être oublié que le len^
demain de cette fatale journée il devait juger un procès d'où dépen.-
dait la réputation de Claudine Simon.
— Non, interrompit M. le prince, je ne l'ai point oublié; l'accusation
est abandonnée. 11 n'y a plus sujet à procès.
— Votre altesse se trompe, reprit Claudine. Les rôles sont changés
aujourd'hui; c'est moi qui suis l'accusateur, et nous trouverons peut-
être l'accusé sans chercher bien loin.
— De Bue, s'écria le prince, voilà une pierre dans ton jardin. Tu es
sur la sellette. Vive Dieu ! je te veux juger. Prenons que nous sommes
ici en plein Châtelet : je serai le prévôt de Paris; MM. de Boutteville et
d'Estrées seront les conseillers. Quillet fera l'huissier audiencier, et
M. Chapelain, la plume fichée dans sa perruque, représentera le gref-
fier le plus imposant du monde. M"* Simon sera partie civile, avocat,
procureur et tout ce qu'il lui plaira. Fiez-vous à moi, je vais débrouiller
cette affaire avec le bon sens et la justice de maître Sancho Pança dans
son gouvernement. La parole est à la partie plaignante.
— La plaignante, dit Claudine, accuse ledit seigneur de Bue de l'a-
voir fait enlever le 42 janvier 1650, par trois estaflers, de son domicile
sis au village de Saint-Mandé; de l'avoir arrachée par la violence et
soustraite à la surveillance de ses père et mère; de l'avoir transportée
dans un carrosse au quartier des halles à Paris, où il l'a enfermée
chez un barbier étuviste dont la maison était réputée infâme, dans le
dessein de se livrer, sur la personne de ladite Claudine Simon, à des
actes criminels, dont l'accomplissement n'a été déjoué que par des cir-
constances indépendantes de sa volonté.
— Qu'as-tu à répondre à cela, de Bue? dit M. le prince.
— Ce n'est pas tout, reprit Claudine : ledit de Bue, n'ayant point
réussi dans ses coupables projets, à cause de l'heureuse évasion de sa
victime, a, par des propos faux et perfides, donné à entendre que la-
dite Claudine Simon se serait volontairement livrée à lui, après s'être
vendue à d'autres. Ces propos ont été tenus à Saint-Maur chez son al"
tesse M. le premier prince du sang, en présence des amis dudit prince,
ce qui a dû faire Un tort à la réputation de Claudine Simon, dont elle
ne peut apprécier exactement toute l'étendue et la gravité.
— Qu 'as-tu à répondre? dit le prince d'un ton plus sévère.
LA BAVOLETTE. ^ 655
)e Bue, consterné, cacha son visage entre ses mains.
— Morbleu! s'écria le héros de Rocroy, ceci passe la plaisanterie.
Ctte conduite est tout simplement indigne d'un gentilhomme. Je ne
r plus, messieurs. De Bue, tu n'es plus à moi; je te chasse.
— Un moment! interrompit Claudine. Pour tous dommages-intérêts,
jiiie voulais obtenir que l'aveu complet et ingénu du crime. Le silence
d l'accusé équivq,ut à cet aveu qui répare publiquement le tort fait à
réputation. Je me déclare satisfaite.- Je pardonne à mon ennemi ,
€je supplie monseigneur de laisser à mon oubli des injures son faible
fsrite en usant de clémence à l'égard du coupable. Sortons mainte-
I lit du Châtelet et constituez-vous, messieurs, en cour d'amour pour
iger une autre affaire. Parmi les convives ici présens, j'ai plusieurs
iiiorateurs qui se disent fort épris de ma personne très indigne. Les
ils m'ont offert leur nom et leur fortune avec leur main, et ces ou-
JTtures honnêtes méritent ma reconnaissance; les autres se sont ex-
|iqués moins clairement et n'ont pas été au-delà de la peinture plus
II moins vraie de leur flamme amoureuse. Je ne trahirai point leur
ijicret; mais je prierai monseigneur et ses conseillers de me donner
|:ur a^is sur la conduite que je dois tenir.
ji — Il n'y a point à balancer, dit M. le prince. Choisissez un bon mari
ijans la première catégorie. Ne consultez que votre cœur, ma chère
Claudine. Je vous ferai un cadeau de noces qui lèvera les difficultés,
[il s'en présente. Et plus tard, dans la seconde catégorie, je vous au-
brise à prendre un amant, si le mari vous donne des sujets de mé-
jontentement, car je vous crois une femme incomparable, un trésor
le vertu. Tel est mon avis et celui de mes conseillers. N'est-il pas vrai,
nessieurs ?
l.es conseillers se rangèrent unanimement à l'opinion de M. le
H'ince.
— Eh bien! reprit Claudine, voici le moment de vous ouvrir le
fond de ma pensée : l'aventure du 42 janvier, les procédés insolens et
jcruels de mon ravisseur, le coup porté à mon honneur, ne m'ont in-
spiré, depuis un an, qu'un ardent désir, celui d'arriver où je suis ici
à cette heure, de tirer vengeance noblement du mal qu'on m'avait
fait, de forcer les gens à me reconnaître pour une honnête fille ca-
lomniée. Afin d'atteindre ce but difficile, j'ai travaillé, étudié, invoqué
le secours et les leçons des maîtres de langue, de musique et de bel
esprit; j'ai acquis des manières et ce qu'on appelle du monde. Je le
confesse à ma honte : les hommages, les respects, les adorations, les
flatteries et même les déclarations d'amour ne m'ont presque point
touchée. Ma fierté rancunière, l'épée à la main, montait la garde aux
portes de mon cœur, et n'y laissait rien pénétrer, comme disent les
dames qui cultivent le phébus. Un seul de mes amouteux, meilleur
636 REVUE DES DEUX MONDES.
que les autres, méritait assurément d'être choisi, mais il porte le petit
collet.
— Nous lui ferons donner dispense, s'écria le prince. Quillet, tu es
préféré; tu épouseras ma protégée.
— Non, monseigneur, poursuivit Claudine. Je me reprocherais
amèrement de répondre à l'amour de M. Quillet, à son exaltation, à
sa tendresse profonde, dévouée et délicate par une simple et froide
amitié. Ce mariage est impossible. Je ne suis, vous dis-je, qu'une hon-
nête fille, et non pas un trésor, ni une femme incomparable. Repre-
nez ces titres élogieux dont je suis indigne. Ma rancune ne retombe
pas seulement sur M. de Bue, mais sur le monde entier. Elle n'est point
assouvie encore, et je ne dormirai bien qu'après avoir rompu avec ce
monde brillant et trompeur dont les dehors charmans, les faux sem-
blans de vertu m'avaient séduite et attirée. Je suis partie de Saint-
Mandé, mon petit paquet sous le bras, à la recherche de mon honneur.
Je le tiens aujourd'hui, et je m'en vais avec ce bagage précieux dans
mon village pour n'en plus sortir. Ce souper est un repas d'adieu.
Mon voyage est achevé. Bavolette je l'ai entrepris, et bavolette je m'en
retourne.
— Cela n'est pas sérieux? dit M. de Boutteville.
— Vous n'aurez point cette barbarie! s'écrièrent Quillet et le maré-
chal d'Estrées.
— J'ai grand'peur qu'elle n'en démorde point, dit le prince.
— Rien n'est plus sérieux, reprit Claudine. Monseigneur, j'ai voué
à votre caractère une admiration extrême ; vous êtes le modèle que
j'aurais suivi si le ciel m'eût faite homme; mais il y a dans vos grandes
qualités des points que l'ame d'une femme peut comprendre et imiter.
Descendez en vous-même. Essayez de vous mettre à ma place en ima-
gination, et dites ce que vous feriez.
— Je ferais comme toi, mon enfant, dit M. le prince, car l'orgueil
est ma passion dominante. Je lui devrai sans doute mes erreurs; mais
le peu de bien que j'ai fait, la gloire que j'ai acquise, c'est de lui qu'ils
me viennent. Je t'approuve à regret. Va, ma fille. Retourne à ton vil-
lage. Jouis de ton triomphe; dors avec la satisfaction de la fierté ven-
gée. Et s'il te plaît quelque jour de revenir dans ce monde qui te perd
avec tant de chagrin, parmi ces amis qui te pleureront, je t'en don-
nerai les moyens. Tu seras bien reçue chez moi. Messieurs, buvons à
la sagesse de cette jeune fille.
On versa rasade; tous les convives burent avec des vivats, après quoi
on passa dans le salon. Une paysanne s'y trouvait, plus simplement
vêtue que la maîtresse du logis : c'était dame Simonne, qui saisit sa
fille entre ses bras et la couvrit de baisers.
— Vous le voyez, messieurs, dit Claudine, mon projet est sérieux.
LA BAVOLETTE. 637
oici ma mère qui vient me chercher, et nous allons retourner en-
mble à notre village.
En effet , M"' Simon s'enveloppa d'un capuchon de grosse laine et
(•({uipa en voyageuse. M. le prince réclama le plaisir de lui baiser les
lues, les autres lui baisèrent les mains, et elle partit avec sa mère
our Saint-Mandé dans le carrosse de M. d'Estrées, laissant à Quillet
•■ soin de veiller à ses petits intérêts. L'abbé se chargea de vendre son
lobilier, et lui en porta le prix, qu'elle remit à dame Simonne. Les
arisiens parlèrent pendant un mois de l'étrange fin de l'académie de
aint-Côme, et puis ils s'occupèrent d'autre chose. M. le prince alla
lire la guerre civile en Guienne. M. d'Estrées fut d'un autre parti , et
emmena Quillet avec lui. De Bue reçut un coup de feu, dont il mourut
ous les murs de Bordeaux. Thomas des Riviez servit la reine en bon
oldat, et devint commandant au régiment de Royal-Italien. Quant à
ï. de Boutteville, on sait qu'il devint le célèbre maréchal de Luxem-
lourg.
Lors du combat du faubourg Saint-Antoine, par où se termina la
ronderie, Claudine pria pour le succès de son héros favori. Le ciel
l'exauça qu'imparfaitement ses prières. M. le prince quitta la France,
;t ne rentra en grâce qu'au bout d'un long temps. A son retour dans
;a patrie, ce grand capitaine habita le château de Chantilly pendant
les loisirs que lui laissa la victoire.
La chronique dit bien que Claudine Simon ne se maria point, et que
[a constance du pauvre Quillet ne réussit pas à l'ébranler dans sa ré-
solution de rester fille; mais cette chronique n'ajoute point que le
cœur de la bavolette soit demeuré toujours insensible. M"** Simon
quitta son village pour aller vivre dans une jolie chaumière, située
dans les bois, sur les confins du parc de Chantilly. Elle n'entra jamais
au château, mais on vit souvent M. le prince prendre tout seul le
cliemin de la chaumière. Depuis ce moment, les bonnes gens de Saint-
Mandé ont perdu les traces de leur bavolette, et ceux de Chantilly ne
recueillirent sur elle aucun renseignement, d'où l'on pourrait con-
clure qu'eUe enveloppa de mystère le reste de sa vie. Peut-être cette
jeune fille avait-elle au fond pour le vainqueur de Rocroy un senti-
ment plus tendre que l'admiration. L'abbé Quillet eut en sa possession
des lettres du prince de Condé qui venaient de M"* Simon. Ces auto-
graphes se retrouveront quelque jour dans une des collections que
font les curieux, et on pourra sans doute connaître, en les lisant avec
attention , en quels termes était M. le prince avec l'héroïne de cette
histoire.
Paul de Musset.
DES
LETTRES DE CICÉRON
sA PROPOS
DE LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.
Depuis soixante ans, l'histoire d'Angleterre a fourni seule à la France
toutes les comparaisons, toutes les allusions de la politique : jusqu'à
ces derniers temps, en effet, les révolutions des deux pays offraient
les traits les plus singuliers de ressemblance; notre histoire paraissait
suivre pas à pas celle de nos voisins. On peut dire que la conscience
de ces rapports, les rapprochemens hardis offerts par la tribune et paï
la presse à l'imagination populaire, furent pour beaucoup dans la chute
de la restauration et dans l'établissement de la monarchie de juillc
Comme l'Angleterre, la France avait fait monter son toi sur l'écl
faud; comme l'Angleterre, elle avait traversé l'anarchie et la di(
ture pour arriver à une restauration, — et voilà que, suivant jusqu'
bout la ressemblance fatale, la restauration fléchissait aussi sous le
poids de fautes inévitables: c'est alors que la polémique ardente des
partis, poursuivant jusqu'au bout le parallèle, appela, prophétisa, pr©*
voqua une seconde et pacifique révolution, qui devait, comme en An-
gleterre, substituer un rameau d'une sève plus verte et plus jeune à
l'antique chêne sous lequel la France s'abritait depuis tant de siècles.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. C39
é\énemeiit arrha selon les prédictions, en partie à cause des pré-
ictions; tous les esprits se trouvaient avertis et préparés; ceux qui
tplaudissaient à la chute des Bourbons et ceux qui la déploraient
ivaient également contemplée depuis quelques années comme l'es-
)ir ou la catastrophe inévitable de l'avenir; avec un accent différent^
us s'écriaient : « Nous l'avions bien dit!»
Pendant dix-huit années d'un règne florissant, la comparaison a pu
3ntinuer. Rien n'y manquait, pas même, comme on l'a dit sans
atterie, la prudence et la fermeté d'un autre Guillaume; mais la Pro-
i dence ne renferme pas l'infinie variété de ses desseins dans des symé-
létries historiques. La révolution de février a coupé court aux com-
araisons : disons plus, entre deux nations, dont l'une aboutit, par ce
u'on a appelé le régime parlementaire, au gouvernement des Pitt,
es Canning et des Peel, l'autre aux folies du gouvernement provisoire
t aux étranges conceptions de l'assemblée constituante, les rapports
t aient sans doute plus apparens que réels. Nous avions emprunté les
loms et les formes; nous n'avions pu prendre en même temps l'esprit,
jui seul donne la vie aux institutions politiques. Un moment les deux
vociétés s'étaient rencontrées et s'étaient jointes dans la même voie;
nais c'étaient deux lignes perpendiculaires qui se croisent, et non deux
lignes parallèles qui se suivent. La révolution anglaise était née de
'esprit religieux, des passions religieuses, si l'on veut; la révolution
française , de la philosophie et des sectes économiques du dernier
siècle. Là peut-être est le secret de leurs destinées si différentes. Com-
ment de ces origines opposées arriver à un résultat commun? —
Quoi qu'il en soit d'ailleurs du passé, l'histoire d'Angleterre n'a plus
d'exemples pour notre situation présente, et cependant, dans la pro-
fonde nuit qui nous cache notre destinée de demain, hors de toutes
les voies battues, dans ces chemins ténébreux dont parle Dante et qui
déconcertaient son courage, nous voudrions retrouver quelque trace
qui témoignât que d'autres avant nous ont passé par ces sombres défi-
lés. Ce n'est pas le danger, mais je ne sais quelle solitude étrange au
milieu de l'inconnu, qui effraie l'esprit humain. Si a d'autres époques
le monde a souffert des maux semblables, s'il a traversé les mêmes
épreuves, et si cependant il n'a pas péri dans la lutte; si la vigueur du
bon sens, si la santé de Lame se sont retrouvées entières après des
secousses qui semblent devoir laisser à jamais le trouble au fond des
intelligences comme au fond des sociétés, — alors nous arrivons à con-
templer nos malheurs présens avec autant de douleur sans doute, mais
avec plus de calme : si cette génération doit périr, le monde n'en re-
viendra pas moins à la lumière, le genre humain reprendra le cours de
ses destinées; c'est une épreuve qui finira, ce n'est pas la fin de toutes
choses!
640 REVUE DES DEUX MONDES.
A défaut de l'Angleterre, c'est peut-être dans l'histoire des derniers
jours de la république romaine que nous trouverons ces traces hu-
maines que nous cherchons, ce spectacle qui doit nous éclairer sur
nous-mêmes. Si nous ne nous laissons pas détourner par les diflerences
de noms et de mœurs, nulle époque, en effet, n'offre avec nos temps
des rapports aussi intimes; malgré les dix-neuf siècles qui nous sépa-
rent, malgré le christianisme qui a renouvelé la face des sociétés, nous
n'y rencontrons pas seulement ces apparences et cette physionomie
semblables que nous offraient les annales de l'Angleterre : nous y re-
trouvons la ressemblance des esprits, nos pensées, nos impressions de
chaque jour, nous-mêmes enfin. Oui, malgré les différences de la forme
et du costume, nous sommes plus en sympathie avec les craintes et les
espérances qui agitaient alors le monde romain qu'avec les passions qui
mettaient aux prises les puritains et les cavaliers. Seulement, pour sai-
sir et serrer de près tous les points qui rapprochent des temps si éloi-
gnés, il faut sortir de l'histoire officielle, de la représentation pompeuse
et convenue : les noms et les habits y jouent un trop grand rôle; les
masques cachent les figures. Heureusement l'antiquité nous a laissé
des mémoires qui font tomber ces masques, des mémoires qui ressus-
citent pour nous la société romaine au moment même de cette crise
suprême qui aboutit dans la politique à l'empire, dans la philosophie
au christianisme.
Ces mémoires, ce sont les lettres de Cicéron. Je n'imagine pas en
avoir fait la découverte et ne dirai pas comme La Fontaine : « Avez-
vous lu Baruch? » Nous avons tous lu les lettres de Cicéron; mais il en
est des livres comme des tableaux, qu'il faut regarder à leur jour: il
faut que le lecteur soit préparé lui-même, que son œil, éclairé par
une lumière nouvelle, retrouve dans des lointains effacés, dans des
fonds obscurs d'abord et qui paraissaient sans nuance, des traits, des
contours, des images qui se révèlent peu à peu à lui. L'histoire est le
meilleur commentaire de l'histoire, le lendemain explique ce que la
veille avait laissé obscur, nous en savons tous plus sur les révolutions
que le pacifique abbé Vertot, qui s'était fait leur historiographe en
titre : il n'est rien de tel que d'en avoir vu une pour les comprendre
toutes. — Dans le dernier siècle , un homme d'autant d'érudition que
d'esprit, le président de Brosses, traducteur de Salluste, avait entrepris
la réhabilitation de Catilina, ou plutôt, — car ces jeux imprudens de
l'esprit qui consistent à prendre quelque grand criminel , Robespierre
ou Danton, pour en faire des saints ou des bergers d'idylle, n'affli-
geaient pas alors la conscience publique, —- le président de Brosses ne
croyait pas à la conjuration de Catilina; il faisait ressortir avec beau-
coup de vraisemblance, pour ses contemporains, les monstruosités des
plans qu'on prêtait aux conjurés, l'impossibilité de supposer que des
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 641
1 rimes auxquels on ne refusait pas le bon sens et le courage eussent
n; d'aussi abominables folies; il défendait enfin Catilina en niant sa
(ijuration, et il la niait parce qu'il ne pouvait la comprendre. Au-
hui le moindre écolier entend mieux son Salluste que le savant
in
sident du siècle passé : — nous connaissons tous Catilina; non-seule-
ii[ il a conspiré, mais il a vaincu; il a régné un jour sur Rome sur-
1 >i' et consternée : — ce jour-là la véracité de Salluste a été vengée.
i imagination n'avait donc pas prêté aux conjurés les odieux com-
(ju'il raconte; tout paraissait invraisemblable, faux ou exagéré, il
ntans, pour des lecteurs tranquilles, au sein d'une société calme
j^ulière; aujourd'hui, tout est vrai pour ceux qui sont jetés au mi-
I [ des mêmes complots, qui ont assisté aux mêmes saturnales. 11 n'est
! isqu'à ce ton déclamatoire, tant reproché à Salluste, qui ne vienne
icr aux rapports des deux époques. Qui n'a présentes encore à l'es-
!jt les pompeuses proclamations du gouvernement provisoire, ces
I nds mots vides de sens qu'on jetait au p^euple le plus spirituel de
l'urope? Audace des méchans, perversité des sophistes, crainte et
fiblesse des gens de bien, nous n'avons plus à nous étonner de rien;
Càt ainsi qu'il en a été chez nous! Nous savons comment on émeut le
piple sur un mot, et comment de cette émotion les habiles, avec un
t(ir de main, font une révolution : ils nous l'ont dit eux-mêmes, et
a;c quelle audace! Yoilà les commentaires que l'histoire fournit à
l'istoire, le passé et le présent s'éclairent l'un par l'autre.
1.
.es lettres de Cicéron ont dix-neuf siècles de date; le grand orateur
V ait un demi-siècle avant Jésus-Christ. Ces lettres semblent avoir été
éfites par un homme de nos jours, tant la ressemblance est frappante,
-non-seulement entre les événemens des deux époques, c'est la res-
snblance superficielle, — mais entre les pensées et les sentimens : c'est
S' celle-là que j'insisterai. Je repousserais d'ailleurs, si elle se rencon-
tit, toute allusion à des personnages du jour; ma pensée est plus sé-
r use et la comparaison plus générale. Les personnages avec lesquels
rus font vivre les lettres de Cicéron ne rappellent pas seulement
t elques figures contemporaines , ils ressemblent à tout le monde, et
(acun peut y reconnaître non-seulement son voisin, mais lui-même.
Uihna, ce n'est pas tel ou tel des tribuns de l'Hôtel-de-Ville, c'est la
iirbe des esprits factieux et chimériques,
Ce tas d'hommes perdus de dettes et de crîmes.
] s Catons sont plus rares, j'en conviens; cependant qui ne reconnaî-
tiit, dans ce caractère majestueux et inutile, quelques traits communs
TOME V. 41
(542 REVUE DES DEUX MONDES.
avec ces hommes opiniâtres aussi et sincères dans leur foi politique,
fidèles à la religion du passé jusqu'à ne pas voir les choses du présent.
qui , après César et Lucrèce , croient qu'on peut revenir à Numa et
aux livres sibyllins, — respectables jusque dans leurs erreurs, dont il
est difficile de se servir et plus difficile de se passer : hommes pleins
du regret des traditions et du respect de l'autorité, qui ont sapé les
pouvoirs nouveaux dix-huit années durant , et qui , en aidant à les ren-
verser, ont hâté, sans le savoir, et leur propre ruine et celle de Rome^
— Octave, ce n'est pas seulement le neveu de César, c'est tout homme
qui , arrivé au pouvoir, en comprend dès ce moment les conditions et
veut les réaliser à son profit. — Quant à Cicéron , c'est l'image de lé
France, telle que l'ont faite soixante années de révolution, c'est II
France nouvelle, pleine de lumières et d'esprit, sans principes certai
inquiète, hésitante, doutant d'elle-même et des autres, détestant^
tyrannie, incapable de la liberté, pleine d'élans sublimes, prompte «
désespoir, mais d'une trempe élastique, fléchissant sans rompre, c
chant à s'accommoder au mal quand elle n'a pas su l'empêcher, o:
née à vivre par tous les grands et les petits côtés, achetant, vend
écrivant , conjecturant sur l'avenir, sans fiel ni esprit de vengea
dépensant ses haines en bons mots, inhabile à l'effort de chaque jûi
mais sachant combattre et mourir à tel moment, comme un digne
main : telle est la France, tel fut Cicéron. Devant les assassins envoya
par Antoine, le grand orateur retrouva tout son courage. Sa mort fi
au-dessus de sa vie; elle en rejeta, elle en fit oublier toutes les erreû
et les faiblesses. Les longues vies sont pleines, hélas! de démentis; k
révolutions des empires se reproduisent dans la vie de chacun et pré
sentent des contrastes plus tristes encore sur un théâtre plus réd
De grands seigneurs se font républicains, les jacobins de la terrei
deviennent sénateurs de l'empire ou gentilshommes de la cha
sous la restauration. 11 faut vivre, dit-on, et la moitié de la vie se
à contredire l'autre; il faut vivre, et pour vivre on perd tout ce q
selon le vers énergique du poète, vaut la peine qu'on vive :
Et propter vitam , vivendi perdere causas.
Quand il faut mourir, au contraire, on se retrouve, et l'on se montij
tel qu'on était réellement et au dedans. L'ame prête à quitter le cor)j
se manifeste déjà telle qu'elle sera pour la vie de l'histoire et de X*\
ternité; c'est le dernier jour qui grandit ou qui rapetisse, qui absoij
ou qui condamne. Les anciens demandaient aux dieux non pas seulfj
ment une vie heureuse, mais une mort suffisamment glorieuse. Si
patrie devait jamais périr, souhaitons-lui aussi de ne pas s'affaisser 8i
elle-même, de ne pas disparaître sans bruit et sans gloire de ce moût
■'M
h
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. ÉÂ'S
lie occupa si long-temps cette première place que les Romains
liaient dans le monde ancien!
Origine, instincts et tendances politiques, préjugés même, tout
Hifirme cette ressemblance et cette sorte de fraternité qui nous frappe
litre Cicéron et la France nouvelle. Comme la France issue des flancs
( ce vigoureux tiers-état qui , depuis des siècles, faisait la force du
avs sans prendre part encore à son gouvernement, Cicéron sort de
i ordre intermédiaire des chevaliers romains, qui représentait ce
u on appelle de nos jours les classes moyennes : il rompt les barrières
ui s'opposent à leur légitime ambition, il partage avec l'aristocratie
itiicienne les grandes charges de la république, le gouvernement
lïs provinces, il fait entrer au consulat un homme nouveau. Les hommes
rjuveaux, voilà le tiers-état de la république romaine, voilà la révo-
dion de 1789. On peut voir dans les auteurs du temps quelles ré-
siances, quels combats Cicéron eut à soutenir pour arriver au con-
iiat et faire triompher définitivement la classe qu'il représentait. Plus
i république romaine étendait son empire, plus on voyait à découvert
s vices d'un gouvernement oii l'univers avait été livré à quelques fa-
illies patriciennes. Fortifier le pouvoir en l'étendant, le préserver des
tiaques violentes ou insensées de la multitude en lui agrégeant une
lasse de citoyens nouvelle, active, pleine d'influence, occupant les em-
jlois grands et petits de la magistrature, ayant la ferme des impôts à
iome et dans les provinces : telle fut la pensée politique de Cicéron,
l'tte pensée générale et généreuse que tout homme qui aspire au pou-
oir doit lier aux plans de son ambition personnelle sous peine de
'être qu'un ambitieux vulgaire. Cicéron, parvenu au consulat, ne
Dulait pas y être arrivé seul : il voulait faire entrer avec lui dans le
Quvernement de la république l'ordre entier des chevaliers romains;
se glorifie constamment de leur appartenir; il est leur chef avoué,
îur protecteur en toute occasion, même quand ils ont tort, ce qui est
propre de l'esprit de parti (1). Cette qualification d'homme nouveau
ue ses ennemis lui donnaient avec dédain , Cicéron s'en faisait un
tre de gloire et surtout d'influence : c'étaient de nouvelles forces qui
enaient concourir avec lui au gouvernement. « Ne changerez-vous pas
3 nom obscur et ridicule de Cicéron (2)? » lui demandait-on, et il ré-
(1) Lettre 22. a Voici une autre prétention des membres de l'ordre équestre (il s'agis-
lit d'un bail de ferme à résilier) qui vraiment n'est pas soutenable, que j'ai soutenue
îpendant et réussi à colorer Le sénat, en les refusant, se les serait mis tous à
9s; aussi me suis-je empressé d'intervenir en première ligne; je me suis fort étendu
ir la nécessité de maintenir Tunion entre les deux ordres, c'est le salut de la répu-
lique. »
(2) On sait que cicer signifie pois chiche.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
pondait : « Je le ferai si glorieux, qu'on oubliera son origine. » Aux
patriciens qui lui montraient les images de leurs aïeux, il disait ce
mot, que plus d'un maréchal de l'empire a pu répéter de nos jours
avec la même fierté : « Je suis un ancêtre, moi! »
La carrière politique de Cicéron offre trois parties bien distinctes,
qu'on retrouverait facilement dans la vie de la plupart des hommes
parlementaires depuis 1789 : — dans la première, il attaque le pouvoir;
dans la seconde, il possède ce pouvoir et le défend; dans la troisième,
il se résigne au mal dans la crainte du pire. — A bien aller au fond des
choses, les célèbres plaidoyers contre Verres ne sont qu'une attaque
contre le patriciat , une censure amère des vices et des scandales de
l'administration romaine. Les idées rigoureuses d'ordre et de probité
dans la gestion de la fortune publique ne datent en France que de 89;
elles étaient pareillement , à l'époque de Cicéron , une nouveauté sans
précédens. Verres n'avait guère fait plus ni autrement que ce que tous
les gouverneurs romains faisaient par coutume ou par tolérance. Le
gouvernement d'une province était une sorte de fief financier, où les
patriciens romains allaient puiser ces énormes richesses dont les scan-
dales et les excès étonnent l'imagination. Entre les mains des égoïstes
et des voluptueux, ces richesses fournissaient à la table de LucuUus,
aux jardins de Crassus, aux débauches d'Antoine; les ambitieux s'ffli
servaient pour nourrir, pour amuser, pour* corrompre ce peuple ro-
main , que ses victoires avaient fait le maître du monde. Là comme
partout, la corruption était venue à la suite d'un système électif établi
sur des bases trop larges. 11 est si naturel, lorsque le riche sollicite le
pauvre, le grand le petit, l'homme instruit l'ignorant, que ceux-ci
cherchent à tirer quelque profit d'une situation momentanément in-
tervertie, qu'ils veuillent mettre à prix une chose si hautement prisée! j
Cette corruption inévitable était pratiquée dans des proportions dignes j
de la grandeur romaine. Que sont les dépenses d'un candidat au par^
lement anglais, ou les marchés électoraux reprochés à nos députés, ài **'
côté des profusions de la Rome patricienne? Ceux qui briguaient les' *^^
charges publiques jetaient dans cette poursuite leur patrimoine entier;
il y avait une émulation ruineuse. On donnait au peuple des spectacles.
pour lesquels l'Afrique et l'Asie étaient mises à contribution; on faisait' ï**^f
venir d'Egypte et de Sicile des vaisseaux chargés de blé. César distri-
buait au peuple les trésors qu'il avait amassés dans les Gaules, et lui
léguait par son testament soixante millions de notre monnaie. Ainsi
donc, sous une forme ou sous une autre, ces grandes spoliations se ré-;
pandaient sur le peuple : c'était là le tribut que lui payait l'univers; c'est
grâce aux distributions publiques, aux spectacles, aux largesses desi
patriciens que le citoyen romain menait cette vie oisive et opulente
dont nous retrouvons les traces partout. Les théâtres, les bains, les jeux
m.i
liiepc
''ï ;ir
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 645
lu cirque, les exercices du champ de Mars, les réunions au Forum,
artageaient sa journée; il ne s'occupait guère que de la chose publi-
uc, laissant à ses maîtres le profit et l'honneur de fournir à tous ses
esoins. C'était l'idéal de cet état de fainéantise souveraine qu'on a
oulu ressusciter naguère et nous faire accepter sous le nom dérisoire
c droit au tjravail. Le citoyen à Rome ne procédait pas par des voies
étournéesj il n'acceptait d'autre travail que celui de gouverner le
londe :
Tu regere iraperio populos, Romane, mémento !
n'avait nul souci à prendre de lui-même, la république lui garan-
ssait sa liste civile. — Les dépouilles de l'univers et l'institution de
(esclavage, voilà à quel prix s'alimentait la superbe oisiveté de Rome.
Le procès de Verres , agrandi par le génie de l'orateur, n'était donc
is une cause particulière qui se plaidât à l'écart dans le sanctuaire
(3 la justice : c'était une accusation politique contre l'aristocratie ro-
laine. On voyait, pour la première fois, ouvertes au grand jour, les
)urces impures d'où découlaient tant de richesses. Les provinces dé-
luillées par les concussions étaient les témoins, le peuple le juge, Ci-
;ron l'accusateur; l'accusé, c'était le patriciat romain. Les plus grands
jrsonnages de Rome, les Lentulus,les Scipion, étaient compromis
IMS cette accusation de Verres , à la famille duquel ils étaient alliés.
! ne poursuis point des rapprochemens forcés, mais comment ne pas
^marquer que la plupart des révolutions sont précédées et presque
(augurées par quelque grand scandale judiciaire? Rien ne pervertit
us les idées morales des peuples que de voir les rangs supérieurs de
société atteints et flétris par ces cours de justice dont la mission est
; juger les malfaiteurs vulgaires. ,Cette terrible égalité lève toutes
s barrières du respect. Cest ainsi qu'avant la révolution de 1789 et
lie de 1848, des procès trop fameux sont venus exciter les soupçons
)puiaires et préparer l'explosion des haines sociales.
Après le procès de Verres commence pour Gicéron une phase nou-
ille, et, comme on dit aujourd'hui, la période de gouvernement et de
sistance : c'est la seconde époque de sa vie parlementaire. Parvenu
i pouvoir par ses attaques éloquentes contre le sénat et les patriciens,
ms le voyons occupé à leur rendre ce qu'il avait pu leur enlever
'! force et d'autorité. Cela est triste à dire; mais, excepté pour les
)mmes de guerre, qui, comme César et Napoléon, dominent par
,5 armes et s'imposent plus qu'ils ne sont acceptés, c'est presque tou-
.urs par les voies de la popularité que le pouvoir s'acquiert. On ar-
ve par l'opposition, puis les bons esprits s'éclairent vite à la lumière
!s affaires, et adoptent les maximes qu'ils avaient combattues; car
. ne parle pas des ambitieux qui changert par calcul, criant, 'selon
646 REVL'E DES DEUX MONDES.
la fortune, vive le roi ou vive la ligue, je parle des âmes les plus droites.
Le point de vue a changé pour elles : voir de plus près, c'est voir au-
trement. Voilà comment varient les gens de bien; le public cependant
n'entre pas dans ces explications, et juge sur les paroles du passé :
inattentif et soupçonneux , pour lui , les convertis sont des renégats.
Avouons-le, ces reviremens d'opinion sont la nécessité, mais aussi le
scandale des gouvernemens populaires. A ce régime, l'autorité se dé-
considère vite , et les efforts les plus sincères ne suffisent plus pour
réparer le mal et remettre l'ordre dans les consciences. Comme un
général, après avoir ruiné et démantelé une place par tous les moyens
que lui fournit l'art de la guerre, se hâte, une fois qu'il en est maître,
de fermer les brèches, de relever les remparts et de se fortifier à son
tour contre les attaques qu'il prévoit, ainsi font les hommes arrivés
au pouvoir par l'opposition; mais la sécurité est moins grande pour
eux derrière ces murailles ébranlées, qu'elle ne l'était pour les pre-
miers assiégés : on sait sur quel point doit s'ouvrir la tranchée; eux
mêmes ont appris à ceux qui les attaquent maintenant quelle muraille
il faut battre en brèche, sur quel point il faut donner l'assaut. Toute
ville assiégée finit par être prise : celle-ci en dix ans, cette autre en
dix jours; ce n'est qu'une question de temps. On n'a pas vu en France,
hélas! depuis 1789, une minorité qui, à un jour donné, he soit deve-
nue majorité, une opposition qui n'ait fini par s'emparer un moment
du pouvoir. Chaque opinion a toujours ainsi une chance d'arriver en (
renversant le gouvernement : perspective peu rassurante assurément,
et qui donne à la société à peu près le degré de sécurité que des assié^
gés peuvent goûter à la veille d'un assaut. — Mais enfin attaquer le
pouvoir, le saisir, le défendre à son tour, c'est l'action, c'est la vie,
c'est l'exercice sur le grand théâtre du monde des grandes facultés que
Dieu accorde à quelques esprits d'élite. L'histoire s'en entretient deux
mille ans après, et hors des idées chrétiennes il n'est rien de plus beau
que cette immortalité humaine. « Que pensera de moi l'histoire dans
quelques siècles? s'écrie Cicéron; voilà ce que je me demande chaque
jour et sur quoi je règle ma conduite. » '
Quel triste spectacle, au contraire, suit bientôt ce bruit et cette ar-
deur ! On se fatigue de tant de luttes acharnées, on arrive à une lassi-
tude universelle, on sent de soi-même et des autres un découragement; ^ ^^
sans remède, on ne croit plus à cette pierre philosophale de la poHti-! ii^l
que, l'accord de la liberté et de l'autorité, qu'on a vainement poursui-j f k%,
vie. Le désir du repos, arrivant avec l'âge ou la disgrâce, s'empare d€j **
l'ame et vous livre sans défense à la tyrannie; celle-ci vous promet auj |j|
moins une fin douce et paisible. Alors, au lieu de combattre les fac-
tions, on cherche à se ménager avec elles; on avait démasqué et pua'
Catihna, on flatte César, on espère dans Octave. — Qu'espère-t-on? — ]
liC
i
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 617
Vivre, engraisser les poissons de ses viviers, souper avec quelques
amis en parlant tout bas du pouvoir nouveau qui vous laisse vivre.
« Quant à nous, quoi que ce soit qu'on nous accordé, il faut dire merci. Je
jouis du temps qu'on me donne, je souhaite qu'on m'en donne toujours; cela
ne durera peut-être pas. En attendant, puisque moi, homme de courage et phi-
losophe tout ensemble, j'ai décidé qu'il n'y avait rien de plus beau que de vivre,
je ne puis me défendre d'aimer celui à qui je dois de vivre encore... Je reste
volontiers à table, et j'ai souvent nos deux amis à côté de moi... Nous parlons
alors sans contrainte et de tout. Vous admirez que notre servitude soit si
joyeuse; que voulez-vous donc que je fasse? Faut-il en perdre la santé, me
mettre à la torture?... Je soupe, cela est meilleur, et je ris aux larmes, même
des choses les plus tristes (1). »
Telles sont les trois périodes bien marquées dans la vie de Cicéron :
c'est en vain que, dans ses discours officiels, il cherche à les fondre
en une chimérique unité; je ne sais s'il réussissait à tromper ses au-
j diteurs, mais il ne peut pas abuser les lecteurs de ses lettres : la vérité,
et par conséquent, hélas! la mobilité des opinions, voilà le charme de
ce recueil. Les lettres de Cicéron, en y comprenant un certain nombre
de réponses de ses illustres amis, sont au nombre de près de mille. Il
reste malheureusement peu de lettres antérieures à son consulat et à
la conjuration de Catilina : à dater de cette époque, elles se suivent
avec abondance. Cicéron revient d'ailleurs si souvent sur les événe-
mens de cette glorieuse année de sa vie, que cette perte est moins sen-
sible; c'est surtout dans les lettres à Atticus que l'homme se livre tout
entier, c'est là qu'on voit mieux, dégagées du langage officiel, toutes
les circonstances de détail et les impressions intimes par lesquelles
la tristesse de ces temps touche à la tristesse des nôtres, et nous y
associe en quelque sorte.
Çà et là cependant sont des lettres moins confiantes, adressées à des
hommes publics; elles nous montrent aussi cette pratique de deux lan-
gages différens, que l'on retrouve, à ce qu'il paraît, dans tous les gou-
vememens libres, où l'on a une pensée pour la publicité et une autre
pour les amis, où l'on se moque à table de ce qu'on a dit pompeusement
à la tribune (2). Ce n'est pas dans ces lettres, on le comprend, qu'il
(1) Voyez lettres 463 et 482. Je me suis servi pour les citations de l'excellente tra-
duction de MM. Savalette et Defresne dans la collection Nisard. Les lettres y sont ran-
gées suivant l'ordre chronologique, sans distinction des lettres à Atticus ou des lettres
familières, et des révélations fort instructives sortent souvent de cette nouvelle classifi-
cation.
(2) « C'est à qui , écrit-il , gémira sur la situation ; mais nul n'a garde d'en parler au
Forum.... On s'exprime toutefois avec un incroyable abandon dans les réunions domes-
Uques et à table. Là , nous prenons notre revanche. Les dispositions du peuple pour la
réaction se manifestent surtout dans les théâtres et à tous les spectacles; on y saisit les
moindres allusions. »
648 REVUE DES DEUX MONDES.
faut chercher la pensée de Cicéron, le dernier mot n'y est jamais; avec
Atticus, au contraire, il dit toujours ce dernier mot ou il promet de
le dire; car il craint quelquefois que sa correspondance ne soit ouverte
et lue. « Qui se fait scrupule, dit-il, si vous le chargez d'une lettre de
quelque poids, de l'alléger en en lisant le contenu? Je ne veux pas ex-
poser ma correspondance à être interceptée à Rome; les puissans
sont curieux. » On voit que le cabinet noir date d'avant Jésus-Christ.
Toutefois, avant d'entrer dans le détail même et les nuances d'une
correspondance intime, presque quotidienne, il faut rappeler en quel-
ques mots et prendre dans son ensemble la situation de la république à
cette époque.
IL
Marius et Sylla avaient porté les premiers coups à la constitution:
l'abdication de Syllà n'avait fait que laisser la place libre aux complots
de Catilina, et bientôt à l'ambition irrésolue de Pompée : en conser-
vant tous les noms des magistratures républicaines, le grand Pompée
fut en effet le maître de Rome. Cette époque des deux triumvirats,
qui s'étend depuis le consulat de Cicéron jusqu'à sa mort, est une des
plus singulières que nous offre l'histoire; comment caractériser le gou-
vernement de ce quart de siècle, qui vit l'agonie d'un monde et l'en-
fantement d'un autre? Ce n'était pas encore l'empire, ce n'était plus la
république (1). Auguste allait commencer au Capitole l'empire des Cé-
sars, et bientôt les chrétiens devaient inaugurer, dans les catacombes,
le règne du Christ.
« La cité se meurt en ce moment d'un mal étrange; personne n'est content,
chacun se plaint et gémit : sur ce point, on s'entend à merveille, on crie tout
haut ; mais pour des remèdes , point ; il n'y a plus dans le corps de l'état ni
nerfs ni sang, il a perdu même la couleur et jusqu'à l'apparence de la vie :
tout est en suspens; on parle de dictature, les honnêtes gens font la grimace
à ce mot. Pompée dit tout haut qu'il n'en veut pas; ses amis la réclament pour
lui; la veut-il, ne la veut-il pas? qui peut le dire? Le sénat cependant et sur-
tout les consulaires éclatent en vains murmures. » (46 et lo5.)
Tout fléchissait sous Pompée, en attendant que tout se courbât de-
vant César. Celui-ci, qui savait mieux les chemins du pouvoir suprême,
ne s'adressait pas au sénat jaloux, mais à la multitude; c'est par elle
qu'il vaincra. 11 prête un instant quelque appui à son rival pour pré-
parer, par cet exemple, sa propre grandeur. A côté se place l'insi-
gnifiante figure de Crassus, un de ces hommes médiocres que les
(1) Cicéron était né l'an 107 avant Jésus-Christ. Il fut consul l'an 65 et mourut l'an *t,
ù l'dge de 65 ans.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 649
hommes supérieurs mettent entre eux pour ne pas se heurter: c'est le
premier triumvirat. Puis les deux rivaux cessent de se contraindre;
l'armée de César passe le Rubicon, la république se réfugie dans le camp
de Pompée. Impuissant à tenir la balance entre les deux adversaires,
dont l'un, dit-il, ne veut pas de maître, et l'autre ne veut pas d'égal,
Cicéron se décide pour ce qu'il appelle la bonne cause, sans la moindre
illusion sur ce qui va suivre. « 11 est certain, écrit-il, que le droit est
avec Pompée, mais il est certain aussi que notre ami sera vaincu. »
Puis, après les hésitations qu'explique une vue tellement distincte et
claire de l'avenir, il rejoint Pompée, et bientôt la bataille de Pharsale
donne le monde à César. Cicéron n'imita point le stoïque Caton; il
ne se raidit point contre le sort; sa nature, nous le verrons suffisam-
ment, n'était point montée à l'héroïsme; il se résigna en philosophe et
chercha à apaiser le vainqueur. Pendant que Caton se déchirait les
entrailles à Utique, Cicéron donnait à souper à César dans sa villa de
Tusculum. Il désirait et redoutait depuis long-temps cette entrevue.
Il voulait avoir une explication avec César, justifier sa conduite, faire
de la politique enfin avec celui qui était alors le maître. César lui parla
littérature.
« Eh bien! cet homme si incommode, je suis loin de m'en plaindre en vé-
rité; — il a été charmant. — Il avait avec lui deux mille hommes, cela me fit
trembler pour le lendemain; mais on y pourvut en plaçant des gardes, et les
soldats campèrent dans le jardin... 11 fit une promenade sur le rivage; à la hui-
tième heure, il prit un bain. On lui lut les vers sur Mamurra, mais il ne sour-
cilla point, se fit oindre et se mit à table. Comme il avait pris un vomitif, il
but et mangea avec autant d'appétit que de gaieté , — services magnifiques et
somptueux; de plus, propos de bon goût et d'an sel exquis; — enfin, si vous
voulez tout savoir, la plus aimable humeur du monde. Trois tables abondam-
ment servies étaient préparées dans trois salles pour les intimes de sa suite.
Rien ne manquait au commun des affranchis et aux esclaves; — les affranchis
• principaux furent mieux traités encore. Qu'ajouter de plus? On disait : Voilà
un homme qui sait vivre; — Thôte que je recevais n'est pourtant pas de ceux
à qui Ton dit : « Au revoir, cher ami 1 et ne m'oubliez pas à votre retour! »
C'est assez d'une fois. — D'ailleurs, pas un mot d'afiaires sérieuses, on n'a parlé
que de littérature. — Cependant il a paru charmé de tout, et il était le plus
aimable qu'on puisse imaginer. — Telle a été cette journée d'hospitalité, ou
d'auberge, si vous voulez, qui m'effrayait tant, vous le savez, et qui n'a rien
eu de fâcheux. »
Après la mort du dictateur, Cicéron sembla sortir de sa léthargie :
il lutta contre Antoine avec la même force d'invectives qu'il avait mon-
trée autrefois contre Catilina; mais, pour accabler Antoine, les philip-
piques ne suffisaient pas : il fallait des légions et un général. La répu-
blique ne pouvait se défendre contre un des héritiers te César qu'en se
6o0 REVUE DES DEUX MONDES.
jetant dans les bras de l'autre. Gicéron se rapprocha d'Octave et lui
livra le sénat. Une fois maître de Rome , Octave s'empressa de traiter
avec Antoine; son ambition était plus patiente que celle de César, et il
n'avait pas soumis les Gaules; tous deux formèrent avec Lépide le se-
cond triumvirat. On sait les gages sanglans qu'échangèrent les trium-
virs; la tête de Gicéron. fut livrée à la rancune et aux vengeances d'An-
toine, et aujourd'hui, après que les siècles ont passé sur les mânes
apaisés de ces grands hommes, ce lâche abandon ternit plus le nom
d'Auguste aux yeux de la postérité que l'usurpation de la puissance
souveraine et l'asservissement de la patrie. Je n'écris point l'histoire
de ces événemens : la grandeur du théâtre, la grandeur des acteurs,
la grandeur des historiens, en ont fait l'entretien des générations; la
ressemblance sourde et confuse de l'époque romaine avec les desti-
nées de notre pays depuis cinquante ans se retrouve dans la plus sèche
analyse; il serait puéril cependant de vouloir chercher dans chaque
événement de l'histoire romaine une comparaison exacte, une chrono-
logie qui s'accordât symétriquement avec les faits de notre propre his-
toire. C'est la marche générale des esprits, c'est l'atmosphère où ils se
meuvent , qui sont les mêmes. Ce sont ces rapports que je voudrais
surtout mettre en relief; pour cette œuvre, les lettres de Gicéron sont
d'un incomparable secours; elles nous font vivre dans l'intimité de
ces grands hommes et dans le secret même du temps; elles en reflè-
tent vivement toutes les incertitudes, les variations, le trouble. Ce n'est
pas seulement l'histoire réelle et détaillée des choses, c'est un tableau
animé , une analyse subtile et délicate des maladies morales du siècle
de Gicéron et du nôtre. Gicéron les décrit d'autant mieux, qu'il les res-
sent toutes; on ne naît pas impunément à ces époques de doute univer-
sel et de révolution dans les esprits; le scepticisme et le découragement
atteignent les âmes les plus fortes. Il ne s'agit plus seulement de faire
le bien, chose assez difficile à toute heure, mais de savoir où il est.
L'énergie qu'on eût employée à l'action s'épuise à discourir sur ce
qu'il faut faire. La vertu ne suffit plus à conduire l'homme; les de-
voirs sont douteux et obscurs; le bien, par certaines faces, ressemble
au mal, et le mal a des côtés par lesquels il touche au bien : il faut
mettre de l'esprit dans la conscience , et c'est un hôte dangereux à y
introduire. Un écrivain moderne dépeint en termes pleins d'énergie
cette situation et l'influence déplorable qu'elle exerce sur la conduite
des hommes publics : — « Les personnages politiques de ces époques
de trouble et de révolution sont inévitablement atteints par la con-
tagion universelle; il faudrait vivre dans la retraite pour maintenir
la constance de son caractère , pour être jusqu'au bout loyal roya-
liste ou ferme républicain : mais , pour qui veut arriver et se mê-
ler aux affaires , il faut renoncer à l'apparence" même de la fidéhté;
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 60 1
il faut observer et suivre tous les mouvemens des réactions les plus
(>l)posées, se tenir incessamment préparé à passer d'un camp dans un
autre, enfin saisir le moment décisif pour abandonner la cause qui va
périr, tourner le dos à ses anciens compagnons, au besoin les combattre
ri les persécuter, pour le plus grand profit des nouveaux alliés qu'on
sCst donnés. Cette situation développe des talens et des vices particu-
liers. A ce régime, l'esprit s'aiguise et abonde en expédiens; il discerne
les signes des temps avec une sagacité qui confond le vulgaire; on dirait
un Mohican qui suit une piste à travers les bois; ces hommes pren-
nent sans effort le ton et les allures de chaque parti qui triomphe; ils
semblent n'en avoir jamais connu d'autres. Ne leur demandez d'ail-
leurs ni la constance, ni la probité, ni aucune de ces vertus qui appar-
tif^nnent à la noble famille de la vérité; pour eux, la politique n'est pas
une science dont le but soit la félicité des nations: c'est un jeu exci-
tant, où le hasard et l'habileté peuvent donner la richesse, le pouvoir,
une couronne peut-être, et un autre coup de dé leur enlever aussi la
fortune et la vie (1). »
A ce tableau, tracé de main de maître, ose-t-on dire qu'il manque
un dernier trait? C'est qu'au milieu de la contagion universelle on ne
sent pas son mal; quand tout tourne, il n'y a plus de point fixe qui
vous a\ ertisse de votre propre changement : c'est ainsi que nous sommes
emportés, sans le savoir, par le mouvement de la terre. Voici ce qu'é-
crit Cicéron à un de ses amis : c'est la page de l'historien anglais mise
en maximes d'état.
« Nos principes sont qu'il ne faut jamais lutter contre le plus fort, qu'on
doit se garder de détruire, même quand on le pourrait, les pouvoirs qui se
forment; que lorsque tout change autour de soi, quand les dispositions des gens
(le bien se modifient comme le reste, il ne faut pas s'opiniâtrer dans ses opi-
nions; qu'en un mot, il faut marcher avec son temps.... Lorsqu'en changeant
<le voiles et en déviant, on peut arriver au but de sa course, n'est-il pas ab-
surde de persister, en dépit de tous les dangers, dans la première direction
qu'on aura prise?.... Ainsi, ce que nous devons nous proposer, nous autres
hommes d'état, ce n'est pas l'unité de langage ou de conduite, mais l'unité du
but : tant que les choses se passent entre citoyens sans armes, il faut préférer
le plus honnête parti; mais, quand la guerre éclate et que deux camps sont en
présence, on doit se ranger autour du plus fort, chercher enfin la raison où se
trouve la sûreté : voilà ma politique.»
Cicéron n'avait été amené à cette résignation fatale que dans cette
troisième et dernière période de sa carrière politique dont je signalais
tout à l'heure la tristesse. Il faut pénétrer d'abord avec lui dans la pre-
mière époque de sa vie. Il est juste de montrer par quels services si-
(1) Macaulay, page 72.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
gnalés rendus à sa patrie le grand orateur mérite qu'on ne le juge pas
trop sévèrement, même sur ses propres aveux.
m.
Le grand événement de la vie de Cicéron , c'est la conjuration de
Catilina. A ce titre seul , nous nous y arrêterions déjà avec quelque
préférence; mais ce sont, nous l'avons dit, les rapports du siècle de
Cicéron et du nôtre que nous cherchons à mettre en évidence, et, à
ce point de vue surtout, la conjuration de Catilina mérite qu'on l'étu-
dié avec attention : c'était moins une conjuration politique qu'une
tentative de bouleversement social; on ne proscrivait pas tant les sé-
nateurs que les riches, on ne voulait pas tant s'emparer des magistra-
tures que des fortunes. Écoutons plutôt les conjurés eux-mêmes. Le
discours que nous a conservé Salluste est un programme tout entier
de socialisme : Catilina commence par retracer en quelques traits pleins
d'amertume l'extrême richesse des privilégiés , l'extrême misère du
grand nombre, o C'est pour ces aristocrates, dit-il, que les rois, les na-
tions, les provinces, paient leurs tributs: pour eux seuls les honneurs,
le loisir, la fortune; pour vous le travail , les dangers et la misère;
mais tous ces biens sont à vous, si vous savez les conquérir : c'est
votre patrimoine qu'ils dévorent, c'est votre misère qui fait leur opu-
lence. Leurs palais remplis de statues et de vases d'or et d'argent,
leurs jardins où ils se promènent sous des ombrages épais, resserrent
l'étroite et fétide demeure où vos femmes et vos enfans expirent sur
un grabat. » Puis, après avoir évoqué ces sombres tableaux, qui ont
allumé de tout temps la fureur et la cupidité des classes pauvres , il
leur montre aussi l'infâme capital , qui les tient esclaves et les livre à
la tyrannie de leurs créanciers. « Réveillez* vous , s'écrie-t-il, et faites-
vous vous-mêmes justice ! Qu'on abolisse les dettes, et que les aristo-
crates soient condamnés à rendre gorge! » Toute la science des théories
socialistes se retrouve dans ce discours. On y a devancé les fameuses
doctrines du capital sans intérêt, de l'émancipation du travailleur,
de l'égalité des salaires (1); il n'y manque que la fraternité. Écar-
tez les plis, toujours un peu fastueux, de la toge romaine, essayez
de vêtir ces hommes à la moderne, donnez des habits ou des blouses
à tout cet auditoire d'hommes à longues barbes que Salluste nous re-
présente réunis au fond d'un club, ténébreux, loin des regards de la
police , ramassés dans les sentines de la grande ville , ambitieux re-
butés, gens ruinés, repris de justice ou destinés à l'être bientôt : ne
(1) Corpus liberum habere; — ssevitia feneratorum; — propter raagnitudinem aeris
alicni; — argentum aère solutum. (Sallustii Bellum Catilinarium.)
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 653
1 oirez-voiis pas entrer dans un de ces étranges sanctuaires de la dé-
lagogie que la révolution de février avait ouverts dans Paris, et d'où
: sont élancés, comme de leur forteresse, les hommes du 15 mai et
u 24 juin (1)?
On sait avec quel courage Cicéron dénonça les coupables , les con-
jiidit devant le sénat et précipita leur condamnation et leur supplice,
•endant deux nuits, la ville fut en proie à la terreur universelle. Des
apports annonçaient que les conspirateurs devaient armer les esclaves,
ou lever les jardiniers et les ouvriers des faubourgs, et mettre le feu
ux quatre coins de Rome. Le sénat ordonna aux consuls de veiller
ur la république; Rome était mise en état de siège. Malgré les efforts
les complices que l'insurrection avait au sein même de l'assemblée,
nalgré les orateurs qui soutenaient que le peuple seul pouvait pro-
loncer sur une accusation de ce genre, malgré César, qui , compa-
ant la mort à un sommeil, affectait de trouver la peine trop légère
it voulait sauver les accusés en les condamnant à la prison, le sénat
)rononça la peine capitale. « Jugement sans justice! vengeance sur des
innemis désarmés ! » répétèrent long-temps après les amis de Catilina
;t ses successeurs. Le sénat proclamait Cicéron le père de la patrie, les
adieux le surnommaient le bourreau. Ainsi s'accomplissait cette pre-
mière tragédie, qui, pas plus que les combats de juin et la transporta-
ion des insurgés, ne terminait la guerre sociale. On avait amassé des
deux côtés de nouvelles haines; la vengeance avait un aliment et une
lamme de plus. Catilina , d'ailleurs , qui eût pu se réfugier dans les
jaules , s'était fait tuer sur un monceau de morts. L'histoire garde
quelque pitié pour les factieux qui savent mourir. La guerre recom-
mença bientôt sous d'autres formes : vaincue par les armes , la rébel-
lion se réfugia dans les magistratures électives que le suffrage uni-
jversel lui livrait ; les propositions parlementaires devinrent de vraies
machines de guerre. Sous le tribun Rullus, on présenta une loi agraire
qui rappelle les propositions les plus célèbres de l'année 1848 : c'était
l'abolition du prolétariat. On devait vendre toutes les propriétés mu-
Inicipales, les anciens domaines des rois, les terres et les forêts de
l'état, tout le butin, or et vases précieux, appartenant au trésor pu-
blic, enfin les terres de la Campanie, qui formaient un des revenus
les plus importans de la république. De cet amas prodigieux de ri-
chesses, dix commissaires extraordinaires devaient composer des lots
que le sort assignerait à chaque citoyen sans fortune.
Cicéron réussit à faire rejeter la loi : déjà cependant son courage
mollissait contre ces attaques incessantes; ce ne fut pas sans hésitation
(1) In abditam partem aedium— barbatuli juvenes —omnibus arbitriis proculamo-
tis, — omnes undique sacrilegii, conyicti judiciis, aut pro factis judicium timentes. (Sal-
lustii Bellum Catilinarium.)
()oA REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il livra un nouveau combat aux révolutionnaires. Là où la harangue
officielle ne nous montre que fermeté et résistance, les lettres nous
initient aux agitations de son esprit; on voit les coulisses du théâtre
parlementaire : — « Il y a trois partis à prendre sur la loi agraire : la
combattre, il y a de la gloire au bout; rester neutre , c'est-à-dire aller
faire un tour à Tusculum; parler pour la loi, César espère que je pren-
drai ce parti, et alors paix avec tout le monde, vieillesse tranquille.
Oui, mais que devient mon allocution dans le ïïi* livre de l'histoire de
mon consulat? « Soutiens jusqu'au bout, me dit Calliope, le coura-
« geux et noble rôle oii tu as signalé ta jeunesse et illustré ton consu»
« lat. » Et tout y est sur le ton de ces maximes. — Comment faire? »
En sortant de son consulat, Cicérou jurait « qu'il avait sauvé la ré-
publique. » Nous aussi, combien de fois n'avons-nous pas sauvé la
patrie ? Je ne sais pourquoi ces malades que les médecins sauvent pé-
riodiquement finissent assez vite par mourir. Cicéron remphssait sa
lettre des hommages qu'il se décernait à lui-même : il déclarait qu'il
avait bien mérité de la patrie; il se voyait l'arbitre de la république,
au faîte des honneurs, lorsque l'exil et la ruine étaient à sa porte. Ea
vain ses ennemis, Clodius en* tête, avaient signé un acte d'accusa-
tion contre lui; il comptait les foudroyer de son éloquence. — Le 24 fé-
vrier n'est pas venu plus inopinément. — « Ma confiance est entière,
disait-il (1) : vienne l'accusation de Clodius, l'Italie se lèvera ea
masse, et j'en sortirai plus glorieux que jamais. L'armée des g^ns de
bien et mênie des demi-gens de bien se serre autour de moi. S'il ose
en appeler à la violence, je trouverai dans le zèle de mes amis de quoi
repousser la force par la force; c'^st à qui engagera pour moi sa per-
sonne, ses enfans, ses amis, ses cliens, ses affranchis, ses esclaves, sa
fortune enfin; la vieille phalange des honnêtes gens est toute ardeur! »
On tourne la page, Cicéron est en fuite : un décret de bannissement
est rendu contre lui; des peines sont portées contre ceux qui lui don-
neraient asile. II se cache loin des grands chemins, il erre seul sur le
rivage , attendant que la tenjpête lui permette de mettre la mer entre
ses proscripteurs et lui. Alors il s'écrie, avec ces retours amers sur le
passé qui mettent les infortunes des grands personnages hors de toute
proportion avec celles des cooditions ordinaires de la vie ; « Qui jamais
tomba de si haut, dans une si juste cause, avec plus de ressources
personnelles dans son lalent, ^on expérience et son crédit, défendu
par une plus forte ligue de tous les gens de bien ! Comment oublier ce
que je fus, ne pas sentir ce que je suis! Quels honneurs j'ai perdus!
quelle famille ! quelle fortune ! Rome enfin , et ma gloire avec elle ! »
(1) Lettres 52 et 45.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE.
635
IV.
S douleurs de l'exil , la plus amère peut-être est ce mécontente-
M intérieur, cette plainte qui s'élève au fond du cœur contre les
is qui n'ont pas su nous sauver, — amis imprévoyans ou faibles qui
|t laissé venir le péril ou ne l'ont pas conjuré. — On se sent presque
r lins sévère contre les ennemis qui ont précipité votre ruine : ceux-là
c moins ne vous ont pas trompé. Cicéron n'échappait pas à ce besoin
c récrimination; il s'accusait, il accusait le fidèle Atticus. « Vous avez
tl it su , lui écrit-il , et pas un mot n'est sorti de votre bouche. Ne me
Ircez plus de vos belles paroles; votre amitié eût dû être non plus
4jicère, mais plus active. »
111 ne s'agissait pas cependant de revenir sur le passé. Si l'amitié n'a-
jit pas été active, la haine des ennemis l'était toujours et poursuivait
victime. A peine en sûreté, hors de l'Italie, Cicéron apprit que dans
pillage de sa maison ses papiers avaient été enlevés. Quelques re-
s rétrospectives du temps en publiaient de nombreuses copies. « Je
s consterné de ce discours qui se répand, écrit-il. Oui, parez le coup,
I est possible. Je l'ai fait dans un mouvement de colère. J'avais été
voqué; mais je l'avais supprimé avec tant de soin, que je ne croyais
8 qu'il en restât une seule copie. Au reste , comme l'écrit est d'une
^ligence de style qui ne m'est pas ordinaire, je crois qu'il sera facile
î le désavouer. Désavouez-le donc, si d'ailleurs ma position n'est pas
DS remède. »
Cicéron , on le voit , avait cette maladie qui tourmente l'exilé et lui
e même la douceur du repos, — l'attente : il écoutait les moindres
^ts de Rome, et à chaque mouvement de la place publique, à chaque
libération du sénat , il s'imaginait qu'on allait décréter son rappel,
«ennuis de tous genres, des embarras de fortune, venaient ajouter
8on malheur. Ses biens avaient été confisqués, ses maisons pillées ou
eées; Terentia sa femme, et sa fille, sa chère Tullie, ne vivaient que
* secours précaires obtenus de ses amis. Des grandeurs de la vie po-
lîque il tombait dans les soins étroits et petits des conditions malai-
«s; ses lettres trahissent la tristesse profonde de son ame; la dou-
ur du père de famille s'y mêle partout aux. regrets de sa disgrâce. —
^J'ai reçu vos trois lettres, écrit-il à Terentia et à Tullie, et les ai pres-
iio effacées par mes larmes; le chagrin me tue, et je souffre moins
icore de mes maux que des vôtres et de ceux de nos enfans. Vous
(S bien malheureuses, mais je suis plus malheureux que vous; car,
la peine est pour vous tous , la faute est à moi seul. Le difficile
tait de me chasser, ce n'est rien que de m'empêcher de revenir,
outefois, tant que vous conserverez de l'espoir, je me tiendrai prêt. »
6o6 REVUE DES DEUX MONDES.
Cicéron cependant n'était point oublié de ses amis. Ils travaillaient
activement à lui faire rouvrir les portes de Rome, et dix-huit mois
après il rentrait dans sa patrie. On sait comment se font les restaura-
tions; le même peuple qui avait chassé de Rome le grand consul se
pressait sur son passage. Les villes envoyaient des députations pour le
féhciter. «Enfin, de la porte Capène, dit-il, j'aperçus les degrés des
temples couverts d'une masse de peuple qui me témoignait sa joie par
des acclamations qui ne cessèrent point jusqu'au Capitole. » Dans le
Forum , même affluence de citoyens. Il harangua le peuple, et, malgré
la modération de ses paroles, les partisans de Clodius furent insultés et
hués. Le sénat, de son côté, s'occupait de lui faire restituer ses maisons
et ses biens. Contenu par cet espoir, Cicéron, loin de triompher de son
rappel, observait une conduite prudente et ménageait tous ceux de qui
pouvait dépendre la restitution qu'il sollicitait. Il rend compte d'une
délibération importante au sénat.
« Moi, je me tais d'autant plus que les pontifes n'ont encore rien décidé pour
ma maison. S'ils annulent le séquestre, j'aurai un terrain magnifique, les con-
suls feront estimer ce qui était dessus et démolir ce qu'on y a élevé; on éva-
luera tout ce que j'ai perdu... Les consuls m'ont adjugé à dire d'experts 2 mil-
lions de sesterces (230,000 francs) pour le sol de ma maison. Du reste, ils ont
taxé très peu généreusement ma maison de Tusculum à 200,000 sesterces et
celle de Formies à 250,000. Tout ce qu'il y a d'honnêtes gens et de bas peuple
même blâme cette mesquinerie; ceux qui m'ont rogné les ailes ne veulent pas
qu'elles repoussent. »
Au fait, Cicéron devait se trouver heureux de recouvrer à peu
près sa fortune entière; les premiers proscrits, au temps de Sylla,
avaient été traités tout autrement. Leurs biens avaient été vendus au
profit des proscripteurs ou distribués à la populace. Quand la dictature
de Sylla eut cessé, les enfans des proscrits purent rentrer à Rome;
mais , comme les émigrés en France à l'époque du consulat, ils y ren-
trèrent pauvres et dépouillés- Les lois qui les avaient spoliés furent
maintenues, et les ventes déclarées inviolables. Cicéron prêta l'appui
de son talent à cette transaction révolutionnaire : il s'opposa à ce qu*
les domaines nationaux, comme on les appelait déjà, pussent être re-
vendiqués; il prononça un très beau discours pour exhorter ces mal-
heureux à la résignation. Ce discours, il l'avait oublié sans doute,
quand il eut à plaider pour sa maison.. On le voit épuiser toutes les sub-
tilités de la dialectique pour établir que la consécration n'avait pas été
faite régulièrement : il suppute le prix des moellons et des briques, et
marchande jusqu'au dernier as. Ainsi, dans les révolutions, toujours
deux poids et deux mesures, même pour les esprits les plus droits.
Cicéron avait d'ailleurs repris ses études littéraires et ses travaux du
barreau. De nombreux cliens remplissaient chaque matin sa demeure,
m
CN PARALLÈLE HISTORIQUE. 657
et le protégeaient au besoin contre les insultes des partisans de Clodius;
mais son.ame, excitée par les émotions \ives de la politique, dévorée
par cette saveur acre qui irrite comme un poison ceux qui sont bannis
des affaires, ne lui permettait plus de reprendre intérêt à ce qui avait
fait autrefois et sa joie et sa gloire. — « 11 faut que je vous avoue, mon
clier frère, écrit-il, ce que je voudrais me cacher à moi-même : c'est
un supplice cruel que de penser qu'il n'y a plus pour moi ni répu-
blique ni magistrature, que je dois consumer dans les vains travaux
du barreau ou employer à des études purement littéraires le temps
de ma vie où il m'appartenait de jouir d'une autorité puissante au
sein du sénat! C'est une torture que de me voir réduit à l'inaction en
face de mes ennemis, et quelquefois même contraint de les défendre,
de n'avoir plus enfin la liberté ni de ma pensée, ni de ma parole, ni
de ma haine ! »
Au fond, il était tout entier aux affaires publiques; il cherchait à se
ménager entre Pompée et César. La chose était plus facile en ce mo-
ment, car ces deux ambitions avaient fait trêve, et Pompée se rendait
garant auprès de Cicéron de la modération et du désintéressement de
son rival. Cicéron profitait avidement de l'autorisation que Pompée
lui donnait de se rapprocher de César et plus sans doute que le pre-
mier ne l'eût voulu. 11 voyait souvent César, il concertait ses discours
avec lui et lui recommandait ses amis; il s'occupait même d'un poème
sur l'expédition de César dans la Grande-Bretagne. Ce n'était pas la
poésie, mais la politique, qui était sa muse inspiratrice. Cette conduite
ne manquait pas de censeurs. « On m'accuse de palinodie, dit-il, pour
les éloges que je donne à César. Les gens de bien, mon ami, ne sont
plus ce qu'ils ont été un jour. La décadence se voit non pas seule-
ment sur les visages, qu'il est pourtant si facile de faire mentir, mais
dans le langage et dans tous les votes du sénat; c'est donc une néces-
sité pour les citoyens sages , au nombre desquels je veux que l'on me
compte, de changer à leur tour de marche et de système. Platon , qui
fera toujours autorité pour moi, le prescrit positivement. Ajoutez que
les procédés vraiment divins de César pour moi et pour mon frère m'en
font un devoir. Comment d'ailleurs, après un bonheur comme le sien
et tant de victoires, ne pas lui rendre hommage? »
César venait en effet, après plusieurs pourparlers, de lui offrir le
gouvernement de la Cilicie. Tout en regrettant de s'éloigner du grand
jour de Rome et du théâtre de la politique, Cicéron espérait trouver à ces
frontières reculées de l'empire romain quelque occasion de guerre qui
lui donnât ce qui avait toujours manqué à son ascendant , l'autorité et
la gloire militaire. Rien de plus curieux que la lettre qu'il écrivait
quand l'affaire n'était pas encore décidée; on la dirait de quelque per-
TOMK y. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
sonnage du jour, bien décidé à priver la république de ses service*
tant que la république ne voudra pas les accepter.
« Oui, je désire, et depuis long-temps, visiter Alexandrie et l'Orient; mais
accepter une telle mission, dans de telles circonstances et de telles mains, gare
les propos de nos gens de bien! Que diront-ils en effet? Que Tintérêt m'a fait
transiger sur mes principes; Caton surtout va se répandre en reproches, Caton,
dont je compte la voix pour cent mille ! Le mieux , je crois , est d'attendre et
de voir venir. Si on me fait des avances, je serai à mon aise et me consulterai,
et puis, souvent on a bonne grâce à refuser. Ainsi , dans le cas où on vous en
toucherait quelque chose, ne dites pas non absolument. »
Cicéron partit pour la Cilicie; à peine y était-il qu'il comptait déjà
les jours qu'il devait y passer. Ses préoccupations, ses intérêts, ses re-
grets étaient à Rome. Il faut voir dans ses lettres avec quelle impor-
tunité il exige de ses amis des nouvelles de chaque jour, des détails
minutieux sur tout le monde. « Que fait Pompée? que dit César? que
devient la république? » et quelquefois aussi : a Comment fait-on pour
se passer de moi (1)? »
V.
La patience de Cicéron fut bientôt à bout. Il revint à Rome sans at-
tendre l'arrivée de son successeur. La guerre civile allait éclater : peut-
être avait-il espéré aider à une réconciliation, servir de médiateur
entre César et Pompée; mais voilà que tout à coup il s'arrête obstiné-
ment aux portes de Rome : une étrange ambition avait envahi son ame
tout entière. S'il entrait à Rome, il ne pourrait plus prétendre aux
honneurs triomphaux, et ces honneurs, il les voulait à tout prix; il ne
s'agit plus alors de la république qui va périr, des légions de César
qui passent le Rubicon, de la liberté qui doit trouver son tombeau à
Pharsale : il s'agit de sa vanité !
Cicéron avait remporté quelque mince avantage sur les Parthes en
Cilicie. Il avait été salué imperator par ses soldats sur les bords de
rissus, précisément, comme il a soin de nous l'apprendre, aux mêmes
lieux où Alexandre défit Darius. Il demandait que le sénat sanctionnât
sa gloire et lui accordât les honneurs triomphaux (2). Caton se mo-
(1) On lui faisait arriver tous les Journaux du temps; un de ses amis lui écrit: « Vous
trouverez dans le journal que je vous envoie les opinions individuelles comme elles ont
été prononcées au sénat. Prenez ce que vous voudrez. Il y a beaucoup à passer, les nou-
velles de théâtre, les funérailles, et autre fatras. Le bon toutefois y domine. »
(2) Ce n'était pas le triomphe, mais ce que les historiens ont appelé le petit triomphe,
des félicitations solennelles et une entrée publique où ne figurait pas cependant l'armée
victorieuse.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 659
|;iit publiquement de ses prétentions; César, au contraire, l'habile
u% lui promettait de parler en sa faveur. On éprouve une secrète
à voir Cicéron poursuivre opiniâtrement sa demande avec un
mge singulier de vanité et de moquerie de cette vanité même-
■ m; disposition à ne pas prendre au sérieux ses propres désirs est un
^ symptômes les plus certains des époques de décadence. On pour-
rit des plaisirs dont on sait le vide, on est malheureux de ne pas ob-
feiir, et ce qu'on obtient n'a plus de charme. Tout en importunant
$5 amis de ses prétentions, Cicéron fait l'esprit fort; il se raille agréa-
iîinent des honneurs triomphaux. Quelle misère pour un philosophet
i n'a pas parlé autrement à la dernière assemblée constituante de
s décorations, misérables hochets de la vanité!
(( Peut-être me demanderez- vous comment il se fait que je tienne tant à ce.
ne sais quoi d'honneurs triomphaux que j'attends du sénat? Je répondrai
ec franchise que, s'il est un homme au monde que sa nature et plus encore,
le sens, ses réflexions et ses études éloignent du goût d'une vaine gloire et
s applaudissemens du vulgaire, cet^i homme, à coup sûr, c'est moi; mais il
est impossible de ne pas mettre un grand prix à l'opinion du sénat et du
bple, et aux témoignages qui la peuvent mettre en évidence... Je vous de-
Btnde d'employer tous vos efforts pour que les félicitations du sénat me soient
cernées avec le plus d'éclat et de promptitude possibles, »
,iàux époques fermes et sincères rien de pareil : alors on croit et on
nk sérieusement, on ne se moque pas de ses propres sentimens; l'es-
;t d'analyse n'a pas détruit par avance la valeur des biens quon a
rtihaités; on n'outrage pas sa propre idole. Les distinctions et les hon-
Burs ont plus besoin encore du respect de ceux qui les obtiennent
ne des hommages de la foule. Voyez comme Saint-Simon parle du
)rdon bleu : quelle ardeur sincère dans ses désirs! quelle constance,
elle foi dans son ambition, dans sa jalousie même! Il n'affecte pas
Il philosophie de Cicéron, il hait les rivaux qu'on lui préfère, il les:
énigre : « Le cordon bleu est profané , dit-il , on vient de le donner à
l. ***! » Mais on ne profane que les choses sacrées, et le lendemain
aint-Simon est aussi ardent à sa poursuite que la veille. Voici , au
ontraire, un illustre écrivain de nos jours qui, comme Cicéron, arrive,
ar les lettres et l'éclat de son talent , au gouvernement de son pays i
( st encore du cordon bleu qu'il s'agit. Après la guerre d'Espagne,
11 1823, M. de Chateaubriand pensait avoir mérité le cordon bleu^
A) roi le lui faisait attendre, à tort, je crois : le service qu'il venait
le rendre était immense; mais voyons comment il demandera ces
lonneurs triomphaux de la restauration. Avec le respect de Saint-
^imon ou avec les railleries de Cicéron? croira-t-il le premier à ce
ju'il désire, ou se montrera-t-il esprit fort? Hélas ! j'ai dit en commen-
660 REVUE DES DEUX MONDES.
çant que nous avions plus les pensées et les sentimens des Romains
de la décadence que des Anglais du xvn* siècle, faut-il dire que des
Français de Louis XIV, de nos grands-pères eux-mêmes! Qu'on en
juge : « Nous nous soucions d'un cordon bleu comme des nœuds du
ruban de Léandre, dit l'auteur du Congrès de Vérone (car c'est dans un
ouvrage historique qu'il s'explique ainsi); nous ne nous mesurons pas
à l'aune d'un bandeau de soie..., mais nous sommes sensible à l'injure;
cette zone bleue dont on aurait remarqué l'absence sur notre poitrine
aurait prouvé que les autres rois s'étaient trompés en nous conférant
leurs premiers ordres... » Et il ajoute : «Ces misères à l'époque du
renversement des trônes font pitié (1)! »
Cicéron fut moins heureux d'ailleurs que M. de Chateaubriand, qui
força la main à Louis XVIII , et eut son niban de Léandre. Cicéron
n'obtint pas les honneurs triomphaux; il en resta brouillé avec Caton,
qui lui rendait Justice sur son intégrité, sa modération, sur tout enfin,
excepté sur l'éclat de sa victoire; mais laissons là les puérilités des
grands hommes.
L'esprit de Cicéron était trop sagace pour ne pas voir l'imminence
de la guerre civile. A Rome, tout était tumulte et sédition : les par-
tisans de Pompée et ceux de César commençaient la guerre avant leurs
chefs. Quelle guerre ! Les clameurs , les insultes , les luttes corps à
corps étaient passées de la place publique dans l'enceinte du sénat.
Qu'était devenue cette sagesse majestueuse qui faisait dire à l'envoyé
de Pyrrhus qu'il avait parlé à une assemblée de rois? On interrom-
pait les orateurs par des cris, des sifflets, par des hurletnens, pour me
servir de l'expression qu'employait dernièrement le président d'une
assemblée tumultueuse aussi. Ici cependant il y a un trait de plus;
écoutons Cicéron :
« Notre ami parla hier , ou plutôt voulut parler; car , dès qu'il se leva , la
bande des Clodiens fit tapage , et durant tout le discours ce fut un concert de
vociférations et d'injures. Après quMl eut conclu, car, il faut le dire à sa louange,
il tint bon jusqu'à la fin, disant tout ce qu'il avait à dire et commandant par-;
fois le silence avec autorité, — après donc qu'il eut conclu, Clodius se leva à son
tour; mais alors les nôtres firent un tel bruit, par représailles, que notre homme
en perdit les idées , la voix , la couleur. Cette scène a duré depuis la sixième
heure jusqu'à la huitième. Les injures et les vers obscènes sur Clodius et Clodia
ne furent pas épargnés. Vers la neuvième heure, et comme à un signal donné,
voilà les Clodiens qui se mettent à cracher sur les nôtres. Nous perdons pa-^
tience. Ils font un mouvement pour nous expulser; mais les nôtres les chargel "
et les mettent en fuite : Clodius est précipité de la tribune , moi je ra'esquii
de crainte d'accident. »
(1) Congrès de Vérone, vol. II, ch. vi.
UN -PARALLÈLE HISTORIQUE. 664
Cependant en Italie, des Apennins aux rivages de la mer Tyrrhé-
lienne, les chemins se couvraient de soldats. Les vétérans de Sylla
agitaient dans les campagnes, on armait les affranchis et les esclaves,
iuel parti prendrait Cicéron"? Bien que ses vœux fussent pour la cause
le Pompée, il délibérait en règle sur cette question; il la plaidait vis-
i-vis de lui-même et de ses amis avec une abondance intarissable; il
pn connaissait le fort et le faible, et de tout cet amas d'argumentations
fcontradictoires il lui restait ce qui reste des longues délibérations,
l'incertitude. César marchait sur Rome; il s'était déjà emparé des villes
pie la côte. « Est-ce d'un général du peuple romain que nous parlons ou
id'un autre Annibal? s'écriait Cicéron. Quoi! avoir une armée à soi dans
la république, s'emparer des citoyens romains, ne rêver qu'abolition
des dettes, proscriptions, etc.!» Cependant le général romain marchait
Icomme Napoléon au retour de l'île d'Elbe. Les populations des cam-
jpagnes se soulevaient et se rangeaient sous ses aigles. Les consuls
'avaient abandonné Rome. « Pompée fuyant est un spectacle qui a re-
mué toutes les âmes, » disait Cicéron; lui-même cependant se prépa-
jrait aussi à quitter Rome : on y craignait déjà les horreurs du pil-
lage et de l'incendie. Toutes les femmes de distinction avaient quitté
la ville : Terentia et Tullie s'étaient réfugiées dans une de leurs maisons
I de campagne, à Formies. Des quartiers entiers étaient déserts. Chacun
était en proie à ces soucis de fortune , à ces préoccupations de la vie
matérielle, si bien connues du Paris de février et de mars 1848. Per-
sonne ne payait plus; la monnaie se cachait; le change de l'or était
monté à un taux extraordinaire. Cicéron envoyait sa vaisselle chez le
fondeur. — a Assurez-vous au moins qu'il n'y ait point d'alliage dans
l'or de Cœlius, écrit-il. C'est bien assez de tant perdre sur le change
sans perdre encore sur l'or. Je vous en conjure, cherchez, rassemblez
chez moi tout ce qui peut être de défaite , meubles ou vaisselle, et le
peu qu'on en tirera, mettez-le en sûreté. » Il ne pouvait rien obtenir
de ses débiteurs. « Egnatius ne manque pas de bonne volonté, écrit-il,
et il reste fort riche; mais les temps sont si durs, qu'il ne peut pas
même se procurer l'argent qui lui est nécessaire pour partir : on ne
trouve nulle part à emprunter et à aucun taux. »
VL
Plus le moment de prendre une détermination virile approchait,
plus Cicéron comprenait que l'opinion de ses amis et sa propre con-
science l'attachaient aux destinées de Pompée et du sénat, plus aussi ,
par une réaction naturelle chez les gens en qui les facultés de l'esprit
l'emportent sur l'énergie du cœur, il recherchait les prétextes qui pou-
vaient le retenir en Italie. Pourquoi Pompée avait-il fui? Pourquoi,
662 REVUE DES DEUX MONDES.
en livrant Rome à son rival , lui avait-il livré l'apparence et je ne sais
quelle image de la république même contre laquelle il était impie de
s'armer? Toute la doctrine moderne et quelque peu matérialiste qui
ne voit dans la patrie que le sol, toutes les théories qui ont dicté les
sanglantes lois de proscription contre les émigrés sont déjà dans les
lettres de Cicéron; nous y retrouvons ce reproche adressé à tous ceux
que les discordes civiles forcent à chercher un refuge à l'étranger:
s'ils quittent le pays, c'est pour lui apporter bientôt les malheurs de
la guerre civile, pour y rentrer à la suite des étrangers, des barbares;
le nom des Cosaques nous vient presque.
« Si Pompée a de'serté Tltalie, ce n'est pas la nécessité qui Ty forçait; sa
pensée, dès le commencement , croyez-moi , a été de bouleverser la terre et les
mers, de jeter sur Fltalie des flots de peuples sauvages, et de les mener ainsi
à la conquête de Rome. Un pouvoir à la Sylla , voilà ce qu'il envie; vienne
l'été, et vous verrez la malheureuse Italie foulée aux pieds par des soldats et
des esclaves en armes... Allons, disent nos amis, et en bons citoyens portons la
guerre en Italie par terre et par mer. Leur dessein , il est manifeste; ils veu-
lent affamer Rome et l'Ifalie, puis dévaster et brûler tout. Si c'est un crime
que de laisser dans le besoin ses vieux parens, quel nom donner à ces fureurs
de nos chefs, qui vont faire périr par la faim la patrie elle-même, la plus vé-
nérable et la plus sacrée des mères? Ce n'est pas seulement mon imagination
qui s'en épouvante; j'ai tout entendu de mes oreilles. Ces vaisseaux qu'on ras-
semble de tous côtés, d'Alexandrie, de la Colchide, de Tyr, de Rhodes, etc.,
c'est pour intercepter les convois destinés à l'Italie.... Et moi, à qui on a donné
les noms de père et de sauveur de la patrie, j'appellerais sous ses murs les
Gètes, les Arméniens et les barbares habitans de la Colchide (1) ! »
Et cependant il fallait partir pour rejoindre Pompée; on n'envoyaït
pas à notre héros des quenouilles, comme aux émigrés retardataires
lors de la première révolution, mais la désapprobation et les murmures
de ses amis allaient toujours croissans. Après avoir craint de partir,
Cicéron craignait de partir trop tard : il savait quel accueil défiant l'af-
tendait dans le camp de Pompée. Là comme à Coblentz, on établissait
des dates et des catégories de dévouement; nulle irrésolution de l'an-
cien consul n'avait échappé à ses amis. 11 craignait le premier regard
de Pompée comme celui de Méduse, disait-il. Malheur à qui, dans les
discordes civiles, ne peut pas trouver dans l'honneur, dans sa conscience^
dans les antécédens de ses pères ou de sa propre vie, les motifs déter-
minans de sa conduite! On se décide dans la vie ordinaire, on juge un
procès avec sa raison; mais, lorsqu'il s'agit d'allumer la guerre dans sa
patrie, la raison aux prises avec de redoutables problèmes est impuis-
sante à inspirer ce courage résolu, cette ardeur de la volonté nécessaires
à de si rudes épreuves; les devoirs sur lesquels on délibère sont biefl
{!) Lettres 340-45, 357.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 663
- d'être désertés. Ce n'est guère par l'argumentation qu'on arrive
dévouement et au sacrifice; aussi est-ce avec une sorte de désespoir
<\ç Cicéron s'écriait: «J'agis contre tous les enseignemens de l'his-
K; et contre ma propre pensée. Si je veux partir, d'ailleurs, c'est
tins encore pour aider une faction dans ses violences que pour ne
[i être témoin des violences de l'autre. Ne croyez pas qu'on s'arrête
€ chemin. Ne les connaissez-vous pas tous aussi bien que moi, les Cé-
triens? Ne savez-vous pas qu'il n'y a plus de lois, plus de magistrats,
I is de justice? que les fortunes particulières et la fortune publique
1 suffiront pas aux débauches, aux profusions et aux besoins de tant
i misérables qui manquent de tout? Donc, atout prix, je veux m'em-
irquer. Sortons donc de ces lieux et partons, n'importe par quelles
lers, par où il vous plaira , mais partons; rien ne peut plus me rete-
ir.... si tel est toutefois votre avis, » ajoute-t-il. Et il écrivait en même
l|inps à un ami de César : « Partir sans votre aveu, c'est à quoi je n'ai
;inais songé. Vous connaissez mes petites propriétés; il faut bien que
j vive, pour n'être pas à charge à mes amis, et je me tiens plus vo-
jntiers dans celles qui bordent la mer; c'est ce qui a fait croire à un
jpart.... » Puis cependant il a quelque honte du mensonge, car l'irré-
^lution en donne toutes les apparences , et il continue : « Je n'y ré-
bgnerais pas trop peut-être, si le repos était au bout; mais guerroyer
[; me battre contre un homme qui doit être assez content de moi, et
pur un homme que je ne contenterai jamais! »
I Peut-être fallait-il à ce caractère irrésolu une impulsion étrangère
^ quelque événement imprévu qui décidât pour lui : ce fut la crainte
je ne pouvoir plus partir qui détermina son départ. Antoine, instruit
je ses projets, lui signifia qu'il avait l'ordre de César de le retenir en
alie. Alors seulement Cicéron voulut sérieusement partir, et partit en
fi'et. «A défaut de vaisseau, je prendrais plutôt une nacelle pour me
auver de ces mains parricides. Je suis piqué au vif. . . »
La bataille de Pharsale lui rendit bientôt sa liberté. 11 ne suivit ni
iaton à Utique ni les fils de Pompée en Espagne; il croyait avoir suf-
isamment acquitté sa dette envers le sénat, et se hâta de revenir en
talie. Tout dans le camp de Pompée avait choqué cet esprit sage et
nodéré. « Je me suis éloigné de Pompée, et ne m'en repens pas :
^'étaient des projets atroces, un pêle-mêle effroyable avec les barbares,
a proscription arrêtée non par tête, mais par masse, les biens de tous
:eux qui sont restés là-bas regardés comme un butin légitime. » Ces
;)révisions étaient bien vraisemblables. Dans les momens de réaction ,
\m veut parler de modération et d'indulgence devient suspect à son
propre parti; la multitude est maîtresse.
664 REVUE DES DEUX MONDES.
VIL
Après quelque séjour dans l'une de ses villas, Cicéron prit la résolu-
tion de revenir à Rome. Il eût bien voulu faire aussitôt sa paix ave(
César; mais le vainqueur de Pompée s'oubliait dans les bras de Cléo-
pâtre. Gomme au plus fort des mauvais jours de 93, la grande ville of-
frait aux personnages consulaires compromis aux yeux des vainqueur;
une retraite et une obscurité que la province n'aurait pu leur donner
— « La licence du glaive est partout; cependant c'est sur les bordi
étrangers que les attentats se renouvellent le plus efl'rontément : voilî
ce qui me fait rester à Rome. A l'exil, j'ai préféré ma famille et mer
chez moi, si on peut dire d'ailleurs qu'il y a un chez soi dans les temps
où nous vivons , et que quelque chose vous appartient. On mesun
en ce moment toute la campagne de Veies et de Capène pour la par-
tager au peuple. 11 n'y a pas bien loin de là à ma villa de Tusculum
mais je ne veux pas m'en préoccuper, je jouis de ce qu'on me laisst
jusqu'au dernier jour (1). » Cicéron cependant avait déjà réussi à
faire pardonner sa courte apparition au camp de Pompée; peu à pei
il rentrait en faveur auprès des puissans du jour. Les derniers Pu,
péiens qui venaient après lui implorer la clémence et la générosité d
vainqueur trouvaient en lui un protecteur utile et chaleureux. Qui n'î
admiré la célèbre harangue pour Marcellus, et cette incomparabl
éloquence qui n'est surpassée que par la généreuse clémence du vain
queur? Ce fut une de ces grandes scènes comme l'antiquité nous er
offre, et pour lesquelles me manquent malheureusement les compa
raisons que je cherche dans les temps modernes. Marcellus s'étai
jeté aux pieds de César, le sénat se leva tout entier, comme un seu
homme, tendant les bras vers le maître : « César se sentit vaincu, mais
moi, dit Cicéron, je fus plus vaincu encore par la magnanimité df
César. C'est le premier beau jour dont nous sommes témoins depuis
nos misères; ce jour m'a paru si beau, que j'ai cru y voir comme
une nouvelle aurore de la république. »
Dès ce moment, Cicéron renonça à la lutte, et, sans renier ses amis.
se laissa prendre peu à peu à l'attrait de ce grand homme, « qui n'aime
que les hommes supérieurs , en sorte que son amitié est une gloire.
La résignation, cette triste et dernière vertu des vaincus, voilà la déesse
dont Cicéron embrassa les autels. 11 accepta le gouvernement de fait,
comme nous disons; tout au plus si son opposition modeste et pru-
dente s'échappait quelquefois en plaisanteries et en mots satiriques.
Ces propos de table valaient ce que valent les épigrammes des jour-
(1) Lettres 463-476.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 665
aux ou les caricatures du Charivari; César en riait lorsqu'ils étaient
laisans.
Cicéron ni la société de son temps n'avaient au fond de l'ame ces
octrines qui soutiennent encore l'homme, quand les événemens de
i vie semblent l'avoir terrassé. — Nulle croyance religieuse dans les
sprits; le paganisme se mourait comme la république, et le chris-
janisme n'était pas encore né. C'était comme un interrègne de Dieu.
Les esprits erraient dans cette profonde nuit dont les ombres re-
doublent aux heures qui précèdent le lever du jour. La religion qui
avait fondé Rome, consacré par quelque prodige chacune de ses in-
stitutions, qui lui avait promis et donné l'empire du monde, cette re-
ligion avait disparu. César avait pu dire en plein sénat, dans son dis-
cours contre Catilina, que rien ne subsistait de l'homme après la mort,
et que les enfers étaient de vaines fables auxquelles le peuple môme
ne croyait plus. — 11 n'y croyait plus en etîet; les antiques cérémonies
n'étaient plus pour le Romain que des formes vides, qui avaient cessé
de lui imposer. Le culte des vestales, le feu sacré, image visible et
symbole de la ville éternelle, avaient encore quelque pouvoir sur
l'imagination; ils n'en avaient plus sur l'ame et la conscience.
Et cependant, en ces temps-là même, les doctrines rigoureuses et
sublimes de Zenon triomphaient dans quelques âmes d'élite. Le stoï-
cisme est la protestation la plus éclatante de l'esprit humain en faveur
de sa propre dignité, l'acte le plus énergique de sa puissance. Les
systèmes matérialistes enchaînent l'homme à la terre et y confinent sa
pensée. Larehgion l'enlève jusqu'au ciel; mais, là aussi, la grandeur
qui lui est propre se perd et s'anéantit dans l'infinie grandeur. — Je ne
sais par quelle vigoureuse et sublime spontanéité le stoïcisme élevait
et soutenait l'homme dans une région particulière, à une hauteur qui
n'est pas le ciel, et où la terre a déjà disparu : par une inconséquence
qui fait sa gloire, le stoïcisme méprisait les choses de ce monde sans se
sentir enflammé pour celles de l'autre. Parvenu à ces sommets de la
pensée que dépassent seules la foi et l'extase, l'homme regardait d'en
haut toutes choses, et je ne sais quel orgueil austère de ne devoir qu'à
lui-même son élévation suffisait à son cœur.
Toutefois cette doctrine ne put jamais avoir que de rares disciples :
la philosophie sensuelle, les dogmes d'Épicure, trouvaient au con-
traire dans toutes les tentations de la vie romaine, dans les déré-
glemens de l'esclavage, des auxiliaires puissans qui propageaient
rapidement ses poisons. C'était la philosophie du jour; elle régnait
à Rome et avait empoisonné tous les cœurs. Peu à peu l'arbre por-
tait ses fruits; les mœurs s'étaient corrompues comme les doctri-
nes; les auteurs du temps nous ont laissé de cette société des pein-
tures qui, grâce à Dieu, seraient calomnieuses pour la nôtre. Quand
666 REVUE DES DEUX MONDES.
la foi aux mystérieuses destinées de l'ame immortelle s'est éteinte ou
obscurcie au fond des cœurs, chose étrange, la vie elle-même semble
perdre de son étendue. Après avoir rejeté l'idée d'une autre vie, on en
vient à croire à peine au lendemain ; tout se concentre sur le moment
présent et s'y borne; l'œil n'embrasse plus même l'horizon de cette
existence si courte ici-bas. Lorsque le soleil cesse d'éclairer les som*
mets élevés des montagnes, la nuit tombe aussi sur la demeure des
hommes, et les objets qui nous environnent disparaissent aussi com-
plètement pour nos yeux que les plus reculés.
La nature de Cicéron , d'une grandeur purement humaine et tem-
pérée par le bon sens, n'avait jamais pu s'exalter jusqu'aux hauteurs
du stoïcisme. En philosophie comme en politique, il était du juste-
milieu. Il s'était tenu entre Zenon et Épicure comme entre Pompée
et César. Il appartenait à la secte des nouveaux académiciens; c'était
l'éclectisme d'alors. « La vérité et l'erreur, disaient-ils, n'ont point de
caractère certain; la vérité existe sans doute , mais pour nous toutes
les vérités sont mêlées d'erreurs, et réciproquement; les apparences
des unes et des autres nous trompent sans cesse; on peut admettre des
probabilités, non des certitudes. La vie se règle sur le probable de
chaque jour; c'est tout ce qu'on peut dire. » On comprend ce que
doit valoir une telle règle pour la conduite de la vie; point de religion
positive, point de philosophie dogmatique; tout est remis en question
chaque matin. A Rome, comme de nos jours, on avait renversé ces
remparts protecteurs que les convictions religieuses et philosophiques
élèvent le long de la route de la raison humaine. On s'appuyait sur le
vide et le néant.
C'est là et non ailleurs , c'est dans la philosophie de Cicéron qu'il
faut chercher les causes de ces étranges faiblesses, de ces défaillances
d'ame qui nous surprennent quelquefois dans cet homme, qui fut aussi
grand un jour que les plus grands hommes. Son esprit, vaste et in-
certain, comprenait tout et n'affirmait rien; les lumières si vives de
son intelligence n'éclairaient souvent que le trouble et la confusion
des desseins : tout était chez lui matière à controverse, même le de-
voir. Il doutait, il délibérait quand il fallait agir, et s'il agissait enfin,
au fort même de l'action, il s'arrêtait pour délibérer encore; il préfé-
rait toujours les partis mitoyens, le juste-milieu, les transactions, aux
résolutions tranchées et énergiques, parce que celles-ci n'admettent
point de retour, et que rien n'était jamais irrévocablement décidé au
fond de l'ame de Cicéron. Il n'avait jamais été franchement ni pour
Pompée, ni pour César; il essaya plus tard de se tenir entre Brutus et le
jeune Octave; de nos jours, il eût inventé le parti de la république hon-
nête et modérée. C'est que sa philosophie n'était que le doute, à peine
d^uisé par la magnificence des paroles ou l'éloquence de l'exposition.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 667
lez lui, rien de stable, rien de solide qui dure et qui résiste
éias! telle a été aussi la destinée d'une génération élevée hors de
lute croyance dogmatique et jetée en proie au doute universel : in-
3rtaine, sceptique et malheureuse de son incrédulité, se sentant bannie
u ciel, elle n'a pas trouvé à s'attacher plus solidement aux choses
(3 ce monde. Les révolutions l'ont promenée à travers les formes
us plus diverses de gouvernement, comme la philosophie à travers
es systèmes. D'où lui serait venue la foi, et en quelle chose? Née à
leine il y a un demi-siècle, elle a vu naître ou mourir toutes choses.
jt& temples étaient fermés à sa naissance, et elle peut dire quel jour
i)ieu a reparu sur l'autel; elle peut dire aussi ce que valent la frater-
nité républicaine aboutissant à la place de la Révolution et la gloire
militaire à Waterloo. La légitimité et la majesté de ses huit siècles
ne l'ont pas touchée, elle n'y a vu que des vieilleries; la monarchie par-
lementaire lui a été annoncée par les plus beaux esprits comme le
refuge glorieux et assuré où elle pourrait arrêter ses destinées : elle
l'a tentée avec tous les moyens qui font le succès, un roi sage et habile,
les orateurs les plus éloquens au Forum, la liberté et la prospérité
publique au-delà de tout ce qui a été dans le passé; rien n'a satisfait
l'ardeur et l'effrayante mobilité de ses goûts et de ses dégoûts. Retom-
bée dans la république après avoir parcouru le cycle entier des gouver-
nemens , elle en est aujourd'hui à considérer les questions de gouver-
nement comme peu de chose. Oui, l'histoire aura peine à le croire,
mais à cette heure, que la monarchie ou l'empire soient relevés, que la
république persiste, ce n'est plus là ce qui constitue, sépare ou réunit
les partis : c'est la société même et l'humanité que les architectes de
Babel veulent rebâtir et que d'autres s'efforcent de préserver. De la
discussion : si le roi doit régner ou gouverner, on est arrivé à celle-ci :
si la propriété est un vol ou un droit légitime. Aux pétitions qui de-
mandaient une certaine augmentation dans le nombre des électeurs,
on a répondu par le suffrage universel. Une fois lancé sans lest à tra-
vers l'espace, l'esprit humain ne s'arrête pas, et la logique emporte la
raison : c'est que l'on ne fait pas plus sa part au doute qu'au feu; et
quand le doute est devenu le fondement même de l'éducation, la loi
de l'esprit, s'étonner de la solitude et des ruines qu'il sème vite au-
tour de lui rappelle trop la naïveté de l'enfant étonné si l'étincelle
produit l'incendie.
A l'époque de sa vie que nous retraçons, Cicéron penchait tous les
jours davantage vers les doctrines d'Épicure; ces doctrines favorisaient
ses principes sur la soumission au pouvoir établi, elles lui donnaient ces
plaisirs matériels que l'on n'a pas le temps de goûter dans le mouvement
des grandes ambitions, et qui consolent quelquefois les gens obscurs
de leur obscurité même. La tristesse des temps, l'incertitude du len-
668 REVUE DES DEUX MONDES.
demain , ajoutaient une étrange saveur à ces plaisirs de la société ro-
maine. Pendant que Brutus et quelques stoïciens pâles et froids prépa-
raient dans le silence le poignard qui tua César, Cicéron et les honnêtes
gens de son temps, la bonne compagnie, comme nous dirions aujour-
d'hui, soupaient à Rome. C'était une affaire : on se hâtait de jouir
d'une fortune qui demain pouvait vous être enlevée.
« Votre lettre me charme; j'ai ri et j'ai vu que vous pouviez rire. Vous ne
me reconnaîtriez plus, tant je suis devenu un bon convive. Je n'ai plus à me
nourrir de préoccupations politiques, de discours au sénat. Je me jette corps
et biens dans la cause d'Épicure, mon ancien ennemi. Mon estomac ne veut
pas de ses excès , mais j'aime le goût de bonne chère que vous mettiez jadis
dans votre somptueuse existence. Préparez-vous, vous avez affaire à un gour-
mand qui commence à s'y entendre... Savez-vous bien que j'ai souvent à ma
table les gens les plus délicats de Rome?... Hier, la Junon aux yeux de bœuf (1)
était des nôtres, et quelques autres encore; mais voyez mon audace, j'ai été
jusqu'à donner à souper à Hirtius sans avoir de paon... On vient d'inventer pour
les champignons et pour les petits choux des assaisonnemens qui en font ce
qu'il y a de plus délicieux. Je suis tombé sur un de ces plats au repas des au-
gures chez Lentulus, et j'en ai été malade toute la nuit. »
Mais cette disposition à l'insouciance, ce besoin de s'étourdir même
dans des distractions peu dignes de son grand esprit, étaient loin d'être
l'état habituel et le fond de l'ame de Cicéron. Les voluptés romaines
pouvaient traverser un instant cette ame ouverte à tout, inquiète, cu-
rieuse, et occuper quelque coin obscur de cette vaste intelligence : elles
ne l'avaient jamais ni remplie ni satisfaite. Au milieu de ces débau-
ches d'honnêtes gens, on voit la tristesse qui monte au front et une
larme qui vient à ses yeux. « Hélas! dit-il en finissant, n'ai-je pas assez
pleuré sur la patrie, pleuré plus amèrement et plus long-temps que
jamais aucune mère sur son fils unique? »
Jamais Cicéron n'avait été plus malheureux. Il traversait une de
ces phases douloureuses oii tout est remis en question, convictions,
croyances, intérêts, et la vie tout entière. Qui de nous, après soixante
ans de révolutions et de ruines , n'a été atteint des mêmes anxiétés et
n'a pas senti la foi à ses plus chères doctrines chanceler au fond de
son cœur? Cicéron passait à travers ces dures angoisses; il voyait
tomber tout ce qu'il avait aimé et respecté jadis. Après avoir sauvé la
république des fureurs de Catilina, il se demandait si cette république
pour laquelle il avait combattu toute sa vie, violente, tumultueuse,
déchirée par les factions , livrée comme une pâture de chaque jour
aux excitations de quelques tribuns , valait la sécurité , la paix dont
(l) La belle Glodia, sœur et maîtresse de Clodius, dont la femme de Cicéron était fort
jalouse.
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 669
^ome et le monde jouissaient sous l'autorité d'un seul. 11 souffrait,
1 attendait, et il se taisait. Avec sa Yoix s'éteignait aussi ce gouver-
aement dont il avait été quelque temps l'ame, et dont il reste en-
core aujourd'hui le plus glorieux représentant, le gouvernement de
la parole. De la tribune d'Athènes , ce gouvernement était passé dans
le Forum : c'est de là qu'il régnait sur le monde, conquis par les
armes romaines. L'éloquence était devenue non pas seulement l'in-
strument, mais l'institution la plus importante de l'état. Par elle,
et par elle seule , on arrivait au pouvoir, aux magistratures souve-
raines. Cet art merveilleux de bien dire, qui ne devrait que servir
d'ornement à l'art de bien faire, était devenu peu à peu le but même
de la politique. Quand Cicéron avait prononcé une de ses immortelles
harangues , il croyait que Rome était sauvée , et qu'il ne restait plus
qu'à rendre grâce aux dieux. 11 restait à gouverner, et c'était alors que
la faiblesse du caractère et de la conduite contrastait péniblement avec
la magnificence du langage.
César parlait aussi , mais il agissait surtout. « Cet homme ne dort
ni ne s'arrête jamais, » disait avec effroi Cicéron. Le jour où l'homme
d'action, le vainqueur des Gaules, se trouva en face de l'homme de la
tribune, le gouvernement de la parole dut périr. Un dernier effort ce-
pendant nous a valu les Philippiqués; mais Antoine chargea ses licteurs
de répondre aux invectives de Cicéron, et la tête du grand orateur fut
clouée à la tribune aux harangues. Ce fut dans l'antiquité la fin de cet
empire de l'éloquence, dont Ésope, en parlant des langues, « la meil-
leure et la pire chose qui soit au monde , l'organe de toute vérité, la
source de toute erreur, » avait déjà donné la définition la plus complète.
Bien des siècles après, un gouvernement dans lequel aussi la parole
a le premier rôle et règne sur les autres pouvoirs de la société , con-
traints ou persuadés par elle , le gouvernement parlementaire, a été
pratiqué d'abord en Angleterre, puis en France. On a relevé la tribune
aux harangues; on a retrouvé et ressuscité ce gouvernement de l'es-
prit, cette haute république des intelligences, dont la brillante filiation
remonte à la Grèce et à Rome. Ce n'est point, en effet, dans les bois de
la Germanie que ce beau système a été trouvé; c'est bien plutôt, ce nous
semble, dans l'Agora ou au Forum (1). Pourquoi les grandes etsohdes
destinées que celte forme de gouvernement poursuit en Angleterre ne
nous ont-elles pas été accordées? Les hommes, assurément, n'ont pas
manqué chez nous à l'épreuve; nous avons vu, nous avons entendu des
orateurs que l'histoire nommera après l'orateur romain, et qui le sur-
passaient par la hauteur et la fermeté du caractère. Ce gouvernement,
fondé sur la grandeur même et la responsabilité de l'esprit humain,
(1) Esprit des Lois, liv. II, chap. vi.
670 REVUE DES DEUX MONDES.
doit-il disparaître pour nous dans quelque obscure tempête? A Rome,
au moins, il eut la gloire de ne tomber que devant le grand César; nous,
nous serions tombés devant l'ivrogne Antoine ou la tourbe sans nom
des complices de Catilina ! Que le ciel écarte de la patrie une telle honte !
L'avenir est triste et obscur; il n'est pas fermé. Tout n'est pas dit sur
notre destinée. Étudions cette époque curieuse de la décadence de la
république romaine, sans découragement, sans parti irrévocablement
pris, avec la volonté énergique au contraire de guérir, et de nous pré-
server d'autant plus des maladies de la décadence romaine que nous
en reconnaîtrons en nous-mêmes les premiers symptômes. Rome a péri
par la jalousie des grands politiques, par les ambitions personnelles,
par l'égoïsme des partis rivaux; l'anarchie est descendue du sénat dans
la place publique. Nous sommes sur ces pentes fatales qui ont conduit
la société romaine à sa fin; qu'un effort vigoureux nous rejette loin de
l'abîme.
Nous aurions voulu pousser plus loin cette étude : les efforts déses-
pérés de Brutus pour la liberté romaine, le neveu de César recevant
de Rome fatiguée et indécise la succession d'un grand homme, toute
cette partie de l'histoire romaine a bien aussi gagné aux événemens
du jour cet à-propos qui remet à la mode les vieilleries d'un autre âge.
Il nous suffit cependant d'avoir éveillé la pensée de ces rapproche-
mens; ils se feront d'eux-mêmes. L'esprit public n'a pas besoin de ces
clés avec lesquelles on expliquait autrefois les allusions du Télémaque.
Au reste, ce n'est pas seulement des conseils et des exemples qu'il
faut chercher dans les lettres de Cicéron, il y a autre chose à leur de-
mander, et je voudrais qu'on eût pu l'entrevoir à travers la partie pu-
rement politique que j'ai mise en relief : c'est le charme et la douceur
des senti mens privés. Par ce côté-là, on peut dire, et cette fois à la
louange de tous les deux, que Cicéron représente aussi la France nou-
velle; si nous avons trouvé l'homme public faible, incomplet, plein
d'inconséquences et de trouble , l'homme privé nous montre des ver-
tus douces et intimes, qui manquaient à la Rome antique, et dont
l'histoire tiendra compte à notre temps ; un caractère aimable, les af-
fections les plus tendres de la famille, des amitiés sérieuses et char-
mantes, un soin touchant pour les inférieurs, quelque chose enfin de
simple et de bon, comme la familiarité du génie. Quelle tendresse pour
son fils ! Comme il voudrait lui laisser sa gloire en héritage ! Quelle
douleur et quels regrets pour sa fille Tullie ! On admire Cicéron dans
ses discours; on l'aime dans ses lettres : l'excellent homme ! comme il
vous promène avec plaisir dans ses maisons et ses jardins ! quelles
bonnes heures on passe avec lui dans cette bibliothèque si habilement
mise en ordre par son affranchi, le cher Tyron! Qu'on sait bon gré à
cet esprit supérieur de vous montrer ses petites préoccupations de pro-
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. 671
priétaire, ses grands projets pour acheter la vigne du voisin, tout, jus-
iju'à cette paresse qui le saisissait quelquefois au milieu de ses prodi-
gieux travaux! « Toute raison m'est bonne pour ne rien faire, ma foi;
j'ai le travail en horreur, je me suis laissé prendre à la paresse avec
«lélices, et, si le temps n'est pas bon pour la pêche, je m'amuse à comp-
ter les vagues de la mer. »
Nous vivons dans une atmosphère lourde et chargée qui rend diffi-
cile tout effort pour nous arracher aux préoccupations constantes de
notre esprit; nous comptons aussi les vagues de la mer et prêtons
l'oreille à la tempête. Les lettres de Cicéron nous attirent par ce côté
même qui nous montre nos soucis et nos maux, et notre propre image
reflétée dans ce vif tableau d'un monde disparu : c'est nous d'abord
que nous y cherchons, que nous poursuivons sous des noms étrangers;
mais peu à peu l'intérêt égoïste cesse, et, avec lui, la souffrance. —
Nous échappons au présent; on oublie Paris, les dictateurs d'hier, les
tribuns d'aujourd'hui, et ce sombre avenir qui nous menace, pour
songer à tous ces grands hommes avec lesquels s'est passée notre jeu-
nesse, qui furent nos maîtres, et dont nous nous sentons rapprochés
par la douleur. A ceux qui reprendront dans leur bibliothèque et qui
voudront relire ces lettres de Cicéron, oubliées peut-être depuis les
temps heureux du collège, j'ose promettre le seul genre d'intérêt que
l'esprit puisse accepter au milieu des tristesses de notre âge mûr, la
seule consolation, hélas! que, dans une lettre restée célèbre, Sulpitius
trouvait à donner à Cicéron pleurant la mort de sa fille, cette plainte
universelle, cet écho de douleur que chaque siècle envoie à ceux qui
le suivent. Ils verront comment on souffrait aussi, autant que nous et
comme nous, il y a bientôt deux mille ans.
Emile de Langsdorff.
ESPAGNE ET ANGLETERRE.
Je n'ai point cherché à établir un parallèle entre ces deux pays. Ce
parallèle ou plutôt ce contraste s'est offert à moi de lui-même. Je ve-
nais de visiter l'Espagne. Cet état de l'ame, naturel après un grand
malheur, qui vous pousse en avant parce qu'on craint le retour, me
fit monter à Cadix sur un bateau à vapeur qui partait pour Lisbonne,
et qui, de Lisbonne, me conduisit à Southampton. Ainsi je fus, sans
dessein, transporté brusquement du sud de la Péninsule en Angle-
terre. Jamais, dans mes différons voyages, aussi soudaine et aussi com-
plète opposition ne m'avait frappé. Ai-je dû à ce hasard de sentir plus
vivement le caractère de deux pays si contraires , comme on apprécie
mieux l'intensité de deux couleurs diverses par leur juxtaposition?
Je ne sais; mais j'ai cru bien faire en consacrant quelques pages à re-
produire l'impression que j'ai ressentie de cette diversité; peut-être en
jaillira-t-il un jour plus vif sur la nature des deux contrées et des deux
peuples , et les observations que leur étude m'a suggérées emprunte-
ront-elles à ce contraste quelque nouveauté.
Avant le contraste , un mot sur les ressemblances. Elles ne sont pas
nombreuses; mais on ne doit pas les omettre, si l'on veut être vrai.
L'Espagne et l'Angleterre sont isolées de l'Europe , celle-ci par l'O-
céan, celle-là par les Pyrénées; mais l'Océan rapproche encore plus
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 673
(jii'il ne divise!, et de nos jours surtout on doit dire, au rebours d'Ho-
race, Oceanus sociahilis. On va en neuf heures de Paris à Londres; il
faut plus de temps pour franchir les monts qui s'élèvent entre lu
France et l'Espagne. La Péninsule ibérique est véritablement une île,
et l'île de Bretagne est comme une péninsule (jue la vapeur rattache au
continent. Les deux royaumes, si l'on excepte d'une part l'Andalousie
et de l'autre l'Irlande, sont habités par un peu[)le grave et fier, calme
et réservé, qui montre un égal sentiment de dignité contenue. Un sin-
gulier rapport existe entre ces deux pays : chacun d'eux a transporté
sa civihsation et sa nationalité dans le Nouveau-Monde; une partie de
l'Amérique est anglaise, l'autre est espagnole.
Ï.es États-Unis, c'est une moitié de l'Angleterre, c'est l'Angleterre
ustrielle et commerçante, de laquelle on aurait retranché l'Angle-
[•e aristocratique et féodale. Abattez la Tour et Westminster, ne lais-
à Londres que la Cité et les docks; rçnversez les antiques catlié-
les, déracinez les chênes séculaires de Windsor et les cèdres de
Blenheim; abattez les murs des châteaux de Warwick et d'Arundel,
et remplacez-les par des usines et des manufactures; que les vieilles
\illes au caractère historique, York, Durham, Chester, Oxford, dis-
paraissent; que Manchester, Birmingham, Leeds, Sheffield, s'envelop-
pant de leur atmosphère de fumée, que Liverpool, étalant l'incroyable
mouvement de son commerce cosmopolite, restent seules debout, et
vous aurez les États-Unis.
Au fond, les mœurs politiques des États-Unis ne diflérent pas essen-
tiellement des mœurs politiques de l'Angleterre. Le self-government
précéda en Amérique le gouvernement républicain, qui n'en fut qu'un
développement et une transformation. C'est le vieil esprit saxon qui
règne encore de l'autre côté de l'Atlantique, sur ces bords où l'Angle-
terre projette son image à la fois élargie et diminuée. De même l'Es-
pagne américaine offre une contre-épreuve fidèle de l'Espagne d'Eu-
rope. Mon excellent compagnon de voyage, le docteur Boulin, qui avait
vu la Nouvelle-Grenade avant de voir l'ancienne, était frappé à tout mo-
ment de cette ressemblance, et, dans un pays nouveau pour lui , re-
trouvait un pays connu. L'Espagne et l'Angleterre ont donc eu toutes
deux le privilège de se reproduire et de se redoubler pour ainsi dire
sur le sol du Nouveau-Monde , destinée commune qui les rapproche
par un endroit, tandis que tant de différences les séparent.
C'est de ces différences que je voudrais donner au lecteur le vif sen-
timent, tel que je f ai éprouvé à chaque pas. Les plaines poudreuses et
nues de la Castille et de la Manche ressemblent peu aux grasses prai-
ries du Hampshire, les rives arides du Mançanarez aux bords verdoyans
de l'Avon, et le soleil africain de l'Andalousie à cet astre si souvent dé-
pouillé de rayons qui éclaire de son disque pâle une terre brumeuse.
TOME V. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
On voit l'Espagne à travers un nuage de poussière et l'Angleterre à
travers un voile de brouillard.
La manière de voyager n'est pas moins différente que l'aspect deg]
lieux : ici , de lourdes diligences traînées par huit mules chamarrées
de panaches et retentissantes de grelots, que presse de ses cris et de
ses jappemens le zagal qui court à côté d'elles; un quart d'heure perdu
à chaque relais; une couchée toutes les nuits, qui parfois, il est vrai,
commence à dix heures pour finir à minuit; des routes détestables dèS(
qu'on s'éloigne des grandes lignes de communication; là, dans toutes^
les directions, le prosaïque et rapide wagon avec son odieux fracas de
ferrailles en mouvement, la locomotive qui hurle et siffle comme une;
bête furieuse, mais emporte le voyageur sans s'arrêter ni jour ni nuit»
Nul pays n'est plus propre à l'établissement des chemins de fer que
l'Espagne centrale, formée, comme on sait, d'immenses plateaux; mais
quand y aura-t-il des chemips de fer en Espagne?... On a entrepris
d'en conduire un de Madrid à Aranjuez, c'est-à-dire à huit lieues; cette-
vaste conception n'a pu encore être menée à fin. En Angleterre, le voya-
geur voit partout des villes opulentes, de beaux villages, de magnifiques*
châteaux, d'élégans cottages, des haies bien entretenues, des arbres...
les plus beaux arbres du monde ! En Espagne , les champs cultivés
eux-mêmes ont l'aspect du désert, les villages sont rares, presque point»
de châteaux, peu de maisons de campagne, peu de fermes, et les Espa-
gnols semblent être tous de l'opinion d'un vieux paysan qui me disait,
avec un accent que je n'oublierai pas : — Des champs inhabités, c'est
ce que j'aime! [Campos sin poblacion es mi passion!)
Les souvenirs de mes deux voyages s'opposent sans cesse dans mott
esprit. Je me rappelle, par exemple, mon arrivée à Baylen, vers midiy
par un jour brûlant de juin : un palmier, le premier que j'eusse ren-
contré, m'annonçait l'Andalousie; des lauriers-roses, comme en Grèce
et en Asie mineure, s'élevaient parmi les rochers; des marchandes
d'oranges et des marchands d'eau entouraient la voiture en criant.
Tout était blanc de poussière, tout donnait au toucher une sensation
de vive chaleur, tout était aride, éblouissant, ardent. Au même instant^
je me retrace les prairies de Windsor; je me vois revenant, par une
calme soirée, le long des rives vertes et fraîches de la Tamise, qui seih
pentait dans le crépuscule et sur laquelle voguaient tranquillement de
beaux cygnes, tandis que des groupes de promeneurs paisibles appa-
raissaient errans sur les gazons ou assis sous des hêtres magnifiques.
Entre ces deux tableaux que j'aperçois simultanément dans ma pensée,
il y a une distance infinie : ils se rapportent à deux zones, ils appar-
tiennent à deux mondes.
Sans doute, il se trouve en Espagne des régions boisées et verdoyantes,
les montf^nes de la partie septentrionale de la Péninsule, près de Gre^
I
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 67î^
iiado le cours du Darro et du Xenil , la huerta de Valence; sans doute
aussi, on trouve en Augl<i terre des régions dénuées de végétation : telle
est la grande plaine de Salisbury, qu'on traverse en allant à Stonc-
Henge, et qui lait penser à la cam[)agne romaine; mais ce sont des
exceptions qui ne changent pas le caractère général du pays. La con-
iiguiation géographique des deux contrées est profondément distincte :
1 Espagne est traversée par des chaînes abruptes et hérissées qu'on
i\)\)c\\(\ sierras, ce qui veut dire scie; ces sierras la partagent nettement
Il plusieurs bassins assez profonds. 11 n'y a de division pareille dans
i;i Grande-Bretagne que celle qui sépare l'Ecosse méridionale de l'Ecosse
(lu nord. L'Angleterre même, sauf le pays de Galles, \)lacé à la cir-
conférence, et quelques parties un peu montueuses du centre, comme
le Derbyshire, l'Angleterre n'offre guère à l'œil du voyagenr que des
collines arrondies et peu élevées; les diverses parties du sol ne sont
point séparées par des barrières difficiles à franchir : aussi l'unité na-
tionale, qui a eu besoin d'un si long temps pour s'établir en Espagne,
et encore imparfaitement, s'est-elle établie de bonne heure en Angle-
(Mre. Tandis que les Fspagnes ne sont pas encore bien fondues en un
tuème royaume, les sept royaumes saxons étaient déjà réunis dans les
mains d'Egberl au ix* siècle.
Les rivières anglaises n'opposent pas non plus d'obstacle aux com-
munications. Ce sont pour la j)lupart des cours d'eau d'une médiocre
-tendue, peu larges, peu profond!?, aui glissent à fleur ^3 1^^;^;-^, ^^^^g
un lit qu'ils remplissent. Lçs ûeuves, en Espagne, sont des torrens, en
Angleterre des canaux»
L'aspect des populations ne diffère pas moins que l'aspect et la con-
llguration des deux contrées. J'étais à Chester pendant les courses de
clievaux; je me retraçais, à cette occasion, ces divertissemens qu'en
Espagne on ai)pelle les courses et que nous appelons les combats de tau-
reaux. Tout à coup, sur les vertes pelouses de Cliester, m'apparut l'am-
phithéàtre de Cadix, avec la voûte d'un ciel africain pour coupole et
une foule ardente, tapageuse, bariolée de mille couleurs, échelonnée
sur les mille gradins, cette foule qui , long-temps avant que le spec-
tacle commence, s'agite et s'émeut du moindre incident, et, quand le
spectacle a commencé, y prend part et y joue son rôle avec tant de
passion. Je croyais entendre les rires, les sifflets, les cris d'admiration
ou de rage à chaque phase du terrible drame. Je revoyais aussi le côté
repoussant du tableau , le sang ruisselant au soleil , les entrailles des
che\aux traînées par eux dans la poudre, les picadores écrasés sous le
poids de leurs montures ou lancés dans l'air par le taureau, contre
lequel il ne leur est pas permis de se défendre sérieusement , car re-
gorgement de la victime est réservé au toréador; enfin cet égorgement
renouvelé sept ou huit fois de suite, boucherie que, pour ma part, je
676 REVUE DES DEUX MONDES.
goûte peu , 'mais qui transporte d'admiration une multitude enivrée.
Cette multitude elle-même forme la partie la plus curieuse de ce ta-
bleau, qui repousse et attache tout ensemble, dans lequel l'horrible et
le gracieux se confondent, et qui laisse l'ame comme éblouie par le
sourire des femmes, la splendeur|du soleil et l'éclat du sang.
Au pied des vieux remparts de Chester, sur une verte et fraîche
prairie, dans une brume légère, ^.étaient paisiblement assis ou se pro-
menaient sans bruit des hommes et des femmes dont le costume n'a-
vait rien de pittoresque. Cette foule attendait patiemment que le mo-
ment fût venu de jouir sans trouble de l'élégant et innocent spectacle
qui se préparait. Ce moment venu, (quand les chevaux passaient comme
l'éclair devant les spectateurs, il y avait bien parmi ceux-ci un mou-
vement d'intérêt pour le concurrent qui dépassait les autres ou pour
celui qui était distancé par un rival plus heureux; mais cette émotion
disparaissait presque aussi vite que l'objet qui l'avait fait naître. La
véritable émotion était ailleurs, et elle ne se trahissait par aucun
signe : c'était celle des parieurs, qui , impassibles , perdaient ou ga-
gnaient des sommes considérables. Un intérêt d'argent était au fond de
ce plaisir, comme de presque tout en Angleterre. Un autre signe de
l'Angleterre, c'était le chemin de fer passant sur un viaduc (jui bordait
une extrémité de l'hippodrome. On vit les trains courir à travers les
airs et lutter avec les locomotives animées qu'ils remplacent presque
"Pâi lOlu. Cette fois, la vapeur n'avait pas l'avantage; elle n'égalait point
la vitesse des rivaux qu'elle est [accoutumée à devancer. 11 est vrar
({u'clle ne cherchait pas à l'atteindre. Si la vapeur l'eût voulu, elle eût
gagné le prix.
Mieux encore que dans les plaisirs, la diversité des deux peuples se
manifeste dans ce qu'il y a chez l'homme de plus profond , de plus in-
time, dans la religion.
Entrez dans une église espagnole, et vous serez ébloui du luxe d'or-
nementation qui frappera vos'^ regards. Partout des tableaux dont le
coloris chaud, riche, puissant, même lorsqu'ils n'ont pas un grand
mérite, rappelle l'école à laquelle ils appartiennent. Parmi ces pein-
tures vulgaires, on rencontre des chefs-d'œuvre de Murillo ou de Zur-
baran. D'admirables sculptures en bois révèlent un talent qu'on ne peut
guère admirer ailleurs; on est surtout frappé de la magnificence des
retablos qui sont placés au-dessus des autels, immenses tableaux com-
posés à la fois de figures peintes et de figures sculptées, dans lesquels
la dorure étincelle au milieu des couleurs, où l'architecture mêle
l'effet de ses saillies et de ses profils à l'éclat des peintures et au relief
des statues : décoration d'une incroyable richesse, souvent surchargée,
toujours splendide.
Passez de l'église espagnole à l'église anglaise, que voyez-vous"?
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 677
Des murs nus et froids à regarder. Nulle peinture, si ce n'est parfois
un tableau isolé au fond du chœur, laissé là comme par grâce, et
que j'ai été étonné de trouver dans plusieurs cathédrales, notamment
à Lincoln et à Winchester. Du reste, nul autre ornement que des tom-
beaux, et en général quels tombeaux! Rien de plus médiocre que les trois
({uarls au moins des tombes de Westminster et des monumens funèbres
de Saint-Paul. Dans cette dernière église , combien l'on sent ce froid
dont je parlais tout à l'heure ! combien la nudité des murailles, l'ab-
sence de tout tableau , de tout ornement, oppresse le cœur ! Les tom-
beaux rangés alentour n'ont rien de religieux; rien ne rappelle la
religion: ses mystères, ses souvenirs, ses personnages, sont absens.
C'est un musée, et un musée dénué de chefs-d'œuvre; c'est un temple
de la gloire humaine, ou mieux de la gloire anglaise, dans lequel elle
s'entoure de ses saints et de ses martyrs, c'est-à-dire de ses magistrats
et de ses capitaines. Je me sentais en vérité moins de dévotion pour
cette invisible et orgueilleuse divinité que pour l'humble et populaire
madone espagnole, toute parée qu'elle était de tatîetas, de pompons et
de dentelles. L'aspect glacial du chef-d'œuvre de Wren me faisait
regretter les chapelles ornées à l'excès, j'en conviens, de Burgos, de
Séville et surtout de Tolède. Ce qu'on pourrait opposer en Angleterre
aux merveilleuses cathédrales des villes que je viens de nommer, ce
sont les miracles de l'architecture gothique, les cathédrales de Lin-
coln , d'York , de Durliam , de Salisbury, de Winchester, de Glasgow,
qui offrent toutes des types si variés et si remarquables. Sur le terrain
de l'architecture du moyen-àge, l'Angleterre ne craint nulle com-
paraison. Je reviendrai tout à l'heure à la question de l'art en lui-
même , je ne parle en ce moment que du rapport des édifices sacrés
avec le sentiment religieux.
Cette froideur du style employé dans la décoration des églises se
retrouve dans le culte, surtout dans le culte officiel. Autre chose sont
les sermons populaires, tels qu'on les entend le dimanche dans les pro-
menades publiques à Londres et tels que je les ai entendus, au miheu
des rues d'Edimbourg, prêches avec un singulier mélange d'exaltation
et de bouffonnerie par les successeurs directs des puritains de Walter
Scott; mais le service divin, tel qu'il s'exécute dans les églises, et sur-
tout dans les églises épiscopales, est ce que je connais de plus glacé.
Il me revient encore à ce sujet un souvenir qu'on me permettra de
citer, parce qu'il peut donner une idée de la physionomie du culte
anglican.
Je me trouvais à Durham un dimanche. Au moment oii je venais
de visiter la cathédrale , je m'aperçus que le service divin allait com-
mencer. J'eus la pensée d'y assister; mais, voyant que toutes les places
semblaient avoir un propriétaire, je m'adressai à un monsieur qui
678 REVCE DES DEUX MONDES.
portait un petit hianteau noir, et lui demandai où je devais me placer.
Il se mit à marcher devant moi, et, m' ayant conduit dans le chœur,
m'indiqua une stalle dans laquelle je m'établis. Comme la hiérarchie
est partout en Angleterre, il y avait pour le premier rang un livre de
prières in-folio, un livre in-quarto pour le second rang, un livre in-
douze pour le troisième, tous du reste magnifiquement reliés en ma-
roquin rouge. On m'avait mis au second rang , à l'in-quarto. Le ser-
vice commença; on lut des prières et des passages de l'Écriture. Au
lieu des beaux et simples chants qui se font entendre ordinairement
dans les églises protestantes , c'était ici une psalmodie nasillarde très
désagréable. Tous les assistans offraient l'aspect d'un grand recueille-
ment extérieur : chacun était immobile, sans tourner la tête, sans
lever les yeux. Au bout d'un certain temps, j'avoue que je commençai
à être frappé de la monotonie du service anglican. Les prières, les
psaumes , les passages de l'Ancien et du Nouveau-Testament , se suc-
cédaient sans motif apparent. L'office catholique forme un ensemble,
€t, si j'osais le dire, un drame sacré qui marclie et se développe, qui a
un commencement, un milieu et une fin; mais ici il n'y avait nulle
raison pour que cette série d'exercices pieux sans lien et sans but final
eût un terme. Aussi ne se terminait-elle pas. Elle ne fut interrompue
que par la lecture d'une dissertation sur un point d'histoire ecclésias-
tique. Cette froide lecture remplace notre sermon. Du reste, une fois
pris au piège de ma dévote curiosité, il me fallut aller au bout du
service, qui dura deux heures et demie. Là où tout le monde est im-
mobile, où l'on est confus de tousser, où se moucher est presque un
scandale, se lever et sortir est impossible. L'évêque seul, ce qui m'é-
tonna un peu , prit cette permission et disparut pendant une heure
environ pour ne Reparaître qu'à la fin de la cérémonie, ce qui me
sembla un singulier, mais fort enviable privilège de sa dignité. Du
reste, je n'aperçus dans l'église ni un homme ni une femme du peu-
ple; je ne sais si on leur permettrait d'entrer. Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'ils n'y viennent pas. Les méthodistes recueillent dans leurs cha-
pelles les classes inférieures, pour lesquelles, à en juger parDurham,
il n'y a point de place dans les cathédrales.
Les églises espagnoles sont ouvertes à tous : le mendiant y coudoie
le grand seigneur; là c'est l'excès contraire. Le laisser-aller y domine
comme le formalisme en Angleterre, et je crois qu'il y a plus de piété
chez ces jeunes Anglaises qui , sans faire un mouvement, se levant ou
s'asseyant comme par ressort, pendant deux heures ne détournent pas
les yeux de leur livre de prières, que chez les belles Espagnoles vêtues
de la mantille noire, le voile noir rejeté en arrière de la tête, que je
voyais assises par terre, dans les églises de Cadix, entendre ainsi la
messe en jouant constamment de l'éventail et du regard.
If
~ MO]
ESPAGNE ET ANGLETERRE. • 679
Chez les deux peuples, le sentiment religieux existe, seulement cha-
cun d'eux le ressent et le manifeste à sa manière; mais , hélas ! il faut
le reconnaître, il se trouve, des deux parts, beaucoup d'habitude, de
routine, d'apparence extérieure. En Angleterre, le sentiment religieux
est souvent remplacé par le respect religieux , et l'on traite Dieu un
peu comme un souverain constitutionnel, devant lequel on plie le ge-
nou dans les circonstances solennelles et dont on s'occupe médiocre-
ment dans le cours de la vie ordinaire, comme un souverain pour le-
quel on éprouve un attachement rationnel, parce qu'on voit en lui le
garant de l'ordre public plutôt qu'on ne ressent une tendresse émue
et prescjue amoureuse à la manière de sainte Thérèse. Je n'oublierai
jamais un Anglais avec lequel je me trouvais dans une voiture publi-
que. C'était le dimanche. 11 tira sa montre et me dit: — A cette heure,
a femme est à l'église. — Elle prie pour vous, lui dis-je. 11 parut
nné de ma conjecture sentimentale, et me répondit froidement : —
bnsieur, c'est l'usage {Tis acustom, sir).
Du reste, dans un tout autre genre, il y a place aussi dans la rehgion,
telle que la pratiquent les Espagnols, pour les convenances, et un culte
tout extérieur. J'ai vu une magnifique procession défiler dans les rues
de Madrid; les autorités civiles et militaires marchaient en tête. La
partie officielle et matérielle de la cérémonie était très imposante, mais
rien de moins édifiant que l'attitude et les discours de la foule. Même
au moment où passa le saint-sacrement, je n'observai point cette émo-
tion électrique qui, en Italie, dans un pareil instant, traverse soudain
une foule rieuse et la précipite à genoux. A peine donnait-on une
marque convenable de respect; mais la distraction et la gaieté générales
n'étaient pas réellement interrompues, et je crois que dans cette foule
plus d'un aurait pu me dire comme l'Anglais : C'est l'usage.
Une autre ressemblance, qui ne fait honneur à aucun des deux pays,
c'est que l'un et l'autre ont donné à l'Europe, — hélas ! la France a bien
quelque chose à se reprocher sur ce chapitre, — le plus odieux exemple
d'intolérance et de persécution religieuse. Si les atrocités de l'inquisition
déshonorent les annales de l'Espagne, les barbaries de Henri VIII, qui
brûlait impartialement sur un même bûcher des protestans et des ca-
tholiques, ont quelque chose de plus horrible et de plus complet, et
les cruautés religieuses ont souillé le pouvoir glorieux d'Elisabeth,
comme le règne détesté de Marie. C'est seulement de nos jours que les
incapacités politiques qui frappaient les papistes ont été supprimées, au
grand scandale des dévots, et la législation anglaise conserve encore
des dispositions pénales contre les catholiques, dispositions que certes
on ne craint pas de voir appliquer, mais que le parlement a récemment
refusé d'abroger par un vieux respect pour ce principe d'intolérance
qui a tant de peine à sortir des cœurs, quand une fois il y est entré.
C80 REVUE DES DEUX MONDES.
Les Anglais appellent les Espagnols une nation bigote; mais je n'ai
rien trouvé en Espagne qui approche en ce genre de la fureur avec la-
quelle un parti religieux vient d'accueillir une mesure qui a pour but.
non d'autoriser la distribution des lettres à Londres le dimanche, —qui
pourrait admettre un moment la pensée d'une telle énormité ! — mais
d'employer quelques commis à expédier plus loin les lettres qui, ce
jour-là, passent par Londres. Pendant que j'étais dans cette ville, je
voyais les murs couverts d'immenses placards sur lesquels on lisait les
protestations furibondes de ceux qui, voyant dans cette mesure le plus
grand des malheurs, la desécration du sabbat (ce n'étaient pas des Juifs),
dénonçaient à l'indignation publique ce qu'ils appelaient avec modé-
ration le crime gigantesque. Quand la superstition est encore aussi floris-
sante dans la capitale d'un peuple éclairé , ce peuple ne doit pas se
montrer trop sévère pour les superstitions plus poétiques au moins
d'un autre peuple; car il n'en est pas de plus contraire à la lettre
comme à l'esprit du Nouveau-Testament , non pas certes que l'obser-
vation raisonnable du dimanche , mais que le fanatisme du sabbat.
Quant aux capitales des deux royaumes, ce serait méconnaître Londres
que de lui comparer Madrid. On ne peut comparer à Londres que Paris.
Paris l'emporte certainement sur Londres par ses quais, ses boulevards,
ses monumens; mais il offre moins de grandeur, moins d'espace, des
rues moins larges, un aspect moins imposant. Paris, quand on vient
de Londres, fait un peu l'effet d'une charmante ville de province. Pour
Madrid, c'est une capitale moderne où il n'y a guère à admirer que des
collections, d'abord un merveilleux musée de peinture, qui renferme
à la fois les chefs-d'œuvre de l'école espagnole et beaucoup de chefs-
d'œuvre des grands maîtres de toutes les écoles, à commencer par
Raphaël; ensuite, le musée d'histoire naturelle, très pauvre à certains
égards, mais possesseur d'un trésor unique, le squelette antédiluvien
du mégatherium, et d'une collection de minéraux qui, pour la beauté et
la grandeur des échantillons, n'a pas, je crois, d'égale dans le monde.
Pourtant ces richesses, sauf les tableaux, ne sont rien auprès de celles
que renferme le Musée britannique. Là, sous le même toit, sont réunis
les chefs-d'œuvre dont Phidias avait orné le Parthénon et qui montrent^
ce qu'était, dans Athènes, l'art grec, à l'époque de sa plus haute pei
fection; les bas-reliefs du temple arcadien de Phigalie, qui font voirai
qu'était dans le même temps l'art grec en province; les bas-reliefs du
monument consacré à Mausole par Artémise; le musée lycien, unique
en Europe; le musée assyrien, qui m'a paru inférieur à celui de Paris,
ce qui lui permet d'être encore infiniment remarquable; le musée
égyptien, très riche et admirablement arrangé sous la direction sa-
vante de M. Birch; la collection des antiquités grecques, si bien con-
fiée aux soins de M. Newton; les collections d'histoire naturelle, d'une
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 681
incroyable magnificence. Grâce à leurs colonies, à leur commerce, à
leurs flottes, les Anglais ont, en oiseaux et en coquilles, des trésors
aussi éblouissans pour l'œil du curieux qu'intéressans pour l'étude du
savant, et tout cela se tient. Le public, admis trois fois par semaine,
l'été pendant neuf heures, l'hiver pendant six, et toujours très nom-
breux, passe d'une richesse à l'autre. 11 ne faut pas oublier que la biblio-
thèque est placée dans le même édifice. Le Musée britannique, c'est le
Louvre, la Bibliothèque nationale de la rue Richelieu (1) et le Muséum
du Jardin des Plantes. Je ne connais aucun endroit du monde où l'on
puisse passer plus d'heures intéressantes et profitables qu'au Musée bri-
tannique. Sauf le musée et ÏArmeria, qui contient une collection d'armes
plus curieuse que tout ce qu'on voit en ce genre à la Tour de Londres,
Madrid n'ofi're pas un grand intérêt; la nature, aux environs, est laide,
le climat rude, la ville sans caractère. On ne trouve guère le cachet
espagnol que dans la physionomie et le costume de la partie féminine
de la population.
Cette population et celle de Londres sont , comme on peut croire,
loin de se ressembler. Pour sentir vivement ce contraste, je n'ai qu'à
me transporter en esprit de la Puerta del Sol dans le Strand : ce sont
les quartiers les plus animés des deux capitales. Là une foule d'oisifs de
toute condition, les uns couchés sur les marches d'une église, les autres
devisant par petits groupes l'indolente cigarette à la bouche, et respi-
rant paisiblement l'air et le soleil; ici, une multitude pressée, affairée,
qui ne s'arrête point, qui ne fume point, qui ne forme point de groupes
pour causer paresseusement, mais qui roule rapide et muette comme
un fleuve dont le lit est plein. Si vous prenez le pas du flâneur, im-
médiatement vous recevez un coup de coude. Vous avez arrêté celui
qui vous suivait et qui vous heurte en vous dépassant. Joignez à ce
courant humain des cabriolets de place qui vont comme le vent, une
file d'omnibus qui se touchent de si près, qu'il n'arrive presque jamais
de les attendre, et qu'il s'en trouve toujours un à votre portée quand
il vous prend la fantaisie d'y monter. Voilà le spectacle que présente
une grande partie de la ville. Imaginez enfin un large fleuve sillonné
d'omnibus à vapeur partant toutes les minutes d'un point ou d'un
autre, se croisant sans cesse, quais mobiles, pour ainsi dire, qui rem-
placent les quais véritables, d'où l'on voit la ville se dérouler à droite
et à gauche comme une décoration, et, si l'on descend la Tamise
au-dessous de Londres, s'élever ce qu'on est convenu d'appeler une
forêt de mâts : je le veux bien; mais alors il faut que, comme dans
Macbeth , ce soit une forêt qui marche. Imaginez tout cela , si vous le
(1) Celle-ci contient, il est vrai, bien plus de livres et de manuscrits, et au Musée bri-
tannique il n'y a point de tableaux.
682 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvez , sang l'avoir vu , et vous aurez une idée du mouvement inces-
sant et incroyable de cette Babylone, et vous comprendrez les tableaux
de Martins, et ces foules immenses, ces processions interminables dont
il remplit ses toiles. On ne flâne pas dans les rues de Londres. Le beau
monde fait le tour d'Hyde-Park, en voiture ou à cheval; la classe
moyenne va voir passer les voitures et les chevaux, on mène les en-
fans à la promenade; mais il n'y a rien qui ressemble aux promeneui*s
de la grande allée des Tuileries ou du boulevard des Italiens. Compa-
rez enfin au mot pasear, qui semble se prélasser paresseusement, ce
monosyllabe pressé walk.
A Londres, on peut appliquer à la puissance du peuple anglais ce
qu'on lit à Saint-Paul sur le tombeau de l'architecte qui l'a élevé : si
vous cherchez le monument de sa gloire, regardez autour de vous.
Partout des rues larges comme la rue Royale et longues comme la rue
Saint-Denis; des places renfermant un jardin : c'est ce qu'on appelle
un square; partout de l'espace , partout le sentiment de l'étendue, de
l'immensité. Pas de barrières , pas de limites à cette vaste agrégation
d'hommes qui s'étend indéfiniment des deux côtés d'un grand fleuve,
touche à quatre comtés, a englouti vingt villages, et compte aujour-
d'hui deux millions et demi d'habitans; et ce prodigieux accroissement
ne s'arrête point, car en dix ans, de 1839 à 184.9, la population s'est
augmentée de quatre cent mille âmes, et pendant le seul mois de juillet
on a bâti quatre cents maisons.
Les personnes qui n'ont pas vu Londres dans ces dernières années B|
it peine à se figurer ce mouvement démesuré, que l'introduction des ~
ont
omnibus a augmenté considérablement, et que l'usage des chemins de
fer étend à toute l'Angleterre. Maintenant tout le monde est en mou-
vement, tout le monde se déplace d'un bout de la Grande-Bretagne à
l'autre; rien n'est plus curieux que de voir emporté par ce mouvement
perpétuel un peuple dont la physionomie demeure si tranquille, et
dont cette impétuosité ne dérange pas le flegme. On va en seize heures
à Edimbourg, en quatorze heures à Dublin. Quand la mer se rencontre
sur la route, on trouve un bateau à vapeur au débarcadère et l'ofi
passe la mer. Pour pouvoir faire franchir à un chemin de fer le dé-
troit qui sépare le pays de Galles de l'île d'Anglesey, on élève en ce
moment, à 400 pieds au-dessus des plus hautes marées, un tunnel
aérien qu'on appelle un pont tuhulaire. Les tours qui soutiennent ce
miracle de hardiesse ressemblent aux pylônes de Thèbes : on dirait
l'œuvre d'un peuple de Titans civilisés. Jusqu'ici, il fallait toujours
soutenir un pont par des arches ou le suspendre par des liens de fer; le
principe des ponts tubulaires est autre : on fait le pont, on le hisse à
400 pieds; on pose une de ses extrémités sur une rive, l'autre sur l'aiitrie
rive du bras de mer à franchir, comme un enfant place une planche
I
■
ESPAGNE ET ANGLETERRE. G83
en travers d'un ruisseau; puis les wagons passent dedajis et les vais-
seaux passent dessous. A Conway, où un semblable pont est déjà exé-
cuté, il n'a, en efïet, d'autre appui que les deux bords du détroit;
près de Bangor, on a élevé des tours sur les rochers qui s'élèvent au
milieu et des deux côtés du détroit de Menai. Le pont total se compose
de quatre ponts, qui ont chacun 460 pieds de long : c'est à peu près
la hauteur de la grande pyramide.
Londres n'est pas l'Angleterre, comme Paris est la France. Si nous
sortons de Londres, nous trouvons Manchester, qui ne désespère pas,
avec le temps, d'égaler la capitale, et qui commence à se comparer
avec elle; Birmingham, qui, par ses industries variées, se suffit à soi-
même, et, sans vouloir le disputer à la métropole, se borne à n'en
tenir nul compte; Liverpool, dont les docks, plus étonnans que les docks
,de Londres, donnent encore mieux le sentiment du contact avec tous
les points du globe. C'est là ce que devrait être Cadix, placé sur le
Chemin de l'Afrique, de rAméricpie et de l'Asie; mais Cadix, charmante
ville assise sur son rocher, est une aimable morte endormie sous ses
palmiers, et dont le blanc linceul est baigné par l'Océan. Je n'ai p^s
vu Barcelone, mais j'ai peine à croire qu'on trouve là cette activité
cyclopéenne de Manchester, de Leeds, de Sheffleld surtout, Sheffield,
cette grande forge aux mille cheminées, où incessamment la meule
tourne et le marteau frappe, et qu'obscurcit une atmosphère de fu-
mée, tandis qu'à deux pas les vertes prairies brillent au soleil.
C'est à Sheffleld qu'il faut aller chercher ces èonwes lames auxquelles
même en anglais Tolède a donné son nom; car la manufacture d'armes
de cette ville est aujourd'hui dans un état déplorable, ou plutôt il faut
s'adresser au duc de Luynes, qui a retrouvé le secret des vrais damas,
et qui est une preuve vivante de l'inconvénient des situations hérédi-
taires; car, érudit du premier ordre et doué de la dextérité pratique
des artisans inventeurs, s'il n'eût été duc et bien des fois millionnaire,
il eût conquis par son savoir une position sociale élevée ou eût fait sa
fortune comme ouvrier.
Presque autant que les usines et les fabriques, les vieilles cathédrales
et les vieux châteaux couvrent l'Angleterre. C'est le contraste de cette
Angleterre monumentale du moyen-âge avec l'Angleterre industrielle
de nos jours, qui donne un si grand intérêt à ce pays pour le voyageur
dont l'ame est ouverte à plus d'un genre d'impression. Je me trouvai
à Birmingham pendant une exposition de l'industrie, admirant les
produits de cette industrie si multiple, m'ébahissant devant les manu-
factures de tout genre, dans lesquelles j'allais contempler des machines
qui coupent le fer comme du beurre, l'aplatissent comme du coton
ou le crèvent comme du papier, ces intelligentes machines qui sem-
blent changer de rôle avec l'homme en exécutant tout ce qui est dif-
684 REVUE DES DEUX MONDES.
flcile ou compliqué et ne lui laissant faire que ce qui est purement
mécanique, présenter, par exemple, un billot à la roue ingénieuse (jui
doit y tailler une poulie ou rattacher les fils brisés pendant que la
mule-jenny va et vient comme une ouvrière habile et diligente. Quand
j'eus assez admiré tout cela, je pris le chemin de fer, et en deux heures
me voilà à Kenilworth , en présence d'un des plus grands , d'un des
plus beaux débris du moyen-âge, parmi les gigantesques ruines du
château de Leicester tout plein des souvenirs historiques d'Elisabeth
et des souvenirs romanesques de la pauvre Amy Robsart, à plusieurs
siècles de la mule-jenny et de la vapeur, bien que je n'en fusse qu'à
quelques lieues. Un quart d'heure de plus et le chemin de fer me con-
duisit à Warwick : c'était encore un château du moyen-âge, empreint
de toute la grandeur de la féodalité; mais ici le moyen-âge était debout,
le château n'est pas en ruines, il est habité. Ces tours tapissées de
lierre, ces murs massifs et crénelés abritent les meubles les plus pré-
cieux et les tableaux des }>lus grands maîtres. Entre deux chefs-d'œu-
vre, on s'approche de la fenêtre, et l'on voit que le château, entouré
d'un parc magnifique, est suspendu au sommet d'un rocher pittoresque,
au-dessus du cours charmant de l'Avon, qui, à quelques lieues de là, vit
naître Shakspeare; dans cette serre qu'on aperçoit là-bas est le plus
grand vase antique, le fameux vase de Warwick. Tout cela est réuni,
art, nature, souvenirs, antiquités, et tout cela est à une heure et demie
des prodiges industriels de Birmingham.
Le même jour, on peut voir ce Sheffield, le Saint-Étienne de l'An-
gleterre, York et Lincoln avec leurs superbes cathédrales. Après s'être
promené sous les beaux ombrages de Durham, avoir vu la paisible
ville épiscopale élever au-dessus du feuillage les tours d'une église si
curieuse par son architecture de différens âges, on peut visiter New-
castle, le grand magasin de charbon de terre, son curieux musée géo-
logique, le pont colossal qu'elle élève en ce moment à travers les airs
et finir la journée à Edimbourg, sous les arceaux brisés d'Holyrood.
dans la chambre à coucher de Marie Stuart. S'il vous reste deux
heures, vous pourrez visiter Abbotsford , le château créé et immorta-
lisé par Walter Scott, qui l'appelait son meilleur roman; — saluer sa
tombe, poétiquement placée sous une arcade solitaire de l'abbaye en
ruine de Dreyburg, vous asseoir sur une pierre où il avait coutume de
s'asseoir parmi les débris de l'incomparable Melrose, ou suivre sa
poésie à travers les singuliers ornemens des colonnes de la chapelle de
Roslin.
Le moyen-âge et les monumens qu'il a enfantés sont donc toujours
à côté du temps présent et de l'activité industrielle qui le caractérise :
cette opposition a son charme; mais il faut avouer qu'il y a aussi un
grand charme en Espagne à oublier entièrement le présent, à se trans-
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 685
porter complètement au sein du moyen-âge en gravissant les rues
tortueuses de Tolède, au règne de Philippe II en pénétrant dans le
monastique palais de l'Escurial, ou au sein des mœurs de l'Orient en
contemplant, pour employer une phrase que M"* de Staël trouvait un
charme poétique à prononcer, les orangers de Grenade et les vieux
palais des rois maures.
Il n'est rien en Angleterre qui ressemble aux trois localités que je
viens de nommer. Tolède, vieille ville aux rues étroites, inclinées, tor-
tueuses, perchée sur un rocher que le Tage ceint de flots rougcâtres,
Tolède avec ses remparts , ses portes arabes , ses mosquées , ses syna-
I gogues, son étonnante cathédrale, Tolède, c'est le moyen-âge espagnol
encore vivant. Rien, en Angleterre ni ailleurs, ne ressemble à l'Escu-
rial, à cet édifice moitié couvent, moitié palais, que Philippe II pouvait
I seul créer : sombre et morne comme lui-même; rien ne m'a laissé un
souvenir plus profond qu'une journée passée à errer dans les cloîtres
muets et déserts de l'Escurial. J'éprouvais un sentiment d'incroyable
mélancolie, quand je montais les longs escaliers de granit, quand j'en-
tendais les pas de mon guide retentir sur les dalles des corridors aban-
donnés, quand je regardais les jardins symétriques , les petits bassins
emprisonnés entre de hautes murailles. Là , je me figurais voir Phi-
lippe II pensif et malade, épouvantant les hommes et effrayé de Dieu.
Puis j'entrais dans l'église, où, au fond de la nef obscure, des deux côtés
d'un immense escalier de porphyre rouge, sont agenouillées les sta-
tues d'or de Philippe II et de Charles V. Je me sentais comme accablé
de stupeur en considérant cet édifice si majestueux et si triste, si splen-
dide et si sombre.
Quelques jours après, j'étais dans la cathédrale ou plutôt dans la
mosquée de Cordoue. Sans l'odieux chœur qu'on a imaginé de planter
au milieu et que le sacristain voulait me faire admirer, j'aurais pu me
croire au Caire, dans la mosquée de Touloun. Celle-ci cependant ne
présente pas un nombre si prodigieux de colonnes. Du moins on a épar-
gné le Mirhab tourné vers la Mecque, et les mosaïques arabes ont con-
servé toute leur fraîcheur. Un musulman pourrait y faire ses dévotions
comme un chrétien pourrait faire sa prière dans Sainte-Sophie. Sin-
guher spectacle ! les deux cultes ennemis ont emprunté à l'art d'un
peuple qu'ils maudissent le plus étonnant de leurs sanctuaires.
Certes j'ai admiré souvent en Angleterre ce qui manque presque tou-
jours en France : les libres abords d'une cathédrale plantés d'arbres
et verdoyans de gazons. La flèche de Salisbury gagne beaucoup à s'é-
lancer du milieu de la verdure. En France, je ne me rappelle guère
que Saint-Ouen à Rouen qui soit de la sorte entouré de beaux arbres,
et encore Saint-Ouen n'a point à ses pieds ce tapis de verdure veloutée
iveli}et green) sur lequel est posée l'église de Salisbury. U en est à pçu
086 REVUE DES DEUX MONDES.
près de même à Winchester, à Diirham et ailleurs; mais combien ces
alentours des cathédrales anglaises, tout aimables (ju'ils sont, restent
loin pour moi de la cour qui précède la cathédrale de Cordoue, comme
toutes les autres mosquées, avec ses orangers et son palmier près de la
foritaine!
Pour Grenade, c'est le lieu incomparable. Beauté des arbres, fraf-
chcur des eaux, tout ce qui manque si souvent à l'Espagne; vue ad-
mirable sur cette mer de verdure qu'on appelle la Vega, et sur les ra-
vins pittorcs(|ues au fond desquels coulent d'un côté le Darro, de
l'autre le Xenil , si fameux dans les ballades moresques; champs de
cactus, végétation africaine tapissant le flanc des montagnes que cou-
ronnent les blancs sommets de la Sierra-Nevada, — les plus beaux sites
de l'Angleterre et de l'Ecosse ne sauraient offrir cette opposition mer-
veilleuse de la puissance et de la grâce réunies; elles n'ofl'rent rien non
plus qu'on puisse comparer à l'Alhambra.
Je ne décrirai pas l'Alhambra. La parole n'a rien à faire avec les
raille caprices de l'art moresque, ces ornemens infiniment variés dont
la fantaisie la plus libre et la plus gracieuse a semé les murs et les
voûtes de l'Alhambra, et que l'immortel auteur du Dernier des Ahen-
cerrages a si poétiquement comparés à ces étoffes de l'Orient que brode
dans l'ennui du harem le caprice d'une femme esclave. Cependant je
ne puis nommer l'Alhambra sans donner un souvenir à cette mer-
veilleuse soirée à la fin de laquelle je vis la lune descendre dans la
cour des Abencerrages , frapper tour à tour comme d'une tache mobile
de lumière les portiques élégans, les sveltes colonnes, les lions bizarres
de la fontaine, pénétrer dans la salle des Ambassadeurs, que la nuit rem-
plissait, et faire jaillir de cette nuit comme un feuillage lumineilx les
ornemens les plus délicats, les plus finement fouillés de ce monument
sans pareil. Quelles heures dans une vie que les heures passées à épier
la lune se glissant dans le petit jardin de l'infante Lindaraxa! à re-
garder d'en haut les grands arbres qui montaient vers nous du sein
de la nuit, et venaient blanchir leur tête dans la clarté de la lune ré-
pandue à nos pieds, tandisi qu'au-dessous Grenade étalait ses lumières
dispersées et que brillait en mêhie tetnps un feu allumé dans la moft-
tagne pour éclairer une danse dte bohémiens, et la petite lumière qui
précédait un prêtre allant porter, à travers la foule agenouillée, le
viatique à un mourant!
Oserai-je dire (|uel monument, en Angleterre, a éTeillé en moi un
souvenir de l'Alhambra? C'est le château de Windsor. Il est bien en-
tendu que les différences sont énormes; mais Windsor est composé,
comme l'était l'Alhambra, d'un certain nombre de tours liées par des
murs entre elles et avec un palais fortifié, placé au sommet d'un es-
carpement. En se promenant sur la terrasse de Windsor, on voit mon-
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 687
ter vers soi les cimes des arbres plantés au bas de cette terrasse, comme,
en regardant par la fenêtre de la salle des Ambassadeurs, on se penche
Ters les sommets des grands arbres dont la racine plonge dans la base
de la colline escarpée qui porte le palais- des rois de Grenade. Toute
ressemblance s'arrête là. Je dois ajouter cependant que la chapelle de
Saint-George à Windsor est d'un gothique fleuri presque aussi léger
et presque aussi délicat que les décorations féeriques de l'Alhambra.
L'architecture, et l'architecture du moyen-âge, est, comme je l'ai
dit, le seul art dans lequel l'Angleterre excelle. Le génie de la sculp-
ture me paraît lui avoir été refusé; il n'a pas non plus été donné à
l'Espagne, sauf le talent indigène, en ce pays, de la sculpture en bois.
Mais, pour la peinture, quelle différence! L'école espagnole est une
grande école. Certainement elle a reçu l'inspiration de l'Italie, elle s'est
ins[)irée aussi de la Flandre, mais elle n'en ofi're pas moins un carac-
tère particulier et profondément original. Murillo a sa lumière, Velas-
quez a son coloris, Zurbaran a ses moines. Ce pays des contrastes en
littérature, qui a produit les Amadis et les romans picaresques, pleins
d'histoires de filous et de mendians; qui a opposé dans le don Qui-
chotte l'idéal exalté jusqu'à la folie et la plus prosaïque réalité; qui,
dans ses drames profanes ou sacrés, place toujours la bouffonnerie à
côté du lyrisme, ce pays, en peinture, a produit les ineffables gloires
de Murillo et ces mendians, ces teigneux au milieu desquels resplendit
de pureté et de charité l'idéale figure de sainte Elisabeth. Ne cher-
chez point de telles merveilles chez les peintres anglais. Hogarth est
un peintre ingénieux , un satiriste comme Svs^ift , un moraliste et un
prosateur comme Addison. Reynolds a de la science, du coloris, de
la pensée; il peut être mâle, il sait être gracieux : il a bien écrit sur
l'art, et sa peinture est bien écrite. Flaxman* possède le secret d'une
«implicite pleine d'effet, qui n'est ni sans grandeur ni sans manière;
mais que tout cela est loin de Murillo et de Velasquez !
Aujourd'hui, les arts sont le côté faible des Anglais. Leur langue
met la mélodie en fuite, et ils nous rendent le service d'avoir une
oreille encore plus barbare que la nôtre. En architecture, ils vont du
grec au gothique, copiant tantôt l'antiquité, tantôt le moyen-âge
(celui-ci plus heureusement), et n'inventant rien; mais qui invente
en architecture'? Leur peinture a quelque mérite de couleur. Cette
couleur est bien parfois fantastique et impossible, mais il faut recon-
naître aussi qu'en passant sur les ponts de Londres, quand le soleil
perce à demi une brume jaunâtre et la funiée qui flotte au-dessus de
l'immense chaudron , pour parler comme lord Byron , on voit certains
effets, certains caprices de lumière qui ne ressemblent à rien, si ce
n'est à des effets bizarres qu'on a rencontrés chez les peintres anglais.
On croit voir dans le ciel des fragmens de la palette de Gainsborough.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à la sculpture anglaise, il m'est impossible de l'admirer beau-
coup; elle me semble presque toujours ou molle , ou sèche , ou insi-
gnifiante, ou affectée. Un des groupes les plus vantés est celui qui
s'élève sur la place de la bourse à Liverpool, et qui représente la mort
de Nelson. Comme Nelson a remporté quatre grandes victoires, le
sculpteur a placé au-dessus de la tête du héros, dans la main de la
gloire, quatre couronnes (jui se tiennent par un fil de fer.
Si les Anglais produisent peu de chefs-d'œuvre d'art, ils en achètent
beaucoup. M. Waagen, juge si compétent, estime que la moitié des
beaux tableaux qui existent se trouve en Angleterre; l'autre moitié est
dispersée dans le reste du monde. Grâce à lord Elgin, que je bénis
pour son forfait , et qui a sauvé de mille chances de destruction les
marbres du Parthénon , les Anglais possèdent les plus belles œuvres
du ciseau humain. Ils ont accueilli Haendel, qui, dans l'histoire de
l'art, figure presque comme un compositeur anglais. Nulle part la
grande musi({ue de Palestrina, de Haydn, de Beethoven, de Mendel-
sohn , n'est plus souvent exécutée qu'en Angleterre.
Malgré cela, la vraie vie de l'Angleterre, ce n'est pas l'art, c'est la
politique. En Angleterre , plus que partout ailleurs , les affaires de la
nation sont les affaires de chacun, et l'intérêt général se confond avec
l'intérêt privé; de plus, rien n'étant centralisé, chaque ville, chaque
bourg, chaque commune, peuvent s'occuper de ce qui les concerne.
De là cette vie politique qui est partout active et présente en Angle-
terre.
En Espagne, j'ai été frappé de l'absence de la vie politique, des sen-
timens et des passions politiques. Il y a à Madrid une assemblée où
l'on fait des discours et des lois, il y a aussi des cafés où on lit les
journaux; mais, dans tout le reste de l'Espagne, le gros de la popula-
tion m'a paru fort indifférent aux discours et aux journaux. 11 y a
plus, je n'ai jamais pu surprendre, dans le langage des Espagnols que
le hasard m'a fait rencontrer, la trace d'un sentiment politique quel-
conque. Dans les diligences, on me parlait souvent de la révolution de
février, jamais des nombreux bouleversemens que l'Espagne a subis
depuis vingt ans. En arrivant à Séville, on me montrait jusqu'où
avaient porté les bombes d'Espartero, mais il m'était impossible de
découvrir si mes interlocuteurs étaient pour ou contre Espartero. Ce
n'est pas qu'ils craignissent de manifester leur opinion, car on s'ex-
primait en toute liberté, et souvent avec beaucoup de verve, sur la
conduite privée de la reine; mais, à ma grande surprise, l'esprit de
parti semblait anéanti. Je n'y pouvais rien comprendre, et je finis-
sais par croire que les querelles en apparence si acharnées des partis
étaient nées d'une agitation superficielle qui n'atteignait pas le cœur de
la nation, que l'on avait joué à la guerre civile, les masses par désœu-
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 689
k rement et par goût des aventures, et les chefs pour gagner l'enjeu de
;i partie, c'est-à-dire le pouvoir : si bien que le pays long-temps le
plus agité de l'Europe était devenu le plus tranquille depuis qu'une
main vigoureuse avait comprimé les ambitions individuelles qui le
troublaient à la surface.
Voilà pour les ditîerences politiques, voici pour les diversités so-
ciales. Le Castillan et l'Anglais sont fiers tous deux, et respectent dans
leur personne, l'un le gentleman, l'autre le caballero; mais chacun
peut se dire et se croire caballero, tandis que pour être gentleman il
faut avoir de l'argent. En Espagne, tout le monde est noble. A Gre-
inade, mon cicérone, qui s'appelait Ximenès, ne doutait point qu'il ne
fût parent du cardinal de ce nom. Les formes du langage sont pom-
peuses et aristocratiques : on s'adresse à un décrotteur ou à un men-
idiant en employant la troisième personne et l'expression consacrée
votre merci, qui correspond à votre seigneurie. En Angleterre, sauf
les lords et les évoques, sir est adressé à tout le monde, comme en fran-
çais monsieur; mais le rapport des classes n'en est pas moins un rap-
port d'inégalité : seulement c'est une inégalité consentie qui ne blesse
personne et dont tout le monde s'arrange à merveille. En toute cir-
constance, chacun se place naturellement d'après sa situation sociale.
Sur l'impériale des voitures publiques, il n'est interdit à personne de
prendre place sur la banquette de devant; mais, en fait, il arrive que
presque toujours cette banquette est occupée par des gentlemen. La
place à côté du cocher, qui est réputée la meilleure, est en général
donnée, d'un consentement tacite, au personnage le plus considérable,
et on ne la lui dispute point. J'ai observé que celui-ci ne manque ja-
mais d'adresser plusieurs fois la parole au cocher, qui m'a paru ré-
pondre constamment, sans familiarité et sans obséquiosité, comme à
un supérieur, non comme à un maître. En Espagne, c'est autre chose :
là régnent la liberté, l'égahté, la fraternité... du cigare. Un mendiant
s'arrête devant un grand d'Espagne en disant : Haciame el favor de su
candela, ou en ne disant rien du tout. Le grand d'Espagne prête son ci-
gare au mendiant, qui allume le sien. Du reste, le mendiant a l'air aussi
noble et souvent plus noble que le grand d'Espagne; il n'y a nulle ef-
fronterie dans sa requête, que l'usage autorise, et son geste en rendant
le cigare est plein de courtoisie. L'égalité n'est point arrogante en Es-
pagne; l'inégalité n'est ni basse ni insolente en Angleterre.
Le contraste que je poursuis entre les deux peuples que je compare
• ■st aussi grand dans leurs langues et dans leur littérature que dans
tout le reste. L'espagnol est le plus plein, le plus sonore des idiomes
néo-latins. L'anglais est le plus contracté, le plus bref des idiomes ger-
maniques. L'un est une langue d'oisifs superbes, de gens qui n'ont
rien autre chose à faire qu'à écouter leur parole retentissante; l'autre
TOMfi V. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
est la langue d'un peuple énergique et afïairé, qui n'a point de temps
à perdre, et à qui un monosyllabe suffit pour exprimer rapidement sa
pensée, ou traduire sa Tolonté dans le moindre délai possible. Quelle
magnifique langue que celle où des mouchettes s'appellent despabilla-
deras, et un éteignoir apagador ! Quelle langue expressive et prompte
que celle où dog veut dire suivre quelqu'un à la trace, comme un chien
suit sa proie, et où. dans l'usage familier, eut veut dire sembler nepm
reconnaître quelqu'un pour rompre une fâcheuse connaissance!
La littérature anglaise et la littérature espagnole sont profondément
nationales, bien que toutes deux aient subi une influence étrangère et
conquérante : la première, l'influence des Normands; la seconde, celte,
des Arabes. L'une et l'autre ont un théâtre purement indigène, et qui
ne doit rien à l'imitation de l'antiquité; mais Shakspeare est le poète
^e la passion, et Galderon le poète de la fantaisie : le premier est un
grand peintre d'histoire et de portraits, le second un musicien mer-
veilleux qui a produit d'admirables symphonies dramatiques; l'un
dessine fortement des caractères vrais, l'autre se joue avec des événe-
mens invraisemblables, et se plaît parmi des personnages impossibles;
l'un, enfin, a exprimé avec une profondeur que nul n'a surpassée tous
les sentimens de l'ame, hormis un seul, le plus intime et le plus puis-
sant, le sentiment religieux; l'autre, dans les Autos sacr amentales, a
symbolisé tous les sujets dramatiques qu'il empruntait tour à tour à
l'histoire et à la fable, pour y retrouver et y reproduire le mystère fon-
damental du christianisme, l'incarnation, le dogme souverain du ca'-
iholicisme, la présence réelle. Cervantes est un génie de la même fa-
mille que Shakspeare; mais le romancier méridional a représenté îa
vie humaine par deux types qui la contiennent, et, comme on dit au-
jourd'hui assez pédantesquement, la résument tout entière, par don
iiuichotte et par Sancho, c'est-à-dire par l'idéal et par le réel. Il a con-
centré et condensé, pour ainsi dire, tout l'enseignement moral que
l'observation de notre nature lui avait fourni dans une œuvre clas^
sique. Le poète du Nord a dispersé les trésors qu'il devait à une obser-
vation encore plus profonde et infiniment plus variée dans une foule
de créations romantiques, admirables, sans doute, mais dont aucune
peut-être n'offre un tout aussi achevé que Don Quichotte.
La littérature anglaise est plus inhérente au sol natal que la litté-
rature espagnole, on y retrouve mieux son empreinte. Sans parler de
rÉcosse, où l'on va de Waller Scott à Ossian, et des champs cultivés et
décrits par Burns, le fermier-poète, à la Bruyère maudite, immorta-
lisée par Shakspeare, il y a cent localités en Angleterre auxquelles
sont liées les créations de la poésie nationale. L'aspect de la falaise de
©ouvre rappelle la peinture que Shakspeare trace, dans le Bot Lear,
4es effets d'un escarpement iraniense, d'où l'œil plonge d'en haut sur
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 691
la grève, peinture qui donne le vertige au lecteur aussi bien qu'à Ed-
iiar. Les chênes et les verdoyantes retraites de Windsor évoquent le
souvenir du début harmonieux de la muse de Pope. Les bords de la
Saverne ont la fraîcheur des inspirations que leur demandait Milton,
jeune encore, avant que les orages politiques lui eussent révélé l'enfer.
En mémoire de Sliakspeare, on va visiter les bords de l'Avon, dont
il fut le cygne, et, en contemplant cette nature si douce, si paisible, si
rejwsée, on s'étonne d'abord qu'elle ait vu naître l'auteur CCHamlet,
<le Macbeth, d'Othello, mais on se rappelle bientôt que nul entre les
auteurs dramatiques n'a plus que Shakspeare fait vivre les person-
nages de leur vie propre et n'a moins parlé par leur bouche. On se
souvient d'ailleurs qu'il a aussi créé Desdémone, Juliette, Imogène,
({u'il a composé des sonnets pleins de délicatesse, et que ses contewï-
porains l'ont appelé le cygne de l'Avon avant moi, qui le nommais
ainsi tout à l'heure peut-être à l'étonnement de mon lecteur. En aper-
cevant de la terrasse de Windsor les tours et les clochers d'Eton, à
l'horizon le voyageur reconnaît que c'est de là que Gray les contem-
|)lait quand il murmura le premier vers de son ode mélancolique.
, Ye distant spires, ye antique towers!
A chaque pas , en Angleterre , on trouve une localité que la poésie
<»u le roman ont consacrée. A Londres , il n'est pas un quartier où ne
soit présent le souvenir d'un grand écrivain de l'Angleterre. On montre
à l'étranger la place où était le théâtre du Globe, sur lequel fut joué
Shakspeare, et le café littéraire où Johnson rendait ses arrêts.
La terre d'Espagne a aussi ses souvenirs poétiques. Les passages des
Pyrénées s'appellent encore aujourd'hui des joor^« comme dans les ro-
mances chevaleresques; Burgos montre le coffre sur lequel, suivant
une de ces romances, le Cid emprunta mille maravédis à des Juifs qui
croyaient le coffre plein de pierres précieuses. Le Cid, ayant payé les
Juifs, fit ouvrir le coffre devant eux; il était plein de sable, et comme
ils s'étonnaient, le Cid leur dit : Ce cofl're contenait mieux que des pierres
précieuses, il contenait la parole, ou, selon l'énergique expression de
la romance, la vérité du Cid, langage altier et chevaleresque s'il en fut;
mais cette application de la chevalerie aux affaires eût de nos jours
mené le Cid en cour d'assises.
Cependant il y a bien moins de lieux consacrés par cette popularité
que dispensent les grands écrivains en Espagne qu'en Angleterre. C'est
un Français qui n'est jamais sorti de son pays, c'est Le Sage auquel on
pense plus qu'à nul autre auteur en traversant les villes de l'Espagne,
tant il s'était empreint de la couleur espagnole par son contact avec
les romanciers de la Péninsule, à la famille desquels il appartient sans
cesser jamais d'être Français par l'art et le style, et qu'il a tous sur-
C92 REVUE DES DEUX MONDES.
passés. Il ne leur doit point Gil Blas comme a voulu le faire croire
l'orgueil castillan, c'est aujourd'hui chose démontrée. Mais que les Es-
pagnols aient songé à soutenir cette thèse et pu la soutenir avec quel-
que apparence de vérité, c'est une forte preuve et un grand éloge delà
fidélité des tableaux de Le Sage.
Pour les étrangers, la littérature espagnole est presque tout entière
dans Don Quichotte. C'est don Quichotte et Sancho Pança que l'on
cherche sans cesse et que parfois je croyais apercevoir quand passait
un maigre officier le casque en tête , chevauchant sur une rossinante
qui galopa tout au plus une fois dans sa vie, ou un paysan de la
Manche se dandinant sur un descendant du précieux grison. 11 n'est
pas une auberge qui ne fasse songer à celles que l'ingénieux hidalgo
prenait pour des châteaux, pas une fille d'auberge qui n'éveille le gra-
cieux souvenir de Maritorne, pas un moulin à vent qui ne fasse un peu
l'effet d'un géant , pas un troupeau de moutons qu'on ne soit tenté de
prendre , à travers le nuage de poussière qu'il soulève , pour l'armée
du grand roi Alifanfaron. Ce qui est plus sérieux, la folie que Cervantes
prête à son héros semble moins invraisemblable dans ce pays, où l'on
marche si long-temps sans rencontrer un homme ou une maison , où
rien ne ramène à la vie réelle, où l'amant de Dulcinée pouvait se livrer
à toutes ses rêveries chimériques sans en être réveillé par le spectacle
de la vie quotidienne ou troublé par les moqueries des passans. Placez
don Quichotte en France ou en Angleterre; il n'aura pas fait cent pas
qu'il y aura foule autour de lui , et il sera conduit chez le maire ou le juge
de paix; mais, dans les déserts de la Manche, il pouvait se croire tout
à son aise en pays de romancerie, dans les lieux infréquentés parcourus
par les chevaliers errans, au fond du royaume de Micomicon, jusqu'à
ce qu'il rencontrât un lieu habité, ce qui, dans le centre de l'Espagne,
même pour ceux qui ne sont pas atteints de la folie de don Quichotte,
est toujours presque une aventure.
Voilà assez de rapprochemens entre les deux pays que je compare; le
lecteur pourrait se lasser avant moi de voyager ainsi, un pied en Es-
pagne et l'autre en Angleterre; je finirai par un mot sur leur avenir.
Tous deux sont, en ce moment, avec la Belgique, la Hollande et la
Russie, les seuls en Europe qui n'aient pas été atteints par le der-
nier cataclysme politique. Sont-ils pour cela garantis de tout boule-
versement futur? On n'oserait l'affirmer pour l'Espagne; sa tranqui
lité actuelle tient à l'énergie d'un homme, à la lassitude des parti
Cette facilité à se jeter dans les soulèvemens et les pronunciamientoi
peut entraîner encore les populations désœuvrées et aventureuses de
la Péninsule. L'avenir de la Grande-Bretagne est-il plus assuré? II
semble, à voir cette société si sensée, si régulière, avec son patrio-
tisme égoïste, son ambition prudente, son respect pour les traditions
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 693
( l;i loi, qu'elle est assise sur une base inébranlable, et que, retran-
( (>(' dans son île, derrière le rempart de ses mers, elle peut, — comme
i-ait superbement Canning, — Éole politique, déchaîner les tempêtes
: I le monde sans être ébranlée; mais, en y regardant de près, on aper-
i it bien des fentes qui lézardent l'édifice séculaire, si majestueux au
(Miiier coup d'oeil et si solide en apparence. Il n'y a pas, je le crois,
danger prochain pour l'Angleterre; mais n'y a-t-il pas un dan-
r éloigné et un danger formidable? Cette puissance extérieure à la-
lelle sa grandeur commerciale est liée est-elle bien assise? Cet em-
le de l'Inde, déjà si démesuré et qu'une fatalité invincible agrandit
iijours davantage, ne fmira-t-il pas par rencontrer à l'Occident un
itre empire que la fatalité semble pousser vers l'Orient. Ces popula-
)ns nombreuses que l'Angleterre contient par la force, mais dont elle
a pu entamer ni la religion ni les mœurs, aidées d'un appui étranger,
; peuvent-elles se soulever du cap Comorin jusqu'à l'Himalaya? La
;volte de Vélore, qui mit en péril la domination anglaise dans l'Inde,
;t-elle si ancienne? Voici que le Gap repousse les convicts que lui en-
oie la métropole, voici que les îles Ioniennes ne sont contenues que par
s supplices, voici que le Canada commence à demander l'annexion
ux États-Unis. Depuis l'invention de la vapeur, l'envahissement de l' An-
leterre, que, sans ce secours, Napoléon avait cru possible, l'est devenu
ien davantage, et, en cas d'invasion, trois millions d'affamés se lève-
aient en Irlande; cette Irlande est une plaie sans remède. Le peuple
nglais fait chaque jour de généreux efforts pour guérir le mal qu'il
causé, mais il semble que ses anciens torts sont inexpiables. En An-
leterre même, à Londres et dans les villes manufacturières, il existe
ies misères qui surpassent toutes nos misères. Les classes supérieures
ont beaucoup pour les combattre, et me préserve le ciel de leur re-
user cette justice qu'on ne leur rend pas toujours! mais pourront-elles
aire assez? L'abîme que le prolétariat a creusé sous la société britan-
lique pourra-t-il être comblé par les sommes énormes qu'on y enfouit
:haque jour? Rien ne donne une plus haute idée du génie de la civili-
ation que les quartiers opulens de Londres; mais il y a aussi à Londres
es quartiers de la peste et de la faim. Le choléra a forcé de fouiller
lans cette fange empoisonnée, et il en est sorti de terribles menaces et
le formidables leçons. Chaque jour, des enquêtes courageusement
aites par l'état ou entreprises par les particuliers, dans ce pays de pu-
blicité, révèlent des douleurs inouïes. Un soir, après avoir visité dans
la matinée les docks de Londres, encore ébloui de ce mouvement in-
croyable, de cette activité gigantesque, j'ouvris le journal, et j'y lus
l'histoire d'un homme qui venait de se pendre après avoir étranglé sa
femme et ses trois enfans, parce qu'il n'avait pas de pain à leur donner.
Autre danger moins redouté, mais aussi réel ! Un parti se forme en
€94 REVUE DES DEUX MONDES.
Angleterre, qui, bien qu'éloigné des idées de bouleversement,
prépare peut-être la voie : c'est un parti bourgeois, hostile à l'aristo-
cratie, ce qui est très nouveau en Angleterre. Ge parti aspire à fain
prévaloir en toute chose les intérêts de l'industrie sur ceux de la tcnv
c'est l'école de Manchester. Aujourd'hui, il demande la réforme pi
une agitation à laquelle s'associe le chartiste O'Gonnor. Une révolu-
tion s'opère sourdement dans une portion de la classe moyenne. Cette
classe moyenne, jusqu'à présent si respectueuse pour l'aristocratie, e
qu'on voit encore en général si occupée de tout ce que fait celle-ei
cette classe moyenne qui, dans les voitures pubUques , s'enquiert di
nom du nobleman qui habite le château devant lequel on passe, à
moment où il y viendra chasser, des hôtes qu'il y doit recevoir; cett(
classe moyenne est, sur plusieurs points de l'Angleterre, insensible-
ment remplacée par une autre qui n'est point en respect devant Taris
tocratie , qui n'a point le goût du passé , qui , en toute chose, aimt
le nouveau, que ce nouveau s'appelle libre échange, hydrothérapie
église indépendante , société de tempérance , orthograplie phonétic^ue
qui, en un mot, est rationnelle et non traditionnelle. C'est principa-
lement à Birmingham que ce mouvement ma été signalé par des per-
sonnes qui connaissaient le pays depuis plus long-temps que moi. J'^
ai été frappé moi-même. J'ai entendu un jeune lïiinistre dissident
d'une grande éloquence, d'une renounnée populaire et d'un caractèrt
respecté, tonner contre l'aristocratie, et prophétiser l'avènement de lîi
république en Angleterre. Je l'ai entendu en chaire prêcher contre k
jeûne national devant un public choisi, appartenant aux familles kf
plus honorables de Birmingham. Ge sont là, si je ne me trompe, dee
signes précurseurs d'un changement radical dans les formes de la so-
ciété anglaise.
L'édifice reUgieux, qui est le soutien de l'édifice politique, oïïrem
core une façade parfaitement intacte. Personne n'élève la voix coiitr
le christianisme. Lord Byron, pour l'avoir attaqué, a perdu sa plae
dans le Panthéon des grands hommes, qui s'ouvre pour Addison; l
poète Shelley, qui avait le travers de se croire athée , a vu l'état Iw
enlever ses enfans. Les hommes les moins croyans sont prêts à cofltt
battre pour l'observation du dimanche; mais cet édifice est lui-raêmi
composé de matériaux bien divers, bien incohérens. U y a dans la toi
ture plus d'une poutre vermoulue , et dans les fondations plus d'un
pierre rongée par le temps. L'église anglicane veut être protestante
sans laisser à l'esprit aucune liberté. Les doctrines historiques des
théologiens allemands, de ceux que, dans leur patrie, on accuse àepie-
tisme, terrifient les docteurs d'Oxford et leur semblent l'abomination
. de la désolation. Gette prétention à l'omnipotence de l'église sur la rai-
son, hors du catholicisme, est une gageure insoutenable, bien que sou-
i
ESPAGNE ET ANGLETERRE. 695
I me avec un aplomb extraordinaire, et l'incrédulité absolue ne sau-
jit être loin de cette foi aveugle qu'on veut, contre toute logique^
! pctuer au sein de la religion du libre examen. Le protestantisme
lais, entre le puseysme, qui le pousse vers le catholicisme, et l'u-
iairianisme, qui le pousse vers la philosophie, s'efforce en vain de se
uniponner à la tradition qu'il a rejetée. Tiraillé en tout sens, divisé
1 sectes qui se subdivisent elles-mêmes, comme en ce moment le
u'ihodisme, il chancelle, et avec lui la société politique, dont il est le
IIS sûr fondement.
Sans doute toutes ces agitations sont le produit de la vie, sinon de la
iité, et la tranquillité religieuse de l'Espagne, qui a sacrifié ses
loines, et dont la philosophie est encore à naître, cette tranquillité
'lit au sommeil de l'ame et de l'intelligence. Cependant cette nation
est pas morte; depuis vingt ans, elle a accompli une grande évolu-
on; elle est sortie du moyen-âge. La chrysalide engourdie pendant
lie s'opérait la transformation, la transformation accomplie, vapeut-
tie se réveiller et déployer ses ailes. Déjà un grand progrès écono-
niiiue s'est réalisé. Qui nous dit qu'une ère de renaissance ne viendra
tas pour cette race héroïque qui , durant huit siècles, a combattu à
a\ant-garde de la chrétienté? Ni l'intelligence, ni le courage ne lui
iianquent. 11 lui manque une impulsion et un but; le but peut se pré-
( Jiter : qu'il se présente, et l'impulsion sera donnée. Du reste, dans le
«in de la nation espagnole, il n'y a point de haines sérieuses de classes
3t de partis; la mendicité au soleil n'atteint jamais à l'affreuse misère
It's tristes climats du Nord. Il se passera bien du temps avant que la
population croissante et l'industrie développée outre mesure fassent
naître pour l'Espagne les dangers qui menacent les autres pays. A la
fois protégée contre l'Europe par les Pyrénées , et communiquant par
Li mer avec l'Amérique et l'Orient, sa situation est incomparable. On
peut donc ne pas désespérer de ce noble peuple, qui fut si grand , qui
ne porte pas sur son front la marque d'un peuple condamné. L'Es-
pagne a eu , comme l'Angleterre, le passé; elle n'a pas, comme elle,
le présent; à qui sera l'avenir?
J.-J. Ampère.
NICOLAS POUSSIN.
Nicolas Poussin naquit aux Andelys, près de Rouen , au mois de
juin de l'année 1594 : il précéda de dix ans Corneille, son compatriote,
qui devait être son émule par la grandeur du génie, la rectitude du
caractère, la force de la pensée, la pureté et la simplicité des mœurs.
Ces deux grands hommes, ces deux grands artistes, ces deux robustes '
frères en poésie ouyrent splendidement ce xvn* siècle français qui de- i
vait Yoir mûrir les fruits les plus nombreux, les plus variés, les plus;
exquis du mouvement d'idées qui commence à la renaissance italienne :
et vient finir sur le seuil d'un monde nouveau , à l'Esprit des Lois et
au Contrat social. Il paraît d'abord étonnant de rencontrer un des
premiers peintres du monde dans un pays qui n'est certainement pas
la patrie de la peinture moderne et dans un temps qui venait de voir
mourir les plus grands artistes de l'Italie, et se perdre sous l'empire de
nouveautés médiocres ou bizarres la tradition de leurs doctrines; mais
certaines époques sont comme ces saisons fécondes qui donnent la vie
aux moindres semences. Le xvn» siècle ressemble à ces jours d'été
cliauds, mais un peu voilés, qui présentent dans un moment unique et
admirable des fleurs et des fruits déjà mûrs. La gerbe ([u'il apporte au
trésor de la science et de l'art est peut-être plus belle qu'aucune autre:
il en est de plus brillantes peut-être, il n'en est point de plus harmo-
nieuses et de plus complètes. On pourrait encore comparer ce temps à
NICOLAS POUSSIN. 697
! lomme dans la vigueur de l'âge : un corps robuste, un esprit étendu
lin, des pensées fortes et délicates, nombreuses, précises; de vastes
rations, mais retenues dans les limites des forces humaines; rien
I la fougue inutile de l'extrême jeunesse, rien non plus de la sagesse
ïiile de la caducité; jamais de ces chimères trompeuses qui égarent
ifs premiers pas, que le grand soleil de midi disperse, et qui revien-
mt, lorsque la raison décline, misérablement dégrader nos dernières
iijiées. Ce siècle adulte ne connaissait ni cette inquiétude, ni cette tris-
>so maladive qui nous dévore, et qui fait si intimement partie de
)us-mêmes, qu'il paraît impossible d'en découvrir le germe et de la
' loger : mal héréditaire qui circule dans nos veines , et ([ue nous
uns sucé au sein de nos mères avec la vie.
Il ne nous reste que des documens incertains et peu nombreux sur
jeunesse de Poussin. Son père, Jean Poussin, était originaire de
•issons, d'une bonne famille, probablement noble, mais ruinée pen-
mt les guerres qui dévastèrent la France au xvi« siècle. Jean Poussin
:it part lui-même aux dernières campagnes, et Félibien rapporte que
3 fut à la suite du siège de Vernon, auquel il avait assisté avec un de
.'S oncles, qu'il épousa Marie de Laisement, veuve d'un procureur de
Aie ville (1). Nicolas Poussin naquit de ce mariage. Son père, qui
i>ait d'une petite pension (2), lui fit faire les études habituelles. S'il
ait en croire la tradition, l'enfant, d'ailleurs appliqué, passait une
oiine partie de ses heures de leçons à couvrir ses livres et ses cahiers
t' dessins, incorrects sans doute, mais qui témoignaient déjà de ses
lispositions. Quintin Yarin, peintre médiocre d'Amiens, dont le nom
erait inconnu, s'il n'était associé à celui de Poussin dans l'histoire,
(•ressentit son talent, lui donna quelques leçons, et engagea ses parens
i ne pas contrarier son goût (3).
(1) L'opinion de Félibien sur la noblesse de la famille de Poussin a été suivie par tous
es biographes de ce peintre. Une phrase d'une lettre à M. de Ghantelou nous semble
eter quelques doutes sur la question. Poussin dit, en parlant de ses parens, qu'il re-
•ommande à son protecteur : o Ce sont gens pauvres et ignorans qui auront besoin de
/otre secours, etc. » {Con\, p. 341. Didot.) Plus loin, p. 149, il nomme un sien neveu
at ce rustique personnage ignorant et sans cervelle. » Il faut pourtant remarquer que
l'ignorance était loin d'être au xyu^ siècle le partage exclusif de la roture.
(2) Vojez la Biographie universelle de Michaud. Les travaux critiques et biographi-
ques sur Poussin sont nombreux et en général très insignifians. Les plus importans sans
contredit, et pour mieux dire ceux dont ou a tout tiré, sont : Félibien, Etitretiens sur
la vie des Peintres; Bellori, Vite di Pittori, et surtout la Correspondance complète de
Poussin, publiée en 1824. Nous ne citerons que pour mémoire la Vie du Poussin par
Gastellan (1811), la notice donnée par de Piles dans V Abrégé de la Vie des Peintres, les
Mémoires sur la Vie de Poussin de Maria Graham, et Y Essai sur la Vie et les Tableaux
de Poussin par Gambry. Parmi ces ouvrages, les uns sont de simples résumés biogra-
phiques, les autres des études qui s'adressent spécialement aux artistes.
(3) Félibien, Entretiens, etc., IV, p. 342.
698 REVUE DES DEIX MONDES.
Le jeune Poussin, encouragé par Varin, quitta tout pour la peinture.
Ses progrès furent si rapides, qu'il n'eut bientôt plus rien à appreadt»
de son maître. Les ressources bornées de sa petite ville ne lui suffi-
saient plus; il quitta les Andelys sans le consentement et probablement
même à l'insu de son père, et arriva à Paris en 1612. 11 avait dix-h«it
ans. Poussin fit, dès son arrivée, la connaissance d'un jeune gentil-
homme poitevin qui avait le goût des beaux-arts et lui donna un lo-
gement dans sa maison. Après avoir travaillé pendant quelque temps
dans l'atelier de Ferdinand Elle de Matines, un assez bon peintre de
portraits, il passa dans celui de Lallemand , peintre fort peu habile,
suivant Félibien, et dont il ne nous est rien resté; mais son maître vé-
ritable, après son propre génie, ce fut Raphaël.
Quoiqu'un siècle presque entier se fût écoulé depuis la mort du chef
de l'école romaine, ses tableaux, et même les gravures d'après lui,
étaient fort rares en France; le roi seul en avait et ne les montrait pa*
à tout le monde. On sait l'efiét que produisirent, vingt ans plus tard,
quelques copies de ce maître que le maréchal de Créqui rapporta ée
Venise et de Rome (1). Poussin avait fait, par l'intermédiaire de son
protecteur, la connaissance d'un mathématicien du roi attaché attt
galeries du Louvre, qui possédait une collection de gravures d'aprè»
les meilleurs tableaux des écoles italiennes, et même quelques dessins
originaux de Raphaël et de Jules Romain. 11 eut la liberté de voir«t
de revoir ce trésor, et même d'en copier les pièces les plus importantes.
On peut facilement se représenter la surprise et l'admiration que de-
vaient causer aux peintres français de cette époque les chefs-d'œuviie
des écoles italiennes. C'étaient comme des jours ouverts sur un monde
inconnu, qu'ils avaient à peine rêvé. Ils passaient sans transition d'une
obscurité à peu près complète à la plus vive lumière qui eût jamais
éclairé les arts.
Les progrès de Poussin furent sans doute rapides, mais il ne nous
reste absolument rien d'authentique qui puisse être rapporté avec ceP»!
titude à cette épocjue de sa vie. Son protecteur, rappelé dans le Poitou,
l'engagea à le suivre. Le jeune artiste s'y décida, plus par reconnais
sance que par ambition. D'ailleurs il pensait sans doute que son temps
ne serait pas absolument perdu , qu'il pourrait étudier, et que les tra-
vaux de décoration qu'il s'était engagé à faire dans le château de son
ami ne lui seraient pas inutiles. Ses espérances furent déçues. Traité
comme une sorte de domestique par la mère du jeune gentilhomme,
chargé de travaux sans rapport avec son art, à peine supporté comme
(1) On peut consulter sur ce sujet, et en général sur l'état de la peinture en France à
cette époque, l'excellent travail de M. Vitet sur Lesueur. Voyez la Revue des Deux
Mondes du 1" juillet 1841.
I
NICOLAS POUSSIN. 69î>
hôte incommode et indiscret, irrité, découragé, humilié, il partit
pauvre que devant pour revenir à Paris. Il faisait la route à pieds
lait obligé de s'arrêter de lieu en lieu pour gagner de quoi conti-
1 son voyage. La tradition rapporte qu'il peignit jusqu'à des ensei-
^ de cabaret pour acquitter le prix de son modeste repas. Ces atteintes
a misère, qui souillent et dégradent les talens médiocres, donnent
|iis d'éclat, de grandeur et de force au génie. C'est probablement à
(• te époque qu'il faut rapporter les deux tableaux de Poussin que l'on
^vait dans l'église des capucins de Blois (1) au milieu du xvii^ siècle,
isi que les Bacchanales du château de Cheverni.
Je voyage, qui doit avoir duré plusieurs mois, avait tellement fati-
\ é Poussin, qu'il tomba malade en arrivant à Paris et fut obligé de
iloiirner aux Andelys pour se rétablir (2). Il y passa un an, et revint
; Paris dans l'intention bien arrêtée d'aller à Rome. 11 partit en effet,
1 lis on ne sait quel contre-temps le força de s'arrêter à Florence, d'où
) revint en France. Une seconde fois, il fut encore moins heureux et
' dépa,ssa pas Lyon. En 1(323, étant à Paris, il fut invité par les jé-
ites, qui célébraient la canonisation de saint Ignace et de saint Xavier,
( oncourir pour la peinture à la détrempe des tableaux représentant
s miracles de ces deux saints.
Avant cette époque déjà. Poussin avait fait la connaissance du ca-
ilier Marin, qui travaillait alors à son poème à' Adonis, et qui prenait
rand plaisir à voir l'imagination du peintre en tirer des sujets de ta-
leaux. Marin voulut l'emmener à Rome vers 1622 (3), mais Poussin
n'était pas en état, dit Félibien, de quitter Paris. » Était-ce encore
i pauvreté qui l'enchaînait, ou le concours dont nous avons parlé, ou
désir d'achever quelques tableaux commencés et en particulier la
lort de la Vierge (4), conservée long-temps dans une des chapelles de
«otre-Dame, et qui date de cette époque? Félibien et Bellori regardent
e tableau comme un des meilleurs de sa première manière; mais ce
[ue nous en savons nous suffit pour affirmer que la Mort de la Vierge
(1) Des renseignemeDs qui nous ont été fournU avec infiniment d'obligeance par
AU. Dusommerard et Duban nous portent à croire que ces tableaux, non-seulement ne
out plus dans l'église des capucins, mais qu'ils ne sont pas même à Blois, et qu'il faut
les regarder comme perdus.
(2) Nous remarquons une fois pour toutes que Félibien et Bellori, qui nous ont con-
servé la plupart de ces détails, ne donnent point de dates, et que les indications chro-
aologiques manquent de 1612 à 1623.
(3) L'auteur de l'article de la Biographie universelle de Michaud a commis une erreur
en disant que le cavalier Marin fit la connaissance de Poussin après avoir vu ses tableaux
commandés par les jésuites. Ces tableaux sont de 1623, et le cavalier Marin retourna à
Rome en 1622.
(4) Ce tableau avait été commandé à Poussin par la corporation des orfèvres, qui était
dans l'usage d'offrir tous les ans un tableau à l'église métropolitaine de Paris.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
ne faisait pas pressentir le génie de l'auteur futur de l'Image de la m
humaine ei du Testament d'Fudamidas (i).
Poussin avait connu Philippe de Champagne au collège de Laon. Ils
demeurèrent quelque temps ensemble. Duchesne les avait employés
l'un et l'autre à la décoration du Luxembourg, et, quoique Poussin se
fût vite dégoûté des misérables travaux qu'un maître ignorant lui im-
posait, il n'est pas douteux qu'il demeura lié avec Chamj)agne, dont
l'esprit sérieux n'était pas sans analogie avec le sien. On aime à se per-
suader que cette amitié l'aida à traverser sans trop de souffrance ces
douze années de travaux obscurs et incessans, de tentatives infruc-
tueuses et sans doute aussi de misère, après lesquelles commence, avec
le voyage de Poussin à Rome, la période vraiment féconde et glorieuse
de la vie du peintre.
I.
Poussin arriva à Rome au commencement de l'année 4624. Il y fut^
reçu par le cavalier Marin, qui, avant son départ pour Naples, où il de- j
vait mourir, lui ouvrit les trésors du palais Barberini; mais il paraît]
que cette protection ne lui fut d'aucune utilité pécuniaire. Il resta pen-
dant long-temps très pauvre, « se passant, » dit Félibien, « de peu dej
diose pour sa nourriture et pour son entretien. » Sa peinture trouva si
peu d'accueil parmi les amateurs de Rome, éblouis par la manière lâ-
chée et le pinceau brillant du Guide, qu'il fut réduit à donner pour
8 livres un tableau représentant un prophète, et pour 60 écus la Peste
des Philistins, qui, plus tard, en fut vendue 1 ,000 au cardinal de Riche-
lieu. Il était logé avec le sculpteur Duquesnoi, aussi pauvre que lui pour
le moins. 11 l'aidait à modeler des figurines d'après l'antique, et c'est
avec lui qu'il mesura quelques-unes des plus célèbres statues de Rome,
et en particulier l'Antinous. Bellori assure avoir vu le travail original
de Poussin, et nous en a conservé un trait. 11 n'est pas douteux que ces
travaux de sculpture eurent une grande influence sur sa manière, et
contribuèrent à donner à ses figures cette sécheresse de contours et ce
caractère abstrait des formes que ses détracteurs lui ont tant reprochés.
Il faut remarquer encore que Poussin, frappé de l'admirable perfec-
tion de l'antique, et ne remarquant pas assez que les qualités de la
sculpture ne sont pas celles de la peinture, n'a presque jamais peint d'a-
près le nu. En se promenant dans les vignes voisines de Rome et dans
(1) Il nous reste pourtant un tableau qui pourrait bien être antérieur au premier
voyage de i\ome. C'est la Sainte Cécile du musée de Montpellier. Cet ouvrage, d'ailleurs
très authentique et remarquable, a quelque chose de presque gothique qui sent plus
Jean Cousin que Raphaël.
