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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XX«  ANNÉE.   —  NOUYELLE   PÉRIODE 


TOMK  V.   —  1"  JANVIER   18S0. 


PARIS.   —  IMPRIMERIE    DE  GERDÈS, 
10,  rue  Saint-Germain-des-Prés. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


TOME  CINQUIÈME 


VINGTIÈME  ANNÉE.  —  NOUVELLE  PÉRIODE 


PARIS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE  SAINT-BENOÎT,  20. 
1850. 


I-I'''- 


Al 


K5  ^ 

t5 


CARACTÈRES  ET  RÉCITS. 


UNE  LEGENDE  MONDAINE. 


I. 

—  Je  voudrais,  me  dit  un  soir  une  personne  à  qui  je  désirais  infini- 
ment plaire,  que  vous  me  contiez  une  histoire  très  passionnée,  un  peu 
moqueuse,  et  ayant  un  côté  édifiant. 

—  Je  sais,  répondis-je,  une  légende  d'une  espèce  toute  particulière 
qui  pourra  peut-être  vous  satisfaire.  Mon  histoire ,  en  tout  cas ,  aura 
pour  vous  cet  intérêt,  que  presque  tous  les  personnages  vous  en  sont 
connus.  Suivant  moi,  il  y  a  entre  l'héroïne  et  vous  nombre  d'analogies 
que,  pour  la  plupart  certainement,  vous  refuserez  d'admettre.  Quant 
au  héros,  j'ai  toujours  eu,  je  l'avouerai,  l'ardent  désir  et  même  la  pré- 
tention secrète  de  lui  ressembler. 

Toute  l'armée  d'Afrique  a  connu  le  capitaine  Séléki,  du  2«  régiment 
de  la  légion  étrangère.  Si  je  fais  jamais,  comme  je  le  désire,  le  portrait 
du  capitaine  d'infanterie,  caractère  qui  répondrait,  par  son  humble  et 
sacrée  poésie,  à  celui  que  M.  de  Lamartine  a  tracé  dans  Jocelyn,  le  ca- 
pitaine Séléki  me  servirait  de  modèle.  Tous  ses  camarades  avaient  pour 
lui  une  amitié  sérieuse  comme  sa  belle  figure,  et  forte  comme  sa  belle 
ame. 

Quant  à  ses  soldats,  ils  l'adoraient.  Séléki  pratiquait  envers  eux  une 
véritable  charité  d'apôtre,  qui  cependant,  en  ses  détails  les  plus  in- 
fimes, avait  une  sorte  de  grandeur  royale.  C'est  de  cet  air  bien  certai- 
nement que  saint  Louis  devait  laver  les  pieds  des  pauvres,  me  disait 
un  de  ses  amis  en  me  racontant  comment,  pendant  les  longues  mar- 


6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ches,  il  aidait  le  chirurgien  h  panser  les  pieds  dés  blessés.  Son  yisage, 
au  feu ,  était  empreint  d'une  bonté  limpide  et  d'une  sereine  tristesse. 
On  le  disait  pieux,  et  il  l'était.  Or,  voici  comment  lui  advint  sa  piété. 

On  se  rappelle  l'expédition  qu'en  1832  la  duchesse  de  Berri  fit  dans 
la  Vendée.  A  cette  époque,  il  n'était  bruit  dans  la  garnison  et  parmi  la 
jeunesse  de  Nantes  que  d'un  gentilhomme  des  environs  appelé  Robert 
de  Vibraye,  dont  la  batailleuse  ardeur  demandait  chaque  jour  un  ah- 
ment  aux  querelles  de  café.  Robert  avait  à  peine  vingt-deux  ans.  La 
révolution  de  juillet  l'avait  empêché  de  prendre  le  métier  des  armes, 
pour  lequel  son  appétit  d'aventures,  son  courage  sans  bornes,  sa  loyale 
et  turbulente  humeur,  son  regard  impérieux,  ses  traits  virils,  sa  taille 
à  la  fois  droite ,  ondoyante  et  fière  comme  le  panache  d'un  chevalier, 
toute  sa  personne  enfin,  intérieure  et  extérieure,  lui  criait  qu'il  était 
né.  Notre  héros  souffrait  donc  de  toute  l'irritante  douleur  d'une  voca- 
tion frappée  par  la  destinée.  Il  ne  pouvait  pas  se  persuader  que  la 
chasse  fût,  comme  le  lui  avait  dit  son  précepteur,  l'image  de  la  guerre. 
Les  perdrix  qu'il  atteignait  sous  l'aile ,  les  lièvres  dont  il  brisait  le 
train  de  derrière,  ne  lui  faisaient  pas  l'illusion  de  combattans  étendus 
sous  le  ciel.  De  là  vint  qu'il  se  précipita  dans  le  duel  avec  emportement 
et  délices.  Les  bleus  et  les  patauds,  comme  il  appelait  dans  son  langage 
arriéré  les  militaires  qui  avaient  accepté  et  les  bourgeois  qui  avaient 
fêté  la  révolution  de  1830,  étaient  chaque  jour  les  objets  de  ses  provo- 
cations. Plein  d'une  ardeur  contenue  à  l'épée,  d'un  calme  glacial  et 
terrii)le  au  pistolet,  il  était  rare  qu'il  n'envoyât  pas  ses  adversaires  au 
moins  jusqu'au  seuil  de  la  mort.  Les  jours  où  il  avait  couché  un 
homme  par  terre,  il  avait  le  visage  illuminé  d'un  enthousiasme  Scan- 
dinave, sa  parole  était  bruyante  et  joyeuse,  sa  démarche  légère;  aussi 
l'appelait-on  Robert-le-Diable  dans  le  pays. 

Ce  nom  ne  lui  venait  pas  seulement  du  plaisir  qu'il  prenait,  pour 
me  servir  d'une  de  ses  expressions,  à  débarrasser  les  âmes  de  leur  en- 
veloppe; on  appelait  ainsi  Robert  pour  une  autre  cause  connue  de  toute 
la  Vendée.  Le  père  de  Robert,  le  comte  Thierry  de  Vibraye,  était  un 
de  ces  gentilshommes  d'humeur  bizarre  et  indomptable  à  la  façon  du 
marquis  de  Mirabeau  et  du  comte  de  Montlosier,  qui  représentaient  la 
vieille  noblesse  dans  son  excentrique  indépendance  et  ses  caprices  ha- 
sardeux. Pendant  la  révolution,  il  avait  servi  dans  l'armée  de  Condé.  La 
gloire  impériale  ne  l'avait  pas  réconcilié  avec  la  France  révolutionnaire, 
et,  jusqu'en  1815,  il  était  resté  dans  les  troupes  étrangères,  se  sou- 
ciant aussi  peu  qu'un  Armagnac  ou  un  Saint-Pol  de  savoir  s'il  offensait 
ou  non  les  dieux  de  la  patrie.  Tout  en  guerroyant  sur  le  Rhin  pour  la 
maison  catholique  de  Bourbon,  un  beau  jour  il  devint  amoureux  d'une 
descendante  de  ces  Hampfeld  qui  donnèrent  asile  dans  leur  château  à 
Luther  et  se  firent  les  plus  zélés  défenseurs  de  la  religion  réformée.  La 


CARACTÈRES  ET  RÉCITS.  7 

comtesse  Griselidis  avait  des  yeux  qui  lui  parurent  valoir  mieux  qu'une 
messe.  On  exigea  que  pour  l'épouser  il  se  fît  huguenot.  Notre  gentil- 
homme n'eut  pas  à  se  faire  protestant  plus  de  scrupule  que  n'en  avait 
eu  le  comte  de  Bonneval  à  embrasser  l'islamisme.  Depuis,  il  mit  son 
orgueil  à  justifier  par  maint  paradoxe  ce  qu'il  avait  fait  par  amour. 
Le  culte  réformé,  disait-il,  était  le  seul  qui  convînt  au  maître  d'un  fief. 
La  religion  catholique  était  entachée  de  démagogie;  elle  avait  enfanté 
la  ligue,  tué  Henri  IV,  prosterné  toute  la  noblesse  aux  pieds  des  con- 
fesseurs de  cour.  Le  comte  de  Vibraye  écrivit  sur  cette  matière  un  livre 
rempli  d'expressions  violentes  et  heurtées,  mais  qui  produisaient  en  se 
heurtant  de  singulières  étincelles.  L'œuvre  fit  scandale,  fut  foudroyée 
par  l'église,  et  condamna  M.  de  Vibraye,  malgré  ses  campagnes  sous 
tous  les  étendards  royaux ,  à  mourir,  en  pleine  restauration ,  dans  la 
solitude  et  la  disgrâce.  Robert  avait  dix-huit  ans  quand  il  perdit  son 
père;  depuis  deux  années,  sa  mère  avait  laissé  vide  le  grand  fauteuil 
où  elle  rêvait  à  la  patrie  allemande.  La  jeunesse  se  leva  pour  lui  sut" 
deux  tombeaux. 

Il  se  livrait  à  une  tristesse  emportée,  comme  l'était  toujours  chez 
lui  toute  pensée  et  tout  sentiment,  quand  vint  à  Nantes  M""*  de  Kerhouët, 
que  vous  savez,  qui  a  écrit,  sous  le  nom  de  Marie  Stella,  la  Vallée  des 
Larmes,  les  Amours  d'un  Ange,  la  Harpe  et  le  Rosaire,  et  d'autres  ro- 
mans pleins  de  mysticisme,  où  se  montre  en  définitive  une  belle  ame; 
car  W^^  de  Kerhouët  est  une  excellente  personne,  à  qui  ne  manque  que 
le  don  profane  du  talent.  Elle  était  un  peu  parente  de  Robert,  que  ses 
soixante  ans  lui  permirent  de  traiter  avec  une  expansive  affection. 
Notre  jeune  homme  avait,  malgré  ses  instincts  violens  et  sauvages, 
une  certaine  grâce  sentimentale,  fruit  de  ses  promenades  à  travers 
bois  et  surtout  d'une  éducation  donnée  par  une  mère.  La  douairière 
le  trouva  charmant ,  et  résolut  de  l'enlever  à  la  damnation  éternelle 
en  le  tirant  des  gritTes  de  Luther.  Robert,  à  vrai  dire,  ne  savait  guère 
en  quoi  un  catholique  différait  d'un  luthérien.  Malgré  le  sang  chrétien 
qui  coulait  dans  ses  veines,  c'était  en  religion  une  sorte  de  Huron. 
M"*  de  Kerhouët  était  la  seule  personne  qui  représentât  pour  lui  le 
plus  indispensable  élément  de  notre  vie,  la  tendresse  féminine;  elle 
désirait  qu'il  fût  catholique,  il  fut  heureux  d'avoir  à  lui  donner  une 
marque  de  soumission ,  et  se  résigna  courageusement  à  s'entretenir 
chaque  jour  avec  l'évêque  de  Nantes,  qui  voulut  lui-même  offrir  cette 
ame  au  Seigneur.  Tout  alla  pour  le  mieux  dans  cette  conversion.  Ro- 
bert reçut  l'eau  du  baptême  avec  la  dignité  d'un  roi  sîcambre.  M""»  de 
Kerhouët,  sa  marraine,  en  faisait  le  héros  du  plus  séraphique  de  ses 
romans,  quand  se  passa  la  scène  infernale  qui  jeta  brusquement  Robert 
loin  des  voies  bénies,  et  lui  fit  mériter  plus  qUe  tous  ses  duels  son 
sinistre  surnom. 


8  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

L'évêque  de  Nantes,  fort  digne  homme  du  reste,  était  un  peu  jansé- 
niste. Son  inflexible  conscience  ne  lui  permettait  point  de  tempérer, 
même  dans  une  vue  chrétienne,  les  plus  rigoureux  dogmes  de  sa  foi. 
Un  jour,  Robert  eut  l'idée  malencontreuse  de  lui  demander  s'il  pensait 
que  sa  mère,  née  et  morte  dans  la  religion  luthérienne,  était  damnée. 
L'évêque  lui  répondit  qu'elle  l'était  indubitablement.  Robert  gardait 
de  sa  mère  un  souvenir  d'une  tendresse  passionnée.  L'évêque  parut 
tout  à  coup  à  son  esprit  chevaleresque  et  impétueux  un  suppôt  maudit 
de  la  puissance  qui  condamnait  sa  mère  aux  tortures.  Robert  le  somma 
de  rétracter  ses  paroles  avec  un  regard  furieux  et  un  geste  menaçant. 
L'évêque  prit  l'attitude  d'un  martyr,  et  répéta  sa  terrible  sentence. 
Robert  commit  le  même  sacrilège  que  Marino  Faliero  :  il  donna  un 
soufflet  au  prélat;  puis,  sentant  lui-même  tout  ce  qu'il  y  avait  d'irré- 
parable et  de  monstrueux  dans  ce  transport  de  colère,  il  s'enfuit,  s'é- 
lança sur  un  cheval,  et  courut  s'enfermer  à  Yibraye.  M""'  de  Kerhouët 
ne  revit  plus  son  filleul,  qui,  à  partir  de  ce  jour,  passa  toute  sa  vie  à 
chasser,  se  battre  et  mettre  à  mal  les  jolies  filles.  L'outrage  de  Robert 
à  son  illustre  directeur  avait  fait  un  tel  bruit,  que,  même  à  Yibraye, 
on  s'en  entretenait,  en  se  signant,  sous  les  plus  pauvres  toits;  mais  le 
jeune  comte  avait  tant  de  bonne  grâce  dans  ses  intrépides  allures  et 
répandait  un  charme  si  singulier  sur  ses  plus  fougueux  caprices,  que 
ni  le  dévouement,  ni  l'amour,  ni  le  respect  n'étaient  éteints  pour  lui 
dans  le  village  qu'animait  sa  jeunesse.  Seulement  on  recommandait 
son  ame  avec  ferveur  au  Dieu  qui  a  pitié  des  corps  souffrans  dans  les 
chaumières  et  des  âmes  tourmentées  dans  les  châteaux. 

Robert  était  donc  encore,  en  1832,  un  des  hommes  qui  pouvaient 
tenter  avec  le  plus  de  succès,  à  une  certaine  heure,  de  remettre  la 
foudre  et  la  mort  dans  les  buissons  de  la  Vendée,  quand  on  apprit 
tout  à  coup  que  la  duchesse  de  Rerri  venait  demander  de  nouveaux 
miracles  d'héroïsme  à  la  patrie  des  Ronchamp  et  des  Charette.  On 
comprend  avec  quelle  ardeur  Yibraye,  qui  chaque  jour  risquait  sa 
vie  pour  les  plus  vulgaires  et  les  plus  futiles  motifs,  embrassa  la 
plus  émouvante  et  la  plus  romanesque  des  causes.  Ce  ne  fut  pas  lui 
qui  s'inquiéta  des  forces  qui  soutenaient  et  des  forces  qui  combattaient 
la  princesse.  Tout  dans  cette  expédition  lui  sembla  le  mieux  combiné, 
le  mieux  conduit  et  le  plus  raisonnable  du  monde.  Si  la  mère  de  l'exilé 
avait  trouvé  beaucoup  de  soldats  de  cette  espèce,  le  drapeau  blanc  eût 
flotté  autre  part  que  derrière  des  buissons  et  sur  quelques  masures. 
Robert  tua  quatre  hommes  de  sa  main  au  combat  de  la  Yieille-Yigne, 
dirigea  trois  retours  offensifs  au  Gros-Chêne,  et  prit  part  enfin  à  l'im- 
mortelle fusillade  de  la  Pénissière. 

Ce  fut  par  une  nuit  de  juin  qu'eut  lieu  cette  merveilleuse  action, 
qui  met  dans  l'histoire  moderne  une  page  des  anciennes  chroniques. 


CARACTÈRES   ET   RÉCITS.  9 

Juin,  en  France,  est  un  mois  sanglant.  Cette  guerre  civile  en  plein 
champ  avait  un  aspect  en  même  temps  plus  grand  et  moins  désole  que 
nos  combats  entre  des  murailles.  Au-dessus  de  l'espace  embrasé  où  se 
croisaient  les  balles,  le  ciel  déployait  ses  vastes  et  transparentes  soli- 
tudes, qui ,  à  cette  heure  même  peut-être,  allaient  devenir  l'asile  de 
plus  d'une  ame  de  héros.  Ce  cor  qui ,  à  une  autre  époque,  aurait  eu , 
comme  la  trompe  de  Roland,  les  honneurs  d'une  légende,  cet  instru- 
ment des  temps  passés  en  étrange  harmonie  avec  les  âmes  qu'il  exal- 
tait, envoyait,  à  travers  les  coups  de  feu,  aux  échos  des  forêts  ses 
notes  vaillantes,  et  sonnait  sans  relâche,  jetant  dans  le  cœur  des  as- 
saillans,  par  ses  accords  plus  stridens  et  aussi  obstinés  que  la  fusillade, 
une  sorte  de  malaise  superstitieux. 

On  sait  comment  succomba  la  Pénissière.  Le  feu  fut  mis  à  une  grange 
qui  attenait  au  château.  Quand  les  assiégeans  virent  s'abîmer  au  mi- 
lieu des  flammes  l'édifice  délabre  dont  une  poignée  d'hommes  avaient 
fait  une  forteresse  invincible,  ils  s'éloignèrent.  Deux  murs,  en  se  re- 
joignant, formèrent  un  abri  où  les  défenseurs  de  la  Pénissière  échap- 
pèrent à  l'incendie,  et,  lorsque  le  silence  fut  rétabli  dans  la  campagne, 
plus  de  quarante  combattans  sortirent  de  ces  décombres.  Parnii  ceux 
qui  retournaient  ainsi  à  la  vie  après  avwr  subi  les  plus  terribles  eiii- 
brassemens  de  la  mort  était  Robert  de  Vibraye. 

Quand  cette  procession  de  revenans  eut  fait  quelques  pas,  elle  s'ar- 
rêta. Un  même  avis  fut  émis  par  tous  les  membres  de  la  petite  troupe  : 
on  décida  qu'il  fallait  se  séparer.  La  cause  de  la  légitimité  était  perdue. 
La  défense  héroïque  et  l'incendie  de  la  Pénissière  étaient  le  funeste  et 
glorieux  dénoûment  de  la  dernière  guerre  de  la  Vendée.  Maintenant 
chacun  des  intrépides  combattans  qui  venaient  de  donner  au  drapeau 
blanc  une  noble  sépulture  n'avait  plus  qu'à  songer  à  sa  sûreté.  Plus 
d'un  de  ces  vaillans  soldats  était  gravement  blessé.  Robert  avait  une 
côte  brisée  par  une  balle.  L'étroite  veste  de  chasse  dans  laquelle  était 
serrée  sa  taille  retenait  seule  le  sang  qui  s'échappait  de  sa  blessure. 
Toutefois  il  ne  voulut  être  accompagné  par  aucun  de  ses  frères  d'armes, 
et,  s'appuyant  sur  un  fusil,  il  se  mit  seul  en  quête  d'un  asile.  Tout 
près  dé  la  Pénissière. est  un  château  appelé  Saint-Nazaire,  qui  appar- 
tient au  duc  de  Tessé.  Ce  fut  vers  ce  château  que  se  traîna  Robert.  Il 
arriva  presque  défaillant  à  la  grille.  Les  gens  qui  vinrent  lui  ouvrir 
recueillirent  un  corps  inanimé  entre  leurs  bras.  En  ce  moment,  le 
salon  du  château  était  tout  resplendissant  de  lumière.  La  belle  du- 
chesse de  Tessé  était  venue  promener  dans  -cette  pauvre  Vendée  toute 
saignante  les  élégances  et  les  caprices  de  sa  vie  oisive  et  agitée. 


IQ  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

II. 

J'ai  failli  être  très  amoureux  de  la  duchesse  de  Tessé.  Je  trouve  un 
coin  d'originalité  à  son  caractère,  et  une  distinction  touchante  à  sa 
beauté.  Elle  est  Écossaise,  comme  vous  savez,  et  se  nomme  Éhsabeth 
de  Kenworth.  Elle  est  née  dans  un  château  que  vont  visiter  tous  les 
touristes,  dans  un  de  ces  châteaux  qui  font  croire  aux  fées,  et  nous 
donnent  un  amour  maladif  des  âges  évanouis.  Sa  famille  est  catho- 
lique, et  a  servi  les  Stuarts  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  leur 
fortune.  De  là  s'est  développé  en  elle  un  ardent  et  mélancolique  in- 
stinct du  vieil  honneur  chevaleresque.  Il  y  a  dans  toute  sa  personne 
quelque  chose  de  gracieux  et  de  fatal.  On  reconnaît  dans  ses  veines  un 
sang  qui  appartient  aux  morts  violentes,  dont  l'héroïsme  et  le  martyre 
ont  disposé;  mais  ce  sang  anime  des  lèvres  créées  pour  le  sourire  et 
pour  choses  meilleures  encore.  Elle  n'est  point  blonde,  et  sa  chevelure 
toutefois  se  ressent  de  son  pays.  Vous  avez  remarqué  ces  cheveux, 
comme  les  peintres  italiens  les  aiment,  qui,  pour  être  de  la  couleur 
des  épis,  n'en  sont  pas  moins  ardens  comme  le  Vésuve  :  les  cheveux 
d'Elisabeth  sont  d'un  noir  qui  ne  les  empêche  point  d'avoir  les  pâles 
reflets  et  la  mystérieuse  fraîcheur  d'une  chevelure  d'ondine.  Tout,  du 
reste,  est  en  elle  apparition  du  bord  des  lacs.  Sa  taille  élancée  et  lé- 
gère semble  faite  pour  disparaître  dans  l'onde  et  les  nuages.  On  ne 
peut  point  la  voir  valser  sans  tomber  dans  une  rêverie  d'où  l'on  sort 
avec  un  mouvement  de  fièvre  au  cœur. 

Mais,  si  de  tout  cela  vous  concluez  que  c'est  une  personne  rêveuse, 
élégiaque,  qu'on  fera  marcher,  comme  l'ombre  d'Eurydice,  avec  les 
accords  d'une  lyre,  vous  avez  grand  tort.  La  duchesse  de  Tessé  soupe 
gaiement  et  monte  hardiment  à  cheval.  Elle  est  bruyante,  elle  est 
rieuse,  elle  accepte  avec  une  résolue  étourderie  tout  le  train  ordinaire 
des  joies  mondaines.  Seulement  il  lui  arrive  parfois  à  l'Opéra,  entre 
deux  sourires,  de  se  jeter  tout  d'un  coup  brusquement  au  fond  de  sa 
loge,  et  de  répandre  dans  un  mouchoir,  où  plus  d'une  bouche  pas- 
sionnée s'ensevelirait  avec  ivresse,  quelques  larmes  brûlantes  et  lim- 
pides, perks  de  feu  qui  viennent  d'une  mine  inconnue  de  douleur  et 
de  tendresse.  Le  souffle  de  l'éventail  sèche  ces  pleurs,  et  la  duchesse 
rentre  dans  sa  vie  habituelle,  plus  animée,  plus  légère,  plus  oublieuse 
de  toutes  les  grandes  tristesses,  plus  clémente  envers  la  folie  et  même 
envers  la  sottise,  car  la  duchesse  de  Tessé  a  fait  avec  les  fous  et  les  sots 
le  pacte  que  le  plus  tyrannique  des  défauts  force  les  plus  fières  et  les 
plus  spirituelles  beautés  à  former  avec  les  gens  de  cette  espèce  :  elle  est 
coquette. 

La  duchesse  de  Tessé,  tandis  que  Robert  se  traînait,  épuisé  dans  la 


CARACTÈRES   ET   RÉCITS.  11 

nuit,  à  la  porte  de  son  château,  traYaillait  à  une  tapisserie  destinée  à 
recouvrir  un  immense  fauteuil  où  elle  voulait  ensevelir  son  joli  corps 
en  ses  jours  de  langueur  ou  de  méditation.  Auprès  d'elle,  le  marquis 
de  Penonceaux  jouait  avec  des  écheveaux  de  laine  que  de  temps  en 
temps  elle  lui  arrachait  sans  mot  dire,  et  se  livrait,  en  langage  de  pré- 
cieuse, à  des  réflexions  de  vétérinaire  au  sujet  des  dernières  courses.  Le 
comte  Théobald  Lanier,  gentilhomme  de  1830  et  un  des  fondateurs  du 
jockey-club,  était  perdu  dans  la  contemplation  de  la  botte  vernie  qui 
emprisonnait  un  pied  auquel  il  attachait  de  grandes  prétentions.  M""'  de 
Mauvrilliers,  qui,  pour  venir  donner  un  mois  à  sa  chère  Lisbeth,  s'était 
décidée  à  quitter  des  gens  qu'elle  n'aimait  pas,  des  lieux  où  elle  s'en- 
nuyait, et  à  faire  un  voyage  dans  la  plus  belle  saison  de  l'année,  pro- 
menait mélancoliquement  ses  belles  mains,  à  la  peau  transparente  et 
aux  lignes  sévères,  sur  un  piano  chargé  de  fleurs. 

André,  dont  je  veux  vous  dire  quelques  mots  tout  de  suite,  s'affli- 
geait de  ce  qu'un  air  d'ennui  fût  répandu  sur  les  traits  de  sa  femme. 
Je  connais  peu  de  natures  plus  aimables  et  meilleures  que  celle  du  duc 
de  Tessé.  C'est  une  ame  douée  de  toutes  les  délicatesses  d'une  ame.  fé- 
minine, et  cependant  capable  de  répondre  aux  exigences  de  l'honneur 
viril.  Le  duc  de  Tessé  est  brave;  mais  la  bravoure  n'empêche  pas,  dans 
certaine  condition  surtout,  le  cœur  d'être  atteint  à  maint  endroit  de 
dangereuses  faiblesses.  André  n'avait  jamais  eu  une  volonté  assez 
énergique  pour  mener  une  vie  digne  de  son  caractère  et  de  son  nom. 
Ainsi  la  cause  que  naturellement  il  était  appelé  à  défendre  lui  était 
devenue  tout-à-fait  étrangère.  Maint  attachement  l'avait  lié  à  tout  un 
ordre  de  gens  et  de  choses  dont  ses  instincts  le  séparaient.  Peu  à  peu 
il  avait  oublié  la  grâce  difficile  et  périlleuse  d'une  vraie  vie  de  gentil- 
homme pour  les  commodes  et  paisibles  élégances  d'une  existence  de 
gentleman.  11  avait  tendu  la  main  à  la  paresseuse  noblesse  et  à  l'entre- 
prenante roture  des  Penonceaux  et  des  Lanier.  Les  buts  vulgaires, 
donnés  forcément  à  toutes  ses  actions  et  à  toutes  ses  pensées  par  de 
semblables  liaisons,  avaient  été  funestes  à  la  personne  qu'il  aimait  le 
plus  en  ce  monde.  Elisabeth  aurait  eu  besoin  de  trouver  dans  son  mari 
un  légitime  objet  d'enthousiasme;  cette  expansive  et  généreuse  nature 
n'aurait  pas  épuisé  en  prodigalités  capricieuses  des  forces  qu'elle  au- 
rait pu  noblement  et  utilement  dépenser.  Puis  André,  tout  en  adorant 
et  même  en  respectant  sa  femme,  n'avait  pas  su  la  soustraire  aux  dé- 
testables influences  du  monde  qu'il  avait  adopté.  Il  avait  laissé  cette 
ame,  empreinte  d'une  distinction  sérieuse  et  touchante,  se  livrer  à 
toutes  les  stériles  préoccupations,  à  tous  les  frivoles  soucis  des  natures 
inférieures.  La  duchesse  de  Tessé  avait  parfois  des  misères  qui  rappe- 
laient la  courtisane.  Sous  la  direction  de  MM.  Lanier  et  de  Penonceaux, 
elle  avait  pris  quelque  chose  de  la  haine  irréconciliable  dont  les  créa- 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tures  de  plaisir  poursuivent  toute  œuvre  de  la  pensée.  Son  esprit  toute- 
fois tentait  de  fréquentes  révoltes  contre  les  dominations  de  triste  et 
sotte  espèce  qu'il  était  obligé  de  subir;  de  là  ce  malaise  qui  régnait 
continuellement  en  elle,  et  dont  nul  à  ses  côtés  ne  se  rendait  compte. 
Par  cet  instinct,  cependant,  que  donne  l'amour,  André  comprenait 
bien  à  certaines  heures,  quand  il  la  voyait  tout  à  coup  lever  au  ciel 
des  yeux  tristes  comme  la  Romance  du  saule,  qu'elle  rêvait  évidem- 
ment à  un  autre  monde  que  celui  où  chante  Mario,  où  danse  Carlotta, 
et  où  court  M.  d'Écoville. 

Le  soir  où  ce  récit  commence,  un  domestique  entra  tout  à  coup  et 
vint  parler  à  l'oreille  du  duc  de  Tessé.  L'air  et  la  démarche  de  cet 
homme  avaient  ce  je  ne  sais  quoi  qui  vous  fait  comprendre  que  vous 
êtes  dans  l'atmosphère  d'un  fait  émouvant  et  mystérieux.  «  Que  se 
passe-t-il?  s'écria  la  duchesse  quand  le  domestique  à  qui  André  avait 
répondu  d'un  ton  animé  et  rapide  se  fut  retiré, — Mon  Dieu  !  dit  André 
en  se  levant  pour  sortir,  quoique  Lanier  soit  un  défenseur  de  la  mo- 
narchie de  1830,  je  puis  dire  ce  dont  il  s'agit  :  un  Vendéen  qui  a  reçu 
une  balle  dans  la  poitrine  vient  nous  demander  un  asile.  On  croit 
que  ce  blessé  est  notre  voisin  M.  de  Yibraye,  qui,  probablement,  était 
au  château  de  la  Pénissière.  J'espère  que  mes  gens,  dont  la  plupart 
sont  du  pays,  ne  le  trahiront  pas.  Je  vais  moi-même  le  faire  transpor- 
ter dans  la  chambre  du  commandeur.  Dieu  veuille  que  ma  maison 
porte  bonheur  à  ce  pauvre  homme!  — Je  vous  suis,  André,  dit  impé- 
tueusement la  duchesse,  j'ai  un  culte  pour  les  blessés;  celui-là  est  un 
héros,  j'en  suis  sûre.  Je  prierai  Dieu  pour  lui;  Dieu  m'entendra.  Je  le 
soignerai,  il  guérira.  Pourvu  que  le  trajet  ne  le  tue  point!  Vos  gens 
sauront-ils  le  porter?  Je  vais  faire  de  la  charpie  avec  ce  mouchoir.  »  Et 
elle  déchirait  un  mouchoir  garni  de  dentelle,  d'un  tissu  aérien  comme 
un  voile  de  fée. 