I
NICOLAS POUSSIN. 701
S campagnes, il dessinait les statues qui s'y trouvaient en grand
ombre, et jusqu'aux moindres fragmens antiques; d'une autre part,
notait avec le plus grand soin les gestes et les attitudes des gens qu'il
ncontrait. Quoique nous n'en ayons aucune preuve positive, il nous
araît probable que Poussin travaillait surtout de pratique, qu'il ap-
liquait pour ainsi dire les gestes et les poses des personnages qu'il
vait remarqués aux souvenirs des statues pris comme fond de son
tavail. 11 est résulté de cette habitude que plusieurs de ses tableaux
ni quelque chose de mal accordé, comme si les gestes et les expres-
ions avaient été ajoutés après coup aux personnages. Il faut attribuer
la même cause l'absence fréquente de la partie agréable, de cette
leur de la beauté, à laquelle on ne doit pas donner trop d'importance,
nais qu'il ne faut pas négliger outre mesure et sans utilité. Hàtons-
lous d'ajouter que Poussin était bien loin de se borner à étudier l'an-
ique et à collectionner des traits, des attitudes, des gestes. Il aval*-
ait copier par son beau-frère Dughet une partie du Traité de pers-
pective du père Matteo Zoccolini, maître du Dominiquin, et de celui
ie Vittellione, 11 s'était approprié ces deux ouvrages en y ajoutant sans
iloute de son propre fonds; il discourait même de la perspective scien-
tifique avec une si grande supériorité, que ses amis crurent pendant
l<jng-temps qu'il avait écrit un ouvrage sur cette matière, et qu'il fal-
lut une lettre très positive de Dughet pour les dissuader. Il avait étudié
l'anatomie avec Nicolas Larche et sur les figures de Vesale, la peinture
théorique dans les livres d'Albert Diirer, d'Alberti et de Léonard de
Vinci, Enfin, ses tableaux montrent quelle étude profonde et suivie il
dut faire des poètes et de la Bible.
C'était à cette époque un esprit mûri et développé par des travaux
de toute sorte, profond , clair et sensé; un véritable esprit français,
dans la bonne acception du mot, comme on le dirait de Descartes ou
de Corneille, moins analyste que le premier, aussi poétique que le se-
cond, qui garda pendant soixante-douze ans l'enthousiasme de l'art, ce
(jui lui permettait de. dire tout à la fin de sa vie : «En vieillissant, je
me sens toujours plus enflammé du désir de me surpasser et d'atteindre
la plus haute perfection. »
Au commencement du séjour de Poussin à Rome , deux peintres
agirent particulièrement sur lui : Titien et le Dominiquin. Il allait sou-
vent voir <à la villa Ludovisi un tableau du premier de ces maîtres,
représentant des jeux d'enfans. Ses ouvrages de cette époque témoi-
gnent très vivement de l'influence du coloriste vénitien. Nous ne fe-
rons que rappeler deux admirables Bacchanales de la galerie nationale
de Londres, celle surtout où le peintre a placé une jeune fille qui
presse une grappe de raisin dans une coupe que deux enfans se dispu-
tent. Ce tableau date certainement du premier séjour que Poussin fit
70Ï2 REVLK DES DEUX MONDES.
à Roin(j, ou même de son voyage a Florence et à Venise. U jiorte, dans
tous les cas, la tract; bien évideote de l'influence que les Véni tiens exeiv
cènint. sur lui. Cette influenet; est bien plus rnanif(;ste (,'ncore dans un
tableau eonstîrvé à la gahîiie Colonne, représentant une scène du Dé-
cameron, et que l'on prendrait j>our un Tintoret, si l'on ne considérait
que la transpar«!rice brillante de la coul(;ur, la riclicsse d<; la pâte, la
vigu(;ur et lasolidiUîdu dair-obscur. Ce tableau a dû être l'ait ]>eiidant
le séjour même ^lu peintre à Venise. Craignant toutefois (|ue cette
préoccupation tï'O]) exclusive de la couleur ne nuisît à la sévérité de
son dessin, le ]>(!intre français se mit bi<!utôt a étudier leDoruini(juin.
La force des expr(;ssions, la vérité du dessin, le mérite de com|)08ition,
qui dislitiguent plusieurs d(;s ouvrages du l)oniini(juin, l'avaient vive-
ment frappé, et, il alla juscpi'à proclanier la Communion de saint Jérôme,
non pas hsclid-d'œuvre de la p(Mnture, comme on l'a avancé, mais l'un
des trois plus beaux tableaux qui fussent à Kome à cette épo(pi(!. Les
ideux autres étai(;nt la 7'r ans figuration de Kapbaël et la Descente de
Croix d(! Daniel de Volterre.
11 y avait dans l'église de Saint-Grégoire deux tal)l<;aux, représentant
la Marche au supplice vX la Flagellatùm de saint André. Le premier était
du Cuidc, l'autre du Do)nini<|uin. La foule des jeun(!S peintres étudiait
ou copiait le premier. Poussin prescjue seul était au second. Le Doiruni-
quin, méconnu, pauvre et mourant, ayant appris qu'un. jeum; homme
copiait son tableau, vX déclarait ne-ttcnuînt qu'il le préférait à celui de,
son rival, se fit trans|>orter dans l'église. Poussin le croyait mort, et,:
le prenant pour un étr*anger, se mit à lui détailler avec feu les beauté»
de sa propre œuvre. Le Dorniniquin (;nd)rassuc(!tami inconnu qui ve-
nait de le venger de l'injustice; de ft(!S contenq)orains.
Une lettre sans datt;, adressa au chevalier del Pozzo, se rattache à
ces i)remii'res années du séjour de Poussin à Kouk;; elle nous le inontre
encore pauvre et déjà attaqué de la maladie cruelle (|ui ne le quitta
plus. « ie m'enhardis à vous <îcrire la [)résent3, ne pouvant point venirj
vous sahuîr à cause d'une infirmité (|ui m'est survenue, pour vous]
suj)()lier humblement de m'aider en (juelque chose. Je suis malade la
plupart du temps, et n'ai aucun autre revenu \)Ovlv vivre que le travail
de mes inains J'ai d(;ssiné l'éléphant dont il m'a paru (ju<; votre
ft<;igneurieavoit envie, et je; lui en fais prés(;nt. Il est monté par Annibal
et armé à J'anti((iie. Je }M;nse tous les jours à vos dessins, et j'en aurai
bi<;rdot fini (|U(;lqu'im. » Poussin se; S(;rait-il souvenu d(; ses mauvais
jours, en composant plus tai'd son Repos dans le Désert (i)? et l'élé-
phant ((u'il a mis dans le [)ay8age serait-il le même que nous ve-
{\) C'est le tableau gravé par Morghen. Il est maintenant chez M. Forcade à Marseille,
venant de la galerie Fesch.
NICOLAS POUSSIN. 703
ions de voir armé à l'antique et monté par Annibal? La lettre que
nous avons citée doit être de 1628 ou de 1629 au plus tard, car Poussin
lemeura, depuis cette époque, chez son compatriote Dugliet, et il était
par conséquent à l'abri des plus dures atteintes de la misère. Il avait
t'pousé, en 4629, une des filles de son hôte, nommée Anna-Maria, qui
1 avait soigné avec dévouement pendant une maladie. 11 avait employé
sa dot à acheter une maison sur le mont Pincio, à côté de celle de Sal-
vator Rosa, vis-à-vis de celle du Lorrain. C'est sans doute à cette
époque qu'il faut placer le terme de sa longue et laborieuse jeunesse.
Des travaux importans l'occuperont seuls désormais; mais il se passera
l)ien des années avant qu'il ait forcé l'attention des Romains, blasés
par leurs écoles bâtardes, et conquis l'universalité des suffrages qui
devaient plus tard accueillir chacun de ses chefs-d'œuvre.
11 ne faudrait pas croire cependant que tous les tableaux qu'il fit
(le 1630 à 1642, époque de son voyage en France, soient de la même
valeur et aient la même perfection. Ses compositions gracieuses de
cette première période, malgré des qualités éminentes, sont loin, à
l)ien des égards, de ses autres productions. Poussin n'a jamais connu
cette beauté du visage qui coule du pinceau de Raphaël comme d'une
source divine. Il est vrai qu'il rachetait ce défaut, par tant de force,
d'ampleur, de distinction dans les formes générales, de goût dans les
attitudes et dans l'arrangement des draperies, qu'on oublie de remar-
([uer cette absence fréquente de la grâce dans la beauté; mais le défaut
existe, et le temps, qui a noirci ses tableaux plus que beaucoup d'autres,
ne suffit pas à le laver de tout reproche à cet égard.
La Mort de Germanicus est le premier grand tableau qui fut com-
mandé à Poussin (1). C'est aussi la première de ces compositions pa-
thétiques dans lesquelles il excelle et que nous verrons reparaître sous
une forme plus admirable encore dans l'Extrême-Onction et le Testa-
ment d'Eudamidas. La Prise de Jérusalem, le Frappement du Rocher, la
première suite des Sacremens, peinte pour le chevalier del Pozzo (2),
datent du premier séjour à Rome. Il y faut joindre deux œuvres de
pleine maturité, la Manne et \ Enlèvement des Sabines. Poussin a sur-
passé ces deux tableaux, mais il n'a mis au même degré dans aucun
autre des qualités de premier ordre et les défauts qu'on a coutume de
lui reprocher.
Le tableau de la Manne ne présente pas une action principale qui
(1) Par le cardinal Barberini, dans la famille duquel il est encore.
(2) Cette admirable suite des Sacremens, si connue par la gravure, se trouve chez le
duc de Rutland, venant de la collection Bocca Paduli, où elle était encore à la fin du siècle
dernier. La seconde suite, plus belle encore à notre avis, peinte plus tard pour M. de Chan-
telou, est maintenant chez lord EUesmere (ancienne galerie Stafford), avec le Frappe^
ment du Rocher. Ces tableaux viennent de la galerie d'Orlâms.
70i REVUE DES DEUX MONDES.
attire vivement l'attention et à laquelle les épisodes soient franehement
subordonnés. Ces épisodes forment le tableau véritable, c'est d'eux que
ressort la pensée claire que le peintre a voulu exprimer. C'est ainsi
que Poussin l'explique lui-même dans une lettre adressée à son ami
Stella, et citée par Félibien : « J'ai trouvé, dit-il, une certaine distri-
bution pour le tableau de M. de Chantelou, et certaines attitudes natu-
relles qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il étoit
réduit, et aussi la joie et l'allégresse où il se trouve, l'admiration dont
il est touché, le respect et la révérence qu'il a pour son législateur,
avec un mélange de femmes, d'enfans et d'hommes d'âges et de tem-
péramens ditférens, choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas
à ceux qui les sauront bien lire (1). » C'est bien cela. On voit clairement,
dans le tableau de la Manne, la misère de tout ce peuple, et aussi sa
joie, sa reconnaissance, à la vue du miracle qui le sauve; mais pour-
quoi Moïse et Aaron sont-ils au second ou au troisième plan? pourquoi
surtout des épisodes, admirablement traités d'ailleurs, forment-ils cha-
cun un tableau complet, tellement qu'on pourrait les détacher sans en
affaiblir la valeur propre et sans anéantir l'ouvrage lui-même? Si l'on
considère avec quel soin les figures de Moïse et d' Aaron sont traitées,
l'importance des personnages qui les entourent, on se convaincra fa?»
cilement que c'est bien là, autour de Moïse, qu'est le tableau, et que la
pensée du miracle est bien la grande pensée, la pensée poétique (jui
devait le dominer. Ce n'est que plus tard que l'analyse, le raisonne-
ment, le travail de la pensée, ont refroidi le premier jet, interverti les
rôles et fait une œuvre descriptive, et pour ainsi dire littéraire, d'une
œuvre où devait dominer l'imagination. Une seule figure a échappé à
cette transformation fâcheuse : c'est celle d'une jeune fille, à la droite
du tableau, tendant sa robe à la manne qui tombe du ciel, dans un
mouvement sublime de confiance et d'abandon. Il faut remarquer en-
core qu'une autre préoccupation inverse de la première se fait claire-
ment apercevoir dans cette œuvre considérable. Malgré le soin que
l'auteur a pris de diversifier les attitudes, les gestes, les expressions de
ses personnages, on pourrait nommer les statues qui lui ont servi de
modèles. Poussin est évidemment, dans ce beau tableau, hors jusqu'à
un certain point de la voie véritable et naturelle de la peinture. L'En-
lèvement des Sabines prêterait à des remarques semblables. Cependant
cette scène tumultueuse est traitée avec une telle supériorité, que l'é-
motion domine tout autre sentiment. L'audace des attitudes, le mélange
de férocité et d'amour qui éclate dans les traits de ces futurs maîtres
du monde, font comprendre ce que Marini disait de Poussin au car-
dinal Barberini : Vedete un giovane cke a una furia di diavolo.
(1) Correspondance, Didot, 353. Le tableau est de 1637 ou 38.
I
NICOLAS POUSSIN. 705
l'n tableau dont aucun document n'atteste la date précise se ratta-
k; évidemment à cette époque de la vie du peintre. C'est l'Image de
i Vie humaine, qui se trouvait dans la galerie Fesch, et qui est, grâce
l.i belle gravure de Morghen, présente à tous les souvenirs. Le Temps
)iis les traits d'un vieillard assis et jouant de la lyre fait danser
uatre femmes qui représentent les quatre âges de la vie, ou, suivant
autres, les quatre saisons de l'année : un enfant tenant un sablier est
ses pieds. Dans le ciel, sortant des nuages de l'horizon, paraît le So-
■il, précédé de l'Aurore, suivi des Heures, qui semblent danser en
olant. Nous ne voulons relever ni l'aplomb, la justesse de l'allégorie,
i la beauté et la distinction des ligures, ni l'excellence du coloris,
lais seulement cette figure du Temps, qui découvre aux yeux tout un
londe mystérieux et inconnu. Elle rappelle certains tableaux de Léo-
ard de Vinci, que l'on trouve bizarres d'abord, ensuite sublimes. Il
a dans tout ce corps chétif et amaigri, dans ce visage à la fois débon-
laire et railleur, sardonique et souriant, quelque chose qui laisse sous
me angoisse singulière. C'est dans cette puissance de transporter la
M Misée bien au-delà de l'image qu'il faut chercher le caractère poé-
ique de Poussin. Cette puissance est d'ailleurs le trait fondamental ,
îîssentiel, pour ainsi dire unique du peintre. Poussin est idéaliste tou-
oiirs et dans tout, non pas qu'il se soit jamais imaginé de changer, de
corriger, d'embellir la nature : l'idéal n'est point la réalité remaniée,
ransformée, arrangée au gré de l'imagination, mais la réalité vue
usqu'aux entrailles dans le moment sublime du génie. L'art fixe irré-
vocablement cette image, qui, même pour l'artiste, ne brille que le temps
l'un éclair. Nous pouvons avoir aussi continuellement sous les yeux
m dans la mémoire cette nature sans voiles que nos préoccupations,
los passions ou notre médiocrité nous empêchent souvent d'apercevoir.
Le tableau du Temps ne justifie guère les reproches qu'on a adressés
i la couleur de Poussin. Quoi qu'il en soit , ces reproches existent, et
nous ne voulons pas les nier, mais limiter, distinguer, séparer le vrai
du faux. 11 est impossible d'admettre le blâme sous la forme absolue
que quelques personnes lui donnent et qu'une étude superficielle légi-
time au premier abord. Ce mot de couleur est employé par les peintres
pour exprimer tout ce qui n'est ni le dessin, ni la disposition, ni l'ex-
pression. 11 est certain qu'adopte dans ce sens beaucoup trop large, ce
mot prête à une foule d'équivoques. 11 est vrai que Nicolas Poussin n'a
ni cet éclat dans les draperies, ni cette vérité, cette transparence des
chairs, ces admirables qualités du clair-obscur et de la pâte qui don-
nent aux tableaux de Corrége, de Rubens ou de Paul Véronèse une in-
croyable réalité; mais il est faux qu'il n'eût pas, et à un haut degré, la
plupart des qualités du coloriste. Ces qualités, dont le nombre est con-
TOME V. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
sidérable, peuvent se ranger sous deux chefs qu'il suffira de nommer
pour éclaircir singulièrement la question :
1° La perspective aérienne, qui s'exprime par le clair-obscur, ou par
la valeur relative des ombres, sans égard à la couleur proprement dite;
2° La couleur locale, qui consiste dans la valeur du ton jugé indé-
pendamment de ce qui l'entoure.
La perspective aérienne, l'harmonie des tons entre eux, la dégrada-
tion et la subordination des ombres et des lumières font si bien partie
des qualités du coloriste, que nous disons tous les jours qu'une sépia,
un dessin au bistre et même un dessin au crayon noir ont de la cou-
leur, quoiqu'il n'y ait aucune nuance dans un dessin et qu'il ne se
trouve dans la sépia ou dans le bistre qu'une gamme de valeurs rela-
tives. Ces remarques n'atténuent pas les reproches légitimes que l'on
fait à la couleur de Poussin; elles les renferment, nous le répétons,
dans de justes limites, et, quant à la vivacité que quelques personnes
mettent à discuter cette question , nous sommes bien loin de nous en
plaindre. La couleur est l'organe propre de la peinture, et les autres
arts, sculpture, poésie, musique, sont inhal)iles à exprimer comme
elle le fait les plus intimes et les plus légères émanations de la vie.
Elle a le pouvoir de saisir et de fixer, au moyen de la couleur, ces al'
térations subites, témoins plus vrais de nos passions que l'expression
des gestes ou de la physionomie, que nous changeons et faisons men-
tir à notre volonté. N'est-ce pas elle qui donne aux yeux le feu de la
colère, l'ardeur du désir, qui charge les paupières de langueur et de
volupté, et qui trace autour des orbites ce cercle nuageux et bleuâtre,
signe de la fatigue ou de la douleur? On ne peut assez remarquer (|i!
l'importance de cette couleur locale, et, bien loin de la ravaler, nous
reprochons aux naturalistes de la compromettre en la réduisant à la
ressemblance vulgaire et brutale. La couleur aussi, comme la compo-
sition, est idéalisée par le génie, et c'est cette idéalisation qui fait que
nous nous souvenons des yeux, du front, des cheveux d'une femme
de Corrége, de l'épaule d'une courtisane de Rubens, plus que de tous
les dessins des Carrache ou de Jules Romain.
La réputation de Poussin fut lente à s'établir. On le regarda long-
temps moins comme un peintre que comme un penseur. Il vivait très
retiré, et employait le temps que lui laissait la peinture à faire, dans
les environs de Rome, de Iqngues et solitaires promenades, pendant
lesquelles il méditait ses tableaux. Ses biographes racontent qu'il allait
souvent s'asseoir, le matin , avec Claude Lorrain , sur la terrasse de la
Trinité-du-Mont, et qu'il passait des heures entières à discourir sur la
peinture ou les antiquités. 11 n'ava,it point d'élèves, il avait peu d'amis.
Sans être misantlirope, il aimait la solitude, et s'était fait à cette vie de
I
li
NICOLAS POUSSIN. 707
loiiie, dont la monotonie et le calme convenaient à son caractère et à
i nature de son génie. Il ne faut donc pas s'étonner qu'il ait reçu avec
int; sorte d'etïroi les premières offres qui lui furent faites d'aller à
>;iris. Il écrivait, le 45 janvier 1638, à M. de Chantelou, qui avait été
liargé de faire les premières ouvertures : « Pour la résolution que
nonseigneur de Noyers désire savoir de moi, il ne faut pas s'imaginer
[lie je n'aie été en grandissime doute de ce que je dois répondre; car,
ipi'ès avoir demeuré l'espace de quinze ans entiers dans ce pays-ci,
issez heureusement, mêmement m'y étant marié et étant dans l'espé-
•aiice d'y mourir, j'avois conclu en moi-même de suivre le dire ita-
icn : Chi sta bene non si muovel » Il ajoutait : « J'ai été fortement
hianlé par une note de M. de Chantelou, mêmement je me suis résolu
le suivre le parti que l'on m'offre, principalement parce que j'aurai
)ar-delà meilleure commodité de vous servir, monsieur, vous à qui je
^o^ai toute ma vie étroitement obligé. Je vous supplie, s'il se présen-
oit la moindre difficulté à l'accomplissement de notre affaire, de la
laisser aller à qui la désire plus que moi... Ce qui me fait promettre
i3st en grande partie pour montrer que je suis obéissant; mais cepen-
[lant je mettrai ma vie et ma santé en compromis par la grande diffi-
culté qu'il y a à voyager maintenant... Mais enfin je remettrai tout
ulre les mains de Dieu et entre les vôtres. »
On voit avec quelle peine Poussin se décida à venir en France. Il n'a-
vait sans doute pas oublié les douze pénibles années qu'il avait pas-
sées à Paris, et il prévoyait probablement qu'on ne pouvait s'y soutenir
'et y garder son rang que par mille intrigues et la perte de tout repos;
mais le roi était décidément las de Vouet : il nomma Poussin l'un de
ses peintres ordinaires, et le pressa lui-même de venir occuper son
poste dans une lettre que Félibien nous a conservée (1). Il était d'ail-
leurs difficile de résister aux instances de M. de Noyers et aux proposi-
tions précises et honorables qu'il faisait à Poussin. « Je vous fais écrire
et je vous confirme par celle-ci, qui vous servira de première assurance
de la promesse que l'on vous a faite, jusqu'à ce qu'à votre arrivée je
vous mette en mains les brevets et les expéditions du roi. Je vous en-
verrai 1 ,000 écus pour les frais de votre voyage; je vous ferai donner
1,000 écus de gages pour chacun an, un logement commode dans la
maison du roi, soit au Louvre, à Paris, soit à Fontainebleau, à votre
choix; je vous le ferai meubler honnêtement pour la première fois que
vous y logerez, si vous voulez, cela étant à votre choix. Je vous con-
firme que vous ne peindrez point en plafond ni en voûte, et que vous
ne serez engagé que cinq années, ainsi que vous le désirez, bien que
(1) Louis XIII au sieur Poussin. Correspondance, p. 4,
708 REVUE DES DEUX MONDES.
j'espère que, lorsque vous aurez respiré l'air de la patrie, difficilement
le quitterez-vous. »
Poussin écrivit à M. Lemoine qu'il acceptait toutes ces conditions;
mais on voit percer dans cette réponse de la tristesse et comme un
pressentiment des ennuis qui l'attendaient à Paris. « Quand j'ai eu
pensé au choix que me donne ledit M. de Noyers d'habiter à Fontaine-
bleau ou à Paris, j'ai choisi la demeure de la ville et non pas celle des
champs, où je vivrois déconsolé. C'est pourquoi vous prierez de jua
part notre dit seigneur qu'il lui plaise de me faire ordonner quelque
pauvre trou, pourvu que je sois auprès de vous. » Malgré ces dé-
tails, qui marquent une intention bien arrêtée de se rendre à Paris,
Poussin semble hésiter encore. Tantôt c'est le tableau de la Manne qui
n'est pas achevé, tantôt d'autres ouvrages commencés pour « des per-
sonnes de considération avec qui il veut en sortir honnêtement, » tantôt
« son misérable mal qui n'est pas guéri, et qui le forcera de retomber
entre les mains des bourreaux de chirurgiens. » Il craint d'avoir fait '
« une grande folie en abandonnant la paix et la douceur de sa [)etite
maison pour des choses imaginaires. » Enfin, il semble renoncer tout-
à-fait à son projet , et il écrit à MM. de Noyers et Chantelou pour se
dégager; mais M. de Chantelou s'était trop avancé pour ne pas aller
jusqu'au bout : il vint à Rome dans le courant de l'année 1040, et en
ramena Poussin presque de force. Poussin laissa sa femme à Rome;
il prétexta le désir qu'il avait de lui éviter les fatigues d'un emména-
gement. 11 est possible qu'il prévît que son séjour ne serait pas long.
Il ne put cependant se décider à partir seul, et emmena son beaU"
frère Duffhet.
II.
Pendant le xvi" siècle, la peinture française n'avait eu qu'un seul
représentant distingué; mais, lorsque Poussin revint à Paris, Jean
Cousin était mort depuis long-temps (!) et sans laisser d'école. 11 avait
été entraîné lui-même, à la fin de sa vie, par l'influence malheureuse
de l'invasion italienne et des décorateurs de Fontainebleau. Ses der-
niers ouvrages sont loin d'égaler ce beau Jugement dernier du Louvre
et ces merveilleux vitraux qui ornent encore aujourd'hui plusieurs de
nos églises. Léonard de Vinci mourut peu de temps après son arrivée
en France, en laissant des chefs-d'œuvre, mais point d'élèves ni de
tradition. Poussin trouva donc les esprits peu préparés à apprécier son
talent sérieux et élevé. Le crédit de Vouet baissait à la cour, mais sa
(1) Jean Cousin vivait encore ea 1589. On ignore Uépoqpe précise de sa mort.
NICOLAS POUSSIN. 709
IK'inture facile et brillante avait gardé tout son prestige aux yeux du
|iublic. Vouet était avide d'argent, peu délicat sur les moyens qu'il
{ niployait, et bien décidé à ne pas se laisser enlever une place qui lui
rapportait honneur et profit. Il organisa contre Poussin ce qui pouvait
1(^ mieux lui réussir contre un tel homme, une guerre de chicanes qui
lassa le grand artiste, mais ne laissa au peintre médiocre qu'une vic-
toire honteuse dont il ne jouit pas long-temps (i).
Poussin arriva à Paris dans les derniers jours de l'année 1640.
M. de Noyers l'attendait avec impatience et le reçut avec de grandes
(l(''monstrations d'estime et d'amitié. Il le présenta aussitôt au cardinal
(le Richelieu, qui « l'embrassa, dit Félibien, avec cet air agréable et
engageant qu'il avoit pour toutes les personnes d'un mérite extraordi-
naire. » Les prévisions fâcheuses qui avaient tant obsédé Poussin sem-
J)Icnt s'être totalement évanouies pendant un instant, et c'est avec une
joie d'enfant qu'il raconte au cardinal Antonio del Pozzo, frère de son
protecteur, le bon accueil qu'on lui a fait, et donne mille détails puérils
sur sa maison des Tuileries. « Je fus conduit le soir par son ordre (de
jM. de Noyers) dans l'appartement qui m'avoit été destiné. C'est un petit
palais, car il faut l'appeler ainsi. Il est situé au miheu du jardin des
Tuileries; il est composé de neuf pièces en trois étages, sans les appar-
i temens d'en bas, qui sont séparés. Ils consistent en une cuisine, la loge
^ du portier, une écurie, une serre pour l'hiver, et plusieurs autres petits
• iidroits où l'on peut placer mille choses nécessaires. Il y a en outre un
grand et beau jardin rempli d'arbres à fruit, avec une grande quantité
de fleurs, d'herbes et de légumes; trois petites fontaines, un puits, une
belle cour dans laquelle il y a d'autres arbres fruitiers. J'ai des points
de vue de tous côtés, et je crois que c'est un paradis pendant l'été...
— En entrant dans ce lieu, je trouvai le premier étage rangé et meublé
noblement, avec toutes les provisions dont on a besoin, même jusqu'à
du bois et un tonneau de bon vin vieux de deux ans... J'ai été fort bien
traité pendant trois jours avec mes amis, aux dépens du roi (2). »
Nous ne craignons pas de pénétrer dans ce que beaucoup de lecteurs
appelleront peut-être les minuties du caractère de ce grand homme.
Poussin aimait le bruit de l'eau, et il parle de ses fontaines; il aimait
l'ombre des arbres, et peut-être même leurs fruits, et il parle de son
jardin. On sait pour quelles misères nous avons changé ces puéri-
lités ! Rien ne manque à ces hommes d'élite du xvii* siècle. Ils ont à la
fois les puérilités que nous venons de voir et « les heures d'élection »
dont parle quelque part Poussin; ils embrassent la vie dans sa notion
(1) Vouet mourut en 164t, suivant Félibien. U nous paraît probable que ce ne fut que
plus tard, peut-être seulement en 1648.
(2) Félibien, IV, 27.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus vaste, et des choses les plus basses jusqu'aux plus élevées la
parcourent tout entière avec la même égalité.
Dès son arrivée à Paris, Poussin se mit au travail, faisant tout ce
qu'on lui demandait : des frontispices pour une bible et pour un Vir-
gile, qui sont des chefs-d'œuvre; des cartons pour la galerie du Louvre|
des projets pour ses deux tableaux de la Cène et du Saint Xavier, et
pour le Baptême de Jésus-Christ , qu'il avait promis au chevalier del
Pozzo. On le laissa commencer assez tranquillement. Le roi l'avait reçu
de la manière la plus flatteuse; il l'avait entretenu long-temps, et avait
dit en se tournant vers les courtisans : « Voilà Vouet bien attrapé. »
11 n'y avait pas moyen de lutter contre une pareille faveur. Le brevet
du 2 mars 164fl, dont Féhbien nous a conservé le texte (1), qui nomme
Poussin premier peintre du roi, dit en propres termes: « Sa majesté
l'a choisi et retenu pour être son premier peintre ordinaire, et en cette
qualité lui a donné la direction générale de tous les ouvrages de pein-
ture et d'ornement qu'elle fera ci-après pour l'embellissement de ses
maisons royales, voulant que ses autres peintres ne puissent faire au-
cuns ouvrages pour sa majesté sans en avoir fait voir les dessins et reçu
sur iceux les avis et conseils dudit sieur Poussin. »
Poussin employa la plus grande partie de cette année 4 641 à pr^
parer les dessins nécessaires à la décoration de la grande galerie
Louvre. « La grande galerie s'avance fort, écrit-il à M. de Chanteloi
et néanmoins il y a fort peu d'ouvriers... Je me suis occupé sans cesi
à travailler aux cartons, lesquels je me suis obligé de vernir sur chaque
fenêtre et sur chaque trumeau, m'étant résolu d'y représenter une suite
de la vie d'Hercule, matière certes capable d'occuper un bon dessina-
teur tout entier (2). » Mallieureusement, Poussin savait peu de corabiefl-
de précautions il faut envelopper les meilleures intentions. Fort de la
commission positive qu'il avait reçue du roi d'ordonner les travaux de»
la galerie, et en homme qui se sent capable de la remplir, il attaqua dé'
front son projet, sans trop ménager, à ce qu'il semble, les susceptibilités
et les intérêts d'autrui. 11 fit abattre les constructions massives et sa
goût que Le Mercier, architecte du roi, avait élevées, et se fit de
homme puissant un ennemi de plus, qui alla se joindre à la phalange dé*
ses envieux. Fouquières, peintre flamand qui avait été chargé de peindri
(1) Félibien, IV, 28. Le texte de ce brevet ne laisse pas que d'être fort embarrassant.
Le titre de premier peintre du roi y est donné à Poussin de la manière la plus positive.
Ce brevet est du 2 mars 1641. Or Vouet (d'après les biographes) n'est mort qu'en juin
de la même année. Si cette date de la mort était exacte, la contradiction s'expliquerait
encore, car, déjà malade, il aurait pu donner sa démission ou être remplacé; mais l'expli-
cation devient plus difficile, si, comme le dit Félibien, il se maria en 16*0 et eut trois
enfans de ce mariage.
(2) Correspondance, p. 55.
1
NICOLAS POUSSIN. 711
>iir les trumeaux et entre les fenêtres de la galerie les principales villes
(le France, prétendait tout subordonner à ses tableaux. Poussin paraît
ne l'avoir guère mieux reçu que les autres. « Le baron Fouquières,
ilit-il, est venu me trouver avec sa grandeur accoutumée; il trouve
Uni étrange que l'on ait mis la main à la grande galerie sans lui en
avoir communiqué aucune chose. Il dit avoir un ordre du roi, con-
jlirmé par monseigneur de Noyers, touchant ladite direction, et prétend
que les paysages sont l'ornement principal dudit lieu , étant le reste
seulement des accessoires. J'ai bien voulu vous écrire ceci, seulement
pour vous faire rire. » Ce Fouquières, qui se prétendait noble et ne
|)('ignait que l'épée au côté, est un exemple remarquable de l'espèce de
u iigeance que le temps exerce sur les hommes que l'engouement du
l)ul)lic ou leurs propres intrigues élèvent au-dessus de leur véritable
mérite. Félibienle nomme excellent paysagiste, et il est tombé dans un
tel oubli, que le Louvre, qu'il devait décorer, ne possède aucun de ses
ouvrages, et que nous en avons vainement cherché dans les musées
de Hollande et de Belgique (i). Fouquières était loin cependant de
manquer absolument de mérite. Ses paysages n'ont rien qui rappelle
le style de Poussin ou la couleur du Lorrain; mais, quoique les fonds
[de ceux que nous avons vus soient fort gâtés, on y distingue des qua-
jlités réelles, de l'entente dans la disposition de la lumière, de la solidité
dans les terrains, un dessin sans force, mais pas incorrect, une couleur
sans éclat, mais qui ne manque pas d'agrément.
Les menées et les intrigues de Le Mercier et de Vouet commencè-
rent, vers la fin de cette année, à inquiéter Poussin; elles ne ralentis-
saient pas son activité, mais elles le fatiguaient et l'aigrissaient, comme
le témoignent ses lettres de cette époque. « Je travaille sans relâche,
tantôt à une chose , tantôt à une autre. Je supporterois volontiers ces
fatigues, si ce n'est qu'il faut que des ouvrages qui demanderoient
beaucoup de temps soient expédiés tout d'un trait. Je vous juji-e que, si
je demeurois long-temps dans ce pays, il faudroit que je devinsse un
véritable strappazzone, comme ceux qui y sont. Les études et les ob-
servations sur l'antiquité n'y sont connues d'aucune manière, et qui a
l'inclination à l'étude et à bien faire doit certainement s'en éloigner,
« J'ai fait commencer, d'après mes dessins, les stucs et les peintures
de la grande galerie, mais avec peu de satisfaction (quoique cela plaise
à ces....), parce que je ne trouve personne pour seconder un peu mes
intentions, quoique je fasse les dessins en grand et en petit (2). »
Poussin espéra long-temps que son activité, les résultats de son tra-
vail, que l'on pouvait déjà entrevoir, et surtout le succès de ses ta-
(1) Fouquières est né à Anvers et a long-temps travaillé à Bruxelles.
(2) Au chevalier del Pozzo. Coi'^espondance, p. 64.
712' REVUE DES DEUX MONDES.
bleaux {la Cène, maintenant au Louvre, avait réussi au-delà de ses es-
pérances), désarmeraient ses ennemis, ou tout au moins le défendraient
devant ses protecteurs et les personnes compétentes sans qu'il eût a
s'en mêler; mais il devint évident que les calomnies ridicules mises en
circulation par Vouet et par ses amis étaient arrivées jusqu'au roi , et
que le cardinal ni même M. de Noyers ne défendaient plus leur pro-
tégé avec la même ardeur qu'auparavant. Poussin fit un mémoire où
il démontrait à la fois l'absurdité des accusations portées contre lui et
la sottise de ses ennemis. Ce mémoire, dont il ne nous reste malheu-
reusement que des fragmens, est un chef-d'œuvre d'élévation, de vi-
gueur, de clarté, et il est incroyable qu'il n'ait pas convaincu les moins
clairvoyans. Poussin pulvérise les argumens de ses adversaires, et il
expose les siens propres avec une force et un feu qui étonnent chez un
homme « dont ce n'est pas le métier de savoir bien écrire, » et qui «a
vécu avec des personnes qui ont su l'entendre par ses ouvrages (1). »
Toutefois ce mémoire ne tira point Poussin des mille tracas qu'on lui
faisait, car, au printemps de 1642, il écrit à M. de Chantelou : «Je né
saurois bien entendre ce que monseigneur désire de moi sans une ex-
trême confusion, d'autant qu'il m'est impossible de travailler en même
temps à des frontispices de livres, à une Vierge, au tableau de la cour
grégation de Saint-Louis, à tous les dessins de la galerie, enfin à des ta-
bleaux pour des tapisseries royales. Je n'ai qu'une main et une débile
tête, et ne peux être secondé de personne ni soulagé. »
Poussin regrettait tous les jours davantage de s'être engagé dans une
affaire qu'il ne voulait pas rompre et qu'il ne savait comment délier.
Il se décida à demander un congé pour aller chercher sa femme qu'il
avait laissée à Rome; il partit à la fin de septembre 1641. Les ennuis
qu'il venait de subir semblent lui avoir dicté le sujet du dernier ta-
bleau qu'il ait fait à Paris, qui représente le Temps emportant la Vérité
pour la soustraire à l'Envie et à la Calomnie. Poussin ne devait pas re-
venir à Paris, mais sa correspondance prouve d'une manière péremp-
toire (2) qu'il ne comptait rester à Rome que peu de temps, que son
but principal était bien d'en ramener sa femme, et qu'il n'y a jamais
eu dans cette demande de congé la perfidie et la mauvaise foi qu'on y
a voulu voir.
Il ne nous reste des travaux faits pour la galerie du Louvre qu'une
partie des dessins représentant la vie d'Hercule. Les monumens réels
que Poussin a laissés à Paris du séjour qu'il y fit sont les trois tableaux
que nous avons déjà nommés : le Baptême, la Cène et le Saint Xavier.
Le Baptême, ouvrage très soigné, dans la manière ordinaire de l'au-
'f
(1) Voyez Félibien, IV, 41. l
(2) Correspondance, p. 217.
NICOLAS POUSSIN. 713
feiir, est, à notre avis, loin d'égaler ses meilleurs tableaux de cette
époque. Il nous suffira de rappeler les deux admirables suites des Sa-
\cremens (l'une un peu antérieure, l'autre un peu postérieure à son sé-
jour à Paris), et en particulier l' Extrême-Onction, dont Poussin lui-
jnèmé n'aurait jamais égalé la grande ordonnance et le pathétique, s'il
n'eût fait plus tard le Testament d' Eudamidas (1) et le Massacre des
Innocens.
Le tableau du Baptême témoigne de l'agitation extrême de l'esprit
de Poussin à cette époque. Il renferme des beautés incomparables, et
cependant l'effet total est loin de satisfaire complètement; l'application
y est visible, et la volonté plutôt que l'entraînement poétique y conduit
ce pinceau à l'ordinaire si docile et si spontané. Malgré l'avis contraire
de la plupart des critiques, nous n'hésitons pas à mettre aussi dans la
classe des œuvres inégales le grand tableau de la Cène, fait pour la
chapelle de Saint-Germain et conservé au Louvre. Les têtes des apôtres
manquent de distinction , l'ensemble de la scène a quelque chose de
théâtral, enfin la lumière de la lampe donne aux chairs et aux drape-
ries une couleur à la fois rouge et terne de l'effet le plus désagréable.
Nous ne comprenons pas que les peintres ne s'affranchissent pas une
lionne fois et pour toujours de cette soçte d'exigence traditionnelle
qui les oblige à représenter l'institution de l'eucharistie comme une
action clandestine faite à la lumière fausse d'une lampe dans un lieu
enfumé. Certes, si quelque chose doit se passer à la pleine lumière du
soleil, c'est bien ce premier repas de la fraternité chrétienne. Cène n'a
d'ailleurs jamais voulu dire que souper, repas du soir, et il serait bien
facile de représenter la Cène le soir, mais de jour; la lumière, au lieu
de devenir une difficulté presque insurmontable, serait alors un auxi-
liaire puissant. Il n'y aurait qu'à imiter l'excellent exemple de Léonard
de Vinci. Poussin est tombé plusieurs fois dans cette regrettable erreur
et notamment dans son admirable Cène de la suite des Sacremens.
Le plus considérable des ouvrages que Poussin fit à Paris est le Mi-
racle de saint Xavier. Ce tableau, de la plus grande dimension, puisque
les figures, au nombre de quatorze, sont plus fortes que nature, dé-
ment l'opinion vulgaire touchant l'infériorité constante des grands
ouvrages de ce maître. Il représente saint Xavier rappelant une jeune
tille à la vie. La jeune fille est couchée presque en travers du tableau.
On voit sa tête , ses bras , sa poitrine et une partie de son corps. Saint
Xavier est de l'autre côté du ht, debout, les mains et la tête levés vers
le ciel , appelant la puissance de Dieu au secours de la faiblesse hu-
(1) Le Testament d'Eudamidas passe, nous ne savons pourquoi, pour postérieur aux
Sacremens. Il nous paraît au contraire le premier jet plus simple et plus puissant de
l'Ëxtn'me-Ondion. C'est évidemment la même composition réduite à ses premiers élé-
mens. Du reste, les documeus manquent absolument sur ce tableau, qui n'existe plus.
71 4 REVUE DES DEUX MONDES.
maine. Jésus-Christ, les bras étendus, entouré d'anges, paraît dans h
ciel. Le miracle s'opère; la jeune fille commence à secouer le lourd
sommeil de la mort. La femme qui soutient sa tête vient de lire la vie
dans ses yeux. La mère, en voyant son enfant renaître, se précipite
sur son corps. Les gestes d'étonnement et d'admiration des assistans
achèAent d'expliquer d'une manière parfaitement claire un sujet qiii
n'est pas absolument dans les moyens de la peinture; car le retour à
la vie ne peut pas s'exprimer par une de ces actions significative, tout
entière et absolument déterminée dans un instant que saisit le peintre,
et qui est tout son tableau , mais par une série de mouvemens succes-
sifs. Poussin a victorieusement tourné la difficulté en faisant lire aux
spectateurs l'effet du miracle plus dans l'émotion des assistans que
dans la figure même de la jeune fille. La peinture, qui doit toujours
demeurer absolument objective, ne perd pas son caractère; seulement
le sujet n'est plus la morte, mais ceux qui la voient renaître.
Toutes les têtes de ce tableau sont admirablement vivantes. On re-
marque cependant de la sécheresse dans quelques parties et quelque
chose de cerné dans les contours. La couleur est des meilleures, ar-
gentée et harmonieuse. Ce bel ouvrage, qui nous paraît l'emporter sut
la plupart des grandes toiles de Poussin , attira pourtant à l'auteur
les dégoûts qui le forcèrent à quitter Paris ou plutôt à n'y pas revenir.
On reprochait à son Christ de ressembler à un Jupiter tonnant plus
qu'à un Dieu de miséricorde. Poussin répondit à merveille : « Ceux
qui prétendent que le Christ ressemble plutôt à un Jupiter tonnant
qu'à un Dieu de miséricorde peuvent être persuadés qu'il ne me mail*
quera jamais d'industrie pour donner à mes figures des expressions
conformes à ce qu'elles doivent représenter, mais qu'il ne peut et ne
doit s'imaginer un Christ, en quelque action que ce soit, avec un vi*
sage de Torticolis ou de père Douillet , vu qu'étant sur la terre parmi
les hommes il étoit difficile de le considérer en face (d). »
Le départ de Poussin ne causa probablement un très vif regret qu'à
Philippe de Champagne et à Lesueur. Nous avons vu qu'il avait conntt
le premier autrefois au collège de Laon, et qu'il avait travaillé avec
lui à la décoration du Luxembourg. C'était peut-être le seul de ses
amis de jeunesse qu'il eût retrouvé, et ces deux hommes étaient liés
autant par la nature de leurs caractères que par des rapports de talent
et de goût. Lesueur était de beaucoup leur cadet. Il avait abandonné
Vouet et s'était attaché à Poussin, dont la peinture avait été pour lui
une sorte de révélation. La pauvreté l'empêcha de suivre à Rome son
nouveau maître, mais Poussin lui resta tendrement attaclié, comme à
un élève digne de le comprendre et qu'il n'avait pas espéré. L'absence
(1) Correspondance, p. 95.
1
NICOLAS POUSSIN. 715
n'(»iîaça pas cette liaison naissante, et Poussin ne cessa pas d'envoyer à
Lesueurdes conseils et des dessins (jui pussent remplacer les exemples
(|ui lui manquaient.
Ce départ de Poussin, chassé de son pays par des intrigues hon-
teuses, est déplorable. 11 brisa sans retour la dernière chance qui res-
tait à la peinture française de se relier fortement à la tradition ita-
lienne du grand siècle. 11 fallait un homme de l'autorité de Poussin
pour réunir, pour discipliner et pour gouverner une foule d'artistes
sans doctrine et sans traditions, et pour fonder une véritable école
nationale. Nous souiïrons encore de ce malheur, et nos artistes conti-
nuent à gaspiller les plus beaux talens, à tenter toutes les voies et à
courir tous les hasards. Le destin des trois plus grands peintres, des
trois seuls grands peintres du xvu« siècle, est d'ailleurs remarquable.
Poussin s'exila pour échapper aux tracasseries de la cour; Lorrain,
<{ue le hasard avait conduit à Rome, y resta, et on sait comment Le-
sueur expia son génie.
m.
Poussin rentra le 6 novembre 1642 dans sa petite maison du mont
Pincio, qu'il ne devait plus quitter. Il apprit bientôt la mort de Riche-
lieu; quelque temps après, celle du roi, suivie de la retraite de M. de
Noyers. Ces nouvelles, qui lui arrivèrent coup sur coup, l'atfectèrent
\ ivement. Il écrivait le 9 juin 1643 à M. de Ghantelou : « Je vous as-
sure, monsieur, que, dans la commodité de ma petite maison et dans
î état de repos (fu'il a plu à Dieu de m'octroyer, je n'ai pu éviter un
I ertain regret qui m'a percé le cœur jusqu'au vif, en sorte que je me
suis trouvé ne pouvoir reposer ni jour ni nuit; mais à la fm, quoi qu'il
t n'arrive, je me résous de prendre le bien et de supporter le mal. Ce
nous est une chose si commune que les misères et les disgrâces, que
Je m'émerveille que les hommes sensés s'en fâchent et ne s'en rient
plutôt que d'en soupirer. Nous n'avons rien à propre, mais tout à
louage. » Pascal n'eût pas dit autrement. La saveur puissante d'un
nrofond sentiment moral se retrouve dans ces graves paroles comme
dans celles de presque tous les grands hommes de ce temps. Cette ré-
signation sereine, qui n'a rien de commun avec les faiblesses mala-
dives et les découragemens puérils, provient d'une appréciation har-
die et lucide de la réalité. Ces hommes robustes ne pensaient pas qu'il
fût utile de vivre dans un tourbillon d'erreurs ni de cacher sous des
imaginations mensongères ce que la vie humaine a de douloureux et
de difficile. Les lettres de Poussin portent à chaque page l'empreinte de
la pensée de la mort toujours présente, mais il s'y môle un sentiment
716 REVUE DES DEUX MONDES.
de jeunesse qui en éloigne les terreurs. 11 n'est pas rare d'y rencontrer
certains mots qui ouvrent des jours inattendus sur cette grande ame. 11
écrivait à M. de Cbantelou : « Le pauvre M. Snelles, croyant s'en re-
tourner jouir de la douceur de la patrie, car il n'en avoit qu'une seule
dont il avoit été long-temps privé, n'a pas eu le bonheur de la toucher
de ses pieds seulement; à peine l'a-t-il vue de loin , et il a rendu l'es-
prit à Nice, en Provence, n'ayant été malade que trois jours. Et puis,
qu'ai-je à faire de tant tenir compte de ma vie, qui désormais me sera
plutôt fâcheuse que plaisante'? La vieillesse est désirée comme le ma-
riage, et puis, quand on y est arrivé, il en déplaît. Je ne laisse pas
pourtant de vivre allègre le plus que je peux.... »
C'est à ce retour à Rome, et par conséquent à l'année 4642, que les
critiques et les biographes rapportent ce qu'ils appellent la seconde
manière de Poussin. 11 ne faudrait pas croire cependant qu'il se soit
fait dans sa peinture une révolution considérable; Poussin ne fit que
persévérer dans la route qu'il avait suivie jusque-là. Il continua à pra-
tiquer et à perfectionner le système large et savant qu'il avait inauguré
par la Manne et l'Enlèvement des Satines, et plus anciennement encore
par la Mort de Germanicus et le Frappement du rocher; mais, sans laiss
perdre à son dessin rien de son exactitude et de sa sévérité, il l'adoucf
et lui donna plus de moelleux et d'agrément. Les figures, aussi bi€
étudiées que par le passé, deviennent plus vivantes, les draperies oi
plus d'ampleur et accusent le nu sans le seiTer; enfin, c'est de cett
époque que date l'introduction presque constante de paysages impoi
tans dans ses tableaux d'histoire.
Il n'est pas impossible que les critiques passionnées auxquellt
Poussin fut en butte pendant son séjour à Paris aient eu sur le déve
loppement de son génie une heureuse influence. Il n'est certainemer
pas de pays où l'injustice soit plus fréquente et plus extrême qu'e
France, il n'y en a pas où l'on soit plus rarement au point vrai sai
exagération; mais il y a presque toujours au fond des critiques les ph
envenimées par la haine une part de vérité sans laquelle les détracteui
n'auraient aucune prise sur le public. Il se peut très bien que, le pi
mier moment de chagrin et d'humeur passé, Poussin ait démêlé soi
la haine de ses ennemis le bon sens de ses juges et en ait tfiit son profil
Quoi qu'il en soit, les tableaux de cette époque diffèrent de ceux qu|
Poussin fit, soit à Rome avant son voyage, soit en France, non pa
absolument, mais assez pour qu'un œil exercé les reconnaisse sans
guère se tromper. Un des premiers tableaux qui occupèrent Poussin
dès son arrivée à Rome fut le petit Ravissement de saint Paul (1), que
(1) Poussin a répété ce tableau. Celui du Louvre fut peint seulement en 1649 pour
Scarron. L'original était à la galerie d'Orléans, et a passé en Angleterre comme les deux
suites des Sacremens et tant d'autres belles choses.
NICOLAS POUSSIN. 717
î. de Chantelou lui avait demandé pour servir de pendant à la Vision
"Ézéchiel de Raphaël. Cet excellent ouvrage, quoique l'arrangement
les jambes de saint Paul et des anges ne soit pas parfaitement heureux,
laraît avoir mis la modestie de Poussin à une bien rude épreuve. « Je
rains, écrit-il, que ma main tremblante ne me manque dans un cu-
rage qui doit accompagner celui de Raphaël. J'ai de la peine à me
ésoudre à y travailler, à moins que vous ne me promettiez que mon
ableau ne servira que de couverture à celui de Raphaël, ou du moins
}u'ils ne paroîtront jamais l'un auprès de l'autre, croyant que l'affec-
ion que vous avez pour moi est assez grande pour ne permettre pas
[lie je reçoive un atîront. » Il ajoutait en envoyant le taljleau (2 dé-
•cmbre 1643) : « Je vous supplie, tant pour éviter la calomnie que la
lionto que j'aurois que l'on vît mon tableau en parangon de celui de
lAaphaël, de le tenir séparé et éloigné de ce qui pourroit le ruiner et
lui faire perdre le peu qu'il a de beauté. »
Peu de temps après la mort de Richelieu, Mazarin ayant rappelé
M. de Noyers au poste qu'il occupait précédemment, celui-ci écrivit à
PiHissin pour l'inviter à revenir terminer la galerie du Louvre. Cette
I»i oposition plut peu à Poussin, qui répondit « qu'il ne désiroit y re-
(Durner (à Paris) qu'aux conditions de son premier voyage, et non pour
acliever seulement la galerie, dont il pouvoit bien envoyer de Rome
ies dessins et les modèles; qu'il n'iroit jamais à Paris pour y recevoir
l'emploi d'un simple particulier, quand on lui couvriroit d'or tous ses
ouvrages (1). » Au fond. Poussin ne voulait pas quitter Rome. Peut-être
s'en aperçut-on. On n'insista pas, et il resta.
Quoique les biographes n'indiquent en aucune manière à quelle
époque furent achevés deux tableaux admirables, — le Testament d'Eu-
damidas et le Massacre des Innocens, — nous ne croyons pas beaucou[)
risquer en les plaçant après le retour de Poussin à Rome, vers 1045,
lorsqu'il eut achevé la seconde suite des Sacremens. Ces deux ou-
vrages, qui ont pour sujets de ces actions patliétiques qu'affectionne
Poussin, dans lesquelles on peut montrer d'une manière poignante le
jeu des passions et des sentimens, sont traités avec une largeur, une
franchise, qui reportent aux meilleurs temps de la peinture. Eudami-
das, soldat de Corinthe, laisse par son testament sa femme à nourrira
l'un de ses amis, et à l'autre le soin de marier sa fdle. Le moribond
est couché en travers du tableau, le haut du corps découvert, dictant
au notaire, qui est assis près du lit, du côté du spectateur, ses der-
nières intentions. Un médecin d'une tournure superbe, la main gauclit-
sur son propre cœur, la droite sur celui du mourant, épie les derniers
mouvemensdelavie. La femme d'Eudamidas est assise sur le pied du
(1) Félibien, IV, U.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
lit; elle a la tête appuyée sur sa main , mais elle se détourne pour m;
pas laisser voir sa douleur. Sa fille, à ses pieds, s'abandonne à son dés-
es[)oii". Voilà bien ce moment unique et précieux de la peinture quj
sur-prend une action compliquée dans l'instant où ses détails ont en
même temps toute leur signification. Le Massacre des Innocens est plus
simple encore, s'il est possible; c'est un épisode grandi jusqu'à de venir
un sujet, et l'originalité de cette composition étonne et augmente l'ad-
miration. Derrière les colonnes d'un temple, un soldat denii-nu se pré-
pare à égorger un enfant qu'il vient d'arracher à sa mère; il a mis le pied
sur le ventre du malheureux, il lève le bras, il va frapper; la mère
s'attache à lui, le retient; on voit qu'elle l'a supplié long- temps, qu'elle
lui a disputé son fils; elle n'a plus d'espoir, mais elle jette par un der-
nier effort son bras devant l'arme meurtrière. Sur le second plan, une
autre femme s'enfuit. 11 est impossible d'exprimer le saisissement que
produit ce tableau, ce qui tient sans doute à ce qu'il est dans les plus
vraies et les meilleures voies de la peinture. Nous nous méfierons tou-
jours des tableaux ou des statues qui peuvent se raconter sans perdre
toute leur valeur.
Poussin excelle dans la représentation des scènes énergiques, qui
permettent et demandent des expressions fortes et des pantomimes
j)assionnées : il réussit également dans les sujets gracieux, qui peuvent
s'exprimer par l'arrangement élégant des groupes, par les poses ou les
gestes des personnages; mais il est beaucoup moins heureux lorsqu'il
s'agit de représenter le visage humain pour lui-même, et ne tirant ses
ressources que de sa propre beauté. C'est ainsi que ses madones, bien
(|ue quelques-unes d'entre elles soient admirables, manquent non-seu-
lement de cette beauté mystique que la peinture donne ordinairement
à la Vierge, mais même de la beauté naturelle d'une jeune femme, de
l'expression touchante d'une jeune mère. Ce sentiment vif et constant
de la beauté de la figure humaine, ce sentiment ([u'eurentà un si liai
degré Raphaël et les Florentins, manque presque toujours à Poussii
Les visages de ses personnages ne sont absolument beaux que lorsqu'il
sont assez secondaires pour qu'il puisse leur prêter les traits imm(
biles et .même les ressemblances des statues. L'obligation de donne
à ses figures princii)ales des ^traits expressifs l'a conduit aux ph
grandes beautés dans les sujets énergiques, et à des types ou insigr
fians ou voisins de la laideur dans ses tableaux de sentiment. Noi
ne prendrons pour exemple que ce cibarmant et poétique tableau de
Jeunes filles à la fontaine. Sur le premier plan, Éliézer (et qu'il nous soit^
permis de remarquer en passant combien ce type, qui reparaît dans
plusieurs ouvrages de Poussin, notamment dans le Booz de l'Été, est
malheureux), Éliézer, disons-nous, oiïre des présens à Rébecca, qu'il
a tioiivée au milieu de ses compagnes, occupées à puiser de l'eau. Il
NICOLAS POUSSIN. 719
^t évident que les traits de Rébecca doivent exprimer à la fois le
oiible de la pudeur, la modestie, et aussi le vif plaisir qu'elle éprouve.
, Il bien! ces sentimens, qui se trouvent les uns et les autres sur le vi-
age de la jeune fille, sont bien loin de produire l'effet gracieux qu'on
Jn pourrait attendre. Ils semblent décomposés, mis l'un à côté de
l'autre; ils ne naissent pas sur ce visage intimement unis et modifiés
es uns par les autres, mais ils semblent se heurter sur un masque in-
lifférent. 11 est vrai que la pose charmante de Rébecca et la grâce de
oute sa personne parlent mieux que ne le sauraient faire les traits les
»lus heureux, et nous nous sentons presque honteux de critiquer une
erablable merveille.
Ce tableau est, du reste, l'un des plus populaires de Poussin. C'est
(ans ce bel ouvrage, ainsi que dans la Manne et la Femme adultère,
(u'il faut étudier l'étendue de sa science et la sûreté de son goût.
11 est fâcheux que ce tableau ait poussé au noir; les couleurs des véte-
aiens,qui avaient, comme l'atteste la description qu'en donne Félibien,
beaucoup de variété et d'éclat, ont tellement changé, qu'on peut à peine
les distinguer aujourd'hui. L'usage pernicieux, mis à la mode par les
peintres bolonais, de mettre sur les toiles des préparations rouges ou
foncées eut sur les ouvrages de Poussin une influence déplorable, et
a certainement causé souvent ces disparates qui nous choquent dans
plusieurs des plus beaux ouvrages de ce grand maître. Le Guerchin et
les Carrache pouvaient se servir sans danger de ces toiles sombres; la
puissance de leurs empâtemens rendait vaine l'action que les oxydes
(les dessous pouvaient avoir sur les couleurs. Poussin peignait sans
empâter, avec des couleurs légères et très étendues, et les préparation?
foncées ont tellement agi sur les parties les plus délicates de quelques-
uns de ses tableaux, qu'ils en sont devenus méconnaissables. Nous ne
citerons que le Moïse foulant aux pieds la couronne de Pharaon {i ) et
les Enchanteurs de Pharaon dont les verges sont changées enserpens.
Poussin s'est cependant bien gardé d'employer toujours et pour
tous les sujets des toiles foncées. 11 raisonnait pour cela comme pour
toutes choses, prenant des toileà blanches dans l'occasion, comme des
couleurs brillantes lorsqu'elles convenaient à son sujet. Le Frappement
du rocher, le Ravissement de saint Paul du Louvre, la Scène du Déca-
méron du palais Colonne, et les deux belles Bacchanales de la galerie
nationale de Londres (2), nous prouvent évidemment que Poussin em-
(1) Il va sans dire que nous parlons du tableau du Louvre et nullement de l'excellente
répétition appartenant au duc de Bedfort, qui est parfaitement conservée.
(2) Ces deux beaux ouvrages que nous réunissons, parce qu'ils méritent l'un et l'autre
d'être cités et qu'ils sont conservés dans le même musée, sont cependant d'une valeur
inégale et de dates bien différentes. L'un, dont nous avons dit un mot, est probablement
antérieur au voyage de Paris : il n'a de parfaitement bien que le groupe de la jeune fille
720 REVUE DES DEUX MONDES.
ploya les préparations claires pour toutes sortes de sujets et à toutes les
époques de sa vie.
La Femme adultère est probablement un des derniers tableaux très
importans et entièrement historiques qu'ait faits Poussin. C'est aussi un
de ses chefs-d'œuvre. Nous n'en parlons que pour en marquer la place,
persuadé que nous sommes que ce bel ouvrage est dans toutes les
mémoires. On a reproché à la figure du Christ son caractère un peu
commun : le corps est trop court, défaut que Poussin a rarement
évité dans les ouvrages de sa vieillesse. Cette imagination dramati-
que a indiqué par un personnage du second plan un contraste (jui
achève de donner au tableau sa signification morale ; c'est une jeune
femme qui, en voyant l'humiliation et le désespoir de la pécheresse,
presse tendrement son enfant contre son cœur.
IV.
La valeur de Poussin comme paysagiste n'a jamais été contestée.
Nous n'avons donc pas à l'établir, mais à la définir et à l'expliquer. On
dit assez généralement que le sentiment de la nature est né au xviii* siè-
cle, avec Rousseau; mais on oublie que la littérature n'est pas l'organe
unique de ce sentiment, qu'elle n'en est même pas l'organe naturel et
principal, et qu'elle ne l'exprime qu'à l'aide de figures très hardies, qui
ne lui appartiennent pas en propre, et qu'elle emprunte aux souvenirs
de la peinture. Ce qui est vrai, c'est que ce sentiment profond de la
nature, qui la tient pour une réalité ne tirant sa signification que d'elle
même, est tout moderne. La peinture le doit à Poussin, la littérature]
Rousseau.
Les Grecs mêmes, qui, en fait de beauté, ont tout connu, sont resté!
presque étrangers à ce sentiment, et, si on voulait en trouver l'origine
antique, il faudrait la chercher dans l'Inde plutôt que dans la Grèce. Le
panthéisme revêt la nature de toute la valeur qu'elle ôte aux individus;
l'homme se dépouille volontiers pour enrichir cette mère qu'il adore;
il s'abîme dans la contemplation en attendant qu'il s'anéantisse dans la
substance de cette divinité superbe et terrible. L'anthropomorphisme
grec, au contraire, appauvrit plutôt la nature pour en enrichir l'homme.
La Grèce, idolâtre de la beauté, ne prend qu'une chose dans la nature,
la plus belle, la forme humaine; elle la divinise et laisse tomber le
reste, comme un lange désormais inutile à son enfant devenu dieu.
et des deux enfans; le reste, bien admirable cependant, manque en certaines parties de
la sûreté de goût et de la largeur de style qui distinguent Poussin, L'autre est un des
tableaux les plus exquis de Poussin et de la peinture; il doit être conlemporain de l'Ar-'
cadie.
NICOLAS POUSSIN. 721
1 faut ajouter cependant que, si cet amour passionné de la nature
]ui caractérise les siècles modernes ne se retrouve pas chez les Grecs
nciens, il n'est pas non plus absolument étranger à ces admirables
)rganisations. Platon en fournirait de nombreux exemples, et il est
inpossible de lire le chœur A' Œdipe à Colone : « Étranger, te voici
iaiis le séjour le plus délicieux de l'Attique, etc., » ou le commence-
Tient de Phèdre, sans se sentir transporté dans la sphère désintéressée
lont nous parlons.
Il est une autre manière d'admirer ou d'aimer la nature, beaucoup
)lus commune, beaucoup plus accessible au grand nombre, dont nous
le nions nullement la légitimité, mais que nous séparerons nettement
le la première. A côté, au-dessous de ce sentiment profond, passionné,
peu soucieux de conduire au plaisir, religieux puisqu'il n'a rien
l'égoïste, s'en trouve un autre préoccupé avant tout de volupté, de
plaisir, d'agrément. La nature sert à l'amour; là est son prix: Galatée
s'enfuit sous les saules, et leur léger ombrage n'est qu'un voile irritant
pour sa beauté. Cette muse facile qui s'endort au murmure des fon-
taines et couronne de roses brillantes sa coupe pleine de toutes les
ivresses, cette muse inspire souvent Théocrite, Horace, Virgile. Elle a
exercé un empire aussi puissant sur les peintres que sur les poètes, et l'on
pourrait suivre dans toutes les écoles cette trace voluptueuse qui a peut-
être trouvé dans notre Watteau son représentant le plus distingué.
L'amour de la nature, tel que Poussin l'a connu et traduit, se dis-
lingue du panthéisme de l'Inde, aussi bien que du poétique matéria-
lisme de la Grèce. Son œuvre est sévère d'un bout à l'autre, et, quoi-
qu'il ait souvent représenté dans ses tableaux les scènes les plus libres
de la mythologie et des poètes anciens, la hauteur du style l'a toujours
sauvé de la licence. Les personnages de ses paysages augmentent or-
dinairement le sentiment mélancolique que nous fait éprouver la na-
ture. Cette nature, qui nous jette dans une douloureuse rêverie, est
pleine de beauté, toujours jeune, toujours bienfaisante; mais elle est
silencieuse, et la contemplation de ses merveilles, nous arrachant à
notre vie fiévreuse et hâtée, au tourbillon qui nous aveugle et nous en-
traîne, remplit nos cœurs d'un sentiment mêlé d'angoisse et d'un bon-
heur délicieux. Il est possible que la vue de l'immortelle jeunesse de
la nature, que nous comparons, sans en avoir conscience, à la durée
fugitive de notre propre existence, soit l'une des causes de l'émotion
qu'elle nous fait éprouver; il se peut aussi qu'elle possède des forces
mal définies qui correspondent à des organes mystérieux de notre être;
mais il est impossible d'expliquer, par une cause uniquement phy-
sique, matérielle, brutale, l'impression poignante que font sur notre
esprit certains paysages. N'est-ce pas ce sentiment qu'éprouvait Télé-
maque, et que Fénelon exprime dans de si éloquentes paroles? « Il se
TOME V. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES. ^9
sentait ému et embrasé; je ne sais quoi de divin semblait fondre soif
coeur au dedans de lui. Ce qu'il portait dans la partie la plus intime
de lui-même le consumait secrètement; il ne pouvait ni le contenir, ni
le supporter, ni résister à une si violente impression; c'était un senti-
ment vif et délicieux qui était mêlé d'un tourment capable d'arracliei*
la vie. »
Les préoccupations graves de l'esprit de Poussin paraissent dans
ses paroles comme dans ses tabljpaux. « Un jour, dit Félibien, qu'il
se promenait dans la campagne de Rome avec un étranger, celui-ci
lui demanda quelque antiquité pour garder en souvenir. Poussin se
baissa, ramassa dans l'herbe une poignée de terre mêlée de morceaux
de porphyre et de marbre, et, la lui donnant : Emportez cela, sei-
gneur, pour votre cabinet, et dites : Voilà Rome ancienne. » C'est bien
le même homme qui s'écriait : «Nous n'avons rien en propre, mais
tout à louage ! » Il n'est pas sans intérêt de remarquer que chez Poussin,
comme chez Rousseau, le sentiment de la nature se développe avec
l'âge. La politique, l'histoire, les mœurs remplissent les premiers ou"
vragcs de Rousseau. La nature ne paraît pas, si nous ne nous trompons,
avant la Nouvelle Héloïse, et elle y est subordonnée à la passion; mais
on voit bientôt ce sentiment se développer et devenir le texte d'otl^*
vrages admirables, les Confessions, les Lettres à M. de Malesherbes, les
Rêveries d'un promeneur solitaire. Chez poussin , la gradation est
moins régulière, mais le chemin que fait son esprit est le même.
D'abord la nature ne paraît qu'au même titre que l'architecture; elle
sert de fond, elle est le lieu de la scène, lieu quelcpiefois très important,
comme dans la Manne, les Jeunes Filles à la fontaine, ou les Aveugles
de Jéricho, mais toujours subordonné. Plus tard, elle grandit jusqu'à
balancer en importance les personnages, et enfin jusqu'à servir de
thème propre à d'incomparables ouvrages.
Les principaux peintres italiens, qui furent presque tous, à des de-
grés divers, de grands paysagistes, ne se sont cependant servis de la
nature que pour les fonds de leurs tableaux. Les quelques paysages qu'il*
nous ont laissés peuvent passer pour des jeux de leurs pinceaux ou
tout au moins pour des exceptions. Poussin, bien au contraire, est
aussi grand paysagiste que peintre d'histoire. 11 a même dans le paysage
une supériorité plus éclatante, et il domine d'une telle hauteur touâ
ses rivaux, qu'il est impossible de les lui comparer.
Les paysages de Poussin sont très nombreux. Cependant il faut re-
garder comme apocryphes un grand nombre d 'œuvres que l'on voit
sous son nom dans les musées et dans les collections particulières. Les
plus célèbres sont les Quatre Saisons que le Louvre a le bonheur de
posséder, et les huits grands paysages gravés en collection, parmi
lesquels on trouve le Diogène, la Mort de Phocion, le Polyphème de
NICOLAS POUSSIN. 723
Madrid et l'admirable Campagne d'Athènes de la galerie nationale de
Londres (1).
Les Saisons, dans les quatre tableaux qui portent ce nom , sont indi-
ijuces par des épisodes tirés de l'Ancien Testament : le Printemps par
Adam et Eve dans le jardin d'Éden, l'Été par Ruth et Booz, l'Automne
par les deux Hébreux emportant la grappe de raisin de la terre pro-
mise, enfin l'Hiver par le déluge. Ce tableau est une des conceptions
les plus dramatiques que nous connaissions. Ce ciel obscur, ces rochers
humides et verdàtres, ces eaux lourdes et troublées; les expressions de
ces deux hommes sur le premier plan, qui se cramponnent l'un à une
planche, l'autre à la tête d'un cheval; la désolation de cette mère qui
tente un effort suprême pour sauver son enfant; les cris, les supplica-
tions de deux personnages dont le bateau chavire et qui vont périr,
tous ces épisodes mettent devant les yeux des spectateurs cette scène
terrible avec une effroyable réalité. L'Été est une charmante idylle.
Inaction n'est presque rien : quelques moissonneurs dans les blés; sur
le premier plan, Booz permet à Ruth de glaner dans son champ; plus
loin, quelques jeunes filles, aussi blondes que les épis qu'elles coupent;
la vie et la gaieté d'un beau jour de moisson! Ce tableau a noirci, et il
faut consulter, pour le bien juger, la belle gravure de Pesne. L'Au-
tomne est un des ouvrages les plus admirés de Poussin pour la grande
ordonnance des plans, la simplicité des lignes, l'excellente qualité de
la couleur. Nous lui préférons cependant le paysage paisible et su-
perbe du Printemps, à l'exception toutefois des personnages, qui ne
nous paraissent pas heureux. Cette grande nature respire une paix,
une fraîcheur, une innocence inexprimables (2).
Le Diogène du musée du Louvre (3) ne le cède aux précédons ni par
la largeur du dessin, ni par le choix des formes et le charme de l'ar-
rangement; il les surpasse par une perspective, toujours admirable chez
Poussin, mais véritablement merveilleuse dans ce dernier ouvrage.
On peut voir aussi dans ca tableau, avec quel soin Poussin traitait ses
premiers plans et quelle consciencieuse attention il apportait jusque
(1) Bien que notre intention ne puisse être de donner ici un catalofïue complet de
l'œuvre du grand paysagiste, nous croyons devoir rappeler encore un des plus puissans
et des plus poétiques paysages de Poussin. C'est celui de la galerie Sciarra. Il représente
un lac entouré de la plus vigoureuse végétation. L'horizon est échelonné de montagnes
qui se dégradent dans des teintes d'un bleu sévère et se perdent dans des nuages sculp-
turaux. Le premier plan est largement évidé et semé de chapiteaux renversés et de fûts
de colonnes. Jérémie est assis et écrit ses prophéties. Simplicité, richesse, équilibre, choix
des détails, sérieux de l'idée, toutes les grandes qualités de Poussin se trouvent réunies
dans ce tableau.
(2) Ces quatre tableaux ont été commencés en 1660 et terminés eu 1664 pour le duc de
Richelieu.
(3) Fait pour M. Lumagne en 1618.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les moindres détails. Il répondit un jour à une personne qui lui
demandait comment il était parvenu à cet étonnant degré de perfec-
tion : « Je n'ai rien négligé. » — « J'ai souvent admiré, dit Buonaventure
d'Argonne, le soin (ju'il prenait pour la perfection de son art. A l'âge
oii il était, je l'ai rencontré parmi les débris de l'ancienne Rome et
quelquefois dans la campagne et sur les bords du Tibre, dessinant ce
qu'il remarquait le plus à son goût. Je l'ai vu aussi qui ramassait des
cailloux, de la mousse, des fleurs et d'autres objets semblables, qu'il
voulait peindre exactement d'après nature. »
Si le fait d'être sans rivaux était le signe de la plus haute supério-
rité, le paysagiste dominerait, cliez Poussin, le peintre d'histoire; car
ni Titien (qui est si grand paysagiste quelquefois), ni les Hollandais,
ni même Claude Lorrain , ne peuvent lui être sérieusement comparés;
mais la question ne doit pas se poser ainsi. Le génie de Poussin peintre
d'histoire a été traversé par des circonstances contraires que nous avons
expliquées, et qui l'ont fait plus d'une fois dévier de la route véritable,
qui était aussi sa pente naturelle. Le paysagiste n'a rien eu à combattre.
Il avait sous les yeux une nature superbe, et il n'a rien reçu de son
temps que les excellens exemples des grands maîtres du xvi* siècle
italien. Quoi qu'il en soit, et comme paysagiste seulement. Poussin
est encore, et nous craignons qu'il ne soit toujours, sans rivaux.
V.
Poussin mourut à Rome le 19 novembre 1665, âgé de soixante-onze
ans et cinq mois. Il avait passé hors de son pays la plus grande moitié
de cette longue vie; il vit tomber l'un après l'autre tous les amis qu'il
s'était faits sur cette terre étrangère, et grandir l'isolement autour de
lui. Le chevalier del Pozzo, qui l'avait aimé et patronné pendant trente-
sept ans, était mort en 1657. Cette perte cruelle fit entrer Poussin dans
l'irrévocable période de la vieillesse. Les infirmités qu'il avait suppor-
tées jusque-là avec une vigueur juvénile commencent à l'abattre, et
ses lettres prennent une teinte de tristesse continue qu'elles n'avaient
pas auparavant , mais elles témoignent aussi du calme et du courage
qu'il conserva dans son isolement jusqu'à la fin. Il se plaint de ce que
sa main « débile et tremblante » ne veut plus obéir à sa pensée. « Si la
main vouloit obéir, écrit-il à M. de Chantelou, je pourrois, je crois, la
conduire mieux que jamais; mais je n'ai que trop l'occasion de dire
ce que Thémistocle disoit en soupirant sur la fin de sa vie, que l'homme
décline et s'en va lorsqu'il est prêt à bien faire. Je ne perds pas cou- .
rage pour cela, car, tant que la tête se portera bien , quoique la ser-
vante soit débile, il faudra que celle-ci observe les plus excellentes
«
NICOLAS POUSSIN. 725
larties de l'une, qui sont du domaine de l'autre (1). » 11 écrivait en-
(»ro : « On dit que le cygne chante plus doucement lorsqu'il est voisin
lo la mort; je tâcherai, à son imitation, de faire mieux que jamais :
est peut-être le dernier ouvrage que je ferai pour vous (2). »
Les derniers tableaux de Poussin, ceux qu'il acheva de 1657 à 1664,
)ien que l'effort s'y laisse quelquefois apercevoir, démontrent que ce
^land génie conserva non-seulement sa lucidité et sa puissance, mais
son activité jusqu'au bout. En 1664, il perdit sa femme, sa compagne
dévouée de trente années, et cette date marque le dernier terme de sa
\ie d'artiste, car depuis lors il ne fit plus que traîner dans le chagrin
let les infirmités un misérable reste d'existence. Et cependant, avec
quelle admiration et quel contentement ne retrouve- t-on pas cette
grande ame digne d'elle et intacte dans ce corps souffrant et délabré!
Nous citons, pour en témoigner, la lettre si noble et si touchante, en
{quelque sorte son testament, qu'il adressa peu de temps avant sa mort
là M. de Chantelou : « Je vous prie de ne pas vous étonner s'il y a tant
j de temps que j'ai eu l'honneur de vous donner de mes nouvelles. Quand
vous connoîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m'excu-
serez , mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pen-
dant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme, malade d'une
toux et d'une fièvre d'étisie qui l'ont consumée jusqu'aux os, je viens
de la perdre. Quand j'avois le plus besoin de son secours, sa mort me
laisse seul, chargé d'années, paralytique, plein d'infirmités de toutes
sortes, étranger et sans amis, car en cette ville il ne s'en trouve point.
Voilà l'état auquel je suis réduit; vous pouvez vous imaginer combien
il est affligeant. On me prêche la patience, qui est , dit-on , le remède
à tous maux : je la prends comme une médecine qui ne coûte guère,
mais aussi qui ne guérit de rien. Me voyant dans un semblable état,
lequel ne peut durer long-temps, j'ai voulu me disposer au départ.
J'ai fait, pour cet effet, un peu de testament, par lequel je laisse plus
de 10,000 écus de ce pays à mes pauvres parens, qui habitent aux
Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorans, qui , ayant après ma mort
à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l'aide
d'une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je viens
vous supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre
sous votre protection, afin qu'ils ne soient pas trompés ou volés. Ils
vous en viendront humblement requérir, et je m'assure, d'après l'ex-
périence que j'ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux
ce que vous avez fait pour votre pauvre Poussin pendant l'espace de
vingt-cinq ans. J'ai si grande difficulté à écrire, à cause du tremblement
(1) 15 mars 1658.
(2) 2i décembre 1059.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
de ma main, que je n'écris point présentement à M. de Chambrai (1),
que j'iionore comme il le mérite, et que je prie de tout mon cœur de
m 'excuser. Il me faut huit jours pour écrire une méchante lettre, peu
à peu, deux ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche; hors
de ce temps-là, qui dure fort peu, la débilité de mon estomac est telle,
qu'il m'est impossible d'écrire quelque chose qui se puisse lire (2). »
Poussin n'avait pas d'enfans. Cette dernière année qu'il passa à
pleurer sa femme avant de mourir lui-même dut être remplie d'une
bien terrible amertume. Le foyer était désert, les rêves envolés! Une
vie noble, bien remplie, et ce grand cœur qui fut le trait distinctif de
Poussin, ne dispensent personne de ces terribles réalités de la douleur.
Non-seulement Poussin n'avait pas d'enfans, mais, ses derniers amis
étant tous morts avant lui , il demeurait absolument seul dans cette
Rome pleine de tombeaux. Après avoir, pendant son séjour en France,
tant désiré d'y revenir et de la revoir, il la nommait maintenant « cette
ville où il n'y a pas d'amis. » Il se ressouvenait, avec des regrets, de
la patrie, que l'on peut abandonner pendant la jeunesse, mais dans
laquelle il faut retourner pour mourir.
Nous possédons trois portraits de Poussin. L'un d'eux, le meilleur^
celui qu'il fit en 1650 pour M. de Chantelou, est au Louvre; les autres n'en
sont que la répétition (3). Ce portrait, que M. de Chantelou attendit pen-
dant des années, devait d'abord être fait par Mignard; il est curieux de
\()ir les raisons qui ont engagé Poussin à s'exécuter (quoiqu'il n'ait pas
fait de portraits depuis vingt-cinq ans, écrit-il) et à le faire lui-même.-
M J'aurois déjà fait faire mon portrait pour vous l'envoyer, comme vous
désirez, mais il me fâche de dépenser une dizaine de pistoles pour une
tète de la façon de M. Mignard, qui est celui qui les fait le mieux, quoi-
qu'elles soient froides , fardées, sans force et sans vigueur. » On di-
rait ce jugement écrit d'aujourd'hui.
Poussin s'est représenté assis dans l'ombre, drapé d'un manteau noir
à larges plis, la main appuyée sur un petit portefeuille à esquisses; ses
yeux sont noirs, pleins de feu et profondément enfoncés sous des sour-
cils épais; le nez est aquilin et massif; la bouche, quoique trop grande,
est belle, la moustache rare. Ses cheveux, longs, noirs et abondans, sont
partagés sur le milieu de la tête par une ligne qui descend jusque sur
le front. Ce front porte entre les sourcils ces rides « qui appartiennent
exclusivement, dit Lavater, à des gens d'une haute capacité, qui pen-
(1) Frère cadet de M. de Ghantekiu.
(2) 16 novembre 1664.
(3) L'une de ces copies était pour M. Pointel, un des meilleurs amis de Poussin et ban-
quier à Paris. Poussin fit pour lui plusieurs ouvrages, entre autres Rdbecca, — Mdise
sauvé; — en 1648-49, la Vierge aux dix figures, — le Polyphcrne du musée de Madrid;
•— en 1651, l'Orage et le Temps sei^ein; — en 1653, Jésus-Christ et Madeleine.
NICOLAS POUSSIN. 727
>ont sainement et noblement. » La tête est très belle, intelligente et puis-
;ante, telle qu'on en rencontre un grand nombre dans ce temps. Poussin
îst de la famille des Corneille, des Descartes, des Pascal, et il porte
ette parenté sur son visage.
L'œuvre de Poussin est immense. Nous avons catalogué plus de deux
cents tableaux de sa main, et on sait qu'il ne se faisait jamais aider
par personne. Il travaillait très vite et régulièrement, occupant ses
soirées à dessiner et à composer, et peignant, après sa promenade du
matin, sans interruption jusqu'à la nuit. 11 trouvait cependant moyen
d'interrompre ce labeur incessant pour soigner les affaires que ses amis
de France avaient à Rome. Il leur faisait copier des tableaux et leur
achetait des vases, des bustes antiques, et jusqu'à des gatits et des cordes
de guitare. L'amitié de M. de Chantelou lui avait valu beaucoup de
connaissances qui lui demandaient des tableaux, et entre elles Scarron,
qu'on ne s'attend guère à trouver là. Poussin fit pour lui un Ravisse-
ment de saint Paul et peut-être deux ou trois autres tableaux. Il en fut
mal récompensé, car Scarron prit ce prétexte pour lui envoyer ses
vilains livres, ce qui désolait, plus que de raison, cette noble nature.
« J'ai reçu du maître de la poste de France un livre ridicule de facéties
de M. Scarron, sans lettre et sans savoir qui me l'envoie. J'ai parcouru
ce livre une seule fois, et c'est pour toujours : vous trouverez bon que
je ne vous exprime pas tout le dégoût que j'ai pour de pareils ou-
vrages... J'avois déjà écrit à M. Scarron en réponse à la lettre que j'a-
vais reçue de lui avec son Typhon burlesque; mais celle que je viens
de recevoir me met dans une nouvelle peine. Je voudrois bien que l'en-
vie qui lui est venue lui fût passée et qu'il ne goûtât pas plus ma pein-
ture que je ne goûte son burlesque. Je suis marri de la peine qu'il a
prise de m'envoyer son ouvrage ; mais ce qui me fâche davantage,
c'est qu'il me menace d'un sien Virgile travesti et d'une épître qu'il
m'a destinée dans le premier livre qu'il imprimera. Il prétend me faire
rire d'aussi bon cœur qu'il rit lui-même, tout estropié qu'il est; mais,
au contraire, je suis prêt à pleurer quand je pense qu'un nouvel Éros-
trate se trouve dans notre pays. » On s'étonne un peu d'entendre ap-
peler Érostrate ce boiteux grimaçant dont Louis XIV devait hériter. Au
reste, Scarron aimait la peinture; il l'avait cultivée dans sa jeunesse.
11 fit, dès 1634, à Rome la connaissance de Poussin. Leur liaison ne
paraît cependant pas avoir été fort intime, car ce n'est qu'après beau-
coup d'hésitations et sur les recommandations très pressantes et très réi-
térées de M. de Chantelou que Poussin se décida à travailler pour lui.
On ne peut pas dire que Poussin ait fait école, mais il est resté l'un
des deux ou trois maîtres les plus fructueusement {étudiés et les plus
admirés des artistes et des gens de goût. Ses|seuls élèves directs furent
728 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux Dughet (4) et Sébastien Bourdon. Dughetle paysagiste est un
très grand peintre, mais il porte un nom redoutable qui lui a été fatal*
Nous avons laissé l'Angleterre accaparer ses meilleurs ouvrages, et
nous n'en possédons presque plus d'importans. Quant à Sébastien \
Bourdon, on n'a qu'à parcourir son œuvre gravé pour se convaincre
que les leçons de Poussin ne furent pas vaines. Les ouvrages de cet
homme étonnant, qui imitait à la fois Poussin et Salvator Rosa, sont
extrêmement inégaux, mais on y rencontre des beautés de premier
ordre.
Poussin n'a pas composé d'ouvrage sur la théorie de la peinture,
comme on l'a cru et dit de son temps et plus tard. Jean Dughet, auquel
M. de Chantelou écrivit en 1666 pour savoir la vérité à ce sujet, lui
répondit : « Vous m'écrivez que M. Cerisiers (2) vous a dit avoir vu
un livre fait par M. Poussin, lequel traite de la lumière et des ombres,
des couleurs et des proportions : il n'y a rien de vrai dans tout cela.
Cependant il est constant que j'ai entre les mains certains manuscrits
qui traitent des lumières et des ombres, mais ils ne sont pas de M. Pous-
sin, ce sont des passages extraits par moi, d'après son ordre, d'un ou-
vrage original que le cardinal Barberini possède dans sa bibliothèque;
l'auteur de cet ouvrage est le père Matteo, maître de perspective du
Dominiquin, et il y a bien des années que M. Poussin m'en fit copier
une bonne partie avant que nous allassions à Paris, comme il me fit
copier aussi quelques règles de Vitellione; voilà ce qui a fait croire à
beaucoup de personnes que M. Poussin en étoit l'auteur. »
On se demande ce qui manqua à cet étonnant génie, à ce légitime;
héritier de Raphaël, pour tenir, sans contestation, le rang que lui as-i
signe un §i prodigieux ensemble d'ouvrages admirables. Rien, sans
doute, que d'être né un siècle plus tôt. Au xvu" siècle, la tradition des
grands maîtres italiens était déjà perdue. Poussin, au lieu de s'aban-
donner au courant naturel et tout-puissant de son art, dut s'adresser
à la science, discuter, se refroidir. De là ce quelque chose de tendu,
de voulu, de cherché, qui le met souvent en hostilité avec le principe
fondamental des beaux-arts, et qui rappelle qu'il appartient à une épo-
que plus scientifique que poétique. De là aussi ces oscillations fré-
(1) Gaspard Dughet (dit Gaspard Poussin) peintre de paysage, naquit à Rome en 1613
d'une famille originaire de Paris. Jean Dughet était graveur, et nous lui devons la repro-
duction de plusieurs ouvrages de Poussin. Le premier mourut à Rome en 1675. C'est lui
qui passe pour avoir accompagné Poussin cà Paris; mais, comme il ressort de la lettre de
Jean Dughet à M, de Chantelou qu'il y alla, nous pensons que les biographes se sont
trompes. Ils peuvent du reste y être allés tous les deux.
(2) Négociant de Lyon, pour lequel Poussin fit les deux beaux paysages où l'on porte-
le corps de Phocion et où on recueille ses cendres.
NICOLAS POUSSIN. 729
iientes entre la sculpture et la littérature, empruntant à l'une, avec
i beauté des formes, le caractère trop abstrait des figures, à l'autre sa
iberté, mais en môme temps quelque chose d'analytique, de descriptif,
out-à-fait contraire à la véritable notion de la peinture. Les arts se
ont partagé le champ de l'idéal; leurs limites sont positives et natu-
|3lles, ils ne doivent pas les franchir. Ces limites ne sont pas un escla-
age, mais une force, et c'est un entraînement fatal qui pousse à les
épasser. La sculpture exprime les modifications générales que les
Butimens font éprouver à la forme humaine; mais il faut, pour que
?,es modifications soient de son domaine, que des gestes précis, des
)0ses significatives, une contraction bien visible des traits, accusent
jjès nettement le but que l'artiste s'est proposé et qu'il doit atteindre
sans recourir aux mille ressources de la peinture. S'il s'agit d'une
action, il faut qu'elle soit simple, limitée à un plan, puisque la per-
spective aérienne est seule capable de montrer l'étendue en profon-
deur, telle enfin que le relief puisse l'expliquer sans le secours des
expressions les plus délicates des traits et sans les ressources de la
couleur. En général, les sentimens déliés, les affections provenant
I d'une cause morale, et qu'un geste large et simple ou même une atti-
tude ne suffisent pas à expliquer, dépassent les moyens de la sculpture,
ill faut donc renoncer à faire exprimer au marbre les nuances et les dé-
licatesses les plus exquises de la pensée. Le sculpteur devra veiller
ciiulement à ce qu'une passion violente n'agisse jamais sur le corps hu-
main de manière à le déformer. La douleur produira l'accablement,
mais non pas ces gestes brisés, cette bouche ouverte par des cris qu'on
n'entend pas, ces contorsions du désespoir; gestes, contorsions qui,
commentés par des yeux creux et glacés, exciteraient en nous l'hor-
reur plutôt que la pitié.
La peinture a des ressources infinies qui lui sont propres. Les épi-
sodes, les attributs, les personnages et les actions secondaires, la per-
spective des objets, les modifications les plus fugitives des traits, sont
les mots d'une langue nouvelle chargée de révéler mille choses qui
échappent à la sculpture. Le peintre a même la liberté de prolonger
le moment de l'action; la scène se déroule sous son pinceau avec plus
d'aisance et de largeur; il transporte le spectateur, au moyen des por-
tions secondaires du tableau, hors du strict moment de l'action, dans
l'avenir et dans le passé. La scène que l'on a sous les yeux a pour ainsi
dire un prologue et un épilogue qui l'agrandissent et la complètent.
Ce n'est pas encore la liberté de la poésie, ce n'est pas encore l'idée
vue sans voiles et face à face comme elle peut l'être dans la langue, et
on pourrait soutenir cependant que la peinture est le mieux partagé
de tous les arts, car à la grande liberté qu'il tient de la poésie il joint
730 REVUE DES DEUX MONDES.
la certitude que donne le témoignage des sens. Cette réalité tangible
n'est pas à dédaigner, car nous avons au-dedans de nous non-seule-
ment un peu de Montaigne , comme on l'a dit , mais aussi un peu de
Thomas, qui ne croit que lorsqu'il peut voir et toucher.
Il faut que cet entraînement qui pousse les artistes à passer d'une
sphère dans une autre soit bien fort et bien naturel pour que Poussin
lui-même y ait cédé à plusieurs époques de sa vie et dans quelques-
uns de ses ouvrages les plus importons. Du reste, bien loin de s'en
étonner, on doit admirer la puissance de son originalité et la sûreté
de son goût, qui lui ont permis de résister autant qu'il l'a fait aux
courans mauvais et contraires qui sillonnaient alors l'Italie. On ne
se dit pas assez combien c'est un grand malheur de venir lorsque la
tradition n'existe plus et que l'enseignement qu'elle donnait si abonr
damment est fermé. Au lieu d'être aidé par toutes choses, il faut se
défier de tout et quelquefois tout combattre; il faut user, à retrouver
péniblement ce que nous aurions appris vingt ans plus tôt en même
temps que la parole, des forces qui devraient servir à nous élever. Ce
fruit de la science n'a d'ailleurs jamais ni la beauté, ni la saveur, ni
la vertu de ceux qui mûrissent au soleil fécond de la nature. Dien
nous garde de vouloir affaiblir en rien l'importance de la valeur indi-
viduelle et la puissance de la volonté; mais il faut bien avouer que ni
l'une ni l'autre ne sont capables de faire un de ces hommes si grands
qu'ils ne méritent pas le moindre reproche et qu'on s'incline devant
eux sans songer à les critiquer. Lorsque le flot naturel ne porte plus,
le plus grand talent est entraîné par les systèmes, et, s'il est assez ro^
buste pour leur résister, il contracte dans la lutte une habitude de rair
deur qui devient elle-même un défaut. 11 y a une puissance du ciel
qui donne le génie et qui marque ses élus d'un tel sceau qu'il est im-
possible de les méconnaître; mais il y a une puissance des choses qui
obscurcit déplorablement la marque divine, contre laquelle on peut
lutter jusqu'à n'être pas vaincu, mais sans pouvoir espérer d'être jamais
absolument vainqueur.
Ch. Clément.
UN
HUMORISTE A^GLO-MRICil^.
HALLIBURTON.
I. — The Attahcé or Sam Stick in England, by Halliburton, 2 vol. iii-8o.
II. — The Letters Bag or Life in a steamer, ^ vol. in-So.
m. — The Old Judge or Life in a Colony, 2 vol. ia-80j Londres, H . Colburn ; Paris, Baudry.
Ce sont d'étranges livres que ceux du romancier anglo-américain
iHalliburton, et l'impression qui en reste est singulièrement mélangée.
Il y a là tout à la fois l'intérêt d'un récit de voyage et le charme d'un
roman de mœurs intimes. La fantaisie de la caricature y alterne avec
la réalité banale des faits divers d'un journal quotidien. A côté de types
connus, à côté d'observations qui s'appliquent à tous les pays et à tous
les temps , se placent de grotesques figures que nous saluons pour la
première fois , des idylles humoristiques pleines de sentimentalité la-
kiste, des portraits à la façon d'Hogarth, des dissertations sur les tombes
qui feraient honneur à l'auteur des Nuits. Imaginez une suite d'es-
quisses sans autre lien entre elles que le cadre factice (jui les réunit,
la maigre fable qui sert à l'auteur de prétexte pour raconter ses inter-
minables histoires : vous aurez une idée des livres d'Halliburton, livres
mal composés et pleins de pages excellentes , tout bariolés d'ailleurs
732 REVUE DES DEUX MONDES.
de patois américain , de langage anglais provincialisé , de jargon de
nègre, de pêcheur et de marin. Ce ne sont pas des peintures de
mœurs à proprement parler; il n'y a aucun tableau complet : ce sont
des traits épars, des anecdotes décousues, mais indiquant mieux en
réalité les mœurs d'une nation que les descriptions étudiées de cer-
tains voyageurs, ou les créations abstraites de la plupart des roman-
ciers. La confusion de ses récits est amusante, la trivialité en est in-
structive. Nous avons essayé de nous rendre compte du caractère
particulier de l'observation d'Halliburton , et cette analyse nous a dé-
voilé immédiatement tout un côté du travail qui , à l'heure qu'il est,
s'accomplit dans l'humanité , tant il est vrai que tout chemin , tout
sentier conduit au même but , au même point que les grandes routes
les mieux battues, les plus poudreuses et les plus fréquentées. Ce mo-
deste peintre de mœurs est un philosophe aussi, d'autant plus philo-
sophe qu'il ne fait pas de théories, qu'il n'a pas de systèmes; mais il
est le miroir le plus fidèle de toute une portion de l'humanité et pour-
rait dire mieux que M. Clay lui-même vers quelles destinées marche
l'Amérique.
Si vous avez jamais cherché à comprendre les divers dialectes de
cette immense Babel qui s'appelle l'humanité au xix« siècle (et par dia-
lectes nous n'entendons pas ici les langues humaines, mais bienlesi
sottises articulées qu'elles enveloppent et revêtent), vous avez peut-être
remarqué combien, dans ce siècle de lumières, nous étions peu véri-
tablement observateurs. Le caractère de l'observation a tout au moins!
singulièrement changé. Nous ne savons plus voir clair à côté de nous,
nos voisins sont pour nous comme s'ils n'étaient pas, nos amis et nos
ennemis sont pour nous des anges et des démons; le moindre défauil
ou la moindre bonne qualité découverte chez l'un ou chez l'autre gê-|
nerait singulièrement nos illusions; les hommes sont pour nous tou j
d'une pièce; ils n'ont pas de nuances dans le caractère et d'accens dif !
férens dans la passion; la variété nous étonne et nous eiîraie; ce qu
nous charme, c'est l'uniformité. Il n'y a rien dans la httérature qu
marque mieux l'état des esprits que cette décadence de l'observation!
De notre temps, l'observateur ou celui qui se dit tel exerce un véri|
table métier. Il s'efforce d'observer, il cherche matière à observation!
il va dans les lieux où il espère rencontrer des spectacles excentrique-
et des variétés d'hommes qu'il ne pourrait rencontrer ailleurs; ■
guette, il espionne, il écoute aux portes , il est friand de scandales (
lit la Gazette des Tribunaux. Il y a, dans un observateur moderne, d;
statisticien, du criminaliste, du chirurgien, du procureur, du naturs!
liste; il dresse des tables de caractères, des catégories de vices, diî|
sèque profondément de certains crimes, constate avec la plus extrêmj
minutie les développemens de certaines monstruosités. Bref, l'obseï'
€
UN HUMORISTE ANGLO-AMÉRICAIN. 733
valion de notre temps n'est plus humaine; elle devient sociale. Ce n'est
lias l'homme que nous étudions, ce sont bien plutôt certaines excrois-
sances de la civilisation.
L'observation est aujourd'hui une étude véritable. Nous ne connais-
sons plus les hommes par une longue intimité, mais nous les pre-
nons pour sujet d'analyse. Jadis on n'observait pas ainsi. Ce n'était pas
un travail, un effort; on n'était pas aux aguets, on ne courait pas les
aventures morales; on ouvrait les oreilles et l'on entendait, on ouvrait
les yeux et on regardait. Là se bornaient toutes les finesses et toutes
les ruses des hommes d'autrefois; ils profitaient des leçons que leur
donnaient leurs semblables par le spectacle de leurs vices et de leurs
vertus, ils savaient que telle passion est condamnable et telle autre
ivouable, ils connaissaient les conséquences que les passions entraînent
iprès elles elles influences qu'elles répandent sur la vie : tout se bornait
à. De nos jours, nous savons peut-être beaucoup mieux analyser les
)assions, mais à coup sûr nous savons beaucoup moins leur essence,
eurs qualités fondamentales. Toute notre science psychologique ne
lous rend pas meilleurs, toute notre connaissance de certaines classes
l'hommes^ne nous fait pas mieux connaître les hommes en général,
joute notre curiosité du mal ne nous empêche pas d'y tomber, et, en
in de compte, malgré toutes nos études, nous n'en sommes ni moins
rompes ni moins bernés pour avoir étudié l'homme scientifiquement
)lutôt que par la longue éducation de la vie.
C'est ce caractère de l'observation moderne qu'on retrouve chez Hal-
iburton. Le romancier anglo-américain n'a pas toutefois, comme les
oyageurs et les touristes, comme les analystes et les romanciers con-
iîinporains, de système sur l'humanité; il n'appartient pas à un parti
olitique, il ne juge pas les peuples au point de vue whig ou au point
e vue tory; il n'a pas de parti pris dogmatique, d'idées préconçues;
[n'est pas démocrate comme miss Martineau, ni radical comme Charles
ickens, ni aristocrate comme l'auteur d'Jfochelaga, ni grossièrement
atriote comme Fenimore Gooper dans son Voyage en Europe. Peu
iii importent les partis, peu lui importent les passions et les hommes;
jartout où il y a matière à observation , il s'informe, dessine et décrit.
i vous êtes fatigué des énormes systèmes sur l'avenir du monde,
i en même temps vous êtes curieux d'observer les tressaillemens des
ations et de surveiller minute par minute leurs tendances et leurs
jésirs, ouvrez Halliburton. Il n'est pas pédant , ce qui , de notre temps,
^t un incontestable avantage; il vous donnera peu de détails sur le
»mmerce américain, sur la marine anglaise, sur la situation politique
u nouveau continent; il ne vous ennuiera pas de lamentations ou de
•lies illusions, mais il vous montrera les hommes, ce qu'ils disent et
' qu'ils pensent. Vous serez mieux renseigné avec lui sur les jurons
734 REVUE DES DEUX MONDES.
propres à la race anglo-saxonne que sur les finances, sur les habi-
tudes de taverne et les bavardages de place publique que sur les bille
votés dans la dernière session. 11 vous apprendra combien la par-
tie mécanique d'une nation, combien ses lois, ses institutions, ses
constitutions et même ses idées mentent affreusement, et combien
au contraire les habitudes, les mœurs, les conversations expriment
mieux la vie réelle. Si on ne voit pas derrière les récits d'Hallibur-
ton un système armé de toutes pièces, on y sent un très sincère Ob'
servateur des tendances de son siècle; on sent un philosophe, sinon
un métaphysicien. 11 ne commente pas ses observations, mais dans
son livre le plus remarquable, the Clockmaker, toutes ses observations
portent coup. Ce n'est pas la nature humaine, à proprement parler,
qu'il étudie, mais le costume qu'elle a revêtu en Amérique et le lan^-
gage, l'idiome particulier dans lequel l'humanité s'y exprime. Bien
qu'il ne s'explique pas sur l'unité future du monde américain, on la
voit se former par détails, par places, dans ces immenses wagons qui
entraînent après eux des populations entières, dans ces steamers où se
trouvent mêlées toutes les conditions sociales. Bien qu'il n'ait pas de
système sur la fusion des races et qu'il n'entre à cet égard dans aucun
détail physiologique ou philologique, on voit aussi cette fusion s'ac-
complir dans la grande mêlée des peuples qu'Halliburton nous décrit^
dans ce rendez-vous où aucune race ne manque, où l'Européen vient
retremper son caractère et où le nègre coudoie l' Anglo-Saxon. C'est
par là que l'observation d'Halliburton a véritablement un caractère
historique. Sam Slick n'est pas seulement un personnage comique, une
sorte de Gil Blas américain; c'est un historien facétieux et un chroni-
queur bouffon.
Halliburton est un Anglais des colonies de l'Amérique septentrionale,
il paraît avoir passé la plus grande partie de sa vie dans la Nouvelle-
Ecosse, bien qu'il parle de l'Angleterre en homme très renseigné et qui
ne tient pas ses renseignemens de seconde main. La plupart des frag-
mens qui composent son dernier ouvrage, the Old Judge, ont déjà paru
dans le Fraser' s Magazine en iSAI. Bien qu'il soit Anglais d'origine, il
n'a pas trouvé sous sa plume, pour juger les Américains, les expres-
sions malveillantes et les railleries peu charitables que les écrivains
anglais ont dirigées contre eux. Il est exempt de préjugés à leur égard.
Il ne les aime ni ne les déteste; il constate leur obstination, leur per-
sévérance, leur infatigable activité, leur âpreté au gain, leur manie
vantarde, leur brutalité, enfin leur mélange d'excellentes et de détes-
tables qualités. Qàant à la Nouvelle-Ecosse et aux colonies, le respect
qu'il a pour sa grande patrie, l'Angleterre, ne va pas jusqu'à lui faire
oublier les lieux plus humbles où il a vécu. Il aime ses compatriotes
les nez bleus {blue noses, — surnom des habitans de la Nouvelle-Ecosse),
UN HUMORISTE ANGLO-AMÉRICAIN. 735
! plus d'une fois il reproche à l'Angleterre de les abandonner et de
op dédaigner les hommes qui parlent l'idiome anglais aux extrémités
u nouveau continent. 11 a composé, dans cet esprit modéré de critique
(ditique, une curieuse lettre à lord John Russel, lettre qui forme la
I éface du livre intitulé la Vie sur le bateau à vapeur. U décrit , avec
lie complaisance souvent ennuyeuse pour nous, habitans d'un conti-
ent bien différent , les plus petits détails de la vie privée et de la vie
aciale de ces lointains pays. Son dernier livre, par exemple, est le ta-
•leau minutieux des mœurs de la Nouvelle-Ecosse et des colonies en-
ironnantes.
Le.style et la manière d'Halliburton sont un style anglais, une ma-
tière anglaise de seconde main, non pas une manière, un style anglais
la façon des Américains de l'Union. Les purs Américains imitent
II tant qu'ils peuvent imiter. Washington Irving et Cooper ne font
uère autre chose, ils cherchent à retourner vers la source abandonnée,
ïaliiburton sort de cette source elle-même; il est comme un ruisseau
[ui, sorti d'un grand fleuve, s'en va à travers la campagne arroser
jnelque coin ignoré. Le ruisseau n'a pas l'aspect du fleuve, il s'har-
nonise avec les lieux agrestes qu'il parcourt; cependant ses eaux sor-
ent du fleuve, elles en ont les qualités essentielles et la couleur. Ainsi
ïaliiburton a toutes les qualités anglaises, la fermeté, la force, et aussi
nus les défauts anglais, la minutie et la prolixité; mais il a surtout
a qualité fondamentale du génie britannique, l'humour, et cette
puissance d'expression et de trait, qui grave aussi solidement que sur
jl'acier les impressions que la réalité fait sur l'esprit et sur l'imagina-
pon. Il a aussi le don que nous appellerons, faute d'un autre mot, le
Hon de différencier ses personnages et de comprendre les différences
J9ssentielles des caractères et des passions. Enfin, dernière et suprême
qualité, il a le don de l'indifférence : peu lui importent ses personnages,
il n'a pour eux aucune préférence; il les met en scène, mais ne s'inté-
resse à eux qu'afin de les rendre plus ressemblans, il ne s'identifie pas
avec eux. C'est, en un mot, un curieux, une sorte de touriste séden-
taire; il étudie les peuples qu'il dépeint sans vivre de la même vie
qu'eux, il les étudie comme un naturaliste son herbier.
Halliburton est encore un des écrivains anglais modernes qui excel-
lent le mieux à faire la caricature, la charge d'un personnage; il la
fait aussi bien peut-être que Dickens, et mieux à notre avis que Thac-
keray. Thackeray, talent fin et délicat, dessine trop littérairement ses
caricatures. Dickens met sur ses pieds, comme on dit vulgairement,
un statisticien, un industriel, un avare, ^'une façon très remarquable;
mais toujours, malheureusement, il y a chez lui une arrière-pensée
philosophique. Halliburton comprend la caricature telle qu'elle doit
être comprise, soit dans l'art du dessin, spit en littérature. Il n'y voit
736 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un moyen plus direct et souvent plus efficace de rendre les obser-
vations qu'il a recueillies ou les traits prédominans d'un caractère. Ce
grossissement du trait principal d'un caractère ou d'une physionomie,
qui fait apparaître tous les défauts et toutes les laideurs d'une âme et
d'un visage comme s'ils étaient vus à la loupe, constitue essentielle-
ment la caricature. Dickens l'oublie trop souvent, Halliburton ne l'ou-
blie jamais. Dickens fait des leçons de morale, il a un but visible dans
tout ce qu'il écrit, et ce défaut gâte trop souvent ses plus charmantes
fantaisies : il veut prouver et démontrer quelque chose. Halliburton
ne cherche à rien prouver, et c'est ce qui rend si amusantes certaines
de ses pages. En elTet, lorsque, dans la caricature, on aperçoit par der-
rière un esprit diflerent de l'esprit du grotesque et de l'excentrique, à
l'instant le charme s'évanouit; le portrait chargé rentre dans le cercle
des choses connues, il perd sa physionomie originale et tombe dans le
domaine des faits habituels. Ce n'est plus un personnage singulier et
amusant que nous avons sous les yeux, mais une sorte de mécanique
vivante, mise en mouvement par un vice ou une vertu , dont l'au-
teur tient les fils. Le grand mérite du caricaturiste, c'est de nous laisser
ignorer qu'il a une méthode, c'est de nous cacher le travail d'analyse
qu'ont nécessité ses créations; ce mérite, nous le répétons, distingue
essentiellement Halliburton.
On connaît maintenant les divers caractères de ce talent original.
Déjà, au reste, un des plus remarquables écrits d'Halliburton, le Clock-
maker. a trouvé ici même un très compétent appréciateur (1). Le der-
nier ouvrage du romancier anglo-américain n'est pas moins digne
d'attention que ses précédens récits. Il est intitulé le Vieux Juge. C'est
une suite d'esquisses de la vie des habitans de la Nouvelle-Ecosse et
des colonies anglaises voisines, le Canada excepté. Ce livre, qui n'est
pas inférieur au Clockmaker, est peut-être, par la nature même du sujet,
moins intéressant et moins instructif. Néanmoins il offre des tableaux
de mœurs singulières, et mérite d'être étudié. Le pays où se passent
les principaux épisodes racontés par Halliburton a une histoire qu'il
importe avant tout de bien connaître.
La Nouvelle-Ecosse se nommait jadis Acadie; elle nous a appartenu
avant cette longue décadence de la France qui va de 1715 à 1789, et
qui s'étend depuis Rossbach jusqu'à Québec. Le 8 novembre 1603,
Henri IV établit un gentilhomme du nom de M. de Monts, et apparte-
nant à sa maison, lieutenant-général de l'Acadie; il lui donna en même
temps plein pouvoir pour convertir et soumettre les habitans. M. de
Monts partit pour une première expédition avec Champlain et M. Poii-
(t) Voyez, dans la livraison du 15 avril 1841, l'article de M. Philarète Chasles sur le
roman de Halliburton : the Clockmaker.
UN HUMORISTE ANGI.O- AMÉRICAIN. 737
rincourt, visita la plus grande partie du pays, et revint en France,
ans l'automne de 1605, pour chercher les hommes et les ohjets néces-
aires à une complète colonisation. Lorsque de Monts et Poutrincourt
(vinrent, ils ne trouvèrent que deux hommes sur quarante qu'ils
> aient laissés. Ces deux hommes, les plus braves incontestablement
le la troupe, méritent d'être nommés : ils s'appelaient Lataille et Mé-
[uclet. Les autres, voyant se prolonger outre mesure l'absence des se-
ours qui leur avaient été promis, étaient partis, dans la pensée que de
!(vnts avait abandonné son projet de colonisation. Les deux hommes
estans étaient à table lorsqu'un sauvage vint les avertir qu'un vais-
eau était en vue. Tel est le commencement de la civilisation dans l'A-
adie , l'origine de sa colonisation. Jamais colonisation ne fut entre-
prise avec aussi peu d'hommes et accomplie aussi gaiement. Lorsque
t's premières difficultés furent vaincues, l'existence de nos colonisa-
eurs devint aussitôt joyeuse; la sociabilité française était impatiente de
;e montrer sur ce sol sauvage. On en jugera par les deux traits sui-
, ans : Poutrincourt revenait d'un voyage d'exploration, et avait laissé
i Port-Royal, siège principal de la colonie (aujourd'hui Annapolis), un
:olon, nommé Marc Lescarbot, avocat de profession, et qui nous a con-
servé dans son journal le récit de ses aventures. Pour fêter dignement
e retour de Poutrincourt, Lescarbot établit sur le bord de la mer un
théâtre du haut duquel il récita à son ami une poétique épître, le fé-
licitant de son heureux retour. Le second trait est plus curieux encore :
Poutrincourt établit l'ordre du bon temps, dont étaient membres les
[)rincipaux officiers de l'escadre. Chacun à son tour était maître d'hôtel.
Champlain fut le premier qui entra en office. Chaque soir, le maître
Id'hôtel du jour remettait entre les mains de son successeur les insi-
gnes de son ordre. Chacun d'eux ainsi devint cuisinier distingué, tant
leur émulation était excitée. Us inventèrent des mets nouveaux, et,
long-temps après, Lescarbot trouvait la cuisine de Paris bien infé-
rieure à celle qu'il faisait lui-même en Acadie. Ce devait être un assez
bizarre spectacle que de les voir, ces chevaliers de l'ordre du bon temps,
recevant à leur table les chefs sauvages en costume de maître d'hôtel,
bêchant, labourant, semant pour la première fois du blé dans ces con-
trées, construisant des forts et versifiant des épîtres poétiques lues au
bord de la mer sur un théâtre improvisé.
Long-temps l'Acadie, comme le Canada, a été la terre désirée, la
contrée chérie, l'Eldorado de tous les aventuriers de France et même
de l'Europe. Les esprits audacieux, les imaginations aventureuses, les
jeunes gens sans fortune, considéraient le Canada et l'Acadie comme
le lieu où ils pourraient rencontrer la gloire et la fortune que leur
refusait leur patrie. L'amour des expéditions aventureuses et cette
TOME V. — SUPPLÉMENT. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
sorte de curiosité passionnée du nouveau et du merveilleux qui agite
l'esprit des peuples barbares ou extrêmement civilisés s'unissaient à
l'amour du lucre et aux intérêts les plus matériels. L'envie de con-
naître des sauvages, de les combattre et de les soumettre, les espé-
rances de gain fondées sur les chances de la pêche et du commercé,
agissaient également sur les esprits des aventuriers, et étaient les deux
causes principales de ces lointaines excursions. Et ce n'étaient pas
seulement les Français qui se lançaient dans ces aventureuses entre-
prises : des Allemands et des Belges y prirent part aussi, mais lorsque
déjà les colonies de l'Amérique du Nord allaient passer des mains de
la France dans les mains de l'Angleterre. Cette émigration eut lieu
quelque temps après la fondation d'Halifax, capitale de la Nouvelle-
Ecosse, et dont l'antiquité ne remonte pas plus haut que 1749. Ainsi,
pendant deux siècles, ce petit coin de terre a subi des invasions aussi
nombreuses que l'Occident à l'arrivée des barbares. Là, les hommes
qui remplaçaient les Celtes et les Romains étaient les aboi'igènes, les
sauvages indiens du pays. Chaque lois que les traités étaient rompus
et que la guerre recommençait entre la France et l'Angleterre, les
Anglais attaquaient et dévastaient les possessions françaises, et rui»-
naient leur commerce. Ces perpétuels combats durèrent jusqu'en 1760,
époque à laquelle les colonies françaises, c'est-à-dire le Canada, l'Aca-
die, l'île du prince Edouard et le cap Breton, tombèrent entre les mains
des Anglais.
Voilà, en résumé, toute l'histoire de ce petit pays depuis le jour où
commencèrent les irruptions et les invasions successives des peuples
civilisés. Maintenant il n'y reste plus guère de traces de ses anciens
maîtres. Les Français, qui en ont toujours été moins réellement pos-
sesseurs que du Canada, n'y ont laissé aucune marque de leur passage.
Quelques familles protestantes, une ville habitée par elles, quelques
villes et quelques villages habités par les descendans des émigrans
hollandais et allemands, sont les derniers vestiges des anciens jours,
si près de nous encore pourtant. Aujourd'hui la population est tout en-
tière anglaise ou du moins anglo-saxonne; Halliburton ne nous dit
pas s'il reste çà et là quelques sauvages. Ceux des habitans de l'Acadie
qui ne sont pas d'origine anglaise descendent de ces Américains connus
sous le nom de loyalistes, qui, lors de la guerre entre les États-Unis et
l'Angleterre, émigrèrent et se fixèrent dans les colonies et les îles du
Nord de l'Amérique. Cependant il y a un fait qui frappe à la lecture
d'Halliburton : c'est que les Anglo-Saxons sujets de l'Angleterre de-
viennent de plus en plus des Anglo-Saxons américains. Ils s'aiwcrt<j«-
nisent singulièrement. M. Blue Nose (nez bleu), le sujet de John Bull,
prend de plus en plus des allures et un ton d'Yankee. Us commencent
UN HUMORISTE ANGLO-AMÉRICAIN. 739
i parler la même langue, c'est-à-dire un anglais déjà corrompu; ils
;()nt bruyans, parleurs, rusés et assez peu scrupuleux. 11 y a chez eux
les demi-squatters et des demi-marins, un mélange des deux classes
1" hommes sur lesquelles reposent les États-Unis. Quelquefois le même
iidividu est squatter et marin à la fois : il construit des vaisseaux et
aboure les champs. Pas de riche propriétaire foncier. Là, comme en
Viiiérique, la propriété est créée par l'homme et pour l'homme, c'est-
i-dire qu'elle établit de très minimes relations entre les habitans d'un
môme pays. Les possesseurs du sol n'y vivent point réunis en groupes :
pas d'association, de communes, de villages, mais des maisons isolées,
;ans aucun lien entre elles. Quant au reste de la population, elle se
:;ompose de pêcheurs de morue ou encore d'officiers et de soldats des
Iroupes anglaises, de midshipmen et de capitaines de la flotte de sa
majesté. Ajoutez à cela une tendance démocratique très prononcée,
des meetings en plein vent, des tribuns populaires réclamant l'égalité,
t vous ne serez plus étonnés si, de jour en jour, les colonies anglaises
jdu nord de l'Amérique font mine de vouloir se rapprocher des États-
lUnis.
Les mœurs du peuple deviennent donc démocratiques, et ainsi de
jour en jour plus américaines; mais quant aux mœurs des hautes
'classes, de ces classes qu'on appelait autrefois .la société et que nous
ai»i)elierons aujourd'hui la société officielle, pour celles-là, elles sont
tout-à-i'ait anglaises; elles n'ont rien de démocratique ni d'américain;
il y a dans ces mœurs les mêmes excentricités, les mêmes raides atti-
tudes, le même ennui, les mêmes conversations tour à tour policées
ou concises, délayées ou monosyllabiques, qu'en Angleterre; seule-
ment , ce sont les mœurs anglaises provincialisées. Les mœurs de cette
société officielle sont pleines de maladresses, de gaucherie; il y a en
elles de la recherche et de l'effort. Cette vie de la société acadienne,
telle que la décrit Halliburton, c'est ce que nous appellerions en France
la vie de province par opposition à la vie de Paris. Seulement supposez
notre vie de province à deux cents lieues de la France, en Algérie, ou,
mieux encore, à Pondichéry.
On aura une idée des mœurs acadiennes par la haute société d'Ha-
lifax ou plutôt d'Illinoo, ville fantastique inventée par Halliburton, et
dont il a fait comme le centre de tous les faits qu'il a recueillis et de
toutes les histoires qu'il raconte. Tâchez un peu de vous rappeler quel
personnage important un préfet est dans nos provinces; rappelez-vous
avec quel soin on s'enquiert des plus menus détails de son existence;
comme le chef-lieu du département est agité à la nouvelle de son ar-
rivée, et les propos qui circulent à son occasion, les singulières et vul-
gaires inquiétudes qui agitent tous les esprits! Est-il marié? est-il jeune?
740 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelle physionomie a-t-il? Est-ce un homme du monde? Aurons-
nous des bals cet hiver? Transportez au-delà de l'Océan atlantique et
à l'extrémité septentrionale du nouveau continent ces conversations,
ces inquiétudes, ces graves événemens qui s'appellent une soirée à la
préfecture, un diner oiTert au préfet ou un 6a/ monté par ses soins. Un
riche marchand du nom de Channing s'est mis en tête d'offrir un re-
pas splendide au gouverneur de la colonie, sir Hercule Sampson, qui
accepte son invitation. Pendant toute une semaine, la maison du mal-
heureux négociant est mise sens dessus dessous sous le prétexte des
nombreux apprêts exigés pour cette réception solennelle. Les casseroles
sont fourbies, les glaces lavées, l'argenterie brille, et la plus belle bi-
jouterie sort des coffres et des armoires. Bref, la maison tout entière
subit une opération comparable à l'opération du massage; elle en sort
meurtrie et rajeunie. Enfin, le jour désiré arrive. Sir Hercule Samp-
son se présente en compagnie de lady Sampson, dont la toilette est
toujours pleine d'énormes contrastes, de miss Sampson, qui'parle avec
les lèvres seulement, et ne dansse zamais qu'avec quelques offissiers du
soissante-sissième, et de ses deux aides-de-camp, sir Edward Dumpkoff
et M. Trotz. Sir Edward Dumpkoff est un personnage adorable de stu-
pidité et de sottise; il ne prononce jamais qu'un mot, qu'il lâche à tout
propos, excellent, et il a trouvé spirituel d'ajouter à tous les mots une
désinence de son invention qui leur donne une terminaison en bus.
M. Trotz est un loustic désagréable qui sait inventer et découvrir les
choses les plus offensantes ou celles qui peuvent le mieux blesser votre
amour-propre ou votre vanité d'habitant de la Nouvelle-Ecosse. Ainsi,
par exemple, il s'informera avec beaucoup de candeur du moment où
la province a cessé d'être une colonie pénitentiaire, et, si vous lui ob-
jectez qu'elle n'a jamais été une colonie pénitentiaire, il vous répon-
dra qu'il était excusable de l'avoir cru, que les mœurs et les habitudes
de ce peuple lui auraient fait penser..., etc. Bref, on s'arrête à causer
quelques instans avant le dîner, et voici le prologue comique de cette
soirée comique :
« Quelques personnes de la compagnie prirent des sièges à l'exemple de
excellence; mais le gouverneur, qui s'était assis auprès de mistress Channing
était sans repos et semblait mal à l'aise. D'abord il se porta un peu plus en
avant sur la petite ottomane où il était assis, puis il se pencha en arrière autant
qu'il lui était possible; finalement il se leva et se retourna pour s'assurer de la
cause de l'incommodité qu'il éprouvait, et aussitôt il s'écria:
« — Ah ! mon Dieu ! j'ai tué le chat! Y a-t-il quelque chose de plus étrange?
combien c'est désagréable!
« Mistress Channing dit que le chat n'était que blessé.
« — Pardonnez-moi , répondit-il ; je souhaite de tout mon cœur qu'il soit
IN HUMORISTE ANGLO- AMÉRICAIN. 741
seulement blessé, car alors il y aurait quelque espérance de le sauver; mais il
est aussi mort que Jules César.
« — Je l'avais élevé moi-même, sir Hercule, continua-t-elle... et...
« — Oh! si vous l'aviez élevé vous-même, madame, ce devait être un agneau,
et alors c'est d'autant plus fâcheux pour moi; je vous demande dix mille par-
dons ! Mon Dieu ! c'est temble !
« Mistress Channing essaya d'excuser encore le gouverneur. — Ce n'était
qu'un mauvais animal, excellence, et je...
« — Oui, un mauvais animal, vraiment, répondait le gouverneur inconso-
lable; mais il est de toute vérité que mes yeux ne se sont jamais guéris des at-
teintes qu'ils ont reçues jadis en Egypte.
« — Il reviendra, je vous assure, sir Hercule! il reviendra en le remuant
fortement...
« — Jamais! jamais! ma chère madame, persistait à dire le gouverneur. Tout
chat qu'il soit, quand bien même il aurait en lui cinquante vies au lieu de neuf,
il n'en reviendra jamais.
« Ici lady Sampson intervint. Tirant de son sein une énorme lorgnette, elle
examina le chat défunt et le proclama un très bel échantillon de l'animal do-
mestique; puis, après une plus exacte inspection, elle s'écria :
« — Mais où donc avez-vous pris ces beaux yeux? ma chère mistress Chan-
ning, et ces griffes brillantes et aiguës? Ce sont les plus magnifiques que j'aie
jamais vus. Où donc les avez-vous pris?
« Lady Sampson était une enthousiaste d'animaux domestiques et pressait
son amie d'accepter un véritable modèle de chat angora qu'elle lui enverrait le
lendemain matin. Il avait, disait-elle, une queue splendide comme celle d'un
chien épagneul, une queue touffue qui, dans son opinion, était la plus belle
chose qu'il y eût au monde. Elle demanda alors à une dame qui était auprès
d'elle si elle n'était pas passionnée pour les chats, mais celle-ci répondit qu'elle
était désolée de confesser son ignorance ou sa maladresse, qu'elle n'avait jamais
élevé qu'un chat, et qu'elle l'avait tué en le rasant.
« — Excellent, dit sir Edward Dumpkoff, pensez un peu à cela; raser les
chatibus !
« Mais Trotz, qui ne manquait jamais une occasion de dire une imperti-
nence, demanda si dans ce pays c'était la coutume de raser les chats, et observa
que ce serait une profession capitale pour les jeunes singes qu'il avait vus quel-
ques soirées auparavant à une assemblée publique. Lady Sampson, dont la
pénétration n'était pas des plus vives, lui expliqua gravement que raser un
chat était un terme de l'art signifiant la tonsure rase et égale de toutes les
extrémités saillantes et irrégulières. »
Voilà le prologue du dîner, voyons l'épilogue. Ce n'est plus sir Her-
cule Sampson , le gouverneur; cette fois c'est sir Edward Dumpkopff,
l'aide-de-camp, qui en fait les frais. — Miss Sampson, dont vous con-
naissez le défaut de prononciation , chante et prie sir Edward de lui
choisir un chant :
742 REVUE DES DEUX MONDES,
« — Ah ! dit sir Edward, ce charmanl petit chantibus que vous chantiez si
divinement et si doucement ; il commençait par ces paroles : « Oh ! chantez-
moi encore ces chants. »
« Divinement et doucement sont des expressions fortes, surtout lorsqu'elles
s'appliquent à la voix de quelqu'un. Elle en fut contente, et consolée d'en
avoir fini avec cet horrible italien, elle commença : Çante-moi ces çants encore.
A l'exception de son défaut de prononciation, elle chantait suffisamment bien,
car assez généralement les dames font bien lorsqu'elles sont flattées.
« — Excellent! s'écria sa seigneurie. Je vous remercie, je vous remercie.
C'est exquis; mais il y a un beau petit chant qui commence ainsi : « Chante-
a moi ces chants encore. » Serions-nous assez heureux pour l'obtenir?
« Miss Sampson le regarda pour voir ce qu'il voulait dire; mais, hélas! sa face
inaltérable ne racontait rien. Froide et brillante comme un clair de lune, sa
physionomie portait toujours son calme habituel et son intéressante expres-
sion. C'était assez étrange, elle venait justement de chanter cet air, mais il
s'exprimait toujours singulièrement. Est-ce qu'il la plaisantait , ou bien dési-
rait-il réellement l'entendre répéter? Les jeunes demoiselles au doux tempé-
rament, comme miss Sampson, adoptent généralement l'interprétation la plus
agréable à leurs vœux, et elle chanta l'air de nouveau dans sa meilleure ma-
nière et avec un excellent efl'et.
« — Excellent , dit sir Edward , mais , je vous en pi*ie, ne nous abandonnez
pas encore ; il y a un petit chantibus que je vous ai entendu chanter une fois.
C'est une belle chose; en vérité, c'est rafraîchissant d'écouter de tels sons.
« — Quel est ce chant? demanda la jeune fille charmée, regardant son ga-
lant et charmant ami, tout en exécutant une gamme chromatique sur le pia-
no. Quel est-il?
« — Peut-être que je vais me le rappeler : Chantez-moi ces chants encore. »
« Ses yeux s'obscurcirent soudainement, elle fut près de se trouver mal, etc.»
Eh bien ! que vous en semble? n'est-ce pas une excellente caricature
que sir Edward? Ces mœurs ne sont-elles pas tout anglaises? n'est-
ce pas la même excentricité, les mêmes singularités, les mêmes plai-
santeries énormes, tout cela seulement devenu plus excentrique, plus
singulier, plus énorme par l'éloignement? Est-ce que vous ne sentez
pas toute une civilisation provincialisée, pétrifiée et tournant au ridi-
cule et au factice? On ne se douterait guère que nous sommes dans
la Nouvelle-Ecosse, on imaginerait bien plutôt que ces scènes se pas-
sent dans quelque province de l'Angleterre, parmi des marchands
enrichis . retirés , des bourgeois du Marais de Londres et quelques
membres arriérés de la gentry, n'était la conclusion, qui vient nous
confirmer que nous sommes bien à Halifax. Les nègres qui servent
dans la maison de M. Channing se sont affublés des vêtemens des
convives. La cuisinière noire a ceint l'épée du gouverneur et s'est af-
fublée de ses habits, les autres ont endossé l'habit militaire de Trotz
UN HUMORISTE ANGLO-AMÉRICAIN. 743
et de sir Edward, et tous dansent en rond autour de l'appartement,
lorsque les invités de Channing qui se retirent arrivent et les sur-
prennent. Les nègres s'enfuient en criant : Voilà le gouverneur! — Et
sir Edv^^ard ne trouve pour finir dignement sa soirée que ce mot j
excellent.
Maintenant voici un tableau des mœurs judiciaires qui nous révèle
en même temps un coin de la vie populaire dans ce pays. Un procès
portant sur les conventions faites entre des pêcheurs de morue est sur
le point d'être jugé devant les tribunaux. Un nommé John Barkins a
choisi pour son défenseur l'avocat Barclay. Il a contre lui de puissans
témoins à charge, entre autres, un certain Lillum, Américain, dont
il redoute beaucoup l'habileté. Pour l'embarrasser et le réduire à
néant, il a trouvé un des expédiens les plus ingénieux dont un plai-
deur se soit encore avisé. Demandez-lui, dit-il à son défenseur, de-
mandez-lui combien de nageoires a une morue. Il le réveille pendant
la nuit, il le fatigue pendant la journée, il va le trouver encore le
soir pour lui demander s'il a bien retenu la question. Enfin, l'affaire
est arrivée devant le tribunal , et le dernier des témoins est précisé-
ment le redoutable Lillum.
« C'est lui, dit Barkins, plaçant ses bras autour de mon cou et m'étouflant
ou à peu près , c'est lui; demandez-lui combien de nageoires a une morue et
qu'il réponde par un seul mot. N'oubliez pas, voilà la question.
« — Si vous ne vous asseyez pas immédiatement, monsieur, lui dis-je d'une
voix haute et impérieuse, et si vous ne me laissez pas conduire l'affaire devant
la cour, je me retirerai.
« Il s'assit, et, grognant tout haut, il plaça ses mains sur sa figure et mur-
mura : Il n'y a pas de dépendance pour un homme qui sommeille au gouver-
nail.
« Je commençai toutefois de la façon dont le désirait mon pauvre client, car
je remarquais combien il était inquiet sur la question qui devait arrêter et ré-
duire à son nec plus ultra le vieux Lillum. Il en était bien plus inquiet que du
résultat du procès, quoiqu'il fût pleinement convaincu que l'un dépendait de
l'autre.
« — Depuis combien d'années êtes-vous engagé dans les pêches du Labrador,
monsieur?
« — Depuis vingt ans.
(( _ Vous êtes, par conséquent, très au courant de tout ce qui concerne la
pêche de la morue?
.. « _ Parfaitement; je la connais aussi bien, sinon mieux, qu'aucun homme
qui soit dans Plymouth.
« Ici Barkins me tira par le pan de l'habit et me dit :
« — Demandez-lui...
« _ Restez tranquille, monsieur, et ne m'interrompez pas. — Telle fut la
réponse consolante qu'il reçut.
744 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Ainsi donc, après une aussi longue expérience, monsieur, vous pouvez
connaître une morue à première vue?
« — Je le pense.
« — Cela ne se justifiera pas, monsieur. Osez -vous jurer que vous le
pouvez ?
« — Je ne suis pas venu ici pour qu'on me fasse passer pour fou.
« — Non certes, monsieur, non. Je vous demande seulement de me répon-
dre oui ou non. Pouvez-vous jurer que vous reconnaîtriez une morue en la
voyant?
« — Oui , monsieur, aussi vrai que je connais mon nom.
« — Eh bien! alors, monsieur, combien de nageoires a une morue? répondez
d'un seul mot.
« Ici Barkins frappa, non plus sur le rebord de la table, mais sur mon dos
avec une telle force qu'il me fit tomber en avant sur les deux mains.
« — Oui, dit Barkins, qu'il réponde à cette question. L'avocat vous tient ici.
Combien de nageoires a une morue? répondez d'un seul mot.
« — Je puis répondre sans hésitation.
« — Combien de nageoires, alors?
« — Attendez... Trois sur le dos et deux sous le ventre, cela fait cinq; deux
sur le cou, cela fait sept; deux sur les épaules, cela fait neuf. Neuf, monsieur.
« — Je savais bien, s'écria Baïkins, qu'il ne pourrait pas répondre à ma
question, et cependant ce drôle a l'impudence de se dire un pêcheur.
« Ici je priais la cour d'intervenir, et j'invitais mon infortuné et colérique
client à garder le silence.
« — N'y a-t-il pas en outre, dis-je, une petite nageoire entre la mâchoire in-
férieure et la gorge?
« — Je crois qu'il en est ainsi.
« — Vous croyez ! Alors, monsieur, vous êtes dans le doute et vous ne recon-
naîtriez pas une morue à première vue. Allez, je ne vous adresserai pas d'autre
question. Allez, monsieur, permettez-moi de vous engager à être plus exact
dans vos réponses une autre fois.
« Il y eut un universel éclat de rire dans toute la cour, et Baïkins profita de
ce tumulte momentané pour passer sa main sous la table et me serrer la cuiss
au point de séparer l'os de la chair.
« — Bénie soit votre ame, mon cher poisson d'eau douce, me dit-il; voi
avez gagné la cause après tout ! Je vous avais bien dit qu'il ne pourrait pas
pondre à cette question. C'est un grand, un très grand succès, n'est-ce pas? i
Est-ce que vous ne reconnaissez pas les excentricités des tribunaux]
anglais, seulement poussées à l'extrême? Mais le rôle de John Barkii
est complètement neuf et original. Il faut lire aussi, sur ces mœurs des"
pêcheurs, les chapitres qu'Halliburton a consacrés aux fêtes intitulées
Merrymakings, fêtes dans lesquelles on célèbre le complet achèvement
d'un vaisseau ou d'un steamer par un pic-nic que donnent le construc-
teur et le propriétaire du bâtiment. Dans toutes ces mœurs de la Nou-
velle-Ecosse, il y a deux choses, deux tendances, deux traditions, pour
UN HUMORISTE ANGLO-AMÉRlCÀIN. 745
ainsi dire; tout ce qui appartient aux institutions, aux coutumes, au
gouvernement est anglais; tout ce qui est instinctif, tout ce qui est de
l'individualité humaine est américain. Un mauvais présage pour l'An-
gleterre !
Nous passerons par-dessus le Sac aux lettres ou la Vie dans un steamer,
livre inférieur et qui ne répond pas au but que l'auteur s'était pro-
posé, pour aller droit à Sam Slick. M. Philarète Chastes nous a fait
connaître les opinions de Sam Slick à une époque où il n'était que
simple marchand d'horloges. Sam Slick est aujourd'hui attaché d'am-
bassade près le cabinet de Saint-James. C'est un grand personnage, et
qui sent bien toute son importance. 0 Sam Slick, quel beau type de
démocrate vous êtes! L'ancien horloger a toujours les mêmes ruses,
les mêmes audaces, le même scepticisme à l'endroit des hommes;
mais il n'a plus cette naïveté qui brillait au milieu de toutes ces ruses
et de tout ce scepticisme. Aujourd'hui Sam Slick est factice; il sent
le parvenu. Il est grossier et cassant. Lui qui autrefois était si diplo-
mate et si subtil, qui ne disait jamais rien en l'affirmant, et qui cal-
culait toujours , maintenant il affirme toujours et il ne calcule plus
rien, même ses expressions; il est d'une grossièreté insigne. Lord
John Russell s'appelle pour lui Johnny Russell; il a dîné la veille chez
Norfolk on chez Russel. Un républicain comme lui se garderait bien
de mettre devant le nom propre la qualification de comte et de duc.
Dans ce livre, les deux anciennes qualités de Slick commencent à de-
venir de monstrueux défauts; son chauvinisme et son bavardage s'en-
flent outre mesure. Nous craignons bien que ces deux défauts de Slick
ne soient les deux caractères grandissans des États-Unis. Les Améri-
cains du nord commencent à parler beaucoup , et , à l'heure qu'il est,
l'antique race saxonne commence à se diviser, non plus d'intérêts ,
mais de caractère. L'Américain n'a plus rien conservé de l'antique
Angleterre. La respectabilité anglaise, la dignité protestante, y ont com-
plètement disparu; l'Amérique ne conserve phis les traditions morales
de l'Angleterre, ce grand pays silencieux, comme l'appelle un éminent
écrivain anglais. Les Américains ne sont plus silencieux du tout; ils
parlent infiniment. Leur vie n'est plus intérieure comme celle des
Anglais, qui a su rester telle malgré le plus fort régime de liberté dans
lequel l'homme ait été appelé à vivre; elle devient tout extérieure,
toute de place publique, et elle prend les qualités et les défauts de la
place publique; leur caractère s'en ressent, ils deviennent rusés, sour-
nois, railleurs, hélas ! et même fourbes. Nous ne hasardons rien; tout
cela ressort beaucoup trop des livres d'Halliburton et de tous les récits
que les voyageurs européens nous ont envoyés dans ces derniers temps.
Le dieu Dollar commence à prendre la place du dieu du calvinisme.
Sam Slick est très amusant pourtant encore avec son chauvinisme
746 REVUE DES DEUX MONDES.
et sa haine de l'Angleterre. Il est fermement convaincu que l'Amé-
rique est le plus glorieux pays du monde; c'est sous ce rapport un
Américain complètement moderne, non plus un Américain du temps
de Franklin, mais un digne disciple de Jefferson et surtout de Jackson,
dont il a perpétuellement le nom à la bouche. Il faut voir avec quelle
emphase il prononce le nom glorieux de Bunker-Hill, avec quel en-
train il chante des refrains patriotiques dans le goût de celui-ci :
et Oh ! avez-vous entendu parler de la bataille d'Orléans où les garçons
yankees donnèrent une frottée aux Anglais?... Oh ! le nom de l'Anglais
est taureau et le nom du Français grenouille,... etc. » Il n'établit d'autre
différence entre l'Angleterre et l'Irlande que celle-ci, c'est qu'en An-
gleterre il pleut toute la journée, tandis qu'en Irlande il pleut le jour
et la nuit. Ses opinions politiques ne, manquent d'ailleurs ni d'à-pro-
pos ni de bon sens, on y reconnaît le vigoureux bon sens de la race
anglo-saxonne, la seule qualité que les Américains aient conservée de
la mère-patrie; ses critiques politiques sont délicieuses d'humour.
Oui, Sam Slick a bien jngé notre temps; voyez plutôt : « La différence
qui existe, dit-il, entre un tory, un whig, un radical et un chartiste,
la voici : un tory est un complet gentleman, un gentleman dans toute
sa personne et qui met une chemise blanche tous les jours; le whig,
est encore un gentleman, beaucoup moins cependant que le tory, eV^^
il ne met une chemise blanche que tous les deux jours; le radical n'est
pas du tout gentleman et il ne change de chemise que tous les huit
jours; quant au chartiste, c'est un être dégoûtant qui n'a jamais qu'une :
chemise, et qui ne la quitte que lorsqu'elle est tombée en lambeaux.»
Spirituel, judicieux, profond Sam Slick !
Pour vous faire mieux juger de la verve, de l'esprit, du patriotisme .
et des travers de Sam Slick, écoutons-le parler lui-même : nous sommes
sur le bateau à vapeur qui le conduit en Angleterre. A une imperti-
nence que débite Sam Slick contre l'Angleterre, son interlocuteur J
répond.
« Pardonnez-moi, monsieur Slick, mais ce n'est pas là la disposition avec la-»^
quelle vous devriez visiter l'Angleterre ,
« — Et quelles sont donc les dispositions, reprit-il avec beaucoup de chaleur»
dans lesquelles ils nous ont visités? Maudits soient-ils! Voyez Dickens; La^j
Fayette excepté, y eut-il jamais un homme aussi vanté par nous que Dickens?
Et qu'était donc Dickens? Ce n'était pas un Français ami de notre nation; ce
n'était pas un compatriote qui eût des droits sur nous; ce n'était pas un colo-
nist qui , bien qu'Anglais de nom, est pourtant Américain de naissance, moitié
de l'un, moitié de l'autre, et ainsi une sorte de demi-frère. Non, c'était un
maudit Anglais, et, ce qui est pire, un écrivain anglais, et cependant, parce
qu'il était un homme de génie, parce que le génie a l'univers pour thème et
le monde pour patrie, et le genre humain pour lecteur, et qu'il n'est pas un
UN HUMORISTE ANGLO- AMÉRICAIN. 747
citoyen de cet état ou de celui-là, mais un citoyen de l'univers, nous l'avons
bien reçu , nous l'avons fêté, nous l'avons escorté, nous l'avons accueilli avec
transport, nous l'avons honoré; mais pour cela nous a-t-il honorés? Qu'a-t-il dit
de nous à son retour? Lisez son livre. Non, ne lisez pas ce livre, car il n'est
pas digne d'être lu, A-t-il dit un mot de toute cette réception dans ce livre?
Dans ce livre, qui sera lu, traduit et lu encore dans toute TEurope, a-t-il dit
un mot de cette réception? Répondez-moi, le pourrez-vous? Sa mémoire était
mauvaise, il la perdit avec le mal de mer. — Mais son livre de notes était sain
et sauf sous la serrure et la clé, et les cochons de New-York, et l'homme que
les rats mangent en prison, et l'homme barbare du Kentucky, et toutes ces
histoires n'étaient pas confiées à la mémoire : tout cela était noté et imprimé.
« Mais ce n'est pas là l'afTaire. Que quelqu'un, en Angleterre, me cherche
une querelle sur mon pays, ou ne me donne pas la position à laquelle j'ai
droit en Angleterre et dans la société, comme attaché de notre légation, et,
comme le dit Cooper, moi aussi je -deviens belligérant. Je puis moucher une
chandelle aussi fortement que vous pouvez l'allumer; suspendez une orange,
je la pèlerai d'abord avec la balle, et puis je la partagerai. 0 ciel! je ferai des
jours à leurs jaquettes, en vérité.
« Jubc, Japan, vous, drôle, infernal noir, nègre puant, qu'est-ce que vous
tenez là?
c( — Une pomme, monsieur.
« — Otez votre chapeau, et placez cette pomme sur votre tête, et puis tenez-
vous de côté, à l'ouverture de cette porte, et tenez-vous ferme, ou bien vous
pourriez avoir la chance de voir carder votre bonnet, et voilà tout.
« Alors, tirant un pistolet de son mackintosh, il se promena avec résolu-
tion de l'autre côté du pont, et examina son amorce :
«—Grands dieux! monsieur Slick, dis-je alarmé; qu'allez -vous faire?
« _ Je vais, dit-il avec une grande froideur, mais en même temps avec une
égale fermeté, je vais faire un trou à cette pomme.
« _ C'est honteux, monsieur, dis-je. Comment pouvez-vous penser à de
telles choses? Supposez que vous manquiez votre coup, vous tuez qet infortuné
garçon.
« — Je ne puis supposer une telle chose, monsieur; je ne puis le manqiier.
Je ne puis le manquer si j'essaie. Tenez votre tète droite. Jubé, et, après tout,
quand je le manquerais, c'est peu important. L'Amalécite incirconcis ne vaut
pas trois cents dollars; c'est un fait, voilà au plus haut son prix. Ètes-vous prêt,
Jubé?
« — Oui, Massa.
a _ Vous ne ferez pas une telle chose, monsieur! dis-je saisissant son bras
avec mes deux mains. Si vous essayez de tirer cette pomme, il n'y aura plus
aucune relation entre nous. Vous devriez être honteux de vous-même, mon-
sieur !
« _ Massa, dit Jubé, laissez-lui faire feu; il ne me touchera pas un cheveu.
Je n'ai pas la moindre crainte. Il le fait souvent pour s'entretenir la main.
Massa est un grand tireur. Il' atteint si légèrement l'oreille de l'écureil, qu'il
s'en va se grattant la tête; il ne le manque jamafs. Laissez-lui tirer la pomme,
Massa.
748 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Oh! oui, dit Slick, Jubé est un chrétien. Il est aussi bon qu'un Anglais
blanc; c'est la même chair, seulement un peu plus noire; c'est le même sang,
seulement il n'est pas aussi vieux. Oh ! oui, un Anglais et lui sont frères de
toute façon. »
Arrêtons-nous. Slick daigne épargner son malheureux esclave; mais
est-ce assez d'impudence, de cynisme, de vanterie? Quel mépris de la
vie humaine ! Voilà un républicain, un démocrate qui a toujours à la
bouche les mots d'égalité et de fraternité. Hommes, instruisez-vous, pre-
nez exemple, vous surtout, Européens. L'homme est toujours l'homme
partout et toujours. Les systèmes sont des masques, les doctrines des
travestissemens, la civilisation elle-même est un manteau. Ce qu'il y a
de réel, c'est la nature humaine; ce qu'il y a de vrai, ce sont les in-
stincts, les passions, les ambitions; ce qui est solide et sonnant comme
une monnaie, ce sont les intérêts et les tendances des peuples. Qu'im-
porte la constitution américaine, son sénat et son président? Ce qui im-
porte, ce sont les villes qui se bâtissent, les comptoirs qui se forment,
les intérêts qui entrent en lutte, l'individualité sauvage qui, en dépit
du mot de fraternité, fait litière de la vie humaine, foule à ses pieds
une race d'hommes tout entière, conserve l'esclavage pour s'épargner
des soins vulgaires et pour aller plus vite, pour plus vite faire ses af-
faires. Remercions donc Sam Slick, puisqu'il nous a ramenés à la
réalité et aux vrais intérêts américains, que nous voyons toujours à
travers un masque libéral et démocratique; remercions aussi M. Hal-
liburton, puisqu'il nous a révélé les tendances qui entraînent l'Amé-
rique et les colonies anglaises elles-mêmes vers un but commun, et
souhaitons qu'il continue à nous renseigner long-temps et aussi agréa-
blement sur son pays et sur les contrées qu'il a visitées.
Emile Montégut.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 février 1850.
Nous n'aimons pas les commérages, et nous profitons de l'avantage que
nous avons de ne parler que tous les quinze jours, pour ne pas tenir grand
compte des rumeurs et des médisances de la polémique quotidienne. A parler
tous les jours, il est peut-être bon d'enregistrer les anecdotes du monde poli-
tique à mesure qu'elles se produisent; mais comme ces anecdotes n'ont sou-
vent qu'un jour de vie, à quoi bon les mentionner au bout de quinze jours,
pour dire qu'elles sont nées et qu'elles sont mortes? 11 n'y a que les anecdotes
qui deviennent des événemens qui doivent figurer dans ces entretiens de la
quinzaine. Pourquoi , par exemple, disserter à perte de vue sur les audiences
de M. de Lamartine à l'Elysée? Le premier jour, on disait que le président avait
appelé M. de Lamartine à l'Elysée. Que voulait et que pouvait faire le prési-
dent de la république avec l'historien du 24 février? Là-dessus, mille conjec-
tures. Bientôt on apprend que ce n'est pas le président qui a appelé M. de La-
martine à l'Elysée; c'est M. de Lamartine qui a demandé une audience. —
Oui, dit-on, mais il y a eu deux audiences, et on prétend que c'est la seconde
qui signifie quelque chose; on raconte même ce qui s'est dit dans ces audiences.
Il est vrai qu'on raconte plutôt ce que M. de Lamartine a dit que ce que
M. de Lamartine a entendu. Or, ce qui importe, ce ne sont pas les paroles de
M. de Lamartine; il imprime beaucoup : ceux qui sont curieux peuvent savoir
aisément ce que dit M. de Lamartine. Ce qui importe, ce sont les paroles du
président; on ne nous en dit rien. Nous tenons donc ces conversations pour
apocryphes ou pour indifférentes, parce que nous sommes tentés de croire que
ce sont de purs monologues de M. de Lamartine. Qui peut, en effet, s'imagi-
ner que le président veuille emprunter une politique à M. de Lamartine? M. de
7."0 REVUE DES DEUX MONDES.
Lamartine a trop de politiques diverses et successives pour qu'un homme
comme le président, dont le mérite jusqu'ici a été de n'en avoir qu'une, veuille
le prendre pour conseiller. Il n'y a pas de mal d'avoir beaucoup de conseillers
divers, {)Ourvu que ce ne soit pas en un seul homme, car dans ce cas alors, au
lieu de choisir entre des conduites difîérentes, on ne choisit qu'entre des idées
contradictoires.
Si nous ne tenons pas grand compte des audiences de M. de Lamartine, fe-
rons-nous plus grand état des prétendues mésintelligences du général Chan-
garnier et du président de la république? Pendant deux ou trois jours, on s'a-
bordait mystérieusement. — Oui, ils sont brouillés! — Oh ! et pourquoi? — Pour
ceci, pour cela : c'est grave. — Puis, au bout de deux ou trois autres jours, on
s'abordait encore mystérieusement. — Eh bien! vous savez : ils sont réconciliés.
— Oh! et pourquoi? — On vous disait alors pourquoi le président de la républi-
que et le général Changarnier s'étaient réconciliés, comme on vous avait dit
poutquoi ils s'étaient brouillés. Quant à nous, qui doutions de la brouille et
de la réconciliation , on nous prenait pour des sceptiques ou des indifférens.
IndifTérens ! comment le serions-nous? Ne courons-nous pas le risque commun?
Si le président s'éloignait du général Changarnier, si la division se mettait
entre le chef du pouvoir exécutif et ses plus énergiques et ses plus intelligens
coopérateurs, nous serions bientôt en proie au socialisme, le président avec
nous et le général Changarnier avec le président. Nous ne sommes donc pas
indifférens, mais nous sommes sceptiques, parce que nous croyons que là où
les situations sont communes, là où les intérêts sont les mêmes, les intentions
ne peuvent pas être opposées.
Aussi vous croyez, nous dira-t-on, qu'il n'y a pas eu la momdre froideur
entre le président de la république et le général Changarnier, et c'est comme
cela que vous vous tenez informés? — Il serait fort agréable assurément pour
nos lecteurs que nous leur racontassions la querelle du président de la répu-
blique et du général Changarnier; mais quoi? le public a des romanciers atti-
trés : il peut leur demander le récit de cette querelle. Cela veut-il dire que
nous sommes prêts à jurer sur notre iête que le président de la république et
le général Changarnier ont toujours été en toutes choses du même avis? Il y a
des gens qui entendent d'une façon singulière l'union des hommes d'état; ils
semblent croire que cela doit être une union à la manière des amoureux, union
des cœurs et des âmes. Us font des idylles politiques. Nous n'en sommes pas
là; nous laissons la pastorale aux bergers de Florian ou de Gessner, et nous
croyons que la parfaite identité d'opinions et d'idées n'est pas de notre temps.
Nous nous contentons de penser qu'il importe peu entre gens sérieux que les
avis ne soient pas toujours lefe mêmes en toutes choses, quand la conduite est
la même dans les occasions décisives. Le président de la république et le gé-
néral Changarnier ont pensé et parlé différemment sur un point : soit ! Vous
avez entendu leur entrelien de tt>te-à-tête : soit! Nous demandons, quant à nous,
si jamais ils ont agi différeraïnent. Vous croyez savoir qu'ils ne sont pas d'ac-
cord, et vous vous donnez d'avance l'émotion du danger que doit créer leur
division. Quant à nous, les voyant agir d'accord, nous continuons à jouir de la
sécurité que nous donne cette bonne intelligence.
Il y a eu tout récemment une occasion où Paris a pu voir si le chef du pou-
REVUE. — CHRONIQUE. 751
i)ir exécutif était d'accord avec ses coopérateurs; nous voulons parler de Ta-
attage des arbres de la liberté. Où a-t-on surpris dans Faction du pouvoir le
loindre tiraillement? Personne a-t-il semblé vouloir transiger avec l'émeute?
irsonne a-t-il songé à se faire une popularité de mauvais aloi?
Nous ne croyons pas qu'aucun de ceux qui ont planté les arbres de la liberté
il pu se dire :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Ce sont des arbres malheureux et qui n'inspirent aucune idée de calme et de
epos. Plantés dans des jours d'orage, c'est dans des jours d'orage aussi qu'on
es arrache. D'où est venu le trouble qu'a causé leur abattage? Il y avait de ces
irbres qui gênaient la circulation et d'autres qui étaient morts. La voirie s'était
chargée de les abattre, car c'était une pure question de voirie. Les lenteurs
de l'exécution ont fait que les passions politiques se sont mêlées de l'affaire.
Les troubles qui ont eu lieu ont révélé le véritable esprit de la population, et
!nous voulons constater cet état des esprits en bien comme en mal : en bien,
Iparce que la véritable population ouvrière n'a pris aucune part à l'émeute, et
jque le petit nombre des factieux a été de plus en plus visible; en mal, parce
iqu'il est impossible de nier qu'il n'y ait en France et à Paris un certain nombre
d'hommes incorrigibles, qui seront des factieux tant qu'ils ne seront pas nos
maîtres. Ces hommes sont ceux du 15 mai et du 24 juin 1848; ils ont été pris
en flagrant délit de guerre civile; ils ont été transportés à Brest. L'amnistie les
a ramenés à Paris. Sont-ils changés? le pardon qu'ils ont reçu a-t-il touché
leur cœur? Pas le moins du monde. Depuis le jour où, au Luxembourg, une
parole fatale leur a été dite : Vous serez tous rois ! depuis ce jour-là, nous
sommes tous des sujets révoltés, et tant qu'ils ne régneront pas, ils se croiront
dépouillés et détrônés. Ce sont des prétendans, et, pour reprendre leur affreuse
couronne, ces prétendans se croient tout permis, l'insulte, la violence, l'assas-
sinat. Voyez comment ils ont traité le général de Lamoricière! S'il y a des
noms qui soient populaires dans l'armée et dans le pays, ce sont ceux de nos
généraux d'Afrique. Le général Lamoricière est un de ces noms; de plus, il
est d'une réaction modérée : on dit même qu'il se pique d'une tendresse par-
ticulière pour la constitution de 1848, et non pas seulement d'une résigna-
tion intelligente, ce qui est le sentiment du plus grand nombre. Cependant
ni ses services, ni sa prédilection pour la constitution de 1848, n'ont sauvé
le général Lamoricière de la violence des bandes de juin. Il y a en effet, il
faut bien se le répéter, un peuple de juin qui a juré la perte de la grande so-
ciété française. Entre ces deux sociétés, la paix et la réconciliation sont im-
possibles, et c'est en vain que la grande société française cherche sans cesse à
ouvrir son sein à cette petite et méchante société, qui n'y rentre que pour la
déchirer.
L'émeute des arbres de la liberté a produit une vive impression sur l'assem-
blée législative. Elle a été un nouvel avertissement de l'état des esprits; elle a
augmenté le penchant, chaque jour plus visible, dans les diverses nuances de
la majorité à se rapprocher et à maintenir leur union. Ce qui nous plaît dans
ce penchant, c'est qu'il devient une habitude et une conviction. Ce n'est pas la
752 REVUE DES DEUX MONDES.
nécessité qui le crée, ce n'est pas non plus une sorte d'enthousiasme passager.
On apprend à se supporter mutuellement, à avoir pout les défauts les uns des
autres une patience intelligente; on passe enfin de l'amour au ménage. Cela 1 1
nous rassure et nous fait croire à la durée de l'union du grand parti modéré. ji
Cet esprit d'union s'est surtout montré dans deux lois discutées pendant i
cette quinzaine dans l'assemblée : l'une est la loi sur l'enseignement, où tout ii
le monde parle de s'unir et de se rapprocher; l'autre est la loi sur le séquestre
des biens de la famille d'Orléans, où, sans que personne ait pris soin de dire !
qu'il fallait rester uni, tout le monde cependant s'est entendu. Nous devons I
excepter M. Huguenin et M. de Larochejaquelein.
M. Huguenin est un montagnard, et si, à ce titre, il déteste les rois, s'il les
poursuit de sa haine jusque dans l'exil, s'il leur reproche leurs richesses,
s'il croit à toutes les calomnies répandues à ce sujet, s'il les répète, s'il les tire
du discrédit où elles sont ensevelies, M. Huguenin, après tout, est à son aise
pour dire et faire tout cela : c'est un montagnard; mais pourquoi M. de Laro-
chejaquelein, dans une discussion de ce genre, vient-il raviver de tristes sou-
venirs? Pourquoi semble-t-il céder encore à de vieilles rancunes? M. de Laro-
chejaquelein est un de ceux qui ont parlé le 24 février 1848; tous ceux qui, ce
jour-là, ont parlé doivent s'en souvenir, pour se taire dans toutes les questions
qui touchent à la dynastie qui est tombée le 24 février, non pas au profit d'une .
autre dynastie, mais au profit de l'anarchie.
Il y a un mot qui a joué un grand rôle dans le discours de M. Hugueni
contre les biens de la famille d'Orléans, c'est celui des coupes sombres. Le md
n'appartient pas à M. Huguenin; il date d'avant 1848. On disait alors beaucoup
que la liste civile épuisait les forêts de la couronne en les exploitant selon
méthode allemande, au lieu de les exploiter par coupes réglées à la manier
française. Un jour même, à la tribune de la chambre des pairs, il nous en soi
vient, M. le marquis de Boissy estimait les coupes sombres faites par la list
civile à 75 millions. Aujourd'hui, le chilTre a baissé : il n'est plus que de 25 mi
lions. C'est 25 millions que M. Huguenin demande au domaine privé pour d^
dommagement des coupes qu'il a faites dans les bois de la liste civile. En 1847|
M. de Montalivet, à la chambre des pairs, montrait à M. de Boissy le vide et 1
calomnie de ce chiffre de 75 millions. Nous verrions avec plaisir le gouverne
ment entrer dans l'examen de cette créance de 25 millions, et percer enfin
grand mystère d'erreurs ou de calomnies. Si l'état a des droits, qu'il les fass
valoir : rien de plus juste; mais s'il n'en a pas, que la calomnie se taise. Noul
nous souvenons à ce propos qu'avant 1848, c'était surtout la forêt de Villers
Coterets qui, disait-on, avait été dévastée. Or, voici comment la forêt de Villei
Coterets avait été dévastée. Cette forêt, au moment où l'administration de
liste civile en a pris possession, avait 1,900 hectares de futaie pleine au-dessus
de cent ans. « D'après l'aménagement ancien, disait M. de Montalivet à M.
Boissy, j'avais le droit, non pas le devoir, mais le droit de prendre 75 hectare
par an; c'est un peu plus de 1,000 hectares que j'aurais pu donner l'ordre d'exî
ploiter depuis quinze ans. Eh bien! il a disparu 295 hectares de futaie seule-*
ment, et ils sont aujourd'hui réensemencés naturellement, au moyen du système
des éclaircies. Dans cette forêt, je le répète, il reste, à l'heure qu'il est, 4 ,600 hec-|
tares de futaie pleine, quand il pourrait n'en plus exister que 900 environ. »
REVUE. — CHRONIQUE. 753
Nous ne cachons pas qu'un de nos motifs pour souhaiter que le gouverne-
cnt actuel fasse une enquête sérieuse sur les répétitions que l'état a droit
\ercer contre le domaine privé, c'est la persuasion où nous sommes qu'il
iiura je ne sais combien de faits de ce genre qui seront mis en lumière par
nquête. II a plu à la Providence que la liquidation de la liste civile du roi le
us accusé d'avarice et de cupidité ait été faite par les ennemis même ou tout
I moins par les adversaires de ce roi, que tous les papiers soient tombés entre
iirs mains, qu'ils aient pu tout publier et tout dévoiler. Eh bien! qu'est-il
suite de leurs investigations? Quel fait a pu être publié qui ne fût à Thon-
•ur du roi Louis-Philippe et de sa famille? On le sait maintenant, ce n'est pas
fortune de la France qui a servi à la fortune de la famille d'Orléans; c'est bien
utôt la fortune de la famille d'Orléans qui a servi à l'embellissement de la
lance. Nous n'avons pu relire sans émotion les paroles par lesquelles M. de
ontalivet, le 3 août 1847, finissait la défense qu'il faisait de l'administration de
. liste civile : « Permettez-moi, en faisant un retour sur ces accusations et sur
nt d'autres, de dire un dernier mot à la chambre. Devant la pensée nationale
ni a restauré Versailles, devant la pensée monarchique, populaire et filiale qui
restauré le château de Henri IV à Pau, devant la pensée artistique et royale
ui a restauré si noblement et si fidèlement ce musée de palais qu'on appelle
lontainebleau, devant cette pensée touchante qui a élevé une chapelle à la mé-
loire d'un aïeul sur les rivages de l'Afrique, à la mémoire d'un fils à Neuilly
t à la mémoire de toute une famille royale à Dreux, devant cette pensée d'a-
lélioration qui se porte incessamment sur toutes les parties du domaine de la
ourohne et sur les forêts en particulier, devant tous ces résultats, je me ré-
tigne à comprendre la froideur et l'impassibilité, car en définitive je ne fais
lue me soumettre au fait de cette fatale indiflérence qui travaille et mine la
ociétc tout entière; mais qu'en face de tous ces magnifiques résultats, qu'en
ice des charges énormes qu'ils ont imposées à la liste civile aussi bien qu'au
omaine privé, on vienne prononcer le mot de bénéfices, oh ! alors, messieurs,
B mot devient odieux, et je suis obligé de dire à notre honorable collègue que
e prononcer de nouveau, ce serait mêler une ironie amère à la plus révol-
ante des injustices. »
La chute de la calomnie est, pour les amis de la famille d'Orléans, une des
lonsolations de la chute du trône. C'est pour cela que sur les coupes sombres
lous désirons une enquête, et que, pour commissaires de l'enquête, nous dé-
irons aussi qu'on prenne quelques-uns même des accusateurs, ceux de la veille
!t ceux du lendemain.
Un titre de la loi sur l'enseignement est déjà voté, celui qui établit le con-
eil de l'instruction publique, et qui en détermine l'organisation et les attribu-
ions. Il n'y a eu sur l'organisation de ce conseil qu'une seule controverse im-
[wrtante, c'est celle qu'a soulevée M. l'abbé de Cazalès. Pendant que quelques
personnes s'effraient de voir entrer les évêques dans le conseil de l'instruction
publique et qu'ils craignent l'influence de l'esprit clérical , M. de Cazalès s'ef-
fraie de l'immixtion du clergé dans les affaires du gouvernement. Les uns
veulent que l'église ne quitte pas la Thébaïde, afin que l'église soit toujours
faible, les autres veulent que l'église ne quitte pas la Thébaïde, afin qu'elle soit
toujours forte. De ces deux craintes, quelle est la vraie? où est le danger? Quant
TOME v. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
à M. l'évêque de Langres, il ne sait pas s'il doit entrer ou non dans le conseil
de Tinstriiction publique, et il reste sur le seuil, faisant toutes sortes de ré»
serves, et étonné de voir qu'à chaque réserve on lui réponde fort simplement
que ces réserves-là sont toutes naturelles, qu'elles n'ont rien qui puisse in-
quiéter personne. M. de Langres s'attendait-il donc à des obstacles? les souhai-
tait-il? Allons au fond des choses; nous concevons le système de M. de Cazalès;
c'est l'indépendance absolue de l'église qu'il soutient. Ce système-là aboutit à
mettre l'église catholique en France dans la situation où elle est en Amérique.
Chaque communion fera les frais de son culte; point de culte rétribué par
l'état. Est-ce là qu'en veut venir M. de Langres? Il y marche, car, en disant
sans cesse : Nous entrons dans le conseil de l'instruction publique à condition
d'en sortir le jour où nous nous y trouverons contrariés dans notre conscience;
cela veut dire : Nous y entrons poiu" n'être jamais contrariés, c'est-à-dire pour
être les maîtres, ou bien cela ne veut rien dire du tout. Si c'est pour être les
maîtres en toutes choses que les évêques entrent dans le conseil de l'instruc-
tion publique, il valait mieux ne le composer que d' évêques. La loi n'a pas.
fait cela; elle a voulu faire une part au clergé dans le gouvernement de l'in-
struction publique, comme elle a fait sa part à la magistrature, à l'Institut, au
conseil d'état, à l'ancienne Université. Si le clergé veut plus que sa part légi-
time, le clergé se retirera, comme le dit M. l'évêque de Langres; mais M. l'é-
vêque de Langres croit peut-être que les évêques, en se retirant ainsi, li'm-
ront à secouer la poussière de leurs pieds que contre l'Université, qui est, comme
on sait, damnable à merci. Non; ils auront aussi à secouer la poussière de leurs
pieds contre la magistrature, contre l'Institut, contre le conseil d'état, contre
l'enseignement libre, c'est-à-dire contre toute la société. Il y a lieu d'y regam
der à deux fois, car si le clergé excommunie ainsi toute la société, ce sera le
clergé qui se trouvera en dehors de la société, en même temps que la société st;
trouvera en dehors de l'église : ce sera la séparation absolue de l'église et de
l'état.
Nous croyons, quant à nous, que les réserves de M. de Langres n'expriment
que l'incertitude de l'honorable évêque et n'expriment pas vm parti pris de la
part de l'épiscopat; car, si c'est un parti pris, l'amendement de M. de Cazalès
est la seule résolution sage et honorable. Il vaut mieux ne pas entrer que d'en-
trer pour sortir.
Après l'organisation du conseil de l'Université vient l'organisation des con-
seils académiques. La loi crée un conseil académique par département. Nous
approuvons, quant à nous, cette mesure; mais nous l'approuvons par les mo-
tifs qu'a si bien indiqués M. Thiers, et non par ceux qu'a donnés M. de Mon-
talembert. M. de Montalembert veut la décentralisation intellectuelle de la^,
France; nous ne demandons pas mieux, si cela est possible. Il veut qu'il y
des gens d'esprit et de science ailleurs qu'à Pai'is, où cependant, selon lui,
n'y en a déjà plus beaucoup : soit ! nous consentons de grand cœur à cette bonne
pensée, car nous sommes convaincus que, lorsqu'il y aura en province plus de
science et plus d'esprit encore qu'il n'y en a, Paris lui-même en vaudra mieux.
Mais comment M. de Montalembert s'y prend-il pour décentraliser l'instruc-
tion? Érige-t-il des facultés des sciences et des facultés des lettres en beaucoup
de lieux? Non, il institue des conseils académiques. Comment alors compose-t-il
REVUE. — CHRONIQUE. 755
I conseils académiques, qu'il charge de présider aux études? les compose-t-il
savans, de lettrés, de professeurs, d'hommes qui appartiennent à l'Univer-
5? — Oh! non; M. de Montalembert a trouvé que l'Université avait un autre
t encore que ceux qu'il lui a long-temps reprochés : l'Université ne t'ait ni
ilénistes ni latinistes! Et cela dit, pour faire des latinistes et des hellénistes,
de Montalembert s'adresse avec confiance aux membres des conseils-géné-
IX. Le recours nous semble bizarre, et M. Barthélémy Saint-Hilaire a eu
m jeu à montrer que l'Université savait encore passablement enseigner le
îc et le latin, et que personne, surtout en France, n'enseignait les lettres
ssi bien que l'Université, et n'en maintenait le culte avec plus de scrupule.
Barthélémy Sàint-Hilaire, qui défend fort bien l'Université lorsqu'il ne mêle
s le dossier de l'Université avec le dossier de la république, a eu un véri-
fie succès quand il a démontré que ces bacheliers refusés dont on se fait
argument contre l'Université, c'est des étabUssemens libres et des établis-
aens ecclésiastiques qu'ils sortent presque tous, quand il a conseillé à M. de
►ntalembert de ne pas opposer à l'érudition française l'érudition allemande
ses témérités panthéistiques, quand surtout, changeant la défense en at-
jue, il a demandé compte à M. de Montalembert du style et du goût des
rivains et des sermonnaires de l'école néo-catholique. Il aurait dû , pour
re tout-à-fait juste, ajouter que M. de Montalembert n'a point donné lui-
âme dans ces vices du temps. A quoi dd reste faut-il s'en prendre du mau-
is goût qui a régné pendant quelques années dans la chaire chrétienne, sinon
la débilité des études du clergé? Toutes ses traditions le poussent vers le
in goût et le grand style, qui semblent, pour ainsi dire, faire partie de son
thodoxie, en France surtout, dans le pays de Bossuet, de Fénelon, de Bour-
iloue, de Massillon, Si le clergé a trébuché, s'il a penché du côté du mauvais
»ût, si les grands dogmes du christianisme ont été annoncés en style roman-
jue, ce sont les mauvaises études du clergé qu'il faut en accuser. Cela aussi
en s'était déjà vu en France, au commencement du xvu* siècle, avant la rc-
snéràtion des études ecclésiastiques entreprise par le cardinal Duperron, le
jdinal de Berulle et le cardinal de Richelieu; alors aussi le style de la littéra-
ire et de la chaire ecclésiastiques était subtil, prétentieux, affecté. Les fortes
udes que fit alors le clergé sous l'inspiration des trois grands cardinaux que
îus avons nommés rendirent au clergé français le bon goût et le bon style.
Vouloir ôter à l'Université l'honneur de bien enseigner les lettres et confier
soin aux conseils-généraux, c'est un paradoxe que le talent de M. de Mon-
ilembert lui-même ne pouvait pas soutenir. Nous croyons cependant avec lui
UL'il est bon de confier le gouvernement de l'instruction publique dans les dé-
artemens aux conseils académiques, et d'introduire dans ces conseils des
lembres des conseils-généraux; mais d'une part nous nous gardons bien de
tmfondre le gouvernement de l'instruction publique avec l'enseignement, et
lOus remercions M. Thiers de la distinction qu'il a faite à ce sujet; d'une autre
art, nous croyons que les conseils académiques ne doivent pas être exclusive-
ent composés de membres étrangers à l'enseignement. Un mot d'abord sur
I point. Les anciens conseils académiques n'étaient pas exclusivement corn-
osés de membres appartenant à l'enseignement, mais les membres de l'en-
nement y avaient la majorité. Nous ne demandons pas la même faveur,
756 REVUE DES DEUX MONDES.
mais nous demandons qu'on ne tombe pas dans l'excès opposé. Que fera le rec-
teur dans le conseil académique, s'il est le seul qui connaisse les matières de
l'enseignement, et que cependant ce conseil ait à décider des questions qui
touchent à l'enseignement? En fait d'instruction, chacun a sa petite méthode
et son système; chacun veut enseigner comme il a appris. De deux choses l'une :
ou il faudra ôter aux conseils académiques la compétence absolue en matière
d'enseignement, ou il faudra donner au recteur un ou deux assesseurs dans le
conseil.
Ce que les conseils académiques auront surtout à surveiller, c'est la direction
morale de l'enseignement. C'est là ce que M. Thiers appelle avec raison le gou-
vernement de l'instruction, et c'est pour cela qu'il est bon que les conseils-gé-
néraux aient grande part à ce gouvernement. L'esprit général de la société y
pénétrera plus aisément, et, loin de devenir plus clérical, l'enseignement de-
viendra plus laïque que jamais; nous craignons même qu'il ne le devienne trop,
et que l'esprit de la société ne pénètre dans l'enseignement pour l'abaisser,
pour le rendre plus usuel et plus pratique, moins lettré, moins philosophique.
Le siècle tourne plutôt vers l'industrialisme que vers la théologie. Il faudra
donc, nous en sommes convaincus , lutter énergiquement , afin d'empêcher les
conseils académiques de se mêler de l'enseignement afin de l'abaisser, et, dans
cette lutte, nous sommes persuadés que l'administration de l'instruction pu-
blique, si elle veut l'engager, sera puissamment soutenue par M. Thiers; car
ce qui l'inquiète avec raison, c'est l'abaissement continu des esprits. Pour-
tant M. Thiers ne s'en prend pas à l'Université. Nous reconnaissons là l'esprit
juste et pénétrant de M. Thiers. Non, quand il y a un mal général et continu,
soyez sûr que ce n'est pas quelqu'un ou quelque chose qui en est coupable :
c'est tout le monde. Comme M. Thiers a bien peint notre société et cette hâte
Imprudente de tout le monde : les pères voulant que leurs enfans aient fini leurs
études le plus tôt possible et qu'ils entrent bien vite dans le monde et dans une
profession; les enfans et les jeunes gens, en proie au même vertige d'impa-
tience, se hâtant vers un état et surtout vers la fortune, voulant tout avoir et
se dispensant, au nom de leur génie prétendu, de ces deux conditions du suc-
cès, le travail et le temps! Échouent-ils? ils s'en prennent à la société. Il y a un
droit que nous nous étonnons de ne pas voir inscrit dans les programmes des
faiseurs d'avenir, c'est le droit de la vanité à la fortune et à la gloire. C'est ce droit-
là qui fait le fonds de toutes les réclamations et de toutes les insurrections.
Le discours de M. Thiers est un chef-d'œuvre de raison et de bon goût. Nous
savons bien qu'il ne corrigera personne, mais au moins il accuse tout le monde.
Nous ne voulons pas finir cette énumération des discussions de l'assemblée lé-
gislative sans dire un mot de la Grèce, car nous ne voulons en dire qu'un mot,
et voici pourquoi : la brusque attaque que lord Palmerston et l'amiral Parker
viennent de se permettre contre la Grèce et contre son commerce est une bou-
tade, et alors cette boutade n'aura aucun effet, ou c'est le commencement de
quelque chose, et alors c'est une question que nous ne voulons pas traiter en
courant. Toutes les questions aussi bien qui naissent en Orient ont ce cai'ac-
tère : elles peuvent n'être rien; elles peuvent être tout. Ainsi , quand la flotte
anglaise a franchi les Dardanelles, cela pouvait être entre la Russie et l'Angle-
terre le commencement de la grande lutte qui sera la fin de l'Europe. 11 a plu
REVUE. — CHRONIQUE. 737
u de la paix que ce ne fût rien qu'un simple accident de mer. L'amiral
était entré dans les Dardanelles comme dans une rade de sauvetage;
[ itlaire n'a donc plus été qu'un incident à noter dans le livre de bord, au
ij (• l'être dans l'histoire : tant mieux! mais il semble que l'amiral Parker,
] Il vaut pas être l'homme de grands événemens, soit l'homme de beaucoup
)lils incidens, et voilà qu'il entre dans le Pirée, comme il était entré dans
udanelles, non plus pour raison de sauvetage, mais pour suivre une sorte
locès en dommages et intérêts. N'est-ce que cela? C'est une brutalité, et
i ie la part de la puissante Angleterre, à l'égard de la faible Grèce, a l'air
brutalité d'un homme contre une femme.
l sujet des réclamations de l'Angleterre est misérable, futile : tout le monde
( de ce côté-ci de la Manche comme de l'autre; mais quand, la cause étant
f ile, les moyens d'action sont si grands, cela inquiète d'autant plus. De là
il conjectures: l'Angleterre veut saisir cette occasion d'anéantir le cabotage
1 e qui nuit à son commerce; — l'Angleterre, dans la lutte qu'elle prévoit
; i Russie, veut s'emparer de la Morée, afin de fermer l'Archipel; — l'An-
.; ne veut pas faire la guerre à la Russie : elle aime mieux partager
I lit avec la Russie que de le lui disputer, et elle prend déjà ses sûretés
)i e la Grèce. Conjectures vaines que tout cela, d'où résulte cependant cette
jihision, qu'en Orient rien n'est indifTérent, que tout y est sensible, vulné-
ilî, le Pirée comme les Dardanelles, que tout y peut devenir une cause de
u re, et que ce n'est pas sans raison que l'attention de l'Europe est vivement
XI ée par l'incident du Pirée.
i commission du budget a enfin terminé ses travaux , et M. Vitet a dé-
0 son rapport sur le chemin de fer de Paris à Avignon. Les discussions de
a emblée vont d'ici à quelques jours tourner aux finances. C'est pour nous
riarer à cette nouvelle phase des délibérations législatives que nous croyons
eliir analyser avec quelque détail le rapport de M. Vitet.
a remarque depuis quelque temps, sur plusieurs points de la France, que le
3 ilisme se déplace, qu'il abandonne les localités les plus industrieuses et les
1 actives, pour se porter de préférence dans' des départemens où le travail
s eut à reprendre; que là où l'industrie s'est réveillée, où les capitaux circu-
î , où les populations travaillent, la propagande socialiste se sent mal à
ce, et se voit forcée de fuir dans d'autres lieux, où elle espère rencontrer
( iveté et la misère. Ces pérégrinations du socialisme sont un symptôme qui
i'|t pas à négliger. Elles nous montrent ce que nous avons à faire pour le
ibattre. Si la propagande socialiste échoue devant les populations qui tra-
ient, si elle n'a plus de refuge que dans les localités oisives et misérables,
lut se hâter de rouvrir les usines que la révolution de 1848 a fermées, de
umer les hauts fourneaux qu'elle a éteints, de faire revivre cette industrie
elle a frappée de mort, il faut rendre à la vie industrielle et commerciale
départemens de l'est et du midi, que les décrets du gouvernement provi-
e et les doctrines du Luxembourg ont couverts de ruines. Or, parmi les
ijsures financières qui semblent appelées à produire ces résultats, il n'en est
de plus urgente ni de plus généralement réclamée que celle dont l'assem-
e vient d'être saisie par le rapport de M. Vitet : nous voulons paxler du
'jet de loi relatif au chemin de fer de Paris à Avignon.
758 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous n'avons pas besoin de rappeler ici les vicissitudes de cette alïaire nii|
l'importance et la multiplicité des intérêts qui s'y rattachent. Arrivons tai||
conclusions du rapport. La commission, d'accord avec le gouvernement,
arrêtée aux bases suivantes : — Le chemin dé fer de Paris à Avignon sera coiii .
directement à une compagnie; cette compagnie prendra l'engagement d'acbeveijiîfcfJ
les travaux sur toute la ligne : elle recevra en échange le droit d'exploiter \m\-m 'i T
dant quatre-vingt-dix-neuf ans; elle recevra, en outre, la garantie d'un mininii;
d'intérêt de 5 pour 100 sur un capital de 260 millions, évalué à forfait. Les
néfices au-dessus de 8 pour 100 seront partagés entre l'état et la compa.
Après quinze années d'exploitation, l'état aura la faculté de racheter la li-
prix convenu. Telles sont les conditions principales. Ces conditions moiiiii
sur plusieurs points le projet primitif du gouvernement : elles ont princiji i
ment pour effet de supprimer certaines concessions onéreuses que M. Lad
avait proposées, et qui avaient soulevé à juste titre de vives réclamations, i
le projet de M. Lacrosse, l'état se chargeait de la traversée de Lyon; la i
mission a rejeté cette clause, qui laissait trop de marge à l'imprévu, l1, i i
même temps, elle a augmenté d'un chiflre proportionnel le capital, dont l'in-
térêt est garanti. La commission a également supprimé cette subvention de,
1.^,500,000 francs, que le gouvernement olTrait à titre de prime aux action-i
naires de Lyon et d'Avignon , de Cette et de Fampoux , alin de leur doB
l'occasion de recouvier une partie de leurs cautionnemens, en devenant la
souscripteurs de la nouvelle entreprise. On a pensé avec raison que cette cl
faisait jouer au gouvernement un rôle peu digne et peu équitable. En effet, s'I
croit que les compagnies frappées de déchéance ont mérité leur sort, pourqua
leur rendrait-il leurs cautionnemens? S'il reconnaît, au contraire, qu'il a con?]
Iribué lui-même à faire naître les illusions qui ont causé leur ruine, pourq
hésiterait-^il à rembourser directement et intégralement des sommes do^ <
possession doit gêner sa conscience?
Les adversaires du projet de loi n'ont pas attendu les débats de la tribond
pour l'attaquer. Ils lui reprochent de sacrifier au monopole d'une comp«gnil
les intérêts du trésor et ceux des particuliers. Examinons. Pour le trésoi', il
avait à opter entre deux systèmes : l'exécution par l'état ou un appel à l'iadii
trie privée. L'exécution par l'état, qui peut y songer sérieusement dans la «A
tuation actuelle de nos finances? Ce système sera cependant soutenu à
tribune. Nous verrons sur quels raisounemens on l'appuiera. Jusque-là, BOT
croyons que le gouvernement et la commission , en faisant appel à l'industi
privée, ont adopté la seule voie qui fût praticable dans ce temps-ci. Loin de «'e
plaindre, on devrait s'estimer heureux d'apprendre, par le rapport de M. Vite^
qu'il y a en ce moment des capitaux qu'une pareille aventure n'efl'raio pas,et<
acceptent, à leurs risques et périls, \\n fardeau sous lequel l'état succomber
.Mais, dit-on, le fardeau n'est pas si lourd que vous le prétendez; avecraban
don des travaux faits, avec un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, avec un mini-
mum d'intérêt de 5 pour 100, la compagnie concessionnaire n'est pas à plain-^^
dre; le seul danger, c'est qu'elle fasse de trop beaux bénéfices! Voilà le '^^H
gage des gens qui ne supportent pas qu'une compagnie puisse se tirer d'afl'an'e,TT
et qui croient que l'intérêt de l'état est de ruiner tous ses cliens. Nous avons
entendu ce langage sous la monarchie, et l'on sait les beaux résultats qu'il a
REVUE. — CHRONIQUE. 759
0(1 ts. Il a fait insérer dans les contrats des conditions désastreuses pour les
itJjreneurs; il a provoqué l'agiotage en exagérant aux yeux du public la va-
illes concessions oflertes par l'état; il a bouleversé les fortunes privées, et
ii>| il a exposé le trésor lui-même, dont le crédit se mesure toujours à la
irité commune.
à ce qu'on gagne à disputer aux compagnies industrielles le juste prix
r concours. La république, nous l'espérons, sera plus sage à cet égard
monarchie. L'occasion d'ailleurs serait mal choisie pour parler des exi-
de l'industrie privée. Ces exigences, où sont-elles? Quels sont les capi-
érieux qui, dans l'état actuel du crédit, pourraient se charger de terminer
de Paris à Avignon, sans réclamer avant toutes choses l'abandon des
faits, une longue durée de jouissance et une garantie d'intérêt? L'a-
»des travaux faits n'est pas une concession, c'est une nécessité. Le gou-
ent s'était trompé dans l'origine sur l'évaluation des dépenses. Il avait
iiî le prix moyen du kilomètre à 330,000 francs; le prix réel est de 560,000.
;e aujourd'hui de cette erreur qu'après avoir consommé 154 millions,
trouve exactement, pour la dépense, dans la même situation qu'en 1845,
l'on adjugeait la totalité de la ligne sur le pied de 350,000 francs par
«ire. L'abandon des travaux faits, moyennant l'engagement de terminer
«v n'est donc pas une faveur; c'est une condition nécessaire du contrat.
A au bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, c'est autre chose. Voilà une con-
«1 lourde en effet, et qui nous ramène, après quinze ou vingt ans d'ex-
ce, à nos premiers essais de chemins de fer; mais à qui la faute? La
ion n'est pas de savoir si cette concession est pénible pour le trésor; la
ion est de savoir s'il peut se dispenser de la faire. Or, lorsque la rente est
issous du pair, lorsque les capitaux, pour mille raisons, tremblent de se
Être dans l'industrie, trouverez-vous des compagnies sérieuses qui ac-
nt de l'état les conditions que faisait la monarchie dans ses dernières an-
En 1845, les soumissionnaires du chemin de Lyon ne demandaient à
qu'un bail de quarante et un ans; en t850, on lui demande quatre-vingt-
leuf ans! Toute proportion gardée, la différence nous semble raisonnable,
ms pensons qu'il faut payer un peu l'honneur et le plaisir de vivre en ré-
ique. A notre avis, une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans est une con-
on inévitable; on ne trouvera pas de capitaux à plus bas prix. Quant à la
itie d'intérêt, le plus simple raisonnement suffit pour démontrer que cette
îe ne peut être attaquée par ceux qui croient aux bénéfices exagérés de
reprise. Si l'affaire est excellente pour la compagnie concessionnaire, il
livident que la garantie d'intérêt ne coûtera rien au trésor. Le trésor ne
'"rait perdre que si les chances de l'exploitation devenaient mauvaises. Or,
I" ttre rassuré sur ce point, on peut relire les évaluations présentées en 1845
M. Dufaure, On y verra que, selon toutes probabilités, le produit net du
nain ne peut descendre au-dessous de 13 miUions, c'est-à-dire au-dessous
^liiffre à partir duquel la garantie d'intérêt serait exigible. Il ne faut donc
tn^p s'inquiéter des mauvaises chances que peut courir la compagnie con-
iionnaire, et il ne faut pas non plus trop s'alarmer des bénéfices qu'elle peut
e, puisque l'état partage avec elle au-dessus de 8 pour 100, et puisqu'il a la
jlté de racheter la ligne entière après quinze ans d'exploitation.
Il
fcl»
iL'clat
aiiltfi
iittce
fer, I
titiit
760 REVUE DES DELX MONDES.
Si le trésor est à couvert, quels sont donc les intérêts compromis? On parle
des intérêts du centre et de l'ouest, et par là il faut entendre, non pas les in-
térêts des populations, mais ceux de quelques compagnies très ardentes dans le
débat. La commission a fait à ces intérêts la juste part qui leur est due. Les
droits de la ligne du centre ont été réservés pour l'avenir. S'il est reconnu plus
tard que la ligne de la Bourgogne ne suffit pas, celle du Bourbonnais pourra
être complétée. Rien ne s'y oppose. Quant à présent , pour donner une satis-
faction immédiate aux intérêts du centre, voici les concessions qu'on leur ac-
corde. On rectifie le tracé du chemin de Lyon à Avignon; le chemin prendra
la rive droite du Rhône à la sortie de Lyon, et empruntera, jusqu'à Givors, les
parcours du chemin de Saint-Étienne. Les tarifs différentiels seront interdits.
Les transports d'Avignon à Givors seront payés sur le même taux que les trans-
ports d'Avignon à Lyon. Enfin, pour dissiper toute appréhension de monopole,
la commission consent à accepter deux compagnies, l'une de Paris à Lyon,
l'autre de Lyon à Avignon, à la condition toutefois qu'elles seront solidaire- î^
ment responsables vis-à-vis l'état de l'exécution des clauses du cahier des charges. ^
Il était difficile de faire plus sans donner gain de cause à des prétentions dé- |>u*
raisormables, et sans ruiner d'avance l'entreprise qu'il s'agit de fonder. Les in- F"
têrêts du centre comprendront la nécessité de se calmer. Aucun engagement |
n'a été pris avec eux; leur avenir est assuré; ils sont suffisamment garantis j^lt J
contre le monopole : c'est tout ce qu'ils peuvent légitimement désirer, à moins h^''
qu'ils ne veuillent le monopole pour eux-mêmes, et c'est à quoi ils arriveraient
en efiet, si la ligne du centre devenait la ligne de Nantes à la Méditerranée.
Considéré sous le point de vue financier, le projet de la commission renferme
une clause qu'il importe de signaler. Les sommes produites par les appels de i
fonds devront être versées au trésor. Des mains de l'état, elles passeront dans i
celles des entrepreneurs en paiement des travaux; mais, comme les travaux
iront nécessairement moins vite que les appels de fonds, il en résultera que le
trésor, au bout de quelques mois, se verra dépositaire de fortes avances qui lui
donneront le moyen de se libérer avec la Banque et d'attendre le moment favo-
rable pour émelti-e un emprunt. l't
Tel est, dans son ensemble, le système exposé par M. Vitet dans un rapport ^B|
qui doit être cité comme un modèle de discussion financière. Ce système ré- "
pond-il à toutes les objections? Nous ne le pensons pas; mais il a le mérite d'of-
frir une solution inunédiate, et c'est là aujourd'hui le point capital. Toutefois,
nous insisterons sur un danger que la commission n'a pas évité, et qui a été
jusqu'ici la plaie de toutes les entreprises de chemins de fer. Nous voulons par-
ler de l'évaluation arbitraire de la dépense. L'honorable rapporteur recon-
naît lui-même que le chiffre de 260 millions ne repose que sur des probabilités.
Or, si la dépense excède ce chiffre, quel sera le sort des concessionnaires? A
quoi aura servi la garantie de o pour 100? Et si le découragement se jette en-
core dans l'entreprise, qu'arrivera-t-il? On nous permettra de rappeler à ce
sujet qu'il y a plusieurs mois, lors de l'apparition du projet de M. Lacrosse,
nous avons parlé d'un nouveau plan de concession qui aurait justement pour
but de soustraire les entreprises de chemins de fer au danger des évaluations
incertaines. Ce plan consisterait, nous l'avons dit, à séparer, dans toute afUurc
de chemin de fer, trois élémens qui doivent demeurer distincts : l'opération
REVUE. — CHRONIQUE. 7G1
iière, la construclion et Texploi talion. On confierait aux ingénieurs la
action, à des entrepreneurs spéciaux l'exploitation, aux hommes de
;e la commandite. La construction et l'exploitation sei-aient concédées à
t. L'état traiterait directement avec les constructeurs et les entrepreneurs,
n il traiterait indirectement avec eux par l'intermédiaire des capitalistes,
ce système, il n'y a plus rien d'inconnu, rien d'imprévu. La spécialité et
rience doivent amener l'exactitude rigoureuse des calculs. Chacun fait
étier, et s'en acquitte sous sa responsabilité. L'état sait à quoi il s'en-
il sait aussi sur quoi compter. Le constructeur, l'entrepreneur, fournis-
in cautionnement; s'ils échouent, l'état est garanti. Telle est la combi-
a dont nous avons déjà parlé, et qu'il serait inutile d'indiquer ici plus
«ment : système erroné ou chimérique sur quelques points, mais qui nous
i aussi renfermer des idées justes dont on pourrait profiter. Nous voyons,
rapport de M. Vitet, que ce nouveau plan a eu peu de succès devant la
ission. Il lui reste à se produire plus heureusement à la tribune,
discussion qui va s'ouvrir à l'assemblée sur le chemin de Paris à Avi-
a une importance qu'on s'efforcerait en vain de dissimuler pour se sous-
s aux devoirs qu'elle impose. Jusqu'ici, depuis la révolution de février,
les efforts du parti de l'ordre, en ce qui touche les questions de finances,
i tendre nécessairement à empêcher le mal, à lutter contre les faux prin-
à défendre les impôts, à protéger l'administration et le budget. Du reste,
le grand, rien de considérable n'a été tenté. On a vécu humbleinent, au
te jour. On s'est tenu sur la défensive; on a fait, en matière de finances,
politique de résistance. Nous entrons aujourd'hui dans la politique d'ac-
Demander aux capitaux 260 millions pour accomplir une gtande œuvre
trielle , pour ranimer le crédit , pour combattre le socialisme par le tra-
ce n'est plus là seulement résister : c'est agir. Espérons que , pour agir
nent, on comprendra la nécessité d'agir de concert dans la discussion, et
1 se fera au scrutin des concessions réciproques. Autrement, tout serait
. Il ne faudrait pas renouveler aujourd'hui le spectacle des rivalités in-
ielles que nous avons vues sous la monarchie. Des rivalités industrielles
pos du chemin de Paris à Avignon auraient le double danger de suspendre
Iniment l'exécution du chenfiin et de créer des inimitiés politiques. Ce se-
e plus agréable passe-temps qu'on pût ofl'rir aux ennemis de la société,
session du parlement anglais s'est ouverte le 31 janvier, et, pour la pre-
e fois depuis l'existence du cabinet whig, l'adresse en réponse au discours
reine a donné lieu à un débat. Le ministère s'y attendait; il avait intro-
dans le discours de la reine une phrase provocatrice qui était une sorte de
été aux avocats de la protection, et, dans la prévision de la lutte qui devait
ager, il avait adressé à tous ses partisans l'invitation la plus pressante d'as-
à l'ouverture du parlement. Jamais la chambre des lords n'avait été si
breuse, et les journaux ont signalé ironiquement la présence d'un certain
bre de législateurs habitués à voter par procuration et qui cette fois ont
de leur personne. Aussi le ministère, qui, l'année dernière, n'avait dû l'a-
age en plusieurs circonstances qu'aux votes par procuration, dont le duc
feVellington disposait en sa faveur, a-t-il eu, cette année, dans la chambre
ords une majorité réelle et sérieuse de 29 voix.
1 majorité ministérielle a naturellement été beaucoup plus considérable
762 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la chambre des communes; mais là elle était facile à prévoir. Toutes 1,
fois que l'abolition des lois sur les céréales est mise en question, tous les rad
eaux sans exception et tous les anciens amis de sir Robert Peel sont continr
de voter avec les whigs; la réunion de ces trois fractions forme une majoi;
de 80 à 100 voix. Cependant le chiffre de la majorité ministérielle a été un [>
plus considérable, et, contre toute attente, les protectionnistes, qui comptaie
réunir 230 et même 2o0 voix, n'en ont réuni que 192. Ce résultat, qui a su
pris tout le monde, s'est expliqué quand les journaux ont publié les listes (
vote. Un certain nombre de protectionnistes se sont abstenus, et quelques-ui ;
douze ou quinze, ont voté avec le ministère. Là-dessus grande douleur etgran
irritation des journaux tories, qui ont accusé les habitudes corruptrices d
whigs et la cupidité des gens qui ont des fils ou des parens à pourvoir.
Là n'est pas le secret de ces votes ou de ces abstentions également inatte
dues; il est dans l'alliance annoncée du ministère avec les radicaux et dans
projet de réforme électorale si bruyamment acclamé parla presse ministériel
Un certain nombre de tories ont craint que, si le chiffre de la minorité et
assez considérable pour justifier les sérieuses inquiétudes conçus par le min
tère, celui-ci ne fît usage de la majorité actuelle pour introduire une rt'IVn i
radicale dans la loi des élections, et pour exécuter ainsi les menaces prolén
chaque matin par ses journaux. Ils espéraient au contraire qu'en retrouvant |
sécurité des dernières années , lord John Russell retrouverait aussi ses rcpt
gnances pour de nouveaux changemens dans la loi fondamentale. Us ont do,
voté pour le ministère, ou se sont abstenus de voter contre lui. Trois jours npi
la discussion de l'adresse, le gouvernement a présenté un bill pour modilit'i
loi électorale en Irlande; M. Hume a demandé au nom des radicaux si c'étj
là l'explication de la phrase ambiguë du discours de la reine, et si le gouveri
ment comptait s'en tenir à cette mesure. Lord John Russell a répondu affirn,
tivement et a déclaré qiie cette année le ministère ne voulait pas aller plus l0|
Les radicaux, à leur tour, ont fait éclater leur mécontentement et ont Cj
à la tricherie. Le Daily -News, dont les relations avec les radicaux ont ij
avouées par M. Bright lui-même, qui, dans deux ou trois meetings, a fait i
véritables réclames en faveur de ce journal , a formellement accusé le min ^
tère d'avoii' joue un double jeu, de s'être servi de la réforme électorale cou
d'un épouvantail pour intimider les plus peureux des tories, et comme d'Ij
amorce pour gagner les voix des radicaux , et de se moquer des uns et
autres aujourd'hui que le tour est joué. M. Hume, dans le débat relatif à WW
Ceylan et dans une discussion toute personnelle qui s'est engagée entre lord .
Russell et un député radical, n'a point épargné les amertumes au ministèT
Cependant, quelque ressentiment que les radicaux éprouvent de la décepti
dont ils se disent les victimes, ils ne songent point encore à retirer leur appui
gouvernement. Ainsi tories et radicaux étaient d'accord, il y a quelques jou
pour accuser le ministre des colonies, le comte Grey, d'avoir fait avorter l'i,
quête ordonnée, la session dernière, sur la conduite de son parent lord T(
rington, gouverneur de Ceylan; M. Disraeli s'est empressé de rédiger un am(
dément qui englobait dans le même blâme le ministère tout entier. M. Brii
en a fait aussitôt la remarque et a déclaré ne pouvoir s'associer à la moti
de M. Disraeli, qui a été repoussée. M. Hume a présenté alors un amendera*
qui n'attaquait que le comte Grey et mettait les autres ministres hors de eau
I REVUE. — CHRONIQUE. 763
ittu par lord John Russell, cet amendement a été rejeté, mais seulement
ajorité de 9 voix, parce que les tories, avec qui les radicaux n'avaient
ultt voter, ne s'en étaient pas moins ralliés à l'amendement de M. Hume.
:i donc comment la situation se dessine, d'après les premières discussions
•lement. Les tories sont sortis de leur réserve et ont pris vis-à-vis du mi-
i une attitude décidéipent hostile. Dans la discussion de l'adresse, le duc
àhinond et M. Disraeli ont nettement déclaré tous les deux qu'ils pour-
it le renversement du ministère, pour arriver, par la dissolution du
mt, à un changement dans la législation sur l'agriculture. Les radi-
trompés dans l'espoir d'obtenir dès cette année la réforme électorale, ont
l'une cordiale coopération à la froideur, sans arriver encore à l'hostilité.
t du ministère dépend donc plus que jamais de l'attitude que prendront
vis de lui les amis de sir Robert Peel,
protectionnistes viennent d'obtenir un nouveau succès électoral; le dé-
fi Colchester a donné sa démission , et lord John Manners, qui a échoué
lïpool en 1846 et l'année dernière à Londres contre le baron Lionel de
hild , a été élu à une grande majorité. Les tories gagnent en lui un
le éclairé et un brillant orateur : ils l'ont accablé d'applaudissemens, quand
venu reprendre son ancienne place à la chambre des communes. Des
sérieux vont s'engager dans cette chambre sur une motion àe M. Hume
eui" de la réforme électorale, sur une motion de M. Disraeli relative aux
» d'alléger la situation de l'agriculture, et enfin sur les affaires de Grèce,
ces trois occasions, les partis se compteront d'une manière définitive.
Olparle depuis quelques jours, en Espagne, d'une nouvelle tentative carlo-
'"-'■i'j;ique. Mis en circulation par la presse opposante et repoussé d'abord
lain par les journaux modérés, ce bruit a pris peu à peu assez de con-
pour que le général Narvaez, dans l'une des dernières séances du
. ait cru devoir faire allusion à la nécessité prochaine où serait le gou-
II lient de prendre des mesures énergiques pour le maintien de l'ordre.
a()qu'il en soit, l'insuccès de cette coalition ne saurait être un seul instant
)uiux. Aujourd'hui comme en 1848, et plus qu'en 1848, les divers élémens
vise à réunir sous son drapeau sont ou annulés, ou paralysés, ou mu-
iiit hostiles.
Ilbord il n'y a pas de place en Espagne pour un parti républicain. Ainsi
!TOons l'avons démontré à plusieurs reprises, les intérêts sociaux delà
)-iile offrent cette transposition singulière, que l'esprit conservateur est
lé par le peuple, l'esprit de progrès par le trône et l'aristocratie. Le
me espagnol n'est jamais parvenu à jouer un rôle actif qu'en se met-
1 suite des progressistes constitutionnels; or, les idées démagogiques
■ lurip peu en faveur depuis deux ans pour que ce dernier parti se résigne
ajepter leur concours. Sans base réelle dans le pays et isolés de la seule
qui pût leur communiquer quelque force, les radicaux ne peuvent
l'porter au montémolinisme qu'un appui stérile et compromettant.
montémolinisme n'est lui-même qu'un mot. Les susceptibiUtés fuéristes
3 griefs ecclésiastiques, c'est-à-dire les deux élémens constitutifs de l'an-
parti carliste, sont aujourd'hui ou rassurés ou désintéressés. Les avances
i par le prétendant à l'esprit révolutionnaire suffiraient d'ailleurs pour les
lier dans le parti gouvernemental, s'ils n'y étaient déjà.