—  Voilà  bien,  dit  Penonceaux,  notre  chère  duchesse  s'enflammant 
à  chaque  objet  nouveau.  Si  ce  Vendéen  est  quelque  vacher,  il  ne  vaut 
pas  la  peine  qu'on  fasse  à  son  sujet  tant  de  fracas;  si  c'est  M.  de  Vibraye, 
ou  tout  autre  gentilhomme  des  environs,  je  le  déclare  un  personnage 
de  fort  mauvais  goût,  qui  vise  aux  effets  romanesques  en  se  faisant 
transporter  ici. 

—  Le  beau  mérite,  dit  à  son  tour  Lanier,  d'être  blessé  en  ces  temps 
de  guerre  civile!  Tout  le  monde  peut  être  blessé  maintenant...  Mon 
portier  a  reçu  une  balle  dans  la  dernière  émeute. 

—  Chère  Lisbeth,  cria  M-""  de  Mauvrilhers,  ne  t'agite  pas.  Tu  sais 
bien  que  les  grandes  émotions  te  font  mal.  Laisse  notre  bon  André 
s'occuper  du  blessé.  Le  pauvre  homme  sera  tout  aussi  bien  soigné,  et 
tu  n'auras  pas  d'affreux  rêves. 

Mais  ni  Penonceaux,  ni  Lanier,  ni  M"»"  de  Mauvrilhers  n'arrêtèrent 


CARACTÈRES   ET   RÉCITS.  43 

Elisabeth ,  qui  n'entendit  même  pas  les  paroles  où  se  révélait  cliacim 
de  ces  trois  caractères;  et  quand  Robert  de  Vibraye  rouvrit  ses  yeux, 
qu'avait  fermés  une  longue  défaillance,  il  vit  à  son  chevet  une  appari- 
tion qu'il  ne  devait  plus  oublier.  Aussi  a-t-il  dit  quelquefois  «  qu'une 
côte  brisée  ne  payait  pas  assez  cher  cette  belle  nuit  commencée  dans 
les  coups  de  fusil  et  terminée  sous  un  adorable  regard.  0  nuit  unique 
de  ma  jeunesse!  » 

m. 

Elle  était  debout  au  chevet  de  Robert,  pâle  comme  la  crainte  et  ar- 
dente comme  l'espérance.  Sa  chevelure,  disposée  autour  de  son  front 
en  bandeaux  onduleux  et  aériens,  avait  cette  poésie  passionnée  que  les 
grands  maîtres  italiens  donnent  aux  chevelures  de  leurs  anges;  le  re- 
gard que  Charlotte  enfonça  sous  le  pauvre  front  de  Werther  n'avait 
point  plus  attrayante  et  plus  mystérieuse  profondeur  que  le  sien.  Elle 
tenait  ses  deux  mains  blanches  et  longues  croisées  sur  sa  poitrine  dans 
une  attitude  qui  était  empreinte  d'un  héroïsme  céleste:  tel  devait  être, 
à  riieure  suprême  sur  le  seuil  des  invisibles  royaumes,  le  maintien 
de  ces  nobles  et  gracieuses  créatures  qui  montaient  à  l'échafaud ,  le 
siècle  dernier,  avec  une  enthousiaste  tristesse,  emportant  dans  la  joie 
divine  où  leur  ame  était  déjà  plongée  une  compassion  angélique  pour 
les  douleurs  et  les  crimes  d'ici-bas.  Sa  taille,  qui  avait  quelque  chose 
en  même  temps  de  sacré  et  de  voluptueux  dans  l'étroit  corsage,  sem- 
blable à  celui  de  l'Hérodiade  des  cathédrales,  où  elle  était  enserrée,  se 
penchait  en  arrière  par  un  mouvement  plein  de  hardiesse  et  de  charme, 
tandis  que  ses  genoux,  dont  les  contours  arrondis  se  dessinaient  sous 
les  plis  flottans  de  sa  robe,  s'inclinaient  en  avant,  appuyés  comme  à 
un  prie-Dieu  au  lit  de  Robert.  Je  conçois  qu'on  n'oublie  point  une  pa- 
reille vision. 

La  chambre  du  commandeur  était  une  pièce  tendue  de  damas  rouge, 
qu'on  appelait  ainsi  parce  qu'il  y  avait  dans  un  de  ses  angles  une  sta- 
tue qui  ressemblait  à  cet  ennemi  de  pierre  dont  la  main  abattit  don 
Juan.  On  avait  mis  là  l'image  funéraire  d'un  ancien  comte  de  Tessé 
enlevée  à  un  tombeau  pendant  la  révolution.  Cette  statue  sépulcrale  ne 
devait  avoir  en  cette  chambre  qu'un  asile  provisoire,  et,  depuis  près 
de  vingt  années,  on  l'avait  laissée  à  la  même  place;  les  destinées  de  la 
vieille  maison  dont  elle  rappelait  les  temps  héroïques  étaient  repré- 
sentées d'une  façon  assez  frappante  par  cet  hôte  d'une  terre  sainte  et 
d'un  grand  ciel  renfermé  entre  les  murailles  étroites  d'une  chambre 
profane.  Robert  promena  d'abor^  des  regards  pleins  de  curiosité  sur 
tout  ce  qui  l'entourait,  puis  bientôt  il  ne  vit  plus  qu'Elisabeth,  et  sentit 
dans  son  corps  blessé  un  indicible  tressaillement  d'allégresse.  Quelque- 


14;  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'ois  déjà  il  avait  aperçu  la  duchesse  de  Tessé  à  travers  champs,  faisant 
franchir  à  Ses  chevaux  anglais  les  haies  touffues  et  hautes  de  la  Vendée; 
mais  cette  élégante  et  intrépide  amazone  ne  lui  avait  pas  donné  l'idée 
de  la  figure  pleine  de  pitié,  de  tendresse  et  de  rêverie  qui,  en  lui  rap- 
pelant les  plus  fraîches  pensées  de  son  enfance,  excitait  les  plus  ardens 
élans  de  sa  jeunesse. 

—  Ah!  dit-il  à  sa  charmante  hôtesse,  si  vous  pouviez  m'apprendra 
que  je  suis  mort  et  que  je  vais  vous  voir  toute  l'éternité... 

Elle  lui  mit  sur  la  bouche  une  main  qui  le  fit  rougir  et  frissonner  : 
—  Ne  parlez  pas,  —  fit-elle  d'une  voix  tendrement  impérieuse. 

Puis,  par  un  mouvement  naturel  à  ce  caractère  oublieux  et  em- 
porté: —  Comment  avez-vous  été  blessé?  Vous  êtes  M.  de  Vibraye, 
n'est-ce  pas?  Vous  étiez  au  château  de  la  Pénissière?  Depuis  ce  matin, 
je  savais  qu'il  devait  y  avoir  là  une  action  sanglante.  Les  coups  de  fusil 
que  nous  avons  entendus  toute  cette  après-dînée  me  retentissaient  dans 
le  cœur.  Je  ne  me  connaissais  point  d'amis  dans  les  combattans  d'au- 
cun côté,  et  cependant  je  me  sentais  dans  un  état  douloureux  comme 
celui  oii  nous  jette  l'orage.  C'était  un  pressentiment;  je  devais  con- 
naître un  de  ceux  que  ces  lugubres  coups  de  feu  atteignaient. 

—  Oui,  répondit  Robert,  je  suis  M.  de  Vibraye,  votre  voisin,  et  j'ai 
reçu  une  balle  au  château  de  la  Pénissière.  J'en  rends  grâce  à  ma 
bonne  étoile,  qui,  jusqu'à  présent,  était  restée  pour  moi  dans  les  nuages. 
C'est  la  première  fois  qu'avec  un  peu  de  sang  j'achète  une  grande  joie. 

En  ce  moment,  André  entra,  amenant  avec  lui  un  chirurgien  qu'il 
avait  envoyé  chercher  sur4e-champ.  Malgré  ce  qu'a  toujours  de  si  pro- 
fondément inopportun  et  désobligeant,  pour  les  gens  qui  sont  à  l'âge  où 
tout  entretien  féminin  est  plein  de  charmes,  l'apparition  dans  l'inté- 
rieur conjugal  d'un  mari  quel  qu'il  soit,  je  dirais  presque  quelle  que 
soit  sa  femme,  Robert  ne  sentit  aucune  répugnance  à  la  vue  d'André. 

Le  duc  de  Tessé,  qui  alors  était  à  peine  âgé  de  trente  ans,  avait  une 
physionomie  mélancolique  et  bienveillante;  on  se  sentait  dès  le  pre- 
mier abord  disposé  pour  lui  à  l'intérêt  et  à  l'affection.  S'il  n'y  avait  pas 
derrière  cette  douce  et  rêveuse  expression  de  grandes  profondeurs  d'in- 
telligence, il  y  avait  de  vrais  trésors  de  bonté.  Les  dissipations  de  la  vie 
mondaine  n'avaient  point  détruit  chez  André  un  fonds  précieux  de  cha- 
rité chrétienne  et  de  douceur  évangélique.  Il  attacha  sur  Robert  un 
regard  rempU  de  cette  compassion  efficace  qui  soulagti  ceux  dont  elle 
s'inquiète.  Quand  le  médecin  fit  venir  sur  les  traits  du  blessé,  dont  il 
sonda  la  plaie,  cette  terrible  pâleur  dont  la  plus  courageuse  des  dou- 
leurs ne  peut  prévenir  l'invasion ,  mais  qu'elle  semble  tenter  de  com- 
battre en  allumant  dans  les  yeux  du  patient  une  âpre  et  violente 
flamme,  le  duc  de  Tessé  se  sentit  défaillir.  Robert  s'aperçut  de  l'émo- 
tion causée  dans  ce  cœur  fraternel  par  le  spectacle  de  son  combat  avec 


Caractères  et  récits.  IS 

la  souffrance,  et,  arrêtant  le  chirurgien  qui  allait  poser  le  premier  ap- 
pareil sur  sa  blessure  découverte  et  sanglante  :  —  Occupez-vous  de 
M.  le  duc,  dit-il.  —  En  ce  moment,  il  était  beau.  Il  y  avait  sur  son  vi- 
sage, à  l'endroit  de  sa  blessure,  une  expression  de  dureté  sauvage  et 
de  dédain  chevaleresque.  Il  avait,  c'était  là  du  reste  sa  nature,  à  la  fois 
du  prêtre  et  du  Huron. 

Elisabeth,  bien  des  femmes  sont  faites  ainsi,  était  plus  sensible  à  un 
regard  héroïque  qu'à  un  cri  de  douleur.  En  contemplant  le  visage  de 
Robert,  dont  elle  n'avait  point  voulu  quitter  le  chevet,  parce  qu'elle 
avait  toujours  eu  en  elle  un  ardent  désir  d'être  sœur  de  charité,  elle 
fondit  brusquement  en  larmes.  Ainsi  l'avait  fait  pleurer  tout  à  coup, 
par  une  soirée  du  dernier  hiver,  la  Malibran  jouant  Tancrède  avec  ce 
souffle  passionné  qui  devait  l'emporter  avant  le  temps  dans  la  mort. 

Le  chirurgien  déclara  que  la  blessure  de  M.  de  Vibraye  n'était  point 
mortelle;  mais  un  os  avait  été  brisé,  et  une  redoutable  fièvre  pouvait 
à  chaque  instant  se  déclarer.  11  fallait  au  blessé  un  repos  profond  et 
des  soins  de  tous  les  momens.  —  Je  veillerai  sur  lui,  fit  Elisabeth.  — 
Alors,  lui  dit  Robert  d'une  voix  à  la  fois  pénétrante  et  voilée  qu'elle 
seule  entendit,  j'aurai  les  soins,  mais  le  repos!... 

Ici  je  dirai  tout  de  suite  que  Robert,  quoiqu'il  eût  vécu  fort  loin  du 
monde,  était  loin  d'être  un  sot  et  avait  comme  une  intelligence  innée 
de  cet  art  précieux  qui  mène ,  suivant  une  charmante  définition  du 
temps  des  Lafayette  et  des  Se  vigne,  à  posséder  ce  qu'on  aime  avec 
beaucoup  de  délicatesses  et  de  mystères.  Il  avait  reçu  cette  charmante 
éducation  du  foyer  qui  hâte  d'une  façon  merveilleuse  la  maturité  sans 
tuer  la  jeunesse  chez  ceux  qu'elle  forme  à  la  vie.  Son  père,  qui,  au 
temps  de  l'émigration,  avait  été  l'un  des  plus  brillans  seigneurs  de  la^ 
cour  de  Coblentz,  sa  mère,  chez  qui  la  rêverie  germanique  prêtait  une 
grâce  singulière  à  l'élégance  mondaine,  avaient  donné  à  son  caractère 
une  rare  et  aimable  originalité.  11  savait  le  monde  comme  il  nous  arrive 
souvent  de  savoir  la  langue  d'un  pays  que  nous  aimons  sans  l'avoir  jamais 
visité.  Il  en  connaissait  certaines  recherches,  certains  tours  élégans  et 
purs  infiniment  mieux  que  les  naturels;  mais  il  y  apportait  un  accent 
étranger  et  en  ignorait  plusieurs  usages  vicieux  d'une  grande  ressource 
dans  la  pratique.  Quoique  le  Misanthrope  et  les  Maximes  de  La  Roche- 
foucauld lui  eussent  appris  ce  qu'on  entendait  par  la  coquetterie,  quoi- 
qu'il eût  à  peu  près  deviné,  par  quelques  romans  du  xvni*  siècle,  ce 
qu'était  un  roué;  quoique,  enfin ,  quelques  faciles  aventures  et  quel- 
ques vulgaires  orgies  semées  dans  ses  loisirs  de  province  eussent  assez 
mal  traité  les  grâces  candides  de  sa  jeunesse,  il  avait  gardé  de  la  fa- 
mille, des  champs,  de  la  solitude,  la  simplicité  qui  l'enleva  au  monde 
et  le  gagna  au  ciel. 

La  fièvre  qui  suit  les  blessures  d'armes  à  feu  se  fait  quelquefois 


-16  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

long-temps  attendre.  Il  arrive  souvent  qu'après  avoir  reçu  au  travers 
du  corps  une  arquebusade,  comme  disait  Brantôme,  on  peut,  pendant 
plusieurs  jours,  converser  librement  avec  qui  vous  visite  de  toutes 
choses  gaies  ou  sérieuses.  On  est  alors  dans  une  assez  agréable  situa- 
tion. On  sent  dans  une  bonne  mesure  l'aiguillon  de  la  douleur  qui  ne 
manque  point  d'un  certain  charme.  On  ne  sait  point  si  on  reprendra 
jamais  part  à  tout  le  vain  et  insipide  travail  de  cette  vie,  ce  qui  donne 
aux  pensées  une  incertitude  pleine  de  douceur.  On  a  en  môme  temps 
une  légère  agitation  de  corps  et  une.  grande  sérénité  d'esprit  qui  com- 
posent, je  crois,  l'état  le  plus  approchant  du  bonheur.  Vibraye,  qu'Eli- 
sabeth soignait  ardemment ,  eut  plusieurs  jours  qui  furent  certaine- 
ment les  plus  heureux  de  sa  vie.  L'enthousiaste  Écossaise  lui  faisait 
raconter  dans  tous  ses  détails  la  suprême  campagne  de  la  Vendée,  et 
sentait  bouillonner  à  ce  récit  tout  ce  qu'elle  avait  de  sang  jacobite  dans 
les  A  eines.  Ses  yeux  resplendissaient  de  lueurs  héroïques  quand  il  lui 
disait  comment  une  poignée  d'hommes  armés  de  bâtons  et  de  fusils 
rouilles  engagèrent  résolument  une  guerre  avec  toute  une  armée, 
toute  une  nation,  tout  un  siècle ,  et  de  belles  larmes ,  pures,  sacrées, 
idéales  comme  des  larmes  d'ange,  tombaient  silencieusement  le  long 
de  ses  joues,  quand  il  lui  montrait  cette  pauvre  chevalerie,  semblable 
à  celle  que  railla  et  pleura  en  même  temps  Cervantes,  fracassée,  à  ses 
premiers  débuts,  par  les  réalités  implacables  auxquelles  s'était  attaquée 
sa  glorieuse  et  inutile  valeur. 

—  En  vérité,  répétait  souvent  Robert,  quand  certains  regards  de 
brûlante  admiration  portaient  le  trouble ,  l'enthousiasme  et  la  joie  au 
fond  de  son  cœur,  en  vérité,  quand  je  vois  cette  sympathie  bienfai- 
sante, cette  précieuse  émotion,  je  suis  honteux  du  peu  que  j'ai  fait;  je 
rougis  de  cette  misérable  blessure;  cent  batailles  et  vingt  coups  de  feu 
me  paraîtraient  payer  trop  peu  encore  de  pareilles  faveurs.  —  Et  on 
voyait  quelle  expression  sincère  de  sa  pensée  étaient  ces  ardentes  pa- 
roles. 

Il  avait  vingt-trois  ans,  une  ame  prompte  aux  mouvemens  \iolens 
et  soudains;  la  vie  lui  faisait  cette  grâce  qu'elle  nous  fait  si  rarement, 
de  revêtir  ses  parures  les  plus  romanesques;  il  aima  avec  illusion, 
avec  emportement,  avec  ivresse,  enfin  avec  tout  ce  qui  compose  l'a- 
mour. Rien  n'était  plus  simple  que  ce  qui  se  passait  dans  son  cœur; 
mais  rien  n'était  plus  compliqué,  plus  mystérieux,  plus  rempli  de  lu- 
mière décevante  et  de  tristes  ténèbres  que  le  drame  dont  un  autre 
cœur  était  le  théâtre.  Ce  pauvre  Robert-le-Diable,  comme  on  l'appelait, 
qui  avait  brisé  des  bouteilles  et  tué  des  hommes,  qui  connaissait  la 
double  ivresse  de  l'orgie  et  du  combat,  n'était  qu'une  naïve  créature 
sans  défense  et  sans  détour  près  de  cette  femme  qui  n'avait  jamais  vu 
tomber  un  combattant  ni  un  buveur,  mais  dont  les  pas  avaient  erré  à 


Caractères  et  récits.  17 

travers  les  chemins  du  monde.  Dans  ces  festins  où  quelques  hardis 
compagnons  s'attaquent  à  la  magie  de  la  coupe,  l'esprit  s'éteint  un 
instant,  puis  se  rallume;  dans  une  bataille,  les  corps  tombent  et  rien 
de  plus,  la  mort  n'est  que  dans  ces  enveloppes  sanglantes  dont  nous 
délivreront  les  souffles  du  ciel,  le  bec  des  vautours  et  les  mysté- 
rieuses vertus  de  la  terre.  Dans  un  salon,  pendant  un  bal,  au  milieu  de 
ces  femmes  que  parent  les  diamans  et  les  fleurs,  la  mort  est  partout. 
Chaque  heure  dont  le  pied  sonore,  comme  dit  Chénier,  retentit  au  mi- 
lieu des  accords  de  l'orchestre  sonne  sous  toutes  les  poitrines  des  fu- 
nérailles. Chez  celui-là,  c'est  la  candeur  qui  est  frappée  mortellement 
par  lé  regard  d'une  coquette.  Une  pensée  vaniteuse  vient  de  tuer  l'a- 
mour chez  cet  homme  aux  cheveux  noirs;  une  pensée  ambitieuse  vient 
de  tuer  la  vertu  chez  cet  homme  chauve.  Chez  cette  femme  que  sa 
beauté,  sa  jeunesse  et  sa  parure  font,  au  milieu  de  cette  ardente  nuit 
d'hiver,  un  souvenir  de  la  fraîcheur  matinale,  une  image  du  prin- 
temps, l'amitié  vient  d'être  tuée  par  une  pensée  jalouse.  Et  pendant 
que  tous  ces  trépas  s'accomplissent,  il  n'est  pas  un  visage  où  se  peigne 
ni  la  tristesse,  ni  l'épouvante;  chaque  visage  reste  empreint  du  même 
sourire.  Tous  ces  sépulcres  cachés,  comme  dit  l'Évangile  avec  sa  sur- 
humaine éloquence,  balancent  gracieusement  leurs  cadavres  aux  sons 
des  instrumens  de  fête.  Allez  donc  demander  ensuite  tout  ce  que  ré- 
clame l'amour,  une  ignorance  qui  ne  soit  point  de  l'art,  une  sensibi- 
lité qui  ne  soit  pas  du  caprice,  des  emportemens  qui  ne  soient  pas  un 
jeu,  une  douceur  qui  ne  soit  pas  de  la  fatigue,  à  des  femmes  qui  ont 
été,  comme  la  duchesse  deTessé,  les  héroïnes  de  ces  champs  de  bataille! 

Et  cependant  j'étais  trop  dur  tout  à  l'heure  quand  je  comparais  les 
larmes  arrachées  à  Elisabeth  par  le  pâle  et  intrépide  visage  de  Robert 
à  celles  que  répandait  cette  même  femme  sur  les  feintes  et  mélodieuses 
douleurs  de  la  Malibran.  La  duchesse  de  Tessé  voyait  dans  ce  blessé, 
qu'elle  soignait  avec  un  dévouement  sincère ,  autre  chose  qu'une 
source  de  rares  et  romanesques  émotions.  Quelquefois,  quand  les  yeux 
de  Robert,  agrandis  par  la  douleur  et  embrasés  par  la  passion,  atta- 
chaient sur  elle  un  de  ces  regards  qui  vont  jusqu'au  fond  de  l'ame  où 
les  envoie  un  mystérieux  et  suprême  effort ,  il  lui  semblait  que  des 
pensées  inconnues  et  des  rêves  évanouis  faisaient  surgir  tout  un  monde 
«ichanté  dans  son  cœur.  Alors  elle  laissait  sa  main  dans  les  mains 
tantôt  glacées,  tantôt  brûlantes  du  blessé,  et  se  penchait  sur  lui  comme 
la  rêveuse  divinité  d'une  fontaine  se  penche  sur  l'onde  harmonieuse 
et  profonde  où  elle  entend  chanter  ses  louanges  par  les  esprits  qui  lui 
sont  soumis. 

Tout  à  coup  la  blessure  de  Vibraye  prit  un  caractère  alarmant.  La 
fièvre  vint,  amenant  le  délire  et  son  enfer.  Aussitôt  que  disparaissait 
le  jour,  Robert  appartenait  aux  spectres.  11  le  disait  lui-même  à  Élisa- 

TOME  V.  2 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

beth  dans  un  langage  où  se  retrouvait  l'esprit  de  la  comtesse  Grise- 
lidis.  —  Adieu!  murmurait-il,  ma  chère  gardienne,  je  m'en  vais  au 
pays  des  fantômes;  si  je  pouvais  vous  y  entraîner  comme  le  chevalier 
noir  des  ballades,  je  ne  le  ferais  pas,  on  y  souffre  trop.  —  Une  nuit  on 
crut  qu'il  allait  mourir.  —  En  avant!  criait-il  de  cette  voix  d'une  so- 
norité étrange  qui  semble,  sur  la  bouche  des  mourans,  un  souffle  sorti 
de  profondeurs  inconnues;  en  avant  à  travers  ces  flammes  !  en  avant 
à  travers  ces  ténèbres  !  Mon  corps  n'est  plus  !  Suivez  mon  ame  !  La 
voyez-vous  ?  Elle  est  de  feu  et  d'acier.  —  Le  duc  de  Tessé ,  qui ,  cette 
nuit,  avait  voulu  le  veiller  lui-même,  le  soutenait  entre  ses  bras.  Eli- 
sabeth, qui  était  accourue  aux  cris  du  malade,  s'était  jetée  à  genoux  et 
priait,  je  dois  lui  rendre  cette  justice,  comme  l'eût  fait  la  plus  pauvre 
paysanne  de  la  Vendée. 

L'heure  où  Robert  devait  rendre  à  Dieu  son  ame  vaillante  n'était  pas 
encore  venue.  Le  jour  parut  sans  que  la  mort  eût  frappé  le  malade  de 
ces  coups  qu'elle  aime  à  porter  dans  les  ténèbres  ou  aux  premiers 
rayons  du  matin.  Toutefois,  l'état  de  Vibraye  était  loin  d'être  rassu- 
rant. Son  lit  de  douleur  était  illuminé  déjà  par  les  rayons  d'un  soleil 
maître  de  tout  l'horizon,  et  il  ne  s'était  pas  assoupi  encore.  Le  délire, 
il  est  vrai,  l'avait  quitté,  son  regard  n'était  plus  animé  des  clartés  si- 
nistres de  la  vision ,  l'heure  qui  dissipe  les  ombres  l'avait  délivré  de  ses 
fantômes;  mais  tous  ses  traits  étaient  empreints  de  cette  triste  et  pe- 
sante fatigue,  chasuble  de  plomb  que  jettent  en  s'enfuyant  les  spectres 
sur  ceux  qu'ils  ont  tourmentés.  Elisabeth,  en  se  dirigeant  vers  la 
chambre  du  blessé,  d'où  elle  ne  s'était  éloignée  que  sur  les  prières  de 
son  mari  pour  prendre  quelques  heures  de  repos,  rencontra  le  méde- 
cin, qui  quittait  celui  qu'elle  allait  retrouver. 

—  Si  M.  de  Vibraye,  lui  dit  cet  homme,  peut  passer  avec  calme  la 
journée  qui  vient  de  commencer,  peut-être  viendrons-nous  encore  à 
bout  de  le  guérir.  Maintenant,  une  crise  semblable  à  celle  qu'il  a  traver- 
sée cette  nuit  le  tuerait.  Il  est  en  ce  moment  dans  un  tel  état  de  pros- 
tration, qu'il  n'entendrait  pas  la  voix  de  sa  mère,  si  elle  sortait  du  tom- 
beau pour  venir  lui  parler  à  l'oreille.  —  Cette  image  était  suggérée  au 
médecin,  qui  était  loin  d'être  une  intelligence  poétique,  par  le  pieux 
emportement  avec  lequel  il  avait  entendu  le  blessé  parler  de  sa  mère, 
à  ces  instans  où  l'ivresse  de  la  douleur  nous  donne  vis-à-vis  des  plus 
insensibles  objets  et  des  plus  ingrates  natures  un  irrésistible  besoin 
d'expansion. 

Elisabeth  entra  sur  ces  paroles  dans  la  chambre  de  Vibraye.  Une 
vieille  gouvernante,  que  la  duchesse  chargeait  de  la  remplacer  auprès 
du  malade  quand  elle  était  forcée  de  s'éloigner,  venait  de  s'absenter 
pour  un  moment.  Robert  était  seul,  et  ne  paraissait  point,  du  reste, 
s'en  apercevoir.  Ses  yeux  étaient  fixes,  et  ne  semblaient  plus  devoir 


CARACTÈRES   ET  RÉCITS.  19 

donner  jamais  aucun  regard  à  l'appareil  mouvant  des  choses  humai- 
nes; son  visage  avait  cette  pâleur  sous  laquelle  on  sent  ce  je  ne  sais  quoi 
de  profond,  de  ténébreux  et  de  glacé  qui  annonce  dans  une  enveloppe 
mortelle  l'invasion  de  la  mort.  Je  ne  sais  pas  alors  ce  qui  se  passa  dans 
l'ame  d'Elisabeth  :  Dieu  seul  peut  connaître  et  juger  ces  mystères;  mais 
elle  s'approcha  lentement  du  lit  de  Robert,  et  se  pencha  sur  lui  si  bas, 
(jue  le  souffle  de  sa  bouche  dut  effleurer  l'oreille  du  blessé.  Alors^  d'une 
voix  qui  aurait  pénétré  jusqu'à  cette  ame  quand  même  elle  aurait  ha- 
bité déjà  les  profondeurs  d'un  monde  inconnu  :  «  Robert,  fit-elle,  où 
vous  êtes,  m'entendez-vous?  Je  vous  aime.  » 

Un  éclair  passa  sur  le  visage  du  malade,  et  un  long  frisson  courut 
dans  ses  membres.  Elisabeth  se  retira  vivement  avec  une  sorte  d'é^wu- 
vante,  comme  une  apprentie  magicienne  effrayée  par  l'effet  d'une  con- 
juration dont  elle  vient  de  se  servir.  Heureusement  cette  excitation  ne 
dura  pas.  Les  yeux  de  Vibraye  se  fermèrent,  et  son  corps,  qui  cessa  de 
trembler,  passa  d'une  attitude  d'agonie  à  une  attitude  de  repos.  Une 
potion  qu'il  avait  prise,  il  y  avait  quelques  instans,  exerçait  sur  lui  sa 
bienfaisante  influence.  Il  s'endormait,  emportant  dans  son  sommeil  la 
parole  qui  devait  maintenant  à  jamais  colorer  ses  songes.  Elisabeth  le 
contempla  un  instant,  puis  sortit  sur  la  pointe  des  pieds  de  cette  chambre 
où  elle  venait  de  se  livrer  au  mouvement  le  plus  étrange  et  le  plus  fa- 
tal de  son  humeur.  Elle  sortit  en  adressant  au  ciel  les  vœux  les  plus 
fervens  pour  celui  dont  un  de  ses  caprices  avait  embrasé  la  vie.  Elle 
était  fille  de  don  Juan  et  d'une  épouse  du  Christ. 

ÏV. 

—  Elle  ferait  des  coquetteries  à  un  mourant,  disait  Penonceaux. 

—  Elle  en  ferait  à  un  mort,  répondait  Lanier;  on  peut  dire  qu'elle  est 
affectée  d'une  véritable  monomanie.  Elle  est  comme  ces  chasseurs  qui 
ne  font  grâce  à  aucune  espèce  de  gibier,  et,  après  avoir  tué  vingt  fai- 
sans, s'arrêtent  pour  abattre  un  moineau.  Ce  travers  lui  a  causé  déjà 
et  lui  causera  encore  mainte  fâcheuse  aventure.  Enfin  j'espère  que  son 
hobereau  ne  lui  fera  point  faire  de  longues  folies.  Il  mourra,  elle  le 
pleurera  et  l'oubliera. 

—  De  temps  en  temps  toutefois,  ajouta  Penonceaux,  quand  elle  sera 
triste  sans  savoir  pourquoi,  elle  nous  dira  :  Je  pense  à  ce  pauvre  Vi- 
braye, qui  était  un  héros  trop  grand,  trop  pur,  trop  noble  pour  ce 
temps-ci. 

—  Et  elle  fera,  reprit  Lanier,  des  comparaisons  désobligeantes  de  ce 
sublime  personnage  avec  nous.  Ce  Vibraye  sera  un  mort  impertinent 
et  ennuyeux. 

MM.  de  Penonceaux  et  Lanier  étaient  de  fort  mauvaise  humeur.  Do- 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

puis  le  jour  où  Vibraye  était  arrivé  à  Saint-Nazaire,  M""  de  Tessé  avait 
disparu  pour  eux,  et  ils  commençaient  à  être  las  de  leur  séjour  en 
Vendée.  Ils  ne  pouvaient  point  se  décider  pourtant  à  partir,  car  tous  deux 
étaient  attachés  à  Elisabeth  par  des  liens  qu'ils  ne  voulaient  pas  rom-^ 
pre.  La  duchesse  était  pour  Penonceaux  une  de  ces  relations  dont  se 
compose  le  charme  mondain.  11  n'en  avait  jamais  été  très  passionné- 
ment épris,  la  passion  n'avait  rien  de  commun  avec  sa  nature;  mais  il 
trouvait  dans  cette  coquetterie,  qu'il  accusait,  un  trésor  inestimable 
d'indulgence  pour  l'ambitieux  babil  de  sa  galanterie;  puis  M"*  de  Tessé 
était  encore  pour  lui  ce  qu'on  appelle  une  maison,  maison  agréable, 
commode,  riante,  où  le  désœuvrement  et  le  plaisir  parvenaient  à  s'ac- 
commoder. C'était  une  maison  bien  autrement  précieuse  pour  Lanier. 
Le  comte  Théobald,  fils  d'un  célèbre  marchand  de  drap,  mort  dans 
un  fauteuil  de  pair,  en  1831,  sans  avoir  pu  déshabituer  les  Parisiens 
d'ajouter  son  nom  à  une  espèce  de  drap  particulièrement  propre  aux 
carricks  des  temps  passés,  le  comte  Théobald  n'avait,  comme  bien  on 
pense,  qu'un  désir,  qu'une  pensée,  pénétrer  dans  ces  hautes  régions 
que  la  bourgeoisie  de  juillet  voulut  escalader  avec  ses  pavés.  Le  duc  de 
Tessé,  en  le  présentant  à  sa  femme,  lui  avait  causé  une  joie  qu'il  avait 
long-temps  portée  écrite  sur  son  front;  puis  du  bonheur  de  M.  Dimanche, 
il  avait  essayé  de  passer  à  celui  de  don  Juan,  et,  par  cette  loi  qui  rend 
très  souvent  sincère  l'attachement  des  courtisans  pour  leur  souverain, 
il  s'était  pris  d'une  assez  sérieuse  affection  pour  Elisabeth.  Je  lui  rends 
cette  justice,  il  fut  amoureux  de  la  duchesse.  La  boutique  de  M"*  Pré- 
vôt le  vit  souvent  occupé  à  choisir  des  bouquets  avec  une  véritable 
rêverie.  Ce  qui  rendait  Elisabeth  douce  envers  Penonceaux  la  rendait 
clémente  envers  Lanier.  Un  moment  vint  cependant  où  Théobald 
trouva  que  ses  bouquets  et  ses  soupirs  n'obtenaient  pas  tout  ce  qu'il 
avait  rêvé  depuis  que  rien  ne  paraissait  plus  impossible  à  son  ambi- 
tion. Avec  une  prudence  et  un  bon  sens  rare  chez  les  personnages  de 
son  espèce,  une  fois  qu'ils  se  sont  entêtés  des  gens  de  qualité,  il  ac- 
cepta un  rôle  plus  humble  que  celui  auquel  il  avait  d'abord  aspiré.  Il 
renonça  aux  attitudes  passionnées  et  farouches  qu'un  soir  seulement 
il  avait  tenté  de  prendre,  et  devint  un  de  ces  amoureux  bien  dressés, 
qui  se  rendent  utiles  dans  tous  les  intérieurs,  les  plus  élégans  et  les 
plus  modestes.  Il  fut  un  des  plus  soumis  desservans  de  cet  amour  do- 
mestique si  commun  dans  nos  salons,  qui  font  à  Paris  ce  que  font  les 
follets  au  Mogol,  suivant  La  Fontaine,  c'est-à-dire  qui  s'occupent  des 
affaires  du  mari,  servent  tous  les  caprices  de  la  femme,  et  même,  au 
besoin,  soulagent  dans  leur  besogne  les  gens  de  la  maison. 

Penonceaux  et  Lanier  vivaient  en  fort  bonne  intelligence,  mais  tous 
deux  s'entendaient  pour  exercer  sur  la  duchesse  une  sorte  de  surveil- 
lance. Ils  ne  prétendaient  point  à  écarter  d'elle  les  amoureux,  seule- 


CARACTÈRES   ET  RÉCITS.  21 

ment  ils  ne  voulaient  parmi  ses  adorateurs  que  des  gens  bâtis  d'une 
certaine  sorte.  Ils  étaient  comme  ces  académiciens  qui  ne  veulent  avoir 
pour  collègues  que  des  écrivains  de  leur  école.  Ils  sentaient  dans  Vi- 
braye,  quoiqu'ils  ne  l'eussent  même  pas  entrevu,  un  élément  nouveau 
qu'ils  étaient  décidés  à  repousser.  Un  véritable  amour  se  levant  sur  la 
vie  d'Elisabeth  dans  toute  son  orageuse  splendeur  eût  mis  à  néant 
toutes  leurs  galanteries.  C'eût  été  l'hippogriffe  de  Goethe  et  de  Byron 
s'abattant  dans  des  bosquets  taillés  à  la  française.  Il  fallait  prévenir 
un  pareil  malheur  à  tout  prix. 

Tandis  qu'à  leur  insu  ils  étaient  établis  dans  ces  pensées,  la  duchesse 
de  Tessé  entra  au  salon,  où  ils  tenaient  les  propos  que  j'ai  rapportés. 
Son  visage  était  pâle  et  portait  des  traces  réelles  de  fatigue;  son  esprit 
était  encore  plus  las  que  ses  traits.  Cette  vie  excitante  et  fébrile  passée 
dans  l'atmosphère  d'une  chambre  de  malade  lui  donnait  un  besoin 
impérieux  de  mouvement  et  de  grand  air.  En  ce  moment,  un  soleil 
de  juin  versait  la  lumière  à  flots  par  les  quatre  croisées  dont  le  salon 
était  éclairé,  et  appelait  tout  ce  qui  n'était  pas  impotent  à  venir  voir 
au  dehors  le  triomphe  de  l'été. 

—  Chère  duchesse,  dit  Penonceaux,  je  ne  sais  point  comment  va 
M.  de  Vibraye,  dont  j'ai,  du  reste,  fort  peu  de  souci;  mais  je  sais  que 
nous  vous  laisserons  dans  le  cimetière  de  Saint-Nazaire,  si  vous  ne 
faites  point  trêve  aux  fatigues  qui  vous  tuent  et  qui  ont  déjà  changé 
vos  traits.  11  faut  à  toute  force  que  vous  sortiez  un  peu  de  l'espace 
étroit  et  malsain  où  votre  dévouement  vous  confine.  Venez  avec  nous 
aujourd'hui  voir  Montceny,  qui  est  dans  son  château  depuis  trois  jours, 
et  qui  s'est  désolé  hier  de  ne  pas  vous  avoir  rencontrée,  car  il  est  venu 
hier  dans  la  matinée,  pendant  que  vous  faisiez  l'ange  gardien  dans  la 
chambre  du  bienheureux  blessé.  Montceny  compte  sur  nous.  Sa  maison 
n'est  qu'à  deux  lieues  d'ici;  vous  monterez  miss  Anna,  qui  a,  comme 
vous,  grand  besoin  de  sortir.  Dans  trois  heures  au  plus,  nous  serons 
de  retour,  et  vous  aurez  encore  tout  le  temps  nécessaire  pour  faire 
votre  besogne  de  sœur  grise. 

André  et  la  comtesse  de  Mauvrilliers,  qui  entrèrent  sur  ces  derniers 
mots,  joignirent  leurs  instances  à  celles  de  Penonceaux.  M"*  de  Mau- 
vrilliers était  vêtue  d'une  amazone  bleu  sombre,  qui  lui  allait  merveil- 
leusement. Cette  vue  décida  toUt-à-fait  Elisabeth;  elle  disparut,  et  re- 
vint, au  bout  de  quelques  instans,  dans  un  costume  de  cheval  qui  lui 
donnait  la  grâce,  si  idéale  et  si  vivante  toutefois,  de  cette  Diana,  fille, 
comme  elle,  des  montagnes  de  l'Ecosse. 

Elle  s'élança  sur  miss  Anna,  charmante  bête  au  cou  délicat,  à  l'œil 
ardent,  dont  la  longue  crinière  était  tressée  avec  autant  de  soin  que  la 
plus  élégante  chevelure  de  jeune  fille,  et  les  pieds  enduits  de  ce  bril- 
lant vernis  qui  inspirait  récemment  des  élans  d'indignation  républi- 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

caine  à  un  patriote  revendiquant  l'égalité  entre  le  sabot  des  chevaux 
et  siis  bottes.  Elle  montait  à  cheval  avec  une  adresse  pleine  de  charme; 
sa  monture  semblait  toujours  dans  le  secret  de  ses  pensées.  Certaine- 
ment il  y  avait  affinité  mystérieuse,  secret  accord  entre  sa  nature  et 
cette  nature  chevaline,  capricieuse,  ardente,  inquiète,  en  rapport  avec 
les  esprits  invisibles  de  l'air,  passant  des  allures  confiantes  aux  tres- 
saillemens  ombrageux ,  de  la  soumission  gracieuse  à  tous  les  écarts 
désordonnés  de  la  révolte. 

On  allait  de  Saint-Nazaire  à  Montceny  par  un  de  ces  chemins  à  tra- 
vers bois,  qui  sont  routes  du  pays  des  fées.  Bientôt,  en  galopant  sur 
l'herbe  verte,  elle  eut  oublié  les  images  de  mort  et  de  douleur  qu'elle 
venait  d'avoir  sous  les  yeux.  A  travers  la  chevelure  des  bois,  le  soleil 
buvait  ses  larmes,  et  les  bonds  rapides  de  miss  Anna  envoyaient  au 
vent  ses  tristesses,  comme  le  mouvement  emporté  d'une  valse  effeuille 
sur  le  sein  d'une  danseuse  toutes  les  fleurs  d'un  bouquet.  Enfin,  suivie 
de  tout  son  cortège,  elle  arriva  au  château  de  Montceny.  Cette  noble 
et  pensive  demeure,  bâtie  au  temps  où  les  pierres  se  remuaient  avec 
le  signe  de  la  croix,  comme  dit  la  ballade,  présentait  un  aspect  singu- 
lier. Les  portes  en  étaient  fermées  avec  soin.  Il  fallut  baisser  un  pont- 
levis  pour  faire  entrer  la  cavalcade  inoiï'ensive  qui  venait  rendre  à  ces 
vieux  murs  une  joyeuse  visite.  Quelques  valets  armés  se  promenaient 
dans  la  cour. 

—  Ah  çà!  mon  cher  comte,  dit  le  marquis  de  Penonceaux  au  beau 
Raoul  de  Montceny,  qui  arrivait  au-devant  de  ses  hôtes,  vous  dispose- 
riez-vous  par  hasard  à  soutenir  un  siège?  Sommes-nous  encore  au 
quatorzième  siècle,  et  avez-vous  quelque  démêlé  avec  un  seigneur 
voisin? 

—  Non,  mon  cher  Penonceaux,  répondit  Raoul  de  l'air  le  plus  na- 
turel du  monde.  Nous  sommes  fort  loin  de  ces  temps  héroïques  pour 
votre  malheur  et  le  mien;  mais  nous  sommes  en  1832  et  en  Vendée. 
Je  suis  venu  ici,  où  j'espérais  assister  encore  à  quelque  action.  J'ai 
trouvé  les  nôtres  dispersés.  Madame  réduite  à  se  cacher,  et  les  gen- 
darmes de  Louis-Philippe  maîtres  de  la  campagne.  C'est  contre  les 
défenseurs  du  trône  de  juillet  que  j'ai  fait  ces  préparatifs  dont  vous 
êtes  étonné.  Hier,  en  revenant  de  Saint-Nazaire,  un  de  mes  gens  m'a 
dit  que  les  bleus  songeaient  à  me  faire  une  visite  armée.  Je  ne  serais 
pas  surpris  que  mon  nom  me  valût  en  effet  cet  honneur,  auquel  j'ai 
voulu  me  mettre  en  mesure  de  répondre.  Ainsi,  madame  la  duchesse, 
fit-il  en  se  tournant  avec  une  inclination  gracieuse  vers  Elisabeth, 
vous  allez  vous  trouver  peut-être  parmi  des  assiégés. 

Lanier  ne  put  point  s'empêcher  de  prendre  à  l'endroit  de  ce  cheva- 
leresque péril  un  certain  air  d'incréduhté  bourgeoise,  et,  se  penchant 
à  l'oreille  de  M»*  de  Mauvrilliers  :  —  Je  désire,  dit-il,  que  vous  ne  vous 


CNRACTÈRES  ET  RÉCITS.  23 

trouviez  jamais  à  d'autre  siège  que  celui  de  Montceny.  Avant  deux 
ans,  vous  verrez  Raoul  aux  courses  dans  la  tribune  du  duc  d'Orléans. 
Ce  brave  garçon  est  incapable  de  faire  la  guerre  à  un  gouvernement 
établi,  et  cette  juste  opinion  que  tout  le  monde  a  de  lui  nous  garantit 
une  pleine  sûreté;  mais  je  comprends  sa  mise  en  scène,  ajouta-t-il  en 
regardant  Elisabeth.  Ce  que  je  ne  comprends  point  pourtant,  fit-il  de 
nouveau  à  voix  basse,  c'est  ce  qu'il  porte  là  sur  son  habit.  Voilà  une 
décoration  que  je  ne  connais  pas. 

Ce  qui  excitait  avec  raison,  je  dois  le  dire,  l'étonnement  de  Lanier, 
c'était  une  croix  délicatement  brodée  en  soie  blanche,  qui  brillait 
comme  un  camélia  sur  le  frac  élégant  de  Montceny.  Du  reste,  toute  la 
tenue  de  Raoul  mérite  de  ne  pas  être  oubliée.  Le  dandy  avait  revêtu 
un  costume  complet  de  Vendéen.  Son  habit  de  chasse  était  gris,  à  re- 
vers noirs  comme  les  nobles  habits  qu'usèrent  les  broussailles  du  Bo- 
cage et  que  trouèrent  les  balles  républicaines;  seulement  l'habit  de 
Montceny  n'avait  pas  la  moindre  trace  ni  de  bivouac,  ni  de  combat;  il 
était  d'une  fraîcheur  irréprochable,  et  aurait  pu  figurer  de  la  façon  la 
plus  galante  dans  un  quadrille  de  bal  masqué. 

Deux  mots  du  comte  de  Montceny.  C'était  en  1832  un  des  chefs  de  la 
jeunesse  dorée.  Il  avait  une  jolie  figure,  une  belle  taille,  montait  par- 
faitement à  cheval  et  possédait  tout  l'esprit  nécessaire  pour  ne  pas  dé- 
parer ces  qualités  auprès  de  ceux  surtout  qui  les  goûtent  le  plus.  Le 
fait  est  qu'il  ne  manquait  point  d'une  certaine  finesse.  Comme  ce  prince 
de  Bambucci  dont  parle  George  Sand,  il  ne  pouvait  être  trompé  ni  sur 
un  cheval  ni  sur  un  tableau.  Il  avait  aussi  quelques  notions  des  femmes 
et  ne  faisait  jamais  de  faute  dans  une  partie  avec  une  coquette.  Une 
chose  pouvait  le  déconcerter  en  matière  amoureuse  :  c'était  l'amour, 
dont  il  n'avait  pas  plus  l'idée  que  des  loups-garous.  On  le  disait  d'une 
bravoure  assez  médiocre;  mais  il  avait  tous  les  dehors  de  la  vertu  dont 
il  n'était  pas  sûr  d'avoir  le  fond,  et  ces  dehors  suffisaient  amplement  à 
la  seule  vie  qu'il  A'oulût  mener.  Au  demeurant,  c'était  un  de  ces  hommes 
qui  savent  traverser  ce  monde  dans  un  équipage  à  la  fois  agréable  et 
commode,  et  qui  ont,  après  tout,  dans  les  faveurs  des  belles,  plus 
large  part  que  les  héros  et  les  poètes,  sans  faire  trouer  leurs  habits  par 
des  balles  comme  les  premiers,  et  par  la  misère  comme  les  seconds. 

11  avait  fait,  pendant  une  partie  de  l'hiver,  à  Elisabeth,  une  de  ces 
cours  d'habitude  et  de  précaution  destinées  à  porter  leur  fruit  quand 
il  plaira  au  ciel.  Il  était  alors  sous  la  domination  de  lady  Greenwich, 
qui  s'avisa,  pendant  six  semaines,  d'être  jalouse,  afin  d'avoir  tout 
connu,  dit-elle  un  jour  avec  un  accent  inimitable,  et  que  la  jalousie 
ennuya  profondément.  L'été  le  trouva  libre,  et  il  songea  dans  sa  liberté 
à  la  duchesse  de  Tessé,  qui  était  sa  voisine  de  campagne.  Il  résolut 
d'aller  à  Montceny;  puis,  pensant  que  Madame  était  en  Vendée  et  qu'Éli- 


24  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sabeth  était  romanesque,  il  fit  mettre  dans  sa  berline  un  costume  ven- 
déen. 

Doux  jours  après  son  arrivée,  il  alla  faire  une  visite  à  Saint-Nazaire. 
Là  il  apprit  l'enthousiasme  de  la  duchesse  pour  Vibraye,  et  il  bénit 
secrètement  son  habit  gris.  Il  pria  André  d'amener  sa  femme  chez  lui 
le  lendemain.  La  fortune,  qui,  en  sa  qualité  de  personne  plus  que  lé- 
gère, se  coiffe  volontiers  de  gens  comme  Raoul,  inspirajustcment  àla 
duchesse  l'idée  de  galoper  sur  miss  Anna.  Les  préparatifs  de  Montceny 
ne  furent  point  perdus,  sa  fable  de  siège  eut  plein  succès;  Elisabeth,  se 
piquant  d'héroïsme,  Aoulut  attendre  jusqu'à  la  nuit  les  gendarmes. 
Pendant  ce  temps,  l'habit  vendéen  produisit  tout  son  effet.  En  retour- 
nant au  tomber  de  la  nuit  à  Saint-Nazaire,  la  duchesse  pensait  avec 
complaisance  à  Raoul.  Ce  faux  et  pimpant  Vendéen  lui  avait  fait  ou^. 
blier  le  vrai  Vendéen  tout  sanglant  dont  le  matin  elle  avait  bouleversé 
l'ame.  Rentrée  au  château,  son  premier  mouvement  ne  fut  même  point 
de  monter  dans  la  chambre  de  Robert.  Quand  la  vieille  Rrigitte,  qu'elle 
avait  laissée  auprès  du  malade,  entrant  tout  à  coup  dans  le  salon  où 
elle  devisait  avec  Penonceaux,  s'écria  :  —  Madame  la  duchesse,  le  mé- 
decin dit  que  M.  de  Vibraye  est  sauvé;  —  Ah!  Dieu  soit  loué!  fit-elle 
en  rougissant,  elle  qui  rougissait  peu,  et  elle  monta  précipitamment 
dans  là  chambre  du  blessé  comme  pour  réparer  un  oubli. — Elisabeth, 
lui  dit  le  malade,  que  je  meure,  si  des  paroles  dont  je  crois  me  sou- 
venir n'étaient  qu'un  songe.  Le  médecin  dit  à  présent  que  je  vivrai. 
Je  vivrai,  si  vous  voulez,  et  mourrai,  si  vous  voulez  :  je  vous  aime. 

V. 

Je  ne  sais  pas  au  monde,  en  définitive,  de  plus  grande  puissance  que 
l'amour  :  c'est  l'avis  des  poètes  et  des  pères  de  l'église,  de  Pétrarque 
et  de  l'Imitation.  Robert  prit  donc  sur  Elisabeth  un  certain  empire; 
une  absence  de  Montceny  le  servit  admirablement.  Le  beau  Raoul  fut 
obligé  de  suspendre  sa  campagne  vendéenne  pour  aller  sur-le-champ 
à  Paris,  où  une  grand'tante,  dont  il  était  l'héritier,  venait  d'avoir  une 
attaque  d'apoplexie.  Aucune  passion  ne  lui  aurait  fait  négliger  ce 
voyage.  Vibraye  fut  de  nouveau,  pour  la  duchesse,  le  seul  Vendéen  à 
aimer.  Il  passait  avec  eUe  de  longues  heures  et  s'étonnait  de  tout  ce 
qu'il  y  avait  en  cet  esprit,  que  les  frivolités  du  monde  auraient  dû  épui- 
ser. L'état  dans  lequel  il  était  donnait  forcément  à  ses  amours  un  tour 
idéal;  la  duchesse,  qui,  en  certaines  matières,  avait  grande  expérience 
et  grande  prévision,  appelait  à  son  aide,  pour  enchaîner  chaque  jour 
davantage  le  pauvre  Vibraye  dans  le  monde  immatériel,  toutes  les  dé- 
licatesses passionnées  d'un  christianisme  séduisant  dont  elle  possédait 
merveilleusement  les  secrets.  Et  ici,  qu'on  fasse  bien  attention,  je  ne 


CARACTERES   ET   RÉCITS.  '  25 

veux  médire  en  aucune  façon  d'un  certain  catholicisme  de  bel  air  qu'on 
a  accablé  de  plaisanteries  rebattues,  de  mauvais  goût,  fort  dangereuses, 
et  pour  lequel,  d'ailleurs,  j'ai  grande  prédilection.  Si  la  religion  peut 
être  un  ornement ,  tant  mieux ,  je  n'y  vois  qu'une  preuve  de  son  in- 
imitable beauté.  Mais  on  la  profane,  dit-on;  ceux  qui  d'habitude  ont  ces 
scrupules  sont  des  gens  qui  la  profanent  de  bien  d'autres  manières 
qu'en  tirant  de  son  divin  écrin  de  touchantes  et  radieuses  parures. 
Le  plus  grand  crime  qu'on  puisse  commettre  contre  le  ciel  ^  c'est  de 
l'oubher.  On  me  dira  que  ce  sont  propos  de  jésuite.  S'entendre  appeler 
jésuite  aujourd'hui  n'a  rien  de  bien  humiliant.  Quoi  qu'il  en  soit,  du 
reste,  c'était  ainsi  que  pensait  M"*  de  Tessé. 

Elisabeth  entreprit  de  convertir  Robert-le-Diable,  car  elle  savait  que 
Vibraye  était  désigné  par  ce  nom  dans  le  pays.  Elle  lui  lisait  ce  que  les 
œuvres  chrétiennes  ont  de  plus  tendre,  ce  fameux  chapitre  de  l'Imi- 
tation sur  l'amour,  qui  est  un  véritable  printemps  mystique,  un  en- 
semble de  souffles  passionnés  et  tristes,  de  parfums  secrets  et  de  voix 
touchantes  jusqu'aux  pleurs.  Robert  s'attendrissait  et  promettait  de  ne 
plus  tuer  son  prochain  pour  une  parole,  surtout  de  ne  plus  maltraiter 
les  évêques.  Quant  à  pervertir  les  Vendéennes ,  c'était  assez  des  yeux 
d'Elisabeth  pour  l'en  empêcher  désormais.  La  duchesse  avait  un  dis- 
ciple docile.  Une  occasion  vint  cependant  où  Vibraye  reprit  brusque- 
ment ses  anciennes  allures.  Lanier  fut  l'instrument  dont  se  servit  le 
malin. 

Nous  avons  vu  que  le  comte  Théobald  était,  comme  Penonceaux,  fort 
hostile  au  Vendéen.  La  première  fois  que  Robert,  assez  fort  pour  des- 
cendre quelques  heures  au  salon,  vit  les  deux  représentans  de  la  jeu- 
nesse parisienne,  il  répondit  d'instinct ,  avec  usure,  à  la  malveillance 
dont  il  était  l'objet.  —  Votre  Penonceaux,  disait-il  à  Éhsabeth,  ne  vaut 
pas  un  coup  d'épée,  et  votre  Lanier  vaut  à  peine  un  coup  de  bâton. 
Comment  souffrez-vous  les  grimaces  de  si  sottes  gens?  Je  suis  presque 
honteux  d'être  gentilhomme  quand  j'entends  les  impertinences  du 
marquis  et  quand  j'examine  cette  incroyable  inutilité;  heureusement 
que  le  comte  me  dégoûte  d'être  roturier.  Combien  j'avais  raison  de 
haïr  la  révolution  de  juillet,  qui  me  fait  rencontrer  M.  Théobald,  sans 
qu'il  y  ait  entre  lui  et  moi  au  moins  l'étendue  d'un  comptoir! — La  du- 
chesse défendait  ses  amis,  souvent  môme  avec  une  certaine  vivacité. 
Vibraye  alors  entrait  dans  le  courroux  d'un  amoureux  contre  toute 
apparence  de  rivaux,  et,  oubliant  la  blessure  qui  le  clouait  encore  au 
fond  d'un  fauteuil,  ne  parlait  plus  que  d'abattre  des  oreilles  et  couper 
des  nez.  Elisabeth  était  grandement  irritée,  mais  sa  colère  s'éteignait 
toujours  dans  cette  indulgence  secrète  qu'éprouvent  les  femmes  pour 
les  rages  viriles  dont  elles  sont  cause. 

Un  jour,  le  duc  et  le  marquis  étaient  à  la  chasse,  M"^  de  Mauvrilliers 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  enfermée  en  sa  chambre;  Vibraye  se  trouva  seul  dans  le  salon , 
à  midi,  a\ec  la  duchesse  et  Lanier.  Le  hasard  établissait  ainsi  un  des 
plus  pénibles  et  des  plus  fatigans  entretiens  à  trois  qui  aient  jamais  été 
infligés  à  gens  du  monde.  Lanier,  s'abandonnant  tout  simplement  à  ^n 
mauvais  vouloir  contre  le  Vendéen,  entama  une  conversation  où  Vi-  * 
braye  ne  pouvait  point  placer  un  mot.  11  se  mit  à  parler,  avec  une  af- 
fectation dont  le  moins  délicat  se  fût  offensé,  de  personnes  et  de  choses 
connues  uniquement  de  la  duchesse  et  de  lui.  Il  épuisa  le  chapitre 
des  chevaux  d'abord,  puis  celui  des  chanteurs,  puis  celui  des  danseuses; 
puis  il  en  vint  aux  médisances  de  salon,  puis  enfin  aux  toilettes  que 
telle  femme  avait  à  telle  fête.  —  Mon  Dieu!  disait-il,  quelle  singulière 
robe  avait  donc  lady  Greenwich  au  dernier  bal  de  l'ambassade  anglaise? 
C'était  une  robe  en Aidez-moi  donc,  madame  la  duchesse. 

—  En  drap  Lanier  peut-être,  monsieur  le  comte,  dit  du  ton  le  plus 
rébarbatif  Robert,  qui  avait  jusqu'alors  été  muet. 

—  Monsieur,  fit  Lanier  tout  suffoqué  de  cette  impertinente  folie,  en 
disant  semblable  chose,  vous  prétendez  certainement... 

—  Vous  rendre  en  une  seconde,  interrompit  Vibraye,  ce  que  je  re- 
çois de  vous  depuis  une  heure  :  beaucoup  d'ennui. 

Le  comte  Théobald  se  leva,  pâle  de  colère,  et,  se  dirigeant  vers  la 
porte  du  salon,  dit  à  la  duchesse  avec  un  regard  plein  d'une  sombre 
dignité  : — Vous  comprenez,  j'espère,  madame,  à  quelles  convenances, 
à  quelles  lois,  à  quels  devoirs  j'obéis  en  ne  poussant  pas  plus  loin  une 
affaire  engagée  devant  vous,  et,  je  le  pense,  à  cause  de  vous. 