B t>
764 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est par là qu'ont si ridiculement échoué les tentatives insurrectionni^
de 1848, et la situation est aujourd'hui bien autrement forte pour le gotror-
nement. Toutes les complications extérieures et intérieures ont disparu. L
France, qui était alors un foyer de propagande démagogique, est redevenue pou
l'Espagne un point d'appui conservateur. Le Foreign-Office a trop intérêt à fair/
oublier non-seulement à la nation espagnole, mais encore aux deux graml
partis anglais, son odieuse intrigue d'il y a deux ans, pour qu'il soit tente d '
la recommencer. Les capitaux, autrefois absorbés par l'agiotage, et quiavaien
tout à gagner au désordre, se sont peu à peu tournés vers des spéculations re
gulières et sérieuses dont le succès dépend du maintien de la tranquillité
blique; ce qui était un danger pour l'ordre devient une garantie. Les manufac [*
turiers catalans en veulent au gouvernement d'avoir porté le premier coup
leur monopole, mais le reste du pays s'est prononcé avec une unanimité tell
pour le principe de la liberté commerciale, qu'ils n'oseraient pas courir, comm
en 1840 et en 1843, les chances d'une insurrection. L'armée contrebandière, a
auxiliaire traditionnel des intérêts protectionnistes, est d'ailleurs désorganiséf
La dissolution et le désarmement des gardes nationales lui ont enlevé son ar
senal. Le nouveau tarif, en réduisant considérablement le bénéfice des impor
tations frauduleuses, a diminué d'autant l'appât qui le jetait dans la gueri
civile. La gendarmerie enfin {guardia civil), récemment introduite en Es]
est assez bien organisée pour découvrir et pour disperser à temps toute aggl
mération de factieux. Ainsi, plus impuissante que jamais par elle-même,
coalition carlo-démagogique n'a plus en outre à compter sur la diversion d'''
ces intérêts, qui trouvaient jadis leur compte au désordre, de quelque côté qu"
vînt. Ajoutons que Tétat-major du prétendant est passé dans les rangs de l'ai
mée constitutionnelle. Cabrera excepté, tous les généraux carlistes se sont en
pressés de profiter d'une amnistie qui leur assurait la reconnaissance de Imo^J"''?'
grades, et les officiers inférieurs ont suivi cet exemple par milliers.
ÎO
— MiLOSCH Obrénowitch , ou Coup d'ckil sur l'histoire de la Servie di
A 1 839, par le prince Michel Milosch Obrénowitch ( 1 ) . — Cet écrit est un p
rique. S'il n'eût été inspiré au prince Michel Obrénowitch que par la piété
il n'y aurait eu qu'à s'incliner devant un sentiment si respectable; mais, en d^'
fendant son père, l'auteur défend aussi un intérêt personnel , l'intérêt de
dynastie que Milosch avait fondée.
Cette dynastie a été renversée du trône princier de Servie, parce qu'elle
clinait trop manifestement du côté des Russes. Aujourd'hui la Russie
lourdement sur les peuples du Danube; c'est le moment de ramener sUr
scène le nom de Milosch, de le faire sonner le plus haut possible devant
populations serbes émues par les événemens. Si le prince Michel Obrénoi/fil
n'a pas obéi à cette préoccupation d'intérêt personnel, il aurait dû cl
d'autres circonstances. Il y aura dans quinze jours sept ans accomplis qu
paru dans cette Revue le travail plein d'intérêt qu'il prétend réfuter. Il a eu toi
le temps d'y répondre, et, s'il n'a voulu profiter de la crise actuelle de rOriei
européen, il pouvait encore ajourner cette réponse. M. Cyprien Robert, avt
autant de droiture que de science, a raconté (l*"" mars 1843) l'existence pol
(1) Paris, 1 vol. Chez Franck, rue Richelieu, 67.
REVUE. — CHRONIQUE. 765
de Milosch. Il en a fait un vif tableau, dans lequel les fautes de ce prince
ut point ménagées, parce que la vérité le voulait ainsi. Le prince Michel
(' M. Robert d'injustice,
u point de vue littéraire, nous nous bornerons à une seule observation. Le
1(0 Michel a cherché Ténergie dans la violence des expressions. La violence
Il jours inutile dans une langue comme la nôtre, où l'écrivain, pour rendre
; ssions les plus virulentes, a la ressource des formes les plus délicates et
!( nuances les plus variées.
iissi bien, ce qui mérite l'attention dans l'écrit du prince Michel, ce sont
iiis les anecdotes qu'il allègue en témoignage de l'héroïsme et de la pru-
' de son père, que l'es vues secrètes de l'écrivain, ses ambitions, son esprit
fue. Le courage et la sagacité de Milosch, personne n'en a jamais douté.
>\ue l'humble porcher des forêts serbes devînt, à la manière d'Agamem-
( , im pasteur d'hommes, il lui a fallu une nature qui fût au-dessus du vul-
,'i e; pour que de l'état de servitude et de misère où il a passé sa jeunesse, il
u tu s'élever au trône de Servie, il a dû déployer des qualités qui ne sont point
i nortée des intelligences communes. Nous sommes prêts à reconnaître avec
nce Michel cette vigueur d'esprit et cette valeur brillante qui ont donné à
Il un rôle si influent dans l'histoire contemporaine de son pays. Qu'il
<oit permis cependant de faire quelques réserves. D'abord cette fierté de
je et cette pénétration qui furent les dons incontestables de cette nature
lie ne sont point aussi rares en Servie que le prince Michel essaie de
0. croire. Tserni-George, sans avoir l'habileté rusée de Milosch, a montré
i Diavoure beaucoup plus éclatante. Sous ce rapport, Milosch a eu des supé-
liirs et beaucoup d'égaux. La Serbie est une pépinière de soldats. La poésie
»ple et forte, naturelle au peuple serbe, jetant sur ces caractères un reflet
il temps primitifs, les revêt volontiers d'une apparence tout homérique. Mi-
le h, à cet égard, ne peut prétendre à être une exception. D'ailleurs, quel
u ûc a-t-il fait de son pouvoir? Où conduisait-il son pays? Au despotisme au
il ans, à l'asservissement au dehors. Il était de ceux qui, aveuglés par un pa-
titisme inintelligent, voulaient bouleverser l'Orient, et livraient ainsi fatale-
tuil la Turquie aux Russes. Le mouvement populaire et vraiment national
luel les Serbes se débarrassèrent, en 1842, de la dynastie de Milosch, en
a lit au trône le fils de Tserni-George, donna un haut témoignage du bon
^<s de ce petit peuple. Par des erremens analogues à ceux des Hellènes, les
vins avaient été long-temps les ennemis du sultan; sous l'influence de la dy-
ti. de Milosch, ils étaient devenus des alliés de la Russie. Ils prenaient
mêmes une direction tout opposée en appelant au pouvoir suprême le
Alexandre Georgewitch. Au prix de quelques concessions, ils mettaient
edsdu sultan l'hommage de leur vassalité, ils lui apportaient leur belli-
-uv dévouement.
on sait que Milosch avait abdiqué dès 1839, pour ne point courir le risque
Jtre expulsé directement par voie d'insurrection populaire. Ses fils Milan et
bel ont régné après lui; c'est sur ce même prince Michel qu'a éclaté, en
It2, l'orage formé sur la tête de son père, dont il n'a d'ailleurs été sur son
ne que l'instrument. Le peuple serbe s'est fait justice d'accord avec le sultan
malgré la Russie, qui, on se le rappelle sans doute, ne voulant pas recon-
tre l'élection du prince Alexandre, exigea une contre-épreuve. Cette contre-
766 REVUE DES DEUX MONDES.
épreuve n'a pas été moins significative que l'élection même, et c'est pourquoion
a le droit de regarder le choix d'Alexandre Georgewitch comme la plus exacte
expression des vœux du pays.
Le prince Michel Obrénowitch raconte avec complaisance un grand nombre
d'anecdotes où il essaie de mettre en relief, sous un jour qui ne manque poini
de couleur locale, le patriotisme de Milosch. Il en est une que le jeune princv
ignore peut-être, et qui nous semble peindre assez exactement l'ambition et la
pensée du vieux knèze des Serbes.
Jusque dans l'exil où il avait précédé son fils, Milosch, avec l'impatience
d'une forte volonté à laquelle les instrumens font défaut à l'heure même où
l'occasion se présente, poursuivait encore l'idée d'un bouleversement de l'em-
pire turc. C'était en 1839, en pleine question d'Orient. Dans son ardeur, qui
l'eût dévoré s'il eût été d'une constitution moins robuste, il était à la recherche
de toute alliance qui pût le conduire à son but. La France, qui, sous couleur de
régénérer la Turquie par le sabre de Méhémet-Ali, aidait alors follement à la
détruire, paraissait à Milosch une alliée commode et facile à entraîner dans
des tentatives que l'on appelait intelligentes et généreuses. Milosch ne songeait
donc qu'à confier au cabinet français les idées et les plans dont il était si fort
épris. Retiré alors dans les riches possessions où il s'était assuré un refuge
par prévoyance en Valachie, il résolut de s'en ouvrir à l'agent et consul-géné-
ral de Bucharest (1). Le prince entoura cette confidence de précautions mys-
térieuses et d'un grand appareil de réserve. Tout cela se passait aux heures les
plus sombres de la nuit. Milosch y apportait d'autant plus de persévérance et
de ténacité, que l'agent français y avait dû mettre d'abord plus de défiance. Le
prince exilé déployait dans ces entrevues tout ce que son éloquence orientale
savait emprunter d'argumens spécieux et de pensées caressantes. Capable de
s'émouvoir et surtout de paraître ému, il développait ses plans avec cette cha-
leur qui, chez les Orientaux, est souvent le voile de la finesse. Il parlait abon-
damment des sentimens et des forces politiques qui s'éveillaient dès-lors an
sein des trois grandes provinces slaves de Servie, de Bulgarie et de Bosnie,
entremêlant au tableau des vertus guerrières de ces peuples ce que lui-même
avait fait naguère d'expéditions hasardeuses à l'aide de leurs bras. D'ailleurs il
n'oubliait pas la mise en scène. Lorsqu'il pensa que ces entrevues pouvaient être
moins mystérieuses sans inconvénient, il y fit quelquefois intervenir sa dévouée
et digne compagne, la princesse Loubitza, « celle qui plus d'une fois, disait-il,
entourée de ses femmes, avait tenu, pendant les engagemens nocturnes des
Serbes contre les Turcs , les torches qui devaient servir de signaux de rallie-
ment à l'armée serbe. » Or, quelle était la conclusion de tous ces discours? In-
variablement cette pensée plus d'une fois formulée catégoriquement, que si la
France y voulait consentir, Milosch était prêt à prendre au sein de la Turquie
d'Europe le rôle que Méhémet-Ali jouait alors avec tant d'éclat apparent dans
la Turquie d'Asie. Telle était, en efïet, l'ambition permanente de Milosch. C'est
pourquoi nous pensons que sa chute a été utile.
Le fils de Tserni-George n'a point les antécédens ni les titres personnels de
Milosch. La jeunesse d'Alexandre s'est passée dans l'obscurité de l'exil et une
misère qui ne présageaient pas sa présente élévation. Non, le prince Alexandre
(1) M. Adolphe Billecocq, qui venait de succéder à M. de Ghâteaugiron,
H
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REVUE. — CHRONIQUE. 767
oint ces séductions d'un diplomate et d'un victorieux dont Milosch savait
Il faire usage; mais, si le nouvel élu de la nation serbe ne possède point
l'hors brillans et ce prestige d'une renommée personnelle, il y supplée
lie droiture de sentimens bien constatée, par une énergie de volonté qui
iint encore faibli. Nous avons eu l'occasion précieuse d'entendre de sa
iche l'expression de ses sentimens et de ses vœux. Malgré la réserve diplo-
tique commandée à un prince protégé par la Russie, on voyait assez claire-
nt combien il tenait à l'estime de la France; mais, s'il semblait attacher
.ucoup de prix à être apprécié chez nous, ce n'était point en ambitieux
;é aux aventures. Il jugeait mieux des intentions et des intérêts de l'Occi-
it. Lui aussi, il paraissait compter grandement sur l'appui bienveillant de la
Jlomatie française, non dans l'idée de créer des embarras au sultan, dans la
iisée, au contraire, d'associer plus étroitement les intérêts de son peuple à ceux
l'empire ottoman. Le prince de Servie, comme tous les patriotes intclligens
i ont coopéré à son élection, était convaincu qu'il n'y avait d'avenir pour les
étiens de la Turquie que dans le progrès régulier de leurs institutions et de
r race sous la suzeraineté ottomane. Il était persuadé que le salut de ces peu-
s se trouve ainsi lié au salut des Turcs et que la plus impérieuse nécessité
mande aux uns comme aux autres de se tenir cordialement unis. Cette poli-
ae est précisément celle qui convient à la France dans les affaires d'Orient.
i donc le prince Michel Obrénowitch a pensé que la crise de l'Europe orien-
pouvait être favorable à la réhabilitation de son père et rouvrait un chemin
X ambitions de sa famille, il pourrait bien avoir fait un faux calcul. Il court
uid risque de trouver très peu d'écho en France. Sera-t-il plus heureux sur
autre terrain dans l'Europe orientale elle-même? Les circonstances en dé-
eront, et ces circonstances dépendent elles-mêmes de la politique des cabi-
ts en Orient. Si la France et l'Angleterre consentaient à rester unies comme
es l'ont été un moment à Constantinople , il n'y aurait aucune raison de
lindre pour la tranquillité des provinces danubiennes. Si, au contraire, les
iix cabinets de l'Occident se divisent, Tagitation continue, la propagande russe
développe et se fortifie. Dans ce cas, les idées du prince Michel Obrénowitch
luvent leur application. Milosch réhabilité devient un instrument dont la
ssie peut se servir pour agiter les Serbes. Espérons que les intentions dont
écrit est un des indices seront déjouées par la prévoyance des Turcs et par
iBion des cabinets de l'Occident. H. Desprez.
De la Civilisation chrétienne chez les Francs, par M. Ozanam (1). — Le
emier volume des Études germaniques de M. Ozanam a été cité dans cette
vue avec éloges. Il paraît que ces éloges étaient mérités, car l'Académie des
îcriptions a accordé le grand prix Gobert à cet important travail, complété
un volume qui traite de la civilisation chrétienne chez les Francs. Nous
pialerons dans la seconde partie de l'ouvrage de M. Ozanam les mérites
recommandaient la première avec un intérêt de plus, celui qui s'attache
108 origines nationales. L'auteur expose d'abord l'état du christianisme chez
Germains avant l'invasion , chapitre de l'histoire de ces peuples qu'on est
'P porté à négliger; il ne faut pas oublier qu'une portion des barbares étaient
(1) Paris, chez Lecoffre.
I
i
768 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà chrétiens et par là quelque peu Romains. Vient ensuite le christianisme
en présence de l'invasion, et ces apôtres, souvent martyrs, qui quelquefois Tar-
rêtent ou la modèrent, ces écrivains qui, en déplorant les maux qu'elle en-
traîne, comprennent et même saluent, comme Orose, l'avenir qu'elle doit
amener. Bientôt les Francs paraissent sur la scène. L'église intervient alors pour
discipliner la barbarie et la transformer insensiblement en civilisation, malgré
de longues résistances, avec une patience infinie. Puis des missions partent de
Rome, de l'Irlande, de l'Angleterre, de la Gaule, pour aller chercher les plus in-
dociles, les plus sauvages de ces populations et étendre sur elles progressivement
les bienfaits du christianisme; enfin le génie de Charlemagne, inspiré par l'église,
fonde la société moderne. Tel est le sujet qu'a traité M. Ozanam. En le lisant,
on en comprend toute la grandeur. Une portion est surtout remarquable dans
ces études, ainsi qu'il les appelle modestement, études qui sont un livre plein
de recherches solides et neuves, présentées avec un rare talent; je veux parler de
tout ce qui se rapporte à la culture des lettres à travers ces âges sanglans. La
transmission des études pendant l'époque mérovingienne n'avait pas encore été
démontrée aussi complètement dans toute sa suite, se prolongeant sans inter-
ruption jusqu'à Charlemagne. Il est curieux et quelquefois piquant de voir à
quel point cette culture s'est continuée sous les Mérovingiens, d'apprendre que
ces grands missionnaires, en qui on est accoutumé à ne trouver que des saints,
étaient aussi des lettrés, qui fondaient l'école à côté de l'église et ne dédaignaient
pas de mêler les jeux innocens d'une muse encore pénétrée des traditions de
la littérature antique à l'accomplissement des plus graves et des plus héroïques
devoirs de l'apostolat. Saint Boniface ne nous apparaît pas moins grand, parce
qu'il répond aux vers que lui adresse sa parente, la belle et savante Lioba, en
lui envoyant dix pommes d'or cueillies sur l'arbre de vie où elles pendaient parmi
les fleurs , c'est-à-dire dix énigmes en acrostiche , dont chacune désigne une
vertu chrétienne, et dans lesquels le nom de Jupiter, employé comme expres-
sion poétique, n'est pas loin du nom plus sérieusement invoqué du Christ. Le
chapitre qui traite des écoles romaines, barbares et carlovingiennes, est peut-
être la portion la plus originale du livre. Cette histoire de l'enseignement se
perpétuant à travers une époque d'ignorance otTre un intérêt d'autant plus vif»j
qu'il est assez inattendu. Nous citerons particulièrement tout ce qui se rap-
porte au grammairien inconnu qui prit le nom de Virgile, à l'espèce de confrérie
littéraire qui se cachait, comme lui, sous des noms empruntés à l'antiquité et,
comme lui, enveloppait ses productions bizarres d'un langage énigmatique,
moins encore par prudence que par ce goût du recherché , de l'obscur, du
détourné qui se manifeste aux époques les plus barbares comme les plus avan-
cées, qui faisait, par exemple, employer par les scaldes de la Scandinavie, pour
désigner un glaive ou un guerrier, des périphrases auprès desquelles les com-
modités de la conversation sont une manière toute naturelle de nommer un
fauteuil. A travers ces puérilités extraordinaires, un intérêt sérieux se fait con^
stamment sentir : c'est celui qui s'attache à la culture de l'esprit humain, per-
sistant à travers les plus grands bouleversemens de la société, spectacle ^^K
notre temps a besoin pour ne pas se décourager dans ses épreuves, i.-i. A. '*
lu
V. DE Mars.
ri
BELLAH.
I.
Ce chevalier que tu vois là-bas avec des armes dorées,
c'est le valeureux Laurcalco, seigneur du Ponl d'Argent;
cet autre... est le redoutable Micocaicmbo, grand-duc de
Quirocie. {Don Quichotte.)
Au fond d'une petite baie découpée par l'Océan , sur la côte sud du
l[iistère, s'abrite le village de F..., qui, avant d'être infesté par les
ctistes, recelait de très jolies femmes sous de charmans costumes.
;' I heureusement les artistes sont venus; les femmes de F... ont appris
t (lies avaient beaucoup de couleur et de cachet, qu'elles étaient pit-
l'(sques enfin; aussi commencent-elles à porter gauchement leurs vê-
t liens nationaux, et à paraître empruntées sous les coiffes maternelles.
En l'année 1795, c'était un phénomène à noter que le calme heureux
nt jouissait ce petit village , paisiblement assis sur sa grève entre
l^céan et la révolution. Jusqu'à cette époque, l'insurrection bretonne
ait fait peu de recrues dans cette partie extrême de la péninsule. La
publique y était à la vérité peu goûtée, surtout depuis qu'elle avait
ange l'évêché en département. Les pêcheurs de F... en particulier
ifeiv aient pas appris avec indifférence cette niche d'un pouvoir tracas-
;r, comme leur recteur appelait le comité de salut public; mais ce
luvoir, tracassier effectivement , ayant borné à cet enfantillage ses
pports directs avec les pêcheurs , ceux-ci n'avaient pas donné suite
leur projet d'aller joindre les gars de Coquereau et de Bois-Hardy :
TOME V. ~ 1" MARS 1850.
49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
on respectait leurs barques , leurs femmes, leurs maisons; leur vieux
recteur même , malgré l'imprudence de son langage, était ou ignoré
ou toléré; bref, ces bonnes gens, voyant que la république les oubliait,
s'étaient pris de leur côté à oublier la république.
Telles étaient les dispositions à la fois sensées et généreuses des ha-
bitans de F... vis-à-vis de la convention nationale, lorsque, le 12 juin
1795, à l'aube, cette harmonie, fruit d'une mutuelle tolérance, fut
troublée inopinément par un bruit de coups de crosse dont retentis-
saient les portes les plus notables de l'endroit. Les habitans, éveillés
en sursaut, aperçurent avec confusion, sur la place de l'église, les uni-
formes bleus et les plumets rouges des grenadiers de la république.
Un détachement d'une cinquantaine d'hommes, précédé par deux of-
ficiers à cheval , venait d'envahir le bourg, violant ainsi tous les droits
des neutres que le fait semblait avoir acquis à ce petit coin du monde,^
vierge encore de toutes traces révolutionnaires.
Cependant la panique causée dans le village par cette brutale agres-
sion céda peu à peu aux assurances pacifiques des officiers et aux pro-
cédés amicaux des soldats. 11 ne resta bientôt plus aux habitans d'autre
souci que de deviner le but de l'expédition. Malgré la faiblesse du déta-
chement, le rang de l'un des officiers, qui portait les épaulettes de com-
mandant, semblait indiquer que l'objet de cette promenade mihtaire
n'était pas sans importance. Derrière la petite colonne républicaine,,
plusieurs chevaux de selle étaient menés à la main par un paysan bre-
ton, vêtu rigoureusement du vieux costume national, supplément
d'une apparence débonnaire sans doute , mais nouveau mystère jeté
sur un événement déjà suffisamment inexplicable.
Au moment où les braves pêcheurs de F... se perdaient dans ces in-
certitudes, ils en furent distraits par un autre spectacle également
inusité : une frégate, anglaise selon toute vraisemblance, venait d'ap-
paraître au sud de leur baie, manœuvrant évidemment de façon à s'ap-
procher de la côte aussi près que la prudence le permettait à un navire
de cette dimension. Ce second événement eut l'avantage de fournir
aux indigènes l'explication naturelle du premier : il était clair que la
frégate allait jeter sur la côte un corps d'invasion dont les bleus arri-
vés le matin avaient mission d'empêcher le débarquement. Or, il suf-
fisait d'une simple comparaison mentale entre les forces du détache-
ment républicain et celles que pouvaient contenir les larges flancs de
la frégate pour prévoir l'issue inévitable de la lutte. Cette ingénieuse
découverte mit fin aux transes publiques; toutefois elle ne fut pas
admise dans le village avec une satisfaction sans mélange, car, poUir
rendre justice à la population de la côte armoricaine , les couleurs de
la vieille Angleterre n'y étaient pas vues_^de meilleur œil que celles de
la république française.
BELLAH. 771
Par une singularité remarquable , l'idée que l'apparition de la fré-
ik' avait éveillée dans l'esprit des pêcheurs était précisément celle
li s'accréditait parmi les soldats épars sur la grève. Enfans grossiers,
ais pieux, de cette république dont l'héroïsme était le pain quoti-
cn et nécessaire, élevés au bruit de fabuleuses hardiesses, pleins de
l orgueil patriotique qu'engendrent les grands souvenirs et qui fait
litre de grandes actions, ces braves gens ne voyaient pour la plu-
ut rien de choquant dans le combat prodigieusement inégal qu'ils
•oyaient prochain. Cette question se discutait au reste avec chaleur
ins un groupe formé de cinq ou six jeunes grenadiers dont l'inexpé-
ence avait cru devoir, en face de cette crise imminente , prendre
mseil d'un sergent à moustaches grises. Ce personnage, nommé
ruidoux, au lieu de répondre immédiatement aux interpellations de
s inférieurs, jugea bon d'affermir au préalable sa dignité; il prit dans
m chapeau un petit mouchoir à carreaux , retendit avec précaution
u' le sable , et s'assit avec une certaine majesté railleuse sur ce mo-
l'ste tapis. Puisant alors du tabac par petites pincées dans une bourse
1 cuir dont le nom m'échappe, il se mit à bourrer une pipe en terre
court tuyau avec la circonspection méthodique d'un homme qui
iiinaît le prix des choses. Après avoir passé le pouce sur l'orifice du
)uraeau, de manière à égaliser la surface du précieux végétal, Brui-
oux tira un briquet et le battit avec cérémonie. Lorsqu'enfm la pipe
liumée fut bien assujettie au coin de ses lèvres, le grave sergent s'é-
piidit de tout son long sur le sable , interposa entre sa nuque et la
lève humide ses deux mains jointes, et, poussant vers le ciel d'é-
ormes flocons de fumée : — Maintenant, dit-il, qu'est-ce que tu me
lisais l'honneur de m'objecter, Colibri?
— Ce n'est pas moi , sergent , répondit le jeune homme gauche et
Hifflu que Bruidoux désignait sous le sobriquet amical de Colibri; ce
3nt les camarades qui disent que ce grand diable de vaisseau va dé-
arquer un tas de ci-devant , et que nous sommes ici pour l'en empê-
her. Est-ce que vous croyez ça, vous, sergent?
- A cette question , dit Bruidoux , il est possible que les savans
issent une cinquantaine de réponses. Quant à moi. Colibri, je n'enfe-
ai que deux : primo, je le crois; secundo, je l'espère.
Sur ces paroles , qui empruntaient à la bouche d'où elles étaient
nianées une autorité sibylline , les jeunes grenadiers se regardèrent
urtivement en se communiquant l'un à l'autre leurs secrètes impres-
ions par un hochement de tête accompagné d'une moue particulière
le la lèvre inférieure.
— Sergent , reprit timidement Colibri , dans le temps que vous fai-
iez la guerre en Amérique, je dois supposer que vous avez un peu
lavigué ?
772 REVUE DES DEUX MONDES.
— Naturellement, mon garçon , la route de terre n'étant pas encore
inventée quand je passai dans le Nouveau-Monde, et la traversée à la
nage offrant alors, comme aujourd'hui , d'étonnantes difficultés.
— Eh bien! sergent, vous devez savoir combien d'hommes peut
porter un vaisseau de la force de celui qui est en vue?
— Sur un navire de cette taille, répliqua flegmatiquement Brui-
doux, j'ai vu jusqu'à quinze cents gaillards avec leur fourniment, et
il y en avait qui jouaient du violon sans avoir les coudes plus gênés
(ju'un aveugle sur une place publique.
— Ainsi , dit Colibri , aux yeux de qui cette déclaration ouvrait une
fâcheuse perspective, ainsi vous pensez, sergent, que la frégate peut
débarquer un millier d'hommes?
— Sans plus de difficulté que je n'en ai moi-même à cracher. En-
suite, jeune homme?
— Nous ne sommes que cinquante, fit observer Colibri avec réserv.
— Après? dit Bruidoux.
— Us seront vingt contre un, sergent.
— Veux-tu me faire le plaisir de me dire, reprit le vieux soldat, quel
est le nom de cette pendeloque bariolée qui est perchée au haut de
leur mât, et qui commence à me tirer l'œil désagréablement?
— C'est le pavillon anglais, dit Colibri.
— Bon ! Et serais-tu assez aimable pour me rappeler à la mémoire
les nom, prénom et qualités de ce bijou-ci? demanda le sergent en
montrant de la main un guidon tricolore que le vent agitait au-dessus
d'un faisceau de baïonnettes.
— C'est le drapeau de la république.
— Une et indivisible, citoyen Colibri. Or, mon garçon, comme par
le temps qui court on est exposé aux plus désagréables rencontres, si
jamais tu te trouvais à l'improviste en face dune armée de Prussiens,
d'Anglais ou de fédéralistes quelconques, attache -moi un chiffon
comme celui-ci au catogan du général ennemi , et tu le verras subite-
ment tourner les talons avec toute son armée, ni plus ni moins qu'un
jeune ci-devant à qui le cuisinier de madame sa mère accroche un
torchon dans le dos. Voilà.
— Mais, sergent, reprit Colibri, si nous sommes venus pour nous
battre, à quoi serviront les chevaux de selle que ce grand paysan à
longs cheveux menait en laisse derrière nous?
— Ces chevaux, dit le sergent après une minute de réflexion,
selon toute apparence, destinés à des prisonniers de marque.
— Voyez ! cria tout à coup Colibri , la frégate ne marche plus.
Le sergent Bruidoux , quittant sa pose nonchalante, se souleva
le coude, mit sa main en forme d'abat-jour au-dessus de ses yeux, et
considéra un moment la frégate avec attention. — Ils sont en panne,
BELLAH. 773
prit-il , et, si je ne me trompe, ils mettent les embarcations à la mer.
uis une heure d'ici, mes cnfans, nous échangerons des tapes. — Là-
ssus, Bruidoux secoua les cendres de sa pipe, et, s'occupant de la
)iirrer uiie seconde fois avec une aussi tendre précaution que la pre-
liorc : — Une chose qu'il te sera agréable de savoir, Colibri, ajouta-
il, c'est que nous sommes hors de la portée de leurs canons. Si cette
)!(^ au lieu d'être émaillée de récifs une lieue à la ronde, était une
^ ces côtes, comme j'en ai vu , le long desquelles un vaisseau de haut
)rd se promène aussi tranquillement qu'une dame dans un salon , la
éuate, vois-tu, se serait embossée à notre gauche, tandis que les
oupes de débarquement nous auraient abordés par la droite. De la
nie, nous aurions été à la fois fusillés de front et raflés en écharpe,
' (jui eût rendu notre situation véritablement critique.
Comme le sergent achevait ces mots, la frégate mit une embarcation
la mer. Cette circonstance excita un intérêt nouveau parmi les pê-
leurs et les soldats. Des regards railleurs ou perplexes se portaient
ntôt vers la mer, tantôt sur le chef des troupe* républicaines, qui,
isté sur un rocher, examinait à travers une lorgnette les mouvemens
I navire anglais. Ce personnage, qui ne paraissait pas âgé de plus de
iigt-cinq ans, portait le lourd uniforme de commandant de la répu-
ique avec une élégance peu commune dans les mœurs militaires de
>Uo époque. Le genre de beauté répandu sur sa physionomie, la
liesse parfaite de tous les traits physiques où les yeux des douairières
KHchent des signes de race, auraient, à vue de pays, assuré au jeune
licier un accueil fraternel dans les salons de Vérone. La noblesse de
m front et la douceur pensive de ses yeux, contrastant avec la fer-
i( té des lignes de la bouche, lui auraient attiré une attention flatteuse
uns toute réunion de femmes, sans acception de parti. A quelques
is derrière lui se tenait un jeune homme de dix-neuf ans à peine,
iiv cheveux blonds et aux joues rosées, portant un léger uniforme
l'aide-decamp : cet adolescent figurait en qualité de lieutenant dans
^lat-major du général Hoche, et depuis quelques jours il partageait
k ec le jeune chef de bataillon le commandement de la colonne expé-
litionnaire.
' — Commandant Hervé, cria tout à coup le plus jeune des deux of-
cicn-s remarquant que le flot envahissait le rocher qui servait d'obser-
laloire à son supérieur, je vous avertis que la marée monte; vous aurez
!e l'eau à mi-jambe tout à l'heure.
Le commandant Hervé se retourna avec une mine distraite, regarda
aguement le petit aide-de-camp de l'air d'un homme qui doute si on
a appelé; puis il revint à sa lorgnette et à ses observations. Le petit
ide-de-camp éclata de rire. — Je vous dis, commandant, reprit-il en
e faisant un porte-voix de ses deux mains, je vous dis que la marée
774; REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS gagne, et que tous allez vous noyer; — vous noyer, entendez-
vous !
Le commandant tressaillit comme un homme qui s'éveille, promena
autour de lui des regards étonnés, et, s'apercevant que ses bottes
étaient déjà submergées jusqu'à la cheville, il s'élança d'un bond sur
la grève en murmurant une imprécation dont le caractère contenu et
discret annonçait des habitudes distinguées; car un homme bien élevé
diffère d'un cuistre jusque dans les grossièretés où peuvent l'entraîner
les surprises de la passion. Puis le jeune homme, ayant fait rentrer
l'un dans l'autre les tubes de sa lorgnette, commença sur le sable une
promenade r,ipide, sans autre but apparent que de calmer une grande
agitation d'esprit.
Les soldats inquiets ne perdaient pas un seul des mouvemens de leur
chef.
— Je suis sûr, hasarda Colibri, parlant assez haut pour être entendu
de Bruidoux sans s'adresser directement à lui, je suis sûr que le com-
mandant regrette de ne pas avoir amené tout le bataillon. — Bruidoui
continuant de fumer avec une placidité orientale, Colibri s'enhardit :
— Il faut, dit-il, que le général ait été trompé sur les forces de l'ennemi;
autrement il serait venu lui-même avec deux ou trois batteries
— Pourquoi pas avec toute la division, l'état-major et la musique?
interrompit d'une voix tonnante le sergent Bruidoux. Ne faudrait-il
pas que la république elle-même se mît en marche avec tous les sans-
culottes de France et de la ci-devant Navarre, pour conserver la fraî-
cheur du teint du citoyen Colibri? Le général, dis-tu, moineau plumé?
Tu vas t'amuser à épiloguer sur les idées du général, toi, à présenti
Assistes-tu à son conseil? As-tu lu seulement le manuel du vrai trou-
pier"? J'en doute, et voici pourquoi j'en doute, c'est que tu es tout-à-fait
étranger à la théorie de l'effet moral; ainsi. Colibri, tu ne peux pas te
fourrer dans la tête (ju'il y ait une crânerie délicieuse et un effet mo-
ral magnifique dans le simple fait d'opposer cinquante grenadiers à
un millier de ci-devant.... Que nous devions être hachés jusqu'au der-
nier, c'est ce qui me crève l'œil, comme à toi; mais l'effet moral n'ea
sera pas moins produit, et les ci-devant sauront le cas qu'on fait d'eux.
Et maintenant. Colibri, comme ton courage me paraît entaché de mo-
dérantisme, je dois te prévenir que si tu sentais, pendant que les prunes
l'arriveront par devant, des coups de crosse te survenir par derrière,
il ne faudrait pas t'abandonner à une frivole surprise, vu que je con-
nais personnellement celui qui te la ménage.
Avant que le sergent Bruidoux eût pu constater sur le visage de son
subordonné l'effet moral de sa période, une exclamation partie du
groupe qui l'entourait attira ses regards vers la mer : il reconnut alors
avec étonnement qu'un seul canot s'était détaché de la frégate, et fai-
nS
I
BELL AH. T7i>
lit force de rames vers le rivage, tandis que le noble vaisseau courait
s bordées à deux lieues de la côte. — Us nous envoient un parle-
icntaire, reprit le sergent; c'est ce qu'on peut appeler une conduite
udente pour ne pas dire plus. Me feras-tu l'amitié de m'apprendre,
)libri, toi qui as des yeux d'aigle empaillé, ce que tu aperçois dans
'tte nacelle?
— Sauf le respect que je vous dois, sergent, je crois y apercevoir
ne demi-douzaine de jupons.
— Alors, dit Bruidoux, ce sont des Écossais. Je ne connais dans
)utes les armées du monde civilisé que les Écossais qui portent des
jpons.
— Sergent, répliqua Colibri, les Écossais portent-ils aussi des
)iffes?
— Des coiffes? dit Bruidoux; je ne le crois pas. Tu veux dire des
irbans?
— Il y a bien certainement au moins une Coiffe, sergent. Ce sont
lutôt des Écossaises.
— Tout est possible, reprit le sergent, en se recouchant avec philo-
Dphie; mais si les femmes se mettent de la partie, bonsoir.
Pendant cet entretien, le commandant Hervé, assis sur la quille
une barque renversée, traçait sur le sable avec le fourreau de son
abre des figures cabalistiques, tandis que ses yeux distraits semblaient
ire des mots invisibles dans le monde confus des souvenirs ou des es-
t tances. Une main, qui touchait doucement son épaule, l'arracha
oudain à sa rêverie; en même temps une voix claire et presque enfan-
ine disait derrière lui :
— Eh bien ! voilà un heureux moment pour vous, Pelven?
j — Heureux! Francis, répondit le jeune homme en souriant d'un air
pensif, je n'en sais rien. J'ai assez vécu déjà pour savoir qu'on ne peut
lualifier un moment d'heureux ou de malheureux que lorsqu'il est
coulé.
— Comment? reprit Francis en interrogeant d'un œil plein d'af-
ection le regard mélancolique de son ami, cette barque ne va-t-elle
ms jeter dans vos bras une sœur bien-aimée? N'est-ce pas là le bon-
leur après lequel vous soupirez depuis deux ans?
— Et sais-je seulement, dit Pelven, si je vais retrouver en elle la
œur dont je me souviens et que j'espère? Elle a vécu si long- temps au
lîilieu de mes ennemis ! Elle apprend de tout ce qui l'entoure à haïr
'uniforme que je porte.
— Non, non, ce n'est pas cela! s'écria le jeune aide-de-camp avec
ime vivacité qui couvrit son front d'une rougeur subite. 11 ne faut que
Javoir d'elle ce que vous m'avez dit, Hervé, ce que vous avez bien
776 REVUE DES DEUX MONDES.
Toulu me montrer de ses lettres, pour qu'un tel soupçon soit impos-
sible, indigne!
— Et puis, reprit Hervé souriant de l'emportement chevaleresque
du jeune homme, ma sœur ne vient pas seule. Elle est accompagnée
de plusieurs personnes, qui, j'en suis sûr, ne m'aiment pas, et vous
pouvez comprendre, Francis, qu'il m'est pénible de ne voir que de la
froideur et de l'hostilité sur des visages autrefois familiers et amis.
— Y aurait-il une indiscrétion extraordinaire, commandant Hem,
à vous demander un dénombrement de l'équipage féminin du canot?
— Dans un temps oîi la pohtesse est une perle des plus rares, heu-
tenant Francis, il m'est impossible de ne pas satisfaire une curiosité
qui s'exprime avec une si pointilleuse convenance. Je ne vous dirai
rien de M"* Andrée de Pelven, ma sœur, dont je ne vous ai sans doute <
que trop parlé. — Francis rougit de nouveau. — Mais, continua le
commandant, vous avez excusé cette faiblesse dans un frère. Outre
cette jeune personne, le canot que vous voyez à une demi-lieue en mer '
s'honore de porter M""' Éléonore de Kergant, autrefois chanoinesse; elle |
est sœur du marquis de Kergant, mon tuteur: c'est l'ennemie la plus'
acharnée que je connaisse à la république française, et l'amie la plus
tendre que l'étiquette, le haut savoir-vivre et la poudre à la reine aient
conservée en ce temps d'abomination. Derrière cette dame, et à une
distance respectueuse, vous apercevrez une jeune Basse-Brette qui^
promettait d'être une des plus belles créatures dont regard d'homme]
puisse être charmé. Elle se nomme Alix. C'est la fille du citoyen Kado,
ce grand guide breton qui a amené les clievaux, et que vous voyez ap-
puyé contre ce màt. Je vous prie d'observer en passant que cet homme,
avec ses cheveux pendans, son large cliapeau, ses braies bouffantes ei\
son habit à la Louis XIV, est à sa façou un type d'une grande beauté,
qui peut vous donner une idée de celle qui caractérise sa fille. Ahx al
été élevée au château : elle y vit dans une condition mixte; ce n'esU
pas une demoiselle, et ce n'est pas une femme de chambre. Elle a les
mains blanches et sait l'orthographe. Enfin, à une distance plus res-
pectueuse encore, je suppose, vous remarquerez ou vous ne remar-
querez pas une fille de chambre anglaise, ou écossaise, ou je ne sais
pas quoi, une miss Mac-Grégor, qui compte des cliefs de clan parmi
ses ancêtres, et que des malheurs quelconques ont réduite à l'escla-
vage. Comme la chanoinesse l'a attachée tout récemment à son ser-
vice, je ne l'ai jamais vue; toutefois, si vous tenez à son portrait, le
voici : c'est une gauche et grande personne rousse, qui prend du tabac
en cachette. Étes-vous content, Francis?
— Pas encore, commandant; car, si je ne me trompe, il y a cinq
femmes dans le canot, et vous ne m'en avez nommé que quatre.
BELLAH. 777
— C'est juste, reprit Hervé de Pelven, et il poursuivit avec un em-
barras qui n'échappa point à son ami : il y a encore ou du moins il
doit y avoir, car je ne distingue rien d'ici , M"^ Bellah de Kergant, fille
du marquis et nièce de la chanoinesse. Ce nom de Bellah est de tra-
dition dans la famille depuis les Conan et les Alain.
— Quoi! est-ce tout? demanda Francis. Pas un mot d'éloge et pas
une épigramme. Me voilà contraint de penser que la jeune dame est
contrefaite ou parfaite, puisque votre pinceau ne daigne pas ou n'ose
pas s'occuper d'elle.
— 11 est toujours délicat de parler de ses ennemis, dit Hervé, et j'ai
le regret de compter M"^ de Kergant parmi les plus ardens adversaires
de la cause que je soutiens. Elle est l'amie de ma sœur; je puis dire
qu'elle a eu pour moi-même, pendant de longues années, les senti-
mens qu'on a pour un frère; mais je ne suis plus maintenant, pour
elle, qu'un misérable souillé du sang de son roi, sali de la poussière
de toutes ses reliques en ruines... Une minute de silence suivit ces
paroles que le jeune commandant avait prononcées d'une voix émue
et vibrante; puis il reprit : — Vous la verrez, Francis, vous me direz si
jamais peintre a fait luire sur un plus divin visage la pureté d'une vierge
et l'ame d'une martyre. — Hervé s'interrompit encore, et ce ne fut
qu'après avoir détourné la tête pour cacher l'altération de ses traits
qu'il ajouta : — C'est une lutte quelquefois bien rude , monsieur
Francis, que celle des croyances et des devoirs que fait éclore l'âge
d'homme contre les plus doux sentimens de l'enfance.
Le jeune commandant, en achevant ces mots, se leva et fit avec pré-
cipitation quelques pas sur la grève, tandis que le petit lieutenant de-
meurait à la place où il venait de recevoir cette demi-confidence, les
yeux humides et le front couvert d'un nuage mélancolique auquel la
légèreté habituelle de sa physionomie prêtait un touchant caractère.
Nous profiterons du court intervalle qui sépare encore le canot an-
glais du rivage pour compléter, aussi brièvement que possible, une
exposition malheureusement indispensable aux plus humbles récits.
— Hervé et sa sœur, orphelins dès leurs premières années, avaient
été légués à la tutelle du marquis de Kergant, vieil ami du comte de
Pelven, leur père. Le marquis s'était acquitté avec une pieuse délica-
tesse d'un engagement formé au pied d'un lit d'agonie. Les deux
tristes enfans avaient trouvé au foyer du loyal gentilhomme une place
fraternelle à côté de Bellah, sa fille unique; ils avaient partagé avec
elle les bienfaits d'une éducation pleine d'une sévère sollicitude. —
Quand il eut atteint sa seizième année, Hervé fut envoyé dans un col-
lège de Paris, d'où il ne sortit que pour entrer à l'école militaire de
Brienne. A la fin de chaque été, le jeune homme venait passer quel-
ques semaines au château de Kergant; mais, s'il y rapportait toujours
778 REVUE DES DEUX MONDES.
la même vénération reconnaissante pour son tuteur et la même ten-
dresse pour les deux charmantes sœurs qui l'accueillaient les larmes
dans les yeux, il avait senti d'année en année des idées nouvelles
prendre dans son esprit la place des principes dont son enfance avait
été nourrie. Le jour où le marquis apprit l'issue fatale du voyage du
roi Louis XVI à Varennes, prévoyant l'effort désespéré par lequel la
noblesse bretonne devait signaler son dévouement à ses religions atta-
quées, il rappela subitement son pupille : Hervé obéit et revint à
Kergant. — 11 y vécut quelques mois dans de cruelles angoisses d'es-
prit, entre les puissans souvenirs de son cœur et les profondes convic-
tions de son intelligence. Puis il prit sa résolution et partit secrète-
ment pour Paris. Peu de temps après, M. de Kergant apprenait par une
lettre respectueuse que le fils du comte de Pelven servait comme vo-
lontaire dans les troupes de la république. — A partir de ce jour, bien
que M"* de Pelven pût remarquer dans la conduite de son tuteur
envers elle un redoublement d'égards et de bienveillance, elle n'osa
plus prononcer le nom de son frère, aimant mieux le voir oublié qu'oit^
tragé. Les autres habitans du château observèrent strictement la même
réserve, témoignant tous ainsi une égale réprobation pour le parti
qu'avait pris Hervé, bien que ce sentiment empruntât des nuances dis-
tinctes aux idées et au caractère de chacun. Le marquis considérait
absolument le fils de son ancien ami comme un renégat et comme un
félon, qui, également traître à Dieu et au roi, ne méritait de pardon
ni en ce monde ni en l'autre. M"^ de Kergant , la chanoinesse, voyait
apparaître, dans le champ étroit et fantasque de ses préjugés, l'ancien
pupille de son frère sous les formes les plus inouïes : elle le voyait
brandissant une pique qui se terminait par une tête saignante; elle le
voyait revêtu d'une carmagnole extraordinaire et dansant sans aucune
méthode des ça ira inconvenans sous des lanternes humaines; elle le
voyait enfin courant le guilledou sous l'étrange costume qu'elle prê-
tait aux sans-culottes, prenant au pied de la lettre cette dénomination
politique.
Pour la jeune Bellah, il existait au milieu des révolutionnaires un
homme né avec les plus nobles qualités, mais égaré jusqu'au crime et
frappé d'un vertige sans nom; elle éprouvait une telle horreur pour
cette désertion de tous ses autels domestiques, que jamais la fière en-
fant n'osa ni ne voulut , dès ce moment , mêler le nom du traître aui
plus secrets murmures de ses prières. Peut-être espérait-elle au fond
de l'ame que Dieu daignerait lire ce nom proscrit dans ses yeux hu-
mides. Aussi bien M"* de Kergant avait une habitude innocente qu'(m
retrouvera chez quelques femmes trop chastes pour relever leurs
charmes par les plus simples artifices de la coquetterie, mais assez
femmes encore pour conserver l'instinct de leur beauté. Jamais ses
BELL AH. 779
eux ne se seraient permis un de ces traits imprévus, une de ces atta-
jiies furtives, un de ces éblouissemens magiques qui doublent l'éclat
les savans regards féminins. Bellah, si nous osons appliquer une figure
ulgaire à cette douce image, n'avait qu'un tour dans sa gibecière,
juim carreau dans son arsenal, mais il était décisif: elle dressait tout
loucement vers le ciel sa prunelle ctincelante et noyée. C'est à propos
le quoi sa tante disait qu'elle faisait des coquetteries au bon Dieu. Or,
! est possible, disons-nous, que ce jeu mystique de prunelles, quand
intervenait dans les prières de la jeune royaliste, remplaçât éloquem-
iient le nom que ses lèvres dédaignaient de prononcer.
Hervé de Pelven arrivait , le fusil sur l'épaule , à l'armée de la Mo-
elle, comme le général Hoche en prenait le commandement eu chef.
La conduite de Hervé dans une affaire d'avant-postes lui valut presque
lîUTiédiatement le grade de lieutenant. Plus tard, à l'attaque des lignes
le Wissembourg, comme son bataillon se repliait en désordre devant
l'artillerie formidable d'une redoute autrichienne, il s'élança seul sur
ies fascines, une flamme tricolore à la main, et s'y tint debout pendant
iune minute sous la fusillade, par un miracle d'audace et de bonheur.
Les républicains , ramenés et électrisés par son exemple , le retrouvè-
jrent mourant au milieu des cadavres ennemis. Le général en chef, té-
moin de ce fait d'armes , voulut que le brave jeune homme conservât
le commandement du bataillon qu'il venait de sauver et d'illustrer;
jmais Hervé n'était pas encore sorti du lit de douleur où ses blessures
l'avaient jeté, quand le général Hoche, livré une première fois par sa
ifortune, toujours souriante et toujours prête à le trahir, passa de son
Icamp victorieux dans les prisons du comité de salut public. Hervé per-
dait plus qu'un protecteur : les égards touchans et les attentions affec-
tueuses que Hoche lui avait témoignés, tenant plus de compte du rap-
port de leur âge que de la différence du rang , lui donnaient le droit
de prévoir et déjà de regretter un ami dans le chef qui lui était en-
levé.
Ce fut à cette époque que Pelven apprit, par une lettre datée de Lon-
dres, que sa sœur Andrée, M"* Bellah de Kergant et la chanoinesse
avaient émigré en Angleterre sur l'ordre et par les soins du mar-
quis; quant au marquis lui-même, la lettre d'Andrée n'en parlait point.
Hervé eut la pénible explication de cette réserve en voyant peu de
temps après le nom de M. de Kergant figurer parmi les noms des chefs
royalistes qui firent dans l'ouest une si redoutable diversion à nos
guerres de frontière. A partir de ce jour, le jeune officier reçut à des
intervalles rapprochés des lettres de sa sœur : le mystère de cette cor-
respondance, qui ne pouvait s'entretenir que par des voies détournées,
altéra la confiance que le patricien converti s'était d'abord attirée dans
l'armée républicaine. Malgré les hautes qualités militaires qu'il conli-
780 REVUE DES DEUX MONDES.
nua de déployer, le demi-soupçon tjui pesait sur lui le retint dans le
commandement où ses premiers pas l'avaient élevé , commandement
qui , à cette époque de rapides fortunes comme de chutes profondes,
pouvait paraître subalterne à un jeune homme de mérite et de cou-
rage.
L'ennui de cette situation douteuse acheva d'assombrir le caractère
de Hervé, qui s'était senti envahir dès long-temps par une invincible
mélancolie. La fièvre d'enthousiasme qui avait en même temps inspiré
et soutenu sa généreuse résolution s'était apaisée, une fois le sacrifice
accompli; car la nature , en permettant aux fibres de l'ame humaine
de se tendre jusqu'aux tons aigus de l'enthousiasme, a limité la durée
possible de cet effort, qui userait la vie en se prolongeant.il ne restait
à Hervé que le calme soutien d'une conviction élevée et ferme : c'était
assez pour qu'il ne se repentît point , trop peu pour qu'il fût heureux.
II est donné à un petit nombre d'ames de trouver un bonheur qui leur
suffise dans la mâle nourriture des idées , de la raison et des faits. La
plupart ont besoin d'une sorte de superflu délicat qui , pour elles, est
aussi le nécessaire. Trop faibles peut-être, il leur faut de temps en
temps chercher un refuge et puiser de nouvelles forces dans des dis-
tractions d'une nature moins sévère; douées peut-être aussi d'une or-
ganisation plus exquise, elles unissent à leurs aspirations viriles des
penchans plus tendres qui veulent également être satisfaits.
Hervé n'avait connu toute la valeur de son sacrifice qu'après l'avoir
consommé. Alors seulement ses sentimens, dégagés du tumulte de ses
irrésolutions , lui étaient apparus dans toute leur sincérité. 11 s'était
aperçu , à la fidélité implacable de sa mémoire , de l'impression plus
que fraternelle que les traits de M"* de Kergant lui avaient laissée
comme un souvenir vengeur. Quand même Hervé eût assez peu connu
le caractère de Bellah pour conserver des doutes sur la façon dont elle
devait apprécier sa conduite , les lettres d'Andrée l'auraient suffisam-
ment édifié à ce sujet. Non-seulement M"* de Kergant n'ajoutait jamais
aux lettres de son amie un mot de politesse pour l'homme qui avait
été si long-temps son frère, mais il était de plus évident qu'Andrée
elle-même se trouvait liée sur ce point par d'inflexibles prohibitions.
C'est de quoi Hervé pouvait juger par la concision de cet invariable
post-scriptum : « Bellah va bien. » Une seule fois Andrée osa étendre
les limites de ce cruel bulletin, et à la suite de la formule habituelle:
« Bellah va bien, » Hervé eut l'étonnement de lire ces mots : « Elle est
belle comme une sainte. » On ne saurait dire pourquoi ce petit supplé-
ment, qui était bien d'une femme, irrita Hervé au point qu'il com-
mença à prendre pour de la haine le sentiment violent que la pensé
de M"" de Kergant soulevait dans son cœur.
Cependant le 9 thermidor rendit le général Hoche à son pays. A]
BELLAH. 781
•1'.', peu de temps après, au commandement des côtes de Brest, il
cmta ses forces de plusieurs corps détachés de l'armée du Nord. La
)" demi -brigade, dans laquelle servait Pelven, fut la première que
)che songea à réclamer, et Hervé rentra en armes sur la terre na-
le. Il trouva en grande faveur auprès du général le jeune homme
le nous connaissons sous le nom de Francis. Suivant les commérages
ystérieux de l'état-major, la mère toute jeune encore de cet enfant
Hait rencontrée avec le général républicain dans les prisons, et lui
ait recommandé son fils en partant pour le terrible tribunal d'où
ai ne revenait pas. Soit simple piété pour le vœu d'une mère mou-
iiite, soit ressouvenir de quelque sentiment plus doux, il est certain
10 le général avait placé sur cette jeune tête une vive affection.
Un jour d'hiver de l'année 1794, Hoche, rejoignant son quartier-
!;néral avec trois bataillons, fut attaqué sur les bords de la Vilaine
ir les blancs de Stofflet. Du haut d'un tertre où il se tenait pendant
combat, il vit tout à coup son jeune aide-de-camp enlevé, presque
ses pieds, par cinq ou six partisans. Au même instant, un officier
ipublicain s'élançait, les rênes aux dents, au travers du groupe en-
emi qui entraînait le brave enfant, et, soulevant le prisonnier par le
3llet de son habit, il rapportait ce trophée vivant jusqu'au pied de
éminence, sur laquelle tout l'état-major battit des mains. Par cette
rouesse chevaleresque, Hervé avait fortifié d'un sentiment de vive
i3Connaissance l'intérêt amical que Hoche lui témoignait. Quant à
rancis, il avait conçu pour son libérateur une affection passionnée et
bthousiaste.
! Quelques semaines plus tard fut signée la première pacification de
i Vendée et de la Bretagne. Hervé reçut alors une lettre de sa sœur,
ui le priait d'obtenir pour elle et pour ses compagnes d'émigration
1 liberté de rentrer en France : elle demandait , en outre, qu'une es-
[orte de soldats républicains les protégeât jusqu'à Kergant contre les
houans ennemis de la pacification, qui pourraient vouloir se venger
ur elles de la part que le marquis avait prise à cet heureux résultat,
lalgré le peu de fond qu'il faisait sur cette paix incomplète. Hoche
l'imagina pas que la présence de deux ou trois femmes pût accroître
es dangers que la Bretagne préparait encore à la république. Le
I thermidor avait d'ailleurs fait succéder au régime de la terreur un
ystème plus clément. Enfin le marquis de Kergant se trouvait au
lombre des chefs royalistes amnistiés. Hoche n'hésita donc pas à faire
:ette innocente concession à un homme dont il était personnellement
e débiteur, et dont le caractère lui inspirait une confiance absolue.
— Le lecteur connaît maintenant les motifs qui amenaient sur la côte
le F... le détachement de grenadiers républicains que nous y aban-
lonnons depuis trop long-temps.
782 REVUE DES DEUX MONDES.
Le canot anglais touchait au rivage; il entrait, porté par la niaree
haute, dans une petite anse que formait, au bas de la grève, un groupe
de rocliers à fleur d'eau. Hervé et Francis s'approchèrent des rochers
pour aider au débarquement, tandis que les soldats se rangeaient avec
curiosité à quehjues pas derrière eux. Seul le sergent Bruidoux était
demeuré loin de là, étendu sur le dos, suivant de l'œil des mouettes
dans l'espace, et protestant par sa pose dédaigneuse contre la scène de
protocole qui menaçait de donner un démenti à sa science prophé-
tique. Quand le canot fut à quelques pieds des récifs, les rameurs l'ar-
rêtèrent brusquement : en même temps le jeune midshipman qui
commandait l'embarcation sautait sur le banc de l'avant, et, saluant
avec politesse : — Monsieur l'officier, dit-il tandis que Hervé portait
la main à son chapeau, si vous êtes celui que je suppose, vous ne trou-
verez point mauvais que je vous demande vos titres avant de remettre
entre vos mains le précieux dépôt qui m'est confié.
— Mais, monsieur, interrompit vivement une voix de femme dans
le canot, je vous assure que c'est mon frère !
Hervé fit de la main un signe d'amitié à la jolie fille qui venait de
parler; puis, tirant un papier de sa poche, il le piqua au bout de son
sabre, et le présenta au midshipman. Celui-ci lut alors à haute voix te
commission qui était conçue en ces termes : « En vertu des pouvoirs
qui me sont confiés par la convention nationale, j'autorise à rentrer et
à séjourner librement sur le territoire de la république les citoyennes
Éléonore Kergant, fille majeure, ci-devant chanoinesse,BellahKergant
et Andrée Pelven, filles mineures, accompagnées des citoyennes Alix
Kado et Mac-Grégor, leurs domestiques officieuses. Signé Hoche. »
Après avoir achevé cette lecture, pendant laquelle M""' Éléonore de
Kergant avait cru devoir hausser les épaules à plusieurs reprises, le
midshipman remit le papier à la vieille dame, et le canot vint touchffl*
les rochers. Trompant l'empressement de Hervé, la chanoinesse s'é-
lança sur le rivage en faisant un plié Pompadour, puis elle se retourna
en toute hâte et offrit tour à tour la main à chacune de ses compagnes
d'exil. Soit hasard, soit cruauté préméditée de M'"^ de Kergant, ce ftît
Andrée qui débarqua la dernière.
— Mon frère ! s'écria-t-elle en sautant dans les bras de Hervé et en
essuyant avec ses cheveux blonds les pleurs qui inondaient son visage
en feu, vous voilà donc! vous voilà enfin! et, mon Dieu! vous voilà
comme je vous ai quitté... N'est-ce pas singulier, Bellah? Moi, je crai-
gnais de le retrouver avec les cheveux tout gris !
— Mais, chère enfant, dit en riant Hervé, songez qu'il y a deux ans
seulement que nous ne nous sommes vus.
— Seulement ! reprit la jeune fille; mais je trouve que c'est bien as-
sez de temps, cela, deux ans !
BELLAH. 783
— Beaucoup trop, certainenwint, mais pas assez, uia chère, pour
ire arriver un homme à la décrépitude.
— Enfin, tant mieux; mais je le croyais, moi, dit Andrée en faisant
moue; puis elle éclata de rire, sauta encore une fois au cou de son
ère, et s'appuya sur son bras pour remonter la grève jusqu'au vil-
ige. — La chanoinesse, de son côté, avait pris avec précipitation le
ras de Bellah, comme pour déjouer toute tentative polie dont l'of-
cier républicain eût pu concevoir la téméraire pensée.
A quelques pas de là, le guide breton était assis sur le plat bord
une barque, tenant dans ses mains la main de sa fille, et lui parlant
pavement dans la vieille langue de ses aïeux. La beauté en quelque
orte judaïque d'Alix empruntait un attrait particulier à l'élégance de
on costume national. La majesté régulière de son visage, qu'illumi-
laient de grands yeux noirs, s'encadrait à ravir sous une coiffe bre-
onne, dont les blanches ailes relevées venaient se rattacher sur le haut
le la tête. Rien dans la pose ou dans la façon de marcher d'Alix ne
éinoignait cet embarras qui donne souvent de la gaucherie aux mou-
'emens des femmes de condition inférieure.
Hervé ne put s'empêcher de remarquer avec quelle splendeur la
)lus humble de ses compagnes d'enfance avait tenu toutes les pro-
nesses de sa beauté naissante; mais cette beauté soutenait mal la com-
paraison avec celle de Bellah, qui cependant offrait à peu près le
nème type, adouci par une culture d'intelligence plus délicate : c'était
la même dignité, avec moins de parfum sauvage et une distinction de
formes plus exquise. Bellah semblait être le second exemplaire d'une
ï'uvre divine, empreint de plus de soin dans les détails que le pre-
mier, et gagnant en perfection ce qu'il pouvait avoir perdu en force
Iprimitive.
Tandis que le commandant Hervé continuait de gravir le rivage,
jécoutant avec ravissement la voix de sa jeune sœur, doux écho des
années disparues, le petit aide-de-camp s'éloignait à pas lents, le cœur
serré par cette tristesse que nous inspire une fête de famille dont nous
n'avons pas le droit de prendre notre part.
IL
SGANARELLE.
Ah! monsieur, c'est nn speclie. Je le reconnais
aa marcher. (Molikre , Festin de Pierre.)
Sur l'ordre de leur commandant, les soldats eurent bientôt repris
les armes et formé leurs rangs. Les femmes montèrent les chevaux
préparés pour elles et prirent place au milieu du détachement, qui sortit
784 REVUE DES DEUX MONDES.
du village, précédé par le garde-chasse Kado. Afin de prêter le moins
possible aux conjectures, Hervé, suivant les prescriptions du général,
devait éviter de traverser les lieux habités, et la petite troupe se trouva
bientôt engagée, sur les pas du guide gigantesque, dans des sentiersà
peine frayés au milieu de landes marécageuses ou d'arides bruyères.
Hervé, quittant avec regret sa sœur, à laquelle la chanoinesse venait
d'adresser une question impérative , rapprocha son cheval de celui
du jeune aide-de-camp, qui marchait en tête de la caravane.
— Eh bien ! Francis, lui dit-il, avais-je tort de mal présumer de cette
entrevue?
— Mille fois tort, commandant, à moins que vous ne mettiez en
balance dans votre cœur le cant d'une vieille tête à frimas et la ten-
dresse expansive de cet ange qui est votre sœur.
— Non, sans doute; mais maintenant que vous avez vu de vos yeux
M"* de Kergant, Francis, qu'en pensez-vous?
— Elle est agréable, commandant Hervé.
— Vraiment! agréable, lieutenant Francis? Vous êtes modéré dans
vos expressions, monsieur. Et l'accueil qu'elle m'a fait, avez-vous la
bonté de le trouver agréable aussi ?
— Ni agréable, ni autrement, ma foi, car elle ne vous en a pas fait
du tout; mais votre sœur, Pelven, votre charmante sœur...
— Ma charmante sœur, interrompit Hervé avec un peu d'humeur,
n'a pas besoin d'être défendue, n'étant pas attaquée, que je sache.
Francis ne répondit point et regarda Hervé avec une expression de
surprise et de chagrin qui calma aussitôt l'emportement du jeune
homme. — Pourquoi diantre aussi , reprit-il en riant , me répondre
Andrée quand je vous parle Bellah? Mais là véritablement, mon cher
Francis, avouez que M"« de Kergant est d'une beauté en quelque sorte
effrayante.
— Effrayante est le mot, dit Francis. Je lui avais, il y a un moment,
ramassé sa cravache. Elle m'a remercié en fixant ses yeux sur les miens
avec une telle précision de regard, que j'en ai frémi jusqu'à la plante
des pieds. J'ai voulu lui riposter par une phrase de politesse, mais je
n'ai pu émettre qu'une manière de grognement sourd, et je vous con-
fesse que je lui en garde rancune. C'est une beauté extraordinaire
sans doute, mais qui étonne plus qu'elle ne touche. Quelle différence,
mon cher Pelven, avec...
— Avec la chanoinesse, dit vivement Hervé : assurément la diffé-
rence est notable; je vous loue de l'avoir remarquée.
Tout en causant, les deux jeunes gens avaient pris un peu d'avance
sur le reste de l'escorte, qui gravissait en ce moment la pente escarpée
d'une colline; le paysage était formé par une chaîne de croupes nues,
entre lesquelles des ruisseaux couraient à travers des roches. La figne
BELL AH. 785
t S uniformes qui ondulait en suivant les détours des sentiers, l'aspect
fiicieux de la cavalcade féminine, les voiles flottans, les plumes blan-
( es que le vent agitait sur le léger feutre des amazones, cette vie,
( mouvement et ces couleurs dans ce site sauvage offraient une
; tio d'un intérêt pittoresque qui n'échappa point aux deux officiers.
• Voyez donc, Pelven, s'écria Francis, ne vous faites-vous pas à vous-
] Mue reflet d'un enchanteur qui emmène captive une nichée de
] incesses, avec la reine douairière, s'entend?
— Je me ferais plutôt l'effet d'un enchanté que d'un enchanteur,
ipliqua Hervé. Je vous dirai de plus, Francis, que je n'aime pas ce
] ys perdu; je n'ai qu'une confiance très bornée dans notre guide; c'est,
i ;i façon, un très honnête homme, mais royaliste comme le tigre royal
]i-même. Je vous prie de le surveiller. Tenez, par exemple, que fait-il
]-bas, je vous le demande?
Le garde-chasse suivait alors la corniche d'une lande coupée à pic sur
j droite, et s'arrêtait de temps en temps pour pousser du pied des
iigmens de rocher dans l'abîme invisible de la vallée.
— Mais, dit Francis, à ce qu'il me paraît, le citoyen Kado se divertit
• ! la plus innocente façon.
— L'innocence même du divertissement m'est suspecte, reprit Hervé.
1 homme d'une physionomie et d'un caractère aussi graves ne se
ic point sans raison à des jeux d'enfant. Tenez, il écoute à présent;
\ient de pencher la tête du côté du précipice.
— Bon! il écoute le bruit de ses pierres qui ricochent de rocher en
dier. Je vous dis que ce digne sauvage a le goût des plaisirs simples...
— Silence! interrompit Hervé, en touchant le bras du jeune licute-
mt. N'avez-vous pas entendu?...
— Entendu quoi?
— On a sifflé, et j'ai vu le guide échanger un coup d'oeil avec la cha-
jinesse.
— J'ai bien entendu en effet quelque chose comme un sifflement ou
)inme le souffle du vent dans les bruyères. Quant à l'œillade entre la
lanoinesse et le sauvage, je l'ai perdue et je la regrette; mais, en vê-
te, commandant, je ne comprends rien à vos appréhensions. Ne
)mmes-nous pas suffisamment protégés par la présence de votre sœur?
ouvez-vous supposer qu'elle ait trempé dans un complot dont son
ère serait la première victime ?
— Elle pourrait n'en rien savoir.
— Et puis, j'ai beau considérer la tête poudrée de la chanoinesse, je
-bis bien qu'elle ressemble à une enseigne de marchand de cannes
ir laquelle il a neigé, mais je ne saurais croire qu'il y puisse germer
ne idée sanguinaire.
— La vieille dame est madrée, lieutenant, quelle que puisse être sa
toux. X. ^0
786 REVUE DES DEUX MONDES.
tête, et je ne doute pas qu'elle n'ait fort politique en Angleterre. Penir
être, telle que vous la voyez, a-t-elle commercé directement avecPitl.
— Je plains Pitt, dit Francis.
— Soit; mais, parmi les idées qui auraient pu éclore sous ce crâne de
chanoinesse, que diriez-vous de celle-ci, je suppose? En attirant dans
un guet-apens l'escorte du commandant Hervé, et en épargnant toute-
fois ledit commandant, on ferait peser sur lui un soupçon de complicik
qui le compromettrait sans ressource aux yeux de la république, et de
la sorte il se trouverait rejeté bon gré mal gré dans la sainte cause
royaliste. Hein?
— Hum ! dit Francis, voilà qui est spécieux; mais, pour avoir une
pareille pensée, il faudrait qu'ils ne connussent pas le commandant
Hervé.
— La passion pourrait les aveugler au point de me faire cette injure.
Au reste, ce sont là de folles idées; je voulais vous rappeler seulement
qu'après tout nous sommes en pays ennemi, et qu'il est convenable
d'avoir les yeux ouverts.
— Soyez tranquille , commandant, je veillerai sur le guide , suf la
reine-mère et même sur....
— Ma charmante sœur? demanda doucement Hervé.
— Non, monsieur de Pelven, non; — j'aimerais autant soupçonner
la statue même de l'innocence; je voulais parler de cette belle fleur
sauvage, de la fille du garde-chasse.
Andrée, en se rapprochant de son frère, mit fin à l'entretien des
deux jeunes gens. On était au milieu de la journée : la caravane sui-
vait les courbes d'un sentier des deux côtés duquel s'étendait à perte
de vue une plaine d'un aspect désolé : des touffes de grands genêts de
la hauteur d'un homme prêtaient seules, par intervalle, une appa-
rence de culture à ce désert breton; çà et là sortaient du sol dépouiUé
des arêtes de granit recouvertes de noirs lichens. Cinq ou six chaur
mières étaient perdues au centre du plateau; mais ces enseignes de la
présence des hommes n'avaient rien de rassurant pour l'œil du voya-
geur : elles portaient un caractère misérable et sombre qui était fait
pour ajouter un sentiment d'alarme aux ennuis de la solitude.
La caravane fit une halte d'une demi-heure dans cette triste oasis.
Devant la porte de la cabane qui était la plus voisine du chemin étsH
assis sur un escabeau un jeune homme déguenillé, à l'œil hagard et
aux traits flétris : il exposait alternativement chacune de ses mains aux
rayons du soleil avec une mine de satisfaction stupide. « C'est mon
pauvre gars que le bon Dieu a frappé, » dit une vieille femme qui était
sortie de la cabane en voyant Hervé s'approcher d'un air d'intérêt.
Hervé mit une pièce d'argent dans la main de la malheureuse mère et
s'éloigna de cet affligeant spectacle; mais, s'étant brusquement retourné
^
BELL AH. 787
Iques minutes après, il fut surpris de voir le pauvre gars engagé
is une conversation animée avec le garde-chasse : il étendait les
is vers le nord, et lui parlait avec une extrême volubilité. S'aperce-
it que les regards de Hervé étaient fixés sur lui, il retomba soudain
is son attitude hébétée. — Quelle pitié! n'est-ce pas, monsieur? dit
clo en passant à côté du jeune commandant. Celui-ci ne répondit
mais, se défiant d'un idiot si intelligent, il veilla à ce qu'il ne
tTenouer ses relations avec le guide.
3n ne tarda pas à se remettre en marche, et les heures s'écoulèrent
isqu'aucun incident nouveau vînt confirmer les soupçons de Pelven.
soleil touchait à son déclin; Francis, éprouvant le charme particu-
r à cet instant du jour, se livrait avec une gaieté expansive à la facile
I !sic de son âge. Il composait à haute voix, chemin faisant, une sorte
à ballade en style de chevalerie où chacun des personnages de l'ex-
|;lition avait son rôle. Hervé ne pouvait s'empêcher de sourire à l'im-
JDvisation épique de son jeune ami, et au caractère à la fois héroïque
burlesque qu'elle lui prêtait.
: S'arrêtant tout à coup au nom de la fille des Mac Gregor, ainsi qu'il
I pelait la femme de chambre écossaise : — Savez-vous , dit Francis,
l'elle me paraît la femme de chambre la plus discrète et l'Écossaise
plus voilée qu'on puisse voir? J'ai le regret de vous dire, comman-
nt, que je ne lui ai trouvé aucun air de ressemblance avec la cari-
ture rousse que vous m'aviez donnée pour son portrait.
Je vous ai dit, Francis, que je ne l'avais jamais vue, et j'ajoute
le, si elle continue de voyager avec la même chasteté, je ne la verrai
mais.
— J'ai été plus heureux, dit Francis. Une trahison du vent m'a
^sé entrevoir un ovale gracieux et une double batterie de perles de
plus belle eau. Quant k la cambrure de la taille et à la finesse des
ains, vous pouvez en juger comme moi.
— Il me semble, sire chevalier, dit en riant Hervé, que ceci regarde
B écuyers.
A quelques pas de là, comme pour justifier les paroles de son com-
tandant, le sergent Bruidoux, qui pouvait passer pour l'écuyer prin-
pal de l'aventure, charmait les ennuis de la marche en traitant à
jtnd la question effleurée par ses supérieurs. — Il y a, disait Bruidoux,
ni aimait à pérorer vaille que vaille sur toutes les matières, il y a des
iiimes de toutes sortes. Il y en a qui attirent le regard par leur em-
onpoint, et il y en a qui sont faites comme des sabres de cavalerie,
es unes sont brunes et les autres sont blondes. Il y en a qui ont de la
udeur et d'autres qui n'en ont pas, et je dois te dire, pour ton in-
triiction, Colibri, que celles qui en ont le plus sont, la plupart dn
3mps, celles qui en ont le moins.
788 REVUE DES DEUX MONDES.
— Comment cela, sergent? dit Colibri, que cette révélation était faito
pour surprendre.
— Comment? le voici: tiens, Colibri, je suis curieux de savoir ce
que tu penserais, toi, si tu voyais à l'improviste une femme nue dans
un bois?
Cette image hypothétique couvrit d'une teinte écarlate le visage de
Colibri. — Dame! sergent, répondit-il en se dandinant avec une sorte.
de pruderie, je penserais... une femme nue dans un bois, sergent?
— Oui, dans un bois; voyons, quelle opinion prendrais-tu d'elle?
— Sergent, je crois que j'en prendrais une opinion un peu drôle.
— C'est cela, reprit Bruidoux. Eh bien! moi qui te parle, j'ai vu
dans les bois du Canada des citoyennes qui étaient aussi peu vêtues
que mon nez, et je puis t'assurer. Colibri, que ces créatures étaient
mieux défendues par leur simple innocence que par une redoute de
cent vingt canons du plus fort calibre. C'est ce qui te prouve, mon gar-
çon , le peu de cas qu'il faut faire des aunes d'étoffe et des momeries,
quand il s'agit de passer l'inspection d'un objet. Et, pour en revenir à
la citoyenne écossaise en question, je te dirai que toutes ses cachotte-
ries me font tout juste autant d'effet moral qu'une prune verte, et que,
si je ne devais fidélité à une certaine payse dont le nom respectable est
inscrit sur mon bras gauche, j'aurais déjà offert mon cœur et ma
main, n'iiyiporte laquelle, à ladite citoyenne.
— Ainsi, dit Colibri, vous croyez, sergent, que, malgré son voile et
tous ses falbalas, elle ne s'offenserait pas d'une proposition qui lui se-
rait faite avec civisme et politesse?
— Il t'est loisible de t'en assurer, Colibri.
— Mais n'y voyez-vous réellement aucun danger, sergent?
— Je n'y en vois réellement que deux, reprit Bruidoux : c'est, primo,
que la princesse ne te coupe la figure , et , secundo, que le comman-
dant ne te passe son sabre au travers du corps; mais que cela ne t'ar-
rête pas , mon garçon. Tel que tu me vois en ce jour, sache que je
serais moi-même une pauvre espèce d'individu, si je n'avais com-
mencé, en amour comme en guerre, par être étrillé avec des circon-
stances dont le détail te ferait frémir. Je ne t'en citerai qu'une : c'était
en 85; elle était brune comme le diable; elle s'appelait Loïsa, et n'avait
que le tort d'appartenir à une famille princière...
Dès le début de cet épisode intime , Bruidoux fut subitement inter-
rompu par des exclamations qui partaient coup sur coup de tous les
points de la colonne. La nuit était tout-à-fait tombée, mais très claire:
on était arrivé sur le revers d'une lande montueuse, et on commen-
çait à en descendre le versant; le fond de l'étroite vallée qu'on avait
sous les yeux disparaissait à moitié sous les ténèbres , à moitié sous le
voile de blanches vapeurs qui s'élevaient des marécages. A une demi-
BELL AH. 789
: environ, on apercevait, sortant du sein de la brume, le sommet
. is d'une colline, et, plus haut, se dessinant nettement sur le ciel,
1; masse noire et déchirée d'une ruine féodale. Sur un pan de mur
i'.lt; s'ouvraient, avec une sorte de clairvoyance fantastique, deux fe-
i^lrcs ogivales emplies des pâles clartés de la lune, dont le disque était
i isible. Hervé et Francis avaient fait halte les premiers devant cette
ai)arition. Les femmes, obéissant à un vague sentiment de terreur,
a lient serré leurs rangs et s'étaient rapprochées des deux officiers.
— N'est-ce pas là, mademoiselle, dit le commandant Hervé en se
tirnant vers l'Écossaise, qui avait enfin soulevé son voile, n'est-ce pas
liiu paysage de votre patrie? — La jeune fille s'inclina sans répondre.
— Mon frère, demanda Andrée, devons-nous véritablement passer la
I it dans cette horreur qui nous regarde là-bas?
— Vous savez, ma chère, dit Hervé, que je n'ai trempé en rien dans
>trc itinéraire; il faudra vous en prendre à l'honnête Kado, si votre
cambre à coucher vous déplaît.
— Je mourrai de frayeur là-dedans , je vous assure , reprit Andrée.
— J'espère, dit la chanoinesse sur le mode pointu et solennel qui
(itinguait son élocution, j'espère que M"" de Pelven sera vite récon-
( iée avec ce vieux château, quand elle saura qu'il a été construit par
IS braves ancêtres , et que c'est le plus ancien patrimoine de sa fa-
illie.
— Bon! s'écria Andrée, grand merci! Il ne manquait plus que cela.
hs braves ancêtres, madame? Eh bien! la petite-fille de mes braves an-
• très est une poltronne, voilà tout. Mon Dieu ! et moi qui ai tous leurs
)rtraits dans la tête! Je suis bien sûre de les voir défiler toute la
lit à la queue leu leu, depuis Olivier aux grands pieds jusqu'à Geof-
by barbe torte.
— Et quand vous les verriez, ma chère , interrompit une voix dont
timbre singulièrement doux et grave accéléra tout à coup les mou-
;mens du cœur de Hervé, qu'en pourriez- vous redouter? Vous êtes
ur descendante loyale; vous avez conservé l'honneur de leur nom
la fidéhté de leurs croyances... Ce n'est pas vous, Andrée, qui devez
aindre de voir en face ceux qui ont su vivre et mourir pour leur
ieu et pour leur roi.
Le jeune commandant républicain avait senti le sang lui monter au
isage.
— Si je connais l'histoire de ma famille , dit-il d'un accent un peu
nu, plus d'un, parmi ceux dont parle M"" de Kergant, est mort en
Dinbattant contre le roi pour sa patrie : la patrie d'un Breton, dans ce
!mps-là, c'était la Bretagne; aujourd'hui, c'est la France.
En achevant ces mots, Hervé poussa son cheval dans le sentier ra-
oteux qui descendait en serpentant sur le revers de la colline. Francis,
790 REVUE DES DEUX MONDES.
après avoir donné au détachement l'ordre de reprendre la marche, re-
joignit son ami. — Vous aviez raison , commandant , dit-il , ce n'est pas
une femme ordinaire; sa voix a je ne sais quelle sonorité pénétrante
qui surprend l'ame. J'admire que vous ayez pu lui répondre. Moi, j'au-
rais pris la fuite.
— Elle me hait, murmura Pelven, elle me hait, et, ce qui est pire,
elle me méprise.
— Qu'elle ne vous aime pas, commandant Hervé, cela se peut, quoi-
que le contraire soit possible aussi; mais Eh bien! qu'est-ce qui
prend au guide? Le voilà qui fait des signes de croix à tour de bras.
— Quelque superstition bretonne! dit Hervé. S'étant alors approché
du guide, il crut l'entendre prier à voix basse, et il le vit porter
ferveur à ses lèvres les médailles d'un énorme chapelet. Étonné, dr r
accès subit de dévotion, le jeune homme posa doucement sa main <ni
l'épaule du guide, qui tressaillit. — Pardon, mon ami, dit Pel
mais ce chemin est difficile, et nous avons besoin de tout votre z» li
Le moment est mal choisi pour vous absorber dans vos prières
— Ce n'est pas au fds de ceux qui dorment là-bas, répondit
ment le Breton en étendant la main vers le château ruiné, de
^u'il n'est pas bon de prier, quand on descend dans la vallée
Groac'h.
— Vous savez , Kado, que je n'ai jamais habité cette contrée : j'i
absolument les mystères de cette vallée, dont j'entends le nom pouj^
première fois.
— C'est un mauvais temps, mon maître, dit le garde-chasse se
une sorte d'emphase solennelle, quand l'oiseau s'égare dans le but
où son père et sa mère ont chanté sur son nid.
— Kado, interrompit Hervé avec sévérité, nous avons été amis
trefois; ne me le faites pas oublier. Je vous demande si cette vaffl
présente quelque danger particulier, pour que vous jugiez bon de li
conjurer?
— Ce vallon est hanté, dit Kado en baissant la voix et en approc
le chapelet de sa bouche.
— Que ne preniez-vous une autre route? N'accusez que vous de
ridicules frayeurs.
— Je n'éprouve point de frayeur, répondit le Breton... J'ai travers
seul, la nuit, bien des vallons hantés, et je n'ai jamais eu peur. Éî
conscience est entre eux et moi. Celui dont la conscience est tranquille
les pierres ne dansent pas devant lui. Laissez-moi prier, monsiem
Hervé, car je ne prie pas pour moi.
— Et pour quel criminel priez-vous donc, maître Kado?
Cette question était adressée sur un ton de colère et de menace
le guide sembla dédaigner, car il répondit aussitôt sans aucun trou
BELL AH. 7tH
\ m que sa voix parût adoucie par une nuance de tristesse : — Je
nais, mon maître, pour ceux qui ont oublié leurs prières en appre-
t à menacer ceux du pays qui les ont bercés tout petits sur leurs
.. . lOUX.
i Ali appel fait à de chers souvenirs par une voix autrefois amie amollit
-iidain jusqu'à l'attendrissement la fierté du jeune homme. Par un
•mulier caprice de son ame, il se trouva plus sensible à la réproba-
l>ii naïve de ce paysan, dont il connaissait la rude probité d'intelli-
jnce, qu'à l'anathème tombé des lèvres de Bellah. Il ne put même
!>ister au désir de combattre les préventions au nom desquelles cet
iiime simple l'avait condamné.
— Vous avez raison , mon pauvre Kado , reprit-il , c'est un temps
illieureux que celui qui rend ennemis les enfans de la même terre
I do la même maison; mais à qui la faute? Vous qui avez l'ame droite
. (jui me connaissez, pouvez-vous croire que j'aie renoncé à toutes
es affections sans être entraîné par quelque devoir nouveau dont Dion
0 faisait une loi ?
— Il n'y a pas de devoirs nouveaux, dit Kado d'un ton sentencieux :
' (|ui était juste pour mon père est juste pour moi. La vérité ne
lange pas.
— Et pourtant, reprit Hervé, je vous ai entendu conter à vous-même
lie dans un temps bien éloigné de nous les gens du pays priaient de-
mi des pierres comme des païens.
— Oui, mon maître.
— Eh bien ! c'était la vérité pour eux; puis, quand la religion de la
oix fut connue , les premiers qui renoncèrent aux faux dieux pour
Liivre la loi nouvelle furent appelés infidèles et traîtres. On leur donna
es noms que vous me donnez , et on leur dit ce que vous me dites :
ik; la vérité ne change pas. Elle avait changé cependant.
— C'est que la loi de l'Évangile était bonne, dit le Breton en hochant
) tête : celle-là n'ordonnait pas aux hommes de dépouiller et de tuer
iirs frères.
— Elle leur ordonnait, répliqua Hervé avec force, de se traiter les uns
es autres comme des enfans du même sang, des créatures de la même
rgile, et c'est parce qu'il y a des hommes orgueilleux qui ont oublié
ette loi , qui se sont crus d'une nature supérieure à celle de leurs
rères, et qui les ont méprisés et opprimés, c'est pour cela que la cause
ie la vérité et de la justice est avec ceux qui combattent ces hommes.
— Si je vous entends bien , mon maître , dit le garde-chasse , qui
ivait prêté une attention extraordinaire aux paroles du jeune officier,
!es hommes sont ceux que nous appelons les seigneurs , les gentils-
lommes; mais tous vos pères, à vous , ont été seigneurs. Vous dites
ionc que vos pères étaient criminels ?
I
àtrf.51
p:oi
i\r
792 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mes pères, mon vieil ami , se croyaient justes en agissant comme
ils le faisaient. Dieu a éclairé le temps où nous vivons d'une lumi^
qu'il avait refusée à leur temps. J'aurais été coupable, moi, de resici
attaché par mon intérêt aux coutumes de mes pères, quand ma c(jii-
science me montrait l'iniquité de ces coutumes. Ils ont fait leur éS-
voir, et je fais le mien.
— Ce sont, dit Kado, des idées qui ne m'étaient jamais venues. —
Puis il réfléchit un moment avant de reprendre : — Je n'ai jamais
étudié, monsieur Hervé, comme vous savez, et j'ai bien de la peine à
signer mon nom; mais j'ai l'habitude de penser souvent à ce que j'en-
tends dire, excepté aux choses de la religion, qui n'appartiennent qu'ai F ^•
bon Dieu. Eh bien ! mon maître, on dit que vous voulez qu'il n'y ait
plus ni grands ni petits, ni riches ni pauvres, mais que tout le monde
soit égal. Là-dessus , j'ai à vous dire que cela ne se peut pas : le bon '
Dieu a fait des forts et des faibles, des gens qui ont de l'esprit et d'au-
tres qui n'en ont pas, des vaillans et des paresseux; vous aurez beÉ|!
détruire des créatures, vous ne referez pas la volonté de Dieu.
— Vous pouvez ajouter, mon vieux Kado , que nous serions de mF'
sérables fous, si nous avions de pareilles idées. Loin de penser à
changer ce que Dieu a fait, nous tâchons, autant qu'il est possible à
des hommes, de régler notre justice sur la sienne. La religion V0B|. '■'
dit-elle, Kado, que Dieu damne les enfans dans le ventre de l
mère? Non, n'est-ce pas? 11 jette les hommes sur la terre avec la liberté
de s'y conduire bien ou mal , et il attend , pour les juger, qu'ils aient
vécu. Eh bien! notre république veut de même qu'aucun homme ne
soit condamné au désespoir pour le seul fait de sa naissance, mais que
chacun puisse librement exercer les dons qu'il a reçus de Dieu, afin de
mériter par ses propres œuvres d'être heureux ou malheureux; notre
république prétend que tous ses enfans aient un droit égal à la servlTi
et à l'honorer en s'honorant eux-mêmes, car sa première loi est q
le travail profite à qui a la peine.
— Ce sont des choses qui paraissent justes, dit le Breton d'un air
méditatif. Il y a sûrement du bon et du beau dans tout cela. Ce n'est]
pas ce qu'on nous avait dit. Je vous remercie d'en avoir causé a
moi. Je vous ai vu tout enfant, monsieur Hervé; c'est moi qui vous ai
fait tirer votre premier coup de fusil; vous étiez un brave brin de gen- ;
tilhomme. Les liirondelles s'en vont quand la mauvaise saison arrivK^^Bl
Je suis bien content de savoir que vous avez eu une autre raison pour^'
nous quitter. J'aurai le cœur moins gros en pensant à vous main-
tenant.
Kado fit quelques pas en silence et la tête baissée; puis il ajouta avec
mélancolie :
— Je suis trop vieux. Si j'étais plus jeune, j'aimerais à réfléchir là-
X'
BELLAH. 793
IIS, car il y a du bon et du beau; mais à mon âge, voyez-vous, mon
] fie, si je voulais m'ôter du cœur tant de choses et de gens que j'y
au fin fond depuis si long-temps, j'aurais beau avoir mieux pour
i 'inplacer, je sens bien que j'en mourrais. N'en parlons donc plus,
;()iis prie.
- Donnez-moi votre main , Kado , dit Hervé. Et il serra d'une
ti II te cordiale la main tremblante d'émotion que le vieux garde-
l>s(! lui tendit avec une surprise empressée.
ti se retournant, Hervé aperçut le petit aide-de-camp à ses côtés.
~ Que me disiez-vous donc , Kado, reprit-il , de ce vallon de la
i ac'h, comme vous l'appelez?
- Je disais, mon maître, qu'il est hanté.
- Hanté! Que signifie cela, commandant? dit Francis.
- Cela signifie, mon cher lieutenant, que le vieux Guillaume, au-
iit dit le diable, tient cour plénière dans cette vallée, et que vous
1 /. [)robablement y voir se trémousser au clair de lune des groac'h,
' t-;i-dire des fées, et des korandons qui sont de petits bouts de ci-
( IIS, sorciers de leur métier.
- Bon ! reprit en riant Francis. Nous allons donc rire. Je me fais
u > véritable fête... Un geste et une exclamation du garde-chasse, qui
' ait arrêté tout à coup, firent taire le jeune homme. La petite cara-
.( était alors aux deux tiers environ de la descente, et continuait de
ivic lentement le sentier tortueux et escarpé qui dégénérait en un
\ itable escalier de rochers. Malgré leur confiance dans leurs mon-
ti i s, qui, comme tous les chevaux de nos côtes montagneuses, avaient
h même sûreté d'allure que les mules des sierras espagnoles, les
f«:imes et les soldats eux-mêmes, donnant toute leur attention aux dif-
fliHpsde la route, gardaient un profond silence. L'exclamation du
(ît l'entretien qui suivit purent donc être entendus et commentés
jitjue dans les derniers rangs de la colonne.
ûido s'était arrêté, le bras levé et le cou tendu, dans l'attitude d'un
famine qui attend que ses oreilles lui confirment quelque grave évé-
Dmeut.
- Qu'y a-t-il? dit Hervé avec précaution.
- .le m'étais trompé, répondit Kado , et j'en remercie le bon Dieu;
Men que je n'aie rien vu de semblable de mes yeux... Le guide
I rompit brusquement, et, frissonnant de tousses membrescomme
proie à une puissante terreur: — Non, non! reprit-il, je ne me
mpais pas; ce sont elles ! Écoutez, mon maître !
Pelven et tous ceux qui le suivaient prêtèrent l'oreille. Ils enlendi-
lat alors distinctement un bruit de coups sourds et réguliers, assez
Tîblable au son que ferait un marteau frappant sur une enclume de
is. Les coups cessaient par intervalles, puis reprenaient avec la même
794 REVUE DES DEUX MONDES.
force. Des bruits pareils semblaient s'élever à la fois de plusieurs points '
du vallon.
— Quel diantre de bruit est-ce là? dit Francis. On dirait des femmes
qui battent du linge. jr
— Oui , répondit le garde-chasse sur un ton grave et triste , elles IH^
battent le linge des morts. — En même temps, il découvrit sa tête, leva
les yeux vers le ciel, et commença une prière à voix basse. '
Hervé se trouvait dans un embarras pénible : il sentait la nécessité '
de couper court à cette scène, qui pouvait être d'un effet contagieux sur
l'esprit des femmes, et même sur l'intelligence de quelques-uns de ses
soldats; mais tout moyen violent lui répugnait vis-à-vis de l'homme ! '
avec lequel il venait de renouer si fortement une ancienne amitié. Au,
milieu de ses irrésolutions , il se sentit légèrement presser le bn». \
— Mon frère, murmura la voix caressante d'Andrée, vous allez mej
gronder; mais je vous dirai que j'ai des frissons terribles... Ce sont
des lavandières de nuit, ne le croyez-vous pas?
— Allons, folle ! répondit Hervé en riant; puis, se penchant à l'orei
du garde-chasse : — Mon bon Kado, lui dit-il tout bas, marchez, je vc
en prie. N'effrayez pas ma sœur. — Kado regarda un moment le jei
homme avec indécision, et soupira longuement, après quoi il se reï
en marche en roulant un chapelet entre ses doigts. Hervé se retoi
alors vers les soldats : — Mes enfans, leur cria-t-il gaiement, il pai
qu'il y a en bas des ci-devant lavandières; mais vous savez que la :
publique ne les reconnaît pas : ainsi, en avant!
— Mon commandant, répondit Bruidoux, voici d'ailleurs Colibri qtti|
va leur donner de l'ouvrage avec ses six douzaines de bas de soie. -*4
Rassuré sur l'état moral de sa troupe par les rires qui saluèrent la
santerie du sergent, le commandant Hervé reprit avec plus de tra
quillité sa place à côté de Francis.
Cependant, à mesure qu'on approchait du bas de la lande, les
bizarres qui s'élevaient de la vallée déserte devenaient de plus en pÉ
distincts, imitant, à s'y méprendre, le retentissement particulier d't
battoir sur du linge mouillé, et quelquefois aussi le bruit plus sec dti
bois heurtant la pierre.
— Puis-je vous demander, commandant, dit Francis, quelle espèce'
d'animal est au juste ce qu'on appelle une lavandière, en terme de
grimoire?
— Les lavandières, lieutenant, sont des femmes diaboliques qui, sui
le minuit, font une lessive de linceuls. On ajoute qu'elles prient les
passans de les aider à tordre leur linge, et qu'en ce cas, le seul moyeB||îHfl
de salut, c'est de tordre avec soin du même côté que ces dames; si OD
tord à rebours, on est rompu.
— Ahi ! dit Francis, merci de l'avis, commandant. Je voudrais savoii
BELLAH. 793
! liitenant à quelle cause vous attribuez, dans votre for, la musique
i cnle qui afflige nos oreilles, car voilà le brouillard qui se dissipe;
lime éclaire en plein la vallée, et je n'y vois réellement aucune ap-
),( ace d'habitation.
- En effet; mais il y a un coin du vallon que nous ne pouvons aper-
(!)ir d'ici, à cause de ce rocher que nous tournons. Il suffit d'un
t» i berger frappant les pierres du chemin avec un bâton pour pro-
lire ce bruit.
- Ma foi, je ne crois pas, commandant, à moins que vous ne sup-
r(i('z une douzaine de petits bergers avec une douzaine de gros bâtons.
- Ne pourrait-il pas y avoir quelque cascade par là?
- Jamais cascade n'eut une sonorité de ce genre. Voilà qui est extrê-
rnient bizarre après tout. Cela sent diablement le soufre par ici, ne
I i\cz-vous pas, Pelven?
- Nos oreilles nous servent mal la nuit, reprit Hervé répondant à ses
I "i(;s pensées. Ces coups sont certainement extraordinaires. Croyez-
aux esprits, Francis?
- Mais je commence, mon commandant. Tenez, c'est absurde, mais
j(^uisému.
- Chut! dites-le tout bas au moins, mon garçon. Eh bien! fran-
c'inent, j'allais m'émouvoir aussi quand j'ai découvert le mot de
l'ii^ine. Cette vallée a un écho qui répète le bruit du sabot des che-
V i\ sur le rocher; j'ai vingt fois entendu des échos aussi...
- Sur ma vie ! s'écria Francis, lavandières ou diables, les voilà !
.('S deux officiers étaient alors arrivés de l'autre côté du rocher qui
II r avait caché jusqu'à ce moment une partie de la vallée. Hervé jeta
l \eux sur le point que Francis lui désignait, et aperçut avec stupé-
f tion, à une distance de quelques centaines de pas, un groupe de
Inities vêtues de blanc, les unes agenouillées devant des flaques d'eau,
I autres paraissant étendre du linge sur des touffes d'herbes maré-
:< lises. — Quelques cris étouffés et des murmures confus apprirent
< même temps à Hervé que les femmes et les soldats venaient de dé-
uvrir cet étrange spectacle.
- Ah çà ! Colibri, dit Bruidoux, voici le moment de tirer tes bas de
îie de ta malle.
- Hervé, s'écria Andrée, enlaçant de ses bras le corps de son frère.
< l'est-ce que cela, au nom du ciel?
- Ce sont des chouans, ma chère. On m'avait averti que je trouve-
is ces messieurs ici. Restez là et ne craignez rien.
Comme il achevait ce pieux mensonge, dont le but était de substituer
imotion franche d'un danger connu aux hallucinations qui trou-
aient l'esprit de sa sœur, Hervé crut remarquer que la chanoinesse
isait un brusque mouvement de surprise, et fixait sur lui un regard
796 REVUE DES DEUX MONDES.
pénétrant. Ce regard réveilla tous ses soupçons oubliés; il se pencha
vers Francis, et lui dit avec vivacité : — Voyez ! la chanoinesse ne
montre aucune inquiétude; c'est quelque piège.
— Ah ! tant mieux ! répondit le jeune garçon en respirant avec bruit.
Chargeons-nous, commandant?
Les deux jeunes gens, se retournant alors avec curiosité vers la
vallée, virent que les lavandières continuaient leurs travaux, sans aucun
souci apparent de la présence du détachement républicain. La conte-
nance des soldats devenait inquiète.
— Ceci n'a que trop duré, murmura Hervé. Mesenfans, poursuivit-il
à haute voix, nous allons leur faire plier leur linge. Chargez vos armes.
— Mesdames, et vous aussi, Kado, demeurez derrière ce rocher, je vous
prie. — On entendit le bruit des baguettes de fer dans les canons de
fusil. Puis, les deux officiers, ayant formé leur troupe en un peloton
serré, commencèrent d'avancer sur le sol humide de la vallée.
A mesure qu'ils approchaient des nocturnes ouvrières, soit illusion
produite par la lumière incertaine de la lune, soit disposition particu-
lière de leur esprit, les soldats voyaient peu à peu les formes et la sta-
ture de ces êtres inconnus croître jusqu'à des dimensions véritabli
ment surnaturelles. Ils n'en étaient plus séparés que par un intervalli
de quarante pas environ, quand tout à coup la troupe fantastique quiti
son travail, et forma une ronde bizarre accompagnée d'une sourde in-
CKintation, pareille au bourdonnement d'une ruche. Hervé ordonna de
faire halte.
— Hé! là-bas! cria-t-il, qui vive? — Puis, après un court silence :
— Je vous avertis, qui que vous soyez, reprit-il, que je ne veux pai
exposer un seul de mes hommes dans cette sotte rencontre. Rendez-
vous, ou nous faisons feu. En joue, mes enfans.
— Gare l'eau ! murmura Bruidoux.
Les lavandières cependant continuaient leur ronde et leur mysté
rieuse mélopée.
— Allons, feu ! dit Hervé.
Dès que la fumée se fut un peu dissipée et que les soldats pu
constater l'effet de la décharge, une vive hilarité éclata dans les rangS
on apercevait toutes les actrices du ballet fantastique étendues de letli
long et sans mouvement sur la terre, assez semblables à ces nappes di
toile blanche qu'on expose à la rosée de la nuit.
— Ça leur apprendra, dit Bruidoux, à danser des danses malhoni
nêtes au clair de la lune!
Cependant Hervé, se défiant d'un résultat aussi complet, fit recharge
les armes, et ordonna aux grenadiers de conserver leur ordre de ba
taille, après quoi le détachement se remit en marche, précédé parles
deux jeunes officiers. Us n'avaient pas fait dix pas, quand soudain ler'
É}!
BELLAH. 797
jiriies blanches qui gisaient pêle-mêle sur le sol se relevèrent toutes
; i fois et prirent le trot à travers la plaine, en sautant et en cabriolant
un air de grande vitalité. — A moi, Francis! cria Hervé, au
[![)! et vous, mes enfans, en chasse, à volonté! — En même temps,
enfonçait rudement ses éperons dans les flancs de son cheval, et
! lançait, côte à côte avec le jeune lieutenant, sur les traces des fugi-
l's. Malheureusement le sol de la vallée était marécageux, etles.che-
iix s'embourbaient à tout instant dans des fondrières que les fan-
iiies blancs avaient assez d'instinct ou de connaissance des lieux
iiir éviter. Les grenadiers s'étaient précipités en désordre à la suite
leurs chefs, et leur course, souvent interrompue, à laquelle se mê-
t un concert de cris, d'appels, d'imprécations et d'éclats de rire,
oiita une nouvelle scène de sabbat à toutes celles dont le vallon hanté
ait été le théâtre.
La troupe des lavandières, arrivée, moitié courant, moitié dansant,
l'extrémité de la vallée, commençait à gravir le coteau sur le haut
iquel s'élevaient les grands débris féodaux. Hervé et Francis redou-
crent d'eflbrts, et eurent enfin la joie d'entendre sonner sous les pieds
! leurs chevaux le terrain plus ferme de la colline. Pelven avait quel-
iios pas d'avance sur son ami. — Commandant, cria Francis, attendez-
loi ! — Et voyant que Hervé continuait, sans l'écouter, l'escalade de
. lande : — Prenez garde, reprit-il, vous allez vous enferrer ! 11 y a
ut-être une centaine de chouans là-haut.
— Quand il y en aurait cent mille avec le grand chouan lui-même,
ipondit Hervé que le dépit mettait hors de lui, par le diable, j'en
lerai un!
Au même moment, le jeune commandant atteignit le sommet de
L rampe, et, apercevant les lavandières à une portée de pistolet, il
Hissa un cri de triomphe, car, sur le sol uni du plateau, la lutte de-
enait d'une inégalité qui paraissait décisive en faveur des cavaliers,
es fugitives, se sentant serrées de près, firent un détour sur la droite,
i coururent de toute la vitesse de leurs jambes du côté des ruines;
lais Francis, prévoyant cette manœuvre, avait, tout en gravissant la
alline, gagné du terrain dans la même direction, et Pelven le vit ap-
araître tout à coup à deux cents pas de lui , galopant de façon à cou-
er la route aux lavandières, qui se trouvaient prises entre les deux of-
ciers. Hervé les vit s'engager derrière un pan de muraille isolé qui
nrtait des décombres d'une poterne extérieure; mais, à sa vive sur-
rise, bien qu'un large espace vide séparât ce pan de mur du château,
i ne les vit point reparaître de l'autre côté. Francis éprouva le même
tonnement. — Elles sont cachées derrière ce mur! s'écria-t-il. — Peu
l'instans après, tous deux, faisant sauter leurs chevaux par-dessus les
lébris, vinrent tomber chacun d'un côté de la muraille isolée. Ils purent
798 REVUE DES DEUX MONDES.
alors en voir les deux laces, et se convaincre que toute trace des lavan-
dières avait disparu. Les deux jeunes gens descendirent aussitôt de
cheval, s'agenouillèrent sur le sol, et se mirent à examiner la place,
soulevant les décombres et frappant la terre de la poignée de leurs sa-
bres; mais, soit que la nuit, devenue plus obscure, déjouât leurs re-
cherches, soit qu'ils eussent tort d'attribuer à l'ordre naturel des évé-
nemens la cause de cette disparition, ils ne découvrirent rien qui pût
leur expliquer humainement l'issue désagréable de leur poursuite.
III.
Seigneur, j'ai reçu un soufflet.
(Molière, le Sicilien.)
— Voilà, dil Hervé en se relevant, une comédie que je regretterai
long-temps de n'avoir pu faire tourner au tragique.
— Mais je compte bien, commandant, qu'aussitôt nos hommes ar-
rivés, nous allons effondrer le terrain jusqu'à la découverte du pot ai
roses.
— Ce n'est pas mon avis; outre que nous manquons des instrumt
nécessaires, je ne me soucie ni de faire tuer mes grenadiers un à un pa
le soupirail d'une cave, ni de nous exposer à une nouvelle déconvenue,!
si, comme je le suppose, ces gens-là ont d'autres issues pour nousj
échapper. Il faut simplement faire bonne garde cette nuit pour teq^j
la fantasmagorie dans sa boîte jusqu'à demain.
— Soit, commandant; mais la chanoinesse va rire de toutes ses pat
d'oie.
— A son aise! nous rirons à notre tour, quand le temps en sera venu^
Silence! j'entends nos gens.
Les soldats accouraient, en effet, haletans et couverts de boue;
poussèrent des cris de joie en apercevant leurs officiers, et vinrent
ranger autour d'eux avec curiosité. Hervé leur conta, le prenant si
sa conscience, que les chouans avaient eu le temps de redsscent
l'autre flanc de la colline avant qu'il eût atteint le plateau; il indiqufl
même, sur un point de l'horizon, un bois de sapins où, disait-il, il avail
jugé inutile de les poursuivre. Ces explications commençaient à l'em-
barrasser, quand il fut tiré de peine par l'arrivée des femmes et du
guide. Andrée descendit de cheval et se jeta toute tremblante au coUi
de son frère, qui lui répéta brièvement la fable dont il venait de réga-
ler les grenadiers. Puis, ayant laissé une sentinelle au pied de la mu-
raille, sous prétexte de faire observer le bois de sapins, il prit le bras
de la jeune fille et se dirigea vers le château, suivi de toute l'escorte.
BELLAH. 799
— Mon enfant, dit Hervé à sa sœur, saisissant un moment où la cha-
lincsse ne pouvait l'entendre, sentez-vous encore dans votre cœur un
] u d'intérêt pour moi?
— Un peu d'intérêt! Hervé, mon Dieu! est-ce d'intérêt qu'il s'agit
litre deux orphelins comme nous? Dites de l'afl'ection, — la plus vive,
I plus tendre affection.
— Je vous remercie, ma chère Andrée; vous effacez une triste idée
( mon esprit.
— Quelle idée?
— L'idée que ma sœur pouvait être complice de quelque entreprise
Mitre mon honneur d'homme et de soldat.
— Votre honneur, Hervé? c'est un mot sur lequel j'ai peur que nous
• nous entendions pas.
— Je vais donc vous l'expliquer comme je l'entends, moi, reprit sé-
■rement Hervé. Mon honneur consiste à servir jusqu'à la mort les
)uleurs que voici, et je dois vous dire, Andrée, que tout projet qui
irait pour but de me faire manquer à ce devoir tournerait à la con-
asion, au regret et au deuil de ceux qui l'auraient conçu.
— Au nom du ciel! mon frère, dit Andrée en regardant Hervé de cet
ir étonné et candide qui, dans l'œil de la plus jeune femme, est sou-
Bnt une tricherie, quel soupçon avez-vous donc contre moi?
— Contre vous en particulier, aucun; mais la scène qui vient de se
asser n'a pas été, j'en ai peur, aussi inexplicable pour toutes ces dames
lue pour vous; je crains qu'elle ne soit le prélude de jongleries moins
anocentes, et c'est pourquoi je vous dis, afin que vous le répétiez, que
î suis incapable de préférer jamais la vie à l'honneur de mourir avec
les soldats.
En entendant ces paroles qui lui révélaient la nature des appréhen*
ions de Hervé, la jeune fille laissa échapper, comme malgré elle, un
rofond soupir: — Dieu merci! s'écria-t-elle avec empressement, j'ai
i certitude que vous et les vôtres ne courez pas plus de risques que
lous-mêmes dans ce voyage. — Et, approchant ses lèvres de la joue de
on frère : — Vous savez bien d'ailleurs, poursuivit-elle sur un ton de
ly stère, que nous sommes au moins deux ici qui ne faisons pas bon
larché de votre vie, commandant.
Laissant cette goutte d'opium dans l'oreille du jeune homme soup-
onneux, M"^ de Pelven s'élança, en sautillant de degré en degré comme
m oiseau , dans le vestibule du manoir abandonné.
L'édifice vaste et irrégulier que les gens du pays appelaient le châ-
eau de la Groac'h portait l'empreinte des difierens âges qu'il avait tra-
ersés depuis sa fondation. La masse principale des ruines, le haut
lonjon encore debout et les restes d'une enceinte crénelée gardaient
S6
ivtt
M
800 REVUE DES DEUX MONDES.
l'imposant caractère d'une forteresse du xn* siècle. Des constructions
plus basses présentaient, dans la disposition particulière de leurs m-
sises, les indices d'une époque d'arcliitecture encore plus reculée, tan-
dis que le bâtiment à pignon qui formait l'aile opposée au donjon sem-
blait remonter à peine aux derniers temps des Valois. Cette partie de
l'édifice était encore garnie de ses fenêtres et de ses balcons à feuil-
lages de fer.
Ce fut dans ce pavillon que M"" de Pelven rejoignit Bellah et la cha-
noinesse. Elles parcoururent, guidées par le garde-chasse, les pièces
délabrées qui composaient le premier étage. On fit à la hâte des pré- vi
paratifs pour la nuit dans les deux chambres qui paraissaient offrir
l'abri le plus sûr; puis Kado servit aux femmes quelques provisions ^^
dont on s'était muni au dernier village qu'on avait traversé. Le repas à
fut court et silencieux. Andrée et Bellah ne tardèrent pas à se retirer
dans la chambre qui leur était destinée. La chanoinesse partagea la
sienne avec Alix , et la suivante écossaise prit possession d'un petit orfr ■}
toire pratiqué dans une tourelle. Des lits de camp avaient été dresi
à l'avance par la prévoyance de Kado, à qui avait été confié le soin
régler l'itinéraire de l'expédition.
Quand Bellah et Andrée se trouvèrent seules dans leur gran
chambre, qu'éclairait une lampe de nuit, elles s'agenouillèrent d'u:
mouvement commun et prièrent quelque temps à voix basse. Andn
se releva la première, et, s'approchant d'une fenêtre, elle parut consii
dérer avec intérêt ce qui se passait dans l'enceinte du vieux chàteaa
Les soldats avaient allumé çà et là des feux dont les lueurs tremblaient
par intervalles au travers des ogives ou des cintres mutilés; chacuj
s'établissait de son mieux pour la nuit. Sur la pelouse qui s'étendai
devant la façade du manoir, le commandant Hervé se promenait seu
occupé sans doute à tourner et retourner dans son cerveau les dei
niers mots de sa sœur, avec cet enfantillage inquiet qui caractérise!
amans. Tout à coup il s'arrêta et leva les yeux vers la fenêtre d'i
Andrée l'observait. La jeune fille se rejeta vivement en arrière et se mi
à marcher avec agitation dans sa chambre, en chilfonnant un mo]
choir entre ses doigts. Bellah venait de quitter sa pieuse attitude, el
remarquant l'animation extraordinaire qui colorait le visage d'Andréeî
— Qu'as-tu donc, ma sœur? dit-elle avec anxiété. Pour toute réponse;
Andrée repoussa la main qui essayait de prendre la sienne et continttiB
de marcher rapidement en torturant son petit mouchoir. ji
— Qu'est cela? reprit Bellah. Sommes-nous fâchées et à quel sujeti
— Écoute, dit Andrée en s'arrêtant brusquement devant elle, cell
ne peut durer. Je ne dormirai pas cette nuit ni les nuits suivantes, j<
ne dormirai plus jamais.
BELL A II. 801
— Comment! as-tu peur à ce point-là? Mais voyons, ma mignonne,
•lis ayec toi... Tes braves aïeux ne songent guère à nous elï'rayer...
Mlleurs nous avons de la lumière, et tu sais que les esprits....
— Eh! je me moque bien des esprits! repartit Andrée en faisant cla-
I '!■ ses doigts: je me moquai bien de mes aïeux! Je voudrais n'en
jamais eu.
V cette vive réponse, M"* de Kergant leva vers le ciel sa prunelle
-Mjiliante, parle mouvement ravissant qui lui était familier; puis elle
:t : — Mais alors qu'est-ce qui vous empêche de dormir et de me
u->er dormir moi-même, mademoiselle?
— Je n'en sais rien , dit Andrée.
^I'"^ de Kergant soupira, fit un geste à peine indiqué de compassion
d icate, et répliqua enfin doucement : — Ma chère, moi non plus.
— Votre tante est un vieux dragon ! cria Andrée avec force.
— Ma sœur !
— Et vous en êtes un autre, Bellah.
— Allons, dit tranquillement M"« de Kergant en adressant pour la
si'onde fois au ciel un regard digne de lui.
Andrée perdit toute patience.
— L'idée ne vous est pas venue, s'écria-t-elle, d'engager mon frère
àpouper avec sa sœur! Non, vous l'avez laissé à la porte comme un
('ion. Mon pauvre frère! comme nous le trompons! Et voilà comme
A us le traitez, encore!... Ta tante, c'est bien, je l'avais prévu.... mais
i, . toi qui sais combien Hervé te....
La capricieuse enfant parut hésiter à finir une phrase dont le regard
dix et fier de sa sœur aînée semblait en même temps conjurer et dé-
igner l'explosion.
— Je sais, moi , dit Bellah , que le commandant Hervé est le frère de
n plus tendre amie, et c'est parce que je le sais, Andrée, que j'ai
] faire violence à mes sentimens au point de traiter comme un étran-
r, moi noble et chrétienne, celui que je connais pour un apostat et
ur un gentilhomme qui a forfait à son nom.
— C'est ainsi! s'écria Andrée. Eh bien! aussi vrai que vous venez
fi deux mots d'effacer dix ans d'affection, l'apostat et le félon va sa-
lir à l'instant quel service vous attendez de lui. Il saura au moins
l'il n'est pas le seul traître ici. Laissez-moi passer!
— Andrée, dit M"" de Kergant, vous ne ferez pas cela!
— Je vais le faire, reprit Andrée, dont les lèvres serrées annonçaient
le ferme détermination. Vous m'avez fait rougir de mon frère; je
iuxque vous rougissiez devant lui.
Bellah saisit avec une terreur suppliante la robe d'Andrée, et, tom-
mt presque à genoux devant elle : — Par le nom de ta famille, dit-
le, par le salut de ton ame, reste, chère Andrée!
TOME y, 5i
8il2 REVUE DES DEUX MONDES. |
— Non, non ! vous avez été sans pitié , je le serai , répondit la jeune
fille en frappant la terre du pied avec une sorte d'égarement. Laissez-
moi. !
En même temps elle s'élança vers la porte. Bellah se releva et se tint
immobile; ses traits avaient revêtu la pâleur d'un marbre tumulaire,
mais son ame de feu se trahissait par l'éclair de ses regards et par la
mobilité de ses narines enflées de courroux; elle leva d'un geste royal
l'index de sa main droite, et, parlant avec une solennité exaltée : —
Andrée de Pelven, dit-elle, voilà l'hospitalité que vous donnez sous le
toit de vos pères ! Ce lieu sera bien véritablement maudit désormais,
grâce à vous; mais, puisque cela est sérieux, puisqu'il faut que ce mal-
heur arrive, retirez- vous à votre tour. J'épargnerai à vos lèvres la honte
d'une délation, et vous verrez si je rougirai en appelant le rnartyre sur
ma tête.
La jeune enthousiaste, les lèvres encore frémissantes, se dirigea avec
dignité vers la porte contre laquelle Andrée était adossée, l'œil fixe et
tout le corps tremblant. Au moment où Bellah la touchait pour l'écai
ter de sa route , la pauvre enfant cessa de trembler; son gracieux
sage se couvrit d'une pâleur mortelle, ses yeux se fermèrent, et e]
glissa lentement jusqu'à terre. Bellah se laissa tomber à deux genoi
reçut dans ses bras la tête de son amie, et, couvrant de baisers le fn
et les cheveux de la frêle créature : — Sainte vierge Marie, dit-e!
qu'ai- je fait? Andrée, ma sœur! Mon Dieu! pardonnez-lui... Seo
rez-la! Pauvre cœur! pauvre cœur! C'est moi, Andrée... 11 n'est rien
arrivé, va! Pauvre innocente, elle ne sait où elle est... Comment ai-j(
pu me fâcher avec elle? Voyons, parle-moi... Je ferai ce que tu vou-
dras, mais parle-moi, ma petite sœur!
Andrée revenait doucement à la vie sous cette pluie de caresses;
elle ouvrit les yeux, sourit comme un enfant qui s'éveille, et, a]
puyant un doigt contre sa joue : — Avoue, dit-elle, que tu l'aimes
peu!
— Bon! elle rêve encore, dit Bellah. Voyons, te sens-tu mieux?
— Je me sens mieux, si tu l'aimes; je me sens plus mal, si tu Bi
l'aimes pas, reprit Andrée.
— Mon Dieu ! mon Dieu !
— Ton Dieu sera son Dieu , ta loi sera sa loi quand tu voudrj
Puis, se relevant vivement, et sautant au cou de Bellah : — Eco
continua Andrée, je ne te demande pas de lui crier par la fenêtre
Commandant, je vous adore! Mais tu lui dois bien un dédommage
ment après toutes ses disgrâces Il faut lui donner quelque chese
Voyons, quoi?
— Rien, en vérité.
— Ah ! j'y suis, reprit la petite fille enlevant avec prestesse la plum«
h
BELL AH. 803
lanche du chapeau de Bellah; quel triomphe, ma belle, que de faire
}»rter à un officier républicain les couleurs du roi!
Cet adroit compromis ne fut pas du goût de M"* de Kergant: elle s'é-
I ira pour ressaisir la plume dont sa sœur adoptive se préparait à
'i'v si traîtreusement; mais Andrée, plus leste en général dans ses
(uivemens que son amie, avait diVjà entr'ouvert la fenêtre, et Bellah
airiva que pour donner, par sa présence visible, une signification
ils précieuse au léger gage qui tombait en voltigeant sur la tête du
inunandant Hervé. Andrée éclata de rire, et M"* de Kergant se retira
écipitamment de la fenêtre en haussant les épaules d'un air de dépit
(le dignité.
Cependant on eût pu croire que le charmant projectile qui gisait
ix pieds du commandant Hervé était doué au fond de quelque pro-
iété féerique, car le jeune homme, depuis qu'il en avait éprouvé
iiiperceptible contact, paraissait avoir pris racine à la place où cet
énement avait interrompu sa marche. Il sentait qu'on devait l'ob-
r\er de la fenêtre, et il demeurait dans une véritable angoisse, les
u.v fixés sur le plumet mystérieux, n'osant le relever et n'osant pas
ivantage le négliger. S'il le relevait amoureusement, quel ridicule
avait-il pas à redouter, en supposant que le hasard ou une espiègle-
V d'Andrée eût dirigé cette plume dans son vol? Si, au contraire,
sV'u éloignait avec insouciance, ne risquait-il pas d'offenser grave-
II lit celle dont il espérait, au fond dé l'ame, que lui venait ce discret
icssage? Entre ces deux appréhensions funestes, Hervé se décida pour
H parti moyen. Il ramassa le petit panache du bout des doigts, non
w c la mine d'un amant empressé, mais de l'air d'un homme qui
Olive quelque chose et dont la curiosité est éveillée. Il reprit ensuite
i promenade en examinant sa trouvaille avec une sorte de naïveté non-
lalante, comme s'il eût dit: — Tiens! c'est une plume d'autruche,
où diable est tombée cette plume, et qui se serait attendu à trouver
no plume d'autruche dans cette partie du monde? — Mais, dès que le
une homme se vit protégé contre tout regard curieux par l'angle du
lanoir, il changea de contenance, approcha vivement la plume de ses
ivres; puis, souriant à sa propre faiblesse, il détacha les agrafes de
)n uniforme, plia le panache en quatre et le fit immédiatement pas-
r, en forme et en esprit, à l'état de relique.
Après avoir caché son trésor du même visage qu'on cache une mau-
aise action, le commandant Hervé, voyant que le repos et le silence
araissaient régner dans la retraite des jeunes filles comme dans toutes
is autres parties des ruines, put se diriger vers le vestibule du ma-
oir où Francis avait cherché un abri contre la fraîcheur de la nuit,
e jeune commandant franchissait déjà les degrés du perron qui for-
804; REVUE DES DEUX MONDES.
mait le seuil du vestibule, quand un dernier mouvement de prudence
lui fit retourner les yeux vers le pan de mur isolé au pied duquel sa
chasse aux lavandières s'était terminée d'une façon si énigmatique.
Hervé avait choisi lui-même le soldat qui venait de remplacer la pre-
mière sentinelle à ce poste important : c'était un jeune grenadier
nommé Robert, dont le courage et l'intelligence lui étaient particuliè-
rement connus. Il ne l'aperçut point; mais, à la place où ses yeux le
cherchaient, il vit sortir des décombres un linge blanc qu'on semblait
agiter afin d'attirer son attention.
Hervé se hâta de redescendre le perron .et se dirigea rapidement,
<{uoique avec précaution, vers la poterne. Lorsqu'il n'en fut plus éloi-
gné que d'une dizaine de pas, il put distinguer la sentinelle, qui, l'ayant
reconnu lui-même, ôtait le mouchoir qu'elle avait placé au bout de sa
haïonnette et se contentait de lui faire des signes avec la main, comme
pour l'engager à redoubler d'activité et de mystère. Deux secondes plus
tard, Hervé était près du mur, face à face avec le soldat.
— Eh bien ! Robert , dit-il à voix basse après s'être convaincu que
tout était solitaire autour d'eux, qu'y a-t-il donc?
— Il y a, commandant, répondit le soldat articulant ses paroles du
bout des lèvres avec un effroi mêlé de gaieté, il y a qu'il dépend de
nous de prendre la pie sur le nid, et le roi sur son trône, et les coiff-
tisans, et toute la vieille ci-devant boutique. On voulait vous en faire
avaler gros comme une cathédrale et long comme d'ici en Chine. Vous
êtes trahi.
— Trahi? Comment! par qui? Vite, parle! s'écria Hervé.
— Plus bas, commandant, plus bas! Voici l'histoire : je me prome-
nais paisiblement l'œil braqué, suivant l'ordre, sur le bois de sapins;
mais ouiche! ce n'est pas là qu'est le nœud. Tout à coup, qu'est-ce que
j'entends derrière moi ou au-dessous de moi? je ne savais pas trop...
un grand bruit de voix, comme qui dirait des clabauderies d'avocats.
Moi qui aime naturellement à m'instruire, je me tourne, je me re-
tourne, et finalement voilà que je mets le nez sur l'enclonure, et que...
Le soldat s'interrompit, et demeura la bouche béante en faisant un
geste de suprême terreur; puis Hervé vit le malheureux jeune homme
bondir en arrière et s'affaisser lourdement sur le sol. En même temps,
il avait entendu dans son oreille l'explosion d'une arme à feu, et,
frappé à la tête d'une rude commotion, il tombait lui-même privé de
tout sentiment, à quelques pas du grenadier.
Alors un homme d'une taiUe athlétique, celui qui venait de com-
mettre cette double violence avec un si cruel succès, quitta le pied du
mur, d'oij il paraissait être sorti, et jeta un coup d'œil curieux sur le
château. Pendant ce temps, un individu d'une apparence plus frêle
I
I
BELLAH. 805
; penchait sur le corps inanimé du commandant républicain, et lui
ilpait la tète avec intérêt. — Il n'y a point de mal, je crois, dit-il d'une
liv dont le timbre était d'une remarquable douceur.
— Le coup de feu les a éveillés, dit l'autre. Ils vont tous accourir ici.
'la nous fait beau jeu de l'autre côté. — En achevant ces mots, il
: ngagea, à la suite de son compagnon, dans une large ouverture pra-
|iice au bas de la muraille, et qui se referma aussitôt, de manière à
' laisser aucune trace de leur passage.
IV.
Comment vons nommez-vons? — J'ai nom Éliacin.
Racine.
Au bruit de la détonation, tous les soldats, guidés par Francis, s'é-
ient précipités en désordre vers le lieu d'où paraissait être parti le
^al d'alarme. Le jeune lieutenant poussa un douloureux gémisse-
ent en voyant étendu sur les débris le corps immobile de son ami;
lais son désespoir se calma, quand, à la clarté d'une torche, il eut pu
ssurer que Hervé n'avait sur toute sa personne aucune apparence
î blessure.
— La main qui a frappé ce coup-là, dit gravement Bruidoux en ra-
lassant le chapeau du commandant, qui portait les manjues d'une
rrible pression; le poing, dis-je, qui a confectionné cette omelette,
est certainement pas attaché au bras d'une demoiselle.
— Il faut encore dire merci au misérable, quel qu'il soit, répondit
•ancis, du moins il n'a pas voulu verser le sang.
— M'est avis, au contraire, mon lieutenant, qu'il en a versé une
leine cruche. Je ne savais pas ce qui clapotait comme cela sous mes
ieds, mais
— Malheur à moi ! s'écria Francis, en retombant à genoux près du
Drps de Hervé; il faut que j'aie mal regardé; ceci annonce une hor-
Jble blessure !
— Horrible en effet, dit Bruidoux sur un ton sérieux et chagrin qui
e lui était pas habituel; mais vous ne la cherchez pas où elle est, lieu-
;nant. Voici le blessé, ou plutôt le défunt, car le garçon me paraît
voir passé l'arme à gauche... Oui, sa dernière garde est montée.
Tout en parlant, le sergent, avec l'aide des soldats, essayait de relever
ï corps de Robert, qu'un amas de décombres les avait empêchés de
• 1 ouvrir plus tôt.
— Mort? Ètes-vous sûr qu'il soit mort, vieux Bruidoux? N'y a-t-il
r aiment rien à faire.
— Rien, si ce n'est une ci-devant prière, citoyen lieutenant. La
805 REVUE DES DEUX MONDES.
balle a choisi la meilleure place, comme une aristocrate qu'elle était;
elle est allée se loger dans le cœur. C'est une pitié, continua Bruidoux,
s'adrcssant aux soldats qui l'entouraient, c'est une pitié que de voir
une noisette de plomb, lancée par un lâche coquin, entrer si facilement
dans la poitrine d'un brave homme. Je donnerais mon œil gauche
pour tenir deux minutes en tête à tête la guenon de lavandière qui a
mis son doigt de carogne sur la détente!... Inutile de vous dire, ci-
toyens, qu'il n'est pas question de laisser notre camarade étendu là
comme une vieille guêtre. 11 aura son lit de six pieds, tout comme s'il
était né duc et pair sous l'ancien régime. Hem! hem! j'aimais ce gar-
çon, mes enfans; c'était un brave. 11 n'avait pas, plus que moi-même,
l'étoffe d'un général en chef; mais, autour de la marmite comme en
face d'une ligne ennemie, il y avait du plaisir à lui serrer le coude :
c'était un compagnon d'une tenue irréprochable... Hem! hem! ci-
toyens, une larme peut tomber sur une moustache grise sans la désho-
norer, quand il s'agit de dire adieu à un ami Pauvre diable de
Robert, citoyens le voilà flambé!
Ainsi conclut, en passant sa manche sur ses yeux, le peu acadé-
mique Bruidoux. La solennité de l'heure et du lieu, la présence du
cadavre, aux traits duquel le reflet vacillant des torches semblait prê-
ter une vie fantastique, enfin le caractère respecté de l'orateur, avaient
puissamment secondé l'eliet moral de sa funèbre improvisation : les
grenadiers qui formaient le naïf auditoire de Bruidoux se regardèrent
en hochant la tête d'un air satisfait, comme pour se dire qu'un soldat
ne pouvait souhaiter à sa mémoire un panégyriste plus disert que leur
vieux sergent.
Pendant ce temps, Francis était parvenu à rappeler son ami à la vie;
mais la faiblesse de Hervé ne lui permettait pas encore de répondre
aux questions empressées du jeune lieutenant. Quelques soldats, sous
la direction de Bruidoux, s'occupèrent de creuser, avec leurs sabres
une fosse dans laquelle furent ensevelis les restes de leur malheureux
camarade. D'autres, formant avec leurs fusils une sorte de brancard,
se mirent en devoir de transporter leur commandant jusqu'au châ-
teau. Ils étaient environ aux deux tiers du chemin, quand le bruit as-
sez rapproché d'une nouvelle détonation les arrêta subitement. Hervé
fit un mouvement pour se relever; mais il retomba aussitôt, épuisé par
cet inutile effort. Francis, laissant près de lui deux grenadiers, s'é-
lança avec le reste de la troupe dans la direction du donjon, derrière
lequel le coup de feu semblait être parti.
La sentinelle, placée à cet endroit des ruines, fut trouvée à son poste,
rechargeant son fusil. Interrogée par Francis sur les motifs de cette
alerte, elle répondit qu'elle avait vu sortir tout à coup du bas de l'es-
carpement sur le(}uel le donjon était assis de ce côté une procession
BELLAH. 807
; fantômes blancs et noirs; qu'après leur avoir crié : qui \ive! sans
cevoir de réponse, elle avait fait feu. Le soldat ajouta avec une lé-
re émotion dans la voix qu'ils avaient disparu aussitôt, comme si la
lie se fût refermée sur eux. Un épais brouillard, s'élevant d'une pc-
{(' rivière qui coulait au pied du donjon, expliquait plus naturellc-
i( nt à Francis la nouvelle disparition de leur insaisissable ennemi. Il
' put retenir un mouvement d'amer dépit; puis, recommandant à la
ntinelle une active vigilance, il courut retrouver Pelven, qui, tout-
fait remis de son étourdissement, venait lui-même à sa rencontre.
es deux jeunes gens, après s'être mis réciproquement au courant des
. cnemens dont ils avaient été témoins, permirent aux grenadiers d'al-
r reprendre leur sommeil interrompu.
— Je ne doute pas, dit Hervé, quand il fut seul avec son ami, que
lut ceci ne soit arrivé à l'insu de ma sœur; car elle m'assurait ce soir
lème qu'à sa connaissance nous ne courions aucun danger, et je la
lis incapable d'un mensonge. Ce qu'il me paraît le plus raisonnable
imaginer, c'est que nous avons troublé une bande de chouans dans
i retraite. Nous ne pouvons malheureusement songer à les poursuivre
travers cette brume.
— Et Robert vous a laissé entendre qu'il supposait une sorte de com-
licité entre nos voyageuses et les avocats du souterrain?
— Le pauvre garçon semblait le croire, reprit Hervé, et le ménage-
icnt, un peu brutal toutefois, dont on a usé envers moi me le per-
laderait. Il y a de la chanoinesse là-dedans; mais il faut que ma sœur
)it trompée elle-même.
— J'en jurerais, dit Francis.
— C'est inutile, reprit Hervé; mais, en vérité, ma tête me fait plus
e mal que je ne voudrais. J'ai grand besoin de repos et je m'étends
t. Tâchez de dormir de votre côté.
Les deux jeunes gens se séparèrent après être convenus de laisser
morer aux femmes, et surtout à Andrée, les événemens de la nuit,
111 d'épargner aux unes de l'inquiétude , et de ne pas donner aux
litres le prétexte d'un triomphe secret.
C-omme Francis, après avoir quitté le commandant, passait devant
i laçade du manoir, il ne put s'empêcher de remarquer avec surprise
! calme absolu (jui continuait de régner dans cette partie privilégiée
u château. Que les coups de feu et le tumulte auquel ils avaient donné
eu eussent respecté le repos des jeunes filles, cela s'expliquait par l'o-
iniâtreté de sommeil qui est une des douces fortunes de leur âge;
mis ni la chanoinesse, ni le garde-chasse ne pouvaient invoquer, pour
bsoudre leur surdité , une aussi agréable excuse : leur insensibilité
quivoque, en redoublant les vagues soupçons du jeune lieutenant,
li inspira une idée vengeresse qu'il saisit aussitôt avec une joie en-
808 REVUE DES DEUX MONDES.
fantine. 11 ramassa im fragment de moellon , et , s'étant assuré qu'on loi
ne l'observait pas, il prit la pose de David devant Goliath, et lança a r
pierre résolument dans la fenêtre de la chanoinesse, après quoi il k
courut se pelotonner derrière un mur, en riant tout bas de ce fou
rire qui est plus familier aux écoliers qu'aux empereurs. Au bruit de
vitraux brisés qui annonça le succès complet du divertissement de
Francis, quelques soldats, couchés çà et là dans les ruines, levèrent
la tête avec inquiétude; mais le silence profond qui succédait à cette
etTraction leur fit croire qu'ils avaient été dupes d'une des mille
plaisanteries que les démons de la nuit inventent pour torturer les
mortels, et ils se rendormirent aussitôt. Au même instant , Francis
voyait une ombre s'approcher avec précaution de la fenêtre endom*^
magée, et il croyait reconnaître la silhouette effilée de celle qu'il avait
eu principalement pour but de désobliger. L'ombre de la chanoinesse
parut appliquer quelque chose comme un nez à l'une des vitres in-
tactes. Francis se pencha vivement et ramassa une seconde pierre : cet
âge est sans pitié. L'ombre alors, soit qu'elle eût terminé ses investiga-
tions , soit qu'elle fût guidée par un de ces pressentimens salutaires
que le ciel, dans sa miséricorde infinie, envoie aux vieilles filles comme
aux autres créatures, l'ombre se retira, et l'affaire n'eut pas d'autres
suites.
Environ trois heures après la conclusion innocente de cet épisode,
tous les soldats étaient debout , étirant au soleil leurs bras engourdis.
Le garde-chasse Kado s'occupait de seller les chevaux avec sa gravité
habituelle, tandis que Hervé et Francis, retirés un peu à l'écart, sem-
blaient engagés dans une vive discussion. Le sergent Bruidoux ôta sa
pipe de sa bouche, s'approcha avec modestie des deux officiers, et, por-
tant la main à son chapeau : — Salut et fraternité, citoyens, dit-il. Vou?
voilà frais comme une pomme ce matin, commandant. Je vois avec
charme que ce coup de poing numéro un n'a pas produit sur votre
teint plus d'effet moral qu'une caresse physique de jeune fille... Et
est-ce votre avis, citoyens, que nous quittions la baraque avant de sa-
voir au juste comment est fait le ci-devant boudoir de ces dames la-
vandières ?
— C'est précisément, répliqua Hervé, ce que je disais au lieutenant.
Bien que nous ayons tout lieu de croire que les drôles ont déguerpi, il
est bon d'examiner leur gîte. Le plus léger indice peut nous révéler
le but de leur réunion.
— Très-bien! s'écria Francis. Qui vous dit le contraire? Seulement
allons -y tous. Il n'est pas juste que vous couriez seul la chance d'être
pris au piège.
— Et où diable voyez-vous un piège? reprit Hervé. Ne vous ai-je pas
montré, au bas du donjon, la porte par laquelle ils sont sortis? Ils l'ont
BELLAH. 809
i>-sée toute grande ouverte. Si c'est un piège, il est bien fin. AUumez-
oi une torchç, Bruidoux. Je ne veux pas, encore un coup, lieutenant,
lun seul de nos hommes hasarde un cheveu dans cette affaire. C'est
scz, c'est beaucoup trop que j'aie à me reprocher déjà la mort de
ol)ert.
— Permettez-moi, dit Bruidoux, qui revenait avec une torche allu-
100 à la main, et deux autres sous le bras, permettez-moi, citoyens,
; NOUS mettre d'accord. Allons-y tous trois; s'il y a des dames, eh
ieri ! elles n'en auront que plus sujet 4e se réjouir.
Hervé, malgré le désir qu'il éprouvait de visiter seul le souterrain
ispect, consentit à cet arrangement, dans la crainte d'éveiller par de
ins longs refus la défiance du loyal sergent. Tous trois alors, ayant
)nrné le donjon, commencèrent à descendre laborieusement le ma-
lelon abrupt qui lui servait de base, en s'aidant des arbustes rabou-
ris qui croissaient entre les fentes du rocher; ils se trouvèrent bientôt
quelques pieds au-dessus du fond d'un ravin, devant la petite porte
ue le commandant Hervé avait découverte d'en haut, et qui était
lénagée de façon à ne pouvoir être aperçue facilement du côté de la
laine. Cette porte, adaptée au rocher, fermait l'entrée d'une espèce
0 caverne étroite et obscure. Hervé, sa torche à la main, y pénétra
Il se courbant, suivi de près par ses deux compagnons. Au bout de
uclques pas, ce couloir les conduisit dans ime vaste salle voûtée, à
Kfuelle des arceaux parfaitement intacts prêtaient un caractère de
Dinbre élégance architecturale. Des torches fumaient encore sur le
01 humide : c'était du reste la seule trace qui pût faire deviner le
éjour récent d'êtres vivans dans cette retraite. La cave principale
otrmiuniquait par des portes cintrées avec des chambres plus petites,
lans lesquelles les deux jeunes gens et le sergent continuèrent leurs
»(;r(juisitions; Hervé s'engagea dans la partie des souterrains quide-
ait correspondre à l'aile du manoir occupée durant la nuit par la
liaiioinesse. Dans l'angle d'un caveau, la lumière rouge de sa torche
claira tout à coup les degrés d'un escalier en vis qui s'enfonçait sous
a voûte. Hervé s'élança précipitamment sur les degrés, mais, à la hau-
eur de la voûte, l'escalier était rompu; cinq ou six marches avaient
i ' arrachées et gisaient sur les degrés inférieurs, laissant un inter-
valle tju'il était impossible de franchir. Après un examen minutieux
le ces débris, Hervé demeura convaincu qu'ils dataient de la nuit, et
>t's soupçons contre la politique chanoinesse furent fortifiés par cette
li'couverte. Une visite attentive dans l'appartement de la vieille dame
n'eût pas manqué d'éclairer à cet égard les conjectures du jeune
onimandant; mais telle avait été son éducation, que la pensée de
jvioler la chambre à coucher d'une femme, cette femme eût-elle cent
iaiis, devait être écartée avec répugnance par les habitudes de son esprit.
bJO BEVUE DES DEUX MONDES.
Hervé rejoignit le petit ai de -de-camp dans un caveau éloigné, au
moment où celui-ci venait de mettre la main sur un énorme verrou
qui fermait une sorte de trappe ou de porte basse et large, pratiquée
dans le mur, et à laquelle on parvenait par une rampe en terre d'une
pente rapide. En réunissant leurs efforts, les deux jeunes gens enle-
vèrent la barre du verrou; aussitôt la porte s'abaissa comme un pont-
levis, et la clarté du jour pénétrant à flots dans le souterrain leur fit
reconnaître que le hasard les avait amenés à l'ouverture mystérieuse
qui la veille avait englouti les lavandières si à propos, et qui avait
donné passage au meurtrier de Robert. La porte était formée de fortes
planches de chêne, recouverte en dedans de plaques de fer, et revê-
tue à l'extérieur d'une légère maçonnerie qui cadrait hermétiquement
avec celle du reste de la muraille. Les jeunes gens profitèrent de cette
issue pour sortir du souterrain; mais, comme ils mettaient le pied sur
la terre ferme, ils entendirent de grands cris dans les caveaux, et ils
allaient s'y précipiter de nouveau, quand BruidoUx apparut triom-
phalement à l'ouverture, tramant par l'oreille un captif d'une espèce
inattendue.
Aux cris du vieux sergent, les grenadiers, le garde-chasse et la bril-
lante troupe des émigrées étaient accourus au pied de la muraille. Le
prisonnier, au milieu du cercle curieux qui l'entourait, s'occupait
tranquillement de se frotter les yeux, pour dissiper l'éblouissement
que lui avait causé la lumière subite du soleil. C'était un enfant d'une
dizaine d'années, aux yeux bleus et à la physionomie gracieuse; ses
cheveux noirs étaient coupés carrément sur le front, et flottaient par
derrière sur ses épaules : il portait une veste longue de laine brune
et des culottes bouffantes. Au premier coup d'œil que Hervé jeta sur
l'enfant, il le reconnut, et regarda aussitôt Kado avec une expression
mêlée de reproche et de pitié, à laquelle le guide répondit par un
signe imperceptible de douleur. En même temps les femmes avaient
échangé à la dérobée des regards de confusion craintive.
— Imaginez-vous, commandant, dit Bruidoux , que ce double fils de
lavandière dormait comme un loir sur un tas de paille. Sa maman
l'aura oublié dans la bagarre. Je lui ai adressé, tant par gestes qu'au-
trement, deux ou trois questions de politesse; mais le petit muscadin
paraît étranger aux usages des salons, et il est muet comme un poisson.
Pendant que le sergent parlait , l'enfant avait promené autour de
lui des yeux ébahis; puis, croisant ses bras sur son dos, il dit avec une
naïveté parfaitement jouée, si elle l'était : — Oh! oh! que voilà de
beaux messieurs donc, et de belles dames aussi! Bonjour, la société.
Ah çà ! qu'est-ce que vous venez faire dans le pays, vous autres?
— Mais qu'est-ce que tu y fais toi-même, galopin? s'écria Bruidoux.
Ne va-t-il pas nous demander nos papiers à présent?
BELL AH. 811
Tous les doutes que Hervé pouvait conserver encore sur lu duplicité
mt on usait envers lui s'étaient à peu près évanouis devant les traits
n connus de l'enfant captif; mais le jeune officier, ému de l'an-
isse qui se lisait sur les lèvres pâles et contractées de Kado, hésitait
;profiter rigoureusement de ses avantages.
Mon petit ami , dit-il à l'enfant , tu as la mine bien éveillée pour
jouer un rôle de niais. Il faut nous dire la vérité, ou ton âge même ne
pourra te garantir d'un châtiment sévère. Tu as passé la nuit avec des
gens que nous avons plus d'une raison de tenir pour nos ennemis.
— Je crois bien! murmura Bruidoux; quand ce ne serait que le ci-
vant coup de poing. . .
Silence! sergent, reprit Hervé. Voyons, petit, qui est-ce qui t'a
induit ici?
— C'est la Groac'h, dit l'enfant, la Groac'h de la vallée.
— La Groac'h! interrompit Bruidoux; je m'en vais t'en donner, des
oac'h! Et est-ce aussi ta calotine de Groac'h qui a lâché la dé-
te?...
— Citoyen sergent, dit vivement Hervé, fmissons-en. Cette tâche
n'est pas la nôtre; nous ne perdrons pas plus de temps à l'interroger :
fouiUez-le seulement. Cet enfant appartient à la loi; elle a frappé des
têtes plus jeunes, bien qu'il m'en coûte de le rappeler; mais c'est à
((uoi auraient dû songer les gens de peu de cœur qui ont sacrifié la
pauvre créature.
— Oui ! oui ! dit en riant le petit garçon , allez votre train ! la fée me
sauvera bien. — Entre nous, messieurs, je vous dirai que c'est ma
femme.
— Et voilà probablement son cadeau de noces, reprit Bruidoux en
tirant de la poche du jeune prisonnier une toupie avec sa corde. Tu au-
rais mieux fait, mon bonhomme, de t'en tenir à ce jeu-ci, qui, comme
vous savez , citoyens, n'est pas un divertissement de potentat , mais
tout simplement une récréation honnête et démocratique. Quand j'a-
vais l'âge de ce marmot, je passais le dimanche et le reste de la se-
maine à jouer avec une citoyenne de ce calibre sous le porche de l'é-
glise. C'est ce qui faisait dire à notre curé que je finirais par où j'avais
commencé, c'est à savoir par la corde; tout ça parce qu'un jour je lui
avais planté mon clou dans ses souliers à boucles, histoire de faire
plaisir à mon père, qui était cordonnier dans notre endroit.
Ce disant, le vieux sergent avait roulé industrieusement la corde
autour de la toupie, après quoi il la lança sur le sol, observa un mo-
ment ses rapides évolutions avec un sourire paternel, puis, se bais-
sant soudain, il la cueillit, selon son expression, dans le creux de sa
main droite, et continua d'applaudir par une douce hilarité aux rota-
tions infinies de la citoyenne.
812 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant les femmes venaient de monter à cheval ; Kado s'étant
approché pour tenir l'étrier au commandant Hervé, celui-ci se pencha
à l'oreille du Breton, et lui dit à demi-voix : — Vous êtes sévèrement
puni de m'avoir trompé, Kado, et je le suis, moi, d'avoir cru à votre
bonne foi. — Le vieux garde-chasse tressaillit, et répondit, les yeux
baissés vers la terre : — Oui , oui , monsieur, l'épreuve est dure; elle
pouvait être pire si vous l'aviez voulu, je le sais... Vous avez eu pitié
de l'enfant... est-ce que vous emmènerez le pauvre petit gars?
— Si je faisais mon devoir, Kado, j'emmènerais le père avec le fils.
— L'enfant est bien faible, mon maître... j'aimais à le regarder, car
sa défunte mère et lui c'est tout un... On dit qu'Alix me ressemble;
mais le petit, c'est sa mère toute vivante. 11 est bien faible, monsieur,
et s'il y a de la prison au bout de tout cela, de la prison, ou bien...
Le garde-chasse s'interrompit en portant la main à sa gorge, comme
s'il eût été suffoqué par la violence de son émotion.
— Maître Kado, reprit Hervé, je n'ai déjà que trop cédé à d'anciens
sentimens dont vous autres paraissez faire si peu de cas. Pouvez-vous
et voulez-vous m'avouer tout haut, devant ces hommes, ce qui se
passe et ce que l'on médite?
Le Breton, après avoir regardé autour de lui avec un air d'indécision
douloureuse, leva une main vers le ciel, et dit d'un ton ferme : — L'en-
fant est entre les mains de Dieu.
— Prenez vos rangs, et en marche ! cria Hervé.
— Commandant, dit Bruidoux, amenant par le collet le fils du garde-
chasse, le petit singe ne voulait-il pas jouer des jambes pour aller re-
trouver son épouse?
— Je le mets sous votre garde, sergent; vous m'en répondez.
— En ce cas, approche, mon garçon, reprit Bruidoux en saisissaiîl
une longue et forte courroie qui a^ait servi à attacher des paquets. Il
passa un bout de la courroie autour de sa ceinture, lia fortement
l'autre bout au corps du jeune captif, et rejoignit, en cet équipage, le
détachement, qui descendait la colline des ruines, au milieu des der-
nières vapeurs du matin.
Octave Feuillet.
(La seconde partie au prochain n°.)
ESSAI SUR L'HISTOIRE
DE LA
FORMATION ET DES PROGRÉS
DU TIERS-ÉTAT.
LES ÉTATS-GÉNÉRAVX DE 161!l ET LE MINISTÈRE DU CARDINAL DE RIGHELIEC.t
Parmi les mesures fiscales qu'une impérieuse nécessité suggéra au
gouvernement de Henri IV, il en est une qui eut pour le présent et
dans la suite de graves conséquences : c'est le droit annuel mis sur
tous les offices de judicature et de finance, et vulgairement nommé la
paulette (2). Au prix de cette espèce de taille, les magistrats des cours
souveraines et les officiers royaux de tout grade obtinrent la jouissance
de leurs charges en propriété héréditaire. Le premier résultat de cette
innovation fut d'élever à des taux inconnus jusqu'alors la valeur vé-
nale des offices; le second fut d'attirer sur les fonctionnaires civils un
(1) Ce morceau fait partie de l'Introduction du Recueil des Monumens inédits de l'His-
toire du Tiers-État, dont le premier volume paraîtra bientôt. La Reime a déjà publié
deux chapitres de ce travail. Voyez les livraisons du 15 mai et du !«' juin 18^6.
(2) Du nom du traitant Paulet, qui en prit la ferme ; ce droit était d'un soixantième
<de la iinance ù laquelle on évaluait l'office.
814 REVUE DES DEIX MONDES.
nouveau degré de considération, celui qui s'attache aux avantages de
l'hérédité. Moins de dix ans après, on voyait des passions et des inté-
rêts de classes soulevés et mis aux prises par les elfets de ce simpli
(expédient financier. Le haut prix des charges en écartait la noblesse,
dont une partie était pauvre, et dont l'autre était grevée de substitu-
tions, et cela arrivait au moment même où, plus éclairés, les nobles
comprenaient la faute que leurs aïeux avaient faite en s'éloignant des
offices par aversion pour l'étude, et en les abandonnant au tiers-état. De
là, entre les deux ordres, de nouvelles causes d'ombrage et de rivalité,
l'un s'irritant de voir l'autre grandir d'une façon imprévue dans des
positions qu'il regrettait d'avoir autrefois dédaignées; celui-ci com-
mençant à puiser dans le droit héréditaire qui élevait des familles de
robe à côté des familles d'épée, l'esprit d'indépendance et de fierté, la
haute opinion de soi-même, qui étaient auparavant le propre des gen-
tilshommes.
Quelque remarquable qu'eût été, dans le cours du xvi® siècle, le
progrès des classes bourgeoises, il avait pu s'opérer sans querelle d'a-
mour-propre ou d'intérêt entre la noblesse et la roture; la grande
lutte religieuse dominait et atténuait toutes les rivalités sociales. Au-
cun procédé malveillant des deux ordres l'un envers l'autre ne parut
aux états- généraux de 1576 et de 1588. Mais, après l'apaisement des
passions soulevées par la dualité de croyance et de culte, d'autres pas-
sions assoupies au fond des cœurs se réveillèrent; et ainsi, par la force
des choses, le premier quart du xvii« siècle se trouva marqué pour
recueillir et mettre au jour, avec les griefs récens, toute l'antipathie
amassée de longue main entre le second ordre et le troisième. Cette
collision éclata, en 1614, au sein des états convoqués, à la majorité de
Louis XllI, pour chercher un remède à ce qu'avaient produit de dila-
pidations et d'anarchie les quatre ans de régence écoulés depuis le der-
nier règne (1).
Ce fut le 14 octobre que l'assemblée se réunit en trois chambres dis-
tinctes au couvent des Augustins de Paris; elle comptait quatre cent
soixante-quatre députés, dont cent quarante du clergé, cent trente-
deux de la noblesse, et cent quatre-vingt-douze du tiers-état. Parmi
ces derniers, les membres du corps judiciaire et les autres officiers
royaux dominaient par le nombre et par l'influence. Dès la séance d'ou-
verture, on put voir entre les deux ordres laïques des signes de jalou-
sie et d'hostilité; le tiers-état s'émut pour la première fois des diffé-
rences du cérémonial à son égard (2); l'orateur de la noblesse s'écria
(1) Voyez le rapport de mon frère Amédée Thierry sur le concours du prix d'histoire,
décerné en 1844 par l'Académie des Sciences morales et politiques. (Mémoires de l' Aca-
démie, t. V, p. 826.)
(2) « Je remarquai que mondit sieur le chancelier, parlant en sa harangue à messieur?
DE LA FORMATION Et DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 815
1 is sa harangue : « Elle reprendra sa première splendeur cette no-
olesse tant abaissée maintenant par quelques-uns de l'ordre inférieur
)us prétexte de quelques charges; ils verront tantôt la différence
li'il y a d'eux à nous (1). » La même affectation de morgue d'une
; . la même susceptibilité de l'autre, accompagnèrent presque toutes
L communications de la chambre noble avec la chambre bourgeoise.
land il s'agit d'établir un ordre pour les travaux, le clergé et la no-
sse s'accordèrent ensemble, mais le tiers-état, par défiance de ce
li venait d'eux, s'isola et fit tomber leur plan, quoique bon. Peu
rès, la noblesse tenta une agression contre la haute bourgeoisie; elle
fsolut de demander au roi la surséance et par suite la suppression
1 droit annuel dont le bail allait finir, et elle obtint pour cette requête
>>ontiinent du clergé. La proposition des deux ordres fut adressée
.1 tiers-état, qu'elle mit dans l'alternative, ou de se joindre à eux et
' livrer ainsi les premiers de ses membres à la jalousie de leurs ri-
lu.v, ou. s'il refusait son adhésion, d'encourir le blâme de défendre
ir égoïsme un privilège qui blessait la raison publique, et ajoutait un
ùuvel abus à la vénalité des charges.
Le tiers-état fit preuve d'abnégation. Il adhéra, contre son intérêt,
la demande de suspension de la taxe moyennant laquelle les offices
talent héréditaires, et, pour que cette demande eût toute sa portée
ji>ique, il la compléta par celle de l'abolition de la vénalité (2). Mais,
xigeant des deux autres ordres sacrifice pour sacrifice, il les requit de
olliciter conjointement avec lui la surséance des pensions, dont le
iiiiire avait doublé en moins de quatre ans (3), et la réduction des
oilles devenues accablantes pour le peuple. Sa réponse présentait
;«»nme connexes les trois propositions suivantes : supplier le roi, l^de
émettre pour l'année courante un quart de la taille; 2° de suspendre
a perception du droit annuel, et d'ordonner que les offices ne soient
>ius vénaux; 3" de surseoir au paiement de toutes les pensions accor-
i'cs sur le trésor ou sur le domaine. La noblesse, pour qui les pén-
is de cour étaient un supplément de patrimoine, fut ainsi frappée
t'a. représailles; mais, loin de se montrer généreuse et d'aller droit,
comme ses adversaires, elle demanda que les propositions fussent dis-
jointes, qu'on s'occupât uniquement du droit annuel, et qu'on remît
à la discussion des cahiers l'allaire des pensions et celle des tailles. Le
« du clergé et de la noblesse, mettoit la main à son bonnet carré, et se découvroit, ce
« qu'il ne fit point lorsqu'il parloit au tiers-état.» (Relation des élals-i;énéraux de 1614,
par Florimond Rapine, député du tiers-état de Nivernais, Des États-Généraux, etc.,
RecneildeMayer, t. XVI, p. 102.)
(1) Mercure français, troisième continuation, t. III, année 1614, p. 32.
(2) Voyez le discours du lieutenant-général de Sainfc«, Relation des Etats de 1614
par Florimond Rapine, p, 167.
(3) Depuis ia mort de Henri IV.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
clergé fit la même demande, entourée de ménagemens et de paroles
captieuses qui n'eurent pas plus de succès auprès du tiers-état que la
franchise égoïste des gentilstiommes (1). Ayant délibéré de nouveau,
la chambre du tiers décida qu'elle ne séparerait point ses propositions
l'une de l'autre, et elle fit porter ce refus par l'un de ses membres les
plus considérables, Jean Savaron, lieutenant-général de la sénéchaus-
sée d'Auvergne.
Cet homme d'un grand savoir et d'un caractère énergique parla deux
fois devant le clergé, et termina ainsi son second discours : « Quand
« vous vous buttez à l'extinction du droit annuel, ne donnez- vous pas
« à connoître que votre intention n'est autre que d'attaquer les offi-
ce ciers qui possèdent les charges dans le royaume, puiscfue vous sup-
« primez ce que vous devriez demander avec plus d'instance, à savoir,
« l'abolition des pensions qui tirent bien d'autres conséquences que le
a droit annuel ? Vous voulez ôter des coffres du roi seize cent mille
« livres qui lui reviennent par chacun an de la paulette, et voulez sur-
« charger de cinq millions l'état que le roi paye tous les ans pour
« acheter à deniers comptans la fidélité de ses sujets. Quel bien, quelle
« utilité peut produire au royaume l'abolition de la paulette, si vous
« supportez la vénalité des offices qui cause seule le dérèglement en
« la justice?... C'est, messieurs, cette maudite racine qu'il faut ar-
« racher, c'est ce monstre qu'il faut combattre que la vénalité des
« offices qui éloigne et recule des charges les personnes de mérite et
« de savoir, procurant l'avancement de ceux qui , sans vertu bien sou-
« vent, se produisent sur le théâtre et le tribunal de la justice par la
« profusion d'un prix déréglé qui fait perdre l'espérance même d'y
« pouvoir atteindre à ceux que Dieu a institués en une honnête mé-
« diocrité. Par ainsi, messieurs, nous vous supplions humblement de
« ne nous refuser en si saintes demandes l'union de votre ordre. C'est
« pour le peuple que nous travaillons, c'est pour le bien du roi que
« nous nous portons, c'est contre nos propres intérêts que nous coni-
« battons. »
Devant la noblesse, Savaron s'exprima d'un ton haut et fier, et, sou:
ses argumens, il y eut de l'ironie et des menaces. Il dit que ce n'était
point le droit annuel qui fermait aux gentilshommes l'accès des char-
ges, mais leur peu d'aptitude pour elles, et la vénalité des offices; que
(1) « Quelques belles paroles qu'il pût prononcer (l'archevêque d'Aix), si ne put-il ja-
« mais faire départir notre compagnie de sa résolution de demander conjointement les-
« dites propositions, parce qu'on voyoit clairement qu'il y avoit de l'artifice, et que !o
« clergé et la noble.>se s'entendoient à la ruine des officiers et à la continuation de l.i
« charge et oppression du pauvre peuple, et ne vouloient point qu'on demandât le rc-
« tranchement de leurs pensions, tant ils faisoient marcher leurs intérêts avant tout. ;>
{Relation de Florimond Rapine, p. 182.)
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 817
iiils devaient demander plutôt que l'abolition de ce droit, c'était
de la vénalité; que, du reste, la surséance de la paulette, la réduc-
(les tailles et la suppression des pensions ne pouvaient être dis-
m(('s; que l'abus des pensions était devenu tel, que le roi ne trouvait
f - de serviteurs qu'en faisant des pensionnaires, ce qui allait à rui-
'i; trésor, à fouler et opprimer le peuple, et il ajouta en finissant :
riitrez, messieurs, dans le mérite de vos prédécesseurs, et les portes
•lis seront ouvertes aux honneurs et aux charges. L'histoire nous
i>l)rend que les Romains mirent tant d'impositions sur les Fran-
lis (1), que ces derniers enfin secouèrent le joug de leur obéissance,
. I |)ar là jettèrent les premiers fondements de la monarchie. Le peuple
st si chargé de tailles, qu'il est à craindre qu'il n'en arrive pareille
i liose. Dieu veuille que je sois mauvais prophète (2) ! » Singulières
pôles, qui semblent retentir comme un présage lointain de révolution.
.a noblesse ne répondit que par des murmures et des invectives à
l'^iteur du tiers-état; le clergé avait loué son message en lui refusant
bit concours; resté seul pour soutenir ses propositions, le tiers réso-
li (le les présenter au roi. Il en fit le premier article d'un mémoire
i]i contenait sur d'autres points des demandes de réforme, et il envoya
a Louvre, avec une députation de douze membres, Savaron, chargé
e2ore une fois de porter la parole. L'homme qui avait donné aux
f 1res privilégiés des leçons de justice et de prudence fut, devant la
i V auté, l'avocat ému et courageux du pauvre peuple : « Que diriez-
(. ous, sire, si vous aviez vu, dans vos pays de Guyenne et d'Auvergne,
« es hommes paître l'herbe à la manière des bêtes ? Cette nouveauté
< it misère inouie en votre état ne produiroit-elle pas dans votre ame
«ovale un désir digne de votre majesté, pour subvenir à une cala-
«nité si grande? Et, cependant, cela est tellement véritable, que je
'Confisque à votre majesté mon bien et mes offices, si je suis con-
vaincu de mensonge (3). » C'est de là que partit Savaron pour de-
; ander, avec la réduction des tailles, le retranchement de tous les
ans dénoncés dans le mémoire du tiers-état, et pour traiter de nou-
aii. avec une franchise mordante, les points d'où provenait le dés-
dn-d entre le tiers et les deux autres ordres : « Vos officiers, sire,
secondant l'intention du clergé et de la noblesse, se sont portés à
re([uérir de votre majesté la surséance du droit annuel qui a causé
un prix si excessif es offices de votre royaume, qu'il est malaisé
j
(1) C'est-à-dire les Francs. Le soin de distinguer ces deux noms est une précaution
î la science moderne; ici, leur confusion involontaire donnait encore plus de force au
iscours.
(2) Procès-verbal et cahier de la noblesse es états de l'an 1615, manuscrit delà Biblio-
lèque du roi, fonds de Brienne, numéro 283, fol. 52, verso.
(3) Relation de Florimond Rapine^ p. 198.
TOME V, 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
« qu'autres y soient jamais reçus que ceux qui auront plus de biens
« et de richesses, et bien souvent moins de mérite, suffisance et capa-
« cité : considération à vrai dire très-plausible, mais qui semble être
« excogitée pour donner une atteinte particulière à vos officiers, et non
« à dessein de procurer le bien de votre royaume. Car à quel sujet
« demander l'abolition de la paulette, si votre majesté ne supprime de
« tout point la vénalité des offices?... Ce n'est pas le droit annuel qui
« a donné sujet à la noblesse de se priver et retrancher des honneurs
« de judicature, mais l'opinion en laquelle elle a été depuis longues
« années que la science et l'étude affaiblissoit le courage, et rendoit
« la générosité lâche et poltronne... On vous demande, sire, que vous
« abolissiez la paulette, que vous retranchiez de vos coffres seize cent
« raille livres que vos officiers vous payent tous les ans, et l'on m
« parle point que vous supprimiez l'excès des pensions, qui sont telle-
« ment effrénées, qu'il y a de grands et puissants royaumes qui n'ont
« pas tant de revenu que celui que vous donnez à vos sujets pour ache-
« ter leur fidélité... Quelle pitié qu'il faille que votre majesté fournisse,
« par chacun an, cinq millions six cent soixante mille livres à quoi se
« monte l'état des pensions qui sortent de vos coffres ! Si cette somme
« étoit employée au soulagement de vos peuples, n'auroient-ils pas de
(f quoi bénir vos royales vertus ? Et, cependant, l'on ne parle rien
« moins que de cela, l'on en remet la modération aux cahiers, et veut-
« on à présent que votre majesté surseoye les quittances de la paulette.
« Le tiers-état accorde l'un, et demande très-instamment l'autre (1). »
Cette harangue fut un nouveau sujet d'irritation pour la noblesse,
qui en éprouva un tel dépit qu'elle résolut de se plaindre au roi. Elle
pria le clergé de se joindre à elle; mais celui-ci, se portant médiateur,
envoya l'un de ses membres vers l'assemblée du tiers-état lui exposer
les griefs de la noblesse , et l'inviter, pour le bien de la paix , à faire
quelque satisfaction. Quand le député eut parlé, Savaron se leva et dit
fièrement : que ni de fait , ni de volonté , ni de paroles , il n'avait ot
fensé messieurs de la noblesse; que , du reste , avant de servir le roi
comme officier de justice, il avait porté les armes, de sorte qu'il avait
moyen de répondre à tout le monde, en l'une et en l'autre profession.
Afin d'éviter une rupture qui eût rendu impossible tout le travail des
états , le tiers , acceptant la médiation qui lui était offerte , consentit à
faire porter à la noblesse des paroles d'accommodement; et pour que
toute cause d'aigreur ou de défiance fût écartée, il choisit un nouvel
orateur, le lieutenant civil de Mesmes. De Mesmes eut pour mission de
déclarer que ni le tiers-état en général , ni aucun de ses membres en
particulier, n'avait eu envers l'ordre de la noblesse aucune intention
{{) Relation de Florimond Rapine, p. 199 et suiv.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU IIURS-ÉTAT. 810
inte. Il prit un langage à la fois digne et pacifique; mais le ter-
lait si brûlant, qu'au lieu d'apaiser la querelle, son discours l'en-
ii. Il dit que les trois ordres étaient trois frères, enfans de leur
commune la France; que le clergé était l'ainé, la noblesse le
ic, et le tiers-état le cadet; que le tiers-état a\ait toujours reconnu
•blesse comme élevée de quelques degrés au-dessus de lui , mais
I iissi la noblesse devait reconnaître le tiers-état comme son frère,
pas le mépriser au point de ne le compter pour rien; qu'il se
\ ait souvent dans les familles que les aînés ruinaient les maisons,
II' les cadets les relevaient (1). Non-seulement ces dernières paroles,
li la comparaison des trois ordres avec trois frères, et l'idée d'une
i parenté entre le tiers-état et la noblesse, excitèrent chez celle-ci
!] rage de mécontentement. L'assemblée, en tumulte, fit des repro-
lux députés ecclésiastiques présens à la séance, se plaignant que
, Muyé du tiers-état, venu sous leur garantie, eût apporté, au lieu de
; nations, de nouvelles injures plus graves que les premières. Après
! (uigs débats sur ce qu'il convenait de faire, il fut résolu qu'on irait
(I Ic-champ porter plainte au roi.
"audience demandée ne fut obtenue qu'après deux jours; la no-
)1 se en corps s'y présenta. Son orateur, le baron de Senecey, termina
ncxorde verbeux par cette définition du tiers-état : « Ordre composé
( I peuple des villes et des champs : ces derniers quasy tous hom-
' lagers et justiciables des deux premiers ordres, ceux des villes,
tMigeois, marchands, artisans, et quelques officiers; » et il conti-
c( Ce sont ceux-ci qui, méconnoissant leur condition, sans l'aveu
( e ceux qu'ils représentent, veulent se comparer à nous. J'ai honte,
( rc, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont offensés; ils
( emparent votre état à une famille composée de trois frères; ils di-
( Mit l'ordre ecclésiastique être l'aîné, le nôtre le puîné, et eux les
( adots, et qu'il advient souvent que les maisons ruinées par les aînés
(ont relevées par les cadets. En quelle misérable condition sommes-
«loiis tombés, si cette parole est véritable!... Et, non contens de se
«iiic nos frères, ils s'attribuent la restauration de l'état, à quoi comme
Il irance sait assez qu'ils n'ont aucunement participé, aussi chacun
»nnoît qu'ils ne peuvent en aucune façon se comparer à nous, et
croit insupportable une entreprise si mal fondée. Rendez-en , sire ,
e jugement, et, par une déclaration pleine de justice, faites-4es mettre
în leur devoir (2). » A cet étrange discours, supplique de l'orgueil
1) Procès-verbal et cahier de la noblesse es états de l'an 1615, manuscrit de la Biblio-
que du roi, fonds de Brienne, numéro 283, fol. 61, verso. {Relation de Florimond
pine, p. 226.)
;2) Procès-verbal et cahier de la noblesse, manuscrit de la Bibliothèque du roi, fonda
Brienne, numéro 283, fol. 63, verso.
820 REVUE DES DEUX MONDES.
en délire, la foule des députés nobles qui accompagnaient l'orateur fit
succéder, en se retirant, des marques d'adhésion unanime et des mois
tels que ceux-ci : « Nous ne voulons pas que des fils de cordonniers et
« de savetiers nous appellent frères. Il y a de nous à eux autant de dif-
« férence qu'entre le maître et le valet. »
Le tiers-état reçut avec un grand calme la nouvelle de cette audience
et de ces propos; il décida que son orateur serait non-seulement avoué,
mais remercié; qu'on n'irait point chez le roi pour récriminer contre
la noblesse, et qu'on passerait au travail des cahiers sans s'arrêter à de
pareilles disputes. Alors le clergé vint de nouveau s'entremettre pour
la réconciliation, demandant que des avances fussent faites par le
tiers-état; le tiers répondit que cette fois , comme la première , il n'y
avait eu de sa part aucune intention blessante; que messieurs du
clergé pouvaient eux-mêmes le faire entendre à la noblesse, à laquelle
il ne voulait donner aucune autre satisfaction, désirant qu'on le laissât
en paix travailler à son cahier, et s'occuper d'affaires plus importantes.
Mais la brouillerie des deux ordres tenait tout en suspens; le gouver-
nement, sans se porter juge, redoubla d'instances pour la paix; il vint
de la part du roi un commandement au tiers-état de faire quelque dé-
marche qui pût contenter la noblesse; et plusieurs jours se passèrent
sans que cet ordre fût obéi. Pendant ce temps, le mémoire contenant
les demandes du tiers passa à l'examen du conseil. La noblesse et le
clergé en appuyèrent tous les articles, hors celui qui était l'objet de
la dissidence; et, quant à celui-là, il fut promis par le premier mi-
nistre que le chiffre des pensions serait annuellement réduit dm
quart, et que les plus inutiles seraient supprimées. Ce concours et cette
victoire ouvrirent les voies au raccommodement. Le tiers-état fit re-
mercier les deux premiers ordres de leur coopération bienveillante.
Ses envoyés auprès de la noblesse ne désavouèrent que l'intention d'of-
fense, et on leur répondit convenablement. Ainsi fut terminé ce dif-
férend, d'oii ne pouvait sortir aucun résultat politique, mais qui isf
remarquable, parce que le tiers-état y eut le beau rôle, celui du des-
intéressement et de la dignité , et que là se montra au grand jour, en
face de l'orgueil nobiliaire, un orgueil plébéien nourri au sein de l'é-
tude et des professions qui s'exercent par le travail intellectuel.
Une querelle bien plus grave, et sans aucun mélange d'intérêts pri-
vés, survint presque aussitôt, et divisa de même les trois ordres, met-
tant d'un côté le tiers-état, et de l'autre le clergé et la noblesse. Elle eut
pour sujet le principe de l'indépendance de la couronne vis-à-vis de
l'église, principe qu'avaient proclamé, trois cent douze ans auparavant,
les représentans de la bourgeoisie (1). En compilant son cahier générai
(1) Aux états-généraux de 1302.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 821
S cahiers provinciaux, le tiers-état prit dans le cahier de l'Ue-de-
', et plaça en tête de tous les chapitres un article contenant ce
. iiit : « Le roi sera supplié de faire arrêter en l'assemblée des états,
tir loi fondamentale du royaume qui soit inviolable et notoire à
. que, comme il est reconnu souverain en son état, ne tenant sa
ronne que de Dieu seul, il n'y a puissance en terre, quelle qu'elle
■■ spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume
en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou ab-
(idie leurs sujets de la fidélité et obéissance qu'ils lui doivent, pour
!} l(jue cause ou prétexte que ce soit. Tous les sujets, de quelque
(ilité et condition qu'ils soient, tiendront cette loi pour sainte et
V i table, comme conforme à la parole de Dieu, sans distinction,
i; livoque ou limitation quelconque, laquelle sera jurée et signée
p tous les députés des états, et dorénavant par tous les bénéficiers
e officiers du royaume... Tous précepteurs, régens, docteurs et pré-
dateurs seront tenus de l'enseigner et publier. »
( s fermes paroles, dont le sens était profondément national soùs
Il couleur toute monarchique, consacraient le droit de l'état dans
']i de la royauté, et déclaraient l'affranchissement de la société ci-
il Au seul bruit d'une pareille résolution, le clergé fut en alarme;
; demander au tiers-état et n'obtint de lui qu'avec peine commu-
ittion de l'article qui, en même temps, fut communiqué à la no-
Gelle-ci, en délaissant la cause commune des laïques et de l'état,
1.. complaisance pour complaisance à la chambre ecclésiastique;
i> les démarches collectives des deux premiers ordres furent inu-
l auprès du tiers; il ne voulut ni retirer ni modifier son article,
t e[)Oussa comme elle le méritait la proposition de s'en tenir à une
Claude de publication du décret du concile de Constance contre
iloctrine du tyrannicide (1). Il s'agissait là de la grande question
n<' dans la guerre de la ligue entre les deux]principes de la royauté
' tinie par son propre droit, et de la royauté légitime par l'ortho-
( ic; le débat de cette question, que le règne de Henri IV n'avait
(il résolue (2), et à laquelle sa fin tragique]donnait un intérêt som-
1 cl pénétrant, fut, par une sorte de coup d'état, enlevé à la discus-
ii des ordres, et évoqué au conseil, ou plutôt à la personne du roi.
■ur l'invitation qui lui en fut faite, le tiers-état remit au roi le pre-
i article de son cahier, et, quelques jours après, le président de la
ijtnibre et les douze présidens des bureaux furent mandés au Louvre.
oique Louis XllI fût majeur, la reine-mère prit la parole et dit à la
) Voyez , daos la Relation de Florimond Rapine, des états-généraux , etc., t. XVI,
)artie, p. 112-16*, le discours du cardinal du Perron, orateur du clergé, et la. réplique
ilobert Miron, président du tiers-état.
Henri IV n'avait régné qu'en vertu d'une transaction avec ses sujets catholiques.
j^
rai 11
dvl
u
822 REVUE DES DEUX MONDES.
députation : que l'article concernant la souveraineté du roi et la sûrelc
de sa personne ayant été évoqué à lui, il n'était plus besoin de le re-
mettre au cahier, que le roi le regardait comme présenté et reçu, et
(ju'il en déciderait au contentement du tiers-état. Cette violence faite
a la liberté de l'assemblée y excita un grand tumulte; elle comprit ce
que signifiait et à quoi devait aboutir la radiation qui lui était pres-
crite. Durant trois jours, elle discuta si elle se conformerait aux ordres
de la reine. Il y eut deux opinions : l'une qui voulait que l'article fût
maintenu dans le cahier, et qu'on protestât contre les personnes qui
circonvenaient le roi et forçaient sa volonté; l'autre qui voulait qu'on
se soumît en faisant de simples remontrances. La première avait pour Ite
elle-la majorité numérique; mais elle ne prévalut point, parce que le t
vote eut lieu par provinces, et non par bailliages (1). Cent vingt dé- ikiiIi
pûtes, à la tête desquels étaient Savaron et de Mesmes, se déclarèn
opposans contre la résolution de l'assemblée, comme prise par
moindre nombre. Ils demandaient à grands cris que leur opposition
fût reçue et qu'il leur en fût donné acte. Le bruit et la confusion rem-
plirent toute une séance, et, de guerre lasse, on s'accorda pour un
moyen terme; on convint que le texte de l'article ne serait point in-
séré dans le cahier général, mais que sa place y resterait formellement
réservée. En elTet, sur les copies authentiques du cahier, à la première
page, et après le titre : Des lois fondamentales de l'état, il y eut un es-
pace vide, et cette note : « Le premier article extrait du procès-verbal ^^^^
« de la chambre du tiers-état a été présenté au roi par avance du pré-
« sent cahier, et par commandement de sa majesté, qui a promis d€
« le répondre. »
Cette réponse ne fut pas donnée, et la faiblesse d'une reine que ri
étrangers gouvernaient fit ajourner la question d'indépendance poui
la couronne et le pays. Ce ne fut qu'au bout de soixante-sept ans quo
les droits de l'état, proclamés cette fois dans une assemblée d'é\ êques. j
furent garantis par un acte solennel, obligatoire pour tout le cierge ||ii^!
de France. Mais la célèbre déclaration de 1682 n'est, dans sa partie
fondamentale, qu'une reproduction presque textuelle de l'article i!
cahier de 1615, et c'est au tiers-état que revient ici l'honneur de l'ini-
tiative (2). Tout ce qu'il y avait de fort et d'éclairé dans l'opinion pu-
(1) Les provinces étaient très inégales en nombre de représentans; mais le vote pu i"
bailliages, qui, dans cette occasion, fut réclamé inutilement, répondait presque au vole
par tête.
(2) «Nous déclarons, en conséquence, que les rois et les souverains ne sont souni« "
« aucune puissance ecclésiastique, par l'ordre de Dieu, dans les choses temporelles; qu'ils
« ne peuvent être déposés ni directement ni indirectement par l'autorité des clés de ,
« l'église; que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission et de l'obéissance
« qu'ils leur doivent, ni absous du serment de fidélité; et que cette doctrine, nécessaire
« pour la tranquillité publique, et non moins avantageuse à l'église qu'j l'état, doit être
a(
I
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 823
(lu temps lui rendit hommage et le vengea de sa défaite. Pen-
ic les ordres privilégiés recevaient de la cour de Rome des brefs
îcitation (1), à Paris des milliers de bouches répétaient ce qua-
lii composé pour la circonstance, et qu'aujourd'hui l'on peut dire
i)f|étique :
0 noblesse, ô clergé, les aînés de la France,
Puisque Thonneur du roi si mal vous maintenez ,
' Puisque le tiers-état en ce point vous devance,
; Il faut que vos cadets deviennent vos aînés (2) .
A|x demande de garanties pour la souveraineté et pour la sûreté du
là'., le tiers joignit dans son cahier, sous le même titre : Des lois
lé^mentales de l'état, la demande d'une convocation des états-gén<'-
u|Lous les dix ans, et il fut le seul des trois ordres qui exprima ce
3^ Le cahier de 1615 rappelle par le mérite et dépasse en étendue
de J560 (3). Il a ce caractère d'abondance inspirée qui se montre
randes époques de notre histoire législative. Institutions politi^
civiles, ecclésiastiques, judiciaires, militaires, économiques, il
asse tout, et, sous forme de requête, statue sur tout avec un sens
e décision admirables. On y trouve l'habileté prudente qui s'at-
à ce qui est pratique et de larges tendances vers le progrès à
, des matériaux pour une législation prochaine, et des vœux qui
Itvaient être réalisés que par un ordre de choses tout nouveau. Je
rais donner une idée complète de cette œuvre de patriotisme et
gesse (4); mais il faut que je me borne à l'analyse de quelques
s. Je choisirai parmi les demandes qui , appartenant au tiers-état
ne se rencontrent dans le cahier d'aucun des deux autres ordres :
le les archevêques et évêques soient nommés suivant la forme
Tite par l'ordonnance d'Orléans (5), c'est-à-dire sur une liste de
olablement suivie comme conforme à la parole de Dieu, à la tradition des saints
îs et aux exemples des saints. » (Déclaration du 19 mars 1682, Manuel du Droit
; ecclésiastique français, par M. Dupin, p. 126.)
Voyez procès-verbal et cahier delà noblesse, manuscrit de la Bibliothèque du roi,
de Brienne, numéro 283, fol. 172.
Manuscrit de la Bibliothèque du roi, collection Fontanieu. (Pièces, lettres et négo-
ns). P. 187.
On y compte 659 articles formant neuf chapitres intitulés : Des lois fondamentales
tat, de l'état de l'église, des hôpitaux, de l'Université, de la noblesse, de la justice,
( nances et domaines, des suppressions et révocations, police et marchandise.
Ce que je dis s'applique à l'ensemble et non à tous les articles du cahier; plusieurs
re eux portent la trace inévitable des préjugés qui dominaient alors, tels que le sys-
( prohibitif, l'utilité des lois somptuaires et la nécessité de la censure.
Ce mode d'élection mitigée, s'il fut jamais suivi régulièrement, ne pnt l'être que
[561 à 1579; l'ordonnance de Blois, rendue à cette dernière date, laisse au roi la
té de nomination pure et simple.
824 REVUE DES DEUX MONDES.
trois candidats élus par les évêques de la province, le chapitre de l'é-
glise cathédrale et vingt-quatre notables, douze de la noblesse et douze
de la bourgeoisie; — que les crimes des ecclésiastiques soient jui:
par les tribunaux ordinaires; — que tous les curés, sous peine de sai
de leur temporel , soient tenus de porter chaque année, au greffe des
tribunaux, les registres des baptêmes, mariages et décès, paraphés à
chaque page et cotés; — que les communautés religieuses ne puissent
acquérir d'immeubles, si ce n'est pour accroître l'enclos de leurs mai-
sons conventuelles; — que les jésuites soient astreints aux mêmes h'^
civiles et politiques que les autres religieux établis en France, qii
se reconnaissent sujets du roi et ne puissent avoir de provinciaux que
Français de naissance et élus par des jésuites français (1);
Que les gentilshommes et les ecclésiastiques ayant domicile ou mai-
son dans les villes soient obligés de contribuer aux charges commu-
nales; — que nul gentilhomme ou autre ne puisse exiger aucune cor-
vée des habitans de ses domaines, s'il n'a pour cela un titre vérifié par
les juges royaux; — que défense soit faite à tous gentilshommes ou
autres de contraindre personne d'aller moudre à leurs moulins, cuire
à leurs fours ou pressurer à leurs pressoirs, ni d'user d'aucun autre
droit de banalité, quelque jouissance et possession qu'ils allèguent
s'ils n'ont titre reconnu valable; — que tous les seigneurs laïques ou t (
clésiastiques soient tenus, dans un délai fixé, d'affranchir leurs main-
mortables moyennant une indemnité arbitrée par les juges royaux,
sinon que tous les sujets du roi, en quelque lieu qu'ils habitent, soient
déclarés de plein droit capables d'acquérir, de posséder et de trans-
mettre librement ce qu'ils possèdent (2);
Qu'il n'y ait plus, au-dessous des parlemens, que deux degrésjde
juridiction; — que les cours des aides soient réunies aux parlemens;
— que les professions soumises depuis l'année 1576 au régime des
maîtrises et jurandes puissent s'exercer librement; — que tous les édits
en vertu desquels on lève des deniers sur les artisans, à raison de leur
industrie, soient révoqués, et que toutes lettres de maîtrise accordées
comme faveurs de cour soient déclarées nulles; — que les marchands
et artisans, soit de métier formant corporation , soit de tout autre, ne
paient aucun droit pour être reçus maîtres, lever boutique ou toute
autre chose de leur profession; — que tous les monopoles commer-
ciaux ou industriels concédés à des particuliers soient abolis; — que
les douanes de province à province soient supprimées, et que tous I^^s
bureaux de perception soient transférés aux frontières (3).
(1) Cahier du tiers-état de 1615, art. 7, 53, 33, 62 et il. (Manuscrit de la Bibliothèque
du roi, fonds de Brienne, numéro 28 i-.)
(2) Cahier du tiers-élat, art. 532, 165, 167 et 309.
(3) Cahier du tiers-état, art. 2i9, 5i9, 61i, 615, 616, 647, 387 et 389.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 825
lUa là comme une aspiration vers l'égalité civile, l'unité judi-
(iri l'unité commerciale et la liberté industrielle de nos jours. En
rril temps, le tiers-état de 1615 renouvelle les protestations de 1588
(Iéll576 contre l'envahissement par l'état des anciens droits muni-
••àt. 11 demande que les magistrats des villes soient nommés par
d\m pure, sans l'intervention et hors de la présence des officiers
^ aj^; que la garde des clés des portes leur appartienne, et que par-
iitiù ils ont perdu cette prérogative, ils y soient rétablis; enfin, que
ttd les municipalités puissent, dans de certaines limites, s'imposer
(îSiuèmes, sans l'autorisation du gouvernement (1).
Si on cherche dans les cahiers des trois ordres en quoi leurs vœux
c< rdent et en quoi ils diffèrent, on trouvera qu'entre le tiers-état
c U'rgé la dissidence est beaucoup moins grande qu'entre le tiers-
! I la noblesse. Le clergé, tiré d'un côté par l'esprit libéral de ses
I lies, et de l'autre par ses intérêts comme ordre privilégié, ne
t as en politique une direction nette; tantôt ses votes sont pour le
ti commun, la cause plébéienne, le dégrèvement des classes pauvres
) »rimées; tantôt, lié à la cause nobiliaire, il demande le maintien
(oils spéciaux et d'exemptions abusives. Dans les questions de
iMie général, d'unité administrative et de progrès économique, il
IV que la tradition des réformes ne lui est pas étrangère, qu'il
I (Il d'hostile au grand mouvement qui, depuis le xni* siècle, pous-
ta France, par la main des rois unis au peuple, hors des institu-
i civiles du moyen-âge. En un mot, ses sympathies évangéliques,
I s à ses sympathies d'origine, le rapprochent du tiers-état dans
K'c ([ui n'affecte pas ses intérêts temporels ou l'intérêt spirituel et
rclontions de l'église. C'est sur ce dernier point, sur les questions
»iivoir papal, des libertés gallicanes, de la tolérance religicmse,
)ncile de Trente et des jésuites, et presque uniquement sur elles
II sérieux désaccord se rencontre dans les cahiers du tiers et de
lie ecclésiastique (2).
Jiis. entre les deux ordres laïques, la divergence est complète; c'est
nlagonisme qui ne se relâche qu'à de rares intervalles, et qui, vu
oint où nous sommes placés aujourd'hui, présente dans les idées,
(lo'urs et les intérêts, la lutte du passé et de l'avenir. Le cahier du
-état de 1615 est un vaste programme de réformes dont les unes
ni exécutées par les grands ministres du xvn* siècle, et dont les
es se sont fait attendre jusqu'aux jours de 1789; le cahier de la no-
se, dans sa partie essentielle, n'est qu'une requête en faveur de
ce qui périssait ou était destiné à périr par le progrès du temps
Cahier du tiers-état, art. 593, 594 et 528.
Les concessions faites là-dessus par la noblesse furent ce qui lui gagna l'alliance
ergé dans sa querelle avec le tiers-état.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la raison. Ce sont des choses déjà dites pour la plupart aux pi
cédens états-généraux, mais accompagnées, cette fois, d'un emporu
ment de haine jalouse contre les officiers royaux, et, en général, contre t
la classe supérieure du tiers-état (1). La noblesse ne se borne pas à '
fendre ce qui lui restait de privilèges et de pouvoir; elle veut km i
pre les traditions administratives de la royauté française, replacer
l'homme d'épée sur le banc du juge (2), et supplanter le tiers-état |i
dans les cours souveraines et dans tous les postes honorables. Non-prJ
seulement elle revendique les emplois de la guerre et de la cour, mais
elle demande que les parlemens se remplissent de gentilshommes, et
qu'il y ait pour elle des places réservées à tous les degrés de la liiérar-
chie civile, depuis les hautes charges de l'état jusqu'aux fonctions mu- :
nicipales (3). En outre, afin de s'ouvrir à elle-même les sources de
richesse où la bourgeoisie seule puisait, elle demande de pouvoir
faire le grand trafic sans déroger. Le tiers-état s'oppose à cette requi
il veut que l'égalité soit maintenue dans les transactions comin i
ciales (i).
Cette rivalité passionnée, qui donne tant d'intérêt à l'histoire des
états-généraux de 1614, fut pour eux une cause d'impuissance. La coa-i
lition des deux premiers ordres contre le troisième, et les ressentimens
qui en furent la suite, empêchèrent ou énervèrent toute résolution
commune, et rendirent nulle l'action de l'assemblée sur la marche et
l'esprit du gouvernement. Au reste, quand bien même la cour du
jeune roi, composée des favoris de sa mère, aurait eu quelque amour
du bien public, l'incompatibilité de vœux entre les ordres l'eût con-
trainte à rester inerte, car le choix d'une direction précise était trop
difficile et trop hasardeux pour elle. 11 eût fallu, pour tirer la himièi
de ce chaos d'idées, un roi digne de ce nom, ou un grand minist
Loin de chercher sincèrement une meilleure voie, la cour de Louis
n'eut à cœur que de profiter de la mésintelligence des états pour l
maintien des abus et la continuation du désordre. De crainte qu'il ne
survînt une circonstance qui fît sentir à l'assemblée la nécessité d
(1) « Sa majesté n'aura, s'il lui plaist, aucun égard à tous les articles qui lui si
« présentés dans les cahiers du liers-ctat, au préjudice des justices des gentilshommes,
« attendu que ladite chambre s'étant trouvée composée pour la plus grande partie
« lieutenans- généraux et officiers aux bailliages, leur principal dessein n'a été que d'ac-
« croître leur autorité et augmenter leur profit au préjudice de ce que la noblesse a si
« dignement mérité... » (Cahier de la noblesse de 1615, fol. 233, 25i, 229, 262 et 2.56.)
(2) Voyez dans le cahier de la noblesse l'article relatif à l'état des baillis et se'néo
fol. 234.
(3) Cahier de la noblesse, fol. 229, 232, 233, 234, 278 et 229.
(4) L'interdiction réclamée par lui atteint non-seulement les gentilshommes, à cause de
leur privilège, mais encore les officiers royaux, à cause de l'influence attachée à leur posi-
tion. Voyez le cahier du tiers-état, art. 16t, et le cahier de la noblesse, fol. 232.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 827
t tccord, elle pressa de tout son pouvoir la remise des cahiers, pro-
nt d'y répondre avant que le congé de départ fût donné aux dé-
Ceux-ci demandèrent qu'on leur reconnût le droit de rester
- en corps d'états jusqu'à ce qu'ils eussent reçu la réponse du roi
s cahiers. C'était poser la question, encore indécise après trois
s. du pouvoir des états-généraux; la cour répondit d'une façon
Mve, et, le 23février 1615, quatre mois après l'ouverture des états,
liiers des trois ordres furent présentés au roi, en séance solen-
lans la grande salle de l'hôtel de Bourbon.
lendemain, les députés du tiers-état se rendirent au couvent des
iMistins, lieu ordinaire de leurs séances; ils trouvèrent la salle dé-
'( blée de bancs et de tapisseries, et leur président annonça que le
le chancelier lui avaient fait défense de tenir désormais aucune
Niihlée. Plus étonnés qu'ils n'auraient dû l'être, ils se répandirent
iiilaintes et en invectives contre le ministre et la cour; ils s'accu-
nit eux-mêmes d'indolence et de faiblesse dans l'exécution de leur
iidat; ils se reprochaient d'avoir été quatre mois comme assoupis,
uicii de tenir tête au pouvoir et d'agir résolument contre ceux qui
i lient et ruinaient le royaume. Un témoin et acteur de cette scène
' etite avec des expressions pleines de tristesse et de colère patrio-
: c( L'un, dit-il, se frappe la poitrine, avouant sa lâcheté, et vou-
nit chèrement racheter un voyage si infructueux, si pernicieux à
'■ Mat, et dommageable au royaume d'un jeune prince duquel il
c aint la censure, quand l'âge lui aura donné une parfaite connois-
( nue des désordres que les états n'ont pas retranchés, mais accrus,
( auentés et approuvés. L'autre minute son retour, abhorre le séjour
' !' I*aris, désire sa maison, voir sa femme et ses amis, pour noyer
< iiis la douceur de si tendres gages la mémoire de la douleur que sa
( i» rté mourante lui cause.... Quoi, disions-nous, quelle honte,
1 lie confusion à toute la France, de voir ceux qui la représentent
< i si peu d'estime et si ravilis, qu'on ignore s'ils sont François, tant
' eu faut qu'on les reconnoisse pour députés!... Sommes-nous autres
iii ceux qui entrèrent hier dans la salle de Bourbon (1)? » Cette
istion, qui était la question même de la souveraineté nationale, re-
1 pour une autre assemblée cent soixante-quatorze ans plus tard, et
rs une voix répondit : « Nous sommes aujourd'hui ce que nous
MIS hier, délibérons (2). »
fiais rien n'était mûr en 1615 pour les choses que fit le tiers-état de
ti9; les députés, à qui toute délibération était interdite, restèrent sous
, Relation de Florimond Rapine, Ille partie, p. 119.
i) C'est ce mot de Siejès qui amena le serment du jeu de paume.
828 REVUE DES DELX 3I0NDES.
le poids de leur découragement. Chaque jour, suivant le récit de l'un P**'
d'entre eux(l), ils allaient battre le pavé du cloître des Augustins, h'^-
pour se voir et apprendre ce qu'on voulait faire d'eux. Ils se deman- W^
daient l'un à l'autre des nouvelles de la cour. Ce qu'ils souhaitaient P'*
d'elle, c'était d'être congédiés; et tous en cherchaient le moyen, près- p-'''
ses qu'ils étaient de quitter une ville où ils se trouvaient, dit le même iK"'
récit, errans et oisifs, sans affaires, ni publiques, ni privées. Le sen- i5[ro
timent de leur devoir les tira de cette langueur. Ils songèrent que j^^'^^
le conseil du roi étant à l'œuvre pour la préparation des réponses à '«"'f
faire aux cahiers, s'il arrivait que quelque décision y fût prise au dé- i'"-'
triment du peuple, on ne manquerait pas de rejeter le mal sur leur p*
impatience de partir, et que d'ailleurs la noblesse et le clergé proitte- f^^.
raient de leur absence pour obtenir, à force de sollicitations, toute •
sorte d'avantages. Par ce double motif, les députés du tiers-état résolu-
rent de ne demander aucun congé séparément, et d'attendre, pour se
retirer, que le conseil eût décidé sur les points essentiels. Ils restèrent
donc, et se réunirent plusieurs fois, en différens lieux, soutenant avec
une certaine vigueur, contre le premier ministre , leur qualité de dé-
putés. Enfin, le 24 mars, les présidens des trois ordres furent mandés
au Louvre. On leur dit que la multitude des articles contenus dans les >
cahiers ne permettait pas au roi d'y répondre aussi vite qu'il l'eût dé- IW^i
siré, mais que, pour donner aux états une marque de sa bonne vo- f'"
lonté, il accueillait d'avance leurs principales demandes, et leur fai-
sait savoir qu'il avait résolu d'abolir la vénalité des charges, de réduire ifipit
les pensions, et d'établir une chambre de justice contre les malversa- f'^ *
tions des financiers; qu'on pourvoirait à tout le reste le plus tôt pos-
sible, et que les députés pouvaient partir.
Ces trois points des cahiers étaient choisis avec adresse, comme tou-
chant à la fois aux passions des trois ordres. La noblesse voyait dans
l'abolition de l'hérédité et de la vénalité des offices un grand intérêt
pour elle-même; le tiers-état voyait un grand intérêt pour le peuple
dans le retranchement des pensions; et l'assemblée avait été unanime
pour maudire les financiers et réclamer l'établissement d'une juridic-
tion spéciale contre leurs gains illicites. On pouvait même dire que
la suppression de la paulette et de la vénalité était une demande com-
mune des états, bien que chaque ordre eût fait cette demande par des
motifs différens : la noblesse, pour son propre avantage; le clergé, par
sympathie pour la noblesse, et le tiers-état en vue du bien public
contre son intérêt particulier. Et quant à l'article des pensions qui
avait fait éclater la division entre le tiers et les deux autres ordres, les
(1) Florimond Rapine, député du liers-état de Nivernais.
Il
M
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 829
(- cahiers en étaient venus à son égard à un accord, plus franc, il
r;ii, du côté du clergé que du côté de la noblesse (4). Ainsi, par
irconstance bizarre, sous des votes conformes, il y avait des pas-
contraires, et les promesses du roi satisfaisaient du même coup
icsirs généreux et des intentions égoïstes. Ces promesses, la seule
(' nouvelle que les membres des états eussent à emporter dans
provinces, ne furent jamais tenues, et la réponse aux cahiers par
.1 ordonnance royale n'arriva qu'après quinze ans.
elle fut la fin des états-généraux convoqués en 461-4 et dissous en
[(5. Ils font époque dans notre histoire nationale, comme fermant la
séie des grandes assemblées tenues sous la monarchie ancienne; ils
toi; époque dans l'histoire du tiers-état, dont ils signalèrent, au com-
tmicement du xvii'' siècle, l'importance croissante, les passions, les
Iti lières, la puissance morale et l'impuissance politique. Leur réunion
ii'boutit qu'à un antagonisme stérile, et avec eux cessa d'agir et de
vire ce vieux système représentatif qui s'était mêlé à la monarchie,
Si s règles ni conditions précises, et où la bourgeoisie avait pris place
an par droit, non par conquête, mais à l'appel du pouvoir royal. En-
aux états du royaume sans lutte, sans cette fougue de désir et de
[vail qui l'avait conduite à l'affranchissement des communes, elle y
it venue, en général, avec plus de défiance que de joie, parfois
die, souvent contrainte, toujours apportant avec elle une masse
liées neuves, qui, de son cahier de doléances, passaient plus ou moins
|)mptement, plus ou moins complètement, dans les ordonnances des
|s. A cette initiative, dont le fruit était lent et incertain , se bornait
Ole effectif du tiers-état dans les assemblées nationales; toute action
médiate lui était rendue impossible par la double action contraire
divergente des ordres privilégiés. C'est ce qu'on vit plus clairement
le jamais aux états de 1615, et il semble que l'ordre plébéien, frappé
me telle expérience, ait dès-lors fait peu de cas de ses droits politi-
es. Cent soixante-quatorze ans s'écoulèrent sans que les états-géné-
jx fussent une seule fois réunis par la couronne, et sans que l'opi-
m publique usât de ce qu'elle avait de forces pour amener cette
mion (2). Espérant tout de ce pouvoir, qui avait tiré du peuple et
1) Voyez le cahier du tiers-état, art. 491 et i92; celui du clergé, art. 158; et celui de
noblesse, fol. 214, verso. (Manuscrit de la Bibliothèque du roi, fonds de Brienne, nu-
fros 282, 283 et 284.)
fs) Durant les troubles de la fronde, les états-généraux furent convoqués à deux re-
ses; d'abord spontanément par la cour en lutte avec la bourgeoisie; ensuite sur les
itances de la noblesse unie au clergé. Des philanthropes, joints iiu parti aristocratique,
réclamèrent au déclin du règne de Louis XIV. Le régent y songea pour étayer son
uvoir, et il n'en fut point question sous le règne de Louis XV. Leur souvenir, presque
îint pour la masse nationale , ne se raviva qu'à l'heure où ils se présentèrent à elle
mme la clé d'une révolution.
830 REVUE DES DEUX MONDES.
mis en œuvre par des mains plébéiennes les élémens de l'ordre civil
moderne, l'opinion se donna un siècle et demi, sans réserve, à la
royauté. Elle embrassa la monarchie pure, symbole d'unité sociale,
jusqu'à ce que cette unité, dont le peuple sentait profondément le be-
soin, apparut aux esprits sous de meilleures formes.
Ici commence une nouvelle phase de l'histoire du tiers-état; le vide
que laisse dans cette histoire la disparition des états-généraux se trouve
rempli par les tentatiACs d'intervention directe du parlement de Paris
dans les affaires du royaume. Ce corps judiciaire, appelé dans certains
cas par la royauté à jouer un rôle politique, se prévalut, dès le xvi' si» -
cle, de cet usage pour soutenir qu'il représentait les états, qu'il avait
en leur absence, le même pouvoir qu'eux (1), et, quand l'issue de leur
dernière assemblée eut trompé toutes les espérances de réforme, l'at-
tente publique se tourna vers lui pour ne plus s'en détacher qu'au
jour où devait finir l'ancien régime. Recruté depuis plus de trois siè-
cles dans l'élite des classes roturières, placé au premier rang des digni-
taires du royaume, donnant l'exemple de l'intégrité et de toutes lo
vertus civiques, honoré pour son patriotisme, son lustre, ses richesses,
son orgueil même, le parlement avait tout ce qu'il fallait pour attirer
les sympathies et la confiance du tiers-état. Sans examiner si ses pré-
tentions au rôle d'arbitre de la législation et de modérateur du pouvoir
royal étaient fondées sur de véritables titres, on l'aimait pour son es-
prit de résistance à l'ambition des favoris et des ministres, pour son
hostilité perpétuelle contre la noblesse, pour son zèle à maintenir les
traditions nationales, à garantir l'état de toute influence étrangère, et
à conserver intactes les libertés de l'éghse gallicane. On lui donnait les
noms de corps auguste, de sénat auguste, de tuteur des rois, de père
de l'état, et l'on regardait ses droits et son pouvoir comme aussi sa-
crés, aussi incontestables que les droits mêmes et le pouvoir de la coQr
ronne.