Au  moment  de  cette  sortie  tragique,  la  comtesse  de  Mauvrilliers  en- 
trait. Il  est  grandement  temps  que  je  vous  dise  quelques  mots  de 
l'ange,  car  M"*  de  Mauvrilliers  a  porté  ce  nom,  ni  plus  ni  moins  que 
M"»*  de  Grancey. 

VI. 

Le  vieux  comte  de  Mauvrilliers,  à  près  de  quatre-vingts  ans,  épousa 
par  grande  vertu  soi-disant,  avec  toutes  sortes  de  façons  éthérées  et 
patriarcales,  une  toute  jeune  fille,  sans  aucune  espèce  de  fortune,  mais 
douée  des  plus  beaux  yeux  du  monde,  d'un  teint  transparent  et  d'une 
chevelure  séraphique.  Léonie  d'Alpieyce  avait  été  confiée,  comme  pu- 
pille, à  ce  vieux  suppôt  du  mariage,  pour  me  servir  d'une  expression 
qui  m'a  réjoui.  Son  tuteur  lui  proposa  un  jour  de  l'épouser;  elle  ac- 
cepta, et  se  mit  à  jouer  à  l'Adèle  de  Sénange.  On  dit  même  qu'il  y  eut 
un  lord  Sydenham  de  la  partie,  mais  beaucoup  moins  Grandisson  que 
le  héros  de  M""  de  Souza.  Toutefois  M"""  de  Mauvrilliers,  qui  chantait 
en  s'accompagnant  de  la  harpe,  et  avait  dans  sa  taille,  dans  son  visage, 
dans  ses  cheveux^  quelque  chose  de  si  aérien  et  de  si  lumineux,  que 


CARACTÈRES   ET  RÉCITS.  27 

toute  sa  personne  était  une  vraie  vision  céleste;  M"«  de  Manvrilliers, 
qui  d'ailleurs  entendait  à  merveille  le  monde,  voulut  être  ange  et  le 
fut.  Quand  M.  de  Mauvrilliers  mourut,  elle  lui  donna  de  belles  larmes, 
et  ne  reprit  les  couleurs  tendres  qu'après  avoir  passé  par  toutes  les 
gradations  qui  les  séparent  du  noir  le  plus  sombre.  Veuve  à  vingt  ans 
et  avec  une  très  grande  fortune,  elle  résolut  de  s'élever  à  cette  dignité 
de  beauté  vertueuse,  qui  est  le  but  de  toutes  les  habiles,  en  pratiquant 
une  tigrerie  sereine  et  candide.  Nulle  ne  s'entendait  mieux  qu'elle  à 
interrompre  tout  à  coup,  par  un  rire  bien  haut,  une  phrase  murmu- 
rée bien  bas,  à  jeter  naïvement,  au  milieu  d'une  conversation  géné- 
rale, les  paroles  hasardées  dans  son  oreille,  enfin  à  faire  toutes  les  dé- 
monstrations publiques  de  la  plus  intrépide  et  delà  plus  irréprochable 
innocence  qui  se  soit  jamais  promenée  à  l'Opéra,  aux  courses,  à  tous 
les  concerts  et  à  tous  les  bals;  car,  si  M"""  de  Mauvrilliers  était  un  ange, 
ce  n'était  pas,  comme  disait  quelqu'un,  l'ange  de  la  solitude.  On  la 
rencontrait  partout  :  c'était  la  mondaine  par  excellence.  Tout  ce  bruit 
L'obsédait,  disait-elle;  mais  il  faut  bien  sortir  pour  voir  les  gens  qu'on 
aime.  Était-ce  sa  faute,  si  ses  amis  ne  vivaient  point  à  Port-Royal  ?  Et 
tous  les  soirs,  avec  une  résignation  pensive,  elle  apparaissait,  tantôt 
ici,  tantôt  là.  Le  grand  art  avec  lequel  était  conduite  sa  vie  lui  donnait 
une  incontestable  autorité  en  certaine  matière.  Ce  fut  donc  en  véri- 
table prêtresse  des  convenances  qu'elle  attacha  sur  la  duchesse  un  re- 
gard miséricordieux,  mais  sévère,  quand  elle  entra  dans  le  salon  aban- 
donné par  Lanier.  Elle  avait  entendu  les  paroles  de  Vibraye,  et  voyait 
le  trouble  d'Elisabeth. 

Robert  n'osait  pas  lever  les  yeiix  sur  la  duchesse,  qu'il  craignait  d'a- 
v^oir  offensée.  Ému  tout  à  l'heure  par  la  colère  et  maintenant  par  des 
regrets,  il  se  leva,  car  il  commençait  à  pouvoir  marcher,  et  prit  le 
;hemin  de  sa  chambre.  Son  départ  était  une  grande  faute.  Mieux  vaut 
:ent  fois  laisser  une  femme  que  vous  aimez  et  que  vous  venez  de  frois- 
ser avec  un  de  vos  rivaux  qu'avec  une  de  ses  amies. 

—  Chère  Lisbeth,  dit  Léonie,  aussitôt  que  Robert  se  fut  retiré,  je 
suis  enchantée  que  nous  soyons  seules.  Tu  fais  des  folies  pour  ce  Vi- 
braye, qui  est  un  homme  insupportable,  et  qui  te  donnera,  si  tu  n'y 
prends  garde,  de  ridicules  embarras.  J'ai  remarqué  qu'hier  ton  mari 
avait  un  air  soucieux.  Certes,  André  n'est  pas  jaloux,  il  t'en  a  donné 
plus  d'une  preuve  :  il  te  laisse  gouverner  ta  vie  à  ta  guise  avec  une  ré- 
signation pleine  de  douceur  dont  souvent  tu  m'as  vanté  le  charme; 
mais  il  ne  prend  pas  ta  préoccupation  de  ce  nouveau  venu  comme  il  a 
pris  cent  fois  tes  caprices  enthousiastes  pour  maint  autre.  Ce  qui  se 
passe  en  lui  ne  m'étonne  pas,  vois-tu,  chère  belle;  tel  qui  veut  bien 
avoir  le  cou  rompu  en  chaise  de  poste  ne  veut  pas  s'exposer  dans  un 
wagon.  On  ne  consent  à  courir  que  les  dangers  avec  lesquels  on  est  fa- 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

milier.  Vibraye  est  pour  ton  mari  un  danger  nouveau  et  inconnu.  Il 
n'est  pas  accoutumé  à  ce  qu'on  te  fasse  la  cour  à  la  violente  et  mélan- 
colique façon  de  ton  blessé.  J'ai  entendu  dire  à  M.  de  Mauvrilliers,  — 
j'aurais  dû  oublier  cette  folie,  mais  elle  m'est  restée,  je  ne  sais  comment, 
dans  la  mémoire, — qu'un  académicien  de  ses  amis,  grand  ennemi  des 
drames  modernes  et  marié  à  une  femme  très  coquette,  répétait  souvent  : 
Je  lui  pardonnerai  tout,  si  elle  suit  les  "  anciennes  règles;  je  la  chasse, 
si  elle  donne  dans  les  Antony.  11  y  a  dans  le  duc  de  Tessé  un  peu  de  cet 
académicien.  Et  puis,  que  te  dirai-je?  Certainement  M.  de  Vibraye  vaut 
mieux  que  Lanier  de  toute  façon,  et  même,  je  crois  bien,  que  Penon- 
ceaux.  Il  est  de  bonne  famille,  et  il  a  un  caractère  chevaleresque.  Tou- 
tefois une  aventure  avec  lui,  ou  du  moins  un  soupçon  d'aventure,  est 
chose  fâcheuse.  Une  femme,  vois-tu,  est  tout-à-fait  classée  par  un  amour 
de  province.  C'est  toujours  un  amour  pour  quelqu'un  qu'on  ne  connaît 
pas.  Paris  est  sans  pitié  pour  ces  sortes  de  passions.  La  médisance  pro- 
fite de  l'éloignement  pour  tout  obscurcir  et  confondre  à  dessein.  On  dit  : 
Elle  aime  quelqu'un;  je  ne  sais  où,  dans  une  petite  ville,  aux  environs 
de  son  château.  De  ton  Vendéen,  on  fera  un  sous-préfet,  ou  quelque 
chose  de  pire.  Et  tes  amis  seront  au  désespoir  de  te  voir  ainsi  calomniée. 
Chère  Lisbeth,  laisse  là  ce  Vibraye,  pour  qui  tu  n'as  déjà  eu  que  trop 
de  bontés.  Reviens  à  tes  amis  naturels  et  à  ton  train  ordinaire  de  vie. 
M"*  de  Mauvrilliers  ajouta  encore  bien  d'autres  choses  sur  ce  ton.  Ce 
Robert  était  entêté  d'une  sotte  et  dangereuse  manie  de  querelles  qui 
amènerait  les  plus  ennuyeux  éclats.  Puis  il  prenait  déjà  des  airs  d'a- 
moureux du  plus  mauvais  goût.  Ainsi,  que  signifiait  ce  lardon  provo- 
cateur si  brutalement  lancé  à  ce  pauvre  Lanier?  La  patience  de  Théo- 
bald  était  fort  heureuse.  Que  serait-il  arrivé,  si  M.  de  Vibraye  avait 
trouvé  aussi  fou  que  lui?  Les  paroles  de  Léonie  éveillaient  chez  Eli- 
sabeth plus  d'un  écho.  Elles  faisaient  entendre  à  la  duchesse  la  voix 
même  du  monde  s'élevant  pour  la  retirer  d'une  fantaisie  hérésiarque 
et  la  ramener  aux  caprices  orthodoxes.  A  coup  sûr,  plus  d'un  instinct, 
plus  d'un  sentiment  en  elle  prenaient  la  cause  de  Robert.  Elle  compre- 
nait bien  qu'en  cette  poitrine  qui  s'offrait  si  vaillamment  aux  balles,  il 
y  avait  des  trésors  ignorés  des  jouets  habituels  de  son  cœur,  de  tous  les 
fats  qui  faisaient  guirlande  autour  d'elle;  mais,  c'était  certain,  Vibraye 
n'était  point  de  son  monde,  et  la  jetait  en  des  voies  inconnues.  Un  der- 
nier raisonnement  de  Léonie  la  détermina.  «  Chère  belle,  dit  le  frivole 
et  sévère  oracle,  les  personnes  adoptées  par  le  public  comme  excentri- 
ques,—tu  es  du  nombre,  n'est-ce  pas?  — ont  un  écueil  à  éviter  soi- 
gneusement. Il  est  une  excentricité  qu'on  ne  leur  pardonne  pas,  c'est 
celle  dont  le  monde  ne  fait  pas  son  profit.  Aie  dix  amans  à  tes  couleurs, 
et  donne  des  fêtes,  on  prendra  cela  en  belle  humeur;  mais  ferme  ta 
maison  pour  y  lire  Ossian  avec  un  Werther,  et  on  ne  te  pardonnera 


CARACTÈRES  ET  RÉCITS.  59 

pas.  C'est  ce  qui  fait  qu'on  est  si  impitoyable  pour  les  enlèveméns,  et 
3n  a  raison;  il  y  a  tel  amour  qui  est  la  vie  de  la  société,  et  tel  autre  qui 
3st  sa  mort.  C'est  bien  le  moins  que  nous  combattions  ce  qui  nous  tue.  » 
Une  heure  après  ce  long  discours,  la  duchesse  de  Tessé  traitait  Vi- 
braye  avec  tant  de  hauteur,  de  colère  et  de  dureté,  que  le  pauvre  Ven- 
déen demeurait  tout  suffoqué,  sentant  la  rougeur  à  ses  joues,  les 
[armes  dans  ses  yeux,  et  ne  sachant  ce  que  voulait  son  cœur.  11  laissa 
parler  Éhsabeth  sans  trouver  un  mot  à  lui  répondre.  La  tendresse  et 
la  fierté  se  livraient  en  lui  un  de  ces  rudes  combats  qui  sont  le  déses- 
poir des  amoureux.  On  lui  reprochait  des  choses  dont  la  seule  pensée 
['aurait  fait  mourir  de  honte.  Il  était  coupable,  lui  disait-on,  d'avoir 
v^oulu  compromettre,  par  ses  airs  emportés  et  impérieux,  celle  qu'il 
idorait.  Lorsque  la  duchesse  se  fut  retirée,  il  laissa  tomber  sa  tête 
între  ses  mains,  et  pleura  long-temps.  Toute  la  journée,  il  resta  en- 
fermé dans  sa  chambre;  puis,  quand  vint  l'heure  du  dîner,  il  descen- 
iit  en  chancelant  dans  le  parc  sans  être  observé,  gagna  une  porte  dé- 
robée, et  se  trouva  en  plein  champ.  A  la  nuit  tombante,  il  frappait  à 
[a  porte  de  son  château,  qui  était  à  deux  lieues  seulement  de  Saint-Na- 
îaire.  Un  vieux  serviteur,  qui  le  croyait  mort,  le  recevait  entre  ses  bras 
ivec  force  exclamations.  Le  blessé  de  la  Pénissière  était  épuisé  par 
[^ette  marche  imprudente.  Sa  blessure  était  rouverte.  On  le  porta  dans 
la  chambre  de  sa  mère.  Après  une  longue  défaillance,  il  revint  à  lui, 
et  pour  la  première  fois  ressentit  une  douleur  que  je  ne  souhaite  à 
personne.  «  Ah!  disait-il,  pourquoi  les  balles  ne  m'ont-elles  pas  frappé 
au  cœur  !» 

VII. 

Il  était  dans  la  chambre  où  sa  mère  était  morte,  couché  dans  le  lit 
où  il  avait  vu  pour  la  dernière  fois  cette  chère  figure.  Tous  les  objets 
dont  il  était  entouré  lui  rappelaient  des  souvenirs  qui  lui  faisaient 
sentir  cruellement  les  souffrances  délaissées  de  son  corps  et  la  douleur 
méconnue  de  son  ame.  11  était  dans  ce  misérable  état  où  l'on  se  fait 
pitié  à  soi-même,  où  l'on  se  sépare  en  deux  moitiés,  dont  l'une  est  sans 
vie  et  dont  l'autre  répand  des  larmes  glacées.  Le  temps  s'écoulait ,  et 
il  ne  se  demandait  point  ce  que  lui  amèneraient  les  heures.  Il  souffrait 
de  la  nuit  sans  souhaiter  le  jour.  Le  jour  lui  enlèverait-il  ce  linceul 
sous  lequel  l'ensevelissait  la  solitude?  Que  dirai-je?  La  tristesse  de  ce 
malheureux,  qui  avait  fait,  comme  tout  homme  généreux  et  pas- 
sionné, une  religion  de  son  amour,  était  si  profonde,  qu'il  faut  pour 
la  peindre  avoir  recours  au  cri  de  l'agonie  divine  :  —  Mon  Dieu,  mon 
Dieu,  pourquoi  m'avez-vous  abandonné! 

Ce  cri  était  dans  l'ame,  sinon  sur  les  lèvres  de  Robert,  quand  tout 


30  REVUE   DES  DEUX  3I0NDES. 

à  coup  le  pauvre  Vendéen  vit  s'ouvrir  la  porte  de  la  chambre  où  il 
souffrait,  et  la  plus  étrange,  la  plus  inattendue  des  apparitions  s'offrir 
à  son  regard,  où  l'extase  allumait  son  immobile  clarté.  C'était  bien 
Elisabeth  telle  qu'il  l'avait  vue  tant  de  fois,  telle  qu'elle  était  vivante 
au  fond  de  son  cœur,  qu'elle  dévorait.  Elle  se  dirigea  vers  son  lit  d'un 
pas  hardi,  droit,  rapide,  et  d'une  voix  brève  et  vibrante  :  —Ainsi, 
dit-elle,  pour  obéir  à  un  mouvement  d'orgueil  et  de  colère,  vous  ne 
craignez  point  de  désespérer  qui  vous  aime!  Vous  avez  outragé  mon 

hospitabté  et  mon  affection;  vous  avez  tout  oublié —  Ah!  s'écria 

Robert,  c'est  maintenant  que  j'oublie  tout  ce  qui  n'est  pas  cette  heure, 
mon  désespoir  d'il  y  a  un  instant,  mes  angoisses  d'il  y  a  quelques  jours, 
mon  inquiétude  et  mes  tristesses  de  toute  ma  vie,  j'oublie  tout,  excepté, 
dit-il  après  un  moment  de  silence  pendant  lequel  ses  yeux  s'emplirent 
de  larmes,  mais  de  chaudes  et  douces  larmes,  excepté  ma  mère,  Élisa- 
l^eth,  dont  je  pense  que  l'esprit  me  protège  et  vous  envoie  ici. 

Elle  lui  raconta  comment  elle  était  venue  le  trouver  par  un  de  ces 
mouvemens  emportés  de  dévouement  naturels  à  cette  ame,  où  Dieu 
avait  mis  sous  la  poussière  de  tant  de  pensées  frivoles  et  arides  un  fonds 
immense  de  bonté.  Agitée  d'une  sorte  de  remords  en  songeant  à  la 
scène  du  matin,  elle  était  montée,  après  le  dîner,  dans  la  chambre  du 
blessé;  elle  avait  trouvé  cette  chambre  vide,  et  avait  compris  la  vérité. 
Le  duc  avait  été  faire  une  visite  dans  les  environs  avec  Lanier  et  Pe- 
nonceaux;  elle  demanda  un  cheval.  Quelquefois  elle  faisait  dans  son 
parc  des  promenades  comme  celles  que  M""*  de  Sévigné  faisait  à  minuit  ] 
dans  son  mail;  elle  aimait  la  lune,  la  songerie  et  la  liberté.  On  l'avait 
donc  vue  sans  étonnement  s'enfoncer  dans  les  allées.  Bientôt  elle  avait 
gagné  les  champs;  en  sautant  haies  et  fossés,  elle  était  arrivée  à  Vi- 
braye.  A  son  retour,  si  on  l'interrogeait,  elle  dirait  qu'elle  s'était  égarée; 
si  on  la  pressait  trop,  elle  ne  dirait  rien,  car  il  s'éveillait  facilement  en 
elle  des  accès  d'indomptable  fierté. 

Robert,  pendant  qu'elle  parlait,  couvrait  de  baisers  ses  deux  mains, 
qu'elle  livrait  aux  transports  de  cette  bouche  altérée  avec  un  abandon 
à  la  fois  plein  de  dignité  et  de  tendresse. 

—  Écoutez,  dit  tout  à  coup  la  duchesse,  il  faut  maintenant  que  vous 
juriez  de  revenir  demain  à  Saint-Nazaire,  et  de  ne  plus  quitter  ce 
pauvre  château,  dont  vous  ne  garderez  pas  un  mauvais  souvenir, 
n'est-ce  pas,  sans  m'avoir  dit  adieu? 

L'amoureux  jura  tout  ce  qu'elle  voulut.  Cependant  il  était  urgent 
pour  la  duchesse  de  quitter  Vibraye.  Le  château  de  Robert  était,  à  juste 
litre,  beaucoup  plus  suspect  et  plus  exposé  à  de  fâcheuses  visites  que 
le  château  du  beau  Raoul  de  Montceny.  A  chaque  instant,  on  pouvait, 
au  nom  de  la  loi,  pénétrer  jusque  dans  la  chambre  où  le  blessé  goûtait 
les  délices  de  ses  pures  et  héroïques  amours.  Alors  que  devenait  Éli- 


CARACTÈRES  ET  RÉCITS.  31 

sabeth?  Il  fut  convenu  qu'elle  retournerait  sur-le-champ  à  Saint-Na- 
zaire,  accompagnée  par  le  serviteur  de  Robert,  discret  et  dévoué 
comme  peut  l'être  un  serviteur  vendéen.  Quant  au  héros  de  la  Pénis- 
siôre,  il  regagnerait  le  lendemain,  au  lever  du  jour,  son  premier 
asile;  il  était  facile  d'attribuer  sa  sortie  furtive  à  quelque  secrète  af- 
faire de  parti.  Saint- Nazaire  était  un  lieu  sûr.  Le  duc  de  Tessé  était 
en  trop  bonne  odeur  auprès  du  gouvernement  nouveau  pour  qu'on 
osât  envoyer  chez  lui  les  commissaires  et  les  gendarmes,  même  dans 
le  cas  où  l'on  se  douterait  que  sa  maison  abritât  quelque  soldat  de  Ma- 
dame; et  ce  cas,  du  reste,  n'était  pas  à  craindre,  car  les  gens  d'André, 
presque  tous  Vendéens,  étaient  plus  royalistes  que  leur  maître.  Robert 
resterait  donc  sous  le  toit  hospitalier  où  la  fortune  l'avait  conduit  jus- 
qu'à guérison  complète  de  sa  blessure.  —  De  laquelle?  dit-il  en  souriant 
à  Elisabeth ,  quand  elle  prononça  ces  derniers  mots.  Il  en  est  une  dont 
vous  savez  bien  que  je  ne  serai  jamais  guéri. 

Il  voulut,  avant  qu'elle  quittât  cette  chambre,  qui,  disait-il,  devait 
être  imprégnée  d'elle  comme  le  gant  ou  le  bouquet  qu'elle  avait  porté, 
lui  faire  entendre  de  ces  paroles  qu'on  prononce  une  seule  fois  dans  sa 
vie.  —  Écoutez,  fit-il  à  voix  basse,  je  veux  vous  dire  des  choses  que  je 
ne  puisse  plus  jamais  adresser  à  une  autre  femme.  Je  suis  à  vous.  Te- 
nez, sentez  mon  ame  dans  ces  baisers  que  je  mets  sur  vos  mains,  sen- 
tez-la dans  mon  accent  quand  je  vous  dis:  Je  vous  aime  et  vous  aimeî 
Il  me  semble  qu'avec  ces  mots  toute  ma  vie  s'échappe  de  mon  sein.  Je 
le  voudrais,  car  je  crois  bien  que  j'ai  eu  cette  nuit  tout  le  bonheur  qui 
m'était  destiné  en  ce  monde.  Ah!  Lisbeth,  chère  Lisbeth,  dites-moi 
qu'après  cette  vision  tout  ne  sera  plus  pour  moi  tristesse  et  ténèbres! 
Hélas!  vous  êtes  là,  et  tout  à  l'heure  vous  n'y  serez  plus;  mais  vous  ne 
m'oublierez  pas,  n'est-ce  pas?  Ma  mère,  vous  qui  me  l'avez  envoyée 
dans  ce  lieu  même  où  je  vous  ai  dit  adieu,  oh  I  je  vous  en  prie,  faites 
qu'elle  m'aime  ! 

VIII. 

Le  15  juillet  est  la  Saint-Henri;  Montceny  voulut  célébrer  ce  jour-là 
par  une  fête.  Il  était  de  refour  en  Vendée  depuis  une  semaine  :  l'héri- 
tage qu'il  avait  été  chercher  à  Paris  était  différé,  la  mort  lui  avait 
rendu  sa  grand'tante;  mais  il  était  assez  riche  pour  donner  un  bal  en 
l'honneur  de  ses  rois,  et,  quoiqu'il  ne  fût  point  prodigue,  il  aimait  en* 
core  mieux  payer  avec  de  l'or  qu'avec  du  sang  ses  fantaisies  légiti- 
mistes. Le  moment  n'était  pas  très  bien  choisi,  il  est  vrai,  pour  desré^ 
jouissances.  Madame  était  persécutée,  la  Vendée  abattue.  Montceny  dit 
à  la  duchesse  de  Tessé  en  l'invitant  :  «  J'ai  voulu  suivre  la  vieille  tra- 
dition française,  mêler  le  bruit  des  violons  à  celui  de  la  mousque- 


32  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

terie,  égayer  les  guerres  civiles  par  des  fêtes.  »  La  fête  que  Raoul 
destinait  à  ce  but  chevaleresque  devait  avoir  lieu  dans  les  jardins  de 
Montceny.  Une  fête  l'^té,  et  dans  un  parc,  devait  se  passer  à  l'ita- 
lienne. Montceny,  qui  avait  long-temps  habité  Rome  et  Venise,  dé- 
cida que  les  femmes  auraient  des  loups  et  des  dominos.  La  duchesse 
de  Tessé  avait  annoncé  qu'elle  irait  à  ce  bal,  sur  lequel  M""  de  Mau- 
vrilliers  comptait  beaucoup  pour  désespérer  Robert;  mais,  chose 
étrange,  elle  déclara,  le  matin  même  du  15  juillet,  que  la  Saint-Henri 
se  passerait  d'elle,  qu'elle  avait  une  affreuse  migraine  et  une  profonde 
fatigue  de  toute  chose,  que  l'idée  de  Montceny  était  absurde,  qu'on  ne 
venait  pas  à  la  campagne  pour  aller  danser  en  domino,  enfin  qu'elle 
resterait  à  Saint-Nazaire  par  la  loi  souveraine  de  son  bon  plaisir. 

Il  y  avait  alors  à  Saint-Nazaire,  depuis  deux  jours,  la  marquise  de 
Tessé,  la  belle-sœur  d'Elisabeth,  grande  femme  mince  et  sèche,  qu'on 
rencontrait  partout,  et  qu'une  très  méchante  personne  appelait  le  sque- 
lette des  fêtes  égyptiennes.  La  duchesse  pouvait  donc  persister  dans  sa 
résolution  sans  imposer  sa  retraite  à  M"""  de  Mauvrilliers,  qui  était  sûre 
d'avoir  une  compagne  pour  aller  au  bal  de  Montceny.  André  était  parti 
la  veille  pour  aller  passer  quinze  jours  chez  sa  sœur  la  princesse  de 
Froslay;  partant  elle  n'avait  personne  qui  pût  lui  demander  compte  de 
son  caprice.  Lanier  leva  au  ciel  un  regard  résigné;  Penonceaux  sourit 
d'un  contraint  et  aigre  sourire;  Léonie  prit  un  air  douloureux;  Robert 
attacha  sur  la  duchesse  un  regard  d'une  reconnaissance  passionnée. 

Depuis  quelques  jours,  le  pauvre  amoureux  ne  savait  plus  trop  ce 
que  faisait  de  lui  sa  destinée,  comme  il  appelait  Elisabeth.  Le  fait  est 
que  la  duchesse  était  elle-même  fort  embarrassée  du  dénoûment  à 
donner  aux  amours  dans  lesquelles  le  hasard  et  la  fantaisie  l'avaient 
jetée.  Elle  ne  pouvait  pas  terminer  cette  aventure  par  un  coup  à  la 
Circé,  c'est-à-dire  changer  Vibraye,  comme  Penonceaux  et  comme  La- 
nier, en  animal  domestique,  et  puis  le  laisser  de  côté.  Vibraye  était 
une  nature  au-dessus  de  certains  maléfices.  Il  y  avait  dans  son  carac- 
tère et  dans  sa  passion  une  redoutable  puissance.  Il  réclamait  d'Eli- 
sabeth l'engagement  qu'elle  avait  pris  au  chevet  de  son  lit  dans  la 
chambre  de  sa  mère,  en  cette  nuit  dont  le  souvenir  le  brûlait.  Com- 
ment lui  dire  qu'on  avait  obéi  à  un  mouvement  impétueux,  mais 
fugitif,  comme  celui  qui  eût  poussé  un  seigneur  d'autrefois  à  dé- 
gainer l'épée  et  le  poignard  pour  un  bouquet  de  violettes?  Le  duel 
fini,  au  diable  le  bouquet!  C'était,  à  peu  de  chose  près  pourtant,  la  vé- 
rité. Ehsabeth  avait  sans  cesse  dans  sa  vie  de  ces  élans  qui  seraient 
parfaits  sous  la  hache  du  bourreau.  Tout  à  coup  elle  faisait  un  acte 
d'amour,  de  repentir,  de  charité,  avec  ferveur,  pour  conquérir  le  ciel; 
puis  elle  retombait  au  rang  de  M"»  de  Mauvrilliers.  Tout  ce  qui  était 
devenu  pensées  sacrées,  souvenirs  religieux,  ineffaçables  images,  dans 


CARACTÈRES   ET   RÉCITS.  33 

le  cœur  do  Vibraye,  n'était  plus  pour  elle  qu'un  mirage  décoloré  et 
déjà  presque  évanoui.  Montceny,  qui,  depuis  son  retour,  était  venu 
tous  les  jours  à  Saint-Nazaire,  semblait  posséder  en  ce  moment  le  seul 
langage  propre  à  séduire  cette  ame  aux  funestes  inconstances  et  aux 
douloureuses  frivolités. 

La  voilà  qui  refusait  pourtant  d'aller  à  cette  fête,  donnée  évidemment 
pour  elle.  Roliort  conçut  un  ardent  espoir  :  sa  blessure  presque  guérie 
ne  permettait  plus  à  Elisabeth  de  s'isoler  avec  lui  dans  cette  chambre 
où  la  douleur,  disait-il  souvent,  lui  avait  paru  chose  si  douce;  mais  le 
bal  de  Monceny  allait  enlever  tous  les  importuns  de  Saint-Nazaire  et  le 
laisser  seul  avec  celle  qu'il  adorait  tout  un  soir  d'été.  Il  jura  que  ce 
soir-là  déciderait  de  sa  vie.  Tout  se  passa  comme  il  eût  osé  à  peine  le 
souhaiter;  Éhsabeth,  sans  s'inquiéter  le  moins  du  monde  de  la  migraine 
dont  elle  avait  parlé  le  matin,  déclara  qu'elle  ne  se  retirerait  cliez  elle 
qu'après  avoir  vu  partir  sa  belle-sœur  et  M"*  de  Mauvrilliers. 