Ce qu'il y avait d'aristocratique dans l'existence faite aux cours de
judicature par l'hérédité des charges, loin de diminuer leur crédSt
auprès des classes moyenne et inférieure de la nation, n'était auxyein
de celles-ci qu'une force de plus pour la défense des droits et des in-
térêts de tous. Cette puissance effective et permanente, transmise du
père au fils, conservée intacte par l'esprit de corps joint à l'esprit de
famille, paraissait pour la cause des faibles et des opprimés une pro-
tection plus solide que les prérogatives incertaines et temporaires des
états-généraux. En réalité, l'esprit pohtique des compagnies judiciaires
était moins large et moins désintéressé que celui dont se montraient
animés, dans l'exercice de leurs pouvoirs, les représentans élus du
(1) Le parlement disait de lui-même qu'il était lea états-généraux au petit pied.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 83!
-état (1). Si le parlement tenait de ces derniers sous de certains
uts, il en différait sous d'autres; son opposition la plus coura-
I ' était parfois égoïste; il avait quelques-uns des vices de la no-
■, à laquelle il confinait. Mais, malgré ses travers et ses faiblesses,
({ui souffraient des abus ne se lassaient point de croire à lui et de
(iipter sur lui. Il semble qu'au fond des consciences populaires une
se fît entendre qui disait : Ce sont nos gens, ils ne sauraient vou-
lue le bien du peuple.
(S faits restèrent, dans toute occasion, fort au-dessous des espé-
t s. et il n'en pouvait être autrement. Si les cours souveraines
lit le mérite de parler haut, leur parole manquait de sanction.
liées par les rois pour administrer la justice, elles n'avaient pas
I nie l'ombre de ce mandat national qui, donné ou présumé, confère,
1 is telle ou telle mesure, le droit d'agir contre la volonté du monar-
] . Dès que venait le moment de faire succéder l'action aux remon-
!]iK('s, d'opposer des moyens de contrainte à l'obstination du pou-
V V. le parlement se trouvait sans titre et sans force; il devait s'arrêter
• recourir à des auxiliaires plus puissans que lui, aux princes du
nil:. aux factieux de la cour, à l'aristocratie mécontente. Quand il
a lit refusé au nom de l'intérêt public l'enregistrement d'un édit ou
li suppression d'un arrêt, et conservé une attitude libre et fière mal-
g' l'exil ou l'emprisonnement de ses membres, son rôle était fini, à
iitiiis qu'il n'eût fait alliance avec des ambitions étrangères à la cause
d peuple et au bien du royaume. Ainsi les plus solennelles manifes-
t ions de patriotisme et d'indépendance n'aboutissaient qu'à des pro-
c litres sans issue, ou à la guerre civile pour l'intérêt ou les passions
•s urands. De nobles commencemens et des suites mesquines ou dé-
t tables, le courage civique réduit, par le sentiment de son impuis-
siee, à se mettre au service des intrigues et des factions nobiliaires,
t le est, en somme, l'histoire des tentatives politiques du parlement.
I |>remière de toutes, qui fut, sinon la plus éclatante, au moins l'une
c> [ilus hardies, présenta ce caractère qu'on retrouve sur une plus
ande échelle et avec de nombreuses complications dans les événe-
ms de la fronde.
Le 28 mars 1615, quatre jours après la dissolution des états -géné-
ux, le parlement, toutes les chambres assemblées, rendit un arrêt
1) On en \it un exemple en 1615 à propos du droit annuel d'où provenait l'hérédité
8 charges. La chambre du tiers-état en avait demandé l'abolition, quoique la plupart
ses membres fussent officiers de judicature. Le parlement, dès que les cahiers eurent
remis au roi, s'assembla pour protester contre cette réforme et pour dénoncer en
me temps les abus de l'administration, faisant ainsi un mélange bizarre de l'intérêt
jblic et de son intérêt particulier. (Voyez la Relation de Florimond Rapine, IIl« part.,
130, 131 et 137.)
832 REVUE DES DEUX MONDES.
qui invitait les princes, ducs, pairs et officiers de la couronne, ayant
séance et voix délihérative en la cour, à s'y rendre, pour aviser sur les
choses qui seraient proposées pour le service du roi, le bÎQn de l'état
et le soulagement du peuple. Cette convocation, faite sans commande-
ment royal, était un acte inoui jusqu'alors; elle excita dans le public
une grande attente, l'espérance de voir s'exécuter par les compagnies
souveraines ce qu'on s'était vainement promis de la réunion des états.
Le conseil du roi s'en émut comme d'une nouveauté menaçante, eJ,
cassant l'arrêt du parlement par un contre-arrêt, il lui défendit de pas-
ser outre, et aux princes et pairs de se rendre à son invitation. Le
parlement obéit; mais aussitôt il se mit en devoir de rédiger des re-
montrances : un nouvel arrêt du conseil lui ordonna de s'arrêter; cette
fois, il n'obéit point et continua la rédaction commencée. Les remon-
trances prêtes, le parlement demanda audience pour qu'elles fussent
lues devant le roi, et sa ténacité, soutenue par l'opinion publique, in-
timida les ministres; durant près d'un mois, ils négocièrent pour que
cette lecture n'eût pas lieu; mais le parlement fut inébranlable, et sa
persévérance l'emporta. Le 22 mai, il eut audience au Louvre et fit
entendre au roi, en conseil, ces remontrances, dont voici quelques
passages :
« Sire, cette assemblée des grands de votre royaume n'a été proposée
« en votre cour de parlement que sous le bon plaisir de votre majesté,
« pour lui représenter au vrai, par l'avis de ceux qui en doivent avoir
a le plus de connoissance, le désordre qui s'augmente et multiplie de
« jour en jour, étant du devoir des officiers de votre couronne, en
« telles occasions, vous toucher le mal, afin d'en atteindre le remèd'
« par le moyen de votre prudence et autorité royale, ce qui n'est, sire,
« ni sans exemple ni sans raison... Ceux qui veulent affoiblir et dépri-
« mer l'autorité de cette compagnie s'efforcent de lui ôter la liberté
« que vos prédécesseurs lui avoient perpétuellement accordée de vous
a remontrer fidèlement ce qu'elle jugeroit utile pour le bien de votje
a état. Nous osons dire à votre majesté que c'est un mauvais conseil
« qu'on lui donne de commencer l'année de sa majorité par tant <i
« commandemens de puissance absolue, et de l'accoutumer à des ai
« lions dont les bons rois comme vous, sire, n'usent jamais que foi '
« rarement (1). »
Après avoir présenté à sa manière les faits de son histoire, dit qu'il
tenait la place du conseil des grands barons de France, et qu'à ce titre
il était de tout temps intervenu dans les affaires publiques, le parle-
ment proposait un cahier de réformes à l'instar de ceux des états-géné-
raux. 11 demandait au roi de reprendre à l'intérieur et à l'extérieur
(1) Des Ètats-Généravx, etc., t. XVII, deuxième partie, p. 141 et 14i.
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 833
remens politiques de son père, d'entretenir les mêmes alliances
; [)rati((uer les mêmes règles de gouvernement, de pourvoir à ce
u sa souveraineté fût garantie contre les doctrines ultramontaines,
' ce que l'intérêt étranger ne s'insinuât par aucune voie dans la
MoM des atï'aires d'état. Il passait en revue tous les désordres de
aininistration : la ruine des finances, les prodigalités, les dons exces-
dvi les pensions de faveur, les entraves mises à la justice par la cour
1 1 liaute noblesse, la connivence des officiers royaux avec les trai-
i) . et l'avidité insatiable des ministres; il montrait en perspective
• tnlèvement du peuple réduit au désespoir, et concluait par ces
1 > (l'une fierté calme: « Sire, nous supplions très humblement votre
ijesté de nous permettre l'exécution si nécessaire de l'arrêt du
)is de mars dernier... Et au cas que ces remontrances, parles
ainais conseils et artifices de ceux qui y sont intéressés, ne puis-
ait avoir lieu et l'arrêt être exécuté, votre majesté trouvera bon.
il lui plaît, que les officiers de son parlement fassent cette protesta-
'11 solennelle, que, pour la décharge de leurs consciences envers
eu et les hommes, pour le bien de votre service et la conservation
'■ l'état, ils seront obligés de nommer ci-après en toute liberté les
ilcurs de tous ces désordres, et faire voir au public leurs déporte-
vnts (1). »
V lendemain, 23 mai, un arrêt du conseil ordonna de biffer ces
^ (iiitrances des registres du parlement, et défendit à la compagnie
'entremettre des aflaires d'état sans l'ordre du roi. Le parlement
anda une nouvelle audience, elle lui fut refusée, et des ordres
érés lui enjoignirent d'exécuter l'arrêt du conseil; il résista, em-
fant avec art tous les moyens dilatoires que sa procédure lui four-
ait; mais, tandis qu'il soutenait pied à pied la lutte légale, ceux
1 avait convoqués à ses délibérations quittaient Paris et préparaient
pour une prise d'armes. Le prince de Condé, le duc de Vendôme,
ducs de Bouillon, de Mayenne, de Longueville et d'autres grands
Tieurs soulevèrent les provinces dont ils avaient le gouvernement,
lièrent un manifeste contre la cour et levèrent des soldats au nom
leune roi, violenté, disaient-ils, par ses ministres. Profitant des in-
études causées par les complaisances du gouvernement pour la cour
lome, et par ses liaisons avec l'Espagne, ils entraînèrent dans leur
U les chefs des calvinistes (2), et la cause de la religion réformée,
fois associée à celle de la rébellion aristocratique, resta compro-
par cette alliance. Ainsi commença, pour les protestans, la série
fautes et de malheurs qui, terminée par la révolte et le siège de
) Des États-Généraux, etc., t. XVII, deuxième partie, p. 172 et suiv.
) Les ducs de Rohan, de Soubise et de La Trémouille, et même le duc de Sully.
TOME Y. ^3
H'M REVUE DES DEUX MONDES.
la Rochelle, leur fit perdre successivement toutes les garanties politi-
ques et militaires dont les avait dotés l'édit de Nantes.
La guerre civile, dont les remontrances du parlement étaient le pré-
texte, se termina sans autre fait d'armes que des marches de troupes
et de grands pillages commis par les soldats des princes révoltés. Dans
le traité de paix conclu à Loudun et publié sous la forme d'un édit.
il fut statué que l'arrêt de suppression des remontrances demeurerait
sans effet, que les droits des cours souveraines seraient fixés par un
accord entre le conseil du roi et le parlement, que le roi répondlrait
sous trois mois aux cahiers des états-généraux, et dans le même délai
au fameux article du tiers-état sur l'indépendance de la couronne M
Mais toutes ces stipulations d'intérêt public restèrent en paroles, il ii v
eut d'exécuté que les clauses secrètes qui accordaient aux chefs de la
révolte des places de sûreté, des honneurs et six millions à partager
entre eux. Ainsi satisfaits, les mécontens se réconcilièrent avec leurs
ennemis de la cour, et les choses reprirent le même train de désordï^
et d'anarchie qu'auparavant. Le pouvoir divisé et annulé par les ca-
bales qui se le disputaient; une sorte de complot pour ramener In
France en arrière au-delà du règne de Henri IV; des tentatives qi
faisaient dire aux uns avec une joie folle, aux autres avec une pro-
fonde affliction, que le temps des rois était passé, et que celui des
grands était venu (2); la menace toujours présente d'une dissolution
administrative et d'un démembrement du royaume par les intrigu' -
des ambitieux unies à celles de l'étranger : voilà le spectacle qu'otli ii
au milieu de ses variations, le gouvernement de Louis XllI, jusqu'au
jour où un homme d'état marqué dans les destinées de la France pou
reprendre et achever l'œuvre politique de Henri-le-Grand, après s'êtr
glissé au pouvoir à l'ombre d'un patronage, s'empara de la direction
des affaires de haute lutte, par le droit du génie.
Le cardinal de Richelieu fut m.oins un ministre, dans le sens exact
de ce mot, qu'un fondé de pouvoir universel de la royauté. Sa prép<»ii
dérance au conseil suspendit l'exercice de la puissance héréditaire,
sans que la monarchie cessât d'exister, et il semble que cela ait eu
lieu pour que le progrès social, arrêté violemment depuis le dernier
règne, reprît sa marche par l'impulsion d'une sorte de dictateur doi^
l'esprit fût libre des influences qu'exerce sur les personnes royales
l'intérêt de famille et de dynastie. Par un étrange concours de circwh
stances, il se trouva que le prince faible, dont la destinée devait êfre
de prêter son nom au règne du grand ministre, avait dans son carac-
tère, ses instincts, ses qualités bonnes ou mauvaises, tout ce qui peut
(t ) Voyez l'édit donné à Blois au mois de mai 1616. (Recueil des anciennes lois frM"
f aises, t. XVI, p. 88.)
(2) Menu % -es de Sully, coUectioiû Michaud, deuxième série, t. II, p. 388.
pilK
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 835-
Ire aux conditions d'un pareil rôle. Louis XIII, ame sans ressort
non sans intelligence, ne pouvait se passer d'un maître; après
^voir accepté et quitté plusieurs, il prit et garda celui qu'il reconnut
ible de mener la France au but que lui-même entrevoyait, et où il
Irait vaguement dans ses rêveries mélancoliques. On dirait qu'ob-
|; par la pensée des grandes choses qu'avait faites et voulues son
il se sentît sous le poids d'immenses devoirs qu'il ne pouvait
Jplir que par le sacrifice de sa liberté d'honune et de roi. Soulfrant
bis de ce joug, il était tenté de s'en affranchir, et aussitôt il venait
jprendre, vaincu par la conscience qu'il avait du bien pubUc et par
admiration pour le génie dont les plans magnifiques promettaient
Ire et la prospérité au dedans, la force et la gloire au dehors (1).
ans ses tentatives d'innovation, Richelieu, simple ministre, dépassa
beaucoup en hardiesse le grand roi qui l'avait précédé. Il entreprit
icélérer si fort le mouvement vers l'unité et l'égalité civiles, et de
orter si loin, que désormais il fût impossible de rétrograder. Après
Bgne de Philippe-le-Bel, la royauté avait reculé dans sa tâche ré-
itionnaire et fléchi sous une réaction de l'aristocratie féodale; après
ries V, il s'était fait de même un retour en arrière; l'œuvre de
is Xï avait été près de s'abîmer dans les troubles du xv.i" siècle, et
B de Henri IV se trouvait compromise par quinze ans de désordre
le faiblesse. Pour qu'elle ne pérît pas, il fallait trois choses : que la
;te noblesse fût définitivement contrainte à l'obéissance au roi et à
Di, que le protestantisme cessât d'être un parti armé dans l'état, que
rance pût choisir ses alhés librement dans son intérêt et dans celui
/indépendance européenne. C'est à ce triple objet que le ministre-
employa sa puissance d'esprit, son infatigable activité, des passions
ntes et une force d'ame héroïque (2). Sa vie de tous les jours fut
:. lutte acharnée contre les grands, la famille royale, les cours sou-
iines, tout ce qu'il y avait de hautes existences et de corps consti-
i dans le pays. Pour tout réduire au même niveau de soumission
'ordre, il éleva la royauté au-dessus des liens de famille et du lien
I Voyez le Testament politique du cardinal de Richelieu.
I « Lorsque votre majesté se résolut de me donner en même temps et l'entrée de ses
seils et grande part en sa^confiauce pour la direction de ses affaires, je puis dire
ec vérité que les huguenots partageoient l'état avec elle; que les grands se condui-
ent comme s'ils n'eussent pas été ses sujets, et les plus puissans gouverneurs des
ovinces comme s'ils eussent été souverains en leurs charges Je puis encore dire
,e les alliances étrangères étoient méprisées; les intérêts particuliers préférez aux
iblics; en un mot, la dignité de la majesté royale étoit tellement ravallée et si diffé-
ate de ce qu'elle devoit être, par le défaut de ceux qui avoient lors la principale con-
ite de nos affaires, qu'il étoit presque impossible de la reconnoitre. » {Testament
tique de Richelieu, première partie, p. 5; Amsterdam , 1788.)
836 REVUE DES DEUX MONDES.
des précédens; il l'isola dans sa sphère comme une pure idée, l'idée
vivante du salut public et de l'intérêt national (1).
Des hauteurs de ce principe, il fit descendre dans l'exercice de l'au-
torité suprême une logique^impassible et des rigueurs impitoyables. Il
fat sans merci comme il était sans crainte, et mit sous ses pieds le
respect des formes et des traditions judiciaires. Il fit prononcer des
sentences de mort par des commissaires de son choix, frappa, jusque
sur les marches du trône, les ennemis de la chose publique, ennemis
en même temps de sa fortune, et confondit ses haines personnelles
avec la vindicte de l'état. Nul ne peut dire s'il y eut ou non du men-
songe dans la sécurité de conscience qu'il fit voir à ses derniers mo-
mens (2); Dieu seul a connu le fond de sa pensée. Nous qui avons re-
cueilli le fruit lointain de ses veilles et de son dévouement patriotique,
nous ne pouvons que nous incliner devant cet homme de révolution
par qui ont été préparées les voies de la société nouvelle. Mais quelque
chose de triste demeure attaché à sa gloire; il a tout sacrifié au succès
de son entreprise; il a étouffé en lui-même et refoulé dans de nobles
âmes les principes éternels de la morale et de l'humanité (3). A la vue
des grandes choses qu'il a faites, on l'admire avec gratitude, on vou-
drait, on ne saurait l'aimer.
Les novateurs les plus intrépides sentent qu'ils ont besoin de l'opi-
pinion; avant d'exécuter ses plans politiques, Richelieu voulut les sou-
mettre à l'épreuve d'un débat solennel, pour qu'ils lui revinssent con-
firmés par une sorte d'adhésion nationale. Il ne pouvait songer aux
états généraux; membre de ceux de 1614, il les avait vus à l'œuvre, et '
d'ailleurs son génie absolu répugnait à ces grandes réunions; l'appui [~ ■
(1) « Les intérêts publics doivent être Tunique fin du prince et de ses conseillers. »
{Test., deuxième partie, p. 222.) — « Croire que, pour être fils ou frère du roi ou prince '
« du sang, on puisse impunément troubler le royaume, c'est se tromper. Il est plus I
a raisonnable d'assurer le royaume et la royauté que d'avoir égard à leurs qualités j
« Les fils, frères et autres parens des rois sont sujets aux lois comme les autres, et prin- i
« cipalement quand il est question du crime de lèse-majesté. » {Mémoires du cardinal de 1^^,
Richelieu, collection Michaud, deuxième série, t. VIII, p. 407.) !" *•'
(2) « Le curé lui demandant s'il ne pardonnoit pointa ses ennemis, il répondit qu'il I "s
« n'en avoit point que ceux de l'état. » (Mémoires de Montglat, collection Michaud, troi- lîmi;
sième série, t. V, p. 133.) — Voyez aussi Mémoires de Montchal, Rotterdam, 1718, p. 268.
(3) « Le cardinal de Richelieu a fait des crimes de ce qui faisoit dans le siècle passé les
« vertus des Miron, des Harlay, des Marillac, des Pibrac et des Faye. Ces martyrs de
« Testât, qui, par leurs bonnes et saintes maximes, ont plus dissipé de factions que l'or
« d'Espagne et d'Angleterre n'en a faict naistre, ont esté les défenseurs de la doctrine
« pour la conservation de laquelle le cardinal de Richelieu confina M. le président Ba-
« rillon à Âmboise; et c'est lui qui a commencé à punir les magistrats pour avoir advanc^
« des vérités pour lesquelles leur serment les oblige d'exposer leur propre vie. » [Mé^
moires du cardinal de Raiz, collection Micbaud et Poujoulat, p. 50.)
DE LA FORMATION ET DES PROGRES DU TIERS-ETAT.
837
I »ral qu'il désirait, il le chercha dans une assemblée de notables. 11
r ivoqua au mois de novembre 1626 cinquante-cinq personnes de son
coix, douze membres du clergé, quatorze de la noblesse, et vingt-
s )t des cours souveraines , avec un trésorier de France et le prévôt
es marchands de Paris. Gaston, frère du roi, fut président, et lesma-
rhaux de la Force et de Bassompierre vice-présidens de l'assemblée;
riis les nobles qui y siégèrent, conseillers d'état pour la plupart, ap-
ptenaient à l'administration plutôt qu'à la cour; il ne s'y trouva ni
i duc et pair, ni un gouverneur de province (1).
Devant cette réunion d'élite, dont les hommes du tiers-état formaient
ï is de la moitié, Richelieu développa lui-même tout le plan de sa
{litique intérieure (2). L'initiative des propositions partit du gouver-
iinent, non de l'assemblée; une même pensée pénétra tout, les de-
iimdes comme les réponses, et, dans le travail d'oii résulta le cahier
(S votes, on ne saurait distinguer ce qui fut la part du ministre et ce
( i fut celle des notables. Des principes d'administration conformes au
•nie social et à l'avenir de la France furent posés d'un commun ac-
(rd : l'assiette de l'impôt doit être telle que les classes qui produisent
( ([ui souffrent n'en soient pas grevées; — c'est dans l'industrie et le
(inmerce qu'est le ressort de la prospérité nationale , on doit faire en
irte que cette carrière soit de plus en plus considérable et tenue à
hnneur; — il faut que la puissance de l'état ait pour base une armée
' i inanente où les grades soient accessibles à tous, et qui répande
■s[)rit militaire dans les classes non nobles de la nation. Quant aux
osures promises ou réclamées, les principales eurent pour objet l'a-
lissement des dépenses de l'état au niveau des recettes, et la réduc-
)ii des dépenses improductives au profit des dépenses productives;
lugmentation des forces maritimes en vue du trafic lointain; l'éta-
Lissement de grandes compagnies de commerce et la reprise à l'inté-
eur des grands projets de canalisation; la sécurité des gens de travail
irantie contre l'indiscipline des gens de guerre par la sévérité de la
jblice et la régularité de la solde; enfin, la démolition, dans toutes les
If ovinces, des forteresses et châteaux inutiles à la défense du royaume.
II L'assemblée des notables se sépara le 24 février 1627, et aussitôt une
pmmission fut nommée pour rédiger en un même corps de lois les
tformes nouvellement promises et celles qui devaient répondre aux
ihiers des états de 16U. En même temps la plus matérielle, et non
i moins populaire de ces réformes, la démolition des forteresses, can-
Innemens de la noblesse factieuse et de la soldatesque des guerres ci-
jiles, commença de s'exécuter. A chaque époque décisive du progrès
(1) La séance d'ouverture eut lieu le 2 décembre, dans la grande salle des Tuileries.
(2) Voyez son discours et celui du garde-des-sceaux Marillac, dans le procès-verbal
e l'assemblée de 1626. (Des États-Géndraux, etc., t. XVIII, p. 207 et suir.)
8:J8 REVUE DES DEUX MONDES.
vers l'unité naticmale, ce genre de destruction avait eu lieu par l'aoto-
rité des rois; Charles V, Louis XI et Henri IV s'attaquèrent aux donjons
pour mater l'esprit féodal; en cela comme en tout . Richelieu fit faire
un pas immense à l'œuvre de ses devanciers. Les mesures à prendre
p«ur ce qu'on pourrait nommer l'aplanissement politique du sol français
furent confiées par lui à la diligence des provinces et des municipa-
lités, et, d'un bout à l'autre du royaume, les masses plébéiennes se le-
vèrent pour abattre de leurs mains les murs crénelés, repaires de ty-
rannie ou de brigandage, que, de génération en génération, les enfai»
apprenaient à maudire. Selon la vive expression d'un historien pa-
triote , « les villes coururent aux citadelles , les campagnes aux châ-
teaux, chacun à sa haine (1). » Mais l'ordre, qui souvent marque la
profondeur des sentimens populaires, présida à cette grande exécution
que le pays faisait sur lui-même; aucune dévastation inutile ne fut
commise, on combla les fossés, on rasa les forts, les bastions , tout ce
qui était un moyen de résistance militaire; on laissa debout ce qui ne
pouvait être qu'un monument du passé.
Pendant ce temps, la commission de réforme législative poursuivait
soti travail sous la présidence du garde-des-sceaux , Marillac. Il en ré-
sulta l'ordonnance de janvier 1629, égale en mérite et supérieure en
étendue aux grandes ordonnances du xvi* siècle. Ce nouveau code n'a-
vait pas moins de quatre cent soixante et un articles. Il touche à toutes
les parties de la législation : droit civil , droit criminel , police géné-
rale, affaires ecclésiastiques, instruction publique, justice, finances,
commerce, armée, marine. Inspiré à la fois par le vœu national et par
la pensée de Richelieu , il est empreint de cette pensée, quoique le
grand ministre ait dédaigné d'y prétendre aucune part, et que l'oppo-
sition du parlement, soulevée contre cette œuvre de haute sagesse, y
.tit, dans un sobriquet burlesque, attaché un autre nom que le sien (2).
L'ordonnance, ou plutôt le code de 1629, eut pour but de répondre
à la fois aux demandes des derniers états-généraux et à celles de deui
assemblées de notables (3). Parmi les dispositions prises d'après k»
cahiers de 4615, la plupart furent puisées dans celui du tiers-état; je
n'en ferai point l'analyse, j'observerai seulement qu'en beaucoup de
cas la réponse donnée reste en arrière ou s'écarte un peu de la de-
mande. On sent que le législateur s'étudie à concilier les intérêts di-
(1) M. Henri Martin, Histoire de France, t. XII, p. 527.
(2) Les gens de robe affectèrent de ridiculiser l'ordonnance de 1629 en l'appelant Cedf
Michaud, du prénom de son rédacteur, le garde-des-sceaux Michel de Marillac.
(3) Celle de 1617, dont je n'ai pas fait mention, et celle de 16^6. — Ordonnance sor
les plaintes des états assemblés à Paris en 1614, et de l'assemblée des notables réunis à
Rouen et à Paris en 1617 et 1626. [Recueil des anciennes Lois françaises, t. XVI, p. 883
et suivantes.)
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. 83i>
rgens des ordres, et qu'il veut borner la réforme à de certaines
ni tes. Si la suppression des banalités sans titre et des corvées abu-
\('s est accordée au tiers, il n'est point répondu à son vœu pour Faf-
anchissement des main-mortables (1). Le temps des campagnes libres
• tait pas venu, celui des villes libres était passé. Ce n'est qu'en ter-
les évasifs que l'ordonnance répond à la demande d'émancipation dii
y irae municipal, et elle décrète spontanément l'uniformité de ce re-
ine; elle veut que tous les corps de ville soient réduits, autant que
)ssible, au modèle de celui de Paris (2). Aces tendances vers l'unité,
le en joint d'autres non moins fécondes pour le développement na-
onal. Elle introduit dans l'armée le principe démocratique par la fa-
ille donnée à tous de s'élever à tous les grades; elle relâche pour la
Dblesse les liens qui, sous peine de déchéance, l'attachaient à la vie
isive; elle attire la haute bourgeoisie de l'ambition des offices vers le
unmerce; elle invite la nation tout entière à s'élancer dans les voi^
e l'activité industrielle. Voici le texte de trois de ses articles :
« Le soldat par ses services pourra monter aux charges et offices des
compagnies, de degré en degré, jusques à celui de capitaine, et plus
avant s'il s'en rend digne.
« Pour convier nos sujets de quelque qualité et condition qu'ils
soient de s'adonner au commerce et trafic par mer, et faire con-
noître que notre intention est de relever et faire honorer ceux
(jui s'y occuperont, nous ordonnons que tous gentilshommes, qui,
par eux ou par personnes interposées, entreront en part et société
dans les vaisseaux, denrées et marchandises d'iceux, ne dérogeront
l)oint à noblesse... et que ceux qui ne seront nobles, après avoir en-
tretenu cinq ans un vaisseau de deux à trois cents tonneaux, joui-
ront des privilèges de noblesse, tant et si longuement qu'ils conti-
nueront l'entretien dudit vaisseau dans le commerce, pourvu qu'ils
rayent fait bastir en notre royaume et non autrement : et en cas
qu'ils meurent dans le trafic, après l'avoir continué quinze ans du-
lant, nous voulons que les veuves jouissent du même privilège du-
rant leur viduité, comme aussi leurs enfants, pourvu que l'un d'en-
tr'eux continue la négociation dudit commerce et l'entretien d'un
vaisseau par l'espace de dix ans. Voulons en outre que les marchands
grossiers qui tiennent magasins sans vendre en détail ou autres mar-
cliands qui auront esté eschevins, consuls ou gardes de leurs corps,
puissent prendre la qualité de nobles, et tenir rang et séance en
j! toutes les assemblées publiques et particulières immédiatement après
t nos lieutenans-généraux , conseillers des sièges présidiaux, et nos
(1) Ordonnance de 1«29, art. 206 et 207. — Voyez plus haut l'analyse du cahier de 10*».
(2) Ordonnance de 1629, art. 412.
840 REVUE DiiS DEUX .MONDES.
« procureurs-généraux esdils sièges, et autres juges royaux qui seront
« sur les lieux.
« Exhortons nos sujets qui en ont le moyen et l'industrie de se lier
« et unir ensemble pour former de bonnes et fortes compagnies et so-
ft ciétez de tratic, navigation et marchandise, en la manière qu'ils ver-
« ront bon estre. Promettons les protéger et desfendre, les accroître
« de privilèges et faveurs spéciales, et les maintenir en toutes les ma-
« nières qu'ils désireront pour la bonne conduite et succès de leur
« commerce (1). »
Tout ce qui était possible en fait d'améliorations sociales au temps
de Richelieu fut exécuté par cet homme dont l'intelligence comprenait
tout, dont le génie pratique n'omettait rien, qui allait de l'ensemble
aux détails, de l'idée à l'action avec une merveilleuse habileté. Ma^
niant une foule d'affaires grandes et petites en même temps et avec la
même ardeur, partout présent de sa personne ou de sa pensée, il eut
à un degré unique l'universalité et la liberté d'esprit. Prince de l'église
romaine, il voulut que le clergé fût national; vainqueur des calvi-
nistes, il ne frappa que la rébellion, et respecta les droits de la con-
science (2); enfant de la noblesse et imbu de son orgueil, il agit comme
s'il eût reçu mission de préparer le règne du tiers-état. La fin der-
nière de sa politique intérieure fut ce qui faisait grandir et tendait à
déclasser la bourgeoisie, ce fut le progrès du commerce et le progrès
des lettres, le travail, soit de l'esprit, soit de la main. Richeheu ne re-
connaissait au-dessous du trône qu'une dignité égale à la sienne, celle
de l'écrivain et du penseur; il voulait qu'un homme du nom de Cha-
pelain ou de Gombauld lui parlât couvert. Mais, tandis que par de
grandes mesures commerciales et une grande institution littéraire (3),
il multipliait pour la roture, en dehors des offices, les places d'honneur
dans l'état, il comprimait, sous le niveau d'un pouvoir sans bornes,
les vieilles libertés des villes et des provinces. États particuliers, con-
stitutions municipales, tout ce qu'avaient stipulé comme droits les pays
agrégés à la couronne, tout ce qu'avait créé la bourgeoisie dans son
âge héroïque, fut refoulé par lui plus bas que jamais. 11 y eut là des
soulTrances plébéiennes, souffrances malheureusement nécessaires,
mais que cette nécessité ne rendait pas moins vives, et qui accompi|^
gnèrent de crise en crise l'enfantement de la centralisation moderi
(1) Ordonnance de 1629, art. 452 et 429.
(2) Aux termes du traité d'Alais, 28 juin 1629, l'édit de Nantes fut confirmé et j«
solennellement par le roi.
(3) Voyez les lettres patentes de janvier 1635 pour l'établissement de l'Académie te
çaise; les lettres de créatioit de la charge de surintendant de la marine et de la navigalio
octobre 1626; les lettres de juillet et novembre 1634, et ledit de mars 16i2, pour la for-
mation et le soutien d'une compagnie des Indes occidentales. (Recueil des anciennes Lois
françaises, t. XVI, p. 418, 19», 409, 415 et 540.)
DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-ÉTAT. %M
)wmt à la politique extérieure du grand ministre, cette partie de son
iiivre, non moins admirable que l'autre, a de plus le singulier mérite
1 n'avoir rien perdu par le cours du temps et les révolutions de l'Europe,
(l trc pour nous, après deux siècles, aussi Yi\ante, aussi nationale qu'au
P'mier jour. C'est la politique même qui, depuis la chute de l'empire
e la résurrection de la France libérale, n'a cessé de former, pour ainsi
(le, une part de la conscience du pays; c'est celle que la nation dé-
nudait avec instance et avec menace à deux régimes qu'elle a brisés,
l('(iue,dans sa pleine liberté d'action, elle veut pratiquer désormais.
1^ maintien des nationalités indépendantes, l'atTranchissement des na-
nnalités opprimées, le respect des liens naturels que forme la com-
(iinauté de race et de langue, la paix et l'amitié pour les faibles, la
^ Mio contre les oppresseurs de la liberté et de la civilisation géné-
i s. tous ces devoirs que s'impose notre libéralisme démocratique
tient implicitement compris dans le plan de conduite au dehors dicté
i n roi par un homme d'état dont l'idéal au-dedans était le pouvoir
il olu (1). Sur la question des droits de la France à un agrandissement
1 lui donne ses frontières définitives, question souvent posée depuis
lis siècles et aujourd'hui encore pendante, Henri IV disait : « Je veux
' icn que la langue espagnole demeure à l'Espagnol, l'allemande à
<< Allemand, mais toute la françoise doit être à moi (2). » Un contem-
nainde Richelieu, peut-être l'un de ses confidens, lui fait dire:
but de mon ministère a été celui-ci : rétablir les limites naturelles
! la Gaule, identifier la Gaule avec la France, et partout où fut l'an-
nne Gaule constituer la nouvelle (3). » De ces deux principes com-
)ii's ensemble et se modérant l'un l'autre, sortira, quand les temps
G mi venus, la fixation dernière du sol français possédé par nous à
Il est curieux de voir dans quels termes de dévouement à la cause de l'émancipa-
< I uropéenne lui-même parle de son intervention dans les affaires de l'Italie, de l'Al-
ii:;iic et des Pays-Bas. A chaque événement militaire ou diplomatique, il s'agit d'af-
'ùr un prince ou un peuple de l'oppression des Espagnols, de la tyrannie de la
d'Autriche, de la terreur causée par ïavidité insatiable de cette maison ennemie
">s de la chrétienté, d'arrêter ses usurpations, de lui faire rendre ce qu'elle a
eu Suisse ou en Italie, de garantir toute l'Italie de son injuste oppression, de
m salut de toute l'Italie, de sauver et d'assurer contre l'Autriche les droits des
de l'empire. [Testament politique du cardinal de Richelieu, première partie,
n ler, p. 9, 10, U, 15, 18, 2i, 25 et 26.)
Histoire du règne de Henri-le-Grand, par Mathieu, t. II, p. 444.
« Hic ministerii raei scopus, restituere GalliîE limites, quos natura praefixit... con-
l'Iere Galliam cum Francià, et ubicumque fuit antiqua Gallia, ibi restaurare novam.»
nrntum politicum, ap. Pétri Labbe Elogia sacra, etc., éd. 1706, p. 253 et suiv.) —
e qui renferme ces mots remarquables, et qui parut moins d'un an après la mort
linal, est une amplification incrustée, selon toute apparence, de paroles textuel-
' recueillies de sa bouche. Richelieu aimait à s'épancher avec ses amis; il dictait
lup à ceux qui l'entouraient, et, comme on l'a vu de Napoléon, des personnes cu-
• •- vis prenaient note deîses entretiens.
( c
( ei
M^ REVUE DES DEUX MONDES.
titre légitime et perpétuel, au nom du double droit de la nature et de
l'histoire.
La conception d'un nouveau système politique de l'Europe fonde
sur l'équilibre des forces rivales, et où la France exerçât, non à son
profit, mais pour le maintien de l'indépendance commune, l'ascendant
ravi à l'Espagne, cette conception de Henri-le-Grand, évanouie à sa
mort comme un rêve, fut exécutée par Richelieu à force de négocia-
tions et de victoires. Quand le ministre de Loiiis XUI mourut épuisé
de veilles patriotiques (1), l'ouvrage était presque à sa fin; une habile
persévérance, jointe à d'éclatans faits d'armes (2), amena, en moins de
cinq ans, l'acte fondamental de la réorganisation européenne, le glo-
rieux traité de Westphalie (3). Cette partie de l'œuvre du grand homme
d'état, sa politique extérieure, voilà ce qui, de son temps, fut le mieux
compris, ce qui parut aux esprits élevés beau sans mélange (4); pour le
reste, il y eut doute ou répugnance. Comme après le règne de Louis XI,
l'opinion publique réagit contre l'action révolutionnaire du pouvoir.
Les classes mêmes à qui devaient profiter le nivellement des existences
nobiliaires et l'ordre imposé à tous furent moins frappées de l'avenir
préparé pour elles, moins sensibles à l'excellence du but qu'indignées
de la violence des moyens, et choquées par l'excès de l'arbitraire. Cette
réaction du tiers-état contre la dictature ministérielle, c'est-à-dire
contre ce qu'il y avait eu de plus hardiment novateur dans l'action du
pourvoir royal, fut le principe et l'aliment des guerres civiles de la
fronde.
Augustin Thierry.
(1) Le 4 décembre 1612.
(Sif) Les victoires de Rocroi, de Nordlingen et de Lens.
(3) Signé à Munster le 2* octobre 16i8.
(*) Voiture, dans l'une de ses lettres, se place, pour juger Richelieu encore viTMt,
*w point de vue de la postérité : « Lorsque , dans deux cents ans , ceux qui viendront
« après nous liront en notre histoire que le cardinal de Richelieu , s'ils ont quelque
« goutte de sang françois dans les veines et quelque amour pour la gloire de leui- pajs,
« pourront ils lire ces choses sans s'affectionner à lui; et, à votre avis, l'aimeront-ils ou
« l'estimeront-ils moins à cause que, de son temps, les rentes sur l'hôtel-de-ville se seront
« payées un peu plus tard , ou que l'on aura mis quelques nouveaux officiers dans '
« chambre des comptes? Toutes les grandes choses coûtent beaucoup!... » (Lettre lui ^
édition de 1701, p. 179.)
DEUX
DAMES HUMANITAIRES
D'OUTRE-RfflN.
- Manhold, roman vonOiUlie Kapp, geb. von Rappard. Berlin, 1850, Verlag von Karl Wiegandl.
Recoiution und Contrerevolution , roman von Louise Aston. Maniiheim.J. P. Grohe, 18*9.
III. — Meine Emancipation, Verwei$ung und Rechlfertigund,
von Loaise Aston. Brussel, Vogler, 1846.
oilà vraiment une pauvre lecture pour une veillée d'hiver, et ce
t pas (le quoi donner des rêves couleur de rose, quand on est tout
à feuilleter cela au coin de son feu. J'avais cru de bonne foi qu'on
Trait s'égayer davantage avec les romans nnignons de ces dames. Je
e tristement leurs pages satinées, et je me demande combien il faut
y ait dans ce temps-ci d'instincts pervertis et d'idées de travers
que deux femmes aient mis à écrire ces belles choses leur plaisir
eur vanité. L'éternelle flétrissure, la profonde misère des dernières
ssitudes que nous avons subies, c'est que le ridicule s'y mêlait par-
à l'odieux et ne l'empêchait pas. Tout le monde l'a senti, jusqu'aux
naïfs , mais tout le monde ne sait pas ce que c'est que le ridicule
is traduit en allemand, et quelle pitoyable évidence il gagne à la
844 REVUE DES DEUX MONDES.
traduction. L'on me permettra donc de lui faire ici les honneurs de
cette métamorphose.
J'ai vu la république inaugurée par les proclamations tombées de la
plume illustre qui avait déclaré la guerre aux maris avant de la décla-
rer aux rois; j'ai vu placarder sous les yeux du bourgeois hébété ces
bulletins pathétiques qui révélaient, hélas ! le sexe de la rédaction par
l'ardeur jalouse avec laquelle ils défendaient les Hercules du provisoire
d'avoir filé trop exclusivement aux pieds des grandes actrices; j'ai vu
les débris féminins du troupeau de Saint-Simon recommencer les pa-
rades de la rue Monsigny, sauf l'âge de plus et les appas de moins; j'ai
vu les sœurs des frères et amis leur disputer la tribune et s'en emparer
au contentement de leurs propres époux, fiers de ces éloquentes moi-
tiés; j'ai vu la fête de Noël célébrée dans la salle Valentino par des prê-
tresses qu'on aurait pu prendre pour les nymphes ordinaires de l'en-
droit, si elles ne s'étaient pieusement étudiées à chanter en fausset les
couplets mélancoliques de la religion du drcw^Ms; j'ai vu pire que tout
cela : des femmes socialistes, possédées du démon des vers , accouri^
du fond de la province, et leur tète chauve mal garnie d'affreux boi
quels en papier, leurs bras rouges et nus terminés i)ar de sales ganl
blancs, monter sur un trépied de cabaret, pour annoncer en froidi
rimes la prochaine émancipation de leur espèce. Si tout cela n'est p
le ridicule, il n'y en a plus nulle part sous la voûte des cieux.
Et cependant ce ridicule dont nous pensons peut-être avoir épu
la gloire à nous seuls, il n'est pas complet chez nous; il n'atteint 1?
perfection que chez les plagiaires qui nous l'empruntent. D'abord noui
ne le copions pas, nous l'inventons, ce qui lui souffle au moins unt
sorte d'originalité et ne le laisse point paraître aussi plat qu'il est, un«i
fois la fleur passée. Puis il s'en faut que ce soit toujours un ridicultj
convaincu; la foi lui manque souvent pour s'adorer suffisamment lu^
même, et il spécule assez volontiers en connaissance de cause sur
sottise d'autrui; avec plus de sincérité, il ne serait pas beaucoup moii
malhonnête, et il serait plus ennuyeux. Enfin, nous gardons bon gr
mal gré dans notre sang un peu de vieille sève gauloise qui part ei
■sailli(!S indiscrètes au milieu des plus touchans accès de l'enthou
vâiasme artificiel et de la fausse exaltation. Les cordes graves n'enduren
pas dans nos âmes une tension trop prolongée; le lyrisme nous fatigll'
d'autant plus que nous nous y appliquons davantage, et nous échaqp
pons quand même au joug de l'ode par une pointe de madrigal ou d
comédie.
Nos folies ne sont achevées et leur mesure n'est entière que lors
qu'elles ont été s'affubler outre Rhin du travestissement sérieux qt
convient à l'humeur de nos doctes voisins. Quoiqu'on ait de jour*
joui moins d'esprit en France, on y conserve encore une certain
DEUX DAMES HUMANITAIRES. BU\
layeur du ridicule qui ne lui souffre pas impunément toutes ses aises :
pst pourtant une justice de dire que plus nous allons maintenant,
tins nous lui rendons de liberté; mais, en Allemagne, il a toujours eu
Irnit de marcher le front levé sans être salué pour ce qu'il était. Les
Ulemands n'ont presque pas le sentiment du ridicule, qui n'est point
n effet compatible avec la solidité naturelle de leur intelligence. Mal-
iiîureusement, avec cette excessive solidité, ils s'attachent parfois plus
(lie de raison à nos velléités les plus hétéroclites; ils prennent brave-
iient à leur compte les lubies et les niaiseries que nous poussons dans
e monde de notre pied léger. Soit dit sans les offenser, ce sont les plus
)édans de tous les révolutionnaires; or, leur pédantismc ne se contente
»as de nos à-peu-près de chimères , il veut absolument trouver la lo-
gique des plus bizarres aventures de nos cerveaux et prêter du corps
. nos ombres de systèmes. Si l'ombre seule avait déjà mauvaise grâce
;t semblait moquable, figurez-vous donc la mine que doit avoir le
•-orps.
Les Allemands se piquent pourtant d'être en tout point des autoch-
iiones; à les entendre, ils sont sortis de terre armés de pied en cap; ils
le doivent rien à personne, l'univers leur doit; leur génie s'est produit
le prime-saut , et les idées leur sont venues comme les feuilles vien-
îent sur les chênes (le chêne est l'arbre allemand par excellence; de-
)uis que l'Allemagne s'est mise si fort en frais de péroraisons patrio-
tiques, il n'y en a pas une qui finisse sans la comparer au chêne de ses
brêts). J'admets de grand cœur que les Allemands n'aient tiré que
leux-mêmes tout ce qu'ils ont de bon, et je respecte la susceptibilité
égitime avec laquelle ils revendiquent leur patrimoine national. Je
n'étonne d'autant plus qu'ils s'acharnent si étrangement à contrefaire
)resque tout ce que nous avons de mauvais. Leurs socialistes se sont
lotoirement instruits à l'école des nôtres : c'est chez nous qu'ouvriers
d; docteurs ont voyagé des années durant à la recherche de la sagesse.
1 est vrai qu'ils prétendent avoir simplement repris leur bien là où ils le
rouvaient; car ils font remonter la science jusqu'aux anabaptistes de
iunster, pour ravir à leurs maîtres français le mérite de la décou-
verte. Leur socialisme a toujours de la sorte plus de quartiers que le
lôtre, tout en s'en étant inspiré. Notez encore ce trait qui marque les
évolutionnaires de souche teutonne : il leur faut des quartiers comme
lux plus superbes aristocrates; ils aiment passionnément la poudre des
)rigines antiques. Leur république rouge est là-dessus aussi allemande
jue Luther; elle se fabrique à tout prix des ancêtres pour ses proposi-
■ions, et, n'ayant pas le choix, elle va quérir n'importe lesquels, pourvu
lu'ils soient assez du pays.
Elle ne pourra jamais cependant effacer tout-à-fait ses origines wel-
;hes, et, par exemple, il lui serait trop difficile de renier le parrainaga
846 REVUE DES DEUX MONDES.
«le M. Proudhon. Le nom de M. Proiidhon était encore obscur en
France qu'il rayonnait déjà dans la presse germanique. Nos répubîit
cains de la forme, comme on les appelait du temps où ils ne compre-
naient pas aussi bien qu'aujourd'hui la nécessité d'être mieux qœ
cela, nos républicains bourgeois étouffaient opiniâtrement sous le bois-
seau la puissance et la gloire du Vercingetorix socialiste, alors que
l'une et l'autre avaient depuis plusieurs années conquis des interprètes
et des admirateurs à Leipsig et à Berlin. Dès avant 1848, j'ai plus
d'une fois entendu là disserter sur M. Proudhon et sur ses œuvres avec
toute la révérence que les anciens commentateurs du divin Alighier
apportaient à leur texte. On disait candidement : le maître Proudhm
Je laisse à penser le contraste bizarre qui ressort inévitablement
de la gravité dévotieuse d'une pareille glose mise en marge de l'ironie
familière à l'auteur. M. Proudhon est pourtant un homme d'esprit, et
l'on ne se déshonore pas à le prendre au tragique; mais ressasser seo-
timentalement la poussière nauséabonde de nos déclamations humani-
taires, ou remuer d'une main furieuse et d'un geste de bacchante ciB
vieilles cendres froides, en s'imaginant qu'on les réchauffe; rendre à la
circulation nos tirades les plus démonétisées sur le progrès du monde
en général et sur celui de la femme en particulier; nous emprunter
du même coup la phraséologie rebattue de nos ba&-bleus socialistes et
les lieux communs démagogiques de nos clubs; ajouter à ce désagréaWe
mélange l'effervescence malsaine d'une imagination dévergondée ou
la monotonie sentencieuse d'un pédagogue en jupons, c'est tout de bon
cette fois la suprême sottise de cette manie d'imitations malheureuses
que je reproche à l'Allemagne, et tel est mon irrémissible grief conte
les deux chefs-d'œuvre dont j'ai maintenant à parler. J'honore infini-
ment la Marseillaise, quand j'oublie les victimes qu'elle accompagnait
à l'éohafaud pour ne songer iqu'aux soldats qu'elle menait à la vJé-
toire : je la trouve abominable et burlesque, lorsque, sous prétexte
d'émotion patriotique, je la -vois entonnée par des habitués d'estaminet
qui la psalmodient en guise d'office et s'agenouillent avec componc-
tion à la dernière strophe. La prose éohevelée de M"" Aston n'est d'an
bout à l'autre qu'une Marêeiilaise de cette façon; M'"^ Kapp n'a point,
à beaucoup près, la verve aussi violente : son roman dithyrambiqae
serait plutôt quelque chose cérame une Marseillaise de la paix; mai»,
pour être moins belliqueuse que sa sœur en démocratie, cette autre
muse n'a ni le ton moins laux, ni l'aJkire moins égarée. Les inspira-
tions qu'elle a puisées à noeinauTaises écoles sont aussi directes; seu-
lement elle a donné dans le genre ennuyeux, tandis que M"* Aston a
jeté son bonnet par-dessus les moulins, pour «rriver d'un trait au 6U-
l)lime du genre débraillé.
I
DEDX DAMES HUMANITAIRES. 8-47
Sous avons des modèles blonds et bruns de toutes les aberrations
jraires de l'esprit féminin. Nous avons des héroïnes quasi-métho-
qui prêchent compendieusement et vertueusement l'émancipa-
universelle; nous avons des amazones qui paient de leur personne
ce champ scabreux de la science nouvelle, et qui professent d'au-
t mieux qu'elles pratiquent. M"* Kapp s'est livrée de prédilection à
e dogmatique de ces matières passionnées , et c'est uniquement
r sauver la forme qu'elle a encadré son travail de philosophie ré-
liérée dans une idylle qui n'est pas d ailleurs autrement malhonnête:
|i livre tient ainsi tout ensemble et de la pastorale et du manuel
ique. M°"» Aston a des procédés moins languissans; ce n'est pas
p de la crudité des contes les plus décolletés de M. Eugène Sue, ce
pas trop des horreurs de nos plus fougueux mélodrames pour
rimer la vivacité de ses opinions politiques et religieuses, pour lui
rnir des personnages qui soient de taille à représenter ses propres
rissions. Du reste, à part cette différence extérieure , ces deux
Ties vivent évidemment sur un fonds d'idées communes. Elles ont le
t^me amour pour les insurrections et les insurgés, le même verbiage
|)ublicain, le même fanatisme d'orgueil individuel et d'indépendance
45ordonnée, la même alîectation d'esprit fort, le même besoin d'éta-
]| leur adoration pour le genre humain et leur pitié pour le bon
i3u, enfin, par-dessus tout, la même ardeur à conquérir les droits
ilprescriptibles de leur sexe. Une dernière ressemblance rapproche en-
pe leurs œuvres : le talent d'invention et de style y manque à peu
Ijis au même degré. Ce n'est point de la littérature, et, si je n'y cher-
rais que cela, je serais vraiment inexcusable d'aller soulever l'ombre
qi couvre ces pauvretés; mais il s'agit ici beaucoup plus d'anatomie
lie que de critique intellectuelle. Ce sont des végétations mala-
i -i s qui se produisent à la surface du corps social, et qu'il faut fouil-
l avec le scalpel, pour se rendre compte de la dissolution intérieure
. (Iles accusent. Je regrette que le scalpel soit de sa nature si brutal,
M ait point à l'occasion la courtoisie qu'il devrait : je prie seulement
Il n'impute pas au chirurgien la faute de l'instrument.
Vprès tout, pourquoi n'en conviendrais-je pas? j'en veux à ces petits
i res déjà presque ignorés, quoiqu'ils datent d'hier; je leur en veux
( contraste choquant par lequel ils finissent de détruire un ancien
v(" de ma jeunesse. Autrefois, il y a long-temps, j'avais un songe fa-
n que je voyais volontiers partout comme on entend toujours le re-
tiiu qui vous plaît dans la sonnerie des cloches : c'était un idéal du
«ez-soi, un mirage de béatitude domestique et de paix intérieure que
jppelais la vie allemande, parce que la profondeur de ce calme sym-
Ithique me semblait trop en dehors de nos bruyantes frivolités. Met-
it:-vous à lire par régime les vieux romans d'Auguste Lafontaine, de$
848 REVUE DES DEUX MONDES.
ballades d'Uhland et quelque chose des Reisehilder de notre pauvre
Heine (le spirituel railleur me pardonnera-t-il de le placer dans le voi-
sinage des bourgeois et des Souabes?); ôtez à cette simple histoire
à'Hermann et Dorothée sa grandeur poétique pour ne lui laisser que sa
douceur, — vous comprendrez sans doute mieux que je ne pourrais l'ex-
primer le genre d'impressions qui se résumaient alors dans mon es-
prit sous ce mot de vie allemande. Je me charmais moi-même avec
ces images de tendresse honnête et d'intimité recueillie; toutes ces
pensées murmuraient à mon oreille comme le chant du grillon au
coin du foyer; j'aurais juré que le grillon ne chantait nulle part aussi
bien qu'au-delà du Rhin, dans le pays des robes de chambre, des lon-
gues fiançailles et des arbres de Noël. Plus tard, la réalité est venue
écorner mes innocentes chimères , et il me souvient même de ni'être
attiré d'assez méchantes afl'aires pour avoir complimenté mal à propos
un jeune Teuton de ces bonheurs que je lui supposais peut-être, tant
j'avais envie de les découvrir. Jamais cependant l'aimable fiction qui
me berçait n'avait reçu d'aussi rude démenti que le sont pour moi les
confessions révolutionnaires de M"^ Aston et de M'"^ Kapp. Je ne crWB
pas assurément qu'elles puissent, l'une ou l'autre, servir de types à de
très nombreux exemplaires; c'est assez néanmoins de l'encre qu'elles
ont versée sur le papier pour me gâter sans miséricorde tous mes châ-
teaux en Allemagne. Quand on a rencontré coup sur coup ces deux
femmes occupées à glorifier les barricades de toutes les sortes, on ne
sait plus s'en figurer une seule paisiblement assise devant la table à
thé, sous son berceau de lierre, l'éternelle parure du salon de famille
à Dresde ou à Berlin.
Goethe écrivait, en 1793, une assez médiocre comédie qu'il n'a point
terminée et qu'il intitulait avec une pompe ironique : les Insurgés, drame
politique en cinq actes. C'est notre révolution parodiée dans une émeute
de village. Le personnage sensé de la comédie, la nièce d'un barbii
démagogue qui veille et tricote en attendant que son oncle soit sorti
d'un conciliabule nocturne, ouvre l'action par ces paroles, qui n'en
promettent pas beaucoup : « Ce que la révolution française fait de bi"n
ou de mal, je ne suis point à même d'en juger; tout ce que j'en sais,
c'est qu'elle m'aura procuré, cet hiver, quelques paires de bas de plus.
Sans elle, je dormirais déjà, au lieu de tricoter en attendant mon oncle,
comme il est lui-même en train de pérorer à l'heure où il dormait
jadis. » Le temps est passé de cette souveraine ignorance que saisissait
à plaisir la malice indifférente de Goethe, et le flux des événeraens
publics pénètre si avant dans les existences privées, qu'elles ne peuvent
guère se soustraire même aux plus lointains. Je ne regrette pas, pour
les femmes d'à- présent, cette égoïste et naïve sécurité de la tricoteuse
de Goethe : il leur sied mieux de participer davantage aux alternatives
DEUX DAMES HUMANITAIRES. 849
lali'ieuses de notre destinée; mais devraient-elles jamais boire le vin
[ieijilère et de déraison dont l'ivresse déborde dans ces œuvres fémi-
iiils qui m'arrivent à l'instant d'Allemagne, si galamment brochées
ouleur bleu de ciel ou beurre frais?
I.
anhold est le nom du héros de M""* Kapp; Bévolution et Contre-ré-
lion, c'est le thème du roman de M"* Aston. Encore une digres-
pour laquelle je demanderais grâce, si cette digression n'était pas
omme le sujet lui-même; encore un chapitre d'exégèse avant d'a-
ier ces malencontreuses légendes. déjà festonnées autour de notre
ire contemporaine : — qui sont les auteurs dont il en faut remer-
l'imagination? qui est donc M""' Kapp et qui est M"* Aston?
e la première je ne connaissais absolument rien, lorsque je lus der-
•ement dans un journal ces quelques lignes, qui sont tout ce que
appris d'elle : «M°" Ottilie Kapp, écrivait le rewiever germanique,
artient à une estimable famille de directeurs de gymnase et de
fesseurs qui est répandue par toute l'Allemagne, et où les enfans
ent avec le lait la moelle de la philosophie hégélienne. » J'ose dire
on s'en aperçoit plus tard, et je m'en tiens là pour toute informa-
1, ne voulant point d'ailleurs parler des gens plus qu'ils ne font
1er d'eux. M""' Louise Aston est beaucoup moins restée sur la rê-
ve; je n'ai pas de motif pour être à son égard plus discret qu'elle-
me. Voici bientôt quatre ans qu'elle a jugé opportun de publier ses
>pres mésaventures, et je suis obligé de rappeler ici l'autobiographie
4846, parce qu'elle est peut-être la cause et certainement la clé du
nan de 1849. M"* Aston a mis du roman dans ses mémoires; je suis
lez tenté de croire qu'elle a mis ensuite plus d'un souvenir person-
dans le roman : la charité m'ordonne de supposer que ce n'est pas
X scènes les plus vives.
Mon Émancipation , mon Bannissement et mon Apologie, par Louise
ton, tel était le titre du petit factum qui parut à Bruxelles en 1846.
y avait à Berlin, dans les premiers mois de cette même année, une
mme qui s'habillait en homme, qui fumait outrageusement, qui
Issertait avec audace sur la religion et le salut, avec chaleur sur les
')res amours du phalanstère, avec mépris sur les mariages cérémo-
eux des conseillers intimes et autres philistins. Les correspondans
îs gazettes allemandes annonçaient, en renchérissant toujours les uns
ir les autres, qu'elle allait fonder ou qu'elle avait fondé un club à l'u-
ige de son sexe, qu'on y buvait ou qu'on y boirait des chopes et des
rogs, et que les dames, quand on y danserait , iraient elles-mêmes
iviter leurs cavaliers. Enfin, quelque|/i«era< fouriériste|avait jugé à
, TOME V. 54
SSO REVUE DES DEUX MONDES.
propos de dédier à cette intrépide un poème qui donnait à la Made-
leine, probablement avant sa repentance, un avantage trop marqué sur
la froide madone. Cette femme, qui avait pourtant, hélas! une petite
fille de quatre ans, était M""* Aston. Berlin jouissait alors du gouverne-
ment de l'état chrétien. L'état chrétien est une invention si profondé-
ment germanique, archéologique, théologique et royale, qu'il fau-
drait un trop long commentaire pour en donner l'idée à des lecteurs
français et républicains de n'importe quelle république, c'est-à-dire
iconoclastes de toute façon. Ce que j'en puis au plus dire en passant,
c'est que l'état chrétien se distingue surtout par la manière peu senti-
mentale dont il fait la police. La police pria M"" Aston de ne point in-
quiéter plus long-temps la vertu berlinoise par les exemples qu'elle
prodiguait, ou par les rumeurs quelle causait. Littéralement, on hii
signifia d'avoir à déguerpir sous huit jours. Je voudrais de bonne foi
me persuader que la police ne fut pas en cela très noire, et franche-
ment, à lire le récit de cette expulsion , écrit par M""' Aston elle-même,
on conçoit que la patience ait manqué, particulièrement à des bureau-
crates prussiens. Si Platon chassait les poètes de sa ville modète,
qu'eùt-il fait de cette poétesse? Mais moi qui n'ai pas de goût pour ha-
biter la cité de Platon , quand même nos modernes badigeonneurs te
récrépiraient à neuf, j'en reste à mes vieilles erreurs libérales, et j'a-
voue humblement que la police se conduisit là fort mal envers
M™' Aston.
Voyez aussi la conséquence! M"* Aston aurait peut-être épuisé son
originalité le plus innocemment du monde dans la publication de ses
Itoses sauvages, des vers du cœur qu'elle était alors en train de prépa-
rer; elle n'aurait pas eu les honneurs du martyre, et, n'ayant point pris
de position officielle parmi les femmes victimes des préjugés sociaux,
elle n'eiit pas été, j'aime à le croire, jusqu'aux extrémités où son der-
nier roman la précipite. La police, évidemment trop pressée de sauver
cette ame compromise, n'aura donc réussi qu'à la jeter plus avant
dans la perdition. La police n'eût-elle même d'autre tort que d'avoir
provoqué l'Apologie de M""* Aston , ce serait toujours un tort impardon-
nable.
Cette Apologie commence par une courte préface dont j'extrairai
quelques mots, qui me paraissent le fondement de la morale spéciale
de M*"* Kapp aussi bien que de M"* Aston. Ce sont, pour ainsi dire, des
axiomes dont nous allons retrouver le développement, dont nous pou-
vons suivre l'influence à la trace chez l'une comme chez l'autre : c'est
le credo qui domine également leur imagination et leur conscience.
Ecoutez seulement, et vous sentirez comme nous sommes loin du
vieux monde! Adieu l'austère et pure devise que l'antiquité avait léguée
au christianisme, et que le christianisme avait encore sanctifiée :
Mit
II
DEUX DAMES HUMANITAIRES.
H.')l
Casta vixrt,
Lanam fecit,
Doraum servavit.
3U la noble vie de la femme forte! Écoutez les modernes apoph-
fmes de la femme libre :
ïotre plus haut droit, à nous femmes, notre plus haute consécration, c'est
boit de la libre personnalité, le droit de développer tout notre être sans être
léchées ni gênées par aucune force étrangère, le droit d'obéir librement aux
jsances intérieures qui font l'harmonie de l'ame, lors même que cette har-
liie peut paraître une dissonance en face des croyances qui régnent dans
1 ronde. »
près la proclamation du droit , la sanction qui le protège. De par
ibre personnalité , M"« Aston veut bien se déshabiller elle-même
ant le public, comme on va le voir; mais elle dévoue aux dieux
naux quiconque respecte assez médiocrement cette personnalité
geuse pour lui demander compte de ses orages.
iielui qui touche au droit de la personnalité commet un acte de violence
taie; celui qui tire du sanctuaire de notre cœur nos sentimens et notre foi^
[Hat de nos destinées , propriété de notre vie , pour les jeter à découvert
la place publique, dans la salle d'un tribunal , sous les pieds de la multi-
5, celui-là peut bien avoir dans ses mains les balances de la justice, il n'en
he pas moins contre le salut de notre ame; il se rend coupable d'un sacri-
dont le jugement de l'histoire ne l'absoudra pas. »
Voilà qui va droit à l'adresse de M. de Bodelschwing et de M. de
nteuffel , car ce n'étaient pas des moralistes de moindre étage qui
aient entrepris de donner sur les doigts à la personnalité de M"* As-
et voici maintenant, pour clore cette introduction, M"* Aston
te-même se regardant poser devant ses persécuteurs :
« 0 Grèce! ô belle Grèce! tes autels et tes temples sont renversés, ta splen-
urest évanouie, et ce qui sui^vit maintenant au fond des grands cœurs, c'est
souvenir d'une des hontes de ton histoire , de ce pouvoir obscurantiste qui
nstitua le juge des libres penseurs et traduisit une Aspasie à sa barre pour
ime d'impiété! Les générations passent, et les peuples et leurs dieux, mais
préjugé est immortel.
« Signé, Louise Aston. »
Ce n'est pas un caprice de style, un hasard de rhétorique qui réunit
ans une même phrase au nom de l'auteur prussien le nom mélodieux
e l'amie de Périclès. La ligure d'Aspasie exerce évidemment sur
■"^ Aston une fascination inquiétante. Le rôle qui dans son roman a
té l'objet de toutes ses complaisances est un rôle de femme à la fois
olitique et légère, qui serait bien vraiment une Aspasie berlinoise^
il pouvait y. avoir d'Aspasie ailleurs que dans Athènes. La vie que,
852 REVUE DES DEUX MONDES.
d'après son aveu, M"* Aston se proposait de mener à Berlin n'étai[
rien de moins que cette vie d'honnête homme telle que l'entendaieni
Aspasie et Ninon, au milieu du commerce des beaux esprits et des ga
lans cavaliers; mais, songez un peu, Ninon côte à côte avec de jeune]
hégéliens armés de leurs pipes ! mais Aspasie habillée des vieilles mode
parisiennes! Une semblable métempsycose était un châtiment tro]
cruel pour la mémoire de ces défuntes pécheresses. M"* Aston a luit
bravement contre l'impossible; son pamphlet justificatif témoigne ei
même temps et du genre d'idéal qu'elle ambitionnait d'atteindre et di
malheur de ses aspirations. Je traduis fidèlement le début de ce récit
où l'auteur entre de lui-même en scène beaucoup plus que je ne nu
serais permis de l'y mettre.
« J'avais déjà par devers moi les émotions d'une vie trop agitée, lorsque j<
vins fixer mon séjour à Berlin. Mariée très jeune à un homme qui n'étai
qu'un étranger pour mon cœur, avant même que Tinstinct de l'amour fût de
venu vivant en moi, solitaire et désolée au milieu de la situation la plus bril
lante, avec tous les dehors de la félicité, j'ai appris de bonne heure à co|
naître la vie moderne dans toutes ses contradictions; j'ai connu le plus viole
de ses conflits, celui qui anéantit le cœur de la femme, celui qui menace d'à
racher l'ordre social de ses gonds, le conflit de l'amour et du mariage, de r|
clination et du devoir, du cœur et de la conscience.
« Les femmes qui ont en partage une possession paisible et un bonheui
idyllique ne comprendront pas cette lutte... Quand on est à l'abri sur la rive
il est facile de défier et de braver l'orage qui bat et dompte l'esquif en pleine
mer. J'ai profondément senti ce que la voix prophétique d'une George Sanc
annonçait aux générations futures : la douleur du temps, le gémissement de
victime torturée jusqu'à mourir dans des liens contre nature. Je sais à quel
indignités une femme est exposée sous la sainte protection de la morale et
la loi; je sais comment les pénates protecteurs du foyer ne sont plus au besoi
que des épouvantails inutiles, comment le droit vient en aide à la force br
taie; — je n'écris pourtant ni un roman ni une biographie : — notre maria
fut rompu. »
Ne voulez-vous pas redire avec moi le doux et antique refrain poi^
chasser les miasmes de cette atmosphère de sigisbéisme ?
Casta vixit, é\
Lanam fecit. ], l
Domum servavit. :
Ne trouvez-vous pas qu'après avoir flairé cette fade senteur d'alcôve,'
il fait bon respirer la saine odeur de vertu qu'exhalaient nos vieilles
mœurs de ménage?
Je suis convaincu que M. Aston avait tous les torts du mari d'Iu-
diana, et que son prétendu droit n'était qu'impertinence pure; mai?
comprenez-vous maintenant ce que je voulais dire, quand je parlais
DEUX DAMES HUMANITAIRES. 853
t à l'heure du surcroît d'emphase ridicule ajouté par les copies al-
andes à nos originaux français? Les phrases que tous venez de
ont-elles jamais chez nous qui en avons les premiers donné l'air,
elles jamais eu cet imperturbable sérieux, cette outrecuidante ba-
lte? Cherchez autre part que dans les galeries charivaresques des
mes malheureuses qui glosent sur leurs malheurs avec cette superbe
gnificence'. Le cri de la prophétesse au manteau de laquelle M"* As-
se raccroche avait du moins un accent de fierté sauvage qui saisit
moment les âmes au dépourvu; mais combien d'autres l'ont depuis
Ipété, dont la sauvagerie était le moindre défaut! et d'échos en échos
a passé le Rhin, et il s'est rencontré là de prétentieuses écolières qui
)nt redit sur le ton aigu des oiseaux parleurs.
Quand on s'est ainsi drapé dans le deuil intime de son cœur, la ten-
tion est grande de mettre les choses de son esprit au diapason de ses
ntimens. Ce qui prête un faste si détestable à ces tendres infor-
nnes, c'est l'exaspération de l'orgueil intellectuel qui s'en empare et
;s étale. On souffre avec fierté des souffrances ignorées du commun
es martyrs, et l'on s'avoue sans beaucoup de peine qu'il ne faut pas
tre une bête pour raffiner si délicatement son mal. Le chagrin, en
evenant un rôle, conduit vite au métier d'auteur, et de la femme in-
onsolable il n'y a plus qu'un pas à la femme de lettres : voyez-le fràn-
ihir. Il paraît que dans la tempête ci-dessus indiquée, l'esquif de
1"* Aston avait sombré; devinez ce qu'elle sauva du naufrage?
« De Tuniversel naufrage où j'avais perdu tout ce que je possédais de plus
her, je ne sauvai rien que la ferme résolution de m' élever au-dessus de ma
lestinée en portant des regards plus libres sur un plus large horizon, de
remper mon cœur en cultivant mon intelligence, et de comprimer son in-
[uiétude en l'emprisonnant dans le calme de la pensée satisfaite. Telle était
non intention, lorsque j'allai m'établir à Berlin, attirée là par la jeune science
vivante, séduite par l'espoir d'oublier, au milieu de ses spirituels représentans,
les blessures que j'avais reçues dans le combat de la vie. Je voulais me faire
une carrière littéraire, je ne m'y engageais point par un vain dilettantisme :
c'était la toute-puissance de mon destin qui m'y poussait, car j'avais connu par
ma propre expérience le lot commun de tant de milliers de mes sœurs; j'avais
été éprouvée plus avant, jusqu'à l'anéantissement de mon être; la force mor-
telle de nos liens m'était ainsi plus évidente qu'à personne. Berlin, où la vie
de l'esprit est si féconde, Berlin, la ville de l'intelligence et de la pensée, me
sembla tout-à-fait approprié à l'exécution de mes plans , à l'accomplissement
de ma vocation littéraire. »
Il s'est fait, de la province à Paris, plus d'une émigration analogue
à celle-là; mais où est la différence entre les deux langues et les deux
natures, c'est que parmi nos émigrées les plus excentriques, pas une
n'eût osé donner ses motifs avec une sincérité si altière. Le terroir est
n «H Ul
834 REVUE DES DEUX MONDES.
pour quelque chose dans cet épanouissement trop indiscret des a}i!
tits du cerveau. L'émancipation féminine nous blesse peut-être encuiv
plus par là que par aucun autre côté; ce serait plutôt par là qu'elles
ferait excuser à Berlin. Berlin s'appelle lui-même la ville de l'inietti.
gence; c'est le nom reçu que ses deux vieilles gazettes, la Spen&r$oke
et la Vossische, Voncle Spener et la tante Voss, lui répètent tous les ma-
tins; c'est le compliment de rigueur à l'adresse du Berlinois, coïWBe
il est convenu pour le Parisien que Paris est la grande cité. ODiest
très occupé à Berlin de justifier cette louable prétention; la société s^
plaît aux distractions purement scientifiques, et le goût de la scienct
compte au premier rang parmi les élégances d'une femme du monde.
Ce n'était pas du moins à ce titre futile que M"* Aston la recherchait,
et les Jtoses sauvages ne devaient point être un simple passe-temp«
d'amour-propre; mais, avant que l'auteur se fût révélé par cette ma-
nifestation, la police intervint, et M"^ Aston fut priée de quitter Berlin
sous huit jours, « parce qu'elle exprimait et voulait réaliser des
« qui nuisaient au repos et au bon ordre. »
M°"> Aston nous raconte un à un les détails de cette exécution, et
quoiqu'elle ait fort envie de mettre les rieurs de son côté, je ne saurai?
affirmer qu'elle y réussisse. Mandée dans les bureaux, elle ne peut
s'empêcher de communiquer ses opinions particulières sur la relii:'"
et sur le mariage à un honnête employé qui la laisse causer en prenau
noté de ses eflusions, et il est peu de rencontres plus comiques qw
cet enthousiasme de muse incorrigible débordant au plus vite devant
l'humble actuarius, qui verbalise au fur et à mesure pour transmettre
a son supérieur les pièces du procès. Puis , M"* Aston obtient une au-
dience de M. de Bodelschwing lui-même, et, telle qu'elle la rapporte,
c'est une scène de comédie où le ministre à barbe grise n'a vraiment
point le rôle sacrifié. Je ne sais pas lequel serait, en somme, le plus ma-
licieux, voire dans le récit de M'"*' Aston, ou du sang-froid paternel de
son rude interlocuteur, ou du ton grandiose de ses propres reparties.
(I Le ministre. — Pourquoi donc affichez-vous de ne pas croire en Dieu ?
« Mot. — Excellence, parce que je ne suis point une hypocrite.
« Le ministre. — On vous enverra dans un petit endroit où vous ne serez pa-'-
si exposée à vous perdre et où vous pourrez soigner votre ame.
« Moi. — Mais dans l'intérêt de ma carrière littéraire j'ai besoin du séjour de
Berlin, où je trouve chaque jour une excitation nouvelle.
« Le ministre. — Mais il n'est pas du tout dans notre intérêt à nous que vous
restiez ici pour y répandre vos écrits, qui seront sans doute aussi libres que vos
manières de voir.
« Moi. — Excellence, si l'état prussien en est à craindre une femme, j'ai pew
qu'il ne soit bien malade.
« Le ministre. — J'ai Cort à faire. (Il sort.) »
P
DEUX DAMES HUMANITAIRES. 855
te sortie est évidemment selon toutes les règles du théâtre, c'est-
■ on ne saurait mieux motivée. M""* Aston, après avoir inutile-
porté son recours jusqu'au roi, fut obligée de vider les lieux, et
lui resta plus qu'à se pourvoir auprès du public, ce qu'elle ne
M|Lia pas de faire.
\'i\i donc enfin son Apologie. Elle y commence assez adroitement
' moquer des gens qui lui défendent de fumer au nom de l'état;
Icmande grâce pour avoir elle-même au bal invité ses cavaliers,
ju'il n'y a pas de salon de ministre où cela ne se voie toutes les
I (ju'on y danse un cotillon germanique et chrétien. M"* Aston n'é-
i malheureusement pas femme à se contenter d'avoir de l'esprit, et,
I ant à pieds joints par-dessus les frivolités de sa cause, elle s'est
hée d'arriver au sérieux de son état, à sa philosophie de dame
uiitaire. Elle a voulu braver ses dénonciateurs en arborant aussi
t[u'un étendard sa plus intime pensée. Voici la profession de foi
rmine sa publication de 1846; ce n'est ni plus ni moins qu'une
;( tion logique et pratique du principe de la libre personnalité fé-
ijiine posé dès la première page de cet étrange petit livre; étrange,
ons-le toujours, non par le fond, que nous connaissons trop, car
is appartient, mais par l'ostentation naïve avec laquelle nos sot-
I s s'y déploient dans leur nudité. Nous avons eu des nuances et des
I liletés de langage pour couvrir toutes les faussetés de situation ou
1 sentiment qu'il nous plaisait d'inventer; nos traducteurs n'y re-
,' (lent point de si près et ne font point tant de cérémonie; ils reçoi-
f it et donnent sans scrupule notre mauvaise monnaie pour du bon
a^^ent.
( Je ne crois point à la nécessité, je ne crois point à la sainteté du mariage,
\ ce que je sais que son bonheur n'est, le plus souvent, que mensonge et
tpocrisie. Je n'admets point une institution qui, tout en afï'ectant de consa-
cr et de sanctifier le droit de la personnalité, le foule aux pieds et l'outrage
(Ins son sanctuaire, qui, en s'arrogeant la moralité la plus haute, ouvre la
|)i"te à toutes les immoralités, qui, sous prétexte de conQrmer le lien des âmes,
il fait qu'en autoriser le trafic. Je rejette le mariage, parce qu'il donne en
topricté ce qui ne peut jamais être une propriété, la libre personnalité de la
pime, parce qu'il donne un droit sur l'amour, et que, sur l'amour, le droit
^peut rien prétendre sans devenir aussitôt une brutale iniquité Notre
cle cependant est poussé par un ardent désir, par un élan plein d'espérance
jrs des formes plus libres qui laisseront enfin arriver l'essence humaine à la
uissance de tout son droit. George Sand marche devant nous comme la pro-
létesse de ce bel avenir, quand elle nous montre, avec une vérité saisissante,
s déchiremens de notre condition actuelle. Toute la nouvelle littérature fran-
lise n'est qu'une procession de douleur et de désir vers le temple du saint
nour, hélas! trop profané. La seule émancipation que je rêve, c'est de réta-
ir le droit et la dignité de la femme sous un plus hbre régime, par un plus
856 REVUE DES DEUX MONDES.
noble culte de l'amour; mais, pour cet autre culte, il faut avant tout que les
femmes puisent, dans une instruction plus profonde, une plus haute conscience
d'elles-mêmes. C'est l'instruction qui prête à la vie et à l'amour cette libertj
intérieure sans laquelle toute liberté extérieure n'est qu'une chimère. Il ne
git pas ici de l'instruction des jeunes communiantes ou de celle des pension- j|ffllsr
nats; il s'agit de cette vie sublime de la pensée pour laquelle la femme est aussi
bien faite que l'homme. L'idée sans doute, chez elle, tourne vite au sentiment,
elle se personnifie, elle s'incarne pour lui aller au cœur... Qu'est-ce que cela
prouve, sinon que le sentiment réclame une liberté aussi entière que l'idée, et
ne doit point être déQoré par une indigne contrainte? De même que les fils de
ce siècle qui ont l'instinct du temps où ils vivent réclament la liberté de l'idée
pour que le souverain bien de l'homme ne soit plus livré au caprice et au bw
plaisir, de même les vraies filles de notre âge veulent la liberté du sentiment, i
m
Rt
Le roman de M^'Aston n'est, d'un bout à l'autre, que cette monte
en action. L'action n'est pas si échauffée dans l'églogue de M"* Kapp;
mais cela tient sans doute à la diversité des tempéramens, car il y a
concordance pour les principes. Et remarquez comme ces principes
mènent d'application en application, et par quelle pente la femme
auteur vient tomber dans une certaine politique, toujours la même,
où la poussent les inexorables conséquences de son début. Cette fureur
d'affranchissement individuel, ce besoin de secouer toutes les attaches
de la vie privée que M"* Aston exprime avec tant d'énergie vont bien-
tôt la conduire à prendre en main la cause de tous les rêveurs d'indé-
pendance anarchique. Les « fils du siècle » auxquels elle reconnaîtra
le privilège d'avoir la conscience de leur temps, ce seront les héros
des barricades. C'est un curieux et triste enseignement de voir l'esprit
de révolte descendre ainsi dans la rue après avoir germé à l'ombre du
foyer domestique. L'abîme appelle l'abîme. Si ce n'est en raison de
circonstances aussi exceptionnelles qu'honorables, une femme n'écrit
guère pour le public que sous l'influence de deux sentimens, ou parce
qu'elle est en insurrection contre tout ce qui l'entoure, ou parce qu'elle
est en adoration vis-à-vis d'elle-même. Ces deux états de l'ame se
touchent d'ailleurs d'assez près, et l'un et l'autre sont merveilleusement
propres à l'incliner vers les passions envieuses qui font l'arsenal ordi-
naire de toute démagogie. Pour parler sans détour, en prenant les gros
mots du langage courant, je ne me permettrais peut-être pas de dire
que, lorsque le sexe fragile a chaussé le bas bleu, il est do nécessité ab-
solue réduit à se coiffer du bonnet rouge; mais je ne crois pas du
moins qu'on puisse devenir une héroïne de la république sociale sans
avoir, au préalable, concouru parmi les muses de la république des
lettres. Le chemin se fait si vite! On a perdu ks joies de l'intérieur, on
ne songe plus à ses enfans que comme un musicien à son motif ou un
peintre à son modèle; on ne les porte plus dans son cœur, on les pose
DEUX DAMES HUMANITAIRES. 8^)7
son imagination. L'imagination n'est pas, comme le cœur, fa-
nntenter dans le silence; il lui faut un accompagnement, un
Istre. On va chercher l'orchestre, on en sollicite, on en provoque
In tares; on quitte la maison pour la place publi(|ue. La place pu-
i'tourdit et enivre : on se laisse d'autant mieux séduire par les
i mtes récompenses qu'elle décerne, que l'on est moins sensible aux
r s et douces récompenses dont on pouvait jouir au fond de la
. Or, le bruit de la foule n'est nulle part si enthousiaste qu'au-
i les grandes idées fausses et des grands mots vides. C'est là qu'il
it uiirir, parce que l'insatiable passion d'applaudissemens ne donne
Hi repos ni trêve, et aussi, soyons-en sûrs, parce que le souvenir
iens charmans qu'on n'a plus revient avec une amertume dont
î venge en exaltant des biens mensongers. On prêche la fraternité
i nre humain faute d'avoir su goûter la paix de la famille, et l'on
1)11 orgueil à conspirer contre les tyrans sur le noir pavé des car-
< rs pour se dédommager de n'avoir pas compris la dignité d'une
ose sous un toit respecté.
je ce ne soit pas là l'histoire de toutes, tant mieux; c'est pourtant
i: )iie de beaucoup. Toutes ne parcourent peut-être pas la même
nie; il en est qui coulent jusqu'aux bas-fonds de la route, il en
ui s'arrêtent le long de cette route lamentable : le courage leur
mue pour aller plus loin , et de place en place elles marquent ainsi
.i[)es du funeste voyage. M"* Aston, par exemple, est certainement
: ance sur M"' Kapp, et je ne les rapproche l'une de l'autre que
Il mieux suivre le progrès qui conduit sur cette voie de degré en
V. Et puis le roman de M"* Kapp enveloppe, pour ainsi dire, de
1 \oiles de lin, d'une longue robe de matrone, les mêmes doc-
t^ (|ue M""* Aston habille à la légère et lance vêtues de court à tra-
- équipées d'une fantaisie très peu virginale. Le contraste de ces
< s si divers ne les fera que mieux ressortir; la couleur élégiaque
)notone de Manhold donnera plus d'effet aux peintures tapageuses
1 " Aston. Je confesse tout bas ce vulgaire expédient de ma critique,
j supplie la gravité de M""* Kapp de ne s'en point trop indigner.
n.
mhold est un sujet très complexe; je ne serais pas éloigné de
r que l'auteur a changé deux ou trois fois d'idée dans le cours
)ji œuvre, mais ce sont toutes idées également empreintes de la
»é^e foi humanitaire. Je néglige donc les nœuds et les reprises pour
'i ♦^ de mon mieux le plus gros fil de la trame; quoique confuse, la
'■si courte.
858 REVUE DES DEUX MONDES.
Manhold est un enfant de l'amour, né dans de singulières circor
stances. Le comte Mœnheim, son père, en môme temps qu'il se dor
nait ce rejeton de la main gauche, avait eu de la comtesse son épou^
un fils très légitime. Celle-ci étant morte presque aussitôt, le coml
avait choisi la mère de son bâtard pour nourrir l'héritier de son non
et lui avait ainsi remis de bonne amitié le soin des deux jumeaux o
quasi-jumeaux. 11 ne prévoyait pas que la maîtresse délaissée sera
femme à se venger par un véritable tour de nourrice, à punir son ii
fidèle en troquant ses nourrissons. Les marmots ne diffèrent, à ce qu
paraît, l'un de l'autre que par la dimension d'une tache qu'ils ont si
le cou , et le secret de la tache n'est connu que d'une vieille nom
à moitié folle. Sophie, après avoir hésité quelque temps vis-à-vis di
deux berceaux, dépose son propre fils dans celui du petit comte i
prend ce dernier dans sa famille, car elle entre aussitôt en ménage
vu qu'il s'est trouvé là juste à point un brave homme, patriote avai
tout, pour l'épouser, elle et son enfant volé. Le vrai descendant d(
Mœnheim est donc élevé en qualité de Paul Rollert (c'est le nom^
mari de sa prétendue mère), et l'heureux fruit des faiblesses de So]
succède à son père naturel dans la possession de ses honneurs
ses biens. Une fois en âge d'homme, ce faux Mœnheim se marie 1
même avec une jeune personne qui est la femme modèle du roi
de M"* Kapp, et de cette union naissent deux filles. Je prie qu'on
pardonne l'exactitude scrupuleuse avec laquelle je vais de branche
branche le long de cet arbre généalogique; la simple histoire q
résume tient trois générations.
Ce nouveau comte de hasard chasse de race et n'est pas un plus
nête mari que son père. Après avoir fait pendant très peu de tem
bonheur de son admirable épouse Nanna , il se dérange. Un perfide
l'entraîne de désordre en désordre, et il gaspille sa fortune t
courtisant de trop près les soubrettes, les jardinières et les laitière
château. Quand il a mangé son avoir, il court en Amérique aprè
traître compagnon qui l'a quitté une fois sa bourse vide; il veut ;
venger et se reconstruire une existence. La triste Nanna, déchue c
ses grandeurs, est recueillie par un paysan vertueux, qui la loge dai
une petite maison cachée sous les pampres. Pour comble de malheu
Nanna est devenue aveugle, et cela par un accident aussi fâcheux qu
est peu poétique. Le jour du départ de son terrible mari a été le di
nier qui ait lui pour elle. Le brutal , impatient de voir la tendres
conjugale prolonger outre mesure la scène des adieux, a si rudemei
repoussé la pauvre éplorée qu'elle est allée tomber sur une chaise doi
le dossier pointu lui a crevé un œfl : l'autre a suivi. Hâtons-nous
dire que Nanna n'en est restée ni moins belle ni moins touchait
dans le modeste asile où elle élève philosophiquement ses deux fille
Ik DEUX DAMES HUMANITAIRES. 85d
tdoHne et Elfride. Ces noms-là disent tout : Fridoline sera le page,
. 1 gamin de cette bucolique; Elfride en est le saule pleureur, la jeune
jiglaise au voile vert et aux lunettes bleues.
Dans le village cependant où s'écoule au milieu d'une paix mélanco-
1 ue l'obscure existence de ces êtres intéressans, arrive après bien des
gnées un étranger d'apparence fort bizarre, maigre, pâle, le nez mar-
cé d'une cicatrice rouge comme le sang, qui lui partage aussi toute
i 1 joue gauche. Cet étranger méconnaissable n'est ni plus ni moins que
,v 1 mauvais comte, qui a refait ses affaires en Amérique, et qui veut
1 riintenant refaire sa réputation dans son pays. Un coup de tomawhak
1 défiguré, il a même été scalpé, ou à peu près, par les sauvages;
lis, corrigé par l'expérience, il ne pense plus qu'à regagner honnê-
nent tous les cœurs qu'il avait scandalisés. Sous le nom de Manhold,
uchète un domame de paysan à deux pas de la petite maison tapissée
vignes où respire sa famille. 11 n'y a pas au monde un meilleur
, 'isin; par toute la Terre-Rouge de Westphalie (c'est là le théâtre de
H iction), il n'y a pas un plus sage et plus généreux campagnard. Dans
i, «voisin sans pareil, Nanna ne devine pas son époux, ses filles n'ont
< jpais vu leur père : les habitans de l'endroit se demandent bien tout
ils si ce n'est pas là leur ancien seigneur; mais il fronce le sourcil
(land on a seulement l'air de vouloir lui dire : Votre grâce ! et, au de-
leurant, sa rouge cicatrice lui tient lieu de faux nez. Manhold profite
I conscience de cet incognito pour réparer tous ses torts d'autrefois,
, ]ur remettre à bien les filles qu'il avait mises ou tenté de mettre à
lal, pour retirer du vagabondage un méchant drôle issu de ses œu-
,, es, rameau bâtard de la souche bâtarde des Mœnheim. A force de
. iins soins, le prétendu Manhold rachète ainsi les crimes de l'ancien
! isnheim, qui n'était pourtant pas plus Mœnheim , souvenez- vous-en
i ;en, qu'il n'est maintenant Manhold. La récompense couronne l'ex-
,,, ation; le père de famille se fait reconnaître et rentre dans le giron
,, )mestique avec la bénédiction universelle.
'. Mais alors, nouvelle péripétie : le vrai Mœnheim, qui a grandi, qui a
lùri sous le nom de Paul RoUert, apprend de sa vieille nourrice mou-
lûte le mauvais tour qu'elle lui a joué lorsqu'il était dans les langes,
ussitôt instruit de son véritable destin, il s'empresse de revendiquer
\ rang qui lui appartenait, et avec le rang toutes ses dépendances, les
omaines dissipés et puis recouvrés par son frère naturel. L'épreuve
-t cruelle pour Manhold de ne plus pouvoir être désormais que Man-
jold, s'il n'aime mieux s'appeler à son tour Paul RoUert. C'en est fait
léanmoins : la vieille nonne , témoin de la naissance des deux enfans,
déclaré que la vraie tache, le bon signe , n'était pas celui que porte
la nuque le mari de Nanna. Ce sera là désormais son seul titre; il
enfonce plus courageusement que jamais dans sa médiocrité, et les
860 REVUE DES DBLX MONDES.
deux époux vivent heureux avec leurs filles, quoique l'histoire n'ajoute
pas qu'ils aient eu d'autres enfans.
Telle est en raccourci la fable de M"^ Kapp, et, réduite à ce trait ra-
pide, elle ne diffère pas beaucoup d'un conte de Berquin. Il n'y aurait
point lieu d'y prendre plus d'intérêt, n'était la broderie de la berquinade.
Cette broderie n'est point de l'invention de l'auteur; elle est empruntée
à tous les artistes que nous avons eu le bonheur de posséder chez nous.
Plus le fond lui-même , qui est bien à M""' Kapp , paraît pauvre et dé-
nué, plus il est évident que M"* Kapp n'est pas responsable du luxe de
ses fioritures. Elle n'a fait que se baisser pour ramasser à pleines mains
le goût du siècle, le nôtre en particulier, et il ne laisse pas d'être pi-
quant de le trouver ainsi jeté par poignées sur cette historiette enfan-
tine comme du gros sel ou du poivre long dans une jatte de lait. Ce
Manhold aurait pu vivre à toutes les époques qu'on eût voulu; rien
n'empêchait de l'habiller en costume Louis XV ou Louis XIV, même
de le barder féodalement. Sa Nanna était un pendant comme un autre
à la Griselidis du moyen-àge. M"" Kapp a décidé que ses héros seraient
nos contemporains de l'année dernière, et qu'ils parleraient tous les
jours de la révolution allemande du mois de mars 1848. Aussitôt que
nous sortons du vallon fleuri de la Terre-Rouge et des tonnelles de la
l>etite maison blanche, nous tombons en plein gâchis révolutionnaire.
Rien n'y manque : ni les conquêtes de mars [Mcerz-Errungenschaften),
mot sonore et chose éphémère, comme tous les vocables issus de pa-
reilles conjonctures, comme toutes les glorieuses que nous avons nous- 1
mêmes baptisées, ni la croisade nationale contre le Danemark , ni le I
parlement de Saint-Paul , ni le fameux armistice de Malmoë , ni l'é- '
meute de Francfort, ni l'admiration béate pour les étudians de ÏAula
viennoise, ni la sainte horreur pour les manteaux rouges de Jellachich. |
On dirait que M"* Kapp a pris à tâche d'enfourner de gré ou de force I
tous les événemens de l'année courante, pour se donner plus d'actua-i
lité, comme nous disons dans notre patois d'aujourd'hui.
Ses personnages sont eux-mêmes mêlés à toute la bagarre. Le fils
légitime du comte Mœnheim, le Paul Rollert qui vient dépouiller Man-
hold en lui restituant le désavantage de sa descendance authentique,
Paul Rollert est un député de Francfort qui siège à l'extrême gauche
selon les principes républicains puisés à l'école de son père putatif;
mais bon sang ne peut mentir, et l'aristocrate sans le savoir grondei
d'instinct sous sa peau démocratique. « Il avait de beaux yeux brun-i
clair que ses profondes et sombres pensées avaient changés en une,
paire de cavernes incendiées par la flamme d'une ame passionnée.!
Et quand on le voyait ainsi rêver, on avait tout de suite besoin de re-i
poser ses regards dans les clartés azurées des cieux. » C'était donc uni
de ces radicaux comme il y en a tant, un radical par mauvaise hu-
DEUX DAMES HUMANITAIRES. 8GI
leur, qui n'avait fait qu'un mariage de dépit avec l'égalité et la fra-
ternité. Aussi , quand il est une fois informé de son état légal , il va
■l'asseoir à Saint-Paul sur les bancs des privilégiés, des propriétaires et
les doctrinaires; il demande une charte avec deux chambres et la paix
tout prix; il affecte d'avoir peur du communisme et du prolétariat;
bref, il n'est plus occupé qu'à deux choses : à se contempler au miroir
pour se répéter qu'il avait bien le profil d'un grand seigneur, à se dé-
mener en l'honneur du progrès modéré et de la monarchie constitu-
tionnelle. Je n'invente rien et je traduis presque. M°" Kapp emprunte
à l'Ami des Enfans son type du frère égoïste et orgueilleux; mais qu'in-
vente-t-elle pour le punir, lorsque vient l'heure du châtiment? Elle le
condamne à passer dans le camp de la réaction. Voilà certainement
une poétique et une moralité plus neuves que celles de Berquin.
Cette pauvre constituante de Francfort , qui n'a été chanceuse en
quoi que ce soit, n'a pas plus de bonheur auprès de M"» Kapp, et re-
çoit d'elle à bout portant des complimens très médiocres. Le parti des
professeurs est représenté dans Manhold par un honnête pédagogue (|ui
porte partout avec lui un ennui si épais, qu'il fait figure à part au
milieu même des autres. L'objet de toutes les tendresses de l'auteur
est au contraire un jeune étudiant de Vienne qui renie le nom de son
père, brave capitaine au service de l'Autriche, et ne manque point une
émeute , pas plus celles du Mein que celles du Danube. Pierre Meyer
exécute avec la langoureuse Elfride un concert patriotique et plato-
nique dont toutes les notes, moitié amoureuses, moitié républicaines,
sonnent d'un son faux à faire frémir ou bâiller. C'est une singulière
impuissance et qui mériterait un long commentaire que la stérilité
misérable de nos modernes rêveries démagogiques pour tout ce qui
est œuvre d'art et de goût. Je voudrais prouver qu'elles ne sont point
conformes aux notions éternelles du bon et du juste par cela seul
qu'elles sont si étrangères à la notion du vrai et du beau. 11 y a dans
toutes les imaginations une pastorale vieille comme le temps et jeune
comme l'amour, j'entends parler de ce drame charmant qui recom-
mence incessamment depuis que le monde est monde , toutes les fois
que deux êtres innocens et purs se trouvent à leur insu poussés l'un
vers l'autre par ce mystérieux attrait de l'ame et des sens dont la ma-
gie les étonne en les subjuguant. Or, apprenez ce que deviennent
Daphnis et Chloé, Paul et Virginie, transfigurés à la guise de nos prê-
cheurs de fraternité; apprenez comment la poésie du progrès nous
massacre ces beaux adolescens! Elfride n'est ni plus ni moins que la
Chloé, que la Virginie de M-« Kapp. Je sais bien que M"« Kapp ne met
pas grande malice à déguiser sous un prestige quelconque la maussa-
derie de son personnage, et je ne doute pas que l'auteur de Consuelo
n'en eût, par exemple, tiré meilleur parti; mais cette maladresse même
862 REVUE DES DEUX MONDES.
est précieuse parce qu'elle trahit au naturel la sotte et pauvre mim
de semblables créations.
Elfride a été finir son éducation dans une famille des environs d(
Francfort, où elle rencontre une autre jeune fille nommée Alwine, quj
est ou à peu près la fiancée- de Pierre Meyer. Celui-ci tombe coinmij
l'éclair entre les nouvelles amies; il arrive en cachette du fond d'un d<i
ces carrefours où périrent Auerswald et Lichnowski. «Permettez, dej
mande Alwine à Elfride, que je vous présente Pierre Meyer, un étuj
diant de Vienne. — Un étudiant de Vienne ! s'écrie Elfride transportée!
— En chair et en os, mademoiselle, répond élégamment le trop ai|
mable émeutier. Avez-vous ouï raconter où lu quelque chose di
nous? » — Justement Elfride connaît le nom et les mérites de Pierr
Meyer par les journaux qu'elle lisait tous les soirs à sa mère aveugl
dans le silence du vallon, le Peuple de Westphalie peut-être, ou /
Travailleur de la Terre-Rouge. 0 Chloé. ce n'étaient pas les journau
qui vous disaient que Daphnis était Daphnis! 0 Virginie, les journau
n'arrivaient pas jusque sous l'ombre de vos bananiers! Elfride es
même si bien au courant, qu'elle en remontre à Pierre Meyer, « qu
n'a pas lu de journavix depuis des siècles; » elle lui annonce la révolu
tion viennoise du 6 octobre, celle dont les héros assassinèrent par façoi
d'intermède le général comte de Latour, pendirent à une lanterne 1
cadavre mutilé du loyal soldat, et tirèrent dessus comme dans une cibb
L'étudiant s'exclame, désespéré : «Je dois partir, je pars. Les écoles s
battent, et je n'y suis point! » N'est-ce pas le vrai Grillon de la repu
blique rouge? Alwine, dans l'idée de M"^ Kapp, figure une Agnès cou
servatrice et modérée dont les mesquins senti mens doivent servir d
repoussoir à la brillante exaltation d'Elfride. Alwine soupire; elle au
rait la faiblesse de vouloir garder auprès d'elle le paladin de VAula. L
paladin réplique :
« Ah! Alwine, en ce point-là nous ne nous comprenons plus. Raisonnabl
et prudente comme la vieillesse, vous n'avez pas en politique cette jeuness
dont vous êtes pourtant une si ravissante image. Croyez-vous que si nous nou
fussions tant consultés dans YAula, notre enthousiasme aurait atteint jusqu'
ce degré d'audace? La réflexion eût été pour nous le coup de la mort. Unere
volution est un poème que le poète portait en lui-même sans le savoir, sans e
avoir conscience, et qui jaillit de sa plume à l'heure de l'inspiration sans autr
règle que la loi de sa nature et de son génie. Notre révolution était-elle autr
chose? Elle existait dans le cœur des masses, dans l'esprit des libres penseurs
comme le poème existe avant sa révélation dans Tame du poète. Elle s'e;
manifestée dans une heure à jamais mémorable. Et comme il est divin de s
voir ainsi compris à la première lecture! ajoula-t-il avec un mouvement d
joie , et il saisit la main d'Elfride et la baisa. »
Voilà qui vaut mieux que les rondeaux de Benserade : cela s'appell
DEUX DAMES HUMANITAIRES. g^
mettre l'insurrection en madrigaux, et pour celui-là vraiment la chute
en est galante. Ne nous moquons pas trop pourtant de ce jargon d'outre-
Rhin, car c'est sur nous , c'est sur notre charade de février, qu'on a
pris mesure pour tailler ce bel éloge de l'émeute; c'est nous qui . les
premiers, nous sommes prêtés si complaisamment à payer les frais de»
fantaisies poétiques de nos littérateurs en détresse; c'est chez nous que
la révolution a été au pied de la lettre le poème artificiel d'un impro-
visateur aux abois, la continuation pratique d'un mauvais feuilleton.
Elfride, qui est généreuse, essaie d'excuser l'indifférence de sa com-
pagne, et veut lui donner meilleur air au point de vue démocratique;
mais Alwine n'accepte point cette indulgente pitié : « Je ne prends,
dit-elle, aucun plaisir à la politique, et tous vos discours sur la liberté,
l'unité et la fraternité me font rire comme les querelles de mon chat
avec mon chien. » La mutinerie de cette enfant rétrograde n'est pas
sans doute un modèle de grâce, mais elle a du sens après tout. Pierre
Meyer, inexorable, s'en va continuer à Vienne son métier de Franc-
fort, et Elfride s'enfonce dans ses études. Ces deux jeunes cœurs « sont
heureux de la hauteur de leurs sentimens; ils nagent comme de har-
dis nageurs sur les flots du temps... L'ame d'Elfride s'embrasait, elle
était tout amour, mais c'était un amour tel que le comporte notre
siècle dans les esprits qui aspirent à la liberté; c'était un amour qui,
contenu par la conscience la plus sublime, ne pouvait se soumettre ni
à prouver sa légitimité par la sèche analyse, ni à subir les liens étroits
de la morale usuelle. » Voyez-vous la théorie de la libre personnalité
que M"" Aston nous exposait tout à l'heure s'infiltrer au plus profond
des entrailles de cette vierge socialiste et la conduire, Dieu sait où?
La naïve Chloé n'avait pas, à coup sûr, autant de philosophie dans son
fait; mais pour aller plus au naturel , le fait en somme était-il bien
diflérent? M'"^ Kapp n'en est point à s'inquiéter de ces bagatelles; elle
prend les gens et les choses de plus haut; son couple amoureux plane
sur des cimes où tout autre gèlerait : « 0 gloire , ô unité de la grande
patrie commune! 0 nos chères espérances détruites! qu'était-ce pour
vous ranimer que l'ardeur isolée de cette tendre adolescence? qu'était-
ce que ces deux aérolithes dans les sombres régions d'un ciel sans
étoiles, ou plutôt dans les steppes et les sables de la stupidité, de l'in-
différence et de la paix à tout prix du bourgeoisisme? »
Nous n'en finirions pas avec cette histoire d'Elfride; arrivons tout
de suite à la conclusion. Pierre Meyer envoie à son amie le journal
du siège de Vienne; c'est en prose et en vers comme les Lettres sur ta
mythologie, et cela se termine par un dizain où il est écrit que « Ko^
suth portera l'oriflamme aussi long-temps que les jours succéderont
aux nuits, aussi long-temps que les arbres s'élanceront dans les aur»,
aussi long-temps, etc., etc. » Pierre Meyer a donc rejoint 1 armée «es
864 REVUE DES DEUX MONDES.
Magyars quand Vienne a succombé; il est blessé à Kapolna; il revien
mourir sous le toit de la famille d'Elfride , en causant politique ave«j
l'idole de son ame. Elfride passe aussitôt à l'état de femme de lettres
Tel est du moins , pour moi , le sens de^ces dernières paroles que lu
consacre M"* Kapp : |
« Elfride sentit ses yeux s'obscurcir de larmes; mais elle ne permit point à sei
larmes de tomber sur la poussière de la terre, à laquelle l'ame de Pierre Meye
avait si victorieusement échappé. Pleine d'espérance, elle lui tressa une coui
ronne de lauriers, et garda son souvenir en elle, comme la rose garde dans soij
calice les gouttes d'une pluie d'orage. Lorsqu'elle exprima son souvenir dani
ses chants, on eût dit la vapeur écumante, la fougue déchaînée du jus de 1|
grappe. » '■
N'entendez-vous pas, dans cette phraséologie, l'écho lointain et gros
sier de George Sand à ses heures de mauvais style? Le mauvais s
prend là-bas plus que le bon.
Toutes ces figures, si germaniques qu'elles soient, portent aiii>
des masques où notre empreinte est encore fraîche, et c'est cette laid
empreinte que je ne me lasse pas de montrer. Reste, pour complète
la galerie, les portraits des deux principaux personnages, de l'épous
parfaite et de l'époux corrigé, de Manhold et de Nanna. Manhold n
point de destination politique dans le roman de M""" Kapp; il représent
une mission d'un ordre encore supérieur. Ce n'est pas que son opi
nion soit douteuse, il voit clair aux destinées du monde; il croit fer
mement que les idées qui le traversent maintenant « à la manière d(
comètes et des étoiles filantes » le vaincront un jour; il est « sûr ([vi
le messie est déjà né. » Sa femme même, la magnanime Nanna, est a
moment de l'envoyer, n'importe où, siéger sur les bancs de quelqii
montagne, ou tirailler derrière les pavés de quelque barricade; mai
il lui expose humblement qu'il n'est pas encore assez fixé dans 1
pays pour être député, et qu'il est déjà de sens trop rassis pour s'alle
faire tuer mal à propos. Ce n'est pas là son rôle. 11 a été créé et baptis
pour être l'incarnation d'un dogme humanitaire, de la doctrine d
châtiment sans douleur et de l'expiation agréable. On se souvient peu
être encore un peu de l'an de grâce et d'imprévoyance où la sociét
polie se nourrissait assidûment du pain quotidien que lui pétrissait I
génie philanthropique de M. Eugène Sue. Hélas! qui est-ce qui n'en
pas vu manger de ce pain-là, bravement, sérieusement, en famillt
entre gens éclairés de la meilleure compagnie, entre conservateui
progressistes? et comme on le digérait avec aise! et comme on discii
tait d'un beau sang-froid les méthodes pénitentiaires de l'auteur dt
Mystères de Paris, les procédés nouveaux à l'aide desquels il moral i
sait les assassins en évitant de les trop chagriner, — l'assassin par bru
I ......... .
tahté en lui crevant les yeux (bien entendu sans le faire soufT^ir^ pour
humilier sa violence devant la faiblesse d'un enfant, — l'assassin par
tempérament en lui achetant un étal de boucher, pour le mettre a
même de passer ses rouges rages sur d'innocens agneaux.
Vous tous qui avez goûté ces rares inventions, qui vous êtes dit (|ue
cela ne serait pas si mal, que la loi était cruellement impitoyable et le
criminel éminemment respectable, frappez-vous la poitrine en con-
science, car ce sont ces inventions-là et d'autres pareilles (jui ont mine
sous vos pas le sol moral du pays! Ne rions donc point quand nous les
retrouvons rédigées en formules pédantesques ou pathétiques dans le
méchant livre d'où sortent toutes ces réminiscences qui m'assaillent :
M"* Kapp a été la dupe de notre propre duperie. Voici en quels termes
solennels elle annonce et elle explique le genre de réparation qui va
replacer Manhold au niveau de la sublime Nanna, et le rendre digne
d'une femme si précieuse; nous reconnaîtrons encore nos inspirations
au passage :
« Du temps pour s'examiner et se recueillir, on en donne assez aux soi-
disant criminels que nous gardons dans nos prisons; mais ce qui leur manque
et ce qu'on devrait leur donner, c'est le moyen de s'exercer librement à vou-
loir et à faire le bien pour arriver à une véritable résipiscence. On croit avoir
tout sauvé quand^on a mis à la place la prière et la foi... Ah! laissez ce sombre
désert de la croyance, cette insoutenable et cruelle théorie de la foi, qui ne peut
se manifester par aucune réalité positive, et tournez-vous en vous-même. En
vous-même, il existe une morale plus pure et plus amoureuse, un fond plus
riche en vertu nourrissante et fortifiante, une nature mieux faite et un déve-
loppement plus conforme à la nature que dans 'les dogmes et les mystères de
l'église militante et fanatisée. Il y en a qui devancent lem- époque, et qui, du
haut de leur conscience, comme Moïse du mont Nebo, apercevant cette mo-
rale de l'avenir, la saluent comme une terre de promesse; mais il n'est réservé
de l'atteindre qu'à d'autres générations. Elle s'approche cependant, et celui-là
seul qui ne veut pas entendre n'entend pas son vigoureux coup d'aile.
« Non, ne me conduisez pas auprès de cette femme, de cet homme, auprès
de ce jeune garçon ou de cette jeune fille, en me disant : Ils croient et con-
fessent, ils s'abaissent sous la main de Dieu! Je pense, moi, que ce sont ou des
natures débiles, trop énervées pour une véritable amélioration, ou bien des
hypocrites. Amenez-moi vos prétendus endurcis, les hommes à la puissante
volonté, les forts; je vais les tirer de leur prison, les placer là oîi ils ont failli,
les remettre sur le théâtre de leur faute, non pour les y attacher au pilori de la
médisance et du préjugé, mais pour les y appeler à une activité plus bienfai-
sante. Je ne leur dirai pas : Priez et espérez en un meilleur monde! Je leur
dirai : Travaillez, rendez-vous utiles aux autres, et cette vie vous offrira encore
une plus belle récompense qu'à beaucoup d'entre ceux dont on n'a jamais con-
testé la valeur morale. »
C'est M-»" Kapp qui parle ici en son nom; mais cette dissertation Uo-
milétique ne serait pas autrement déplacée dans la bouche de «)n he-
TOME V.
866 REVUE DES DEUX MONDES.
roïne, qui, au plus serré du roman, interrompt souvent l'action pour
se livrer à ce genre d'éloquence. La vertueuse Nanna n'est pas, on le
voit, pourvue d'une piété plus orthodoxe que M"^ Kapp elle-même.
Nanna, si douce et si compatissante, n'en appartient pas moins à cette
fière école de la libre personnalité dont M""^ Aston nous a révélé le fond;
elle y a sans doute introduit sa fille Elfride, et c'est une école qui
mène loin. Quel singulier dérangement que celui qui peut assez trou-
bler l'esprit d'une femme pour la porter jusqu'à renier cette naturelle
dépendance de son sexe d'où lui \ient sa force et son charme! Quelle
étrange dépravation d'idées ne faut-il pas pour avoir l'ambition de cette
virilité monstrueuse ! Écoutez discuter celle thèse à l'allemande. Le
député classique de Saint-Paul, le professeur Auring, soutient le droit
de la barbe; Nanna lui répond, et c'est un dialogue en règle.
« Lorsque les hommes emploient toutes les forces de leur intelligence à sou-
lenir que la femme a son moi, son point d'appui, son centre de gravité hors d'elle-
même et seulement dans Thomme, que c'est par l'homme seul qu'elle arrive à
la liberté, combien ils s'éloignent de la nature, et comme ils se perdent en partant
de ce faux principe! Comme ils méconnaissent le devoir que leur impose notre
triste condition présente et notre foi dans un avenir meilleur, le devoir sacré
de rendre la femme libre et de lui donner son point d'appui en elle-même! »
Le professeur fait bien quelques objections; il a peur que la tyran-
nie monocéphale de l'homme ne dégénère en anarchie oligarchique.
M"' Nanna le rassure.
« Oh ! que vous êtes vraiment un rouge impérialiste et monarchiste de la
droite! Est-ce que l'amour n'est pas là pour tout unir, pour tout égaliser, pour
vous attirer les sympathies et vous abandonner la souveraineté sans conteste? »
Et plus bas :
« Oh ! vous, homme de la science, de l'intelligence nue, pointue, anguleuse,
analytique, vous qui n'avez jamais rencontré la femme avec le feu central, le
l'eu solaire, le feu magnétique et fusionniste de son amour, de son intelligence
et de sa bonté réunies, vous iinissez par vous racornir dans la sécheresse de|
votre petite raison abstraite et anatomisante, qui ne vous laisse plus rien de
votre humanité, etc., etc. »
Molière s'est moqué des précieuses de son temps, dont tout le crime
était de vouloir ajouter à la noblesse du beau langage. Que c'étaien
pourtant d'aimables pédantes à côté des précieuses du nouveau monde
11 les trouvait trop hardies d'aflecter tant d'autorité sur les manière:
et sur le discours; encore n'était-ce qu'aux bourgeoises savantes, n'é
tait-ce qu'aux fausses précieuses qu'il s'en prenait, et il a soin de nous!
avertir qu'il respectait les véritables. Nous n'avons plus aujourd'hui
que les fausses et les ridicules; seulement leurs prétentions ont changé]
d'objet Pvt^ligeant beaucoup la grammaire, elles entreprennent de ré
gent<'r la \ie publique; elles ont quitté la physique et les sonnets pour la!
DEUX DAMES HUMANITAIRES. g^
science sociale. La révolte de la femme contre l'homme gardait tou-
jours dans Molière, même en son plus bel apparat, tout un côté plai-
sant par où elle se rattachait à l'ancienne et inoffensive raillerie des
fabliaux. Les gausseries du moyen-âge à l'endroit de la comédie con-
jugale n'étaient que divertissemens purs; on était si sûr du divin fon-
dement des institutions domestiques, qu'on se jouait sans autre con-
séquence avec les misères et la fragilité de leur humaine enveloppe.
Le jeu maintenant est devenu un drame : on dédaignerait d'échapper
par légèreté à la discipline delà famille, on brise le joug par système;
il n'y a plus de maris trompés, il n'y a que des femmes qui protestent!
chacune selon ses moyens.
Les moyens de Nanna sont entre tous des moins criminels; elle est
prêcheuse de son métier, et, quand elle arrive de la théorie à la pratique,
tout ce qu'elle essaie de plus décisif pour hâter l'émaiicipalion du genre
humain, c'est de fonder des salles d'asile, de vraies salles d'asile socia-
listes par exemple, et dont la donnée pourrait au besoin senir de mo-
dèle. On évite soigneusement d'y parler de Dieu aux petits enfans. de les
épouvanter de Dieu; en revanche on leur apprend l'entomologie et l'or-
nithologie. Rien de plus sérieux et de plus onctueux que la façon dont
Nanna débite ce salutaire enseignement. Après tout, Nanna ne manque
pas d'avoir une religion à sa manière, mais elle y veut marcher « sans
balancier; » elle à eu le courage « de déshabiller la madone de Lorette,
et ce qui lui est resté, c'est la vierge de Sais moins son voile. » — « Ah!
Nanna, s'écrie une pauvre servante qu'elle étourdit de ce curieux ser-
mon, je ne pourrai jamais atteindre ces hauteurs, et la tête me tourne!»
Encore une fois, Nanna n'est qu'une prêcheuse, et il s'en faut que ce
soit la prêcheuse de Jean-Jacques, quoiqu'il y ait des gens, dont je
ne suis pas, qui prétendraient peut-être qu'elle en descend en droite
ligne. Nanna prêche au coin du feu ou à l'ombre de son figuier; elle
est assise dans les clartés mourantes du couchant, avec ses paupières
immobiles et closes, avec la tête penchée sur son sein, avec sa pâle
figure baignée de ses longs cheveux noirs. L'héroïne de M- Aston en-
tend autrement la protestation des filles du siècle contre les tyrannies
du passé. Elle est é([uipée de pied en cap en soldat du progrès : elle a
-endossé la blouse des travailleurs, elle a ceint le pantalon des femmes
libres, elle lient à la main les pistolets de l'émeute, et, admirez l'incon-
séquence, M"'^ Aston n'a pu s'empêcher de l'intituler la baronne Alice.
Cette démocratie menteuse a toujours le goût des gens mal élevés pour
les clinquans aristocratiques.
m.
Il arrive d'ordinaire, dans les ouvrages d'imagination , que l'auteur
s'identifie plus ou moins volontairement avec celle de ses figures dont
868 REVUE DES DEUX MONDES.
il lui plairait le mieux de tenir la place. 11 n'y a guère de fable un peu
vivante où l'on ne retrouve au premier plan , avec tous les embellisse-
mens de l'idéal, la tète même du poète ou du romancier; c'est comme
cela que les vieux maîtres aimaient à se représenter sur un coin de
leurs toiles. Je serais bien étonné que Nanna ne fût pas tout le portrait
de M"^ Kapp, et je n'ai pas le moindre scrupule à risquer cette suppo-
sition, car enfin Nanna, pour n'être point de la meilleure espèce des
doctrinaires, n'en est pas moins au fond une honnête personne, hon-
nête de la plus ennuyeuse honnêteté. Je n'oserais, au contraire, me
permettre de penser que M""* Aston ne fit qu'une seule et même ame,
j'ajouterai qu'un seul et même corps, avec la prima donna de son ro-
man. Ce serait de ma part une hardiesse trop blessante, et, jusqu'à ce
que M"* Aston ait publié de nouvelles confessions, j'ai le droit de dis
tinguer entre elle et le type auquel elle s'est complue. Cette baronne
Alice est pourtant bien sa création favorite, et telle est en conscience
la nature de ce rôle, que je serais embarrassé d'en parler ici très Ion
guement. Tout ce que j'en puis dire de plus clair, c'est que la baronne
use, pour affilier des conspirateurs ou surprendre des conspirations, de
la ressource intime que M""^ de Warrens employait pour s'attacher de
bons domestiques, et cela ,*il faut l'avouer, avec un zèle d'autant plus
vif qu'il est beaucoup moins désintéressé que celui de l'insensible pa
tronne des Charmettes. Le roman dans lequel la baronne tient ainsi le
dé d'une conversation difficile à rapporter tout entière ne comporte
pas non plus lui-même une analyse très étendue. Il n'y a pas là de ces!
morceaux de style qu'on puisse citer comme des échantillons de la
pensée de l'auteur : la pensée est devenue chair; tout se passe en action
et cette action aussi peu éloquente qu'un mélodrame est l'illustration
la plus saisissante et la plus brutale des principes dont nous n'avons
fait encore qu'examiner la théorie. Allons d'abord au fond du sujet
On peut dire des révolutions de J 848 que le pied leur a glissé dans k
sang de l'assassinat. A Rome, à Vienne, à Francfort, ne parlons poini
de Paris, elles ont succombé sous l'horreur qui accompagnait leurs
débuts. La mort du général d'Auerswald et du prince Lichnowski î
déshonoré en Allemagne le parti qui était obligé d'accepter la solida
rite de ces abominables violences. Les victimes lui ont été plus redou
tablés et plus nuisibles du fond de leur tombe que de leur vivant. L
général d'Auerswald ne comptait point au premier rang parmi le
membres influons de la droite dans l'enceinte de Saint-Paul. Le prine
Lichnowski, malgré la facilité naturelle de son esprit et l'autorité crois
santé de sa parole, n'avait qu'une position contestée. 11 n'était pas des
tiné sans doute à la gloire de Mirabeau, mais il était aussi mal serv
que lui par ses antécédens; sa jeunesse avait été plus orageuse que ch€
valcres({ue, et, parmi ses équipées, il y en avait qui sentaient l'aventu
rier très-moderne un peu plus (jiie le paladin féodal. L'allusion désc
IDEUX DAMES HUMANITAIRES. g(J9
ligeante que l'auteur d'Atta-Troll avait lancée sur ses cainpatrncs et
sur ses histoires de la Péninsule répondait dans le temps à un senti-
ment assez unanime. Les allures de spadassin et l'humeur cassante du
gentilhomme errant n'avaient point prévalu jadis contre cette sorte de
répulsion dont il restait encore quelque chose chez les honnêtes gens;
ses bonnes fortunes même avaient été trop publiques et trop comptées.
La fin déplorable de Félix Lichnovvski a couvert d'une ombre protec-
trice toutes les fautes de sa vie en lui ôtant le loisir de les réparer. 11 est
tombé noblement; il ne s'est point abaissé devant la mort que lui ap-
portaient d'affreuses mains, et, s'il avait méconnu quelquefois le vieil
honneur nobiliaire en face du monde des plaisirs et des industries, il a
retrouvé devant les bourreaux de l'anarchie tout l'honneur d'un soldat.
La postérité n'en demandera pas plus à cette existence si courte; elle
ne connaîtra que la gloire de ses derniers inomens.
M"* Aston a voulu lui en apprendre davantage : elle a eu le courage
de soulever les linceuls ensanglantés pour fouiller les secrets du mort;
elle a écarté ce voile de miséricorde et de respect qui devait le défendre
contre l'indiscrétion de souvenirs trop profanes. Elle a été ressusciter
Lichnovvski sous la terre sanglante où il avait cruellement acheté le
droit de reposer en paix, et pourquoi ? pour emprunter à sa mémoire
un sujet de roman, pour broder à ses dépens sur les rumeurs assou-
pies de la chronique scandaleuse les fictions indécentes de sa propre
invention. Elle s'est acharnée à mettre en une lumière sinistre ou hon-
teuse cette ombre déjà effacée; elle l'a poursuivie de ses invectives, de
ses médisances; elle l'a bafouée, calomniée avec une colère inexpli-
cable, et il est vraiment impossible de croire que la passion politique
ait seule inspiré cette rage féminine. On dirait quelque maîtresse dé-
laissée qui jette du vitriol à la face de son amant; mais c'est un pâle
visage de cadavre que M""* Aston prend ainsi plaisir à déshonorer, et
l'on ne sait ce qui manque le plus dans cette indignité, ou du cœur
ou de la pudeur.
L'indignité est d'ailleurs d'autant plus choquante, que l'esprit et la
vengeance de la femme s'y laissent partout reconnaître à des marques
trop certaines. M-»« Aston ne s'est pas contentée de nous découvrir que
le prince Lichnowski était un parjure et un fourbe en politKiue; elle
lui trouve des torts d'un tout autre genre, mais presqu 'également irré-
missibles : «sa chevelure bouclée aurait à merveille accompagne son
visage, si son front n'eût été trop bas de quelques lignes; il y aurait eu
une gracieuse nonchalance dans la manière dont il posait ses gants
sur le bord de son chapeau, si cette grâce avait pu ne pas être aUcctee
chez une nature qui n'était point réellement aristocratique. » Est-U rien
de plus ridiculement odieux que ces réminiscences de boudoir dardées
comme des coups d'épingle dans cette chair dépecée par Içs taux ei
les coutelas des bandits qui ont les sympathies déclarées de M- AsiouT
870 REVUE DES DEUX MONDES.
Et ce n'est pas assez cependant pour sa rancune; ii ne lui suffit p
d'insulter Lichnowski tout seul : elle traîne dans son livre les non
des personnes encore vivantes qui passaient pour avoir reçu les hon
mages sans doute trop ébruités de ce hardi coureur d'aventures; quar
elle ne les écrit pas en toutes lettres, elle ne les déguise qu'à moii
sous de transparens anagrammes. Jugez de la délicatesse qui perm
à l'auteur de prendre avec son prochain de pareilles libertés! Peut-êt
aussi, pour tout dire, M'"* Aston n'a-elle pas cru très extraordinaire*
raconter du prochain, et d'un prochain très réel , s'il vous plaît, 1
mêmes faiblesses qu'elle semait à pleines mains sous les pas des beaut
imaginaires dont elle a peuplé son roman. La réalité devait même 1
paraître assez pâle auprès des innombrables exploits qu'elle prêtaii
ses héroïnes, sans seulement avoir l'air de penser qu'elle pût en ce
les amoindrir. La duchesse de Nagas, qui existe et qui surtout a exisi
est à cent coudées de la baronne Alice, qui n'a vécu que dans la ce
velle de M°"^ Aston. Voilà comment M'"'' Aston aura lâché ce trait
pseudonyme; avec la richesse de son imagination, elle comptait
perfidie pour peu de chose.
Quant à la fable dans laquelle le pauvre Lichnow^ski figure ainsi j
jiiépris de toutes les convenances, il est malaisé d'en rencontrer ui
plus absurde. M™" Aston nous prévient qu'elle a publié ces esquiss
révolutionnaires « pour remplir çà et là quelques petites lacunes da
le réseau des intrigues de la contre-révolution, dont le fil rouge écha
perait sans elle aux politiques les mieux informés. » Sur ce, elle ent
en matière, et la scène s'ouvre à Vienne le long de la promenade q
traverse la place d'exercice. Nous sommes tout d'un coup transport
au beau milieu du terrible réseau dont M""" Aston a démêlé la tram
nous tombons en face de trois curieux personnages, deux femm
d'abord, l'une et l'autre aux yeux bleus et aux cheveux noirs, l'une
l'autre éprouvées par plusieurs amours qui ont conduit l'aînée, la 1:
ronne Alice, jusqu'au mépris, peu pratique il est vrai, de tous 1
hommes, et sa jeune amie, Lydia, jusqu'à une espèce de folie mystiqi
assez prononcée pour la faire aller à la messe. Alice lève fièrement i
front chargé de boucles magnifiques; les bandeaux qui s'aplatisse
sur les tempes de Lydia sont l'emblème incontestable de sa mélancoli
Devinez un peu quel est le compagnon de ces deux charmantes femme
dans cette allée où se presse la foule fashionable, par un soleil printani
de mars, de mars 1848, ne l'oublions pas, sous ces arbres dont les boi
geons poussent; devinez? Pas un autre que le confesseur de M'
princesse de Metternich, un bel homme, un peu courbé, qui doit avt
quarante et quelques années, et dont le chapeau à larges bords recouv
une physionomie de marbre éclairée par des yeux où la passion et
froideur se jouent de la plus étrange façon. M"* Aston consent à ne p
livrer son nom . et elle i'appelle tout bonnement le père Angélicu
DEUX DAMES HUMANITAIRES. ST I
C'est pourtant un affreux jésuite qufjoue le jeu de la révolution, à
cette seule fin de tricher son partner. 11 a des vues d'une profondeur
qu'on ne saurait calculer d'après les indiscrétions, cette fois très ré-
servées, de M"»** Aston. Il fait pour l'instant cause commune avec Icy
révolutionnaires, parce qu'il estime que ses bizarres alliés ne nuisent
pas à la contre-révolution. Ceux-ci, de leur côté, professent, par Ut
bouche de M"* Aston, qu'il leur faut une complète réaction pour ar-
river à une révolution complète. C'est un cercle vicieux (jui menace de
s'éterniser. Le père Angélicus ne semble pas très inquiet de savoir
comment il en sortira. « Nous avons chacun une mission dill'ért^ite,
dit-il à la baronne, mais nos moyens sont les mêmes. J'ai besoin, pour
accomplir la mienne, de l'appui du parti radical; il vous faut, pour la
vôtre, les services du parti catholique. » Il n'y a jamais eu de diplo-
matie moins jésuitique, et le révérend père donne évidemment bien
de l'avantage à celle qu'il ne craint pas d'appeler sa digne amie. Aussi
ta baronne traite avec lui de pair à compagnon , et lui fait rudement
sentir qu'il ne gagnerait pas à rompre le pacte mystérieux. « Vous cte*
une puissance , oui , et une considérable : vous représentez l'église;
mais moi , prenez-y garde, je suis une puissance aussi r je suis le pro-
létariat et l'aristocratie en une même personne. » Tels sont les discours
échangés par ces promeneurs sans pareils dans les Champs-Elysées de
Vienne à l'heure du beau monde.
Par où donc s'était nouée une si incroyable connaissance? Par le
procédé le plus simple. La baronne Alice, introduite chez la princesse
de Metternich , qui recevait, à ce qu'il paraît, une société assez mêlée,
était devenue une favorite dans la maison, et, grâce à sa pénétration
extraordinaire, elle s'était rendue redoutable au père confesseur lui-
même, en scrutant sa vie passée derrière son masque immobile. Ce-
hii-ci avait compris qu'il valait mieux l'avoir pour amie que pour
ennemie, et c'était ainsi que le prêtre Angélicus et la malicieuse Alice
mettaient maintenant leurs complots en commun.
Le prince Lichnowski se trouve pris, pour son malheur, entre ces
deux comploteurs de haute volée. M""» Aston suppose qu'il les trahit
tous les deux à la fois par la piisillanimité de ses ambitions. Sa mort
a'est que l'équitable châtiment de cette trahison double. Ce ne sont
point des brigands de bas étage qui ont fait un mauvais coup par ha-
sard, par colère et par ivresse : c'est le saint père Angélicus et 1 eleganie
baronne qui ont décrété, dans leur justice, cette affreuse evecution.
pour venger chacun sa grande cause, tout en vengeant chacun ausn
des offenses d'un ordre plus intime. Angélicus est probablement le su-
périeur de quelque confrérie de sanfédistes, un Rodin moins s.ue u
moins virginal que celui de M. Eugène Sue. Lichnowski lui .idonm-
des gages. La baronne est la présidente d'un certain comite^Oeb uix-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
huit qui doit bouleverser tout Berlin à l'aide des corporations ouvrière
Liclmowski s'est entendu avec elle pour commencer le branle à Vieni
en déchaînant les sociétés secrètes dans lesquelles il a enrégimenté L
étudians. Or, ce même Lichnowski aura l'audace de parler plus tai
à Saint-Paul en faveur de l'armistice de Malmoë, d'abandonner le dr
peau populaire dans la question du Schleswig, de déserter en plei
jour avec armes et bagages. La baronne, qui, malgré ses ressenti mei
particuliers, le protégeait encore contre l'implacable vindicte du pè
Angélicus, l'abandonne alors, et il tombe victime de ses infidéhtés p(
litiques; hélas! non pas seulement de celles-là.
Aimé d'Alice, le beau Lichnowski avait trompé sa tendresse; ma
Alice avait tant de fois pris sa revanche et de tant de façons, qu'elle e
pardonné au moment suprême, si la froide fureur du père Angélici
lui eût laissé le temps de la réflexion. Angélicus a vu naguère s(
bonheur brisé par un caprice de Lichnowski. C'était en Espagne, dai
le pays de Valence. Le jeune Prussien avait promis mariage à ui
brillante senora; mais il est venu un enfant avant la noce, et le futi
s'en est allé. La senora n'a plus eu dans le monde que le dévoueme
du prêtre inconsolable et l'espoir de représailles qui fussent au niveî
de son courroux. Son garçon pouvait à peine se tenir sur ses jambe
qu'elle lui a ceint le corps d'une écharpe rouge dans laquelle elle
mis un poignard, et, sur ce poignard, l'enfant a juré de punir l'ei
nemi détesté de sa mère. La mère et le fils se sont alors mis en rou
pour ce voyage de vengeance, où le père Angélicus les dirige. Salvad
n'a pas encore quinze ans, et déjà toutes les passions de la virilité coi
sument ce frêle petit monstre, éclos au plus chaud des inspiratio
contre nature de M"* Aston. Il passe et repasse à travers tout le rom.ii
avec sa ceinture de soie rouge, sa guitare et son poignard, jusqu'à k
qu'enfin, pour tenir parole à l'enragée senora qui lui a donné l'être,!
frappe le premier d'une main fiévreuse le père qu'il exècre, et tourit
ensuite sa fureur contre lui-même. Lichnowski mourant apprend
son ancienne maîtresse que son fils était parmi les assassins.
Je n'ai pas le courage de poursuivre plus loin l'analyse de ces sott
horreurs. Je passe les scènes d'alcôve et les scènes de club, les appai
tions de la baronne sur les barricades et ses rencontres vagabondj
avec seg amoureux de toutes les dates. Je passe jusqu'à ses complîj
sauces pour le mécanicien Ralph, qu'elle porte dans son lit et mê
dans son cœur d'un aussi beau sang-froid que le volage Lichnows
Ralph est pourtant une curieuse copie germanique du Compagnon »i
tour de France; Ralph du moins ne s'amuse pas à s'alanguir dans ]|
faveurs d'une belle dame; il explique héroïquement à ses camarai
les ouvrages de M. Proudhon, et, retournant le fameux axiome que
propriété c'est le vol, il conclut avec une logique imperturbable, il co
DEUX DAMES HllIANITAIRES. 373
dut à la lettre que le vol c'est la propriété. Je passe tout cela; le dégoût
viendrait, s'il n'est déjà venu, et je termine en admirant que la révo-
lution puisse enfanter des filles assez indiscrètes pour en écrire les
mémoires de cette encre-là. Comment s'y prendra-t-on pour en faire la
satire, si c'est ainsi qu'on en célèbre la louange?
Pouniuoi maintenant ai-je employé tout ce temps et tout ce papier
à retracer ici les pitoyables fictions de ces plagiaires? Était-ce pour le
plaisir discourtois de les chagriner et de leur rendre en contrariété le
méchant quart d'heure dont je leur suis redevable? Ce serait d'une ame
trop noire. Je regrette bien plutôt de n'avoir pas su mettre un peu de
miel au bord de la coupe amère; j'aurais voulu ménager davantage ces
pauvres victimes d'elles-mêmes que j'aimerais à croire encore pardon-
nables; je suis moins tenté de les offenser ([ue de les plaindre. Elles ne
sont pas les premières coupables et n'ont qu'à moitié la responsabilité
de leurs péchés. C'est parce que je tenais à montrer de qui part le mal et
d'où il date, que je l'ai pris là sous cette transformation plus (jue naïve
qui n'en déguisait rien. Nous sommes bien forcés de nous reconnaître
nous-mêmes dans cette copie trop servile de nos inventions, et, comme
la simplicité malavisée de nos imitateurs a justement choisi nos plus
détestables endroits pour les reproduire avec une préférence qui les
accuse encore davantage, il se pourrait peut-être qu'on en sentît mieux
la laideur en les retrouvant ainsi dans le miroir grossissant où la main
de l'Allemagne nous les présente. Si, en effet, cette laideur de nos mau-
vaises chimères et de nos mauvaises passions ressort avec quelque vi-
vacité de plus de la contrefaçon qui nous les emprunte pour les étaler
dans des romans tels que ceux de M"" Aston et de M"" Kapp, il valait
certainement la peine de faire lire ces choses à des lecteurs français.
Nous ne serons jamais trop convaincus de la tristesse de certaines sot-
tises que tant d'entre nous ont jadis plus ou moins caressées, ne fût-ce
qu'en les appelant de beaux rêves.
Il est une autre conviction que nous devrions aussi tâcher d'acqué-
rir, et qui se déduit forcément à mon sens de l'histoire même de M"" As-
ton. Le roman où M"* Aston a déposé sa littérature est de 1849; mais
la confession où elle a raconté son cœur est de 1846. Or, l'une était
pour sûr le prélude de l'autre, et nous devons en bonne justice faire
droit à cette chronologie significative. Nous avons trop de penchant à
supposer que le désordre moral, dont nous nous sommes aperçus quand
il avait déjà grandi comme un chêne, a poussé d'un seul jet, comme
une plante vénéneuse dans une nuit d'orage; nous excusons ainsi trop
facilement la défaite qui nous a prouvé le néant de notre confiance, et
nous en attribuons la cause au hasard, sans penser que c'est nous qui
de longue date avons préparé notre faiblesse. Toutes les hiclinalions
pernicieuses dont le triomphe subit nous a déconcertés s'étaient m-
Ji7/t REVUE DES DEUX MONDES.
sensiblement développées sous nos yeux; d'aveugles et niaises sympai,
thies les avaient même plus d'une fois encouragées. La vie privée, \i\
vie civile, étaient déjà sourdement minées par les mêmes vices quii
allaient bouleverser l'ordre politique, par l'insuffisance ou l'abaisseii
ment de l'esprit d'autorité, par la légitimation de l'esprit d'indisci-;
pline. 11 n'est pas inutile de recueillir les témoignages qui attestenj
cette lointaine filiation de nos malheurs, parce qu'en remontant ainsi
vers la source d'où ils découlent, on comprendra mieux qu'il fautqud
chacun en son particulier se donne quelque peine, s'il tient à l'arrêteri
Si chacun sous son toit voulait sérieusement se faire une règle, la règlti
entrerait d'elle-même dans la cité. Nous n'en sommes pas là.
Je connais d'honnêtes gens qui croient de très bonne foi que la sociéti
se porterait encore à merveille, si l'on avait à propos empêché les bai
ricades; ils sont même persuadés qu'il suffirait de remettre tous les pa
vés à leur place et de les y bien sceller pour guérir la maladie publi
que. Aussi les entendez-vous demander ardemment un victorieux, m
homme fort, qui vienne en un tour de main leur achever cet ouvragi
afin qu'ils n'aient plus ensuite qu'à recommencer de vivre comme il
vivaient autrefois. Les insurrections cependant ne sortent pas tout(
seules de dessous terre; il y a quelque chose qui les pousse, qui It
invite et qui les accepte : ce sont les mœurs amollies et les idées faus
sées. Oui, sans doute, il est assez visible qu'il reste encore pas mal d
pavés en l'air, et pour moi , certainement , je n'aurais point de goût
médire de celui qui saurait les ranger; mais, les pavés rangés, qi
rangera les idées et les mœurs? L'ordre moral ne se rétablit pas comm
on rétablit l'ordre dans les rues. Quand la paix des rues est menacét
on livre au premier vaillant que son étoile amène tout ce qu'on pei
lui fournir de machines de guerre, et on le charge du salut de tout ]
monde. Le sauveur de la veille est le maître tout trouvé du lendemaii
Quoi de plus facile et de plus commode? On devient ainsi le spéciale i
de sa destinée saris avoir la responsabilité de sa conduite. Lorsqu'il s'ag
au contraire de redresser les voies du for intérieur, il faut absolumei
que chacun s'y applique pour son compte. Ce n'est pas une besogi
dont il soit loisible de se reposer sur autrui. Il n'y a pas là de Deus c
inachina qui puisse opérer à point nommé le prodige indispensable a
dénoûment de la pièce. Il ne sert de rien de se croiser les bras et d'à
tendre paresseusement une aide étrangère. L'aide est en soi, ou ne
nulle part. Il faut la chercher, la vouloir soi-même, veiller, travaill*
sous son propre commandement, user de sa propre initiative. Quaii
est-ce que nous aurons ce courage-là?
Alexandre Thomas.
LA VIE MILITAIRE
EN AFRIQUE.
XOCAVES ET SPAHIS.
Si jamais vous devez visiter l'Afrique, si jamais vous avez à tra-
verser la vallée du Haut-Riou , ne vous mettez pas en route pendant
le mois de novembre, le père des tempêtes; vous resteriez enseveli dîms
les fortes terres de la vallée que des torrens de pluie ont changées en
l)Oues épaisses. Pour nous qui voyagions d'après une consigne, il ne
nous était pas permis de compter avec la pluie, la neige ou la fatigue,
et, en 1843, une soirée de ce fatal mois de novembre nous trouvait
réunis sous une tente de toile, nous réchauffant de notre mieux autour
d'un trou creusé en terre qui renfermait un maigre brasier. Les larges
gouttes de la pluie rendaient, en frappant la toile, un son sec comme
le son d'un coup de baguette : bruit monotone, plein de tristesse, (|ui
dure des heures, des journées entières. Devant nous, nos pauvres che-
vaux tournaient au vent leurs croupes frileuses, et c'était partout dans
le bivouac un grand silence, interrompu seulement de temi)S a aiiliv
par les appels énergiques du maréchal-des-logis de semame ou de 1 of-
ficier de service maugréant après les gardes d'écurie, lorsciu un che-
val, pour se dérober au froid, avait rompu ses entraves et se n)etl;ut
à courir à travers le bivouac. ,
Malgré le vent et la pluie, quelques officiers de zouaves, bravaut
876 REVUE DES DEUX MONDES.
l'orage, étaient venus jusqu'à nous. Des couvertures de cheval furei
aussitôt jetées sur des cantines servant à la fois de chaises et de fai
teuils; un bol d'eau-de-vie à la flamme bleuâtre fut allumé en l'honnei
de nos hôtes, et, chacun tirant de son étui de bois une pipe noircie,
soirée commença. « Quand l'estomac est satisfait, la tête chante, » d
le proverbe arabe. Le proverbe a raison, et bientôt ce fut à qui racoi
terait une des mille aventures de son odyssée africaine. Combats, fête
plaisirs, coups de main, razzias, amours même, eurent tour à tour d(
narrateurs, — bien plus, des auditeurs attentifs. Un souvenir, un r*
gret, étaient donnés en passant à ceux qui , moins heureux , avaiei
succombé dans la lutte : souvenirs et regrets qui venaient du cœu
car, lorsque le nom, répété un matin par un journal, cité avec hoi
neur, puis oublié l'instant d'après, a disparu de la pensée de tous, <
nom se prononce encore avec émotion dans la famille nouvelle, c
régiment. i
C'est ainsi qu'on rappela successivement les volontaires parisiens i
les bataillons de la Charte, premier noyau des zouaves, l'assaut de Coii
stantine et le commandant Lamoricière, puis ces combats sans nombi
où les zouaves fondèrent leur glorieuse réputation. Ensuite venait :
commandant Peyraguay, ce vieux soldat en cheveux blancs, l'ancii
sergent du bataillon de l'île d'Elbe, qui, après avoir traversé tant
«dangers, est mort à Tlemcen, face à l'ennemi, d'un coup de feu «i
i^leâne poitrine. Chacun s'oubhait dans le passé, et je me souviens ei
coEe du religieux silence avec lequel nous écoutâmes tous le récit d
sixaiwis d'hiver que les zouaves passèrent en 1840 à Médéah, la vil
en ruiH(i3S. — Que ne ferait-on avec nos zouaves! ajoutait le narrateu
•pas un sentier où leurs coups de fusil n'aient retenti, pas un buissc
qui ne redise une de leurs actions d'éclat. Vous rappelez-vous, l'ann
dernière, comme vous reveniez de Milianah, nous nous sommes crois
• à Karoubet-el-Ouzeri, à l'entrée de la gorge, près de la Mitidja? Eh bie;
'à côté de ce petit mamelon à la crête blanche où vous avez mis pii
à terre, il s'est passé un fait d'armes dont nous conservons tous la m
moire : c'est là que d'Harcourt a été tué en tête de sa compagnie. Le c
^itaine Bosc ayant quitté trop promptement une position importante,
«olonel Cavaignac fut obligé de la faire occuper de nouveau. Lancée
pas de course, la compagnie escalade la colline, et, comme d'Harcoi
débouchait le premier, une balle lui casse la tête. L'engagement f|
très vif; d'un côté, l'on arrivait au sommet par un sentier que les plu
d'orage avaient profondément creusé. Trois zouaves, un fourrier,
sergent nommé Razin et un caporal indigène, un Kabyle, prenaie|
ce chemin. Près d'atteindre au sommet de la crête, le vieux serg
décoré se voyait devancé par le fourrier plus jeune et plus ingamll
a Ah çà, conscrit, lui cria-t-il, est-ce que tu as la prétention de pasf
LA VIE MILITAIRE EK AFRIQUE. 87-
avant moi? Fais place à ton ancien, et vivement ! » L'autre aussitôt por-
tant la main à son turban et le saluant à la militaire, lui répond • a C'est
juste, » et se place derrière. Il n'avait pas fait trois pas que Razin tombe
mort. Le fourrier s'élance, une balle le coucbe à côté du sergent I e
caporal kabyle court vers lui : «Enlève Razin, cric le fourrier je nie
sauverai bien seul; » et, comme le caporal chargeait le cadavre sur ses
épaules, une balle le tue raide. Le fourrier alors se précipite sur le
vieux sergent, lui enlève sa croix, et, bien que grièvement blessé, il par-
vient, en se glissant à travers les broussailles, à rejoindre le bataillon-
puis, remettant la croix au commandant : «Vous le voyez, mon com-
mandant, si je ne l'ai pas rapporté, c'est que je suis moi-même blessé;
mais du moins j'ai sauvé sa croix. » Et il montrait son bras, qui pen-
dait sans mouvement à son côté(l).
Comme l'officier de zouaves achevait son récit, onze heures son-
naient à l'horloge du camp; lorsque je dis l'horloge, j'exagère, en
appelant ainsi le modeste tambour de garde à la tente du chef d'état-
major, qui battait sur sa caisse un nombre de coups égal au chiffre de
l'heure. On releva les factionnaires, et, grâce au silence qui régnait
depuis quelques instans, nous ne perdîmes rien des facéties d'un ser-
gent qui criait à un soldat retardataire : — Eh ! dégourdi ! faut-il que
j'aille vous chercher?
— Ne voyez -vous pas, répondait l'autre, que j'enfonce dans la boue
jusqu'aux jambes? Est-ce qu'on peut marcher là-dedans?
— B... de conscrit! quand on ne peut pas marcher, on court! Vous
ne saviez pas ça, vous? répliqua le sergent.
Sur cette saillie, on se souhaita bonne nuit, et ceux qui devaient
regagner leur tente pour chercher le repos s'en allèrent, le capuchon
du caban rabattu sur les yeux, le pantalon retroussé, jurant comme
des païens, au besoin employant le moyen du sergent.
Le lendemain, nos courses recommencèrent, et un mois plus tard,
rentrés dans la garnison, nous nous trouvions encore réunis avec ces
mêmes officiers, nos compagnons du Haut-Riou. Celui qui nous avait
{i) L'ordre du jour suivant consigne dans les annales des zouaves la brillante valeur
de M. Richard d'Harcourt : noble et consolant témoignage pour M. le duc d'Hnrcourl,
qui presque à la môme époque apprenait la mort d'un autre de ses fils, officier de ma-
rine, victime aussi de son dévouement à ses devoirs.
« Dans la journée du 10 novembre, le jeune d'Harcourt, sous-lieutenant au corps, et
le vieux sergent Razin, de la i«= compagnie du 1" bataillon, sont morts en abordant
l'ennemi et en devançant les plus braves. ,
« Le lieutenant-colonel recommande leurs noms à la mémoire des officiers, sous-om-
ciers et soldats du corps. Il les donne aux jeunes gens pour exemples et pour glorieux
iDodèlcs
« Le lieutenant-colonel commandant les zouaves,
« Medeah, le 21 novembre 1840.
87>^ KEVLE DES DEUX MONDES.
laconté les rudes épreuves supportées à Médéah par les zouaves pen-
dant l'hiver de 1840 me confia alors un journal dont il m'avait souvent
parlé. Confidence de la solitude, curieux chapitre des souffrances de
l'année d'Afrique, le journal de l'officier de zouaves avait pour épi-
graphe ces paroles de Biaise de Montluc : « Plust à Dieu que nous qui
portons les armes prinsions cette coutume d'escrirc ce que nous voyons
et faisons, car il me semble que cela seroit mieux accommodé de notre
main, j'entends du fait delà guerre, que non pas des gens de lettres,
car ils déguisent trop les choses, et cela sent son clerc. » Le journal
qu'on va lire abesoin de quelques explications. En 1840, la guerre frap-
pait encore aux portes d'Alger, et la Mitidja était coupée; si Médéah et
Milianah avaient une garnison française, il fallait une armée pour ravi-
tailler ces villes. Au mois d'octobre de cette même année, on venait de
se porter au secours de Milianah, dont la garnison, décimée par la nos-
talgie, la famine et les maladies, avait presque succombé sous sa tâche :
de 1,400 hommes, 720 étaient morts, oOO étaient à l'hôpital; à peine
si les autres avaient la force de tenir leurs fusils, et, pour peu que l'on
eût tardé de quelques jours, la ville se voyait prise faute de défenseurs.
Au retour, ces cadavres vivans furent portés par des bêtes de somme.
On conçoit qu'un pareil spectacle avait dû faire une vive impression
sur l'armée, car si pendant l'été l'on avait eu à redouter de pareilles
souffrances, que serait-ce donc l'hiver venu ! Il fallait pourtant rele-
ver la garnison de Médéah, comme l'on avait relevé celle de Milianah,
et M. le maréchal Valée ne voulut envoyer à ce poste que des hommes
endurcis, qui trouvassent dans l'esprit de corps et dans l'honneur at-
taché à leur nom la force nécessaire pour résister à toutes les priva-
tions, à toutes les souffrances de l'isolement. Les zouaves furent dési-
gnés pour aller occuper Médéah.
I.
Le 18 novembre 1840, deux bataillons de zouaves, forts de cin([
cents hommes chacun, commandés par MM. Renaud et Leflo, prenaient
possession de la ville de Médéah, où ils devaient tenir garnison pendant
tout l'hiver, sous les ordres de leur lieutenant-colonel, M. Cavaignac,
nommé commandant supérieur. L'usage veut que l'on appelle Médéah
une ville; mais, pour rester vrai, il faudrait inventer un nom qui pût
désigner cet amas de décoihbres et de masures. Les zouaves relèvent
le 23«, et un officier de ce régiment a été pour moi une providence
en me laissant une peau de mouton, une table, des bancs, deux cofl'res,
quelques vases, précieuses ressources au milieu de la misère générale.
Le 49, l'armée nous quitte; elle lève son bivouac pour retourner à
Alger, et, à sept heures et demie, les derniers pelotons de l'arrière-
LA VIE MiLlTAJRK EN AFRIQUE. ^Jff
garde disparaissent derrière le mont Nador. Il semble oiravet- eux
s'éloigne la dernière image, le dernier souvenir de la France ¥km le
ciel qu'il nous arrive quelques aventures, car, sans cela nm distrar-
tions seront rares! Ce matin même, nous avons pu juger de IV-lendfK'
de notre territoire. Le colonel Cavaignac a donné l'ordiv' do charuer
une des pièces d'artillerie. — Faites tirer à plein fouet, a-t-ii dit au
capitaine Liedot; et, comme nous regardions le boulet tomber à lerre :
— Voilà la limite de nos possessions! a-t-il ajouté en se ivtouniant
vers nous, et nous montrant la poussière que la cliute du boulet avail
soulevée.
Le casernement est vraiment dans un état affreux, on phitiU il n y
a pas de casernement : à peine si les hommes y trouvent un abri. rb(V
pital n'est qu'une masure à faire frémir; mais enfin il faut im prendre
son parti, accepter ce que l'on ne peut changer. Heureusewenl «n
nous a laissé des vivres de bonne qualité, et, grâce aux soins prodigués
aux troupeaux, nous espérons bien ne pas manquer de viande.
Cinquante hamacs ont été distribués par compagnie; chaque homme
a reçu un sac et une demi-couverture de campement. Les iransporU<
de l'armée n'ont pu amener la totalité de ces effets; il en maïKjik' dix
par compagnie, mais l'industrie des zouaves ne leur fait pas défaut :
de vieux sacs de l'administration sont remplis d'herbes sèches et se
transforment en paillasses; de vieilles laines trouvées dans la ville soni
étendues et piquées entre deux toiles de sacs. Ces édredons d'un nou-
veau modèle remplacent les couvertures qui manquent.
Au point du jour, tous les travaux ont commencé : la petite colonie
s'organise; les ouvriers d'art, pris dans chaque compagnie, se mettent
à l'œuvre; les jardiniers, sous la surveillance du capitaine Peyraguay,
ont tracé l'enceinte du jardin. L'on utilise jusqu'aux peaux de bœufs,
qui, préparées avec soin, sont livrées à des soldats transformés en cor-
donniers pour les réparations de chaque jour. Les zouaves, du reste,
sont gais et pleins d'entrain. Le service n'est pas trop fatigant, et, le
bon esprit de corps aidant, nous finirons par passer notre exil, si ce
n'est d'une façon agréable, au moins sans trop d'ennui.
Nous avons découvert, en nous promenant, sous les murs de la
ville, un petit ravin rempli de l>écassines et de perdrix; l'augure est
favorable, et le bonhomme Noé n'eut pas une joie plus grande lors(pi('
la colombe lui rapporta la branche d'olivier. C'était, du reste, le jour
aux bonnes fortunes, car, en rentrant, le télégraphe du poste d'Aïn-
Télazit nous a transmis cette dépêche :
« L'armée est rentrée sans coup férir à Blidah.
« La majorité de la chambre a soutenu le nouveau ministère.
« La duchesse d'Orléans est accouchée d'un fils, le duc de Chartres. »
Si nous étions en France ou seulement à Alger, ces nouvelles nous
880 REVUE DES DEUX MONDES.
trouveraient sans doute indifférens; mais, depuis six jours, l'isolement
a commencé : nous sommes destinés à passer de longs mois sans rece-
voir aucun souvenir. Il semble que ces bruits de France nous font
prendre part aux émotions de ceux qui sont si loin. Aussi ces nouvelles
sont-elles pour nous les bienvenues, et nous les accueillons en amies.
Le malencontreux télégraphe était ce soir le sujet de toutes les anec-
dotes. En voici une entre autres dont je me souviens.
Qui n'a pas sa manie sur la terre? Le général Duvivier avait celle
des blocus; une première fois, ce fut à Blidah; la seconde, à Médéah.
Nommé commandant supérieur, il se déclara qu'il n'apercevrait pas
le télégraphe d'Aïn-Telazit, et qu'il aurait à soutenir un siège en règle
envers et contre tous. Le malheureux télégraphe avait beau agiter ses
grands bras, l'on était aveugle et muet dans la ville. Le maréchal Va-
lée, impatienté, fit enfin partir la dépêche suivante : « Par ordonnance
du 16, vous êtes nommé.... » (Interrompue parle brouillard). Or, il
faut savoir qu'à cette époque, le général Duvivier espérait et attendait
sa nomination de lieutenant-général. Aussitôt Médéah l'aveugle voit,
Médéah la muette parle, et le général demande des explications. Le
télégraphe répond tranquillement : « Vous êtes nommé grand-officier
de la Légion-d'Honneur. » Puis suivait une série d'ordres.
Par un temps affreux, un vrai temps de décembre, j'achève mon
installation. Ma chambre a pour ornement une glace cassée, quatre
lithographies du Charivari, et une table faite avec une caisse à biscuit;
la fenêtre ne laisse point pénétrer trop de vent, la cheminée est bonne;
voilà un logement comfortable, où bien des soirées se passeront à jouer
au whist avec les trois jeux qui doivent suffire à nos ébats tant que
nous serons les hôtes de la ville.
Un voleur de grand chemin qui s'en vient vendre une mule dérobée
à quelque douar nous apprend que le bey de Milianah Sid-Embarek
est au pont du Ghéliff, et El-Berkani, kahfat de l'est pour Abd-el-Kader,
à trois lieues de nous au sud. Cet homme est voleur comme nous serions
magistrats : c'est une profession qu'il exerce avec honneur et en se fai-
sant mérite de son audace et de son courage.
Pendant une éclaircie, j'ai fait le tour des remparts et, dans un des
angles de l'enceinte crénelée, au pied d'un magnifique cyprès, j'ai dé-
couvert un tombeau que le général Duvivier a fait élever cet été au
lieutenant-colonel Charpenay, tué en avant de la ville; sur la pierre
on lit :
À DIEU
POUB LA PATRIE RECONNAISSANTE
A CHARPENAY
LIEUTENANT-COLONEL AU 23» DE LIGNE
COMBAT DD 3 JUILLET
1840.
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. gg)
Près de ce tombeau, et l'entourant comme au jour du combat se
trouvaient les tombes de quatre officiers du même régiment tués à la
"lême affaire.
Le mauvais temps m'a bientôt forcé à rentrer; il dure ainsi depuis
plusieurs jours et nous donne les plus vives inquiétudes pour notre
ftroupeau; les cloisons des maisons sont abattues, afin de préparer un
abri pour le bétail; ces démolitions nous font découvrir un trésor, du
sel mêlé par couches égales à la maçonnerie d'un four arabe. Précieu-
sement recueilli, le sel est porté au magasin militaire, et nos soldats se
livrent à de nouvelles recherches.
Deux zouaves indigènes, libérables au mois de janvier, se sont oflerts
pour aller à Blidah porter de nos nouvelles à M. le maréchal; s'ils ac-
complissent leur mission, ils auront leur congé en arrivant; la propo-
sition est acceptée, et le lieutenant-colonel les fait partir à l'entrée de
la nuit. Que Dieu garde ces deux braves garçons! ils portent une lettre
pour ma mère; puissent-ils franchir heureusement tous les dangers!
elle sera si heureuse de recevoir un mot, une nouvelle. Nous les quitr
tons comme l'on quitte des gens qui se dévouent; ils sont pourtant
pleins de confiance et se voient déjà arrivés.
Depuis notre arrivée à Médéah, nos journées se sont passées à orga-
niser le campement; il n'y a eu aux avant-postes que quelques tiraille-
ries insignifiantes avec des maraudeurs arabes. Le 43, pourtant, nous
avons cru à une affaire générale; les hauteurs se sont couvertes de Ka-
byles, conduits au combat par des cavaliers. Le plus grand noml)re
s'était porté à l'est du côté de la ferme du bey : la garnison a pris les
armes, l'engagement a été assez vif, et nous a coûté plusieurs blessés;
mais, par une poursuite de quinze cents mètres, les zouaves ont bien
prouvé qu'ils ne se laisseraient pas insulter impunément.
La vie a repris sa monotonie après cet épisode, nous sommes ren-
trés dans les soucis du ménage, et ce matin l'on était occupé à faire de
l'huile avec des pieds de bœufs; on les fait bouillir tout simplement
dans l'eau, et l'on écume la matière grasse qui monte à la surface.
Clarifiée, cette huile pourrait servir pour les alimens; dans cet état,
elle est destinée à l'entretien des armes. Nous avons aussi fabriqué
du plomb de chasse, qui nous manquait. Le procédé est très simple:
il consiste à établir un petit cadre renfermant une carte à jouer ordi-
naire; celle-ci est percée de trous, huilée des deux côtés, et saupoudrée
d'hydrochlorate d'ammoniaque; ainsi préparée, elle reçoit le plomb
fondu, qui tombe en globules dans un vase plein d'eau. Le vase est
placé à quatre ou cinq pouces au plus au-dessous du cadre. En ver-
sant le plomb, on frappe sur le cadre de manière a lui donner un
mouvement d'oscillation aussi régulier que possible : on passe ensuie
le plomb par divers cribles de différentes grosseui-s; mais le degré ae
TOilE Y.
8Sâ REVCE DES DEUX MONDES. |
fusion est le point essentiel, et l'on doit laisser refroidir le plomb jus-j
qu'à, ce ([ue le papier soit simplement roussi. j
Tandis que les chasseurs travaillent ainsi pour leur plaisir, lesi
zouaves raccommodent leur équipement et en inventent même un;
nouveau. Par ordre du colonel, l'administration nous livre des sacs.
Avec cette grosse toile et des côtes de bœuf, chaque soldat aura unej
paire de guêtres de rechange. Un zouave, ancien ouvrier boutonnier.i
est chargé de diriger l'opération : quant au fil nécessaire, d'anciennes!
gargousses d'artillerie nous fournissent de vieilles étoupes; on eni
trouve aussi dans les écuries, où elles ont servi à panser des chevaux. ï
Rien de plus original que l'aspect de l'atelier, où de vieux grognards, |
de vieux zouaves aux longues moustaches, à la barbe épaisse, au teint '
bronzé, balafrés de cicatrices, filent gaiement comme de vieilles
femmes. C'est vraiment une vaillante troupe, bonne au danger, bonne
à la fatigue, qu'une situation difficile n'embarrasse jamais; bien com-
mandée, elle fera toujours des prodiges, et, grâce au ciel, se tirera di-
gnement, nous l'espérons, de la nouvelle épreuve qui lui est imposée.
Un déserteur nous est arrivé le 17, un homme de Tripoli, enlevé
avec une caravane dans le sud; il a été amené, après maintes aventures,
à Berkani, et forcé de s'engager parmi les réguliers de l'émir. (]el
homme nous sert dans une reconnaissance que nous faisons du côté
du Nador, pays couvert de cultures magnifiques où nous trouvons les
traces des irrigations les mieux entendues. La tradition a sans doute
conservé parmi les Arabes ce système d'irrigations semblables à celles
de la Catalogne et du Roussillon. Tout en donnant des détails curieux
sur divers engagemens, ce déserteur confirme la présence d'officiers
anglais au camp d'Abd-el-Kader, présence déjà annoncée par le ma-
réchal Valée. L'un d'eux se trouvait, le 27 octobre, au bois des Oliviers.
Conduit par un Juif de Gibraltar, cet officier, venu par le Maroc, était
vêtu en bourgeois; le déserteur l'a vu pendant deux jours, et l'officier
anglais n'a disparu qu'au moment où notre division arrivait au col.
En rentrant dans la ville, nous avons trouvé une dépêche télégra-
phique annonçant l'arrivée à Alger du drapeau depuis si long-temps
promis aux zouaves; chacun en est heureux comme d'une bonne fortune
particulière, chacun partage la joie du colonel Cavaignac, qui, dans un
ordre du jour, « s'empresse de porter cette heureuse nouvelle à la con-
naissance des officiers, sous-officiers et soldats. Les uns y verront la ré-
compense justement désirée de longs et glorieux services, les autres
se feront dire ce qu'il en a coûté pour la conquérir, et penseront bien
à ce qu'il doit en coûter encore pour la conserver et s'en montrer tou-
jours dignes; tous se réuniront dans le sentiment unanime d'un dé-
Nouement énergique à la gloire de nos armes en Afrique, à l'honneur
du corps dont la constitution vient de recevoir une dernière sanction. »
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. y«;j
Le 23, à l'entrée de la nuit, deux zouaves partent pour Alger; ce sont
deux braves soldats, l'un Turc , l'autre Arabe. Ce dernier voulait d'a-
bord partir seul. — Pourquoi? lui disait-on. — C'est mon idée ainsi-
j'aime mieux réussir seul ou mourir seul. — Mais si tu rencontres un
(langer imprévu , tu le braveras plus volontiers et tu le surmonteras
plus aisément en ayant un camarade. — Oh! je n'ai pas peur; je sais
bien que ma destinée est marquée, et je suis prêt à la subir quand il
plaira à Dieu. C'est tellement vrai que je reviendrai si tu veux, disait-il
au colonel , et tu peux dire au maréchal que je ferai le métier de cour-
rier tant qu'il voudra; seulement , je veux passer une semaine à Alger
avec ma maîtresse, et ainsi à chaque voyage.
Cette semaine, il la passera, les nuits chez sa maîtresse, les journées
dans un café, la barbe parfumée, de l'essence de rose dans son foulard;
écoutant une mauvaise musique de guitare, fumant cent pipes de tabac
odorant, et buvant sans discontinuer du café et de l'anisette. Ainsi
une semaine de mollesse, d'ivresse somnolente, puis, sans transition,
sans regrets, une semaine d'activité, de misère, de périls constans!
Ben-Chergui, notre Arabe, voulait partir sans armes, et c'est à grand'
peine qu'on a pu lui faire prendre un pistolet. Deux jours après, le
télégraphe annonçait l'arrivée de nos deux zouaves à Blidali. mais
sans nous donner une nouvelle de France. Que fait-on? que devient-on?
que se passe-t-il là- bas? L'autre jour, j'entendais un zouave indigène
qui psalmodiait cette chanson :
a 0 vent! fais mes complimens à mes amis, et demande-lem* où ils sont
allés.
« Du côte de l'Arabie ou du côté de la Perse, partout où ils se sont arrêtés,
« Dis-leur que je songe à eux, et laisse en passant une pensée de moi.
w A tous les oiseaux qui volent je demande de vos nouvelles, et aucun ne
m'en dit.
« Caresse de ta plus douce haleine celle à qui j'ai donné mon cœur.
« 0 vent ! tu vas toujours vers elle , et jamais tu ne reviens ! »
Ce vieux chant de l'Arabe m'a rempli de tristesse, et, durant toute !a
soirée, je me suis renfermé chez moi pour songer à qeux que j'aimei
à ma mère , à mes sœurs, à un souvenir plus ttmdre encore peut-être:
En France, ils ne savent pas les tortures do la vie que nous menons ici.
Se trouver toujours eu présence des mêmes visages, de gens (pie Ion
estime, que l'on aime, mais dont on connaît jusqu'à la moindre plai-
santerie ! Avoir une prison en hberté et des journées entières sans un
aliment pour la pensée! Vivre ainsi enseveli, tout près du inonde, à
quelques lieues des nouveUes, cela est dur, croyez-moi, et les plus
fortes âmes fléchissent parfois. Les fatigues physi(iues sont affreuses
sans doute : contre ia pluie, le froid, la neige, à peine un abri, et une
C:
884 REVUE DES DEUX MONDES. \
alerte de chaque heure; mais enfin nos corps, depuis long-temps déjà
sont façonnés à la rudesse : rien n'égale la douleur de l'isolement.
Voilà un moment de faiblesse. Quand l'orage gronde dans l'air, un»
pluie bienfaisante rend à la terre toute sa fraîcheur; il semble qu(
de temps à autre le cœur éprouve aussi le besoin de gémir; mais, dèt
qu'il se recueille, le courage revient vite, et l'on ne songe qu'à la gran
deur de l'œuvre dont nous sommes les ouvriers. Sauront-ils jamais ei
France ce que l'Afrique a coûté de sang, de sueur et de larmes?
n.
Quatre jours après avoir fêté Noël et la bûche vénérable du réveil-
lon, les troupes étaient réunies à trois heures du matin, sur la place
d'armes, dans le plus grand silence, le fusil en bandoulière, la cartou-
chière à la ceinture. Nous allions tenter une razzia du côté de la vallée
d'Ouzera, dans les pentes nord du Nador. Grâce à un temps brumeu>
et à un grand vent d'est, aucun poste ennemi n'avait signalé notrt
marche, et la petite colonne, divisée en trois fractions, avait pu gagnei
les positions convenues. A cette heure, le crépuscule ne paraissait pai
encore, et chacun de nous l'attendait accroupi, l'oreille à terre, poui
percevoir le plus léger indice d'une existence humaine. A nous voii
ainsi, on nous eût pris pour de francs bandits : de fait, cela sentait hier
un peu le chasseur libre, le gentilhomme de forêt; mais la guerre es
la guerre, et celui qui la fait le mieux, c'est celui qui cause le plus d(
dommage à son ennemi. La première colonne s'était jetée trop à droite
aussi au point du jour l'on se hâta d'envoyer deux compagnies ven
les huttes kabyles que nous apercevions non loin de nous. Déjà lee
Kabyles commençaient à sortir de leurs cabanes, et l'un d'eux, qui te-
nait un tison , se trouva tout à coup nez à nez avec un de nos soldats
Dire son effroi serait impossible : le tison lui échappa des mains; il
resta immobile, la bouche béante, les bras pendans. Jîoumi/ s'écria-t-i
enfin; Roumil Roumil Et à ce cri femmes, hommes, enfans, se préci-
pitent pêle-mêle, cherchant à gagner une ravine boisée à la gauche de^
huttes; mais, la retraite leur ayant été en partie coupée, tout leur bétai]
tomba en notre pouvoir.
Nous n'aurions eu qu'à nous féliciter de cette journée, qui, sans
compter les haïcks et les burnous dont nos hommes avaient si grand
besoin, nous donnait de la viande en abondance, si nous n'avions pae
eu à déplorer la perte de M. Ouzarmeau, qu'une balle kabyle frapp;i
au retour. Sa tombe a été creusée près de celle du colonel Charpenay.
M. Ouzarmeau est le premier officier que nous laissons à Médéah. Dieu
veuille que ce soit le dernier!
Bon jour, bon an! ce sont les paroles que chacun échange ce matin.
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. 885
car nous sommes au premier de l'an, la grande fête des enfans, le
grand ennui des gens âgés, des enfans sérieux. Ennui ou plaisir, c'est
le jour de la réunion , la fête de la famille, et ici, loin des nôtres, nous
ne pouvons que penser à eux. Ceux que nous aimons sont-ils seulement
en vie? Depuis bientôt deux mois nous sommes sans nouvelles.
Au point du jour, à six heures, le planton du colonel Cavaignac est
venu l'avertir que le sergent Stanislas demandait à lui parler. — Que
peut me vouloir ce sergent? se dit le colonel. Faites-le monter.
— Mon colonel, je viens vous donner des nouvelles d'Alger et vous
demander de me pardonner.
Alors seulement le colonel Cavaignac s'est rappelé que, retenu par
une blessure, Stanislas était en effet resté au dépôt à Alger. C'était un
brave sous-officier, plein d'énergie, mauvaise tête pourtant, et qui de-
vait , il y a quelques mois , à sa brillante conduite une croix noble-
ment gagnée. Puni de salle de police pour je ne sais quel méfait, il
s'était dit : Un sous-officier décoré à la salle de police est déshonoré!
je ne veux pas y aller. Et pour l'éviter, Stanislas n'avait pas trouvé
d'autre moyen que de partir pour rejoindre les bataillons de guerre.
Le voilà donc en route, seul , sans armes, en uniforme de zouave, la
canne à la main, traversant tout le Sahel, la plaine, le col, afin de ga-
gner Médéah. 11 aurait dû périr mille fois; mais que lui importait? il
avait laissé sa croix à Alger, afin que, s'il était tué, elle ne servît pas de
trophée aux Arabes. « Passe pour ma tête, disait-il; mais quant à ma
croix, c'est autre chose. » Stanislas était arrivé à Médéah sain et sauf.
Le froid et la pluie mettent la constance de nos zouaves à une rude
épreuve; la terre est restée plusieurs jours couverte de deux pieds de
neige. Enfin, le 16, nous pouvons essayer une razzia. C'est l'iman de
Médéah, l'un des prisonniers de notre dernière sortie, qui doit nous
servir de guide; il s'est offert lui-même, et l'on rapporte qu'il a eu avec
le colonel Cavaignac la conversation suivante :
— Tu t'es offert pour servir de guide, lui dit le colonel; es-tu dans
les mêmes intentions?
— Je n'ai pas changé, et suis prêt à partir.
— Mais peut-être crains-tu que je ne trouve mauvais que tu aies
changé d'avis, et n'oses-tu m'avouer tes répugnances?
— Je ne crains rien; je suis disposé à tenir ma promesse ou mon
offre.
— Réfléchis bien; oublie que tu es^mon prisonmer, et que je suis
le gouverneur de Médéah. .
— Je n'ai pas besoin d'oublier, et suis prêt à te conduire.
-Imagine que tu es sur la montagne, libre comme l'oiseau, et que
je suis, moi, renfermé dans la ville.
— Je n'ai pas besoin de tout cela, je suis prêt.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais réfléchis bien que plusieurs de tes frères peuvent être tués
dans cette expédition, que tu pourras te le reprocher un jour, en souf-
frir même.
— Cela m'est égal, je suis prêt^
— Pense que tu seras reconnu des tiens.
— Cela est égal, j'irai.
— Ne perds pas de vue non plus que, si tu essayais de me tromper,
tu n'aurais pas une heure à vivre.
— Tu m'éprouveras.
— Ainsi, tu es bien décidé?
— Oui.
— Quelle récompense me demanderas-tu, si nous réussissons?
— Celle d'être libre un jour pour aller chercher deux enfans qui me
manquent.
— Désires-tu quelque chose dès à présent?
— Oui : une paire de souliers pour marcher dans la montagne, et un
capuchon de zouave, afm de n'être pas pris pour un ennemi et tué par
tes soldats.
— C'est bien; va te disposer.
— Au revoir.
Une heure après, le colonel réunissait tous les officiers chez lui, leur
taisait part de son projet en leur donnant ses instructions. La troupe
sera divisée en deux colonnes, l'une de réserve, commandée par le
colonel en personne; l'autre, chargée d'exécuter la razzia, sous les or-
dres de M. le commandant Leflo. A deux heures du matin, on prendra
les armes et l'on se mettra en route immédiatement; avant le départ,
les recommandations suivantes ont été faites aux commandaus des
compagnies composant la première colonne :
Silence absolu, toujours et de toute manière;
Etouffer la toux dans les plis du turban;
Pas de pipes;
Si on reçoit des coups de fusil pendant la marche, redoubler de si-
lence, ne pas riposter, doubler le pas;
Faire des prisonniers avant tout;
Ne tuer qu'à la dernière extrémité;
Après les prisonniers s'occuper du troupeau.
La razzia a réussi au-delà de toute espérance; un instant, on l'a en/
raanquée. Le guide s'était égaré ou nous trompait. Au moment où oi;
allait le fusiller pour le punir de son erreur ou plutôt de sa trahison,
la fortune nous a fait rencontrer les poi)ulations, et, grâce aux mesures
prises par le commandant, malgré notre petit nombre, nous avons fi'Jt
encore -des prises considérables. A huit heures du matin, nous rejoi-
gnions le colonel, ramenant trente-quatre prisonniers, cent dix-sept
LA ME MILITAIRE EN AFRIQUE. 887
bœufs, dix chevaux ou mulets, une trentaine d'ânes, quinze cents mou-
tons ou ctièvres, après avoir tué en outi'e une vingtaine d'Arabes; c'est
l'abondance pour plus de trois mois. Aussi la joie est sur tous les vi-
sages, et l'ordinaire le plus modeste est devenu un festin. Par l'ordre
du colonel, vingt moutons par compagnie ont été distribués; l'on a
donné à chaque officier deux chèvres laitières; les sous-officiers de
toutes les compagnies ont reçu aussi un cadeau semblable.
Après cette petite expédition, nos troupes ont repi-is leurs travaux
habituels. Les Kabyles ont paru un instant vouloir 1(!S attaquer; mais,
malgré les coups de crosse des cavahers de Berkani, qui les poussaient
au combat, il n'y a eu que quelques tirailleries insignifiantes. En re-
vanche, le froid et la neige ont repris de plus belle. Enfin, le dégel ar-
rive; il était temps pour notre troupeau aux abois.
Le 30, les Kabyles reparaissent, poussés par des cavaliers; ils recom-
mencent. Le lendemain, la fusillade a été plus vive; elle a duré envi-
ron une heure; puis des pourparlers s'établissent sur plusieurs points
à la fois.
Un groupe.de cavaliers, remarquables par leurs chevaux et la blan-
cheur de leurs burnous, s'est approché d'une redoute et a demandé
des nouvelles des prisonniers, d'un nommé Ben-AJjbès entre autres,
qu'ils désiraient voir.
— Venez le voir en ville, leur dit-on; vous serez bien reçus et libres
de vous en retourner après.
— Nous voulons le voir ici.
— Alors, si vous ne disparaissez à l'instant, nous allons vous tirer
des coups de canon.
Et deux minutes plus tard un obus éclatait près d'eux. Aussitôt ils
s'éloignent ventre à terre. Non loin de là, un Kabyle qui a déposé son
fusil s'est approché de l'un de nos factionnaires, et la conversation sui-
vante s'est engagée :
— Mets ton fusil par terre aussi, et viens de mon côté.
— Voilai Mais n'as- tu pas un pistolet caché'?
— Non, je te le jure : je suis homme de cœur, et honte à celui qui
aurait la pensée de manquer à sa parole!
— Que viens-tu faire ici'? Pourquoi ne pas rester paisible chez toi a
labourer ton champ ou à soigner tes troupeaux?
— Je ne puis pas, les soldats d'Abd-el-Kader me forcent devenir
tirer des coups de fusil.
— Mais pourquoi ne viennent-ils pas eux-mêmes? Ce sont des femmes
ou des lâches. -
— Sans doute, mais ils sont plus forts que nous.
— Eh bien! soumettez- vous, venez avec vos femmes et vos trou-
peaux : nous vous donnerons des terres et nous vous protégerons.
Il
888 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui , et après tous retournerez à Alger, et vous nous abandonne-
rez à l'émir, qui tuera nos enfans et enlèvera nos femmes.
— Alors faites-vous garder par ses soldats.
— Ses soldats sont comme une vieille serrure qui ne ferme plus la
porte et laisse la maison ouverte. ^
A ce moment, les camarades du Kabyle le rappelèrent; il reprit son
fusil et recommença la bataille. Ailleurs des injures s'échangeaient.
Tous ces gens-là n'ont pas l'air disposé à se battre; pourtant l'un d'entre
eux s'est avancé, faisant tourner son fusil autour et au-dessus de sa
tête, en homme qui a pris son parti. Aussitôt un de nos soldats se jette
au-devant de lui, s'avance à cinquante pas, ajuste et fait feu. — Ah!
s'écrie ce Kabyle en gémissant et tombant à terre, je suis mort. — Son
fusil s'échappe, en effet, de ses mains; nous le croyons tous atteint, et
nous disons au zouave : — Cours dessus, et désarme-le. — Mais celui-ci,
se grattant l'oreille : — Cet animal-là me tire une couleur, je ne l'ai
pas attrapé. Eh ! malin , connu 1 connu ! — Et il recharge son fusil
sans bouger davantage. Le rusé Kabyle se relève alors, reprend son
arme, fait feu à son tour, et se sauve en éclatant de rire.
Ces petits combats nous ont amusés et distraits; mais, le A février,
nous avons tous été en émoi. A la chute du jour, des feux nom-
breux ont été aperçus, à deux lieues de la ville, sur le chemin de
Milianah. La garnison court aux remparts; sans doute c'est une
colonne qui a ravitaillé Milianah; elle vient nous voir au retour. La
joie du passager, après une longue traversée, lorsqu'il découvre la
terre, n'est pas plus vive que celle de nos soldats : dans les rues, l'on
n'entend que ces cris : « la colonne! la colonne! » et, près de moi, un
zouave répond à un de ses camarades : — Tais-toi, tu me fais frémir de
la peur de me tromper. — Ceux-là seuls qui ont connu l'isolement
peuvent savoir tout ce que nous avons éprouvé. Dieu veuille enfin
que nous recevions des lettres, des nouvelles !
Hélas! les feux d'hier soir n'étaient point les feux d'une colonne
française; c'étaient ceux des réguliers du bataillon d'El-Berkani. Le
5 février, dès la pointe du jour, des cavaliers et des Kabyles sont venus
tirer des coups de fusil sur nos postes avancés. Bientôt l'attaque devint
plus vive, et il fut évident que nous aurions dans la journée un enga-
gement sérieux. A neuf heures, tout ce que nous avions de soldats dis-
ponibles était sous les armes, et nous marchions à l'ennemi. De nom-
breux contingens kabyles et un bataillon régulier étaient devant nous,
bien embusqués, bien établis : l'engagement fut vif, et si un second
bataillon régulier, masqué jusque-là, eût retardé de quelques instans
le mouvement qu'il tenta pour cou jper notre arrière-garde, nous aurions
pu avoir beaucoup de monde hors de combat; mais, faisant face à tous
les ennemis, nos petits bataillons en ont eu bientôt raison, et, la mi-
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQl'E. 88'.»
traille aidant, les ont dispersés, après leur avoir tué grand nombre des
leurs. Nous avons eu quelques tués et une vingtaine» de blessés. Pen-
dant qu'on se battait, une dépêche télégraphique annonçait le départ
du maréchal Valée, son remplacement, comme gouverneur, par le
général Bugeaud, et l'intérim du général Galbois. Le nom du général
Bugeaud inspire confiance; c'est à l'avenir de décider. Jusqu'au 1.'} fé-
vrier, rien de nouveau : quelques pourparlers pour l'échange des pri-
sonniers, quelques discours avec des Arabes, mais rien de décisif, rien
d'important. Le 13, une dépêche télégraphique annonce le départ
d'Alger d'un courrier porteur d'une lettre pour Médéah, l'arrivée du
général Bugeaud, décidé à faire la guerre à outrance en avril; enfin,
que l'Europe est en paix. La dépêche, affichée immédiatement sur la
place d'armes et transmise à tous les postes, produit un véritable en-
thousiasme; chacun est fier maintenant de ses fatigues, de ses souf-
frances, qui ne seront pas inutiles. Le soir, tous les officiers se sont
réunis chez le colonel; on eût dit une fête de famille.
Quand on nous a annoncé ce matin que nous étions au mardi gras,
chacun s'est cru dans l'obligation de rire et de s'égayer; mais, hélas!
l'on annonce en même temps qu'il n'y a plus de tabac. Entre toutes
les privations, celle-ci doit sembler la plus légère, et pourtant c'est la
privation la plus sensible à nos soldats; quelques-uns essaient de trom-
per ce besoin en fumant de vieilles feuilles séchées, des feuilles de vi-
gne ou de fenouil. Parmi nos Arabes, plusieurs ont encore du chanvre
précieusement conservé; ils en aspirent la fumée dans des pipes de la
grosseur d'un dé.
Des lettres nous sont enfin parvenues, des lettres, des journaux de
France; la garnison est comme prise de vertige; chacun cause, parle,
commente les événemens. Pour moi , je n'ai pu fermer l'œil de la nuit;
je ne suis pas encore revenu de mon saisissement. La joie est partout,
partout aussi l'espérance. La mort de nos deux derniers courriers, que
nous venons d'apprendre, ne décourage point nos Arabes; trois hommes
sont partis ce soir pour Blidah, un Kabyle du pays, Hamed, et les deux
zouaves qui nous ont apporté nos lettres. Leur départ a été solennel.
Au moment de sortir de chez le colonel, ayant déjà le fusil à la main,
un des deux zouaves a pris un pain , l'a coupé en quatre, et, don-
nant un morceau à l'interprète qui les accompagnait jusqu'à la porte et
un morceau à chacun de ses deux camarades, il a dit : Moussa (Moïse)
(c'est le nom de l'interprète), je vous prends à témoin du partage égal
que j'ai fait de ce pain; que chacun de nous le mange, et qu'il serve
de poison à celui qui a dans le cœur quelque chose qu'il n'avoue pas. »
Puis, passant la main au-dessus d'un brasier : « Que le feu, a-t-il ajouté,
le ciel et l'eau puissent faire périr subitement celui qui a eu la pensée
de trahir ses camarades! » Là-dessus, chacun a tendu la main, a jure
de se sauver ou de mourir avec ses compagnons, et ils sont sortis.
890 REVUE DES DEUX MONDES.
Le Kabyle Hamed, l'un des courriers, a déjà vécu avec nous à Bouf-
farik, où il était allé comme travailleur pendant la paix. Ce garçon
à la pliysionomie franche , ouverte et rieuse avait pris goût à notre
eau-de-vie , et préférait surtout l'existence d'Alger à toute autre. Là,
en effet, il trouvait l'anisette à bon marché, des femmes selon ses dé-
sirs et de la musique durant toute la nuit. Revenu plus tard dans ses
montagnes, le souvenir d'Alger ne le quittait pas, et un jour il osa
proposer à sa femme de se retirer à Blidah, chez les Français. Celle-ci,
etfrayée, le dénonça au chef de la tribu, qui fit saisir Hamed , le roua
de coups, donna sa femme à un autre, et prit pour lui quelques mou-
tons et deux vaches qui composaient toute sa fortune. Pauvre et aban-
donné, Hamed vint à nous avec la pensée de se venger d'abord, puis
de refaire sa fortune, c'est-à-dire de gagner au péril de sa vie, le plus
promptement possible, un millier de francs. Lorsqu'il les aura amassés,
il enlèvera une maîtresse qu'il a conservée dans une tribu voisine, et
ira vivre avec elle à Blidah. Celle-ci, plus aimante et plus dévouée
que sa femme légitime, a consenti à le suivre. A chaque voyage, Ha-
med passe chez sa maîtresse, lui donne un foulard et quelques boud-
jous. En retour, il reçoit des œufs, des galettes et surtout des caresses,
qui ne font jamais faute. Alors il nous revient heureux, confiant, prêt
à recommencer ses courses aventureuses. Toutefois il y met une con-
dition : jamais nous n'exigerons qu'il passe de nuit par le col. Pourquoi?
le voici.
Le col de Mouzaïa a été le théâtre des principales opérations des cam-
pagnes de l'année dernière; beaucoup degens y sont morts, et les routes,
au nord comme au sud, les moindres ravins qui y alx)utissent, sont
jonchés de cadavres presque tous honiblement contractés par le soleil
ou atrocement mutilés. Cet aff'reux spectacle nous a tous frappés; mais
il a surtout agi avec une grande force sur l'imagination des Arabes.
Le bruit s'est répandu parmi eux que ces morts sans sépulture n'a-
vaient pu trouver grâce devant Dieu à cause de leur mutilation, et
qu'ils se réunissaient toutes les nuits sur le col même pour y gémir
et y pleurer ensemble. Un malheureux Aral)e, en y passant il y a peu
de temps, a entendu les lamentations de tous ces désolés; il en est de-
venu fou de peur, et, dans un moment lucide, il a raconté que, durant
plus d'une heure, il avait été poursuivi par ces gémissemens. En vain
il s'était enfui, chaque buisson lui jetait un sanglot; enfin il avait fini
par perdre le sentiment, et s'était retrouvé le matin étendu près du
bois des Oliviers. Cette superstition a gagné tout le pays, et voilà pour-
quoi Hamed ne passera jamais la nuit sur le col, sa vie fût-elle enjeu.
H est arrivé, il y a un mois environ, deux déserteurs européens; l'un
sort des zéphyrs, l'autre de la légion étrangère. Ce dernier se nomme
Glockner; c'est un Bavarois, fils d'un ancien commissaire des guerres
au service de la France, neveu d'une des sommités militaires de la
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. 891
Bavière : son histoire est presque un roman. Il entra d'abord à l'école
des cadets de Munich, puis, à la suite de quelques étourderies, fut en-
voyé dans un régiment do chevau4égers; mais son imagination ardente,
son amour des aventures allait bientôt l'entraîner à de nouvelles folies;
il déserta et passa en France. AccueilU froidement, comme le sont
toujours les déserteurs, il fut inscrit sur les contrôles de la légion étran-
gère. A peine arrivé en Afrique, sa déception fut plus cruelle encore,
et, toujours entraîné par ce désir des choses inconnues qui le tourmen-
tait, il passa un beau matin aux Arabes. 11 y est resté trois ans. Enlevé
d'abord par des Kabyles, on le vendit sur un marcbé de l'intérieur à
un chef de la tribu des Beni-Moussa; après un an de domesticité, il par-
vint à s'échapper de la tente de son maître et se mit en route, les jambes
nues, le burnous sur les épaules, la corde de chameau autour de la
tète et le bâton du pèlerin à la main, se dirigeant au sud ù la grâce de
Dieu. 11 alla ainsi jusqu'au désert, s'arrêtant chaque soir au milieu
d'une tribu nouvelle et s'y annonçant par le salut habituel du musul-
man : « Eh! le maître du douar! un invité de Dieu! » A ce titre, bien
accueilli , il recevait le manger, l'abri , et repartait le lendemain sans
que jamais un Arabe lui ait dit : « Où vas-tu ? » Cela ne regardait per-
sonne, et personne ne s'en inquiétait. Il suivait sa destinée. Glockner
traversa ainsi une partie du Sahara et arriva jusqu'à la ville de Tedjini,
Ain-Mhadi; de là, il est allé à Boghar, Taza, Tekedempt, Mascara, Mé-
déah et Milianah, puis, enrôlé de force parmi les réguliers d'El-Berkani,
il a fait avec eux les campagnes de 1839 et 1840. Décoré par Abd-el-
Kader à la suite d'une blessure reçue le 31 décembre 1839, blessure
qui lui a été faite, à ce qu'il croit, par un capitaine adjudant-major
du 2'^ léger, après avoir encore couru le pays, il nous revient comme
l'enfant prodigue, gémissant sur ses fohes, songeant en pleurant à sa
famille, à son père surtout, et demandant en grâce d'être inscrit comme
soldat français. Lorsqu'on lui a parlé de retourner à la légion: « Oh!
non, je vous en supplie, ne me renvoyez pas à la légion, a-t-il ré-
pondu; laissez-moi dans un régiment de France, dans vos zouaves dont
le nom est connu de toute l'Europe; vous serez contens de moi. » On
l'a engagé comme indigène sous le nom de loussef; il n'a que vingt et
un ans, est frais comme un enfant, timide comme une jeune fille et
d'une simplicité de maintien et de langage vraiment merveilleuse (1).
(I) La fin de l'histoire de Glockner est digne du commencement. Inscrit aux zouaves,
sa conduite y fut admirable. A toutes les affaires où il se trouva, il aurait mérité d'être
cité. Nommé caporal, puis sergent, il fut envoyé à Tlemcen lors de la formation du 3» ba-
taillon. Recommandé par le colonel Cavaigiiac au général Bedeau, il rendit de grands
services par son intelligence et sa connaissance de la langue arabe. Son père, à qui l'on
avait écrit en Bavière, avait confirmé la vérité de ses paroles. Il était heureux, traite
avec considération, lorsqu'un beau jour il partit avec un prisonnier politique à qui Ton
venait de rendre la liberté, et passa au Maroc. Il y a séjourné long-temps; enfin, il t
regagné Tanger, et, renvoyé comme déserteur par notre consul, il allait passer au conseil
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous sommes dans l'attente, la ville a un aspect inaccoutumé, un
air de fête est répandu sur tous les visages, chacun rassemble le peu
(ju'il possède, et les zouaves, aussi philosophes qu'un sage de la Grèce,
se préparent à tout emporter sur leur dos : une dépêche télégraphique
nous a, en effet, annoncé l'arrivée prochaine du général Bugeaud, la
fm de notre exil, notre retour à la vie humaine.
Le 3 avril, après cinq mois d'isolement, nous retrouvons enfin nos ca-
marades, nos amis, et le général Bugeaud, en passant devant nos rangs,
à la vue de l'énergique attitude de nos soldats, a chargé le colonel Ga-
vaignac de nous remercier au nom de l'armée de la vigueur dont les
zouaves venaient de donner un nouvel exemple. La plus grande part de
ces éloges est bien due au colonel Cavaignac, car, dans la fermeté de sa
conduite, la noblesse de ses exemples, l'encouragement paternel de ses
conseils, nous avons trouvé un puissant appui. Nos clairons ont sonné
la marche, et nos bataillons se sont ébranlés pour venir reprendre leur
place de bataille dans la colonne, que nous trouvons tout émue en-
core de la blessure que le général Ghangarnier a reçue, il y a deux
jours, en descendant le col. Les réguliers ont eu, près du bois des
Oliviers, un engagement très vif avec nos troupes. Le commandant
de Latour-Dupin venait d'avoir son cheval tué. Une seconde après,
au moment où le général Ghangarnier expliquait un mouvement à
un de ses officiers d'ordonnance, une balle l'a frappé au-dessous de
l'épaule, près de l'omoplate; il doit la vie à un gros caban de Tunis
dont l'étoffe épaisse a amorti le coup. Rien n'était plus curieux, à ce
qu'il paraît, que la figure du docteur Giccaldi, lorsqu'à la nouvelle de
la blessure il est accouru près du général; ce dernier avait mis pied à
terre sous un gros olivier. «Voyons, docteur, dites-moi votre opinion,
(3t, je vous prie, posez promptement un appareil, car l'affaire continue,
(it j'ai des ordres à donner. » Les premières paroles du docteur furent
pour rassurer le général; mais sa physionomie bouleversée annonçait
assez son inquiétude : il se hâta de sonder la plaie, et aussitôt on vit
un franc et bon sourire remplacer le sourire d'assurance qu'il avait
cherché à se donner. « Mon général, ce n'est rien, s'écria-t-il tout
joyeux, l'os n'est pas attaqué, et dans deux mois vous pourrez monter
à cheval. — J'y serai plus tôt, mon cher, croyez -le,» lui répondit le
général, et le pansement était à peine achevé, qu'après avoir remercié
le bon docteur, il remontait à cheval et donnait ses derniers ordres
avec son sang-froid et son énergie habituelle. Son accueil a été plein
de cordialité. Il espère que de brillans combats viendront nous ré-
compenser de toutes les épreuves supportées depuis cinq mois. Dire
nos émotions serait impossible : c'est une confusion de nouvelles, de
de guerre, lorsqu'en considération de ses anciens services, on continua à le traiter en
Arabe. Cette manie des voyages est chez lui vraiment extraordinaire, et Glockner prétend
qu'il ne voit pas un endroit inconnu sans que le désir de l'explorer ne s'empare de lui.
IHF la vie militaire en AFRIQUE. 893
Bpqueslions, de réponses; nous ne savons plus rien , nous voulons tout
p apprendre : le soir venu , nous sommes accablés de fatigue comme à
la fin d'une longue marche. Enfin, ce matin, la dianc a été battue, et
tandis que le 53'' s'établit à Médéah , notre tête de colonne s'ébranle
dans la direction du col. Deux jours encore, et nous serons à Blidah...
Me voici dans une petite chambre, tout étonné de ne pas voir la
pluie pénétrer par le toit, dans une maison solidement bâtie qui défie
les orages; je recueille mes souvenirs, pendant qu'autour de moi l'on
n'entend que les chansons, les rires de ces corsaires débarqués, de nos
zouaves. Tout l'arriéré de la solde leur a été payé, et si pendant cinq
mois ils sont restés sans vin, sans eau-de-vie, presque sans tabac,
n'ayant pas seulement du pain blanc pour tremper la soupe, trois jours
leur sont donnés pour oublier leurs privations et noyer leurs fatigues
dans de copieuses libations. Depuis hier, point d'appel, point de ser-
vice, point de consigne; tous les hommes sont frères; dans la ville, il
n'y a que gens qui s'embrassent , c^ui roulent ensemble sous les tables
après avoir mangé en un seul repas les économies forcées de tout un
hiver. Après-demain, l'inexorable discipline reprendra ses droits, cha-
cun oubliera sa liberté, et dans huit jours nos vêtemens réparés nous
permettront de prendre part aux courses nouvelles que l'on annonce
déjà.
III.
« Il va de la douleur, dit Montaigne, comme des pierres qui prennent
couleur ou plus haute ou plus morne, selon la feuille où l'on les cou-
che, et qu'elle ne tient qu'autant de place en nous que nous lui en fai-
sons. » L'armée d'Afrique a prouvé la vérité de ces paroles. Courageuse
et patiente, elle a su traverser les plus rudes épreuves sans faiblir,
supporter tour à tour la fatigue ignorée et sans gloire, et doniiner le
péril à force d'audace; mais, si l'on doit citer la constance et l'abnéga-
tion de cette noble infanterie, dont les zouaves sont l'honneur, ([ue de
fois aussi la cavalerie, par sa verve courageuse, ne s'est-elle pas mon-
trée la digne héritière de la furie française!
Deux élémens divers s'unissent dans la cavalerie d'Afrique pour le
succès de nos armes : l'élément français et l'élément arabe, le spahi et
le chasseur. —Ces grands soldats à la jacquette bleue n'auraient pu,
malgré leur courage, exécuter seuls les hardis coups de main qui leur
ont valu si grand renom. Pour chasser l'Indien des forêts de l'Amé-
rique, l'Indien fut nécessaire; l'Arabe, sur la terre d'Afrique, était né-
cessaire pour lutter avec l'Arabe. Au bras qui frappe, il faut le regard
qui découvre et guide la pensée. Telle fut l'origine des spahis. L appât
du gain attira des cavaliers arabes; ils eurent une discipline moins
sévère que la discipline française, et pour tout uniforme un burnous
894 REVUE DES DEUX MONDES.
rouge s'enlevant au moindre signe du chef. Redevenu Arabe, le si
pouvait alors exécuter toute mission sans exciter de soupçons : tour
tour courrier, éclaireur, limier ou soldat des avant-postes. Des soui
officiers et des officiers français furent donnés à ces cavaliers indi
gènes, quelques Européens admis dans le rang, et, ainsi composé
cette troupe a souvent rendu de grands services. « Refuge des p<|_
cheurs! » disait-on parfois en souriant, lorsqu'on parlait des spahi
bien des caractères, en eifet, qui auraient eu peine à supporter tou
la rigueur de la discipline française, allaient leur demander asile : aus
souvent rencontrait-on parmi eux des physionomies étranges, d<
coureurs d'aventures, dont la vie ressemble à un récit des temj
passés détaché d'un vieux livre.
Aujourd'hui ici et demain là, le soldat a pour destinée la volonté d
chef. Qu'un ordre arrive, et le voilà séparé pour de longues années d
ceux qu'il avait coutume de voir chaque jour. Ce fut l'histoire de ne
escadrons. Les zouaves, nos amis dn Haut-Riou, étaient bien loin lors
que nous battions l'estrade avec l'escadron des spahis de Mascara.
Dans cet escadron , les types singuliers dont nous parlions tout
l'heure ne manquaient pas. Deux surtout méritent d'être cités : 1
premier, d'une excellente famille, d'un caractère bizarre et original
se nommait le maréchal-des-logis Alfred Siquot; l'autre, Mohamed
Ould-Caïd-Osman , et avait rang d'officier indigène. Leur courag
était égal; ils différaient pour tout le reste. Siquot était par exceilenc
un humoriste dans le sens que les Anglais donnent à ce mot. L'ai
sombre de ce rieur silencieux l'avait fait surnommer jo^Jta/. Son amou
de la solitude et du mouvement, du sans-façon et des accidens, l'atta
chait à la vie de soldat. L'existence de Siquot n'avait d'ailleurs pas ui
voile, pas un nuage, et chacun y pouvait lire. Pour Mohamed-Ould
Caïd-Osman, le nom arabe cachait un nom prussien et une vie agitée
pleine de duels et d'aventures, de condamnations à mort et de pendai
sons en effigie. Tenez cependant pour certain qu'instruit , plein d'es
prit, il avait dans sa brusquerie un grand charme et une bravoure jus-
tement renommée qui le faisaient considérer de tous; au demeurant
le vrai type de l'officier de fortune, du lansquenet des temps passés
Son fusil à deux coups aussi redouté des Arabes que des perdrix, soi
chien nommé Tom, son cheval alezan, vaillante bête, tels étaient er
campagne ses seuls amis. A la garnison, une quatrième affection troU"
vait piace dans son cœur : une petite Espagnole, qui n'ouvrait jamais
la bouche, et lui était aussi dévouée que son chien. Tom , la Chica, k
caïd, ne faisaient qu'un alors, vivaient, riaient, pleuraient ensemble
Siquot, le maréchal-des-logis, venait aussi parfois fumer sa pipe au
milieu des trois amis.
Quant à la vie d'Afrique du caïd, elle était connue, et ses accidens
avaient plus d'une fois égayé les longs repos des jours de bivouac. A
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. 895
deux reprises différentes, on le vit à Alger, mais avec des fortunes bien
diverses. La première fois, dans toute sa splendeur, il voyageait avec
)B^ le prince Puckler-Muskau , qui en parle dans ses Lettres, ne le désignant
pourtant que par ses initiales; la seconde, en 1840, il avait revêtu le
sac du fantassin et marchait vers le col de Mouzaia, dans les rangs de
la légion étrangère. Une des grandes lois de la nature, à laquelle nul
)i^ ne se soustrait, condamne l'homme, lorsque ses pieds touchent la terre,
à n'avancer que par un mouvement régulier des jambes; or ce mou-
vement déplaisait souverainement au caïd. C'est assez dire que le mé-
tier de fantassin n'était guère de son goût. Aussi, après une campagne
où les fatigues avaient été si rudes, que dans sa compagnie vingt-cinq
—^hommes seulement sur cent restèrent debout, le caïd se fit remplacer
ffet quitta la légion.