On  se  mit  en  route  pour  Montceny  à  neuf  heures.  Elisabeth  et  Robert 
restèrent  seuls  dans  un  grand  salon,  aux  croisées  ouvertes,  livré  à  l'air 
du  soir,  rempli  de  fleurs,  où  un  seul  candélabre  luttait  contre  une 
amoureuse  et  inquiète  obscurité.  Yibraye  garda  quelques  instans  le 
silence;  il  ne  savait  quelle  parole  choisir  de  toutes  celles  qui  venaient 
à  ses  lèvres;  puis  il  jouissait  de  son  émotion  même;  enfin  il  avait  cette 
crainte  dont  on  est  saisi,  quand  on  se  croit  près  du  bonheur,  de  faire 
envoler  cette  chose  fugitive  et  ailée. 

Il  s'assit  sur  un  petit  sofa  auprès  de  la  duchesse,  et  s'empara,  sans 
mot  dire,  d'une  main  qu'il  couvrit  d'ardens  baisers.  La  main  d'Elisa- 
beth se  retira. — Ah!  s'écria  Robert,  je  l'avais  deviné,  vous  ne  m'aimez 
plus! — Il  y  eut  dans  sa  voix  quelque  chose  de  si  déchirant,  qu'Éhsabeth, 
qui  s'était  levée,  se  rassit  à  côté  de  lui  et  lui  rendit  sa  main.  Elle  qui 
l'avait  soigné,  elle  savait  qu'aucune  douleur  de  la  chkir  n'aurait  pu  lui 
arracher  pareil  cri.  — ■  Vous  vous  trompez,  fit-elle,  et  elle  ajouta  d'un 
accent  qui  ne  trahissait  guère  que  la  peur  :  —  Je  vous  aime  comme  je 
vous  aimais,  il  n'y  a  en  moi  rien  de  changé.  Puis,  je  ne  sais  quelle 
pensée  s'empara  d'elle,  à  quel  instinct  ou  à  quel  élan  elle  obéit,  tout 
était  si  fantasque,  si  rapide  et  si  passager  dans  celte  nature;  mais,  sai- 
sissant à  son  tour  la  main  de  Robert,  elle  l'appuya  sur  son  cœur.  J'ai 
dit  qu'il  y  avait  de  la  bonté  en  elle.  Je  crois  qu'elle  éprouva  tout  à  coup, 
pour  l'ame  généreuse  qu'elle  torturait  et  même  en  quelque  sorte 
abaissait,  une  compassion  ardente  et  profonde,  pleine  de  repentir  et  de 
respect,  car  elle  accompagna  ce  geste  étrange  de  ces  paroles  plus  bi- 
zarres encore  :  Robert,  je  devrais  être  à  vos  genoux! 

Robert  sentit  passer  dans  ses  veines  ce  frisson  ardent,  ce  souffle  brû- 
lant qui  précède  les  orages  des  sens.  Cette  main  qui  s'était  posée  sur 
son  cœur  venait  de  déchaîner  en  lui  toutes  les  puissances  de  l'amour  et 

TOME  V.  3 


34  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  jeunesse.  Il  entoura  de  ses  bras  la  taille  d'Elisabeth  et  mit  sur  la 
bouche,  où  jusqu'alors  ses  désirs  avaient  à  peine  osé  se  poser,  un  de 
ces  baisers  audacieux  et  timides,  pleins  d'angoisses  et  de  volupté,  où  se 
donne  toute  une  ame  et  se  joue  toute  une  vie.  Éhsabeth  se  dégagea  de 
ses  bras,  et  d'un  bond  fut  à  la  porte  du  salon.  Il  y  avait  sur  ses  traits 
l'implacable  résolution  d'une  femme  décidée  à  repousser  un  amour 
dont  l'ivresse  ne  l'a  pas  gagnée.  Elle  n'avait  pas  toutefois  ce  calme  qui, 
dans  un  semblable  moment,  est  pour  un  amoureux  le  plus  cruel  des 
outrages  et  la  plus  terrible  des  douleurs;  elle  était  émue,  non  pas  de 
colère,  mais  d'effroi,  ou  peyt-être  de  remords;  elle  reculait  avec  ter- 
reur devant  l'incendie  qu'elle  avait  allumé,  et  considérait  avec  tris- 
tesse celui  que  la  flamme  torturait  sous  ses  yeux. 

—  Robert,  dit-elle,  je  ne  serai  jamais  à  vous,  et  elle  s'enfuit,  aérienne 
et  rapide,  à  travers  les  salles  pleines  d'ombre.  Robert  entendit  son  pied 
gravir  l'escalier  du  château.  Il  la  suivit  jusqu'à  sa  chambre,  dont  la 
porte  était  entr'ouverte,  et  resta  pâle  comme  un  maudit,  humble  et 
tremblant  comme  un  pécheur  sur  le  seuil  de  ce  paradis  dont  il  se  sen- 
tait repoussé.  Il  y  avait  sur  ses  traits  une  telle  expression  de  souffrance 
d'ame  et  de  chair^  que  la  duchesse  sentit  de  nouveau  dans  son  cœur 
se  lever  enlacés  l'un  à  l'autre,  comme  deux  ombres  fraternelles,  le 
repentir  et  la  pitié;  mais  ce  n'étaient  point  ces  tristes  fantômes  qui  pou- 
vaient remplacer  cette  brûlante  apparition  de  l'amour  que  le  baiser  de 
Robert  n'avait  pas  évoquée.  Il  fallait  toutefois  qu'elle  donnât  au  pauvre 
amoureux  une  parole.  Il  fallait  qu'elle  empêchât  cette  ame  de  mou- 
rir, car  il  y  a  des  instans  où  les  âmes,  tout  immortelles  qu'on  les  dise, 
semblent  près  de  mourir  comme  les  corps.  Une  inspiration  s'empara 
tout  à  coup  de  son  esprit,  et  marchant  d'un  pas  hardi  vers  Robert, 
dont  elle  prit  la  main  :  «  Écoutez,  fit-elle,  c'est  l'aff'ection  même  que 
vous  m'avez  inspirée  qui  me  défend  pour  toujours  d'être  à  vous;  j'ai 
fait  un  vœu  pendant  que  vous  étiez  possédé  par  le  délire,  et,  à  l'heure 
de  la  mort,  j'ai  juré  sur  ce  chapelet,  qui  me  vient  d'une  sainte  et  qui 
est  resté  sur  votre  lit  pendant  une  nuit  tout  entière,  de  ne  jamais  être 
à  vous.  Je  ne  violerai  point  mon  vœu.  Cela  nous  porterait  malheur  à 
tous  deux.  Aimons-nous,  Robert,  comme  nous  nous  sommes  aimés 
jusqu'à  présent,  en  restant  dignes  du  ciel  qui  a  entendu  mes  prières 
et  qui  vous  a  sauvé,  dignes  des  épreuves  dont  vous  êtes  sorti  et  du 
grand  cœur  que  vous  avez  montré.  Si  vous  ne  pouvez  plus  m'aimer 
comme  je  veux  être  aimée,  pour  moi,  et  pour  vous  surtout,  mon 
ami, -séparons-nous.  Tenez,  gardez  seulement  cette  chose  chère  et  bénie 
qui  vous  rappellera  un  cœur  où  vous  aurez  été  aimé  de  la  seule  ten- 
dresse dont  un  jour  vous  aurez  souci.  » 

En  ce  moment,  un  pas  se  fit  entendre.-  Une  femme  de  la  duchesse  se 
dirigeait  vers  la  chambre  où  se  passait  cette  scène.  «  Adieu,  mon  ami, 


CARACTÈRES   ET  RÉCITS.  35 

dit  Elisabeth  en  donnant  à  la  main  de  Robert  une  étreinte  dont  le  Ven- 
déen se  sentit  défaillir,  t— Adieu,  madame,  répondit  Vibraye;  »  et  d'une 
voix  où  gémissait  l'accent  d'un  cœur  mortellement  blessé  :  «  Vous  sa- 
vez, dit-il,  que  dans  une  nuit  où  vous  êtes  venu  chez  moi,  dans  la 
chambre  de  ma  mère,  pour  me  prendre  mon  ame,  je  vous  ai  promis 
de  ne  jamais  quitter  Saint-Nazaire  sans  vous  avoir  dit  adieu.  » 

Puis  il  se  retira  dans  sa  chambre,  et  se  jeta  en  pleurant  sur  son  lit, 
sur  ce  lit  où  il  avait  passé  des  heures  pleines  de  douleur  et  de  délices, 
pendant  qu'Elisabeth  attachait  sur  lui  ce  regard  qui  avait  tout  remué 
dans  son  cœur  et  tout  changé  dans  sa  vie.  Il  sentait,  sans  bien  com- 
prendre pourquoi,  que  cette  femme,  en  effet,  ne  serait  jamais  à  lui. 
L'amour  a  des  révélations  douces  ou  cruelles  dont  il  faut  à  toute  force 
reconnaître  la  vérité.  Le  chapelet  d'Elisabeth  était  dans  sa  main;  c'é- 
tait une  relique  de  famille  à  laquelle,  en  effet,  la  duchesse  attachait 
un  grand  prix.  Son  premier  mouvement  fut  de  briser  ce  pieux  objet, 
prétexte  ou  cause  de  la  résolution  qui  le  désespérait;  puis,  une  autre 
pensée  s'empara  de  lui;  il  porta  le  rosaire  à  ses  lèvres  et  le  mit  sur 
son  cœur.  «  Demain,  se  dit-il,  je  me  servirai  du  moyen  qu'hier,  avant 
son  départ,  le  mari  d'Elisabeth  m'a  donné  pour  aller  loin  d'ici;  mais 
j'emporterai  cette  relique  avec  moi.  Je  veux  qu'il  me  reste  de  ces 
jours  quelque  chose  que  je  voie  et  que  je  touche.  C'est  vrai  d'ailleurs, 
elle  a  prié  et  pleuré  sur  ces  grains  bénits.  Que  je  voudrais  savoir,  mon 
Dieu,  les  secrets  de  l'ame  qui  me  fait  souffrir  !  » 

Quant  à  la  duchesse,  aussitôt  que  Robert  se  fut  retiré,  elle  revêtit  un 
domino  et  attacha  un  loup  sur  son  visage.  Elle  avait  reçu  de  Mont- 
ceny,  le  matin  même,  ce  billet  :  «  Si  vous  prenez  encore  quelque  in- 
térêt aujourd'hui  à  ce  qui  semblait  vous  toucher  hier  au  soir,  laissez, 
je  vous  en  prie,  vos  hôtes  partir  sans  vous  de  Saint-Nazaire,  et  soyez 
en  domino  à  minuit  devant  ce  grand  vase  bleu  que  vous  savez.  Eh 
bien  !  si  votre  cœur  est  mort,  ce  sera  un  spectre  au  bal  masqué.  » 


IX. 


Dans  l'hiver  de  183..,  un  officier  qui  avait  été  présenté  depuis  quel- 
ques jours  à  la  duchesse  de  Tessé  se  rendit  un  soir  chez  elle,  et  la 
trouva  prête  à  partir  pour  un  grand  bal  chez  je  ne  sais  quel  homme 
à  millions  des  Indes  ou  de  l'Amérique  qui  était  à  la  mode  en  ce  temps- 
là.  Elle  était  seule  avec  M°"=  de  Mauvrilliers ,  qui  était  venue  la  cher- 
cher et  qui  se  tenait  debout  devant  la  cheminée  l'éventail  à  la  main, 
les  épaules  et  les  pieds  enveloppés  de  satin  rose  et  de  fourrure  blanche, 
enfin,  déjà  en  tenue  de  route,  pour  parler  militairement.  La  duchesse 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montra  quelque  étonnemenl  d'une  Yisite  que  n'expliquait  point  en 
effet  sa  liaison  fort  superficielle  et  fort  récente  avec  le  \isiteur;  mais 
l'officier,  en  s'approchant  d'elle ,  lui  dit  :  «  Je  viens  vous  remettre, 
madame,  une  lettre  d'un  de  nos  pauvres  camarades  dont  j'ai  appris  la 
mort  aujourd'hui  même,  le  capitaine  Séléki,  ou  plutôt  de  M.  de  Vi- 
braye;  car  il  n'y  a  plus  maintenant  aucun  inconvénient  à  rendre  au 
brave  soldat  que  les  Bédouins  viennent  de  nous  tuer  le  nom  qu'il  ca- 
chait pour  se  soustraire  à  une  condamnation  politique.  »  La  lettre  de 
Vibraye  était  fort  courte,  quoiqu'elle  résumât  toute  sa  vie.  La  voici  : 

«Je  m'étais  promis,  Lisbeth,  car  je  veux  vous  donner  le  nom  que 
vous  avez  porté  dans  mon  cœur,  de  vous  écrire  dans  un  seul  cas,  celui 
où  j'aurais  à  vous  faire  un  dernier  adieu.  Je  crois  que  je  puis  vous 
écrire.  J'ai  reçu  une  blessure  qu'on  dit  mortelle,  mais  qui  ne  m'a  été 
cruelle  qu'en  me  faisant  songer  à  cette  première  blessure  de  ma  jeu- 
nesse, de  mes  jours  jprintaniers,  des  jours  où  vous  m'avez  soigné.  Je 
meurs  en  adorant  Dieu  et  en  vous  aimant.  De  cette  triste  soirée  après 
laquelle  je  ne  vous  ai  plus  revue,  j'ai  emporté  deux  impressions  bien 
diverses  dans  mon  ame ,  celle  d'un  baiser  que  vous  avez  oublié  peut- 
être,  celle  de  paroles  que,  j'en  suis  sûr,  vous  n'oublierez  jamais.  Une 
de  ces  impressions  a  fini  par  triompher  de  l'autre.  Je  vous  aimais  si 
ardemment,  que  Dieu,  je  l'espère,  a  voulu  de  mon  amour  pour  son 
royaume.  Il  a  ôté  de  ma  passion  ce  qui  la  rendait  indigne  du  monde 
où  je  vais  vous  attendre  à  présent.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'a  été  votre  vie, 
mais  je  puis  vous  dire  à  cette  heure  suprême  qu'il  né  s'est  pas  écoule 
pour  moi  un  instant  ni  de  mes  journées,  ni  de  mes  nuits,  où  je  n'aie 
été  sous  l'action  de  votre  souvenir.  Cette  perpétuelle  obsession  d'un 
cher  fantôme,  bien  loin  de  me  perdre,  m'a  sauvé.  J'ai  reconnu  que 
vous  étiez  un  esprit  bienfaisant,  car  en  vous  suivant ,  au  lieu  de  m'é- 
garer  dans  des  lieux  de  flammes  et  de  ténèbres,  j'ai  été  ravi  en  des 
lieux  de  fraîcheur  et  de  lumière.  Adieu ,  Lisbeth  ;  je  vous  dois  la  foi 
qui  en  ce  moment  même  adoucit  pour  moi  des  souffrances  qu'aurait 
peut-être  assez  mal  domptées  ce  que  vous  appelez  mon  héroïsme.  J'ai 
voulu  vous  aimer  dans  la  seule  région  où  vous  vouliez  de  mon  amour. 
Je  vous  ai  aimée  en  Dieu,  mon  cher  ange  gardien  :  vous  vous  souvenez 
que  je  vous  appelais  ainsi;  je  vous  retrouverai  là  où  je  vous  aime  !  » 

De  grosses  larmes  coulèrent  sur  les  joues  de  la  duchesse  quand 
elle  eut  terminé  cette  lettre. 

—  Et  vous  dites  qu'il  est  mort!  s'écria-t-elle. 

—  Celui,  répondit  l'officier,  qui  m'adresse  cette  lettre,  avec  prière 
de  la  remettre,  m'écrit  ces  lignes  sur  notre  pauvre  camarade,  et  il  lut  : 
«  Nous  avons  pris  trois  cents  têtes  de  bétail.  »  Non ,  ce  n'est  pas  cela. 
«  On  dit  que  quelqu'un  n'a  pas  été  fâché  à  Oran  de  ce  que  la  colonne 


CARACTÈRES  BT  RÉCITS.  37 

commandée  par  B...  a  été  battue.  »  Où.  diable  est-ce  donc?  Ah!  voici  : 
a  Tu  remettras  à  M'"^  de  Tessé  cette  lettre  de  Séléki,  car  je  ne  puis  me 
déshabituer  de  donner  à  notre  pauvre  camarade  le  nom  sous  lequel  l'a 
révéré  toute  l'armée  d'Afrique.  11  est  mort  à  l'hôpital  d'Oran  après 
huit  jours  d'atroces  souffrances.  IL  avait  reçu  une  balle  dans  le  ventre 
et  avait  été  obligé  de  suivre  la  colonne  pendant  trois  journées  sur  un 
cacolet.  Il  est  mort  comme  il  vivait  depuis  deux  années,  en  saint.  Il  a 
voulu  qu'on  l'enterrât  avec  un  chapelet  qu'il  serrait  entre  ses  mains 
pendant  son  agonie.  Il  avait  confié  à  P...  que  son  brevet,  au  nom  de 
Séléki,  lui  avait  été  donné  par  un  ami,  le  duc  André  de  Tessé,  qui 
avait  voulu  le  soustraire  ainsi  aux  suites  d'une  condamnation  politique. 
Et  à  propos  de  braves,  je  te  dirai  que  le  gros  Hingard,  du  3^  batail- 
lon... »  11  n'est  plus  question  de  Séléki,  fit  l'officier  en  s'interrompant. 
La  duchesse ,  ce  soir-là ,  ne  voulut  pas  aller  au  bal.  Elle  avait  une 
émotion  qui  la  rendait  même  fort  belle,  et  elle  jura  qu'elle  voulait  pour 
jamais  renoncer  au  monde.  A-t-elle  tenu  son  serment?  Vous  souriez. 
Quoi  qu'il  en  soit,  j'aime  presque  également  les  personnages  de  cette 
très  véridique  histoire.  J'ai  une  grande  vénération  pour  Séléki,  j'ai  la 
plus  tendre  indulgence  pour  le  fragile  et  charmant  instrument  de  son 
salut. 

Paul  de  Molènes. 


r 


PHILOSOPHES 


PUBLICISTES  CONTEMPORAINS. 


M.  VICTOR  COUSIN. 


DU  ROLE  DE  LA  PHILOSOPHIE  A  L'ÉPOQUE   PRESENTE. 

I.  —  Cours  de  l'Histoire  de  la  Philosophie  moderne. 

n.  —  Fragmens  philosophiques ,  par  M.  Victor  Cousin.^ 

in.  —  Œuvres  de  M,  Victor  Cousin,  —  Littérature.^ 


Nulle  force  n'est  superflue  dans  la  lutte  sociale  engagée  sous  nos 
yeux,  et  le  moment  serait  mal  pris  pour  ranimer  de  vieilles  querelles. 
Qu'hier  les  intérêts  matériels ,  s'assurant  en  leur  propre  vitalité,  pa- 
russent se  soucier  médiocrement  des  principes  et  sourire  des  théories; 
que  la  religion,  s'armant  de  griefs  que  nous  ne  jugeons  pas,  en  fût  ar- 
rivée à  traiter  d'empiétement  la  tentative  purement  humaine  d'in- 
struire les  esprits,  cela  pouvait  à  la  rigueur  se  comprendre.  C'est  le 
propre  de  tous  les  principes  de  combattre  pour  la  suprématie  aussitôt 
qu'ils  n'ont  plus  à  combattre  pour  l'indépendance.  Aujourd'hui,  nous 

(1)  Nouvelle  édition,  12  vol.  in-18,  Didier  et  Ladrange,  quai  des  Augustins. 

(2)  Nouvelle  édition,  18i9,  3  vol.  in-18,  Pagnerre,  rue  de  Seine. 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  39 

serions  fort  à  plaindre  si  nous  ne  sentions  l'inopportunité,  le  dang^er  de 
tels  dédains,  de  tels  débats.  Les  intérêts,  la  religion ,  la  pensée  même, 
la  pensée  surtout,  suis-je  tenté  de  dire,  toutes  les  fois  qu'elle  n'arrive 
pas  aux  conclusions  obligées  du  nouvel  évangile,  sont  placés  sous  le 
coup  de  la  même  menace.  La  communauté  des  attaques  doit  au  moins 
servir  à  révéler  à  toutes  les  âmes  honnêtes,  à  tous  les  esprits  justes, 
l'union  intime  d'élémens  divers  dont  le  plus  grand  tort  était  de  se 
croire  ennemis  sur  la  foi  d'une  vaine  apparence.  La  révolution  a  eu 
pour  effet  salutaire  d'affaisser  pour  ainsi  dire  les  surfaces  trompeuses 
sur  lesquelles  se  dressaient  des  tentes  rivales,  et  qui  cachaient  l'abîme 
sous  les  pas  de  la  société  abusée;  elle  a  eu  cela  de  bon  de  montrer  à  nu 
les  trois  ou  quatre  grandes  racines  entrelacées  de  la  civilisation  mo- 
derne :  ce  n'est  pas  un  rameau  isolé,  c'est  l'arbre  tout  entier  qui  a  frémi 
au  coup  de  cognée  des  niveleurs.  Si  l'industrie  souffre,  la  pensée  souf- 
fre-t-elle  moins?  Si  le  christianisme  se  plaint  de  ses  enseignemens 
délaissés,  l'esprit  libéral  de  nos  pères,  l'esprit  du  cartésianisme  et  de 
la  révolution  française,  que  les  sectes  contemporaines  prétendent  con- 
tinuer, mais  auquel  en  réalité  elles  tournent  le  dos,  est-il  moins  ma- 
lade? Eh  bien  !  que  la  ligue  rompue  de  toutes  les  vérités  se  reforme  : 
elle  seule  est  en  mesure  de  mettre  en  déroute  la  ligue  de  tous  les 
mensonges. 

En  traitant  la  philosophie  comme  une  de  ces  racines  sacrées,  comme 
une  puissance  salutaire,  conservatrice  en  même  temps  que  progres- 
sive, on  choque,  nous  ne  l'ignorons  pas,  plus  d'un  préjugé.  Qu'il  nous 
soit  donc  permis  d'insister  en  commençant  sur  ce  point  tant  contro- 
versé, et,  nous  le  craignons,  qui  menace  de  l'être  de  moins  en  moins, 
tant  l'attaque  partie  des  points  les  plus  opposés  de  l'horizon  semble 
unanime!  On  était  habitué  à  écouter  autrefois  la  philosophie  parlant 
en  juge  et  en  souveraine;  refuserait-on  de  l'entendre  quand  elle  con- 
descend à  s'expliquer  comme  accusée,  quand  elle  se  présente  non  plus 
comme  une  arme  d'opposition  battant  sans  cesse  en  brèche  l'autorité, 
non  plus  seulement  comme  un  puissant  stimulant  à  la  marche,  tou- 
jours à  son  gré  trop  lente,  du  genre  humain,  mais  comme  un  auxi- 
liaire dévoué  voulant  contribuer  pour  sa  part  à  la  commune  défense, 
et  apportant  comme  tribut  à  ces  autres  principes  qui  la  tenaient  pour 
suspecte  la  répression,  par  la  vérité  et  par  la  logique,  des  erreurs 
qu'on  l'accuse  d'avoir  elle-même  suscitées? 

Ceux  qui  attaquent  la  philosophie,  ceux  qui  conseillent  à  la  société 
de  s'en  défaire,  comme  un  navire  qui  fait  eau  jette  par-dessus  le  pont 
un  bagage  qui  l'embarrasse,  s'adressent  d'ordinaire  aux  mobiles  sui- 
vans  :  l'intérêt  de  conservation ,  les  intérêts ,  l'autorité  et  la  religion. 
Nous  n'aurions  aucun  goût  à  contester  la  puissance  ou  la  sainteté  de 
ces  mobiles.  On  prouve  à  merveille  qu'ils  peuvent  beaucoup.  Peuvent- 


40  REVUE  DES  DEUX  THONDES. 

ils  tout?  Telle'est  l'unique  et  modeste  question  que  nous  nous  permet- 
trions d'élever  au  nom  de  la  philosophie. 

Pour  suivre  dans  leurs  rapports  réciproques  les  divers  élémens  so- 
ciaux et  assigner  à  chacun  sa  juste  part  de  services  dans  l'œuvre  to- 
tale de  conservation  et  de  progrès,  pour  montrer  comment  la  philoso- 
phie peut  leur  venir  en  aide  par  les  idées  qu'elle  répand  des  penseurs 
dans  les  masses,  des  hauteurs  de  la  métaphysique  dans  les  sciences 
morales  et  politiques,  ses  inséparables  annexes ,  il  faudrait  écrire  un 
livre.  Aussi  aspirons-nous  bien  moins  à  résoudre  la  question  qu'à  la 
poser,  et  à  faire  naître  la  conviction  qu'à  éveiller  le  doute.  Le  nom  de 
M.  Cousin,  qui  a  soutenu  depuis  plus  de  trente  ans  tant  de  luttes  éner- 
giques en  l'honneur  de  la  philosophie,  permet,  autorise  peut-être  ces 
préliminaires  un  peu  sérieux,  un  peu  dogmatiques  même,  nous  ne 
nous  en  défendons  pas.  C'est  la  loi  de  notre  temps  de  chercher  des  vé- 
rités utiles  et  des  conclusions  pratiques  dans  les  sujets  qui  semblent  le 
plus  se  confondre  soit  avec  l'abstraction  pure,  soit  avec  l'art.  Toute 
étude ,  quoi  qu'on  fasse ,  tourne  à  la  thèse  de  philosophie  et  de  poli- 
tique; on  veut  exposer,  et  l'on  discute;  lors  même  que  l'on  ne  croit  que 
peindre,  il  se  trouve  que  l'on  combat. 

Nous  nous  tournons  vers  ces  forces  sociales  que  nous  nommions 
tout  à  l'heure,  et  nous  leur  disons  :  Vous  auriez  tort,  ou  plutôt  les  amis 
zélés  qui  parlent  comme  vos  chargés  de  pouvoir  auraient  tort  de  ne 
pas  désirer  le  concours  de  la  philosophie;  il  y  aurait  pour  vous,  à  le 
mépriser,  imprudence  et  péril.  Le  meilleur  de  votre  puissance  tient 
encore  à  la  discussion,  à  cette  discussion  approfondie  qui  s'appelle 
éminemment  la  discussion  philosophique. 

L'instinct  de  conservation  a  le  droit  de  se  montrer  fier.  Un  moment 
décontenancé  et  paralysé,  il  a  pris  dans  de  sinistres  journées  une  hé- 
roïque revanche;  mais  essayez  de  lui  ôtcr  la  lumière  de  la  pensée  et 
de  l'abandonner  à  lui-même  :  combien  de  temps  estimez-vous  qu'il 
résistera  aux  sollicitations  incessantes  d'une  fausse  science  qui  se  pré- 
sente à  lui  les  mains  pleines  des  plus  séduisaûtes  promesses?  Il  serait 
mal  sûr  également  aux  intérêts  de  se  moquer  des  théories.  Il  n'en  a 
fallu  qu'une  seule,  qu'ils  ne  l'oublient  pas,  une  des  moins  spécieuses, 
pour  les  faire  trembler  du  sommet  à  la  base!  Pourquoi  des  intérêts  lé- 
gitimes craindraient-ils  de  revendiquer  par  l'examen  leurs  titres  con- 
testés? Pourquoi  auraient-ils  peur  de  la  pensée?  N'est-ce  pas  elle  qui 
les  consacre,  qui  les  défend?  Je  ne  sache  pas  qu'on  se  fasse  tuer  pour 
le  pur  plaisir  de  conserver  au  riche  son  hôtel ,  quand  soi-même  on 
habite  une  mansarde;  mais  on  se  fait  tuer  pour  le  principe  de  pro- 
priété. Hors  des  principes  et  des  droits,  je  ne  vois  que  la  lutte  de  l'é- 
goïsme  qui  se  défend  contre  l'égoïsme  qui  attaque.  Tactique  étrange, 
quand  on  a  pour  soi  les  principes  de  paraître  en  faire  hommage  à  ses 


PHILOSOPHES   ET   PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  41 

adversaires!  Espérons  mieux.  Les  intérêts  sacrés  de  la  société  éman- 
cipée et  renouvelée  de  89  sauront,  comme  ils  ont  commencé  à  le  faire, 
en  appeler  eux-mêmes  à  la  pensée  philosophique ,  à  la  science;  ils  se 
fieront  à  la  vertu  de  l'esprit  qui  pour  une  si  grande  part  les  a  établis  et 
constitués. 