Le voilà libre de nouveau , prêt à courir les grands chemins; mais il
avait compté sans l'amour, sans une passion qui dura six mois de Mau-
resque à Allemand. A mi-côte de Mustapha, une maison entourée de
verdure se dressait blanche et fraîche, dominant la baie d'Alger et ses
splendeurs. Armide, en ce beau lieu, se nommait Aïcha, et jamais
poète de l'Orient n'a rêvé créature plus charmante. Faut-il donc s'é-
tonner si, sous ces ombrages, six mois se passèrent dans la paix, le
calme et le repos. Chaque matin, la rieuse jeune femme venait s'as-
seoir à ses genoux , tandis que sur une petite table arabe, au milieu
des parfums et des fleurs, Osman écrivait la vie d'un missionnaire pro-
testant rencontré dans une de ses courses vagabondes {\).
Aïcha était déjà parvenue à prononcer quelques mots allemands :
encore deux mois seulement, et certes elle serait devenue une digne
Germaine; mais, hélas! dit la chronique, l'amour prussien fut moins
constant que l'amour arabe, car un beau malin le bateau à vapeur de
l'ouest partit en emportant César et sa fortune, c'est-à-dire un fusil et
une lettre de recommandation, oubliée depuis deux ans, pour le géné-
ral Lamoricière, qu'Osman avait connu chef de bataillon aux zouaves.
La province d'Oran, en 1841, était loin d'être soumise; un vaillant
cœur et un bon bras avaient alors souvent l'occasion de se montrer.
Faut-il ajouter que Mohamed-Ould-Caïd-Osman, inscrit sous ce nom
arabe sur les contrôles des spahis, et Siquot, qui s'engageait à la même
époque, ne manquèrent pas à la fortune. Peu de temps après, Siquot
était blessé, le caïd avait son cheval tué; tous deux étaient mis à l'ordre
du jour. Héros illustres ou célébrités inconnues ont toujours des en-
vieux; demandez plutôt au maréchal-des-logis Froidefond, vieux gro-
(1) Ce missionnaire, juif d'abord, s'était fait calviniste à Bâle, puis an^lica», enfin
missionnaire, moyennant récompense honnête. Il faisait grand commerce de Bibles qu il
vendait aux marchands de Tunis. Les feuillets des livres sacrés servaient a envelopper
le beurre et le savon musulman. Le livre du caïd, publié à Carlsruhe, fit du bruit, fut
défendu, et, grâce à la défense, eut un succès fou.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
gnard, qui s'avisa de dire au caïd qu'il n'était bon qu'à se nettoyer 1
ongles. En rentrant à Mascara, ils se battirent à douze pas : Froidefon
tire le premier, le caïd tombe, les chairs traversées au-dessous d
reins; on s'élance pour le secourir : « Arrêtez! c'est mon droit de tirer
cria-t-il, et, se soulevant sur le coude, il étend Froidefond raide mort
Quant au caïd, on le porta tout sanglant à l'hôpital, où il retrouva Si
quot, qui se guérissait d'une blessure. A cette nouvelle, la Chica, mêlé
à son existence depuis un an environ, sans trop savoir pourquoi, comnr
les chiens qui, par aventure, s'attachent à un escadron, courut le soi
gner à l'hôpital, et trois mois après il était sur pieds.
Le caïd venait de se rétablir, lorsqu'on 1843 les escadrons du 4* chas
seurs, colonel en tête, entraient à Mascara au son des trompettes, es
cortant le maréchal Bugeaud. Abd-el-Kader, à cette époque, avait éta
bli le centre de ses opérations au sud de Mascara, et les bois qu
séparent le Tell du Serssous servaient de refuge à ses bataillons régu
liers, vivant de glands et des dépouilles des tribus voisines. Le généra
Lamoricière et le général Tempoure ne le laissaient pourtant guère ei
repos; mais, épuisée par des courses continuelles, la cavalerie de 1?
province, trop peu nombreuse, avait besoin de plusieurs mois pour s<
remettre en état. Aussi rien ne fut épargné pour obtenir du marécha
Bugeaud les beaux escadrons du 4^ — Le maréchal faisait la sourde
oreille. — Chaque jour alors, il arrivait des réguliers déserteurs, qu
donnaient des nouvelles de l'émir; ces renseignemens, toutefois, m
paraissaient pas suffisans, lorsqu'un Espagnol fut amené un soir ai
capitaine Charras, chef du bureau arabe de Mascara. L'œil noir et dé-
cidé, les traits expressifs de cet homme, dénotaient l'intelligence et 1(
caractère; il donnait les indications les plus précises, et confirmai
toutes les nouvelles que l'on avait d'ailleurs. Séance tenante, on le
conduisit au maréchal, qui l'interrogea lui-même. Une heure après
les escadrons du 4^ chasseurs étaient accordés, et le maréchal décidaii
une chasse aux bataillons réguliers dont Sidi-Embarek , l'ancien et ce
lèbre khalifat de Milianah , était venu prendre le commandement.
Le général Tempoure fut chargé de cette mission; on lui donna
deux bataillons d'infanterie, quatre cent cinquante chevaux réguliers
cinquante spahis et quelques cavaliers irréguliers avec le chef du bu-
reau arabe, le capitaine Charras. Puis, tout le monde, un beau matinj
y compris le caïd Osman et Siquot , se mit joyeusement en route vera
le sud, tandis que le maréchal Bugeaud et le général Lamoricière s'eo
allaient à Oran, où les appelaient de graves intérêts.
Si les rapports du Moniteur n'en rendaient pas témoignage, si tous ne
venaient l'affirmer, vous traiteriez de fable le récit de cette course.
Cavalerie et infanterie marchèrent trois jours et trois nuits : le matin
on se reposait une heure et demie, le soir de six heures à minuit. Du
jour où l'on était tombé sur les traces de l'ennemi, le tambour ne fut
I
LA VIE Mîi.ITAlRE EN AFRIQUE. 897
pas battu une fois. On suivait la piste; comme les chiens, l'on quêtait
la proie. Trente spahis précédaient la colonne avec des cavaliers du
bureau arabe; ils lisaient la terre pendant la nuit. Quelles émotions!
On arrivait sur des bivouacs dont les feux brûlaient encore; l'ennemi
était parti le matin seulement , et l'on se hâtait de reprendre la mar-
che. Enfin, après deux nuits et deux jours, nos rôdeurs arabes, qui
couraient sur les flancs de la colonne, s'emparèrent de deux hommes
des Djaffras. Ceux-ci refusèrent d'abord de parler; mais un canon de
fusil, appliqué contre leur tète, délia subitement leur langue, et ils
apprirent que la veille les réguliers étaient à Taouira. L'on était donc
sur la bonne route; on finirait bien par les atteindre.
La colonne se mit de nouveau en mouvement, précédée comme tou-
jours par les spahis. Par momens, il s'élevait des rafales de vent, et
la pluie tombait; puis, l'instant d'après, la lune éclairait l'étroit sentier
qui serpentait le long des collines à travers les rochers, les thuyas et
les genévriers. Pas une pipe n'était allumée, le silence le plus profond
régnait, troublé seulement par le bruit d'une chute, lorsqu'un fantassin,
dont les yeux saisis parle sommeil s'étaient fermés malgré la marche,
trébuchait contre un obstacle du chemin. Il arrivait ainsi aux plus
vigoureux de céder à la fatigue; les éclah-eurs seuls avaient toujours
le regard au guet. Le jour parut enfin, l'on vit une fumée légère;
hélas ! ce n'était encore qu'une déception : les feux achevaient de se
consumer, les réguliers étaient partis. L'espoir qui a\ait soutenu jus-
que-là les forces des soldats les aljandonna tout à coup, on n'entendit
que cris et malédictions; chacun maugréait après le général. La grande
halte se fait pourtant dans un bas-fond , et , pendant que les soldats
mangent , les batteurs d'estrade annoncent au général que les traces
des bataillons sont toutes fraîches et de la nuit même. Le général
Tenipoure hésita une seconde; son parti fut bientôt pris cependant, et
l'ordre du départ fut donné. Alors s'éleva dans le bivouac une grande
clameur. — Il veut nous tuer tous! criaient les soldats, qui, depuis
soixante-dix heures, n'avaient pris que quelques momens de repos. On
obéit pourtant, et l'on se met en marche. Au bout d'une heure, les
traces tournent au sud; de ce côté, plus d'eau assurée! N'importe, il
faut avancer; mais les traces sont de plus en plus fraîches, voilà un
cheval abandonné; à quelque distance, un bourriquet. — Nous les
tenons, ces brigands-là ! disent les soldats, et ils retrouvent des forces.
Enfin, vers onze heures, pendant que la colonne est encore engagée
dans une ravine profonde , les éclaireurs aperçoivent derrière une
colline une fumée épaisse. Cette fois, l'ennemi est bien là; toute fatigue
disparaît aussitôt comme par enchantement; en une seconde, sur l'or-
dre du général, les manteaux sont roulés, les amorces remplacées, les
chevaux ressanglés; on est prêt. Les troupes se forment pour l'attaque.
57
TOME V.
898 REVUE DES DEUX MONDES.
Trois cents hommes d'infanterie soutiendront trois colonnes de cava
lerie; le centre est commandé par le colonel Tartas du 4*. On s'ébranle,
et à ce moment un coup de fusil part : c'est une vedette que nos éclai
reurs n'ont pu surprendre. L'Arabe gravit au galop la colline, agitant
son burnous. Au même instant, les tambours des réguliers battent la
générale, un frémissement court nos rangs. La cavalerie prend le
trot; l'infanterie oublie ses marches forcées, elle suit au pas de course
et, du sommet de la colline, on voit les deux bataillons réguliers, qui
n'ont pu atteindre la crête opposée, s'arrêter à mi-côte. Le sabre esl
en main, les chevaux sont au galop, le colonel Tartas en tête; un feu
de deux rangs part, quelques-uns tombent, mais l'avalanche a brisé
l'obstacle, et de tous côtés les fantassins sont percés de coups d(
sabre. Des cavaliers pourtant cherchent à s'enfuir, les uns sur k
gauche, d'autres droit devant eux. Ceux dont les chevaux tiennent en
core les poursuivent, et le caïd Osman roule avec son cheval, frappé i
la tête. M. de Caulaincourt, admirablement monté, continue la course
il tue un cavalier de l'émir; mais, séparé, par un pli de terrain, de se
chasseurs qu'il a devancés, il est entouréM'ennemis. Sans perdre sor
sang-froid, il lance son cheval, se fait jour le sabre en main, et, ai
moment où il va rejoindre sa troupe, un Arabe débouchant d'une clai
rière lui tire à bout portant un coup de pistolet à hauteur de l'œil. L(
jcheval continue sa course, l'emmenant vers les chasseurs, qui le re
çoivent. Le sang ruisselait, les chairs pendaient; M. de Caulaincour
avait pourtant sa connaissance. Descendu de cheval, un soldat le prem
sur son dos et l'emporte à l'ambulance, en traversant le théâtre di
combat, un vrai champ des morts. Cinq cents cadavres étaient étendu!
dans un étroit espace, presque tous affreusement mutilés par les sabrei
de nos chasseurs.
Un escarpement rocheux avait arrêté les cavaliers qui s'enfuyaien
vers la gauche. Plusieurs mirent pied à terre, et, donnant une saccadi
à leurs chevaux, franchirent l'obstacle. Un seul longeait au pas ceti
muraille de rochers. La blancheur de ses vêtemens, la beauté de soi
harnachement, indiquaient un chef. Le maréchal-des-logis Siquot, ui
brigadier de chasseurs et le capitaine Cassaignoles se dirigèrent de C(
côté. Le terrain était affreux, hérissé d'obstacles. Laboulaye, le briga
dier de chasseurs, arrive le premier; comme la tête de son cheval tou
che la croupe du cheval de l'Arabe, le cavalier se retourne avec le plu
grand calme, l'ajuste, et l'étend raide mort. A ce moment, Siquot l
joint, le blesse; mais un coup de pistolet lui traverse le bras gauche
et va tuer le cheval du capitaine Cassaignoles, qui se trouvait sur È
pente un peu au-dessous. Ce grand cavalier se dresse alors sur se
étriers, et frappe Siquot à la tête de la crosse massive de son pistolej
quand le brigadier Gérard des chasseurs, arrivant par la crête, lui en
LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. 899
voie une balle en pleine poitrine. On s'empare du cheval, admirable'
animal qu'une blessure à l'épaule avait seule pu empêcher de dérober
son maître à la mort. « Voyez si cet Arabe est borgne, crie le capitaine
Cassaignoles. » On se penche, un œil manquait. « C*est Sidi-Embarek
alors; qu'on lui coupe la tête. » Et Gérard lui sépare avec son couteau
la tête du corps, pour que les Arabes ne doutent pas de sa mort; puis
tous se rendent au ralliement qui sonnait.
Le maréchal-des-logis Siquot retrouva à l'ambulance M. de Caulain-
court, que l'on espérait sauver. Tous les officiers de chasseurs étaient
venus lui serrer la main, lui donner bon courage; il n'en avait pas
besoin, car jamais sa fermeté et son sang-froid ne l'abandonnèrent.
« C'est égal, mon lieutenant, lui disait avec son accent allemand son
ordonnance, qui ne le quittait pas, nous n'avons pas de chance. Ton
cheval gris, il est blessé; le noir, il est malade, et toi, tu es à moitié
f.... Décidément, mon lieutenant, nous n'avons pas de chance. » Ce
fut pourtant, quoi qu'en ait dit le brave Laubeinburger, ce fut une
bien heureuse chance de se tirer la vie sauve d'une aussi horrible
blessure. Tous ceux qui ont vu alors M. de Caulaincourt diront que
sans son énergie il aurait succombé.
La chasse était terminée, les réguliers acculés, détruits; le succès
avait récompensé de si cruelles fatigues. Le général Tempoure se hâta
de rentrer à Mascara, et un mois après chacun recevait, selon l'expres-
sion arabe, le témoignage du sang, la croix si glorieuse pour un soldat.
Les hasards de la guerre nous séparèrent alors du caïd; j'appris aussi
la rentrée de Siquot en France, où, par une assez singulière coïnci-
dence, ses amis de Paris lui ont donné, assure- t-on, le même surnom
que ses amis d'Afrique. Quant au lansquenet allemand, il marqua
d'un trait de courage chaque coin de la province d'Oran (1), et, toujours
aussi heureux, se retira sain et sauf de toutes les bagarres. Lorsque
(I) Les états de service du caïd Osman, que le hasard nous fait retrouver, sont le
meilleur commentaire de ce récit.
« Engagé à Mostaganem, parle général de Lamoricière, aux spahis, 2 octobre 1841.
« Cité à Tordre de l'armée par le lieutenant-général Bugeaud, comme s'étant distingué
au combat de rOued-Meoussa (El-Bordj), 8 octobre 18il. A eu son cheval tué sous lui.
« Cité avec éloge dans le rapport du lieutenant-général Bugeaud à l'affaire de Teg-
marel, 24 octobre 1841.
« Brigadier, 24 décembre 1841.
« Miiréchal-des-logis, nommé à Frenda, 23 mars 18*2.
« Cité dans le rapport du général de Lamoricière pour sa belle conduite a Thegighest,
aux Flittas, 18 décembre 18 i2.
« Sous-lieutenant, 22 mars 1812. k » j
« Cité dans le rapport du général Tempoure pour sa belle conduite au combat de
rOued-Mala contre Sidi-Embareck, 11 novembre 1843.
« Cité dans le rapport du maréchal Bugeaud pour s'être di^fngué au combat contre
les Marocains, 11 juillet 1844. »
900 REVUE DES DEUX MONDES.
je le retrouvai en 1846, Tom, le cheval, la Cliica, formaient, comme
autrefois, toute sa famille. Pauvre Chica, qui n'avait jamais eu qu'une
ambition dans sa vie, porter une robe de soie ! Rentrés à la garnison,
Tom était le pourvoyeur; ils partaient tous deux à l'aube du jour et ne
revenaient qu'à la nuit, harassés, mais contens et le carnier rempli.
La Chica, qui avait passé la journée à chanter, mettait le couvert, et
les trois amis soupaient tranquillemeftt.
Quelques mois plus tard, après une absence de trois semaines, un
de nos escadrons rentrait à Mascara d'une course aux avant-postes.
Nous suivions la rue qui mène au quartier de cavalerie, lorsque nous
vîmes tous les officiers de la garnison réunis devant la petite maison
du caïd. On vint à nous, les poignées de main s'échangèrent, et l'on
nous apprit que la Chica, la compagne du caïd, l'amie de tous, était
morte.
La pauvre petite souffrait depuis quelque temps; la veille, cependant,
elle s'était levée, 11 y avait un beau soleil bien chaud, et l'air était plein
de parfums. — Chico, dit-elle au caïd, donne-moi ton bras, je veux
voir encore le soleil. — Et elle fit quelques pas, se prit à pleurer en
regardant les feuilles qui poussaient et la beauté du jour; puis, comme
elle regagnait le fauteuil : — Ah ! Chico, dit-elle, je meurs! — Et en
s'asseyant elle rendit l'ame, sans agonie, sans contraction, souriant en-
core en regardant le caïd.
A ce moment, le cercueil de la Chica sortait de la maison; tous les
fronts se découvrirent, et nous nous joignîmes aux officiers qui l'ac-
compagnaient jusqu'à sa tombe.
Le cimetière de Mascara, rempli d'oliviers et de grands arbres, est
situé au milieu des jardins : tout y respire la paix, le calme et le re-
pos. La tombe de la Chica avait été creusée sous un figuier. Les spahis
qui la portaient s'arrêtèrent, chacun se rangea en cercle; deux soldats
du génie saisirent la bière légère et descendirent la pauvre Chica dans
sa dernière demeure. Le caïd était au pied de la fosse. Le soldat lui
présenta la pelletée de terre; la rude main du spahi tremblait en la
prenant, et quand la terre, rencontrant le cercueil, rendit ce bruit
sourd si plein de tristesse, une grosse larme à moitié contenue rou-
lait dans ses yeux.
Depuis ce jour, Tom , que la Chica aimait , devint la seule affection
du caïd.
Pierre de Castellane.
DE LA DÉMOCRATIE
EN LITTÉRATURE.
I. — Les Mytlères du Peuple, par M. Eugène Sue.
II. — Êtudet sur les Hommes et les Mœurs au XJXt siècle, par M. Ph. Chasles.
Nous sommes engagés, chacun en a le sentiment invincible, dans
une de ces épreuves du feu d'où il faut que le génie de la civilisation
sorte épuré et rajeuni, s'il ne doit y manifester sa corruption et s'y
consumer. Et ce qui la caractérise, ce n'est point seulement cette con-
trainte où s'est trouvée une société, qui croyait à son avenir, de se
mettre sous la sauvegarde de la force, d'aller camper tout entière, la
main sur le mousquet, à la lueur des étoiles, incertaine du lendemain;
c'est bien plutôt la profonde subversion morale qui prépare le tragique
enchaînement de ces convulsions extérieures; c'est le désordre effréné
des esprits, l'égarement des âmes, l'altération des sentimens et des
idées; c'est cette immense plaie de l'anarchie enfin, que l'incertitude
entretient et envenime, qui s'aggrave par sa durée même, et finirait,
en se prolongeant, par livrer un peuple usé à la fatalité des éruptions
périodiques. Dans ce bilan de nos misères et de nos anxiétés, ne
faut-il point compter aussi cet état compliqué où sont tombées les
lettres elles-mêmes, — état d'incohérence et de décomposition où elles
se débattent, attendant un peu d'air salubre qui ne vient pas? Oui,
pour tout homme qui réfléchit, cette défaillance du principe intellec-
tuel est un des élémens de la crise que nous traversons à grand'peine;
mieux encore, elle l'exprime, elle en est l'image. Je n'énoncerai point
une vérité nouvelle en rappelant quelle intime connexité existe entre
902 REVUE DES DEUX MONDES.
le développement de la pensée littéraire et le développement social, de
telle sorte que tout ce qui se produit dans la littérature, — progrès,
stagnation, excès hideux ou décadence, — est l'infaillible indice de ce
qui fermente au cœur même de la société. Appliquez cette vérité à
notre temps : deux ans sont passés depuis que le tourbillon dun jour
d'hiver nous a livrés à l'inconnu; — où avez-vous pu signaler quel-
qu'une de ces manifestations spontanées et éclatantes qui rendent té-
moignage d'une vitalité nouvelle? Fécondité de l'art, vivacité de goût,
puissance saine de l'imagination, vigueur ou élégance de la raison
virile, — tous ces signes d'une société cultivée et heureuse, qui nous
les rendra, qui les fera de nouveau surgir à notre horizon? qui rendra
la certitude et le courage aux esprits qui les ont perdus? où sont les
talens qui attendaient ce jour pour naître? C'est un des spectacles les
plus saisissans qui puissent s'offrir à la clairvoyance humaine. Une
révolution surgit : ce n'est point la confiance orgueilleuse en elle-
même qui lui manque; sans doute, vous le croyez, elle va produire ses
orateurs, ses écrivains, ses poêles, ses artistes, comme une émanation
propre de son génie; elle va engendrer des caractères et des talens,
«ouime tous les mouvemens profonds et justes. Détrompez -vous ! ce
qu'elle traîne au grand jour de la scène populaire, c'est l'impuissance
arrogante et querelleuse, la médiocrité jalouse, la sottise venimeuse
qui se plaît au chaos pour y régner; c'est un composé de caractères
déprimés et d'esprits malfaisans ou vulgaires, occupés à rechercher
dans les curiosités révolutionnaires du passé quel personnage ils ra-
jeuniront, quelle figure visible ils devront prendre. Elle va recruter
un à un, sous nos yeux, les chevaliers errans du paradoxe littéraire,
usés déjà dans cette démagogie anticipée qu'ils avaient introduite dans
l'art. Incompréhensible régime de stérilité maladive, d'indigence fu-
rieuse, de passions basses plutôt que profondes, d'inventions niaises
et de langage barbare! Que peut prouver cette manifeste impuissance
de l'esprit révolutionnaire depuis deux ans? C'est qu'il faut bien,
apparemment, qu'il porte en lui quelque chose qui flétrisse la nature
morale, la nature intellectuelle; c'est qu'il faut bien que, dans l'atmo-
sphère créée par lui, il y ait quelque chose d'incompatible avec le
développement régulier et sain des facultés humaines, puisque les
intelligences s'y énervent, s'y dissipent ou s'y abrutissent. Et quels
sont aujourd'hui, au contraire, les hommes qui nous apparaissent
comme les dépositaires de la pensée et de l'éloquence dans notre pays,
([ui grandissent même sous notre regard? Ne sont-ce pas ceux qui
luttent contre cette domination, qui s'en font les glorieux rebelles, et
signalent chaque jour, avec l'indignation de l'honnêteté révoltée, les
progrès de l'envahissement révolutionnaire dans l'ordre politique,
<omme dans l'ordre moral, comme dans l'ordre littéraire?
L'intérêt profond et actuel de l'heure où nous vivons, c'est de savoir
DE LA DÉMOCRATIE EN LITTÉRATURE. 903
comment le vrai, le bien et le juste auront raison de cette conjuration
du sophisme, des idées perverses et des passions serviles, p;ir quelle
série de combats ces élémens, qui sont l'ame même de la civilisation,
retrouveront leur action naturelle et légitime au sein de la société pour
la vivifier. Ce sont là les véritables opprimés de l'esprit révolution-
naire. Us ont été vaincus en février surtout; ils l'ont été bien avant.
Us ont été vaincus le jour où, par une pente insensible, la certitude et
la foi morale, l'idée du respect, le sentiment élevé et simple du devoir
et même ce culte du beau, charme ineffable et sévère des natures d'é-
lite, ont commencé de s'effacer devant je ne sais quel idéal amoindri,
je ne sais quels stimulans grossiers, je ne sais quelle interprétation
matérialiste de la vie humaine, enseignant à l'homme qu'il n'a que
des droits, préconisant la divinité du bien-être et la légitimité du suc-
cès. Et qu'on suive maintenant cette altération des notions supérieures,
ce désastre des vérités sociales dans leurs conséquences positives, pal-
pables, contemporaines. Ah! je voudrais qu'il se trouvât un de Maistre
pour rudoyer un peu les optimismes de toutes les nuances et de toutes
les sectes, pour gourmander les infatuations de notre temps en les ra-
menant impérieusement à la réalité qui nous opprime. A ceux qui
disent : Nous élevons l'édifice des destinées nouvelles ! la réalité répond
par l'accumulation des ruines; à ceux qui disent : Nous poursuivons
le bonheur, nous aspirons à son règne! elle répond par la misère, par
la tristesse qui envahit les âmes, par une sorte d'abâtardissement même
dans ce qui nous reste de jouissances; à ceux qui disent : Nous éman-
cipons l'esprit humain, nous lui rendons le sceptre, nous le mettons
en possession de la puissance ! elle répond par l'appauvrissement du
génie intellectuel, par le morcellement des facultés littéraires, par la
dépression intérieure du talent. Extrême et douloureuse situation pour
des hommes que celle où ils se sentent ainsi frappés dans tout ce qui
les fait vivre, dans leur foi sociale ébranlée, dans leurs intérêts qui
n'ont plus de sauvegarde, dans leur pensée obscurcie qui ne sait plus
où les conduire, dans leur imagination qui ne peut plus même arriver
à les charmer, et qui s'amuse à les corrompre!
Quel est, en littérature, ce mal inconnu qui se traduit chez le plus
grand nombre en dépravations, en inconsistance, en frivolité ambi-
tieuse, en spéculations éhontées, qui s'insinue parfois jusque dans les
meilleurs esprits et les abaisse, et dont la trace se laisse apercevoir
dans les applications les plus sérieuses de la pensée? C'est une ques-
tion d'un ardent intérêt, soulevée dans un livre récent de M. Philarete
Chasles. Les Études sur les hommes et les mœurs au xix" stecle sont une
vive analyse des tendances contemporaines. L'auteur y jette un coup
d'œil scrutateur sur les mille nuances intellectuelles et morales de son
siècle. Observateur singulier, qui, comme dernier trait caractéristique,
n'est point sans porter lui-même l'empreinte de quelques-unes de ces
0«)i REVL'E DES DELX 3I0NDES.
inftuencea qu'il décrit , et sans laisser apparaître quekiues-uns de ces
faibles pour lesquels il a une ironie qui ne porte pas toujours où il
voudrait, et qui s'égare quelquefois ailleurs qu'il ne pense! Le mérite
de M. Chastes, c'est de travailler à mettre à nu les origines de ce mal
mystérieux dont je signalais l'existence dans la littérature, et qui s'est
révélé sous tant d'aspects ditï'érens. Les uns l'ont nommé l'industria-
lisme; d'autres y ont vu surtout l'ardeur brutale du scepticisme mo-
ral; chaque difformité, chaque déviation a été observée. L'ensemble de
ces vices littéraires contemporains ne s'éclaire-t-il point aujourd'hui,
à vos yeux, d'un nouveau jour"? n'y reconnaissez-vous pas les faces
diverses d'un mal unique, plus profondément inhérent à la condition
générale de notre temps : le despotisme dissolvant et corrupteur d'une
fausse idée démocratique?
La démocratie est la loi invincible du xix^ siècle, dit-on; elle pé-
nètre notre société par tous ses pores, elle triomphe même des bar-
rières qu'on lui oppose. Soit : le fait frappe assez tous les regards. Il
est seulement à craindre qu'elle ne triomphe avant de posséder cette
règle idéale, ce frein puissant, cette pensée supérieure destinée à fé-
conder son action. La démocratie elle-même le sent bien lorsqu'elle se
met à la recherche d'un ressort nouveau, d'un idéal nouveau qu'elle
ne peut trouver, et, en attendant, ce qui apparaît d'elle, comme à
l'éclair d'une lumière lugubre, c'est une passion furieuse et aveugle
de nivellement, une énergie effrayante et malheureusement victo-
rieuse de dissolution; elle abaisse et elle décompose; elle déploie la
force destructive d'un élément révolutionnaire, et rien de plus. Mesurez
son action dans la politique : elle a fait voler en poussière les méthodes
éprouvées, les combinaisons de la maturité humaine, elle a dissous les
idées et les traditions, et de cette poussière des traditions et des grandes
idées politiques, vous voyez ce qui naît : la réhabilitation du vice et
de la passion famélique, la haine distillée en doctrine, la théorie de
l'anarchie, la déprédation et la promiscuité érigées en système, — tout
ce qui a fait frémir et reculer l'humanité, en se levant devant elle
comme une vision sinistre dans ses heures de crise! Observez les mœurs
à leur tour : là aussi, ne sentez- vous point vi\re et agir la même fu-
reur inexorable de décomposition? La démocratie a dissous les mœurs,
à proprement parler, par la puissance de l'envie et de la jalousie qu'elle
a fait germer entre les hommes, entre les classes, en énervant l'esprit
de famille au profit de je ne sais quel sentiment d'une communauté
supérieure, de même qu'elle émousse et éteint l'espiit national au
profit de je ne sais quel cosmopolitisme humanitaire. En jetant
cette confusion funeste dans les mœurs, sait-on ce qu'elle a détruit?
Elle a détruit la base même où s'appuient les caractères, le milieu
où ils se forment, où ils se retrempent sans cesse et où ils peu-
vent contracter quelque originalité et quel(|ue grandeur. Il est resté
DE LA DÉMOCRATIE EN LITTÉRATLRE. 905
cette vie contemporaine sans profondeur et sans fixité, assenie au fait,
brisée et dispersée au vent des surexcitations quotidiennes; théâtre
mobile où se promènent des fantômes, où s'agitent de quasi-hommes
publics, de quasi-orateurs, de quasi-tribuns, occupés à envelopper la
société, désarmée et surprise, dans les réseaux de leurs habiletés frau-
duleuses! Et, dans le domaine intellectuel, quelle condition inévitable
et impossible la démocratie a-t-elle faite à la pensée littéraire î Celle
de vivre sans la spontanéité individuelle, qui périt dans la déification
absolue du nombre, sans la conscience, cette portion morale de
l'homme, opprimée et étouffée sous la domination énervante d'un ma-
térialisme qui éteint une à une toutes les inclinations supérieures, sans
le goût, cette vertu délicate de l'esprit, qui subit la dépression com-
mune et disparaît dans le naufrage de toutes les distinctions î Là,
comme dans la politique, comme dans les mœurs, si vous jugez de
haut, vous verrez l'esprit de démocratie, par une action incessante,
souvent furtive et inavouée, briser les liens de la discipline intellec-
tuelle, émanciper les ambitions illégitimes, affaiblir l'autorité de
l'idéal, scinder les facultés humaines, isoler l'imagination de la con-
science, dissoudre, en un mot, dans leur source même, l'inspiration
et la moralité littéraires, et préparer ce régime sans nom de vulgarités
ou d'excès, de violences et de défections, dont nous sommes les té-
moins attristés. Cherchez bien, calculez et pesez toutes les causes qui
expliquent à vos yeux l'affaissement contemporain ; il n'en est point
qui ne se rattache à celle-ci : le développement inintelligent et brutal^
dans les idées comme dans les faits, d'une fausse notion de démo-
cratie. C'est la raison d'être de cet esprit d'impuissance et d'avorte-
ment qui plane tristement sur notre époque. Comprenez-vous main-
tenant comment il se fait que ce mouvement de février, dernière et
gigantesque explosion de l'instinct démocratique livré à lui-même,
n'ait produit ni une grande idée, ni un caractère éminent, ni une
œuvre littéraire digne d'être remarquée; pourquoi il n'a donné le jour
qu'à des destructeurs, des sophistes et des incapables, sans doute pour
vérifier le mot rajeuni par M. Proudhon : « Les bêtes elles-mêmes ont
parlé; » pourquoi aussi, dans les lettres, il n'a fait naître rien de saillant,
rien de victorieux, et est réduit encore aujourd'hui à trouver sa plus
fidèle expression dans des œuvres telles que le livre nouveau de M. Sue :
— les Mystères du Peuple, —où je ne sais ce qui est le plus absent, de
l'originalité, de la droiture morale ou du goût!
Serrons de plus près, si l'on veut, ces symptômes intellectuels de
notre temps, en les rapprochant de leur source. Que résulte-t-il, en
effet, pour la littérature, de ces conditions nouvelles issues d'une mal-
faisante idée démocratique? La première conséquence visible, c'est
que l'instinct du beau, la passion du vrai, le respect des choses sacrées
906 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'esprit, ne dominent plus et ne fécondent plus la vie intellectuelle.
La pensée et l'imagination cessent d'avoir la conscience de leur but
idéal et de leur moralité, et n'ont plus en vue, comme par le passé,
d'éclairer les hommes et de les élever en les charmant. Elles se ré-
duisent à ce rôle méprisable de flatter, d'entretenir ou de surexciter
tout ce qu'une série de révolutions ont pu éveiller d'instincts avilis,
de curiosités versatiles et de fantaisies irritées; elles se font les com-
plaisantes et lâches auxiliaires de cette fièvre de jouissances et de con-
naissances superficielles qu'on veut bien appeler, je ne sais par quelle
ironie, un des signes de notre grandeur, et qui n'est qu'une des faces
de la corruption de l'intelligence moderne. N'avez-vous point vu, sous
vos yeux, l'inspiration et la science s'amoindrir et se morceler dans
mille applications équivoques, dans mille manifestations sans puis-
sance et sans durée? Et peu à peu , dans cet entraînement universel,
les qualités viriles de l'esprit se dégradent, la force intellectuelle s'é-
nerve, le niveau général des idées et de l'art s'abaisse jusqu'à un degré
où toutes les notions se mêlent et se confondent, où il ne reste qu'un
mobile et une mesure à tous les efforts, — le succès, et où se dévoile
comme un pandémonium vivant de toutes les impuissances, de toutes
les médiocrités, de tous les corrupteurs et les trafiquans vulgaires de
la pensée. C'est le demi-talent enivré de lui-même, qui cherche l'ori-
ginalité et aboutit souvent au cynisme et à la barbarie raffinée du lan-
gage en se proclamant l'enfant de la fantaisie; c'est celui qui épie le
vent des caprices populaires, qui a toujours une œuvre prête sur le
sujet qui devient actuel, et prétend, sur toute chose, à la priorité; c'est
celui qui parle de tout et de rien, — espèce assez commune de nos
jours; — celui qui fera de la philosophie, si vous y tenez, de l'histoire,
s'il le faut, de la politique, si vous l'aimez mieux, mettra même en
roman nos révolutions, pour peu qu'on l'en sollicite, et concourra à
toutes les encyclopédies, à tous les dictionnaires, à tous les almanachs
qu'il plaira à une spéculation fiévreuse d'imaginer. La médiocrité ap-
paraît sous mille formes, sous mille aspects, envahissant le domaine
avili de la pensée, croyant à sa légitimité, à son droit de vivre littérai-
l'ement, prenant ses vices mêmes pour des titres à la gloire, et laissant
sur tout ce qu'elle touche sa triste et vulgaire empreinte. C'est un phé-
nomène sensible dans notre époque : plus nous avançons, plus il est
vrai que la vie littéraire perd de ses conditions de travail, d'élévation
et de moralité, plus il est certaines qualités intellectuelles qui pâlissent
et s'efl'acent, — le goût, le bon sens, la simplicité vigoureuse, la rec-
titude de l'inspiration, l'éclat d'un sentiment pur, l'honnêteté et la
grâce féconde de l'imagination! Et, tandis que le véritable esprit litté-
raire se dissout dans cette atmosphère, comme une fleur dans un air
malsain, vous voyez grandir un autre esprit, plein des vices des déca-
DE LA DÊMOCUATIE EN LiTlÉHATLUE. 007
dences, qui contracte le goût dépravé et frivole, l'amour des corrup-
tions secrètes, le culte du faux éclat, l'impuissance d'un tact énioussé
et l'étourderie dans la confusion. Cet esprit a son armée, je l'ai dit,
dans cette masse de la médiocrité, jetée en conquérante par l'instinct
de démocratie dans l'enceinte démantelée de l'intelligence, et il a
aussi ses héros, que j'appellerai les Catilina de l'imagination. Pourquoi
ne le dirait-on pas hardiment de ceux qui ouhlient si aisément par-
fois leur quahté d'écrivains, et ne s'en souviennent que pour s'éditer
eux-mêmes et tenter le public par l'amorce de leur vieille renommée?
Il n'est rien de plus douloureux peut-être, pour un esprit juste et
sincère, que de voir cette triste et fatale loi de décadence trouver
son application dans une de ces intelligences qu'on s'était accou-
tumé à invoquer comme une vivante image de la poésie, de sentir
se briser une de ces admirations qui vous relèvent vous-même.
N'est-ce point un sentiment de ce genre que fait naître M. de Lamar-
tine, quand on mesure les ravages faits dans cette ame par le souffle
de tous les scepticismes et de toutes les malfaisantes influences con-
temporaines, quand on calcule la distance qu'il y a entre le Lac ou le
Crucifix et les Confidences ou Raphaël? N'êtes- vous point frappé, chez
l'auteur de la Chute d'un Ange, de cette simultanéité d'abaissement du
tact moral et du tact littéraire, dont ses derniers ouvrages, fruits d'une
imagination épuisée et qui se surexcite elle-même, sont le vivant té-
moignage? L'inspiration morale et le talent marchent du même pas
dans cette voie de dégradation, et l'auteur en vient à penser, à sentir
et à parler comme un héros de décadence. Non certes, ce n'est plus
l'admiration qu'inspire aujourd'hui M. de Lamartine; ce n'est point la
haine non plus, qu'il en soit sûr; c'est une impression d'une autre
nature qu'il éveille, une impression que je ne qualifierai point et dont
on ne peut se défendre en voyant cette intelligence naufragée réunir
tous les dieux dans le panthéisme grossier de ses appréciations liisto-
riques et philosophiques, — le dieu de son enfance et les dieux infimes
de la démagogie, — et faire d'elle-même le sanctuaire banal de toutes
les contradictions, de toutes les adorations et de toutes les sensualités.
C'est avec une sorte de candeur de cynisme que l'auteur des Confi-
dences et de RaphaJel s'obstine à dissiper les illusions que nous avions
pu nous faire et à nous dévoiler d'impurs amollissemens, de précoces
corruptions, de malsaines inquiétudes dans ce lointain où nous n'aper-
cevions que l'amant de l'idéal, le chantre des nobles mystère du cœur.
N'éprouvez-vous pas comme un serrement, en voyant ce poète, qui
fut aimé de tous, s'enivrer aujourd'hui d'une phraséologie mystiqu.i
et sensuelle qui ne laisse rien à profaner dans ses descriptions, — rien,
pas même l'heure d'amour à laquelle il doit la lumière, - ou s'amuser
à faire revivre ce triste et transparent héros, — Raphaël,— qui ne sait
908 REVUE DES DEUX MONDES.
que déserter les devoirs sévères de la vie et accepte les derniers sacri-
fices de sa famille appauvrie, afin de pouvoir aller s'imbiber d'amour
et se perdre en oisives contemplations aux pieds d'une femme athée
qui ne demanderait pas mieux que d'apaiser ses désirs, mais qui est
retenue par une ordonnance de médecin? Une ordonnance de médecin!
n'admirez-vous pas la forme idéale que revêt, sous la main de l'auteur,
le sentiment de la fidélité et du devoir? J'ignore si M. de Lamartine a
voulu nous faire aimer Raphaël : il nous le fait connaître du moins,
au prix de nos chimères de jeunesse; et dans ce jeune homme, qui se
résigne à vendre le dernier diamant de sa mère pour savourer quel-
ques jours de plus une égoïste volupté, n'y a-t-il pas le germe de celui
qui, sur une autre scène, peut déchaîner une révolution pour y briller
et avoir le droit ensuite d'écrire ses commentaires, de parler de lui
comme César? Raphaël peut bien, après cela, s'avouer à lui-même qu'il
eût pu être indifféremment Démosthène ou Caton, Tasse ou Mozart;
il ne fait que mettre à nu une autre des misères de notre temps, où,
par une coïncidence qui n'a rien d'étrange au fond, la corruption de
l'intelligence se combine avec la recrudescence de l'orgueil individuel :
de l'orgueil! je me trompe encore; ce n'est point même de l'orgueil,
c'est une vanité puérile et maladive qui se caresse et s'exalte elle-même.
Plus l'idéal des choses pâlit à nos yeux et s'abaisse, plus ce sentiment
inférieur s'agite et se dresse comme un venimeux reptile. L'indivi-
dualisme se couronne même de ses infirmités, la personnalité se fait
jour avec un fiévreux emportement, la préoccupation de soi-même sert
d'inspiration; l'écrivain monte sur son trépied sans flamme pour vous
entretenir de ses ambitions, de ses puérilités et de ses trafics : heureux
encore quand il ne vous met pas dans la confidence de la manière dont
il a dépecé quelques morceaux de son cœur pour préserver quelques
morceaux de ses terres! Voilà un des traits de l'abaissement du niveau
moral et intellectuel! Voilà la contagion qui a gagné M. de Lamartine
et qu'il propage aujourd'hui!
Et, hier encore, n'aviez-vous pas sous les yeux, dans M. Hugo, une
autre des personnifications les plus naïves de ce faux esprit littéraire,
adorateur de lui-même, prétentieusement puéril et acharné au succès,
qui mutile les élémens humains et les combine, non dans la mesure
. de la vérité, mais dans la mesure de ses caprices et de ses calculs? Les
doctrines de M. Hugo, sur ces crises qui effraient le monde, sont pour
vous une énigme peut-être; c'est que vous y cherchez quelque chose
de politique et de profond, et ce ne sont vraiment que des doctrines
littéraires qui jettent leur dernier venin. Ne vous souvenez-vous plus
de l'idée singulière de M. Hugo, que le poète est hbre, qu'il peut croire
« en Dieu ou aux dieux, à Pluton ou à Satan.... ou à rien? » Oubhez-
vous que l'auteur à'Angelo se crée, pour son usage, une société mode-
DE LA DÉMOCRATIK EN LITTÉRATURE. 909
lée sur ses drames, qu'il dispose d'une vérité historique, d'une vérité
sociale qui consiste à mettre en opposition l'iiéroïsme et le génie des
bouffons et des laquais et la dégradation des royautés et des noblesses,
à faire triompher la vertu des courtisanes des vices des honnêtes
femmes? L'antithèse s'use pourtant; on la siffle au théâtre, et il faut
bien la rajeunir : de là cette impatience fébrile à se jeter sur cette
source immense et douloureuse d'antithèses, la misère! de là ces dé-
clamations symétriques où. vous voyez apparaître l'esprit clérical et
l'esprit de progrès personnifiés et vivans comme des héros de mélo-
drame. Il y a pour ce faux esprit littéraire un besoin inhérent à sa
nature même : c'est le besoin de paraître, de se draper dans ses méta-
phores, d'assembler les passans, de tenter sans cesse la popularité et
de primer sur tout. Il est donc bien difficile de rester, à son poste, le
simple et fidèle soldat du bon sens, de la vérité, de la justice sociale;
il y a donc des perspectives bien enivrantes dans le voisinage des ar-
mées qui n'ont point de chefs! Olympio se lassait de n'être que Shak-
speare ou Molière, il veut être Mirabeau, à moins que les lauriers de
M. de Lamartine ne l'empêchent de dormir, et il s'essouffle à pour-
suivre l'éloquence des tribuns; il médite ses sarcasmes, il discipline ses
phrases comme des soldats peints en rouge sur un damier, il calcule
ses saillies, il allume à froid ses colères, et, pour prix, il a la chance
de voir ses discours propagés avec les almanachs démocratiques, les
chansons de M. Nadaud et la prose de M. Joigneaux. N'y pourrait-on pas
joindre aussi Lucrèce Borgia et Angelo, pour édifier la moralité po-
pulaire? Les ambitions d'Olympio, au reste, lui réussissent si bien et
fécondent si heureusement son génie, qu'il en arrive, de succès en suc-
cès, à ramasser, dans ce qu'on a justement et spirituellement nommé
« des mélodrames de tribune, » les petites incrédulités du libéralisme
de 1820. Olympio est converti à Voltaire, qu'il appelait autrefois un
singe de génie, et il a aujourd'hui, — qui le croirait? — les hardiesses
du Dictionnaire philosophique! — S'il faut parler sérieusement. Vol-
taire du moins, quand il lançait ses injustices, quand il déployait cette
verve injurieuse et funeste qui n'a rien épargné, avait en face de lui
un clergé en possession des honneurs, des dignités et des richesses; il
pariait avant 93, avant l'heure sanglante des épreuves, et nulle ombre
ministre ne se projetait sur son sarcasme. Je crois rendre plus de jus-
tice à l'auteur de l'Essai sur les Mœurs que M. Hugo, qui l'imite en le
diffamant; je crois rendre plus de justice à cet incomparable esprit en
me figurant qu'il eût renié, avec cet instinct du courage qui ne s'a-
charne point aux vaincus, avec cet instinct supérieur du talent qui
méprise les déclamations usées, cette postérité bâtarde, occupée depuis
soixante ans à exprimer de ses livres tout ce qu'il y a d'humeurs agres-
sives, de caprices injurieux et de vivacités émoussées. Peut-être même
010 REVUE DES DEUX MONDES.
son ironie eùt-elle changé de but : il n'eût point manqué surtout, j'inia-
ij:ine, d'étincelans sarcasmes pour livrer à la risée publique ces esprits
ambitieux et faux, saturés de fictions corrosives, qui traînent sur tous
les théâtres l'orgueil de leurs sophismes vieillis et de leurs chimères;
—fatalistes honteux qui parlent hypocritement de Dieu et de la liberté,
grands apôtres de morale universelle qui purifient de leur souffle l'a-
dultère et l'inceste et poétisent les courtisanes, grands prétendans au
style qui en viennent à recueillir dans les polémiques obscures ces lam-
beaux de phrases souillées sur le parti prêtre, sur les mystères du con-
fessionnal, ou l'ombre des soutanes !
Un trait commun à ces talens faussés, qui abondent par malheur
dans notre temps, c'est que la puissance des catastrophes ne parvient
ni à les éclairer, ni à les émouvoir, ni à troubler un instant cette su-
prême satisfaction d'eux-mêmes où ils vivent. Ils sont aujourd'hui ce
qu'ils étaient hier, les hardis et malfaisans spéculateurs de l'imagina-
tion. Ils se drapent glorieusement dans leurs haillons déteints , et ils
semblent ne se point douter de tous les outrages qu'ils infligent au
sentiment moral aussi bien qu'au sentiment littéraire. Us jouent avec
nos malheurs comme avec lesélémens d'un roman ou d'un drame, ils
triomphent même des ruines. Qu'importe à M. Dumas, l'un des héros
(le cette vie aventurière de l'esprit, que tout chancelle autour de lui?
11 proclamera , dans une préface, la souveraineté de l'art , personnifiée
en lui sans doute, au-dessus de tous les écroulemens contemporains;
il tournera la roue de cette machine à production d'oii sont sortis mille
plagiats, mille compilations, mille récits sans génie, et d'où s'échappe
encore aujourd'hui le Collier de la Heine, qui s'arrête modestement au
vingt-cinquième volume; ou bien il rédigera un journal pour raconter
dans le style de Monte-Cristo et des Filles, Lorettes et Courtisanes, les
révolutions de la Hongrie et les malheurs de Venise. M. Dumas a un
mérite original et rare : il trouve moyeu de révéler des côtés bouffons
et grotesques dans les désastres de l'intelligence littéraire. On oublie
presque qu'on vit dans un monde sérieux , en voyant l'auteur des Trois
Mousquetaires promener sa candidature universelle aux dignités poli-
tiques des Pyrénées au Rhin , de France au-delà des mers, et semer
dans les journaux ces lettres, précieuses de ridicule, où il dit leur fait
aux hommes d'état , — pauvres hommes d'état qui ont le tort de ne
point goûter la saveur généreuse des viols d'Antony, des accouchemens
clandestins d'Angèle et même des mystiques hystéries du Comte Her-
mann, cette révélation prophétique de l'art rajeuni ! Pourquoi ne point
le dire en effet? M. Dumas aspire à une gloire nouvelle, celle de ré-
générer l'art en le moralisant , en le spiritualisant , ainsi qu'il l'affirme»
Et comment, je vous prie, travaille-t-il à cette régénération? En of-
frant comme l'effort sublime du devoir, comme le type de la moralité
DE LA DÉMOCRATIE EN LITTÉRATURE. 9îl
idéale, le dévouement d'un honnête mari qui se suicide pour rendre
la liberté à sa femme, qui aime un autre homme et est prête elle-même
à se suicider avec son amant. L'auteur est-il bien sûr, loin d'avoir,
corrigé le matérialisme d'Antony. comme il l'avance, d'avoir fait autre
chose que le compliquer d'un mysticisme prétentieux de sentiment et
de langage? N'est-ce point toujours l'idée de la passion primant le dcv
voir, qui s'élève ici à un degré d'incohérence étrange? dernier et cu-
rieux spécimen de cette vanité qui se débat dans la confusion morale
où elle s'enfonce, dans l'impuissance littéraire qu'elle s'est faite, et qui
rêve, elle aussi, les synthèses sociales où apparaissent Louis XVI, Ca-
gliostro, Mesmer, Charles X et Louis-Philippe, passant et se succédant
pour aboutir à la profonde et morale création du Comte Hermannî
C'est le malheur des lettres contemporaines d'avoir respiré cette cor-
ruption et de l'avoir communiquée à leur tour; c'est le malheur de
l'esprit littéraire réduit à cette déification vulgaire de lui-môme, dénué
de ce souffle moral qui fait sa vie et son élévation , de s'être trouvé
désarmé contre cette fatalité, qui, à mesure qu'elle lui ravit une res-
source, une grâce, une vertu, lui crie encore : Marche! marche! et le
pousse chaque jour à quelque sacrifice nouveau, à quelque profanation
nouvelle. Et observez comme il y a une sorte de logique inexorable
dans cette mutilation exercée par l'esprit littéraire sur lui-même ,
comme les effets désastreux en jaillissent un à un ! Quand on est hors
des voies fécondes et sévères de l'art , où est le terme , où est le degré
dans le morcellement ou dans la licence après lequel on pourra dire :
Assez? — L'excès devient le refuge du talent de peu de foi; l'ol^servution,
émoussée et inhabile à ressaisir les vraies nuances de l'ame humaine,
la gradation naturelle des sentimens, se jette à la poursuite d'un autre
élément de succès, ramasse tout ce qui s'offre à elle de voluptés gro&-
sières à peindre, d'entraînemens effrénés à reproduire; elle contrach'
le goût des impuretés et des souillures. Vous avez ce que vous donne
aujourd'hui M. Sue, — les Mystères du Peuple, — l'idéalisation, si l'on
peut se servir de ce mot , de tout ce qui se cache de folies révolution-
naires sous le nom de socialisme! Vous avez la haine, l'envie, la
diiîamation à l'état brut et grossier. Je donne surtout cette œuvre mé-
prisable comme le résumé de tous les excès et de tous les abaissemens
de ce genre de littérature. Qu'est-ce donc que ce livre, imagé, orné de
citations de chants bretons, de passages de M. Thierry ou de M. Guizot.
qui «émeut, étonne, épouvante, » comme dit l'affiche, et est destiné à
opérer « la réconciliation du peuple et de la bourgeoisie? » Écartez
cette tactique mielleuse et venimeuse d'une prétendue identification de
la bourgeoisie et du peuple par le socialisme, — fantaisie que M. Sue
n'a point imaginée, qu'il a reçue des mains d'un maître en ces sortes
d'inventions; —le sens des Mystères du Peuple n'est point une énigme :
912 REVUE DES DELX MONDES.
c'est toujours la pensée de la division de la société en deux classes irré-
conciliables que l'auteur appelle, selon l'habitude, les opprimés et les
oppresseurs; les mots importent peu; — c'est la traduction un peu moins
franche de cette terrible parole recueillie dans les manuscrits de Ro-
bespierre : « Quand l'intérêt des riches sera-t-il confondu avec celui du
peuple? — Jamais! » Le livre de M. Suc n'a point d'autre sens que de
reproduire cet antagonisme, de lui donner l'intérêt de la fiction roma-
nesque; il en fait la démonstration vivante aux passions contemporaines,
dans le passé comme dans le présent; il donne la force des traditions
pour appui aux ressentimens modernes, et enracine en quelque sorte
la haine dans le sol historique, et Dieu sait quelle image de l'histoire
souillée et envenimée se dégage des mains de l'auteur! M. Sue ne re-
monte pas bien haut, en vérité; il ne remonte qu'aux Francs et aux
Gaulois, à Brennus et au druidisme qu'il restaure, sans doute pour op-
poser la religion des vaincus à la religion des oppresseurs. L'un des héros
des Mystères du Peuple professe le druidisme en efl'et, et appelle ses en-
fans Sacrovir et Velléda. Pourquoi, étant en si bon chemin, l'auteur ne
remonte-t-il pas, sur les traces de M. Proudhon, jusqu'à Gain, le pre-
mier des propriétaires, et Abel, le premier des prolétaires? Cet anta-
gonisme traditionnel, toujours vivant au dire de M. Sue, a ses personni-
fications contemporaines dans les Mystères du Peuple, dont la fable s'ouvre
à la veille de février, à l'heure où va recommencer la lutte entre les
vaincus et les vainqueurs, et, on l'imagine, les vices et les vertus sont
assez inégalement partagés. Que vous dirai-je? les fils des Francs, ce
sont toujours les oppresseurs du peuple, dont la fortune a pour source
la rapine, qui ont trempé dans tous les crimes de lèse-humanité et
dans toutes les débauches. C'est un comte de Plouernel, colonel de dra-
gons, qui vit avec les courtisanes, qui trouverait assez de son goût de
déshonorer une jeune fille, et se console de n'être point marié en son-
geant qu'il doit bien exister quelque bâtard de son fait pour continuer
son nom : soudard, du reste, dont le sabre est au service de toutes les
tyrannies. C'est encore un cardinal de Plouernel, selon l'imagination
de M. Sue, — grand admirateur des jolies jambes de la maîtresse de son
neveu, et grand politique aussi, qui raisonne le colonel et lui enseigne
ce que c'est que le peuple : « Enchaînée à la glèbe, isolée et abrutie, l'en-
geance est plus domptable, dit-il; c'esî là qu'il faut tendre et arriver. »
Je ne vous priverai pas assurément du dernier mot de cette politique des
Francs telle que M. Sue la dévoile à ses lecteurs : « ... Cours prévôtales,
rappels des crimes de sacrilège et de lèse-majesté depuis 1830, jugement
et exécution dans les vingt-quatre heures, afin d'écraser dans leur venin
tous les révolu tionnaires, tous les impies. . . , une terreur, une Saint-Bar-
thélémy s'il le faut : la France n'en mourra pas; au contraire, elle crève
de pléthore, elle a besoin d'être saignée à blanc de temps à autre... »
DE LA DÉMOCUATIt: EN LITTÉUATl IIK . 913
Ceux qui sont aussi les Francs, ce sont « les ducs de l'hypothèque, les
marquis de l'usure, les comtes de l'agio, » que M. Sue n'oublie pas dans
ses peintures. Les fils des Gaulois , ce sont les opprimés , les serfs , les
prolétaires, qui portent le poids de toutes les exactions et gardent l'im-
mortelle rancune de la spoliation franque; ce sont tous les génies, les
vertus et les héroïsmes auxquels M. Sue donne pour théâtres les clubs,
les barricades et les sociétés secrètes. C'est Marik Lebrenn, le héros de
la « réconciliation de la bourgeoisie et du peuple, » le marchand qui
prend pour enseigne : A l'épçe de Brennus! qui aune de la toile le jour,
préside le soir les sections des sociétés secrètes , et a des niomens de
lyrisme sur l'organisation du travail, la démocratisation du capital,
l'immoralité de la concurrence et la tyrannie des « hauts barons du
coffre-fort. » C'est George Duchêne, le sous-officier retiré et méconnu,
soldat des conspirations occultes encore, type de vertu et de stoïcisme
populaire, dont la fiancée a été jetée par le chômage à la prostitution,
et qui fait un cours d'histoire prolétaire sur les rois, les grands et leur
allié le clergé, sur cette coalition éternelle cimentée par la haine du
peuple, des Gaulois. J'oubliais un personnage, c'est cette « bonne
vieille petite mère l'insurrection , » ainsi que l'appelle M. Sue. Com-
ment l'oublier? c'est la moralité qui plane sur l'œuvre; elle est au
frontispice, elle se dégage de toutes les lignes, elle suinte à travers la
trame grossière de cette invention repoussante : mélange hideux de cy-
nisme, de venin, de perfidie, d'ignorance calculée et de corruption
systématique ! Et quel est l'écrivain qui remplit ses pages de ces falsi-
fications de la vérité, de la moralité humaine, de ces appels venimeux
adressés à tout ce qui fermente de rancunes obscures , de haines fu-
rieuses, d'instincts inassouvis, et qui vient aujourd'hui, sous nos yeux,
se faire l'un des héros du socialisme? Ayez un peu de mémoire! C'est
celui qui , lorsque le vent soufflait ailleurs, se faisait un autre bagage
pour arriver au succès. C'est l'écrivain de la Vigie de Koat-Ven qui
voyait dans la chute de « l'antique croyance monarchique et religieuse »
et dans la disparition des inégalités sociales la source de tous nos mal-
heurs, qui professait un assez aristocratique dédain pour le « philoso-
phisme » et « le parti libéral et progressif, » pour les petits bourgeois
besoigneux, pour les rogneurs de budget et pour le paradoxe « de l'é-
galité et de la souveraineté, » en vertu duquel tous peuvent prétendre
atout. C'est le démocrate assez dissimulé, on en conviendra, qui écri-
vait ces propres paroles : « Ceux qui méritent l'exécration..., ce ne sont
pas ceux qui se battent..., mais ces habiles qui, pour parvenir au pou-
voir et se le partager, ont dit un jour au peuple : Tu es souverain !...
Ce sont les fous et les méchans qui, avec quelques mots vides et retentis-
sans, \e progrès, les lumières et la régénération, ont jeté en France et en
Europe les germes de la plus épouvantable anarchie! » et l'auteur des
TOME y. ''
914 REVUE DES DEUX MONDES.
Mystères du Peuple appelait cela « la plus inébranlable conviction. » Ah!
si le peuple, en eflet, — non celui des manifestations , des processions
patriotiques et des clubs souterrains, mais ce pur et vrai peuple qu'on
caresse, qu'on entoure, qu'on sollicite pour en obtenir, qui la popula-
rité, qui des emplois, qui des souscriptions; — si ce peuple, dis-je,
éclairé sur vos variations et vos mobiles, pouvait parler dans la liberté,
dans la franchise de sa conscience et de son bon sens, comme il vous
jetterait d'un accent fier et résolu ce mot sorti d'entre vos rangs: A bas
les masques ! Et comme il vous dirait aussi : Vous êtes des écrivains,
et vous savez sans doute ce que c'est qu'écrire, ce que c'est que votre
art dont je sens la grandeur sans en pénétrer les lois. Ce que je vous
demande, ce n'est point de trahir et d'abaisser cet art , de faire de lui
le complice de mes faiblesses et de mes passions, comme les marchands
de liqueurs fortes spéculent sur les premiers éblouissemens de mon
ivresse, ce n'est point de vous faire un esprit et un langage avilis : ce que
je vous demande, c'est de me respecter un peu plus et de m'adorer
moins; c'est de me procurer quelques conuaissances saines , de m'of-
frir des images qui me rendent meilleur en me conduisant à l'élévation
de l'intelligence, à la paix du cœur, au sentiment de la justice ! Dans
vos livres, destinés, comme vous dites, « à mes ateliers, à mes fabri-
ques, à mes chantiers, » je ne vois que la suspicion jetée sur Dieu et
les hommes, je ne vois que la haine suer à chaque page. J'ai l'instinct
du mépris secret que vous avez de moi en voyant les travestissemens
que vous prenez pour poursuivre vos bonnes fortunes auprès de ma
simplicité surprise. »
La corruption du goût, dont les Mystères du Peuple sont le plus bru-
tal témoignage, n'est point sans doute un phénomène inconnu et sur-
prenant dans la tradition littéraire; elle a su revêtir plus d'un masque
et trouver plus d'une issue. Le xvn^ siècle a eu ses corrupteurs, qui at-
teignirent même au succès, mais n'empêchèrent pas le Cid, Phèdre ou
le Misanthrope; le xvui^ siècle en a compté un plus grand nombre en-
core dans les hasards de sa vie audacieuse. Qu'un esprit de la trempe
de Rétif de la Bretonne envahisse le domaine de l'imagination, promène
une inspiration malsaine dans les régions honteuses, et se crée une lan-
gue digne de cette inspiration; que ce génie des lieux suspects, réduit
au cynisme par un sentiment superbe de son mérite, ainsi qu'il l'avoue
lui-même, élève au niveau de l'histoire l'odyssée grotesque de ses aven-
tures, et laisse tomber de ces paroles qui pourraient être inscrites au
frontispice de plus d'une œuvre contemporaine : « Lecteurs, je vous
livre mon moral pour subsister quelques jours, comme l'Anglais con-
damné vend son corps; » que cette intelligence naïvement dépravée ait,
elle aussi, son ambition réformatrice, et promulgue ses plans de réor-
ganisation sociale, — c'est une misère qui n'est point nouvelle. Ce qui
DE LA DÉMOCRATIE EN LITTÉRaTIRE. <J|;>
est plus nouveau peut-être et plus frappant, c'est que cet hébétement
cynique se transforme en idéal, cest que les habitudes de l'auteur des
Contemporaines s'étendent et se généralisent, et que ses inventions de-
viennent un type obsédant les imaginations, se reflétant dans cent
œuvres diverses; c'est que, en un mot, au fond de notre temps, vous
retrouviez, non comme une exception, mais comme une fatalité de nos
entraînemens, cette double altération du sens moral et du goiit dans
les lettres. — M. Hugo, de ce ton d'ironie légère où il est passé, maître
décidément après Voltaire, dressait ce qu'il appelait «l'état de services»
de l'esprit clérical : ne pourrait-on pas aussi dresser « l'état de ser-
vices » de cet esprit littéraire qui remplit notre époque de l'éclat de ses
caprices? Cet esprit n'a point créé, sans doute, une situation morale
d'où il est né, après tout; il en a fécondé les germes, il l'a aggravée et
y a ajouté ses propres vices. Voyez-le se déployer dans notre temps
sous toutes ses formes, — sous la forme de ces philosophies puériles et
creuses trempées dans les vapeurs d'un lyrisme bâtard, sous la forme
de ces falsifications passionnées de l'histoire, sous ces formes plus es-
sentiellement littéraires, combinées de manière à vous séduire, à vous
irriter, à vous vaincre en détail, à se glisser dans votre intérieur, dans
votre foyer, à votre chevet même! Sous toutes ces formes, il a altéré
les notions sacrées par le cynisme de ses peintures et de ses sophismes;
il a jeté dans les âmes la semence de ce scepticisme qui ne distingue
plus même entre le vrai et le faux, entre ce qui est beau et ce qui re-
pousse dans une œuvre littéraire, qui se partage yidifféremment entre
les voluptés acres, les sensations étranges et l'admiration de la vulga-
rité; il a énervé le goût général, efleminé les intelligences, saturé les
esprits de chimères : — sorte d'opium versé aux imaginations, qui laiss(;
l'engourdissement au sortir d'un sommeil enflammé ! Un éloquent ana-
thème était, dans ces derniers temps, jeté avec amertume à cette dé-
magogie politique dont le crime est de faire reculer la liberté et de
faire douter les peuples de ses bienfaits. La même haine vigoureuse
n'est-elle point due à cette démagogie littéraire, qui crée à l'esprit des
jouissances avilies et des goûts suspects, abaisse aux yeux des hommes
le prix et la signification de la pensée, livre le monde aux rêves ma-
ladifs des intelligences épuisées, et contribue, elle aussi, à faire naître
cette situation extrême que dépeignait récemment un écrivain étran-
ger, combattant la réduction des armées? « Ce sont les armes aujour-
d'hui , disait-il, qui mènent à la civilisation, ce sont les idées qui mè-
nent à la barbarie ! »
Et, comme tous les phénomènes se tiennent dans une époque, il ne
faut point être étonné d'avoir vu une autre tendance, corrélative de ce
déclin moral, envahir audacieusement les mœurs littéraires et y en-
tretenir mille caractères hideux; — c'est le développement d'un maté-
916 REVUE DES DEUX MONDES.
rialisme raffiné ou brutal aboutissant au règne de l'esprit d'industrie.
Supprimez les mobiles plus purs, — le respect de la pensée^ la fidélité
à la conscience, la notion du but élevé de l'art; — à mesure qu'ils dé-
clineront, ce triste et ardent mobile du gain, qui est le piège des talens
mal affermis dans leur foi et l'irrésistible appât de la médiocrité en-
vieuse et cupide, apparaîtra dans sa puissance nouvelle comme un
des plus actifs dissolvans du principe littéraire. La spéculation inté-
ressée se mêlera à l'imagination dans ses élans, se donnant à elle pour
mesure, la pliant aux plus fougueux de ses caprices. Vous avez vu le
mercantilisme littéraire dans ses beaux jours, écrivant sa glorieuse
histoire, faisant la confidence au public des mystères de la fabrication,
paraissant au prétoire, où, par malheur, nul Aristophane n'était caché
pour écouter et immortaliser cette bouffonnerie. Vous avez vu de plus
récens et de plus tristes exemples encore, — l'auteur des Méditations
lui-même ne sachant point se préserver d'une telle atteinte, envoyant
à domicile ses demandes de souscriptions, et s'annonçant, lui aussi,
comme prêt à courir la fortune des romans en seize volumes. Qu'est
devenu l'art, livré à cette autre influence, sans force pour lutter
contre cet ensemble de causes avilissantes? C'est devenu une indus-
trie dont on a subsisté, qu'on a exploitée, perfectionnée, qui a pu don-
ner à un homme une certaine surface commerciale, ainsi que le disait
autrefois l'auteur de la Comédie humaine. Confondu , par une invin-
cible assimilation, dans la foule des métiers vulgaires, l'art a participé
de leurs conditions, a contracté leurs préoccupations et leurs mœurs,
et a mis sa vie dans les mêmes moyens : — combinaisons économiques,
mutualités besoigncuses, agrégations factices, organisation d'une sorte
d'alimentation intellectuelle, d'une sorte d'exploitation réglée des ca-
prices publics! Que sont aujourd'hui les Mystères du Peuple, si ce
n'est une spéculation, audacieuse et habilement agencée, sur une fu-
reur populaire? L'esprit de démocratie, dans ses aberrations les plus
actuelles, a déteint plus qu'on ne pense sur ces mœurs littéraires. L'é-
crivain, lui aussi, a voulu un jour s'appeler un travailleur, et il s'est
propagé dans le monde idéal de la pensée cette idée matérialiste d'une
espèce de «droit au travail» littéraire analogue au droit à la vie poli-
tique, et au « droit au travail » industriel, revendiqué par toutce qui
s'élève de vocations flottantes, de velléités orgueilleuses et de suffi-
sances vulgaires. Que dis-je? l'association même n'a-t-elle point eu ses
prophètes de fantaisie, qui annonçaient, dans un langage lyrique, les
merveilles nouvelles près d'éclore de cette confusion, et rêvaient déjà
des œuvres gigantesques, des poèmes immenses comme les épopées in-
diennes, enfantés en commun par des légions de rapsodes enrôlés sous
une raison sociale? Crevez l'hyperbole, — vous trouverez les associations
avouées ou inavouées, publiques ou anonymes de M. Dumas. Quand
DE LA DÉMOCRATIE EN IITT/îRATIRE. 917
la conscience même des lois primitires et de la nature di^ i'art s'altère
quand l'originalité s'en va, c'est-à-dire ce qui différencie les hommes^
— ce qui fait, ainsi que le remarquait déjà La Bruyère de son temps!
que « Virgile fait seu/ l'Enéide, Tite-Live ses Décades, l'orateur romain
ses oraisons, » Dante sa Comédie. Cervantes Don Quichotte, Racine
Phèdre, Chateaubriand Mené, — pourquoi ne s'associerait-on pas in-
dustriellement au point de vue de la production, de l'olTre et de la de-
mande? Quand l'idée de la spontanéité indiyiduelle dans les arts périt
sous l'action incessante du sophisme démocratique, pourquoi ne se
produirait-il pas, pour y suppléer, d'autres combinaisons fondées sur
la force collective et le nombre? M. Chastes pénètre avec force dans
cette situation dont il sonde la profondeur en artiste peut-être plutôt
qu'en philosophe, en fantaisiste plutôt qu'en penseur; il analyse et dé-
crit cette vaste organisation de l'industrialisme littéraire , qui est une
des hideuses merveilles de ce temps, et dans ses peintures je vois sur-
tout un coupable: c'est l'écrivain qui ne se respecte pas, qui ne res-
pecte ni son esprit ni son nom.
Observez un moment chacun des traits nouveaux de ces mœurs lit-
téraires, chacune de ces déviations et de ces faiblesses, — un caractère
commun se dévoilera à vos yeux dans leur diversité. Ce sont les 'vices
de la démocratie transportés dans les lettres, les imprégnant de leur
venin et se résumant dans ces symptômes trop évidens et trop palpa-
bles : abolition de la forte et sincère originalité au sein d'une vaste
effervescence des imaginations, prédominance des suggestions vio-
lentes ou vulgaires sur les inspirations du goût , des ardeurs irréflé-
chies du succès sur la délicatesse morale, concurrence effrénée vers la
fortune, irruption bruyante de la médiocrité dans le domaine intel-
lectuel comme dans un pays livré à la conquête, transformation de
l'art en métier, assimilation de l'intelligence à une industrie dans ses
conditions, dans ses habitudes, jusque dans ces tentatives artificielles
d'association, d'organisation, qui ne font que passer le niveau sur
lame humaine; — immense et confus travail de nivellement, enfin,
où vous voyez les talens éminens périr de leurs secrètes blessures, les
I talens moyens eux-mêmes s'atfaisser encore, et les nullités seules triom-
pher, en s'arrangeant pour vivre de leur vie ambitieuse et vulgaire,
et en substituant par degré la douteuse juridiction de leur nombre à la
I juridiction de la science et de l'inspiration ! La démocratie a cru n'at-
I teindre que les supériorités aristocratiques, les immunités sociales;
elle a atteint plus que cela, elle a atteint dans leur source la supério-
rité morale, la supériorité intellectuelle : elle a détruit l'aristocratie de
l'esprit, l'idée de la distinction et de la hiérarchie dans les lettres. Le
génie littéraire n'échappe pas lui-même à cette singulière logique de
mutilation; il me paraît assez traité comme une excroissance féodale,
918 REVUE DES DEUX MONDES.
OU, mieux encore, comme le capital sur lequel le niveau démocratiqu
a bâte de passer. Tandis que les qualités les plus heureuses et les plu
profondes de l'art se dissipent ou s'égarent, ne sentez-\ous pas comm
une sorte d'impuissance ou du moins une incroyable difficulté de ra
jeunissement? Tandis que les grandes et souveraines intelligences s'ei
vont, s'ep élève-t-il de nouvelles pour recueillir et renouer leur tradi
tion? Aux talens qui fléchissent ou disparaissent, voyez-vous succéder d
nouveaux talens? Et de là naît cet inquiétant et douloureux problème
à mesure que la lumière intellectuelle semble se répandre, est-elle con
damnée à perdre de son intensité? Il y a aujourd'hui plus d'hommes qu
pensent peut-être ou qui ont toutes les apparences de la pensée : — l'in
telligence a-t-elle la même force, la même vigueur, le même élan? L
nombre de ceux qui participent à une certaine culture de l'esprit aug
mente sans doute : — le goût général conserve-t-il sa vivacité féconde
l'inspiration littéraire s'accroît-elle en proportion? Ce phénomène d
l'abaissement du niveau des esprits s'est révélé à plus d'une conscienci
contemporaine; M. Thiers le montrait récemment se cachant sous li
passion de la vulgarisation et des connaissances superficielles. Il étal
apparu à l'auteur du fragment sur l'Avenir du monde, qui voyait venir
comme une menace, un ordre nouveau, issu de cette fausse et dissol-
vante démocratie, où les facultés éminentes du génie devraient néces-
sairement mourir, où l'imagination et les arts iraient se perdre dans
les trous d'une « société ruche. » Merveilleux indices des prospérités fu
tures! singulière ébauche de l'humanité nouvelle qu'on nous prépart
en commençant par la mutiler dans ses élémens les plus généreux
par la priver de son génie et de son ame , par la dépouiller de ce qu
l'honore et la grandit !
Un des plus tristes caractères de cette défaillance du principe intel-
lectuel, ce n'est point peut-être l'excès d'impuissance qui s'y révèle ef
qui pourrait n'être que le fruit avili de circonstances passagères , une
surprise accidentelle de nos instincts trompés; c'est que ces symptômes
se produisent avec toute la rigueur d'une réalisation systématique. Ils
sont en germe dans nos doctrines sociales, dans nos philosophies scep-
tiques, qui ont bien soin d'envelopper leur poison de flatteries passion
nées, qui, sous cette pourpre équivoque des systèmes, n'offrent autre
chose à l'homme que la théorie de son propre abâtardissement. Écou
tez le sophisme le plus en faveur, celui qui a fait le plus de victimes
peut-être : il vous dira connnent le progrès réside justement dans cette
annihilation des facultés individuelles; il vous expliquera les mer-
veilles de la répartition égale de l'intelligence; il vous démontrera
comment l'humanité, mise en possession d'elle-même, arrivant par
degrés au niveau souhaité de vérité et de lumière, ne laisse plus même
de place à l'essor et à l'action des talens éminens; il vous révélera le se-
Il
DE LA DKMOCRATIE EN LITTÉRATURE. 919,
cret de cet avenir où toutes ces choses qu'on nomme le génie . l'élo-
quence, l'inspiration, sont des privilèges odieux et inutiles auxquels
suppléent suffisamment l'instruction primaire et l'enseignement des
droits du citoyen. C'est la philosophie de l'ignorance ajoutée à la phi-
losophie de la misère. — Admettez pourtant un moment cet étrange
idéal d'une sorte de loi agraire intellectuelle : en portant atteinte à ces
qualités heureuses et rares par lesquelles les esprits se distinguent,,
qui les soumettent les uns aux autres et qui sont les mystérieuses fa-
veurs de la nature, — changerez-vous aussi l'essence de cette nature
elle-même? l'enchaînerez-vous dans ses besoins incessans, dans ses
désirs toujours prêts à renaître? Est-ce que l'immobilité , le repos , —
même dans la conquête, — est la loi du développement humain, et y
a-t-il autre chose que des haltes passagères? L'homme voit bientôt se
rouvrir la série de ses efforts et de ses ardentes recherches de l'in-
connu. Telle est sa condition, qu'il se sent pris de dégoût parfois pour
ce qui, de loin, lui semblait le plus enviable et ce qui lui a coûté le plus
à obtenir, qu'il est forcé de se créer un but nouveau et de reprendre
sa marche interrompue. La grande aventure de l'humanité recom-
mence, et c'est là que se retrouve cette noble et heureuse nécessité des
supériorités morales et intellectuelles, de cet héroïsme idéal dont l'ima-
gination passionnée de Carlyle fait m\ culte. Culte étrange! dira-t-on :
— culte juste et fécond, dirai-je, — qui ne fait qu'exprimer ce be-
soin intime, incessant, pour une société civilisée, de sentir la vie se
réfugier et palpiter dans des êtres d'élite, — politiques, penseurs ou ar-
tistes! Mais si d'avance vous avez provoqué la stérilité des intelligences,
si vous avez travaillé, comme à une œuvre méritoire, à la déconsidé-
ration du talent, si vous avez érigé la défiance de ces supériorités na-
turelles en vertu publique, vous n'aurez pas le despotisme du génie,
cela se peut ; vous aurez préparé quelque chose de mieux, — le des-
potisme, la tyrannie des médiocrités, qui se disputeront cornme une
proie le pouvoir, la science, la gloire politique ou httéraire, et vous
feront passer sous les fourches caudines de leurs passions subalternes.
Vous aurez les héros de lieux suspects escaladant la vie publique, les
déclamateurs de tabagie dans le conseil et « tous les dialectes dans le
sénat, » ainsi que le dit M. Chasles.
Ceci est ce qu'il y a de chimérique dans ces doctrines; c'est le rêve
creux de ceux qui caressent l'idée de l'égalisation universelle, qui ima-
ginent une humanité abstraite où tout ce qui tend à s'élever est ramené
au niveau commun, où la masse est prise pour type et pour idéal. Ce
qu'il y a au fond d'hostile pour l'intelligence et pour l'esprit littéraire,
qui vit du développement des facultés individuelles, n'est guère déguisé
sans doute; voulez-vous voir la traduction franche et brutale de la même
pensée mise à nu? jetez les yeux autour devons et observez ce qui s'est
920 BEVUE DES DEUX MONDES.
exhalé, depuis deux ans, de \iolences, de venimeux outrages adressés à
l'art et à l'esprit, de haines matérialistes ou d'injurieuses négations, et
que M. Proudhon exprimait avec sa crudité cynique quand il disait :
« Travailler et manger, c'est , n'en déplaise aux écrivains artistes , la
seule fin apparente de l'homme. Le reste n'est qu'allée et venue de
gens qui cherchent de l'occupation ou qui demandent du pain. Pour
remplir cet liumhle programme, le profane vulgaire a dépensé plus de
génie que tous les philosophes, les savans et les poètes n'en ont mis à
composer leurs chefs-d'œuvre. » C'est ce même sophiste intrépide qui
triomphait à prouver dans son livre de la Philosophie de la misère que le
talent est une difformité, que la littérature est le « rebut de l'industrie
intelligente, » et que, pour l'observateur philosophe, ce qu'on nomme
la décadence de l'art n'est, après tout, « que le progrès de la raison
virile importunée plutôt que réjouie de ces difficiles bagatelles. » Ne
vous souvenez-vous plus de cet obscur déclamateur qui , dans un jour
de verve et d'épanouissement, assignait devant son tribunal la gloire de
Chateaubriand, la gourmandait dans je ne sais quelle logomachie révo-
lutionnaire, et lui accordait plaisamment quelques années encore pour
s'éclipser, comme un astre éteint, du ciel démocratique? Joignez-y cette
troupe bariolée d'enfans stériles et mal venus de l'esprit occupés chaque
jour à délayer dans une prose malsaine les paradoxes de Rousseau,
politiques de club ou de journal, humanitaires, utilitaires; — que
sont, pour ces puissans civilisateurs des peuples, et le génie, et l'art
immortel , et le bon goût, et l'élégance de la pensée? C'est la tradition
rajeunie de ceux qui virent une fois dans les lumières de l'esprit un
titre à la proscription , qui rangeaient parmi les suspects les hommes
instruits, et qui écrivaient à la convention ces propres paroles : « L'es-
prit public est remonté dans ce département; les savans, les beaux es-
prits, les plumes élégantes ne sont plus!... » C'est la tradition de ce
divin M. de Robespierre, qui ne voyait dans les écrivains que des cor-
rupteurs publics. Qu'il y ait pourtant de véritables corrupteurs publics,
là n'est point le doute. Ce n'est point peut-être Corneille trempant dans
l'airain l'ame de ses héros, ce n'est point Racine idéalisant et purifiant
la passion humaine, ce ne sont point tant de maîtres élevés de la
science et de l'inspiration , ou même tant de talens dont la première
loi est le respect de leur art. Cherchez plus bas : ce sont aujourd'hui
ceux-là qui ont « sali lame de la France, » ainsi que le disait élo-
quemment M. de Montalembert; ce sont ceux qui souillent l'imagina-
tion de l'homme, lui arrachent une à une ses convictions et ses
croyances, et qui , après avoir tout détruit en lui , — tout, sauf la no-
tion de SM propre intelligence, — s'efforcent encore d'obscurcir ce der-
nier reflet de son immortalité. — Ainsi, soit haine violente et siupide
pesant sur l'essor de la pensée, soit corruption secrète s'insinuant dans
DE LA DÉMOCRATIE EN I.ITTÉRATLRE. 941
les esprits au souffle de cette fausse i<lée de démocratie qui s'empare
du monde, on al)outit, comme à une fatalité de nos malheurs, à cet
épuisement de l'énergie intellectuelle, à cette dilapidation des dons sa-
crés de l'imagination, à cette déconsidération des facultés supérieures.
Quand enfin on aura songé à pourvoir à tous les besoins, à réparer
tous les désastres, à relever tous les vaincus dans notre société assiégée
et menacée, il faudra bien aussi ne point oublier cet autre vaincu
resté sur le champ de bataille de nos passions, — l'art littéraire. 11 fau-
dra bien songer à fermer, s'il se peut, cette blessure large et l)éante
» faite à l'esprit en France par nos entraînemens et nos doctrines mor-
telles. Pensez-vous que ce ne fût rien aujourd'hui , pour réveiller le
sentiment de la vie, qu'une belle œuvre, un beau poème, un beau tra-
vail d'imagination ou de science apparaissant dans son éclat imprévu?
Cette vie des lettres, comment renaîtra-t-elle? Sera-ce par ces moyens
matériels en quelque sorte, tels que le bienfait d'une loi protectrice
sur la propriété littéraire, les encouragemens clandestins ou publics
dont les gouvernemens disposent, la destruction de cette audacieuse
piraterie de la contrefaçon, l'abolition de la censure? Etes- vous de
ceux qui croient qu'avec un décret, la promesse d'un bénéfice honnête
ou la suppression d'une entrave illusoire, on panse les plaies de l'in-
telligence? Ètes-vous d'avis qu'il suffise de palliatifs et de remèdes de
cette nature pour ranimer ces deux choses impalpables qu'on nomme
la sécurité, la confiance en politique, — l'inspiration en littérature?
C'est une des merveilleuses fortunes de l'art de ne point être sou-
mis, dans ses prospérités et dans ses revers, à l'action de ces stimu-
lans secondaires. La source de sa vie est ailleurs. C'est dans cette ré-
gion invisible où fermentent et se transforment les passions, les ten-
dances, les opinions d'une époque, qu'est le secret de la décadence ou
du rajeunissement des littératures; c'est dans ce drame de la vie mo-
rale d'un peuple que se cache, pour les lettres, le germe de la cor-
ruption ou le principe d'une fécondité nouvelle. Toute force, toute
croyance, toute illusion généreuse même que vous rendez à la so-
ciété, n'esl-elle pas un élément vierge pour l'art, pour la littérature?
Et c'est ainsi qu'au fond ce qu'on nomme la question littéraire n'est
qu'une des faces de la grande et populaire question sociale. Grands
politiques si ardens et si prompts à assumer l'entreprise du bonheur
des sociétés, si jaloux de tenter sur elles l'expérience de vos rêves, ce
n'est pas assez d'appeler la poésie et les arts réunis à vos fêtes comme
des convives qui peuvent encore faire honneur, de leur demander de
beaux ouvrages, des chants ou des statues : ils vous répondront par
des hymnes des rues, par la prose des Bulletins de la république, ou
par ces images monstrueuses et grotesques qui figuraient a vos
pompes païennes. Il faudrait commencer par purifier cette atmosphère
922 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ nous vivons, par dissiper ces fanatismes vulgaires qui nous dévo-
rent, par relever nos esprits flétris, rendre quelque noblesse à nos in-
stincts, et raviver dans les cœurs l'intime notion de la vérité, du res
pect, de la supériorité morale. 11 faudrait que le pays se sentît un pei
vivre sous la sauvegarde des vérités sociales restaurées, des principe:
de la civilisation de nouveau confirmés, en quelque sorte, par noi
malheurs. Et ce n'est point seulement aux politiques que je m'adresse
c'est aux écrivains eux-mêmes. Les épreuves doivent avoir leur verti
pour les esprits comme pour les cœurs. Les humiliations de l'intelli
gence contemporaine n'ont point de sens, ou elles veulent dire que lei
écrivains aussi doivent puiser en eux la force de résolutions nouvelles!
Il faut qu'ils épurent cette vie littéraire des élémens malsains qui s';|
sont glissés, en rendant au travail son caractère et son prix, en fécon i
dant leur inspiration par l'étude, en se retrempant dans les sévère:
douceurs de la discipline intellectuelle, en nourrissant l'amour de C(
qualités rares qui font la puissance de l'art, en retrouvant le sentimen
de la distinction et de la hiérarchie dans les lettres. Il faut aussi qui
s'éveille une critique vigilante et fidèle, disposée à signaler chaqui
jour et à chaque heure les révoltes brutales, les défections et les retoui
heureux. J'en appelle à cet esprit délicat et sûr, trop désintéressé peut
être dans la certitude où il est d'avoir conservé ce que tant d'autr*
ont perdu, et dont la clairvoyance révélait autrefois l'approche d»
barbares en littérature.
C'est à tout ce qu'il y a de jeune en France aujourd'hui à songer qu»
tout ce qui se tente, se prépare ou s'accomplit, politiquement, mora
lement et littérairement, c'est son avenir; c'est à tout ce qu'il y a d'ame:
fières et de raisons viriles à briser ce réseau d'influences désastreuse:
qui nous enveloppe, à rejeter l'injure de ces odieuses superstitions qui
l'esprit de sophisme met en honneur, et à se hâter de faire un choix
La démocratie est la loi du xix* siècle! soit; mais, comme il ne s'es
révélé jusqu'ici, dans toutes les voies de l'activité sociale, qu'une dé
mocratie prenant pour symbole le niveau passé sur les facultés hu
maines, soulevant sur son passage un souffle destructeur de toutes le:
distinctions et de toutes les supériorités morales, et travaillant à créei
une égalité dégradante dans l'abaissement de l'intelligence littérairt
comme de l'intelligence politique, il faut bien qu'il existe une autn
manière d'entendre la démocratie, qui puisse en faire le règne dei
émulations généreuses du génie et de la vertu, ou ce ne serait qu'ui
système indigne de trouver place dans l'ame d'un honnête homme e
dans l'esprit d'un penseur.
Charles de Mazade.
LES PROSCRITS.
AC PRÉSIDENT DE l.\ RÉPUBIIOUE.
I.
Vous plaît-il d'écouter une simple chronique
Du temps de Bonaparte et de la république?
Mon père me l'apprit qui la tenait du sien,
Et je la sais par cœur comme un rapsode ancien.
C'est une pauvre histoire, aux muses étrangère,
D'une robe sans art vêtue à la légère :
11 s'agit de proscrits errant sans feu ni lieu,
Des enfans, une mère, à la garde de Dieu;
Mais parmi les enfans se trouvait votre père,
Et la mère, plus tard, était madame Mère.
Et puis la poésie, en son libre transport,
Nous montre volontiers ces contrastes du sort,
Ces exemples fameux, ces jeux de la fortune
Qui sortent quelquefois de la règle commune,
Et peut-être ceux-ci, bien qu'encore inconnus,
Bien que les principaux acteurs n'existent plus,
Par la Muse embellis, rajeunis par Orphée,
Vous intéresseront comme un conte de fée.
924 REVUE DES DEDX MONDES.
II.
Louis seize venait de mourir, — le couteau
Ruisselait de son sang dans les mains du bourreau,
Et, dans le camp des rois, tout en tirant l'épée,
La France avait jeté cette tête coupée;
Quatre-vingt-treize était en pleine éruption,
La lave débordait sur chaque nation,
Et la guerre étrangère allait, de ville en ville,
S'allumant au foyer de la guerre civile,
Lorsqu'un rouge brandon, à travers un ciel bleu,
Sur la Corse égaré, vint y mettre le feu.
Les Anglais s'y trouvaient; à l'ancre dans les rades
De l'île, après avoir lancé quelques grenades,
Ils soufflaient, attisaient la discorde, du bord.
Paoli les reçut; le vieux chef avait tort;
Mais, dans sa trahison patriote sincère,
A la mort du monarque, il crut pouvoir le faire.
D'autres (les Bonaparte étaient parmi ceux-là)
N'abandonnèrent pas leur pays pour cela.
Us crurent qu'il fallait en suivre la bannière,
Et que, le roi tombé, la France était derrière.
Alors il se forma deux camps sous un drapeau;
La montagne insurgée ameuta son troupeau.
Pendant plus d'une année, avec d'égales forces,
Lions contre lions et Corses contre Corses
Luttèrent, et, de l'un contre l'autre parti,
Chaque matin, le cor de chasse retentit.
C'est durant cette époque et de gloire et de honte
Que se sont accomplis les faits que je raconte.
Pardonnez ces détails; rappelez-vous qu'ainsi
La bouche des vieillards m'en a fait le récit,
Et que, depuis Nestor, sur leur lèvre glacée,
La parole ressemble à la neige amassée.
III.
Au seuil de sa maison, au penchant du Mont-d'Or,
Un homme était assis, semblable à Mac-Grégor.
Quant à lui, combattant pour la cause française.
Il n'avait pas pleuré la mort de Louis seize,
LES PROSCRITS. 92&
Pourvu qu'on lui laissât ses monts et ses forêts
Et qu'il eût de la poudre à tirer aux Anglais.
Autrefois il avait guerroyé chez les Sardes
Avec Napoléon, commandant dans les gardes
Urbaines. C'était là qu'en des rapports fréquens
Tous deux s'étaient liés de l'amitié des camps,
Au pied d'un fort où l'œil voit les traces d'un siège
(Napoléon sortait à peine du collège),
Où la première bombe est conservée encor
Dont le grand artilleur ait dirigé l'essor.
Depuis, — de leurs destins étrange différence! —
L'un était retourné bientôt après en France,
Où grondait l'avenir, où croulait le passé,
Et l'autre dans son île, où nous l'avons laissé.
En ce moment, ses chiens jouaient dans la prairie
Sans pouvoir, par leurs jeux, troubler sa rêverie;
Autour de lui, les champs, les vallons, les coteaux,
Partageaient son silence ainsi que son repos,
Et quelqu'un, ce jour-là, qui, guidé par un pâtre,
Aurait jeté les yeux sur tout ce vert théâtre,
N'eût pas cru que, la veille encore, au même endroit,
La discorde civile avait semé l'effroi,
Mais que c'était un coin d'une fraîche Arcadie
Qu'avait, jusques alors, respecté l'incendie.
IV.
Tout à coup, — n'est-ce pas un cheval qu'on entend ?
Le jeune homme a dressé l'oreille en écoutant :
Un enfant en haillons et couvert de poussière,
Une espèce de Djin, bâtard d'une sorcière,
Chevauchait, en effet, sans bride et sans appui, ^
Un de ces noirs chevaux, à tous crins comme lui,
Allant comme le vent, petits, maigres et sales,
Qui semblent le produit des boucs et des cavales,
Tourbillon de malheur, centaure de Callot,
Et le tout pêle-ttiêle arrivait au galop.
L'enfant était porteur d'une lettre pressée.
Mais l'autre avait déjà deviné sa pensée.
Il la prit et la lut de ses yeux étonnés;
Elle ne contenait que ce seul mot : — Venez !
926 REVUE DES DEDX MONDES.
Non, le lion frappé d'une balle invisible
Ne fait pas, que je sache, un écart plus terrible;
Le serpent que, dans l'herbe, a foulé le passant
Ne siffle pas plus haut, certe, en se redressant,
Que lui, lorsqu'il sauta sur son fusil de chasse,
Et d'un sifflet aigu fit retentir l'espace.
Où va-t-il? Demandez à l'éclair dans la nuit,
A la flèche qui passe, au moulfoli qui fuit,
Demandez-leur plutôt le chemin qu'ils vont prendre;
Ils pourront s'arrêter peut-être et vous l'apprendre;
Lui, non! — En Corse encore, on montre deux rochers
Sur un gouffre béant l'un vers l'autre penchés;
En approchant du bord, la bergère prend garde,
Et la chèvre elle-même, en tremblant, s'y hasarde.
Cet endroit périlleux, c'est le Saut de Roland :
L'intrépide chasseur l'a franchi d'un élan.
Par le vent soulevée, une cape de laine
Flotte sur son épaule, — et ses chiens, hors d'haleine,
Qui couraient devant lui, peuvent le suivre encor,
Mais de loin, — à la piste, — à la voix de son cor!
VI.
Cependant, à la nuit, la maison Bonaparte,
Simple à l'extérieur comme celles de Sparte,
Paraissait, du dehors, sans feu, sans habitans;
Mais la confusion, le trouble, étaient dedans.
Madame Mère (ainsi s'exprime la légende),
Le roi de Westphalie et le roi de Hollande,
La princesse Borghèse et le cardinal, tous.
Les hommes inquiets, les femmes à genoux,
Attendaient. — Seulement, leurs fronts sans diadème
N'avaient, en ce temps-là, que leurs noms de baptême l
Une vieille servante, occupée à l'écart,
Comme Marthe, faisait les apprêts d'un départ.
Cette crainte d'ailleurs n'était que trop fondée!
A peine pouvons-nous, nous autres, en idée,
Nous figurer ces temps où chaque citoyen
LES PROSCRITS. Sf^
Se voyait menacé dans sa vie et son bien,
Où le flot qui venait de submerger le trône
Et d'emporter l'autel ne rencontrait personne
Pour l'arrêter. — Hélas! fasse le ciel qu'un jour
Nous ne connaissions pas ces maux à notre tour!
La maison Bonaparte allait être pillée :
Les Barbets s'avançaient, — troupe déguenillée
( Ils avaient depuis peu pris ce nom de Barbets
De leur barbe pointue ainsi que leurs bonnets ),
Gens de corde et de sac qui, jusque dans les villes,
Brûlaient, assassinaient et \iolaient les filles;
Moitié soldats, moitié bandits, nouveaux chouans
Que l'Angleterre avait recrutés dans les clans.
Madame Lœtitia, les enfans, la servante,
Le vieux prêtre, étaient donc glacés par l'épouvante.
Oh! si Napoléon avait été près d'eux,
Quelle colère aurait brillé dans ses yeux bleus!
Lui qui, près de la mer, jouant avec le sable.
Promettait d'être, un jour, pour le moins connétable,
Et plus tard, à Brienne, écolier grâce à Dieu,
Sur la neige traçait des figures de feu!
Mais il était absent, oisif, souffrant, malade.
Nommé tout récemment général de brigade,
Impatient d'agir, il frappait, incompris,
De son talon de fer le pavé de Paris.
Quant aux amis, — pas un! ils avaient pris la fuite;
Tous s'étaient éloignés de la maison maudite.
Je me trompe pourtant; en ce pressant péril,
Il leur en restait un. — Celui-là viendra-t-il?
Chut! qui frappe? demande à voix basse, à la porte,
La servante. — C'est moi, répond une \oix forte.
Le jeune chef était là, debout. — Mais, avant.
Les chiens s'étaient jetés par terre, en arrivant.
VII.
Adieu, ville; adieu, port, maison sur la colline!
Apprenez le chemin de l'exil, Caroline,
Louis, Jérôme. — Et vous, Pauline, êtes-vous làî
Il faut fuir. — Mais ils n'ont, pour porter la smala,
Hélas! qu'un seul cheval, leur serviteur unique,
Le vieux Colombo, blanc, comme son nom l'mdique;
928 REVUE DES DfXX MONDES.
Doux, mais robuste et fier sous ses harnais luisans,
Madame et le défunt chanoine, tous les ans,
Le montaient une fois pour aller à la vij^me.
Et Borghèse, au retour, baisait son cou de cygne.
Non, jamais, à Florence, au temps des Gibelins,
Une plus grande veuve et de tels orphelins
Ne sortirent ainsi par la porte du Dante!
Ils s'en allaient le long de la mer mugissante;
Et comme dans la fuite en Egypte, au désert,
Seule à cheval, le front d'une mante couvert,
Madame s'avançait la première. — Le guide
Les conduisait, tenant l'animal par la bride.
Les Barbets cependant, accourus à grands pas,
Traversaient les makis semblables aux pampas;
Leurs molosses hideux, espèce qu'on renomme,
Dressés par ces bandits à la chasse de l'homme,
Que des chaînes de fer tenaient toujours liés.
Libres cette nuit-là, bondissaient sans colliers.
Tout à coup, quel obstacle arrête la colonne
Des fugitifs? — Quel est ce bruit? — C'est la Gravone.
Sept fois le vieux coursier, dans un suprême effort,
Passa, puis repassa de l'un à l'autre bord.
Sept fois le montagnard , pour transporter la troupe,
Fit le trajet, en selle, avec quelqu'un en croupe.
Pauline restait seule, — et, pour la prendre, au gué,
Quand elle vit venir Colombo fatigué,
La jeune fille eut peur, dit la ballade corse;
Il fallut l'enlever, sur les arçons, de force.
Un moment, sous Pauline et sous le cavalier,
Au milieu du torrent le cheval perdit pied.
0 prodige ! on dirait qu'il vient de reconnaître
La belle et douce enfant, nièce de l'archiprêtre,
L'enfant qui, chaque soir, au retour du jardin,
Flattait son blanc poitrail avec sa blanche main.
Le désir de sauver sa petite maîtresse
Fait plus que l'éperon qui le déchire et presse;
Il s'élance, il atteint la rive, hennissant,
Moins couvert, cette fois, d'écume que de sang!
i
LES PROSCRITS. 929
VIII.
Comme les naufragés, dans l'antique Odyssée,
Les proscrits, de leurs fronts secouant l'eau glacée,
Regardent derrière eux. Au loin , sous le ciel noir,
Une maison brûlait, sans que l'on pût savoir
Si , dans le fond du golfe où la ville repose,
C'était un incendie ou quelque apothéose;
Enfin le sentiment de la sécurité,
La chanson que les flots leur chantaient à côté,
La fatigue, la nuit, ont fermé leurs paupières;
Le guide a rassemblé des branches et des pierres,
Et des rudes sayons que la flamme a séchés
Leur a fait une tente où tous se sont couchés.
C'était un beau spectacle, à la clarté rougeâtre
Qui des monts et des mers dorait l'amphithéâtre,
Que ce bivouac étrange et ce grand nid d'aiglons.
Sous l'aile de la mère endormis dans les joncs. . ™|
Deux êtres veillaient seuls aux bords de la Gravone, , ,
Qui berçait les proscrits de son bruit monotone :
Le jeune montagnard attisant le brasier,
Et le vieux Colombo qui broutait l'arbousier.
IX.
Le lendemain matin, lorsqu 'au-dessus de l'onde
L'aurore aux voyageurs montra sa tête blonde,
Un bâtiment léger parut à l'horizon ,
La plus fière au combat des mouches de Toulon ,
De ces oiseaux de mer, de ces fines voilières
Portant une dépêche à travers les croisières.
C'était le général qui l'envoyait chercher
Ce qu'il avait, en Corse, au monde, de plus cher.
Une chaloupe vint à la côte, rapide.
Qui les prit tous à bord , tous, excepté le guide.
Debout sur un rocher et les suivant des yeux , '^ -i-i
Il leur fit, de la main, le geste des adieux;
Tant qu'il put du regard les suivre dans l'espace,
II fit le même signe à cette même place;
Puis, les voyant sauvés et hors de tout péril ,
Le chasseur, en parlant, déchargea son fusil.
TOBIE V.
$•
930 REVUE DES DEUX MONDES.
X.
Depuis le temps où se passa cet épisode,
D'autres événemens plus dignes du rapsode
S'accomplirent. Ceux-là sont écrits au burin.
Ceux-là, la renommée aux cent bouches d'airain,
Aux trompettes de bronze assourdissant l'oreille.
Aux quatre coins du monde en a dit la merveille.
L'enfant d'Ajaccio joua long-temps encor
Avec les flots de neige, avec les sables d'or;
Mais ces sables étaient devenus des armées,
Et ces pâles flocons des bombes enflammées.
Long-temps le général ou plutôt l'empereur
Frappa la terre encor de son talon vainqueur;
Mais ce talon alors y laissait une trace,
Et la terre changeait toutes les lois de face.
Enfin , depuis les faits dont je viens de parler,
Tout un siècle, en vingt ans, venait de s'écouler,
Et l'aigle qui, parti des monts que la mer baigne,
Ne volait autrefois que de Corse en Sardaigne,
Avait, pendant ce temps, parcouru des chemins
Et des cieux inconnus à l'aigle des Romains.
Tant que Napoléon de victoire en victoire
Marcha , le principal héros de cette histoire (1),
Au seuil de sa maison , au penchant du Mont-d'Or,
Vécut, toujours couvert du plaid de Mac-Grégor.
Ni la soif des honneurs, troublant sa paix profonde,
Ni l'ouragan de fer qui balayait le monde,
Rien ne put arracher à son ciel indompté
Ce fils de la nature et de la liberté.
Mais si, du continent, une rumeur plus haute
Venait à s'élever; si les forts de la côte,
Jusque dans ses vallons apportaient les échos
D'une victoire, alors, sortant de son repos,
Il se levait, allait trouver ses bœufs sauvages.
Et, tuant de sa main le roi des pâturages.
Comme un prêtre d'Homère, à ce festin sanglant,
Le vieux chef invitait les hommes de son clan,
(1) Grand-père de l'auteur, et un des légataires de l'empereur; il est inutile d'ï^outer
que tout le fond de ce poème est historique.
I
LES PROSCRITS.
Et les chairs rôtissaient sur la braise fumante,
Et les vins ruisselaient de la cruche écumante,
Et, parmi les grands feux, tournoyant à grand bruit,
Les danses du pays hurlaient toute la nuit.
XL
Cet homme cependant reparut sur la scène :
Ce fut par un beau soir d'été, dans une plaine
De la Belgique, où tous les hommes de ce temps
Avaient pris rendez-vous pour un choc de Titans.
Cette plaine a deux noms également célèbres :
Waterloo, Mont-Saint-Jean, synonymes funèbres,
Si grands qu'il n'en est qu'un de plus grand : Josaphat!
Il était venu là, lui, comme tout soldat.
Comme ce qui portait un fusil en Europe,
L'Écossais, le Cosaque odieux qui galope,
Fantassins, cavaliers, au son de ce tambour
Qui les avait mandés tous pour le même jour.
La lutte était finie, — et, dans la vaste enceinte,
Le soleil, descendant derrière la Haie-Sainte,
Eclairait, comme un coin du jugement dernier,
Cinquante mille morts et pas un prisonnier;
Seulement tous ces morts qui jonchaient cette plaine,
Au lieu de se lever, s'étaient couchés à peine.
L'empereur, accablé de l'immense revers.
Comme un joueur qui vient de perdre l'univers.
S'éloignait lentement de son champ de bataille;
Son cheval harassé buttait sur la mitraille
Sans pouvoir le tirer de ce demi-sommeil
Qui des rêves affreux précède le réveil.
Pendant qu'il s'en allait, courbant son front livide,
Un homme vint qui prit le coursier par la bride :
C'était le montagnard. A ses grands traits hardis,
11 le reconnut bien pour l'avoir vu jadis.
Lorsque, jeunes tous deux, officiers dans les gardes
Urbaines, ils avaient combattu chez les Sardes.
Vingt ans s'étaient passas. En le retrouvant là,
Toute sa vie, un monde entier se déroula.
En ce moment suprême, un boulet qui se joue,
— Le dernier, — à leurs pieds s'enfonça dans la boue.
Cet homme avait, ainsi qu'un envoyé divin,
Vu le commencement et devait voir la fin !
932 REVUE DES DEUX MONDES.
XII.
Pour moi, je n'ai voulu qu'une chose, traduire
Ce que, dans ses roseaux, la Gravone soupire,
Et voir jusqu'à quels tons ou graves ou légers
Peut descendre et monter la flûte des bergers.
Il est, dans mon pays, un instrument barbare,
Un cor, où toujours gronde une sourde fanfare
Dont le son autrefois, pareil à l'ouragan.
Appelait au combat tout un peuple brigand.
Sa voix ne s'entendait sur les monts gigantesques
Que lorsqu'on signalait de loin les Barbaresques;
C'était alors Matra, Paoli, Sanpiero,
Qui de Bastelica réveillaient le taureau,
Et l'on croyait ouïr les troupeaux en voyage.
Les populations que chasse un vent d'orage,
Tandis qu'à l'horizon, où passent des bruits sojards,
La Corse refermait sa ceinture de tours.
Dans une de ces tours, notre beffroi sonore,
Cette coaque d'Éole est conservée encore;
Mais une longue paix l'a laissée en repos.
D'une montagne à l'autre elle n'a plus d'échos;
Les hommes d'aujourd'hui, descendus dans les villes,
Feraient, pour en jouer, des efforts inutiles.
J'ai voulu le tenter. — D'un souffle curieux.
Je viens d'interroger le cor mystérieux,
Heureux si j'en ai su tirer, dans ce poème,
Quelque note isolée et le motif que j'aime.
Et si ce faible accord peut rappeler parfois
Ceux dont il remplissait les rochers et les bois!
Costa de Bastelica.
Château de Baratier, janvier 1850.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
28 février 1850.
II a paru dans cette quinzaine trois documens que ne devront certes pas né-
gliger les futurs historiens des mauvais jours où nous vivons, parce que ces
trois documens expriment de la manière du monde la plus curieuse le carac-
tère de notre temps : nous voulons parler de l'apologie du meurtre de M. Rossi,
du livre des Conspirateurs, et du procès-verbal de la séance électorale des délé-
gués du parti démocratique et socialiste. L'apologie du meurtre de M. Rossi
exprime le fanatisme mystique de quelques sectaires; le livre de M. Chenu re-
présente le fond de la révolution de février; la séance électorale des délégués
indique l'avenir que le parti démocratique réserve au pays, si ce parti est vain-
queur.
Et ce n'est pas sans une sorte d'enseignement que l'apologie du meurtre de
M. Rossi se trouve rapproché, par la date de la publication, des étranges révé-
lations de M. Chenu, Le mysticisme du meurtre et la grossièreté du cabaret,
voilà sous quels traits différens, mais également odieux, se montre le parti dé-
mocratique et social. Quand il n'est pas fanatique jusqu'au meurtre, il est bru-
tal jusqu'à l'ivrognerie. J'hésite devant ce bizarre assemblage de Brutus et
de goinfres, et quand je me souviens que c'est entre ces deux genres de dic-
tatures que Rome et Paris ont été partagées, Paris au goinfre sans conscience,
Rome au sophiste assassin, je suis forcé de reconnaître que la fortune a souvent
de singulières ironies contre les grandeurs de la civilisation. Ici la théorie du
meurtre politique assaisonnée de je ne sais quel épouvantable attendrissement
sans remords. On plaint la victime, on l'admire même; mais quoi! elle arrêtait
la marche de la révolution : il a fallu l'immoler, ou plutôt il a fallu la rendre
934 REVUE DES DEUX MONDES.
immortelle. On a trouvé cet euphémisme pour exprimer l'assassinat. L'inqui-
sition avait aussi la prétention de faire le salut de ceux qu'elle brûlait. Elle
commençait par les convertir avec la torture, et, une fois convertis, elle se hâ-
tait de les béatifier par le bûcher. C'est ainsi qu'à Rome l'éf^oïsme vaniteux d'un
tribun devient une idole dont les sacristains viennent d'un air dévot justifier ou
demander des sacrifices humains; et quand pour échapper à cet horrible fana-
tisme, vous venez de Rome à Paris, et que M. Chenu vous fait entrer dans les con-
seils des gouvernans de février, que trouvons-nous? Ce n'est plus la dictature
du poignard, mais la dictature du petit verre et de la queue de billard. Là-bas,
le gouvernement sortait d'un conciliabule de fanatiques; ici, il sort d'un esta-
minet. Là-bas il sentait l'odeur du sang, ici l'odeur du vin et de l'eau-de-vie.
Ravaillac, Poltrot, Louvel, Alibaud, et vous, qui que vous soyez, meurtriers in-
connus de M. Rossi, n'ai-je donc à choisir pour maîtres qu'entre vous et les don
Juan de cabaret que je trouve dans le livre de M. Chenu? Et quel choix faire,
quand, dans le pêle-mêle du parti démocratique et social, les Ravaillac de
club coudoient les Gargantua de carrefour, et que le fanatisme et la débauche
s'y donnent sans cesse des poignées de mains, si bien que les viveurs ne nous
aiîranchiraient pas des tueurs?
L'apologie du meurtre de I\L Rossi, les Conspirateurs de M. Chenu, peignent
le passé; le procès-verbal de la séance électorale des délégués socialistes montre
l'avenir qui nous attend , si le parti l'emporte. Si nous devons en efTet en croire
ce procès -verbal, il n'y a plus dans le parti démocratique et social de nuance
intermédiaire; tout est socialiste. Le parti républicain a disparu, ou plutôt, ce
qui est pire, il s'est effacé derrière ses adversaires du mois de juin 1848.
Nous ne connaissons pas dans l'histoire de plus triste déconvenue que celle
du parli républicain depuis deux ans. Il a fait la république; mais, comme la ré-
publique n'avait pas de raison d'être, il a fallu qu'elle en cherchât une hors d'elle-
même. Les socialistes alors sont venus à elle et lui ont dit qu'ils allaient lui don-
ner ce qui lui manquait, c'est-à-dire un principe et une cause. Dès ce moment
aussi, le parti républicain s'est trouvé privé de vie et d'avenir qui lui soient
propres. Il est resté avec un nom pour unique symbole, et avec un nom dont
il ne savait que faire. Ce manque de raison d'être a fait tous les malheurs du
parti républicain; mais ce qu'il y avait de difficile dans la situation du parti ré-
publicain pouvait au moins êli"e corrigé par la fermeté du caractère et par la
persévérance dans la conduite. Le parti républicain était devenu une minorité
dans la minorité elle-même : c'est un triste rôle, nous le reconnaissons; mais
il peut encore s'honorer par la constance. Nous pourrions même citer quel-
ques personnes, dans le parti répubUcain, qui portent noblement ce rôle de
paria qui a si promptement remplacé le rôle de dictateur; mais ce ne sont plus
là que des conduites individuelles. Le parti a pris une autre allure. Il a d'abord
espéré se réconcilier à son propre profit avec le parti socialiste, il a cru que les
transportés de juin voteraient avec les transporteurs; mais, comme les transpor-
tés ont refusé énergiquement d'aller trouver leurs vainqueurs, ce sont les vain-
queurs qui sont venus trouver les vaincus. Ils ont passé du côté des barricades,
et après avoir espéré obtenir les votes du parti socialiste, après avoir espéré re-
commencer ce que le parti socialiste appelle le grand escamotage de février,
REVUE. — CHRONIQUE. 935
les républicains ont été forcés d'apporter leurs votes au parti socialiste; ils le
promettent du moins, et cela avec une humilité singulière.
Curieux spectacle et triste comme tous les spectacles de notre temps! voici
un parti qui a le titre légal du gouvernement, qui a fait la constitution, qui a
arrangé toutes les institutions à sa guise et selon ses idées : eh bien ! ce parti
n'est rien, et il est forcé de le reconnaître et d'aller donner sa démission entre
les mains du parti qui est le plus hostile à la constitution ! Cette démission du
parti républicain simplifie singulièrement l'avenir. Si nos adversaires l'empor-
tent, nous savons que nous n'avons pas à espérer qu'il y ait dans leur sein im
parti intermédiaire; nous savons que personne ne modérera et ne tempérera
plus la révolution. — Tant mieux! dit-on, ce sera plus vite fini. — Oui, mais
c'est une raison aussi, selon nous, pour qu'il vaille encore mieux que cela ne
commence pas.
Et ceci nous ramène à notre perpétuelle conclusion : l'union du président et
de la majorité. C'est là, en effet, qu'est la force, c'est là qu'est le moyen de
résister aux efforts du parti socialiste. Nous savons bien que cette union salu-
taire et nécessaire, tout le monde s'emploie à la prêcher à son voisin plus
encore qu'à soi-même, et c'est là ce qui nous fâche. Tout le monde veut l'union,
mais on dispute sur les conditions. Chacun ne voudrait sacrifier que le moins
possible de ses opinions, de ses préjugés, de ses prérogatives, et chacun voudrait
que le prochain fît un sacrifice complet. — Pourquoi, dit le pouvoir exécutif
au pouvoir législatif, pourquoi ne vous prêtez-vous pas avec plus de complai-
sance à ce que demandent les ministres? Pourquoi leur créez-vous des échecs?
Vous m'affaiblissez ainsi, et, si je m'affaiblis, cela ne vous fortifie pas, soyez-en
bien sûr ! — Et, quand nous entendons parler ainsi, nous qui sommes le pu-
blic, nous disons : — C'est vrai! ce qui affaiblit le pouvoir exécutif ne fortifie
pas le pouvoir législatif. — Cependant le pouvoir législatif répond à son tour :
— Vous vous plaignez des rebufl'ades qu'éprouvent les ministres; mais avez-
vous songé, en les choisissant, à prendre des personnes qui nous fussent agi'éa-
bles? Vous les avez choisis pour vous et selon vous : c'était votre droit; mais
ne nous demandez pas des complaisances là où vous n'en avez pas eu vous-
même. Nous votons pour eux quand ils nous semblent avoir raison, et contre
eux quand ils nous semblent avoir tort. Nous les faisons vivre selon le droit,
comme vous les avez fait naître selon le droit. Et , d'ailleurs, n'aurions-nous
pas aussi quelque raison de nous plaindre? L'assemblée est-elle toujours traitée
comme il convient dans les publications plus ou moins officielles? N'est-elle pas
souvent représentée comme un obstacle? N'essaie-t-on pas de se passer d'elle le
plus qu'on peut? On colporte quelques vifs propos tenus sur le pouvoir exécu-
tif; il s'en colporte aussi tenus sur le pouvoir législatif. Croyez-vous que ce qui
affaiblit le pouvoir législatif fortifie le pouvoir exécutif? Non! soyez-en bien
sûr aussi. — Et, en entendant parier ainsi, nous qui sommes le public, nous
disons : — C'est vrai ! le pouvoir exécutif ne peut rien gagner à l'affaiblisse-
ment du pouvoir législatif. C'est à peine si, en réunissant leurs forces, ils pour-
ront résister à l'ennemi commun. Que sera-ce donc, s'ils se divisent?
Nous ajoutons deux remarques : l'une sur la force réelle des pouvoirs pu-
blics, l'autre sur la condition nouvelle que la constitution de 1848 fart aux rai-
nistres.
'J36 REVUE DES DI'LX MONDES.
Notre première remarque est qu'aujourd'hui moins que jamais la force de
la société réside dans ce qu'on appelait autrefois le pays légal. C'a été une des
erreurs de la monarchie de juillet, et cette erreur lui a été fatale, de croire que
les rapports entre les chambres et le ministère étaient la chose importante et
décisive, qu'un ministère qui avait la majorité était tout-puissant dans le pays,
et qu'en dehors des chambres, rien ne pouvait être mis en péril. Notre pays
malheureusement n'a jamais eu une vie assez régulière et assez légale pour
que tout dépendît des chambres et que le jeu de ses destinées fût renfermé
dans le cercle des pouvoirs légaux. Le dehors a toujours eu une grande influence
sur le dedans. Rien n'est changé depuis deux ans, ou plutôt tout est empiré. La
révolution de février a fait violemment sortir le gouvernement du cercle des
pouvoirs légaux. Ne croyez pas qu'il y soit encore rentré, sinon en apparence.
Ce qui se passe dans l'assemblée entre le pouvoir législatif et le pouvoir exé-
cutif, ce n'est pas là ce qui gouverne, c'est-à-dire ce qui maintient l'ordre. Il
y a plus de gouvernement dans une revue et dans une patrouille que dans les
délibérations de l'assemblée; nous en sommes tristement convaincus : seule-
ment l'assemblée a droit, dans la limite de ses attributions, de gouverner ceux
qui gouvernent, c'est-à-dire de faire les lois qu'ils devront exécuter.
Que résulte-t-il de ce que nous venons de dire? Il en résulte d'abord que les
délibérations de l'assemblée ont moins d'effet et moins d'importance que les
lois qu'elle fait, tandis qu'autrefois, sous la monarchie constitutionnelle, c'était
presque le contraire; les délibérations des chambres avaient plus d'importance
que les lois même; c'était la discussion qui gouvernait. Cela étant, et les déli-
bérations ayant perdu un peu de leur prestige de gouvernement, l'attitude des
ministres dans l'assemblée devient une question moins importante qu'elle ne
l'était; le choix aussi des ministres devient moins important. Nous ne conce-
vrions donc pas que cette question de personnes pût jamais devenir un sujet
de querelles entre le président et l'assemblée.
Nous arrivons ici à la remarque que nous voulons faire sur la condition nou-
velle que la constitution de 1848 a faite au pouvoir ministériel.
Selon nous, le pouvoir ministériel est celui qui a le plus perdu à la révolu-
tion de février et à l'établissement de la présidence responsable. Le pouvoir
ministériel, sous la monarchie constitutionnelle, était, sans en avoir l'air, une
sorte de pouvoir indépendant. Il procédait à la fois du roi et des chambres, du roi
par voie de nomination, des chambres par voie d'influence. Il servait d'inter-
médiaire entre le roi et les chambres, représentant le pouvoir exécutif du roi
devant les chambres et répondant de l'exercice de ce pouvoir, représentant le
sentiment de la majorité des chambres devant le roi et faisant prévaloir ce sen-
timent dans les conseils de la couronne. Le pouvoir des ministres tenait à deux
principes : d'une part à l'irresponsabilité de la royauté, de l'autre au droit
qu'avait le roi de dissoudre la chambre des députés. Ces deux principes ont été
supprimés par la constitution, et cette suppression a anéanti le pouvoir minis-
tériel. Le président n'a plus besoin de ses ministres pour répondre devant l'as-
semblée; il est lui-même responsable. L'assemblée n'a plus besoin d'avoir ses
chefs de la majorité dans le gouvernement, afin d'être sûre de n'être point dis-
soute contre son gré, puisque la constitution l'a faite indissoluble. Nous aurions
défié la royauté constitutionnelle de vivre deux jours sans avoir un ministère
REVUE. — CHRONIQUE. 937
puissant et accrédité dans les chambres; nous aurions, d'un autre côté défié la
majorité d'avoir ses chefs en dehors du pouvoir. Tout cela eût été anormal il
y a trois ans; mais tout cela est tout-à-fait constitutionnel aujourd'hui Ainsi
à l'heure qu'il est, les chefs de la majorité sont en dehors du pouvoir Se sen-
tent-ils plus faibles à cause de cela? S'ils étaient ministres, seraient-ils plus
forts? iNous en doutons; nous doutons même qu'ils puissent convenablement
être ministres avec et sous un président responsable. Ne demandons donc pas
au gouvernement de 1830 de suivre les habitudes du gouvernement de 1847.
Ne croyons pas qu'il soit encore nécessaire que les ministres soient inévitable-
ment les chefs de la majorité , et surtout n'allons pas renouveler la querelle
des ministres qui sont plus ou moins capables de couvrir la royauté, quand
précisément c'est le droit de la présidence de ne pas être couverte. Qu'on soit
sufflsant ou insuffisant pour couvrir la royauté, comme on disait il y a douze
ans, c'était un débat qui pouvait toujours se soulever; mais qu'on ne soit pas
suffisant pour découvrir la présidence, nous concevrions mal un débat engagé
dans de pareils termes, et pourtant c'est dans ces termes qu'il faudrait l'engager.
On nous demandera peut-être à quoi répondent les réflexions que nous ve-
nons de faire sur le pouvoir législatif, sur le pouvoir exécutif, sur le pouvoir
ministériel; elles ne répondent, grâce à Dieu, à aucun événement; elles ré-
pondent aux mille et une conversations qui s'entendent çà et là. Venons main-
tenant à quelques faits , et d'abord à l'anniversaire du 24 février. Nous n'en
pouvons rien dire de plus et de mieux, sinon qu'il nous a satisfaits. Ce qui
nous a le plus frappés dans cet anniversaire, ce n'est pas la tiédeur de l'enthou-
siasme républicain, ce n'est pas l'absence des illuminations, ce qui prouve que
nous sommes libres; ce n'est pas les cinq ou six députés de la montagne qui
étaient venus à Notre-Dame voir l'absence de la majorité, et qui ont été forcés
d'y voir et d'y montrer l'absence de la montagne elle-même : non, il y a un
fait plus caractéristique que tous ceux-là, et qui nous a montré d'une façon évi-
dente l'afTaissement des partisans de la révolution de février. Voici lequel : la
veille de l'anniversaire de cette révolution, M. Thiers a été amené à dire en
pleine tribune ce qu'il pensait des journées de février, et il les a qualifiées de
journées funestes. Le mot était grave la veille d'un 24 février. La montagne a
beaucoup crié, et nous pensions qu'elle donnerait le mot à ses partisans du de-
hors, afin qu'ils fissent de l'enthousiasme pour protester contre la qualification
que M. Thiers faisait du 24 février. Il n'en a rien été. Personne ne s'est ému
du titre de funestes donné aux journées de février, personne n'a songé à les
célébrer comme des journées heureuses et glorieuses, et le mot de M. Thiers
a si bien rencontré la conscience publique, qu'il n'a étonné personne, pas même
en vérité ceux qu'il frappait.
La loi sur l'enseignement secondaire est votée : il ne reste plus que la troi-
sième lecture, qui commencera lundi prochain. Nous ne voulons pas revenir
sur les divers incidens de la discussion; nous aimons mieux remarquer com-
bien il a fallu de modération, de fermeté, d'esprit de conciliation dans l'assem-
blée, pour conduire jusqu'au bout une pareille délibération. Cette loi, comme
toutes les lois de transaction, déplaisait un peu à tout le monde, et il est de la
nature des lois de ce genre que plus on les discute, plus se révèlent les défauts
WJS REVUE DES DEUX MONDES.
inhérens k leur nature. Transaction discutée, transaction avortée, telle est la
règle ordinaire. La loi de renseignement a échappé à cette règle. Ce résultat,
qui est heureux, puisqu'il était nécessaire, et qui ne sera pas compromis, nous
le pensons, par la troisième lecture, fait honneur aux chefs de la majorité et
-à M. le ministre de l'instruction publique, qui a su se faire un rôle à part dans
cette discussion, résistant ou cédant à propos aux opinions de la commission,
^'ous ne voulons pas non plus oublier l'utile concours que M. Barthélémy
Saint-Hilaire a apporté par son opposition même. Quant à M. Thiers, une fois
qu'il s'est décidé à faire la transaction que tout le monde souhaitait, il s'y est
employé avec la vivacité et la hardiesse de son esprit, portant à la tribune les
coups les plus habiles et les plus décisifs, et, quand la politique se mêlait à la
discussion, comme dans ces derniers jours, enseignant à la république qu'elle
ne vit que parce qu'elle n'est pas républicaine, et qu'elle mourra le jour où
elle le redeviendra.
Dans l'intervalle d'une délibération à l'autre sur la loi de l'enseignement,
l'assemblée s'est occupée de deux questions importantes, celle des associations
d'ouvriers et celle des commandemens militaires. Parlons d'abord de celte se-
conde question .
Il était facile de prévoir que la mesure des commandemens militaires serait
violemment attaquée par la montagne. Cette mesure a été prise contre le parti
démagogique. Elle a pour but avoué d'intimider et de comprimer l'esprit révo-
lutionnaire, qui se réveille avec une certaine énergie sur quelques points du
territoire. Il ne faut pas croire en effet que toute la France soit aussi calme
que l'a été Paris durant ces derniers mois. Paris, en ce moment, jouit d'une
certaine tranquillité relative, qu'il doit sans Joute beaucoup moins à son in-
souciance ou à la soumission volontaire des ennemis de l'ordre qu'à la vigi-
lance de l'armée et à celle de son illustre chef, le général Changarnier. Paris,
du reste, n'a pas oublié le 24 février, ni le 15 mai, ni le 24 juin, ni beau-
coup d'autres dates de même espèce, qui sont inscrites en lettres ineffaçables
dans son calendrier révolutionnaire, et il serait bien imprudent ou bien ma-
gnanime, s'il les oubliait; mais il a ses affaires et ses plaisirs, et, si la politique
l'occupe, elle l'occupe sans l'absorber ni le dominer. Il n'en est pas ainsi, mal-
heureusement , de plusieurs contrées de la France, où le socialisme s'est re-
tranché, comme dans son domaine, pour y braver impunément les pouvoirs
publics. Là de terribles menaces se font entendre, et les passions de juin sem-
blent prêtes à se rallumer. Le gouvernement ne pouvait fermer les yeux sur
de pareils symptômes. Il a compris que son devoir était de se préparer à tout
«▼énement. Pour rendre, en cas de besoin, la réja-ession plus prompte et plus
sûre, il a concentré les commandemens militaires de plusieurs provinces en-
tre les mains de trois officiers-généraux connus pour leur dévouement iné-
branlable à la cause de l'ordre. Naturellement, ce système de concentration ne
pouvait plaire à la montagne, qui est toujours disposée à croire que la société
«st trop fortement défendue; naturellement aussi, et par des raisons diftërentes,
il devait convenir au parti modéré. D'ailleurs, la mesure est légale. Le décret
dn 12 février ne change pas les circonscriptions militaires, il ne raie pas une
seule circonscription de la carte. Il a seulement pour objet de conférer à trois
'3 ^
I
REVUE. — CHRONIQUE. 039
officiers-généraux des pouvoirs supérieurs à ceux des divisions. Or, la réunion
de plusieurs divisions dans une seule main n'est pas interdite par la loi, et il
y a eu plusieurs exemples de cette mesure sous les gouvernemens piëcédens.
La légalité est donc pour le décret du 12 février aussi bien que l'opportunité!
La montagne aurait bien" voulu profiter de cet incident pour faire un coup de
théâtre à sa manière. Elle a cru l'occasion favorable pour traduire à la barre
de l'assemblée la politique du 10 décembre, et pour dévoiler les desseins de
l'Elysée. L'honorable membre qui s'est chargé du rôle d'accusateur a eu néan-
moins peu de succès. Il en a été pour ses frais de courage et d'éloquence. Il a
eu beau dérouler à la tribune les preuves du grand complot tramé contre la
constitution; la majorité, qui entend parlQF de ce complot tous les matins sans
le voir aboutir, et qui, à force d'en entendre parler, est bien excusable à la fin
de ne pas y croire, la majorité est restée muette, et a pleinement ratifié par
son vote la politique du gouvernement. M. le ministre de la guerre, provoqué
par des interruptions violentes, a défendu cette politique avec une fermeté d'at-
titude et de langage que nous approuvons sans réserve. En résumé, dans les
circonstances actuelles, la mesure des commandemens militaires est un ser\ice
rendu à la société. De la part du gouvernement du .31 octobre, elle a ceci de
particulier à nos yeux, qu'elle n'est pas une démonstration vaine, une parade
inutile, mais le signe d'une politique nette et résolue, qui procède sans bruit
et sans éclat, et qui agit par là d'autant plus sûrement.
Des esprits difficiles ont remarqué qu'aucun orateur de la majorité n'avait
pris la parole dans cette discussion. Ils ont regretté que le ministre de la guerre
ait été seul à défendre le gouvernement attaqué. A cela, on peut répondre deux
choses : c'est que le vote de la majorité ne permet pas d'accuser son silence;
c'est qu'ensuite ce silence s'explique par la nature même du débat qui était
engagé. La majoi'ité, bien certainement, ne peut désapprouver des actes de
vigueur : elle est la première, au contraire, à les réclamer et à en reconnaître
l'impérieuse nécessité; mais elle ne peut se dissimuler que la France, ainsi
poussée vers des mesures extrêmes par les implacables ennemis de sa liberté
et de son repos, s'avance de plus en plus dans une voie qui fait naître de tristes
réflexions. Avec l'état de siège rendu permanent sur une partie du territoire,
avec des commissaires extracn-dinaires dans les départemens, avec ces nouveaux
commandemens militaires, qui transforment les garnisons de nos provinces en
plusieurs armées d'occupation, la France, on est bien forcé d'en convenir, n'est
plus que l'ombre d'elle-même. Ce n'est plus ce pays que nous avons connu, si
jaloux de son indépendance et de sa dignité, si fier de sa liberté régulière. La
caserne et le bivouac deviennent de plus en plus le régime habituel de notre
société. Le régime est légal, cela est vrai : il faut le soutenir, puisqu'il est au-
jourd'hui le plus sûr rempart de l'ordre; mais il est permis de le soutenir si-
lencieusement, avec une attitude de résignation et de tristesse : c'est bien Je
moins qu'on puisse rendre cet hommage à l'ancienne liberté qu'on a perdue.
Si nous comprenons et si nous approuvons l'attitude que la majorité a prise
dans la discussion sur les commandemens militaires, nous comprenons beau-
coup moins l'excessive tolérance qu'elle a montrée en faveur de la proposition
relative aux associations- d'ouvriers. Nous ne voulons pas dire qu'il n'y ait rien
940 REVUE DES DEUX MONDES.
à faire sur ce point. Nous ignorons si, en effet, le principe d'association ne pour-
rait pas être appliqué d'une manière utile aux classes ouvrières sans ébranler
les bases constitutives de l'industrie elle-même; mais il est certain que le pro-
blème, dans les termes du moins où on le pose, n'a encore été résolu nulle part,
et qu'il l'est moins que partout ailleurs dans le système soumis à l'assemblée.
Ce système n'est encore, à vrai dire, qu'une nouvelle rêverie socialiste, aussi
dangereuse et aussi subversive dans son application que toutes les chimères du
même genre dont la ti-ibune et la presse ont déjà fait justice. Un excellent dis-
cours de M. Léon Faucher a rétabli les vrais principes sur cette matière. Nous
aurions désiré que ce discours eût produit un résultat plus décisif. Après cette
savante analyse et cette réfutation péremptoire, la proposition était jugée;
pourquoi n'a-t-elle pas été immédiatement écartée? Pourquoi une seconde
délibération, qui n'apprendra rien de plus que la première, et qui fera perdre
à l'assemblée un temps précieux?
Puisque l'assemblée a décidé que la question des associations ouvrières serait
discutée de nouveau, on trouvera bon que nous disions ici quelques mots du
système qui a été proposé.
Que demandent les auteurs de ce système? Ils demandent que les associa-
tions d'ouvriers puissent être appelées à exécuter comme concessionnaires
les travaux de l'état , ceux des départemens, des communes et des établisse-
mens publics; ils demandent que ces associations soient dispensées de four-
nir des oautionnemens; de plus, pour les mettre à l'abri de toute concur-
rence sérieuse, ils demandent que l'état impose aux entrepreneurs la fixation
d'un minimum de salaire. Telle est la proposition dans ses termes les plus gé-
néraux. On voit que nous revenons au Luxembourg et aux ateliers nationaux.
Le socialisme parlementaire d'aujourd'hui n'a pas l'esprit de M. Proudhon ni
le genre d'éloquence de M. Louis Blanc; mais il n'est pas moins révolution-
naire. Au fond, c'est toujours la même guerre contre le capital, contre le sa-
laire, contre la concurrence, contre tous les principes qui font la base de l'in-
dustrie moderne. On veut supprimer le capital, non pas le capital de l'état, car
on compte bien le retenir pour subventionner toutes ces associations, qui, ré-
duites à elles-mêmes, seraient presque toujours sans ressources, mais on veut
supprimer le capital des entrepreneurs. On veut pouvoir se passer d'eux; on
veut élever l'ouvrier de la condition de salarié à celle d'associé volontaire; on
veut supprimer par là ce qu'on appelle les intermédiaires, c'est-à-dire les pa-
trons, les chefs d'industrie, les véritables directeurs du travail, ceux qui ont
l'intollii'ence, la capacité, l'esprit de conduite, ceux enfin sans lesquels l'in-
dustrie s'arrêterait et retomberait aussitôt dans la barbarie. On veut supprimer
la hiérarchie du salaire, cette hiérarchie légitime qu'on a si mdignement ca-
lomniée en l'appelant de ce mot ingrat et perfide — l'exploitation de l'homme par
l'homme, et qui n'est autre chose que la hiérarchie du bon sens et de la jus-
tice. On veut, en un mot, sous le prétexte d'une réforme dans le système des
travaux publics, faire une révolution dans le système industriel et dans tout le
mécanisme de la société, car il est bien évident que si les associations ouvrières
commanditées et patronées par l'état venaient à accaparer une grande partie
des travaux publics, qu'elles exécuteraient d'ailleurs fort mal, et à évincer les
BEVUE. — CHRONIQUE. 941
entrepreneurs en rendant toute concurrence impossible; il est bien évident,
disons-nous, que le système ne s'arrêterait point là, que les associations ou-
vrières s'étendraient à l'industrie privée comme à l'industrie payée sur les
caisses publiques, qu'elles s'étendraient par conséquent aux travaux de l'agri-
culture, à ceux des manufactures et des usines, tout aussi bien qu'à ceux des
canaux et des chemins de fer, — qu'il en résulterait dès-lors une modification
profonde dans les conditions respectives du capital et du travail, et par suite
un bouleversement général dans les habitudes et dans les lois constitutives de
la société.
Si encore l'expérience n'avait rien dit là-dessus, si l'on pouvait croire qu'un
pareil système, au prix d'immenses sacrifices et en ne tenant aucun compte de
ces situations intermédiaires que l'équité commande et protège, pût faire le
bonheur de ceijx dans l'intérêt desquels on réclame son application! mais non,
l'expérience a déjà parlé. Les faits sont là qui prouvent, avec la dernière évi-
dence, que le système est détestable, et qu'il ne convient pas plus aux intérêts
des ouvriers qu'à ceux de l'état.
Un crédit de 3 millions a été voté en juillet 1848 par l'assemblée consti-
tuante, pour être réparti, sous forme de prêt, entre les associations d'ouvriers
qui se présenteraient pour exécuter certains travaux. Quel a été l'emploi de ce
crédit et quels ont été les résultats de la mesure? Une commission de l'assem-
blée nationale a fait dernièrement une sorte d'enquête à cet égard. Elle nous
apprend d'abord que le crédit de 3 millions n'est pas encore épuisé, parce qu'il
ne s'est pas trouvé un assez grand nombre d'associations présentant des ga-
ranties suffisantes pour être admises à partager la subvention du trésor. Ce ne
sont pas les ouvriers qui songent à s'associer et à se soustraire à la tyrannie
du capital et des entrepreneurs, ce sont les prétendus amis politiques des ou-
vriers qui veulent les associer malgré eux. Aussi une cinquantaine d'associa-
tions seulement, dont trente à Paris et vingt dans les départemens, ont pris
part au crédit , et comment se sont formées ces associations? Est-ce la frater-
nité qui les a fait naître? Est-ce un sentiment d'indépendance? Est-ce le besoin
d'expérimenter en commun une nouvelle théorie sociale? Mon Dieu ! non. U
plupart sont nées du contre-coup des événemens poUtiques. C'est la crise in-
dustrielle qui les a formées, c'est la nécessité de gagner du pain. Des ouvriers
sans travail sont venus chercher un refuge dans ces ateliers temporaires, parce
qu'ils ne pouvaient en trouver ailleurs. Un grand nombre y ont trouvé la mi-
sère. Sur les trente associations de Paris, il y en a onze qui paraissent avoir
fait des bénéfices, il y en a seize qui sont en perte; les trois autres ont déjà fait
faillite. La moyenne des salaires a été inférieure à celle des ateliers libres. Là
oîi d'anciens patrons se sont associés avec les ouvriers, l'association a quelque-
fois réussi; mais là où les ouvriers se sont associés entre eux, la discorde, l'in-
discipline, les démissions fréquentes, l'absence de toute direction, ont rendu
le succès impossible. Et qu'on ne croie pas que ces associations périssent au-
jourd'hui parce qu'elles ont été abandonnées à eUes-mêmes. L'état, loin de les
abandonner, n'a pas cessé d'étendre sur elles une main tutélaire. Après les
avoir secourus de son argent, il leur a prêté ses ingénieui-s, ses bureaux, sa
comptabilité; il est intervenu dans leur gestion pour les éclairer, pour apaiser
042 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs différends, en un mot pour les diriger. Après s'être fait leur tuteur, il s'est
fait leur patron, il a même éfé jusqu'à leur assurer certains privilèges dans ses
règlemens, et en cela il a été trop loin , car son devoir est de tenir l'équilibre
entre tous les intérêts, et il ne faut pas que des encouragemens accordés à des
travailleurs subventionnés dégénèrent en un moyen de concurrence contre les
travailleurs libres; mais peu importe dans la circonstance. Les vices inhérens
aux associations ouvrières étaient tellement profonds, et leur faiblesse était tel-
lement incurable, que cette protection spéciale de l'état n'a pu exercer sar
elles qu'une influence restreinte. Elle n'a fait que diminuer le chiffre d^
ruines.
Chose remarquable cependant : si ces associations ont été si faibles, ce n'est
pas qu'elles aient mis en pratique les doctrines industrielles de ceux qui se pro-
clament leurs fondateurs et leurs soutiens. Si elles avaient suivi ^es doctrines,
nul doute que leur ruine eût été plus prompte; mais elles se sont bien gardées
de les appliquer, et c'est là un argument décisif qu'il ne faut jamais se lasser
de reproduire lotîtes les fois qu'on en trouve l'occasion. Qui n'aurait cru, en
effet, que ces malheureux ouvriers, à peine sortis de la fournaise du Luxem-
bourg, parvenus enfin à former des associations, maîtres d'eux-mêmes et par-
faitement libres d'insérer dans leurs statuts toutes les clauses qu'il leur plairait
d'imaginer, ne se fussent empressés de réaliser les chimères dont on avait rem-
pli leur cerveau? Qui les empêchait alors de déclarer que tous les salaires se-
raient égaux, que tous les pouvoirs seraient également partagés entre les asso-
ciés, que tout serait de niveau et en commun? Eh bien ! c'est justement le
contraire qu'ils ont fait. On leur avait dit : Partagez également les salaires; ils
ont voulu que les salaires fussent différons, et généralement là où l'égalité des
salaires a été proposée, il y a eu des protestations unanimes. On leur avait dit:
Partagez également les attributions; ils ont nommé des gérans, des conseils
d'administration, des conseils de surveillance; ils ont cherché à organiser, tant
bien que mal, une hiérarchie. Ce n'est pas tout. On leur avait dit : Plus dé
travaux à l'entreprise, plus d'exploitation de l'homme par l'homme, et il est
arrivé dans certaines associations que les ouvriers se sont faits entrepreneurs,
et que des frères ont exploité leurs frères avec la subvention du trésor. Ces as-
sociations, et ce sont à peu près les seules qui aient prospéré, ont appelé auprès
d'elles des ouvriers auxiliaires cpi'elleis ont payés à la journée. Or ce système,
en termes d'industrie, s'appelle tout simplement le marchandage, et tout le
m<Mide sait que le marchandagje est une excellente chose : c'est un progrès réel,
un échelon par lequel Touvrier intelligent et actif s'élève à la condition d'en-
trepreneur; mais ce n'est pas imqprogrès de faire le marchandage avec les fonds
de l'état.
Les élections auront lieu le 4# mars. Les partis sont en présence et dressent
leurs listes préparatoires. Comme toigourS, ce sont les adversaires du parti de
l'ordre qui ont pris les devans, etqïii lai offrait l'utile secours de leur exemple.
Les adversaires du parti de l'ordre serowt partout fidèles à leur vieille tactique,
qui est de ne pas se diviser au scnrtin. Il y a peu de jours encore, on s'inju-
riait d'un camp à l'autre, on se lançait des anathèmes et des imprécations, on
se ridiculisait à qui mieux mieux. Et nous, qui assistions à cette lutte fratri-
REVUE. — CWHOMOUE. d|3
cide, n<Mis nous disions : Laissons ces excellens frères se déchirer entre eux,
puisqu'ils le veulent; pendant qu'ils se mangeront les uns les autres, ils ne son-
geront pas à nous dévorer. Mais aujourd'hui la paix est faite; l'harmonie est
rétablie entre toutes les sectes. Les démocrates et les socialistes, les purs et les
exaltés, les démagogues de toutes couleurs n'auront qu'une seule liste, et, sur
cette liste, ce sont naturellement les couleurs les plus tranchées qui domine-
ront. La république pure ira grossir les rangs du socialisme le plus rouge et Ir
plus effréné. Après cela, bien extravagans ou bien coupables seraient ceux qui,
dans le parti modéré, s'imagineraient qu'il leur est permis de discuter et de
remanier les listes définitives arrêtées par les comités de Paris et des départe -
mens. Électeurs du parti de l'ordre, vous n'avez qu'une seule conduite à tenir.
Faites des listes préparatoires : c'est le seul moyen de ne pas éparpiller vos
votes. Faites des scrutins préparatoh-es : c'est le seul moyen de corriger, pour
le moment, le suffrage universel, en le transformant en une sorte d'élection à
deux degrés; mais, une fois vos listes arrêtées, n'y changez rien. Volez les yeux
fermés la liste de vos comités électoraux. Que personne ne s'imagine qu'il a à
lui seul plus d'esprit que tout le monde, et qu'il lui est permis de faire usage
de son esprit. Autrefois, et dans certaines circonstances, ce pouvait être une
preuve de bon sens, et assurément de conscience, de ne pas se mêler au gros
de la foule des partis politiques, de garder son indépendance et son libre ar-
bitre, d'observer la neutralité, et cette neutralité intelligente avait quelquefois
son bon côté; mais aujourd'hui la poUtique de tout le monde est d'obéir aveu-
glément à la consigne. Le suffrage universel avec le scrutin de liste n'admet
plus que des automates. Soyons donc des automates, puisqu'il le faut, et puisque
d'ailleurs il n'y a pas si grande humiliation à être un automate en politique,
quand tout le monde l'est.
Les affaires de la Grèce continuent d'attirer l'attention de l'Europe. Il y* là
une grande énigme ou une misérable incartade. Tout le monde maintenant
sait quel était le but de lord Palmerston et de ses agens. Il voulait exciter une
révolution en Grèce, et nous lisons partout que les agens anglais disent aux
Grecs : Voulez-vous vous délivrer d'un blocus qui vous ruine? Renvoyez votre
roi! Singulier jeu que celui que joue lord Palmerston! Dans les iles Ioniennes,
l'Angleterre réprime avec la dureté la plus énergique les moindres tentatives
d'insurrection , et elle se plaint que l'esprit révolutionnaire ait essayé d'a-
giter le repos des îles de l'Adriatique. En même temps et à quelques pas de
là, l'Angleterre essaie elle-même de faire une révolution. Loin d'y réussir, elle
ne fait que resserrer les liens qui unissent la Grèce à son roi. Les agens an-
glais s'étonnent de ce résultat; mais ils n'en persistent pas moins dans leurs
mesures de violence. Quant à nous, nous ne sommes pas surpris que les agens
anglais aient si mal prévu l'effet du guet-apens quîils ont dressé à la Grèce. Les
agens anglais ne daignent pas, en général, savoir les sentimens du pays où Us
résident; Us se contentent de savoir quel est, dans ce pays, l'intérêt de l'An-
gleterre; de tout le reste, ils se soucient peu. Auraient-ils vu que l'intérêt de
l'Angleterre est que la Grèce ne prospère pas, et qu'eUe n'ait ni commerce m
marine? On le croirait, en vérité, à voir l'attention persévérante que met l'An-
gleterre à entraver les progrès du royaume heUénique.
94.4 REVUE DES DEUX MONDES.
Si c'est à la Grèce qu'en veut la puissante Angleterre, si c'est la brebis du
pauvre que le riche veut immoler, c'est bien misérable, Si c'est à quelque
autre puissance que lord Palmerston veut s'attaquer, si c'est avec la Russie
qu'il veut engager la grande querelle qui sera la fin de l'Europe , à quoi bon
ces détours? Quant à nous, nous ne voulons faire qu'une seule réflexion sur
l'agitation de la politique de lord Palmerston. Il peut croire qu'il est bon que
le continent, sans cesse occupé et troublé, n'ait pas le temps de se livrer aux
travaux de l'industrie et de l'agriculture; il peut croire qu'il est bon que la
Suisse soit engagée à résister aux légitimes exigences de l'Allemagne, afin
qu'il y ait une guerre ou une crainte perpétuelle de guerre sur le continent et
que tout soit toujours tenu en suspens. Mais, quelles que soient les prévisions
ou les intentions de lord Palmerston, il est important que la France, dans les
questions que suscitera l'Angleterre en Orient à propos de la Grèce, ou en Oc-
cident à propos de la Suisse, n'ait jamais qu'une politique purement française.
La France a partout intérêt à la paix; c'est son intérêt au dehors, c'est son in-
térêt au dedans. Au dehors, elle a intérêt au statu quo de l'Orient, car il n'y a
pas de part pour elle dans le remaniement de l'Orient. En Allemagne , elle a
intérêt au statu quo, car elle ne peut voir qu'avec peine s'aflaiblir de plus en
plus les petits étals de l'Allemagne qu'elle a toujours protégés, et il est bien
évident aujourd'hui que les révolutions et les guerres en Allemagne auront
pour premier effet la destructition des petits états. Quant aux grands états de
l'Allemagne, la Prusse et l'Autriche, une guerre entre ces deux états les livre-
rait tous deux, affaiblis et épuisés, au protectorat de la Russie. La France a
également intérêt au statu quo en Suisse, c'est-à-dire au maintien de l'indé-
pendance helvétique, à condition que la Suisse ne fera pas de son tenitoire le
champ d'asile des révolutionnaires européens; car, si l'indépendance de la
Suisse était menacée et surtout menacée par une guerre engagée entre la ré-
volution et la contre-révolution, la situation de la France serait bien difficile :
le choix du drapeau lui serait impossible, et la neutralité pourtant lui serait
impraticable. Voilà au dehors l'intérêt que la France a à la paix. Au dedans,
l'intérêt est aussi grand. Il est des personnes qui croient que la guerre serait
une utile diversion à l'esprit révolutionnaire qui nous dévore; nous croyons,
au contraire, que le premier effet de la guerre serait d'aviver encore la fièvre
révolutionnaire, sans augmenter la force nationale. Nous reviendrons, s'il y a
lieu, sur ce grave sujet. Nous ne voulons aujourd'hui qu'arriver à cette con-
clusion : c'est que, la guerre étant pour nous la plus périlleuse des chances, il
ne faut nous y exposer que dans l'intérêt d'une politique toute française. Il ne
faut faire la guerre que si nous ne pouvons pas faire autrement. La guerre
inévitable est la seule qui ne soit pas un péril social.
En résumant, il y a quinze jours, les premiers débats du parlement anglais,
nous disions que le sort du ministère whig nous paraissait dépendre plus que
jamais de l'attitude que prendraient vis-à-vis de lui les amis de sir Robert Peel,
Nous étions loin de prévoir que nos paroles recevraient si tôt la plus complète
justification. Nous avons laissé en présence le ministère, entièrement rassuré par
une majorité de plus de cent voix dans la chambre des communes, et la mino-
rité protectioniste déconcertée par la désertion de quelques-uns de ses membres
REVUE. — CHRONIQUE. 945
et l'abstention de quelques autres. Les journaux libre-échangistes célébraient
sur tous les tons la victoire qu'avait remportée la cause du free trade, et rappe-
laient sans cesse à leurs adversaires le défi porté par M. Cobden à M, Disraeli
d'engager dans la chambre des communes un débat décisif sur la question
théorique des avantages et des inconvéniens du libre-échange. Ce défi avait été
accepté par M. Disraeli et M. H. Drummond; il fallait que les chefs des tories
tinssent cet engagement, afin que le protectionisme demeurât enseveli dans une
dernière et honteuse défaite,
M. Disraeli pensait à transporter la lutte sur un tout autre terrain. Il faisait
bonne contenance, il annonçait comme prochaine une motion sur les résultats
du libre-échange; mais il était trop clairvoyant pour ne pas comprendre que
renouveler une pareille lutte, ce serait renouveler les échecs de son parti.
Chaque fois que la question se trouverait posée entre la protection et le libre-
échange, whigs, peelites et radicaux voteraient ensemble, et ainsi se recompo-
serait toujours la formidable majorité qui a fait passer l'adresse. M. Disraeli ne
pouvait espérer de détacher les radicaux du ministère; le débat sur la conduite
du gouverneur de Ceylan lui avait montré avec quel soin les radicaux évitaient
de voter avec les tories; on pouvait attendre d'eux tout au plus un vote isolé,
mais jamais un concours, l'affinité naturelle des opinions devant les faire pen-
cher toujours du côté du ministère.
M, Disraeli était donc ramené à ne comprendre dans ses calculs que les amis
de sir Robert Peel, fraction détachée, il y a quatre ans, du grand parti tory, et
qu'il fallait essayer de faire rentrer dans ses rangs. Les débats de la dernière
session avaient prouvé que l'ascendant de sir Robert Peel sur ses amis n'était
plus le morne. Si la retraite pouvait convenir à sir Robert Peel, satisfait d'exer-
cer une sorte de protectorat sur le cabinet whig, il n'en était pas ainsi de quel-
ques-uns de ses anciens collègues, qui, dans la force de l'âge et du talent, de-
vaient difficilement se résigner à un perpétuel efi"acement. Aussi vit-on l'année
dernière le comte de Lincoln, M. Gladstone et quelques autres des anciens
collègues de sir Robert Peel se mettre en hostilité ouverte contre le cabinet, et,
tout en se distinguant des tories, voter pour lui quand son existence était mise
en péril, puis le lendemain l'attaquer sur la politique extérieure ou sur l'admi-
nistration coloniale, au risque de le mettre en minorité. Leurs efforts n'a-
vaient pas été secondés en 1849 par les tories, qui ne se souciaient pas d'aider
des amis de sir Robert Peel à forcer l'entrée du ministère. Le comte de Lmcoln
s'est décidé cette année à abandonner la partie et à voyager; les autres demeu-
raient dans la chambre des communes, flottant entre le ministénahsme et
l'opposition. Il fallait leur ofl-rir une occasion de se prononcer contre e mmis-
tère, sans renier l'appui qu'ils ont donné à la politique libre-echang.ste; iltaJ-
lait donc mettre à l'écart la question du libre-échange et de la protection. R^n
ne convenait mieux à M. Disraeli, qui ne croit guère à la possibilité du réta-
blissement des lois sur les céréales, et qui ne soutient cette thèse que par une
nécessité de parti. Il a donc présenté une motion pour une meilleure organisa-
tion des poor-rates ou contributions pour les pauvres.
L'annonce de cette motion a excité d'universelles risées dans la Presse hbi^-
échangiste; le Chronide et le Daily-Neivs n'ont pas tari sur ce sujet. M^ DisraeU
TOME V.
946 REVUE DES DEUX MONDES.
modifiant l'assiette des contributions pour les pauvres, M. Disraeli parlant
finances et impôts, M. Disraeli économiste! c'était à n'en pas revenir. Le parti
protectioniste, si dénué de sens et d'idées, avait un chef plus ridicule que lui-
même et qu'il fallait mettre aux Petites-Maisons. La proposition de M. Disraeli
peut avoir de graves inconvéniens, surtout aux yeux des Anglais qui limitent
autant que possible la sphère d'action du pouvoir central; mais elle apporterait
un soulagement incontestable à l'agriculture. Elle consiste à mettre à la charge
du trésor public les contributions pour les pauvres, auxquelles il est pourvu
aujourd'hui par des taxes locales sur la propriété immobilière. Elle dégrève
donc l'agriculture sans toucher en rien à la question du libre-échange et de la
protection.
La proposition était habilement conçue; elle a été développée avec plus d'ha-
bileté encore, et sir Robert Peel lui-même n'a pu s'empêcher de rendre hommage
au talent déployé par M. Disraeli. Voici comment celui-ci a posé la question :
,« Avant d'inaugurer la politique du libre-échange, vous avez employé les excé-
dons de recettes du trésor a soulager les classes manufacturières, vous avez fait
disparaître les droits sur les matières premières, vous les avez diminués sur
beaucoup d'objets de consommation, vous les avez abolis sur les céréales. Vous
vous retrouvez aujourd'hui en présence d'un excédant de 50 millions ; faites
pour l'agriculture ce que vous avez fait pour l'industrie. De votre aveu , le
commerce et l'industrie prospèrent; de votre aveu, l'agriculture seule ne par-
tage pas la prospérité générale, et votre politique en est en partie la cause.
Venez en aide à l'agriculture en la déchargeant des conti-ibutions pour les
pauvres; vous prouverez ainsi qu'en eflet vous n'êtes pas ses adversaires systé-
matiques, et que vous n'êtes pas inféodés aux intérêts industriels.
Il n'y avait rien à répondre à cette argumentation, aussi n'y a-t-on pas ré-
pondu. Quelques orateurs se sont évertués à prouver que la mesure proposée
par M. Disraeli ne produirait aux agriculteurs que la minime économie de
quatre ou de six pence par livre sterling d'impositions. Si petite qu'elle fût,
l^conomie n'en était pas moins réelle. D'autres ont prétendu qu'il serait plus
avantageux à l'agriculture de demander le rappel de la taxe sur les briques,
qui produit 10 millions au trésor, et qui rend les constructions agricoles plus
coûteuses, ou d'obtenir la modification de tel ou tel impôt. C'était là autant
d'aveux indirects, qui constataient la légitimité des réclamations de l'agricul-
ture. Personne, du reste, n'a contesté la réalité et l'étendue des souffrances des
classes agricoles. La discussion n'a pas tardé à s'animer; sir James Graham et
»ir Robert Peel sont venus, l'un après l'autre, au secours du ministère, qui n'a
réuni néanmoins que 273 voix contre 252, et dont la majorité par conséquent
est descendue de plus de 100 voix à 21 seulement.
Ce résultat est dû presque uniquement à la position prise par M. Gladstone,
l'un des anciens collègues de sir Robert Peel. Lorsque, dans la session der-
nière, M. Gladstone attaqua le ministère à propos des affaires du Canada,
sir Robert Peel prit la défense du comte Grey, et tança assez vertement ses an-
ciens lieutenans. On peut dire que, cette année, M. Gladstone a pris sa re-
vanche. Il s'est chargé de répondre à sir James Graham, et il l'a fait avec une
extrême vivacité. Il a déclaré que, pour sa pai-t, il ne voyait pas que U ques-
I
I^P REVUE. — CHRONIQUE. «)47
tion de la protection eût rien à faire dans le débat, qu'il ne voulait supposer à
M. Disraeli aucune arrière-pensée, et qu'au besoin il n'hésiterait pas à séparer
la motion de son auteur. L'agriculture souffre profondément par suite dos der-
nières mesures législatives, elle a raison de demander que les premières res-
sources du trésor soient appliquées au soulagement de sa détresse; la motion
de M. Disraeli est donc fondée en droit et en justice, et on doit la voter pour
imposer au gouvernement l'obligation de s'occuper des classes agricoles.
Ce discours a produit un effet décisif. Ni sir Robert Peel, ni M. Bright, ni
lord John Russell n'ont réussi à détruire l'impression qu'il avait laissée. Non-
seulement tous ceux des tories qui, avec lord Drumlanrig, avaient voté pour
le ministère dans la discussion de l'adresse , sont revenus au bercail; mais \en
plus actifs et les plus intelligens des amis de sir Robert Peel, lord Mahon,
M. Charteris, M. Monsell, sir Frédéric Thesiger, ont suivi M. Gladstone dans
sa défection. M. Sydney Herbert était malade, mais on assure qu'il aurait tenu
la même conduite que M. Gladstone, et cependant il est du nombre de ceux des
amis de sir Robert Peel auxquels des portefeuilles avaient été ofl'erts par lord
John Rnssell. Enfin les listes du vote constatent que seize députés liWraux ont
cette fois fait cause commune avec les tories. Les députés anglais et irlandais
se sont trouvés partagés par moitié, et les vingt et une voix qui composent la
majorité ministérielle sont exclusivement celles des députés écossais, qui sont
désintéressés dans la question. Aussi la presse tory répète sans cesse que, battu»
numériquement , les protectionistes ont eu moralement la victoire , et elle
annonce la prochaine dissolution du ministère.
Il est certain que ce premier avantage a enflé le courage des tories; lord
Stanley a pris, dans la chambre des lords, une altitude plus hostile, et il vient
de faire échouer un bill présenté par le gouvernement pour réformer l'admi-
nistration et la répartition des revenus ecclésiastiques. Nous avons peine néan-
moins à croire que la chute du ministère whig soit prochaine; il est seulement
possible que, pour s'assurer l'appui et le concours assidu de ceux des ^mis de
sir Robert Peel qui n'ont pas encore passé aux tories, il ouvre ses rangs à sir
James Graham, qui, après quinze ans d'absence, rentrerait ainsi dans le parti
whig. Tout dépend du reste du débat qui va prochainement s'engager sur l'af-
faire de Grèce. Le rimes a pris une attitude décidément hostile à lord Pal-
raerston, et celui-ci, par un contraste bizarre, attaqué par les journaux mi-
nistériels, a pour défenseurs l'organe des radicaux, le Daily-News. et l'organe
des ultra-tories, le Morning-Post. Ce qui rend l'issue du débat douteuse, c'ert
que les deux ministres du nom de Grey, adversaires habituels de lord Pal-
raerston, sont cette fois d'accord avec lui. La question des réclamations adres-
sées à la Grèce a été soulevée en eflet et engagée par le gouverneur actuel des
lies Ioniennes, sir Henry Ward, parent et ami du comte Grey et de sir Geoi-ge
Grey. Ceux-ci ne peuvent donc exiger le sacrifice de lord Palrnerston sans
abandonner en même temps leur parent. L'avenir nous dira s'ils sont capables
d'immoler les affections de famille aux rivalités et aux exigences de la poliliquë;
En Espagne, la confirmation officielle de la grossesse d'Isabelle II est ventrt'
faire diversion à tous les incidens ordinaires de la politique. Cet événement,
en effet, coupe court à la dernière chance de guerre civile. M. le duc de Mont-
948 REVUE DES DEUX MONDES.
pensier a parfaitement réussi au-delà des Pyrénées; mais on se rappelle à
quelles odieuses insinuations avait donné lieu la stérilité supposée du mariajif
de la reine, et, pour qui connaît la farouche susceptibilité du peuple espagnol
en matière d'influence étrangère, il n'est pas douteux que, si le cas prévu par-
la jalousie britannique s'était réalisé, la succession d'Isabelle II aurait donné
lieu à des difficultés sérieuses. Lord Palmerston voyait plus loin qu'on ne le
croit, lorsque, il y a deux ans, il arrachait au comte de Montemolin une pro-
testation formelle de libéralisme. Dégagé du principe absolutiste, le jeune pré-
tendant eût pu, à un moment donné, faire une pointe dangereuse sur le terrain
du sentiment national. Cette chance suprême lui échappe, et, à l'heure qu'il
est, il a probablement dû renoncer aux nouveaux projets d'insurrection qu'où
lui attribuait depuis quelques mois.
De ces bruits, il reste cependant un fait sérieux et qui impose au gouverne-
ment espagnol une vigilance exceptionnelle.
D'après la rumeur publique, ce n'était plus seulement sur la ligne des Pyré-
nées que le comte de Montemolin aurait recommencé cette fois ses tentatives :
il n'aurait songé à rien moins qu'à s'emparer de l'île de Cuba. Au premier
abord , un pareil plan n'est que risible. Comment supposer en effet que le pré-
tendant fût en mesure d'armer une flottille, lui qui ne put même pas, il y a
un an , pourvoir à l'entretien de la petite bande recrutée en Catalogne par Ca-
brera? Mais, en y regardant de près, on ne peut s'empêcher d'entrevoir là la
main de l'Angleterre. La conquête, ou tout au moins l'émancipation de l'île
de Cuba, a été de tout temps la grande préoccupation de cette puissance. C'est
en vain qu'elle a essayé, à diverses reprises, tantôt de faire hypothéquer les
créances britanniques sur cette riche colonie, tantôt d'en obtenir la cession di-
recte. L'Espagne a constamment repoussé toute proposition de ce genre. Dés-
espérant d'en venir à ses fins par les voies diplomatiques, l'Angleterre a changé
de tactique. Sous la régence d'Espartero, qui était, comme on sait, à la merci
du cabinet de Londres, un certain M. TurnbuU, consul britannique à la Ha-
vane, se mit à prêcher ouvertement l'insurrection aux nègres. Averties à temps
de ce fait , les cortès en témoignèrent la plus vive irritation , et le gouverne-
ment britannique se résigna à révoquer M. TurnbuU de ses fonctions consu-
laires, mais en le laissant toujours à Cuba avec le titre aussi nouveau que si-
gnificatif de protecteur des nègres. Devant cette nouvelle provocation, l'indigna-
tion des cortès atteignit un tel degré de vivacité, que l'Angleterre, pour sauver
son protégé Espartero, céda encore : elle consentit au rappel définitif de
M. TurnbuU, après avoir toutefois arraché à la faiblesse du gouvernement es-
pagnol un règlement dont la mise en vigueur aurait enlevé aux planteurs toute
garantie vis-à-vis des esclaves.
Aujourd'hui que les rapports officiels sont interrompus entre les cabinets de
Londres et de Madrid, aujourd'hui que le chef du Foreign-Office est lord Pal-
merston, c'est-à-dire le représentant le plus fougueux de la politique envahis-
sante de l'Angleterre, serait-il déraisonnable d'admettre que les projets du
comte de Montemohn sur Cuba se rattachent à une intrigue britannique? Qu'on
ne l'oublie pas : lord Palmerston s'est fait ouvertement le protecteur du pré-
tendant, et lord Palmerston a un afl'ront personnel à venger. L'Angleterre se-
REVUE. — CimONrQUE. 949
rait d'autant plus indulgente pom- un coup de main de ce i;eure, qu'en enle-
vant Cuba à l'Espagne, elle croirait ne Tenlever qu'aux États-Unis, qui convoi-
tent, eux aussi, très ardemment cette reine des Antilles. U n'y a pas long-temps
qu'une bande d'aventuriers américains tenta de s'en emparer. Le projet échoua
complètement; mais, pour qui connaît l'inexorable obstination de la race an-
glo-américaine, ce n'est là évidemment qu'une partie remise. La réprobation
formelle dont ce guet-apens a été l'objet dans le dernier message du président
n'est pas de nature à rassurer entièrement l'Espagne. Outre cette irresponsa-
bilité qui caractérise toutes les démocraties , la démocratie américaine a pour
elle certaine largeur de conscience qui s'accommode de tous les envahisse-
mens. Le gouvernement central peut empêcher qu'une expédition contre Cuba
s'organise dans les ports de l'Union; mais là s'arrêtent de fait et sa responsa-
bilité et son droit. Cette île une fois prise, il ne dépendrait probablement pas
de lui d'en empêcher l'annexion, qui ne serait tout au plus qu'une affaire de
temps.
Contre ce double danger, l'Espagne a, du reste, une garantie puissante, l'in-
térêt même des colons. Éclairée par la perte d'une moitié du continent amé-
ricain sur les vices de son ancien système colonial, l'Espagne a fait à l'île de
Cuba une situation telle que cette île a tout intérêt à rester tidèle à la mère-
patrie. Depuis 1829, son mouvement commercial avec l'extérieur s'est accru
d'un peu plus de 60 pour 100. A l'intérieur, même progression. Le territoire
cultivé de la colonie s'est développé de près d'une moitié en sus. L'industrie
minière y prospère, et les chemins de fer y présentent déjà un développement
de 300 milles anglais. La population blanche s'y multiplie enfin avec une ra-
pidité telle que, sous le rapport de l'immigration, les États-Unis n'ont qu'un
avantage de 7 pour 100 sur l'île de Cuba,
Quelques arrestations politiques sans importance, mais qui prouvent cepen-
dant que le noyau de la petite conspiration carlo-exaltée n'est pas encore dis-
sous, ont été faites le 22 à Madrid, Depuis quelques semaines, la capitale était
inondée de proclamations séditieuses, carlistes ou progressistes, mais généra-
lement dirigées contre le duc de Valence, au nom duquel étaient accolées les
plus injurieuses épithètes. On a découvert la source de ces manœuvres révolu-
tionnaires. Deux personnes qui se chargeaient de la distribution de ces pa-
piers ont été mises en prison. L'auteur principal, le colonel AmetUer, am-
nistié, et l'un des membres les plus turbulens du parti progressiste, a pu se
soustraire aux recherches de la police.
L'Europe orientale tend de plus en plus ouvertement à rentrer dans sa si-
tuation normale. La Russie, dont l'influence a pu paraître un moment fort
menaçante, semble s'étudier à rassurer l'opinion. Le cabinet de Saint-Péters-
bourg a montré qu'il était fort; peut-être veut-il prouver qu'il est modéré.
Il tient plus, dirait-on, à gagner la confiance de l'Occident qu'à lui inspirer des
a-aintes. Les armées russes, en quittant la Hongrie dès le lendemain de leurs
succès, ont donné à entendre que le czar ne songe point à faire de conquêtes
à l'ouest. En évacuant aujourd'hui partiellement les principautés du Danube,
pour se renfermer dans les stipulations de la convention de Balta-Liman, les
Russes annoncent à l'Europe que, pour le moment du moms, ils n'ont point
l'intention de créer de nouveUes difflcultés à la Turquie. Et de fait, si la Russie .
950 REVUE DES DEUX MONDES.
porte au maintien de l'ordre autant d'intérêt que son langage voudrait le faire
croire, elle ne pouvait suivre une autre marche. Des prétentions conquérantes,
une guerre dans l'Europe orientale, auraient plongé ces contrées dans un chaos
complet, qui fût devenu peut-être un foyer inextinguible de révolution. Or, il
en est en ce point pour le cabinet russe comme pour tous les autres cabinets
de l'Europe, l'intérêt de la conservation et de l'ordre est plus pressant que
celui de la conquête. Le czar a beau se sentir appuyé sur une grande force re-
ligieuse et morale; il comprend de même qu'en favorisant le progrès de Tes-,
prit révolutionnaire chez les autres, il pourrait bien à la fin travailler contre
lui-même. L'Europe tout entière doit souhaiter que le czar persévère dans
cette pensée.
Si la Russie prend sincèrement cet honorable parti de ne point susciter de
nouveaux périls à l'Autriche et à la Turquie, ces deux états sortiront avec hon-
neur de la crise où ils sont engagés avec toute l'Europe. La Turquie a beau-
coup à faire pour consolider l'autorité morale qu'elle a ressaisie depuis quel-
ques années au dedans et au dehors, elle a beaucoup à réformer dans l'ordre
social comme dans l'ordre politique; mais, depuis que Reschid-Pacha est revenu
au pouvoir, on ne peut contester qu'il ait signalé son administration par des
actes utiles. Les principes qu'il avait autrefois posés à Gulhané reçoivent cha-
que jour leur application ou leur développement. La tolérance religieuse est
pratiquée, et les chrétiens avouent qu'à cet égard ils n'ont plus de griefs légi-
times contre les Turcs. Chaque jour, l'administration s'ou\Te aux Grecs, aux
Bulgares, aux Valaques ou aux Arméniens. Aussi, en dépit des surexcitations
que ces peuples ont ressenties sous le coup des événemens de Hongrie, ils sont
plus que jamais portés à se rapprocher du sultan. Les fonctions publiques, qui
étaient naguère pour les Turcs un instrument de violence, ont été ramenéef^
à leur vrai caractère. Autrefois les pachas étaient de petits souverains, maîtres
absolus dans leurs pachaliks; ils sont aujourd'hui forcés de respecter eux-
mêmes les lois qu'ils appliquent; leur responsabilité est réelle : l'un d'eux, qui
avait osé abuser de la bastonnade contre son intendant, vient d'être jugé à Con-
stantinople et condamné à balayer les rues dans la ville natale de sa victime,
châtiment qui n'est dépourvu ni de bon sens ni de caractère moral. D'autre
part, l'état social des diverses populations de l'enrrpire est aussi l'objet des préoc-
cupations actuelles du grand-vizir. Pendant qu'il se rencontre chez nous des
gens pour vouloir ramener la propriété à sa forme originaire, à sa primitive
incertitude, le gouvernement turc travaille, au contraire, à l'arracher à ces con-
ditions indécises et flottantes par où elle commence dans l'histoire. Il est en
train de promulguer de sages lois pour régulariser et étendre le droit de suc-
cession parmi les collatéraux. La Turquie mérite ainsi de plus en phis l'inté-
rêt que l'Europe attache à son intégrité et à son avenir.
En Autriche, la situation est analogue et non moins pressante. La révolu-
tion de Vienne et celle de Hongrie ayant tout bouleversé, tout est à recon-
struire. Rendons justice au cabinet actuel; il déploie une grande activité dans
l'œuvre qui lui est imposée de réorganiser de fond en comble le vieil empire
d'Autriche. Pendant qu'on l'accuse au dehors de rêver le rétablissement du
pouvoii- absolu, il réforme, dans une pensée dont le libéralisme ne saurait être
contesté, les codes qui régissent la situation des personnes et des propriétés; ii
REVUE. — CHRONIQUE. ^M
idonne aux provinces des institutions beaucoup plus étendues que celles de nos
conseils-généraux, et il prépare, quoiqu'on le nie, une constitution parlemen-
taire pour Tempire entier. La difficulté de satisfaire à la fois les Croates , les
Serbes, les Valaques, les Slovaques et les Magyars, en divisant la Hongrie, est
la seule cause du retard que ce grand travail de législation éprouve. Le prince
Windischgraetz, qui , dans son commandement en Hongrie, a donné à la no-
blesse magyare toutes les preuves possibles de complaisance et de sympathie,
semble avoir été choisi dans cette question pour médiateur entre le cabinet et
les Magyars. Il est à espérer que les conseils du ban de Croatie seront égale-
ment pris en considération, et que l'on arrivera à un compromis qui, sans sa-
tisfaire entièrement les parties, sera cependant infiniment plus favorable à leurs
intérêts que l'état de choses d'avant la guerre. Des symptômes de méconten-
tement ont éclaté récemment en Dalmatie dans le voisinage des indomptables
Monténégrins; plusieurs fois aussi les Serbes de la Waivodie ont montré des
dispositions hostiles. Sitôt que la constitution générale de l'empire aura été
terminée , les passions suivront un autre cours. Les diverses races dont l'em-
pire est formé ne songeront plus qu'à prendre une position purement légale,
et elles ne demanderont plus qu'au triomphe des majorités le succès de leurs
prétentions. Le cabinet le sait bien. C'est pour cette raison que d'une part il
se hâte de résoudre la question constitutionnelle, et que de l'autre il ne s'ef-
fraie point des protestations isolées que sa politique rencontre chez les DaU
mates et les Serbes.
REVUE MUSICALE.
HENRIETTE 80NTAG. - LES THEATRES ET LES CONCERTS.
Une des rares consolations qui aient été données aux amis de l'art musi^
depuis la révolution de février 1848, c'est de voir reparaître sur la scène du
monde une artiste célèbre qui en avait été l'ornement. M- Sontag, après aw
enchanté l'Europe par la beauté de sa voix, par une vocahsat.on rnerrn^^
et les charmes de sa personne, disparut tout à coup aux yeux de ^'^^^^^^^^^
admirateurs, et alla enfouir l'éclat d'une gloire incontestée et P^^^en^"; a^
quise sous le voile de l'hyménée. M- Sontag devint M"- de R^' /^^^^^^^^^^^^^^^^
In diadème contre une couronne de comtesse, et la muse f ^^ f^^ ^™
une humble ambassadrice. Il a fallu une révolution ^l^^'-ï^^ ^^ nous avions
toutes les existences pour nous rendre la cantatrice ^'"-«"^«J"^^ J"^„*"^"
tant admirée de 1826 à 1830. M-« de Rossi, qm fort ^^-^^-^'^^l^Z es
plaisirs, a perdu son ambassade et une part e de sa fortun^ ^rLondres'qu
redevenue M- Sontag. Après avoir émerveillé a hau e socie e d« j^^^^^^^^^^^
Va accueillie l'hiver dernier -c u-e^-^^^^^^^^^^^^^^^^ pVc pSnTont
se représenter aussi, après vmgt ans de silence, acvdi. f j-
les acclamations intelligentes avaient été jadis son plus beau Utre de gloire.
952 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous l'avons entendue dans deux concerts qu'elle a donnés dernièrement a
Conservatoire; mais, avant d'apprécier un talent encore si admirable, on non
saura gré peut-être de raconter brièvement la jeunesse de cette femme célèbn
tant éprouvée par la destinée.
Henriette Sontag est née à Coblentz, le 13 mai 1805, d'une de ces familL
de comédiens nomades dont Goethe nous a donné, dans son TVilhelm Meisto
la poétique histoire. Éclose, comme l'alcyon , sur la cime des flots orageux
elle connut de bonne heure les vicissitudes et les épreuves de la vie d'artist(
Dès l'âge de six ans, elle débuta à Darmstadt dans un opéra très populaire c
Allemagne, la Fille du Danube {Donau Weibchen), où, dans le rôle de Salomi
elle flt admirer les grâces enfantines de sa personne et la justesse de sa voi\
Trois ans plus tard, ayant perdu son père, Henriette Sontag se rendit avec s
mère à Prague, où elle joua des rôles d'enfant sous la direction de Weber, qu
était alors chef d'orchestre du théâtre. Ses succès précoces lui firent obtenir
par une faveur toute particulière, la permission de suivre les cours du conser
vatoire de cette ville, bien qu'elle n'eût pas encore atteint l'âge fixé par le
règlemens. C'est là que, pendant quatre ans, elle étudia la musique vocale, L
piano et les élémens de la vocalisation. Une indisposition de la première can
tatrice du théâtre lui permit d'aborder, pour la première fois, un rôle asse;
important : celui de la princesse de Navarre de Jean de Paris, de Boieldieu
Elle avait alors quinze ans. La facilité de sa voix, ses formes naissantes, qui, j
Comme les nœuds formés sous l'écorce des saules.
Qui font renfler la tige aux sèves du printemps,
laissaient entrevoir la beauté future, le trouble qui soulevait son cœur et le
remplissait de mystérieux pressentimens, lui valurent un succès qui était dt
bon augure pour l'avenir de son talent.
De Prague, Henriette Sontag se rendit à Vienne, où elle rencontra M""* Main
vielle-Fodor, dont l'exemple et les bons conseils développèrent les heureuses
dispositions qu'elle avait reçues de la nature. Chantant alternativement l'opéra
allemand et l'opéra italien, elle put s'essayer ainsi dans ces deux langues si
différentes, et se donner le temps de choisir entre les radieux caprices de la
musique italienne et les accens sobres et profonds de la nouvelle école aile
mande. Un engagement lui ayant été proposé, en 1824, pour aller chanter
l'opéra allemand au théâtre de Leipzig, elle se rendit dans cette ville, foyer de
discussions philosophiques et littéraires, et s'y acquit une grande renommée
par la manière dont elle sut interpréter;le Freyschutz et VEurianlhe de Weber.
Les admirateurs du génie de ce grand musicien se composaient de la jeunesse
des universités et de tous les esprits ardens et généreux qui voulaient sous-
traire l'Allemagne à la domination étrangère aussi bien dans l'empire de la fan-
taisie que dans celui de la politique; ils acclamèrent avec enthousiasme le nom
de M"'' Sontag, qui se répandit dans toute l'Allemagne, comme celui d'une vir-
tuose de premier ordre, appelée à renouveler les merveilles de la Mara. C'était
à Leipzig que la Mara, cette fameuse cantatrice allemande de la fin du xvni* siè-
cle, avait été élevée par les soins du vieux professeur lîiller. On savait gré à
, M"^ Sontag de consacrer un organe magnifique et une vocalisation peu com-
REVUE. — CFIROMQLE. 0:,.'{
mune au-delà du Rhin à rendre la musique Ibrte et profonde de Weber, de
Beethoven, de Spohr et de tous les nouveaux compositein-s allemands (]ui
avaient rompu tout pacte avec l'impiété étrangère, et donné l'essor au génie de
la patrie. Entourée d'hommages, célébrée par tous les beaux-esprits, chantée
par les étudians et escortée par les hourras de la presse allemande, M"« Sontag
fut appelée à Berlin, où elle débuta avec un immense succès au théâtre de
Kœnigstadt. C'est à Berlin, on lésait, que fut représenté, pour la première fois,
le Fretjschutz, en 1821. C'est à Berlin, ville protestante et rationaliste, le centre
d'un mouvement intellectuel et politique qui cherchait à absorber l'activité de
l'Allemagne aux dépens de Vienne, ville catholique où régnaient l'esprit de la
tradition, la sensualité, la brise et les mélodies faciles de l'Italie; c'est à Berlin,
s^ disons-nous, que la nouvelle école de musique dramatique fondée par Weber
avait trouvé son point d'appui. :^1"« Sontag y fut accueillie avec entlionsiasme
comme une interprète inspirée de la musique nationale. Les philosophes hégé-
liens la prirent pour sujet de leurs doctes commentaires, et ils saluèrent, dans
sa voix limpide et sonore, le subjectif confondu avec l'objectif dans une uni té ab-
solue! Le vieux roi de Prusse la reçut à sa cour avec une bonté paternelle. C'est
là que la diplomatie eut occasion d'approcher de M"* Sontag et de faire brèche
au cœur de la muse.
Profitant d'un congé qu'on lui avait accordé. M"* Sontag vint enfin à Paris,
et débuta au Théâtre-Italien, le do juin 1826, par le rôle de Rosine du fiarbier
de Séville. Son succès fut éclatant, surtout dans les variations de Rode, qu'elle
introduisit au second acte pendant la leçon de chant. Ce succès se confirma et
s'accrut même dans la Donna del Lago et Vltaliana in Algeri, dont elle fut obli-
gée de transposer plusieurs morceaux écrits pour la voix de contralto. De re-
tour à Berlin, elle y fut reçue avec un redoublement d'intérêt. Elle resta dans
cette ville jusqu'à la fin de l'année 1826; puis, abandonnant l'Allemagne et
l'école qui l'avait élevée au fond de son sanctuaire, elle vint se fixer à Paris.
M"^ Sontag débuta par le rôle de Desdemona de l'opéra d'Olello, le 2 janvier
1828. Elle fit partie de cette constellation de virtuoses admirables qui char-
mèrent à cette époque Paris et Londres, et parmi lesquels brillèrent au premier
rang M"* Pasta, M"* Pisaroni, M""' Malibran et M"" Sontag. Entre ces deux
dernières cantatrices d'un mérite si diflérent, il se déclara une de ces rivalités
fécondes dont Hoffmann nous a donné une peinture si dramatique. Cette riva-
lité fut poussée si loin entre l'impérieuse Junon et la blonde Vénus, qu'elles ne
pouvaient se rencontrer ensemble dans le même salon. Sur la scène, lors-
qu'elles chantaient dans le même opéra, que ce fut Don Juan ou bien Semira-
mide, leur jalousie héroïque se révélait par des points d'orgue assassins et des
fusées à la congrève qui incendiaient l'auditoire. Tantôt c'étaient les Troyens
qui l'emportaient, et tantôt les Grecs. Le parterre se soulevait et se calmait
comme les vagues de la mer sous la pression des divinités de l'Olympe. Un
jour enfin. M"* Malibran et M"* Sontag ayant dû chanter ensemble un duo
dans une maison princière, la fusion de ces deux voix si dilTérentes pour le
timbre et le caractère de l'expression produisit un si grand effet, que le succès
des deux grandes cantatrices opéra leur réconciliation. Depuis ce moment, le
calme a régné sul mare infido.
Toutefois, au milieu de ces succès et de ces fêtes de l'art, un point noir s'é-
954 REVUE DES DEUX MONDES.
levait à Thorizon. La diplomatie travaillait sourdement à brouiller les cartes
Ses protocoles devenaient nrienaçans, et on apprit tout à coup que M"« Sonta»
allait quitter le théâtre pour se vouer à des devoirs plus austères. Un lien se
cret l'unissait depuis un an au comte de Rossi, qui n'entendait point partage
son bonheur. M"* Sontag fit ses adieux au public parisien dans une représen
tation au bénéfice des pauvres, qui eut lieu à l'Opéra en janvier 1830. De re-
tour à Berlin, les instances de ses amis et de ses nombreux admirateui-s lu
firent consentir à donner encore quelques représentations, et elle quitta défi
nitivement le théâtre deux mois avant la révolution de juillet; mais, avan"
d'accepter le nouveau rôle qu'elle s'était choisi dans la vie, avant de se dé-
pouiller de la brillante renommée qu'elle s'était si justement acquise, M"« Son-
tag fit un voyage en Russie, donnant à Varsovie, à Moscou, à Saint-Péters-
bourg, et puis à Hambourg et dans d'autres villes importantes de l'Allemagne
des concerts aussi brillans que fructueux. C'est après ce voyage que, sous U
nom de M""^ la comtesse de Rogsi, suivant la fortune de son mari, elle passi
successivement plusieurs années à Bruxelles, à La Haye, à Francfort et à Ber
lin, ne se faisant plus entendre que dans les réunions de cette haute société
européenne que la révolution de février est venue ébranler jusque dans ses
fondemens.
M"^ Sontag possédait une voix de soprano très étendue, d'une grande égalité
de timbre et d'une merveilleuse flexibilité. Dans l'octave supérieure, depuis Vut
du médium jusqu'à celui au-dessus de la portée, cette voix tintait délicieuse-
ment comme une clochette d'argent, sans que jamais on eût à craindre ni unei
intonation douteuse, ni un défaut d'équilibre dans ses exercices prodigieux.
Cette rare flexibilité d'organe était le résultat des munificences de la nature
fécondées par des travaux incessans et bien dirigés. Jusqu'à son arrivée à Vienne,
où elle eut occasion d'entendre les grands virtuoses de l'Italie, M"® Sontag n'a-
vait été guidée que par son heureux instinct et le goût plus ou moins éclairé
du public à qui elle s'était fait entendre. C'est aux conseils de M""* Main vielle
Fodor, et plus encore à l'exemple que lui oflrait chaque jour le talent exquis
de cette admirable cantatrice, que M"* Sontag a dû l'épanouissement de ses qua-
lités natives qui jusqu'alors étaient restées comme renfermées dans leur calice.
La lutte avec des rivales comme M"* Pisaroni et M™® Malibran, ces combats
héroïques qu'elle eut à soutenir sur les théâtres de Vienne, de Paris et de
Londres achevèrent de donner à son talent ce degré de maturité savoureuse qui
avait fait de M"^ Sontag une des cantatrices les plus brillantes de l'Eu^'ope.
Dans le magnifique écrin de vocalises de toute nature que M"* Sontag dérou-
lait chaque soir devant ses admirateurs, on remarquait surtout la limpidité de
ses gammes chromatiques et l'éclat de ses trilles qui scintillaient comme des
rubis sur un fond de velours. Chaque note de ces longues spirales descendantes
ressortait comme si elle eût été frappée isolément et se rattachait à la note sui-
vante par une soudure imperceptible et délicate. Et toutes ces merveilles s'ac-
complissaient avec une grâce parfaite, sans que le regard fût jamais attristé
par le moindre eflbrt. La figure charmante de M"* Sontag, ses beaux yeux
bleus, limpides et doux, ses formes élégantes et sa taille élancée et souple
comme la tige d'un jeune peuplier achevaient le tableau et complétaient l'en-
chantement.
I „....-_ »
IbM"' Sontag s'est essayée dans tous les genres. Née en Allemagne au commea-
"* cernent de ce siècle tumultueux, elle a été nourrie de la musique vigoureuse
et puissante de la nouvelle école allemande, et a obtenu ses premiers succès
dans les chefs-d'œuvre de Weber. A Paris, elle a abordé successivement les rôles
de Desdemona, de Seiniramide et celui de dona Anna dans le chef-d'œuvre de
Mozart. Malgré l'enthousiasme qu'elle paraît avoir excité parmi ses compatriotes
par la manière dont elle a su rendre l'inspiration dramatique de Weber, en-
thousiasme dont on peut trouver l'écho dans les œuvres de Louis Boernc; mal-
gré les qualités brillantes qu'elle a déployées dans le rôle de Desdemona et
surtout dans celui de dona Anna, qui lui fut imposé presque par la jalousie de
M"^ Malibran, c'est dans la musique légère et dans le style tempéré que
M"^ Sontag trouvait sa véritable supériorité. Le rôle de Rosine du Barbier de
Sévillf, celui de Ninette de la Gazza Ladra, d'Aménaïde de Tancredi et d'Elena
de la Donna del Lago, ont été ses plus belles conquêtes. Le cri pathétique ne
pouvait pas s'échapper de ces lèvres fines où brillaient la morbidesse et le demi-
sourire de la grâce; l'explosion du sentiment ne venait jamais altérer les lignes
pures de son visage ni colorer de pourpre cette peau blanche et lisse comme
du satin. Non, dans ce corps élégant qui fuyait devant le regard avide comme
une vapeur légère, la nature n'avait point déposé de germes créateurs. L'étin-
celle électrique, en traversant ce cœur placide, n'y allumait jamais le foyer
divin et n'y faisait point éclater les magnifiques tempêtes de la passion. Voilà
pourquoi aussi M"* Sontag a consenti à courber sa tête charmante sous le joug
de l'hyménée et à descendre d'un trône où elle s'était élevée par la foute-puis-
sance du talent pour devenir la comtesse de Rossi. Qui sait pourtant si des re-
grets amers ne sont pas venus depuis troubler le repos qu'elle s'était promis?
qui sait si M""^ l'ambassadrice, au milieu des tristesses de la grandeur, n'a pas
jeté un regard mélancolique sur les belles années de sa jeunesse, alors que
tout un peuple d'admirateurs la couronnait de roses et d'immortelles? M. Au-
ber et M. Scribe, dans leur joli opéra de l'Ambassadrice, ne nous auraient-ils
pas raconté l'histoire de M"« Sontag devenue la comtesse de Rossi?
La voix de M"* Sontag est assez bien conservée. Si les cordes inférieures ont
perdu de leur plénitude et se sont alourdies un peu sous la main du temps,
comme cela arrive toujours aux voix de soprano, les notes supérieures sont
encore pleines de rondeur et de charme. Son talent est presque aussi exquis
qu'il l'était il y a vingt ans, sa vocalisation n'a rien perdu de la merveilleuse
flexibilité qui la caractérisait autrefois, et, sans beaucoup d'efforts d'imagina-
tion, on retrouve aujourd'hui dans M"* Sontag le fini, le charme, l'expression
tempérée et sereine qui la distinguaient parmi les cantatrices éminentes qui
ont émerveillé l'Europe depuis un demi-siècle. AccueilUe avec distinction par
un public d'élite qui était accouru au bruit de sa gloire et de son infortune,
M'»^ Sontag a chanté avec un grand succès plusieurs morceaux de son ancien
répertoire. Parmi ces morceaux on a surtout remarqué les variations de Rode,
sorte de canevas mélodique mis à la mode par M™" Catalani, et sur lequel
M-"" Sontag a brodé les arabesques les plus ingénieuses et les plus adorables.
Une gamme ascendante lancée à fond de train et passant devant l'oreille éblouie
comme un ruban de feu, a suscité les plus vifs transports. Au second concert
956 REVUE DES DEUX MONDES.
<jui a eu lieu mardi dernier, le succès de M"* Sontag a été plus décisif encore.
surtout dans un air de la Semiramide de Rossini , qu'elle a chanté dans la per-
fection. Ajoutons aussi que le temps qui semble avoir glissé légèrement sui
cette cantatrice charmante ne lui a pas apporté ce que Dieu seul peut donnei
à ses élus : l'accent du cœur.
L'Allemagne, qui a produit tant de glorieux génies dans la musique instru
mentale et de si excellens artistes pour tous les instrumens, a été beaucoup
moins heureuse dans le drame lyrique et dans l'art de chanter, qui s'y rattache
d'une manière si directe. Excepté Mozart, qui est un miracle de la Providence,
excepté quelques compositeurs de second ordre tels que Winter, qui se sont
inspirés de Mozart et de l'école italienne, les opéras allemands ont été conçus
danc un système qui ne permet pas à la voix humaine d'y déployer toutes ses
magnificences. Aussi les chanteurs nés au-delà du Rhin dont la réputation a
pu franchir les limites de la nationalité sont-ils extrêmement rares. La Mara
(Schmaeling), qui naquit à Cassel en 1747, et qui est morte en Livonie le
20 janvier 1833, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, a été, avant M™^ Sontag,
la seule cantatrice allemande qui ait joui d'une réputation européenne. Cette
femme aussi extraordinaire par le talent, par les caprices de son caractère que
par les vicissitudes de sa bizarre destinée, a fait pendant quarante ans les beaux
jours de Berlin, de Vienne, de Venise, de Paris et de Londres, où elle a régné
en prima donna assoluta pendant dix ans. Cette capricieuse divinité eut des dé-
mêlés avec le grand Frédéric, dont le despotisme éclairé s'appesantissait aussi
bien sur les cantatrices que sur les philosophes et les poètes. La Mara fut
obligée de se sauver de Berlin comme Voltaire, et faillit être aussi appréhendée
au lit par un soldat aux gardes. Les temps sont bien changés. Le petit-fils du
grand Frédéric a bien autre chose à faire aujoui'd'hui qu'à jouer de la fiûte et
à surveiller les points d'orgue des cantatrices. Si les rois régnent encore dans
quelque coin de l'Europe, ce sont bien évidemment les cantatrices qui gouver-
nent, et la réapparition de M"* Sontag, les beaux succès qu'elle vient d'obtenir
tant à Londres qu'à Paris, sont un double témoignage de l'instabilité de la
fortune et de la toute-puissance du talent.
Les théâtres lyriques de Paris se traînent bien languissamment depuis quel-
que temps. L'Opéra n'a rien donné depuis le Prophète qui soit digne de fixer
l'attention du public. Le nouveau ballet qui a été représenté ces jours derniers,
Stella, est un trop long canevas, sans plan, sans idées et sans le moindre intérêt.
M. Saint-Léon, qui en est l'auteur, devrait bien se contenter d'être un danseur
remarquable, et laisser à d'autres la conception de ces poèmes chorégraphiques,
qui exigent une imagination délicate et des inspirations poétiques dont il ne
semble pas richement pourvu. La scène, qui se passe dans le royaume de Na-
ples, a permis à l'administration d'étaler une riche livrée de beaux costumes
et quelques décors pittoresques. Un pas de deux au second acte, intitulé la
Sicilienne, que M. Saint-Léon et M"' Cerrito dansent avec une puissance et un
entrain admirables, forme tout l'intérêt de cet interminable ballet, qui est bien
loin de la charmante création de la Filleule des Fées, où la Carlotta était si ra-
vissante et ne sera pas remplacée. La musique, qui est toujours de la compo-
sition de M. Pugni, est agréable, dansante et parfois vigoureuse. M. Pugni a mis
REVUE. — CHRONIQUE. 957
à profit un grand nombre d'airs napolitains, qu'on reconnaît facilement au
rhythme bondissant et jovial qui les caractérise. On prépare la reprise des Hu-
gu?nots ayec une nouvelle mise en scène, et puis viendra Topera de M. Auber.
Le théâtre de TOpéra-Comique est plus heureux que sage. Tout lui réussit,
et la moindre bagatelle lui suffit pour remplir sa caisse de beaux écus d'or. Il
se plaint pourtant de sa misère, et voudrait bien qu'on s'apitoyât sur son mal-
heureux sort; mais à d'autres, M. Perrin ! Yous ne nous ferez jamais croire
que vous ayez besoin que le gouvernement augmente encore la trop large ré-
tribution qu'il voTis accorde. Le succès de l'opéra des Percherons se confirme
et s'agrandit. On retrouve dans la charmante musique de M. Grisar quelque
chose de la veine piquante de Grétry et du charme de Cimarosa. Le troisième
acte des Porcherons est un morceau vigoureusement conçu, qui présage l'avé-
uement d'un nouveau compositeur.
Que dirons-nous du Théâtre-Italien? Hélas! rien qui puisse intéresser l'es-
prit et le cœur des vrais dilettanti. M. Ronconi, qui s'obstine à vouloir être un
médiocre directeur, au lieu de rester un virtuose de grand mérite, aura con-
tribué à éloigner la société élégante du théâtre qu'elle avait choisi pour lieu de
rendez-vous et d'agréable passe-temps. Il est impossible de se faire une idée de
la manière dont on a assassiné, selon l'heureuse expression d'une femme d'es-
prit, le chef-d'œuvre de Cimarosa et celui de Mozart. Excepté M. Lablache, qui
est partout et toujours un virtuose de premier ordre et le seul représentant qui
nous reste de la vieille et bonne école itaUenne, les autres chanteurs ont paru
aussi étrangers au style de l'auteur de Don Giovanni que le public a été étonné
de les entendre.
Les concerts, et surtout les bons concerts, sont très nombreux cet hiver à
Paris. Ceux du Conservatoire jouissent toujours de leur antique renommée, si
noblement acquise. Vient ensuite la société de l'Union musicale, sous la direc-
tion de M. Seghers, artiste sérieux et d'un vrai mérite, qui a eu l'heureuse
idée de mettre à la portée des bourses les plus modestes le plaisir exquis d'en-
tendre exécuter les chefs-d'œuvre de la musique instrumentale de tous les
genres et de toutes les écoles. Son entreprise a parfaitement réussi, et la so-
ciété de l'Union musicale a désormais sa place à côté de la Société des Concerts-,
dont elle est la fille humble et reconnaissante. MM. BerUoz et Dietsch ont pensé,
de leur côté, que le besoin d'une troisième société musicale se faisait générale-
ment sentir : ils ont fondé la grande Société philharmonique de Paris, qui doit
donner un concert tous les mois. Si cette société se propose un but sérieux et
veut contribuer, avec ses deux aînées, à vulgariser les grandes conceptions de
Fart musical, elle aura notre concours et celui de tous les juges competens;
mais, si la grande Société philharmonique de Paris ne devait servir de théâtre
qu'aux tours plus ou moins fantastiques de M. Berlioz, elle ne tarderait pas a
succomber sous l'indifférence publique.
P. SCUDO.
VtW
REVUE DES DEUX MONDES.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Histoire de la civilisation et de l'opinion publiqce en France, en Angle-
terre, etc., par William-Alexandre Mackinnon, membre du parlement an-
glais (1). — Dans un temps d'anarchie intellectuelle, il ne saurait être de sujel
plus vasie ni plus grave que celui qui fait la matière de ce Kvre. Pour oseï
s'attaquer à des problèmes de cette nature, il faut une grande confiance d'es-
prit jointe à la connaissance approfondie des faits et des systèmes dont l'en
chaincment forme Thistoire du monde. C'est assez dire qu'il n'est point sur-
prenant que Ton échoue en les abordant; il le serait au contraire que l'on pûl
réussir à pénétrer dans leurs replis obscurs. Une histoire philosophique et
complète de la civilisation est une œuvre à peine possible pour le plus haut
génie. Il est cependant divers aspects sous lesquels les développemens et les
vicissitudes de l'esprit humain pourraient être envisagés avec succès et avec fruit
pour l'époque présente. Quels sont les rapports de l'esprit de l'antiquité avec
celui des temps modernes? Ou, si l'on voulait se restreindre, quel est au point
de vue social le changement que la révolution française a introduit dans les
procédés et dans les allures de l'intelligence? Voilà le côté par lequel une his
toirc de la civilisation eût touché directement aux intérêts du jour. La solution
de ce problème nous eût peut-être révélé le secret des défaillances et des éga
remens de la pensée moderne, de l'anarchie intellectuelle et de la stérilité phi-
losophique à laquelle la société présente semble condamnée. Quoi de plus digne
des préoccupations des écrivains et de l'attention de toute l'Europe atteinte ou
menacée du même mal!
M, Mackinnon a passé rapidement sur ce contraste des deux grands principes
de civilisation qui se sont jusqu'à ce jour partagé le monde. Et cependant bien
des faits contemporains pouvaient le mettre sur la voie. Qu'est-ce que cette
perpétuelle oscillation de la pensée qui fait le trait principal de l'histoire con-
temporaine? Qu'est-ce que cette lutte engagée depuis 89 entre la tradition du
passé et les théoi'ies! Pourquoi cette alternative de victoires et de défaites paiini
lesquelles le passé n'est pas toujours le vaincu? Pourquoi enfin les modernes
théories, alors même qu'elles ont été victorieuses et se sont vues armées de la
plus grande force possible, n'ont-elles réussi à rien fonder que l'on puisse tenir
pour durable? Apparemment parce que l'esprit du passé n'était pas aussi éloi-
gné de la vérité que l'on voudrait nous le faire croire, et parce que l'esprit mo-
derne n'en est point aussi près qu'il le prétend dans son orgueil juvénile. Les
deux principes se distinguent, quant à présent, par des résultats tout opposés
et qui sont évidemment en faveur du passé. Les principes d'où les sociétés an-
ciennes sont sorties ont produit des croyances fortes, des vertus énergiques; ils
ont donné de la puissance aux gouvernemens et de l'essor aux individus; ils
ont provoqué l'intelligence et l'activité humaines à se déployer sous leurs
formes les plus brillantes et les plus grandioses. Les principes de la société
moderne ont sans doute jeté aussi un grand éclat dans leur premier élan; mais
(1) 2 vol. traduits de l'anglais, chez Comon, quai Malaquais, 15.
BEVUE. — CHRONIQUE. 9H9
cet éclat ne s'est point soutenu. Ils ont produit une grande somme de science,
de liberté et de bien-être; mais le goût du droit, vivement surexcité, a fait
oublier le devoir : Tamour de Taisance a détourné de la vie de sacrifice et de
dévouement; enfin la science, en exaltant la raison pure, a créé dans les con-
sciences im universel scepticisme. Le chef actuel de Técole philosophique en
France a divisé les manifestations de l'humaine intelligence en deux époques
principales, celle de la spontanéité ou de la foi et des religions, celle de la
réflexion ou de la science et des philosophies. Qui vaut le mieux de la sponta-
néité pure et simple accompagnée de fortes croyances ou de la réflexion suivie
du scepticisme?
M. Mackinnon a décliné cette question de principe et de croyance, qui aurait
eu pour répoque actuelle un si vif attrait. En revanche, s'il a négligé la partie
métaphysique du problème, il a sainement apprécié le rôle des lois et des
hommes dans le mouvement des sociétés. Placé au point de vue de l'Angleterre
constitutionnelle, il est dans la position la plus favorable pour juger la civili-
sation par son côté pratique. Il sait tout ce que son pays doit à la sagesse de
sa législation politique et aux vertus civiques de ses hommes d'état. Quoiqu'il
faille attacher une importance de premier ordre à la question des institutions,
celle des hommes en a peut-être une plus grande encore. L'un des compatriotes
de M. Mackinnon, M. Disraeli, dans un de ses romans politiques, a fait remar-
quer avec raison que les institutions les meilleures du monde ne sont rien
sans les hommes, et que les hommes, avec une forte discipline intellectuelle,
remédient sans peine au vice des lois. Rien de plus vrai. Nos aïeux, avec des
lois détestables, sans équité et sans unité, n'ont-ils pas atteint au plus haut
degré de la vie sociale? Tout au contraire, avec des lois incontestablement
supérieures sous le rapport de la justice et de la science, nous traînons péni-
blement une existence sans énergie. Tout revient donc en définitive à une
question de discipline intellectuelle.
« C'est dans le gouvernement républicain, dit Montesquieu, que l'on a besoin
de toute la puissance de l'éducation. » L'on sait quelle était sur le même sujet
la pensée du père de la république démocratique et sociale, de l'auteur d'Emile;
on sait combien il se montra préoccupé de la discipline propre à faire des ci-
toyens en vue de cet exercice de la souveraineté individuelle, dont il a été le
premier théoricien. Tous les maîtres qui , depuis les deux grands disciples de
Socrate, ont traité du gouvernement et de la société ont proposé aux hommes
d'état l'éducation publique pour principal objet. C'est aux démocraties qu'il
est donné de comprendre le mieux cette indication de la science. Elles ne peu-
vent subsister qu'à force de bon sens et de génie; elles ne parviennent à se
maintenir qu'à la condition que les classes lettrées y prennent, par leur intel-
ligence et par leurs vertus, assez d'ascendant pour suppléer à la faiblesse des
institutions. En parlant de la charte de 1830, M. Mackinnon a signalé le danger
qu'il y aurait eu à étendre la jouissance du droit politique à tout le peuple
avant que le caractère moral et politique de ce peuple l'eût rendu apte à en
jouir. La force a tranché la queslioHv JLe <knger a éclaté à la fois dans la moi-
tié de l'Europe. Il s'agit pour les classes lettrées de conserver ou de reprendre
avec énergie l'influence et l'empire, ou les sociétés périssent. Par bonheur,
l'ascendant des lumières a sur l'ignorance des masses plus d'autorité que
960 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on ne pense, à la condition qu'il soit entouré de quelque reflet de grandeur.
Pourquoi donc en eflet le peuple a-l-il, durant tant de siècles accumulés, si
coniplaisamment supporté la domination pesante des classes privilégiées et des
pouvoirs soi-disant de droit divin? Est-ce par bassesse d'ame et par faiblesse
de cœur? Non; si le paysan n'a pas secoué plus tôt l'intolérable joug de la féo-
dalité, c'est qu'il sentait une véritable supériorité d'intelligence et de courage
en ceux qui lui commandaient , c'est parce qu'il voyait plus de dévouement et
d'audace, plus de noblesse d'esprit et de caractère à mener une existence guer-
royante pour Dieu et la patrie qu'à labourer un champ. Voyez l'aristocratie et
la bourgeoisie anglaises : n'ont-elles pas conservé sur le peuple cet ascendant
du génie et du civisme? Le peuple, de son côté, par un long usage de la liberté
politique , a contracté l'habitude de s'en reposer sur ses chefs; il a des tradi-
tions et des mœurs politiques, il suit des routes battues; il les suit de confiance;
il obéit respectueusement, sans susceptibilité ni jalousie. Le peuple anglais
croit à la supériorité des hommes qui le gouvernent, parce qu'en eflet ils jus-
tifient l'opinion que ce peuple a de leur mérite. M. Mackinnon nous indique
avec beaucoup de raison que le salut des sociétés est en partie dans le rétablis-
sement de ce respect de la hiérarchie.
A ce point de vue, le malheur de la société française est peut-être que la
bourgeoisie n'ait pas toujours bien compris la portée de son rôle, et n'ait pas
su le prendre d'assez haut. Il semble, en oHet, qu'en succédant rà la situation
et à l'autorité de l'ancienne noblesse, la bourgeoisie n'ait tenu à lui emprunter
que ses dehors et ses vanités, en laissant se dégrader le brillant héritage de
dévouement, d'énergie et de sévère hardiesse que la vieille bourgeoisie parle-
mentaire léguait autrefois à ses descendans. La bourgeoisie d'à présent, dépour-
vue de toute tradition de famille, s'étiole dans le bien-être dès la seconde gé-
nération, et les houmies qui depuis de longues années lui ont donné quelque
lustre sont pour la plupart des nouveaux venus qui se sont élevés par le labeur
et la lutte du fond du prolétariat, comme si elle ne contenait point dans son
sein assez de vertus viriles et fécondes pour s'alimenter et se reproduire par
elle-même; mais les calamités qui l'ont frappée si profondément depuis deux
ans ont été pour elle une leçon, une épreuve dans laquelle elle a déjà puisé
une force qu'on ne lui connaissait plus. En ce sens, le malheur lui a été profi-
table : il lui a inspiré un sentiment plus haut de sa mission; il lui a enseigné
que son salut, celui de la société, dépendent de son courage et de son intelli-
gence. Dès à présent, elle a d'autres préoccupations que de vivre heureuse et
tranquille. Elle sent qu'elle est responsable de l'avenir du pays et de la civili-
sation; déjà elle a ressaisi le pouvoir, et, en l'exerçant, elle va se rendre digne
de le conserver sans coûtestation. Ainsi se rétablira ce sentiment de la hiérar-
chie, cette pondération des forces sociales que M. Mackinnon nous fait remar-
quer avec complaisance et fierté dans son pays, et qu'il nous montre comme
une des principales conditions du progrès delà civilisation.
V. DE Mars.
LES QUESTIONS
POLITIQUES ET SOCIALES.
I.
L'ASSISTANCE ET LA PRÉVOYANCE PUBLIQUES.
RAPPORT DE Lk. COUMISSION.
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de démontrer à personne que
les pouvoirs publics doivent plus que jamais faire les plus grands ef-
forts, afin que la misère tempère ses rigueurs et que la généralité des
citoyens arrive à l'aisance par le plus court chemin possible, autant
que chacun le méritera par son amour du travail , son aptitude et sa
bonne conduite. C'est l'œuvre que 1789 a léguée à notre temps. Comme
dit M. Dupin dans son commentaire sur la constitution de 1848, hoc
opus, hic labor.
La constitution de 1848 ayant assigné, dans les termes les plus for-
mels (1), cette tâche aux pouvoirs qu'elle a institués, l'assemblée ac-
(1) La constitution de 1848 s'ouvre (§ I^' du préambule) par l'engagement des pou-
voirs publics « d'assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des
avantages de la société, d'augmenter l'aisance de chacun par la réduction graduée des
dépenses publiques et des impôts, et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle
commotion, par l'action successive et constante des institutions et des lois, à un degré
toujours plus élevé de moralité, de bien-être et de lumières. »
L'article 13 de la constitution est ainsi conçu :
« La constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l'industrie.
« La société favorise et encourage le développement du travail par renseignement pri-
TOME V. — 15 MARS 1850. 61
962 REVUE DES DEUX MONDES.
tuelle chargea une commission, dite de l'assistance et de la prévoyance
publiques, de lui présenter un programme à cet effet. Afin d'investir
les opérations de la commission de plus de solennité et d'y assurer le
concours de plus de savoir et d'expérience, l'assemblée l'avait com-
posée extraordinairement de trente membres, et la plupart des choix
étaient tombés sur des hommes considérables, dont plusieurs étaient
versés de longue main dans la pratique des affaires. Les élémens dont
la commission était formée semblaient garantir qu'il sortirait de ses
travaux un ensemble de propositions dignes d'exciter la reconnaissance
des masses populaires et celle de tous les bons citoyens, qui souhaitent
ardemment que l'état se pacifie.
Au moment de publier ces pages, qui ont pour objet l'examen du
rapport de cette commission, j'éprouve un véritable embarras. Ce rap-
port a été assailli avec une sorte d'acharnement; on en a parlé comme
s'il exprimait l'opinion du rapporteur seul, et l'on a accusé celui-ci
d'être systématiquement opposé aux intérêts populaires. En critiquant
ce document, car j'ai à y signaler, à ce que je crois, de graves défauts, il
semble qu'on se rende solidaire de tous ceux qui l'ont déjà blâmé, et
c'est cette solidarité que je décline absolument. Je ne considère point
le rapport comme appartenant au rapporteur tout seul. Quelle que soit
l'influence qu'acquiert bientôt M. Thiers partout où il siège, une grande
commission de trente membres, parmi lesquels on compte beaucoup
d'illustrations, pense par elle-même. La forme seule est tout entière à
M. Thiers; mais, à cet égard, le rapport est une de ces œuvres que, si
l'on est juste, on ne peut que louer. Quant au reproche adressé au
rapporteur d'être systématiquement l'ennemi des intérêts populaires,
je ne le discuterai pas. D'abord, j'ai à m'occuper non du rapporteur,
quelque haute position qu'il ait, mais de la commission, qui seule est
responsable. En second lieu , il ne s'agit pas de scruter ici la conscience
des hommes : c'est Dieu et, quand les événemens sont définitivement
consommés, l'histoire qui ont ce droit. La polémique ne l'a pas, quoi-
qu'elle se l'arrogé. Je ne puis cependant m'empêcher de dire que je
trouve l'accusation souverainement injuste. Né plébéien, M. Thiers-
n'a jamais récusé son origine. A une époque où la manie des titres avait
maire gratuit, l'éducation professionnelle, l'égalité de rapports entre le patron et l'ou-
vrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associa—
lions volontaires et l'établissement, par l'état, les départemens et les communes, de
travaux publics propres à employer les bras, inoccupés; elle fournit l'assistance aux eu-
fans abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources et que leurs familles ne
peuvent secourir. »
Divers membres de phrases épars dans les articles de la constitution et dans le préam-
bule sont dans le même sens. Le tout n'est peutrêtre pas bien philosophiquement coor-
donné ni toujouj-s clairen)ent exprimé, mais les événement, et l'état des esprits y donnent
un commentaire plus que suffisant.
LES QUESTIONS POLITIQUES BT SOCIALES. 963
gagné tant de notabilités bourgeoises et où une multitude de personnes,
à défaut de parchemins, sophistiquaient leurs noms de manière à y
donner une apparence nobiliaire, deux hommes d'état, les plus élo-
quens de nos assemblées, pour ne pas dire de l'Europe entière, et dont
la supériorité était si bien reconnue, qu'ils furent presiiue toujours mi-
nistres, tour à tour ou ensemble (et pourquoi ne fut-ce pas constam-
ment de cette dernière façon!), furent inébranlables dans leur résis-
tance à l'entraînement de l'universelle vanité. Ils se firent un point
d'honneur de demeurer roturiers. M. Thiers était l'un des deux. Or,
quand on a ainsi à cœur de ne pas se séparer de la masse du peuple,
peut-on être accusé d'en être l'ennemi ?
Mais trêve de préliminaires. Analysons le rapport. Avant tout, il n'est
pas inutile de donner quelques renseignemens sur la teneur de cette
pièce et sur la part qui y est faite à chacun des sujets spéciaux. Sur
456 pages, 21 sont consacrées aux principes généraux, à l'exposé des
caractères et des conditions de la bienfaisance publique et privée, 9 aux
établissemens qui concernent l'enfance et l'adolescence, les crèches, les
salles d'asile, les sociétés de patronage, les hospices de sourds-muets et
d'aveugles et autres institutions analogues; 38 à ce qui concerne l'âge
mûr, en trois chapitres qui ont pour objet : le droit au travail, les
institutions de crédit, y compris le crédit foncier, et les associations
d'ouvriers. Les moyens de parer aux chômages accidentels occupent
46 pages. Vient ensuite la colonisation, qui en absorbe 12, dont une
partie pour les défrichemens de l'intérieur, ou colonies agricoles d'a-
dultes. L'abolition de la mendicité par le moyen des dépôts prend 2 pages;
l'amélioration des logemens, 3; les sociétés de secours mutuels en ont 9.
Les institutions qui sont destinées à soulager la vieillesse, mais dont
les ressources sont amassées par l'âge mûr, les caisses d'épargne et la
caisse des retraites, rempUssent 30 pages. Quelques aperçus sur les hos-
pices en forment 3, et une dizaine de pages consacrées à résumer tout
ce qui précède couronnent le document.
Essayons maintenant de qualifier les diverses parties du rapport.
Au sujet de l'enfance, des projets de loi sont annoncés : l'un sur
les tours pour les enfans abandonnés, un autre sur le travail des en-
fans dans les manufactures, un troisième sur l'apprentissage, le der-^
nier sur les jeunes détenus, qu'on enverrait tous dans des colonies agri-
coles pénitentiaires du genre de celle de Mettray. La sous-commission
qui a formulé ces projets de loi examinera s'il ne serait pas possible
de multiplier Içs maisons dé sourds-muets et de jeunes aveugles, qui
sont admirablement tenues chez nous, mais dont le nombre est bien
disproportionné aux besoins. On recherchera aussi les moyens a em-
ployer pour propager les crèches et les salles d'asile, pour mieux régler
ies bureaux de nourrices, pour mieux garantir contre la cupidité des
964 REVUE DES DEUX MONDES.
femmes de la campagne les enfans abandonnés que l'administration
leur confie. 11 est facile de voir que presque toutes ces améliorations
supposent une augmentation du budget de l'état, des départemens ou
des communes, afin de nommer des inspecteurs et de multiplier les
inspections, de fournir aux salles d'asile et aux crèches des locaux
spacieux et bien aérés, de payer des mois de nourrices et des subven-
tions aux hospices dans lesquels seront rétablis les tours. De même la
bonne exécution d'une loi sur le travail des enfans suppose que les fa-
milles soient moins dénuées. Ainsi les vues de la commission en faveur
de l'enfance impliquent un accroissement dans la richesse de la société;
notons cette conclusion pratique, nous en ferons usage plus tard.
La section du rapport qui concerne l'âge mûr est celle qui offre la
discussion la plus forte. Les inconvéniens, les périls extrêmes du droit
au travail sont lucidement déduits. L'idée d'institutions de crédit où
tout le monde pourrait puiser indistinctement et presque à volonté
est chimérique : oii est donc le capital que ces institutions auraient à
distribuer? Le rapport fait bonne justice de ce plan avec lequel on a
un moment abusé les imaginations populaires. Quant au crédit foncier,
il est incontestable que c'est un mot qui a fait naître bien des illusions;
cependant la commission le traite trop sévèrement. Que les associa-
tions qui ont fait tant de bien dans l'Allemagne du nord et en Po-
logne soient, telles qu'elles existent dans ces contrées, inapplicables
chez nous, on ne saurait se refuser à le reconnaître. L'Allemagne du
nord et la Pologne sont des pays de grande propriété, et c'est principa-
lement pour la petite propriété que, chez nous, le crédit foncier est ré-
clamé. Cependant il ne ressort pas de la nature des choses que l'homme
qui oiTre un gage aussi solide , aussi impossible à détourner que la
terre, n'emprunte qu'à 10 pour 100, ainsi qu'on le voit en France. Un
taux aussi élevé de l'intérêt est non-seulement regrettable, mais re-
médiable.
Les associations d'ouvriers commanditées par l'état ont contre elles
une objection invincible : pour les commanditer, l'état n'aurait d'autre
moyen que de puiser dans la bourse des contribuables, dont la majo-
rité est pauvre. Prendre aux pauvres pour fournir à une classe de
personnes moins nécessiteuses dans beaucoup de cas le moyen de s'é-
lever au rang d'entrepreneurs d'industrie, serait d'une injustice ex-
trême; le rapport le montre de cette manière saisissante qui est pro-
pre à M. Thiers. Les associations de ce genre qui furent constituées
avec les 3 millions votés en 1848 ne pouvaient s'accepter que comme
des expériences d'économie sociale : comme institutions destinées à se
multiplier indéfiniment, il n'y faut pas songer, c'est évident; mais est-
ce là tout ce qu'il y avait à dire sur le principe d'association dans ses
rapports avec le travail?
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 063
M. l'archevêque de Dublin, dans un discours prononcé en 1847, a dit
que tout le monde, sans exception, faisait, bon gré, mal gré, de l'éco-
nomie politique par le fait même de disserter sur les questions sociales
et financières. Seulement, ajoute le savant prélat, les uns la font
bonne, ce sont ceux dont les raisonnemens reposent sur des principes,
tandis que d'autres la font détestable, ce sont ceux qui prennent
leur point de départ dans des préjugés vulgaires ou dans des sophismes
qui, pour être rhabillés de neuf, n'en sont pas moins le plus souvent
aussi anciens que la sottise humaine. En 1848, les ouvriers, sur la
trace des meneurs auxquels ils se confiaient alors, faisaient de l'éco-
nomie politique radicalement mauvaise, quand ils applaudissaient
au système des associations dites fraternelles , dans lesquelles le pa-
tron, avec le capital dont il est le représentant, sinon le propriétaire,
n'eût été et dans la répartition des produits n'eût obtenu rien de
plus que le dernier homme de peine. Leur économie politique n'était
pas moins vicieuse, quand ils réclamaient que l'état se chargeât de
leur fournir des instrumens de travail, c'est-à-dire des capitaux; mais
on en ferait d'une qualité bien suspecte, si l'on prononçait une con-
damnation absolue contre le principe d'association , traduction et dé-
veloppement de la sociabilité même. Voilà pourtant ce qu'a fait la
commission, ou tout au moins ce qu'elle semble faire. Nous citons
textuellement : « Elle (la commission) déclare qu'elle ne croit pas à des
collections d'individus les propriétés nécessaires pour l'exploitation
d'une industrie quelconque, » et j'ai vainement cherché dans le rap-
port un passage qui corrigeât l'absolu de cette sentence, en laissant
quelque chance à l'esprit d'association appliqué au travail. L'assem-
blée constituante de i789 se laissa entraîner un jour jusqu'à décréter
que les personnes d'une même industrie ne peuvent avoir des inté-
rêts communs (décret du 17 juin 1791); une erreur qui, chez la glo-
rieuse assemblée de 1789, s'expliquait par l'ardeur de la lutte contre
les ci-devant corporations d'arts et métiers, dont les tronçons s'agi-
taient et cherchaient à se rejoindre dans un sentiment contre-révolu-
tionnaire, serait sans excuse de nos jours. Depuis nos orages, plusieurs
esprits d'une rare distinction, après avoir analysé la société dans le but
de découvrir ce qui lui manque pour sa stabilité et sa liberté, se sont
accordés à reconnaître que l'esprit d'association, sous les mille formes
qu'il peut légitimement revêtir, donnait le moyen de lever une foule de
difficultés, de pourvoir à une foule de besoins et d'instituer de fortes
garanties. Il y a dix années au moins que M. Rossi, dans un savant mé-
moire sur les changemens qu'appelait la législation française, insistait
sur la part qu'il fallait accorder à l'association, part que la constituante,
la convention, l'empire et les régimes suivans, sous le joug de préoc-
cupations diverses, mais également fâcheuses, avaient eu le tort de lui
966 REVUE DES DEUX MONDES.
refuser. Dans cette œuvre, qui porte l'empreinte d'une méditation pro-
fonde, et qui mériterait bien aujourd'liui d'être elle-même méditée
par les publicistes, Rossi s'exprimait en ces termes : « Il faut que l'as-
sociation puisse se plier aux phases diverses du phénomène de la pro-
duction et à celles du fait encore plus compliqué de la distribution
de la richesse. » Que les associations que Rossi avait dans la pensée
fussent dilïérentes des ateliers sociaux de M. Louis Blanc ou des asso-
ciations ouvrières de 4848, on n'en saurait douter; mais l'esprit d'asso-
ciation reste avec la certitude d'un immense avenir. Les ouvriers sont
destinés à en recueillir le fruit, tout comme les autres classes de la so-
ciété. C'est, au reste, un sujet sur lequel il y aurait lieu à s'étendre
beaucoup. Pour aujourd'hui, je me réduis à cette observation, que la
commission a traité de la façon la plus sommaire un principe d'où il y
a de magnifiques résultats à attendre avec l'aide du temps, et dont dès
aujourd'hui il est possible de signaler les bienfaits envers les ouvriers
eux-mêmes. De bonne foi, convient-il de juger un principe d'après les
caricatures qu'en ont faites de maladroits amis?
Les moyens de parer aux chômages, que propose la commission et
qu'elle-même ne recommande qu'avec réserve et timidement , consis-
teraient à ménager les travaux nombieux et variés que l'état fait exé-
cuter, de manière à avoir de l'emploi à offrir aux bras inoccupés pen-
dant les crises industrielles. Quand on examine le sujet de près, on
ne voit pas qu'il y ait rien d'important à tirer de là. L'état , dit le rap-
port, n'a pas seulement des terrassemens à offrir aux ouvriers inoc-
cupés, « il a des fossés à creuser, des murailles à élever autour de ses
places fortes , des ouvrages d'art à construire sur les routes; il a des
machines à fabriquer pour les chemins de fer qui lui sont confiés, et
surtout pour les nombreux bâtimens de la marine militaire; il a de plus
à confectionner des voitures pour l'artillerie et la cavalerie, enfin de la
chaussure, des vêtemens , du linge pour le soldat , et , même sous une
république, il a des palais nationaux à décorer. Il a donc, l'orfèvrerie
et les ouvrages de mode exceptés, presque tous les genres de travail à
faire exécuter. »
Si jusqu'ici l'état, dans les cas de chômage, s'est borné à offrir des
terrassemens aux ouvriers, avec un peu de maçonnerie, c'est que c'est
le seul emploi qu'on ait de disponible à peu près partout, sur place ou
à peu de distance, et auquel puissent s'adapter tous les ouvriers. L'état
a beau avoir des machines à vapeur à commander pour sa marine, il
ne peut les offrir aux canuts de Lyon ou aux tisserands de Lille. 11 ne
peut davantage faire faire à Saint-Quentin, à Mulhouse, des voitures et
harnachemens pour l'artiUerie et la cavalerie. Ces articles-là ne peuvent
être confies à des ouvriers novices : pour l'artillerie , ce sont presque
des ouvrages de précision, et on les fait exécuter par des compagnies
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 9I>7
d'ouvriers militairement organisés à cet effet. Une machine à vapeur
exige des mains plus exercées encore. Les approvisionnemens de lai--
mée en chaussures et vêtemens ont besoin d'être préparés d'avance et
bien confectionnés, ce qui rend impossible d'en charger le premier
venu, et d'attendre, pour les commander, qu'une crise ait éclaté. Quand
l'industrie spéciale des constructions mécaniques est en soullrance,
l'état déjà a contracté l'habitude de commander d'avance, autant que
le budget le permet, quelque machine à M. Gavé ou à MM. Cail et De-
rosne, ou à M. Schneider. 11 ne laisse pas non plus quelquefois de faire
des demandes extraordinaires d'autres articles, pour empêcher les fa-
briques de fermer; mais tout cela est extrêmement borné. Reste ce-
pendant que l'état a pris les devans sur la commission. Quand il s'agit
d'occuper des bras tels que ceux des populeuses industries qui prépa-
rent les tissus de soie, de coton ou de laine, comme il faut les employer
sans déplacement, il n'y a rien de mieux à leur proposer que de grands
teirassemens , avec quelques muraillemens de l'espèce la plus com-
mune. Ce que l'état pourrait faire, ce qu'il est répréhensible de ne pas
faire assez, c'est d'avoir, dans les cartons du ministère des travaux pu-
blic ou de la guerre, des projets de ce genre parfaitement étudiés, qui
puissent, sur un signe du gouvernement, être mis aussitôt à exécution.
Il est déplorable qu'après la révolution de février, à Paris même, on
ait été réduit , faute d'avoir rien prévu , à des terrassemens puérils au
Champ-de-Mars, à une gare inutile du chemin de fer de l'ouest au bou-
levard du Mont-Parnasse, où l'on dépensera 8 millions au moins pour
étendre une ligne de fer, de combien? de 400 mètres. Il y a lieu de
croire que si les ateliers nationaux du Champ-de-Mars et autres simi-
laires démoralisèrent si profondément les hommes qui y étaient réu-
nis, il faut l'attribuer en partie à ce que ces ouvriers comprenaient
qu'on les appliquait à des ti*avaux dérisoires.
La commission a eu , relativement aux chômages, une autre idée,
qui est encore moins pratique : ce serait que l'état s'abstînt de travaux
publics aux époques où l'industrie privée est très occupée, et qu'il
réservât « et ses travaux utiles et ses ressources financières » pour le
moment où, « des milliers d'ouvriers se promenant oisifs sur nos places
publiques, ils deviennent les dociles et funestes instrumens des fac-
tions. » A cet arrangement, il y aurait un double avantage, dit-on:
pendant les jours de prospérité, on détournerait moins de bras de l'a-
griculture, on n'occasionnerait pas une hausse factice des salaires et
des matériaux, et, la crise venue, on aurait de la besogne à oll'rir aux
ouvriers. La proposition n'est que spécieuse. L'état et l'industrie privée
font l'un et l'autre de grands travaux dans les temps de prospérité, parce
qu'alors les ressources abondent. Les particuliers ont fait des profits
dont ils cherchent le placement, et l'impôt, par l'extension de la con-
068 REVUE DES DEUX MONDES.
sommation et des affaires , rendant davantage , les chambres alors se
montrent faciles pour ouvrir des crédits aux entreprises de l'état. État
et particuliers , tout le monde entreprend plus dans les temps pros-
pères que dans les temps calamiteux, quand on a des capitaux que
quand on en manque. Ainsi a marché le monde, ainsi il marchera tou-
jours. Lesexpédiens neufs que la commission propose, pour parer aux
chômages, manquent donc d'efficacité.
Il est une observation utile que la commission pouvait mettre en re-
lief à ce sujet: lorsque la bienfaisance privée est en éveil, l'autorité,
en se concertant avec elle, obtient les plus heureux résultats. Une
somme môme médiocre peut suffire à adoucir les rigueurs d'une crise
industrielle , pourvu que celle-ci soit locale , car, lorsque le chômage
est la conséquence d'une catastrophe politique et qu'ainsi il est géné-
ral , il n'y a pas de force humaine qui puisse empêcher les populations
de souffrir, la société d'être envahie par la misère. La commission au-
rait pu fort opportunément rappeler comme un modèle à imiter ce qui
se passa à Lyon il y a quelques années. On a une grande force en pa-
reilles matières quand on s'appuie sur des expériences positives. En
1837, la crise des États-Unis eut un violent contre-coup à Lyon : vingt
mille ouvriers furent presque subitement sans travail. Une réunion
libre de bons citoyens, qui , je le crois, existait déjà sous le titre de
commission de prévoyance, se mit à l'œuvre de concert avec le préfet,
qui était M. Rivet. Une souscription ouverte dans la ville produisit
55,000 francs; M. le duc d'Orléans envoya 50,000 francs; un concert
donné à Paris rendit environ 20,000 francs : on eut en tout 127,000
francs. Qu'était-ce, pour couvrir une perte de salaires qui allait à
2 millions par mois? Mais le zèle intelligent du préfet et des membres
de la commission fit de ces 127,000 francs un trésor inépuisable. On
donna une feuille de route aux ouvriers qui n'étaient pas Lyonnais, on
en casa dans les villes -du voisinage; plusieurs, qui avaient des res-
sources, attendirent chez eux. On n'eut, en fin de compte, que six mille
personnes à nourrir; mais , à 1 franc par jour seulement , en trois ou
quatre semaines tout l'encaisse eût été consommé. Le problème sem-
blait donc insoluble. Au lieu de désespérer, la commission, puissam-
ment soutenue par le préfet, se fit, à ses risques et périls, adjudicataire
de divers travaux des ponts -et -chaussées et de la guerre, dont les
plans étaient tout prêts, et dont l'utilité était constatée. Elle y distribua
son monde avec un soin et un ordre remarquables, avec des attentions
toutes paternelles. Dans les ateliers les plus éloignés de la ville, il y
avait des cantines où l'on vendait les vivres au prix coûtant. On ga-
rantit un minimum de salaire de 1 franc 50 centimes; mais, au-delà
d'une certaine tâche, les ouvriers devaient recevoir une haute paie
proportionnelle à ce qu'ils auraient fait. Le tarif était assez large pour
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 969
qu'un homme robuste pût gagner jusqu'à 3 francs. Un membre de la
commission, ancien officier du génie, M. Monmartin, organisait et di-
rigeait les travaux. Il était de sa personne partout où il y avait un
ordre à donner, une réprimande à administrer, un encouragement à
décerner, une injustice à réparer. Ce déploiement de sollicitude cor-
diale, cette activité généreuse, empressée, électrisèrent les ouvriers,
parce qu'en même temps on se montrait envers eux clairvoyant , ferme
sur l'article du devoir, et, en cas de nécessité, sévère. L'ouvrier est
loin de détester la sévérité; il l'aime, pourvu qu'elle soit juste et im-
partiale. Il n'est docile et soumis qu'envers ceux qu'il estime, et il
n'estime ses chefs que quand il les sait non-seulement éclairés, équi-
tables, probes et bons, mais aussi très résolus à maintenir la discipline
et à se faire respecter. On travailla donc très sérieusement aux ateliers
de Lyon; on y travailla bien. La commission n'eut, en définitive, à dé-
bourser de son fonds que 55,000 francs. Elle commandita en outre de
10,000 francs une caisse particulière, qui faisait des avances aux ou-
vriers sur leurs métiers sans en demander le dépôt; elle remit aussi
5,000 fr. au mont-de-piété, pour qu'il augmentât ses avances, et la
crise fut traversée.
Le chapitre de la colonisation comprend et les colonies agricoles à
l'intérieur, c'est-à-dire le défrichement des terrains jusqu'ici incultes,
qui sont assez étendus en France, et la fondation de colonies au de-
hors, ou plus généralement l'envoi de populations plus ou moins nom-
breuses dans d'autres contrées, placées ou non sous la loi de la France.
La commission considère comme chimérique l'idée de colonies agri-
coles dans l'intérieur. Elle a raison, si elle veut dire que l'organisation,
sur le sol français, de colonies agricoles dont les élémens, ramassés
de toutes parts, seraient juxtaposés sur la base mouvante du phalans-
tère ou casernes sous une discipline militaire, aurait l'inconvénient
de coûter beaucoup pour rapporter médiocrement. Des colonies for-
mées de cultivateurs qu'on attirerait par des concessions de terre gra-
tuites ou à bas prix dans des terrains de qualité passable réussiraient
beaucoup mieux que la commission ne paraît le croire; mais des terres
en friche de qualité passable, le gouvernement n'en a pas, si ce n'est
quelques forêts nationales en plaine dont la surperficie est bornée. S'il
fallait qu'il acquît d'abord le terrain, la colonisation reviendrait fort
cher. Et puis ici revient la même objection qu'on a justement élevée
contre le système d'après lequel l'état serait tenu de fournir des capi-
taux aux citoyens. De quel droit l'état imposerait-il tous les contribua-
bles, qui en majorité sont pauvres, pour fournir un domaine à quel-
«lues-uns qui n'ont pas plus de titres que leurs voisins?
Elles-mêmes cependant, les colonies agricoles soumises à une disci-
pline plus ou moins militaire, tout en offrant un mode de culture plus
WIO BEVUE DES DEUX MONDES.
coûteux que le travail libre, se recommanderaient d'un certain point
de vue où en des temps tels que le nôtre l'autorité est admise à se
placer. Par là on pourrait fixer et surveiller une partie de cette po-
pulation flottante et déclassée qui s'agite dans notre pays, et qui est
toujours prête à le bouleverser. Ce serait même, circonstance précieuse,
le moyen de la moraliser. Sous cette forme, la contrainte que la société
est en droit, pour sa légitime défense, d'exercer contre les vagabonds,
serait moins dure que sous aucune autre. On dit que le travail paisible
des champs guérit les fous, à plus forte raison pourrait-il calmer des
esprits en révolte et rétablir des corps épuisés, tantôt par le besoin,
tantôt par l'inconduite. L'expérience faite par la Hollande autorisait,
à cet égard , des espérances.
Quant aux colonies extérieures dans des possessions françaises et aux
émigrations sur des territoires lointains où flotte un autre drapeau que
celui de la France, la commission estime que l'inaptitude à coloniser,
dont on accuse les Français, nous est calomnieusement imputée, et
elle espère que l'Algérie en donnera la preuve. A son gré, la coloni-
sation en Algérie offre une belle carrière à ceux de nos compatriotes
qui veulent se faire par leur travail le patrimoine que ne leur ont pas
légué leurs pères. Eh bien ! colonisons l'Algérie; mais comment s'y
prendre? La commission ne l'indique pas, même en termes géné-
raux! Après avoir exprimé le désir de détourner vers nos possessions
d'Afrique « ce courant d'émigrans qui abandonne l'ancien monde pour
le nouveau , » elle se contente de dire : « Celte colonisation sera impos-
sible sans l'intervention de l'état. » Qu'entend-elle par là? Que l'état
ne s'est pas encore assez mêlé de la colonisation de l'Algérie? On aurait
plutôt lieu de soutenir que l'état s'en est trop mêlé. En m'exprimant
ainsi, je n'ai pas en vue seulement les essais désastreux de colonisa-
tion qui ont été si légèrement tentés depuis k révolution, en 1848 et
1849, et où chaque famille a coûté à l'état , infructueusement dans
beaucoup de cas, 6,000 francs environ , somme qu'elle eût regardée
comme une fortune, et qui l'eût été dans le plus grand nombre des
cas, si on la lui avait remise dans la métropole. Si , comme le rap-
port l'affirme, et je ne le contredirai pas, « l'Afrique abonde en vegas
tout aussi belles que la plaine de Grenade, qui n'attendent que la main
de l'homme, » mais que l'homme ne vient pas chercher, il faut s'en
prendre à ce que le régime de l'Algérie repousse les gens qui, du pays
de Bade ou de la Suisse, vont au loin s'établir sur l'Ohio et le Missis-
.sipi. Le régime de l'Algérie plaît fort peu aux hommes industrieux,
parce qu'on y sent beaucoup trop la main de l'état. Un pays d'où la
moindre affaire est renvoyée, par-delà les mers, à Paris, pour recevoir
une solution ou plutôt pour l'attendre, n'attirera jamais les bons co-
" Ions. L'Afrique, telle que nous la gouvernons, ruine nos finances sans
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 971
nous procurer même une gloire véritable. Ce n'est pas que nos soldats
n'y aient fait preuve de la plus admirable bravoure, et nos officiers
d'un prodigieux et infatigable dévouement à la patrie; mais cet tié-
roisme est rendu vain pour la gloire de la France, parce que nous ne le
fécondons pas par une administration intelligente. En fait de colonies,
la gloire solide n'existe pas, s'il n'y a pas quelque profit à côté, car
une colonie n'est fondée et ne perpétue la mémoire de ses fondateurs,
peuple ou chef, que lorsqu'elle rapporte quelque chose, c'est-à-dire
lorsqu'elle a une agriculture, un commerce, une population civilisée
fixée sur le sol. Tout cela manque en Algérie; nous n'avons pas su l'y
mettre. Là-dessus la commission, pour justifier ce qui s'est fait, ré-
pond que l'Afrique « a formé les soldats et les généraux qui ont défendu
la France contre l'anarchie, et qui la font aujourd'hui respecter do
monde. » Je ne conteste pas que nous n'ayons eu de cette manière une
certaine compensation des trésors que nous y avons dépensés; mais ce
n'est pas là de la colonisation. Qu'on nous vante tant qu'on le voudra
l'Algérie comme une école militaire, nous aurons encore le droit de
trouver que, comme telle , elle coûte cher; mais pas de confusion. Ne
raisonnons pas à la façon des grognards qui, de quelque sujet qu'on
leur parle, répondent par un épisode de la bataille d'Austerlitz. La
commission n'avait pas reçu le mandat de rechercher les moyens de
faire l'éducation de l'armée française. Elle avait à signaler les moyens
de faciliter le travail , d'assister l'homme industrieux dans sa lutte
contre la misère, dans ses efforts pour s'élever à l'aisance. 11 est pos-
sible que l'Algérie soit destinée à y servir ; c'est un espoir qu'il est
certainement permis de conserver; mais, «icore une fois, quel est le
chemin à suivre? La commission ne l'a pas montré, ou elle no l'a mon-
tré qu'à rebours. En Algérie, il faudrait à l'iiomme industrieux, à l'es-
prit d'entreprise en général, plus de liberté; on ne nous parle que de
l'intervention directe de l'autorité.
Puisque la commission s'occupait de la colonisation, on pouvait s'at-
tendre à ce qu'elle mentionnât les plans qui se sont produits depuis
quinze ou vingt ans en Angleterre, qui y ont été l'objet de la discussion
publique et de la déhbération officielle, et qui ont été adoptés par des
associations puissantes auxquelles Us ont valu des succès désormais
constatés. Nous voulons parler, par exemple, des idées de M. Wake-
fleld, consignées par lui dans un traité spécial, qui sont en vigueur à
l'égard de la partie la plus florissante de l'Australie. Jamais une colo-
nie n'a réussi que lorsqu'elle a eu un système d'économie industrielle
et sociale qui fût en rapport avec le climat, avec l'aptitude et les pcn-
chans des colons. Dans le Canada, que la commission nous vante plus
que de raison, car ce n'était qu'un embryon lorsque nous le perdîmes,
il y avait une donnée sociale assez arrêtée, on y avait transporte la te-
972 REVUE DES DEUX MONDES.
nure féodale des terres; mais on ne savait quoi produire au-delà des
plus stricts besoins des colons, et c'était une raison suffisante pour que
la colonie végétât. A Saint-Domingue , qui était une colonie magni-
fique, la perle des Indes occidentales, on avait copié l'esclavage an-
tique et on avait une production parfaitement appropriée, le sucre.
C'est sur des bases analogues, la culture du coton et l'esclavage, qu'est
fondée la grandeur des états du sud de l'Union américaine. Ni la féo-
dalité, ni l'esclavage ne sauraient être proposés aujourd'hui pour l'éco-
nomie sociale d'une colonie française. Les Anglais paraissent avoir
trouvé, selon la diversité des cas, divers programmes dans lesquels
une donnée d'économie industrielle, je veux dire une certaine pro-
duction , une certaine culture, se combine avec une donnée sociale
sympathique à la liberté. Celles de leurs colonies qui se développent
sont ainsi pourvues chacune du sien. Les Américains du nord des
États-Unis en possèdent un qui est libéral et qui va admirablement au
climat moyen des régions dites de l'Ouest. Jusqu'à quel point la pensée
de M. Wakefield ou le système américain, ou quelque autre des combi-
naisons déjà expérimentées, cadre-t-il avec les circonstances qu'offre l'Al-
gérie? Le sujet méritait d'être traité par la commission, et il était digne
du rapporteur. Tant que la commission ne l'abordera pas, elle ne pro-
duira su r la question de la colonisation qu e des dissertations sans issue ( 1 ) .
L'abolition de la mendicité serait fort désirable. La mendicité dé-
pouille l'homme même qui est dans la nécessité d'y recourir — de cette *
fierté qui est l'un des attributs de l'homme honnête et libre. A plus
forte raison, est-ce une flétrissure, lorsqu'elle est volontaire et prémé-
ditée, lorsqu'on s'en fait par goût une profession. Le pauvre alors n'est
plus un concitoyen digne d'intérêt, c'est un fainéant qui appartient
à la police. D'un autre côté, les dépôts de mendicité ne sont pas des
écoles de moralité. En améliorer la tenue exigera de grands efforts dont
le succès n'est pas certain; les multiplier requerrait de fortes sommes :
ce ne pourra être que l'œuvre du temps, la commission l'entend ainsi.
Au sujet de \ amélioration des logemens, comment faire et quoi faire?
Déjà la police municipale a le droit d'astreindre les propriétaires à cer-
tains soins dans l'intérêt de la santé publique. On va, par une loi spé-
ciale, qui a déjà subi l'épreuve de deux lectures au sein de l'assem-
blée, l'armer de dispositions nouvelles à l'aide desquelles elle pourra
commander des mesures d'assainissement peu coûteuses (2). Envers
(1) Le sujet de la colonisation a été traité en détail par M. Wakefield dans un ouvrage
intitulé a Viewofthe art of colonization, et par M. Merivale, actuellement sous-secré-
taire d'état des colonies, dans un cours d'économie politique fait à l'université d'Oxford,
et publié en deux volumes, sous le titre de Lectures on the colonization and colonies.
(2) La proposition est de M. de Melun (du Nord); le rapporteur de la commission spé-
ciale est M. de Riancey.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 973
les garnis spécialement affectés aux ouvriers, la surveillance minu-
tieuse de l'autorité est facile à justifier. Il n'en est pas de même pour
les logemens ordinaires. Jusqu'à quel point l'autorité pourrait-elle in-
terdire la location de pièces qui ne présenteraient pas certaines con-
ditions d'aérage, de lumière, d'espace, et en général de salubrité? Telle
pièce où un homme seul sera assez bien, s'il y porte quelque attention,
deviendra un séjour malsain pour trois ou quatre personnes; mais une
seule personne malpropre, qui aura par exemple les habitudes des chif-
fonniers de Paris, dont M. Frégier a tracé le triste portrait, empestera
le local oii quatre personnes soigneuses vivraient sainement. Quand il
assume la responsabilité de provoquer, de la part des autorités muni-
cipales, des règlemens sur le régime intérieur des habitations, le légis-
lateur ne saurait être trop circonspect , trop réservé. On tombe facile-
ment alors dans l'inquisitorial. Pour avoir trop voulu protéger l'ouvrier,
fréquemment on l'aura vexé , et en pure perte. Que lui répondre, s'il
allègue qu'il n'a pas le moyen de louer une pièce plus spacieuse? Y au-
rait-il alors des indemnités de logement comme celles qu'on donne aux
officiers de l'armée?
Il y a une classe de logemens qui est essentiellement malsaine, ce
sont les caves où vivent beaucoup d'ouvriers en tous pays d'Europe,
et qui, en France, offrent des spectacles affligeans, que récemment a
décrits M. Blanqui pour la ville de Lille. S'il y a des logemens à frapper
d'interdit, ce sont ceux-là. Dans cette humidité, au milieu de cet air
lourd qui ne se renouvelle pas, dans ces tanières où jamais n'entra un
rayon de soleil , l'homme s'étiole et dépérit; mais il faut des cas aussi
bien caractérisés pour que le législateur puisse donner aux autorités
locales un droit exorbitant sur la propriété, tel que celui de la frapper
d'interdit. Avec des administrations municipales comme on en voit
en temps de révolutions , une loi pareille mènerait loin; même dans
les temps réguliers, il est impossible que le vague des indications ne
donne pas lieu à des abus; dans les lois et les règlemens, le vague en-
gendre l'arbitraire, et l'arbitraire sème l'irritation dans le public.
C'est ce que les Anglais ont bien senti. Dans une loi toute récente
(31 août 4848) sur la matière, ils ont accordé à des corps administra-
tifs, constitués pour la surveillance de l'hygiène des villes, la faculté
de l'interdit, mais il est expressément stipulé que c'est contre les caves
seules, et encore, pour ce qui est des constructions existantes, contre
certaines caves très clairement désignées. Voici la teneur de l'article :
« Aucune cave établie, à partir de la présente loi, ne pourra être louée
comme habitation, et on ne pourra louer de même aucune cave an-
térieurement bâtie qui n'aura pas été louée encore. Quant aux caves
déjà occupées comme logement, on ne pourra les louer séparément
pour cet usage, à moins qu'elles n'aient 4» 7 pieds anglais (2 mètres
074 REVUE DES DEUX MONDES.
10 centimètres) de haut, dont 3 (91 centimètres) au-dessus du niveau
de la rue; 2° en avant un fossé d'environ 2 pieds G pouces de largeur
nu bas, creusé jusqu'à 6 pouces au-dessous du fond de la cave, lequel
fossé devra être bien asséché; 3° un foyer, un réceptacle au balayage
[aëh-pit), des lieux d'aisances et une fenêtre commode qui ne soit pa&
condamnée. Toute infraction à cet article entraînera une amende de
20 livres sterling (.500 francs). Pour se conformer à la loi, les proprié-
taires de caves actuellement louées n'ont qu'un délai d'un an. » Au
lieu de s'en tenir à des prescriptions de ce genre, la commission spé-
ciale, dont la commission générale et jusqu'à présent l'assemblée elle-
même ont approuvé le travail, a sacrifié à la manie réglementaire, qui
est le travers de l'administration française, et c'est ainsi que l'interdit
est admis en termes généraux et illimités; il est aussi accompagné de
cette série de formalités qui font que, chez nous, la moindre affaire
dure quelquefois autant que le siège de Troie (4).
Pour que le logement de l'ouvrier soit sain , il faut deux choses :
1" qu'il veuille lui-même le tenir propre et exempt de miasmes, ce qui
est possible jusqu'à un certain point dans la plupart des cas, pourvu
que certaines conditions générales aient été remplies dans la voirie de
la cité et dans la construction des maisons; 2° qu'il ait une certaine
aisance, afin qu'il puisse payer un logement passablement spacieux et
s'entourer de ces soins qui contribuent tant à assurer la pureté de l'air.
Avec ces deux conditions, tout devient possible; hors de là, on aura
beau tracer des règlemens minutieux pour la tenue intérieure des mai-
sons, l'on n'obtiendra rien d'important. La bienfaisance privée bâtira
quelques cités ouvrières, où il n'y aura place que pour une toute pe-
tite minorité, et le grand nombre continuera de croupir dans les gîtes
qu'il occupe aujourd'hui. En fait de propreté, il n'y a de règlement
sûr d'être obéi que celui qu'on se fait soi-même. La moyenne des po-
pulations françaises n'a pas autant que d'autres peut-être l'instinct de
la propreté; nous sommes sous ce rapport inférieurs au Hollandais, au
Belge, à l'ouvrier saxon, qui tient sa chambrette si propre avec un
médiocre salaire. Rassurons-nous cependant : l'ouvrier français a le
ferme désir de s'élever; il est jaloux de se bien vêtir; le culte de la per-
sonne lui vient quand il en à le moyen; la propreté du domicile vient
forcément avec celle du vêtement, et, une fois qu'il a goûté des jouis-
sances de la propreté, le Français y tient tout autant qu'un autre.
Pour être praticable et pour avoir de la portée, une loi sur k salu-
brité des habitations doit consister eri deux séries distinctes de pres-
criptions, relatives l'une à la voirie générale de la cité, l'autre à la
construction même des maisons, afin qu'elle soit en rapport avec cette
(1) Le recours au conseil d'état est admis pour les cas d'interdit dans le projet de loi.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 979
voirie générale; la première, comprenant un système dégoûts, des con-
duites et distributions d'eaux, un bon pavage, un bon plan d'aligne-
ment, des ordonnances pour l'enlèvement des boues et immondices; la
seconde, embrassant les dispositions nécessaires pour que les égoûls
de la cité servent à assécher chaque maison d'une manière permanente,
tant dans les allées et les cours que dans l'intérieur des logemens, et
pour qu'il n'existe aucun cloaque ni aucun dépôt d'eaux ménagères.
Quelques ordonnances spéciales règlent des sujets spéciaux, tels que
les garnis et les caves. L'autorité alors a fait tout ce qui dépend d'elle
pour la salubrité publique; pour le reste, on s'en remet aux citoyens
eux-mêmes. Quand l'autorité tente d'aller au-delà , elle s'expose à fa-
tiguer les citoyens, à les blesser et à s'épuiser elle-même en eiforts sté-
riles. C'est ainsi que l'a compris le parlement anglais dans la grande
loi d'assainissement qui porte la date du 31 août 1848, loi dont, à en
juger par leurs rapports, il ne paraît pas, chose surprenante, que la
commission générale de l'assistance et de la prévoyance publiques ni
la commission spéciale des logemens aient eu connaissance (1), car
elles ne l'ont pas mentionnée.
On pourrait rattacher aux travaux de la voirie municipale la re-
construction de quartiers tout entiers , après avoir exproprié ceux des
propriétaires qui ne céderaient pas leurs maisons à l'amiable. La ques-
tion de savoir jusqu'à quel point la faculté d'expropriation pour cause
d'utilité publique devrait recevoir cette extension a donné lieu à une
vive controverse. Quand il s'agirait de quartiers tout entiers , l'utilité
publique serait facile à établir; hors de là, elle serait bien moins cer-
taine. La commission spéciale, et jusqu'ici l'assemblée sur ses traces,
admet l'expropriation pour des cas où il s'agirait des moindres acqui-
sitions. Elle semble même ne l'admettre que pour ces cas-là. Sous cette
forme , l'abus serait plus probable. On n'entreprend pas de vexer cent
ou cent cinquante propriétaires à la fois, en leur achetant leurs mai-
sons malgré eux; l'enjeu de la commune serait trop gros. On se gêne
moins pour en tourmenter un ou deux.
C'est ici le lieu de signaler à la reconnaissance publique le nom de
M. de Germiny, qui avait pris l'initiative d'un grand projet destiné à
assainir un vaste quartier de Rouen, tout occupé par les ouvriers (le
quartier Martainville). La proposition de M. de Germiny vient d'être
rejetée par le conseil municipal de Rouen. Elle n'aurait cependant que
médiocrement coûté à la commune, ou, pour parler plus exactement,
elle ne M aurait coûté que pour des travaux de voirie, tels que des
éffouts et des élargissemens de la voie publique. Il est à souhaiter, pour
^O'
(1) Cette loi, qui est un modèle, n'a été citée dans les délibérations de l'assemblée sur
ce sujet que par un seul orateur; encore cet orateur proposait-il ub amendement con-
traire à l'esprit de la loi anglaise.
976 REVUE DES DEUX MONDES.
l'honneur du conseil municipal de Rouen, qu'après un plus ample in-
formé, il revienne sur sa décision négative.
J'ai déjà été bien long sur ce sujet des logemens : il me faut pour-
tant dire encore que l'autorité excède ses pouvoirs d'une façon dan-
gereuse, quand elle tente de réglementer par le menu une affaire de ce
genre. C'est s'ingérer dans les détails de la vie intime plus qu'il ne
convient. Si l'autorité s'immisce dans les logemens autrement que par
des prescriptions générales analogues à la législation anglaise, pour-
quoi ne pas s'occuper de même en détail de la nourriture, et puis de
l'habillement, du chauffage, de l'éclairage ? Nous nageons alors en plein
socialisme : l'état se mêle de tout, préside à tout, envahit tout, et la
société devient un couvent ou une caserne. Quand on combat le socia-
lisme, on doit être attentif à ne pas le copier.
La commission a accordé une attention particulière aux caisses de
secours mutuels, aux caisses d'épargne, à la caisse des retraites. Elle a
pour les caisses d'épargne un grand respect que tout le monde doit par-
tager; elle leur maintient le patronage de l'état, qui consiste en ce qu'il
se fait le dépositaire de leurs fonds, en garantit la restitution, et en
sert un intérêt convenable. Elle étend aux caisses de secours le bienfait
de cette protection sous plusieurs formes; non-seulement le trésor sera
leur caissier, mais encore le conseil d'état examinera leurs statuts, afin
qu'ils soient conformes à la raison, et qu'ils cessent de contenir des cal-
culs que l'arithmétique désavoue, source d'irréparables désappointe-
mens pour les sociétaires. Après cet examen, on leur accorderait la
qualité d'établissemens d'utilité publique, afin qu'elles fussent aptes à
recevoir des dons et des legs.
Relativement aux caisses de secours mutuels, la commission expose,
peut-être trop en raccourci, et sans en tirer de conclusion suffisante,
quelques observations d'un grand intérêt. En soi, la pensée de ces so-
ciétés est utile et morale; elles ne sont cependant pas sans inconvéniens
possibles, je ne dis pas assez, sans périls. Dans un assez grand nombre
de circonstances, les sociétés de secours mutuels, telles qu'elles ont été
jusqu'ici presque toutes, c'est-à-dire uniquement composées de per-
sonnes de la classe ouvrière et administrées par les ouvriers seuls,
sont devenues des sociétés politiques où l'on a discuté, exclusivement
du point de vue de l'ouvrier, les questions sociales. On s'y communi-
quait les griefs qu'on avait ou qu'on croyait avoir contre les chefs d'in-
dustrie, et les notions d'économie sociale qu'on avait puisées à des
sources trop souvent suspectes. On s'y est ainsi aigri mutuellement :
déplorable mutualité! Les hommes ardens s'y sont érigés en meneurs et
ont intimidé ceux qu'ils ne pou\aient convaincre. Les sociétés secrètes
ont cherché à y exercer de l'influence, et elles y sont parvenues.
Bientôt, sous le prétexte, plausible au premier aspect, de parer aux
./
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. ^JT
souffrances du chômage, on a dénaturé les caisses de secours. On les
a rendues plus onéreuses aux ouvriers, parce qu'alors il n'a plus sufa
d'avoir en réserve une petite somme proportionnée aux chances de
maladie de 3 ou 400 personnes; il a fallu amasser une sorte de trésor,
et, après avoir réuni ainsi de fortes sommes, on leur donnait une des-
tination préjudiciable aux hommes laborieux, qui sont l'immense ma-
jorité, et funeste à l'ordre public. C'est de cette manière (ju'on a sou-
tenu bien souvent, en Angleterre et en France, des grèves auxquelles
le grand nombre était contraint de participer par les menaces d'une
minorité audacieuse et sans frein, et qui toujours étaient sans résul-
tat, excepté pour quelques meneurs avides de faire sentir leur domi-
nation à tout hasard, et peu amoureux du travail. Quelquefois même
les sociétés de secours mutuels se sont changées en instrumens de
guerre civile. 11 n'est personne qui ne sache l'histoire des mutuellistes
et des ferrandiniers de Lyon et de Saint-Étienne. Au commencement,
c'étaient des associations de secours mutuels très-recommandables;
en 1834, elles formèrent l'armée de la rébellion qui désola nos métro-
poles manufacturières du sud-est.
Une société de secours mutuels, pour bien réussir, je veux dire, pour
n'imposer que de modiques sacrifices aux sociétaires et remphr leur
attente, pour accomplir sa mission d'humanité sans mélange de dés-
ordre public, doit être strictement limitée à secourir les malades et à
aider leurs familles. Elle doit s'abstenir de donner des retraites; beau-
coup de celles qui l'ont tenté s'y sont ruinées. Elle doit s'interdire de
fournir quoi que ce soit en cas de chômage. Si la commission avait
ouvert une enquête, elle aurait obtenu de chefs d'industrie de Paris
et de la province, surtout de l'Alsace, des renseignemens très curieux.
Je connais, à Paris, une société de secours, instituée dans un établisse-
ment qui compte quatre cents ouvriers, et où il suffit d'une cotisation
mensuelle de 80 centimes par tête. 11 est vrai que, dans cet établisse-
ment que dirige un homme éclairé et excellent (1), on est parvenu à
vaincre la répugnance que l'hôpital inspire à la plupart des ouvriers ;
alors le secours, fixé à 1 fr. 50 c. par jour, profite à la famille; mais il
ne faudrait porter le versement qu'à 1 fr. 60 c. par mois ou 19 fr. 20 c.
par an, pour que l'indemnité quotidienne fût de 3 fr., ce qui est élevé.
Les statuts des sociétés de secours mutuels seraient combinés d'une
manière plus avantageuse aux sociétaires et plus conforme à l'ordre
public, si les intéressés consentaient à les soumettre à la sanction du
conseil d'état; à cela, l'état peut non les contraindre, mais les engager
par l'octroi dé quelques services et de quelques faveurs. Encore fau-
drait-il cependant que ces faveurs ou ces services fussent assez con-
(1) M. Claude Arnoux, ancien élève de l'École Polytechnique.
TOME Y. "
978 REVUE DES DEUX MONDES.
sidérables pour persuader les sociétaires, et la commission ne paraît
point y avoir assez songé. Sous ce rapport, le gouvernement a beaucoup
mieux apprécié la position; il offre, sous condition, un subside qui n'a
rien de compromettant pour les finances de l'état. La commission enfin
n'a tenu aucun compte d'une pensée féconde dont le gouvernement l'a-
vait saisie à l'occasion des sociétés de secours, et qui eût trouvé aussi
son application ailleurs; nous y reviendrons un peu plus loin, le sujet
en vaut la peine. En résumé, voilà encore un sujet à l'égard duquel le
travail de la commission est médiocrement satisfaisant.
A l'égard de la caisse des retraites, a-t-elle fait beaucoup mieux? Elle
se prononce énergiquement contre la retenue obligatoire. Les motifs
de sa résistance, que le rapporteur expose parfaitement, ne laisse-
ront de doute à aucun de ceux qui jugent ces questions-là avec leur
raison. L'état ne peut gérer de force les intérêts de trente millions de
personnes. De ce que les individus peuvent mal conduire leurs affaires,
il ne suit pas qu'on doive se substituer à eux. Une société où l'état se
mettrait à la place de tous, et s'érigerait d'autorité en dépositaire des
économies de presque toute la nation, serait sous une loi despotique. Le
gouvernement qui assumerait tant de responsabilité serait insensé. La
chance du mal est la conséquence inévitable de la liberté humaine. Il
ne faut pas que, dans nos sociétés civilisées, amoureuses de liberté,
lors même qu'elles paraissent la répudier, les gouvernemens veuillent
faire autrement que Dieu même, qui, en donnant aux hommes le libre
arbitre, a entendu qu'ils pourraient faire bien ou faire mal, et qui leur
a préparé à tous la récompense ou la peine, selon leur choix. La rete-
nue obligatoire, quand on l'envisage de près, se montre impraticable,
et par rapport aux ouvriers et par rapport à l'état. Par rapport aux ou-
vriers, il en est un grand nombre qu'on ne pourrait faire contribuer
régulièrement, à moins d'organiser l'inquisition. Par rapport à l'état,
la difficulté est d'un autre genre. L'état deviendrait le gardien de
sommes inouies, dont aucun gouvernement ne voudrait ni ne pourrait
accepter le dépôt, qu'il échouerait à faire valoir. Selon les différens
calculs que présente M. Thiers, en se plaçant dans différentes hypo-
thèses, on se trouverait en effet, au bout d'un certain nombre d'an-
nées, en face de 30 milliards, ou de 23, ou au moins de 15. Réduisez
à moitié encore, et la somme restera exorbitante. Cette objection ce-
pendant perdrait de sa force, si on prenait le parti de substituer à une
caisse unique, administrée par l'état, un grand nombre de caisses lo-
cales que l'état pourrait surveiller, mais dont l'administration et les
ressources resteraient distinctes : parti fort sage, car ce serait le seul
moyen d'attirer à l'institution une certaine quantité de dons volon-»
taires. Beaucoup de personnes se décideraient à une donation immé-
diate, ou à un legs en faveur de la caisse des retraites de leur ville
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 970
OU de leur profession dans la \ille, qui y seraient beaucoup moins por-
tées, si leur largesse devait aller s'engloutir dans une caisse unique,
dont l'avoir profiterait à la France entière. C'est un aspect de la (jues-
tion qui a échappé à la commission, quoiqu'il eût été signalé par plu-
sieurs personnes.
La retenue obligatoire une fois écartée, la caisse des retraites, ne
s'alimentant plus que de dépôts volontaires, devient une institution
fort désirable. Le gouvernement la proposait peu de semaines avant lu
révolution de février, il avait bien raison; il l'aurait eu davantage, si la
proposition fût venue quelques années plus tôt. La commission cei)en-
dant y est peu sympathique. Elle n'y consent que par manière de con-
cession aux erreurs du public, comme pour faire la part du feu. On
n'aurait songé à la caisse des retraite, suivant elle, qu'au moment où
les fausses doctrines, inventées pour séduire et tromper la multitude,
commençaient à s'élever comme le lit d'un torrent qui déborde. L'ap-
préciation est injuste. Qu'on dise que l'ouvrier qui met des fonds à la
caisse d'épargne, qui les y laisse prudemment grossir, et se forme un
petit capital avec lequel il devient chef d'industrie à son tour sur une
petite échelle, est un homme très recommandable, qui enrichit la
société en lui formant du capital, en lui suscitant en sa personne un
membre de plus en plus utile, par la sollicitude duquel une famille
tout entière sera élevée à une condition bien meilleure, on n'expri-
mera rien que de vrai; mais faudra-t-il réprouver comme un égoïste
(le rapport ajoute à vue assez étroite) (1), celui qui, au lieu d'aller à la
caisse d'épargne, passe à la caisse des retraites, pour y placer -20 ou
30 francs par an, dans la supposition même où cette caisse serait con-
stituée sur la base des tontines, et où par conséquent l'argent qu'elle
recevrait serait placé à fonds perdu? Tenons compte de ce que le
même homme, dans le même esprit, se cotisera vraisemblablement
de 20 ou 30 francs par an aussi pour la caisse de secours mutuels.
Or, quand un ouvrier a distrait de son salaire une somme annuelle
de AO à 60 francs, il a déjà fait beaucoup; je suppose un ouvrier or-
dinaire et non l'homme d'élite, qui reçoit un salaire exceptionnel.
Si, au lieu d'aller frapper à la i)orte de la caisse des retraites, il eût
pris le chemin de la caisse d'épargne, et qu'il y eût dépose 20 ou
30 francs, est-ce qu'il aurait pu avoir amassé, une fois a la force de
l'âge, une somme qui lui permît de rien entreprendre? Non, car il
faut une durée de trente-six ans pour qu'un dépôt de 30 francs par
an engendre, avec les intérêts cumulés, une somme de 3,000 francs.
Au moins dans ce cas, dira-t-on, il eût mieux agi dans l'interet de ses
tl) Page ItS, plus loin, page 119, il est dit un égoisfe insouciant; o°/* j7"'^;'^*;
page 13i: qu'admettre le principe des tontines, c'est passer par-dessus toutes les , oisons
de moralité' et de propriété'.
980 REVUE DES DEUX MONDES.
enfans. Ce n'est pas certain, par plusieurs motifs. S'il avait eu la fa-
culté de retirer ses fonds à volonté, il est permis de craindre qu'il
n'eût été tenté de le faire souvent dans ce laps de temps de plus d'un
tiers de siècle, pour s'engager dans des spéculations aventureuses,
pour dépenser inconsidérément dans le plaisir. Il n'en serait rien resté
alors, ni à ses enfans ni à lui-même. Sa vieillesse eût obéré sa famille.
Ainsi qu'il était dit dans le travail d'une commission libre, qui s'était
constituée, il y a sept ans, sous la présidence de M. Mole, et dont le rap-
port a servi de point de départ à la plupart des études sur la matière,
« à l'inverse de ce qui a lieu dans les familles aisées, où des rentes
viagères ne semblent pouvoir être constituées au profit des ascendans
qu'au détriment des héritiers, la constitution d'une peq^si» .; de re-
traite sur la tête des chefs de famille qui vivent de salaire, vJ-ms des
classes où l'héritage est presque inconnu, empêche les vieillards l'être
à la charge de leurs enfans, leur permet d'achever leurs jours :iu mi-
lieu d'eux, entourés de soins que la pension qu'ils apporlcni; ^^tîj et
plus faciles et plus affectueux. Les maires des villes popmenses peuvent
certifier ce que nous avançons ici touchant les conditions d'existence
des vieillards qui appartiennent aux classes ouvrières. 11 y a tel arron-
dissement de Paris où il a suffi d'une allocation de 8 francs par mois
pour retenir au sein de leur famille ceux que l'âge et le dénûment
allaient en exiler. »
Même avec le caractère de la tontine, la caisse des retraites est déjà
une forme de la prévoyance, forme imparfaite, soit; mais il y a quelque
chose de bien plus imparfait, c'est de n'avoir de prévoyance d'aucune
sorte et d'aller au cabaret boire ce qu'il serait possible d'épargner. Si
vous retirez du cabaret, par le moyen d'une prévoyance tout indivi-
duelle, l'homme qui est enclin à le fréquenter, c'est déjà un service que
vous lui rendez. Vous lui donnez le commencement de la prévoyance, le
reste viendra ensuite, très probablement, par un enchaînement naturel.
Mais le gouvernement n'est pas forcé, s'il ouvre des caisses de re-
traite, de les organiser toutes sur le pied de la tontine; il peut bien, à
côté des placemens en viager, instituer des caisses où la totalité des
versemens en capital, sans les intérêts, reviendrait à la famille; il peut
donner la faculté de passer de celle-ci, qui semble avoir moins de dé-
férence pour le sentiment de la famille, à celle-là qui le ménagerait
davantage, sans réciprocité. Enfin il peut n'instituer que cette dernière
sorte de caisse de retraites. Avec ce système, la quotité des pensions dif-
férerait assez peu de ce qu'on obtient par la tontine (1). Cette combi-
(1) La différence équivaut à peu près à i pour 100 dans le taux d'intérêt qui sert à
calculer les pensions. C'est comme si on prenait le taux de i au Heu de 5. C'est ce qai
résulte des calculs exposés (page 5i) dans le premier rapport de M. Benoist d'Âzy, dont
il va être parlé.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 981
naison moyenne se présente comme une transaction à L'uiuelle la com-
mission aurait dû donner un assentiment explicite, par le motif suivant :
Une commission spéciale de l'assemblée a été chargée de présenter
un rapport sur la caisse des retraites. Ce rapport est déposé depuis le
6 octobre. Il a été imprimé et il est dans le domaine public. Il est d'un
homme dont la capacité financière est notoire, M. Benoist d'Azy. On \
trouve des renseignemens curieux sur l'Angleterre, la Prusse, la Bel-
gique, où la caisse des retraites est en vigueur sur la base de la tontine.
L'institution y est disculpée particulièrement du reproche d'égoïsme
(pages 46 et 52). Cependant, pour écarter toute objection et mieux as-
surer le succès de la loi dans le sein de l'assemblée, la commission spé-
ciale a renoncé au principe des tontines, et stipulé que tous les verse-
mens en capital, mais sans intérêt, seraient restitués à la famille. La
grande commission de l'assistance et de la prévoyance publiques avait
donc sur ce point la besogne toute faite. 11 est vrai qu'elle conclut par
deux lignes d'approbation de la caisse des retraites ainsi conçue, mais
c'est après une suite de raisonnemens qui les condamne fort au long.
La commission de l'assistance et de la prévoyance publiques exprime,
même avec une singulière vivacité, son dissentiment au sujet de la
subvention qui, dans le projet du gouvernement, serait accordée à la
caisse des retraites. Elle adresse à ce projet, non directement, mais
par la méthode meurtrière du tir à ricochet, le mot d'extravagance. Elle
aura à se mettre d'accord avec la commission spéciale des caisses de
retraites, qui a le bon esprit d'adopter, sauf quelques modifications de
détail, l'idée du gouvernement (1). C'est ici le lieu d'une réfiexion qui
se présente plus d'une fois à l'esprit quand on lit le rapport de la com-
mission de l'assistance et de la prévoyance publiques : on serait quel-
quefois tenté de croire qu'elle a oublié la situation politique et sociale
dans laquelle nous nous trouvons engagés. Certainement, si nous étions
aux États-Unis, où l'aisance est à peu près sans exception, où le travail
est abondant et la rétribution large, l'état pourrait complètement se
dispenser de toute espèce de coopération en faveur des institutions de
prévoyance; mais nous ne sommes pasjaux États-Unis. La misère prend
notre société à la gorge, et la sécurité sociale en est compromise. Des
passions violentes ont été soulevées, et si aujourd'hui elles nous lais-
sent une^trève, elles peuvent recommencer demain. Quand tout mar-
che^régulièrement, quand la prospérité est générale, il serait absurde,
extravagant, que l'état s'ingérât dans les institutions de prévoyance pour
y jeter l'argent des contribuables; mais faut-il hésiter, quand on est en
présence de souffrances cruelles, quand il s'agit de ramener, par qucl-
(1) Voyez le rapport supplémentaire présenté au nom de la commission des caisses de
retraites et de secours, par M. Benoist d'Azy, le 18 février 1850.
982 REVUE DES DEUX MONDES.
ques témoignages de bienveillance, des classes entières, quand il est si
urgent d'accoutumer le grand nombre à la pratique d'une vertu qui
est un des attributs distinctifs de l'homme libre et la sauvegarde de
l'ordre social? Considérez, si vous le voulez, comme des sommes dé-
pensées pour l'éducation publique, ces subventions fort modiques
après tout (1); qu'y trouverez-vous alors à redire?
La commission termine son examen par les hospices. Elle serait
d'avis que, pour en rendre l'usage moins pénible aux classes pauvres,
qui s'en trouvent humiliées, on employât, dans certains cas, les nou-
velles ressources dont on disposerait, en secours distribués à domicile,
quand il s'agirait de maux temporaires, — en petites pensions de plus
longue durée, quand les infirmités seraient incurables. Elle pense
pourtant qu'à cet égard une solution définitive ne peut être adoptée
« avant beaucoup de discussions et d'expériences. » C'est que les soins,
en cas de maladie, sont plus intelligens à l'hospice que dans la famille
du pauvre, où tout art manque, où l'aérage et le chauffage sont im-
parfaits, et la même somme dépensée dans un établissement commun
produit une plus grande étendue de bien.
Je crois avoir maintenant analysé fidèlement et discuté avec toute
l'impartialité qui est en mon pouvoir le programnae de la commission
Pour le qualifier d'un mot, il est négatif. Des dispositions positives
de quelque efficacité, on les y chercherait en vain. Ce qu'elle recom-
mande au sujet des chômages serait de la plus médiocre verto; les
chapitres sur la colonisation, sur les logemens, sur les caisses de se-
cours et sur presque tous les autres sujets pratiques, sembleraient
attester même qu'elle ne s'est pas livrée à «ne étude approfondie des
moyens organiques à faire intervenir. Sa préoccupation principale, ex-
clusive, aura été d'avertir les ouvriers, le public tout entier, de la pé-
rilleuse voie où certaines doctrines entraînaient l'opinion. Elle se sero
dit : Le plus grand service que nous ayons à rendre à la France est
d'écarter ce mauvais vent qui souffle sur le pays. Pour nous abriter
contre ce torrent d'innovations malfaisantes, opposons-nous à toute
innovation. La négation est ainsi devenue pour elle une idée systéma-
tique. Quelqu'un disait après avoir lu ce rapport : « Nous sommes
heureux de posséder les hospices, car s'ils n'existaient pas, et qu'on le
eût proposés à ce moment, la commission eût trouvé des raisonne-
mens sans réplique pour démontrer qu'ils sont impossibles. »
Cette situation d'esprit n'est pas politique. Ce n'est pas que l'ensei-l ^
gnement ainsi donné au public par la commission ne soit opportur in
et ne doive rester. La morale de cet enseignement, c'est, en effet, qu'il
(i) Il s'agit d'une somme de 25 francs par souscripteur qui serait acquise seulemen
aux cent mille premiers, sous la condition d'un versement de 15 fr. au moins par ai
répété pendant cinq ans : c'est en tout 2,500,000 francs.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 983
feut se déshabituer du détestable penchant que nous avons tous à at-
tendre de l'état l'amélioration de notre sort. On a fait de l'état une
divinité semblable aux génies des Mille et une Nuits, qui instantané-
ment changeaient la face de toute chose et disposaient d'inépuisables
trésors, tandis qu'il n'a aucune ressource qui lui soit propre , et que
tout ce qu'il distribue, il le tire de nos bourses, il le prend sur les fruits
du travail de la masse des citoyens, qui est pauvre, car, en tant que
nation , nous sommes dans une affligeante pauvreté. Le riche est une
rare exception, et on ne peut retirer de lui, par l'impôt, qu'une petite
fraction des revenus de l'état, à moins de le spoUer, ce qui serait nui-
sible au peuple lui-même , en ce sens que de cette manière on dis-
siperait le capital qui alimente le travail national et lui donne quelque
fécondité au profit de toutes les classes. Il faut donc renoncer aux
rêves dont nous avons été bercés, que l'état peut être une providence
pour chacun de nous, nous trouver du travail, nous procurer des
capitaux , veiller sur chacun de nos pas, assister comme un ange gar-
dien à tout ce que nous faisons, soit comme producteurs, soit comme
consommateurs. Ce tuteur, s'il se mettait à nous accompagner, nous
embarrasserait et nous déplairait fort , car ce serait ce préfet, ce sous-
préfet, ce procureur de la république, ce gendarme, que, tous tant
qu'ils sont, dans un accès d'insubordination, nous avons pris en haine
ou en défiance. Et enfin qu'est-ce que le culte en vertu duquel nous
allons demander notre salut à l'état , converti , dans notre imagina-
tion, en une idole toute-puissante, sinon la répudiation de la liberté,
pour la possession de laquelle notre patrie a fait tant de sacrifices?
Ce n'est pas à l'état, c'est à nous-mêmes qu'il faut que nous nous
adressions avant tout. Nous devons être à nous-mêmes notre première
providence. Si nous ne pouvions l'être, c'est que nous aurions eu un
accès de vanité misérable quand nous cherchâmes à être libres. L'as-
sistance publique a souvent à agir; mais, si elle devenait envers des
individus une habitude de tous les instans, envers quelques classes
une loi permanente, au lieu de leur être vraiment utile, elle leur nui-
rait; elle leur désapprendrait les vertus qui font la force de l'esprit, la
noblesse de l'ame, elle amollirait le nerf de leurs bras, et, dans aucun
cas, il ne faut l'ériger en un droit. Dès qu'il s'agit d'assistance et de
bienfaisance, ne prononçons pas le mot de droit; ainsi qu'on l'a dit
dans un des plus beaux discours qui aient été entendus depuis la ré-
volution de février, tenons-nous-en à la formule du devoir. La bien-
faisance est un devoir pour le riche, un devoir pour l'état, dans la li-
mite de sa puissance; mais ce devoir, tout impérieux qu'il est, ne crée
pas, pour le pauvre, un droit qu'il puisse revendiquer comme un
homme libre réclame son dû. Le sentiment du droit enivre aisément
t;elui qui l'invoque. Du sentiment du devoir, au contraire, naissent les
984- REVUE DES DEUX MONDES.
plus belles passions, et c'est lui qui excelle à rapprocher et à unir les
hommes (1). L'assistance, la charité, la fraternité, peu importe le nom.
en même temps que c'est l'accomplissement d'un devoir chez le riche,
impose au pauvre un devoir réciproque, celui de se rendre digne d'être
le concitoyen et l'égal devant la loi , le frère devant Dieu, d'hommes
bienfaisans, celui de témoigner, lui aussi, par son affection et sa recon-
naissance, qu'il est imbu du sentiment de la charité, et c'est ainsi que
chacun concourt au bonheur de tous et sert au bon ordre dans l'état.
Telles sont les idées que la commission, les jugeant ébranlées dans
les esprits, a cru à propos de raffermir; hors de là, en effet, pas de
société possible. Les hommes qui parlent ainsi ne sont pas les ennemis
du peuple; les ennemis du peuple ne sont pas ceux qui rappellent au
peuple les vrais principes. S'il y avait en France des ennemis systéma-
tiques du peuple, ce serait plutôt ceux qui lui promettent l'impossible
et qui confondent tous les principes sociaux; mais ne nous accusons
pas les uns les autres d'être les ennemis du peuple : cette polémique
envenimée ne fait pas les affaires des classes pauvres. Unissons-nous,
concertons-nous sincèrement, loyalement; c'est ce qui améliorera le
sort de ceux qui souffrent et fera les affaires de tous.
Mais, si l'on ne peut, sans une injustice extrême, prétendre que le
langage de la commission soit celui d'ennemis du peuple, est-ce à
dire que ce soit celui d'hommes d'état ayant conscience de ce que la
situation actuelle de la société a de menaçant, et appréciant l'ur-
gence d'une conciliation entre les intérêts sociaux qu'on est parvenu à
diviser? Non. La commission a exposé quelques principes généraux
parfaitement sains, et elle en a fait des applications critiques qui, pour
la plupart, sont exactes. De la part d'un prédicateur dans sa chaire,
ou de philosophes réunis en académie, c'eût été suffisant peut-être : on
demande à des hommes politiques des conclusions plus pratiques et
plus prochaines. Le prédicateur a rempli sa tâche quand il a déposé
dans notre cœur le germe d'un bon sentiment, le philosophe quand il
a éclairé notre raison. L'homme politique, le législateur est tenu à des
actes (2) : or, je ne vois point quel acte de quelque portée ressort du
travail de la commission; je n'y lis même rien qui témoigne du pen-
chant à agir. On a fait table rase de differens faux systèmes; c'est bien:
d'autres l'avaient déjà fait d'une manière moins brillante, n'importe,
il était bon d'y revenir; mais quel système a-t-on ? car il en faut un.
L'amélioration de son sort que la multitude cherchait de bonne foi
dans le droit au travail, dans toutes les impraticables combinaisons
des écoles socialistes, la commission me montre clairement qu'elle ne
(1) Voyez le discours de M. Dufaure, séance du 14 septembre 1818.
(2) Dans le langage politique des Anglais et des Américains, une loi s'appelle un acte.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 98"
réside ni dans la formule de celui-ci, ni dans le plan de celui-là; elle
ne m'indique point où elle peut être. Elle m'avertit (jue dans certains
parages de l'espace ouvert devant nous il y a un abîme béant : grand
merci ! mais n'avez- vous pas une boussole à me donner, pour (jue je
marche vers le but? La multitude est là, qui grondait en 1848, et
jusqu'au 13 juin 1849, qui maintenant est moins agitée, mais dont
les passions ne sont qu'endormies. 11 faudrait pourtant avoir quelque
bonne parole à lui apporter, quelque parole qui dût être suivie d'effet,
car tout ce qui sera verba et voces, prœtereaque nihil, n'est plus de
mise. A la foule de ces hommes qui souffrent, il faut une ferme espé-
rance à laquelle ils puissent se cramponner. Dégoûtée des rêves dont
on l'avait bercée, elle sent que les changemens à vue sont impossibles
dans la société; mais, pour être irrévocablement pacifiée, elle a besoin
d'un idéal auquel elle puisse croire, non-seulement pour l'autre
monde, mais pour celui-ci. Elle se contenterait de voir poindre l'aurore
de cet avenir, si elle croyait qu'il luira de plus en plus sur les géné-
rations suivantes, sous la condition de s'en montrer de plus en plus
dignes. Or, que lui off're-t-on en perspective? Rien. Quel idéal lui
montre-t-on? Aucun. Comme si la civilisation française était parvenue
à ses colonnes d'Hercule, qu'il n'y eut rien à y changer, rien à y
ajouter!
La commission de l'assistance et de la prévoyance publiques ne s'est
donc point acquittée de sa tâche. Dès que je me place à quelque point
de vue autre que celui d'une polémique négative, je n'aperçois plus
que des lacunes dans son programme.
D'abord, pour nous en tenir aux institutions de bienfaisance pro-
prement dites, voici une double catégorie d'omissions qu'on peut y
signaler : 1" pour ce qui est de la bienfaisance publique, elle a trop
restreint son examen, elle a négligé des institutions qui auraient exigé
une discussion toute particulière. En ce temps-ci, les élucubrations
mêmes des théoriciens purs méritent qu'on s'y arrête; c'est ainsi que
la commission a insisté sur le droit au travail, conception qui, grâce
à Dieu, est restée dans le domaine de la spéculation théorique. A plus
forte raison devait-elle examiner ce qui , chez de grandes nations, a
été sanctionné par l'expérience : elle s'en est abstenue. 2° Sans doute
la commission n'avait pas à entrer dans le détail des manifestations
de la bienfaisance privée; mais il est des cas où celle-ci se combine
de la façon la plus heureuse avec la bienfaisance publique, où elle lui
communique une vertu extraordinaire, et où, par son concours, elle
assure des efTets d'une grande portée politique, qu'autrement on ne
saurait comment atteindre. La commission n'en pouvait ignorer, d'a-
bord parce que le mot d'ignorance ne saurait, sous aucun prétexte ni
sous aucune forme, être appliqué à une réunion d'hommes aussi distm-
986 REVUE DES DEUX MONDES.
gués; ensuite l'assemblée était officiellement saisie de projets de la
compétence directe de la commission, et qui avaient ce caractère :
cependant la commission n'en a pas dit un mot.
Ainsi, pour citer quelques exemples de ces deux sortes d'omissions,
la commission a complètement passé sous silence la taxe des pauvres,
qui, en Angleterre, date du règne d'Elisabeth, et qui , établie en vertu
d'une série de lois amendées et recomposées en un corps homogène
par l'acte de 4834, semble devoir s'y perpétuer indéfiniment. Le ré-
gime actuel de la taxe des pauvres, en Angleterre, a au moins deux
avantages : la subsistance est assurée aux populations dans les chô-
mages ordinaires, et il n'y a plus rien qui favorise le penchant à l'oi-
siveté, parce que l'homme valide, du moment qu'il reçoit du secours,
est soumis à une contrainte qui lui pèse et qu'il secoue dès qu'il le
peut : c'est d'être enfermé dans la maison de travail {workhouse). Les
événemens feront inévitablement revenir la taxe des pauvres dans la
discussion publique en France. Il paraît impossible qu'on s'en passe
dans tout pays où le système des grandes manufactures s'est déve-
loppé; elle est en usage dans l'Union américaine, au sein des états
même les plus renommés pour leur civilisation, le Massachusetts, le
Connecticut. C'est donc, dans le travail de la commission, une lacune
qu'on s'explique difficilement.
Il y avait pourtant une bonne raison pour que la commission ne tînt
pas ainsi dans un oubli complet la taxe des pauvres, considérée comme
une mesure générale de la bienfaisance publique : c'est que nous avons
beau croire ne pas l'avoir, nous la possédons positivement, sous un
autre nom, avec une destination spéciale qui ne laisse pas que d'être
fort étendue. Ce que les intéressés glorifient et font glorifier sous le
titre pompeux de la protection du travail national n'est que la taxe des
pauvj-es, et ne peut même se défendre qu'à ce titre. Je défie que, pour
motiver ce système de politique commerciale, on trouve une autre rai-
son que celle-ci : « Dans le cas où l'on supprimerait la protection, les
ouvriers de telle et de telle industrie seraient sans emploi, et il faut
bien les nourrir. » Dans ce dire, il y a beaucoup d'exagération : je le
montrerais, je le crois, si c'était ici le lieu; admettons-le pourtant
comme parfaitement exact. Il n'eu sera pas moins vrai que la pro-
tection se résout en un impôt mis sur le consommateur au profit de ces
industries, et, du point de vue de l'égalité devant la loi, c'est un sys-
tème insoutenable, car aucun Français n'a le droit d'imposer à son bé-
néfice le reste de ses concitoyens, et l'on ne doit d'impôt qu'à l'état;
mais, à titre de charité, et, à ce litre seul, la mesure s'exphque et on
peut en soutenir la convenance. Quand bien même ce système protec-
teur ne serait pas une des formes de la taxe des pauvres, du moment
qu'elle est en pleine activité, depuis trois siècles, chez une grande na^-
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 987
tien , notre proche voisine, et qu'elle y est à demeure; du moment
qu'une autre grande nation, éminemment digne, malgré l'étendue de
l'océan qui nous en sépare , de l'attention de nos hommes publics par
ses institutions et sa prospérité, se l'est assimilée, la grande commis-
sion de l'assistance et de la prévoyance publiques ne pouvait se dis-
penser de la discuter; elle ne l'a même pas nommée.
Comme exemple des cas où la bienfaisance privée intervient à côté
de la bienfaisance publique, pour rendre des services signalés, reve-
nons aux caisses de secours mutuels, sujet plus complexe qu'il ne le
semble au premier abord.
L'absence de représentans plus ou moins nombreux des classes ai-
sées dans les sociétés de secours mutuels a des inconvéniens de bien
des genres, une comptabilité mal tenue, une mauvaise administra-
tion, parfois même du gaspillage et de la débauche (1), et, ce qui est
plus grave encore, les fonds, qui étaient destinés à soulager des ma-
lades et à empêcher les enfans de souffrir pendant que le père est éloi-
gné du travail par la maladie, sont détournés de leur destination sa-
crée pour soutenir des coalitions; ils l'ont été pour salarier des agens
de discorde et solder la guerre civile au sein de nos cités. Le concours
de la bourgeoisie dans les sociétés de secours mutuels produirait de
grands biens sans mélange de mal. Plus habilement administrées, les
caisses auraient toute leur puissance de secours; leurs ressources rece-
vraient la meilleure destination, la seule légitime. 11 serait impossible
désormais d'en faire des foyers de discorde; les agitateurs y seraient
contenus ou s'en écarteraient d'eux-mêmes. Le malheur de notre temps,
c'est qu'on est parvenu à couper la société en deux camps, entre les-
quels un fossé profond est creusé, la bourgeoisie d'un côté, les ouvriers
de l'autre. Vainement ces deux intérêts sont, de par la force des choses,
solidaires; on les a mis en état d'hostihté, tantôt flagrante, tantôt dissi-
mulée. Le rapprochement entre ces deux forces si bien faites pour s'ei.
tr'aider sera le signe que la révolution est terminée et que nous sommes
sauvés. Tout ce qui est de nature à favoriser cet accord doit être ac-
cueilli avec empressement et reconnaissance. Or, on concevrait diffi-
cilement rien qui y fût plus propre qu'une institution au sein de la-
quelle le bourgeois et l'ouvrier réunis spontanément, en grand nom-
bre, s'occuperaient, à titre d'associés et de collègues, d'une œuvre de
bienfaisance dont profiteraient les classes nécessiteuses en y contribuant
elles-mêmes. 11 y aurait là de quoi adoucir les cœurs les plus ulcérés et
ramener les âmes les plus rebelles. Toutes les occasions qu'on pourra
faire naître, à propos des caisses de secours ou autrement, de mettre
<1) Je renvoie sur ce point mx écrits de MM. Degérando, Alban de ViUeneuTe-Bar-
gemont, etc.
988 REVUE DES DEUX MONDES.
en contact les ouvriers et la bourgeoisie sur ce pied-là, auront les effets
les plus salutaires; ce ne sera pas de la philanthropie ci'euse, ce sera de
la politique grande et féconde.
En m'exprimant sur ce ton d'espérance, ce n'est pas du roman
que je fais, je suis les indications de l'histoire. La ville de Nantes
possède une institution trop peu imitée, la Société industrielle, qui,
parmi ses utiles attributions, comprend une caisse de secours mutuels
qu'alimentent des souscriptions d'ouvriers et de bourgeois. En 1834,
lorsque Lyon était en pleine rébellion, et que Paris même était le
théâtre d'une émeute formidable , une fermentation sourde régnait à
Nantes. On montait à ce moment une machine à vapeur destinée à
mouvoir une scierie mécanique. Les scieurs de long, se jugeant me-
nacés dans leur gagne-pain, avaient comploté de la briser. Les sociétés
secrètes, qui étaient répandues sur tout le territoire de la France,
prêtes à souffler le feu dès qu'apparaissait une étincelle , les y exci-
taient. La démonstration, si elle avait eu lieu, eût entraîné vraisem-
blablement dans Nantes un soulèvement qui , répondant à la levée de
boucliers de Lyon et de Paris, aurait pu avoir les plus funestes consé-
quences; mais la Société industrielle intervint comme médiatrice. Le
président de la caisse de secours, M. Dechaille, convoqua les scieurs
de long qui étaient sociétaires. Les scieurs de long , exhortés par cet
homme de bien , promirent de rester tranquilles, et , en gens d'hon-
neur qu'ils étaient, ils tinrent parole (1).
L'idée d'utiliser la bienfaisance privée en appelant les personnes des
classes aisées à concourir à la formation des caisses de secours mu-
tuels, sert de base à un projet de loi très remarquable, dont le gouver-
nement a saisi l'assemblée. Les personnes aisées deviendraient mem-
bres des sociétés de secours, sous le titre de fondateurs, en fournissant
une cotisation au moins double, en échange de laquelle elles auraient
le droit de déverser les secours sur des ouvriers qui n'auraient pu payer
eux-mêmes. La bienfaisance publique s'associerait à la bienfaisance
privée au moyen de diverses dispositions dont la plus saillante serait la
répartition annuelle, entre les sociétés conformes à la loi, d'une somme
d'un million à prendre sur les fonds de secours attribués au ministère
du commerce. Le président de chacune des sociétés qui voudraient
participer au bénéfice de la loi serait nommé par le président de la
république. De cette façon , dans chaque ville, des hommes entourés
de l'estime de tous, attachés à l'ordre, pénétrés d'un véritable esprit
de conciliation, emploieraient leur influence bienfaisante en faveur
des sociétés de secours, et la feraient sentir aux sociétés elles-mêmes.
(1) M. Dechaille est mort depuis plusieurs années; il avait constitué la Société indus-
trielle de Nantes avec M. G. Mellinet et M. Brieugncs, morts tous les deux aussi.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 989
Cette simple idée d'un rapprochement libre et amical, flatteur pour
l'ouvrier sans offrir rien dont la dignité des classes aisées pût soulïrir,
méritait le meilleur accueil. Dans mon humble opinion, si on la met-
tait seule dans un des plateaux de la balance, en plaçant de l'autre côté
le programme tout entier de la commission , son rapport et ses pro-
messes, c'est elle qui l'emporterait. Alors je me demande comment il a
pu se faire que la commission, qui en était officiellement saisie, n'ait
pas cru devoir y accorder la moindre mention dans son rapport général.
Autre lacune, qui frappe le lecteur attentif: la commission a entière-
ment laissé de côté une question éminemment pratique et bien intéres-
sante, celle du personnel de la bienfaisance publique. A cette question
s'en rattache, par un lien étroit, une autre dont l'importance est aisée à
sentir : y aurait-il moyen de faire concorder, dans un assez grand nombre
de cas, la bienfaisance publique et la bienfaisance privée, en donnant à
celle-ci, autant qu'elle y pourrait consentir, une action collective par
une certaine organisation du personnel charitable, organisation qui
serait sanctionnée par la loi et tirerait de la loi une certaine force?
Cette question a été traitée par un homme généreux, M. Armand de
Melun, dans un petit écrit que tout le monde a entre les mains (1). La
bienfaisance privée, quand elle agit collectivement, est non-seu-
lement plus éclairée, mais encore plus active que lorsque chacun suit
son impulsion solitaire; elle y gagne donc beaucoup en utihté. Jusqu'à
quel point la loi peut-elle intervenir, non précisément pour réglemen-
ter cette action collective, mais pour la faciliter? N'existe-t-il pas des
corps qui deviendraient naturellement les centres de cette action col-
lective? En d'autres termes, convient-il ou ne convient-il pas d'agrandir
le rôle qu'ont si naturellement déjà le clergé et les communautés reli-
gieuses dans l'œuvre de la bienfaisance, en respectant la liberté de
tous? Je n'ai pas la prétention de résoudre cette question, je l'énonce;
on en reconnaît, sur le simple énoncé, la grande portée, et, sans être
injuste, on peut reprocher à la commission de ne l'avoir pas abordée.
11 y aurait maintenant à examiner le rapport d'un point de vue
tout différent, duquel on domine mieux le sujet. Dans la série des
chapitres que nous avons passés en revue, sur les traces de la commis-
sion, à chaque pas pour ainsi dire on se heurte contre une pierre d'a-
choppement, qui est toujours la même : la pauvreté de la société. Mul-
tiplier les crèches, les salles d'asile, les maisons d'aveugles et de
sourds-muets, serait très bien; mais il faudrait pour cela augmenter
les impôts, et la société française est déjà trop chargée, elle est trop
pauvre. La loi sur le travail des enfans est une loi d'humanité, mais
ce sont les parens d'abord qui se refusent à s'y conformer; ils ne sau-
(1) De r Intervention de la Société pour prévenir et soulager la misère.
990 REVUE DES DELX MONDES.
raient se passer du salaire que leur procure le travail précoce de leurs
enfans , ils sont trop pauvres. La réouverture des tours, encore une
affaire de budget qu'entravwa (en supposant que la mesure ait été
jugée bonne en soi) la pauvreté publique; de même l'établissement
de colonies pénitentiaires pour les jeunes détenus. Le crédit, dont des
novateurs brouillés avec les principes de l'économie sociale voudraient
subitement étendre les avantages aux ouvriers par des procédés dénués
de bon sens et d'équité, le crédit manque non-seulement aux ouvriers,
mais à d'intelligens entrepreneurs d'industrie et aux cultivateurs, par
divers motifs, dont le principal est que le capital est rare, ou que la
société est pauvre. La modicité des salaires, qui empêche les ouvriers, ou
beaucoup d'entre eux , de faire des réserves pour les temps de chô-
mage, est reflet de plusieurs causes, dont la plus puissante est que la
société est pauvre. La colonisation obérerait le trésor et le public par la
même raison, la publique pauvreté. Lesdépôtsdemendicité, quand bien
même ils seraient irréprochables aux yeux du moraliste, ne sauraient
se multiplier : l'obstacle est toujours le même. Une partie deslogemens
des ouvriers est dune saleté hideuse, est fétide et malsaine, parce que
d'une part les entrepreneurs de bâti mens ne trouveraient pas assez de
capitaux pour faire la spéculation d'en ériger de nouveaux, et, d'autre
part, l'ouvrier reste dans ces bouges, parce qu'il n'a pas le moyen
de payer le logement plus salubre qui est tout auprès. Ainsi de suite.
Arrêtons-nous un peu plus sur cette pauvreté collective de la société;
elle est le nœud de la question. C'est le sentiment de cette pauvreté
qui aura paralysé la commission et lui aura inspiré l'humeur négative
dont son travail est empreint dans toutes ses parties. La commission
se sera dit qu'il était impossible de pousser plus avant l'action de la
bienfaisance publique, que la société n'en avait pas le moyen. — Il
n'est que trop vrai; mais alors c'était à cette pauvreté collective de la
société qu'il fallait s'attaquer. Là est le point stratégique; il fallait y
porter toutes ses forces.
La société est pauvre; si l'on développe cette proposition, voici ce
qu'on y trouve :
Le revenu brut de la société, ce fonds sur lequel elle vit en le régé-
nérant sans cesse par son travail, et qu'elle augmente dans les temps
réguliers, quand elle est sobre, sage et bien gouvernée, ce fonds est
trop peu considérable, relativement à la population , pour que celle-ci
tout entière ait de l'aisance. Une fois que la répartition de ce revenu
brut a eu lieu conformément aux principes sur lesquels se sont con-
stituées civilement toutes les nations de l'Europe, la charité publique
et la charité privée ont beau s'ingénier pour accroître la part des mal-
heureux, cette part reste faible, insuffisante, non-seulement relative-
ment à leur ambition , qui , par instans , sous le souffle des passions
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 991
révolutionnaires, devient excessive, mais relativement aux vœux de
la philanthropie la moins exigeante. Elle reste insuflisaute, parce
que c'est inévitable du moment que le fonds commun est exigu eu
égard au nombre des parties prenantes. Les réformateurs contempo-
rains ont presque tous imaginé qu'il fallait changer le mode de répar-
tition des produits du travail, et leurs innovations ont consisté à pro-
poser des modes de répartition qu'ils supposaient neufs, quoique ce
fût quelque peu renouvelé des Grecs. Ces réformateurs se sont trompés:
erreur fatale, qui, si l'on s'y laissait aller, nous conduirait à un abîme
dont nous avons pu de l'œil mesurer la profondeur, car, après la ré-
volution de février, la société française roula tout au bord. Les prin-
cipes qui président aujourd'hui à la répartition des produits du travail
sont ceux qui conviennent à une société libre; ils découlent de la liberté
même. La société ne peut s'y soustraire qu'en abjurant la liberté, et
la prétendue organisation du travail qu'on opposait à ces principes
n'eût organisé que la servitude et la misère générale. Ces principes,
contre lesquels on a poussé beaucoup de clameurs depuis quelques
années et surtout depuis la révolution de février, n'eussent pas cessé
d'être entourés de respect, si l'on se fût souvenu que, de même que tous
les principes sociaux, ils n'ont pu dire leur dernier mot du premier
coup, et qu'ils sont, avec le temps, avec et par le progrès des mœurs^
perfectibles dans leurs applications successives; mais je n'ai pas ici à
défendre ces principes : la commission ne les attaque point, elle en a
garde; ce qu'elle sait le mieux , c'est de faire la guerre à ceux qui les
dénigrent. L'amélioration populaire en masse, le bien-être de chaque
ouvrier des villes ou des champs en particulier, dépendent de la gran-
deur de la richesse produite par le travail collectif de la nation et par
chacun particulièrement. Le problème est de rendre fécond le travail
de tous et de chacun. Une fois ce point obtenu , le reste, c'est-à-dire
l'aisance générale et individuelle, ira de soi. S'il est une vérité bien
établie aux yeux de ceux qui sont versés dans l'économie sociale, c'est
celle-ci : à mesure qu'augmente, proportionnellement au nombre des
hommes, la quantité de richesse produite par le travail de la société,
la part qui revient à la foule, à l'ouvrier, devient plus grande, non-
seulement en quantité absolue, mais relativement. Tout le monde s'en
trouve mieux, mais c'est l'ouvrier qui reçoit le supplément le plus gros.
Vérité consolante |K)ur l'homme qui souffre! vérité rassurante pour
l'homme qui aime ses semblables, de même que pour l'homme d'état,
auquel la misère apparaît comme une cause de perturbations publi-
ques, et qui cherche la paix de la société dans la conciliation des inté-
rêts! vérité qui n'est pas seulement démontrée par les raisonnemens
et les observations de la science économique, mais qui aujourd'hui
ressort comme un cri de la conscience du genre humain par l'esprit
99^ REVUE DES DEUX MONDES.
du siècle, car elle revient à définir le progrès : un mouvement qui
rapproclie tous les hommes d'un niveau qui monte sans cesse!
Le problème qui pèse comme un cauchemar sur nous ne peut se
résoudre sérieusement que de cette manière : accroître la puissance
productive du travail de la société. Hélas! parmi les hommes, il y aura
toujours des malheureux , ceux-ci poursuivis par une fatalité inexo-
rable, ceux-là dépouillés par des accidens politiques ou commerciaux;
le progrès lui-même, l'invention d'une machine plus parfaite ou d'un
procédé nouveau, ravira à d'autres leur pain. Il y en aura toujours
qu'une incorrigible paresse ou les dérèglemens de leur vie enchaîne-
ront à la misère. Il restera donc toujours des souffrances sur lesquelles
la charité publique et la charité privée auront à répandre leur baume;
mais, par le développement de la puissance productive du travail, le
nombre des malheureux ira en diminuant sans cesse, et ce ne seront
plus des classes entières qui sembleront vouées à la privation. Les
moyens même que chacun aura de soulager les incurables et les vic-
times que la civilisation aura broyés sous son char seront beaucoup
plus étendus : une société riche a plus de ressources pour la charité
qu'une société pauvre.
Parlons la langue du pot au feu, c'est de notre sujet : en ce moment,
la société française ne réussit pas à se procurer, par le moyen de son
travail (que ce soit directement, ou indirectement à l'aide des échanges
avec les autres peuples, ce n'est pas ce qui importe ici), en alimens sains,
en vêtemens divers, en matières propres au chauffage et à l'éclairage,
en meubles, en livres, en toutes les choses enfin qui répondent aux
besoins de l'homme civilisé, une quantité qui soit suffisante pour le
bien-être de trente-six millions d'hommes. Voilà ce que veulent dire
ces mots : la France est pauvre. Cette insuffisance de la production,
celte stérilité relative du travail national est-elle un mal absolu , irré-
médiable? Non, car s'il est vrai que l'on ne puisse signaler sur la terre
aucun peuple qui soit parfaitement exempt de la lèpre de la misère,
on peut du moins en indiquer quelques-uns chez lesquels la quote-
part du commun des hommes est assez grande pour qu'on puisse rai-
sonnablement la qualifier de bien-être. Il en est au moins deux , les
habitans de la Grande-Bretagne (1) et les Américains des États-Unis.
L'infériorité de la France en fait de richesse, par rapport à d'autres
peuples aujourd'hui, aurait-elle pour origine que nous soyons une na-
tion subalterne par nos qualités? Non, personne au monde n'oserait le
soutenir, et, si quelqu'un le tentait, quatorze siècles d'histoire et le
témoignage du genre humain tout entier protesteraient contre l'as-
sertion et imposeraient silence au téméraire. Alors viendrait-elle de
(1) En disant la Grande-Bretagne, i'excius l'Irlande.
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. 093
ce que notre territoire soit ingrat? Non, car de toutes parts on s'ac-
corde à en célébrer la fertilité en même temps que le charme de notre
climat. Si la France est pauvre, il faut l'attribuer à des causes qui sont
essentiellement artificielles, et à l'influence desquelles nous pouvons
nous soustraire graduellement. C'est le moment ou'jamais de faire
un effort.
La pauvreté relative de la nation française ne peut s'expliquer que
parce qu'on y aura été moins heureux qu'ailleurs, depuis un siècle ou
deux, dans le choix de la direction à donner aux intérêts de la société;
elle ne peut provenir que de certains caractères imprimés à notre légis-
lation , à notre système administratif, à notre politique intérieure et
extérieure. Comme des nations puissantes et éclairées ne sont jamais
gouvernées malgré elles, il faut bien confesser en toute humihté que
nous tous du public, nous devons avoir eu de grands travers d'esprit
ou de funestes passions, probablement les deux, qui nous auront trou-
blé la vue. Toutes ces causes auront agi, les unes immédiatement, les
autres d'une façon médiate, sur le travail national. C'est ainsi qu'il a
été et qu'il est moins fécond que celui des Anglais ou des Américains.
Et pourtant ces deux peuples conçoivent pour eux-mêmes un ordre so-
cial meilleur, je veux dire plus favorable à l'aisance générale; ils pen-
sent y atteindre par la modification successive de leurs lois, en rendant
celles-ci de plus en plus conformes aux principes qui régissent les
peuples libres. Pour les personnes qui scrutent le fond des choses,
l'histoire de la civilisation même, sous un certain aspect, n'est que le
développement successif de la puissance productive du genre humain,
c'est-à-dire l'agrandissement graduel de la quantité d'objets répondant
aux besoins des hommes qui résulte du travail journalier d'un indi-
vidu (1). Ce n'est donc point s'aventurer que d'affirmer qu'il y a lieu
d'accomplir chez nous une œuvre législative très vaste et très variée
d'où résulterait immanquablement un surcroit de fécondité dans le
travail national, et par conséquent la diminution de la misère. Sans
doute, avec cette législation devrait aller de pair le progrès des mœurs,
quid leges sine moribus, a dit le poète il y a dix-huit siècles. Eh ! qui
donc le conteste? Ce ne sera pas l'œuvre d'un jour ni d'un an; mais
qui donc le prétend? Mettons -nous promptement et résolument à
l'œuvre, et ne nous en laissons pas distraire : nous n'y serons ainsi
que tout juste le temps nécessaire.
Mais ce changement successif et gradué de la législation, en quoi
peut-il consister? Pour l'indiquer avec quelque précision, il aurait
fallu faire la biographie de l'homme industrieux, un exposé de sa vie
(1) On trouvera quelques observations sur ce sujet dans la Revue des Deux Mondes du
15 mars 1848, article intitulé Question des travailleurs.
63
TOME V.
994 . REVUE DES DEDX MONDES.
réelle, telle qu'elle se passe chez nous, et mettre en parallèle le ta-
bleau correspondant en Angleterre et aux États-Unis. 11 y aurait eu à
prendre l'homme du moment qu'il entre dans l'atelier ou dans sa
profession, du moment même qu'il s'y prépare, et le placer successi-
Tement en présence des différentes lois qui peuvent affecter le travail,
de la loi politique, de la loi civile, de la loi militaire aussi bien que de
la loi commerciale et de la loi administrative. Comme producteur et
comme consommateur, il y aurait eu à le placer successivement en
présence de l'autorité commimale, en présence de l'état, en présence
du maître d'école qui façonne son esprit; il eût fallu surtout lui mé-
nager un tête-à-tête avec le fisc. De cette étude faite simultanément sur
les trois pays aurait jailli une vive lumière. 11 en serait ressorti que
l'homme qui travaille, et par là j'entends le chef d'industrie tout
comme l'ouvrier, est beaucoup plus gêné dans l'exercice de ses facul-
tés chez nous que dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Le Fran-
çais industrieux est, par rapport à l'Anglais ou à l'Américain, ce qu'est
l'homme qui a une main liée derrière le dos par rapport à celui qui a
la libre jouissance de ses deux bras. Comment s'étonner qu'il ait une
moindre puissance dans le travail?
La commission a entièrement négligé cette partie du sujet dévolu à
ses méditations, quoique ce fût la principale : c'est ce qui l'a con-
damnée à l'impuissance, malgré la réunion de talens et de capacités
qu'elle offrait. Les plus habiles gens ne sauraient avancer devant eux,
quand ils se sont jetés dans une impasse.
Impuissance ! c'est le mot de la situation, c'est le nom de l'époque.
La commission de l'assistance et de la prévoyance publiques s'est
trouvée impuissante, il n'en pouvait être autrement, parce que l'as-
semblée, dont elle est le reflet, l'est elle-même à un degré dont l'his-
toire offrirait peu d'exemples. L'assemblée est dans l'impuissance, parce
qu'elle est l'image du pays, qui a cessé d'avoir une idée nette et une
volonté positive sur quoi que ce soit. Chacun, reployé sur soi, caresse
ses petites opinions ou plutôt ses petites vanités. Nous sommes la cari-
cature de l'homme juste d'Horace; l'univers ébranlé tomberait en
éclats, le choc de ses débris ne nous réveillerait pas de nos rêves
d'amour-propre. Et voilà pourtant le spectacle dépourvu de noblesse
et de sérieux qu'offre en ce moment la société française! Mais elle
changera d'attitude; elle en changerait, quand bien même il ne lui
resterait plus qu'à périr, et je proteste contre cette opinion désespérée.
Elle trouverait en elle-même la force de s'appliquer la pensée de César
qui disait à son moment suprême : II faut qu'un empereur meure
debout.
Michel Chevalier.
BELLAH.
Sire, ne chevauche pins avant; retonrne, car ta
es trahi. (Anciernr chroniode.)
Ce terrible fardeau de la vie ne semble-t-il pas léger à porter, quand,
au soleil du matin, sous un ciel profond et pur, on se met en marche,
à pied ou à cheval, le long des haies fleuries ou en vue d'horizons
bleuâtres, la poitrine pleine d'un air frais comme la rosée?
Dans ce premier instant de rajeunissement et de bien-être, avec toute
la vivacité des organes reposés, on éprouve comme une révélation lu-
mineuse du bienfait de l'existence; on s'étonne de l'avoir méconnu, en
contemplant le cadre enchanteur dans lequel Dieu l'a placé; on se ré-
jouit d'être né. Passe un homme qui vous parle du cours de la rente
ou des élections, le charme est rompu; la création divine est gâtée.
La sérénité de ces sensations irréfléchies se peignait sur le visage de
nos voyageurs. Hervé et le vieux garde-chasse avaient seuls le front
soucieux. Hervé marchait quelques pas en avant, cherchant à mettre
un peu d'ordre dans sa conscience émue et dans son esprit tourmenté.
Après ce qui s'était passé, il ne pouvait plus lui rester de doute que
sur la nature de la perfidie dont il était le jouet. Son droit, son devoir
même était de refuser une plus longue protection à celles qui abusaient
si clairement de sa bonne foi; chaque pas qu'il faisait le rendait com-
plice d'une trahison inconnue, mais certaine. D'un autre côté, inter-
(1) Voyez la première partie dans la livraison du !•' marf.
996 REVUE DES DEUX MONDES.
roger, avec la rigueur d'un juge et d'un ennemi, ces femmes envers
qui le liaient des souvenirs si puissans, c'était une tâche pour la-
quelle il manquait de courage; c'était d'ailleurs ouvrir les yeux aux
soldats sur une duplicité dont un de leurs camarades avait péri vic-
time, c'était abandonner sans réserve les émigrées à des lois ef-
frayantes; Andrée elle-même pouvait se trouver enveloppée dans des
périls encourus à son insu; c'était enfin livrer des femmes, livrer son
propre sang, et Hervé, malgré la sévérité de ses principes, n'était pas
assez stoïque pour charger sa mémoire d'un de ces traits que les exa-
gérations passagères d'une politicjue peuvent vanter, mais que les lois
éternelles gravées dans le cœur de l'homme réprouvent et jugent in-
fâmes. Pour échapper à ces anxiétés, Hervé prit la résolution de conti-
nuer le voyage jusqu'à Kergant, espérant qu'une occasion se présen-
terait de réparer cet oubli momentané de son devoir absolu, et se
promettant en tout cas de se mettre, aussitôt arrivé, à la disposition du
général, en lui avouant franchement ses torts.
Plus libre alors, la pensée de Hervé se reporta sur un objet plus lé-
ger, mais à peine moins délicat, c'est-à-dire sur la plume blanche en-
volée de la fenêtre de M"^ de Kergant, et dont le sens précis était dif-
ficile à pénétrer. Et d'abord la plume était-elle bien celle de Bellah?
Un prompt regard de Hervé l'assura que le feutre élégant de la jeune
fille n'était plus orné de son panache. Cela semblait décisif; mais en
même temps il put reconnaître, et ce fut avec ennui, que le chapeau
de la petite Andrée avait également perdu sa flottante parure, ce qui
remettait tout en question. Andrée, qui était aux aguets depuis le mo-
ment du départ, n'avait eu garde de laisser passer, sans le remarquer,
le double regard de son frère. Elle donna aussitôt un coup de cravache
à son cheval, qui vint toucher celui du jeune homme : — Eh bien!
mon frère, dit-elle, voilà une matinée délicieuse... Yous avez là un
singulier chapeau, commandant?
Au mot de chapeau, Hervé, qui se méfiait déjà passablement de sa
petite sœur, sentit croître son trouble, et se mit à siffloter en gour-
mandant son cheval pour avoir un prétexte de ne pas répondre; mais
Andrée n'était point femme à se laisser dépister si aisément : — Com-
mandant, reprit-elle, vous avez un singulier chapeau. Un singulier cha-
peau vous avez, commandant.
— Et en quoi singulier? dit enfin Hervé, voyant qu'on ne pouvait
l'éviter.
— En quoi? mais il me paraît plat, ce chapeau... Pourquoi n'y met-
tez-vous pas un panache?
Panache était de tous les mots de la langue celui qui était le mieux
fait en cet instant pour importuner Hervé. — Panache! répéta-t-il ma-
chinalement et à demi-voix.
BELLAH. 997
— Panache, dit Andrée en dansant sur sa selle.
— Avez-vous bien dormi cette nuit? demanda Hei-vé.
— Mais pas mal, pas mal, commandant, si ce n'est que j'ai eu un
panache, je veux dire un rêve, de toutes couleurs, autrement dit pa-
naché.
— Sur quel panache avez-vous marché ce matin, petite sœur? Et, à
propos, qu'avez- vous fait du vôtre?
— Comment! est-ce que je ne l'ai plus? Ah! mon Dieu! j'oubliais
que le vent l'avait emporté cette nuit.
— Et le vent, à ce qu'il paraît, n'a pas eu plus d'égards pour votre
amie?
— Ah ! ah! s'écria en riant la jeune fille, nous y voilà! Non, le vent
n'en a emporté qu'un; mais lequel? C'est précisément, citoyen, ce que
j'ai promis de ne pas vous dire, parce que si je vous le disais, vous se-
riez trop heureux, et c'est pourquoi, bref, je ne vous le dis pas. — En
achevant ces mots, Andrée fit faire une volte à son cheval, et retourna
au petit galop vers ses compagnes.
Pendant que le commandant Hervé oubliait dans des méditations
plus heureuses les chagrins de son équivoque situation, le lieutenant
Francis étudiait du coin de l'œil, avec une complaisance peu dissimu-
lée, les traits et les façons de la charmante sœur de son ami. Le jeune
garçon semblait trouver dans cette étude un intérêt si particulier, et
s'y livrait d'ailleurs avec une telle assiduité, que M"* de Pelven n'eût
pu manquer d'y prendre garde, quand elle n'eût pas été douée d'une
merveilleuse vivacité de perception. Il est rare qu'une femme se sache
mauvais gré d'attirer l'attention d'un homme d'un maintien conve-
nable, et tout aussi rare qu'elle sache mauvais gré à l'homme qui la
juge digne de cette attention. On peut ajouter que si l'observateur se
trouve classé, pour quelque raison de politique ou de coterie, parmi
les ennemis de la dame, cette circonstance a pour effet ordinaire de
prêter au régal une saveur plus piquante. La svelte tournure de Fran-
cis, sa mine turbulente, la coquetterie d'adolescent qui retroussait sa
moustache naissante et plantait son chapeau de côté sur sa tête bou-
clée, lui composaient une vraie physionomie de page à la fois naïve,
impudente et gracieuse. M"« Andrée n'avait donc aucune bonne raison
pour se formaliser outre mesure de ce qui lui arrivait. Seulement,
comme toute jeune fille qui se sent observée avec une curiosité spé-
ciale, tantôt elle demeurait plus silencieuse et plus calme que de cou-
tume; tantôt, fort au contraire, elle paraissait possédée d'un démon
loquace et mobile, qui communiquait à sa langue et à toute sa per-
sonne une activité prodigieuse. Francis, qui croyait déjà être amou-
reux depuis plusieurs siècles, jugea qu'il passerait pour un sot, s'il ne
se déclarait pas sans retard d'une manière significative. 11 éperonna
998 REVUE DES DEUX MONDES.
tout à coup son cheval, passa et repassa devant Hervé comme pour
exercer sa monture, disparut une minute dans un fourré, et revint au
g-alop, en cachant avec précaution un petit bouquet de primevères, de
jonquilles et de fleurs de bruyères, sur lesquelles il avait entendu An-
drée s'extasier un instant auparavant. Par bonheur, Andrée précédait
alors la chanoinesse de quelques pas; Francis s'arrêta brusquement
devant elle : — Mademoiselle, lui dit-il en lui présentant son bouquet,
c'est de la part de votre frère.
Le mensonge était flagrant. Si Andrée eût seulement eu le temps de
prévoir l'événement et d'y réfléchir, le jeune homme était perdu; mais
l'ignorance du danger et la témérité admirable qu'elle donne aux
amoureux de l'âge de Francis leur assurent le bénéfice souvent consi-
dérable de la surprise. Andrée, ne sachant trop ce qu'elle faisait, prit
les fleurs et s'inclina en balbutiant un remercîment.
On pense bien qu'une telle scène n'était point de celles que la cha-
noinesse pouvait contempler d'un œil insoucieux. Elle prit aussitôt un
trot saccadé qui sema l'air sur son passage d'un nuage de poudre par-
fumée, de sorte qu'on eût pu la suivre à la trace comme une déesse
antique, et, fixant sur le visage ému d'Andrée des yeux où s'annon-
çait un orage : — Qu'est-ce? dit-elle. Que vous chantait ce troubadour
patriote?
— Il me priait, madame, reprit Andrée, de vous offrir ce bouquet,
n'osant le faire lui-même à cause du respect que lui inspire votre
physionomie... Comment disait-il?... altière... oui, altière... extraor-
dinairement altière.
Pendant ce discours, les fleurs avaient passé de la main fine et rose
d'Andrée dans la paume flétrie de la chanoinesse. Francis enfonça ses
éperons avec force dans le ventre de son cheval, qui rua, se cabra et
faillit le désarçonner.
— Hé ! m'sieu ! jeune homme ! dit la vieille dame : comment appelle-
t-on ces gens-là? mon ami ! lieutenant !
— Citoyen, madame, dit Andrée.
— M'sieu le citoyen ! cria la chanoinesse; puis, voyant de plus près
les traits agréables du jeune officier, qui s'était enfin rapproché : Mon
enfant, reprit-elle, oii avez- vous appris à avoir du respect pour les
femmes?
— Chez ma mère, madame, répondit sèchement Francis.
— C'est bien dit, répliqua la chanoinesse, et je garde votre bou-
quet. Vous êtes égaré de bonne heure dans une triste route, mon en-
fant.
— Triste, non, madame, dit le jeune garçon en souriant, puisque
j'ai l'honneur de vous y rencontrer.
— Voilà du singulier! reprit M"^ de Kergant. Et comment se fait-il
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qu'un jeune homme bien né, comme vous paraissez l'être, se soit voué
au service de ces malappris féroces, de ces rustauds sanguinaires...
— De la convention nationale? interrompit Francis. Madame, j'aime
naturellement la bataille, et naturellement aussi j'aime mieux batailler
pour mon pays que pour l'étranger.
— Malheureux enfant ! s'écria la chanoinesse, on vous a faussé le
jugement par de grands mots dont vous ne pouviez compreudi-e le
sens; mais comment votre mère, puisque vous en parliez...?
— J'en parlais, mais n'en parlons plus, madame, je vous prie, dit
vivement Francis. En même temps ses paupières, frangées de longs
cils comme celles d'une femme, s'abaissèrent avec hâte comme pour
arrêter deux larmes qui avaient jailli sur ses joues.
Un instant de silence suivit cette exprcîssion involontaire d'une
douleur mystérieuse. Puis Andrée, reprenant tout à coup la parole
avec une insouciance apparente que démentait l'humidité de ses yeux :
— Voyons, ma tante, dit-elle, est-ce cjne cela sent quelque chose, ces
jonquilles? — Et tout en parlant la petite fille enlevait des mains de la
chanoinesse deux ou trois fleurs, qu'elle eut soin de garder après les
avoir respirées. Francis répondit à ce procédé par un regard dont la
tendre reconnaissance couvrit de rougeur le front de sa déhcate con-
solatrice. En cet endroit, une nouvelle disposition du terrain força le
jeune officier à se séparer des deux dames, et Andrée n'en fut pas fâchée.
Le pays que traversait le détachement avait peu à peu changé d'as-
pect. La vue n'était plus attristée par l'âpre nudité des cimes; l'ho-
rizon se rétrécissait; les chemins se régularisaient entre des haies
vives, exhaussées comme des retranchemens naturels et soutenues
à des intervalles rapprochés par de gros arbres chargés de feuilles;
ces haies servaient de clôture à des champs ou à des prairies plantés
de pommiers aux fleurs blanches et roses. Au bruit des chevaux, de
grands bœufs avançaient à travers Les taillis leurs tètes méditatives
et contemplaient les voyageurs d'un air abstrait. Çà et là apparais-
saient parmi les arbres de basses chaumières, revêtues d'une enve-
loppe de lichens et de mousse. Les chênes des haies et les pommiers
des champs, se rapprochant et se massant à une certaine distance,
semblaient couvrir toute la campagne d'une épaisse forêt, au milieu
de laquelle la pointe frêle des clochers indiquait de temps en temps la
place d'un village.
Mais les sentimens de paix et de bonheur qu'éveillait ce paysage
champêtre cédaient aux souvenirs récens et désastreux marqués pres-
que à chaque pas par des ruines, des débris incendiés, ou de longs
tertres tumulaires. La vivace nature de ce sol s'empressait en vam,
comme par une pudeur maternelle, de recouvrir de fleurs et de douces
images les traces des crimes et des malheurs des hommes : les champs
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
étaient en friche; ceux qui auraient dû les cultiver engraissaient de
leurs dépouilles les sillons inutiles. De temps à autre, les voyageurs
entendaient un sanglot ou le sourd murmure d'une voix derrière un
buisson; ils apercevaient des femmes ou des enfans agenouillés et
priant, effigies vivantes, sur des tombeaux ignorés. Des troncs d'ar-
bres rompus, des branches hachées, des trouées sinistres dans les
haies, les empreintes encore fraîches de piétinemens désespérés, la
couleur étrange de la boue des fossés, dénonçaient de place en place
le théâtre d'un de ces combats où la gloire du vainqueur, quel qu'il
fût, se perdait dans la faute du fratricide.
— Il faut avouer, commandant , dit tout à coup Francis, rompant
le silence sous lequel il avait dissimulé jusque-là, comme tout le reste
de la troupe, les pensées que soulevaient les tristes vestiges, il faut
avouer que la guerre civile est une détestable horreur.
— Dites la guerre, Francis, civile ou non. Pensez-vous que ce -qui
est un malheur ici n'en soit pas un là? Le crime, s'il y a crime, s'ar-
rête-t-il juste au poteau qui marque nos frontières? Croyez- vous que
les douleurs et les malédictions soient moins amères ou moins légi-
times, parce qu'elles s'expriment dans une langue qui n'est pas la
nôtre? 11 faut des siècles à l'esprit humain pour généraliser l'idée la
plus simple; il ne conçoit les vérités que peu à peu , et il n'en saisit
d'abord que les détails qui le touchent de plus près. On commence à
appeler le duel d'homme à homme un absurde préjugé, et le duel de
peuple à peuple, qui n'est qu'une application en grand du même
principe, est regardé comme raisonnable. Qu'appelons-nous guerre
civile, nous, fils de cette philosophie chrétienne aux yeux de qui l'hu-
manité n'est qu'une famille? Si la terre n'est qu'une patrie commune,
dont tous les hommes sont citoyens, toute guerre est une guerre civile,
toute guerre est une barbare extravagance.
— Et vous êtes soldat? dit Francis en regardant Hervé avec un peu
de surprise.
— Le moment où une vérité se fait jour n'est pas celui où elle est
applicable, répondit le jeune commandant. On peut penser autrement
que son temps, mais il faut agir comme lui.
— Mais au moins, monsieur Hervé, cette épouvantable guerre intes-
tine est finie?
— Oui , pour quelques jours, pour quelques heures peut-être, ré-
pondit Hervé avec mélancolie.
Il n'est pas inutile de dire ici sur quelle apparence se fondait cette
opinion du jeune commandant, qui était partagée secrètement par les
chefs des deux partis, et que l'événement était si près de justifier. Les
traités de La Jaunaye, de la Mabilaye et de Saint-Florent, signés suc-
cessivement par Charette, par Cormatin et par Stofflet, semblaient,
BELLAH. 1001
il est vrai, avoir embrassé dans la pacification tous les pays insurgés,
l'Anjou , la Bretagne et la Haute-Vendée; mais les représentans et les
généraux républicains connaissaient trop bien les intrigues persévé-
rantes des agences royalistes de Paris et de Londres, pour avoir eu, en
proposant cet armistice, un autre but que d'augmenter les divisions
dans les rangs des rebelles et de détacber les paysans de la guerre
par l'habitude, reprise peu à peu, de leurs paisibles travaux. D'un
autre côté, l'excès même des avantagés faits aux royalistes dans les
clauses patentes ou secrètes de ces traités aurait suffi à éveiller la
méfiance des chefs de ce parti , quand même ils auraient apporté aux
conférences une sincérité que les documens les moins cachés de l'his-
toire ne permettent pas de leur supposer. L'amnistie avait pu sans
doute être proposée et acceptée avec une bonne foi réciproque; mais il
n'en pouvait être de même des articles qui, organisant en gardes ter-
ritoriales, sous le commandement des généraux royalistes, les Ven-
déens et les chouans les mieux aguerris, laissaient subsister un état
dans l'état, un foyer permanent de rébellion au sein de la république.
Il n'en pouvait être de même surtout de ces concessions secrètes et
inouies, parmi lesquelles on comptait l'engagement de rendre le jeune
Louis XVll aux chefs armés en son nom, et dont l'authenticité n'a pu
être accréditée que par un témoignage impérial. La crcduhté des di-
plomates vendéens en face de ces invraisemblances politiques ne se
concevrait pas, si l'on ne savait que, tout en feignant de les prendre
au mot, ils prouvaient par leurs menées qu'ils en appréciaient exac-
tement la valeur. Cette paix enfin n'était, au moins dans la conviction
de ceux qui l'avaient conclue, qu'une suspension d'armes dans laquelle
chacun des deux partis avait cru également trouver son intérêt. Tou-
tefois il est permis de penser que quelques chefs royalistes avaient pu
regarder comme sérieuses les obligations les plus incroyables de ces
traités volontairement suspects.
11 était nécessaire de rappeler ce détail de l'histoire du temps pour
faire comprendre la suite de ce récit; mais on ne voudra pas conclure
de cette digression superficielle que ce roman ait la moindre préten-
tion historique : c'est un titre qu'il ne peut soutenir d'aucune façon,
et qui nous engagerait bien au-delà de nos connaissances et de nos
forces. Un conte doit s'efi'orcer sans doute de ne pas choquer d'une
manière inconvenante les vraisemblances de l'époque et des mœurs
dont il affiche les couleurs; mais sa frivolité avouée nous paraît le
dispenser d'un scrupule plus sérieux.
La caravane fit halte dans un village, et prit une heure de repos
tout en dînant; puis le voyage continua jusqu'au soir, sans autre mci-
dent que la rencontre de quelques cantonnemens républicains, avec
1002 REVUE DES DEUX MONDES. î
lesquels on édiangeait Tin mot d'ordre. Le crépuscule commençait à \
accuser plus nettement sur le ciel les contours des horizons, quand le
timide Colibri adressa cette question au circonspect Bruidoux : —
Suis-je dans mon tort, sergent, quand je me figure que l'Amériqur
est un pays où la plupart des hommes sont des singes?
Le sergent haussa les épaules par un brusque mouvement dont 1(
contre-coup fit tressaillir le petit captif à cheveux longs qu'il traînait
à sa remorque. — Marche donc, jeune houspin! dit Bruidoux. — Je
te dirai d'abord , Colibri , et par forme de préambule, que ce petit fé-
déraliste commence à me scier le dos d'une façon bizarre. Quant à
l'idée que tu te formes de l'Amérique et de ses habitans, que tu prends
•pour des singes, elle te ferait prendre toi-même pour un âne dans
toute société... Marcheras-tu, moitié de coquin! Avise-toi de tirer
encore sur la corde, et tu vas connaître la configuration de mon pied...
Il n'y a pas de singes, Colibri : c'est une bête inventée par les prêtres
et par les tyrans pour humilier l'homme libre. L'Amérique, Colibri...
— Tu tires sur la corde, gamin! apprête tes flûtes... je vais en jouer!...
L'Amérique, mon garçon, est précisément faite comme je te le disais...
Hu! dia! petit Cobourg... Et tu pourras en causer maintenant avec
aisance et... Très bien, mon poulet! tu ne pèses pas une plume à cette
heure... Avec aisance et facihté, Colibri, mon ami... Hé! vingt mille
calottes ! oii est le fils de chouan? Mort du diable! il a coupé la corde!
Arrêtez! arrêtez le prisonnier!... Dans le champ, à droite!
L'enfant venait, en effet, de profiter des premières ombres du soir
pour accomplir une évasion dont il avait sans doute trouvé les moyens
à la halte du dîner. Il courait alors à perte d'haleine dans un champ
labouré, que l'étroite douve d'un fossé séparait du chemin. Bruidoux
enjamba la douve et s'élança sur les pas du fugitif : les soldats le sui-
virent en poussant de grands cris; mais ils n'étaient pas au milieu du
champ, que déjà l'enfant avait escaladé la haie qui en barrait l'autre
extrémité, et qui était contiguë à un bois épais. 11 se retourna, quand
il se vit maître de cette position, et fit un signe de la main, comme
s'il voulait parler. Une dizaine de fusils s'abaissèrent dans la direction
du petit gars. — Qu'est-ce que c'est? s'écria Bruidoux d'une voix hale-
tante, le premier qui fait feu, je le crosse! Est-ce que nous avons des
tueurs d'enfans ici? Parle, mon bijou.
— Ayez bien soin de ma toupie , cria le captif envolé. Puis il sauta
dans le bois et disparut.
— Eh bien ! dit Bruidoux en regagnant le chemin au milieu des
Tires mal contenus de ses camarades , ne vous gênez pas , mes enfans.
Est-ce que personne ne viendra me chatouiller un peu le dessous du
nez?... Ta toupie, petit clampin! ajouta le vieux sergent entre ses
BELLAH. 1003
dents. Que je vive assez pour te retrouver avec de la barbe au mentoa,
et si je ne te la fais pas avaler, ta toupie, avec la corde et le clou, et la
chèvre et le chou...
— Eh bien! sergent, interrompit Hervé, dissimulant à peine la sa-
tisfaction qu'il éprouvait du résultat de l'aventure, vous voilà donc
passé aux royalistes?
—Ma foi, citoyen commandant, répondit Bruidoux avec un peu d'hu-
meur, si vous voulez dire qu'il fallait laisser fusiller le mioclie, qu'on
me loge cinq billes dans la tête et n'en parlons plus. Ce n'est pas ma
manière de voir.
— Ni La mienne, vieux Bruidoux, dit Hervé. Je sais ce que vous va-
lez en face d'un homme. Quant aux femmes et aux enfaus , laissons-
les aux geôliers et aux bourreaux qui déshonorent la république.
Le brave sergent , complètement réhabilité aux yeux de ses infé-
rieurs par les paroles du jeune commandant, détacha la courroie inu-
tile qui ceignait ses reins , et s'en servit pour informer les plus rieurs
de 4a troupe qu'il n'avait pas oublié leurs indiscrètes gaietés. 11 fut in-
terrompu dans cette récréation par le garde-chasse Kado, qui lui len-
dit sa gourde avec cordialité eu lui disant :
— Nous ne pensons peut-être pas de même sur bien des choses, car
marade; mais tout ce que je possède est au service de l'homme qui a
de la pitié dans le cœur pour les créatures faibles.
Le sergent parut surpris plus que fâché de cette ouverture; il se re-
cueillit un instant en accolant la gourde jusqu'à ce qu'il se sentît près
d'être suffoqué. La rendant alors au Breton : — Tous les braves, ditrii
gravement, ont les mêmes idées sur certains articles.
On avait repris la marche, et , sous l'influence de la fatigue et de la
nuit , le silence se fut bientôt rétabli dans les rangs de la colonne..
Hervé, ayant remarqué plus d'une fois qu'Andrée chancelait sur sa
selle comme si elie ne résistait qu'avec peine au sommeil, s'était placé.
à ses côtés et s'y maintenait avec sollicitude. La jeune fille, sous cctt^
protection, s'abandonna avec une confiance naïve à un assoupissemeni
que berçait l'allure tranquille de son cheval. Elle ne se réveilla qu'aux
sons distincts, quoique éloignés encore, d'une petite cloche tjui tintait
onze heures. Andrée l'écouta attentivement,, et, poussant soudain un.
cri de joie : — A moi, Bellah ! dit-elle, c'est notre Kergant! c'est la
cloche de la chapelle! Pardon, mon frère... je vais devant; vous per--
mettez?... Et, sans attendre la réponse, la gracieuse enfant s'élança
au galop dans une large et sombre avenue au bout de laquelle étin-
Gelaient entre les arbres des lumières pareilles à des vers luisans dans
l'herbe.
Le manoir seigneurial de Kergant était une construction d'un aspect
austère et presque claustral. 11 présentait la. forme d'un triangle à p u;
4004- REVUE DES DEUX MONDES.
près régulier dont chaque côté était fermé par une haute tourelle à
toit pointu. Les fondemens plongeaient dans des fossés pleins d'eau;
mais un pont permanent remplaçait le pont-levis et donnait accès sous
la porte principale. La petite chapelle dont la cloche venait de retentir
s'élevait, à droite du château, sur un monticule dont les pentes étaient
tapissées de gazon. Plusieurs bâtimens, servant de fermes et d'écuries,
contribuaient , avec la chapelle , à encadrer l'espace qui s'étendait de-
vant la façade du manoir et qui tenait lieu de cour. Au milieu de cet
espace , des domestiques portant des flambeaux écoutaient avec res-
pect les ordres que leur donnait un homme dont l'âge avait blanchi les
cheveux sans pouvoir fléchir sa haute taille, sans détendre les muscles
de son mâle et rigide visage. Le marquis de Kergant était vêtu uni-
formément de noir; il avait le bras enveloppé d'un crêpe, et un pareil
symbole de deuil était attaché à la poignée du couteau de chasse qui
pendait à son côté. Andrée et Bellah descendirent de cheval en même
temps , et le marquis les serra toutes deux à la fois sur son cœur. La
chanoinesse s'approcha ensuite et se jeta dans les bras de son frète,
puis elle lui parla un moment à voix basse. Le vieux seigneur s'avança
alors vers la soubrette écossaise et lui montra le château de la main en
s'inclinant avec une politesse cérémonieuse. La fille des Mac-Grégor
prit le bras de la chanoinesse et se dirigea vers l'entrée du château.
— Suivez-les, mes filles, dit le marquis; vous devez être mortes de fa-
tigue.
— Pardon, mon père, interrompit Andrée d'un ton suppliant, mais
nous ne sommes pas venues seules, il y a quelqu'un... mon Dieu!...
quelqu'un...
— Allez, mon enfant, reprit le marquis. La chambre de votre frère
est prête.
Andrée porta vivement à ses lèvres la main de son père adoptif , la
mouilla de ses larmes et se retira avec son amie. M. de Kergant suivit
les jeunes filles jusqu'au pont qui était jeté sur les fossés. Là il s'ar-
rêta, fit ranger ses gens derrière lui et attendit.
En ce moment, le détachement républicain entrait dans la cour du
château. Hervé mit pied à terre et s'avança vers le marquis avec une
émotion dont il avait peine à se rendre maître. Francis et les soldats
l'accompagnaient à une petite distance. Arrivé devant la porte, il se
découvrit et salua profondément le vieillard.
— Monsieur, dit le marquis de Kergant en lui rendant son salut,
recevez mes remerciemens.
— Je souhaite, monsieur, répliqua Hervé, qu'ils me soient adressés
d'aussi bon cœur que je voudrais les mériter.
— Soyez sûr, citoyen commandant, puisque c'est votre titre, reprit
le marquis, que je ne suis pas de ceux dont la bouche dit oui quand
BELL AH. 1005
le cœur dit non. Permettez-moi d'offrir au fils du comte de Pelven
l'hospitalité pour la nuit.
Hervé fut surpris et offensé de l'accent amer et hautain qui mar-
quait ces paroles.
— Monsieur, dit-il, j'ai à vous demander la même faveur pour mon
lieutenant et pour mes soldats.
— Et ces messieurs sauront la prendre, n'est-ce pas, en cas de
refus?
— De grâce, monsieur...
— C'est au reste, interrompit le marquis en haussant le ton, ce que
je suis curieux de voir. J'ai fait serment de ne jamais laisser pénétrer
sous mon toit, moi vivant, aucun des égorgeuis de votre prétendue
république , et c'est assez que je manque à mon serment pour le fils
de votre père.
A cette déclamation provoquante, un murmure de colère éclata dans
les rangs des grenadiers. Hervé leur imposa silence de la main, et se
retournant vers le marquis :
— Et puis-je vous demander, monsieur, dit-il, si vous avez fait ce
serment le jour même où vous avez signé un traité avec nos représen-
tans et accepté l'amnistie de notre prétendue république?
— Non ! s'écria avec force M. de Kergant; mais je l'avais fait le jour
où vous avez teint vos drapeaux dans le sang de votre roi, et je l'ai
renouvelé le jour où j'ai su l'état qu'on devait faire de votre parole, —
hier même , en apprenant que vous aviez lâchement étouffé dans sa
prison le fils du martyr! 11 n'y a plus de traités, il n'y a plus de paix.
Assez. Entrez, citoyen Hervé, et ne craignez rien; mais n'en demandez
pas plus.
— Vous ne pouvez sérieusement me croire capable de subir une pa-
reille hospitalité, dit Hervé avec un sourire dont la tranquille politesse
fit monter la rougeur au front du vieux gentilhomme. Puisque je suis
sur une terre ennemie, je sais comment un soldat y. passe la nuit. Ve-
nez, mes enfans, nous bivouaquerons ensemble.
Les grenadiers répondirent par une acclamation et suivirent le jeune
homme, qui s'éloignait du château à pas précipités.— Mon comman-
dant, dit Bruidoux, il ne serait pas si fier s'il n'avait dans ses caves
quelques douzaines de chouans. C'est égal, dites un mot, et nous ver-
rons qui est-ce qui couchera dehors cette nuit.
— Non , répondit Hervé; ils diraient encore que nous violons les
traités. Je ne suis pas fâché d'ailleurs de la réception; elle m'épargne...
Mais qui donc nous suit là? Ah! c'est vous, Kado? Eh bien! mon ami,
faites-moi un plaisir : prenez soin de nos chevaux. Je suppose que les
pauvres bêtes ne sont pas comprises dans le serment.
— Cela sera fait, monsieur. Ne voulez-vous rien de plus?
1006 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ces braves gens ont le ventre creux, mon bon Kado. Allez jus-
(ju'au village, apportez-leur à souper. Vous nous retrouverez sur la
lande aux Pierres. Voici ma bourse.
— Mais, monsieur Hervé...
-r^ Prenez ma bourse, vous dis-je, et, sur votre vie, payez tout, quand
vous devriez mettre de l'argent dans la main de ce. vieillard.
VI.
Ta Yoix m'est agréable, enfant de la nnit :
Car les fantômes n'effraieul point mon ame.
Ta voix est charmante à mon cœur.
(Chants ossianiodes.)
Guidé par les souvenirs encore vivans de son enfance, le comman-
dant Hervé entra avec sa troupe dans un dédale de sentiers qui les con-
duisit, après quelques minutes de marche, au pied d'une lande es-
carpée et déserte. A part quelques touffes d'ajoncs, l'unique végétation
qui germât sur le sol ingrat de cette montagne était une herbe fine et
rase comme de la mousse qui la recouvrait depuis la base jusqu'au
sommet, et sur laquelle le pied avait peine à se fixer. Du reste, on n'a-
percevait ni un roc ni même le plus petit caillou qui pût justifier le
nom de lande aux Pierres que lui avait donné Hervé. Les soldats s'ar-
rêtèrent, hésitant à gravir cette aride pente tristement balayée par le
vent de la nuit, et qui semblait, de tous les lieux du monde, le moins
propre à leur prêter un abri.
— Patience, mes amis, dit le Jeune homme, je vous ménage une
surprise là-haut. Les soldats montèrent alors résolument par le pre-
mier chemin qui se présenta, Hervé les suivait, quand les sons d'une
voix haletante qui l'appelait par son nom l'arrêtèrent soudain. — C'est
votre sœur, dit Francis... — Oui, oui, cela devait être, murmura
Hervé. Conduisez-les, mon ami, je vous rejoindrai bientôt. — Le jeune
lieutenant s'éloigna, et, au même instant, Andrée tombait éperdue et
hors d'haleine dans les bras de son frère.
— Voyons, mon enfant, voyons, dit Hervé, nous devions nous y at-
tendre. Pas d'attendrissement, je vous en prie.
Andrée releva la tête pour répondre, mais une explosion de douleur
la rejeta suffoquée et palpitante sur la poitrine du jeune homme. —
Pauvre petite! allons, un peu de courage, murmura Hervé. — Puis,
dressant vers le ciel, par un geste subit de désespoir, son front con-
tracté, tandis qu'Andrée continuait de sangloter comme si son cœur
était près de se briser sur le cœur de son frère : — 0 Dieu ! dit-il, mon
Dieu ! elle prie pour la paix ! Écoutez-la!, elle vous, conjure pour la fin
de nos discordes. Dieu de bonté, exaucez-la!
— Emmène-moi, emmène-moi d'ici ! s'écria Andrée.
Hervé la fit asseoir près de lui, et lui prit la main : 1- T'emmener
chère enfant? Où? Dans un camp, dans une prison?
— N'importe, mon frère; je ne puis rester sous un toit d'où l'on vou«î
a repoussé avec insulte.
— Mais vous vous trompez; on m'a simplement traité en ennemi
comme je le suis en effet. Il est naturel que le bruit vrai ou faux de la
mort du jeune prétendant ait exaspéré M. de Kergant jusqu'à lui faire
oublier toute dignité.
— Vous ne voulez pas m'emmener, Hervé? dit Andrée d'une voix
tendre comme une caresse.
— Tant que je n'ai pas un asile sûr et honorable à vous offrir, mon
enfant, je dois vous laisser dans celui que notre père vous a choisi. —
Hervé se leva en achevant ces mots. — 11 faut nous séparer, ajouta-t-il;
je ne veux pas laisser le temps à nos soldats de concevoir la pensée
que je les abandonne.
— Nous séparer! répéta Andrée... Ne nous sommes-nous revus que
pour nous séparer si tôt et de cette manière?...
— Je vous promets, Andrée, de ne point partir demain sans vous
avoir revue.
Andrée lui fit répéter cette promesse, et Hervé, après l'avoir serrée
sur son cœur, se détourna brusquement, et se mit à gravir la lande
en courant.
La pente de la lande était trop raide, et l'herbe qui la recouvrait trop
glissante pour qu'il fût prudent de l'escalader en ligne droite. Même
dans les agiles excursions de son enfance, Hervé avait coutume de
suivre, pour arriver sur le haut, un petit sentier, dont les détours cou-
raient entre d'étroites gorges d'un plateau à un autre; mais les obstacles
et les périls qui arrêtent le promeneur de sang-froid sont ignorés ou
dédaignés de celui qu'agitent de violens sentimens ou de fortes préoc-
cupations d'esprit; ils lui offrent même l'avantage d'une âpre distrac-
tion, qui, réveillant l'inquiétude des instincts naturels, donne à l'arae
l'illusion momentanée du repos par la différence du tourment. Hervé,
le cœur torturé, s'était élancé avec une sorte de frénésie sur la rampe
la plus âpre de la colline; vers le miheu de son ascension, ses pieds ne
pouvant plus mordre sur l'herbe desséchée, il se mit à genoux, et con-
tinua de monter en rampant, contramt. souvent, ipour ne pas rouler au
bas de la lande, de saisir des touffes d'çijoncs qpineux qui ensanglan-
taient ses mains. Francis, attiré sur Je revers de la croupe par le bruit
de l'escalade et par la respiration haletante d'Hervé, s'imagina que son
ami était en butte à une poursuite acharnée : — Courage ! cria-t-il,
vous êtes arrivé... Avons-nous encore des lavandières? Au nom du
ciel, qu'y a4-il? — H ,n'y a rien, si c« n'est que j'en perdrai l'esprit, je
1008 REVUE PES DEUX MONDES.
crois, dit Hervé en tombant épuisé , et le front ruisselant de sueur,
aux pieds du lieutenant.
Le sommet de la lande formait un vaste plateau uni comme une
pelouse, et dont les bords s'affaissaient doucement vers des pentes
abruptes; son aspect singulièrement sauvage n'avait d'autre borne qu'un
ciel orageux où la lumière intermittente de la lune échancrait les
nuages en bizarres déchirures. Vers le centre du plateau, un large es-
pace était semé de blocs de pierre, qui de loin ne présentaient à l'œil
qu'un chaos confus pareil aux énormes éclats d'une carrière grani-
tique; mais, en s'approchant, on reconnaissait qu'un certain ordre
mystérieux présidait à l'irrégularité de ces entassemens. Ces pierres
étaient de toutes formes et de toutes dimensions; les unes se dressaient
isolément comme des aiguilles colossales, ou s'alignaient symétrique-
ment sur de longues lignes parallèles, comme des théories de fan-
tômes pétrifiés dans leurs manteaux grisâtres; d'autres étaient super-
posées, imitant grossièrement une table longue et étroite montée sur
un pied unique; un grand nombre reposaient horizontalement sur
deux assises, par ce principe élémentaire d'architecture que les enfans
mettent en pratique dans la base de leurs châteaux de cartes. Enfin,
le même principe avait combiné des séries de blocs massifs et de
pierres plates, de manière à former des galeries basses et couvertes qui
étaient closes à l'une de leurs extrémités. Là semblait s'être arrêté,
comme au point culminant de l'art, l'édificateur inconnu de ces in-
formes monumens.
Les soldats s'étaient groupés avec curiosité autour des débris; au-
cune pointe de rocher ne perçait la surface de la lande; aucune exco-
riation du sol n'indiquait la place d'où avaient été tirés ces matériaux
gigantesques. Il fallait donc qu'ils eussent été transportés sur cette
cime du fond des vallées. Par quels moyens et dans quel but? C'était
une question contre laquelle venaient se briser la sagacité et l'expé-
rience de Bruidoux lui-même. Toutefois un des axiomes favoris du
sergent était qu'un chef militaire ne doit jamais se mettre dans le cas
d'être taxé d'ignorance par ses subalternes. Aussi ne se fit-il aucun
scrupule de certifier hautement à Colibri que, dans un temps assez re-
culé, le fils d'un certain aristocrate de géant s'était amusé à placer ces
ciiilloux les uns sur les autres, au lieu d'aller tranquillement à l'école,
comme c'était son devoir; car, ajouta le sergent, on doit obéir à son
père, quand ce père serait un ogre, et le fils de Pitt et Cobourg lui-
même doit obéissance à Pitt et Cobourg, si étrange que cela puisse pa-
raître.
Ces moralités furent interrompues par l'arrivée de Kado, qui chas-
sait devant lui un petit cheval accablé sous une provision de vivres et
de bois sec, à laquelle les soldats firent aussitôt leurs politesses. Le vieux
BELLAH. 1009
garde-chasse leur offrit son aide pour allumer du feu, échangea une
poignée de main avec le sergent, et se retira en promettant à Hervé et
à Francis de leur amener leurs montures au bas de la lande, le len-
demain dès la pointe du jour.
Après le souper, les grenadiers se choisirent leurs couches à l'abri
des voûtes druidiques, et chacun s'endormit en paix sous ces pierres
où la rouille des siècles recouvrait une rouille de sang humain. Francis
lui-même céda tout doucement au sommeil à l'entrée d'une de ces
grossières galeries dont nous avons parlé, pendant que Hervé lui con-
tait qu'il avait vu autrefois des vieillards prier traditionnellement sur
ces reliques du culte de leurs ancêtres. Le jeune commandant sourit
en voyant qu'il avait perdu son public; il arrangea avec un soin pii-
ternel les plis du manteau que Francis avait laissé ouvert dans la sur-
prise de son sommeil , et s'éloigna en donnant un soupir de regret à
l'âge où les paupières se ferment par ces enchantemens imprévus.
Après avoir fait quelques pas autour de l'enceinte autrefois sacrée,
Hervé s'assit sur une des tables qui s'élevaient çà et là. Ce lieu gardait
encore dans la mémoire des habitans du pays un vague reflet de son
caractère antique. L'incertitude de la crainte ou du respect, tantôt les
éloignait de la lande comme d'une place maudite, tantôt les proster-
nait, les douces prières de l'Évangile sur les lèvres, au pied de ces
autels impitoyables. Ce sentiment de curiosité superstitieuse qui a tant
de pouvoir sur l'enfance, et dont l'esprit de l'homme ne s'aft'ranchit
jamais tout-à-fait, avait marqué ce lieu parmi les souvenirs les plus
vifs des premières années de Hervé. Tout enfant, l'esprit imbu des lé-
gendes du coin du feu, il avait été attiré sur la lande aux Pierres par
cette volupté de la peur que nous recherchons comme les émanations
enivrantes de certains poisons dont une trop forte dose nous devient
mortelle. 11 se souvenait de s'être engagé un soir sous la sombre voûte
d'une galerie couverte; comme la nuit était tombée sans qu'il fût ren-
tré au château , on se mit en quête et on le trouva évanoui au milieu
de la galerie, comme s'il eût rencontré tout à coup face à face l'hor-
reur du dieu que les anciens prêtres allaient chercher en rampant au
fond de ces temples, faits comme des repaires.
La jeune Bellah, dont le naturel songeur et le penchant d'esprit de-
vaient être vivement sollicités par l'attrait de ce site romanesque, ac-
compagnait souvent Hervé sur la montagne druidique. Quand la nuit
venait peupler d'ombres douteuses cette morne cité de pierres, la
jeune fille alarmée faisait appel à l'âge et à l'expérience de son frère
adoptif , et ce charme de la protection donnée et reçue avait ete pour
eux comme le pressentiment d'une affection plus tendre et le premier
anneau d'une chaîne plus étroite. C'était là que leurs jeunes imagina-
tions aimaient à évoquer les traditions gracieuses ou terribles de la
TOME V.
i(MO REVUE DES DEUX MONDES.
contrée natale, tantôt réveillant sur la mousse des cavernes les dan-
seuses de minuit, tantôt recherchant dans les sinistres ouvertures des
autels la trace de rites sanguinaires. C'était là enfin que les deux en-
fans avaient éprouvé les premières palpitations d'un danger partagé,
les premières joies d'un échange de rêves et d'illusions. Ces souve-
nirs se pressaient dans la tête de Hervé : exténué de fatigue et ne pou-
vant dormir, il s'était à demi couché sur la table de pierre, dans l'at-
titude d'une statue penchée sur un tombeau , et il regardait passer ses
jeunes années. Tout à coup il tressaillit : au milieu des quartiers de
roc, la forme blanche d'une femme s'abaissant et s'élevant sans bruit
semblait glisser d'une pierre à l'autre et s'avancer vers lui. Hervé se
leva brusquement, en portant la main à son front, avec l'émotion vio-
lente d'un homme qui doute de sa raison; mais déjà la blanche appa-
rition le touchait, et il reconnut Bellah.
— Vous! vous en ce moment! vous, ma sœur! s'écria-t-il en saisis-
sant la main de la jeune fille.
M"^ de Kergant retira sa main : — Le commandant Hervé, dit-elle
d'un ton froid , peut-il m'accorder quelques minutes d'entretien?
Hervé, rappelé à la réalité du présent, s'inclina et se découvrit. Puis,
voyant que les yeux inquiets de Bellah cherchaient à percer les ténè-
bres autour d'elle : — Mademoiselle de Kergant peut parler sans crainte,
dit-il; mes hommes dorment là-bas, auprès de ces feux.
La jeune fille s'accouda sur la pierre près de laquelle Hervé se tenait
debout, et se recueillit un instant en silence.
— Monsieur, dit-elle enfin, votre gouvernement a brisé, par un nou-
veau crime, les traités qui nous liaient à lui.
— C'est ce que j'ignore, mademoiselle, dit Hervé.
— Je vous le dis, reprit M"'' de Kergant. — Hervé salua. — Monsieur,
poursuivit-elle, vous faites-vous une telle idée du devoir que vous vous
jugiez engagé d'honneur vis-à-vis d'un gouvernement parjure? Étes-
vous résolu à vous charger des plus odieuses complicités qu'il plaira à
votre république de vous imposer?
— Mademoiselle de Kergant , répondit Hervé, me permettra de ré-
pudier la complicité dans laquelle elle m'enveloppe. Je ne réponds que
de moi, mais j'en réponds. Je ne sers point des hommes, je sers des
idées. Ces idées, je déplore les vertiges qu'elles donnent, je voudrais
les punir; je plains les martyrs qu'elles font et je voudrais les sauver,
mais, jusque dans la poussière des ruines et dans le sang dont on les
obscurcit , ces principes restent purs, ils restent dignes de la fidélité
que je leur ai vouée. C'est un langage qu'il me coûte de parler à une
femme, mais j'y suis réduit. Quant à ce nouveau crime, mademoiselle
de Kergant souffrira qu'avant de le juger, j'aie appris à le connaître
d'une bouche impartiale.
BELL AH. 1011
— Doutez-vous de ma parole, monsieur? dit Bellah avec l'accent
d'un amer dédain.
— Je doute de votre parole, oui! s'écria Hervé dans un transport
subit de colère qui touchait à la violence, je doute de votre parole ! je
doute de votre voix même.... je doute de ces lèvres glacées et des mots
étranges qu'elles prononcent! Qui étes-vous? que me voulez-vous?
qu'êtes- vous venue faire ici? qui vous a envoyée? Ici, à cette place
même, avoir choisi cette place pour m'accabler! Par le ciel! c'est un
courage inoui ! c'est une cruauté qui dépasse la pensée d'un homme!
Retirez-vous !
A l'éclat soudain de cet orage, la résolution de la jeune fille parut
s'être brisée, et ce fut d'une voix faible et basse, comme celle d'un en-
fant soumis, qu'elle répondit : — Mon Dieu ! Hervé, je m'en vais. —
Mais, au lieu de s'éloigner, elle s'appuya sur l'autel de pierre et posa
ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les battemens.
— Bellah, reprit Hervé avec douceur, pardonnez-moi; mais vous
avez comblé la mesure de mes chagrins. Daignez vous retirer. Vous
laissez ici un homme dont l'ame ne peut contenir une douleur de plus.
Votre tâche est faite; adieu.
— Oh! pas encore, pas ainsi, Hervé! Je suis venue.... j'espérais....
oui , j'espérais être protégée, en ce lieu au moins, par vos souvenirs.
Quelles qu'aient été pour vous les deux longues années qui nous en
séparent....
— Elles ont été telles, interrompit Hervé, que je les donnerais, et
toutes celles qui suivront, pour une heure du temps passé.
— Oh ! que Dieu soit mille fois béni, s'il en est ainsi ! Ce temps peut
revenir, Hervé. Vous pouvez rentrer dans cette famille qui est la nôtre
à tous deux, retrouver un père, des sœurs, nous retrouver tous, mon
frère ! Vous le pouvez. Le voulez-vous?
— Si j'espérais seulement que cela devînt possible un jour! dit le
jeune homme en secouant tristement la tête.
— Ce jour est venu, reprit vivement Bellah. Ecoutez, Hervé, la
guerre va recommeucer;, je pourrais vous dke,... j;'aurais des raison»
positives pour vous affirmer que notre cause triomphera... Mais peu
vous importe, je le sais... Cette cause est celle de vos pères, des mal-
heureux, c'est la cause de Dieu ! Vous avez pu vous y tromper, Hervé...
mais maintenant vos yeux sont ouverts... 11 est impossible qu'i s ne le
soient pas... Oh! comme nous vous aimerons, Hervé!... C est notre
rêve, à tous. Mon père a déjà ses projets ambitieux pour vous. 11 veut
que l'on rende justice à vos talens et à votre courage, et cette justice,
vous l'obtiendrez, n'en doutez pas. S'U vous en faut des preuves
Hervé, tenez. - En prononçant ces mots , elle tira de son sein un ph
qu'elle mit dans la main du jeune homme; mais celui-ci, le jetant aus-
1012 REVUE DES DEUX MONDES.
sitôt à SOS pieds : — La justice que je mériterais, dit-il, ce serait le
mépris de mes amis, le mépris de mes ennemis et le vôtre, Bellah!
— Le mien! Vous vous trompez! Je ne mépriserai jamais l'homme
qui répare noblement ses torts !
— Vous la première, Bellah, et vous feriez bien. Pas un mot de plus
là-dessus, je vous en supplie.
— Oh! Dieu!.. Et si je vous disais, Hervé, que vous ne pouvez re-
tourner chez les républicains... que la mort vous y attend?..
— C'est une chance familière dans le métier que je fais. Chaque in-
stant de ma vie m'y rend plus résigné.
— Oui, reprit la jeune fille sur un ton de conviction incompréhen-
sible, vous êtes prêt à mourir en soldat... mais le supplice, la mort
ignominieuse, la mort d'un traître, en voulez-vous, dites?
— D'un traître? répéta Hervé; c'est impossible.
— Vous serez accusé... vous le serez! Au nom du ciel, n'en doutez
pas!
— Mais encore de quelle trahison? puis-je le savoir?
— Hélas! quand il s'agirait de la vie de mon père, comme il s'agit
de la vôtre, c'est ce que je ne pourrais vous dire.
— Soit. Mes juges me l'apprendront.
— Hervé! votre cœur s'est endurci parmi ces hommes de sang...
Vous sacrifiez votre vie , sans songer qu'elle n'appartient pas à vous
seul. La pauvre Andrée...
— S'il m'arrivait malheur, dit Hervé en détournant la tête, je sais
quel cœur je laisse près du sien.
Bellah saisit, par un mouvement brusque et violent, le bras du jeune
homme, et , tendant vers lui ses grands yeux humides : — Et moi ?
dit-elle.
Le geste désespéré de Bellah, son accent bas et confus, prêtaient à
ce mol une telle expression, que Hervé se sentit pénétré jusqu'au fond
du cœur, comme si les lèvres de celle qu'il aimait eussent touché les
siennes. Il prit d'une main tremblante celle que M"^ de Kergant lui
abandonnait, et, regardant avec passion la jeune fille, qui se tenait
droite, les paupières abaissées et le sein haletant : — Bellah , dit-il, je
vous aime ardemment. Ma vie, depuis deux ans, ne compte pas une
seule minute où la trace de cet amour ne soit imprimée. Tout le reste
ne sert que d'inutile distraction à cette pensée; mais, que je m'abuse
ou non, je ne vois pas d'honneur hors du devoir que je me suis fait,
et je ne saurais vivre déshonoré... même près de vous... surtout près
de vous.
Comme il achevait ces mots, M"« de Kergant laissa tomber avec ac-
cablement sa tête sur son sein : — Mon Dieu! murmura-t-elle, je n'ai
pourtant rien de plus à lui dire, rien!.. Hervé, poursuivit-elle d'une
-"" "' BELLAH. 4013
voix brisée, je comprends que cela est irrévocable; c'est donc un adieu
suprême, éternel, et c'est ici que vous me le faites!... Nous ne nous ver-
rons plus nulle part... tout est fini... tout est fini! Que Dieu me par-
donne de vous avoir parlé en mon nom... J'ai mêlé l'intérêt d'un mi-
sérable cœur de femme... J'ai cru bien faire... malheureuse! parce que
rien au monde ne m'eût autant coûté... J'ai cru bien faire... et ce n'est
qu'une honte...
— Bellah! chère Bellah! vous me déchirez le cœur... Adieu!..
— Adieu donc ! s'écria la jeune fille en paraissant invoquer tout son
courage. Adieu, homme sans mémoire, sans ame, sans pitié! Mon de-
voir sera implacable comme le vôtre... Adieu!...
Et elle s'éloigna à la hâte, mais d'un pas si léger, que son départ,
comme sa venue, semblait être la vision silencieuse d'un rêve.
Dès qu'elle eut disparu dans un des sentiers qui tournaient sur le
flanc de la lande, Pelven se rapprocha avec empressement des bords
du plateau, afin de recueillir les derniers murmures de ce bonheur qui
lui échappait à jamais... Il crut entendre une voix d'homme se mêler
à la voix de Bellah. L'idée que la tentative de M"* de Kergant avait eu
un confident et qu'une sorte de concert diplomatique avait présidé à
sa démarche se présenta aussitôt à l'esprit de Hervé sous les couleurs
les plus vives et les plus fâcheuses. Prenant un sentier plus direct, il
descendit quelques pas avec précaution, et il put apercevoir, à côté de
Bellah, un homme à la taille élégante, au pas élastique, au geste vif et
jeune. M"^ de Kergant semblait interrompre de temps à autre, par de
courtes objections, la parole animée de son compagnon, qui tantôt s'é-
levait jusqu'aux modulations les plus sonores, et tantôt s'abaissait au
ton de la plus intime confidence. Quand ils furent arrivés au bas de la
lande, Hervé, grâce à la connaissance minutieuse qu'il avait du pays,
put continuer de les suivre à travers champs sans être découvert. Il
essayait d'appliquer à la tournure gracieuse de l'inconnu, au timbre
particulier de sa voix quelque souvenir de sa vie passée qui, du moins,
fixât une partie de ses doutes, et livrât un nom à ses angoisses, un
homme à sa haine : c'était en vain.
Comme ils n'étaient plus qu'à deux cents pas du château, l'inconnu
s'arrêta brusquement, prononça quelques paroles véhémentes, et saisit
avec vivacité le bras et la main de M"" de Kergant. Hervé, laissant
échapper une sourde exclamation de rage, sauta en bas de la haie où
il se tenait caché, et il se précipitait déjà vers la place où se passait
cette scène suspecte, quand un incident inattendu le retint immobile:
M"^ de Kergant avait dégagé son bras; elle prit à son tour la mam de
son hardi cavalier, et y posa ses lèvres en s'inclinant jusque dans a
poussière du chemin. Après quoi elle se dirigea à grands pas vers le
1014. REVUE DES DEUX MONDES.
château, suivie lentement par celui qui venait, d'être l'objet de cette
faveur extraordinaire.
Hervé, quittant alors tout mystère et dominé par une colère irré-
sistible, s'avança rapidement : — Ehl monsieur, s'il vous plaît ! cria-
t-il d'une voix contenue, mais très distincte.
L'inconnu se retourna : — Qui va là? qui m'appelle? dit-il.
— Moi , monsieur. Veuillez avoir patience deux secondes, je vous
prie, répondit le jeune commandant en pressant le pas.
— Allons! c'est ce diable d'officier, murmura l'inconnu. Là-dessus,
il haussa les épaules avec humeur, et accéléra sa marche de telle sorte
que Hervé, ne pouvant le suivre dans l'enceinte même du château,
dut renoncer à un entretien plus satisfaisant.
— Non, se disait le jeune homme en regagnant la lande, jamais les
fantaisies les plus inouies d'une nuit de délire ne m'ont fait passer de-
vant l'esprit de telles images! Bellali, la fière, la chaste fille, à genoux:
devant un homme, recevant... que dis-je? prévenant ses caresses...
et cela quand ses lèvres frémissaient encore de l'aveu fait à un autre!
Bellah essuyant des larmes de comédienne avec une main de courti-
sane! Au moins, Dieu merci, me voilà tranquille... Et la main convul-
sive du jeune homme, fouillant sa poitrine, en retirait la plume blan-
che, souvenir importun d'un moment plus fortuné, la froissait avec
fureur et en semait sur le sol les légers fragmens.
Après cette exécution en effigie, le commandant Hervé se rapprocha
des feux à demi éteints du bivouac et se coucha à quelques pas de
Francis. L'accablement de cette journée de fatigue et de soucis finit
par dominer son agitation d'esprit, et il fallut, aux premières lueurs
du jour, que la main du ponctuel Bruidoux l'arrachât à un profond
sommeil.
Peu de momens après, la petite Andrée arrivait tout essoufflée sur
le sommet de la lande; elle parcourut le plateau d'un regard, et, le
voyant désert, elle poussa un cri de douleur navrant; puis, se laissant
tomber sur le. sol, elle sanglota long-temps, la tête dans ses mains.
VIL
La république, madame, ne le peut perdre, quelque
négligente qu'elle soit à le conserver.
(Lettres de Voiture.)
Le principal corps de l'armée républicaine avait alors ses quartiers
à Vitré, sur la limite de l'Ille-et-Vilaine et de la Mayenne. Le général
en chef occupait, entre Rennes et Vitré, une habitatioa de modeste ap-
BELLAH. 4015
parence, tenant le milieu entre le manoir et la forme, et qui n'avait
d'autres titres à l'honneur d'un tel hôte que sa situation agreste et re-
tirée. C'est dans la cour de cette résidence que nous prions le lecteur
de se transporter, en le prévenant qu'il s'est écoulé quatre jours entre
les dernières scènes de notre récit et celles qui vont suivre.
11 était une heure de l'après-midi : au milieu du terrain enclos de
murs qui s'étendait devant le principal corps de lojîis, des soldats aux
uniformes divers jouaient ou causaient avec une liberté mêlée d'une
certaine réserve qui décelait la présence du maître; les plus actifs s'oc-
-cupaient de fourbir au soleil des armes ou des mors de chevaux; les
plus mélancoliques, couchés sur le sol dans des attitudes variées et
souvent opposées, paraissaient les uns suivre les nuages dans leurs
combinaisons mobiles, les autres se livrer à des études botaniques. Un
-coin caractéristique de ce tableau était formé par desux grenadiers à
moustaches grisonnantes, qui, ayant posé une longue planche en équi-
libre sur un tronc d'arbre abattu, se balançaient avec une gravité si-
lencieuse, comme si le salut de leur ame eût dépendu de cette afl'aire.
Ce ifut vers ce groupe que se dirigea un jeune officier qui traversait la
cour en ce moment, des papiers à la main et une plume entre les dents :
— Eh bien! Mayençais, dit-il, est-ce que le commandant Pelven n'est
pas encore revenu? — Pas encore, répondit Mayençais, qui était alors au
plus haut degré de son ascension. — N'en a-t-on aucune nouvelle? —
Aucune, dit Mayençais redescendant majestueusement vers l'abîme.
— Prends garde de choir, vieux porc-épic, reprit le jeune homme, un
peu offensé du laconisme de son interlocuteur et poussant du pied le
fragile théâtre des jeux de Mayençais. La planche, cédant à cette im-
pulsion, pivota d'abord sur elle-même, et fmit par glisser sur le gazon
avec ses adhérons, à la vive satisfaction du pubhc.
Pendant que les deux vieux jouteurs appliquaient tous leurs soins et
leur sérieux imperturbable à replacer leur marotte sur son point d'é-
quilibre, la sentinelle, postée extérieurement près d'une grande porte
cintrée qui ouvrait sur la campagne, lit entendre un qui vive! auquel
répondit une voix rude et brève : la sentinelle présenta les armes; l'in-
stant d'après cinq cavaliers, les vêtemens en désordre et souillés de
taches d'écume, entraient bruyamment dans la cour. Quatre d'entre
eux avaient l'uniforme des hussards de la république; le cinquième,
celui qui était entré le premier, paraissait étranger à l'armée : il ne
portait d'autres signes distinctifs qu'une ceinture et un panache trico-
lores. Le silence soudain qui succéda dans la cour du manoir au tu-
multe d'une récréation militaire, et l'espèce de timidité avec laquelle
on se murmura le nom du nouveau venu, témoignèrent qu il était
pour le plus grand nombre des assistans une ancienne connaissance,
1016
REVUE DES DEUX MONDES.
et une connaissance qu'on revoyait avec plus de respect que de plaisir.
Celui qui venait de recevoir l'hommage équivoque de cet accueil le
justifiait suffisamment, quelques droits qu'il pùt,y avoir d'ailleurs, par
la sévérité ascétique de ses traits et l'expression de son regard, doué
d'une fixité particulière et comme implacable. Laissant aux mains d'un
soldat les rênes de son cheval, il franchit rapidement l'espace qui le
séparait de l'entrée du manoir, monta l'escalier intérieur, et parvint
bientôt dans une antichambre où veillaient deux sentinelles : écartant
de la main, avec un geste d'extrême préoccupation, un des soldats qui,
tout en lui faisant le salut militaire, semblait hésiter à lui livrer pas-
sage, il ouvrit une double porte, pénétra dans la pièce contiguë, et pa-
rut avoir trouvé enfin ce qu'il cherchait avec tant de hâte et si peu de
cérémonie.
Deux personnes occupaient le salon où venait d'avoir lieu cette in-
vasion discourtoise : au bruit que fit la porte en s'ouvrant, l'une d'elles,
une jeune fille blonde, svelte et mignonne comme un enfant, avait
quitté brusquement le coin d'un canapé sur lequel elle était assise ou
plutôt blottie à la turque; en apercevant le visage austère qui se pré-
sentait, elle poussa un cri, glissa deux ou trois pas sur le parquet, et
disparut derrière la tapisserie d'une portière. Cette fuite rapide laissait
l'indiscret visiteur en tête-à-tête avec un homme d'une taille élevée et
élégante, et dont les traits rayonnaient d'une mâle beauté unie à tout
l'éclat de la jeunesse. Ce personnage portait l'habit mihtaire, brodé de
feuilles de chêne d'or au collet et aux paremens : devant lui, une
écharpe tricolore et un sabre étaient posés sur l'angle d'une table, à
quelques pas du canapé où une place venait de rester vide. En voyant
le trouble singulier dont son arrivée était l'occasion, l'individu à mine
peu prévenante, qui nous a fait pénétrer à sa suite dans cette scène in-
time, s'arrêta court, le sourcil froncé et la bouche plissée d'une ride
dédaigneuse : une légère rougeur nuança les joues de celui à qui s'a-
dressait ce reproche muet; il se souleva à demi, puis, se rasseyant avec
une nonchalance un peu hautaine : — Citoyen représentant, dit-il sè-
chement, tu me traites en ami.
— C'est une fâcheuse habitude que j'ai, citoyen général, de négliger,
vis-à-vis des autres, des précautions d'étiquette dont je n'ai jamais senti
le besoin pour moi-même. S'il le faut cependant, je m'en excuse;
je m'en excuse, dis-je, ne voulant pas invoquer pour si peu les droits
illimités dont nous arment le pouvoir de la convention et l'intérêt de la
république.
— Vos droits ! la république ! interrompit avec impétuosité le jeune
général. Il n'y a qu'une république au monde, et c'est la république
masquée de Venise, qui ait jamais conféré des droits pareils à ceux que
BELLAH. 1017
VOUS VOUS arrogez! Je dois te rappeler, citoyen commissaire, qu'il y a
un point où la surveillance la plus légitime dépasse son but et cliango
de nom.
— En sommes-nous déjà là? dit le représentant d'une voix creuse
et lente : explique-toi, citoyen; si tu n'as voulu que me faire une of-
fense personnelle, je ne suis pas de ceux qu'elles peuvent détourner de
leur de\oir public; mais si c'est au pouvoir de la convention que tu
prétends assigner des bornes, dis-le : si c'est à la convention que s'a-
dressent l'insulte et la menace, encore une fois, dis-le; il est bon que
je le sache, avant d'ajouter une parole.
Le front contracté du général, le frémissement passager qui agita
ses lèvres, indiquèrent qu'il ne subissait pas sans un eflort pénible le
joug qu'appesantissait sur sa tête victorieuse la lourde main du con-
ventionnel. Il se leva enfin, et reprit avec un sourire contraint : —
J'aimerais assez, je l'avoue, à être comme le charbonnier, maître dans
ma maison. Au reste, si un premier mouvement, excusable peut-être,
m'a fait oublier le respect que je dois à la convention et à tous ceux
qui sont marqués de son caractère souverain, je le regrette. — Tu
semblés avoir fait une longue route, citoyen; m'apporles-tu des or-
dres?
— Non, mais des nouvelles.
— Et de quelle nature?
— Je dirais qu'elles sont bonnes, si je les jugeais au point de vue
étroit de mon orgueil, car elles confirment toutes mes prévisions,
elles justifient tous mes avertissemens mal écoutés. Tu as de grands
talens, citoyen général; mais tu es jeune. Les époques révolutionnaires
ne sont pas celles des illusions chevaleresques. Les couronnes civiques
ne sont point tressées par la main des femmes. Ton ame est grande,
je le répète, mais elle est trop sensible aux flatteries d'une popularité
trompeuse. Celui qui met la main à la besogne révolutionnaire doit
se résigner à voir son nom maudit, pourvu que son œuvre soit bonne.
Tu n'as pas voulu m'entendre; tu as voulu traiter où il fallait com-
battre, guérir où il fallait couper; je t'ai dit alors que toutes tes paroles
de conciliation, toutes tes concessions et toutes tes grâces n'étaient
que des semences d'ingratitude et de trahison: aujourd'hui je t'an-
nonce que la moissson est levée.
— C'est-à-dire, je suppose, répondit le jeune général, qui avait paru
réprimer avec peine son impatience pendant la tirade du sombre ré-
publicain, c'est-à-dire que la pacification est rompue.
— Ouvertement et audacieusement.
-Et est-ce moi qu'on en accuse, citoyen représentant? Ose-t-on
s'en prendre au système de modération et d'humanité que J ai voulu
introduire dans cette malheureuse guerre? Ai-je été seconde? ai-je
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
été même obéi? Est-ce moi qui ai fait assassiner, au mépris de mes
traités, les ci-devant comtes de Geslin et de Tristan? Est-ce moi qui
ai fait promener la tête de Boishardy à travers les campagnes, pour
leur montrer quels effets devaient suivre mes paroles de paix ? Ces
crimes, malgré mes instances, sont encore impunis. Eh bien ! les
brigands, comme nous disons, ont du sang dans les veines, et ils le
prouvent! — Ainsi, nous avons des chouans en armes, disais-tu?
— Le pays est en feu depuis le Bas-Maine jusqu'au fond de la Bre-
tagne : Pluvigner est aux mains des brigands. Ils ont surpris et cap-
turé dans les eaux de Vannes une de nos corvettes. Duhesme a été
battu devant Plélan, Humbert à Camors. Nos magasins de Pont-de-
Buis, dans le Finistère, sont pris; nos cantonnemens dan& tout le
Morbihan forcés et détruits.
— Est-ce tout? dit le général, qui affectait d'écouter le récit de tous
ces désastres avec autant d'indifférence que le représentant mettait de
complaisance à les énumérer.
— Non. ce n'est pas tout : un Bourbon est à la tête des rebelles.
— Que dis-tu? c'est impossible! s'écria le jeune chef républicain^
perdant tout à coup l'air d'insouciance dont il avait couvert jusque-là
sa fierté blessée. Ce serait terrible!... ajouta-t-il d'une voix plus basse.
— Cela est certain. Duhesme et Humbert l'ont vu; Humbert même
lui a parlé pendant le combat. C'est, dit-on, le ci-devant comte d'Ar-
tois, un frère de Capet.
— Le comte d'Artois! Impossible! dit encore le général, dont les
gestes animés trahissaient une profonde agitation d'esprit. 11 n'y a
qu'un instant, quand tu es entré justement, on m'apprenait l'arrivée
de son aide-de-camp, le ci-devant marquis de Bivière, au quartier de
Charette; mais du prince, rien; il n'avait pas quitté le sol anglais...
Et par où? — comment? — à quelle minute fatale aurait-il pu mettre
le pied en Bretagne ?
— C'est sur cette question précisément, citoyen général, que je dé-
sire prendre ton avis. La surveillance active pratiquée sur tous les
points de la côte donne à l'apparition du ci-devant prince un tel ca-
ractère, qu'on ne peut l'expliquer sans de fâcheuses conjectures. Le
mot de trahison a été prononcé.
Le général, sortant de son attitude pensive, se redressa avec vivsr
cité, et croisant son regard de feu avec l'œil dur et froid du conven-
tionnel, il répéta, d'une voix que l'émotion faisait trembler : — Le
mot de trahison a été prononcé? — Contre qui?
— C'est te méprendre à plaisir sur la portée de mes paroles, citoyen
général, personne ne songe à te soupçonner.
— Et pourquoi non? répliqua le jeune homme avec amertume.
N'ai-je pas dû m'y attendre du jour où j'ai voulu rendre cette
BELL AH. 1(M9
guerre plus digne d'un siècle et d'une nation civilisés? 11 fallait, con-
tinua-t-il en faisant quelques pas précipités à travers la chambre, il
fallait combattre, — couper, — détruire ! Est-ce donc une armée ou
une ville que j'ai devant moi? C'est un peuple. Jetez-le dans l'Océan,
si vous le pouvez, et passez la charrue sur la moitié de la France ! Je
ne tenterai pas, quant à moi, cette atroce folie. Si c'est là de la tra-
hison, soit. Qu'on me soupçonne, qu'on me dénonce : peu m'importe.
Je suis las aussi bien de cette guerre de sauvages où je dois périr
ignominieusement un de ces matins, au coin de quelque hallier,
comme un chef de bandits. Qu'on m'ôte cette épée, j'y consens; je le
demande ! Qu'on m'envoie regagner un à un tous mes grades sur de
vrais champs de bataille, oii l'on n'achève pas les blessés, où l'on ne
mutile pas les morts !
— Tu perds ton calme, citoyen général, et tu en auras besoin ce-
pendant pour écouter ce qu'il me reste à l'apprendre. Je t'ai dit qu'au-
cun soupçon ne s'élevait contre toi : cela est vrai; mais on te reproche
de placer ta confiance avec trop de facilité, de laisser ton amitié s'é-
garer sur des suspects. Je parle d'un de tes officiers, de celui à qui tu
accordes la plus large part dans ton intimité, du ci-devant comte de
Pelven.
— Le commandant Pelven, citoyen représentant, a fait à la répu-
blique plus de sacrifices que loi et moi. En le laissant depuis deux
ans dans l'humble grade qu'il occupe, on a commis une injustice
criante que je ne tarderai pas à réparer.
— Hàte-toi donc, si tu ne veux pas être prévenu; car le Bourbon,
s'il n'est pas un ingrat, doit une haute récompense au pur patriote
qui est allé le recevoir à son débarquement, et qui lui a fait cortège
jusqu'au milieu de l'armée des brigands.
— As-tu des preuves de ce que tu avances, citoyen commissaire?
— Voici, dit le conventionnel, tirant une lettre des plis de son
portefeuille, voici ce que m'écrit un de nos agens d'Angleterre; tu
jugeras toi-même si ces renseignemens, rapprochés des faits que tu
connais déjà, constituent des preuves suffisantes. Cette lettre par mal-
heur m'est arrivée deux jours après l'événement qu'elle était destinée
à parer. Écoute. « La frégate anglaise Loyalfy va jeter en Bretagne un
Bourbon qu'on dit être le duc d'Enghien, fils de Coudé, ou le comte
d'Artois : ce dernier est plus probable. Il voyage sous un déguisement
de femme, à la suite de la sœur et de la fille du ci-devant Kergan ,
qui ont obtenu un permis de séjour par l'entremise du ci-devant Pel-
ven, officier républicain, fort avant dans la faveur du gênerai en chef.
On compte sur la connivence de Pelven pour protéger le débarque-
ment, qui s'effectuera un des jours de la prochaine décade sur la cote
1020 REVUE DES DEUX MOîSDES.
sud du Finistère; l'ouest, y compris cette fois la Normandie, n'attend
que ce chef tant de fois promis pour se soulever en masse. »
Le général, pendant cette lecture, était demeuré immobile, tous ses
traits exprimant la stupeur. — Est-ce vrai? est-ce clair? ajouta le re-
présentant en lui montrant la lettre. — Le jeune homme la parcourut
rapidement; une sorte de gémissement s'échappa de sa poitrine; il se
laissa tomber sur le canapé, et resta quelque temps le front dans sa
main, absorbé dans de douloureuses pensées.
L'unique témoin de cette angoisse n'était pas d'un caractère qui pût
faire espérer quelque sympathie pour une faiblesse humaine, si géné-
reuse qu'en fût la source : on pouvait même soupçonner un secret sen-
timent de triomphe dans le regard douteux avec lequel il contemplait
l'accablement du jeune général républicain.
— Ce qui te surprendra, reprit-il, c'est le degré d'audace où s'aven-
ture ton ci-devant ami. Au lieu de rester sagement près de celui qu'il
a si bien servi, on m'assure qu'il revient près de toi pour continuer
par l'espionnage ce qu'il a commencé par la trahison.
— Espion! Pelven! murmura le général, comme si l'accouplement
de ces deux mots eût présenté à son esprit une énigme indéchiffrable.
— Il faut avant tout, citoyen général, continua le conventionnel, que
justice soit faite.
Le général fit attendre quelques instans sa réponse; puis enfin , re-
levant la tête, et comme sortant d'une profonde méditation, il dit : —
C'est bien, citoyen représentant du peuple, elle le sera.
— Je vais attendre le retour de ce Pelven; tu me donneras une es-
corte suffisante pour le conduire à Rennes, où je veux l'interroger
devant mes collègues. — Après quoi, il sera jugé révolutionnai re-
ment.
— Je te dis, citoyen, que justice sera faite; tu m'entends.
— Nullement, répondit le représentant avec l'air d'une vive surprise.
Dois-je comprendre que tu refuses de livrer ce grand coupable à la vin-
dicte de la nation?
— Je tiens de la nation tout le pouvoir qu'il faut pour la servir et la
venger ! je n'ai besoin d'en emprunter à personne.
Le général parlait avec un accent réfléchi et une décision tranquille
qui réussirent à troubler le sang-froid du conventionnel.
— Jeune homme, s'écria-t-il avec violence, j'ai beaucoup souffert
de toi, beaucoup plus que mon caractère et mon devoir ne pouvaient
le faire attendre; mais voilà qui dépasse toute mesure et toute pa-
tience! Oublies-tu qui je suis? oublies-tu que si j'ouvre cette fenêtre,
si je prononce deux paroles, je te fais arracher tes épaulettes par tes
propres soldats?
BELL AH. i02)
— Essaie, dit le général, qui, ayant pris une fois sa résolution, pa-
raissait se complaire dans sa récente et dangereuse indépendance.
— C'est de la démence ! murmura le représentant, tout près de voir,
en effet, un acte dénué de toute raison dans ce défi jeté à son terrible
pouvoir.
— C'est simplement, reprit le général sur le même ton de calme
extraordinaire, c'est simplement une épreuve que je tente. L'un de
nous deux, citoyen, est de trop dans la confiance de la nation. 11 s'agit
de savoir lequel. L'occasion s'en présente, et je la saisis. Puis(jue cette
guerre immense, effrayante, s'allume de nouveau, ce n'est pas moi
qui essaierai de l'éteindre, si l'on ne m'ôte du pied d'abord cette cbaîne
de fer que vous y attachez, si je dois voir encore tous mes mouvemens
contrôlés par une outrageante inquisition, mes intentions suspectées
par le fanatisme, mes plans contrariés par l'ignorance.
— Est-ce ainsi? reprit le conventionnel. Eh bien donc! malheur à
toi, ou sinon, — sinon, malheur à la république!
— La république! répondit le jeune homme, dont un éclair d'en-
thousiasme illumina le front superbe, elle est ma mère : je lui dois
tout, je l'aime avec passion, je l'ai prouvé, et je le prouverai encore,
s'il plaît à Dieu; mais cette république n'est pas la vôtre. L'image que
j'en porte gravée dans le cœur n'est pas celle que vous avez intronisée
face à face avec l'échafaud sur nos places terrifiées ! Je voudrais, au
prix de ma vie, arracher de l'histoire la page de deuil, la page de sang
que vous y avez cousue sous ce titre sacré. Les générations futures ne
vous pardonneront pas d'avoir rendu néfaste, dans la mémoire du
monde, ce grand nom de république, le dernier mot de leurs espé-
rances. Elles vous accuseront d'avoir légué, par vos fureurs, un éternel
prétexte aux lâches, une excuse éternelle aux tyrans. — Laisse-moi
achever. Aussi bien, tu n'as rien à m'apprendre; je sais de quels ar-
gumens vous avez coutume de soutenir vos effrayans vertiges. Je ne
prétends pas discuter avec toi. Interroge seulement mes soldats; de-
mande-leur s'ils avaient besoin pour vaincre d'entendre derrière eux
les bruits sinistres dont vous emplissiez la patrie. Et quant aux en-
nemis de l'intérieur, avant que vos cruautés en eussent centuplé le
nombre, le contre-coup de nos victoires eût suffi à leur courber la
tcte. L'inhumanité n'est point la force, la haine n'est point la justice,
la république n'est pas la terreur! J'ai confessé ma foi sous la hache de
tes amis tout-puissans; j'ai été l'hôte de leurs cachots. Si je n'en suis
sorti que pour subir la férule du dernier d'entre eux, il est temps de
m'en rouvrir les portes. —Pars maintenant, va me dénoncer : le comité
jugera entre nous; mais, crois-moi, citoyen, pas d'épreuve imprudente
de ton pouvoir; tu peux comprendre que ma patience est à bout comme
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
la tienne, et personne, sous mes yeux, ne provoquera impunément
mon armée à l'indiscipline. Adieu.
Pendant cette explosion impétueuse d'un orage long-temps amassé
et péniblement contenu dans l'ame du jeune général en clief, le visage
du conventioimel s'était soudainement couvert d'une teinte de pourpre
presque aussitôt remplacée par une pâleur livide. Ses lèvres agitées
parurent se refusera l'expression de la colère qui soulevait sa poitrine.
Il ne put répondre que par une sourde exclamation à l'adieu menaçant
de son rival, et quitta brusquement la chambre, en faisant de la main
un geste d'implacable ressentiment.
Mais déjà le temps n'était plus où le signe d'une telle main pouvait
imprimer la mort au front de toute gloire et de toute puissance, comme
de toute beauté, et, dans la balance du comité de salut public, les ta-
lens et les services du vainqueur de Wissembourg devaient avoir plus
de poids que le puritanisme farouche et les vertus barbares du survi-
vant de thermidor.
Plus d'une fois, même avant cette période de l'époque révolution-
naire, la tente des généraux de la république avait été le théâtre de
scènes analogues à celle que nous avons essayé de mettre sous les yeux
du lecteur; mais c'était plus fréquemment dans l'intimité de leur état-
major que les chefs militaires donnaient un libre cours aux sentimens
d'amer découragement qu'engendrait au fond de leur cœur la pré-
sence ombrageuse des représentans en mission. L'unité et la dignité
du commandement compromises, la science de la guerre ou l'inspira-
tion du champ de bataille discutées et entravées par les froides objec-
tions d'hommes étrangers au métier des armes, tels étaient les textes
avoués de ces plaintes et de ces discordes souvent fatales, souvent mor-
telles; il y fallait joindre la jalousie du pouvoir partagé, l'orgueil tou-
jours exclusif de l'uniforme , et les effets sans nombre des passions
mesquines qui trouvent à se loger même dans les âmes héroïques.
L'histoire a enregistré quelques-uns des faits d'ignorance et de pré-
somption dont les généraux républicains s'armaient à bon droit contre
leurs collègues civils; mais, pour être juste, elle n'a pas dû oublier
que, parmi ces avocats et ces législateurs à cheval, plus d'un releva
fièrement notre drapeau sous les balles et ramena des vétérans à l'en-
nemi.
Après la réaction thermidorienne, la plupart des représentans en
mission aux frontières ou dans l'ouest, ne se sentant plus soutenus au
même degré par l'autorité centrale, avaient assoupli leur rôle aux cir-
constances, et laissé se détendre entre leurs mains les liens affaiblis
de leur souveraineté. Quelques-uns seulement, soit par défaut de sa-
gacité, soit par une résistance calculée au nouveau cours des choses.
BELL AH. i023
continuaient obstinément l'anachronisme de leurs allures proconsu-
laires. Parmi ces derniers figurait au premier rang l'homme que nous
avons introduit dans cet épisode : il avait dû à sa réputation de cou-
rage et à sa moralité privée d'être respecté par les mesures d'épura-
tion qui suivirent le triomphe du parti modéré; mais l'aigreur de ses
relations avec le jeune général en chef, que gênaient les traditions im-
périeuses, les préjugés impitoyables, et parfois même les vertus du
sectaire, s'était envenimée de jour en jour jusqu'à la haine. Nous ve-
nons de voir dans quelle occasion et par quel éclat décisif le jeune gé-
néral avait cru pouvoir enfin payer à son redoutable adversaire toute
sa dette arriérée.
Vin.
Cette gloire était due aux mânes d'an tel homme.
D'emporter avec eux la liberté de Rouie !
(Ctnna.)
Nous devons nous excuser d'avoir placé dans le coin d'un tableau
frivole une des figures les plus brillantes, et la plus pure peut-être, dont
nos annales révolutionnaires aient gardé l'empreinte.— Lazare Hoche,
alors général en chef de l'armée des côtes de Brest, et qui devait bien-
tôt réunir sous son commandement toutes les forces de la république
en Bretagne et en Vendée, n'avait pas encore atteint vingt-sept ans. La
fleur de la jeunesse s'épanouissait sur la maturité de son génie. Sa
haute stature, la beauté singulière de ses traits, sa physionomie ou-
verte et martiale, la gravité modeste de son maintien, tout en lui était
marqué du cachet de la force, de l'intelligence et de la droiture : il mi-
posait le respect et attirait la confiance. Aucune gloire et aucune for-
tune ne paraissaient déplacées sur ce front que la nature avait fait pour
commander et pour séduire. Comme l'ambassadeur romain, le jeune
héros de la nouvelle république portait à la fois dans son regard toutes
les menaces de la guerre et toutes les clémentes promesses de la paix.
Seul, par les rares qualités d'un génie flexible et complet, il fut capable
de reconquérir à la nationalité française ces provinces braves et mal-
heureuses qu'en séparaient de sanglans abîmes; seul peut-être, a ce
débordement de passions anarchiques et d'ambitions gigantesques ou
petit notre première république, il eût opposé avec succès la person-
nalité puissante et désintéressée d'un Washington. On lui a fait du
moins l'honneur d'une rivalité posthume avec celui qui mit trop de
gloire à la place de trop de liberté. .
Mais la Providence avait marqué d'étroites homes a cette existence
4024 REVUE DES DEUX MONDES.
d'élite. L'illustre républicain écrivait à grands traits son nom dans
l'histoire, comme si sa main eût été hâtée par un triste pressentiment.
Sur ce fier visage et à travers ce sourire, on pouvait lire par instants ce
caractère fatal de mélancolie, qui prête encore après des siècles une
grâce touchante au souvenir de Germanicus et qui manquait à César.
C'est une des misères, sinon un des crimes du romancier, que de
réduire aux proportions puériles de son cadre les géans de l'histoire.
Il peut à la vérité invoquer pour excuse l'espèce d'intérêt particulier
avec lequel on voit toujours ces demi-dieux descendre de leur piédes-
tal sur le terrain commun de l'humanité; mais les gens chagrins n'en
ont pas moins le droit de le comparer à un enfant qui prétendrait uti-
liser dans ses jeux les formidables machines de la guerre et de l'indus-
trie. Quoi qu'il en soit, convaincu que les torts avoués sont à moitié
pardonnes , nous reprenons avec une conscience plus légère le fil de
notre récit.
Le général, délivré de la présence du conventionnel, demeura quel-
ques minutes à la même place , la tête penchée et l'œil rêveur. Puis,
faisant tout à coup le geste d'un homme qui s'abandonne résolument
à toutes les conséquences d'une action irréparable , et qui passe à un
autre ordre d'idées , il se leva et s'approcha d'une fenêtre qui donnait
sur la cour; il ne parut pas y voir ce qu'il y cherchait, et commença
à travers la chambre une promenade impatiente qu'il interrompait
souvent par de courtes stations près de la fenêtre ou vis-à-vis d'une
pendule placée sur une console. Par intervalles , les pensées dont son
esprit était agité s'échappaient comme involontairement de sa bouche
distraite. — Quelle déception! murmurait-il. Ce sont les hommes!
Rude leçon, et inattendue... Sa dupe... c'est le mot... Son jouet... si
long-temps..., si franchement. Et quels malheurs il va causer!... Que
de sang! Insulte à moi... Crime public... Tout... Misérable!...
Le bruit d'une main qui heurtait légèrement à la porte interrompit
le général. Après qu'il eut dit qu'on pouvait entrer, la porte s'ouvrit,
et la personne distinguée et délicate du commandant Hervé de, Pelven
se présenta aux yeux de Hoche.
Le général s'avança lentement vers celui qu'une heure auparavant
il appelait son ami et se mit à le considérer avec une singulière curio-
sité, comme s'il cherchait à démêler dans ces traits bien connus quel-
que signe secret, quelque trace hideuse jusqu'alors inaperçue. Termi-
nant tout à coup son examen par un mouvement d'épaules expressif,
il s'assit à demi sur l'angle de la table oii son sabre était posé, et, sans
cesser d'étudier du regard le visage de Pelven :
— Où est Francis? dit-il.
Cette question ne put faire sortir Hervé du muet étonnement où
l'avait plongé l'accueil inexplicable du général en chef.
BELL AH. lOîo
— Je VOUS demande oii est Francis , répéta celui-ci en élevant la
voix : qu'en avez-vous fait?
— Mon général, dit le jeune commandant, Francis est en bas dans
la cour. Nous arrivons ensemble. •
— Ah ! — Eh bien, dites-moi, monsieur de Pelven, vous avez réussi
selon vos souhaits, n'est-ce pas?
— Oui, général, répondit sèchement Hervé, dont l'orgueil s'alarmait
peu à peu de ces procédés et de ce langage si différens de la familiarité
cordiale à laquelle il était habitué.
— C'est fort heureux pour vous comme pour moi, monsieur.
— J'ai le regret de ne pas vous comprendre, général.
— Ah!... Eh! dites-moi, la graine de chouans pousse-t-elle dans le
pays?
— Tout ce que j'ai vu, citoyen général, est menaçant et annonce
une levée d'armes prochaine. Nous avons même cru entendre le canon
hier et cette nuit.
— Vraiment! Vous avez fait là, en effet, une dangereuse campagne,
et qui ne restera pas sans récompense, s'il y a encore quelque justice
dans le monde; mais il faut d'abord, je suppose, vous féliciter de votre
merveilleux talent dans la spécialité que vous avez eu le bon goût de
choisir, monsieur de Pelven : jamais masque d'infamie ne ressembla
si bien, je l'avoue, à un visage d'honnête homme.
Une vive rougeur colora subitement les joues et le front du jeune
commandant; mais ce fut la seule marque d'émotion que son empire
sur lui-même ne put parvenir à dissimuler.
— Je n'en suis pas à m'apercevoir, dit-il, que je me trouve ici sur
un banc d'accusé : on me l'avait prédit; mais je croyais pouvoir at-
tendre du général Hoche que l'explication précéderait l'outrage.
Bien que l'hypocrisie qui se sent dévoilée trouve quelquefois dans
l'inspiration du péril des attitudes et des accens d'une déplorable vé-
rité, la contenance de Hervé, la fermeté de sa voix, ébranlèrent la con-
viction du général; mais, avant qu'il eût pu lui répondre, son attention
fut attirée du côté de la cour par un bruit de chevaux, suivi d'un tu-
multe de voix. Peu d'instans après, le lieutenant Francis entrait dans
la chambre d'un air affairé, tenant à la main un paquet de lettres.
— Pardon, mon général, dit-il; ce sont des dépêches qu'apportent
deux dragons des divisions Humbert et Duhesme. Il paraît que le four
chauffe par là-bas.
Le général, qui avait touché amicalement l'épaule du petit lieute-
nant, ouvrit les dépêches avec vivacité, et en commença une lecture
rapide qu'il interrompit fréquemment par des exclamations irritées;
puis, jetant tout à coup avec violence les lettres sur le parquet et s'a-
dressant à Francis d'un ton qui indiquait une fureur difficilement
TOME V. "'*
J026 REVUE DES DEUX MONDES.
maîtrisée : — Vous allez faire en une minute, mon enfant, lui dit-il^
un grand pas dans l'expérience de la vie. Voici M. de Pehen , notre
ami commun; regardez-le bien, et souvenez-vous le reste de vos jours
que sous cette physionomie, loyale entre toutes, se cachait l'ame d'un
espion et d'un traître.
— On vous a menti, général, dit froidement Hervé, tandis qu'un cri
de surprise et d'incrédulité sortait des lèvres du jeune lieutenant.
— Tant que la lumière ne m'a pas crevé les yeux, j'ai douté, reprit
Hoche; mais il y a véritablement une négligence impardonnable,
monsieur de Pelven, quand il est connu que nous avons aussi nos es-
pions, à laisser traîner derrière vous des pièces aussi capitales que
celle-ci. — En même temps, il mettait sous les yeux des deux officiers
un papier froissé et taché de boue, sur lequel était écrite cette ligne :
« Sauf-conduit au comte Hervé de Pelven , maréchal-de-camp dans
l'armée catholique et royale. — Signé : Charette. »
Hervé regarda le petit lieutenant, et murmura le nom de Bellah.
— Ce sauf-conduit, ajouta le général, a été trouvé par un de nos
agens secrets sur la lande de Kergant, où vous avez passé une nuit.
Il ne manque pas d'autres preuves, mais celle-ci me suffit. Maintenant
je dois vous demander, monsieur, si vous avez quelque chose à dire
pour défendre votre vie, car je vous avertis qu'elle est en danger. Dés-
armez-vous, s'il vous plaît.