On  a  beau  jeu,  quand  on  se  met  à  démontrer  qu'une  société  privée 
du  principe  d'autorité  et  du  principe  religieux  courrait  grand  risque 
de  mort;  nous  admettons ,  quant  à  nous ,  tout  ensemble  et  l'insuffi- 
sance et  la  nécessité  du  principe  philosophique  dans  les  sociétés  hu- 
maines. L'influence  du  christianisme  est  excellente  pour  inspirer  aux 
âmes  des  sentimens  opposés  en  apparence,  mais  dont  l'harmonie,  grâce 
à  Dieu,  est  possible,  et  suffirait  à  établir  dans  le  monde  l'ordre  moral; 
telles  sont  l'humilité  et  la  force,  la  résignation  et  l'espérance.  Les  dé- 
mocraties surtout  ont  besoin  de  deux  choses  pour  vivre  et  se  dévelop- 
per :  un  idéal  à  poursuivre  et  la  patience  pour  y  atteindre.  Je  crois 
que,  pour  une  grande  part,  le  christianisme  peut  les  leur  donner.  Ce 
n'est  donc  pas  sa  compétence  morale,  ni  même  démocratique,  qui  est 
ici  en  cause;  c'est  seulement  sa  compétence  universelle.  11  y  a  des  es- 
prits qui,  toutes  les  fois  qu'une  difficulté  sociale  surgit,  toutes  les  fois 
qu'une  question  de  limites  s'élève  entre  les  intérêts  des  diverses  classes 
et  met  les  rivalités  aux  prises,  répondent  uniformément  par  la  religion. 
Ces  esprits  se  trompent.  Le  christianisme  touche  à  la  politique,  mais 
il  n'est  pas  la  politique.  Ce  n'est  pas  sa  tâche  d'enseigner  la  meilleure 
organisation  de  l'état.  Loin  de  la  déterminer,  il  s'y  plie.  Le  christia- 
nisme n'a  pas  d'avis  sur  les  lois  qui  président  à  la  production  et  à  la 
répartition  des  richesses.  En  prescrivant  de  rendre  à  César,  c'est-à- 
dire  à  l'état,  ce  qui  lui  appartient,  il,  nous  laisse  ignorer  où  doit 
commencer,  où  doit  finir  son  domaine.  On  peut  prétendre  qu'il  a 
contribué  à  affranchir  le  travail  en  France;  mais  il  l'a  organisé,  on 
sait  comment,  au  Paraguay.  On  l'a  vu  s'accommoder  de  l'esclavage 
même.  Ne  disserte-t-on  pas  pour  savoir  s'il  n'y  a  pas  des  germes  de 
socialisme  dans  le  christianisme  naissant?  On  avouera  que,  sur  ces 
points,  les  sciences  morales  et  politiques  offrent  un  peu  plus  de  préci- 
sion. Qu'on  nous  permette  encore  une  réflexion.  Le  christianisme  qu'on 
invoque  est  sans  doute  un  christianisme  éclairé.  Or,  qu'est-ce  qu'un 
christianisme  éclairé,  si  ce  n'est  celui  qui,  outre  les  lumières  qu'il  tire 
du  sein  même  de  la  religion,  ne  dédaigne  pas  d'en  emprunter  quel- 
ques-unes à  la  philosophie,  à  la  science,  à  la  civilisation?  Une  religion 
éclairée  repousse  le  socialisme  et  renie  l'esprit  de  faction;  qui  vous  dit 
qu'une  religion  non  éclairée,  c'est-à-dire  séparée  de  toute  lumière  ra- 
tionnelle, ne  s'en  accommodera  pas  fort  bien?  De  telles  alliances  sont- 
cUes  sans  exemple  au  moyen-àge  et  aux  époques  modernes  antérieures 
aux  progrès  de  la  philosophie?  Les  sectes  reUgieuses  qui  poursuivaient 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  réforme  sociale  ou  le  bouleversement  politique  par  la  violence  et 
par  le  sang  étaient-elles  donc  égarées  par  la  philosophie?  Les  ligueurs 
avaient-ils  lu  Rousseau  ou  M.  Cousin?  Quant  aux  logiciens  à  outrance, 
qui  prétendent  identifier  la  propriété  et  la  famille  avec  l'orthodoxie 
rigoureuse  du  dogme  catholique,  —  à  tel  point  que,  celle-ci  ébranlée, 
celles-là  s'écroulent,  —  ils  me  paraissent  courir  de  terribles  chances. 
Ne  risquent-ils  pas,  en  prouvant  trop,  de  susciter  à  des  principes  qui 
passent  pour  sacrés  en  eux-mêmes  devant  l'immense  majorité  une  trop 
grande  foule  d'hétérodoxes?  Qu'ils  y  prennent  garde,  qu'ils  se  modè- 
rent! La  politique,  autant  que  la  charité,  leur  conseille  de  laisser  du 
moins  aux  gens  le  bénéfice  de  l'inconséquence.  A  qui  cela  fera-t-il  tort? 
Ce  que  nous  disons  de  l'alliance  non-seulement  possible,  mais  né' 
cessaire ,  de  la  raison  libre ,  de  la  science  laïque ,  de  la  philosophie 
avec  le  principe  religieux,  avec  les  intérêts  sociaux  et  l'instinct  de  con- 
servation, autant  et  plus  le  dirons-nous  de  cette  alliance  avec  le  prin- 
cipe d'autorité.  Comme  fait,  la  nécessité  d'une  autorité  forte  est  dé- 
montrée. Comme  principe ,  elle  n'est  puissante  que  par  le  respect.  Or, 
le  respect,  comme  tout  sentiment  moral,  a  ses  conditions.  Qu'on  nous 
indique  donc  les  moyens  de  produire  le  respect  à  titre  de  ressort  effi- 
cace! Autrement,  que  signifieraient  de  vagues  appels  au  principe  de 
l'autorité?  Ne  serait-ce  pas,  à  proprement  parler,  crier  dans  le  désert? 
Regretter  cet  antique  respect  sert  de  peu ,  si  on  ne  parvient  à  le  faire 
renaître.  Évoquer  les  morts  ne  suffit  pas;  si  on  veut  que  le  tombeau 
nous  les  rende,  il  faut  les  ressusciter,  ce  qui  est,  on  l'a^'ouera,  un  peu 
plus  difficile.  Compte-t-on  sur  la  tradition?  Nous  ne  demandons  pas 
mieux;  mais,  de  grâce,  qu'on  nous  la  montre!  Nos  yeux  cherchent 
avec  un  inquiet  désir  ces  sphères  sereines  oii  siège  ce  principe  sacré 
dans  sa  perpétuité  inviolable.  Hélas!  que  voyons-nous  à  la  place?  Il 
nous  agréerait  peu  d'étaler  aux  regards  la  robe  de  César  percée  de 
coups,  traînée  par  la  main  irrévérencieuse  des  révolutions  dans  la 
boue,  tache  qui  use  la  pourpre  plus  que  le  sang  des  assassinats  ou  des 
échafauds;  mais  dépend-il  de  nous,  hommes  des  générations  nouvelles, 
d'avoir  vu  coup  sur  coup,  sans  doute  pour  tenter  notre  foi  naïve,  les 
pouvoirs  s'écroulant  après  s'être  mutuellement  décriés,  anathéma- 
tisés,  déclarés  rétrogrades,  anarchiques,  ridicules,  et  proclamés  seuls 
éternels;  pouvoirs  de  tous  genres,  de  toute  origine,  de  droit  divin,  de 
droit  naturel,  d'origines  étrangère,  française,  héréditaire,  élective, 
aristocratique,  bourgeoise,  prolétaire?  Défenseurs  exclusifs,  apologistes 
intempérans  d'un  principe  qui  a  des  droits  peut-être,  mais  peu  de 
chances  à  la  vénération  religieuse  qu'il  obtint  jadis,  daignez  tourner 
vos  regards  vers  la  terre  d'exil,  et  comptez-y  les  pouvoirs  tombés  d'hier, 
depuis  les  royales  infortunes  jusqu'aux  tribuns  déchus,  dictateurs  im- 
provisés qui  vécurent  un  jour!  Dites  si  le  temps  est  favorable  au  paga- 


PHILOSOPHES  ET  PCBLICISTES   CONTEMPORAINS.  4-3 

nisme  politique,  auquel  vous  croyez  pouvoir  convier  les  superstitions 
populaires? 

Abandonnez-vous  une  thèse  chimérique?  dites-vous, que,  dans  les 
temps  modernes,  le  respect  pour  le  principe  d'autorité  ne  peut  naître 
que  de  la  pensée  de  l'ordre,  de  la  conviction  que  la  société  doit  res- 
pecter dans  le  pouvoir  sa  force,  son  œuvre,  son  image?  dites-vous  que 
.  la  raison  humaine  doit  s'y  soumettre  comme  à  un  garant  librement 
reconnu?  Songez-y  :  adopter  un  tel  système,  dépourvu  de  tout  mysti- 
cisme ,  de  toute  idolâtrie,  ce  n'est  pas  moins  qu'adopter  le  travail  de 
trois  siècles  de  philosophie,  et  retomber,  comme  on  dit  de  nos  jours, 
en  plein  rationalisme.  Les  ennemis  de  la  philosophie  ont  beau  faire. 
Entre  eux  et  le  principe  particulier  qu'ils  invoquent,  intérêts,  religion, 
autorité,  instinct  conservateur,  ils  retrouvent  toujours  en  tiers  la  rai- 
son moderne,  l'ombre  obstinée  de  la  philosophie. 

La  raison  humaine,  voilà  donc  encore,  dira-t-on,  la  puissance  que  vous 
invoquez  après  tant  de  chutes,  après  tant  d'anathèmes  de  la  part  d'une 
époque  désabusée!  Oui,  telle  est  notre  audace.  Où  les  évocations  restent 
stériles,  nous  recourons  aux  idées;  où  les  formules  sont  vaines,  nous 
nous  adressons  aux  sentimens;  où  les  traditions  font  défaut,  nous  fai- 
sons appel  aux  convictions,  et  ces  convictions,  nous  les  demandons  à 
la  raison  cultivée  régulièrement  et  s'élevant  en  chaque  chose  aux 
principes,  c'est-à-dire  à  la  philosophie;  c'est  sur  elle  que  nous  osons 
compter  pour  donner  une  lumière  à  l'instinct,  une  base  démontrée 
aux  intérêts,  un  complément  à  la  religion  même,  une  consécration  de 
plus  à  l'autorité.  Mais  j'entends  :  on  accepte  la  raison  sous  la  forme 
du  bon  sens  et  sous  celle  de  la  science;  on  la  récuse  comme  philo- 
sophie. On  imagine  entre  les  deux  premières  formes  et  la  dernière 
une  différence  radicale,  que  dis-je?  un  complet  antagonisme.  On  con- 
teste cette  solidarité  du  bon  sens  d'un  peuple,  de  sa  science  et  de  sa 
philosophie.  C'est  cette  solidarité  que  nous  revendiquons.  Expression 
d'un  même  fonds,  traduction  d'un  même  principe,  nous  soutenons  que 
ces  trois  émanations  de  l'esprit  humain  s'altèrent  ou  s'épurent,  s'élè- 
vent ou  s'abaissent  ensemble.  Un  seul  exemple  suffit  pour  établir  une 
vérité  que  nos  pères  n'eussent  pas  contestée. 

Descartes  paraît,  et  une  nouvelle  philosophie  est  fondée,  pleine  de 
sève,  pleine  de  grandeur.  Son  influence  rapidement  se  communique 
aux  sciences;  elles  s'y  rattachent  comme  à  leur  racine,  elles  en  reçoi- 
vent comme  par  enchantement  une  admirable  fécondité.  Peu  à  peu, 
grâce  à  ce  commerce  où  se  rencontrent  les  esprits  les  plus  divers, 
M""=  de  Sévigné  et  Rohauld,  Arnault  et  La  Fontaine,  Nicole  et  le  car- 
dinal de  Retz,  voyez  comme  monte  et  s'affermit  le  niveau  du  bon 
sens  général!  il  revêt  un  caractère  de  rectitude,  d'élévation,  de  vi- 
rilité, inconnu  jusque-là,  inconnu  depuis.  La  scène  change.  Ce  n'est 


44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  le  xvn"  siècle,  c'est  le  xviii*.  Ce  n'est  plus  la  grande  école  de 
Descartes  qui  règne  en  philosophie,  c'est  Condillac.  Engagée  sur  les 
traces  de  Bacon  et  de  Locke,  la  philosophie  recommande  sans  cesse 
la  méthode  d'observation.  Les  précepteurs,  les  moralistes  du  siècle, 
ce  ne  sont  plus  Nicole  et  Labruyère;  c'est  l'auteur  des  contes  philo- 
sophiques, c'est  l'auteur  du  livre  de  l'Esprit.  Quels  effets  vont  naître 
de  cette  révolution?  Au  contact  de  la  philosophie  expérimentale,  les 
sciences  naturelles,  la  chimie,  sont  renouvelées  ou  créées.  En  enten- 
dant la  philosophie  prêcher,  tantôt  avec  une  haute  raison,  tantôt  avec 
une  déplorable  licence ,  ici  l'examen  qui  confond  le  mensonge ,  là  le 
relâchement  et  le  scepticisme,  voyez  aussicomme  la  raison  du  pays  se 
modifie!  Le  bon  sens  s'avive,  il  descend  dans  les  masses;  mais,  en  s'uni- 
versalisant,  il  s'abaisse;  de  réglé  et  de  solide,  d'élevé  et  d'affirmatif 
qu'il  était  naguère,  il  devient  hardi,  brillant,  étendu,  fm,  mais  railleur 
et  négatif.  Qui  a  produit  ce  changement  prodigieux?  Tout  le  monde  le 
reconnaît,  c'est  la  philosophie  du  xvin*  siècle.  N'y  aurait-il  donc  pas 
un  peu  de  légèreté  et  d'oubli  à  négliger,  à  dédaigner  cette  puissance 
qui  modifie  et  entraîne  toutes  les  autres?  Le  bon  sens  moderne,  en 
la  niant,  ne  se  montrerait-il  pas  tout  ensemble  bien  ingrat  et  bien  in- 
complet? 

Le  rôle  de  la  philosophie  serait-il  donc  terminé  en  face  de  ces  temps 
de  troubles?  Nous  ne  le  croyons  pas,  et  tant  s'en  faut!  On  entend  dire 
comme  chose  désormais  acquise  que  la  philosophie  est  un  anachro- 
nisme, qu'elle  n'a  été  que  l'exercice  fortifiant  peut-être,  mais  vide  par 
lui-même,  de  la  jeunesse  des  peuples  essayant  en  tous  sens  des  forces 
qu'ils  préparaient  pour  de  plus  sérieuses ,  pour  de  plus  utiles  applica- 
tions, et  qu'elle  a  perdu  tout  intérêt  en  présence  des  réalités  du  pré- 
sent. Mais  ces  réalités ,  que  sont-elles  donc,  si  ce  n'est  la  philosophie 
passée  dans  les  pensées  et  dans  les  actes,  dans  l'opinion  et  dans  les  in- 
stitutions ?  Toutes  les  fois  que  nous  remuons  ces  grands  mots  de  droit, 
de  liberté,  de  devoir,  de  justice,  d'égalité,  de  progrès,  que  faisons-nous, 
sinon  remuer  le  fonds  essentiel  de  la  philosophie?  Que  nous  en  soyons 
fiers  ou  humiliés,  peu  importe  :  elle  nous  presse  de  ses  résultats;  elle 
nous  a  dotés  des  deux  ou  trois  grandes  vérités  politiques  et  législatives 
déposées  dans  notre  état  social;  en  bien,  et,  je  l'avoue  aussi,  souvent 
en  mal,  elle  est  partout  présente. 

Puis  donc  qu'il  y  a  une  bonne  et  une  mauvaise  philosophie,  comme 
une  religion  éclairée  ou  superstitieuse,  comme  une  politique  sage  ou 
folle,  comme  une  science  vraie  ou  trompeuse,  il  semble  raisonnable 
de  rechercher  quelle  est  la  vraie  philosophie  sociale  et  politique;  car 
qui  réfutera,  si  ce  n'est  elle,  de  tristes  systèmes?  Qui  chassera  l'erreur 
des  esprits  ou  l'empêchera  d'y  pénétrer?  Non  que  nous  comptions, 
sans  doute,  sur  son  efficacité  contre  des  sectaires  endurcis,  contre  les 


PHILOSOPHES   ET   PUBLICISTES  CONTEMPOÎIAINS.  43 

hommes  de  Yiolence  et  de  sophisme  qui  jettent  une  doctrine  comme  un 
manteau  sur  leurs  mauvaises  passions;  mais  n'y  a-t-il  pas  en  dehors 
de  ces  cadres  de  la  révolte  une  jeunesse  nombreuse,  sincère,  se  jetant 
sur  la  première  nourriture  qui  se  présente,  appartenant  au  premier 
docteur  qui  s'offre  à  elle  paré  de  quelques  généreuses  apparences?  C'est 
elle  que  nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue.  S'il  est  vrai  que  le  pen- 
chant qui  l'entraîne  à  l'examen  et  à  la  critique  soit  merveilleusement 
servi  par  tout  ce  qui  l'entoure;  si  la  révélation,  qui,  d'ailleurs,  ne  pa- 
raît pas  la  toucher  toujours,  n'est  pas  chargée  de  répondre  à  toutes 
les  questions  étrangères  à  l'ordre  religieux;  si  les  intérêts  tout  seuls 
revêtent  aisément,  aux  yeux  de  jeunes  âmes  enthousiastes,  un  carac- 
tère subalterne,  à  quelle  puissance  lui  restera-t-il  de  s'adresser?  Je  ne 
connais  pour  la  jeunesse  que  deux  moyens  de  s'éclairer  :  les  sciences 
historiques  et  économiques,  s'il  s'agit  de  faits;  la  philosophie,  s'il  s'agit 
de  principes.  On  lui  dit  qu'elle  se  trompe,  qu'elle  ne  trouvera  que 
ténèbres  où  elle  cherche  la  lumière.  Et  de  quel  droit?  Le  xvni*  siècle, 
en  examinant  les  fondemens  de  l'esprit,  les  bases  de  la  société,  s'est 
souvent  arrêté  au  doute;  le  xix%  à  ses  débuts,  a  trop  souvent  creusé 
jusqu'à  l'utopie  :  qui  vous  dit  qu'en  sondant  plus  avant,  il  ne  peut 
rencontrer,  il  n'a  pas  rencontré  déjà  les  bases  solides  de  l'ordre  ra- 
tionnel et  de  la  vérité  morale?  Un  peu  d'examen  éloigne  des  vrais 
principes,  un  examen  approfondi  y  ramène.  Si  ce  mot  a  pu  s'appliquer 
à  la  religion,  ne  peut-il  s'appliquer  à  la  société?  Celle-là  seule  est-elle 
une  œuvre  divine?  Celle-ci  ne  serait-elle  qu'une  œuvre  du  hasard? 
On  donnerait  par  un  tel  aveu  de  terribles  armes  à  ses  adversaires  ! 

Non,  la  pente  de  l'examen  ne  se  remonte  pas.  Des  fils  d'un  âge  de 
critique,  on  ne  fera  jamais  des  enfans  respectueux;  il  faut  en  prendre 
son  parti.  Opposons  donc  une  réflexion  plus  complète,  plus  mûre  et 
dès-lors  plus  judicieuse  à  une  superficielle  réflexion.  C'est  le  triomphe 
du  scepticisme  de  parler  de  religion  sans  croire,  et  d'autorité  sans  un 
respect  qui  ne  soit  pas  de  pure  politique.  Ce  n'est  qu'à  coups  de  vérité, 
non  par  des  fictions,  même  réparées  à  grands  frais  d'érudition  et  d'es- 
prit, que  l'on  tuera  l'erreur.  Il  n'y  a  que  la  bonne  philosophie,  après 
tout,  qui  soit  en  état  d'avoir  raison  de  la  mauvaise. 

Deux  doctrines  sont  en  présence,  hostiles,  irréconciliables. 

L'une  est  la  philosophie  morale,  désignée  le  plus  souvent  sous  le 
nom  plus  populaire  peut-être  que  scientifique  de  spiritualisme.  Elle  a 
pour  principe,  comme  son  nom  l'indique,  la  supériorité  de  l'esprit  sur 
le  corps.  A  l'esprit ,  dont  elle  arbore  pour  ainsi  dire  la  bannière,  ap- 
partient comme  attribut  principal  l'activité  libre  et  responsable.  Celte 
liberté  veut  être  exercée.  Le  mot  de  la  vie  est  épreuve  et  non  bon- 
heur. Ce  n'est  pas  que  cette  doctrine  adopte  et  prétende  renouveler 
au  xix«  siècle  l'ascétisme  du  moyen-âge  et  de  quelques  sectes  aptiques* 


46  REVUE  DES  DEUX  aïONDES. 

Loin  de  répudier,  elle  honore,  elle  prend,  pour  ainsi  parler,  à  son  compte 
tes  modernes  tentatives  qui  ont  pour  objet  de  développer  et  d'embellir 
la  vie  physique,  surtout  de  l'assurer  au  plus  grand  nombre.  Son  prin- 
cipal but,  en  cela  comme  en  tout,  c'est  de  dégager  l'esprit  des  entraves 
qui  l'embarrassent  et  l'oppriment,  des  obstacles  qui  s'opposent  à  sa 
prise  de  possession  universelle.  Par  son  indomptable  liberté  et  son  in- 
vincible instinct  de  progrès,  l'esprit,  à  ses  yeux,  est  le  grand  réforma- 
teur; mais,  par  ses  lois  permanentes  et  par  l'ordre  régulier  et  logique 
de  ses  développemens,  il  est  aussi  conservateur  par  excellence.  Il  fonde 
la  société,  constitue  l'état,  consacre  et  maintient  toutes  les  légitimités 
jusqu'à  ce  que,  tombées  au-dessous  de  leur  mission  et  de  son  idéal, 
c'est-à-dire  devenues  illégitimes,  il  les  renouvelle.  Si  les  formes  sont 
variables,  le  fond  est  stable.  L'édifice  change,  les  bases  restent.  Ces 
fondemens  immuables  sont  le  devoir  et  le  droit  étroitement  unis,  le 
libre  arbitre  et  la  justice,  et,  avec  la  justice,  le  sacrifice  et  le  dévoue- 
ment. On  le  voit,  une  telle  philosophie  respecte  l'homme.  Ce  respect, 
son  principal  dogme ,  elle  l'érigé  en  règle  obligatoire  devant  la  con- 
science individuelle,  elle  le  traduit  en  lois  positives  dans  les  codes.  On 
peut  dire  qu'au  double  point  de  vue  spéculatif  et  politique,  elle  a  ac- 
compli sa  tâche,  quand  elle  est  parvenue  à  formuler  ces  principes  de 
respect  mutuel  avec  clarté  et  profondeur,  et  à  les  faire  passer  avec 
toutes  leurs  applications  dans  les  mœurs  des  nations,  dans  les  lois  des 
états,  dans  la  conduite  des  gouvernemens. 

La  philosophie  opposée  diffère  radicalement  dès  le  point  de  départ. 
Elle  a  pour  principe  l'égalité  de  l'esprit  et  de  la  chair.  Avec  elle,  il  ne 
s'agit  plus  de  l'idée  d'épreuve.  Le  bonheur,  voilà  le  mot  par  lequel  elle 
attire  les  masses.  Le  bonheur  consiste  dans  la  satisfaction  intégrale  de 
toutes  les  passions,  sacrées  au  même  titre,  et  contre  lesquelles  la  lutte 
est,  non  pas  une  obligation,  mais  une  ineptie  et  un  crime.  Le  bonheur 
absolu  est  possible.  L'homme  a  reçu  les  moyens  d'y  parvenir,  et  il  y  par- 
viendrait aisément  sans  les  tyrannies  de  tout  genre,  morale,  religieuse, 
industrielle,  qui  l'oppriment  depuis  des  siècles.  Le  passé  est  l'enfer;  le 
ciel,  c'est  l'avenir.  Pour  l'étabhr  ici-bas,  il  ne  s'agit  que  de  modifier  le 
milieu  dans  lequel  l'individu  se  développe.  Liberté  morale  de  faire  le 
bien  et  de  résister  au  mal,  chknère!  Lutte  contre  soi-même  au  nom 
du  devoir,  abrutissement  systématique!  Responsabilité  devant  Dieu, 
devant  soi-même  et  les  autres  hommes,  imagination  folle  et  mauvaise, 
fantôme  incommode  qu'il  faut  chasser  à  tout  prix  de  son  intelligence 
et  de  son  cœur  !  L'individu  n'est  ni  bon  ni  méchant.  Le  pauvre  arbuste 
battu  des  vents  reçoit  tout  du  sol  où  il  croît,  de  la  rosée  qui  le  baigne, 
du  soleil  qui  l'échauffé.  Dans  cette  doctrine,  tout  s'enchaîne.  Le  dieu- 
nature,  voilà  sa  religion;  l'esprit  et  la  matière,  deux  termes  égaux  ou 
identiques  dans  l'homme  comme  dans  le  premier  être,  voilà  sa  théorie 


PHILOSOPHES  ET   PUBL1CI8TES   CONTEMPORAINS.  47 

psychologique;  le  droit  absolu  de  chacun  sur  toutes  choses,  c'est-à- 
dire  la  satisfaction  illimitée  des  besoins,  voilà  sa  morale;  enfin  l'état, 
maître  absolu,  grand  distributeur  des  salaires  qu'il- proportionne  à  ces 
mêmes  besoins  sans  nul  égard  à  l'effort,  au  mérite,  ou,  par  une  con- 
séquence contraire ,  la  démagogie  la  plus  extrême  et  l'individualisme 
le  plus  anarchique,  voilà  sa  politique.  Cette  philosophie  peut  s'appeler 
la  philosophie  des  appétits,  la  philosophie  de  la  chair.  C'est  le  pan- 
théisme de  la  matière  avec  tout  son  cortège  de  conséquences,  l'art 
de  jouir  porté  jusqu'à  un  illuminisme  qui  se  donne  les  airs  d'une  reli- 
gion, l'égoïsme  arrivant  à  l'extase  et  s'emportant  jusqu'à  sa  propre  apo- 
théose. 

Que  fait  la  société  en  présence  d'un  combat  dont  elle  sait  qu'elle 
doit  être  le  prix?  Toutes  les  fois  que  les  conséquences  de  cette  dernière 
philosophie  sont  clairement,  brutalement  énoncées,  elle  s'en  indigne: 
toutes  les  fois  qu'elles  menacent  de  s'imposer  par  la  violence,  elle  se 
porte  à  la  défense  des  points  menacés;  mais  quand  la  lutte  ee  borne 
aux  principes,  ou  seulement  quand  les  conséquences  se  présentent  un 
peu  adoucies,  elle  paraît  indécise,  partagée,  sinon  indifférente.  Que  le 
spiritualisme  ait  tort  ou  raison,  on  dirait  que  cela  ne  la  regarde  pas. 
Il  ne  lui  déplaît  pas  même  d'aller  butiner  dans  les  doctrines  contraires. 
On  la  voit  emprunter  aux  deux  systèmes  ennemis,  tantôt  au  hasard, 
tantôt  par  goût  et  par  choix,  des  motifs  de  penser  et  d'agir.  L'incon- 
séquence lui  est  douce,  et  l'idée  du  bonheur  absolu  sur  la  terre,  de  la 
satisfaction  égoïste,  comme  but  de  la  vie,  n'aurait  rien ,  par  exemple, 
qui  répugnât  à  sa  croyance.  Sa  foi  philosophique  est  de  sorte  à  s'ar- 
ranger volontiers  du  matérialisme  pratique.  Seulement  ne  vous  avisez 
pas  d'être  conséquent!  Malheur  aux  raisonneurs  déterminés  qui  récla- 
ment immédiatement  leur  part  de  l'Eldorado  prorais,  et  vont  s'embus- 
quer derrière  les  barricades!  Alors  on  la  verra,  ne  prenant  conseil 
que.de  la  nécessité  et  du  péril,  se  lever  en  masse,  et,  s'armant  de  bon 
sens  et  de  courage,  battre  pour  ainsi  dire  dans  leurs  derniers  résultats 
ces  principes  qui,  en  eux-mêmes,  ne  lui  faisaient  pas,  sous  une  plus 
douce  apparence,  tant  s'en  faut,  une  égale  horreur. 

Suffit-il  de  se  réveiller  ainsi  sur  la  sommation  du  péril ,  et  n'y  a-t-il 
pas  lieu  de  craindre  que  la  logique  ne  finisse  par  tout  emporter?  Il  y 
aurait  à  le  croire  une  dangereuse  illusion,  et  nous  pensons  qu'il  est 
temps  d'agir  avec  non  moins  de  virilité  dans  la  sphère  des  idées  que 
dans  celle  des  événemens.  Tant  que  notre  esprit  vivra  au  jour  le  jour, 
il  en  sera  de  nos  intérêts  comme  de  notre  esprit.  Divines  ou  humaines, 
révélées  ou  philosophiques,  il  faut  à  la  société  des  croyances  où  elle 
s'établisse  avec  plus  de  fermeté  et  de  fixité  qu'elle  ne  le  peut  faire 
dans  ce  mélange  confus  d'idées  mal  assises,  véritable  va-et-vient  d'opi- 
nions où  elle  se  bercerait  plus  ou  moins  long-temps  jusqu'à  une  ca- 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tastrophe  finale  dans  une  sorte  d'immobilité  qui  ne  serait  pas  le  re- 
pos, et  d'agitation  qui  ne  serait  pas  l'activité  véritable.  Choisir  et 
bien  choisir,  ou  périr,  telle  est  son  alternative.  Qu'elle  choisisse  donc, 
et  pour  cela  qu'elle  ne  craigne  pas  de  traduire  à  sa  barre  et  de  sonder 
les  doctrines,  non  dans  ce  qu'elles  ont  de  raffiné  et  de  savant ,  œuvre 
dont  la  foule  se  soucie  peu,  mais  au  point  de  vue  de  leurs  principes 
sociaux  et  de  leurs  conséquences  générales;  qu'elle  les  adopte  ou  qu'elle 
les  rejette  enfin  décidément,  suivant  qu'elle  les  aura  reconnues  con- 
formes ou  contraires  à  ses  vrais  besoins,  à  ses  lois,  à  la  conscience  et 
à  la  raison  plus  sérieusement  consultées. 

Comment  omettre  le  spiritualisme  dans  une  telle  revue  des  philo- 
sophies?  A  travers  les  variétés,  les  écoles  nombreuses  qu'il  compte 
dans  son  sein,  il  a  un  fonds  inmiuable,  qui  survit  aisément  reconnais- 
sable;  mais  où  le  rencontrer  sous  sa  forme  la  plus  générale,  la  plus 
pure,  et  non  pas  tellement  engagée  dans  les  vues  particulières  et  per^ 
sonnelles  qu'il  ne  soit  facile  de  l'en  pouvoir  détacher?  Quand  le  ma- 
térialisme et  le  scepticisme,  commençant  à  se  répandre,  sapaient  déjà 
toute  croyance ,  le  spiritualisme  en  Angleterre  s'appelait  Clarke,  en 
Allemagne  il  s'appelait  Leibnitz.  On  ne  sera  contredit  par  personne, 
amis  et  ennemis ,  en  disant  que  la  plus  illustre  personnification  en 
France  des  doctrines  spiritualistes  est,  à  l'heure  qu'il  est,  M.  Victor 
Cousin. 