Hervé détacha les agrafes de son sabre, et le remit à Francis, qui le
prit d'une main tremblante.
— Général , dit alors le jeune commandant, devant Dieu et sur mon
honneur, je ne suis pas coupable. Je succombe sous des apparences
auxquelles je ne puis opposer que ma parole. Ce sauf-conduit est au-
thentique, mais je ne l'ai jamais accepté. Je peux encore ajouter que
ces hommes, qu'on fait mes amis, attentaient à ma vie il n'y a pas
cinq jours.
— Vous ont- ils blessé? demanda Hoche avec empressement. Pou-
vez-vous me montrer la trace d'une blessure?
— Aucune, malheureusement.
— Mais, général, s'écria Francis, j'y étais, je l'ai vu : ils ont assommé
le commandant!
— Avec égards, à ce qu'il paraît, dit le général, qui avait repris son
calme inquiétant. Assez, Francis. Vous n'êtes pas un enfant, vous,
monsieur de Pelven, et vous savez assez quelle peut être la conclusion
d'une pareille afl'aire. Désirez-vous que tout se termine ici entre nous
deux, ou dois-je assembler un conseil?
— Je ne souhaite aucun autre juge que vous, général
— Certes, vous n'en pouviez avoir un plus prévenu en votre faveur.
Vous m'avez étrangement trompé, Pelven, cruellement, puis-je dire.
BELLAH. i027
Après tout, il peut y avoir une espèce de grandeur dans ce rôle; mais
elle n'est pas de celles que j'aurais ambitionnées. Assurément, mon-
sieur, continua-t-il avec une inflexion de voix plus douce et prestjne
attendrie, j'étais loin de m'imaginer que nos relations d'estime, d'a-
mitié, aboutiraient à un moment semblable : ce n'est pas sans une
douleur profonde... Le général, distrait par le bruit des sanglots que
le pauvre Francis n'avait plus la force d'étouffer, se tut subitement.
Il ouvrit la porte, et appelant un des soldats qui veillaient dans l'anti-
chambre : — Le citoyen Pelven, lui dit-il, est votre prisonnier; vous
m'en répondez. Lieutenant Francis, allez m'attendre, là.
Le jeune lieutenant jeta sur son protecteur un regard suppliant; un
nouveau signe impérieux lui répondit, et l'enfant se réfugia dans la
pièce voisine avec une hâte désespérée.
— Monsieur Pelven, reprit alors le général, on voulait vous conduire
dans les prisons, et de là vous savez où. J'ai cru que, malgré tout,
vous aimeriez mieux avoir la fin d'un soldat.
— Merci, général, dit Hervé.
— Vous avez un quart d'heure, monsieur. — Hoche se détourna brus-
quement en achevant cette phrase, et, fermant la porte derrière lui, il
rejoignit Francis dans l'antichambre. Un vieux sous-officier se tenait
près d'eux, la main respectueusement ouverte à la hauteur du bonnet
de police; le général l'appela : — Tu vas prendre avec toi quinze gre-
nadiers, lui dit-il; conduis-les dans le champ qui est à gauche de la
ferme, fais charger les armes et attends l'homme que je t'enverrai. —
Puis, entraînant par le bras son jeune aide-de-camp tout éperdu, il le
fit entrer à sa suite dans une chambre qui s'ouvrait sur l'autre face de
l'escalier.
On a pu remarquer avec surprise qu'entre le juge et l'accusé il n'y
avait eu aucune explication suffisante pour faire connaître à celui-ci
la nature et l'étendue du crime qu'on lui imputait; mais, d'une part,
le général ne croyait rien avoir à lui apprendre sur ce point; de l'au-
tre, Pelven avait vu dans ce qui lui arrivait la conséquence logique
des manœuvres qui avaient eu pour but de l'attacher à la cause roya-
liste en le rendant suspect à son parti. C'était plus qu'il n'en fallait,
au temps où vivait Pelven, pour motiver une condamnation capi-
tale. Ainsi se vérifiaient d'ailleurs et la prédiction que lui avait faite
W' de Kergant sur la lande aux Pierres et toutes les vagues appréhen-
sions que les souvenirs de sa malheureuse expédition avaient laissées
dans son esprit.
Cependant Hervé, demeuré seul sous la garde de la sentinelle, cher-
chait à se rendre maître des révoltes instinctives, du chaos d'idées et de
sentimens que soulève dans tout être humain la perspective prochaine
et réfléchie de sa dissolution. Ses regards se portèrent malgré lui sur l'ai-
1028 REVUE DES DEUX MONDES.
guille de la pendule : quelque chose comme le souffle de la vision bi-
blique sembla glisser devant sa face et la couvrir d'un nuage blanchâtre.
Passant à plusieurs reprises la main sur son front, le jeune homme
fit quelques pas rapides dans le salon, après quoi il s'arrêta, et respira
longuement avec une sorte de satisfaction, comme se sentant vain-
queur dans la lutte suprême qu'il venait de soutenir. Il s'assit alors
devant la table, et traça précipitamment quelques lignes destinées à sa
sœur. Dix minutes s'écoulèrent, et il était encore plongé dans l'amer-
tume de cette dernière effusion, quand un léger bruit lui fit retour-
ner la tête du côté de la porte. Son regard rencontra celui de Hoche.
— Pardon, monsieur, si je vous trouble, dit le général tenant atten-
tivement ses yeux fixés sur ceux du jeune homme; mais, dans l'état
où sont les choses, il doit vous être indifférent de me dire, et moi, je
désire connaître exactement le nom du Bourbon qui a débarqué sous
un déguisement de femme, à la suite de vos parentes, et par vos bons
soins?
A cette question détaillée, une telle expression d'inintelligence pé-
trifia l'œil ordinairement pénétrant de Hervé, un hébétement si sincère
se peignit sur ses lèvres entr 'ou vertes, que le général ne put réprimer
un faible sourire.
— J'en étais sûr, mon général! j'aurais parié vingt fois ma tête!...
— A bas les jacobins et les dénonciateurs! s'écria Francis en s'élan-
çant follement dans la chambre.
— Allez-vous-en, vous, dit Hoche avec une impatience à laquelle son
petit aide-de-camp ne jugea pas nécessaire d'obéir. — A ce qu'il me
paraît, monsieur Pelven, continua le général, vous ne me croyiez pas
si bien instruit?
— 11 est innocent comme le bon Dieu, général! reprit Francis avec
une exaltation croissante.
— Véritablement, général, balbutia Hervé, je ne sais pas du tout...
Je ne comprends rien à ce que vous me dites.
Un nouveau sourire plus franc et plus distinct éclaira les beaux traits
du jeune général en chef.
— Vive la république ! cria Francis en sautant au cou de Hervé dans
un accès d'affectueux enthousiasme.
— Vous voyez, commandant, dit Hoche, que M. Francis vous a rendu
son estime. Vous voudrez bien m'excuser de ne pas me montrer aussi
prompt. A mes yeux, vous êtes toujours coupable, au moins d'une ex-
cessive imprudence. La vérité est que nous avons, grâce à vous, un
Bourbon sur les épaules. Je n'ai pas besoin de vous énumérer les mal-
heurs qu'une telle complication porte en soi; mais comment puis-je
concevoir que les incidens suspects de votre voyage n'aient pas éveillé
plus sérieusement votre défiance?
BELLAH. 10^
Un seul point mis en lumière dans une trame dont (nous avions été
la dupe suffit souvent à nous en faire aussitôt saisir tous les fils. Ce
fut ainsi que la mémoire de Hervé rassembla instantanément, de ma-
nière à en former un corps de délit complet, toutes les circonstances
équivoques de sa campagne, la réserve extrême de l'Écossaise , les
scènes du château de la Groac'li, le langage et l'insistance étrange de
Bellah sur la lande aux Pierres, et enfin le caractère mystérieux de
l'individu qui avait suivi M"« de Kergant dans son excursion nocturne.
Ce dernier souvenir pénétra plus profondément que tous les autres dans
le cœur ulcéré du jeune homme.
— Mon général, dit-il, j'ai été joué et bafoué indignement. Ma sœur est
une enfant qui a cru se prêter à une excellente plaisanterie. Quant aux
autres..., le commandant Pelven acheva sa pensée par un signe de tète
lent et prolongé qui indiquait un amer ressentiment.
Le général s'était approché d'une fenêtre : il demeura quelques in-
stans les yeux fixes dans le vide et les sourcils contractés, comme en
proie à une pénible irrésolution; puis, se retournant soudain : — Je
suppose, reprit-il, que je prenne sur moi de vous rendre votre liberté,
quel usage en feriez-vous? car je ne puis songer à vous employer,
quant à présent du moins. — Voyons, que feriez-vous?
— J'irais droit aux chouans, droit au quartier du prince, puisque
prince il y a.
— Etes- vous fou ?
— Je reprendrais mon nom et mon titre, continua le jeune homme
avec chaleur; car j'ai besoin du privilège qu'ils me donnent pour dire
au héros de cette comédie jouée à mes dépens : Monsieur ou monsei-
gneur, peu m'importe, voici un gentilhomme comme vous qui vous
demande compte du péril où vous avez mis, par un calcul déloyal,
non sa vie, mais son honneur.
— Et ses amours ! ajouta le général en riant et en levant le bras par
un mouvement charmant de jeunesse. Par ma foi ! Hervé, si c'est une
folie, elle me plaît. Je ne suis pas né gentilhomme, bien loin de là,
comme vous savez; mais j'ose dire que je le serais devenu dans le
temps où il ne fallait pour cela que le goût des aventures et deux grains
d'audace dans le cœur. Toutefois ce projet est absolument déraison-
nable, et je ne puis rien dire à l'appui, si ce n'est que je ferais de même
à votre place. Quoi qu'il en soit, s'il vous arrivait malheur, vous lais-
sez ici des compagnons qui courront sus au malandrin pour vous dé-
livrer ou vous venger. N'est-il pas vrai, Francis?
— Je pars avec lui, moi, dit Francis, pour voiries dames de la cour.
— Vous voudrez bien m'attendre, monsieur. — Pelven, reprenez
votre épée; mais je vous conseille de quitter l'uniforme. 11 faut^aussi
vous munir de ce malheureux sauf-conduit. Autrement il vous serait
J030 REVUE DES DEUX MONDES.
impossible de pénétrer chez ces messieurs, qui sont en force et sur le
pied de guerre dans toute la contrée. — Et attendez, poursuivit le gé-
néral, en écrivant deux lignes à la hâte sur un carré de papier, cachez
cela dans la doublure de vos habits, afin d'être également en mesure
vis-à-vis de la république.
— Mon général, votre bonté me rend confus.
— Je voudrais vous faire oublier ce mauvais quart d'heure, Pelven.
Allez maintenant à la garde de Dieu. J'espère que vous me quittez sans
rancune.
Hervé prit de ses deux mains la main que le général lui offrait, et la
serra avec émotion. — Adieu, général, dit-il, je vais acheter le droit
de vous revoir et de continuer à vous servir.
— Non pas moi, Pelven, jamais moi, mais la France, mais la répu-
blique, la république forte, patiente et généreuse.
— C'est comme je l'entends, dit Hervé. 11 s'inclina avec une cour-
toisie affectueuse, et sortit accompagné de Francis.
Quelques instans plus tard, Pelven et le petit lieutenant galopaient
dans la direction de Rennes; mais, au bout de deux lieues, Hervé dut
prendre un chemin de traverse, afin d'éviter la ville, qui pouvait être
dangereuse pour lui. Ce fut là que les deux jeunes amis se séparèrent,
deux heures environ avant le coucher du soleil, l'un pour retourner
près du général en chef, l'autre pour courir les nouveaux hasards où
le poussaient, contre tous les conseils de la prudence, les sentimens
fougueux de l'homme outragé et de l'amant jaloux.
Octave Feuillet.
{La troisième partie au prochain n"».)
ISMAÊL ER-RASCHYDI
RÉGIT DES BORDS DU NIL
LE FELLAH.
Aux eiiTirons de Rosette, sur les bords du Nil, vivait un vieux
fellah, pauvre comme ils le sont tous. En Egypte, le paysan ne profite
guère de la prodigieuse fertilité du sol qu'il laboure et arrose avec
tant de fatigue : ce qu'il gagne, le fisc le lui enlève. De plus, la guerre
avait privé cet homme de ses enfans, qui étaient allés porter les armes
en Arabie. Il restait seul avec sa femme, trop âgée pour travailler à la
terre; leur vie se passait dans la misère et la tristesse. Moins heureux
que les vieux époux bénis des dieux dont parle La Fontaine,
Qui surent labourer, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt étés,
ils avaient dû prendre à leur service un orphelin du voisinage nommé
Ismaël. Tous les trois ils habitaient une de ces cabanes à moitié en-
fouies sous le sol et bâties avec le limon du Nil, qui ressemblent plus
à la tanière d'une bête fauve qu'à la demeure d'un être humain. Sur
le toit, formé de roseaux et de feuilles sèches, et crevé en maints en-
droits, dormaient des chiens maigres qui, au moindre bruit, se dres-
saient sur les pattes en poussant des hurlemens féroces. Qu'avaient a
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
gai'der ces animaux si vigilans? Un rouet piqué des vers , une demi-
douzaine de cruches fêlées; quant à de l'argent, si le fellah en possé-
dait quelque peu, il le cachait prudemment dans le fond de sa bouche,
comme le singe dépose dans ses abajoues le fruit qu'il vient de cueil-
lir. De cette hutte obscure sortait une fumée noire et tourbeuse qui
semblait salir l'azur du ciel. A l'ombre des quelques dattiers qui l'a-
britaient se tenait blotti un gros chat auquel les souris fournissaient
une pâture abondante; aussi était-ce le seul hôte de ce logis qui man-
geât son content et ne souffrît point de la pauvreté de ses maîtres.
Deux ou trois arpens de terre , — divisés en carrés réguliers et en-
vironnés de canaux propres à conduire l'eau dans les sillons, — com-
posaient la ferme du fellah. A l'époque du labourage , il attelait à sa
charrue un chameau et un buffle , animaux d'aptitudes diverses , que
Dieu n'a point créés pour travailler ensemble. L'un tirait lentement
et d'un pas égal, flairant le sol, la tête basse; l'autre, dressant le cou,
jetant par soubresauts, en avant et de côté, ses jambes grêles. Ismaël,
armé d'un fouet, marchait devant et traînait après lui cet attelage boi-
teux; il frappait avec impartialité tantôt les côtes pelées du chameau,
tantôt le dos rugueux du buffle. Le sillon se traçait ainsi tant bien
que mal, à la grande fatigue des deux bêtes, qui se nuisaient mutuel-
lement par l'inégalité de leur allure. Le travail était pénible aussi
pour Ismaël, qui foulait sous ses pieds nus un terrain brûlant; le
vieux paysan se courbait haletant sur sa charrue. Pas un nuage ne
tempérait la chaleur du jour; le soleil dardait ses rayons impitoyables
sur la face ridée du fellah à barbe grise , comme sur la nuque rasée
du jeune garçon. Aux instans de repos, ils s'asseyaient à l'ombre d'une
touffe de tamarisques pour ronger en silence un oignon et une galette
d'orge. Parfois une brise bienfaisante que leur envoyait le Nil les ra-
fraîchissait au passage en agitant leurs sayons de toile bleue troués
par de longs services , et puis ils se remettaient au labour avec rési-
gnation. Quand les semailles étaient finies, il s'agissait d'arroser les
terres. Assis de chaque côté d'un fossé, Ismaël et son maître prenaient
en main les extrémités d'un grand cuir qu'ils plongeaient dans l'eau
d'un mouvement rapide ; ils l'en relevaient tout plein et le vidaient
par-dessus le talus d'une digue dans les rigoles communiquant aux
siUons. Cette besogne machinale disloquait les épaules du petit Ismaël;
ses larmes se mêlaient à la sueur qui coulait de son front. Il eût de-
mandé grâce, s'il l'eût osé; mais son maître secouait rudement le cuir,
et l'enfant, relancé par cette saccade, travaillait de plus belle, comme
l'âne harassé reprend son trot sous le bâton pointu qui lui pique les
flancs. Le" soir, quand il rentrait à la ferme, la femme du fellah en-
voyait Ismaël à la fontaine. Elle le malmenait et s'en prenait à lui de
ce que son fil s'embrouillait sur le dévidoir. Si les chiens affamés
ISMAEL ER-RASCIIYDI. 1033
plongeaient leur museau dans le chaudron où cuisait le dourrah (I),
le vieux paysan accusait Ismaël d'avoir prélevé double part sur le sou-
per. L'âge et la pauvreté faisaient de ce couple souffrant des maîtres
peu charitables. Trop craintif pour braver les paroles amères et les
réprimandes qu'il n'avait pas méritées, Ismaël dévorait à la porte sa
maigre pitance. Ces splendides soirées d'Egypte où l'on voit les étoiles
s'allumer tout à coup sur la voûte sereine du firmament, le pauvre
enfant les passa souvent à pleurer, assis contre les parois de la cabane,
et en vérité il eût été difficile de rencontrer plus de misère sous un
ciel plus enchanté.
Dès que les champs commençaient à se couvrir de moissons, Ismaël
était chargé de les garder. On lui remettait une fronde avec un sac
rempli de cailloux, et, ainsi équipé, il allait se placer, pour faire sen-
tinelle, sur un tertre qui dominait la campagne. Les oiseaux s'abat-
taient-ils en troupes sur les épis jaunissans, il frappait dans ses mains,
poussait des cris et faisait siffler sa fronde. C'étaient là ses instans de
bonheur! Heureux de sa liberté, il promenait sur les plaines verdoyantes
un regard épanoui. Le gazouillement des volatiles qu'il effrayait avec
ses pierres le ravissait; le croassement des corneilles lui semblait un
doux chant comparé aux gronderies éternelles de la vieille femme
qu'il avait laissée au logis. Que lui importait ce soleil de feu tombant
d'aplomb sur ses épaules? Mille pensées que la privation et la contrainte
avaient refoulées au fond de son cœur s'éveillaient tout à coup et agi-
taient sa jeune tête. Cloué sur l'étroit espace où il était réduit, pour
tout mouvement, à tourner sur lui-même, il se dressait sur la pointe
des pieds pour découvrir au-delà de son horizon de chaque jour. Du
côté de la plaine passaient des chameaux chargés qui se déroulaient
en longues caravanes, ne montrant que leurs têtes au-dessus d'un
nuage de poussière. Du côté du fleuve, par-dessus la ligne de saules et
de roseaux qui marque la rive, glissaient au loin les voiles des bar-
ques. Sur le ciel volaient en tourbillonnant les oiseaux pillards attirés
par les moissons; le long desjossés pleins d'eau couraient les bécas-
sines et s'abattaient les cigognes. Autour de lui , tout marchait et se
mouvait librement. Qui donc l'enchaînait sur ce tertre, comme un
mannequin planté au bout d'un bâton pour faire peur aux corbeaux?
Et, tout en rêvant, il écoutait la brise murmurer dans les blés.
Quand il revenait le soir, après ces journées passées au grand air
dans une indépendance complète, combien lui paraissait plus triste en-
core cette cabane obscure, enfumée, au fond de laquelle il n'apercevait
que les figures mornes et revêches du vieux paysan et de sa femme!
Peu à peu, l'idée de fuir s'empara de lui plus vivement. Le besoin de
(1) Espèce de mil cultivé en Egypte et dans l'Inde. î
4034 REVUE DES DEUX MONDES.
l'inconnu, qui peut tourmenter l'esprit d'un petit fellah comme l'ame
d'un poète, le sollicitait nuit et jour à s'élancer au-delà de cette sphère,
où rien ne souriait à sa jeunesse. Il hésita d'abord entre la terre et
l'eau, entre le désert et le Nil. On sait que les caravanes, se montrant
tout à coup à l'horizon comme le navire sur la mer, au retour d'expé-
ditions lointaines et mystérieuses, exercent d'ordinaire sur l'imagina-
tion de l'Africain un attrait irrésistible; mais, pour l'Égyptien, le Nil
est la route sacrée qui mène aux lieux où le soleil se lève. Ce fut donc
le fleuve qui l'emporta; déposant à ses pieds la fronde et le sac plein
de cailloux, Ismaël se mit à courir droit au rivage.
Que savait-il de la vie nouvelle qui l'attendait à bord de ces barques
dont il avait de loin entrevu les voiles? Rien; cependant il bondissait
comme un chevreau, satisfait d'avoir brisé sa chaîne et de tourner le
dos à la cabane inhospitalière de ses vieux maîtres.
II. — LE MODSSE.
La première fois qu'Ismaël se vit emporté par une brise fraîche sur
les eaux du Nil, il se crut ravi au troisième ciel. Les voiles triangu-
laires frémissaient sur les vergues; la canja (1), inclinée sous la pression
du vent, glissait en se balançant avec légèreté autour des grèves, ra-
sait les îles couvertes d'une végétation abondante, et dépassait, dans sa
marche rapide, les villages cachés sous les dattiers. — Que le monde est
vaste, qu'il est beau! pensait Ismaël; labourez vos champs... moi, je
navigue! — Et, couché au pied du mât, le petit mousse se laissait non-
chalamment emporter à travers l'espace. Les femmes qui marchaient
le long des digues une cruche sur la tête, les pâtres qui condui-
saient les buffles dans les hautes herbes, les barques à l'ancre devant
les hameaux, les maisons des paysans perdues dans la campagne, tout
cela passait devant ses yeux comme une vision. 11 respirait à pleins
poumons l'air vivifiant du fleuve et se sentait renaître. Malheureuse-
ment, au plus fort de son extase, un coup de corde, vigoureusement
appliqué sur ses épaules par la main du patron, vint lui apprendre
qu'un mousse n'est pas embarqué pour se croiser les bras et regarder
couler l'eau. La canja avait touché sur une grève, l'équipage se jetait
par-dessus le bord, et chaque matelot, en poussant avec son dos, cher-
chait à la remettre au miheu du courant. Plus petit que ses compa-
gnons, Ismaël plongeait dans les flots jusqu'à la bouche. Ses pieds glis-
saient sur le sable; déjà il regrettait le tertre sur lequel il faisait na-
guère tournoyer sa fronde en terre ferme. Comme il allait perdre pied,
(1) Barque du Nil.
I8MAEL ER-RA8CHYDI. 103a
le patron, l'attrapant par les oreilles, le ramena vivement sur le i>oiit,
et l'envoya, pour se sécher, carguer les voiles qui battaient le long des
mâts.
Tel fut le début d'Ismaël dans la carrière de marin. Avait-il gagne
au change? je ne sais; toujours est-il qu'il ne se découragea point pour
si peu. La Providence, qui prend en pitié les enfans, a donné aux
mousses la faculté d'oubher bien vite les corrections qu'ils reçoivent;
ils les acceptent sans se plaindre, comme ils se soumettent aux alter-
natives d'orage et de beau temps. Tout en se frottant l'épaule, Ismaël
se sentait moins humilié d'avoir été battu par un homme auquel obéis-
saient de grands et robustes matelots, qu'il ne l'était auparavant, quand
ses vieux maîtres le grondaient sans raison. Et puis la vie errante sur
le Nil lui plaisait; orphelin et délaissé, il trouvait dans sa barque une
patrie, dans ses compagnons une famille. En dépit des inconvéniens
du métier, il navigua.
Un jour, la canja qu'il montait prit terre à Fouah, ville fort an-
cienne, située sur la rive droite du Nil, à peu près en face du point où
débouche le canal Mahmoudiéh, qui vient d'Alexandrie. Les voyageurs
s'y arrêtent pour rechercher dans la campagne environnante l'empla-
cement du port de Naucratis, « seule ville, dit Hérodote, où, du temps
des Pharaons, les vaisseaux grecs pouvaient aborder, » et pour visiter
ce qui reste des ruines de Sais. Les mariniers qui font le commerce
entre Rosette et le Caire y abordent aussi, parce que ses bazars sont
abondamment pourvus de volailles et de fruits de toute espèce; ils y
trouvent en outre à acheter les cordages dont ils ont besoin pour leurs
bateaux. Fouah est une des villes de la Basse-Egypte les plus floris-
santes. A certaines époques de l'année, à l'automne surtout, des cen-
taines de barques encombrent les quais. A peine distingue-t-on, à tra-
vers les antennes et les mâts, le cours majestueux du Nil, si large en
cet endroit qu'on le prendrait pour un lac, et tout parsemé d'îles riantes
qui sortent du milieu des grèves comme des oasis. Une foule de mi-
narets s'élancent au-dessus des coupoles et des maisons à toits plats;
les uns sont anguleux et pointus comme des flèches romanes, les au-
tres, arrondis en tourelles, se terminent par un bourrelet en forme de
turban. Des bananiers et des figuiers, qui laissent pendre sur les murs
leurs larges feuilles et leurs branches épaisses, font ressortir encore la
couleur éclatante des édifices rangés le long du fleuve. En somme,
c'est une ville d'un effet pittoresque, tout orientale, digne de se mirer
dans les flots du Nil.
Au moment où la barque d'Ismaël relâchait à Fouah, une brume
assez intense voilait l'horizon. Le soleil se levait à peine; il s'en fallait
d'une heure que la brise du nord, sur laquelle les marins comptent
toujours pour remonter le Nil, ne dissipât ces vapeurs. En attendant
1036 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'instant de se remettre en route, l'équipage sauta à terre, ne laissant
à bord que le mousse Ismaël. La barque était amarrée devant une pe-
tite place dont un groupe de dattiers marque le centre. Le côté qui
fait face au fleuve est occupé par une vieille mosquée bâtie en briques,
ainsi que le minaret à deux étages qui la surmonte. A droite et à
gauche s'étendent de chétives boutiques et des échoppes de barbiers.
On y voit aussi des cafés, tentes légères soutenues par des piquets. A
cette heure matinale, les marchands turcs et égyptiens, mêlés aux ma-
rins arabes, y buvaient le moka dans des tasses microscopiques, en
fumant leur fin tabac de Syrie dans des pipes longues comme des
lances. Devant les maisons, des femmes de fellahs, vêtues de saies
bleues à larges manches et le visage couvert d'un voile, offraient aux
acheteurs des oranges et des dattes dont elles écartaient les mouches à
coups d'éventail. Les milans affamés piaulaient en volant autour de la
mosquée, les tourterelles roucoulaient sur les balcons, et les chiens
fauves, moitié loups et moitié renards, se faufilaient dans les jambes
des passans. Ni l'âne patient trottant dans la poussière, ni le droma-
daire qui se repose en allongeant son cou sur le sable, ne manquaient
à ce tableau, que complétait la présence d'un aïta. On appelle ainsi,
en Orient, les soldats irréguliers connus en Occident sous le nom d'Ar-
nautes et d'Albanais. Cette race de pandours, qui fait la joie des pein-
tres par l'éclat de son costume et l'extravagance de son équipement,
cause la terreur des populations asiatiques par ses déportemcns et ses
violences. Rien ne représente mieux la force brutale que ces gens har-
gneux et féroces qui portent sur eux tout un arsenal de pistolets, de
couteaux et de yataghans; ils sont, à vrai dire, la monnaie d'un
pacha.
Celui qui venait de faire son apparition sur la petite place de Fouah
s'y promenait en vainqueur, d'un pas ferme et solennel; chacun se
rangeait et laissait l'espace libre autour de lui. Ses vastes pantalons
chamarrés de broderies s'engouffraient dans une paire de bottes tur-
ques. Comme il faisait chaud , il ne portait pas de veste; ses bras longs
et nerveux flottaient dans des manches de toile d'une ampleur déme-
surée, que le temps avait usées en maints endroits. Tantôt il rejetait ses
mains derrière son dos en levant la tête, tantôt il les reposait sur deux
pistolets qui sortaient de sa lourde ceinture et lui montaient jusqu'au
menton; souvent aussi il bâillait. Dans toute sa personne, il y avait
quelque chose de terrible et de grotesque, qui tenait du bourreau et
du matamore.
Cependant Ismaël, resté seul dans sa barque, chantait gaiement. C'est
un si beau moment pour un mousse que celui où l'équipage, quittant le
bord, le laisse maître absolu dans l'étroit espace où il a coutume d'être
l'esclave de chacun. Ismaël allait et venait sur le pont , de la proue à
ISMAEL ER-RASCHYDI. 1037
la poupe, furetant partout. La pipe du patron lui tomba sous la main,
et il se mit à fumer. L'heure du déjeuner approchant, il attisa le feu
sous la chaudière et fit cuire les pains d'orge sous la cendre. D'une voix
insouciante, il jasait avec les jeunes marins qui , chargés eux aussi de
garder leurs bateaux, se livraient à de bruyans ébats. La brise qui
commençait à déchirer le voile de vapeurs étendu sur le Nil et parais-
sait ranimer la nature endormie excitait encore sa joyeuse humeur.
Bientôt le soleil parut; une forte chaleur, mêlée à une vive clarté, se
répandit instantanément sur la ville, sur la campagne et sur les eaux.
Au même moment, l'aïta, fatigué d'arpenter le terrain avec la régula-
rité d'un balancier d'horloge, s'assit au pied d'un des dattiers plantés
au milieu de la place. 11 goûtait déjà les douceurs du sommeil, quand
une corneille qui becquetait à la cime de l'arbre une grappe de fruits
mûrs lui en fit choir sans façon une demi-douzaine sur la face. Brus-
quement réveillé, l'aïta se frotte le nez et se lève; il promène sa vue
autour de lui , et ses regards furieux rencontrent ceux du mousse, qui
éclatait de rire... L'enfant chercha à cacher l'expression de son visage,
mais il était trop tard; l'aïta l'avait vu. La preuve, c'est qu'il le tenait
déjà au bout d'un de ses longs pistolets. La délente partit... et le coup
rata.
Ismaël avait tourné derrière le mât comme l'écureuil se cache der-
rière la branche pour éviter le fusil du chasseur; il épiait les mouve-
mens de son ennemi , dont la colère allait croissant. Les marchands
assis à la porte des cafés allongeaient la tête et regardaient en tenant à
la main leurs pipes allumées.... L'aïta se précipitait vers la barque; il
tira de sa ceinture son second pistolet et fit feu. Cette fois, le coup par-
tit : la balle coupa le cordage qui soutenait la voile, la vergue pesante
tomba sur le pont avec fracas, et dans sa chute elle renversa la chau-
dière où cuisait le déjeuner de l'équipage. A ce moment-là, le patron
de la barque , suivi de ses matelots , arrivait sur la place; quant au
mousse Ismaël , prompt comme l'éclair, il avait fait un bond par-des-
sus le bord.
La pensée que l'enfant avait dû périr dans les eaux du fleuve con-
sola sans doute l'aïta de ne l'avoir pas tué. Il replaça majestueusement
ses armes dans sa ceinture, après les avoir rechargées; puis, comme
un homme qui vient d'accomplir une action héroïque, il lança sur la
foule un regard dédaigneux, rejeta en arrière son bonnet rouge à
houppe bleue, et reprit sa promenade solitaire.
— Retournerai-je à bord? pensait Ismaël, qui se tenait tapi dans une
barque voisine. — Mais l'aïta ne s'éloignait pas, et le mousse n'osait se
montrer. A la vue du dégât que la balle venait de causer dans sa canja,
le patron, qui ne savait pas au juste ce qui s'était passé, entra en fu-
reur contre Ismaël. Courant sur le pont, il le cherchait et l'appelait
f
1038 REVUE DES DEUX MONDES.
avec des paroles si peu rassurantes, que le pauvre enfant, loin de venir
'vers son maître, enjamba par-dessus le bord d'une seconde barque,
puis d'une troisième. Enfin, il gagna le quai et se mit à fuir à toutes
jambes. La brise soufflait, le Nil se couvrait de tant de voiles qu'on
eût dit une troupe de goélands qui déployait ses ailes. Pauvre mousse!
lui qui espérait aborder au Caire dans trois jours et voir la grande ville,
le voilà à pied, comme un mendiant, sans asile, ne possédant pour
toute fortune qu'une demi-douzaine de piastres (4) nouées dans un pan
(le sa tunique.
m. — LE PATRE.
A quelques lieues au-dessus de Fouali, sur la rive droite du Nil,
s'avance une pointe escarpée que ronge le courant. Quand les eaux
sont basses,, les barques la côtoient de très près, afin d'éviter les grèves
(}iii, en cet endroit, barrent presque entièrement le lit du fleuve. Sur
cette langue de terre, fertilisée par l'inondation, s'épanouit une végé-
tation puissante. Des champs de coton et de maïs s'étendent dans le
voisinage, coupés par des canaux profonds, sur le bord desquels se pro-
mènent gravement le héron et la cigogne. Çà et là on distingue des
espaces plus maigres où poussent les dattiers épineux, et des clairières
semées de buissons aux branches noires et tortues, où le fellah con-
duit ses troupeaux de buffles. Dans les parties de la campagne les plus
sablonneuses, on voit surgir la bosse de quelque chameau solitaire;
tandis qu'il broute, l'ibis blanc se pose sur son dos dans l'attitude mys-
térieuse que lui donnent les hiéroglyphes. Non loin de là, une chétive
mosquée annonce la présence d'un hameau. Les maisons en sont si
basses, qu'on ne les aperçoit pas du rivage; seulement, on découvre
une foule de petits édifices en forme de ruches et assez élevés, que l'on
reconnaît pour des colombiers à la multitude de pigeons qui volent
alentour. Ce fut dans ce hameau qu'Ismaël vint chercher un refuge à
la suite de la catastrophe qui lui fit abandonner sa barque. Poussé par
la faim, ne sachant que devenir, il erra quelque temps autour des ha-
bitations; le souvenir de la ferme où il avait passé quelques années dans
la misère l'empêchait de frapper à aucune porte; enfin, il en trouva
une ouverte et entra. Le maître de la maison, riche laboureur, lui of-
frit de garder ses buffles. C'était au moins vivre dehors, au grand air;
Ismaël accepta.
Le lendemain, il partit avec son troupeau : les buffles, attirés^par la
fraîcheur des eaux, l'entraînèrent du côté du Nil, et il les suivit tris-
tement. Bien des voiles se croisaient sur les flots légèrement soulevés
(1) La piastre turque est une petite monnaie qui ne vaut pius aujourd'hui que 35 cen-
times environ.
ISMAEL ER-RASCHYDI. 1039
par la brise. Des canjas remontaient dans la direction du Caire pour
y déposer des pèlerins qui se rendaient à la Mecque; d'autres barques,
plus grandes, portant le pavillon rouge, semé de trois croissans, des-
cendaient yers Alexandrie avec un chargement d'esclaves pris dans les
hautes régions du Nil. Une foule de tètes noires et crépues se pres-
saient aux étroites lucarnes de l'entrepont pour humer l'air et regarder
les interminables rives de ce fleuve si long à parcourir. En voyant ces
Nubiens arrachés à leur pays et voués à l'esclavage, Ismaël se sentit
moins malheureux. — Il y a sur la terre des gens plus à plaindre que
moi, pensa-t-il. — Et ses regards inoccupés se portèrent sur une canja
qui s'approchait du rivage pour doubler le promontoire dont nous
avons parlé. C'était celle qu'il avait désertée la veille. Il distinguait la
figure sévère du reïs (1) coiffé de son turban de mousseline blanclie;
les matelots, assis en cercle à la proue, se reposaient en racontant quel-
qu'une de ces fantastiques légendes qui l'avaient tant de fois cliarmé.
Hélas! sa vie aventureuse était-elle finie? Condamné à suivre le pas
lent de ses buffles, ne devait-il plus voguer sur le grand fleuve?
— Si je hélais la barque? se dit-il à lui-même. Tout est réparé a
bord... On me battra, je reprendrai mon poste, et je jure de ne plus
jamais rire à la face d'un aïta.
Il faisait un pas en avant, puis en arrière, hésitant encore a prendre
un parti, quand il vit une jeune fille sortir de dessous les arbres, prê-
ter l'oreille au sillage de la barque et courir en chantant. Le reïs, sans
rien répondre, lui lança quelques pièces de monnaie enveloppées dans
un chiffon, et la voile disparut. La mendiante s'était arrêtée au bruit
qu'avait fait l'aumône du marinier en tombant a terre; mais, bien
qu'elle remuât les touffes d'herbe et soulevât les branches d'arbres in-
clinées sur le sol, Ismaël remarqua qu'elle ne trouvait rien II lui parut
tout simple de l'aider; mais cefle-ci, dès qu'il approcha porta ses mains
à son visage pour se cacher; puis, comme il avançait toujours, elle s<-
tapit sous un buisson. ,
Cependant le soleil montait. Sur l'autre bord du N.l, les sables de.
grèves, se confondant avec ceux du désert, commençaient a imro.tCT
lomme une plaque de fer rougie au feu. Les ^"«"'^ «'^f » "^' ^
frayant un passage parmi les joncs, s'allongeaient dans les flots et s j
ba?raient comme des caïmans; ils ne laissaient voir que leurs cornes
no "riemmusean épaté. C'était le -omentoi. les p res s^br.te^^
sous les saules pour dormir. Ismael etaidu » ' r*»"^; '^"'XÙ^
yeux, lorsque la petite mendiante, quittant sa retraite, marcha douce
ment de son côté.
n ^^i apahP a uassé avec beaucoup d'autres, dans U langue
tl) Patron de barque. Ce mot arabe a passe, « cv
portugaise. On l'emploie sur le Tage comme sur le ^ll.
1040 REVUE DES DEUX MONDES.
— As-tu trouvé la pièce de monnaie? lui demanda-t-il sans se dé-
ranger. — La jeune fille tressaillit, s'arrêta court et fit un pas en ar-
rière.
— Est-ce que je te fais peur? reprit le pâtre en se levant. Tu ne me
vois donc pas? — Et, comme elle répondait par un signe négatif : —
Pauvre petite! lui dit-il, tu es aveugle! Comment oses-tu courir si près
du bord de l'eau ?
— Oh ! répliqua-t-elle un peu rassurée, je connais cette pointe et les
environs à cent pas à la ronde, et je peux suivre seule le chemin qui
mène d'ici chez ma mère à l'entrée du village.
— Veux-tu que je te conduise à l'ombre? ajouta Ismaël; ne reste pas
là où tu es, le sable brûle les pieds ! viens!...
— Non, non; quand il fait bien chaud, j'entrevois du côté du soleil
une lueur qui me réjouit. Et puis il faut que je guette les barques,
c'est par ici que je vais au-devant de celles qui remontent à là voile.
J'entends le bruit du courant qu'elles refoulent, et je demande l'au-
mône aux re'is. Ce qu'ils me jettent tombe souvent dans les épines; je
passe bien du temps à chercher, je m'écorche les mains et les pieds;
mais enfin Dieu est grand, et, à force de patience, je trouve...
— Pourquoi t'es-tu cachée quand je me suis approché de toi ce
matin?
— J'ai cru que quelque méchant pâtre des environs venait pour me
voler, répondit-elle; les autres mendians sont jaloux de moi, parce que
cette place est bonne. Il y a aussi des enfans qui me jouent de mauvais
tours; ils lancent de petites pierres dans l'herbe, et me crient : —
Cherche, Fatimah! cherche!... Et, quand ils m'ont fait chercher pen-
dant une demi-heure, ils se sauvent en se moquant de moi.
— Je te défendrai, dit Ismaël. — Et il la fit asseoir près de lui.
Chaque jour, ils se retrouvaient ainsi à la même place. Entre ces
deux enfans que la Providence semblait avoir oubliés, il s'établit bien-
tôt une intimité facile à comprendre. La petite mendiante Fatimah,
à qui ces jours sans lumière, passés dans la solitude, paraissaient bien
longs, avait trouvé une voix compatissante qui répondait à la sienne.
Avant elle, qui avait aimé Ismaël? Personne; le jeune pâtre s'attachait
donc au seul être qui ne le repoussât pas dans son délaissement. Le ha-
sard lui avait fait rencontrer une créature plus faible que lui et qu'il
protégeait. De plus, il prêtait à la petite fille aveugle le secours de ses
yeux; du plus loin qu'il découvrait des barques, il les lui signalait, de
sorte que, certaine de ne pas les manquer, celle-ci pouvait dormir en
paix sous le buisson où elle s'était fait un gîte. Quand les mariniers
lui lançaient quelque aumône, elle se plaisait à la ramasser elle-même.
— Laisse-moi chercher, disait-elle à Ismaël. C'est ma joie, mon tra-
vail à moi! N'est-ce pas la seule chose au monde que je puisse faire?
ISMAEL ER-RASCHYDI. 1041
— Pendant la chaleur du jour, elle venait parfois poser sa tête sur les
genoux du pâtre, et elle s'écriait avec ravissement : -- Je te vois, Is-
maël!... Tiens, place-toi devant le soleil; oh! je vois une ombre, c'est
toi, c'est toi! — Le soir, lorsque la fraîcheur du Nil se répandait sur
les rives et que les oiseaux chantaient, elle appelait le jeune pâtre, et
lui mettait la main sur l'épaule en lui disant : — Courons, courons!
mène-moi loin, bien loin,... plus loin que je n'ai jamais été!
Et tous deux ils couraient d'un pas leste à travers la lande où le la-
tanier pousse parmi les sables. Peu à peu la petite aveugle, qui avait
vécu cachée sous un buisson dans de continuelles alarmes, devint moins
craintive; sa figure, jusque-là morne et contractée, s'illumina d'un
rayon de jeunesse, comme s'épanouit au fond d'une cour humide la
fleur languissante que le soleil a touchée en passant.
Ainsi s'écoulaient leurs jours, qui, pour se ressembler tous, n'en
étaient peut-être pas moins heureux. Un matin qu'il avait plu beau-
coup et que le Nil commençait à croître, Fatimah se tenait en vigie à
sa place accoutumée, cachée jusqu'aux épaules dans les herbes hu-
mides. Une barque s'approchait; la petite aveugle crut distinguer des
voix qui parlaient une langue étrangère, et elle s'en réjouit; le voya-
geur qui s'aventure en pays lointain est assez porté à semer des au-
mônes sur son passage. — Béni soit Dieu , qui m'envoie des Franguis
(Européens) ! dit Fatimah. Et le cœur lui battait bien fort. Elle courut
vite en chantant sa chanson; la barque voguait rapidement, car la brise
la poussait en poupe, et bientôt l'aveugle entendit le bruit de plusieurs
pièces de cuivre enveloppées ensemble qui tombaient entre les arbres.
— Prends garde ! lui cria le reïs, comme elle avançait à travers les
broussailles, prends garde à toi !...
La pluie du matin avait détrempé la terre; sous les pas de Fatimah
s'ouvrait un trou profond qu'elle ne connaissait point encore et dans
lequel elle roula. Étourdie de sa chute, elle resta sur la grève, sans
mouvement; ses mains crispées s'enfonçaient dans le sable, comme si
elle eût craint d'être entraînée par les eaux du Nil, qui murmuraient
à son oreille. Elle appela Ismaël, mais le jeune pâtre était allé cueillir
des joncs qui lui servaient à tresser des corbeilles; à peine si on eût
pu entendre du rivage le mugissement de ses buffles, qui paissaient
épars dans la campagne.
Cependant les passagers de la barque faisaient serrer les voiles et
tourner la proue vers la terre. Quand ils abordèrent, Fatimah, un peu
remise de sa chute, s'efforçait de retrouver son chemin. Ce bruit de
pas derrière elle l'inquiétait, et elle avait honte d'être tombée, elle qui
avait passé tant de journées à fouler en tous sens, pour apprendre a le
mieux connaître, l'espace borné qui formait tout son univers! Trem-
blante d'impatience et de] crainte, elle tâtait le rivage abrupt qui se
00
TOME V.
4042 REVUE DES DEUX MONDES.
dressait au-dessus de sa tête, lorsque le patron du bateau, mécontent
de cette relâche imprévue qui le retardait, dit à l'un des voyageurs eu-
ropéens :
— Ekim bouzourg (médecin vénérable), vous voyez bien qu'elle ne
s'est pas fait de mal. Partons avant que la brise cesse, et demain
nous serons au Caire, s'il plaît à Dieu !
Sans rien répliquer, le médecin à qui s'adressait cette allocution
prit la petite aveugle par la main, et la regardant en face avec atten-
tion : — Ne crains rien, lui dit-il, et réponds-moi. Quel âge as-tu?
— Quatorze ans, répliqua Fatimah tout émue.
— Tes yeux ont-ils toujours été fermés?
— Non; mais il y a si long-temps qu'ils sont malades, que je n'ai pas
souvenir d'avoir vu.
— Veux-tu me suivre au Caire, et peut-être... je te guérirai?
A ce moment-là, Ismaël, surpris de voir une barque à l'ancre de-
vant la pointe, s'approchait furtivement le long du rivage, et écartait
les roseaux en regardant avec inquiétude. Les étrangers avaient aidé
la petite aveugle à remonter, et, tandis qu'ils s'acheminaient vers le
village, celle-ci marchait du côté de la campagne, prêtant l'oreille, se
penchant à droite et à gauche. Au bruit que fit Ismaël en sortant de sa
cachette, elle se précipita à sa rencontre; elle avait reconnu son pas,
et lui saisit vivement les deux mains. Sa physionomie portait les
traces d'une si forte émotion, que le pâtre restait immobile sans oser
l'interroger.
— Ismaël, lui dit-elle après un instant de silence, tu vois ces Fran-
guis? Ils veulent m'emmener... pour...
— Pourquoi? demanda brusquement le jeune pâtre.
— Pour me guérir, pour m'ouvrir les yeux!... Ils sont allés cher-
cher ma mère, qui me suivra... Tu ne réponds rien, Ismaël? Moi qui
suis si heureuse!... Je verrai aussi, moi, je verrai, répétait-elle avec
exaltation, et je reviendrai ici te rejoindre.
— Quand tes yeux seront ouverts, tu n'auras plus besoin de moi,
dit le pâtre, et tu m'oublieras.
Fatimah pleurait de joie, et Ismaël de chagrin. Le lendemain, de
bonne heure, les matelots arabes montaient à la pointe des vergues
pour déferler les voiles, tandis que le reïs, debout au gouvernail, re-
gardait du côté de la terre. Bientôt Fatimah parut, accompagnée de sa
mère, qui portait un petit paquet fort léger : c'étaient leurs effets, tout
ce qu'elles possédaient à elles deux. On eût dit que l'enfant avait déjà
recouvré la vue, tant elle marchait vite. A peine appuyait-elle sur le
sol le bâton recourbé qui lui servait d'ordinaire à guider ses pas mal
assurés. Aucun de ses mouvemens n'échappait à Ismaël; il l'attendait
sur la route, immobile et le cœur gros. Quand deux amis se séparent,
ISMAEL ER-RASCHYDI. lOiJ
celui qui reste est si à plaindre! Comme Fatimah passait près de lui,
il fit de son côté un pas qu'elle entendit; ses yeux fermés se tournèrent
vers le pâtre; puis, comme si elle eût craint d'attirer l'attention de sa
mère, elle continua d'avancer. D'ailleurs, derrière elle venaient les
passagers de la barque, et à leur tête le médecin, qui lui inspirait un
respect mêlé de frayeur. Celui-ci remarqua bien qu'Ismaël observait
tout ce qui se passait; il lui adressa quelques questions, mais le pâtre
ne répondit rien.
— Ce conducteur de buffles, dit le médecin à ses compagnons, m'a
tout l'air de nous faire la mine parce que nous emmenons cette petite
infirme ! — Et s'adressant à Ismaël qui semblait l'écouter : — Tiens,
mon garçon, prends ce bakchich (l) pour te consoler.
Le pâtre secoua la tête d'un air qui signifiait : Je ne suis pas un
mendiant.
— Diable! reprit le médecin; un fellah qui refuse l'argent qu'on lui
offre!... Cela ne s'est jamais vu ! Comment t'appelle-t-on'?
— Ismaël.
Tout à coup la brise rida la surface du Nil; on la voyait arriver de
loin, soulevant la poussière des plaines, courbant les saules et les ro-
seaux, animant de son murmure le paysage endormi. Quand le pre-
mier souffle atteignit le bout des voiles, la barque s'inclina, prit son
élan comme un cheval qui sent l'éperon, puis partit, laissant derrière
(îlle un sillon d'écume. Fatimah cherchait à se reconnaître sur cet
élément nouveau; surprise par le balancement inattendu de la canja,
elle s'accrochait aux cordages; cependant son visage se penchait vers la
rive avec une certaine obstination, et Ismaël, qui la suivait du regard,
comprit qu'elle lui disait adieu. A mesure que la barque s'éloignait,
il approchait plus près du bord de l'eau, au point que son pied tou-
chait déjrà le sable humide. Là, sous une touffe de joncs, il découvrit
le bâton recourbé que l'aveugle y avait laissé comme un souvenir. Il
le ramassa : c'était une tige de palmier lisse et flexible.
Les voiles du bateau, cachées de temps à autre par les îles du fleuve,
se montraient encore à l'horizon, mais enfin elles cessèrent d'être
visibles, et Ismaël, après s'être plus d'une fois retourné en arrière,
monta de nouveau sur le rivage. Ses buffles oubliés paissaient à l'aven-
ture; le mouvement qu'il se donna pour les rallier l'empêcha de sen-
tir trop vivement le chagrin qui l'oppressait. Pendant quelques jours,
il s'occupa à parcourir pas à pas les sentiers à travers lesquels il avait
souvent conduit la petite Fatimah; mais peu à peu l'empreinte de
leurs pieds s'y effaçait. Bientôt aussi, l'époque des crues arrivant, le
(1) Aumône, présent, pourboire, que les pauvres et en général les gens des basses-
classes en Orient réclament des étrangers.
1044 REVL'E DES DEUX »1 ONDES.
Nil débordé de toutes parts prit les proportions d'une mer. Les sables
étaient submergés; les flots plus profonds, battus par la brise, écu-
maient contre les palmiers baignés jusqu'à la cime. Il n'y avait plus
pour les barques de route précise; elles coupaient au plus court, loin
de la pointe dont les basses eaux les forçaient auparavant de se rap-
procher. Les buffles, animaux presque amphibies, se trouvaient à
merveille de ces inondations qui formaient dans la plaine des lacs et
de^ marais; mais le pauvre Ismaël se voyait doublement délaissé, seul
sur un rivage déserté par les navigateurs. Rien ne l'attachait plus à
ce promontoire : aussi , quand le Nil rentré dans son lit lui permit de
faire route, il prit congé du maître de la ferme.
Où allait-il? Au Caire; d'abord parce qu'il avait plus de chances de
trouver à vivre dans une grande ville, et puis pour une autre raison
qu'il ne s'avouait qu'à demi.
IV. — l'anier.
« Qui n'a pas vu le Caire n'a rien vu, dit quelque part un person-
nage des Mille et une Nuits; son sol est d'or, son ciel est un prodige !...
Le Caire est la capitale du monde ! » Dans ces paroles de l'écrivain
arabe, il faut faire la part de l'emphase et de l'exagération. Cependant
il serait difficile de trouver, même^en Asie, une ville plus riche que
la capitale de l'Egypte en monumens du meilleur style mauresque.
Quelle cité musulmane offre à l'œil ébloui une plus grande variété de
mosquées et de minarets, une pareille profusion de portiques et de
coupoles? Est-il dans tout l'Orient une capitale qui puisse se vanter
d'être assise sur les bords d'un fleuve à la fois plus célèbre et plus
majestueux? C'est à nous, habitans des latitudes froides, que son ciel
doit paraître un prodige ! Quant à son sol, il n'est pas d'or, mais bien
de sable et de terre grise; aussi, lorsque les dromadaires, les chameaux
et les ânes débouchent au trot sur une grande place coupée comme une
clairière dans cette forêt de maisons, ou se précipitent pêle-mêle avec
les porte-faix chargés dans les rues étroites et tortueuses, quels tour-
billons de poussière! Ajoutez à cela les cavaliers qui passent rapides
comme l'éclair, fiers de leurs yataghans recourbés, de leurs selles de
velours rouge, se redressant sur leurs larges étriers et laissant flotter
au gré du vent leurs vestes chamarrées d'or. A les voir galoper comme
des furieux à travers la foule, on se rappelle le vers d'un poète persan :
« La source du soleil est obscurcie par la poudre que font voler leurs
coursiers pleins de colère et d'ardeur ! »
On conçoit qu'Ismaël, au sortir des tranquilles pâturages où il me-
nait paître ses buffles, dut se sentir étourdi en abordant une ville pa-
reille; il n'avait jamais vu que les petits ports des environs de Rosette.
ISMAEL ER-RASCHYDI. 4045
Perdu au milieu de cette multitude qui s'engouffre dans toutes les
ruelles comme les eaux du Nil débordé dans les canaux qui coupent
la campagne, il errait à l'aventure. La fatigue cependant le força de
s'arrêter. Il s'assit à l'angle d'une place, au pied d'un grand mur om-
bragé par quelques sycomores. Devant lui, sous les tentes d'un café,
causaient en fumant des chefs arabes, reconnaissables à leurs man-
teaux noirs. L'un disait : « L'énergie de l'homme est au-dessus des
caprices du sort. Vis de la fatigue de ton bras et de la sueur de ton
front; et si toui courage vient à défaillir, prie Dieu qu'il te vienne en
aide! »
Un autre disait : « Si la lune ne marchait pas, elle resterait toujours
à l'état de croissant. Je voyagerai dans les contrées de l'orient et du
couchant; je ferai fortune, ou je mourrai loin de mon pays. — Si les
chiens voient un homme en haillons, ajoutait un troisième, ils aboient
après lui et grincent des dents; mais qu'ils voient venir un homme
dans l'opulence, ils vont vers lui en agitant la queue ! »
Ces discours graves et sages frappèrent vivement l'esprit d'Ismaël;
il les eût écoutés long-temps, si une .demi-douzaine de jeunes garçons,
âniers de leur métier, qui jusque-là avaient dormi paisiblement aui)rès
de lui, ne se fussent éveillés aux braiemens de leurs bourriques. Ces
animaux, abandonnés en plein soleil par leurs maîtres qui reposaient
doucement à l'ombre, faisaient entendre leurs plaintes. Après les avoir
rappelés à l'ordre, les âniers se mirent à jaser gaiement; chacun ra-
conta ses courses de la journée et fit sauter dans sa main l'argent qu'il
avait reçu. Ismaèl les considéra avec attention; pareil au ramier qui,
chassé de sa forêt, s'est abattu au milieu d'une troupe de pigeons do-
mestiques, il reconnaissait bien dans ces enfans des fellahs comme lui,
mais leur allure effrontée le tenait à distance. Cependant une heure
s'était écoulée sans qu'ils eussent pris garde à lui.— Si je leur parlais"?
se disait-il; ils connaissent la ville... Venus comme moi de la cam-
pagne, ils ont trouvé le moyen de vivre ici ! — Et, après avoir bien
examiné ces vauriens à l'œil vif et rusé, il avisa le plus petit de la bande,
comme étant celui qui se laisserait aborder le plus facilement. 11 se
leva donc, et sa bouche s'ouvrait pour parler, quand le petit ânier le
toisant d'un air moqueur :
— Qui es-tu? lui dit-il, d'où viens-tu, paysan? Tu n'es pas des nôtres.
Confus et interdit , Ismaël battait en retraite.
— Tiens, dit un second, vas-tu à la Mecque? Tu as à la mam un bâ-
ton de pèlerin. — C'était celui de la petite aveugle, que le pâtre avait
emporté.
— Laissez-le, cria un grand garçon plus fort que les autres, et écar-
tant ses camarades, qui faisaient cercle autour du nouveau venu :
Parle, lui dit-il; ton nom?
4046 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ismaël.
— De Rosette, n'est-ce pas?
-^ Oui , répondit le pâtre.
— Tu es cet Ismaël Er-Rascliydi (4) qui a déserté sa barque àFouah?
Ah! mon garçon, tu as bien fait de partir; si le patron t'avait tenu!...
Là-dessus, il raconta à ses compagnons l'aventure de l'aïta endormi
au pied d'un dattier, et comment celui-ci , à son réveil , avait déchargé
ses pistolets sur le mousse. L'histoire fut très goûtée des conducteurs
d'ânes, qui, avides d'en apprendre la suite, se rapprochèrent d'Ismaël.
— Et moi aussi, reprit l'ànier, j'ai déserté le même jour. Ma barque
s'en allait dans ton pays, à Rosette, et je me suis glissé dans une autre,
qui m'a conduit au Caire. Je m'en suis fort bien trouvé... Voyons, toi,
<iue fais-tu ici?
— Rien encore, dit Ismaël; j'arrive, et...
— Et tu ne sais quoi devenir?
— Non , dit le pâtre en baissant les yeux.
— Eh bien ! mon garçon , fais-toi ânier. Le métier n'est pas difficile.
Tu te mets au service d'un patron qui te loue sa bourrique, tu te
plantes le matin à l'entrée du quartier des Francs, et, dès que tu vois
paraître un de ces étrangers qui ressemblent à une paire de pincettes
coiffée d'un chaudron (2), tu cries : Guod dunkey, signore, very good
dunkey; un bon âne, seigneur, un bien bon âne! Ces Franguis veulent
tout voir : tu les mènes à la citadelle, aux tombeaux des sultans ma-
melouks, au bazar des esclaves....
— Il faut bien du temps pour apprendre à connaître tout cela, dit
Ismaël , et moi qui ne sais pas même le nom de cette place.
— Bah! reprit l'ànier, dès qu'une pratique a enfourché ton âne, tu
piques ta bête et au galop ! Tu demandes ta route au premier cama-
rade qui se rencontre. Si tu t'égares, tant mieux, la coui-se est plus
longue, et tu te fais payer davantage. Et puis, quand le /^ran^m' te donne
de l'argent, pleure, crie, ameute les passans; dis que l'infidèle, le cafir
t'a refusé le pourboire qui t'est dû. L'étranger aura peur, et il te jet-
tera une poignée de piastres.
Et en parlant de la sorte il se tourna vers ses camarades, comme pour
leur dire : — N'est-ce pas que cela se pratique ainsi?
L'éloquence de l'ànier avait produit une certaine impression sur
l'esprit d'Ismaël.
— Et le patron, demanda-t-il , comment s'arrange-t-on avec lui?
— Le maître qui te loue son àne n'est pas là pour te surveiller comme
le patron d'une barque, répondit le jeune garçon. Tu dois te faire tirer
(1) De RoseKe. Le nom arabe de cette ville est Raschid.
(2) Bien qu'elle soit peu poétique, cette comparaison est familière aux Orientaux.
ISMAEL ER-RA8CHYDI. 4047
les deux oreilles au moins trois fois avant de lui lâcher l'argent. Et
puis, crois-moi, ne cours point après ces vilains Juifs qui ont le nez si
pointu : ce sont des chiens avares; ni après les Coptes , qui portent un
encrier à leur ceinture : ce sont des renards rusés, et on ne gagne rien
avec eux; ni après les Turcs coiffés de gros turbans qui leur tombent
sur les yeux : ce sont des gens rudes au pauvre monde; mais, quand tu
vois un Franc, bats- toi avec les camarades pour l'avoir ; il appartient
de droit au premier qui touche son habit.
Et après un moment de silence : — As-tu dîné? demanda l'ànier.
— Non , dit Ismaël avec la modestie d'un invité qui répond à son
hôte.
— Tant mieux, répliqua son nouvel ami; viens avec moi.
Et il le fit entrer dans une petite boutique où l'on vendait des fruits.
Il y prit quelques douzaines de bananes, plus deux à trois livres de ces
pâtés qui se composent de dattes si bien écrasées qu'on ne voit plus
qu'une masse de noyaux et de mouches pétries dans un suc noir. Ces
friandises furent déposées dans le bonnet d'ismaël; et comme il s'ex-
tasiait sur l'abondance des provisions : — C'est toi qui régales, lui dit
l'ânier; donne-moi ta bourse, que je paie.
Ismaël tira quelques piastres de sa ceinture; une fois dehors, le con-
ducteur d'ânes appela ses camarades. Tous se jetèrent à l'envi sur les
bananes et sur le pâté de dattes. Une fontaine qui coulait à quelques
pas de là, sous une voûte de pierre ornée de fines arabesques, leur
fournit une eau limpide. Ismaël avait payé sa bienvenue; il était ânier.
Dès le lendemain, le tuyau de la pipe passé dans le collet de sa tuni-
que, les manches retroussées et les jambes nues, il courait à travers
la grande ville du Caire, de la place de l'Ezbékieh à la mosquée de
Touloun, de Birket-al-Farrayn à la place de Roumey. Comme il sem-
blait plus naïf que ses confrères, les voyageurs étrangers l'employaient
de préférence aux autres, et il faisait de bonnes journées. Cependant,
ni ces courses multipliées, ni les avantages de sa nouvelle condition,
ne lui faisaient oublier le temps où il gardait les buffles sur le bord du
Nil. Quand il avait tout le jour piqué les flancs de son âne, crié aux
passans et à sa bête ces mots invariables : Ar-réguel-eik (gare la jambe),
al-émin-eik (à droite), al-schémal-eik (à gauche), quand il avait trotté
comme un chien maigre aux quatre coins du Caire, il pensait aux soi-
rées un peu tristes, mais douces à son souvenir, où il courait côte à
côte avec la jeune aveugle. Alors il cachait sa tête dans ses mains
pour mieux se rappeler les scènes regrettées qui lui revenaient obsti-
nément en mémoire, et il croyait entendre encore la voix de Fatimah,
quand elle chantait en marchant à la rencontre des barques. Une chose
le consolait, c'est qu'il mettait en pratique la maxime d'un des trois
1048 REVUE DES DEUX MONDES.
Arabes dont les paroles l'avaient frappé : « Vis de la fatigue de ton bras
et de la sueur de ton front ! »
Un matin qu'il arrivait de bonne heure à sa place accoutumée, un
Européen monta sans rien dire sur son âne, et s'achemina vers le
quartier des chrétiens. Il y a là un labyrinthe obscur de ruelles, de
cours et de passages couverts qui se ferment chaque soir, et dans les-
quels il est assez facile de s'égarer en plein jour. Ismaël suivait pas à
pas, la main sur la croupe de sa bête. L'Européen le regardait de temps
à autre, et, quand ils débouchèrent sur une rue mieux éclairée, Ismaël
crut reconnaître le médecin qui avait emmené la petite aveugle.
Comme s'il eût voulu faire ranger les passans, il se plaça à la tête de
son âne, et jeta derrière lui des regards furtifs, si bien que le médecin,
— car c'était lui, — le reconnut à son tour.
— Ah ! ah ! lui dit celui-ci , refuses-tu toujours les pourboires que
l'on t'offre?
— Ismaël répondit par un geste qui signifiait : Faites-en l'essai, et
vous verrez !
— Tu as déjà exercé bien des métiers, reprit le médecin; Fatimah,
qui sait ton histoire, me l'a contée... Tu as un bon cœur, Ismaël; du
courage, mon garçon, et Dieu t'aidera!
Puis, comme l'ânier lançait sur lui des regards interrogatifs : — Mon
enfant, ajouta-t-il, je ne suis point un santon qui guérit les malades
avec des prières, ni un derviche qui a le don des miracles. Fatimah
ne voit pas encore... La guérison sera longue. — Cela dit, il s'arrêta
devant une porte qui s'ouvrit pour le laisser entrer, et disparut après
avoir payé généreusement Ismaël.
Parfois le petit ânier avait des pratiques à conduire au Vieux-Caire,
et, à la vue des barques innombrables rangées dans le port, il sentait
renaître plus vivement lé désir de naviguer qui ne s'effaçait point en
lui. Les récits de voyages qu'il entendait à la porte des cafés excitaient
encore son humeur vagabonde. 11 se mêlait aux aventures racontées
dans ces lieux de réunion, devant un auditoire attentif, bien des fables,
bien des circonstances merveilleuses qui leur prêtaient un grand
charme. Ignorant et pauvre, Ismaël regardait avec admiration les mar-
chands au brillant costume qui parlaient de Bagdad et de Samar-
cande, de Ceylan et du Cachemire. La fortune habitait donc ces loin-
taines contrées; mais comment s'y rendre? comment faire le premier
pas dans cette route qui conduit à la richesse? C'était là ce qui l'em-
barrassait, ce qui l'arrêtait court quand il essayait de former des pro-
jets. Cependant le hasard, qui se plaît à servir les gens simples et les
hommes de bonne volonté, se chargea de le mettre sur la voie. Un
steamer anglais partait de Suez pour l'Inde; beaucoup de voyageurs
ISMAEL ER-ttASGHYDI. 1049
s'étaient acheminés vers la mer Rouge dans l'intention de le rejoindre.
La veille du jour où le bateau allait lever l'ancre, un voyageur attardé
rencontra Ismaël, qui l'aborda avec la formule accoutumée: Verygood
dunkey, sir !
— Ton âne est-il vraiment bon? demanda l'étranger.
— Excellent, répondit l'ânier.
— En ce cas, partons; si tu me mènes à Suez en vingt-quatre heures,
je te paie la valeur de ta bête !
Ismaël accepta cette offre avec empressement; le voyageur arriva à
Suez au moment où le canon annonçait le départ du steamer, si bien
qu'il eut le temps de prendre une barque et d'atteindre le pai^uebot
qui se mettait en marche. Pendant cette course forcée de vingt-quatre
heures, Ismaël ne s'était guère reposé, la fatigue l'accablait; il se cou-
cha et dormit long-temps. Quand il s'éveilla, son àne était encore
étendu sur la paille; la pauvre bête ne devait plus se relever!
— Béni soit Dieu qui m'a conduit ici ! s'écria Ismaël. Voici la route
qui mène aux pays dont j'ai tant de fois entendu parler, je la suivrai.
Je reviendrai avec des pièces d'or plein ma ceinture, je roulerai sur
ma tête le turban de mousseline, je jetterai sur mes épaules le cafetan
brun comme les marchands du Caire. Fatimah ne sera plus aveugle!...
Ma voix aura changé, et elle ne me reconnaîtra plus; mais le bâton de
palmier qu'elle a laissé sur le sable, je l'ai toujours ! — Là-dessus, il
alla trouver un de ses camarades qui retournait au Caire. — Tiens, lui
dit-il, voici le prix de mon âne; porte-le à mon maître. Au revoir!
chien qui court trouve sa vie! Un jour je reviendrai, s'il plaît à
Dieu!
Y. — LE NAKODA.
Assis sur le bord de la mer Rouge, au fond de la baie où l'Asie et
i l'Afrique mêlent leurs sables, Ismaël regardait les grèves innncnses
que la marée, en se retirant, laissait à découvert. Les eaux rougeâtres
et troublées du golfe Arabique ne lui rappelaient guère les flots si bleus
de la Méditerranée. Suez, qui ressemble à une ville pétrifiée, ne lui
donnait point un avant-goût des pays merveilleux si vantés par les voya-
geurs. Derrière lui campaient des chameliers arabes qui retournaient
en Syrie; ils rangeaient leurs armes en faisceau, faisaient sortir leurs
femmes des cages dans lesquelles ils les transportent comme des cap-
tives; puis, le repas achevé, ils reprenaient leur chemin, disparaissant
bientôt dans les plaines sans bornes du désert comme une troupe d'oi-
seaux dans l'immensité du ciel. Ces nomades ne lui paraissaient aller
ni assez vite, ni assez loin. Il n'avait nuUe envie de les suivre; ne pou-
lOcO REVUE DES DEUX MONDES.
vaient-ils pas d'ailleurs le vendre en route, comme les fils de Jacob
leur frère Joseph? Il y avait bien à une grande distance du port de
lourdes banques qui fixaient son attention, mais elles restaient immo-
biles sur leurs ancres. Cependant Ismaël songeait toujours à cette pa-
role mystérieuse qu'il avait entendue au Caire : « Je voyagerai dans
les contrées de l'orient et du couchant; je ferai fortune, ou je mourrai
loin de mon pays ! »
Comme il persistait dans son désir de visiter les régions lointaines,
il arriva des caravanes portant des marchands turcs et égyptiens qui
venaient s'embarquer à Suez, un peu pour aller en pèlerinage à la
Mecque et beaucoup pour trafiquer dans les villes de la côte d'Arabie.
Abrités sous des parasols aux couleurs bizarres, ils se balançaient dans
des cacolets suspendus aux dos des chameaux, pareils aux singes que
le saltimbanque empile dans des mannequins accrochés au bât de son
àne. Dès que ces marchands parurent sur le quai, les barques s'ani-
mèrent tout à coup. Des canots vinrent à terre pour cbercher les pas-
sagers. Le mousse, assis à la proue, poussait un cri perçant et modulé,
et les matelots, esclaves nubiens, plongeaient leurs rames dans l'eau en
lui répondant par un croassement guttural : on eût dit un duo entre
un rouge-gorge et une troupe de corbeaux. A la poupe se tenaient les
capitaines, gens de l'Yémen, à la barbe noire, au visage austère. Is-
maël aborda un de ces graves personnages et lui demanda de l'embar-
quer à son bord. Sa proposition fut agréée; il navigua dans la mer
Rouge pendant quelque temps, puis franchit le détroit de Bab-el-Man-
deb et se lança dans l'Océan indien.
Plusieurs années s'écoulèrent ainsi; Ismaël n'était plus ce petit pâtre
ignorant, cet ânier craintif que la mauvaise fortune semblait prendre
à tâche de poursuivre. La vie active de marin l'avait rendu fort et ro-
buste, vif et alerte. 11 savait lire, ce qui le mettait au-dessus de plus
d'un pacha, et ses connaissances dans l'art de la navigation, sans être
très étendues, lui avaient valu, parmi les musulmans, le titre et le
rang de nakoda (capitaine).
En sa qualité d'Égyptien, Ismaël était économe, ce qui chez nous
s'appellerait avare; les Orientaux le sont tous par goût d'abord et puis
par crainte. Comme ils vivent d'une façon plus retirée que nous, ils
aiment à cacher leurs trésors dans leurs maisons, à tenir leur fortune
sous leur main. D'ailleurs, qui ne viserait à paraître pauvre dans un
pays où la richesse éveille si vite la cupidité des pachas, des aghas et
des beys? Ismaël, fidèle aux habitudes de sa race, ne portait donc pas
la tête plus haute, bien qu'il eût amassé une somme assez ronde. S'il
entrevoyait le jour où il serait en état de ne plus courir les mers, il
se gardait d'en rien dire à personne. Peut-être aussi, comme le joueur
ISMAEL ER-RASCHYDI. 1051
qui hésite à quitter la partie tant que dure la veine favorable, recu-
lait-il involontairement l'heure de la retraite. Toujours est-il ([ue. cinq
ans après son départ du Caire, le navire qu'il commandait se trouvait
à l'ancre en rade de Moka : c'était une de ces énormes barques à un
mât qu'on nomme bagglow. Les dernières balles de café arrivaient à
bord; prêt à mettre à la voile pour l'Inde, le nakoda Ismaël n'avait plus
qu'à régler ses affaires avec les négocians arabes et persans établis dans
la ville.
Quand il eut parcouru les bazars, échangeant avec celui-ci quelques
paroles d'adieu, recevant de celui-là une lettre qu'il plaçait dans les
plis de son turban (c'est le sac aux lettres des nakodas), il se rendit
sur la place où campent les caravanes qui viennent de l'intérieur.
Cette place s'étend le long des murailles de la ville de Moka, au midi.
On y débouche par une porte étroite, flanquée de deux hautes toui-s à •
créneaux et que sont censés surveiller douze ou quinze aïtas. A la vé-
rité, ils dorment là, sous un auvent, étendus pêle-mêle au milieu des
sabres, des pistolets, des fusils cannelés, dans le désordre traditionnel
d'un corps de garde turc. Le vent de la mer et le mouvement des cha-
meaux soulèvent, dans ce grand espace vide, une poussière étouffante,
et pourtant on y respire plus librement que dans la ville, dont les murs
trop élevés empêchent la circulation de l'air. A l'horizon, on aperçoit
les montagnes de Senna, la patrie du café; l'œil trouve à se reposer
sur un peu de verdure, chose bien rare dans cette Arabie Heureuse,
partout si triste et si désolée. Enfin, on y rencontre des arbres avec
leurs feuilles, de gracieux acacias qui donnent une ombre infiniment
plus étendue que le palmier. Aussi, sous leur abri, a-t-on installé des
cafés, établissemens d'une simplicité extrême, qui consistent en une
demi-douzaine de tasses rangées autour du foyer où l'eau bout, un
faisceau de pipes, quelques narguilés et un sac à tabac suspendu aux
branches. Les consommateurs s'asseient sur des divans qui ne sont
autre chose que des espèces de paniers en forme de cages à poulets.
Ce fut sur un de ces sièges qu'lsmaël prit place. Comme il humait len-
tement la fumée de sa pipe, un marchand égyptien de sa connaissance
s'approcha de lui.
— Quoi de nouveau au pays de Senna? lui demanda Ismaël; les
Arabes pillent-ils toujours les caravanes?
— Mes chameaux sont arrivés à bon port, grâce à Dieu! répondit le
marchand. La campagne est sûre maintenant, mais la ville ne l'est
guère. — Et se penchant à l'oreille d'Ismaël : — Tu sais, nakoda, ajou-
ta-t-il, ces belles perles de Ceylan que je cachais dans ma cave, ces
perles fines que je comptais vendre à Constantinople on me les a
Tolées!
— Il y a ici une douzaine de vauriens répondit Ismaël en jetant
1052 REVUE DES DEUX MONDES.
un regard sur les aïtas qui s'allongeaient à l'ombre comme des léo-
pards; je n'aime pas ces Turcs-là.
— Leur chef, Ali-Agha, est de mes amis, répliqua le marchand; un
brave homme, point fier, qui m'a emprunté quelque argent. Il m'a
promis de chercher le voleur. Pour exciter son zèle, j'ai promis une
récompense de mille sequins à qui me rapporterait mes perles Ça
n'est pas la dixième partie de ce qu'elles valent.... Connais-tu cet Ali-
Agha?
— Non.... Et il s'est occupé de courir après le voleur?
— A l'instant même. Il est parti hier pour arrêter quelques-uns de
ses hommes qui ont déserté avec armes et bagages... avec mes pauvres
perles aussi, j'en suis sûr.
Là-dessus ils se séparèrent. Le lendemain soir, comme la brise com-
mençait à souffler, le bagglow d'Ismaël levait l'ancre. Les Nubiens, qui
formaient la presque totalité de l'équipage, hissèrent, au son du tam-
bourin la voile gigantesque; la vergue, longue de trente coudées, se
dressait lentement, en cadence, par secousses régulières. Enfin, quand
le vent s'engouffra dans la masse de toile subitement déployée, la bar-
que s'abattit sur la vague et s'éloigna du rivage. Les derniers rayons
du soleil faisaient étinceler les sables de la côte d'Arabie; encadrée
entre la mer et un vaste horizon de montagnes, la ville de Moka ne
présentait plus qu'une ceinture de murailles flanquées de tours au-
dessus desquelles se détachaient çà et là l'aiguille d'un minaret, le
panache vert d'un dattier ou le feuillage glauque d'un térébinthe.
De Moka au détroit de Bab-el-Mandeb, on ne compte que douze lieues;
poussé par une brise favorable, le bagglow franchit cette distance pen-
dant la nuit. Quand Ismaël parut sur le pont, il fut quelque peu sur-
pris d'apercevoir à la proue de son bâtiment un passager qu'il ne se
rappelait pas avoir pris abord. L'inconnu portait, à la manière des
musulmans de l'Inde, le pantalon court et large, la tunique blanche
agrafée sur le côté gauche, et, au lieu de turban, une calotte pointue
qui laissait surgir librement une paire de longues oreilles. Aux ques-
tions que lui adressa Ismaël, il répondit avec beaucoup d'humilité en
déclarant qu'il était un pauvre pèlerin hindou revenant de la Mecque.
Embarqué furtivement la veille au matin , il avait dû se tenir caché
dans la cale pour éviter que le capitaine ne le renvoyât à terre. — Au
nom du Dieu clément et miséricordieux, ajoutait-il, je me recommande
à votre charité. Un pèlerin tient peu de place et porte bonheur à qui
lui accorde l'hospitalité sur mer comme sur terre. — Les matelots, à
qui il avait donné quelque argent pour être reçu à bord , parurent fort
édifiés de ses paroles; de son côté, Ismaël ne vit pas grand inconvénient
à laisser s'arranger en un coin du tillac ce pauvre diable, vagabond ou
pèlerin. D'ailleurs, la présence d'un indigent embarqué de contrebande
ISMAEL ER-RASCHYDI. 10o3
à bord d'un navire persan ou arabe est un incident fort ordinaire. L'é-
quipage ne fait point difficulté de partager son repas avec le mendiant
voyageur, que chacun considère comme l'hôte de Dieu.
Pendant quelques jours, le pèlerin, incommodé sans doute par le
roulis de la mer, auquel il paraissait peu habitué, demeura blotti à la
proue du bâtiment. Les jambes croisées sur sa natte, la tête envelop-
pée d'une couverture, il remuait entre ses doigts le chapelet à grains
d'ambre, récitant avec componction les innombrables noms d'Allah.
Les matelots lui apportaient des fruits et des morceaux de ce nougat
fort estimé des Arabes, qui se compose de miel et de lait de chamelle.
La pipe et le café lui étaient présentés souvent par Ismaël, qui, en se
promenant sur le pont, lui adressait de bienveillantes paroles. Peu à
peu le pèlerin mangea de meilleur appétit; il sortit de sa torpeur, et,
comme un homme qui a besoin d'exercice, se mit à faire aussi les cent
pas sur le tillac. Sa démarche devenait de plus en plus assurée; il se
tenait droit, la tête haute, les mains derrière le dos, si bien qu'Ismaël
commença à trouver que, pour un Hindou, il avait une allure un peu
militaire. Cette remarque le conduisit à exercer sur son passager une
certaine surveillance, mais sans trahir sa défiance d'aucune façon. Un
jour donc, Ismaël, ayant nettoyé ses pistolets rouilles par l'humidité de
la mer, les laissa, comme par hasard, sur le cabestan, à la proue du
navire; puis il se retira derrière la galerie de la cabine. Le pèlerin ne
tarda pas à approcher; il prit les pistolets d'une main ferme, en fit
jouer les ressorts, et les tint à pointe de bras, comme s'il eût ajusté un
ennemi.
— Voilà un pèlerin qui manie les armes mieux encore qu'il ne fait
tourner les grains d'un chapelet ! se dit Ismaël. Cet Hindou est né plus
près de Smyrne que de Madras!... J'ai vu cet homme-là quelque part,
un turban sur la tête, des pistolets aux poings comme tout à l'heure!
C'est un Turc qui a changé de peau !
. Cependant le bagglow naviguait dans la mer des Indes et faisait bonne
route. Fidèle à son rôle de pèlerin, l'étranger racontait aux matelots
ce qu'il avait vu dans son voyage à Médine et à la Mecque; ceux-ci lui
témoignaient de grands égards; ils se réunissaient le soir autour de
lui pour écouter ses conseils et faire la prière sous sa direction. Pour
la plupart, ils étaient nègres, comme nous l'avons dit, par conséquent
ignorans, crédules et peu portés au travail. Les Arabes qui servaient
à bord en qualité d'officiers se plaignaient à Ismaël de ce que l'équi-
page oubliait la manœuvre pour écouter les histoires du haddji (pèle-
rin); quelques coups tombaient sur les épaules des noirs, qui couraient
aussitôt à la proue demander des consolations au saint personnage.
Ces détails n'échappaient point au nakoda Ismaël. L'influence exercée
1054 REVUE DES DEUX MONDES.
par l'inconnu sur ses matelots nuisait à sa propre autorité, et lui cau-
sait une inquiétude croissante; il résolut d'épier plus attentivement
encore la conduite du pèlerin. Pour cela, il se blottit un soir sur le
pont, enveloppé dans un caban de laine qui cachait ses traits; les
Nubiens, selon leur usage, formaient un cercle autour du passager.
— Mes enfans, leur disait celui-ci, vous faites un rude métier. Vous
êtes bien battus, mal payés...
— Et mal nourris, répondit un nègre aux formes athlétiques, affligé
d'un de ces appétits formidables que rien ne peut rassasier.
— Dieu est grand ! continua le pèlerin ; il peut vous livrer les tré-
sors enfouis dans les entrailles de la terre et au fond de l'océan! Je
sais des pays où l'on trouve des sequins en abondance, où l'on pêche
des perles à poignées (les nègres écoutaient la bouche béante), où l'on
vit heureux et sans rien faire à l'ombre des bananiers!...
— Y a-t-il bien loin d'ici à ce paradis-là, haddji ? demandèrent
plusieurs voix.
— Pas si loin que d'ici au paradis de Mahomet, répliqua le pèlerin,
et je saurais bien vous y conduire!... si je vous commandais
Et il se tut; Ismaël en avait entendu assez pour deviner les projets
du passager : il s'agissait d'enlever le navire, ce qui ne pouvait guère
se faire qu'en se débarrassant du capitaine. Provoquer l'explosion du
complot avant qu'il fût tout-à-fait mûr, aller au-devant de l'ennemi
et le surprendre, ce fut le plan qu'il adopta. Son premier soin avait
été de mettre les armes hors de la portée des noirs; il les distribua à
ses Arabes en les exhortant à se tenir sur leurs gardes. Le lendemain,
pour sonder les dispositions de ses gens, il les fit impitoyablement
manœuvrer depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit; puis, comme ils
murmuraient, il les envoya dormir sans souper. — Allez, chiens, leur
dit-il, allez vous remplir l'estomac avec les sentences du haddji!
Les nègres consternés se retirèrent à la proue; ils demeurèrent
quelques instans silencieux, puis ils se mirent à parler à voix basse,
puis le bruit de leurs plaintes devint plus articulé; enfin ils éclatèrent
en clameurs. L'orage qui grondait sur le tillac du bagglow avait grossi
aussi rapidement qu'un ouragan de la mer des Indes. Le grand Nu-
bien à l'appétit de chakal criait avec rage qu'il fallait piller les vivres;
d'un œil hagard il cherchait une arme quelconque pour défoncer le
capot de l'entrepont. Le soleil se couchait, jetant sur les visages noirs
et diaboliques de ces matelots insurgés une teinte couleur de sang;
cependant, les hautes montagnes des environs de Bombay se montrant
à l'est, la vue de la terre sembla un moment calmer l'effervescence
des Nubi(ins.
— Cette terre-là, dit tout bas le pèlerin, n'est pas celle où je vous
ISMAEL ER-RASCHYDI. iOBft
conduirais, si j'étais votre chef! Obéirez-vous à un homme qui vous
fait mourir de faim, qui demain vous fera fouetter et jeter en prison,
là, sur ce rivage!...
— Silence ! dit Ismaël, d'une voix ferme; préparez les ancres !
— Donnez-nous à souper, hurlaient les matelots tenus en respect
par l'attitude calme du nakoda.
— Préparez les ancres! répéta celui-ci.
— A l'eaii, à l'eau, le nakoda avec ses Arabes! murmura le pèlerin
caché derrière les matelots, — et il tirait de dessous sa tunique une
paire de tabantché (1), pareils à ceux que portent les aïtas.
Excités par les paroles du haddji, qui attisait leur colère, les noirs
poussaient des rugissemens sauvages; aucun d'eux n'osait encore s'ap-
procher du capitaine. — Lâches, répétait le pèlerin, jetez-les i)ar-dessus
le bord, et le navire est à nous avec tout ce qu'il renferme! — Et, en
parlant ainsi, il faisait mine de se mettre à leur tête. Ce mouvement
en entraîna quelques-uns; le plus hardi, brandissant une rame, cou-
rut comme un furieux vers la poupe. Ismaël, qui le suivait du re-
gard, l'abattit d'un coup de pistolet, et s'élança sur le pèlerin. Ses
Arabes marchaient avec lui; leurs armes menaçaient à bout portant
l'instigateur de la révolte, qui, subitement abandonné par les noirs, se
retira à reculons aussi loin qu'il le put. Appuyé contre le bord, il te-
nait ses pistolets le canon en bas dans l'attitude d'un homme pétrifié;
les matelots nègres, épouvantés de la mort de leur camarade, ces-
sèrent leurs clameurs, tombèrent à genoux en sanglotant et deman-
dèrent pardon.
— Haddji! cria Ismaël, jette bas les armes, ou tu es mort!
Celui-ci ouvrit les mains, et ses pistolets glissèrent sur le tillac.
— Tu es un menteur et un traître, haddji, continua Ismaël; je t'ai
vu à Fouah; ces pistolets que voici, tu les as tournés contre moi; —
tu étais un aïta dans ce temps-là, — et tu as fait feu ! Ce petit mousse
de Fouah te tient à son tour sous ses pieds!
— Grâce, dit l'aïta; fais-moi grâce, je te paierai généreusement ma
rançon.
— Ne mens pas, répliqua Ismaël en le couchant en joue.
— Par le prophète, je dirai la vérité... En bas, dans la cale, il y a
un paquet qui contient mes habits d'aïta... Dans la ceinture,... je ne
mens pas! cherche bien, et tu trouveras quatre grosses perles...
— De Ceylan, n'est-ce pas?
— Oui, sur ma tête, des perles de Ceylan, et d'un grand prix.
— Que tu as volées, brigand !
— Que j'ai trouvées, balbutia l'aïta.
(1) Pistolets turcs.
4056 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu mens, cria Ismaël d'une voix terrible; tu les as volées à un
marchand égyptien qui t'a prêté de l'argent: ton nom est Ali-Agha; tu
les as volées !
L'aïta laissa tomber sa tête sur le bord du navire comme un homme
qui attend le coup de la mort. — Enfans, dit le nakoda Ismaël à ses
matelots, préparez les ancres ! — Ils obéirent cette fois avec la doci-
lité de gens qui ont quelque peccadille à se faire pardonner. —Main-
tenant, jetez à l'eau le corps de ce mutin qui tache le tillac de son
sang, et puis mettez aux fers ce Turc qui a trahi l'hospitalité!
Deux jours après cette scène, le navire prenait sa place dans la rade
de Bombay. Ismaël rendit la liberté à l'aïta, et, l'ayant conduit lui-
même à terre : — Va au diable, lui dit-il; te voilà dans une contrée
où régnent les Franguis; ceux-là pendent les voleurs, les assassins et
les traîtres; ainsi prends garde à toi! — Quant à lui, il vendit son
bagglow, et revint à Moka sur un navire étranger : après ce qui s'était
passé à bord, il n'osait plus confier à son équipage et sa fortune et sa
propre personne. En débarquant, il alla voir son ami le marchand
égyptien.
— Eh bien! lui dit-il, as-tu retrouvé ton voleur?
— Hélas! non, répliqua tristement celui-ci.
— Ali-Agha, ce brave homme point fier, a donc échoué dans ses re-
cherches? — Et, comme son ami ne répondait pas : — Tiens, ajouta-
t-il, j'ai été plus heureux que lui. Voici quatre perles que le hasard
m'a fait rencontrer; si elles pouvaient remplacer celles que tu as per-
dues?
Le marchand les regarda de cet œil expérimenté du berger qui re-
connaît sa brebis entre mille; puis il remit à Ismaël la somme promise
à celui qui les lui rapporterait.
— Merci, dit le nakoda, j'ai bien gagné tes sequins; mais tout est
bien, qui finit bien; je dis adieu à la mer, et retourne aux bords du
Nil.
VI. — LE REÏS,
Le turban de mousseline blanche, le cafetan brun et la ceinture
remplie de sequins, ces trois choses ardemment désirées, Ismaël les
possédait enfin; de plus, il avait la satisfaction de les devoir à son tra-
vail, à sa persévérance et à son courage. Le hasard voulut que l'âne
sur lequel il revint de Suez au Caire fût conduit par ce grand garçon
qui l'avait jadis reçu lui-même dans la confrérie des âniers. Il ne pa-
raissait pas que le fellah eût fait fortune. Ismaël, l'ayant reconnu, lui
dit avec bonté : — Mon ami, tu dois être bien ennuyé de courir sur le
sable derrière ta bête depuis si long-temps.
ISMAr.I. LR-RASCHYDI. {057
— C'est mon métier, répliqua 1 anier.
— Il y en a d'autres et de meilleurs ! Veux-lu me suivre? Je vais à
Rosette acheter une barque, tu navigueras avec moi.
— Bah! dit le fellah, j'aime mieux la vie que je mène. Ne suis-je
pas libre comme l'air? Point de soucis; point d'argent à cacher, je le
dépense à mesure qu'il me vient, de peur des voleurs. Quand je suis
las de travailler, qui m'empêche de me coucher à l'ombre, sous le
porche d'une mosquée? Navigue qui voudra... moi, je reste ànier!
— A ton aise, mon ami, dit Ismaël. — Et il se rappela le temps où
cet insouciant garçon lui paraissait un important personnage.
Les aventures de son enfance et de sa jeunesse lui revenaient plus
vivement en mémoire à mesure qu'il avançait. Bientôt il arriva sur
les collines du haut desquelles on découvre le Caire tout entier s'al-
longeant au pied de la citadelle, le Nil qui serpente à perte de vue,
tantôt pressé par les sables, tantôt bordé de jardins, et à l'iiorizon les
pyramides, pareilles à trois tentes gigantesques plantées à l'entrée du
désert. Ce magnifique spectacle arrache des cris d'admiration et des
larmes de joie aux pèlerins qui reviennent d'Arabie; il fit battre le
cœur d'ismaël, qui revenait de bien plus loin. Quand il trotta dans
les rues de la ville, combien lui parurent misérables les hommes de
peine et les porteurs d'eau qu'il rencontrait, courant dans la poussière,
jambes nues et manches retroussées! C'étaient cependant ces mêmes
gens dont il avait, à une autre époque, partagé la condition, dont il
avait même envié le sort à son arrivée dans la grande ville, où il ne
savait sur quelle pierre reposer sa tête. Un grand nombre d'aveugles
lui demandaient l'aumône, — on les compte par milliers dans la ca-
pitale de l'Egypte ! — et il leur donnait avec émotion. Chaque fois
qu'une femme privée de la vue s'approchait de lui, il tremblait de re-
connaître Fatimah, la petite aveugle des bords du Nil.
Dès le lendemain de son retour au Caire, Ismaël se fit conduire chez
le médecin européen : celui-ci , ayant prospéré dans ses affaires, occu-
pait une jolie maison du quartier copte, entre une cour où murmu-
rait une fontaine et un jardin planté de vignes et de figuiers. En frap-
pant à la porte, l'Égyptien se troubla, et, quand un domestique la lui
ouvrit, il eut beaucoup de peine à balbutier quelques mots. — Faites
entrer, dit le médecin; qui me demande? — Et comme il s'avançait du
€Ôté de la cour, il vit Ismaël debout, la main à son front, qui s'incli-
nait respectueusement vers lui, à la manière d'un client qui aborde
son patron. ,
-Excellent seigneur, protecteur du pauvre, consolateur de ceux
qui souffrent, que votre bonheur augmente de jour en jour, que la
lumière de vos prospérités reste toujours brillante....
— Après? dit le médecin.
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TOME V.
vïOoS REVUE DES DEtX MONDES.
— Votre seigneurie ne me reconnaît pas? demanda Isïnaël tout in-
terdit.
— N(»ïi. De quelle maladie vous ai-je guéri?
-*Ce n'est pas moi que vous avez soigné, reprit Ismaël, mais une-
petite aveugle....
— Fatimah? interrompit le médecin en levant les yeux sur lui. En ce
cas, tu es Ismaël, le mousse, le pâtre, l'ânier.... et puis quoi encore?
— Le nakoda, répliqua Ismaël; j'ai navigué dans la mer des Indes.
— Et tu y as fait ta fortune?... Enchanté de te revoir! Asseyez-vous,
nakoda.
Le médecin frappa dans ses mains pour qu'on apportât la pipe et le
café : l'infidèle et le vrai croyant se placèrent sur un divan, côte à côte,
près d'une fenêtre qui laissait voir dans le jardin. Les enfans du mé-
decin s'y promenaient à l'ombre, conduits par une jeune fille vêtue de
ce gracieux costume oriental que les femmes portent dans l'intérieur
des maisons. Une écharpe de mousseline blanche entourait sa tête et
lui enveloppait le cou; sa taille était serrée dans une petite veste de
drap turc, et sous sa tunique descendaient de larges pantalons brodés
qui lui retombaient sur les pieds. Elle chantait à demi-voix, en cueil-
lant des raisins et des figues. Pendant qu'ils fumaient l'un et l'autre,
le docteur interrogeait Ismaël sur ses voyages, et celui-ci , trop bon
musulman pour jeter autour de lui des regards curieux ou indiscrets,
répondait aux questions de son hôte avec beaucoup de gravité. Il avait
aussi des questions à faire, mais il ne savait trop comment s'y prendre.
Et puis, si Fatimah eût été guérie, le médecin le lui eût sans doute ap-
pris au moment même où il l'avait reconnu?
— Ainsi, mon ami, reprit le docteur après un moment de silence, et
comme s'il eût voulu prolonger la conversation , Dieu t'a récompensé?
Je te l'avais prédit.... Moi aussi, j'ai assez bien réussi au Caire; quel-
ques cures heureuses.... Tu vois, Ismaël, j'ai une jolie maison, un
jardin.
En parlant ainsi , il attira Ismaël vers la fenêtre. La jeune fille chan-
tait toujours sous les figuiers, et sa voix fit tressaillir l'Égyptien. En
voyant leur père à la croisée, les enfans étaient accourus; ils appor-
taient des fruits que le docteur offrit à Ismaël; mais celui-ci , immo-
bile, le regard fixe, cherchait à découvrir les traits que la jeune fille,
en l'apercevant, avait cachés sous son voile. Il la considéra ainsi quel-
ques minutes, comme le marin qui s'efforce de reconnaître une terre
sous les vapeurs changeantes d'un nuage; puis, tout à coup, il appela :
Fatimah ! et lança dans le jardin le bâton recourbé qu'il tenait à la
main.
A ce cri, la jeune fille dressa la tête, puis elle se baissa en tremblant,
prit dans ses mains la tige de palmier lisse et flexible, et, comme suf'
Il
ISMAEL ER-RASCHYDI. 10::9
foquée par le souvenir que lui rappelait cet objet oublié, elle fondit eu
larmes. — Voyez, dit Ismaël, elle pleure en me retrouvant comme j'ai
pleuré quand elle m'a quitté.
— Je ne crois pas que ce soit de chagrin! répliqua le docteur. Tu te
souviens que tu me regardais bien noir, Ismaël, quand je l'ai em-
menée; et moi, je t'en veux, car tu vas m'enlever l'amie de mes en-
fans! Les soins que je lui ai prodigués pendant sa maladie, elle me les
a payés par son affection pour eux. Nous sommes quittes... Prends-
la... Si j'ai mis tout à l'heure ta patience à l'épreuve, c'est qu'en te
voyant entrer ici, j'ai compris que tu venais me la redemander.
Ismaël a acheté à Rosette une barque qu'il commande lui-même en
qualité de reïs. C'est une belle canja à deux mâts, mcntje par dix ma-
telots arabes et un mousse qui a le bonheur d'être larement battu;
comme elle m'a porté d'Atféh au Caire, je puis rendre témoignage de
la propreté de sa cabine, ainsi que des façons parfaitement honnêtes du
patron. A la pointe où se tenait jadis Fatimah, il y a encore aujour-
d'hui une petite mendiante aveugle, et il y en aura toujours, parce que
la place est excellente.
La mère de Fatimah ayant désiré retourner ^ son village, Ismaël y
a fait bâtir une maison où la vieille se trouve très heureuse; comme
beaucoup de bonnes femmes de son pays, elle croit que le médecin
frangui est un sorcier et que tous les Européens sont des médecins.
Malgré la grande affection qu'il porte à Fatimah, même depuis qu'elle
est sa femme, Ismaël continue de naviguer; le Nil n'avait-il pas été sa
première passion? A son arrivée à Rosette, il a eu la curiosité de voir
la cabane du fellah chez qui il avait servi dans son enfance. Le vieux
couple était sans doute mort, car il ne le retrouva plus; le toit de la
hutte s'était affaissé; il n'y restait d'autre habitant que le chat devenu
maigre et à moitié sauvage. Quant aux chiens, ils erraient dans les
environs, plus atfamés que jamais. Cependant, au lieu d'aboyer en
voyant passer Ismaël comme auparavant, ils semblaient réclamer sa
protection, ce qui rappela au fellah devenu riche les paroles d'un des
trois chefs arabes de la place du Caire : « Si les chiens voient un
homme en haillons, ils aboient après lui et grincent des dents; mais
qu'ils voient venir un homme dans l'opulence, ils courent au-devant
4e lui en agitant la queue ! »
Th. Pavie.
SOUVENIRS
D'UN NATURALISTE
La Baie de Biscaye.
II.
SAINT-SÉBASTIEN. *
I.
En sortant de Saint-Jean-de-Luz pour se rendre en Espagne, la route
serpente au milieu des riantes collines du pays basque, rencontrant çà
et là tantôt quelque village semblable à Guettary, tantôt quelque mai-
son isolée qui montre à travers un bouquet d'arbres ses murs blanchis
et ses volets rouges. Elle s'élève ainsi peu à peu , et tout à coup, arrivé
en haut d'une côte longue et rapide, vous découvrez une belle vallée
qui se rétrécit sur la gauche pour se perdre à l'horizon dans les gorges
des Pyrénées, tandis que sur la droite elle s'ouvre largement etvas'é-
chancrer à la mer entre la pointe Sainte-Anne et le cap du Figuier.
La Bidassoa, l'île des Faisans, sont à vos pieds. Deux grands noms en
géographie et en histoire! Hélas ! la première a si peu d'eau, qu'à marée
(1) Voyez la livraison du 15 janvier dernier.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 4061
basse elle se perd dans les sables avant d'atteindre l'Océan; la seconde,
rongée par les crues de chaque printemps, n'est plus qu'un banc de
sable où poussent quelques saules à demi déracinés; mais à ce ruisseau
finit la France, mais dans cet îlot se rencontrèrent Louis XIV et Phi-
lippe IV. La grandeur des souvenirs, le sentiment inexplicable qu'on
éprouve toujours au moment de franchir ses frontières nationales,
compensent la petitesse réelle des objets, et vous descendez la côte, vous
traversez Béhobie et son pont de bois, vous vous trouvez en Espagne et
à la porte de la douane d'irun sans presque vous apercevoir du trajet.
A peine aurez-vous jeté un coup d'oeil distrait sur Fontarabie, la ville
hispano-moresque, qui du haut de son roc isolé allonge ses bastions
dans la plaine et élève vers le ciel ses tours et ses clochers comme
pour mieux veiller sur sa baie sablonneuse.
Grâce à la route directe qui relie aujourd'hui Irun et Saint-Sébas-
tien, la dihgence vous porte en deux heures dans la capitale du Gui-
puzcoa. Entrez au Parador Real, le meilleur hôtel de la ville, et, si
vous êtes naturaliste, demandez une chambre placée sur le derrière,
grande comme une salle de bal , éclairée par une haute fenêtre à double
châssis qui permet d'entrevoir l'écueil de Santa-Clara et l'entrée de la
rade. Installez votre microscope, vos crayons, vos pinceaux sur une
table solide que l'hôtesse apportera avec empressement; distribuez vos
vases, vos flacons sur le large buffet qui occupe tout un côté de la
pièce; puis, certain d'avoir tout le jour, tout l'espace nécessaires à vos
travaux, traversez la ville du sud au nord et gravissez les sentiers en
zigzag du mont Orgullo. Vous tournerez tout autour de la montagne,
vous passerez à côté des batteries qui protègent l'entrée de la rade,
vous admirerez la beauté sauvage du cimetière des Anglais, où s'élè-
vent, au milieu de roches bouleversées, les tombes de quelques offi-
ciers tués dans la guerre de don Carlos; vous atteindrez enfin les don-
jons du Castillo, et votre œil embrassera d'un regard Saint- Sébastien
et tous ses environs.
Un amphithéâtre de collines bientôt , assez élevées pour mériter le
nom de montagnes se courbe devant vous en demi-cercle et projette
dans la mer, à gauche, la pointe et les falaises du mont Ulia, a droite,
le phare et les rochers du mont Igueldo. Une langue de terre étroite et
basse se détache du continent, partage en deux parties a peu près
égales ce bassin de trois quarts de lieue de large sur un quart de lieue
de profondeur, et s'élargit un peu en atteignant le mont Orgullo. G est
là qu'est bâti Saint-Sébastien. A l'est, au pied des remparts de la
ville, vous voyez l'embouchure de l'Urumea, dont l'œil suit le cours
tortueux jusqu'à ce qu'il disparaisse à un redan de vallce pour se
courber du côté d'Astigaraga. La rade proprement dite est de 1 aut e
côté. Protégée par les roches avancées du mont Orgullo, par 1 îlot de
1062 REVUE DES DEUX MONDES.
Santa-Clara et la chaîne d'écueils qui rattachent ce dernier au mont
ïgueldo, cette rade ne présente à la mer qu'un étroit goulet. Une ma-
gnifique plage l'entoure d'un demi-cercle de sable fin, interrompu
seulement par la pointe rocheuse où s'élevait, a\ant les dernières
guerres, la chapelle de la Antigua.Ceiie plage, plongeant dans la mer
sous une pente à peine sensible, est chaque été le rendez-vous de nom-
breux baigneurs, qui, de tous les points de l'Espagne, viennent cher-
cher ici le plaisir ou la santé. Le port lui-même est placé immédiate-
ment au pied du mont OrguUo, complètement abrité de toutes parts et
couvert, même du côté de la rade, par quatre jetées qui se protègent
mutuellement.
Certes, on croirait trouver toutes les conditions de sécurité dans cette
rade, dans ce port, que l'art et la nature semblent avoir pris plaisir à
mettre à l'abri de toute atteinte; il n'en est rien cependant. C'est qu'ici
il est des jours où les vents et les tlots ont une puissance dont rien ne
saurait donner une idée. J'ai vu à Saint-Sébastien ce qu'on aurait
nommé partout ailleurs une effroyable tempête, ce que les gens du
pays appelaient un tort coup de mer. Qu'on ne craigne pas une des-
cription. Je ne connais ni plume ni pinceau qui puisse rendre ces dé-
chiremens de l'atmosphère, ce vent qui pendant quarante-huit heures
soufflait comme il souffla quelques instans à Paris le jour de la trombe
de Monville, ces vagues énormes , tantôt balayées par l'ouragan en
écume qui volaient sur la plage comme des flocons de neige, tantôt re-
montant en masse les tahis inclinés de Santa-Clara, comme des cata-
ractes renversées, couronnant le sommet de l'écueil à peu près aussi
haut que la plate-forme de Notre-Dame, et obscurcissant l'atmosphère
d'une poussière humide, qui s'élevait jusqu'au phare à une hauteur
au moins égale à celle de Montmartre. De ces lames gigantes(iues, ce
qui passait par le goulet se déployait dans la baie comme un large
éventail, et la violence du flot diminuait en proportion. Pourtant, dans
le port, les navires se heurtaient à se briser, et un malheureux brick,
après avoir cassé ses amarres, après avoir vainement cherché un refuge
derrière le Castillo, dut céder à cet effroyable remous, et fit côte au
fond de la rade.
Au milieu de ce désordre des élémens, des goélands au blanc plu-
mage, des aigles de mer aux couleurs roussâtres, se jouaient tranquil-
lement devant ma croisée, mêlaient leurs cris au fracas de la tempête,
décrivaient en l'air mille courbes capricieuses, et parfois, plongeant
entre deux vagues, reparaissaient bientôt tenant au bec quelque pois-
son. Leur vol, rapide comme la flèche quand ils se laissaient emporter
par le vent, se ralentissait quand ils faisaient face à l'ouragan; mais
ils planaient avec la même aisance dans les deux directions, sans pa-
raître donner un coup d'aile de plus que par les plus beaux jours. Il
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. IIX},}
y avait quelque chose d'étrange à voir ces oiseaux, les ailes étendues
et complètement immobiles, au moins en apparence, remonter d'un
mouvement uniforme ces rafales terribles qui auraient renversa'
l'homme le plus vigoureux. Déjà MM. Quoy et Gaymard avaient signalé
ce singulier phénomène chez les oiseaux grands-voiliers des mers an-
tarctiques. Tous deux, après avoir observé mille fois les albatros et les
frégates, ont hésité à hasarder une explication. D'autres ont été moins
timides, et, après avoir examiné les mêmes espèces à travers les vi-
traux de nos collections, ils ont décidé que ce mode de locomotion
était la chose du monde la plus simple. Ils ont parlé de vitesse acquise,
de trémulation invisible des ailes,... Pour nous, après avoir au, nous
pensons exactement comme MM. Quoy et Gaymard, et nous imiterons
leur réserve.
Des fortifications à la Vauban , un rempart élevé dont les fossés se
remplissent à marée haute, occupent toute la largeur de l'isthme qui
joint Saint-Sébastien au continent et le protègent du côté de la terre.
Tapie au pied du mont Orgullo, comme si elle aussi cherchait un abri
contre le vent du nord , arrêtée par ses murailles que la mer bat des
deux côtés, la capitale du Guipuzcoa forme un carré irrégulier, dont
la surface est moindre que celle de l'entrepôt des vins de Paris (t); mais
cet espace étroit a été mis à profit autant que possible. Deux églises
paroissiales, un couvent, un arsenal, une caserne, tels sont les princi-
paux édifices pubhcs, presque tous rejetés sur les dernières pentes du
mont Orgullo. Au centre de la ville, l'hôtel de l'ayuntamicnto occupe
tout un côté d'une place à arcades, espèce de Palais-Royal au petit
pied. Le reste des terrains est entièrement occupé par de hautes mai-
sons bordant des rues presque toutes en ligne droite, et dont la lar-
geur semble avoir été strictement calculée d'après les nécessités de la
circulation. Ici, point de jardins, à peine quelques cours intérieures.
Grâce à cette économie du sol, près de neuf mille âmes ont trouve a
se loger. Malgré cette accumulation d'habitans, maigre les professions
assez sales de plusieurs d'entre eux, on voit régner partout une pro-
preté bien rare dans nos grandes villes. Ce fait s'explique surtout par
le mode de répartition de la population. Saint-Sébastien na pas de
ces rues, de ces quartiers, ramassis de masures et de bouges, qui défi-
gurent nos plus riches cités et où s'entassent les classes peu aisées.
Partout les maisons sont à peu près semblables et comptent des loca-
taires de toute sorte. Le commerçant, le propriétaire, «^^"PJ^^^^ ;^^-
de-chaussée et les premiers étages; le manœuvre du port, ^J^f^^^
l'artisan, se logent dans les greniers et les combles. Ln grand bien
(1) La halle ou entrepôt des vins a 13^06 mètres can-és l^^^^^J^^^^^
tien ne compte que 110,000 ou 1 .^,000 mètres carres en surface. Ams. la dOTcrence
au moins de 20,000 mètres carrés.
106i REVUE DES DEUX MONDES.
résulte de cette espèce de mélange. Chaque riche connaît plus vite et
soulage plus aisément des misères qui le coudoient, et le pauvre, sans
cesse en contact avec les classes aisées, est mis forcément en garde
contre le laisser-aller, qui dégénère si vite en incurie et en mal-
propreté.
Saint-Sébastien est en entier une ville neuve. A part les églises et
quelques maisons placées dans leur voisinage, toutes les autres bâtisses
-5ont récentes : les plus vieilles comptent au plus trente-six ans d'exis-
tence. En 1813, les Anglais et les Portugais, ces alliés que l'Espagne
soulevée contre Napoléon saluait du titre de libérateurs, ont réduit en
cendres l'antique i9onesf ta (1). Peut-être nous saura-t-on gré de donner
sur cet événement fort étrange et fort mal connu quelques détails
d'une authenticité incontestable (2).
Depuis cinq ans, les Français étaient maîtres de Saint-Sébastien et
de la province, lorsque, le 28 juin 1813, les trois bataillons de Gui-
puzcoa, commandés par le colonel don Juan José de Ugartemendia,
parurent sur les hauteurs de San-Bartolome et commencèrent l'inves-
tissement de la place. Les liabitans pensaient alors comme toute la
nation espagnole; à leurs yeux, les Français étaient des oppresseurs;
aussi accueillirent- ils avec la plus vive joie l'espoir d'être bientôt dé-
livrés. Bon nombre d'entre eux s'échappèrent de la ville et coururent
au-devant des alliés. Cette émigration devint même si générale, que
le général Emmanuel Rey, commandant des troupes françaises, crut
devoir y mettre un terme. Toutefois il s'abusait si peu sur les disposi-
(1) Nom basque de Saint-Sébastien.
(2) La plupart des détails relatifs à l'incendie et au sac de Saint-Sébastien m'ont été
racontés par des témoins oculaires. Cependant je n'avancerai rien ici qui ne soit justifié
par deux publications officielles que j'ai pu consulter à loisir. L'une est un manifeste
rédigé par l'autorité municipale et les notables de Saint-Sebastien; il renferme l'ex-
posé des faits qui se sont passés le 31 août 1813 et jours suivans, et le récit que je mets
^ous les yeux du lecteur n'est qu'un extrait de ce manifeste. L'autre est un recueil de
pièces justificatives contenant la correspondance des mêmes autorités avec Wellington,
duc de Ciudad-Rodrigo, général en chef de l'armée alliée, et avec la régence du royaume
d'Espagne. Ces deux documens sont aujourd'hui extrêmement rares. Pendant la guerre
■de don Carlos, les officiers de la légion étrangère, venue à Saint-Sébastien à titre d'auxi-
liaire, en ont recherché avec le plus grand soin tous les exemplaires pour les emporter
ou les détruire. Voici les titres de ces deux publications :
1» Manifesta que el ayuntamiento constitucional , cabildo eclesiastico, illustre consu~
lado y vecinos de la Ciudad de San-Sebastian presentan a la nacion sobre la condudu
de las tropas Britanicas y Portugesas en dicha plaza el 31 de agosto de 1813 ?/ dias
sucesivas. — Anno 1814. — En Tolosa: por D. Francisco de la Lama, impressor de esta
M. N. y M. L. Provincia de Guipuzcoa y su Junta diputacion.
20 Primer Suplemento al manifesta publicada el 16 de enero ultimo por el ayunta-
miento constitucional , corporationes y vecinos de San-Sebastian. — Anno 1814. — En
Tolosa : por D. Francisco de la Lama, impressor de la M. N. y M. L. Provincia de Gui-
puzcoa y su diputacion.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1065
lions des Saint-Sébastenais, que le 7 juillet il fit enlever et transporter
au Castillo toutes les armes, piques, pioches, cordes, échelles, etc. Au
reste, les Saint-Sébastenais cachaient peu leurs sympathies; les femmes
surtout les affichaient avec une sorte d'ostentation. Aucun officier
français n'avait pu être admis chez ces flères Basquaises, dont les frères,
les maris et les pères avaient si mal reçu le roi Joseph. Au contraire
les prisonniers anglais et portugais étaient accueillis par elles avec un
empressement extrême, et les demoiselles des plus nobles familles
portaient elles-mêmes des vivres, des vêtemens, des médicamens aux
blessés qu'elles soignaient dans deux églises converties en hôpitaux.
Le manifeste invoque ici le témoignage de plusieurs officiers des deux
nations, et spécialement celui de don José Gueves Pinto, capitaine au
15« régiment de Portugal, et celui de don Santiago Siret, lieutenant
au 9"= régiment anglais.
Cependant les troupes alliées, sous les ordres du général sir Thomas
Graham, avaient relevé les bataillons guipuzcoans. Le blocus avait
été changé en siège. Une escadre, composée de neuf bàtimens de
guerre, entourait le Castillo du côté de la mer. Cent trente-deux pièces
d'artillerie, distribuées sur l'îlot de Santa-Clara, dans les dunes sa-
blonneuses de l'Urumea et sur toutes les hauteurs voisines, complé-
taient ce cercle de feu. Certes, les Saint-Sébastenais devaient s'attendre
à voir les projectiles de leurs alliés respecter leurs habitations, et s'atta-
quer uniquement aux remparts. 11 n'en fut pas ainsi. Du 23 au 29 juil-
let, les batteries anglo-portugaises brûlèrent ou détruisirent soixante-
trois maisons dans le quartier voisin de la brèche. Toutefois les efforts
de la population, dirigés par l'ayuntamiento, parvinrent à concentrer
et à éteindre cet incendie. A partir du 29 juillet, le feu ne se montra
sur aucun autre point de la ville, si ce n'est dans la soirée du 31 août
et après l'entrée des alliés (1).
Les troupes anglaises et portugaises avaient livré inutilement un
premiei^ assaut le 25 juillet; elles furent plus heureuses le 31 août. Les
Français, repoussés de la brèche, se défendirent quelques instans dans
les rues, puis se retirèrent dans la citadelle et dans les maisons ados-
sées aux rochers du Castillo. A deux heures et demie, tout combat
avait cessé (2). A l'instant même, les sentimens de la population, long-
(1) « Y non hubo despues fuego alguno en el cuerpo de la ciudad hasta la tar-
deada del 31 de agosto despues que entraron los aliados. » [Manifesto...) Le manifeste re-
vient à diverses reprises sur cette circonstance très importante en ce qu'elle est en con-
tradiction formelle avec les assertions du duc de Ciudad-Rodrigo, reproduites par tous
les journaux du temps et généralement acceptées comme l'expression de la vérité.
(2) « Triumfa la buena causa, siendo duenos los aliados de toda la ciudad pura la dos
y média de la tarde. » (Mmifcsto.) Le dernier coup de canon fut tiré près de l'église
de Sainte-Marie par un sergent d'artillerie nommé LaUtte, qui vil encore à Saint-Sé-
bastien.
1066 RETUE DES DEUX MONDES.
temps comprimés par la sévérité militaire, se manifestèrent de la façon
la moins douteuse. Les cris de joie, les vivats retentissaient dans toute
la ville; les mouchoirs s'agitaient à toutes les croisées, à tous les bal-
cons. Qu'on juge de la stupeur de ces pauvres citadins en voyant les
vaincpieurs dont ils célébraient le triomphe répondre à cet accueil
par des coups de fusil, et frapper de leurs balles plusieurs personnes à
ces mêmes balcons, à ces mêmes croisées d'où partaient d'enthou-
siastes félicitations (1)!
Dès le commencement de l'assaut, les autorités civiles et les no-
tables s'étaient réunis à l'hô tel-de-ville, dans l'intention d'aller au-
devant des alliés. Dès que la première colonne de troupes se présenta
sur la place Neuve, les alcades s'avancèrent avec empressement, em-
brassèrent le commandant, et mirent à sa disposition toutes les res^
sources de la ville; puis, se frayant un chemin au milieu des cadavres,
ils se dirigèrent vers la brèche. Déjà sur ce trajet ils durent avoir de
cruels pressentimens. Le capitaine anglais qui commandait aux portes
insulta l'un d'eux et le menaça de son sabre (2). Enfin, arrivés à la
brèche, ils y rencontrèrent le major-général Hay, qui les accueillit
avec bienveillance, et leur donna une garde pour faire respecter l'hôtel-
de-ville.
Cette apparence de protection ne devait être que momentanée. Pen-
dant que les Français se retranchaient paisiblement dans la citadelle
et aux abords du mont OrguUo, pendant qu'on négligeait à leur égard
jusqu'aux plus simples précautions indiquées par l'art militaire, Saint-
Sébastien était mis à sac par ses prétendus libérateurs. Une soldatesque
effrénée, et que pas un officier ne tenta d'arrêter, pillait les maisons,
massacrait les habitans, outrageait l'épouse sous les yeux de son époux,
la fille sous les yeux de sa mère. Ici le manifeste signale des actes d'une
barbarie atroce (3). Enfin, l'incendie vint couronner dignement ces
effroyables scènes. Dans la soirée, les soldats anglais et portugais mi-
rent le feu à une maison de la Grand'Rue, puis sur d'autres points en-
(1) « Los pamuelos que se tremolaban a las ventanas y balcones al propio liempo que
se asomaban las gentes a solemnizar el triumfo, eran claras muestras del afecto con que
se recibia a los aliados : pero insensibles estos a tan tiernas y decididas demostraciones,
Gorresponden con fusilazos a las mismas ventanas y balcones de donde les felicitaban y
eu que perecieron rauchos victimas de la efusion de su amor a la patria. » [Manifesto.)
(2) « Pero autes de Uegar a ella y averifjuar en donde se hallaba el gênerai, fue in-
âultado y araeiiazado con el sable por el capitan Ingles de la guardia de la puerta uno
dfr los alcades. »
(3) « Una desgraciada joven ve a su madré muerta violentamente y sobre aquel amado
cadaver sufre los lubricos insultos de una vestida fiera en figura humana. Otra desgra-
ciada muchacha cujos lastimosos gritos se sitieron en la esquina de la calle de San-Ge-
ronimo, fue vista quando rayo el dia, rodeada de soldados, muerta, atada u una barrica,
enteramente desnuda , ensangrentada , y con una bayoneta atraversada por cierta parte
del cuerpo que el pudor no permite nombrar. » (Manifesto.)
SOUVENIRS 1)'UN NATURALISTE. I0U7
core, et dansèrent à la lueur des flammes {\). Ce fut en vain que (]uel-
qucs habitans demandèrent qu'il leur fût permis d'étc^indre les flammes;
ce fut en vain qu'un ordre dérisoire, arraché par les instances des al-
cades, fut donné dans ce sens. Les charpentiers, qui s'étaient offeiis,
bien loin de se voir escorter, furent maltraités, contraints d'indi(juer
les maisons où le pillage devait être le plus lucratif, et forcés de senfuir
pour sauver leur vie. Ainsi, pendant que la cité brûlait d'un côté, le
viol, le meurtre, continuaient de l'autre. Le manifeste cite ici les noms
de quelques-unes des victimes les plus remarquables, et parmi elles
on A oit figurer des magistrats et des prêtres.
Pendant toute la nuit, les portes de Saint-Sébastien avaient été fer-
mées. Enfin, le jour parut, et, sur les vives instances des alcades, il
fut permis aux habitans de quitter leur patrie en ruines, La plupart
se hâtèrent de fuir. Une foule absolument sans ressources, des femmes
«entièrement nues, des vieillards couverts de blessures, s'échappèrent
dans la campagne, où un grand nombre périrent. Quelques personnes
restèrent, espérant que, la première soif de pillage apaisée, elles pour-
raient sauver les débris de leur fortune; mais l'incendie durait tou-
jours, et, quand les alliés crurent n'avoir plus rien à prendre, ils trou-
vèrent que les flammes allaient trop lentement. Alors ils eurent recours
à des cartouches incendiaires qu'on leur vit préparer ouvertement dans
la rue de Narrica (2). Grâce à l'emploi de ces artifices destructeurs, le
feu se propagea avec une effrayante activité. Saint-Sébastien tout en-
tier fut détruit. Trente-six maisons demeurèrent seules debout, la plu-
part adossées aux rochers du Gastillo qu'occupaient les Français, les
autres attenantes aux deux églises qui servaient d'hôpital et de caserne
aux vainqueurs. Livres, registres publics et privés, archives civiles et
ecclésiastiques, tout fut réduit en cendres, et l'on évalua à plus de
100 millions de réaux (3) les pertes immédiates résultant de cette épou-
vantable agression.
Les troupes qui étaient montées à l'assaut ne prirent pas seules part
(t) « Quai podria ser este suerte quando... y quando ardio la ciudad habiendola pe-
gado fuego los aliados por la casa de Solo en la calle mayor... Quando otras casas fue-
ron incendiadas igualmente por los niismos. » .11
«... Pues hubo quienes despues de haver incendiado a las très de la madrugada df
primero de septiembre una casa de la calle mayor, baylaron a la luz de las llama.. ..
(Manifesto.) . ,
(2) « Quando se creyo concluida la expoUacion parecio demas.ado lento el progre*o
de las Hamas y ademas de los medios ordinarios para pegar fuego que antes pract.caron
los aliados, hicieron uso de unos mixtos que se habian visto preparar en la calle de Nar-
rica eu unas camelas y calderas grandes, desde las quales se vaciabau en «nos cartu-
chos largos. De estos se valian para incendiar las casas con una pronUtud asombrosa. »
(Manifesto.)
(3) Environ 27,500,000 f.ancs.
J068 REVUE DES DEUX MONDES.
au pillage. Des soldats venus sans armes du camp d'Astigarraga, dis-
tant d'environ une lieue, se joignirent à leurs compagnons. Les mu-
lets qui suivaient l'armée servirent à enlever le butin, et les employés
des brigades alliées aidèrent eux-mêmes à les charger. Les équipages
de vaisseaux anglais mouillés au port des Passages eurent leur part,
comme l'armée de terre. Vingt-quatre jours après l'assaut, Anglais et
Portugais fouillaient encore les cendres de Saint-Sébastien pour y dé-
couvrir quelque objet de la plus mince valeur, et, pendant ce long in-
tervalle de temps, pas un efl'ort ne fut tenté pour réprimer ces excès,
pas un officier ne chercha à arrêter les soldats. Bien plus, les objets
volés, quelle que fût leur nature (1), étaient étalés et mis publique-
ment en vente au quartier-général de l'armée alliée. En présence de
ces faits, attestés par une population entière, il est impossible de dou-
ter de la connivence des officiers, il est impossible de ne pas faire re-
monter jusqu'à eux, et surtout jusqu'au général Graham, la responsa-
bilité de ces effroyables événemens (2).
L'incendie et le sac de Saint-Sébastien laissaient plus de quinze cents
familles sans asile, sans pain, presque sans vêtemens. Quatre mois
après, le tiers de cette population avait péri de misère et de faim (3).
Les autorités civiles, retirées à Zubieta, après avoir fait constater les
faits par une enquête solennelle (4), demandèrent des secours tempo-
raires et une indemnité qui leur permît de relever leurs habitations;
mais en vain s'adressèrent-elles à Wellington , à la régence d'Espagne ou
congrès national : l'un et l'autre leur fut refusé. Alors elles publièrent le
manifeste et les correspondances d'où nous avons tiré ces détails. Elles
en appelèrent à l'Europe entière pour flétrir la conduite des alliés, et
ouvrirent une souscription publique dont le montant devait servir à
(1) Au milieu du butin, mis en quelque sorte à l'encan, on remarqua les vases sacrés
de l'église de Sainte-Marie et le saint ciboire de l'église de Saint-Vincent, rempli d'hos-
ties consacrées.
(2) « Rapacidad que... y que a los 24 dias despues del asalto se exercia en materias
poco apreciables. »
« No solo saqueaban las tropas que entraron por asalto, no solo las que sen fusiies
vinieron del campamento de Astigarraga distante una lega, sino que los empleados en
las brigadas acadian con sus mulos a cargar los de efectos, y aun tripulaciones de trans-
portes ingleses, surtos en el puerto de Pasages, tuvieron parte en la rapina, durando este
dcsorden varios dias despues del asalto sin que se hubiese visto ninguna Providencia
para impedirlo, ni para contener a los soldados... lo que al paracer comprueva que es-
tes excesos los autorizaban los gefes, siendo tambien de notarse que los efectos robados
0 saqueados dentro de la ciudad y a las abanzadas, se vendian poniendolas de mani-
feste a publico a la vista e inmediaciones del mismo quartel gênerai del exercito sitiador
por Ingleses y Portugeses. » (Manifesto.)
(3) « Y en fin la muerte, causada por la hambre y la desnudez, de la tercera
parte de los que pudieron salvarse de entre las manos de las fieras Anglo-Lusitanas. »
[Suplemento, pièce n" 10.)
(4) Suplemento, pièce n" 10.
SOUVENIRS DLN NATIRALISTE. iOOft
rebâtir Saint-Sébastien. Ici encore le mécompte fut aussi complet que
possible. Seul, un négociant allemand, établi à Bilbao, s'inscrivit pour
une demi-once (1). Après quelques mois d'attente, l'ayuntaniienlo dut
remercier son unique souscripteur dont l'offrande isolée devenait inu-
tile; mais les registres de la ville constatent encore aujourd'hui que
Saint-Sébastien, brûlé par ses alliés, abandonné par ses compatriotes,
ne trouva de sympathies pour ses malheurs que chez un seul homme
€t chez un étranger.
On comprend que les chefs de l'armée anglo-portugaise ne pouvaient
accepter aisément l'odieux des faits que nous venons de rappeler. Aussi,
dans ses réponses à l'ayuntamiento, Wellington cherche-t-il à rejeter
l'incendie de Saint-Sébastien, tantôt sur les nécessités de la guerre (2).
tantôt sur les Français (3). Cette contradiction, à elle seule, aurait dû
faire accueillir avec réserve ces versions diverses, qui sont pourtant
les plus accréditées. Si nos troupes avaient fourni le moindre pré-
texte, comment croire que les Saint-Sébastenais eussent hésité un
instant à les accuser? Comment admettre qu'ils aient calomnié de
gaieté de cœur ceux-là même qui venaient les délivrer d'un joug étran-
ger qu'ils ne portaient qu'en frémissant? Aux assertions vagues et con-
tradictoires du général anglais nous opposerons les termes du mani-
feste et de la correspondance. L'un et l'autre sont aussi explicites que
possible. On nomme la maison qui fut brûlée la première, tout-à-fait
au cœur de la ville, sur un point qui ne se prêtait à aucune manœuvre
stratégique; on précise l'heure de ce premier acte de vandalisme, ac-
compli long-temps après la retraite des Français : on constate que ces
derniers n'ont pas tiré une seule fois sur la ville dans cette terrible
nuit (4); partout enfin on fait peser sur les alliés seuls une accusation
qui porte non-seulement sur l'incendie même, mais encore sur un
pillage organisé, prolongé pendant près d'un mois, et auquel par-
ticipe toute l'armée. Enfin, une enquête solennelle, faite sous les yeux
d'un commissaire envoyé par la régence d'Espagne, donne à tous ces
détails le cachet d'une entière authenticité (5). On ne peut donc en
(1) Environ 40 francs.
(2) « El bien gênerai exigia que la plaza fucse atacada y tomada, j en los esfuerzos
que al efecto se hicieron se pego fuego à la ciudad, resultando los maies y desgracias
que V. SS. indican. » (Suplemento, pièce n" 3.)
(3) « El curso de las operaciones de la guerra hizo necesario el que la expresada plaia
fuese atacada para hechar el enemigo del territorio espanol; y fue para mi un asunto del
mayor senlimiento el ver que el enemigo la destruyo por su antajo. » {Suplemento,
pièce no 6.)
(4) Après le dernier coup de canon dont nous avons parlé plus haut, il n'y eut plus au-
cun acte d'hostilité entre les Français et les alliés. Le général Rey avait compris que
toute résistance était inutile, et il obtint peu de jours après une capitulation honorable.
(5) « Y el fuego que por primera vez se descubrio hacia el anocliecer rauchas ho-
i070 REVUE DES DEUX MONDES.
douter, le 31 août 1813, Saint-Sébastien a été détruit par ses propres
alliés, et sa ruine était préméditée.
La r<3sponsabilité de cette destruction retombe évidemment tout
(întière sur les généraux anglais qui commandaient l'armée assiégeante
et qui tenaient des événemens une véritable omnipotence. Quelle rai-
son pouvait motiver, de leur part, une conduite aussi étrange qu'o-
dieuse? Certes ils n'obéissaient pas à un instinct de barbarie gratuite,
(jui n'est nullement dans le caractère de leur nation. Au moment
même où les soldats pillaient et massacraient leurs alliés espagnols,
on les voyait accueillir avec une générosité chevaleresque les Français
pris les armes à la main (1). Ils n'avaient pas non plus à faire un exem-
ple, à terrifier des populations hostiles. Comme toutes les provinces
d'Espagne, leGuipuzcoa les accueillait en libérateurs. Saint-Sébastien,
pour parler le langage du temps, était une cité loyale, détestant la
France et les Français, prête à se dévouer pour quiconque s'offrait à
elle comme ennemi de Napoléon : jamais ses habitans n'avaient dé-
guisé ni leurs affections ni leurs haines; mais cette ville était le chef-
lieu d'une de ces provinces basques où l'industrie et le commerce ont
toujours tendu à se développer; elle avait été le siège de riches com-
])agnies qui exploitaient les colonies espagnoles (2) : le retour de la
paix allait raviver les rapports actifs avec la France, que sa position géo-
graphique rend inévitables. Pour cela seul peut-être, Saint-Sébastien
devait périr. Tout en faisant la guerre à Napoléon, les Anglais profi-
taient de l'occasion pour assurer leur commerce, pour étouffer jus-
iju'aux moindres germes dont le développement aurait pu soustraire
leurs alliés à ce vasselage industriel que subit encore le Portugal. En
ras despues que los Franceses se habian retirado al Castillo... Entre tanto se iva propa-
!,'ando el incendio, y aunquelos Franceses no disparaban ni un solo tiro desde el Castillo,
no se cuido de atajar lo. » [Manifesto.)
« Muy lastimosa es sin duda la desgracia de unos pueblos tan benemeritos (Numancia,
Sagunto)... Pero la infeliz ciudad de San-Sebastian destruida por la inbumanldad de
nuestros aliados mismos, sumergida por su insensibilidad en un cahos de calainitades,
insultada por ellos en su honor, precisada a luchar contra su obstinacion en negar los
bechos mas notorios, que consuelo puede esperar para el alivio de tan graves malcs? »
« El ayuntamiento faltaria a su deber si en tan triste situacion difiriese el suplicar a
V. A. se digne comunicar a\ cwngreso nacional el resultado de las informaciones judi-
ciales recibidas en esta ciudad, Pasages, Renteria, Tolosa y Zaraux sobre los funestos
acontecimientos deldiadel asalto y sucésivos. » (Suplemento, pièce n» 10.)
(1) « Pues no impedio que la tropa se entregase al saqueo mas completo y a las mas
horrorosas atrocitades, al proprio ticmpo que se via no solo dar quartel, sino tambien
recibir con demostraciones <Je benevolencia a los Franceses cogidos con las armas en las
manos. » (Manifesta ) Le manifeste revient souvent sur cette circonstance avec un senti-
ment d'amertume assez facile à expliquer.
(2) La compagnie des Philippines avait son siège dans Saint-Sébastien même; la com-
pagnie de Caracas avait le sien au port des Passages, à uae petite lieoe 4e Saint-Sé-
bastien.
SOUVENIRS d'un NATURAitiTï:. MVTt
Catalogne et jusqu'aux portes de Madrid, les soldat? de Wellingtoi>
brûlaient les fabriques de draps, de cotonnades et de porcelaines; en
Andalousie, ils détruisaient les plantations de cannes à sucre (1). Le
sac de Saint-Sébastien n'eut sans doute pas d'autre cause. C'était tou-
jours cette politique implacable qu'on retrouve au fond de tous les actes
de l'Angleterre, et qui lui ferait brûler la moitié du monde pour être
seule à vendre des cotons à la moitié restante.
Quoique abandonné à ses seules ressources, Saint-Sébastien s'est en-
tièrement relevé du milieu de ses ruines. A l'époque de mon séjour,
quelques murs éboulés, quelques tas de décombres- placées entre mes
croisées et le port, rappelaient seuls les fureurs de l'armée anglaise. La
vieille capitale du Guipuzcoa a repris son rang. L'industrie, le com-
merce surtout , ont ramené l'aisance dans ses murs. Comme par le
fiasse, Saint-Sébastien est aujourd'hui un des principaux centres des
populations basques. On comprend avec quel intérêt j'étudiai cette
race remarquable, sans parenté aucune avec les autres nations euro-
péennes, et dont l'origine est un des plus difficiles problèmes que puisse
aborder l'ethnologie (2). 11 ne mériterait pas le titre de naturaliste, celui
qui, occupé exclusivement des animaux, négligerait l'étude de l'es-
pèce humaine et n'attacherait pas la plus haute importance à tout ce
qui peut jeter quelque jour sur l'histoire de ses innombrables variétés.
11-
Les Basques, appelés par divers auteurs Cantabres, Euskariens, Eus-
kaldunes se donnent à eux-mêmes le nom à'Eskualdunac ou mieux
d'Euskaldunac (3). Ils parlent une langue sans analogie avec les idiomes
européens, la langue eskuara ou euskara (4). Distincts de toutes les po-
pulations voisines par les caractères physiques, les mœurs, les insti-
tutions, ils en différaient encore autrefois par les traditions et les
(1) Au nombre des établissemens les plus regrettables que les Anglais détruisirent soit
oa eux-mêmes soit par leurs agen., il faut placer le jardin botanique crée par le pnnce
Se la PaiT aux ênviroL de Séville. On y avait réuni avec succès plusieurs végétaux uUles
de la Faix aux enviiun» u ., „„„;^^oni ii rannelle le cacao, la cochemlle, Im-
ri, a.„.. (H.-..O.V. * '<■ ye * ^-t°:„r Sein tm «i. p., c.„„u de ..„,
souct; Paris, 1825.)
(4) Lfingi.tc de main, science du geste.
107:2 REVUE DES DEIX MONDES.
croyances religieuses. Les anciennes fables euskariennes parlaient, di-
sent quelques auteurs, de la destruction d'un monde antérieur, à la-
quelle échappèrent seulement quelques hommes rares comme les olives
gui restent sur l'arbre après la récolte, comme les grappes qui pendent aux
pampres après la vendange (1). De ce nombre fut Aitor, l'ancêtre des
Euskaldunac. Retiré avec sa compagne dans une grotte inaccessible,
Aïtor vécut pendant une année, voyant à ses pieds l'eau et le feu se
disputer l'empire. Frappé de terreur, il oublia tout ce qu'avaient pu
lui transmettre ses ancêtres sur le passé du monde, et inventa jusqu'à
un nouveau langage. Les fils d'Aïtor, descendus dans les plaines, s'é-
tendirent rapidement et formèrent de puissantes nations, mais tou-
jours ils conservèrent fidèlement la langue et la religion du père des-
cendu des hauts lieux, de l'ancêtre des montagnes (-2). Le polythéisme,
dans ce qu'il a de grossier et de matériel, a toujours été inconnu des
Euskariens. Ces peuples adoraient un être suprême, créateur et con-
servateur des mondes, le Jao-on-Goîcoa (3); ils commençaient et ter-
minaient la journée en lui adressant des prières; ils lui offraient en
sacrifice les fruits de la terre par l'intermédiaire des anciens de la
tribu; mais ils ne lui élevaient aucun temple. Les cérémonies reli-
gieuses, toujours très simples, avaient lieu à certaines époques déter-
minées par les phénomènes célestes et se passaient sous le même chêne
où ces vieillards, devenus chefs par le privilège de l'âge, rendaient la
justice et réglaient les affaires de la nation. Les Basques croyaient à
l'immortalité de l'ame, à des récompenses et à des punitions après
cette vie. Pour eux, la mort naturelle n'était qu'un long sommeil, et
la tombe s'appelait le lit du grand repos (i).
Un peuple dont la religion avait toujours été spiritualiste devait
embrasser facilement le christianisme. Aussi les Basques ont- ils la
prétention d'avoir été le premier peuple chrétien (5). Leurs traditions
nationales se sont facilement accordées avec ces nouvelles croyances.
Les Euskariens ont, pour ainsi dire, confisqué à leur profit les préten-
(1) Philosophie des t-eligions comparées, par Augustin Chaho, Paris, 1818.
(2) Artagoia, Arbassoa, noms donnés à Aitor. {Philosophie des religions comparées.)
(3) Ou par contraction Jainkoa, le Seigneur d'en haut. (Augustin Cbabo, l'abbé
d'Hiarce.)
(i) Augustin Chaho. Nous laissons à cet écrivain, à Tabbé d'Hiarce et aux auteurs bas-
ques qui les ont précédés dans celte voie, toute la responsabilité de ces assertions sur
Taucien spiritualisme des Euskariens. M. d'Avezac, dont l'opinion doit être ici d'un
grand poids, regarde toutes ces prétendues traditions comme autant d'inventions mo-
dernes. Cependant il nous a paru intéressant de faire connaître ce que la .science indi-
gène ou les cgaremens d'un patriotisme exagéré ont inspiré de plus récent aux Basques
sur leur propre race.
(5) Histoire des Cantahres ou des premiers colons de toute l'Europe, avec cellas de-
Basques, leurs descendons directs, par l'abbé d'Hiarce de Bidassouet; Paris, 1826.
SOUVENIRS D US KATIRALISTE. 1073
tions soulevées par les autres Espagnols sur l'antiquité de leur propre
race. Ceux-ci s'étaient donné pour ancêtres les descendans immé-
diats de Noé , sans toutefois s'accorder exactement sur réi)oque où
ces premiei-s colons arrivèrent en Espagne. Mariana. Joseph Moret,
Gabriel de Henao, Florian d'Ocaïupo, Ferreras avaient adopté
la version qu'Alfonse Tostat avait puisée dans la Leyenda pendolada,
écrite en 1073, par Herman Lianes (l). D'après eux, Thubal, fils de
Japhet, serait venu directement se fixer à l'extrémité occidentale de
l'Europe cent trente et un ans après le déluge, et cette souche primitive
aurait, plus tard, couvert de ses colonies l'Europe, les côtes septentrio-
nales de l'Afrique et même une portion de l'Asie. D'autres écrivains,
tels que Bochart, Ponce de Léon. Joseph Pellicer, Xavier de Garma,
Manuel de la Huerta, etc.. admirent que les fils de Japhet. marchant
de lest à l'ouest, avaient commencé par peupler les parties centrales
de l'Europe, et n'étaient arrivés en Espagne que cinq cent trente-cinq
ans après le déluge, sous la conduite de Tarsis, cousin-germain de
Thubal. Ces deux versions, vivement attaquées et soutenues, parta-
gèrent les esprits. De part et d'autre, on invoquait des passages tirés
des livres saints. Les tribunaux ecclésiastiques, appelés à prononcer,
prirent du moins un parti assez sage. Ils admirent que les deux opi-
nions étaient également probables, mais que la vérité ne pouvait se
trouver que dans l'une d'elles. Cette décision devint un article de foi,
et jusqu'à la fin du dernier siècle il n'eût pas été prudent à un auteur
espagnol de reconnaître d'autre chef de race que Thubal ou Tarsis;
l'inquisition eût fort bien pu lui demander compte de ses opinions
comme d'une hérésie.
Les Basques, qui se considèrent comme les seuls représentans des
anciennes populations ibériques, n'ont pas manqué d'accepter les ré-
sultats de cette controverse. Une sorte de m\ihologie chrétienne a
remplacé chez eux les vagues traditions d'autrefois, ^tor est devenu
Noé. Il est le père des Euskaldunac, d'où il résulte que ceux-ci sont
les pères de toutes les autres nations. L Espagne, en particulier, a été
peuplée directement par les compagnons de Thubal ou de Tarsis (i),
dont les descendans ont couvert au moins l'Europe tout entière. La
langue euskara est-elle bien réellement, comme l'affirme le vulgaire,
celle que parlaient Adam et Eve dans le paradis terrestre? Ce serait
iwssible, car Noé a pu la recevoir par tradition, et, dans ce cas, il a dû
(1) De ribérie, ou Essai critique sur l'origine des premières populations de F Espagne,
par L.-F. Graslin, ancien consul de France à Santander.
(2) Nous retrouvons chez les auteurs basques les plus récens les deux opinions qu'ont
soutenues les écrivains espagnols. Ainsi Tabbé dHiarce regarde Tarsis comme le fonda-
teur de la première colonie ibérienne, tandis que Larramendi, suivi en cela par M. Cbaho,
fait remonter son origine jusqu'à Thubal.
68
TOH£ Y.
1074 REVUE DES DEUX MONDES.
la transmettre à ses descendans. Il est vrai que ceux-ci, ayant voulu
braver le Très-Haut en élevant la tour de Babel, furent frappés de
confusion, et que soixante-douze langues remplacèrent subitement la
langue unique qu'ils tenaient de leurs pères; mais l'Écriture ne dit pas
en quelle année l'orgueil des hommes leur attira cette punition. Il ne
serait donc pas impossible que la colonie appelée à peupler l'Europe et
l'Espagne fût partie avant cette époque (1). Elle aurait ainsi emporté
avec elle le langage parlé dès les premiers âges du monde, et dès-lors
les croyances populaires pourraient bien être l'expression de la vérité.
En tout cas, la langue euskara est infiniment supérieure à toutes les
langues connues, par sa priorité, son universalité, son inèpuisabilité ,
son naturalisme, ses inflexions, ses nuances, ses désinences, ses allusions,
et son mécanisme verbal : elle renferme en elle seule plus de radicaux
qu'il n'en aurait fallu pour suffire à la formation des soixante-douze
langues nées au pied de la tour de Babel (2). Donc aucune langue ne
se rapproche autant qu'elle du langage révélé à Adam par le Père éter-
nel (3). Inspirée par Dieu, la langue euskara est aussi naturelle à l'es-
pèce humaine que le roucoulement au pigeon, l'aboiement au chien,
le mugissement au taureau. Tout homme qui commence à bégayer
parle basque. Papa, titi, marna, caca, ces mots enfantins qu'on re-
trouve chez tant de peuples sont du plus pur euskarien, et signifient
manger, mamelle, téter, saleté (4). Cette langue ayant ses racines dans
la nature même des choses, son étude suffit pour nous faire retrouver
l'origine de tous les arts, de toutes les sciences. Ses noms de nombre
renferment, dans treize paroles, tous les principes fondamentaux de
la philosophie naturelle, et les mystères numériques de Platon ou de
Pythagore n'ont pu être établis que sur les principes de la numération
basque. L'alphabet euskarien est à lui seul toute une révélation. Son
nom est Yesus. L'ensemble des cinq voyelles, prises dans le même
ordre qu'en français, présente une idée complète du monde primor-
dial et de la création (5). Trois d'entre elles, i, a, o, réunies en un seul
(1) L'abbé d'Hiarce.
(2) D'après don Pablo de Astarloa, la langue basque possède plus de quatre milliards
de mots d'une, de deux, ou de trois syllabes, non compris ceux qui en ont un plus
grand nombre et ceux qui résultent de la combinaison de ces divers radicaux. (Apologia
de la lerifftia bascongada; Madrid, 1803.) Ajoutons qu'il existe en basque des mots qui
eût jusqu'à seize syllabes.
(3) Conclusions des treize théorèmes grammaticaux que l'abbé d'Hiarce croit avoir
démontrés. Déjà don Pablo de Astarloa avait soutenu les mêmes prétentions dans l'ou-
vrage que nous venons de citer.
(4) L'abbé d'Hiarce.
(5) L'abbé d'Hiarce, Histoire des Cantabres. Don Juan Bautista de Erro y Aspiros,
Alfabeto primitivo de la lengua primittva de Espana, Madrid, 1806, et El Mundo pri-
niitivo, Madrid, 1815.
soii>ENiRS d'un naturaliste. 4075
mot, résument en entier le verbe adamique, expriment à la fois la vie,
l'incarnation et l'esprit, le commencement, la fin et le milieu. lao, tel esf
le seul vrai nom de Dieu, nom sublime, révélé dans le premier âge
aux patriarches du Midi, défiguré par les lévites hébreux et les pon-
tifes celto-romains, mais conservé de tout temps et vénéré de nos jours
encore par les Euskariens (4).
En laissant de côté ce qu'ont d'exagéré et d'absurde les prétentions
linguistiques des Basques, il n'en faut pas moins reconnaître que leur
langue est vraiment remarquable et présente des caractères tout-à-fail
spéciaux. G. de Humboldt pense qu'on ne peut la rattaclier à aucune
langue de la famille indo-germanique. Elle est, entre autres, entière-
ment distincte des dialectes celtiques. Les seules langues dont elle se
rapprocherait par son mécanisme grammatical seraient, d'après Hum-
boldt, quelques langues américaines. D'un autre côté, l'abbé d'Hiarce a
signalé, dans un vocabulaire rapporté par Pérou de la terre de \an-
Diémen, plusieurs mots qu'il assure être rigoureusement basques. Il est
assez étrange qu'il faille aller chercher aussi loin les seules analogies
(jue cet idiome présente avec les langages connus. La langue basque
est d'ailleurs presque impossible à apprendre pour des étrangers. Quel-
([ues-uns des théorèmes grammaticaux de l'abbé d'Hiarce donneront une
idée de ses difficultés. En basque, les noms, les pronoms, les adjectifs,
se changent en verbes, et les verbes se métamorphosent en noms et en
adjectifs. Les propositions, les adverbes, les conjonctions, les interjec-
tions, les caractères mêmes de l'alphabet, se déclinent comme noms
ou comme adjectifs, et se conjuguent comme verbes. Chaque nom a
six nominatifs et douze cas ditîérens; les adjectifs comptent jusqu'à
vingt cas. Le nom change souvent selon l'état de l'être, de la chose quil
sert à désigner. Chaque verbe français est représenté par vingt-six ver-
bes qui expriment chacun une modification spéciale, soit de l'action,
soit de l'être ou de la chose sur laquelle s'exerce cette action. 11 y a de
plus quatre conjugaisons différentes, selon qu'on s'adresse à un enfant,
à une femme, à un égal ou à un supérieur... Ces quelques citations
de notre auteur suffiront, je pense, pour réfuter une de ses assertions,
savoir, que la langue euskarienne pourrait très aisément devenir un
langage universel. Bien loin qu'il en soit ainsi, elle est toujqurs restée
confinée chez les Basques. Ceux-ci apprennent assez facilement 1 espa-
gnol ou le français; mais la réciproque n'a jamais lieu.
Une histoire qui commence au plus tard cinq f "^ >^'«n^-^*"^,f "
après le déluge doit présenter quelque étrangete. Aussi voit-on b'eot
paraître à côté des patriarches des Personnages d ongme fort diH^^-
rente. Après la mort de Tarsis, les Euskariens d'Espagne élisent pour
(1) Philosophie des religions comparées, par Augustin Chaho,
1076 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
roi Géryon, qui, pour immortaliser le souvenir de son règne, fait
bâtir deux villes puissantes : Gironne au nord, Cadix au midi; mais ce
souverain, oubliant qu'un roi ne doit être qu*^ le pèr" de ses sujets,
veut régner en tyran sur les Euskariens. C^ux-ci se ré^ ;*»::nt; Osyris,
roi d'Egypte, leur prête l'appui de ses armes; Géjpçïiin ep^ défait et tué
dans les champs de Tarifa, non loin du dt,":roit de GIbr. 'tar. Ses trois
fils lui succèdent; mais, trop semblables àleu-nère iic font assassiner
Osyris par Typhon. Orus, l'Hercule libyen, accourt au fond de la Scy-
thie, les appelle en combat singulier, les tue, et, comme monumens d(^
sa victoire, élève les deux célèbres colonnes qui portent son nom.
Deux compagnons d'armes d'Hercule, Hispale et Atlante, se succèdent
sur le trône d'Espagne. Sicule, fils du dernier, règne à la fois sur ce
pays et sur l'Italie, comprime la Sicile et le peuple d'Euskarie. Après
Sicule, la race de Tarsis ressaisit le pouvoir, jusqu'au moment où
Abidès, le grand législateur, renonce volontairement au trône, et or-
ganise i'Ibérie en une vaste république fédérative, 1014 ans avant la
fondation de Rome. D'Abidès ou de ses contemporains sont descendus
tous les ducs ou chefs des républiques fédérées, tous les héros dont
s'enorgueillit l'Espagne, et en particulier Pelage et ses compagnons.
Ainsi, de nos jours encore, la nation espagnole est gouvernée par une
famille euskarienne ou basque, et la reine Isabelle descend en ligne di-
recte de Tarsis et de Noé (1).
On le voit, jusqu'à ce jour les historiens basques ont écrit sous l'em-
pire de préoccupations qui ne permettent guère d'accepter leurs idées.
Ce fait est d'autant plus regrettable, qu'en secouant les préjugés d'un
faux orgueil national, leurs recherches auraient certainement conduit
à des découvertes curieuses. Au milieu même de leurs (3xagérations,
on peut dégager un résultat important. On trouve dans la langue eus-
kara l'étymologie d'un grand nombre de noms de fleuves, de mon-
tagnes, de provinces, de localités où n'existe plus la race basque (2).
(1) L'abbé d'Hiarce rattache la généalogie de Pelage à un certain Lopcz \", qui aurait
vécu du temps d'Auguste. Il va sans dire qu'il manque à notre auteur bien des intermé-
diaires soit avant, soit après cette époque, mais il n'en formule pas moins ses conclusions
avec la plus entière assurance. Au reste, l'opinion de M. d'Avezac, que nous avons rap-
portée plus haut, s'applique à ces prétendues traditions historiques aussi bien qu'à ce
qu'on nous raconte des anciennes légendes religieuses. Les Basques n'ont presque rien
écrit. Le plus ancien monument national de leur histoire paraît être une espèce de bal-
lade où il est fait allusion aux guerres contre les Romains, et dont G. de Humboldt a
imprimé quelques couplets. Un autre chant sur la bataille de Roncevaux a été publié
en 1834. (D'Avezac, Encyclopédie nouvelle, article Basques.)
(2) Larramendi, Astarloa, de Erro, l'abbé d'Hiarce... Ces auteurs ont cependant donné
à leurs systèmes étymologiques une extension exagérée. Ils ont voulu, par exemple, que
les noms de Suède, de Norwége, de Danemark, ainsi que ceux d'Hélicon, de Chypre,
de Délos, etc., fussent des noms primitivement basques. Ils ont étendu la même prétention
aux noms de Lutèce, de Versailles, d'Orléans et d'Arras, etc. La conclusion naturelle da
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. i07'
Ce fait, accepté par l'illustre Guillaume de Huniboldt, qui fit le voyage
de Biscaye tout exprès pour en vérifier l'exactitude, confirme au moins
une des traditions euskariennes. Depuis Leibnitz, les noms de lieu,
qui changent si difficilement, sont considérés avec raison comme un
des indices les plusi^jistans qui puissent nous aider à retrouver la trace
de populations éteintes ou transportées. En combinant les données
fournies p^r cette étude a\ic quelques passages des historiens grecs el
romams, on est conduit à admettre que la race basque a ou jadis une
extension de beaucoup plus considérable qu'aujourd'hui. Il est pro-
bable qu'elle occupait une grande portion de l'Italie, les côtes orien-
tales de la Gaule, l'Espagne tout entière, et qu'elle se partageait les îles
de la Méditerranée avec les Libyens (1). C'est aux peuples de cette race
que Prichart donne le nom à'Ihères. Ces peuples paraissent avoir
atteint de bonne heure un certain degré de civilisation. Ils connais-
saient l'écriture, et leur alphabet, dérivé sans doute de l'alphabet phé-
nicien, ressemblait à celui de quelques anciennes nations italiques.
La science moderne a été moins heureuse quand elle a cherché à
rattacher les Espagnols primitifs à l'une des grandes familles qui ser-
vent à classer les races humaines. Ici, tout est conjecture. Bory Saint-
Vincent a fait venir les premiers habitans de l'Espagne de la fabuleuse
Atlantide de Platon (2). M. Petit-Badel les regarde comme sortis du
Latium et de l'Étrurie (3). MM. Michelet (4) et de Brotonne (5) voient
en eux une race celtique. M. Graslin en fait un rameau celto-scythi-
que (6). Quelques-uns de ces auteurs distinguent en outre les premiers
Ibères des peuples qui parlent euskara, et refusent à ces derniers l'im-
portance que nous leur avons accordée avec les ethnologistes les plus
distingués (7). Deux savans du plus grand mérite ont cherché à ratta-
cher les Euskariens aux Finois (8). M. Dartey, de son côté, les rap-
toutes ces étymologies forcées est toujours que les Basques sout la race primitive, et que
l'Europe entière a été peuplée par eux.
(1) Les Libyens sont les ancêtres des Berbères modernes, et formaient un rameau de
la grande race sémitique ou syro-arabe. Ils occupaient la côte septentrionale de rAfrique,
depuis l'Egypte jusqu'au détroit de Gibraltar, et toute la portion occidentale du conti-
nent africain connu des Romains et des Grecs. (Prichart, Histoire naturelle de l'homme,
traduit par le docteur Roulin; Paris, 1843.)
(2) Essai géologique sur le genre humain; Paris.
(3) Mémoire sur les anciennes villes d'Espagne; Paris, 1837.
{4-) Histoire de France.
(5) Histoire de la filiation et de la migration des peuples; Paris, 1837.
(6) De l'Ibérie; conclusions.
(7) Abel de Rémusat, G. de Humboldt, A. de Humboldt, Prichart, etc.
(8) MM. Arndt [Vber die Verwandschaft der europœischen Sprachen; 1810) et Rask
{Vber das Aller und JEchteil der Zend-Sprache; 182C). La race linoise, venue de l'Asie,
paraît, d'après les travaux de ces savans, confirmés par les recherches osteographiques ( e
M. lletzius, avoir occupe une grande partie do l'Europe antérieurement a l'invasiou cd-
1078 REVUE DES DEUX MONDES.
proche des Sémites (l), et cette opinion nous semble la moins impro-
bable. Toutefois, en présence du manque absolu de renseig^nemens
précis, nous confesserons l'impuissance actuelle de la science. Tout en
réservant l'avenir, nous verrons avec Prichart, dans les Euskariens,
un débris de l'ancienne race ibérique, et dans celle-ci une race abori-
gène, c'est-à-dire une population qui, antérieurement à nos temps his-
toriques, vivait sur le sol où nous en trouvons encore aujourd'hui les
restes.
Quoi qu'il en soit , les Ibères paraissent avoir subi une première
perte de territoire, lorsque les Liguriens, partis des bords du fleuve
Ligys, que l'on croit être la Loire, s'emparèrent des côtes comprises
entre le Rhône et l'Italie. Plus tard eut lieu la grande invasion des
peuplades celtiques dont les descendans occupent presque tout l'occi-
dent de l'Europe. Les Celtes, plus forts, plus guerriers, exterminèrent
partout les Euskariens, qui ne trouvèrent d'asile que dans les gorges
sauvages des Pyrénées (2). Là, favorisés par la nature des lieux, aguer-
ris par la nécessité, les débris de ces nations formèrent plusieurs pe-
tites républiques confédérées (3) , et luttèrent avec avantage contre des
invasions nouvelles. A dater des temps historiques, nous voyons tous
les con(iuérans venir se briser contre les forteresses naturelles que le
courage des montagnards rendait imprenables. Carthaginois, Romains.
Goths, Francs, Sarrasins, essaient tour à tour de subjuguer les Basques.
Ils les battent souvent en bataille rangée, ils ravagent leurs vallées et
leurs collines, parfois même ils les soumettent momentanément; mais
cette sujétion n'est jamais que temporaire ou nominale, en ce sens que
les Euskariens ne perdent jamais leur nationalité et repoussent obsti-
nément tout ce que leur apporte l'étranger, mœurs et langage. A vrai
dire, les populations euskariennes étaient, pour leurs prétendus do-
tique. C'est d'elle, entre autres, que descendent les Magyars, dont l'origine a été si long-
temps un problème, qui, eux aussi, ont eu la prétention de descendre en ligne droite des
premiers patriarches et de parler la langue d'Adam. Les traditions du Nord nous re-
présentent les premiers Finois comme des hommes très grands, à peau blanche, à che-
veux rouges et à yeux bleus. On retrouve toujours des traces plus ou moins profondes
de ces caractères physiques chez les peuples sortis de cette souche, et nous verrons plus
loin combien ce type est éloigné du type basque.
(1) Recherches sur l'origine des peuples du Nord. M. Vivien de Saint-Martin , qui a
bien voulu me communiquer ses notes sur les travaux de Arndt, de Rask et de Dartey,
regarde l'opinion de ce dernier comme insoutenable historiquement, mais comme pro-
bable, si l'on se place au point de vue des caractères physiques. Tel est aussi notre avis.
(2) D'après M. Ghaho , les géans , tartaro, dont il est question dans les contes popu-
laires, ne seraient autre chose que les Celtes.
(3) Les principales tribus euskariennes étaient, à l'époque des guerres puniques, les
Cantabres et les Vascons. Ces derniers ont donné plus lard leur nom à l'ensemble de ces
provinces et aux populations elles-mêmes. Les Basques actuels sont les descendans im-
n.édiats de la race vascone.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1079
minateurs, plutôt des alliés qu'il fallait ménager que de véritables su-
jets. Toujours prêtes à reconquérir une entière indépendance, on les
voit saisir hardiment la première occasion de prendre de sanglantes
revanches , et l'on compte plus d'une localité dont le nom est répété
dans le pays basque avec autant d'orgueil que celui de Roncevaux.
Toutefois, à mesure que les états voisins de la confédération euska-
Tienne se développaient , ils absorbaient les membres de ce corps qui
n'avait jamais été bien homogène (1); mais partout nous voyons les
souverains accorder à ces nouveaux feudataires des privilèges excep-
tionnels et les laisser se gouverner selon leurs us et coutumes (2).
Mieux que toutes les autres provinces basques , la Biscaye et le Gui-
puzcoa ont conservé le langage , les mœurs , les institutions de leurs
ancêtres, et il y a certes quelque chose d'étrange à retrouver en plein
XIX* siècle, à deux pas de la France, une société du moyen-âge (3).
Les franchises du pays basque, devenues si célèbres sous le nom de
fueros. réglaient à la fois les rapports avec la couronne d'Espagne et
l'organisation intérieure de chaque province. Sur le premier point,
elles étaient à peu près les mêmes pour la Biscaye et le Guipuzcoa. Le
roi de Castille était seigneur suzerain; on lui devait foi et hommage;
il prélevait une légère redevance sur quelques maisons et sur le pro-
(1) Le Garazi, habité par les Basques navarrais, fut réuni au royaume de ce nom en
906 par Sanche-le-Grand. VAlava reconnut volontairement la souveraineté d'Al-
phonse XI, roi de Castille, en 1330. Trois années après, ce souverain reçut aux mêmes
conditions la soumission du Guipuzcoa et de la Biscaye. La Terre de Labourt, ou pays
basque français, resta long-temps à l'état de lande sauvage et inculte. Il fut acheté en
1106 par les Basques guipuzcoans, qui, pour 3,306 florins d'or, obtinrent de Guittard, vi-
comte de Labourt et de Marennes , le droit de le défricher et d'en jouir en toute fran-
chise. Depuis cette époque, le Labourt partagea toutes les vicissitudes de cette portion
du territoire, et fut définitivement réuni à la France par Charles VII en 1*51. (Histoire
des Cantabres. )
(2) En France même, les Labourtains étaient exempts de toute taxe, taille et impôt,
moyennant une subvention annuelle de 353 livres 10 sols et l'entretien d'un corps de
milice de mille hommes, destinés à la garde des frontières. Pendant les guerre* de
Louis XIV, le Labourt s'imposa volontairement un subside de 22,600 livres, mais en fai-
sant toutes réserves pour ses privilèges, qui furent respectés jusqu'à l'époque de la ré-
volution.
(3) On sait combien étaient minutieuses les précautions prises par les Basques pour
assurer le maintien de leurs franchises contre les envahissemens de la couronne. En Bis-
caye, le seigneur de Biscaye, — car les fueros ne donnent pas d'autre titre au roi de
Castille, — devait venir en personne jurer de les maintenir. 11 prêtait quatre sermens so-
lennels : le premier aux portes de Bilbao, devant l'assemblée générale; le second à San-
Meterio Geledon de Larravezua, devant le clergé en habits pontificaux, et portant le corps
consacré de Notre-Seigneur; le troisième sous le fameux chêne de Guernica, ou se tenaient
les juntes de Biscaye; le quatrième, enfin, sur l'aulel de sainte Euphém.e, dans la ville
de Bermeo. Faute d'avoir rempli ces formalités un an après en avoir reçu .sommation, le
roi de Castille perdait tout droit aux redevances de la province, et Von n'était plus tenu
d'obéir à ses injonctions.
1080 REVUE DES DEUX MONDES.
(luit des forges. En cas d'envahissement du territoire, la population
devait se lever en masse. A ces conditions, les provinces étaient exemptes
de tous droits, tailles et impôts; leur commerce était entièrement libre,
et elles n'accordaient en hommes ou en argent que ce qu'elles jugeaient
convenable. Le Guipuzcoa, placé à l'extrême frontière, avait sur son ter-
ritoire quelques places fortes où les rois d'Espagne tenaient garnison.
Il recevait en outre un commandant-général , qui habitait d'ordinaire
à Saint-Sébastien (1); mais cet officier ne pouvait rien par lui-même^
et son rôle se bornait à s'entendre avec les alcades sur les questions
relatives à la défense du pays. Quant à la Biscaye, un de ses droits les
plus essentiels était de n'avoir dans toute l'étendue de son territoire
ni troupes ni forteresses royales; le souverain lui-même, lorsqu'il en-
trait dans certaines villes, devait laisser en dehors tous ses hommes
d'armes et ne garder autour de lui qu'une faible escorte dont le chiffre
était soigneusement spécifié. Le régime intérieur de la Biscaye et du
Guipuzcoa différait à certains égards; mais il y avait ceci de commun,
({u'indépendamment des franchises générales chaque ville, chaque
village, pour ainsi dire, avait son administration particulière entière-
ment indépendante, et souvent ses lois à part , ses privilèges spéciaux.
La province était en réalité un état fédératif, composé d'un grand
nombre de petites républiques gouvernées par leurs alcades et leurs
ayuntamientos (2), et qui toutes avaient leurs représentans dans les états
provinciaux, appelés bilzar. A ceux-ci étaient réservés l'administra-
tion générale, la fixation des impôts, et surtout le soin de conserver
intact le dépôt des fueros.
Pour faire partie de cette assemblée nationale, il suffisait d'être
Basque ou plutôt propriétaire. La hiérarchie féodale, telle qu'on la re-
trouve partout ailleurs en Europe, n'a jamais existé chez les Euska-
riens. Il est vrai que tous les Guipuzcoans étaient nobles de naissance
et jouissaient en Espagne de tous les droits attachés à cette qualité; il
est vrai que certaines villes de la Biscaye et de l'Alava conféraient les
mêmes avantages à leurs habitans; mais c'étaient là autant de privi-
lèges extérieurs en quelque sorte, et qui n'avaient aucune valeur dans
les pays basques. Les titres même les plus élevés, conférés par les rois
d'Espagne à certaines familles, n'établissaient en leur faveur aucune
distinction réelle parmi leurs concitoyens. En Guipuzcoa, en Biscaye,
(1) Cette circonstance a fait regarder Saint-Sébastien comme la capitale du Guipuzcoa;
mais celte expression est loin d'être exacte, car, dans cette province, le siège du bilzar
ou assemblée générale annuelle et de la junte gouvernementale change tous les ans. Il
n'y a donc pas de capitale proprement dite.
(2) La Biscaye comptait cent dix infanzonades ou petites républiques ayant droit d'en-
voyer des délégués à l'assemblée générale. Le Guipuzcoa était moins divisé. [Aperçus
sur la Biscaye, les Asturies et la Galice, par le comte Louis de Marillac; Paris, 1807.)
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1081
en Alava, la constitution ne reconnaissait ni nobles, ni marquis, ni
ducs : en revanctie, personne n'était roturier. Pour faire partie des as-
semblées délibérantes, pour prendre part à l'administration, il fallait
seulement être etcheco^auna, c'est-à-dire maitre de maison, et cette
qualité, attachée à la possession du sol, se transmettait avec lui. Un
étranger, quelque infime que fût sa naissance, en achetant la terre, ac-
quérait ce titre, et pouvait prendre ceux de noble, de gentilhomme, de
ihidalgo, que les Basques ne considéraient que comme des équivalens
du premier, h'etcheco-yauna ne jouissait d'ailleurs d'aucun privi-
lège (I). Toutes les professions étaient regardées comme également di-
gnes d'estime, aucune d'elles n'entraînait l'idée de dérogation. On com-
prend quelle égalité profonde devait résulter de ces principes entre
tous les citoyens. Aussi , à Saint-Sébastien même, lorsque ïayunta-
miento donnait un bal, on ne faisait aucune invitation spéciale; on se
contentait d'afficher dans la ville : — H y a bal ce soir, — et allait dan-
ser qui voulait. Aujourd'hui encore il reste de nombreuses traces de
ces mœurs patriarcales. Sans doute elles s'effacent à mesure ((ue les
Basques se mêlent davantage aux populations voisines; sans doute ici,
comme ailleurs, la vanité des uns, la jalousie des autres, tendent à éta-
blir des distinctions sociales de plus en plus tranchées. Cependant, aux
réunions de chant, aux soirées dansantes des dimanches et jours de
fête, j'ai vu réunis des nobles titrés, des négocians et jusqu'à des per-
sonnes qui, chez nous, seraient à peine au-dessus des artisans. Des
marquis, des comtes, figuraient à la même contredanse avec des tail-
leurs ou des marchands quincailliers, et ce rapprochement paraissait
tout simple.
Les fueros basques, sérieusement exposés à périr par la guerre de
don Carlos, ont échappé à ce danger, grâce à la convention deBergara
et à la prudence du gouvernement espagnol. Ils n'ont subi que deux
atteintes fort légères en réalité. Le?>carabineros^ qui font le service de
la gendarmerie, ont été installés dans les trois provinces, et les douanes
ont été portées aux frontières de France l^ï). Sous ce rapport même.
(1) Histoire des Cantabres. Cette éf^alité i^énérale ne subissait qu'une seule exception.
Quelques maisons dites infanzones donnaient à leur propriétaire une place distinguée
dans certaines églises, et le droit de carillonnement en cas de décès; mais il est à re-
marquer que ces maisons, conservées avec beaucoup de soin et d'orgueil dans les
mêmes familles, sont presque toutes restées entre les mains de simples cultivateurs, qu'on
appelle en France de simples paysans.
(2) Depuis que la ligne de douanes a été transportée des bords de l'Èbre aux Pyré-
nées, il s'est manifesté dans le pays basque espagnol, et surtout en Guipuzcoa, un mou-
vement bien fait pour nous intéresser. La France joue ici un rôle qu'on est généralement
peu porté à lui attribuer : celui d'initiatrice en matière de négoce et d'industrie. Les
maisons de Bayonne se sont transportées à Saint-Sébastien. Par leur activité, elles ont
révolutionné complètement, au grand avantage des consommateurs, le commerce des
denrées coloniales, en multipliant leurs opérations, en ne faisant sur chacune d'elles que
1082 REVUE DES DEUX MONDES.
une exception considérable a été faite en faveur des pays basques. Le
sel, le sucre, le tabac, assujettis, pour le reste du royaume, à des
droits très élevés, jouissent ici d'une franchise presque entière. Pas
plus que par le passé, le roi d'Espagne ne peut lever ni un homme ni
un réal sans le consentement exprès des états, et toute tentative pour
établir un système quelconque d'impôts ou de conscription serait très
probablement suivie d'une insurrection nouvelle. Lorsqu'ils se bat-
taient pour don Carlos aux cris de viva el rey netol Biscayens, Alavais
et Guipuzcoans entendaient parler du roi absolu de Castille, simple
suzerain des Eiiskaldunac; leur vrai cri de guerre, celui qui résumait
toutes les affections, était : Viva los fuerosî
Un peuple dont tout individu doit prendre part à chaque instant aux
moindres détails de son administration intérieure possède la véritable
vie politique. Quelque grande que soit son activité, il trouvera toujours
à l'exercer sans sortir de chez lui et l'exercera sagement. Ce peuple s'oc-
cupera beaucoup de ses propres affaires, il songera peu à celles de ses
voisins. Prêt à résister à toute agression extérieure, il sera peu enclin
le tiers ou le quart du bénéfice accoutumé. L'industrie manufacturière, trouvant dans la
population même des ouvriers nombreux, actifs et intelUjjens, s'est développée avec une
rapidité remarquable, et là encore c'est la France seule, pour ainsi dire, qui a donné
l'impulsion et la direction. On en jugera par le tableau suivant, dressé d'après des notes
que m'a fournies un des membres les plus distingués de cette colonie française sur la
nature et l'origine des principales manufactures établies de l8i-2 à 1847.
NOM
DE LA VILLE.
Tolosa.
NATURE
DES INDUSTRIES.
Fabrique de papiers.
Fabrique de draps.
Id Fonderie de fer.
Iran Fabrique de papiers.
I . i Filaiure de colons et
( de laines.
I
jj S Fabrique de bonne-
( terie.
Hernani.
i Fabrique de bougies
et d'allumeites
chimiques.
ORIGINES
DES CAPITAUX.
Espagnols et
Irançais.
Espagnols et
français.
Français.
Français.
; Français.
Français et
espagnols.
Français.
Renteria Fabrique de fil de j Français.
I ■ I
Saint-Sébaslien. Fabrique de papiers | Français.
( peints. t
Passages } Corderie pour les Espagnols et
* t navires. | français.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
Française.
OBSERVATIONS.
Celte manufacture est (rès con
sidéiahle, pui-qu'elle peut produire
par jour jusqu'à 1,000 kilogr. de
papier de lûuie qualité. Tous les
coiitre-niaiiies et principaux ou-
vriers sont Français.
C'est peut-être un des plus beaux
établissemens de ce genre. La
laine entre brute dans les usines
et en sort convertie en étoiles re-
marquables par leurs qualités.
Il est à remarquer que les An-
glais ne sont pour rien dans ce
mouvement indusiriel, el que par-
tout, pour ainsi dire, les ouvriers
conire-nuil res, ces véritables ini-
liateui's de l'industrie pralique,sont
exclusivement Français.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1083
à attaquer les étrangers. Si la constitution et les mœurs consacrent en
outre parmi tous ses membres l'égalité réelle résultant d'un pareil état
de choses, il en résultera un développement à peu près uniforme. Tel
est, en etiet, le tableau que nous présente l'ensemble de la race euska-
rienne. Cette race n'a jamais été ni opprimée ni oppressive. Elle n'a
pas été conquise, elle n'a pas fait de conquêtes (1). On ne rencontre
pas chez elle le contraste affligeant de l'extrême misère et de la richesse
exagérée. Une aisance générale, basée sur la culture du sol, semble
avoir de tout temps régné dans ce pays, qui a dû aussi ses prospérités
au commerce maritime. Admirablement propre à toute profession qui
exige du courage, de l'adresse et de l'agilité, les Basques ont été long-
temps les plus hardis marins de l'univers, et soutiennent encore au-
jourd'hui leur vieille réputation. Au moyen-âge, ils savaient seuls
attaquer et vaincre les baleines, très nombreuses alors dans nos mère.
Ce fut sans doute en poursuivant ces cétacés qu'ils laissèrent le long
de nos côtes des colonies où l'on retrouve encore, au milieu de popu-
lations d'origine très différente, l'incontestable empreinte du type
euskarien (-2). Les Basques poussèrent fort loin leurs expéditions de
pèche. Ils fréquentèrent de très bonne heure l'Islande et le Groenland,
et, à en croire quelques auteurs, ils auraient découvert le banc de Terre-
Neuve et le Canada environ cent ans avant que Christophe Colomb
abordât en Amérique.
La race euskarienne est extrêmement remarquable par la beauté de
son type, dont les principaux caractères ethnographiques sont un crâne
arrondi, un front large et développé, un nez droit, une bouche et
un menton très finement dessinés , un visage ovale plus étroit dans le
bas, de grands yeux noirs, des cheveux et des sourcils noirs, un teint
brun et peu coloré, une taille moyenne, mais parfaitement proportion-
née, des pieds et des mains petits et bien modelés. Grâce à la rareté des
croisemens, ce type s'est conservé, surtout dans les montagnes du
Guipuzcoa et de la Biscaye, avec une pureté surprenante. Bien des fois
j'ai admiré à Saint-Sébastien des réunions fort nombreuses, où, pour
(1) La domination de quelques chefs basques au-delà de leurs frontières n'a jamais été
que passagère; toutes les fois que cette race a cherché à s'étendre, elle a été refoulée.
(2) Les habilaus de quelques îles de la Bietaijne, ceux de quelques ports de la Nor-
mandie, doivent peut-être les caiactores qui les distinguent à un mélange de l'élément
euskarien avec l'élément celtique. Ce fait me semble probable pour l'île de Bréhat; il
me paraît incontestable pour Grandville. Les femmes de ce port de mer rap|)ellent tout-
à-fait les Basquaises par l'ensemble de la physionomie, par la beauté et le caractère
spécial du visage, et surtout par la forme gracieuse de la ligne qui s'étend de la tête
jusqu'au bas des épaules. Ce dernier trait me semble vraiment caractéristique. M. Vivien
de Saint-Martin a fait des observations analogues sur la population des pécheurs de
Boulogne; il pense même que l'élément ethnologique à cheveux noirs oui s'est mêlé à
l'élément celtique blond sur plusieurs poiuts occidentaux de TEuiope pourrait bien être
en entier d'origine euskarienne.
1084- REVUE DES DEUX MONDES.
une figure peu agréable, on en comptait vingt ou trente de vraiment
magnifiques. Les femmes principalement possèdent à un haut degré
les traits caractéristiciues de leur race (1). Leur figure à la fois régu-
lière et animée, leurs grands yeux remplis d'expression , leur bouche
presque toujours entr'ouverte par un sourire quelque peu moqueur,
leurs longs cheveux tombant en tresses jusque sur les jambes ou roulés
autour de la tête comme un diadème naturel, frappent tout d'abord
l'observateur le moins attentif. Presque toutes ont les épaules et le
cou remarquables par la pureté des lignes, et ce trait de beauté, si
rare d'ordinaire, donne à la plus humble paysanne quelque chose de
gracieux et de noble qu'envierait plus d'une duchesse. Je n'exagère
pas, il y a jusque dans les démarches de ces aguadoras en haillons,
qui portent sur leur tête de lourds seaux d'eau, l'aisance et presque la
majesté de la Diane chasseresse. Les hommes ont peut-être moins de
distinction que les femmes dans les traits du visage, mais ils ne leur
cèdent en rien sous le rapport de l'élégance des formes, de l'harmonie
des mouvemens. La ceinture rouge autour des reins, la veste jetée sur
l'épaule gauche comme le dolman d'un hussard, le berret légèrement
incliné sur l'oreille, le bâton à la main, les Guipuzcoans semblent tou-
jours prêts à bondir, et, quand ils saluent en gardant la tête haute et
le regard lier, on sent une vraie courtoisie dans cet acte parfois teinté
ailleurs de servilité. En voyant ces populations où chacun sait garder
sa dignité personnelle tout en respectant celle d'autrui, je comprenais
les vieilles chartes octroyées par les rois d'Espagne. Les Guipuzcoans,
les Basques, sont bien une nation de nobles.
Dès les premiers temps de mon séjour à Guettary, j'avais été happé
de ne voir jamais les deux sexes réunis pour se livrer aux jeux du di-
manche. Dans les villages oii m'ont conduit depuis mes courses géo-
logiques, j'ai eu souvent l'occasion de faire la même remarque. Pres-
(jue toujours les hommes jouent à la paume ou aux quilles, les femmes
dansent entre elles. Il y a là un contraste frappant avec ce qu'on voit
chez les populations celtiques ou germaniques. Les Basques monta-
gnards présentent un trait de mœurs plus caractéristique encore. Quand
une femme accouche, le mari se met au lit, prend le nouveau-né avec
lui et reçoit ainsi les complimens des voisins (2), tandis que la l'emme
se lève et vaque aux soins du ménage. M. Chaho explique cette singu-
(1) C'est là du reste un fait général bien connu de tous les ethnologistes. Les caractères
essentiels d'une race se retrouvent presque toujours avec un cachet plus prononcé et sur-
tout avec plus de constance chez la femme que chez l'homme.
(2) Cet usage ctran^^e existe dans quelques peuplades de l'Afrique et chez quelques
sauvages de l'Amérique. Il paraît avoir aussi existé chez les Tibari, peuples scytiqucs
qui habitaient les bords du Pont-Euxin. On le retrouvait autrefois, d'après Diodore de
Sicile, dans Tilc de Corse. (Graslin, de l'Ihérie.) Y a-t-il là l'indice d'une origine com-
mune perdue dans la nuit des temps?
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. i085
Hère coutume par la légende d'Aïlor. Pendant son exil sur la mon-
tagne, ce père des Enskaldunac eut un fils, et la mère, craignant pour
les jours de cet enfant, si elle restait seule auprès de lui, le laissa sous
la garde de son mari pendant qu'elle allait elle-même chercher la nour-
riture nécessaire à toute la famille. Depuis lors, les Basques ont con-
servé cette espèce de cérémonie en souvenir de la rude existence de
leurs premiers parens. On comprend que nous ne saurions admettre
cette explication d'un usage si contraire à nos mœurs, et nous aimons
mieux y voir un reste de cette barbarie qu'on trouve chez tant de peu-
ples sauvages, où l'homme, le guerrier, est tout, et la femme rien.
Les caractères moraux et intellectuels de ces populations répondent
pleinement à leur extérieur. Une propreté vraiment recherchée et qui
frappe surtout chez les Basques français, annonce chez les Euskariens
ce respect de soi-même trop souvent oublié par nos paysans et nos
ouvriers. Le sentiment de l'indépendance, l'amour de leur pays, sont
les deux plus grands mobiles de leur vie. Fiers de leur origine, ils
dédaignent tous leurs voisins espagnols ou français; toutefois les Cas-
tillans et les Galiciens sont plus particulièrement l'objet de leur mé-
pris. Entreprenans, actifs, ils quittent facilement leur patrie, mais
c'est pour y revenir après avoir fait fortune. Capables de se livrer
aux travaux les plus soutenus, ils deviennent promptement d'excel-
lens ouvriers, et cette qualité seule, à une époque industrielle conmie
la nôtre, assure, dans un avenir peut-être prochain, aux provinces
basques espagnoles une prépondérance décisive sur les autres popu-
lations de cet état. Doués d'un esprit vif et pénétrant, ils sont enclins
à la plaisanterie, à la moquerie même. L'instinct de la poésie et de
la musique, favorisé par une langue où les mêmes consonnances
reviennent à chaque instant, est très développé chez eux. Parfois,
dans une fête, les habitans de deux villages se livrent à de véritables
joutes poétiques. Pendant des journées entières, les improvisateurs des
deux camps opposés se défient et se répondent en vers, tantôt parlés,
tantôt chantés sur ces airs nationaux qu'on appelle des sorsicos. Le
moindre événement devient le thème d'une chanson qui court bi(3ntôt
le pays, et c'est là une arme redoutable qui sert à faire justice de bien
des petits méfaits. Par exemple, tout amant trahi ou trompé chan-
sonne sa maîtresse, et de quelque temps celle-ci ne peut sortir de chez
«îllc sans entendre jusqu'au dernier gamin fredonner ses infidélités.
Cette abondance de productions a peut-être son inconvénient. Les nou-
velles venues font oublier les anciennes, et, de plusieurs chansons que
je me suis fait traduire, une seule m'a présenté des caractères d'an-
tiquité. Il faut aujourd'hui aller jusqu'au centre des montagnes pour
trouver quelque vieillard sachant encore ces vieux chants qui datent
de Charlemagne et racontent les antiques traditions des Euskaldunac.
1086 REVUE DES DEUX MONDES.
m.
Sans cesse entouré de Basques pendant près de huit mois, j'avais
peu de peine à recueillir des observations ethnographiques qui s'of-
fraient à moi d'elles-mêmes. Aussi, à Saint-Sébastien comme à Guet-
tary, les rochers et la mer se partageaient mon temps. Spécialement
chargé par le Muséum de recueillir les fossiles encore assez peu con-
nus de ces côtes, je recherchais avec ardeur ces débris, véritables do-
€umens archéologiques laissés à la science par les créations qui nous
précédèrent à la surface du globe. A cet égard, je ne pouvais guère
mieux rencontrer, et, dès les premiers jours de mon arrivée, je pus
espérer de remplir avec succès la mission qui m'était confiée. En pous-
sant des reconnaissances dans les vallées voisines de Saint-Sébastien,
je découvris plusieurs gisemens encore inexplorés. Des végétaux, des
animaux rayonnes, des mollusques vinrent s'entasser dans mes caisses,
et la baie elle-même me fournit quelques-uns de mes plus curieux
échantillons. De ces derniers, il en est un qui mérite une mention
spéciale. Sur une pierre récemment détachée des couches calcaires
de VAntigua, je trouvai le moule parfait d'un annelé gigantesque,
d'un ver qui devait avoir plusieurs pieds de long sur plus d'un pouce
de large. Les parois du corps et de l'intestin, les cloisons membra-
neuses de l'intérieur se distinguaient nettement sur ce fragment de
roche qui prenait à mes yeux toute la valeur qu'une médaille iné-
dite et à fleur de coin peut avoir pour un antiquaire. Malheureuse-
ment ce magnifique exemplaire était scellé dans la maçonnerie d'un
canal public d'assèchement : je ne pouvais faire ici usage de mon
marteau sans une autorisation préalable; mais, grâce à l'activité de
M. Tastu, notre consul, les difficultés furent bientôt levées, et l'ingé-
nieur en chef de la province, M. Peroncelli, vint présider en personne
à l'enlèvement de la précieuse pierre. Aujourd'hui elle fait partie des
collections du Muséum, et chacun peut y reconnaître non-seulemenl
des caractères extérieurs, mais encore des dispositions anatomiques
qui prouvent que, bien des milliers de siècles avant l'apparition de
l'homme, le type des annelés comptait sur notre globe des repré-
sentans fort semblables à ceux d'aujourd'hui (1).
(1) Les annelés tubicoles à tubes solides, comme les serpules, ont laissé un grand
nombre de fossiles; mais il n'en est pas de même des annelés, dont le corps est nu et mou
comme celui des anoélides errantes, des riéaiertes... On comprend qu'il a fallu des cir-
constances toutes particulières pour que la vase durcie par l'action des siècles conservât
leur moule ou leur empreinte. Aussi les fossiles de cette nature ont-ils un grand inté-
rêt. D'ailleurs aucun de ceux qu'on connaissait ne fournissait, je crois, de renseigne-
mens sur l'organisation anatomique des annelés de ces antiques mers. A cet égard,
l'échantillon que j'ai rapporté de Saint Sébastien est peut-être unique. Malheureuse-
ment la roche en est fragile et friable, et le voyage a quelque peu altéré des détails qui se
voyaient auparavant avec la plus entière netteté.
SOUVENIRS d'un naturaliste. 1087
Mes premières courses zoologiques furent assez peu productives. La
mer, comme la terre, a son temps de repos, et, arrivé à Saint-Sébastien
aux débuts de l'hiver, je pus craindre un moment de ne pas trouver
grand sujet d'études. Les roches feuilletées de l'Antigua, les sables et
les vases de l'Urumea me montraient de nombreuses traces du séjour
d'animaux marins; mais les tubes, les galeries étaient vides pour la
plupart. Leurs habitans avaient émigré vers des régions plus pro-
fondes (1). Déjà je tremblais à la pensée de revenir à vide, lorsque,
dans un de ces petits golfes que le port des Passages enfonce comme
autant de digitations entre les montagnes et les collines, je trouvai
des morceaux de bois percés de larges et profondes galeries. Je recon-
nus l'ouvrage des tarets; bientôt je découvris les animaux eux-mêmes,
et dès-lors je fus pleinement rassuré sur l'avenir de ma campagne;
ce n'était pas trop de deux ou trois mois pour étudier à fond ce sin-
gulier et trop célèbre mollusque.
Les tarets sont des mollusques acéphales; ils appartiennent à la même
classe que l'huître, les moules, etc., et pourtant rien de moins sem-
blable au premier coup d'oeil. Qu'on se figure une espèce de ver d'un
blanc légèrement grisâtre, ayant parfois jusqu'à un pied de long sur
six à huit lignes de diamètre, terminé d'un côté par une sorte de tête
arrondie, de l'autre par une sorte de queue bifurquée; tel est l'aspect
que présente un taret sorti de son tube et entièrement développé. La
tête est formée par deux petites valves assez semblables aux deux
moitiés de la coque d'une noisette qu'on aurait profondément échan-
crées. Elles sont immobiles et ne protègent qu'une faible portion du
corps proprement dit. Le foie, les ovaires, sont placés l'un à la suite de
l'autre, bien en arrière de ce rudiment de coquille; les branchies
sont rejetées tout-à-fait à la partie postérieure du corps. Le manteau,
formant une sorte de fourreau charnu, enveloppe tous ces viscères et
se divise ensuite en deux tubes que l'animal allonge ou raccourcit à
volonté. L'un de ces tubes sert à introduire l'eau aérée qui va baigner
les branchies et porter jusqu'à la bouche les molécules organiques
nécessairt s à la nutrition de l'animal; l'autre reporte au dehors cette
eau épuisée qui entraîne en passant les résidus de la digestion. Ainsi,
dans le taret, les organes, au lieu d'être placés à côté les uns des au-
tres, sont disposés les uns derrière les autres. Ce fait seul entraîne dans
leur forme, dans leurs proportions, dans leurs rapports, des modifica-
(1) Ces migratioas des animaux inférieurs sont encore fort peu connues. A diverses
reprises, j'ai pu reconnaître qu'elles étaient aussi rapides et aussi générales que celles
des animaux plus élevés dans l'échelle des êtres. C'est ainsi qu'à la fin d'octobre, sur les
côtes de Normandie, on ne trouve quelquefois pas un seul oursin là où huit jours avant
on les rencontrait par milliers. J'ai fait l'année dernière encore une observation toute
semblable sur une des plus curieuses annélides de nos côtes. On voit que ces rayonnes,
ces annelés, montrent ici autant d'instinct que nos passereaux de monUgne, qui, a l'ap-
proche de l'hiver, abandonnent les hauteurs pour les plaines et les vallées.
1088 REVUE DES DEUX MONDES.
tions profondes. Toutefois cette organisation, fort étrange au premier
abord, est au fond celle de tous les acéphales, et l'anatomiste philo-
sophe saura sans peine y retrouver les caractères essentiels du type
général.'
Avoir cette coquille si mince etsi fragile, ces tissus demi-transparens.
ce corps mou et presque incapable de mouvemens, nul ne soupçonnerait
que le taret puisse être à craindre , et pourtant ce mollusque est pour
l'homme un ennemi des plus redoutables. Les tarets attaquent tous les
bois submergés à peu près comme les larves d'insectes vulgairement
appelés vers attaquent les bois exposés à l'air libre. Qu'on se figure ce
que deviendraient nos arbres, nos meubles, les poutres et les solives
de nos toits rongés par des vers d'un pied de long, et l'on comprendra
les ravages exercés par ces mineurs obscurs dont rien ne trahit le tra-
vail. En quelques mois, en quelques semaines, des planches épaisses,
des madriers de chêne ou de sapin parfaitement intacts en apparence
sont quelquefois vermoulus de telle sorte qu'ils n'offrent plus aucune
résistance, et cèdent au moindre choc. Aussi a-t-on vu des navires
s'ouvrir en pleine mer sous les pieds des marins que rien n'avait avertis
du danger; aussi dans le commencement du dernier siècle, la moitié
de la Hollande faillit-elle périr sous les flots, parce que les pilotis de
toutes ses grandes digues s'étaient rompus à la fois, minés par les
tarets. Pour prévenir à coup sûr le renouvellement de pareils désastres,
on n'a encore trouvé qu'un seul moyen, c'est de revêtir les construc-
tions en bois sous-marines d'une véritable cuirasse de métal. Le dou-
blage en cuivre des vaisseaux a principalement pour but de les protéger
contre l'atteinte des tarets (1). Malheureusement ce procédé est inap-
plicable dans les magasins de bois submergés, et chaque année les chan-
tiers publics ou privés paient h ces mollusques destructeurs un tribut
considérable. De nos jours cependant, la science tient à la disposition
de l'industrie des ressources inconnues à nos pères, et il est, je crois,
très facile de détruire les tarets dans un espace déterminé, par consé-
quent de mettre les chantiers complètement à l'abri de leurs attaques.
Comme presque toutes les applications, celle-ci touche à quelques-uns
des points les plus délicats de la zoologie, elle se rattache à l'étude de
ces fécondations artificielles dont j'ai déjà parlé dans cette Bévue (2),
et quelques détails deviennent ici nécessaires.
Parvenus à l'état adulte, les tarets vivent seulement dans leurs ga-
(1) D'après quelques expériences faites en Angleterre, les bois qui ont long-temps ma-
céré dans une dissolution de sublimé corrosif ne sont plus perforés par les tarets; mais
ce procédé de conservation est beaucoup trop dispendieux pour être appliqué en grand.
On pourrait cependant, ce nous semble, employer des planches minces rendues aussi
inattaquables pour le doublage au moins des petits caboteurs qui fréquentent les ports
infectés par ces mollusques. 11 y aurait certainement économie à les substituer au cuivre.
(2) Livraison du t*' janvier 1849, article intitulé Animaux utiles, — le Hareng,
SOUVE>FRS 1)1 N NATURALISTE. 1089
leries, et celles-ci, tapissées d'une couche calcaire que sécrète ranimai,
ne communiquent jamais entre elles. Cette circonstance avait dû fain*
ranger les tarets parmi les animaux privilégiés qui sont à la fois mâles
et femelles. En efl'et, cette opinion a été généralement admise. Elle
n'est pourtant pas fondée. Ici comme dans bien d'autres cas, la nature
a résolu le problème à l'inverse de nos prévisions. Malgré leur vie de
cénobite, les tarets ont les sexes séparés. A ime époque varial)le, selon
les espèces (1), les femelles émettent leurs œufs, et ceux-ci s'arrêtent
dans les replis de l'organe respiratoire. C'est dans ce singulier nid que
les petits naissent et vivent pendant quelque temps sous une forme
bien ditï'érente de celle qu'ils auront un jour. Au moment de subir
leur dernière métamorphose, ces jeunes tarets quittent la branchie de
leur mère, vont se fixer sur le premier morceau de bois venu, com-
mencent leurs galeries, et à partir de ce moment, ils sont à l'abri
de toute attaque. Il faut donc les détruire avant cette époque, ou. ce
qui est à la fois plus sûr et plus économique, il faut les empêcher de
naître. Pour atteindre ce but, il suffit de dissoudre dans l'eau que res-
pirent les mères une quantité infiniment petite d'un sel de mercure de
plomb ou de cuivre.
En efl'et, on sait que l'œuf, ou élément femelle fourni par la mère, a
besoin, pour se développer, d'être fécondé, c'est-à-dire d'être mis en
contact avec un élément particulier venant du mâle. Chez tous les ani-
maux étudiés jusqu'à ce jour, cet élément fécondateur, examiné au mi-
croscope, s'est montré composé de la même manière. Dans un liquide
parfaitement transparent, on voit se mouvoir de petits corps très sin-
guliers, ayant comme une tête plus ou moins arrondie et une longue
queue qui leur sert à nager avec beaucoup de rapidité. Soumis a l'ac-
tion de divers agens, ces corpuscules se conduisent comme les infusoires.
On les empoisonne avec les substances vénéneuses : on les foudroie
avec l'étincelle électrique. Séduits par ces expériences, les premiers ob-
servateurs virent en eux de véritables animaux, et, à raison de leur pe-
titesse, les appelèrent du nom à:ammalcules associé à un adjectif qui
indiquait leur origine (2). Des recherches plus approfondies nous ont
donné aujourd'hui des idées plus justes sur leur véritable nature. Ces
petits corps sont produits par des organes spéciaux tout comme les
simples granulations si abondantes dans les liquides des êtres vivans.
(1) On a cru long-temps, et quelques naturalistes semblent croire encore que nos
mers ne possèdent qu'une seule espèce de taret. C'est là une erreur b.en ev.dente Aux
Passages, je trouvai deux espèces parfaitement distinctes. La ponte de 1 une ela.t ter-
minée vers la fin d'octobre, et je ne trouvais dans ses branchies que des 'a"" déjà
mobiles. L'autre doit pondre au printemps, car pendant tout l'hiver j a. trouve des œufs
dans les femelles et du liquide fécondateur dans les maies.
(2) Bien que cette expression A^animalcules soit inexacte, nou' continuerons à l em-
ployer pour éviter de nous servir d'un mot par trop technique.
TOME T.
1090 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce sont en quelque sorte des organes, mais des organes chargés de
remplir leurs fonctions hors des individus dont ils émanent, et qui re-
çoivent dans ce but une certaine part de vitalité qui leur permet de
vivre et de se mouvoir pendant quelque temps à peu près comme le
fait la queue d'un lézard séparée du tronc. Ces corpuscules sont les
instrumens immédiats de la fécondation; c'est à eux, et à eux seuls,
qu'est confié l'accomplissement de l'acte qui assure la conservation
de presque toutes les espèces animales. Arrêter leurs mouvemens par
un moyen quelconque , les tuer, c'est enlever au liquide qui les ren-
ferme toute sa mystérieuse puissance. Or, chez les tarets, les mâles
émettent au hasard leur liquide fécondateur; les animalcules dissémi-
nés dans la masse d'eau environnante sont entraînés par les courans,
et toujours quelques-uns d'entre eux, pénétrant dans les branchies des
femelles, y rencontrent les œufs et les vivifient par leur contact. Tuer
ces animalcules avant qu'ils aient atteint les œufs, c'est empêcher à
coup sûr le développement de ceux-ci. Eh bien! par des expériences
répétées, je me suis assuré que un vingt millionième de dissolution
mercurielle versé dans l'eau où s'agitent [)ar myriades des animalcules
de taret suffit pour les rendre tous immobiles en deux heures de temps»
Un deux millionième de dissolution produit le même effet en quarante
minutes, et cette eau, qui auparavant jouissait à un très haut degré du
pouvoir fécondateur, en est ainsi entièrement dépouillée. Sans présen-
ter la même énergie, les sels de cuivre et de plomb ont la même pro-
priété. Pour préserver les bois de nos chantiers marins, il n'y a donc
qu'à les placer dans des bassins où l'on jettera de temps en temps
quelques poignées de ces diverses substances. Toute fécondation sera
ainsi arrêtée, et les œufs périront sans se développer. La suppression
des pertes annuelles occasionnées par les tarets cou^vrira bien vite et
au-delà les premiers frais d'installation (2).
Les hermelles de Guettary, les tarets de Saint-Sébastien, se prêtaient
admirablement à l'emploi des fécondations artificielles. Pour avoir
une couvée de trente à quarante mille œufs, il me suffisait d'ouvrir
un mâle et quatre à cinq femelles et de les vider dans un vase plein
d'eau de mer. Cet accouchement forcé ne nuisait nullement au succès
de l'expérience. En quelques instans, le mystère était accompli , le
travail vital commençait, et, au bout de quinze à dix-huit heures,
chaque œuf était devenu une larve agile qui nageait en tous sens.
Armé du microscope, j'ai suivi bien souvent la succession des phéno-
(1) Ces premiers frais, se bornant à l'établissement d'un mur d'enceinte, seraient évi-
demment peu considérabfes. On comprend d'ailleurs que je ne puis entrer ici dans les
détails pratiques. Si dans l'application en grand tout se passait comme dans mes expé—
^ rienoes, av.e livre de suiblimé ou deux livres d'aeétate de plomb suffiraient pour détruire
tous les animalcules contenus dans 20,000 mètres cubes d'eau; mais il e«t, probable que
cette proportion déviait être ausrmentée.