M.  Cousin  est  l'auteur  de  l'éclectisme,  de  cette  doctrine  ou  plutôt  de 
cette  méthode  qui  a  fait  retentir  autour  de  son  nom  un  si  bruyant 
concert  de  sympathies  et  d'outrages;  mais  l'éclectisme  n'est  qu'un  nom 
d'école.  Il  est  le  créateur  d'un  système  brillant,  hardi,  controversé;  en 
le  signalant,  nous  n'oublierons  pas  que  nous  cherchons  un  terrain  au- 
tant que  possible  aisément  accessible  et  commun  aux  esprits.  Ce  que 
nous  voudrions  étudier  avec  un  intérêt  plus  approprié  aux  circon- 
stances, c'est  le  chef  du  grand  mouvement  qui  a  renouvelé  chez  nous 
ia  direction  de  la  philosophie,  c'est  l'esprit  qui,  sans  exception  peut- 
être,  et  cela  par  lu  nature" même  de  sa  méthode,  a  entretenu  le  com- 
merce le  plus  régulier  et  le  plus  intime  avec  les  héros  du  spiritualisme 
antique  et  moderne,  c'est  l'écrivain  qui  a  tracé  le  tableau  le  plus  dé- 
taillé et  le  plus  vaste  de  cette  doctrine,  non-seulement  dans  ses  dogmes 
(^evés  et  généraux ,  mais  dans  ses  conséquences  de  toutes  sortes,  et 
singulièrement  dans  celles  qui  ont  rapport  à  la  société.  C'est  par  ce  côté 
plus  particulièrement  politique  et  moral,  que  ses  écrits  ont  droit  à 
l'attention  de  ceux  qui  ne  se  piquent  pas  de  cultiver  la  philosophie, 
c'est-à-dire  de  l'immense  majorité,  même  parmi  les  savans  et  les  habiles. 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES  CONTEMPORAINS.  49 

I. 

Descartes,  en  proclamant  le  libre  examen  devant  une  société  régu- 
lière à  la  surface,  ne  savait  pas  lui-même  toute  l'étendue  de  la  révo- 
lution qu'il  accomplissait.  11  n'avait  pas  prévu,  il  n'eût  pas  osé  dire 
que  le  libre  examen ,  dont  il  réservait  si  expressément  l'emploi  à  la 
science  abstraite,  allait  en  un  siècle  user  les  croyances,  les  idées,  les 
mœurs,  les  institutions  qu'il  voyait  régner  autour  de  lui ,  dissoudre  à 
la  fois  le  passé  et  préparer  les  fondemens  de  l'avenir.  Le  xviii*  siècle 
fut  plus  résolu,  trop  résolu  même.  Cette  grande  maxime  cartésienne, 
ne  rien  admettre  que  sur  la  foi  de  l'évidence,  il  l'appliqua  en  tout  sens, 
et  fit  tant  qu'impuissante  à  soutenir  le  regard  de  la  raison  émancipée, 
rancienne  société  s'écroula.  La  philosophie,  pour  la  part  principale 
qu'elle  y  avait  prise,  dut  paraître  alors  éminemment,  on  le  conçoit,  une 
puissance  destructive.  Cela  était  d'autant  plus  inévitable,  qu'aux  plus 
légitimes  critiques  elle  mêlait  de  folles  passions  et  de  coupables  injus- 
tices. Il  ne  faut  pas  oublier,  quand  on  juge  la  philosophie  du  xviii^  siè- 
cle, qu'elle  fut  une  réaction  contre  le  moyen-âge;  elle  en  prit  en  tout  le 
contre-pied.  Comme  les  aspirations  les  plus  légitimes  de  l'humanité 
vers  un  état  meilleur  avaient  été  long-temps  refoulées,  et  avaient  beau- 
coup souffert  tant  en  elles-mêmes  que  dans  leurs  représentans,  les  phi- 
losophes, par  représailles,  ne  lui  parlèrent  plus  que  de  droit,  de  liberté, 
de  félicité,  et  les  législateurs  firent  comme  les  philosophes.  Surpris  de 
l'immensité  des  ruines  qu'il  avait  pu  faire,  l'esprit  humain  s'imagina 
qu'il  lui  serait  facile  de  reconstruire  le  monde  radicalement,  suivant 
l'idéal  qu'il  se  formait  :  entreprise  légitime,  si  cet  idéal  eût  été  complet; 
mais  il  s'en  fallait  qu'il  le  fût.  Il  y  manquait  l'idée  du  devoir,  qui  est  la 
fjase  de  l'édifice,  l'idée  religieuse,  qui  en  est  le  ciment.  De  là,  dans 
l'ordre  moral,  les  erreurs  du  xviii®  siècle,  les  folies  et  les  crimes  de  la 
révolution,  les  lacunes  et  les  délires  de  l'état  présent. 

Compléter  l'idéal  de  la  philosophie  du  xviii*  siècle,  le  rectifier,  c'est 
ainsi  que  se  présentait  la  tâche  de  la  piiilosophie  du  xix".  La  philoso- 
phie du  xviii*  siècle,  c'est  la  liberté  sans  la  règle,  le  droit  sans  le  devoir, 
l'homme  sans  Dieu;  celle  de  notre  temps,  ce  doit  être  la  liberté  plus  la 
règle,  le  droit  plus  le  devoir,  l'homme  plus  Dieu.  En  face  des  philoso- 
phes du  droit  divin  qui  supprimaient,  ou  peu  s'en  faut,  la  première  série 
de  ces  termes,  et  des  continuateurs  du  xviii^  siècle  qui  la  maintenaient 
seule,  ce  fut  l'honneur  de  M.  Cousin  de  concevoir  promptement  le  sen- 
timent de  la  mission  élevée  et  conciliatrice  de  la  philosophie  nouvelle. 
Le  rôle  de  cette  puissance,  dans  l'idée  qu'il  s'en  formait,  devait  être  à 
la  fois  conservateur  et  libéral;  il  lui  parut  qu'elle  était  en  mesure  de 
tirer  de  son  propre  sein  ces  règles  et  ces  lois  supérieures  à  l'individu*^ 

4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  cercle  desquelles  doit  se  mouvoir  l'activité  humaine,  sous  peine 
d'aller  d'erreur  en  erreur.  D'une  puissance  qui  avait  été  le  plus  actif 
des  dissolvans,  il  comprit  qu'il  était  possible  de  faire,  en  y  ajoutant  le 
caractère  moral  qui  lui  manquait,  une  force  sociale  de  plus.  C'était  en 
quelque  sorte  consacrer  par  la  philosophie  la  révolution ,  en  épurant 
et  en  complétant  ses  bases  rationnelles.  Ruiner  dans  l'enseignement 
public  la  triste  métaphysique  que  nous  avait  léguée  le  dernier  siècle; 
établir  contre  le  scepticisme  qu'il  existe,  de  par  la  seule  raison  régu- 
lièrement consultée ,  une  philosophie  éternelle  et  progressive  tout  en- 
semble, exprimée  plus  ou  moins  fidèlement  dans  les  systèmes  passés, 
une  philosophie  qui  contient  tous  les  principes  essentiels,  et,  sur  leur 
fondement  inattaquable,  élève  une  métaphysique,  une  morale,  une 
religion  naturelle,  une  théorie  de  la  société,  certaines  et  dignes  de  res- 
pect; défendre,  au  nom  d'une  même  doctrine,  la  liberté  politique  et 
l'ordre  social  ;  appuyer  pour  la  première  fois  la  noble  cause  de  89  sur 
le  spiritualisme;  distinguer  profondément  cette  cause  des  conséquences 
fausses  et  coupables  que  le  saint-simonisme  commençait  dès-lors  à  en 
tirer  :  voilà  les  principaux  traits  de  son  entreprise. 

Veut-on  savoir  l'idée  que  M.  Cousin,  à  peine  âgé  de  vingt-trois  ans, 
se  faisait  de  la  mission  de  la  philosophie  dans  la  société  renouvelée, 
qu'on  lise  les  paroles  par  lesquelles  il  termine  sa  première  leçon  à  cette 
date  mémorable  de  1815  :  «  Je  le  sais,  il  ne  m'appartient  pas  de  parler 
avec  empire;  mais  cependant  mon  ame  m'échappe  malgré  moi,  et  je 
ne  puis  consentir  à  garder  les  bienséances  que  m'impose  ma  faiblesse 
au  point  d'oublier  que  je  suis  Français.  C'est  à  ceux  d'entre  vous  dont 
l'âge  se  rapproche  du  mien  que  j'ose  m'adresser  en  ce  moment,  à  vous 
qui  formerez  la  génération  qui  s'avance,  à  vous,  l'unique  soutien,  la 
dernière  espérance  de  notre  cher  et  malheureux  pays!  Messieurs,  vous 
aimez  ardemment  la  patrie:  si  vous  voulez  la  sauver,  embrassez  nos 
belles  doctrines.  Assez  long-temps  nous  avons  poursuivi  la  liberté  à 
travers  les  voies  de  la  servitude.  Nous  voulions  être  libres  avec  la  mo- 
rale des  esclaves.  Non ,  la  statue  de  la  liberté  n'a  point  l'intérêt  pour 
base,  et  ce  n'est  pas  à  la  philosophie  de  la  sensation  et  à  ses  petites 
maximes  qu'il  appartient  de  faire  les  grands  peuples.  Soutenons  la 
liberté  française,  encore  mal  assurée  et  chancelante  au  milieu  des  tom- 
beaux et  des  débris  qui  nous  environnent,  par  une  morale  qui  raffer- 
misse à  jamais.  »  Ce  n'est  pas  là  une  déclamation;  par  ces  paroles, 
M.  Cousin  donnait  dès  le  début  un  sens  non  équivoque  à  sa  pensée 
philosophique  :  les  développemens  ultérieurs  n'en  sont  que  la  confir- 
mation; mais  ce  spiritualisme  lui-même  était  alors  à  créer,  à  organiser. 
C'est  à  cette  œuvre  que  nous  allons  assister. 

Héritiers  épurés  de  Jean-Jacques,  déjà  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
M""  de  Staël  et  Chateaubriand  avaient  jeté  le  spiritualisme  au  milieu 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  51 

du  siècle  comme  un  sentiment  et  comme  une  généreuse  espérance.  Le 
spiritualisme  avait  eu  sous  leur  plume  toute  la  spontanéité  et  tout 
l'éclat,  mais  aussi  le  caractère  inévitablement  indécis  de  l'imagination 
et  de  l'instinct.  Le  siècle  était  touché  plus  que  convaincu;  la  raison  et  le 
cœur  restaient  aux  prises;  il  ne  pouvait  appartenir  qu'à  la  science  de 
les  réconcilier. 

Voici  où  en  était,  à  la  fin  de  l'empire,  la  philosophie  dans  cette  lente 
transformation  que  M.  Cousin  devait  consommer  avec  éclat.  M.  Maine 
de  Biran  avait  retrouvé  et  décrit  avec  une  force,  une  originalité  non 
surpassées  depuis,  la  volonté  libre  de  l'homme,  une  et  identique  sous 
le  flot  mobile  des  sensations,  commençant  par  là  à  tirer  la  philosophie 
des  voies  du  fatalisme  si  clairement  écrit  dans  la  plupart  des  systèmes 
en  vogue.  Appuyé  sur  une  analyse  moins  profonde,  mais  plus  claire 
dans  la  forme,  M.  Laromiguière,  en  restituant  dans  la  science  le  prin- 
cipe d'activité,  avait  aussi  contribué  à  montrer  dans  l'ame  autre  chose 
que  ce  je  ne  sais  quoi  de  passif  et  de  purement  réceptif,  semblable  au 
hquide  qui  prend  la  forme  de  tous  les  vases.  S'aidant  enfin  de  l'analyse 
des  Écossais,  M.  Royer-CoUard  avait  indiqué  fortement  dans  l'esprit  la 
présence  et  le  rôle  de  principes  intellectuels  et  de  principes  actifs  dif- 
férens  de  la  sensation,  dont  ils  règlent  l'exercice,  et  à  laquelle  ils  ne 
doivent  pas  leur  origine.  C'étaient  là  assurément  des  résultats  considé- 
rables ,  mais  partiels ,  presque  épars ,  et  qui  ne  pouvaient  prendre  une 
signification  un  peu  nette  et  frappante  qu'à  la  condition  de  former  un 
corps  de  doctrine  et  d'abord  d'être  eux-mêmes  éclaircis,  complétés  dans 
une  forte  mesure.  Or,  à  la  date  de  1815,  on  n'entrevoit  en  aucune  façon 
les  premiers  linéamens  de  cette  organisation;  ces  travaux  mêmes  ne 
dépassaient  guère  l'enceinte  de  l'école,  et  n'y  avaient  éveillé  qu'un 
faible  écho  destiné  peut-être  à  y  mourir. 

L'École  normale  s'était  ouverte  en  4810.  Création  de  l'empire,  elle 
ne  tarda  pas  à  réagir  contre  l'esprit  impérialiste.  C'était  une  pépinière 
d'idéologues  que  Napoléon  avait  semée  là  sans  le  savoir;  le  régime  du 
droit  divin  restauré  devait  éprouver  un  jour  l'opposition  redoutable  de 
cette  petite  armée,  en  qui  frémissait  l'esprit  libéral  des  classes  éclairées. 
M.  Victor  Cousin  (né  le  28  novembre  1 792)  était  entré  à  l'école  à  l'âge  de 
dix-huit  ans.  L'enseignement  religieux,  c'est-à-dire  suriout  les  conseils 
et  l'exemple  d'une  mère  simple  et  pieuse,  telle  était  alors  à  peu  près 
toute  sa  philosophie.  L'auteur  des  Fragmens  philosophiques  nous  a  ra- 
conté la  profonde  émotion  dont  il  fut  saisi  la  première  fois  qu'il  entendit 
M.  Laromiguière.  Ce  jour  décida  de  toute  sa  vie.  Sous  le  charme  des 
leçons  de  l'aimable  maître,  le  jeune  adepte  lutta  quelque  temps  contre 
l'enseignement  de  la  philosophie  écossaise  :  mais  enfin  il  fallut  céder 
devant  l'autorité  d'un  maître  plus  imposant.  L'enseignement  de 
M.  ftoyer-Collard  reste,  à  vrai  dire,  la  borne  solide  d'où  il  prit  l'essor. 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  dépit  de  l'opposition  toute  biemeillante  du  directeur  de  l'école, 
M.  Guéroult,  le  traducteur  de  Pline,  qui  Jaloux  de  le  garder  aux  lettres, 
l'avait  nommé,  étant  encore  sur  les  bancs,  répétiteur  et  bientôt  maître 
de  conférences  de  littérature  à  l'école,  M.  Cousin  devait  traverser  seu- 
lement ce  genre  d'enseignement,  oii  il  laissait  dans  le  souvenir  une 
trace  brillante.  En  1815,  pendant  les  cent  jours,  il  professa  la  philoso- 
phie au  lycée  Bonaparte,  et,  vers  la  fin  de  la  même  année,  M.  Royer- 
Collard,  placé  à  la  tête  de  l'Université,  l'appela  à  le  suppléer  à  la  Fa- 
culté des  Lettres  dans  la  chaire  d'histoire  de  la  philosophie  moderne 
que  le  jeune  professeur  occupera  sans  interruption  jusqu'en  1820.  En 
même  temps  les  conférences  philosophiques  remplaçaient  définitive- 
ment les  conférences  littéraires.  C'est  sur  ce  double  théâtre  de  l'École 
normale  et  de  la  Faculté  des  Lettres ,  celui-ci  public  et  déjà  retentis- 
sant, celui-là  plus  intime  et  plus  familier,  où  l'ame  du  professeur  pou- 
vait plus  librement  et  plus  efficacement  influer  et  se  répandre,  que 
commença  véritablement  la  réforme  philosophique. 

Pour  mener  à  bien  cette  difficile  entreprise  de  réconcilier  avec  l'es- 
prit de  la  révolution  le  spiritualisme,  qui,  se  reprenant  aux  vieilles 
formes,  faisait  cause  commune  avec  tous  les  genres  de  réaction;  pour 
accomplir  cette  tâche  ardue  de  donner  à  l'esprit  de  89 ,  qui ,  par  ses 
mauvaises  alliances,  perdait  sa  propre  cause,  la  force  et  l'appui  de  lu 
foi  spiritualiste  dont  le  besoin  tourmentait  les  générations  nouvelles,  il 
fallait  plus  que  de  l'éloquence  et  de  généreux  mouvemens  :  il  fallait 
des  procédés  sûrs,  une  méthode  scientifique.  Sans  doute,  on  ne  pou- 
vait se  flatter,  par  de  tels  moyens,  d'arriver  directement  jusqu'à  la 
multitude;  mais  on  se  promettait  d'agir  sur  les  esprits  les  plus  distin- 
gués de  la  nation,  qui  transmettraient  l'influence  salutaire  par  les  voies 
plus  populaires  de  la  politique  et  des  lettres,  suivant  le  procédé  ordi- 
naire à  l'esprit  humain  à  toutes  les  époques.  Ce  fut  là  le  rôle  trop  mé- 
connu, la  mission  bienfaisante,  et  en  partie  l'originalité  de  M.  Cousin. 

Tel  est  fort  nettement  accusé  le  caractère  des  leçons  de  4815  à  1820 
et  des  Fragmens  qui  s'y  rapportent.  La  réhabilitation  du  spiritualisme 
au  nom  de  la  science  dans  la  philosophie,  dans  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, dans  la  société  émancipée,  y  est  poursuivie  par  l'analyse  et  la 
dialectique.  Voilà  ce  qui  dénote  en  lui  un  penseur  à  part  en  même 
temps  qu'un  écrivain  plein  d'élévation.  Nulle  recherche  d'allusions 
d'ailleurs,  quelle  que  pût  être  alors  la  tentation,  nul  esprit  d'opposition 
proprement  dite;  l'énergie  des  convictions  est  partout  tempérée  par 
cette  bienveillance  qui  naît  de  l'étendue  de  la  pensée.  Sa  vivacité  contre 
les  doctrines  de  M.  Destutt  de  Tracy,  de  Volney  et  de  presque  tous  les 
savans  contemporains,  contre  M.  de  Donald  et  la  politique  qui  sort  de 
sa  philosophie,  se  tient  dans  ces  hautes  régions  où  la  discussion  semble 
demeurer  presque  étrangère  aux  événemens  d'alentour  à  force  de  leur 


PHILOSOPHES   ET   PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  53 

itrc  supérieure.  Ce  n'est  pas  qu'à  ces  premiers  débuts,  et  notamment 
usqu'en  1817,  le  philosophe,  j'entends  par  là  surtout  le  métaphysicien 
ît  le  psychologue,  fût  déjà  chez  lui  entièrement  formé.  Le  ferTent 
idepte  étalait  les  trésors  d'une  science  de  fraîche  date  avec  la  pléni- 
ude  un  peu  surabondante  qui  dénote  les  convictions  jeunes  et  les 
dées  récemment  acquises.  Ce  qu'il  venait  d'apprendre,  tout  ravi  il 
'enseignait,  et  chaque  découverte,  dans  ce  merveilleux  pays  de  l'in- 
connu, avait  pour  lui,  presque  autant  que  pour  ses  auditeurs,  l'attrait 
)iquant,  j'allais  dire  le  charme  enivrant  d'une  surprise  renouvelée 
chaque  jour.  Ce  fut  au  reste  un  lien  sympathique  de  plus  entre  le  maître 
)t  ses  jeunes  disciples  que  ce  premier  enchantement  de  la  science  qui 
eur  était  commun,  et  M.  Jouffroy,  dans  un  testament  philosophique 
lont  le  fanatisme  révolutionnaire  n'a  pas  manqué  d'exploiter  les  pa- 
roles en  les  tournant  et  contre  lui-même  et  contre  M.  Cousin,  a  pu  dire 
lu'un  maître  plus  mûri  eût  été  moins  écouté,  moins  influent,  eût 
noins  bien  atteint  son  but  en  y  visant  d'une  manière  plus  directe. 
Hais,  si  le  métaphysicien  n'est  pas  encore  accompli,  on  peut  dire  que  la 
)hilosophie  et  le  haut  libéralisme  possèdent  déjà  dans  l'orateur  de 
r^ingt-trois  ans  un  admirable  apôtre.  Il  n'est  aucun  livre  dans  notre 
ittérature  philosophique  qui  offre,  selon  nous,  un  caractère  analogue 
i  ces  cinq  volumes  ouvrant  la  série  des  cours  de  M.  Cousin  :  c'est  l'en- 
housiasme  d'une  ardente  jeunesse  au  service  d'une  raison  qui  s'est 
ioumise  aux  laborieuses  épreuves  de  la  science,  un  stoïcisme  qu'anime 
;t  assouplit  un  feu  d'imagination  partout  répandu,  une  façon  valeureuse 
le  regarder  en  face  les  problèmes,  et,  sans  négliger,  en  affichant  même, 
m  multipliant  un  peu  trop  les  précautions  et  les  démarches  d'une  sa- 
ï^ante  méthode,  de  monter,  pour  ainsi  dire,  à  l'assaut  des  solutions, 
mfin  un  sentiment  exalté  du  beau  et  du  bien  dont  l'expression  pénètre 
ît  subjugue.  Tout,  dans  ces  volumes,  moitié  dogmatiques,  moitié  his- 
«riques,  est  abondamment  nourri  de  preuves,  et  le  style,  animé  par 
le  désir  de  convaincre,  y  prend  quelque  chose  de  communicatif  qui 
:'end  avec  un  rare  bonheur  toute  cette  science  attrayante  et  aimable. 
Dans  les  écrits  postérieurs,  M.  Cousin  sera  plus  concis,  plus  serré,  quel- 
quefois encore  plus  véhément,  disons  aussi,  par  suite,  plus  impérieux, 
plus  tranchant.  Maître  non  plus  seulement  de  ce  qu'il  pourra  appeler 
îon  système,  mais  de  sa  renommée,  d'une  renommée  qui  aura  sus- 
cité jusqu'en  Amérique  des  disciples  et  des  contradicteurs,  il  maniera 
sa  pensée  avec  une  autorité  plus  imposante,  comme  un  homme  qui 
parle  de  plus  haut  pour  être  entendu  de  plus  loin.  Dans  ces  cinq  pre- 
mières années,  il  fortifie  ses  positions  et  s'applique  à  les  rendre  invin- 
cibles. Aussi  le  spiritualisme  est-il  là ,  on  peut  le  dire ,  presque  au 
complet,  un  spiritualisme  savant  sans  doute,  mais  le  plus  souvent 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

simple  et  solide,  marchant  loin  des  sentiers  d'exception  dans  la  grande 
et  royale  route  de  la  tradition  et  du  sens  commun. 

La  tradition  et  le  sens  commun!  C'est  pour  n'avoir  pas  tenu  un 
compte  suffisant  de  ces  deux  grandes  règles  que  la  pensée  du  xviu«  siècle 
aA  ait  fini  par  se  rétrécir  et  faire  fausse  route.  Jalouse,  à  ce  qu'il  semble, 
de  dater  d'elle  seule  toutes  les  vérités  comme  tous  les  progrès,  elle  s'é- 
tait séparée  avec  éclat  de  la  philosophie  de  l'âge  précédent,  elle  avait 
fait  gloire  d'ignorer  et  de  mépriser  les  systèmes  de  l'antiquité  et  du 
moyen-âge;  à  l'anathème  ironique  qu'elle  jetait  contre  la  métaphy- 
sique, elle  avait  allié  un  dédain  non  moins  fier  des  croyances  popu- 
laires, se  composant  ainsi  une  sagesse  à  son  usage  qui  n'avait  ni  les 
hautes  visées  du  génie  philosophique,  ni  la  certitude  résolue  de  la  pru- 
dence vulgaire.  Éclairer  et  compléter  la  philosophie  par  l'étude  im- 
partiale et  approfondie  de  son  passé,  régler  les  écarts  du  sens  indivi- 
duel en  élevant  le  sens  commun  à  la  hauteur  d'une  méthode,  et,  par 
là,  réconcilier  la  métaphysique  avec  l'opinion,  telle  est  la  double  pen- 
sée sur  laquelle  M.  Cousin  appelle  dès  ses  débuts  avec  une  insistance 
croissante  l'attention  de  ses  contemporains. 

On  sait  le  nom  qu'a  reçu  la  tradition  philosophique  employée  comme 
méthode  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Ce  nom,  c'est  l'éclectisme. 
Que  dire  de  l'éclectisme,  qui  n'ait  été  dit  et  redit  cent  fois  depuis  trente 
ans?  Suivant  nous,  le  rôle  de  l'éclectisme  a  été  utile,  nécessaire,  op- 
portun; nous  sera-t-il  permis  d'ajouter  qu'il  ne  l'est  plus?  Ce  sera  l'hon- 
neur durable  de  M.  Cousin  d'avoir  arraché  la  philosophie  française  à 
bout  d'inventions  au  culte  exclusif  d'elle-même,  pour  mettre  sous  sa 
portée  une  partie  des  richesses  de  la  pensée  humaine,  se  développant 
à  travers  la  diversité  des  civilisations  et  des  époques.  L'éclectisme^ 
comme  méthode,  c'est  l'érudition  large,  bienveillante,  ne  dédaignant 
aucun  monument ,  aucun  fait;  c'est ,  appliquée  aux  choses  de  l'esprit, 
cette  tolérance  éclairée  et  supérieure  plus  enseignée  que  pratiquée  par 
le  siècle  précédent.  En  ce  sens,  l'éclectisme  ne  mérite  que  des  éloges. 
Un  écueil  toutefois  était  dès-lors  facile  à  prévoir.  L'éclectisme  ne  per- 
drait-il pas  de  vue  son  but  final  et  ses  conclusions  promises  dans 
cette  œuvre  de  reconstruction?  N'oublierait-il  pas  trop  le  présent  pour 
le  passé,  la  philosophie  pour  son  histoire?  Cette  crainte,  je  ne  crois 
pas,  pour  ma  part,  que  l'éclectisme  l'ait  démentie.  Qu'il  ait  réussi  à 
unir  des  faits  psychologiques  réputés  à  tort  inconciliables;  qu'il  ait 
complété  la  sensation  de  Condillac  par  l'idée  de  force,  mieux  aperçu 
et  mieux  étudiée  par  Leibnitz;  qu'il  ait  demandé  à  Platon  d'utiles 
renseignemens  sur  les  idées,  à  Descartes  une  vue  plus  claire  du  prin- 
cipe pensant,  à  Reid  un  plus  grand  respect  pour  les  faits  fondamental i 
de  la  nature  humaine  et  pour  la  foi  naturelle,  à  l'Allemagne  quelques 
inspirations  qui  ne  l'ont  pas  toujours  bien  servi,  cela  me  parait  incon- 


I 


PHILOSOPHES   ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  55 

able,  et  suffirait,  je  le  répète,  à  justifier  la  valeur  d'une  entreprise, 
ntenant,  on  peut  croire  sans  impiété  que  l'éclectisme  n'a  pas  écrit 
:e  grande  charte  un  peu  trop  pompeusement  annoncée.  Grâce  à 
Cousin  et  à  ses  disciples,  l'inventaire  des  philosophies  du  passé  est 
:  il  n'y  manque  plus  qu'un  fiut  lux!  En  attendant  l'accomplissement 
cette  œuvre,  nous  croyons  qu'une  tâche  plus  modeste,  mais  non 
ins  utile,  s'offre  à  la  conviction;  c'est  la  lutte  contre  l'esprit  d'er- 
r  au  nom  de  la  tradition  spiritualiste.  Durant  les  tristes  jours  de 
lécadence  de  l'empire  romain,  les  stoïciens  n'opposèrent  pas  l'éru- 
on,  mais  la  morale,  au  débordement  du  matérialisme,  et  l'humâ- 
î,  malgré  les  excès  de  cette  secte  héroïque,  mesurant  sa  reconnais- 
ce  aux  intentions  et  aux  services,  ne  s'est  pas  demandé  si  la  secte 
cienne  n'était  pas,  après  tout,  inférieure  par  sa  métaphysique  et 
le  savoir  à  ces  profonds  philosophes  d'Alexandrie,  lesquels,  assis 
des  débris,  éclectisaient  avec  des  ruines. 