SOUVENIRS d'L'N NATURALISTE. t09l
mènes qui amenaient ce merveilleux résultat, et, tandis (pie mon œil
épiait les moindres modifications appréciables, tandis que ma main
ébauchait ou terminait les dessins destinés à les reproduire, je sentais
se presser dans mon esprit toutes les grandes questions de philosophie'
naturelle que soulève l'embryogénie. Tracer ici le tableau complut
des problèmes posés ou résolus par cette étude serait et trop difficile
et trop long. Arrêtons-nous à ceux qui surgissent tout d'abord d(;vant
les premiers rudimcns d'une organisation (jui commence. Demandons-
nous d'où vient le germe du nouvel être, quelle loi générale préside à
son développement, quel est le rôle probable des deux élémens qui,
presque toujours, interviennent pour assurer la perpétuité des espèces,
et gardons-nous bien dans cette recherche de séparer les plantes des
animaux; car, dans les deux règnes, la matière brute, mise en œuvre
par la vie, s'élève jusqu'à l'organisation sous l'empire des mêmes lois. '
Tout être vivant vient d'un œuf, — omne vivum ex ovo, — a dit je
ne sais lequel de nos prédécesseurs. S'il fallait entendre par ce mot
quelque chose de toujours identique et plus ou moins semblable à
l'œuf de poule, la fausseté de cet aphorisme serait évidente. Le végétal
se multiplie par graines, par bourgeons, par bulbilles, par boutures...;
les animaux nous présentent des faits tout pareils. Prenez une de ces
hydres d'eau douce si communes dans nos étangs, coupez-la par
morceaux, et, au bout de quelques jours, chaque fragment sera re-
devenu une hydre complète. Observez-la dans un vase où vous aurea
jeté pour la nourrir des larves d'insecte ou des nais, et vous la verrez
tantôt pondre des œufs recouverts d'une coque solide, tantôt pousser
des boutons qui grandissent, s'organisent de plus en plus et devien-
nent bientôt une petite hydre pourvue de tous ses organes. D'abord
adhérente à la mère et en communication directe avec elle, celte nou-
velle venue vit tout-à-fait en parasite; elle est comme un lanseau trop
jeune qui tire toute sa nourriture du tronc. Au bout de (pielques
jours, quand la bouche est ouverte, quand les bras se sont allongés,
la petite hydre fait la chasse de son côté et conh-ibue à l'entretien
général : c'est le rameau dont les feuilles plus développées puisent
dans l'atmosphère leur part de principes nutritifs. Celui-ci, il est vrai,
ne quitte jamais la tige qui lui donne naissance; l'hydre, au contraire,
devenue assez forte, se sépare du corps qui l'a nourrie, et mené a son
tour une vie entièrement indépendante. . , x, i
Entre la graine proprement dite qui reproduit le végétal et le bour-
geon qui se développe en rameau, on trouve chez certaines plantes
une espèce d'intermédiaire : c'est le bulbUle. Celui-ci ressemble aii
bourgeon ordinaire par sa composition; mais, comme la graine, ii
peut se détacher du végétal, se développer isolement et ^^^^^' ^^''l
sance à un nouvel individu. Eh bien! les animaux nous montrent de
même des corps reproducteurs qui tiennent à la fois du bouton par
1092 REVUE DES DEUX MONDES.
leur structure, de i œuf par leurs fonctions. Examinez avec moi ces
aynhydres, espèce de polypes que j'ai trouvée le long de nos côtes de
la Manche. Sur quelque vieille coquille abandonnée, vous voyez s'é-
tendre une couche assez mince de substance charnue, hérissée de
petits mamelons et soutenue par un lascis de matière cornée : c'est le
polypier, véritable corps commun auquel tient toute la colonie. Les
animaux, fort semblables aux hydres d'eau douce, ont un corps allongé,
terminé par une bouche qu'entourent six ou huit tentacules mobiles,
remplissant les fonctions de bras et de mains. Des canaux étroits, for-
mant un réseau , vont d'un individu à l'autre, et mettent en commu-
nication toutes les cavités digestives, de telle sorte que la nourriture
prise par chaque polype profite directement à la communauté entière.
Cet étrange animal se multiplie de trois manières différentes. Du po-
lypier charnu, dont nous avons parlé, s'élèvent des bourgeons (jui
croissent et s'organisent à la façon de ceux de l'hydre, mais sans
abandonner jamais le lieu de leur naissance; dans l'épaisseur du même
polypier se développent des œufs proprement dits; enfin , un certain
nombre d'individus sont chargés d'engendrer de véritables bulbilles,
et, comme si c'était assez pour eux que de remplir cette fonction, iîs
n'ont ni bras ni bouche, et sont nourris par leurs voisins. Les bour-
geons ovoïdes qui naissent sur leur corps se détachent à certaines^
époques et sont entraînés par les courans. Beaucoup périssent sans
doute, mais ceux qui rencontrent un lieu favorable se fixent, s'allon-
gent, et, en quelques jours, donnent naissance à un polype, ([ui, d'a-
bord isolé, devient à son tour la souche d'une nouvelle colonie.
On le voit, entre la graine et le bourgeon végétal, entre l'œuf et le
bourgeon animal, la différence n'est pas aussi profonde qu'on pourrait
le croire d'abord. Dans les deux règnes, le bulbille sert d'intermé-
diaire. Pour désigner ces divers corps reproducteurs, employons donc
un terme plus général, et nous pourrons les définir d'une manière
plus précise. Le bourgeon est un germe qui, pour se développer, a
besoin d'adhérer au parent, lequel ne mérite ici, en réalité, ni le nom
de mâle ni celui de femelle; le bulbille est un germe qui se détaclu;
du parent et se développe sans fécondation; l'œuf est un germe qui ,
pour se développer, exige le concours des deux sexes et se détache du
parent (l). Tout être vivant provient d'un germe existant avant lui :
telle est la véritable traduction qu'il faut donner de la phrase latinci
citée plus haut.
Rappeler ici tout ce qui a été dit sur l'origine, la nature, le mode
de développement de ces germes, serait chose impossible. L'absurde
(1) On sait aujourd'hui que les animaux vivipares proviennent d'un œuf aussi bien
que les animaux ovipwes. La seule différence existant entre ces deux modes de dévelop-
pement c insiste en ce que. dans le premier cas, l'œuf détaché de l'ovaire se développe dans
* inlériour tic la nièio. L'homme lui-mèrne i.'échappe pas à cette loi.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1093
et l'incompréhensible se rencontrent à chaque instant dans la plupart
de ces rêveries, dont le plus petit nombre méritent à peine le nom
d'hypothèse ou de système. Pour donner une idée générale des concep-
tions de l'esprit humain sur ce point, nous ramènerons à trois doc-
trines fondamentales ce qu'ont écrit les hommes les plus justement
célèbres, ceux qui ont au moins cherché à mettre d'accord leurs théo-
ries et la science du temps. Nous distinguerons la doctrine de Vévolu-
tion, celle de Vaccolement, celle de l'épigénèse.
D'après le système de l'évolution, les germes sont aussi anciens que
le monde lui-même; en d'autres termes, Dieu, en formant l'univers, a
créé à la fois tous les êtres organisés qui devaient le peupler jusqu'à la
fin des temps. Chacun de ces germes est en raccourci, soit une plante
complète avec ses racines, son tronc, ses branches, ses feuilles, soit un
animal parfait, auquel il ne manque rien, pas même un poil ou une
plume. Placée dans des conditions favorables, cette espèce de minia-
ture animée grandit, il est vrai; jamais elle n'ajoute la moindre partie
nouvelle à celles qu'elle possède depuis la création du monde. Jusque-
là les évolutionistes sont à peu près unanimes, mais l'accord dispa-
raît quand il s'agit d'expliquer la répartition actuelle de ces germes.
Les uns, comme Bonnet, le célèbre naturaliste genevois, veulent que
les germes infiniment petits et indestructibles de leur nature soient
répandus partout. Us les voient circuler dans la sève des arbres, dans
le sang des animaux, prêts à se développer en tout ou en partie,
soit pour donner naissance à un embryon, soit pour reproduire quel-
que organe perdu par l'être vivant qui les renferme. Le jeune oiseau,
le petit mammifère, sont des germes qui subissent une évolution com-
plète; la patte d'écrevisse qui repousse après avoir été arrachée, la tète
ou la queue d'un lombric qui se reproduisent après avoir été tran-
chées, sont la patte, la tête, la queue d'autant de germes qui profitent
de l'occasion pour développer une portion de leur être, tandis que le
reste demeure à l'état rudimentaire. D'autres évolutionistes, et parmi
eux nous plaçons avec regret le grand Haller et Guvier lui-même, ad-
mettent que les germes ne se trouvent que dans certains organes. Or,
comme un germe ne peut renfermer ses descendans que dans l'organe
où il était lui-même contenu par ses ascendans, il résulte de cette pre-
mière donnée que les germes de toutes les générations passées, pré-
sentes et futures ont été et sont encore contenus'les uns dans les
autres par emboîtement. Dans cette hypothèse, un ammal est une es-
pèce de boîte d'escamoteur, et, quand un individu nouveau vient a
naître, c'est tout simplement qu'un des doubles fonds de la boite a ete
enlevé. Pour réfuter de semblables idées, il suffit aujourd hui de les
énoncer. i i • a^ v.^^
La doctrine de BufTon, celle que nous appellerons doctrine de 1 ac-
cotement, n'est guère plus rationnelle. D'après cet illustre naturaliste,
i09i REVUE DES DEUX MONDES.
il existe dans la nature une matière primitive commune aux animaint
et aux végétaux. Cette matière est composée de particules organique»
vivantes, incorruptibles et toujours actives. Ces particules universel-
lement répandues servent à la nutrition et à l'accroissement; le sur-
plus de ce qui est nécessaire pour atteindre ce résultat est envoyé de
toutes les parties du corps dans certains organes spécialement destinés
à servir de magasin. Quand ces molécules sont déposées dans un lieu
convenable, il se fait une sorte de triage. Toutes celles qui viennent,
soit du pied, soit de la main, s'attirent réciproquement et s'agrègent
en conservant l'ordre qu'elles occupaient auparavant. Par conséquent,
elles reproduisent en petit le moM/e m/enewr dont elles faisaient partie.
On voit que dans cette hypothèse le nouvel être ne peut se former qu'à
l'aide de matériaux fournis immédiatement par chacun des organes
du parent, et que par conséquent un père et une mère manchots ne
pourraient pas avoir d'enfans possédant leurs deux bras. Cette objec-
tion que le bon sens indique n'a pas empêché les idées de Buifon d'être
adoptées ou reproduites de nos jours encore avec quelques modifica-
tions par des hommes éminens. Oken, entre autres, le patriarche des
philosophes de la nature, admet un mucilage primitif {}) fort semblable
à la matière primitive du naturaliste français, et assigne aux infu-
soires un rôle à peu près identique à celui des molécules organiques.
Pour lui, tous les êtres vivans ne sont que des agrégats de monades
enchaînées les unes aux autres par un arcliitype qui donne ou im-
prime la forme, et si celles-ci semblent naître dans ks infusions ani-
males ou végétales, c'est qu'elles sont remises en liberté.
Dans la doctrine de l'épigénèse, presque universellement admise
aujourd'hui, les premiers rudimens de l'être vivant se forment de
toutes pièces, et l'organisme se complète par des additions successives.
Hippocrate, ce génie si juste et si droit, a déjà résumé clairement cet
ensemble d'idées, lorsque, parlant de la formation de l'homme, il com-
pare le fœtus à un arbre, et les membres ou les viscères à des bran-
ches, à des rameaux qui viennent successivement s'ajouter à la tige.
Dans cette doctrine, chaque naissance est en quelque sorte une créa-
tion, chaque individu nouveau est vraiment un produit de l'individu
qui l'engendre. Mais lequel des deux du père ou de la mère est le vé-
ritahle parent? Le vulgaire a-t-il raison de croire que le poulet a son
origine dans le sein de la poule, la datte dans la fleur du dattier fe-
melle (2)? Bon nombre de naturalistes, égarés par l'esprit de système
ou par des observations imparfaites, ont répondu : Non. A les en croire,
le mâle est seul chargé de la préparation du germe. Le futur embryon,
(1) Traduction littérale du mol Urschleim.
(2) Rappelons ici que, chez les dattiers comme chez bien d'autres plantes, les sexes
sont sépares, et que pour féconder les individus femelles on secoue sur leurs fleurs des
bouquets de fleurs mâles.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 109o
c'est un animalcule ou un grain de pollen qui pénètre dans l'ovule,
soit animal, soit végétal, et qui se développe dans cette espèce de nid.
Pour eux, la femelle est entièrement passive, et n'est pour ainsi dire
qu'une espèce de serre chaude ou une machine à couver plus parfaite, il
est vrai, que le four des Égyptiens ou nos couveuses de fer-blanc (l).
Des observations plus précises, des métliodes plus sévères, ont fait
justice de ces dernières erreurs. Après avoir trop long-temps cberché
à suppléer par l'imagination à ce que leur refusait la science, après
avoir voulu expliquer ce qu'on n'explique pas, les embryogénistes eu
reviennent, de nos jours, à l'expérience seule. Eh bien! celle-ci nous
apprend que dans les deux règnes l'épigénèse, ou formation successive,
est la grande loi qui préside non-seulement au développement, mais
encore à l'organisation même des germes. Bourgeons, bulbilles, œufs
ou graines, tous ces corps reproducteurs naissent d'un indi\idu déjà
existant, qui les fabrique de sa propre substance, sous l'influence de
la vie et par suite de phénomènes de nutrition et de sécrétion sem-
blables à ceux d'où résultent tous les autres produits de l'organisme.
D'abord imparfaits, ces germes se complètent successivement, et ne
deviennent aptes à remplir leurs importantes fonctions qu'après être
parvenus à maturité. Les uns, comme nous l'avons dit plus haut, pos-
sèdent en eux-mêmes toute l'activité vitale nécessaire à leur dévelop-
pement: il n'y a alors, à proprement parler, ni père ni mère; d'autres,
au contraire, ont besoin de l'intervention d'un agent spécial, et alors
seulement apparaît la distinction des sexes qui, tous deux, concourent
activement à la reproduction de leur espèce. Dans la plante comme dans
l'animal, la femelle sécrète un germe qui devra être fécondé; le mâle
produit un liquide fécondateur. Du contact de ces deux élémens ré-
sulte l'apparition d'un nouvel être. Quel est donc le rôle qui revient à
chacun d'eux dans l'accomplissement de cet acte?
Animal ou végétal, le bourgeon est vivant, puisqu'il n'est qu'une
partie de la mère. Animal ou végétal, le bulbille est vivant, puisque,
séparé de la mère, il croît et se développe. La graine, l'œuf fécondé,
sont également vivans. quoique l'un et l'autre puissent présenter, pen-
dant un laps de temps plus ou moins considérable, les a|iparences d'une
matière inerte. L'œuf que vous conservez pour les besoins du ménajge
est-il mort? Non; car, placé sous la poule couveuse, il donnera nais-
sance à un poulet. Les céréales trouvées dans les tombeaux du Thèbes
par les savans de l'expédition d'Egypte étaient-elles mortes? Non; car,
jetées en terre, elles ont germé et reproduit leurs parens disparus de-
puis trente ou quarante siècles. Dans les deux cas, la vie était à l'état
latent : elle attendait, pour se manifester, un concours de circon-
(1) On sait qi»€ les œufs d'oiseaux peuvent èlre couvés artificiellement, et que les Égyp-
tiens einplpj aient des fours construits d'une manière particulière pour faire éclore à la fois
un grand iioaibie de poulets.
1096 REVUE DES DEUX MONDES.
stances favorables. Comme celle des individus adultes, la vie des germes
a ses bornes, qui varient selon les espèces. Troj) long-temps conservé,
l'œuf entre en décomposition, et certaines semences perdent assez
promptement la faculté de germer. Mais cette vie de l'élément femelle
lui appartient-elle en propre? L'œuf non fécondé est-il déjà organisé et
vivant, ou bien l'élément iiiâle a-t-il agi comme le flambeau de Pro-
méthée? a-t-il vraiment vivifié une matière jusque-là inerte? Ce qui
se passe chez les hermelles nous permet de résoudre cette curieuse
question au moins pour les animaux.
Au sortir du corps de la mère, l'œuf de ces annélides se compose,
comme tout œuf complet, de quatre parties distinctes, savoir : d'un
jaune ou vitellus, d'une vésicule germinative ou vésicule de Puikinje,
placée dans l'intérieur du jaune; d'une tache germinative ou tache de
Wagner renfermée dans la vésicule; enfin d'une membrane très fine
qui enveloppe le tout (1). La tache et la vésicule sont deux petits glo-
bules transparens. Le jaune est formé de granulations opaques très
fines réunies par une gangue parfaitement diaphane. Plongez un de
ces œufs dans l'eau de mer où nagent quelques animalcules féconda-
teurs, et, après quelques instans d'immersion, vous le verrez devenir
le siège d'un travail que l'on suit aisément au microscope. Une force
mystérieuse semble pétrir en tous sens ses élémens pour les mélanger
l'un à l'autre. Le jaune éprouve des mouvemens alternatifs de con-
traction et d'expansion; la tache, la vésicule, disparaissent successive-
ment; un globule transparent s'échappe du milieu du vitellus, et alors
commence le singulier phénomène découvert par MM. Prévost et Du-
mas (2). Un sillon circulaire se creuse autour du vitellus, qui se par-
tage spontanément, d'abord en deux, puis en quatre, et va se subdi-
visant ainsi successivement jusqu'à n'être plus composé que de très
petits globules. A mesure que ce fractionnement avance, les granu-
lations opaques du vitellus diminuent, puis disparaissent. La masse
entière prend l'aspect des jeunes tissus. A cette époque, on ne tarde pas
à voir s'élever quelques petits filamens, d'abord immobiles, qui bien-
tôt s'agitent et frappent le liquide à coups saccadés. Ces filamens se
multiplient de plus en plus. Alors la jeune hermelle, après s'être ba-
lancée quelque temps comme pour essayer ses organes naissans, quitte
tout à coup le plan solide qui la portait et s'élance dans le liquide sous
la forme d'une petite larve irrégulièrement sphérique, entièrement
hérissée de cils vibratiles.
Tels sont en résumé les phénomènes que présente l'œuf fécondé des
(1) On sait que dans les œufs d'oiseau, par exemple, le blanc ou albumen et la coque
ne sont que des parties accessoires.
(2) Le fractionnement du vitellus découvert par ces physiologistes dans l'œuf des gre-
nouilles a été depuis retrouvé chez tous les animaux qu'on a étudiés dans des conditions
favorables.
SOUVENIRS d'un NATURALISTE. 1097
hermelles. En douze, quinze heures au plus, cet œuf est transformé en
un animal qui nage, s'arrête et se dirige en donnant des signes évidens
de spontanéité. Le même œuf, abandonné dans le liquide et sans con-
tact avec l'élément fécondateur, se décompose au bout d'environ qua-
rante à cinquante heures; mais qu'on ne croie pas qu'il reste inaclif pour
cela. Le travail caractéristique des premières phases du développement
se manifeste chez lui aussi bien que dans l'œuf fécondé. Le jaune se
dilate et se contracte; la tache, la vésicule, disparaissent; le vitellus se
fractionne et s'éclaircit. Pendant les premières heures, il est presque
impossible de distinguer l'un de l'autre un œuf fécondé et celui qui
ne l'est pas. Chez ce dernier cependant , les mouvemens sont de plus
en plus rapides, de moins en moins réguliers, et, au lieu d'aboutir à
l'organisation d'un nouvel être, ils ont pour résultat la destruction du
germe; mais prenez quelques-uns de ces œufs déjà avancés et qu'on
croirait prêts à se dissoudre, mettez-les en contact avec des animal-
cules fécondans; bientôt les mouvemens se ralentiront, se régularise-
ront, et des œufs de trente-neuf heures vous donneront parfois de
nombreux essaims de larves. Ces faits, que j'ai bien des fois vérifiés,
me paraissent aussi décisifs que possible. Ils nous apprennent que les
mouvemens dont l'œuf devient le siège immédiatement après la ponte
sont entièrement indépendans de la fécondation. La disparition de la
tache et de la vésicule germinatrice, les oscillations du jaune et son
fractionnement sont, dans l'élément femelle isolé, autant de signes d'une
activité propre, d'une vie qui lui appartient. Quand ces mouvemens
s'arrêtent, quand l'œuf se décompose, c'est qu'il vient de mourir.
Ainsi les animalcules fécondateurs, en s'isolant du père, emportent
avec eux une certaine somme de vitalité. De même, en se séparant de
la mère, les œufs possèdent une vie propre et individuelle. Chez les œufs,
même non fécondés, cette vie se manifeste par des mouvemens spontanés
et caractéristiques, tout comme on l'observe chez les animalcules. Chez
ces derniers, la vie s'épuise constamment au bout d'un temps assez
court; il en est exactement de même pour les œufs non fécondés. Dans
les œufs fécondés, au contraire, les mouvemens vitaux se prolongent et
aboutissent à l'organisation complète d'un être vivant. Le contact des
animalcules a donc pour but non pas de donner ou de réveiller une y ie
qui existe déjà dans l'œuf et qui se manifeste par des phénomènes ap-
préciables, mais bien de régulariser l'exercice de cette force et d'en as-
surer ainsi la durée (1).
(1) Plusieurs naturalistes avaient entrevu les mouvemens qUe présentent les œufs non
lécondés; mais, préoccupés de Tidée que rélément mâle était nécessaire pour vivifier le
germe, ils avaient regardé ces mouvemens comme dus à un commencement de putré-
faction. C'est surtout à cette croyance que répond l'expérience que nous avons citée plu
haut. Il est évident que des œufs d.jà atteints jusque dans leur composition chtmiqiie
1098 REYUE DES DEUX MONDES.
Sous l'influence delà fécondation, l'œuf de la hermelle, celui du ta-
ret, se changent en animal, et cela de toutes pièces. Leur niasse entière
se transforme en tissu; leur membrane extérieure devient la peau du
nouvel être. Certes, il y a là métamorphose dans le sens le plus rigou-
reux de ce mot, et comme des phénomènes plus ou moins semblables
à ceux dont nous venons d'esquisser le tableau se passent chez toutes
les espèces ovipares et vivipares, comme les bourgeons et les bulbilles
nous présenteraient des faits analogues, il en résulte que cette expres-
sion proscrite par les évolutionistes devrait au contraire être généra-
lisée et appliquée au développement de tous les êtres vivans. L'em-
bryogénie pourrait, à proprement parler, être définie ta science des
métamorphoses. Ce dernier mot prendrait ici un sens général et désigne-
rait la succession des faits épigénétiques qui font du germe un végé-
tal ou un animal parfait. Toutefois on ne l'a guère appliqué jusqu'ici
qu'à des modifications très apparentes subies par certains animaux
après leur sortie de l'œuf, et nous nous conformerons à l'usage. Même
dans cette acception restreinte, les métamorphoses sont un fait beau-
coup plus commun qu'on ne l'avait cru. Long-temps on les a regar-
dées comme caractérisant pour ainsi dire la classe des insectes et le
groupe des reptiles batraciens (1). Aujourd'hui, on les retrouve chez
un grand nombre d'annelés, chez la plupart des mollusques; on les
découvrira peut-être chez tous les rayonnes, et, à mesure que ce phé-
nomène remarquable apparaît dans des types plus nombreux et plus
■variés, il se montre de plus en plus sous des jours tout nouveaux.
Par exemple, on croyait que les métamorphoses avaient toujours pour
but d'élever l'organisme à un état plus parfait. Il en est ainsi pour le
têtard devenu grenouille, pour la chenille changée en papillon; mais
souvent le résultat est précisément inverse. Par le fait même de la
métamorphose, l'organisme se dégrade, et l'animal adulie n'a plus que
des facultés inférieures à sa larve. Ici le papillon semble devenir chry-
salide {%.
Voyons ce qui se passe chez le taret. La larve, d'abord à peu près
sphérique et entièrement couverte de cils vibratiles, ressemble à un
très petit hérisson dont chaque épine serait un organe de natation.
Elle nage en tous sens avec une agilité extrême, et ce premier état
dure environ un jour et demi. Vers cette époque, la peau extérieure
n'auraient pu se réorganiser pour donner naissance à des larves. Au reste , depuis que
j'ai f.iit connaître ces recherches, les résultats en ont été confirmés par divers obser-
vateurs.
(1) Grenouilles, salamandres... Ces animaux sont les seuls appartenant au type des
▼ertébrés qui présentent de véritables métamorphoses.
[2) M. Edwards a proposé de désigner par l'expression de types récurrens ces ani-
maux, chez lesquels les progrès mêmes du développement ont pour résultat l'abaissement
organique de l'individu.
SOUVENIRS d'lN NATURALISTE. 1 ()•)«>
se fend, s'encroûte de sels calcaires, et devient une coquille d'abord
ovale, puis triangulaire, et enfin à peu près sphérique. Pendant la
formation de la coquille, les cils vibratiles ont disparu; mais le petit
animal n'est pas pour cela condamné à l'inaction. A mesure que
les cils extérieurs diminuent, on voit apparaître et se développer un
bourrelet également cilié qui s'élargit et s'étend de manière à figurer
une grande collerette garnie de franges. Ce nouvel organe de loco-
motion peut se cacher en entier dans la coquille ou bien se déployer
au dehors, et agir alors à peu près comme une roue de bateau à va-
peur. Grâce à cet appareil, la jeune larve continue à nager avec au-
tant de facilité que dans son premier âge; mais elle a acquis, en outre,
un organe qui lui sert à marcher sur un plan résistant, à s'élever, par
exemple, le long des parois d'un vase de verre. C'est une sorte de pied
charnu assez semblable à une longue langue très mobile qui s'allonge
et se raccourcit à volonté. La larve du taret possède, en outre, des or-
ganes auditifs pareils à ceux de plusieurs autres mollusques, et des
yeux analogues à ceux de certaines annélides. Pendant cette période
de son existence, notre mollusque jouit donc à un haut degré des fa-
cultés caractéristiques de l'être animal; il se meut, et il est en relation
avec le monde extérieur par des appareils spéciaux. Eh bien ! vienne
une dernière métamorphose, ce même taret va perdre ses organes de
mouvemens et de sensations, et devenir une espèce de masse inerte
où la vie végétative remplace presque entièrement la spontanéité active
de l'animal.
Si je ne suis pas resté trop au-dessous de ma tâche, le lecteur, même
le plus étranger aux sciences zoologiques, doit comprendre à présent
l'attrait qui s'attache à ces recherches d'embryogénie. La naissance et
le développement d'un germe, les métamorphoses de l'être qui lui doit
l'existence, sont un des spectacles les plus propres à captiver quiconque
sait penser et sentir. A eux seuls, les faits bruts ont souvent un intérêt
immense par les questions qu'ils soulèvent ou qu'ils résolvent; mais,
au-delà des modifications de la forme, des transformations de la ma-
tière, il est impossible de ne pas reconnaître quelque chose de supé-
rieur. Partout, dans ces phénomènes, la vie apparaît £omme une force
distincte agissant dans un but spécial que ne sauraient atteindre les
autres agens, faisant naître les germes, les façonnant chacun selon sou
espèce, et, toujours une dans son essence, mais mfinie dans ses mani-
festations jetant sur la matière inorganique et mortelc riche manteau
de la création organisée. Celte force, nous la reconnaissons a ses effiOs;
nous ne saurons sans doute jamais sa nature. La est certainement 1*.
plus profond des mystères de ce monde; au-delà de cette cause pre-
mière il n'y a plus que la cause des causes, il n'y a plus que Dieu.
A. DE Quatre*' AGES.
LA RUSSIE
ET
LA CRISE EUROPEENNE.
I. Les Slaves, par Adam Mickiewicz, 5 vol. in-8o, Paris. — II. Le Patulavisme, par le comte
Adam Gurowski, i vol. in-8o, Florence. — III. La Russie en présence de la crise européenne,
par M. Tourgueneff, in-8o, Paris. — IV. Paroles d'un Prêtre ruthénien aux Slaves sur te
slavisme, in-8o, Paris. — V. L'Europe révolutionnaire, par Ivan Golowine, 1 vol. in-8o,
Paris. — VI. Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les Institutions
morales de la Russie, par le baron Auguste de Haxthausen , 2 vol. in-8o, Hanovre. — VII. Le
Protectorat du Csar, par i. R., in-8o, Paris.
Si l'on voulait approfondir l'esprit et les institutions de la Russie, ce
ne pourrait être l'œuvre d'un jour. Ce pays, on peut le dire, est un
monde inconnu, d'un accès difficile; une haute barrière nous en sé-
pare. Je parle moins des lois sévères qui en gardent l'entrée, et de la
surveillance dont l'observateur y est trop souvent entouré, que de l'o-
riginalité des mœurs et des idées, de la singularité des principes qui
distinguent la vie sociale et politique des Russes de celle des peuples
occidentaux. Aujourd'hui cependant il ne nous est plus permis de né-
gliger l'étude de celte civilisation, de cette pohtique russes, restées
long-temps, pour nous, à l'état de problèmes. Le gouvernement russe
est entré dans des rapports nouveaux avec l'Europe, et il convient de
rechercher, d'une part, quelle idée nous devons avoir de sa force; de
l'autre, ce que l'Europe peut en espérer ou en redouter.
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. UOI
Si l'attitude du cabinet russe inspire à quelques esprits une confiance
excessive, elle excite, en revanche, bien des craintes légitimes ou dé-
placées. Que la Russie joue aujourd'hui en Europe un rôle très influent,
qu'elle y exerce une grande autorité morale, certes on ne peut le con-
tester. Sans doute, son état de civilisation ne semble point répondre a
toutes ses ambitions politiques, et cependant, au milieu des calamités
dont l'Occident est frappé, la Russie ne semble-t-elle pas contempler
avec la sérénité du sage les agitations stériles de nos sociétés vieil-
lies? Bien mieux; elle fait avec aisance la critique de nos libertés
sans règle, de notre philosophie sans issue. Il n'est pas jusqu'à nos
<3glises dont elle ne signale la décadence et ne prétende redresser l'es-
prit. Écoutez quelques-uns de ses écrivains; elle se prépare, avec ses
populations jeunes et religieuses, à succéder au vieux monde, épuisé
de sentimens et d'idées. Qu'est-ce à dire, sinon que la Russie prétend
au rôle de puissance conservatrice, et se vante d'être plus apte à le rem-
plir qu'aucun autre état en Europe?
Sans nul doute, s'il était en ce moment un pays qui eût conservé
le vrai dépôt des grandes notions politiques, sociales et religieuses;
s'il existait une nation assez sainement organisée pour être heureuse
et libre sous un pouvoir fort et respecté; si, à défaut d'un modèle
de sagesse dans ses lois civiles et dans les principes fondamentaux
de son gouvernement, elle pouvait du moins présenter aux cabinets
conservateurs la garantie d'un concours diplomatique à la fois sincère
et désintéressé, ce serait, pour les amis de l'ordre, aux prises avec des
difficultés sans cesse renaissantes, une consolation et une garantie
qu'ils ne devraient point dédaigner.
11 est certain que la société et le pouvoir sont fondés en Russie sur
des bases imposantes, que la hiérarchie y est fortement assise, et que
dans aucun temps, sous aucun climat, l'autorité souveraine ne fut plus
profondément respectée. Cependant cette puissante autorité, de qui
tout dépend, n'est point restée à l'abri des atteintes de l'esprit du jour.
Pourquoi ?— Parce qu'elle a peut-être, si l'on ose le dire, manqué
de mesure; parce que, dans l'eflort constant auquel elle est condamnée
pour se maintenir à cause de son étendue même, elle s'est laissé en-
trahier plus loin qu'elle ne le voulait sans doute; parce qu'enfin, en
s'eitotçant d'asseoir son avenir sur la double condition de la souverai-
neté et de l'unité absolues au dedans, de la conquête au dehors, elle a
éveillé au sein de l'empire et dans les états voisins un sentiment du droit
qui, s'envenimant sous la compression, est capable de lui créer un jour
de grandes difficultés. L'esprit révolutionnaire peut surgir de deux
sources: d'une extension excessive du pouvoir absolu tout aussi bien
que de l'abus de la liberté. Si la France et l'Allemagne démocratiques
©nt donné le jour aux empiriques qui prétendent reconstruire les so-
1102 REVUE DES DEUX MONDES.
ciétés sur le modèle de leurs rêves, la Russie absolutiste et conqué-
rante a enfanté le mystique humanitaire, le messianiste (]ui nous ap-
porte à la place de l'Évangile une nouvelle édition de l'Apocalypse, et
l'émigré polonais qui est naturellement et par la force des choses un
scrfdat préparé pour toute insurrection. Si la Russie continuait de peser
sur les peuples de l'Europe orientale, nous \errions bientôt avec l'é-
migré magyar des émigrés moldo-valaques , serbes ou bulgares, et
toutes ces nationalités en conspiration permanente contre la conquête
seraient amenées promptement à faire cause commune avec les plus
détestables partisans de l'esprit révolutionnaire. Voilà le danger que
la Russie doit éviter a\ant tout, si elle ambitionne de représenter es-
sentiellement en Europe le principe dt3 conservation.
Bien des esprits sérieux seraient peut-être tentés de supposer que le
gouvernement russe refusera de sortir de ses voies ordinaires poui se
placer dans ces conditions de modération. Je suis, poar mon compte,
très loin de penser qu'il soit réconcilié avec les idées constitutionnelles,
ou qu'il songe aucunement à leur donner chez lui droit d'asile; on ne
renonce point spontanément à la souveraineté absolue, au pouvoir sans
contrôle. Je suis tout aussi éloigné de croire que ce gouvernement
veuille laisser de côté les grandes ambitions diplomatiques que ses chefs
se lèguent par héritage depuis Pierre-le-Grand. Néanmoins j'ai la con-
viction (]uc les événemens accomplis depuis février en Europe ont été
pour la Russie des leçons qu'elle médite aujourd'hui. Elle a évidem-
ment compris qu'une politique trop tendue et trop ambitieuse, en pré-
(npitant la décomposition d'une partie de l'Europe, aurait un contre-
coup funeste dans son propre sein. Elle a compris qu'en provoquant
la guerre sur tel ou tel point de l'Orient et de l'Occident, elle pourrait
momentanément s'agrandir, mais non sans créer aux autres états des
difficultés qui, mettant partout la société en question, réagiraient bien-
tôt sur elle-même, et finiraient peut-être par l'emporter avec toute la
civilisation dans un abîme commun. Aussi la diplomatie russe semble-
t-elle entrer dans une voie nouvelle en cherchant aujourd'hui sa force
non dans des aceroissemens de territoire ni dans des abus trop sen-
sibles de son influence, mais dans une politique qui s'efl'orce de pa-
raître modérée et conciliante. C'est en ce sens que la Russie peut
être conservatrice, et si elle adopte cet esprit de transaction, de bonne
entente avec les cabinets de l'Occident, elle facilitera honorablement
leur tâche.
Je voudrais montrer que la polttirpie agressive de la Russie a sa prin-
cipale origine dans le caractère spécial de l'autorité suprême, du cza-
risme; que le czarisme lui-même a une double base, ou, si l'on veut,
un doiil)le instrument : le pouvoir religieux, et ce patriotisme d'un
genre particulier que l'on appelle panslavisme. Lorsque cette affir-
LA RUSSIE ET LA CRISE ELROPÉENNE. HO.'Î
mation aura reçu sa preuve et que l'on aura vu quelle force singu-
lière le czarisme tire de ses attributs religieux et de cette idée de
race, en soulevant le voile, on remarquera que, du sein ou à côté de
cette église et de ce panslavisme officiels, surgissent dès à présent des
idées religieuses et politiques qui font un contraste bien tranché avec
celles du czarisme. Il sera facile de reconnaître que ce contraste est la
conséquence naturelle de l'exagération du principe de la souveraineté
absolue et de la conquête. Si donc le gouvernement russe veut se mettre
en mesure de coopérer avec les autres cabinets au salut des sociétés
modernes, il faut qu'à l'exemple de l'aristocratie anglaise et de tous
les pouvoirs sagement inspirés, il tienne compte de cet esprit qui lui
échappe, ou même qui le combat ouvertement. A cette condition d'une
politique moins exclusive au dedans et moins conquérante au dehors,
il peut aspirer sérieusement et avec succès à ce rôle conservateur qu'il
semble ambitionner.
I.
Le gouvernement du czar est revêtu de l'autorité la plus absolue;
pour se maintenir dans sa plénitude, cette autorité a besoin de s'af-
firmer constamment, — en un mot, d'exercer sans relâche sur la
nation un prestige plus fort que le sentiment de ses droits. Si l'on s'en
rapporte à un écrivain qui a pénétré fort avant dans le caractère des
Russes, qui ne leur est point hostile, M. Mickiewicz, ce peuple est émi-
nemment spiritualiste; le gouvernement ne le domine et ne le conduit
qu'à l'aide d'une puissante influence morale. Cette influence, au pre-
mier regard, c'est la crainte, mais la crainte fortifiée par l'enthou-
siasme, sans lequel elle ne serait que corruption et impuissance,
a La discipline russe frappait l'ame et partait d'un principe de terro-
risme spirituel, » dit M. Mickiewicz en parlant du rôle des Russes dans
la guerre de sept ans. A ce sujet, il met en regard les procédés de
Frédéric, fusillant ses soldats quand ils manquaient à leur devoir, et
ceux du général russe Munnich, publiant, au milieu d'une campagne
contre les Turcs, un ordre du jour par lequel il défendait aux soldats
d'être malades, d'avoir la peste, sous peine d'être enterrés vifs, et par*
venant ainsi, par ce prodigieux effet de terreur, à éloigner le fléau.
« L'enthousiasme moral donne de la force, ajoute M. Mickiewicz; Ift
terreur peut de même électriser l'homme et l'élever au point de vaincre
toutes les difficultés physiques, même le mal corporel. Pour produire
un tel effet, l'enthousiasme suffisant n'existait plus dans les armées de
l'Occident, tandis que la terreur existait dans l'armée russe et lui as-
surait partout le triomphe. »
Entretenir dans le cœur de ses sujets ce terrorisme spirituel, voilà
1104 REVUE DES DEUX MONDES.
donc la préoccupation permanente du gouvernement russe. Comment
y réussir, sinon en s'emparant de tous les attributs moraux de la sou-
veraineté et en recherchant incessamment de nouvelles occasions de
paraître grand? Il est curieux de voir jusqu'à quel degré cette politi-
que a porté le respect dont la majeure portion du pays entoure aujour-
d'hui la souveraineté. M. Mickiew^icz en a tracé le tableau, en essayant
d'en défmir l'esprit. « L'idée fondamentale de la souveraineté russe,
dit l'écrivain polonais, est essentiellement diflérente de celle sur les-
quelles sont basées les royautés européennes. Le czar ne gouverne pas
en vertu du droit qui lui est conféré par le sacre; il ne règne pas en
vertu de son titre d'empereur; le sacre, les titres, même les droits lé-
gitimes de succession au trône n'entrent absolument pour rien dans le
poids de son autorité souveraine. Le peuple connaît à peine le titre
d'empereur; un paysan, un soldat russe n'emploie presque jamais ce
titre pour désigner son souverain. Dans la conversation, dans le lan-
gage familier, on l'appelle seulemeni gasudar, c'est-à-dire grand-juge...
Jamais un consul ou un tribun romain n'a traité un chef militaire de
ses ennemis comme son égal en dignité. D'après les mêmes idées, le
peuple russe serait très scandalisé si son empereur s'avisait d'avouer
publiquement qu'il n'est que l'égal d'un empereur ou d'un roi...
Suivant les mystiques, Dieu passe son éternité à sonder les abîmes de
sa toute-puissance, dont il ignore lui-même les principes et les limites.
Il en est de même de l'empereur de Russie. »
Ne l'oublions point, ce respect de la multitude s'adresse bien plus à
l'idée de la souveraineté qu'à la personne du czar, et par cela même
chaque souverain est obligé à des efforts en quelque sorte gigantes-
ques pour remplir l'idéal que ses sujets portent ainsi dans leur vive
imagination. Les czars ont cru trouver dans la fusion en leur per-
sonne du pouvoir religieux avec le pouvoir politique et militaire la so-
lution de cette difficulté. On sait comment, depuis Pierre-le-Grand et
surtout depuis quelques années, la famille du souverain a peu à peu
envahi toutes les cérémonies religieuses, où il est beaucou p plus souvent
question du souverain et des princes que du Christ et des saints. Bor-
nons-nous à constater que le gouvernement, convaincu de la faiblesse
de son administration civile, cherche la force qui lui manque dans le
concours et l'action d'un clergé soumis et docile. Sans cesse attentif à
flatter et à favoriser l'église orthodoxe aux dépens de toutes les autres
corrmiunions de l'empire, il augmente le nombre des prêtres grecs
bien au-delà des besoins de la population. Autant de prêtres, autant
d'instrumens zélés dont il tient le dévouement en haleine en leur don-
nant à croire qu'il pourra un jour leur distribuer des places lucratives
dans toute l'Europe. Qu'ils prient et qu'ils persévèrent dans leur doci-
lité aux vœux du chef de l'église; la miséricorde de Dieu se fera bien-
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. liOa
tôt sentir : tous les infidèles, c'est-à-dire les catholiques et les protes-
tans, reviendront avec repentir au giron de la véritable église, qui est
l'église d'Orient. D'où il suit que l'église russe est destinée à gouverner
le monde. Toute nation qui résiste aux exigences du gouvernement
russe est envisagée comme rebelle et impie; toute guerre que le czar
entreprend est une guerre sainte.
Trop souvent la politique des cabinets et celle des peuples sont ve-
nues favoriser et fortifier cette croA^ance. Ainsi, par exemple, plus
l'Europe a fait de concessions à la Russie, plus l'orgueil de ses souve-
rains est devenu exigeant. Bien loin de limiter leur ambition par le
système des complaisances, on l'a encouragée outre mesure. Plus on
a reculé dans la question de Pologne, plus le cabinet russe a avancé
dans celle de Turquie. Et ce n'est point là un fait isolé, c'est une sorte
de nécessité de situation. Recherchait-on l'alliance du czar? sur l'heure
naissaient de formidables projets de partage et de conquête, dans les-
quels tout l'avantage était fatalement pour lui , et plus il obtenait, plus
il désirait encore. Non, dans les conditions politiques et religieuses où
il s'est placé, où il doit rester s'il veut continuer d'être absolu, le czar
ne peut être ni l'ami ni l'allié de personne sur le pied d'égalité. Vis-
à-vis de son peuple, il est dans la nécessité de traiter les autres gou-
vernemens comme des vassaux ou comme des rebelles destinés à être
un jour châtiés par sa main. Dans l'imagination de ses paysans et de
ses prêtres, c'est un dieu auquel l'humanité doit se soumettre sans
conditions. Il sait bien qu'il est condamné à rester dieu ou a cesser
d'être absolu. S'il traite avec vous, c'est pour mieux vous dommer;
vous êtes son inférieur, vous devenez l'instrument du prestige qiiil
exerce sur ses peuples. Au heu de limiter sa puissance, vous la rendez
plus formidable. On arrive au même but par le système oppose. Des
écrivains et des politiques habitués à la violence du langage ne sa-
chant pas distinguer entre le gouvernement et la nation , offensent
l'esprit national , le repoussent, le contraignent de s attacher plus etio i-
tement encore au czarisme. En général, c'est beaucoup ^^"«l^^^"-
vernement russe que la nation que l'on semble mettre a" ^an de l^^^^
manité. Le Russe, reçu partout comme une sorte ^f b<-»--:^ ^^^^^
donc dans son pays le cœur gros de haine contre 1 E"/ ^Pf ^^ '^ ^^
et, ne voyant pas d'autre manière de se venger de ^^^ afl on]' «^^^^^
ré u^^ie avec toute l'ardeur de son ressentiment dans les bias du cza
risme où il se console par l'espoir de la domination umverseUe. Me-
rz\ de larguer, so'n patriote prend feu , et le voila pre ta tou
les sacrifices pour servir la gloire et augmenter la fore du pomm
qui l'opprime et l'écrase. Que sera-ce si, comme il est J^P «"^^^^
airivé on prétend le combattre par des agitations prematurets sans
eTmkeetCs vigueur, pareilles à celles dont le Danube vienU et.e
TOME V.
H06 REVUE DES DEUX MONDES.
le témoin? On fournira au czar une magnifique occasion de vaincre à
peu de frais; l'on donnera au peuple russe lieu de croire que son sou-
verain est déjà plus qu'à demi maître de l'Europe, et qu'il lui suffit de
se montrer pour conquérir le monde.
En somme, que voyons-nous? D'un côté, que leczarisme, grâce à la
réunion en lui du caractère religieux au pouvoir politique, possède plus
d'influence morale qu'aucun gouvernement en Europe; de l'autre, que
les invectives adressées à la nation russe, les vaines menaces de guerre,
les insurrections mal combinées, tout, jusqu'aux complaisances de la
diplomatie pour le cabinet du czar, ne fait qu'accroître cette mystique
influence.
Au dehors , et particulièrement sur le terrain de l'empire turc , le
czarisme exerce une influence analogue à celle qu'il possède en Russie
même, et qui ne vise pas moins au gigantesque. L'idée religieuse, qui
lui sert à contenir ses propres sujets, lui a servi plus d'une fois à tenter
ceux du sultan , et, dans les derniers temps, une idée nouvelle, l'idée
de race, est venue fortifier entre ses mains l'autorité religieuse qu'il
avait su conquérir.
L'action du czarisme en Orient a un nom en diplomatie : c'est le pro-
tectorat. On sait à la suite de quels événemens le protectorat s'est établi,
comment la Russie, intervenant naguère entre les rayas chrétiens et les
Ottomans, est parvenue à se faire reconnaître pour garante des droits
des chrétiens, comment enfin, par une interprétation arbitraire du mot
de garantie, elle a prétendu au droit de protectorat. Ce protectorat ne
s'étend que sur les trois principautés du Danube, la Moldavie, la Va-
lachie et la Servie; mais, de ces trois points, la Russie peut agir à la fois
sur l'empire ottoman tout entier. Comment se présente-t-elle aux po-
pulations? Comme la vraie, l'unique dépositaire de la foi chrétienne.
Sans avoir pris aucune part aux croisades, elle a, dit-eUe, hérité direc-
tement de la pensée qui les inspira; elle a reçu de la Providence la mis-
sion de rejeter les Turcs en Asie; elle est de droit divin la protectrice
de tous les peuples chrétiens de l'empire ottoman. Depuis que le sen-
timent religieux a perdu la force qu'il tirait d'une lutte armée contre
l'islamisme et que l'idée de race est devenue un grand moyen d'action,
le czarisme a modifié habilement cette tactique, caressant l'idée de
race sans cesser de flatter l'idée religieuse. De là le panslavisme offi-
ciel que le czar essaya d'identifier avec l'orthodoxie grecque, afin que
l'action de chacune des deux idées s'accrût par leur alliance même.
Cette doctrine à la fois politique et religieuse, professée dans les écoles
russes, visa surtout à plaire aux populations slaves de la Turquie.
Qu'est-ce au fond que ce panslavisme officiel? Un slaviste, M. Cyprien
Robert, en ouvrant son cours de cette année au Collège de France, a
caractérisé exactement cette théorie en disant que son principe, c'est
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. HUT
l'unité absolue et l'identification complète de la race sla>e avec la
Sainte-Russie, depuis ses plus obscures origines jusqu'à nos jours.
Quant au but, ajoute M. Robert, c'est la centralisation impériale et la
personnification du slavisme dans l'autocratie. Aussi bien , que font
les écrivains officiels? Dans l'histoire comme dans la politique, leur
constant effort n'est-il pas de ramener toute la race à l'unité? L'écrivain
Vénéline ne voyait dans les Serbes qu'une branche des Cosaques émi-
grée au-delà du Danube, dans les Bulgares que les Russes du Volga
passés avec le temps en Thrace et dans le Balkan , où ils n'ont pas.
disait-il, cessé un moment d'être des fils dévoués de la Russie, destinés
à rentrer un jour dans le giron de leur mère-patrie. Il s'est rencontré
de même des historiens pour prouver que la Pologne n'a\ait jamais
eu d'existence distincte, qu'elle est sortie du sein du peuple russe, et
qu'elle y retourne de droit et de fait.
Le comte Adam Gurowski, auteur d'un livre sur le panslavisme, est
plus explicite encore que les écrivains officiels de la Russie. Suivant
lui, cette puissance, après avoir fait entrer les Slaves dans la véritable
vie historique, arrive sur la scène du monde avec toutes les conditions
requises pour leur assurer une grande action dans le présent et un
développement immense dans l'avenir. Aucune nation n a pris place
dans le rang des états avec une telle plénitude, une telle vigueur des
élémens primordiaux nécessaires à la fondation et à la durée d'un em-
pire. La Russie, d'après M. Gurowski, possède l'unité religieuse, et la
religion, échauffant, animant les cœurs des Slaves, ses coreligionnaires,
constitue leur unité nationale. Enfin, tous ces principes de vie morale
se concentrent , pour leur plus giande expansivité, dans un pouvoir
énergitjue et suprême en qui est incarnée la mission même des races
slaves. « Quand la pensée s'engage dans cette immensité, dans ces pro-
fondeurs incommensurables, s'écrie M. Gurowski, quand on contemple
les ressources inépuisables de cet empire, la raison sent qu'elle ne peut
presque y suffire, et, à la vue de ce mystérieux infini, un sentiment
d'une vague terreur s'empare de l'ame. Et pourtant la Russie, c'est
la plus pure affirmation de l'existence originelle, indépendante, poli-
tique et intellectuelle du Slave, existence dont depuis long-temps l'Oc-
cident s'est constitué la négation. — L'immense Slavie, ajoute M. Gu-
rowski, est bien autrement indivisible, comme œuvre de la création,
que ne l'étaient les empires de l'antiquité reculée, que ne le furent
la république romaine et la république française, ou l'empire napo-
léonien! Et la Russie est non-seulement le cœur, mais à elle seule
presque tout le corps qui représente cette indivisibilité. Ce qui reste
encore en dehors de son orbite y gravitera en vertu des lois étcrneUes
d'attraction applicables aussi bien aux corps physiques qu'aux races
et aux nations. » En d'autres 1/îrmes, selon les pànslavistes officiels, la
1108 REVUE DES DEUX MONDES.
Russie, qui, au temps de Pierre-le-Grand et de Catherine, ne parlait
encore que de l'affrancliissement du christianisme en Turquie, serait
destinée à absorber dans son sein non-seulement toutes les églises,
mais toute la race slave depuis Saint-Pétersbourg jusqu'à Constanti-
nople et Venise, et à jeter sur ce colossal territoire les fondemens d'une
civilisation nouvelle.
On ne peut nier que la Russie n'ait trouvé au dehors, comme au
dedans, des hommes de bonne volonté pour être les intermédiaires de
sa pensée. Il serait facile de désigner les prêtres grecs ou les poètes
panslavistes qui, en Turquie et en Autriche, ont pris ouvertement le
parti du czarisme. En Bulgarie, les chefs du clergé, choisis impru-
demment par les Turcs dans les monastères qui relèvent du Mont-
Athos et des saints lieux protégés spécialement par la Russie, ne sont
pour la plupart que de complaisans serviteurs de l'église russe. Le
siège apostolique et patriarcal n'est plus pour eux à Constantinople,
mais en réalité à Saint-Pétersbourg, d'où ils ne cessent de recevoir des
encouragemens.
En Servie , le haut clergé, étant de race serbe comme les simples
popes, a conservé à l'égard du czarisme plus d'indépendance : il écoute
les flatteries de l'église russe, il reçoit même les cadeaux du chef dv
cette église , mais sans y répondre autrement que par des politesses
très dignes et très réservées. En revanche, dans les principautés de l;i
rive gauche du Danube, une partie du clergé supérieur et les nom-
breux monastères dont les revenus immenses appartiennent aux saints
lieux sont souvent , comme les évêques bulgares , les instrumens do-
ciles de l'église russe. Est-il besoin d'ajouter que, pour être plus sûr
d'exercer librement son influence sur le clergé orthodoxe de la Tur-
quie , le czar s'est étudié avec succès à gagner les bonnes grâces de
ce même patriarche de Constantinople, aujourd'hui son vassal après
avoir été autrefois le chef de l'église d'Orient? Si, par exception, tel ou
tel patriarclie montre à la diplomatie russe quelque sentiment de dé-
fiance ou de crainte, ou annonce l'intention d'être le fidèle sujet de
la Porte , bientôt il est circonvenu , et bien rarement il ose résister.
Voilà les hommes dont le czar dispose en Orient comme chef de l'église
russe; voici ceux qu'il domine comme chef du plus vaste des états
slaves. Ce sont en général des ambitieux politiques qui, pour faire leur
chemin , ont besoin d'une influence étrangère, ou des écrivains pour-
vus de plus d'imagination que de raison et susceptibles de se laisser
éblouir par l'éclat et l'ampleur des mots. La demi-indépendance dont
jouissent les principautés du Danube a donné une assez grande liberté
au jeu des partis et aux manifestations de la pensée. Ces petits états sont
devenus pour la Russie un terrain très favorable. Les consulats-géné-
laux de Bucharest et de Belgrade sont en quelque manière le siège de
LA RUSSIE ET LA CRISE EIROPÉENNE. ^^0f|
la souTeraineté, ou tout au moins le chemin du pouvoir. Veut-on être
hospodar? dcsire-t-on un portefeuille ministériel? 11 est un moyen de
succès presque toujours sûr : c'est d'entrer en relations amicalJs avec
le consulat russe, qui trop souvent tient les rênes de l'administration
et dispose des faveurs. Lorsque les écrivains réfléchissent à ces primes
assurées à quiconque se fait le soutien de l'influence russe, ils n'ont
pas toujours l'énergie de conscience nécessaire pour résister à l'attrait
de si beaux avantages, si faciles à obtenir.
Il n'est pas en Orient un centre petit ou grand d'activité politique
où ne se rencontrent des écrivains enrôlés sous le drai>eau du protec-
torat et du panslavisme. Que dirai-je des panslavistes de Iwnne foi?
Us ne sont pas les moins puissans : plus leur parole a l'accent de la
sincérité, plus ils entraînent d'imaginations faibles et rêveuses. En se
dégageant du sein de ces populations au moment où elles se réveil-
laient d'un sommeil séculaire, l'idée slave a pris d'abord, connne la
plupart des choses naissantes, un caractère indécis et vague. Elle est
née sous une forme nuageuse et flottante : c'était une vaste synthèse,
dont les contours n'étaient nullement accusés et dont le fond lui-
même était difficile à saisir. Elle était propre à inspirer les i)oè(es;
plusieurs, séduits par ce qu'elle avait de nouveau et de grandiose,
l'embrassèrent avec ardeur : ce fut de leur part, du moins dans le
premier élan de l'inspiration, un culte, une foi vive et puissante. H
suffit de rappeler le nom de KoUar pour que l'on sache à quel degré
d'enthousiasme le panslavisme russe a pu entraîner un homme estimé
pour sa vertu. Il ne s'est point trouvé dans les principautés du Danube
d'écrivain panslaviste de la valeur du poète slovaque; en revanche,
elles ont eu la monnaie de KoUar, et , grâce à cette séduction exercée
sur quelques esprits par le panslavisme littéraire, cette théorie, dont
le czar tenait le premier fil, a eu dans tout l'Orient européen un re-
tentissement prodigieux : en maintes occasions, elle a semblé être
agréée par les populations elles-mêmes. C'est ainsi que le czaiisme
s'est creusé des chemins dans la direction de Constanlinople; cesi
ainsi qu'il est parvenu à se créer un prestige au dehors comme au
dedans, et qu'il paraît avoir associé les peuples à ses espérances.
Nous ne sommes pas de ceux qui doutent de l'avenir de la Russie.
Dût-elle perdre les conquêtes qu'elle a faites depuis un siècle, elle au-
rait encore un territoire plus vaste et plus riche en matières preiiiièies
qu'aucune nation de l'Europe. Elle posséderait toujours une population
supérieure en nombre à celle des plus grands états de l'Occident; elle
aurait toujours à son service d'admirables soldats et tous les élémei;s
d'une société capable du plus brillant essor d'esprit. La nation russe,
avec ces dons précieux de pénétration, de sociabilité et de courage
qu'elle tient du sang slave, aurait encore devant elle un vaste chaiiip
1110 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvert, et, dans l'empire des idées, elle pourrait encore développer un
jour, avec la plus profonde énergie, un des côtés de l'esprit slave.
Nous parlons donc de la Russie comme d'un état qui , dans toutes les
hypothèses, dans celle même d'une restauration de la Pologne, resterait
appelé à un très grand rôle. Force nous est cependant de reconnaître
qu'en donnant à son pouvoir et à son influence une si grande exten-
sion au dehors comme au dedans, le czarisme a semé sous ses pas des
germes de résistance dont on peut déjà remarquer et suivre le déve-
loppement. Au moment où le czarisme semble aspirer à combattre la
révolution dans toute l'Europe, il éveille chez lui des instincts de con-
stitutionnahté, et , qui plus est , de démocratie radicale, dont il peut
avoir un jour quelque chose à craindre, et sur sa frontière, chez les
peuples du Danube, il suscite involontairement des dispositions hos-
tiles, qui font beau jeu aux ennemis de l'ordre et de la paix euro-
péenne. Il diminue ainsi la force du magnifique instrument de con-
servation qu'il a dans les mains, s'il veut imprimer à sa politique
intérieure une marche moins absolue, et à sa diplomatie une impul-
sion moins ambitieuse.
II.
Au dedans, disons-nous, la nation russe, si profond que soit son res-
pect pour le pouvoir souverain , n'est pas livrée tout entière à l'idolâ-
trie du czarisme. Le sentiment national, blessé de longue date par les
innovations de Pierre-le-Grand, par les habitudes occidentales qui se
sont introduites à la cour sous ses successeurs, le vieux sentiment
slave a plus d'une fois rompu l'uniformité de cette obéissance; plus
d'une fois l'influence des fonctionnaires allemands a provoqué jusque
dans Saint-Pétersbourg des manifestations hostiles. Il est arrivé à
l'empereur d'entendre dire à ses oreilles qu'il était lui-même un Alle-
mand. Or cette terreur religieuse, cette soumission mystique que
M. Mickiewicz a décrites comme les mobiles actuels de la nation russe,
se compliquent du sentiment de race et ne s'adressent qu'à un czar qui
soit du sang de la nation et vive de sa vie. L'empereur Nicolas l'a très
habilement senti. Aussi, quels n'ont point été ses efforts pour se mon-
trer à ses sujets sous ces dehors, avec ces allures du vieux moscovitisme
qui leur plaisent! Peu de temps après son avènement, on le vit éloigner
nombre d'Allemands de son entourage; il introduisit les costumes na-
tionaux à la cour. On put reconnaître que dans son langage en public
il recherchait souvent l'archaïsme et ne dédaignait point les expres-
sions même vulgaires qui avaient une couleur nationale. Au fond, l'em-
pereur Nicolas, élevé dans le commerce des princes de Prusse, marié
à une princesse allemande, avait beaucoup ù faire pour échapper à
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. HU
l'influence des mœurs allemandes. Plus il a tenté d'eflbrts pour y
réussir, plus il a cru devoir flatter le sentiment national , i>lus aussi il
s'est vu débordé par ce patriotisme de race dont il semblait encourager
les espérances.
Le czarisrae avait à craindre que des idées plus ou moins libérales
ne vinssent se mêler à ce grand mouvement, qui, par lui-même, n'a-
vait rien que de favorable à la nation russe. Le libéralisme, m efiet,
s'est glissé peu à peu sous ce manteau jusqu'au sein de la Russie. Pour-
tant il a dû faire un long détour; c'est en remontant aux origines
mêmes des peuples slaves qu'il s'est éveillé ou fortifié. Le jeu semblait
bien innocent tout d'abord : des savans, des poètes épris des cbarines
d'une époque qui leur apparaissait sous les couleurs de l'âge d'or, ont
remarqué que la simplicité des mœurs et des lois de ce temps s'alliait
avec certaines notions de liberté. En examinant de près cette liberté,
ils ont reconnu qu'elle affectait les formes de la démocratie , démo-
cratie toute primitive sans doute , mais d'autant plus parfaite que les
intérêts sociaux étaient plus simples. Qu'étaient les Slaves à l'originef
Une multitude de petites communautés établies sur le pied de l'égalité
des droits et des fortunes, indépendantes et se gouvernant elles-mêmes
partout où elles avaient pu échapper à l'invasion des peuplades étran-
gères. L'admiration que les slavistes russes professaient pour ces in-
stitutions oubliées du peuple paraissait bien inofTensive. Peu à peu ,
toutefois, en redescendant le cours de l'histoire, ils voyaient ces libertés
passer l'une après l'autre aux mains d'une classe privilégiée dont les
privilèges succombaient à leur tour devant le progrès triomphant du
czarisme. Alors cette idée, que la liberté est ancienne et le despotisme
nouveau, se présentait naturellement à leur esprit. L'impulsion qu'ils
recevaient du gouvernement tendait à les détourner du spectacle de la
démocratie telle qu'elle est conçue depuis la révolution française chez
les nations de l'Occident; mais ils en retrouvaient l'image dans l'his-
toire même de leur race, et ils s'attachaient à cette image de tout l'a-
mour que le panslavisme officiel leur inspirait pour les origines du
peuple russe. On ne doit pas perdre de vue que ce culte est de nature
à rencontrer des prosélytes dévoués dans cette portion de la vieille
noblesse qui a conservé le souvenir encore peu ancien de la perte de
ses privilèges politiques. Les grandes familles russes n'ont qu'à ouvrir
leurs archives pour y trouver les témoignages du rôle qu'elles ont joué
durant toute l'époque normande et jusqu'à l'avènement des Romanoffs.
Le pouvoir absolu n'a point de base solide, s'il n'est fondé sur l'éga-
lité absolue : la raison et l'histoire le prouvent. Que la noblesse russe
présentât parmi toutes les castes privilégiées ce phénomène particulier
d'un manque complet d'ambition et eût pris son parti ;de subir éter-
nt>llement une souveraineté illimitée, lisserait difficile de le croire, lors
1112 REVUE DES DEUX MONDES.
même que l'on ne saurait point ce que sont les rancunes du vieux mos-
covitisme, et combien elles laissent encore deviner par momens de vi-
vacité. Il est des esprits prévenus contre la nation russe, qui se refusent
à reconnaître le progrès accompli dans les sentimens de la jeune no-
blesse d'à présent. Dans le double trajet de l'armée à travers la Pologne
avant et depuis la guerre de Hongrie, la plupart des familles polonaises
qui ont dû recevoir des officiers russes ont été frappées de cette liberté
de langage qui s'escrimait avec aisance aux dépens du pouvoir. Quel-
ques-uns l'ont prise pour une sorte de dérision, d'autres pour une pure
politesse , d'autres encore pour une affectation et une mode sans
conséquence. Ne serait-ce point plutôt un symptôme de l'esprit public
qui se réveille? Aussi bien la noblesse russe, si rudement dépouillée de
ses privilèges par les premiers des Romanoffs, n'avait-elle pas reçu de
Catherine une impulsion toute philosophique, au point même d'être voi-
tairienne, et le pieux Alexandre ne lui avait-il pas inspiré des pensées
d'un libéralisme un peu mystique, mais réel? Ne lui avait-il pas laissé
croire qu'avec le progrès du temps, la Russie se verrait dotée des mêmes
institutions parlementaires que les traités accordaient à la Pologne? Les
hommes de la génération de l'empereur actuel ont suivi le mouvement
de résistance auquel il a spontanément obéi en présence des événe-
mens européens de 1830. Des esprits élevés sous rinfluence du règne
de Catherine et qui avaient été libéraux avec Alexandre, émus des con-
séquences que la révolution de Pologne pouvait avoir pour le pays, ont
reculé des confins de l'idée d'aristocratie constitutionnelle jusqu'au
régime du czarisme absolu. C'est le sort de tout mouvement excessif
en un sens, de donner lieu à un retour en sens opposé, et la jeune no-
blesse d'à présent suit l'impulsion naturelle de ce retour. Elle voit
l'Europe entière, la Prusse et l'Autriche elle-même, en possession de lois
constitutionnelles qui , dans ces deux pays comme en Angleterre , as-
surent une large part d'action à la classe aristocratique. Toutes les
idées avec lesquelles elle s'est trouvée en contact dans l'Occident, en
Angleterre, en Allemagne, jusque dans la récente guerre de Hongrie,
enfin les bruits qui lui arrivent par-dessus les frontières russes de tous
les points de l'Occident, de la Suède jusqu'aux bouches du Danube,
agissent nécessairement sur son esprit; et quand môme la générosité
innée du sang slave ne serait pas une garantie des sentimens de cette
jeune noblesse, les idées modernes l'assiègent et la sollicitent de telle
façon, qu'il est difficile de la supposer sourde et indifférente. Le dan-
ger pour le czarisme est précisément de méconnaître et de blesser ces
velléités remanjuables de la génération moderne. Voici, en effet, ce qui
résulterait de cette politique : c'est qu'il se rencontrerait des impatiens
et des casse-cou pour prendre les devans.
Sans ranger M. Tourgueneff dans cette dernière catégorie, nous ne
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. 4H3
pouvons cependant envisager ses écrits autrement que comme l'un des
symptômes de l'existence d'un parti plus ou moins nombreux, dt-ja
beaucoup moins patient que la jeune noblesse, et destiné lui-même à
être bientôt dépassé. M. Tourgueneffcst un émigré russe; gardons-nous
toutefois de voir en lui un démocrate ou un partisan furieux des idées
de l'Occident; il est arrivé à l'idée constitutionnelle par la double voie
du panslavisme et des souvenirs aristocratiques; et s'il conseille à la
politique russe d'entrer dans une voie plus libérale, il a soin de dire
que c'est dans l'intention de lui assurer toute la puissance d'attrac-
tion qu'elle devrait, suivant lui, exercer sur le monde gréco-slave, et
d'abord sur la Pologne. Yoilà bien le panslaviste; voici le libéral. « Nous
nous bornerons, dit-il, à poser cette question, et la poser, c'est la ré-
soudre : — La Russie pourra-t-elle rester à jamais inaccessible à l'in-
fluence morale du monde civilisé, de l'esprit européen? Nommez cet
esprit comme vous voudrez , esprit révolutionnaire, esprit de désordre,
esprit de vertige soufflé par les enfers pour précipiter les peuples dans
le néant : à votre aise, messieurs les adorateurs du statu quo; mais vous
le voudriez en vain, vous ne sauriez vous dissimuler la puissance de
cet esprit : il avance toujours, quoi qu'on fasse, même quand il scMnble
reculer, comme aujourd'liui, par exemple, que les doctrines socialistes
et communistes voudraient faire remonter les peuples vers la barba-
rie. » Suivant M. Tourgueneff , le salut de la Russie, la condition im-
périeuse de sa grandeur, de sa puissance, de sa prospérité, c'est la ci-
vilisation. Quels sont pour ce pays les moyens de civilisation? Ceux-là
même qui ont réussi au monde civilisé. Qu'entend par là M. Tourgue-
neff? Le régime constitutionnel représentatif appliqué à l'empire russe
proprement dit et à la Pologne, soit fondus en un même cor[)S, soit
unis seulement dans la personne du souverain et séparés par l'admi-
nistration. Sans doute, l'essai du régime constitutionnel en Pologne
n'a pas été heureux sous tous les rapports. M. Tourguenett" répond à
l'objection ainsi posée en faisant remarquer que la Pologne constitu-
tionnelle était liée à une Russie absolutiste. Quand le régime représen-
tatif serait commun aux deux pays, les difficultés disparaîtraient en
partie; il n'y aurait plus d'obstacle au développement régulier et paci-
fique des idées libérales chez les deux peuples unis à la même destinée.
M. Tourguenetf n'est point le dernier terme des idées libérales en
Russie. Il est distancé de très loin par le parti démocratiiiue et révo-
lutionnaire, qui plusieurs fois et tout récemment encore a conspire. Il
ne faudrait pas attacher à cette dernière conspiration plus d'impor-
tance que ne lui en ont accordé les Russes eux-mêmes. Comme la
plupart des entreprises de ce genre, qui ne sont pas appuyées sur un
grand mouvement d'opinion, c'était une puérilité de gens disposes a
jouer follement leur tête. Il faut cependant remarquer d'abord que
1114 REVUE DES DEUX MONDES.
cette conspiration était exclusivement russe et ne contenait aucun élé-
ment polonais, en second lieu, qu'elle renfermait des hommes de toutes
les classes de la société russe. Les conspirateurs avaient voulu indi(}uer
par la l'esprit démocratique qui les inspirait. Si l'on désirait connaître
la pensée de ce parti , nous ne pourrions faire mieux que de mentionner
les écrits de M. Ivan Golowine; et si l'on souhaitait poursuivre plus
loin cette étude, on arriverait à apercevoir, par-delà les conspirateurs
de 1 849 et les fantaisies assez peu saisissables de l'auteur de la Russie
sous Nicolas, les germes d'un socialisme extravagant, représenté par un
autre émigré russe, M. Bakounine, dans la presse radicale de Paris,
sur plusieurs barricades germaniques, et notamment sur celles de
Prague, à la suite du congrès slave.
Comme il y a des panslavistes dissidens, constitutionnels, démo-
crates même et socialistes, il y a aussi et en grand nombre des chré-
tiens qui admettent à regret ou repoussent entièrement la papauté de
l'empereur. Chacun se rappelle les débats et les négociations auxquels
a donné lieu la situation des grecs-unis, c'est-à-dire des peuples dont
les croyances sont catholiques et romaines sous un rite oriental. De-
puis bien long-temps, ils sont en butte aux eiîorts du pouvoir politique,
préoccupé de l'unité religieuse de l'empire. Cinq millions d'entre eux,
cédant à la nécessité, ont dû, il y a peu d'années, renoncer à leur foi
et embrasser le symbole de l'église grecque. Environ trois millions,
répandus dans la Petite-Russie, sont demeurés fidèles à l'église ro-
maine, de même que les neuf millions de catholiques purement polo-
nais. Chez ceux qui ont abjuré comme chez ceux qui ont pu résister
jusqu'à ce jour, vous retrouverez les mêmes préoccupations, les mêmes
anxiétés, des regrets et des craintes que chaque jour on songe moins
à dissimuler. Un prêtre ruthénien, appartenant à l'église grecque-
unie, a récemment adressé aux Slaves, et un peu aussi aux catho-
liques de l'Occident, un écrit où cette situation est définie avec une
certaine vigueur. Aux prétentions de l'église grecque à être la vraie
église nationale chez les Slaves, le prêtre ruthénien oppose l'his-
toire de la prédication du christianisme parmi ces peuples. Il éta-
blit catégoriquement que la croyance romaine, revêtue des formes
orientales, est leur foi primitive. Bien que les Russes proprement dits
aient plus tard suivi l'exemple de Byzance et abandonné Rome, tan-
dis que la majeure partie des Polonais, les Bohèmes, la moitié des
Illyriens, consentaient à devenir purement latins, la Petite-Russie à
peu près entière a persisté dans la foi originaire et vraiment slave
des apôtres Cyrille et Métliode. Si cette foi n'a pas conservé plus
d'empire, si elle n'a pas repris l'influence qu'elle avait perdue, la
faute en est, suivant le prêtre ruthénien, au clergé et à l'épiscopat la-
tins, qui, en dépit même des conseils ou des ordres du saint-fsiége, se
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. H 15
sont rendus coupables de beaucoup de torts envers l'église gréco-ca-
tholique. D'après le même écrivain, ces torts viendraient principale-
ment de l'ignorance des choses slaves, des rapports inexacts des mis-
sionnaires latins. Le collège des cardinaux, (|ui devrait être le vrai
sénat de l'église universelle, n'est composé que de prélats du rite latin,
étrangers aux langues et aux usages gréco-slaves, et il suffirait qu'aux
cardinaux latins fussent adjoints, dans le sacré collège, des cardinaux
de tous les autres rites catholiques avec une commission de prêtres
wietitaux, pour que la papauté pût regagner en Russie tout le terrain
qu'elle a perdu.
Ces difficultés, à la vérité, ne sont point de celles que l'on peut ap-
peler révolutionnaires; il en est d'autres qui sortent du sein même
de l'église grecque, et qui, se combinant avec certaines idées philoso-
phiques, conduisent aux plus redoutables excès de la pensée. Tout ce
que le philosophisme de l'Allemagne a pu imaginer de plus profondé-
ment radical se rencontre là, non point à l'état de théorie, mais à l'état
d'essai, non point seulement dans les classes lettrées, mais dans le
peuple. On le sait, sous le règne de Catherine et sous celui d'Alexandre,
un mouvement religieux empreint d'un certain mysticisme qui de-
vait être raillé par Catherine, mais qui ne pouvait point déplaire à
Alexandre ni à son peuple, occupa plus d'une fois les imaginations. Un
Français, Saint-Martin, lui avait donné l'impulsion en l'enveloppant
sous une forme maçonnique. Des laïques des plus hautes familles, des
évêques même, se laissèrent enrôler dans cette secte, qui, mêlant plus
tard les doctrines de M. de Maistre à celles de M""' de Krûdner, donna nais-
sance à une sorte de néo-christianisme très difficile à définir. Ces vagues
tendances, étrangères à l'église officielle, n'ont point disparu avec les
martinistes. Certains slavistes, plus ou moins libéraux, de la couleur
du Lithuanien Tov^^ianski, s'en sont emparés. De là le messianisme,
théorie démocratique et sociale dont quelques Polonais se sont faits les
adeptes, et qui est aussi la philosophie de la plupart des panslavistes
russes. La pensée des écrivains, ne pouvant guère prendre les allures
franches du rationalisme, portée d'ailleurs à beaucoup accorder au
sentiment, se cache sous les voiles religieux du mysticisme. Quant à
la noblesse, également éloignée de l'orthodoxie de l'église et du mysti-
cisme des écrivains, on pourrait dire qu'elle en est, en matière reli-
gieuse, au voltairianisme pur et simple. Les enseignemens de Cathe-
rine lui ont en ce point profité plus que ceux d'Alexandre. On ne
remonte guère du scepticisme à la foi de l'église. Et si l'on consi-
dère combien le mysticisme est naturel à la nation russe, si l'on se rap-
pelle que des hommes tels que Potemkine et SouwarofT, par exemple,
furent, aussi bien qu'Alexandre, de dévots apôtres de cette doctrine,
on concevra difficilement que la noblesse russe sorte de son scepti-
1116 REVUE DES DEUX MONDES.
cisme sans entrer et séjourner même dans les régions du mysticisme.
l^n historien éminent de la philosophie l'a fait observer, c'est la marche
ordinaire de la pensée humaine, et à bien plus forte raison en doit-il
être ainsi dans un pays oii la pensée semble instinctivement portée à
suivre ces voies de la religiosité rêveuse.
Ces doctrines, disons-nous, ont pénétré jusque dans le peuple des
campagnes, et, pour en fournir de curieuses preuves, nous n'aurons
besoin que de signaler les sectes nombreuses qui se développent à côté
de l'église en dépit des rigueurs du pouvoir. Joseph de Maistre , qui
avait eu le loisir de faire une étude approfondie de l'église russe, osait
la comparer à un cadavre sur lequel pulluleraient des milliers d'êtres
immondes nés de sa décomposition. Un voyageur d'un esprit aussi
calme que distingué, qui d'ailleurs ne parle de la Russie qu'avec le
respect dû à un grand peuple, M. le baron de Haxthausen, est entré en
rapports avec les chefs de quelques-unes de ces sectes. Il n'en a point
fixé le nombre; mais il a entendu dire qu'elles peuvent s'élever au
chiffre de deux cents. Nous ne parlerons point de celle des morels-
tschiki (lesquels s'immolent partiellement ou en entier), ni de celle
des skaptzi (origénistcs ou eunuques), dans laquelle les hommes mariés
subissent la mutilation aussitôt après la naissance de leur premier en-
fant mâle. Bien que cette dernière soit très nombreuse dans Saint-Pé-
tersbourg parmi les marchands et très puissante par l'accumulation
des fortunes qui ne sont point exposées au partage, elle n'est, pas plus
que la première, de celles que le czarisme doive beaucoup redouter.
M. de Haxthausen a insisté principalement sur les sectes qui sont sor-
ties directement de l'église grecque sans trop de mélange de paga-
nisme. L'une des plus importantes et des plus nombreuses est celle des
staroicei's ou vieux croyans. Les starowers se font remarquer, non point
par un amour trop vif du progrès, mais, suivant M. de Haxthausen,
par un attachement servile à la tradition, par un penchant exclusif et
fanatique pour l'ancienne organisation de l'église qu'ils voudraient
conserver ou rétablir dans sa pureté primitive. Les starowers, dit-il
encore, exercent sur la Russie et son gouvernement une influence mo-
rale tout-à-fait mystérieuse. A chaque innovation religieuse, à la me-
sure la plus insignifiante de politique intérieure, à chaque projet d'a-
mélioration ou au moindre changement, on ne manque jamais de se
demander : Qu'en diront les starowers? — Le starower ne s'en prend pas
seulement à ce qu'il peut y avoir d'élémens germains dans le pouvoir,
mais aussi aux habitudes et aux modes mêmes peu nationales de la
cour; et, pour rendre à cet égard la pensée des starowers, on raconte
par manière d'anecdote le refus fait par un soldat de cette secte de
prêter serment à l'empereur, par cette raison qu'il porte un uniforme,
un chapeau à trois cornes et une épée au côté, comme les autres sol-
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. H 17
(iats. Cette secte des vieux croyans hostile au czarisme moderne se
rattache directement au sla\'isme, qui, lui aussi, se nourrit de tradi-
tions et tire sa principale force des origines de la race.
A côté de cette secte puissante, qui regrette ainsi le passé, combattu
par Pierre-le- Grand et ses successeurs, il y a d'autres sectes d'une
tendance tout opposée. Ici, suivant M. deHaxthausen, régnent un esprit
réformateur et des idées essentiellement destructives des principes
fondamentaux de l'église. Si l'église orientale ne sort pas bientôt de la
sphère mystique de ses formes, si elle ne développe pas sa théologie,
elle sera enfm entamée par les tendances spéculatives qui germent au
fond de ces hérésies, et finira par en recevoir de périlleuses atteintes.
Parmi ces sectes, l'écrivain allemand cite principalement les malakani
et les douchoborzi, qui datent du siècle dernier. Quand Napoléon pé-
nétra en Russie, les malakani crurent voir en lui le lion de la vallée
de Josaphat venant détrôner le faux empereur et rendre la couronne
au véritable czar blanc. Ceux du gouvernement deTambow résolurent
de lui envoyer une députation qu'ils habillèrent de blanc, et qu'ils
dirigèrent à sa rencontre pour le complimenter. Ces envoyés traver-
sèrent la Petite-Russie et pénétrèrent jusqu'à la Yistule, où ils furent
faits prisonniers ou dispersés. Les douchoborzi, connus aussi sous le
nom de francs-maçons, issus des malakani, ont donné la formule de la
pensée commune. Cette pensée aété exposée parles sectaires eux-mêmes
avec éloquence, à la fin du siècle dernier, au sujet d'une enquête dirigée
contre eux. Ils l'ont depuis portée à un plus haut degré de précision.
Voici les paroles que M. de Haxthausen attribue à ces simples paysans :
« Le Christ était fils de Dieu, comme nous pouvons l'être également.
Croyez-nous, nos anciens en savent encore plus que le Christ; inter-
rogez-les. Le Christ était homme comme nous, car il naquit de a
chair. 11 demeure en nous, car, conçu spirituellement comme dans le
sein de la vierge Marie, il naît dans l'esprit de chaque cl^'^^ien Bten-
tôt il se retire dans le désert, c'est-à-dire dans la chair, ou il est tente
par le diable, qui fait parler en lui les appétits sensue s, orgueil a la
soif des honneurs et des biens de ce monde. Quand il s est foHific en
nous, il nous adresse des paroles d'enseignement, ^ '^P^^ ^^^^^^^
breu^es persécutions, il subit la mort sur la croix; il " f «^
beau de la chair, ressuscite le troisième jour, ^^^^ f^J'^^
céleste dans l'ame de ceux qui souffrent jusqu a ^^J/;^^"'^ ^^^^^^
soir, réside en eux quatre jours, embrase leur ^œud amour d^v^n
et c;nduit l'ame aux deux, où il la dépose sur 1 aut 1 de Çi " ' —
une sainte et agréable offrande. » A la suite de troubles qui «clatercm
'^:^Mt::^cLorn de la Malotschna, une -— -' :^'r du^a
83.n par l'empereur, se livra à une enquête ^" f'^*^^"'^^' ?"^ "' ^^!s
pas moins de quatre ans. Leurs doctrines ont paru si dangeieuses,
H18 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en \ 841 un grand nombre ont été transférés et colonisés dans le
Caucase; mais la secte, loin d'être éteinte, semble destinée à faire cha-
que jour de nouveaux prosélytes. Comme les starowers, par leur fidé-
lité excessive aux vieilles mœurs nationales, se rattachent aux doc-
trines du panslavisme historique, les douchoborzi, dont la prétention
est de substituer l'esprit à la lettre de l'Écriture, se rattachent directe-
ment aux panslavistes mystiques. Or, les tendances de ce panslavisme
mystique ne vont pas tout droit à la démocratie; elles suivent un che-
min détourné à travers le socialisme. La plupart de ces paysans sec-
taires vivent sous le régime de la propriété communale; ce que veulent
les panslavistes mystiques, c'est aussi la substitution absolue de cette
communauté des immeubles à l'état de choses créé par l'institution de
la féodalité et du servage. Les partis religieux donnent ainsi la main
aux partis politiques les plus avancés sur le terrain de l'organisation
sociale.. L'union peut devenir d'autant plus étroite un jour, que les
partis démocratiques sont en même temps préoccupés d'idées reli-
gieuses, et que les partis religieux se recrutent principalement et pres-
que exclusivement au sein de la classe populaire la plus pauvre et
la plus facile à séduire. Les adversaires du czarisme n'ont eu garde
de négliger ce moyen d'action. Aussi est-il hors de doute que les
sectes religieuses ne soient en train de devenir des sociétés secrètes
dans le scîis moderne du mot, et que les conspirateurs ou les écrivains
démocratiques n'en viennent à chercher là de préférence leur point
d'appui. Nous avons vu le parti de l'aristocratie constitutionnelle de-
vancé par les radicaux socialistes; les douchoborzi nous montrent les
partisans d'une sage liberté religieuse, les grecs-unis, devancés par
le philosophisme le plus téméraire. Telle est la contre-partie des prin-
cipes de force et de conservation sur lesquels le czarisme a basé sa
puissance.
Dans son action au dehors, chez les peuples soumis au protectorat,
ces mêmes prétentions de religion et de race rencontrent des obstacles
analogues; la résistance est même là plus libre et aussi plus violente.
D'abord, dans les trois principautés, si l'on excepte le haut clergé qui
se recrute, comme on sait, non dans le clergé inférieur, mais dans les
monastères, l'église est essentiellement nationale, indépendante, hos-
tile à toute pensée qui prétendrait la rattacher à un centre. Si les peu-
ples de l'Europe orientale se sont si facilement séparés de l'église ro-
maine, c'est par la raison que l'église dOrient respectait davantage les
nationalités et se prêtait plus complaisamment à l'indépendance. Cette
habitude d'identifier les croyances religieuses avec les croyances poli-
tiques est entrée profondément dans les mœurs. Les Moldo-Valaques
reconnaissent encore la suprématie du patriarche de Constantinople.
Déjà cependant, les Serbes, plus hardis et plus pressés d'arriver à na-
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. H|»
tionaliser entièrement leur église, pour échapper dans l'avenir à cette
suprématie, ont contribué récemment de toute leur influence à 1 érec-
tion du patriarcat de Carlowicz dans la Servie autrichienne.
Loin donc que les églises grecques des principautés du Danube soient
disposées à s'absorber dans l'unité à laquelle aspire l'église russe, elles
ne songent qu'à se renfermer de plus en plus en elles-mêmes, à s'allier
plus étroitement à la pensée du pays, à s'isoler dans le sentiment de
l'autonomie de chaque nationalité. Ce sentiment domine, en eltet, les
idées. Si la diplomatie russe est quelquefois victorieuse sur le terrain
de l'administration, les idées échappent presque toujours à son intluence
et souvent lui sont hautement hostiles. Quoique défendu par quelques
écrivains de talent, le panslavisme n'a pas jeté de grandes racines
dans les principautés du Danube. On sait que les deux principautés de
la rive gauche appartiennent à une race qui n'a rien de commun avec
les Slaves. Les mots slaves introduits daris leur idiome par le voisinage
des Slaves et par la liturgie de leur église, qui fut primitivement en
langue slavoiie, ne suffisent pas pour infirmer cette croyance d'ailleurs
profondément enracinée dans leurs esprits. Aussi le panslavisme leur
est-il plus que suspect. Cette vaste prétention à l'unité qui ne pourrait
se réaliser sans les englober leur inspire des craintes et une répulsion
instinctive qu'elles ne dissimulent point. Tout ce qui peut les éloigner
de cette doctrine, les Moldo-Valaques le recherchent avec ardeur. 11 est
des écrivains qui ont poussé cette ardeur jusqu'à frapper d'interdit et de
proscription les mots slaves qui se rencontrent dans la langue de leur
pays. Chez les Serbes, la défiance que le panslavisme provo(|uen'a pas
les mêmes causes. Les Serbes se reconnaissent pour des Slaves, et il y
a dans.cette race peu de tribus qui soient aussi flères de cette origine.
Il n'y en a point, pourrions-nous ajouter, qui ait plus religieusement
conservé l'esprit slave; il est là tout entier, depuis des siècles, comme
en réserve. C'est là qu'il le faut étudier, si l'on veut le comprendre. Or,
l'une des conséquences de cette pureté des traditions slaves en Servie,
c'est une forte tendance à la décentralisation , et en même temps un
goût essentiel pour une certaine forme de démocratie quasi-patriar-
cale. Comment ce besoin d'indépendance et de liberté qui constitue
l'esprit public s'accorderait-il avec l'idée du panslavisme officiel? Les
Serbes sont entrés de bon cœur dans le mouvement simultané des
peuples slaves; mais, comme les Polonais et les Tchèques, ils n'ont vu
dans cette unité d'action qu'un moyen et non un but. Ils veulent bien
se concerter pour le progrès de la commune civilisation, ils consentent
même à se rapprocher des Bulgares, des Bosniaques et de tous les 11-
lyriens d'Autriche, qui appartiennent à la famille serbe; mais ils répu-
gnent naturellement et vivement à toute idée d'unité slave, qui Icui-
enlèverait leur individualité historique, leur autonomie locale.
1120 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces instincts religieux et politiques sont plus profonds qu'ils ne le
paraissent au premier aspect. Écoutez les écrivains de ce pays; feuil-
letez par exemple les écrits publiés pour la justification de cette révolu-
tion de Bucharest, qui a donné lieu à l'entrée des Russes en Turquie.
Comme cette révolution s'est accomplie en haine du protectorat russe,
ces écrits sont remplis de plaintes amères, de récriminations et d'in-
vectives contre la Russie et le czar. Ces cris douloureux ([ue la Pologne
a poussés en tombant, ces appels de désespoir qu'elle n'a pas cessé d'a-
dresser à l'Europe, sont aujourd'hui le langage quotidien des popu-
lations protégées par le czarisme. Le système de la conquête a suscité
comme de nouvelles Polognes sur les deux rives du Danube. Là encore
le czarisme a manqué ce moyen terme auquel une plus grande modé-
ration l'eût conduit. En se tenant avec plus de désintéressement dans
la limite du droit de garantie, il était à la fois civilisateur et conser-
vateur; il aidait au développement des races chrétiennes de la Turquie,
et en même temps il les contenait, par son influence, dans la voie des
progrès pacifiques. En essayant, au contraire, de transformer le pro-
tectorat en domination absolue, il a provoqué une réaction violente;
il a donné lieu, il y a quelques années, à la révolution do Belgrade, qui
a renversé la dynastie de Milosch, plus récemment à celles dTassy et de
Bucharest, qui ont amené la chute de Stourdza et de Bibesco; enfin il
a poussé une partie de la jeunesse de ces contrées à s'associer de fait
et d'espérance à l'insurrection de Hongrie; et, pour peu que la situation
de ces émigrés se prolonge, qui sait si nous ne les verrons pas, comme
l'émigration polonaise, devenir, par découragement, de malheureux
champions de la cause révolutionnaire en Europe? Voilà où peut
aboutir fatalement au dehors la politique conquérante du czarisme.
III.
Avec ce prodigieux respect des masses pour le pouvoir souverain,
avec ces dispositions profondément religieuses qui se retrouvent jus-
que chez ses sectaires, la Russie est en mesure de fournir à l'Europt
de grands exemples de sentimens oubliés ou méconnus dans l'Occident;
mais elle ne pourrait conserver dans leur pureté ces précieux dons de
la nature et de l'histoire, si le mysticisme et le radicalisme dont nous
avons signalé l'existence continuaient à se développer dans son sein ou
à côté d'elle. Qu'elle sache en prévenir le progrès, et elle sera long-
teinps assez puissante dans ses principes de conservation pour rendre
des services précieux à la cause des sociétés européennes. Or, comment
peut-elle accomplir cette tâche, qui serait vraiment digne d'une grande
ambition? Par un ajournement raisonné et définitif de ses pensées de
conquête, par une politique résolument modérée qui laisse aux autres
LA RUSSIE ET ! A CUISE EUROPÉENNE. 1191
cabinets toute la liberté de leur action , en un mot par une attitude
liautement et systématiquement pacifique.
Si l'on suit avec attention la conduite du cabinet de Saint-Péters-
bourg depuis la révolution de février, à côté d'actes conçus dans l'esprit
ancien de la politique russe, tels que l'occupation des principautés
du Danube et la demande d'extradition adressée au sultan, on remar-
quera d'autres actes qui portent l'empreinte d'un esprit différent, et
semblent révéler des intentions plus conciliantes. L'évacuation de la
Hongrie dès le lendemain de la dernière bataille, les concessions ré-
centes faites à la Turquie sont des symptômes d'un genre nouveau. Le
gouvernement russe prend un visage moins menaçant pour l'Occident
et l'Orient à la fois.
Il est clair que la Russie ne songe point à s'étendre du côté de
l'Occident. Elle en aurait trouvé l'occasion avant février, lorsque les
tristes événemens de la Gallicie amenèrent la confiscation de la ré-
publique cracovienne. La Russie aurait pu tout aussi facilement
adjoindre ce petit état au royaume de Pologne que l'adjuger à l'Au-
triclie. Que l'on se rappelle à quel degré le gouvernement autrichien
et toute la bureaucratie allemande étaient devenus impopulaires en
Gallicie à la suite du massacre des deux mille nobles Polonais; que l'on
se souvienne des sentimens panslavistes qui éclataient dans ia Lettre
d'nn gentilhomme polonais à M. de Metternich; n'est-il pas a rai que la
Russie eût pu profiter d'une si belle occasion pour exploiter la haine
du germanisme et jeter en Gallicie les bases d'une prochaine con-
quête? Enfin, en présence du désarroi où l'Autriche s'est un moment
trouvée, n'est-il pas manifeste que la Russie aurait pu exiger, comme
prix de ses services, quelque concession territoriale (|ui eût arrondi
favorablement sa frontière de l'ouest? Dans quel intérêt d'ailleurs la
Russie chercherait-elle à s'agrandir de ce côté?— Pour unir aux po-
pulations polonaises déjà si difficiles à contenir les populations de
Posen et de la Gallicie imbues de l'esprit du jour? Pour concentrer en
un seul et unique foyer les ressentimens et l'action de la Pologne sous
l'influence des pensées de socialisme qui se sont enracinées dans e
cœur des paysans de la Gallicie? Ces pays ne sont-ils pas ronges par la
misère? Le gain compenserait-il le péril? Aussi l'annexion de Posen
et de la Gallicie à l'empire russe fût-elle aujourd'hui facile, n y eut-il
qu'à menacer pour l'obtenir, la Russie se sentirait retenue par les
considérations de la plus vulgaire prudence. Elle a montre sous ce
rapport, ses intentions à l'Europe en quittant la Hongrie avec ouUîla
promptitude imaginable; afin de jeter plus de lumière sur cette re^-
lution elle est pleine de ménagemens avec l'Autriche et en tout elk
évite de peser trop directement sur la politique d" cabmei de V.tn^^^^
Que la Russie soit également désintéressée du cote de l Orient, U est
71
TOME V. — SDPPLEMENT.
1122 REVUE DES DEUX MONDES.
pJus difficile de le croire; elle a des traditions et une sorte d'instinct
qui la poussent vers les riantes et riches contrées du midi. Uue con-
quête aux dépens de la Turquie donnerait à l'empire russe des popu-
lations qui, tout animées qu'elles sont de l'esprit libéral, n'ont point
été aussi profondément révolutionnées que celles de Posen et de la
Gallicie. Les lettrés des principautés du Danube ont puisé abondam-
ment aux sources occidentales; mais le fond même du pays, le peuple,
est encore dans un état voisin de celui du peuple russe. Le sol de la
Turquie septentrionale, avec ses entrailles fécondes et ses sillons
échauflés par un soleil généreux, a un attrait bien autrement puissant
que les régions nébuleuses et pauvres de la Pologne occidentale. La
Russie ne renoncera pas facilement à l'ambition de reculer ses fron-
tières vers ces chaudes et fertiles contrées. Cependant elle n'est point
aussi pressée qu'on l'imagine de tenter cette conquête, et, en re-
tirant aujourd'hui une partie de ses troupes des principautés du Da-
nube, elle indique au moins qu'elle ne croit pas le moment venu de
rien entreprendre sur ce terrain. Elle a remarqué, d'une part, que
les élémens d'une force respectable se sont développés au sein de
l'empire ottoman, que cet état s'afl'ermit sous l'influence d'une poli-
tique intelligente et juste; d'autre part, que les cabinets de l'Occident,
môme gênés par la révolution, n'ont point encore renoncé à mainte-
nir l'intégrité de la Turquie. La diplomatie russe, dirigée avec la péné-
tration la plus éclairée, sans abdiquer les ambitions que chacun lui
connaît, se replie donc sur elle-même et change son front de bataille.
Ce n'est plus comme avide de conquêtes et hostile à telle ou telle
forme de gouvernement que la Russie essaie de se poser en Europe :
eUe déclare qu'elle n'a point de parti pris, si ce n'est contre la poli-
tique révolutionnaire; elle propose aux cabinets le concours de son
influence pour ramener le calme partout où la paix sera troublée, soit
par le parti radical, comme en Autriche, soit par tel ou tel cabinet,
comme naguère en Holstein et hier en Grèce.
Et de fait, quand la Russie voit que tout ébranlement nouveau met-
trait en péril les principes fondamentaux des sociétés et ce qui reste
de sentimens sacrés dans le cœur des hommes, pourrait-elle s'entêter
dans le périlleux égoïsme de l'esprit de conquête et choisir, au milieu
de tant de grandes choses à faire avec honneur, le rôle le moins glo-
rieux? Quand elle se sent elle-même menacée de près ou de loin,
coimne état et comme nation, par toute guerre qui surgirait aujour-
d'hui sur le continent, peut -on croire qu'elle voudrait poursuivre à
ee prix de solitaires pensées d'agrandissement, et mettre le feu à l'Eu-
rope pour être eile-raème atteinte par l'incendie qu'elle aurait allumé?
Nous préférons lui attribuer des intentions à la fois plus équitables
et plus désintéressées. L'occasion d'en faire preuve n'est-elte pasdlau-
LA HCSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE. 1!23
tant plus belle, que la politique révolutionnaire trouve en ce moment
un appui dans le cabinet qui semblait le mieux placé pour donner de
bons exemples? Que l'on nous permette donc cette supposition : la
Russie cesse de menacer l'Orient, et, pesant d'un poids moins lourd
sur les peuples du Danube, elle marche d'accord avec les intérêts con-
servateurs de l'Autriche et de la Turquie. Dés-lors qu'arrive-t-il? Non-
seulement les révolutions ne sont plus possibles dan» ces deux empires,
mais l'Europe occidentale, rassurée sur le dehors, maîtresse chez elle,
travaille librement à sortir du chaos où elle se débat. Qui doute à cet
égard, malgré de récens déboires, qu'elle ne soit en voie de progrès?
Si l'Europe occidentale n'est pas obligée d'abandonner sa tâche au de-
dans pour faire face à des embarras extérieurs, combien sa rude mis-
sion n'est-elle pas facilitée! Certes la paix ne dépend pas exclusivement
de la Russie; toutefois il dépend de chacun des cabinets de l'Europe
de concourir à éloigner les périls sociaux qui pourraient surgir de
la guerre, et parmi ces cabinets celui de Russie est l'un de ceux qui
sont le plus en position de la prévenir.
Ne serait-ce point un beau rêve de penser que la Russie se séparera
ainsi de ses plus vieilles et de ses plus intimes traditions? L'avenir
seul pourra.nous l'apprendre; mais du moins, en ce moment, l'intérêt
même de la Russie nous rassure : elle a besoin pour sa tranquillité
d'une Europe calme et pacifique. Tout ainsi la détourne de la pensée
des conquêtes. Ajoutons que, sans cesser d'être fier en face de l'Eu-
rope, son langage contient dès à présent de belles promesses. Si, d'un
côté , le patriotisme nous commande de n'accueillir ces promesses
que sous toutes réserves, il nous défend aussi de les méconnaître.
Voici donc la conclusion que nous voulons tirer de l'état intérieur et
de l'attitude présente du gouvernement russe. La prétention de fournir
aux vieilles sociétés de l'Occident des notions infaillibles sur les prin-
cipes organiques des sociétés, comme l'entendent les panslavistes offi-
ciels, n'est qu'une séduisante utopie, une sorte d'hallucination mysti-
que. Le czarisme, en exagérant l'autorité politique et religieuse, a
suscité dans le sein même de l'empire, non-seulement l'idée constitu-
tionnelle, qui est bonne en soi, mais l'idée radicale,— non-seulement
l'idée de la liberté des consciences , mais Fidée du mysticisnie philo-
sophique et communiste de certaines écoles allemandes. Que si le gou-
vernement russe, plus modeste et plus pratique que ses panégyristes,
ambitionne simplement de rivaliser avec les autres cabinets dans la
pacification de l'Europe, il le peut avec avantage pour 1 Occident et
pour lui-même; il semble même indiquer qu'il le veut, et, dans 1 in-
térêt de la çaix du monde, nous nous réjouirions de voir cette cuneuse
métamorphose de la politique moscovite.
n, uesprez»
REVUE LITTÉRAIRE.
LE THÉÂTRE ET LE ROMitlV.
Il n'est pas rare de voir les gens dont les affaires vont mal se prendre tout
à coup d'un beau zèle pour les comptes d'arithmétique, rassembler intendans
et majordomes, et se faire présenter des mémoires, des plans d'amélioration,,
qui le plus souvent n'améliorent rien. Une bonne terre bien cultivée ou un bon
capital bien placé leur sei^virait mieux à sortir d'embarras. Nous songions in-
volontairement à CCS gens-l.'i en parcourant le volumineux dossier de la com-
mission d'enquête chargée de préparer la loi sur les théâtres. Les documens
officiels que renferme ce recueil seront assurément fort utiles à nos législateurs;
il est permis de supposer pourtant qu'une bonne comédie ou un bon drame ré-
soudrait encore mieux les questions qui se rattachent à la décadence ou à la
prospérité théâtrale.
Ce n'est pas, selon nous, sur les moyens d'améliorer la situation de nos di-
verses scènes, sur les inconvéniens ou les avantages d'une liberté illimitée dans
l'exploitation ou le répertoire, que les procès-verbaux de cette enquête jettent
le jour le plus vif et donnent les renseignemens les plus piquans : nous le ré-
pétons, ces questions générales, traitées théoriquement et à priori, seront tou-
jours quelque peu illusoires; mais, ce qui l'est beaucoup moins, ce qui nous
offre tous les caractères d'une leçon fort concluante et d'un spectacle fort in-
structif, c'est la petite comédie d'intérieur et d'à-propos qu'ont jouée à cette oc-
casion quelques-uns des personnages consultés. Nous nous plaignons parfois de
la rareté ou de la faiblesse de Télémcnt comique dans les pièces nouvelles: cet
REVUE LITTÉRAIRE. J I2:i
clément abonde dans certaines dépositions, signées de noms célèbres, et qui
ont dû parfois faire sourire les membres de la commission d'enquête. Singulier
temps que celui où nos poètes dramatiques, interrogés sur les moyens de ra-
mener la prospérité des théâtres, donnent envie de penser que le problème
serait résolu, si leurs pièces étaient aussi plaisantes qu'ils le sont eux-mêmes!
Il s'agissait de déterminer s'il est utile ou nuisible que les théâtres jouissent
sans limites d'une double liberté, industrielle et morale; qu'ils puissent se
multiplier à l'infini, et jouer, sans autre contrôle que celui du public, tout ce
qui leur paraîtra de nature à attirer la foule et à p-quer la curiosité. Nous
avouons ne pas comprendre comment le plus léger doute peut planer encore
sur ces deux questions. La multiplication indéfinie des théâtres ne saurait
qu'être également funeste aux nouveaux et aux anciens. Ceux qui existent peu-
vent à peine se soutenir, et la décadence théâtrale a commencé avec cet ac-
croissement numérique, beaucoup trop favorisé par les divers gouveniemens
qui se sont succédé en France depuis vingt années. Le nombre des spectateurs
n'augmentant pas en proportion, les acteurs excellens étant toujours fort rares,
Içs prétentions de ceux-ci grandissent à mesure que le chiffre de ceux-là di-
minue : double condition d'une ruine rapide et certaine, qui engloutit dans le
même naufrage, avec le spéculateur aventureux et coupable, le capitaliste cré-
dule et le travailleur confiant qui ont concouru à sa dérisoire entiopri:H'! Chance
funeste, qu'on essaiera nécessairement de conjurer, en entassant les monstruo-
sités les plus révoltantes, pourvu qu'elles réveillent l'attention blasée du public!
Ceci touche à la seconde question, plus grave encore que la première, celle de
moralité. Sans prendre au sérieux l'amélioration morale du genre humain par
le théâtre, cette complaisante utopie de nos dramaturges modernes, à qui la
plupart de leurs ouvrages donnent un éclatant démenti , tout en reconnaissant
que le théâtre ne sera jamais, quoi qu'on fasse, une école de vertu et de bonnes
mœurs, par la raison que ce qui surexcite l'imagination et les sens ne saurait
être pour la conscience et l'esprit un exercice salutaire, on peut désiier pour-
tant qu'il ne se mêle aux séductions qui attirent au spectacle aucun de ces ap-
pâts grossiers qui repoussent ou font rougir les honnêtes gens, aucun de ces
désastreux scandales qui déshonorent le sens moral et compromettent le repos
d'un pays. Quelle que soit notre admiration pour Corneille et pour Molière,
nous nous permettons de douter que le Cid ou Nicomède ait jamais inspiré
de l'héroïsme à un poltron, que Tartufe ait converti un seul hypocrite, et
qu'un seul avare ait été ramené aux idées généreuses par le monologue d'Har-
pagon; mais en même temps nous nous hâtons de constater que, pour la litté-
rature qui a produit, sous le régime de l'autorité, ces admirables chefs-d'œuvre,
il y aurait à tomber, par le fait de la liberté absolue, dans l'exploitation licen-
cieuse de toutes les mauvaises passions, quelque chose d'ignominieux et de
dégradant, qui rejaillirait à la fois sur les lettres, sur la liberté et sur notre
époque. Les prétendus moralisateurs par le théâtre ont un système tout diffé-
rent du nôtre : ils prétendent que le théâtre est une \3cole de bonne morale,
et ils ajoutent qu'il doit être libre de représenter des pièces aussi immorales
qu'il le voudra : toujours la même plaie, le n)ême travers, si fatal a notre
temps, la glorification du superflu aux dépens du nécessaire !
Quoi qu'il en soit, nous ne nous lasserons pas de le redire, ces questions,
1126 REVUE DES DEUX MONDES.
pour un homme sensé, ne peuvent être douteuses. Tel n'est cependant pasTâvis
de quelques-uns des auteurs qu'a interrogés la commission d'enquête théâ-
trale. Ils ont profité de la circonstance pour se lancer dans des digressions
superbes où perce constamment, à travers d'ambitieux paradoxes, l'excessive
préoccupation de soi-même, cette muse de notre siècle. Leurs réponses, con-
signées tout au long dans les procès-verbaux de la commission, sont donc signi-
ficatives et curieuses, au moins sur un point : si elles donnent des renseigne-
mens peu concluans sur le sujet qu'ils avaient à éclaircir, elles en fournissent
de très nets sur eux-mêmes. L'ensemble de ces réponses a un autre avantage;
ïl permet, dès l'abord, de reconnaître et de classer deux familles bien distinctes
parmi ces brillans esprits : celle des esprits justes et celle des esprits faux. On
peut même faire à ce propos une remarque : c'est que les écrivains qui repré-
sentent le plus complètement, dans leurs personnes et dans leurs ouvrages, les
tendances de la littérature moderne, ceux qu'on est convenu d'appeler les plus
littéraires, sont ceux dont les réponses révèlent le moins d'idées droites, pra-
tiques, applicables, ceux qui paient le plus large tribut aux paradoxales allures
d'un individualisme puéril, regardant toutes choses à travers le prisme de la
vanité. Plus on s'éloigne de cette extrémité, de cette sorte de petite église litté-
raire et poétique; plus on approche des régions tempérées, des hommes d'esprit
qui ne se croient pas de grands hommes, plus on trouve de rectitude, de net-
teté et de justesse dans les explications données et reçues; enfin, lorsqu'on
arrive aux hommes spéciaux, compétens, qui n'ont ni rêvé ni écrit, mais qui
«nt vu, pratiqué, jugé, et dont les raisonnemens reposent sur des faits recueillis
pendant une longue et sérieuse caiTière, on a sons les yeux la vérité et l'évi-
dence même : utile leçon qu'il serait facile de généraliser, et qui expliquerait,
au besoin, des événemens plus graves que la chute ou la prospérité des théâ-
tres! Serait-ce donc une des douloureuses conditions de notre époque, que qui-
conque a bu aux philtres de la rêverie, s'est enivré des enchantemens de la
poésie et de l'art, doive perdre le sentiment du bien et du mal, la conscience du
vrai et du faux, la proportion du possible et de l'impossible dans le domaine
des choses réelles ? Est-ce le châtiment de l'orgueil chez les imaginations bril-
lantes, l'expiation des plaisirs que nous donnent leurs décevantes fictions? Est-ce
le résultat logique de cette maladie toujours croissante parmi les contemporains
célèbres, et qui consiste à tout ramener à eux-mêmes, à se préférer à tout?
On le voit, la question s'agrandit, et cette comédie-là ouvre, elle aussi, d'assez
lumineuses perspectives sur les misères de notre temps, les faiblesses du cœur
humain, et les secrets mobiles qui dirigent, modifient ou transforment l'opinion
de nos illustres.
L'espèce de classement intellectuel que nous indiquons ici peut se faire à
chaque page du procès-verbal de l'enquête. Tous ceux qui ont quelque raison
de préférer les données de l'expérience aux chimères de la vanité sont una-
nimes à proclamer ce qu'il y aurait de désastreux et de funeste dans la liberté
absolue. Tous constatent la nécessité d'une restriction et d'une censure pré-
ventive. Les écrivains chez lesquels domine l'esprit critique ou l'esprit obser-
vateur sont du même avis. De l'autre côté se rangent les poètes, M. Dumas,
M. Hugo surtout; et, comme pour se conformer au système dramatique de ce
dernier, qui veut que le grotesque ait sa place dans toute représentation théâ-
REVUE LITTÉRAIRE. 4127
traie, à côté de la déposition de M. Hugo, nous avons celle d'un acteur qui
nous donne, sur l'art du comédien érigé en instrument d'agitation politique,
d'assez piquantes révélations.
On le sait, la prétention de M. Dumas est de personnifier le théâtre moderne
pour le glorifier davantage, et de diviniser l'art afin de se diviniser lui-même.
L'auteur du Comte Hermann est un Bias dramatique, portant tout avec lui,
drame, préface, acteurs, décorations, salle et mise en scène. On conçoit dès-lors
qu'il soit peu soucieux des lois restrictives, de la distinction des genres, de la né-
cessité des études spéciales et du sage tempérament de la liberté par l'autorité.
Ce ne sont là pour lui que de stériles obstacles, des entraves gênantes pour
l'essor de sa pensée, pour le développement des drames innombrables toujours
prêts à sortir tout armés de son cerveau , comme sortit du cerveau de Jupi-
ter la déesse de la Sagesse, avec laquelle ils n'ont d'ailleurs aucun autre trait
de ressemblance. L'opinion de M. Hugo a des allures plus sérieuses : est-elle
plus sérieuse en effet? Nous ne le croyons pas, M. Hugo ne sait pas s'arrêter'
dans les limites du sujet; il passe du théâtre à la société tout entière, à l'his-
toire des temps anciens et modernes. — « Vous touchez, s'écrie-t-il, dans la
matière spéciale qui vous occupe, à la grande, à l'éternelle question qui reparaît
sans cesse, et sous toutes les formes, dans la vie de l'humanité. Les deux grands
principes qui la dominent dans leur lutte perpétuelle , la liberté , l'autorité ,
sont en présence dans cette question-ci comme dans toutes les autres; entre
ces deux principes, il vous faudra choisir. »
Loin de nous l'idée de médire de la liberté et de vouloir la sacrifier partout
et toujours à l'autorité, sa rivale! Cette partialité aurait en ce moment trop
d'à-propos pour qu'il n'y ait pas quelque sagesse à s'en méfier, et on y verrait
peut-être un reste de rancune électorale. Toutefois nous pourrions répondre à
M. Hugo que cet antagonisme entre la liberté et l'autorité est en effet un des
douloureux problèmes contre lesquels se débat l'humanité, que cette lutte en-
traîne avec elle des malheurs immenses, des déchiremens inouis, et que pro-
bablement cette lutte serait moins sanglante, ces malheurs moins grands, ces
déchiremens moins redoutables, si les hommes de talent ou de génie, pastores
hmhinum, ne sacrifiaient trop souvent leur rôle de conciliateurs entre les deux
principes à une vaine ambition de popularité. Voilà ce que nous pourrions ré-
pondre à M. Hugo; tout nous porte à croire qu'il ne serait pas de notre avis,
et sa conduite sur un théâtre plus vaste que ceux dont il s'agit ici ne laisse là-
dessus aucun doute.
Nous croyons pourtant que ce n'est pas dans cet antagonisme de la liberté et
de l'autorité qu'il faut chercher l'opinion réelle, la pensée favorite de M. Hugo
en matière théâtrale. U a dit de fort belles choses sur le siècle de Louis XIV,
sur le principe d'autorité, qui a arrêté l'essor de Corneille et froissé son robuste
génie, sur Molière, qui n'a dû ses immunités de comédien et de poète qu'à son
titre de tapissier du roi, et qui n'a été libre que parce qu'il a été valet : an-
tithèse brillante qui rentre parfaitement dans les procédés habituels de M. Hugo,
mais que d'autres ont eu le mérite d'indiquer avec lui; et cependant nous pa-
rierions volontiers que cette étude Uttéraire du grand siècle vu à vol d'oiseau
ou de poète, que l'appréciation un peu hautame du xv.h« siècle, pi-oclame par
•M. Hugo une époque de complète dégradation dramatique, en depit de Mari-
1128 REVUE DES DEUX MONDES.
\aux, de Voltaire et de Beaumarchais, que même ces malheureuses tragédies
de Voltaire, que nous ne prétendons pas défendre, et que l'auteur à'Anyelo
range parmi les œuvres les plus informes de l'esprit humain , n'ont été pour
lui que des moyens adroits d'arriver à l'époque impériale. On sait en effet que
c'est là l'idée dominante de M. Hugo : une sorte d'assimilation involontaire
entre son génie et celui de l'empereur; le regret de n'être pas venu de son
temps pour gagner des batailles en poésie pendant que Napoléon écrivait des
poèmes sur les champs de bataille, pour créer une littérature impériale pen-
dant que Bonaparte créait un code, une société, une dynastie et un monde.
D'après M, Hugo, c'est là la seule chose qui ait manqué au héros des temps
modernes, la seule lacune qu'on aperçoive dans la gloire de son règne. Cette
lacune, l'empereur l'a sentie lui-même, car son goût httéraire, nous dit en-
core M. Hugo, était supérieur. Il aurait donné des millions, des provinces, d^s
royaumes pour un seul de ces chefs-d'œuvre dramatiques qui devaient éclore,
vingt-cinq ans plus tard, de Hernani aux Burgraves. Par malheur, M. Hugo
venait à peine de naître, et Napoléon fut réduit à se contenter de Raynouard,
de Baour, de Luce de Lancival, des Templiers, d'Omasis et d'Hector : ce fut là
la plaie secrète de son empire, le regret qu'il emporta à Sainte-Hélène, où il en
éprouva probablement quelques autres plus sérieux que celui-là. Ah! si Marie
Tudor et le Roi s'amuse avaient été joués en 1810, Napoléon n'aurait rien re-
gretté à Sainte-Hélène, et peut-être n'y serait-il jamais allé. M. Hugo ne nous
l'affirme pas, mais il nous le laisse entendre. Seulement, pour rester dans le
domaine de la vraisemblance et ne pas ajouter trop notoirement le don de se-
conde vue aux autres qualités du génie impérial, il évite de se nommer et ne
nomme que Corneille; mais c'est évidemment un pseudonyme. L'empereur a
parlé de Corneille parce qu'il l'avait lu; il n'a rien dit de M. Hugo parce qu'il
n'avait fait que le pressentir.
Telle est la pensée intime, secrètement caressée dans les rêves du poète, et
qu'il a déguisée tant bien que mal en précis historique de la lutte entre l'au-
torité et la libei'té. On le voit, cette façon de cacher sous un système général
une prétention personnelle n'a rien de bien concluant en ce qui touche à la
régénération théâtrale. Aussi, nous le confessons humblement, les documens
publiés sur la question des théâtres nous paraissent faciliter médiocrement la
solution du problème. Hs placent sous un nouveau jour quelques excentricités
contemporaines, mais ils apprennent fort peu de chose sur le principal sujet
de ces investigations. Ce qui est positif, ce qui résiste même aux belles digres-
sions de MM, Hugo, Dumas et autres, c'est que la multiplication illimitée des
théâtres, leur indépendance absolue, la confusion des genres, l'éparpillement
des talens, achèveraient de tout perdre. Il n'y a déjà que trop de théâtres;
c'est cette production excessive, multiple, hâtive, stérile dans sa fécondité ap-
parente, disproportionnée avec les besoins de la consommation véritable, qui
paralyse les efforts de l'art sérieux, accélère la décadence littéraire et drama-
tique, et ruine du même coup les directeurs, les auteurs et les libraires.
Veut-on savoir à quoi s'en tenir sur la liberté illimitée de production? qu'on
la juge par les résultats qu'a amenés l'excès de la production littéraire pendant
ces dernières années. Cet indice est d'autant plus instructif, qu'il se rattache à
un mouvement généraUd'abaissement intellectuel que nous avons déjà signalé.
/ REVUE LITTÉRAIRE. ^^29
Après 1830, il y eut quelque ralentissement dans le proupe poétique et nova-
teur qui avait jeté tant d'éclat sur les dernières années de la restauration; mais
le roman eut alors une phase d'épanouissement magniflque, de floraison sou-
daine et prospère, où se révélaient mille dons heureux d'imagination et de
style, et où, malgré les premiers symptômes d'une fécondité inquiétante, l'ex-
cès et l'abus ne se trahissaient pas encore. Puis vint la seconde phase du ro-
man, cette famille de conteurs qui s'adressa à une curiosité frivole ou mala-
dive plutôt qu'au bon sens et au bon goût. Ces conteurs sont aujourd'hui plus
célèbres et plus populaires qu'ils ne l'étaient alors; il semblerait que la circula-
tion de leurs ouvrages devrait être plus générale, que le nombre de leurs lec-
teurs devrait s'être accru , et pourtant les indications statistiques donnent un
résultat tout contraire.
Qu'on nous permette de citer ici quelques chiffres : les écrivains dont les
livres se tiraient à deux mille exemplaires, M. Dumas, par exemple, et M"* Sand,
ne sont plus tirés qu'à mille ou même à sept cents. M. Eugène Sue est tombé
de quinze cents à sept cents, excepté lorsqu'il s'adresse aux passions coupables
que flattent et surexcitent ses romans socialistes. En général, les auteurs qui
se sont le moins prodigués sont aussi ceux pour qui le tirage est resté à peu
près le même. Une pensée politique, bonne ou mauvaise, change immédiate-
ment cette proportion; en ce moment, les Mystères du Peuple se tirent, dit-on,
à dix mille exemplaires, et récemment Jérôme Paturot à la recherche de la meil-
leure des républiques s'est tiré à treize mille in-18 et à cinq mille in-8° illustré,
ce qui laisse encore un léger avantage au bon livre sur le mauvais. Ce qu'on
peut dire, c'est que les ouvrages de pure imagination, ceux dont l'intérêt roma-
nesque n'est relevé par aucun mérite d'actualité, ont perdu, de 1842 à 1850,
environ moitié du débit qu'ils trouvaient de 1830 à 1842. Plusieurs même
des célébrités du roman moderne ne trouvent plus d'éditeur. L'imagination
contemporaine expie, par un commencement d'abandon et de déchéance, les
entraînemens déplorables où l'a poussée, dans un temps meilleur, une prospé-
rité factice. Elle avait fait descendre les lois immortelles de l'art aux condi-
tions matérielles du métier; elle s'était fait gloire d'improviser, sans lassitude
et sans fin, ces gigantesques épopées, où des aventures, toujours nouvelles et
toujours les mêmes, s'enchevêtraient en cent façons, tour à tour suspendues,
. reprises, déroulées à travers d'interminables chapitres, pâture à peine suffisante
pour la curiosité mondaine. Le jour est venu où cette curiosité s'est lassée par
l'excès même de ce qu'on entreprenait pour elle, où elle a refusé de s'intéresser
à ces tours de force de l'impromptu en vingt volumes, et où il a fallu, pour
l'éveiller et la tenir en haleine, mêler aux fictions des enscignemens révolu-
tionnaires propres à passionner les lecteurs turbulens, ou des protestations sati-
riques qui satisfissent de justes rancunes. Oui, les livres, comme les théâtres,
rencontrent d'infaillibles chances de souffrance et de ruine dans cette pro-
duction exagérée, dans cette diffusion funeste qui est un des caractères et un
des fléaux de notre époque. L'émancipation intellectuelle et littéraire, loi-s-
qu'clle arrive à cette conséquence extrême, est plus fâcheuse que l'oppression,
car celle-ci n'arrête que pour un temps l'essor de la pensée; parfois même elle
la retrempe et la fortifie par les entraves qu'elle lui impose, et l'idée qui lutte
tt30 REVUE DES DEUX MONDES.
contre ces obstacles y trouve une salutaire épreuve d'où elle sort plus nette et
plus vive, à peu près comme l'image poétique, gênée par les difficultés do la
rime ou de l'hémistiche, s'y précise et s'y illumine. L'émancipation au con-
traire, la dispersion qu'elle amène, les excès qu'elle autorise, étouffent ce qui
mériterait l'attention sous un amas de médiocrités qui la repoussent, compro-
imettent le talent par le voisinage des vulgarités, et présentent à la curiosité du
lecteur un tel pêle-mêle, que, ne pouvant plus s'y reconnaître, il prend le parti
de ne plus rien lire.
C'est dans ces conditions défavorables que paraissent aujourd'hui les romans;
remarquons en outre que là aussi le niveau s'est abaissé, qu'en se reportant
en souvenir vers les livres qui défrayaient, il y a quinze ans, les cabinets de
lecture, on peut constater parmi ceux d'aujourd'hui une infériorité relative. Ce
sont en général ou des histoires embrouillées et bizarres, en qui se reconnaît
encore, altérée et grossie par une imitation lointaine, la poétique des Mystères
àe Paris et de Monte-Cristo, ou des esquisses d'un monde bâtard, sans poésie et
sans grâce, encore et toujours la Bohême, avec ses mœurs suspectes, ses per-
sonnages équivoques, avec ses scènes de carnaval, d'orgie, de plaisir, de fan-
taisie et de misère, qui attirent peu la bonne compagnie et donnent une assez
pauvre idée de la mauvaise. Décidément M, de Balzac, M. Dumas, M. Sue, va-
laient mieux que leurs successeurs, ou plutôt ils n'ont pas encore de succes-
seurs, et il serait plus juste de dire qu'ils se succèdent et se survivent à eux-
mêmes. C'est à peine si, dans cette foule d'oeuvres incolores ou enluminées,
l'on découvre de temps à autre un livre et un nom qui se recommande à une
attentive sympathie, et encore on peut être sûr que ce nom et cette œuvre se
rattachent au premier groupe des romanciers et des conteurs. Il faut ranger
dans ce nombre les derniers récits de M"^ Reybaud : Clémentine, Félise, Hélène;
nous avons en grande estime le talent de M"* Reybaud , qui ne s'est jamais
livré aux prodigalités énervantes où se sont gaspillées, de nos jours, tant de
brillantes facultés. Peut-être ce talent manque-t-il un peu d'élévation et
d'idéal; mais il y a, 4ans les romans de M""^ Reybaud, des qualités solides, sé-
rieuses, attachantes, un sentiment très sincère de la nature, une habileté très
réelle pour faire croître l'émotion à mesure que le récit avance, pour ménager
jusqu'au bout la vérité des cai-actères, et fondre dans un harmonieux ensemble
les personnages et les incidens avec le paysage où elle les place et l'époque où
elle les fait vivre. Ces qualités, on les retrouve, bien qu'à des degrés différens,
dans Hélène, dans Félise, dans Clémentine surtout , qui nous paraît un des
romans les plus remarquables de M™« Reybaud, et dont on a pu apprécier ici
anême l'intérêt saisissant et pathétique. Dans ces trois romans, l'action, d'abord
un peu traînante, un peu emban-assée, se dégage bientôt des lenteurs du début;
il vient un moment où la curiosité s'éveille, où l'émotion commence à poindre,
entremêlée d'un sentiment vague qui en augmente le charme; dès ce moment,
le lecteur est conquis, et le romancier sait le fixer ou l'attendrir jusqu'à la der-
mière page. Dans Hélène pourtant, quelques parties gardent l'empreinte d'une
^précipitation que nous n'avions pas encore aperçue dans les précédens ouvrages
•de l'auteur. Le caractère de l'héroïne, intéressant d'abord et bien posé, perd,
«dans les derniers chapitres, un peu de sa précision et de sa grâce. L'action
REVUE LITTÉRAI&E. j|3f
uoarche par soubresauts, tantôt trop lente, tantôt trop rapide; il y a des défauts
inhérens à certains modes de publication, et dont les meilleurs esprits ne sau-
raient se garantir.
Peut-on parler du roman, de l'époque où il prospérait, des auteurs qui lui
maintiennent encore un peu de son éclat et de son prestige, sans donner un
souvenir et un regret à la mémoire d'un spirituel écrivain qui s'est éteint, il
y a quelques jours, et dont la mort a été silencieuse, discrète, comme l'avait
été sa vie? M. Charles de Bernard n'était pas de ceux qui s'étudient à faire de
leur personne une réclame à leurs ouvrages; on eût dit qu'il désirait qu'on
parlât de ses ouvrages sans parler de lui, U ne voulait réussir que par ses li^Tes,
et ses livres réussissaient à juste titre pai' des qualités aimables, une grande
fmesse d'aperçus, une observation délicate, rarement profonde, mais toujours
juste, un enjouement de bon goût, qui parfois laissait entrevoir, par de sou-
daines échappées, un fonds de désabusement et de tristesse. La Femme de qua-
rante ans, le Paratonnerre, le Pied d'argile, sont d'attrayans récits encore pré-
sens à la mémoire de bien des lecteurs, qui y reconnaissaient avec charme
l'expérience mondaine au courant des faiblesses du cœur et des misères de la
vie, les recueillant sans fiel et sans amertume, et les encadrant dans d'agréa-
bles fictions, où l'intérêt et la grâce ne font jamais défaut. Ce qui a manqué
au talent de M. Charles de Bernard, c'est cet achèvement suprême, celte dis-
tinction de forme et de style sans laquelle il n'est pas d'œuvre durable. L'homme
du monde, chez lui , dominait l'artiste. On peut croire aussi qu'il a cédé à ce
sentiment de découragement et de lassitude dont sont atteints, dans les temps
mauvais, les esprits justes et fins, qui n'ont pas en eux-mêmes une foi assez
robuste pour s'isoler dans leur orgueil. M. de Bernard, nous le pensons, s'est
volontairement amoindri, parce qu'il était trop spii-ituel et trop raisonnable
pour se grandir démesurément : triste époque, où ceux qui ne s'admirent pas
se découragent !
Quelques semaines auparavant était mort un autre écrivain, fort spirituel
aussi, et qui avait eu son temps de célébrité et d'influence littéraire, M. de
Féletz. Celui-là laisse un fauteuil vide à l'Académie française, et déjà, en vue
d'une élection prochaine, l'opinion désigne quelques noms parmi lesquels aura
à choisir la docte assemblée. Ce qui a soutenu, dans ces derniers temps, à tra-
vers nos agitations et nos secousses, la dignité de l'Académie, c'est le tact
parfait, l'exquise mesure avec laquelle elle s'est placée en dehors des cntraî-
nemens, des préoccupations éti-angères à sa pacifique mission. Saluer, en deux
hommes d'élite, l'alliance des distinctions de la littérature et du monde, au
moment même où ces distinctions semblaient près de se briser et de disparaître
au contact des passions révolutionnaires, c'était faire acte de goût; c'était se
montrer digne de contribuer pour sa part à cet ensemble de résistance, de
réaction contre les idées destructives, œuvre réparatrice et salutaire ou les su-
périorités littéraires peuvent avoir leur place comme les supériorités politiques.
Il nous semble qu'il y aurait aujourd'hui quelque exagération a trop persister
dans cette voie, et que les gens d'esprit doivent éviter l'exagération pour garder
le droit de la reprocher àjemrs adversaires. Il est bon quel Académie conserve
le caractère qui fhit sa force et sa gloire, qu'elle reste avant tout le sanctua^e
1132 REVUE DES DEUX MONDES.
des lettres, et qu'elle ne consente jamais à se faire rexécutrice testamentaire
d'un corps politique.
Il y a quelque chose de douloureux et de consolant à la fois à obser^er les
efforts de la société pour se distraire de ces sombres inquiétudes que vient ravi-
ver de temps à autre quelque nouvel épisode de nos malheurs et de nos folies.
Cette lutte des instincts et des goûts de la civilisation contre les maux qui la
menacent prouve une force intellectuelle qui, bien employée, peut prévaloii'
contre la barbarie envahissante; mais en même temps elle attriste par le con-
traste de ces récréations élégantes avec ces sujets permancns de trouble et d'an-
goisse. Cette pensée nous dominait l'autre soir à la Comédie-Française, oîi un
public spirituel et choisi était convié à une de ces tentatives qui ont au moins
le mérite de révéler des tendances sincèrement littéraires. On jouait le Carrosse,
pièce extraite du Théâtre de Clara Gazul, et qui avait paru d'abord sous le titre
du Carrosse du Saint- Sacrement. Remarquons, en passant, que lursque le
Théâtre-Français veut faire un pas sur cette route qui l'éloigné du genre faux
et mesquin de la comédie moderne, il est obligé d'avoir recours à des œuvres
écrites, il y a quinze ou vingt ans, par des hommes qui marquèrent alors leur
place et qui ont su la garder. Ceci soit dit pour mémoire, et sans aucune in-
tention maligne de décourager la génération nouvelle !
Quoi qu'il en soit, cette pièce du Carrosse, qu'on pourrait intituler aussi lu
Périchole, du nom de sa fantasque héroïne, est un canevas espagnol, brodé
par une des mains les plus sûres et un des esprits les plus nets de ce temps-ci.
Dès les premières scènes, on a pu reconnaître une vivacité de dialogue, une
justesse de ton et d'allure qui n'a rien de comnmn avec les concetti et les à peu
près des pâles successeurs de Marivaux. La scène principale, celle où la capri-
cieuse et sémillante comédienne s'amuse à courroucer et à apaiser tour à tour
l'amoureux vice-roi, de qui elle finit par obtenir plus encore qu'elle ne venait
lui demander, est vraiment éblouissante de verve, de saillie et d'entrain. C'est
la vérité même prise sur le fait et transportée sur le théâtre par im homme
qui ne donne rien au hasard, et dont l'art profond consiste à se cacher sans
cesse derrière la réalité. Le dénouement du Carrosse est trop espagnol pour
pouvoir nous plaire; en Espagne, le mélange des joies profanes et des idées re-
ligieuses n'a rien qui froisse ou qui étonne. C'est le génie même de la nation
qui respire tout entier dans ces brusques transitions du boudoir à l'église, des
vives allures du plaisir aux austères rigueurs de la pénitence. En France, pays
essentiellement logique et raisonneur, on ne peut admettre qu'une comédienne
qui a commencé sa journée en dupant un vice-roi la termine en se proster-
nant au pied des autels, et en offrant au saint-sacrement un carrosse qu'elle
a extorqué de la crédulité d'un vieux libertin. Ajoutons que la vue des vète-
mens ecclésiastiques et des insignes du culte produit toujours sur noire
théâtre, même lorsqu'on les entoure de respect, un fâcheux effet, dont nous ne
saurions ni nous étonner, ni nous plaindre. Dans un pays sceptique, cette exhi-
bition ressemble presque à un sacrilège ; dans un pays de foi, elle est encore
un hommage.
Malgré un léger mécontentement causé par l'entrée en scène de l'évêque de
Lima, le Carrosse a fait plaisir, et s'est joué au milieu d'éclats de rire que jus-
REVUE LlTTÉllAIRE. IKwj
lilie la fraucliise de cette veine comique. Les spectateurs sentaient que, dans
cette légère esquisse, ils avaient affaire à un maître, et, sans donner à sa pièce
plus d'importance qu'il n'y en attache lui-même, chacun convenait que, par
sa manière large et sobre, vive et saisissante, l'auteur du Théâtre de Clara
Gazul était appelé, s'il l'avait voulu, à de grands succès dramatiques. Hélas!
dans un temps comme celui-ci, l'expression même d'une sympathie méritée,
d'une admiration bien sentie, prend involontairement la forme d'un regret.
C'est encore un regret que l'on apporte, malgré soi, en al lant entendre l'émi-
nenle cantatrice qui est revenue, après vingt ans, nous rendre im des plus
élégans et des plus mélodieux souvenirs de nos jeunes années; seulement, pour
ceux qui applaudissent aujourd'hui M"* Sontag, après l'avoir applaudie avant
1830, ce regret-là ne s'adresse pas au talent de la virtuose, qui a conservé
toute sa perfection et toute sa grâce : il s'adresse à ce temps évanoui, à ce
monde lointain .où elle nous apparut d'abord , et auquel ce talent a survécu.
M""^ Sontag est toujours la même : c'est toujours cette méthode exquise, cette
distinction souveraine, cette finesse d'ornementation et de broderie, courant à
travers la mélodie originale; mais, nous qui allons l'écouter et qui prêtons une
oreille charmée à cette voix délicieuse comme à un écho des jours envolés, que
nous reste-t-ilde ce qui faisait alors la vie intellectuelle d'une génération toute
frémissante d'ardeur et d'enthousiasme? Qu'avons-nous fait de ces rêveries qui
devaient régénérer le monde et qui n'ont su que l'égarer? de cet art nouveau
qui s'ouvrait des perspectives inconnues? de ces chaleureuses croyances qui
promettaient à la littérature, conrnie à la poUtique, de magnifiques destinées?
Le temps a fait un pas : royautés, grandeurs, poésie, travaux commencés,
illusions généreuses, nobles aspirations du talent, délicates jouissances des civi-
lisations heureuses, première explosion des célébrités naissantes, tout s'est
amoindri ou effacé, et ce qu'il y a de [plus fragile au monde, la voix d'une
femme, a duré plus long-temps que nos espérances et que nos rêves!
Abm\nd de Pontmartin.
CHRONIQUE DE LA QUJNZAINE.
14 mars i^O.
Les élections de Paris sont un échec pour le gouvernement et pour le parti
modéré : Yoilà ce que nous ne voulons pas nier. On a beau discuter çt équi-
voquer, il y a toujours une grande différence entre ces deux mots-çi : être
vainqueur; être vaincu. Ne Teussions-nous emporté que de 1000 voix sur nos
adversaires, c'eût été une victoire, tandis qu'aujourd'hui nous sommes vaincus.
Cela dit, expliquons quelle est, selon nous, la portée de cette défgjite et quelles
en sont les conséquences, afin de ne pas aller dans nos alarmes au-delà du
danger qui nous meuc^ce.
Et d'abord, nous dirons franchement que l'élection du 40 mars n'a ouvert
les yeux que de ceux qui jusque-là voulaient les tenir fermés. Qui donc igno-
rait le perpétuel péril du suffrage universel? Qui donc croyait que nous pouvons
vivre avec ce genre de votes, organisé comme il l'est? Qui donc ne savait pas
que nous avions une maladie chronique dont les accès pouvaient être plus ou
moins graves, mais qui doit nous tuer au bout d'un certain temps? Oui, l'élec-
tion du iO mars est une première attaque d'apoplexie; mais qui donc ne savait
pas que nous sommes fatalement voués à l'apoplexie, si nous attendons tran-
quillement les atteintes du mal? En vérité, nous ne sommes étonnés que de
l'étonnement que nous rencontrons, et cet étonnement nous montre combien
notre pauvre pays sait peu son état et combien il est prompt à se faire illu-
sion. Il y avait bien des gens qui disaient hautement que nous sommes très
malades, et qui, au fond, ne le croyaient pas. Ils parlaient de leurs maux comme
on en parle dans un salon, aux eaux, à Bade ou à Vichy, où il est de règle que
personne ne se porte bien. Leur maladie n'était qu'une grimace de bonne
compagnie, et cependant leur santé n'était que l'aveuglement d'esprits faibles et
légers.
REVCE. — CHRONIQUE. 113»
Pendant que le beau monde vivait dans cette sécurité oublieuse, pendant qu'il
se livrait aux plaisirs du luxe, qu'il érigeait de temps en temps en services ren-
dus à la société, parce qu'il est convenu maintenant que, lorsque les femmes
font beaucoup de toilette et consentent à porter des diamans, c'est pour fliirc
aller le commerce et pour soutenir le gouvernement en témoignant de la sécu-
rité publique; pendant enfin que chacun reprenait petit à petit son festin de
Balthasar, que fesaient et que pensaient ces ouvriers auxquels le beau monde
s'empressait de rendre service par sa charité déguisée en luxe? Les ouvriers re-
prenaient leurs mauvaises passions. Il y a beaucoup de gens, en elVet, chez qui,
quand l'intérêt souffre, quand la gène arrive, les passions se taisent; mais,
quand la prospéi^ité revient , les passions reprennent le dessus. Ils sont sages
quand ils sont malheureux; ils sont d'autant plus envieux qu'ils sont plus heu-
reux. Cela veut-il dire qu'il faut qu'ils soient toujours malheureux? — Non,
mille fois non ! Ce serait là une doctrine impie et stupide. Cela veut dh*e seu-
lement que les institutions qui donnent aux passions inévitables du cœur hu-
main l'occasion de se satisfaire à l'instant même aux dépens de la société sont
de mauvaises institutions. Nous n'avons entendu en confession aucun de ceux
qui, quoique ayant tous leurs intérêts dans le travail et dans l'industrie, ont
cependant voté contre le travail et contre l'industrie en votant pour la liste
démocratique et sociale; mais nous savons les argmnens qui ont décidé ces
pauvres âmes. — Eh bien ! vous le voyez, tout va bien; voilà le travail qui re-
prend. Oui, et Ton disait qu'avec la république tout irait mal, que nous autres
commis marchands nous ne vendrions plus rien, ou que nous autres ouvriers
nous ne travaillerions plus, erreurs ou calomnies que tout cela! Les affaires
peuvent aller aussi bien en république qu'en monarchie, et cela est si vrai,
que voyez les riches "cet hiver! comme ils s'amusent, comme ils dainsent,
comme ils courent à leurs pièces de théâtre réactionnaires ! On voit bien qu'ils
ne; souffrent pas, et qu'ils ne s'inquiètent pas, puisqu'ils rient tant. Ils sont
déjà aussi orgueilleux qu'ils l'étaient, aussi insoucians des souffrances du pauvre
monde. Que voulez-vous? les riches seront toujours les riches. —Ah! voilà le
mal. — Est-ce que vous voterez pour eux? — Moi! non, certes. — Pi-enez donc
ma liste, c'est la bonne, la liste de la blouse. — Et l'autre? — La liste des ha-
bits noirs. — Je n'en veux point ! » Voilà comme une conversation, qui n'est
que l'épanchement naturel du cœur de f homme et de ses mauvais instincts,
devient, grâce à la facilité des institutions, un vote dangereux pour l'ordre so-
cial. Les institutions autrefois étaient faites, non pas pour favoriser, mais pour
contenir les mauvais penchans du cœur humain. Nous avons changé tout cela,
et ce sont les institutions qui viennent au secours de toutes les tentations et
de tous les caprices! Cela s'appelait dans la langue des vieux proverbes : por-
ter de l'eau à la rivière, ou du bois à la forêt; cela ne s'appelait pas un gou-
vernement.
A quoi bon se dissimuler le mal et la cause du mal? La cause du mal e«t
tout entière dans le suffrage universel, tel' qu'il est organisé par la constitu-
tion. Nous l'avons dit sans cesse : les élections du 10 mars viennent de le du*
d'une manière plus significative encore.
Nous avons contre nous nos institutions, et c'est malgré nos institutions qtlè
nous devons nous sauver. Tel est le proWème que notre pauvre société a à ré-
4436 REVUE DES DEUX MONDES.
soudre. En face d'un pareil problème, tout change : il ne faut plus s'inquiéter
des questions qui nous préoccupaient autrefois, au temps de la monarchie, sa-
voir, quelle part il faut faire à la liberté et quelle part il faut faire à l'autorité.
Laissons de côté cette théologie constitutionnelle et libérale. Nous sommes en
guerre; il y a d'un côté, à Paris, 128,000 hommes qui disent : Nous voulons
le retour du gouvernement provisoire, la permanence des ateliers nationaux,
le triomphe de l'insurrection de juin 1848; il y a de l'autre côté 122,000
hommes qui disent : Nous ne voulons rien de tout cela, car c'est la ruine de
la société. La ligue qui veut la destruction de la société actuelle a pour elle la
plupart des institutions de 1848; la ligue opposée a pour elle la majorité dans
l'assemblée et le président de la république, c'est-à-dire le pouvoir exécutif et
le pouvoir législatif; elle a pour elle les soldats, qui , grâce au ressort encore
existanf de la discipline, se battent bien les jours d'émeute, quoiqu'ils votent
mal les jours d'élection , et l'on peut craindre que les soldats ne soient tentés
de mettre un jour d'accord leurs votes et leurs baïonnettes. La société actuelle,
quoique vivement attaquée, quoique fortement ébranlée, peut donc encore se
défendre; mais combien de temps peut-elle se défendre? On peut calculer,
comme dans une place assiégée, combien il nous reste encore de munitions et
de vivres. Une fois les munitions épuisées, il faudra se rendre. Nous pouvons,
en lisant la constitution , calculer combien de temps elle nous laisse à vivre.
Encore faut-il défalquer de la vie le temps de l'agonie. Que nous reste-t-il donc?
Dix-huit mois à peu près. Si M. Hugo n'était pas occupé d'autres pensées, il
aurait une belle occasion de refaire son roman , le Dernier jour d'un condamné;
il l'appliquerait à la société.
Quels tristes augures! dira-t-on. — Mais qui peut avoir quelque bon espoir
pour une élection législative ou pour une élection présidentielle dans l'état
actuel des esprits et des institutions?
Nous ne dirons pas que nous avions prévu le résultat des élections de Paris
et des départemens. Non, quelle que soit la défiance que nous a toujours in-
spirée le suflrage universel, nous n'aurions jamais prophétisé la défaite que
vient d'essuyer le parti modéré. Nous n'aurions pas prévu qu'après le 24 fé-
vrier et le 24 juin 1848, une partie de la bourgeoisie de Paris voterait pour
cette trinité socialiste que l'on appelle M. Carnot, M. Vidal et M. de Flotte.
Nous n'aurions jamais pensé que d'honnêtes gardes nationaux, d'excellens pères
de famille, pour donner une leçon au gouvernement à propos des jésuites,
iraient s'enrôler au scrutin dans les rangs de l'armée révolutionnaire. Cette
partie de la bourgeoisie parisienne avait été cependant bien avertie. Elle aA^ait
eu, pour s'éclairer, les conseils de ses amis et les menaces de ses ennemis, car
les socialistes, il faut le dire, n'y ont pas mis cette fois la moindre hypocrisie.
Ils ont joué cartes sur table. On ne dira pas qu'ils ont mis le drapeau rouge
dans leur poche. S'ils ne l'ont pas promené dans les rues, ils l'ont montré as-
sez visiblement dans leurs discours pour que personne n'ait pu se méprendre
à leurs intentions. Qui n'a pas lu les procès-verbaux des assemblées prépara-
toires de leurs comités? Qui n'a pas entendu les cris sauvages proférés contre
l'infâme capital, contre l'infâme propriété, contre la religion, contre tous les
principes des sociétés civilisées? On a dit aux bourgeois : Nous réglerons
vos comptes ! On a dit à tous ceux qui possèdent : Nous vous ferons rendre
REVUE. — CHRONIQUE. H37
gorge! On a dit à la ville de Paris que la Banque de France serait remplacée
par la banque du peuple, et chacun sait ce que cela veut dire ! Personne n'ignore
que les millions de la Banque agissent d'une façon particulière sur l'imagina-
tion des orateurs socialistes, et que c'est un sujet sur lequel ils aiment à reve-
nir fréquemment. Si la Banque a été oubliée jusqu'ici dans les plans de l'in-
surrection parisienne, on peut croire qu'elle n'aura pas le même bonheur dans
les insurrections futures. C'est là une réflexion qui a dû être faile avant nous,
et pour cau?e, par les boutiquiers et les commerçans du troisième arrondisse-
ment de Paris. Pourquoi donc là, comme ailleurs, tant d'Iionnêtes citoyens
ont-ils déchiré les bulletins de l'union électorale pour prendre ceux de la répu-
blique rouge? Quel est donc en révolution cette fui-eur du marlyi-e qui pousse
les victimes dans les bras de leurs bourreaux? Est-ce assez d'aveuglement? et
n'est-il pas temps d'y songer?
Il n'a manqué qu'une seule chose, jusqu'ici, au président de la république
et à la majorité parlementaire pour faire plus de bien qu'ils n'en ont fait, et
pour résoudre les difficultés de la situation : — c'a été de s'unir par une inti-
mité plus étroite, — comme aussi il n'a manqué qu'une seule chose à la majo-
rité pour exercer sur les afl'aires une influence plus décisive : — c'a été de
maintenir l'accord entre ses diverses nuances et de les confondre dans une poli-
tique commune. Après les élections du 10 mars, on doit croire que le président
et l'assemblée n'auront plus qu'une même pensée, et qu'il n'y aura plus qu'une
même politique sur les bancs de la majorité. S'il peut y avoir quelque chose
de consolant dans la nouvelle épreuve que subit la France en ce moment, c'est
qu'elle est de nature à convaincre les esprits les plus rebelles et à ouvrir les
yeux aux plus aveugles. Nous n'avons jamais pris parti pour la politique pessi-
miste, nous n'avons jamais conseillé de chercher le bien dans l'excès du mal :
nous reconnaissons cependant que la défaite du parti modéré peut avoir son
côté utile; le tout est de savoir en profiter. Le malheur peut servir autant que
la fortune. Il faut que le malheur du parti modéré lui serve à réparer ses fau-
tes, et ce serait plus qu'une faute aujourd'hui de se diviser. Il doit y avoir dé-
sormais dans le parti de l'ordre une consigne sévère. Chacun doit rester à son
rang et à son poste. L'union entre toutes les nuances du parti de l'ordre est à
elle seule une solution, car avec elle toutes les solutions sont possibles. Avec
l'union, le parti de l'ordre est sûr de tout gagner; par la désunion, il peut
tout perdre.
Ces réflexions sur la nécessité de l'union entre les diverses nuances du parti
de Tordre nous amènent naturellement à parler de la loi des maires, et de la
scission qu'elle a fait éclater au sein de la majorité. Il y a huit jours, cette
scission était la grande affaire. C'est un événement presijue oublié aujourd'hui,
et si nous en parlons, c'est tout simplement pour constater qu'il n'aura pas
les suites fâcheuses qu'on pouvait craindre. Les bases d'un arrangement ont
été convenues, dit-on, sous les auspices de M. Mole et de M. Berryer; et quand
même cet arrangement n'existerait pas, les élections du 10 mars sont là au-
jourd'hui pour nous garantir que chacun fera son devoir, et que personne ne
songera à se passer ses fantaisies. La loi des maires sera une des premières oc-
casions de montrer que le faisceau de la majorité, loin d'être rompu, est plus
fortement resserré qu'il ne l'a jamais été. Les allées et venues de droite a
TOME V.
H38 REVUE DES DEUX MONDES.
gauche et de gauche à droite sont un divertissement qui n'est plus de saison.
Laissons la montagne refuser au gouvernement les armes nécessaires à la dé-
fense de la société; c'est le rôle de la montagne, ce n'est pas celui du parti
légitimiste. Craindrait-on aujourd'hui de fortifier le président en fortifiant le
pouvoir? On a déjà joué ce jeu-là pendant dix-huit ans. On a affaibli le pou-
voir pour affaiblir une dvnastie. Qu'en est-il résulté? Craindrait-on, en forti-
fiant le pouvoir, de fortifier la république? Ce serait confondre deux choses
tDUt-à-fait distinctes. Les destinées du pouvoir et celles de la république ne
sont pas soUdaires. Enfin, craindrait-on d'introduire dans la législation de ce
temps-ci des armes que le parti révolutionnaire, devenu maître du gouverne-
ment, pourrait tourner plus tard contre la société? Singulière précaution, en
vérité ! comme si le parti révolutionnaire, maître du pouvoir, était jamais em-
barrassé par des scrupules de légalité, et comme s'il n'avait pas toujours la
violence à son service, quand la légalité ne lui suffit pas!
La loi des maires n'est pas seulement une loi de circonstance, c'est une loi
de principe. Comme loi de circonstance, il suffit, pour en reconnaître l'absolue
nécessité, de regarder ce qui se passe dans un grand nombre de communes où
les tl-ois ou quatre républiques qui ont précédé celle du 10 décembre ont laissé
successivement des magistrats de leur couleur. Ici , ce sont des maires qui re-
fusent de répéter les paroles du télégraphe; là , ce sont des maires qui abolis-
sent de leur autorité privée le culte catholique; ailleurs, ce sont des maires
qu'on est forcé d'habiller par respect pour la décence publique. A Fénestrange,
dans la Meurthe, c'est un maire qui, pour mieux célébrer l'anniversaire du
24 février, fait sortir de pinson des musiciens ambulans, et parcourt à leur tête
le territoire de sa commune, en dansant au son des instrumens, comme les
prêtres des religions antiques. Yoilà les magistrats municipaux du gouverne-
ment provisoire! Nommés sous l'influence des commissaires de M. Ledru-Rot-
lin, ils ont conservé fidèlement les traditions du premier âge de notre répu-
blique. Ils étaient les dignes auxiliaires du gouvernement de féviier; mais on
comprend qu'ils soient devenus un grave embarras pour le gouvernement de
ce temps-ci. La loi de 1848, en abandonnant le choix des maires au suffrage
universel , a réservé, il est vrai , au pouvoir exécutif le droit de suspension et de
révocation ; mais ces mesures sont des occasions de conflits entre le gouverne-
ment et les communes. D'ailleurs, lorsqu'elles arrivent, le mal est fait , et, en
présence du résultat des dernières élections, il est inutile de dire quelle peut
être rétendue du mal.
Les mêmes garanties que l'on a données au pouvoir exécutif du côté des in-
stituteurs primaires, comment ne jugerait-on pas nécessaire aujourd'hui de les
lui accorder du côté des maires? Les dangers sont les mêmes et appellent les
mômes remèdes. On a bien reconnu qu'il était indispensable que le gouverner
ment eût le droit de nommer les instituteurs; comment laisserait-on aux com-
munes le droit de nommer les maires? En 1848, on est sorti des vrais principes
sur cette question; fl faut y renti'er. On a fait une loi d'auarchie et non pas
une loi de gouvernement. Le maire est à la fois l'agent de la commune et l'a-
gent du pouvoir exécutif. Comme agent de la commune, il doit émaner de l'é-
lection; mais, comme agent du pouvoir exécutif, il doit être choisi par le gou-
vernement. Or, ces deux conditions étaient parfaitement remplies dans le sys-
REVUE. — CHRONIQUE. |13ft
tème de la loi de 1831, qui faisait élire le conseil municipal par la commune
et réservait au gouvernement le droit de choisir le maire dans le conseil mu-
nicipal. La loi de 1848 a détruit cet équilibre que k législation antérieure
avait sagement établi entre les droits de la commune et ceux de l'état. Cet
équilibre si nécessaire, il faut le rétablir, et nous n'avons pas besoin de rap-
peler au parti légitimiste que la loi de 1831, dont le gouvernement invoque le
principe, n'est pas autre chose que le projet de loi présenté en 1828 par M. de
Mai'tignac.
La question du choix des maires se mêle, pour le parti légUiniiste, à une
auti'e question qu'il affectionne vivement, celle de la décentralisation. Ce n'est
pas le moment de toucher à ce grand débat; nous aurons l'occasion d'y reve-
nir plus d'une fois. Disons seulement que l'on se fait sur cette question d'é-
tranges illusions. Le contre-coup de février a pu réveiller dans plusieurs par-
ties de la France le souvenir des libertés communales; on a pu, un instant,
chercher dans l'indépendance locale un refuge contre les dangers de la centra-
lisation révolutionnaire, et il restera quelque chose de ce mouvement : il en
restera ce qui est nécessaire pour protéger désormais la France contre un coup
de main; mais la concession n'ira pas plus loin. La centralisation, qui est une
des lois de la civilisation moderne, peut avoir ses inconvéniens et ses périls;
mais l'indépendance anarchique du moyen-âge avait aussi les siens, et la
France ne voudra pas retourner au moyen-âge pour échapper aux dangers de
la civilisation .
Nous croyons en avoir dit assez sur la loi des maires pour démontrer que
c'est une loi de salut public, une mesm'e de nécessité, que le pai'ti de l'ordre
ne peut refuser au gouvernement. Dans les circonstances présentes, nous ne
voyons que la montagne qui ait intérêt à la repousser, et nous espérons bien
qu'elle sera seule à l'attaquer.
Nous n'avons pas à suivre plus long-temps aujourd'hui le détail des travaux
de l'assemblée. Que dirions-nous de la discussion de la loi sur l'enseignement,
dont la troisième lecture a commencé au milieu de l'agitation produite par les
nouvelles des élections de Paris? Que dirions-nous de la première lecture du
projet de loi sur le chemin de fer de Paris à Avignon? L'assemblée a décidé
en principe que le chemin serait exécuté; mais quel sera le mode d'exécution?
Où sont aujourd'hui ces compagnies qui venaient faire concurrence à la com-
pagnie unique? Le scrutin électoral ne les a-t-il pas déjà dispersées? Et si le?
capitaux privés reculent, si la rente baisse, si les recettes de l'état diminuent,
si le déûcit du trésor augmente, qui se chargera de terminer cette grande en-
treprise, dont le moindre avantage serait de ranuner l'industrie dans plusieurs
départemens et de donner du travail pendant quatre ans à quatre-vingt mille
ouvriers? M. Carnot, U. Vidal et M. de Flotte vont-Us nous apporter la solu-
tion de ce problème ?
Nous passons du dedans, qui est triste et agité, au dehors, qui s'obcurcit, au
lieu de s'éclaircir.
Avant la révolution de février et les tristes questions qu'elle a partout susci-
tées en Europe, il y avait une question qui restait depuis long-temps suspendue
sur la politique européenne : c'était ce qu'on appelait la question d'Orient.
Cette question se ranimait de temps en temps, comme pour avertir l'Europe
1140 REVUE DES DEUX MONDES.
des pénis qui menaçaient son repos; puis elle s'apaisait et semblait s'amortir
pour un moment, grâce aux eflbrts de la diplomatie. La diplomatie euro-
péenne, rendons-lui cette justice, a fait depuis trente ans des efforts heureux
pour empêcher l'orage de crever en Orient; mais elle n'a pu qu'ajourner l'é-
ruption du mal , elle n'a pas pu le guérir. Aussi voyons-nous de temps à autre
l'inquiétude renaître. Il suffit du moindre incident, de la première incartade
d'un amiral ou d'un ministre plénipotentiaire pour ranimer la question d'Orient
et lui rendre toute sa gravité. C'est ce que nous voyons aujourd'hui en Grèce.
Il a plu à lord Palmcrston , après avoir ordonné à l'amiral Parker d'avoir un
coup de vent qui le fît entrer dans les Dardanelles, de lui prescrire d'aller se
faire huissier et recors contre la marine grecque. L'amiral Parker est entré
dans le Pirée, et a mis le séquestre sur tous les bâlimens grecs. Du jour au len-
demain , il n'a plus été permis aux Grecs de naviguer et de commercer. Il a
été dit du jour au lendemain à un peuple commerçant et navigateur, qui ne
vit que par la marine et par le commerce, qu'il lui fallait mourir de faim, à
moins qu'il n'aimât mieux faire une révolution et chasser son roi. Loin d'obéh'
à cette odieuse contrainte, le peuple grec s'est serré avec une affection patrio-
tique autour de la royauté que voulait destituer lord Palmerston. De la violence
du ministre anglais, la Grèce en a appelé à la justice de l'Angleterre et à l'in-
dignation de l'Europe. Les deux sentimens qu'invoquait la Grèce ne lui ont
pas fait défaut. La France, qui, à Athènes, au moment de l'iniquité britan-
nique, protestait si noblement et si spontanément par la bouche de M. Thou-
venel contre l'atteinte portée à l'indépendance hellénique, la France a vive-
ment réclamé à Londres. L'Angleterre s'est émue contre lord Palmerston; elle
s'est émue, voyant qu'on faisait de la puissante marine de l'Angleterre la per-
sécutrice acharnée et destructive de la petite marine grecque. C'est en effet ici
l'histoire de la brebis du pauvre. Le prophète ISathan dit au roi David :
« Il y avait deux hommes dans une ville dont l'un était riche et l'autre était
pauvre.
« Le riche avait un grand nombre de brebis et de bœufs;
« Le pauvre n'avait reçu du tout qu'une petite brebis qu'il avait achetée et
avait nourrie, qui était crue parmi ses enfans en mangeant de son pain, bu-
vant de sa coupe et dormant dans son sein, et il la chérissait comme sa fille.
« Mais le riche prit la brebis du pauvre homme .
« David entra dans une grande indignation contre cet homme, et dit au pro-
phète Nathan : Vive le seigneur! celui qui a fait cette action est digne de mort.
« Il rendra la brebis au quadruple pour en avoir agi de la sorte et pour n'a-
voir point épargné ce pauvre.
« Alors Nathan dit à David : C'est vous-même qui êtes cet homme I »
Tous les journaux anglais sont en ce moment les Nathans qui disent à lord
Palmerston : C'est vous qui êtes l'homme qui avez tué la brebis du pauvre;
c'est vous qui détruisez la pauvre marine grecque, vous le ministre d'un pays
qui a tant et tant de vaisseaux! Nous aimons cette malédiction universelle;
mais, si David s'est incliné et repenti sous la parole de Nathan, lord Palmers-
ton ne paraît pas disposé à la repentance. Voyez son procédé avec le gou-
vernement français, qui s'était empressé de se porter médiateur. Il semble en
ce moment que lord Palmerston veuille se racheter d'avoir éié injuste avec
REVUE. — CHRONIQLE. 1141
la Grèce, en se montrant impertinent avec la France, Le procédé est peut-être
habile, il réussira peut-être : qui sait? Mais nous ne pouvons pas oublier que
toutes les impertinences de lord Palmerston contre la France sont en même
temps des ingratitudes, car lorsqu'il a voulu, il y a plusieurs années déjà, en-
trer au ministère avec les whigs, lord Palmerston est venu chercher un satis-
fecit à Paris. Le roi Louis-Philippe le lui a donné et a fait que, depuis ce jour-
là, lord Palmerston ne peut plus être impertinent contre la France qu'en étant
ingrat. Il ne peut plus avoir que deux roueries à la fois, et l'une gâte l'autre.
Nous voudrions de bien bon cœur, et pour nous-mêmes et pour lord Pal-
merston, que son procédé au sujet de la médiation française dans l'alVaire de
la Grèce ne fût pas une impertinence; mais il nous est impossible de le prendre
pour autre chose. Voyez en effet comment les alTaires se sont passées. Le gou-
vernement français ofl're sa médiation : lord Palmerston répond qu'il accepte
les bons offices de la France. Cela semblait vouloir dire qu'au lieu de persister
dans l'emploi des mesures de contrainte envers la Grèce, l'Angleterre remet-
tait sa querelle à l'ai'bitrage officieux de la France. Il faut bien en clTct que
les bons offices de la France aient quelque sens favorable pour la Grèce, et que
le premier effet en soit de suspendre les rigueurs du blocus. Ofirir ses bons of-
fices, ce n'est pas, je pense, offrir d'être témoin d'un duel, c'est offrir de s'arran-
ger. Lord Palmerston n'entend pas la chose de cette manière. Il a, il est viai.
écrit au ministre et à l'amiral anglais en Grèce de ne rien ajouter aux mesures
de coaction qu'il avait prescrites, et là-dessus le gouvernement français s'est
pressé de s'applaudir de l'heureux résultat de son intervention; mais lord Pal-
merston n'a pas promis et n'a pas écrit de suspendre le blocus, ou d'en adoucir
la rigueur. A quoi donc se réduit la gracieuseté de lord Palmerston envers la
France? Et, pour en revenir à la parabole de la Bible, que penseriez-vous, si le
riche, ayant fait prendre et tuer la brebis du pauvre, s'avisait de dire d'un air
aimable et doux à ses serviteurs et à ses agens : Comme le prophète Nalhan est
venu vers moi me parler de la brebis du pauvre homme et que je veux être
agréable au prophète Nathan, continuez à faire cuire la brebis prise, mais n'en
prenez pas une seconde! — Eh! comment en prendre une seconde, puisqu'il n'y
en a qu'une? Voilà l'histoire du blocus du Pirée et de la médiation française.
Comme lord Palmerston avait prescrit d'avance tout ce qui pouvait ruiner la
Grèce, il a consenti, par égard pour la France, à Vi'y rien ajouter.
C'est sur ces entrefaites qu'a paru la note russe, qui a montré, dès les pre-
miers mots, quelle était la gravité de la question. La note russe ne considère
pas l'aflaire grecque comme une affaire particulière, mais comme une affaire
européenne. Un journal anglais disait que, depuis les décrets dans lesquels
Napoléon mettait l'Angleterre au ban du continent, il n'avait pas paru sem-
blable pièce dans l'histoire. Le journal anglais a presque raison : c'est, en
effet, au nom du continent que la Russie se plaint du privilège que l'Angle-
terre s'arroge, grâce à la supériorité de sa marine, d'attaquer, selon sa fan-
taisie, les états du littoral européen; c'est au nom du continent, si tristement
troublé par les agitations de l'esprit révolutionnaire, que la Russie se plaint
que l'Angleterre aille risquer ou peut-être essayer une révolution en Grèce.
L'Angleterre est une puissance insulaire et une société aristocratique, bi ces
deux circonstances lui font crohe qu'elle n'a rien à craindre de la contagion
114,2 REVUE DES DEUX MONDES.
démagogique, il est d'autant moins généreux de sa part d'aviver sur le conti-
nent la fièvre dont eUe ne redoute pas les atteintes. C'est la preoaière fois, si
nous ne nous trompons, que la Russie s'adresse ainsi à l'Angleterre au nom
du continent, et cette plainte au nom du continent contre l'Angleterre sera,
nous n'en doutons pas, approuvée sur plusieurs points du continent : en Gi'èce
d'abord , cela est tout simple; à Naples, où l'on se souvient encore des encou-
ra§emens que l'Angleterre a donnés à la révolution sicilienne; en Espagne, où
l'Angleterre, récemment encore, semblait favoriser une insurrection démago-
gique, et d'où le ministi-e anglais a dû être expulsé : voilà dans quels pays la
note russe trouvera de l'écho.
L'empressement que la Russie a mis à se porter le représentant du conti-
nent est-il le commencement de cette grande lutte entre la Russie et l'Angle-
terre que nous apercevons dans les lointains de l'avenir, et qui doit, selon
nous, être la fin de l'Europe? A Dieu ne plaise que, dans nos téméraires con-
jectures, nous marquions les temps et les momens de cette lutte! Nous sommes
convaincus que la lutte sera long-temps éludée et détournée, qu'il y aura des
alliances et des trêves, surtout des concessions réciproques; mais nous sommes
convaincus en même temps que cette lutte est dans l'avenir et dans la force
des choses.
Quoi! dira-t-on, la guerre et ses horreurs, de nos jours, en pleine civilisa-
tion! — Oui, et l'on oubUe toujours que la civilisation, arrivée à un certain
point, loin d'exclure la guerre, l'appelle et l'enfante. Elle appelle d'abord la
guerre civile par le développement qu'elle donne aux mauvaises passions du
cœur humain : cela ne peut guère être contesté. Voyez l'Europe, voyez la France
à l'heure qu'il est. Quant aux guerres d'ambition , la civilisation ne les étouffe
pas, elle les excite, parce qu'en face de nations livrées à la faiblesse et à l'épui-
sement que causent les agitations révolutionnaires, les nations qui ont encore
gardé quelque sève et quelque vigueur morale sont tentées de conquéru' les
premières, ne fût-ce que pour les contenir et pour les empêcher de troubler
perpétuellement le monde. Quel temps fut plus civilisé que le temps où la
Grèce, depuis la mort d'Alexandre-le-Grand jusqu'à la conquête romaine, pen-
dant plus de cent soixante ans, flotta entre la liberté, la domination macédo-
nienne et la domination romaine, et quel temps fut plus rempli de guerres et
de carnages? Ne disons donc pas que nous vivons en des temps trop civilisés
pour être malheureux; la civilisation n'exclue pas le malheur et l'aventure,
elle l'aggrave au contraire, en nous rendant plus délicats et plus sensibles. A
Rome, depuis la mort de Néron jusqu'à Constantin, même spectacle et même
leçon; beaucoup de civilisation , surtout comme nous entendons la civilisation,
c'est-à-dire beaucoup de luxe, beaucoup de plaisirs, et même beaucoup de
livres : en môme temps beaucoup de guerres civiles et beaucoup de massacres.
Nous disons cela afin qu'il soit bien entendu que, lorsque les peuples civilisés
se passent leurs fantaisies de licence et d'anarchie, ils ne jouent pas sur le ve-
lours, comme au fond ils aiment à le croire.
L'affaire de la Grèce contient la question d'Orient, c'est-à-dire la question
(jui a précédé la révolution de février, et qui , après comme avant cette révo-
lution, continue à peser sur l'Europe. Les aifaires d'Allemagne, au contraire,
sont une question qui procède essentiellement de la révolution de février, mais
REVUE. — CHRONIQUE. i i i3
qui en procède déjà de loin et avec je ne sais combien d'altérations on de mé-
tamorphoses progressives, si bien que tout est changé en chemin, hommes et
choses.
Quand, il y a dix-huit mois, il n'était bruit que du parlement de Francfort,
qui aurait pu croire que la diète de 1815 pût encore ressusciter? De nos jours,'
qui pourrait croire que le parlement de Francfort pût aussi ressusciter? Rien
n'est plus vrai cependant, et si le traité des trois rois de Bavière, de Saxe et âe
Wurtemberg parvient à vivre, si, d'un autre côté, la Prusse ne renonce pas atj
parlement qu'elle a convoqué à Erfurth pour le 20 mars, nous sommes en train
de voir un parlement à Francfort, un parlement à Erfurth, comme nous voyons
dès ce moment une commission fédérale intérimaire à Francfort et un conseil
d'administration fédératif à Berlin. Evidemment, si l'Allemagne n'est pas repré-
sentée et administrée dans cette unité qui lui est si chère, ce ne sera pas faute
de parlemens, de conseils, de comités et même de constitution. En ce mo-
ment, il est vrai, de tous ces conseils et de tous ces parlemens germaniques,
aucun n'est mort et aucun n'est vivant. Tout est dans les limbes de la création
ou du néant; tout est entre la vie et la mort. Essayons cependant de carac-
tériser rapidement cet état crépusculaire oîi se tient l'Allemagne, sans que nous
puissions savoir encore si ce crépuscule est celui qui précède la nuit ou celui
qui précède Faurore. Parlons d'abord du parlement d'Erfurth.
Le parlement d'Erfurth procède de deux pensées : une pensée libérale et une
pensée prussienne. Il se rattache par la pensée libérale au parlement de Franc-
fort, c'est-à-dire à la représentation la plus populaire de l'unité germanique;
il en est l'héritier sans en être le continuateur. Né de ce qu'on a appelé le
traité des trois rois, c'est-à-dire de la Prusse, de la Saxe et du Hanovre, qui
sentirent, dès les premiers jours de 1849, la nécessité d'arrêter l'essor de la
démagogie et les funestes entraînemens du parlement de Francfort, le parle-
ment d'Erfurth a commencé par être le rival éventuel du parlement de Franc-
fort : c'était le parlement modéré opposé au parlement exagéré; mais, le par-
lement de Francfort ayant bientôt disparu dans la démagogie et s'y étant abîmé,
l'idée du parlement d'Erfurth devint l'espoir du fédéralisme allemand. On se
flattait que l'unité germanique serait représentée par le parlement d'Erfurth,
et c'est là ce qui rattachait à ce parlement les amis de M. de Gagem, c'est-à-
dire les libéraux de Francfort.
D'un autre côté, il est vrai, ce parlement procédait d'une pensée égoïste de
la Prusse. La Prusse s'est imaginée, dès le commencement de la révolution en
Allemagne, que cette révolution devait tourner à son profit; il y a eu même
un moment où elle a cru que le roi de Prusse allait être nommé empereur
héréditaire d'Allemagne, et que la maison de HohenzoUem allait remplacer la
maison de Hapsbourg. Il n'en a rien été. Ne pouvant pas avoir tout, la Prusse
alors a cherché à avoir la plus grosse part possible. Elle a fait son traité avec
la Saxe et le Hanovre; elle a proposé le parlement d'Erfurth; elle a fondé enfin
ou essayé de fonder un état fédératif restreint, imperium in imperio, morcelant
ainsi l'unité germanique et faisant une grande Prusse ou une petite Allemagne.
Comme il y avait dans l'alliance de la Prusse un boulevard contre la déma-
gogie, la Saxe et le Hanovre consentirent, en commençant, aux projets de la
Prusse, aimant mieux, après tout, médiatisation pour médiatisation, être mé-
H44 REVUE DES DEUX MONDES.
diatisés par la Prusse que de Têtre par la démagogie. Le joug devait être moins
dur. Cependant, à mesure que la peur de la démagogie diminuait, la peur ou
la jalousie de la Prusse devenait plus grande dans Tame des rois de Saxe et de
Hanovre, si bien qu'ils ne cherchaient qu'une occasion, après s'être délivrés de
la démagogie à l'aide de la Prusse, de se délivrer de la Prusse elle-même.
L'occasion est venue. L'Autriche, libre des embarras que lui donnaient la Hon-
grie et l'Italie, a commencé à reparaître en Allemagne, et les petits états alle-
mands, qui s'affligeaient de n'avoir plus à choisir qu'entre la Prusse et la dé-
magogie, ont pu espérer de trouver dans l'Autriche un protecteur désintéressé.
Alors s'est ftiite, sous les auspices de l'Autriche, l'alliance de la Bavière, du
Wurtemberg et de la Saxe, qui s'est retirée de l'alliance prussienne. Cette
triple alliance représente l'Allemagne méridionale toujours opposée à l'Alle-
magne du nord. Et comme ce qui faisait auprès des Allemands la popularité
de la Prusse, c'était ce parlement d'Erfurth que la Prusse avait suscité pour
représenter l'unité de l'Allemagne, idée toujours chère à l'Allemagne, et qui
finira par trouver son expi'ession le jour où elle trouvera les limites dans les-
quelles elle doit se renfermer, la ligue méridionale n'a pas manqué, dans son
projet de constitution germanique, de susciter a\issi un parlement de Franc-
fort. De ces deux parlemens qui veulent représenter l'unité germanique, celui
d'Erfurth et celui de Francfort, celui du nord et celui du midi, quel est celui
qui prévaudra? Nous ne savons. Quoi qu'il en soit, nous aimons à constater
qu'en Allemagne l'idée d'un parlement germanique n'est pas une idée abolie et
éteinte, nous aimons à constater cela, parce que partout, et en Allemagne sur-
tout, nous aimons à voir le libéralisme triompher de ses deux ennemis achar-
nés, le despotisme et la démagogie; mais, pour que le libéralisme triomphe, il
faut qu'il sache nettement ce qu'il veut, assez et pas trop. Sous ce rapport, les
attributions que la ligue méridionale fait au parlement de Francfort nous pa-
raissent sagement réglées.
Le parlement d'Erfurth doit s'assembler le 20 mars; déjà, plusieurs fois, on
a dit que l'ouvertui-e en. serait retardée. Quant à nous, nous offrons de parier
pour une première séance; nous ne parions pas pour la seconde. Le point im-
portant est de savoir si ce sera un parlement tout prussien, ou si ce sera un
parlement allemand. Si c'est un parlement prussien, comme il y en a déjà un
à Berlin, nous ne voyons pas à quoi servirait le parlement d'Erfurth. Serait-ce
l'instrument de l'agrandissement de la Prusse? Serait-ce une chambre de réu-
nion comme celle que Louis XIV avait instituée à Metz? Mais, derrière la
chambre de réunion, il y avait une armée : derrière le parlement d'Erfurth, y
a-t-il une armée? Alors c'est quelque chose; mais, derrière le parlement de
Francfort, il y aura alors aussi une armée : ce sera une armée- autrichienne.
Seulement il est bon que les deux parlemens, celui d'Erfui-lh et celui de Franc-
fort, sachent bien que, si les armées qui sont derrière eux entrent en ligne,
ce seront les deux parlemens qui, le lendemain de la victoire et quel que soit
le vainqueur, resteront sur le champ de bataille.
L'incertitude continue de régner dans les affaires du Danemark, et il se pour-
rail que la paix fût encore assez éloignée, tant la Prusse apporte ostensiblement
de mauvais vouloir dans les négociations. Il est des esprits portés à l'optimisme,
qui aiment à croire à un progrès accomph dans les rapports des peuples depuis
REVUE. — CHRONIQUE. 1145
deux siècles; nous les engageons à étudier l'historique des manœuvres par les-
quelles on voit la diplomatie prussienne se signaler sur ce terrain. Kien qui
rappelle mieux la politique ultra-machiavélique de l'auteur dcV Anti-Machiavel.
Sans remonter dans le passé au-delà du dernier armistice conclu en juillet 1849,
nous voulons dire un mot des ruses à l'aide desquelles la Prusse en a éludé les
principales stipulations, pendant que le gouvernement danois donnait l'exemple
d'une probité patiente et scrupuleuse. Aux termes de l'armistice, en attendant
la paix, la partie méridionale du Schleswig doit être occupée par un corps prus-
tien de six mille hommes, le nord par un corps suédois, et l'île d'Als, située
sur les flancs du duché, par une garnison danoise. En outre, le gouvernement
du pays est confié à un comité d'administration composé de deux membres
choisis l'un par le roi de Prusse, l'autre par le roi de Danemark, et d'un commis-
saire anglais chargé du rôle d'arbitre en cas de difiërends. Les troupes d'occu-
pation sont à la disposition du comité administratif pour le maintien de l'ordre
légal. Tel est l'esprit de l'armistice.
Le Danemark a mis autant de promptitude que de scrupule à exécuter pour
sa part les conditions du traité; mais le parti rebelle du Schleswig-Holstein a
continué de trouver un appui dans la Prusse pour les menées les plus déloyales.
Le Danemark réclamait naturellement la destitution des fonctionnaires nommés
par la révolte victorieuse et la réintégration de ceux qu'elle avait éloignés. La
Prusse a défendu et fait prévaloir l'état de choses créé par l'insuri-ection. En
plusieui's endroits, le comité ayant cru indispensable de congédier quelques
employés de cette origine révolutionnaire qui lui refusaient obéissance, ceux-
ci résistèrent avec l'appui des agens de perturbation, et les troupes prussiennes
assistèrent à ces désordres, sans rien entreprendre pour les réprimer. On ne
tarda pas à connaître que- les instructions secrètes des Prussiens étaient de n'u-
ser de leur force que s'ils se voyaient eux-mêmes insultés par la population et
de ne prêter qu'une assistance nominale au comité d'administration. Dans la
ville môme de Schleswig, résidence du général commandant des troupes prus-
siennes, des fonctionnaires envoyés en mission par le comité administratif ont
été insultés dans les rues, poursuivis à coups de pierres jusque dans leurs mai-
sons, obligés de fuir, au péril de leur vie, sans recevoir aucune assistance de
la force publique.
Avec la volonté la plus droite, le comité administratif échoue dans le midi du
Schleswig contre cette opposition systématique, tantôt sourde et tantôt patente,
fomentée par les rebelles du parti germanique et tolérée par les troupes prus-
siennes. On sait que le Holstein a conservé son gouvernement insurrectionnel.
Comment use-t-il de son pouvoir? Il envoie dans le Schleswig des émissaires et
de l'argent pour entretenir l'esprit révolutionnaire et alimenter la résistance. Il
y fait lever secrètement les impôts, que l'on refuse ensuite aux autorités lé-
gales. D'ailleurs, ce gouvernement ne recule devant l'emploi d'aucun moyen
pour donner à croire que le Schleswig supporte avec peine l'autorité du comité
administratif. La Pi-usse seconde ces manœuvres; le roi et les ministres reçoi-
vent des députations du Schleswig-Holstein; ils aflèctent de compatir aux mal-
heurs de ces populations que Ton aime à dire tyrannisées pai- le gouvernement
danois. Enfin, les troupes rebelles du Holstein sont encore aujourd'hui com-
mandées par un général prussien, qui sert ainsi de lien entre la Prusse et la
rébellion.
1446 REVUE DES DEUX MONDES.
De tels faits expliquent suffisamment Tallusion transparente et directe que,
dans un discours récent, faisait le roi de Danemark à une grande puissance
protectrice de ses sujets révoltés. Si le roi de Danemark s'est permis cette lé-
gitime et digne représaille, ce n'est pas , on le pense bien, qu'il veuille ajour-
ner la paix. Le royaume a trop d'intérêt à une prompte solution pour que le
cabinet danois ne travaille pas de tout son pouvoir à la poursuivre. Dès les pre-
miers jours qui ont suivi la conclusion de l'armistice , il a nommé ses pléni-
potentiaires, qui se sont sur-le-champ rendus à Berlin. La Prusse, au contraire,
a usé de tous les subterfuges pour éloigner les explications sérieuses. Les six
mois d'armistice sont expirés, et les négociateurs danois n'ont pu obtenir une
conférence; ils attendent encore aujourd'hui une première réponse à leurs
premières ouvertures.
Dans la position bizarre et difficile qui lui est ainsi faite, le comité adminis-
tratif a cru devoir communiquer aux trois cabinets d'Angleterre, de Prusse
et de Danemark une note formelle sur le non-accomplissement des conditions
de l'armistice , sur les menées des partisans de l'insurrection et sur l'impuis-
sance de l'autorité légale à se faire obéir, par suite du mauvais vouloir des
troupes prussiennes; mais cette note elle-même est restée sans résultat. Com-
ment le Danemark sortira-t-il de cette situation qui, par momens, semble sans
issue? Nous espérons encore que l'amitié de l'Angleterre, de la France et de la
Russie finira par le tirer de ces embarras sans cesse renaissans; mais n'est-il
pas étrange que la solution d'une question en réalité si claire et si simple se
fasse si long-temps attendre? Et que doit-on penser de la Prusse, qui, l'ayant
suscitée, ne craint pas, pour l'envenimer, de faire alliance avec le radicalisme
révolutionnaire?
i
bulletm bibliographique.
La commune, l'église et l'état daiss leurs rapports avec les classes la-
borieuses, par M. Ferdinand Béchard, membre de l'assemblée nationale (1). —
L'auteur de ce petit volume n'avait d'abord d'antre pensée que d'apporter son
tribut à l'œuvre commune de la commission législative d'assistance publique;
une fois la plume à la main, il a cru nécessaire de préciser les principes fon-
damentaux qui doivent, suivant lui, présider à l'organisation des classes ou-
vrières. C'est ce qui fait qu'à côté des questions particulières qu'il s'était pro-
posé de traiter, nous trouvons dans son ouvrage comme un projet nouveau de
constitution politique. Ce projet, dans son ensemble, peut être ainsi formulé :
à l'unité gigantesque de l'état, qui entraîne dans sa sphère les départemens et
les communes également asservis, qui a absorbé les anciens corps, qui menace
d'envahir la famille et la propriété même, en épuisant par l'impôt les fortunes
patrimoniales, substituer un vaste système d'associations qui, de la commune
à l'état, embrasse successivement tous les droits et tous les intérêts, l'agricul-
ture et l'industrie, le commerce et les professions libérales, Télection des ma-
gistrats et la gestion des affaires. Il y a là de la hardiesse assurément, mais de
la hardiesse qui se souvient plus que de celle qui innove.
(1) Giraud, rue Guénégaud, 2i.
REVUE. — CHRONIQUE. 4147
Notre histoire compte deux époques principales. Dans la première, qui s'é-
tend de la conquête au règne de Hugues Capet, tous les efforts sont vains pour
retenir ensemble ou relier l'une à l'autre les différentes portions du pays; la
résistance est générale, elle est dans les lois, les hommes et les choses. Dans
la seconde, qui des Capétiens se continue jusqu'à nous, le spectacle contraire
s'offre aux regards, sauf de rares interruptions. Chaque pas qu'on fait est un
pas vers l'unité : unité de sol, unité de pouvoir, unité de condition pour les
personnes. Or, à ce mouvement vers l'isolement local ou vers la concentration
et l'homogénéité politiques, correspond de près et en sens opposé le mouve-
ment qui porte les individus tantôt à s'associer étroitement, tantôt à relâcher
de plus en plus les liens qui les unissent. Le livre de M. Béchard est, sous
certains rapports et dans une certaine mesure, une protestation contre l'impul-
sion double qui, avec l'aide du temps, a fait de la France un pays d'indépen-
dance individuelle et de forte unité nationale.
Ceci nous conduit à dire un mot des publicistes qui , dans le passé et dans
des momens également critiques pour la liberté, soutinrent des opinions dont
la trace et l'influence se retrouvent vivantes presque à chaque page du livre
de M. Béchard. Au xvii* siècle, un monarque superbe, dont la pensée est ad-
mirablement résumée dans des paroles célèbres, écrivait que les biens de leurs
sujets, tant ecclésiastiques que laïques, étaient à la disposition des rois pour
en user comme de bons et sages économes, et, conformant ses actes à sa
maxime, il supprimait les états particuliers des provinces du domaine; sou-
mettant les autres à la tutelle royale, il portait le dernier coup à l'indépen-
dance des communes en s'emparant de l'élection de leurs officiers et en inter-
venant dans leurs affaires. A ces empiétemens du pouvoir despotique, des
plaintes s'élevèrent- des degrés même du trône, et des plans réparateurs furent
conçus, préparés dans l'ombre. Un prélat illustre, ancien précepteur et con-
seiller intime du prince héritier de la couronne, un duc et pair chaudement
épris de l'orgueil de ses titres, Saint-Simon et Fénelon, nous en ont transmis
le témoignage et les détails. Les mêmes efforts reparaissent sous la convention,
et la gironde républicaine caresse, sous une forme cette fois démocratique, les
plans décentralisateurs des grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Issus éga-
lement d'une pensée hbérale, les projets anciens que nous rappelons et le projet
nouveau de l'écrivain légitimiste diffèrent en des points essentiels. Les élections
ne doivent, selon Fénelon, porter que sur des personnages de choix; Brissot ap-
pelle au vote tous les citoyens à la fois électeurs et éligibles. M. Béchard se
borne à souhaiter que la vertu, les lumières, l'illustration du sang, obtiennent
du suffrage libre l'honneur des services gratuits, mais il veut que le droit de
commune soit la source du droit de vote, et que ce droit soit réglementé et
soumis, quant à son obtention, à des conditions de résidence, de moralité, de
travail. Il désire, en outre, que le vote par circonscriptions électorales ait lieu
dans les grandes villes par professions et non par quartier, afin que chaque
intérêt légitime puisse se faire jour et obtenir une représentation proportionnée
à son importance. Il est d'autres différences capitales entre les plans dont nous
parlons. L'archevêque de Cambrai ne s'occupe point de la commune : toute sa
sollicitude est tournée vers l'établissement d'assemblées de diocèses chargées de
l'assise et de la levée des impôts, d'états provinciaux ayant pouvoir de ^olicer,
corriger et mesxvrer les impôts sur la richesse naturelle du pays et destiner tes fonds.
1148 REVUE DES DEUX MONDES.
et d'états généraux exerçant un haut contrôle sur les états provinciaux, délibé-
rant sur les charges extraordinaires à imposer, donnant leur avis dans toutes
les grandes affaires du pays et s'assemblant de droit toutes les trois années (1).
— L'état, la province et la commune, dans leurs rapports entre eux et avec les
citoyens, forment l'objet complexe où s'applique l'esprit du publiciste de la
Gironde, et il confère à la province et à la commune des attributions qui ren-
ferment en même temps la surveillance publique et le soin de leurs intérêts
spéciaux. — Se préoccupant avant tout de l'état et de la commune, l'honorable
représentant du Gard professe ces maximes : Aux élus des localités, l'adminis-
tration des affaires locales; aux agens directs du pouvoir central, la police géné-
rale.
Le livre de M. Béchard offre un double plan d'attaque. Si, d'une part, il bat
en brèche la centralisation administrative, de l'autre, il réagit contre les théo-
ries économiques du laissez- faire, du laissez-passer, théories d'où découlent,
comme autant de conséquences inévitables, « la concurrence sans frein, la pro-
duction sans limites, l'antagonisme perpétuel entre les maîtres et les ouvriers,
l'alternative des exigences immodérées des travailleurs et de l'abaissement in-
défini des salaires, la transformation de chaque industrie en une arène, de
chaque ville manufacturière en un foyer permanent d'émeutes. » Est-ce à dire
toutefois {^u'en haine du principe de liberté sans bornes, il faille se rejeter dans
les liens assujétissans des anciennes associations ou recourir à la servitude rê-
vée par les socialistes sous le nom de solidarité des intérêts? M. Béchard est un
esprit trop judicieux pour tomber dans l'un ou l'autre excès. Dans leur formule
un peu vague, voici le résumé de ses idées à cet égard : « Libre expansion de
l'activité humaine à tous les degrés de l'échelle, depuis la famille jusqu'à l'état,
sous la garantie des lois protectrices des intérêts généraux; organisation au sein
de chaque commune, sous la direction de mandataires librement élus et sous
la surveillance de l'état, d'un système d'associations libres pour les progrès de
l'agriculture et de l'industrie, du culte, de l'enseignement, de la bienfaisance
publique. »
C'est un problème grave que le double problème posé dans l'ouvrage de
M. Béchard. La logique historique, inflexible jusqu'à ce jour dans sa marche
vers l'unité de plus en plus générale et absolue, va-t-elle se donner un démenti
à elle-même et remonter sa vieille pente? Celte grande conquête de nos pères,
dont ils furent si heureux et si fiers, — la liberté du travail, — n'est-ellc qu'un
héritage, ou funesie et qu'il faille répudier, ou douteux et qu'il soit prudent de
n'accepter que sous bénéfice d'inventaire? Redoutables questions! qui feront
le tourment et le trouble de cet âge, et de la solution desquelles dépend peut-
être en partie l'accroissement nouveau de nos destins ou notre décadence ir-
rémédiable ! Le mal actuel de la société est, nous le craignons, plus profond
que M. Béchard ne l'imagine; il n'a point son siège principal où il le dit, et les
voies de guérison qu'il indique sont sûrement insuffisantes. Les municipalités
romaines avaient plus d'attributions que l'honorable représentant ne propose
d'en accorder à nos communes pour les vivifier, l'industrie et les métiers y
étaient organisés par fortes corporations, et néanmoins le plus puissant des em-
pires s'est lentement affaissé sur lui-même avant de finir de la main des bar-
(1) Plans de Gouvernement , œuvres complètes de Fétielon, t. \xu, p. 579-82.
REVUE. — CHRONIQUE. 4^49
bares. Ce qui l'a tué, c'est la lourdeur croissante des tributs, le dédain toujours
plus grand du pouvoir pour les droits essentiels de la personnalité. Esclave du
lise, semant et récoltant pour lui, l'homme s'est détourné du labeur et a fui la
propriété!... Domos sms deserunt, ne in ipsis domibus torqueantur... ad hoste.i
fugiunt ut vint exactionis évadant. — Ces paroles de Salvien, témoin attristé
d'une époque où tout se précipitait vers la chute, s'élèvent comme un doulou-
reux témoignage contre ces doctrines nouvelles d'universelle et complète soli-
darité qui ne peuvent avoir qu'un résultat : l'absorption dans l'état des indi-
vidualités humaines, c'est-à-dire la servitude générale dans la misère commune.
Si tel était notre aveuglement qu'il fallût choir dans l'abîme et que les aver-
tissemens fussent vains, peut-être reverrait-on, dans ses traits les plus sombres,
le tableau peint par Salvien d'une plume si désolée : nos enfans abandonnant
le champ pateinel, le foyer domestique, et devançant la conquête, forcés, contre
le sentiment de leurs cœurs, de rechercher l'exil pour éviter l'oppression :
Exilia petunt, ne supplicia sustineant.
— HuET, ÉvÊQiiE d'Avranches, OU LE SCEPTICISME THÉOLOGIQUE, par Christian
Bartholmess (1). — Le livre de M. Bartholmess a le mérite rare, traitant d'opi-
nions anciennes, de se rencontrer dans le courant des opinions du jour. En cette
heure de doute obscur et de vaste incertitude, quel est l'esprit élevé qui ne se
«lemande avec anxiété si la raison est un guide très sûr, si la nouvelle souve-
raine des hommes n'inaugurera point, où régnaient sans contradiction l'auto-
rité et la foi, le régime de l'anarchie et du chaos? Aux lieux où elle a passé il
n'est que ruines ou fondemens découverts, aucune chose qui ait véritablement
signe de vie et de certitude. La liberté de conscience a porté au christianisme
un coup fatal, le doute méthodique a conduit à l'incrédulité; la souveraineté
populaire, pour l'école radicale de M. Proudhon, devient la négation absolue du
pouvoir. En présence de ces destructions et de cette fureur qui porte les géné-
rations nouvelles à nier tout successivement et à tout abattre, on comprend
qu'un retour s'opère dans les pensées effrayées, et qu'à côté des gens qui di-
sent : Détruire c'est créer, il y ait des hommes qui s'écrient : Hors de l'autorité
point de salut.
Les sceptiqiies sont diiîérens de nature, et tous ils ne sont pas inscrits à
même école. L'inquiétude d'un génie à la recherche continuelle de la vérité
qui continuellement lui échappe fit de Pascal, dans un temps de paix pour
les cœurs et de forte croyance, un chrétien plein de trouble et de sombre hé-
sitation, une ame qui, égarée et comme suspendue entre mille chemins et
mille abîmes, et dans l'impossibilité de reconnaître jamais sa route, se jeta
violemment, moitié par sagesse, moitié par désespoir, dans la folie de la croix.
Montaigne, venu dans un siècle d'ébranlement général et dévaste examen, fut
sceptique par goût autant que par la faveur des circonstances ; trouvant tout
en question, et voyant ici et là la vérité et l'erreur, il se fit de l'ignorance et
de l'incuriosité deux commodes oreillers pour sa tête, et, comme un enfant
indolent et fantasque, se berça dans son doute. M. de Maistre, après Huet, a
professé le scepticisme théologique; mais ce qui excitait l'amer dédain de l'au-
teur des Considérations sur la France, du Pape et des Soirées, c'était le spec-
(1) Franck, rue Richelieu, 60.
1150 REVUE DES DEUX MONDES.
tacle prochain de nos crimes, le souvenir présent des saturnales de la raison.
Voilà pourquoi il le prenait de si haut avec les savans. « Il appartient aux pré-
lats, aux nobles, aux grands officiers de l'état d'être les dépositaires et les gar-
diens des vérités conservatrices ; d'apprendre aux nations ce qui est mal et ce
qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans Tordre moral et spirituel;
les autres n'ont pas droit de raisonner sur ces sortes de matières (1). » L'évê-
que d'Avranches, au contraire, disciple autrefois de Descartes, et vivant en une
époque où la philosophie avait prêté plus d'armes à la religion qu'enlevé d'en-
fans à l'église, n'eut d'autre dessein probablement que de faire une niche au
maître qu'il quittait. Peut-être aussi, comme le fait remarquer M. Barthol-
mess, eut-il la présomption d'élever chaire contre chaire, le désir de venger,
sur un sage im peu dédaigneux de la science acquise dans les livres, l'antique
érudition, qu'à juste titre il se piquait de cultiver. Il dit, en parlant de Des-
cartes : Minime conterntor sui, intemperanter ostentator et gloriosus.
Huet, en antagonisme complet avec l'auteur des Méditations et du Doute
méthodique, se déclare pour les preuves tirées des sens contre la logique de
l'idée, pour le scepticisme absolu contre le scepticisme hypothétique. La raison,
dont Descartes a fait un auxiliaire pour la foi, il la met, lui, à la suite, il la
relègue aux fonctions de servante humble et soumise. «Il est faux qu'il y ait
dans l'entendement quelque chose qui n'ait été dans les sens. » Enfin l'évêque
d'Avranches, dans le procès éternel en ce monde de la libre pensée et de l'au-
torité religieuse, rend, dans des tenues différens, un arrêt qui est aussi celui
de Biaise Pascal et de Joseph de Maistre : « Que la raison abandonne à la foi la
solution des problèmes qui touchent Dieu, notre ame et la liberté, et la foi lais-
sera la raison étudier à son gré les choses naturelles et profanes, la physique
et l'histoire. »
Dans sa savante dissertation, M. Bartholmess a fait ressortir avec beaucoup
d'art la flagrante contradiction des diverses parties dont Huet a formé le corps
de sa doctrine, Tétrangeté monstrueuse d'un système où le matérialisme et le
scepticisme sont chargés de préparer les voies à la foi et au spiritualisme chré-
tiens. Il a très bien montré comment peuvent, au contraire, s'accorder satis
trop d'efforts la philosophie cartésienne et les dogmes évangéliques, la raison
guidée par la sagesse et la révélation divine. S'aidant, en cette double tâche,
tour à tour de citations fournies par la science et d'argumens donnés par la
logique, il a atteint son but, qui était de convaincre le lecteur des erreurs de
Huet. A cette rapide analyse du solide ouvrage de M. Bartholmess, nous n'a-
jouterons qu'un mot. Plus que ses erreurs même, un fait condamne Huet. Le
xvn* siècle, dont le caractère propre est d'avoir réuni dans un culte semblable
la foi et la raison, dans un même respect la pensée indépendante et l'autorité
religieuse, fut cartésien par ses grands hommes. Quand la philosophie de Huet
parut, les docteurs de Port-Royal la réprouvèrent hautement, et Bossuet Tac-
cueillit avec un froid silence. P. R.
(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 131.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES DU CINQUIÈME VOLUME.
•
HODYELLE PÉRIODE. — JA?(VIER. — FÉVRIER. — MARS 1«50.
CARACTERES ET RECITS DU TEMPS. — Uns Légende mokdaime, par M. P. de
MOLÈNES 5
PHILOSOPHES ET PUBLICISTES CONTEMPORAINS. — M. VICTOR COUSIN.
— Du ROLE DE LA PHILOSOPHIE A L'ÉPOQUE PRÉSENTE, par M. HeNRI BAU-
DRILLART 89
LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE ET LES PARTIS DE L'UNION EN 1850. — La
Crise actuelle entre les états du sud et les états du nord , par M. Cu-
cheval-Clarigny 85
LA PAPAUTÉ ET LA QUESTION ROMAINE AU POINT DE VUE DE SAINT-
PÉTERSBOURG, par un Diplomate russe HT
SACS ET PARCHEMINS. — Dernière partie, par M. Jules Sandeau 134
REVUE LITTÉRAIRE. — Le Théâtre et les Livres , par M. A. de Pontmartin. 15»
POÉSIE. — LE QUINZE DÉCEMBRE, par M. Théophile Gautier 163
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 166
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE EN ESPAGNE, par M. G. d'Alaux 181
LA CALIFORNIE DEPUIS LA DÉCOUVERTE DES MINES D'OR. — San-Fràn-
CISCO, LA VILLE ET LES ÉMIGRANS, par M. PATRICE DiLLON IW
SOUVENIRS D'UN NATURALISTE. — La Baie de Biscaye. — Première partie,
par M. A. de Quatrefages 220
LES RÉCITS DE LA MUSE POPULAIRE. — La Chasse aux Trésors , par
M. Emile Souvestre • ***
DE L'ÉTAT MORAL DE NOTRE ÉPOQUE, par M. Emile Saisset 279
LES GÉNÉRAUX POLONAIS DANS LA GUERRE DE HONGRIE. — Dernière
partie. — L'Intervention russe et le général Georgey, par M. H. Desprez. 291
UNE CROISIÈRE DANS L'OCÉAN PACIFIQUE DE LA FRÉGATE ANGLAISE
LE COLLINGWOOD, par M. G. Ferry 313
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, de M. Mi-
CHELET, par M. Gustave Planche **^
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 356
LE MAROC VIS-A-VIS DE LA FRANCE. — Répression par mer 37i
LA PREMIÈRE PARTIE DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE 38*
MADRID ET LES MADRILÈGNES. — Caractère, moeurs et transformation
de Madrid, par M. Gustave d'Alaux
LA BAVOLETTE. — Première partie, par M. P. de Musset *30
1152 TABLE DES MATIÈRES.
DE LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE DEPUIS 1830. — Rapports
DE I.A FnANCE AVEC I.A CONFÉDÉRATION HELVÉTIQUE. — AFFAIRES DE SlUSSE
JUSQU'A LA RÉVOLUTION OE FEVRIER, par M. 0. D'HaUSSONVILLE 460
L'ANGLETERRE A L'OUVERTURE DE LA SESSION PARLEMENTAIRE DE
1850. — Conséquences politiques des réformes commerciales de sir Ro-
bert Peel, par M. Gucheval-Clarigny 496
L'ACADÉMIE FRANÇAISE. — Réception de M. Alexis de Saint-Priest, par
M. Albert de Broglie 530
POÉSIE. — LES DEUX CIMES, par M. Victor de Laprade 539
REVUE LITTÉRAIRE. — Les Livres et le Théâtre, par M. A. de Pontmartin. 5i2
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 556
LA BOURGEOISIE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE DE 1789 JUSQU'A NOS
JOURS. — I. Les Pouvoirs et les Partis a l'ouverture de la crise révolu-
tionnaire, par M. L. de Carné 577
LA B.WOLETTE. — Dernière partie, par M. P. de Musset 610
UN PARALLÈLE HISTORIQUE. — Des Lettres de Cicéron a propos de la
révolution de février, par M. É. de Langsdorff 638
CONTRASTES ET IMPRESSIONS DE VOYAGE. — Espagne et Angleterre,
par M. J.-J. Ampère 672
NICOLAS POUSSIN, SA VIE ET SES OEUVRES, par M. Ch. Clément. ... 696
UN HUMORISTE DANS LES COLONIES ANGLAISES DE L'AMÉRIQUE DU
NORD. — Halliburton, par M. Emile MoNTEGUT 731
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 749
BELLAH. — Première partie, par M. Octave Feuillet 769
ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA FORMATION ET DES PROGRÈS DU TIERS-
ÉTAT. — Les États-Genéraux de 1614 et le ministère du cardinal de
Richelieu, par M. Augustin Thierry 813
DEUX DAMES HUMANITAIRES DOUTRE-RHIN, par M. Alexandre Thomas.. 813
SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE. — Zouaves et Spahis, par
M. P. DE Castellane 875
DE LA DÉMOCRATIE EN LITTÉRATURE, par M. Charles de Mazade. ... 901
LES PROSCRITS CORSES. — Poème, par M. Costa de Bastelica. 923
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 933
REVUE MUSICALE. — Henriette Sontag, les Théâtres et les Concerts. . . 951
LES QUESTIONS POLITIQUES ET SOCIALES. — I. — L'Assistance et la Pré-
voyance PUBLIQUES, par M. Michel Chevalier 961
BELL.\H. — Deuxième partie, par M. Octave Feuillet 995
ISMAEL ER-RASCHYDI, RÉCIT DES BORDS DU NIL, par M. Th. Pavie. . . 1031
SOUVENIRS D'LN NATURALISTE. — La Baie de Biscaye, Saint-Sebastien et
les Basques. — Dernière partie, par M. A. de Quatrefages 1060
LA RUSSIE ET LA CRISE EUROPÉENNE, par M. H. Desprez. 1100
REVUE LITTÉRAIRE. — Le Théâtre et le Roman, par M. A. de Pontmartin.. 1124
HISTOIRE POLITIQUE. — CHRONIQUE DE LA QUINZAINE 1134
FIN DE LA TABLE.
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BINDINGSECT. APR20I982
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20
n.pér
t. 5
Revue des deux mondes
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