[.  Cousin  ne  saurait  du  moins  être  accusé  d'avoir  failli  à  la  défense 
vérités  sociales.  N'est-ce  rien,  même  au  point  de  vue  moral,  que 
:e  réhabilitation  de  la  croyance  universelle  en  matière  philosophi- 
!,  sous  le  nom  de  sens  commun,  méthode  qui  fut,  avec  l'éclectisme, 
des  premiers  fruits  de  sa  pensée?  Quand  l'auteur  des  leçons  de  1815 
820,  avec  plus  de  fermeté  et  de  profondeur  que  Thomas  Reid,  assi- 
lit  à  la  philosophie  pour  point  de  départ  et  pour  règle  les  grandes 
ités  religieuses  et  morales  que  le  sens  commun  proclame  ou  recon- 
t;  quand  il  montrait  dans  la  foi  naïve  partout  identique  du  genre 
nain,  comme  une  église  véritable  enfermant  dans  son  credo  les 
^mes  essentiels  dont  la  philosophie  ne  doit  être  que  l'interprète  plus 
ifond,  que  faisait-il,  je  le  demande,  sinon  proclamer,  autant  qu'il 
it  en  lui,  que  la  philosophie  était  décidée  à  entrer  en  réciprocité  de 
vices  avec  les  croyances  de  l'humanité,  qu'elle  ne  voulait  pas  faire 
isme  avec  elles  pour  s'isoler  dans  l'impuissance  de  son  orgueil, 
elle  abdiquait  franchement,  en  un  mot,  et  l'indépendance  fron- 
ise  du  scepticisme,  et  le  dérèglement  de  l'esprit  de  secte,  cette  hé- 
ie  philosophique  qui  s'attache  à  des  moitiés  ou  à  des  quarts  de  vé- 
Js  insolemment  données  pour  la  vérité  tout  entière?  Croit-on  par 
jard  que  cette  vue  soit  épuisée  devant  les  égaremens  ou  devant  l'in- 
férence  du  temps  présent?  Pour  nous,  nous  la  trouvons  d'une  vérité 
s  frappante  encore  qu'il  y  a  trente  ans,  quand  M.  Cousin  la  présen- 
;  entourée  de  toutes  les  lumières  de  sa  raison  et  de  toutes  les  forces 
son  talent  oratoire.  Il  faut,  disait-on  alors  et  répète-t-on  sans  cesse 
nos  jours,  il  faut  une  autorité,  une  règle,  une  tradition,  et  la  phi- 
ophie  n'en  a  pas.  Nous  souscrivons  à  cette  exigence  en  niant  la  con- 
ision  qu'on  prétend  en  tirer.  Cette  autorité,  c'est  la  croyance  du 
ire  humain.  Si  la  philosophie  aspire  encore  à  la  puissance,  elle  n'a 


56  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

de  salut  plus  que  jamais  qu'en  s'y  soumettant.  Nous  reconnaissons  à 
la  philosophie  un  double  devoir  :  se  conformer  d'abord  à  ce  qu'il  y  a 
d'universel  et  d'immortel  dans  la  religion,  dans  la  morale,  en  un  mot 
dans  la  foi  de  l'humanité,  mais  s'y  conformer  pour  l'élever  peu  à  i)eu 
à  son  propre  niveau.  En  admettant  des  vérités  inspirées,  et,  à  côté  de 
cette  spontanéité  où  il  voit  une  révélation  permanente  et  directe  de 
Dieu,  la  faculté,  le  besoin  et  le  droit  inviolable  de  la  réflexion,  source 
de  tout  progrès,  M.  Cousin  a  jeté  les  fondemens  d'une  philosophie  qui, 
sous  la  condition  de  demeurer  fidèle  à  son  programme,  ne  risque  d'être 
ni  révolutionnaire  ni  rétrograde. 

Le  sens  commun  n'est  qu'une  règle,  l'éclectisme  n'est  qu'un  moyen.. 
Pour  s'orienter  dans  l'histoire  des  philosophies,  pour  faire  un  choix,  il 
faut  un  critérium.  L'érudition  fournit  des  documens,  non  le  principe 
qui  les  assemble  et  les  ordonne.  L'éclectisme  est  le  dossier,  il  n'est  pas 
la  cause.  Ce  qui  fournit  le  principe,  ce  qui  instruit  la  cause,  selon 
M.  Cousin,  c'est  la  psychologie,  c'est-à-dire  l'observation  de  l'ame  par 
elle-même  prise  pour  méthode  supérieure. 

Ici  commence  le  grave  dissentiment  qui  s'élève  entre  l'école  psycho- 
logique spiritualiste  et  les  diverses  écoles  théocratiques  d'une  part  et 
socialistes  de  l'autre.  L'école  théocratique,  par  l'organe  de  l'auteur  de 
la  Législation  primitive,  explique ,  par  certaines  traditions  religieuses 
substituées  à  l'observation  psychologique  et  interprétées  arbitraire- 
ment, tout  le  développement  intellectuel  et  moral  de  l'humanité;  elle 
considère  l'esprit  humain  comme  radicalement  incapable  d'arriver 
sans  la  révélation  à  une  moralité  quelconque.  C'est  ce  qu'on  a  appelé 
le  scepticisme  théologique.  La  méthode  psychologique  le  combat  en 
étudiant  dans  leur  origine  les  idées  de  bien,  de  vrai,  de  morale,  de  re- 
ligion naturelle. 

D'un  autre  côté,  les  sectes  sociales  qui  naissent  sous  la  forme  du 
saint-simonisme  s'établissent  de  plain-pied  dans  l'histoire  de  l'huma- 
nité prise  en  masse  :  méthode  commode  qui ,  s'appuyant  sur  des  don- 
nées presque  toujours  fort  obscures  en  elles-mêmes  et  obscurcies  encore 
par  l'hypothèse,  parvient  aisément,  à  l'aide  de  l'esprit  prophétique,  le- 
quel ne  fait  jamais  défaut,  à  justifier  la  théorie  à  laquelle  on  s'est  juré 
de  donner  raison.  Ce  procédé  d'analyse  patiente  recommandé  par 
M.  Cousin,  qui  saisit  et  montre  dans  l'homme  un  être  moral,  intelli- 
gent, mais  borné  dans  son  savoir,  sensible,  mais  limité  dans  son  bon- 
heur par  les  conditions  même  de  sa'nature,  actif,  mais  dont  la  liberté, 
fort  différente  de  l'instinct,  trouve  dans  la  raison  des  règles  obligatoire* 
qui  la  gouvernent;  ce  procédé,  sans  lequel  la  raison  ne  saurait  elle- 
même  s'élever  jusqu'à  la  conception  d'un  Dieu,  un  et  simple  comme  le 
moi.  ne  pouvait  convenir  aux  docteurs  de  l'athéisme  et  du  panthéisme. 
M.  Pierre  Leroux  ne  s'y  est  pas  mépris.  Fléti'issant  avec  une  curieuse 


/ 

PHILOSOPHES   ET   PUBLICISTES   CONTEMPORAINS,  57 

prve  de  mauvaise  humeur  la  méthode  psychologique,  il  y  préfère  fran- 
lement  une  sorte  de  divination  appliquée  à  l'avenir  et  même  au  passé, 
n  embrassant  cette  méthode,  mieux  appropriée,  selon  lui ,  à  la  fai- 
lesse  humaine,  M.  Cousin  s'y  attacha-t-il  dans  l'exacte  mesure  où  elle 
3uise  l'observation  sans  s'y  confiner  à  tout  jamais,  où  elle  s'élève  plus 
aut  sans  tomber  dans  l'hypothèse?  Écoutez  M.  Schelling  et  tout  le 
lœur  des  philosophes  de  l'Allemagne;  ils  vous  diront  qu'il  s'y  arrête 
l'excès  et  (ju'il  a  trop  sacrifié  à  la  connaissance  particulière  et  tech- 
ique  de  l'homme,  à  la  méthode  d'observation,  la  philosophie  de  l'ab- 
>lu  et  la  connaissance  ontologique.  Écoutez  M.  Hamilton  et  les  Écos- 
lis,  M.  Jouffroy  et  ses  élèves;  ils  vous  répondront  qu'il  sacrifie  beaucouj) 
op  à  l'abstraction  et  au  culte  de  l'absolu.  Sans  approuver  la  timidité 
Lcessive  de  M.  Jouffroy  et  d'Hamilton,  il  est  permis  de  penser  que 
.  Cousin  a  pu  être  taxé  d'une  hardiesse  fort  voisine  de  la  témérité,  dans 
Ttaines  thèses  de  métaphysique  et  de  philosophie  de  l'histoire.  Quant 
1  reproche  de  pusillanimité,  on  a  besoin,  pour  ne  pas  s'en  étonner,  de 
voir  de  quelles  gens  il  part.  Les  grands  philosophes  qui  l'adressent 
i  chef  de  l'éclectisme  ont ,  à  vrai  dire,  de  bonnes  raisons  pour  être 
îrs,  puisqu'ils  adorent  Dieu  dans  l'esprit  humain  et  l'esprit  humain 
us  leur  propre  image. 

Entrerons-nous  plus  avant  dans  ces  détails,  et,  suivant  pas  à  pas  les 
•ogres  de  la  pensée  de  M.  Cousin ,  montrerons-nous  le  professeur  de 
>17  prenant  possession  d'une  métaphysique  plus  complète,  peu  à 
;u  dépassant  l'horizon  de  Reid  et  de  Steward,  dont  les  indécisions  et 
timidité  trop  circonspecte  lui  semblaient  avec  raison  liasarder  les 
lutions  à  force  de  les  ajourner  et  préparer  les  voies  à  un  scepticisme 
)uveau  sur  les  ruines  du  scepticisme  de  David  Hume?  Le  ferons- 
)us  voir  osant  rouvrir  la  porte  à  ces  brillans  systèmes,  quelques-uns 
ront  à  ces  songes  dorés  de  la  métaphysique  dont  M.  Royer-CoUard 
ait  gardé  si  sévèrement  la  clé?  Dirons-nous  enfin  qu'attribuant  ce 
tour  périodique  et  désastreux  du  scepticisme  à  une  solution  vicieuse 
i  problême  de  l'origine  des  idées,  à  une  définition  fautive  de  cette  fa- 
dté  que  les  philosophes  appellent  éminemment  la  raison,  et  à  une 
lumération  incomplète,  inexacte  de  ses  élémens,  il  en  présenta  une 
lalyse  étendue  et  les  réduisit  aux  deux  cafeg'ones fondamentales  delà 
bstance  et  de  la  cause,  dont  il  réhabilita,  décrivit,  développa  le  rôle? 
)us  craindrions  que  toute  cette  science,  si  pleine  d'intérêt  sous  la 
ume  du  grand  écrivain,  n'en  eût  beaucoup  moins  sous  la  nôtre.  Nous 
marquerons  seulement  que  rétablir  le  caractère  absolu  de  ces  prin- 
pes,  les  arracher  à  l'origine  vulgaire  de  la  sensation,  les  rattacher  à 
ieu  sans  en  déposséder  l'homme,  ce  n'était  pas  là,  tant  s'en  faut,  une 
uvre  indifférente  contre  l'athéisme  en  vigueur.  L'exemple  de  la  phi- 
sophie  du  xyiii"  siècle,  aussi  bien  que  toute  la  tradition  philosophique, 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ayait  démontré  surabondamment  que  la  négation  du  principe  de  sub- 
stance équivaut  à  ne  laisser  subsister  dans  le  monde  physique  et  moral 
que  des  apparences  sans  réalité;  l'oubli  ou  l'atténuation  de  l'idée  psycho- 
logique et  rationnelle  de  cause  avait  conduit  la  métaphysique  par  des 
voies  plus  ou  moins  promptes  à  l'absorption  du  fmi  dans  l'infini,  du 
relatif  dans  l'absolu,  du  monde  en  Dieu  :  Benoist  Spinosa  et  son  école 
étaient  là  pour  l'attester.  Frayer  sa  route  entre  ces  deux  abîmes,  re- 
trouver pour  ainsi  dire  appuyées  l'une  sur  l'autre  la  causalité  divine  et 
la  liberté  humaine,  faire  descendre  dans  les  esprits  un  peu  de  cette 
divine  certitude  qui  se  mêle  aux  ombres  de  l'humanité,  voilà  l'objet 
que  poursuivit  le  réformateur  de  l'école  philosophique.  En  distinguant 
l'unité  et  la  variété,  l'absolu  et  le  relatif,  le  fini  et  l'infini,  en  montrant 
qu'il  était  contradictoire  que  l'infini  et  l'unité  naquissent  de  la  multi- 
plicité, de  la  pluralité,  de  la  nature  ou  de  la  sensation;  en  établissant 
l'antériorité  et  la  supériorité  de  Dieu  au  monde,  des  idées  aux  choses, 
du  vrai ,  du  bien ,  du  beau  aux  réalités  matérielles  qui  n'en  sont  que 
les  copies  et  les  enveloppes,  et  dans  le  monde  moral,  du  droit  au  fait 
et  des  principes  aux  applications,  M.  Cousin  put  braver  le  matérialisme 
et  le  scepticisme  qui  l'accompagne;  mais  il  rencontrait  dans  l'ordre 
scientifique  un  adversaire  tout  autrement  redoutable.  On  sent  que  nous 
voulons  parler  de  Kant. 

On  a  beaucoup  parlé  de  l'influence  de  la  philosophie  allemande  sur 
M.  Cousin.  Cette  influence  est  bien  moindre,  à  mon  avis,  sur  les  ré- 
sultats définitifs  de  ses  recherches  que  ne  le  fut  celle  de  Platon  et  de 
Descartes.  Platon,  Descartes,  Leibnitz,  après  la  première  influence  écos- 
saise, et  toujours  modifiés  par  elle,  voilà  ses  grands  maîtres.  Je  doute 
fort  qu'il  fût  arrivé  à  ses  théories  sur  la  philosophie  de  l'histoire  sans 
Hegel,  et  peut-être  à  cet  égard  pousserais-je  la  résignation  jusqu'à 
m'en  consoler,  s'il  ne  fallait  y  perdre  en  même  temps  des  pages  où  l'art 
ne  trouve  du  moins  qu'à  louer  Platon,  et  Malebranche  lui  étaient,  en 
métaphysique,  des  maîtres  suffisans  sans  Schelling  pour  formuler  sa 
théorie  de  la  raison.  Quoi  qu'il  en  soit,  suivons  ce  moment  intéres- 
sant et  si  débattu  de  la  carrière  de  M.  Cousin. 

Kant  avait  établi  avec  rigueur,  décrit  avec  soin  les  principes  régu- 
lateurs de  l'intelligence,  et  il  les  avait  ébranlés.  Ces  principes,  qui 
expliquent  tout  si  commodément ,  ne  seraient-ils  pas  de  simples  condi- 
tions de  l'intelligence,  de  pures  formes  de  l'entendement,  le  cadre  de 
nos  perceptions,  sans  posséder  d'ailleurs  aucune  existence  indépendante 
du  sujet  qui  les  conçoit,  aucune  objectivité?  Telle  est  la  question  qu'il  se 
pose.  Donnant  un  tour  plus  dogmatique  au  scepticisme  de  son  maître, 
Fichte  contempla  dans  le  moi  pris  pour  centre  et  pour  seul  objet  la  na- 
ture et  Dieu  que  le  moi  créait,  suivant  son  énergique  et  téméraire  ex- 
pression, en  vertu  de  sa  propre  et  merveilleuse  activité.  Mal  à  l'aise  et 


^^  PH 


PHILOSOPHES   ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  59 

)mme  étouffant  dans  cette  prison  du  moi  solitaire,  celui  qu'on  a  ap- 
ilé  le  Rousseau  de  l'Allemagne,  le  brillant  auteur  de  Woldemar,  Jacobi, 
3rça  l'étroite  enceinte;  il  s'échappa  de  cette  sombre  philosophie  sur  les 
les  d'un  mysticisme  de  sentiment,  séduisant  sans  doute,  mais  arbi- 
aire.  Plus  grand  philosophe  et  plus  grand  poète,  Schelling  lui-même 
i  put  sortir  de  cette  impasse  qu'à  l'aide  d'une  faculté  mystérieuse  mal 
jfinie,  percevant  directement  l'absolu ,  et  par  lui  désignée  sous  le  nom 
intuition  intellectuelle.  Tel  était  l'état  général  de  la  philosophie  en 
Uemagne  sous  l'empire  et  au  commencement  de  la  restauration. 
Afl'amé  de  savoir,  avide  d'expériences  nouvelles,  M.  Cousin  voulut 
mnaître  cette  partie  de  l'Europe  dont  la  philosophie  se  présentait 
lus  un  aspect  si  original.  Avec  cette  patience  qui,  chez  lui  surtout, 
it  lille  de  la  passion,  il  se  mit  à  déchiffrer  la  Critique  de  la  raison  pure, 
dé  de  quelques  notions  d'allemand  et  de  la  barbare  traduction  latine 
î  Born;  il  s'ensevelit,  suivant  son  expression  pittoresque,  pendant 
îux  années  entières,  dans  les  souterrains  de  la  philosophie  kantienne; 
lis,  quand  il  se  fut  assimilé  le  philosophe  de  Kœnigsberg,  quand  il 
it  rapidement  exploré  l'idéalisme  de  Fichte,  il  partit  pourvoir  l'Alle- 
lagne  elle-même,  pour  interroger  sur  son  sol  natal  cette  seconde  école 
lemande  dont  on  faisait  tant  de  bruit  et  dont  on  parlait  à  la  fois  avec 
nt  de  mystère. 

M.  Cousin  ne  s'en  tint  ni  à  Kant,  c'est-à-dire  à  la  psychologie  et  au 
epticisme,  ni  à  Schelling,  c'est-à-dire  à  une  intuition  qui  avait  à  ses 
3UX  le  tort  irrémissible  d'échapper  à  l'observation  psychologique,  ni 
Hegel,  c'est-à-dire  «  à  des  abstractions  sans  preuve  arbitrairement 
années  pour  le  fondement  de  toute  existence,  pour  le  type  de  toute 
îalité.  »  A  l'intuition  dont  parlait  Schelling  sans  s'expliquer  assez  net- 
ment,  il  substitue,  on  le  sait,  la  raison  impersonnelle,  faculté  supé- 
eure  qui ,  contrairement  aux  conclusions  de  Fichte ,  atteint  l'être 
!el,  et  qui  l'atteint  en  restant  perceptible  elle-même  à  la  conscience  : 
Cette  raison  descend  de  Dieu  et  s'incline  vers  l'homme;  elle  apparaît 
la  conscience  comme  un  hôte  qui  lui  apporte  des  nouvelles  d'un 
londe  inconnu  dont  il  lui  donne  à  la  fois  l'idée  et  le  besoin.  Si  la  rai- 
»n  était  toute  personnelle,  elle  serait  de  nulle  valeur  et  sans  aucune 
itorité  hors  du  sujet  et  du  moi  individuel.  La  raison  est  donc  à  la 
ttre  une  révélation,  une  révélation  nécessaire  et  universelle,  qui  n'a 
lanqué  à  aucun  homme  et  a  éclairé  tout  homme  à  sa  venue  en  ce 
londe  :  Illuminât  omnem  hominem  venientem  in  hune  mundum.  La 
dson  est  le  médiateur  nécessaire  entre  Dieu  et  l'homme,  ce  ^oyoç  de 
jfthagore  et  de  Platon,  ce  verbe  fait  chair  qui  sert  d'interprète  à  Dieu 
de  précepteur  à  l'homme,  homme  à  la  fois  et  Dieu  tout  ensemble. 
B  n'est  pas  sans  doute  le  Dieu  absolu  dans  sa  majestueuse  indivisibi- 
té,  mais  sa  manifestation  en  esprit  et  en  vérité.  » 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  saurait  contester  la  noble  élévation  non  plus  que  les  difficultés 
([ue  présente  éette  brillante  métaphysique.  Constatons  seulement  que, 
si  certaines  consciences  timorées  s'effrayaient  de  cette  autorité  divine 
conférée  à  la  raison,  elles  doivent  s'en  prendre  également  à  plus  d'un 
ixjrsonnage  fort  honoré  dans  l'église.  M.  Cousin  cite  Fénelon  s'écriant  : 
«  La  raison  n'est-elle  pas  le  Dieu  que  je  cherche'?  »  D'ailleurs,  pas  de 
milieu  :  ou  l'on  doit  rejeter  tout  le  spiritualisme  comme  faux,  ou  il  faut 
lui  donner  comme  base  une  faculté  supérieure  aux  misères  de  la  per- 
sonnalité ,  mfaillible  dans  une  certaine  sphère ,  reconnaissant  partout 
et  toujours  les  mêmes  vérités  morales,  les  mêmes  axiomes  métaphysi- 
ques et  mathématiques.  Diverses  par  les  explications  et  les  traductions 
qu'elles  donnent  du  principe  rationnel,  toutes  les  écoles  métaphysiques 
sont  d'accord,  de  Platon  à  saint  Augustin ,  de  saint  Augustin  à  saint 
Anselme,  de  saint  Anselme  à  Bossuet,  pour  l'élever  au-dessus  des  at- 
teintes du  scepticisme  en  lui  reconnaissant  un  caractère  absolu. 

Je  fais  la  part  des  hypothèses.  Je  ne  me  porte  pas  le  défenseur  offi- 
cieux de  plusieurs  propositions  philosophiques  contestables,  dont  le 
résultat  le  plus  net  peut-être  est  de  remuer  fortement  l'intelligence  et 
de  mettre  en  lumière  le  génie  de  l'inventeur  ou  de  l'interprète.  A  quoi 
bon  insister  sur  cette  vérité  vraiment  fort  extraordinaire  et  fort  instruc- 
tive, qu'un  philosophe  s'est  souvent  trompé?  Quoi!  M.  Cousin  n'a  pas 
découvert  la  vérité  absolue!  Quoi!  il  lui  est  arrivé,  malgré  les  précau- 
tions ordinaires  d'une  méthode  excellente,  de  prendre  quelquefois  le 
désir  de  la  vérité  pour  la  vérité  même  et  l'ombre  pour  la  proie?  Oh  ! 
Futile  enseignement  et  la  merveilleuse  découverte!  Je  préfère  m'atta- 
cher,  je  l'avoue,  à  l'essentiel,  et  laisser  là  toute  discussion  qui  pourrait 
passer  pour  être  purement  de  luxe.  Où  je  réclame,  dois-je  le  dire?  c'est 
quand  j'entends  accuser  le  philosophe  qui  a  rétabli  le  spiritualisme  en 
France  d'avoir  corrompu  sa  métaphysique  par  un  de  ces  principes 
irrémédiables  qui  auraient  pour  inévitable  effet  d'altérer  ou  plutôt  de 
supprimer  entièrement  ces  vérités  morales,  ces  principes  sociaux  dont 
sa  doctrine  est  toute  pénétrée,  dont  elle  n'est  au  fond  que  la  plus  noble 
et  la  plus  énergique  revendication.  On  accuse  M.  Cousin  de  panthéisme. 
11  s'est  formé,  pour  l'accabler  sous  cette  terrible  accusation,  une  croi- 
sade bien  sainte  assurément,  s'il  faut  en  juger  par  le  zèle  et  la  persé- 
vérance des  croisés,  au  premier  rang  desquels  monseigneur  l'évêque 
de  Cliartres  faisait  briller  tout  récemment  encore  une  valeur  digne 
d'être  appuyée  par  la  science  et  confirmée  par  la  sagesse.  De  quoi  donc 
s'autorise  tout  ce  grand  fracas?  Est-ce  de  l'admiration  de  M.  Cousin 
pour  Hegel?  Mais  ne  peut-on  admirer  Hegel  et  même  le  mettre  à  con- 
tribution sans  adopter  son  panthéisme?  Non,  la  cause  de  cet  épouvan- 
table tumulte  se  trouve  tout  entière  dans  quelques  phrases  excessives, 
hyperboliques,  je  n'hésite  pas  à  le  dire  même,  malheureuses  et  regret- 


I 

^K  PHILOSOPHES  ET   PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  61 

tables,  telles  qu'il  arrivera  infailliblement  d'en  faire  à  quiconque  vou- 
dra marquer  par  l'impuissant  abus  des  métaphores  l'ineffable  union 
de  Dieu  et  du  monde,  phrases  innocentes  et  compromettantes  tout  en- 
semble ,  où  respire ,  pour  ainsi  parler,  l'ivresse  de  la  présence  univer- 
selle du  Dieu  infini ,  phrases  telles  qu'on  en  cite  dans  les  écrivains  du  gé- 
nie le  plus  sûr.  Des  phrases  surprises  à  la  verve  et  à  l'entraînement  de 
l'écrivain  dominé  par  l'idée  de  marquer  l'action  profonde  de  Dieu  sur 
le  monde ,  voilà  donc  le  commode,  l'éternel  point  de  mire  des  atta- 
ques! M.  Cousin  a  eu  beau  protester,  réfuter  Xénophane,  désavouer, 
flétrir  même  le  panthéisme  dans  son  Introduction  aux  Pensées  de 
Pascal  et  dans  dix  passages  de  ses  écrits;  on  n'a  pas  moins  continué 
à  crier  au  panthéisme.  Pour  nous,  ce  qui  nous  rassure,  c'est  que 
quelque  chose  proteste  avec  bien  plus  d'énergie  encore  que  M.  Cousin 
contre  cette  accusation  :  c'est  toute  sa  philosophie.  Le  panthéisme  y 
serait  certainement  le  contre-sens  le  plus  monstrueux,  le  plus  absurde 
non-sens.  Comment  la  psychologie  spiritualiste  irait-elle  se  perdre 
dans  le  panthéisme,  quand  sa  principale  raison  d'être  est  précisément, 
avec  le  dessein  formé  d'éviter  le  scepticisme,  de  se  garder  aussi,  par 
l'observation  des  faits  de  conscience  et  le  profond  sentiment  du  moi, 
de  cet  autre  abîme  où  l'Allemagne,  avec  l'entraînement  de  la  logique, 
avec  une  passion  de  l'abstraction  que  rien  n'arrête,  se  précipite  tête 
baissée?  Ce  qui  distingue  entre  toutes  les  autres  philosophies,  même 
spiritualistes,  la  doctrine  de  M.  Cousin,  c'est  un  vif  sentiment  de  la  per- 
sonnalité humaine.  Partout  il  proteste  contre  cette  étrange  confusion 
de  la  volonté  libre  et  de  la  passion,  «  où  se  rencontrent  les  écoles  les 
plus  opposées ,  Spinosa ,  Malebranche  et  Condillac ,  la  philosophie  du 
XVII*  siècle  et  celle  du  xviii*,  l'une,  par  une  piété  extrême  et  mal  enten- 
due, étant  à  l'homme  son  activité  propre  et  la  concentrant  en  Dieu, 
l'autre  la  transportant  à  la  nature.  »  Partout  il  marque  soigneusement 
la  place  de  cette  volonté  entre  la  raison  qui  vient  de  Dieu  et  la  sensation 
qui  vient  du  monde.  L'idée  même  de  Dieu  n'est  pour  lui  que  le  fruit 
d'une  induction  légitime,  par  laquelle  l'homme,  partant  de  lui-même, 
s'élève  jusqu'à  Dieu.  «  L'homme  ne  peut  rien  comprendre  de  Dieu, 
dont  il  n'ait  au  moins  une  ombre  en  lui-même;  ce  qu'il  sent  d'essen- 
tiel en  lui,  Jl  le  transporte  ou  plutôt  il  le  rend  à  celui  qui  le  lui  a 
donné ,  et  il  ne  peut  sentir  ni  sa  liberté ,  ni  son  intelligence ,  ni  son 
amour,  avec  toutes  leurs  imperfections  et  leurs  limites,  sans  avoir 
une  certitude  invincible  de  la  liberté ,  de  l'intelligence  et  de  l'amour 
de  Dieu,  sous  la  raison  de  l'infinité.  »  Il  serait  par  trop  étrange  d'avoir 
défendu  contre  toute  atteinte ,  avec  un  tel  enthousiasme  et  une  telle 
résolution  pendant  toute  sa  vie ,  la  personnalité  distincte  de  Dieu  et 
celle  du  moi  humain,  pour  aller  en  faire  humblement  hommage  aux 
philosophes  de  l'Allemagne.  Singulier  panthéisme  d'ailleurs,  on  en 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conviendra,  que  celui  qui  attire,  ^e  la  part  de  cette  même  Allemagne 
à  la  philosophie  française,  le  reproche  de  trop  s'enfermer  dans  la  psy- 
chologie ,  et  fait  dire  aux  disciples  de  Saint-Simon  et  des  écoles  ana- 
logues ,  panthéistes  ou  athées ,  ce  qui ,  en  morale ,  est  absolument  la 
même  chose,  que  le  Dieu  du  spiritualisme  psychologique  et  de  M,  Cou- 
sin est  le  Dieu  des  enfans  et  des  femmes,  le  Dieu  qui  récompense  et 
punit,  le  Dieu  de  la  vie  future,  proposition  qui  fait  sourire,  comme  on 
peut  le  croire,  ces  grands  esprits!  Le  spiritualisme  accepte  le  reproche. 
Il  peut  hardiment  présenter  le  Dieu  qu'il  conçoit  à  l'adoration  du  peu- 
ple, dont  il  ne  se  distingue  pas,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  dans  cette  com- 
mune adoration.  Le  Dieu  de  la  philosophie  n'est  pas  seulement  le  Dieu 
réservé  des  savans,  c'est  celui  des  masses.  A  l'athéisme  du  xvni*  siècle, 
ou  au  déisme  desséché  de  la  plupart  de  ses  philosophes,  M.  Cousin  n'a 
pas  prétendu  substituer  un  Dieu  indifférent,  un  Dieu  pour  qui  l'hu- 
manité est  comme  si  elle  n'était  pas.  Le  Dieu  qu'il  conçoit  n'est  pas 
seulement  le  souverain  intelligible,  c'est  l'être  souverainement  ado- 
rable, c'est  le  modèle  infini  de  toutes  les  perfections  vers  lesquelles 
tend  l'humanité  dans  son  éternelle  aspiration,  capable  d'en  approcher 
toujours  davantage  sans  les  réaliser  jamais  absolument  :  idéal  toujours 
présent  à  l'intelligence  et  à  l'activité,  type  et  père  de  la  vie,  consola- 
teur et  vainqueur  de  la  mort.  Le  spiritualisme  psychologique  ne  dés- 
hérite l'humanité  d'aucune  de  ses  nobles  croyances.  Obscures,  il  cher- 
che à  les  éclaircir;  vraies,  il  les  démontre.  Pour  lui,  le  désir  et  la  pensée 
se  répondent,  le  monde  moral  est  une  harmonie. 

Ainsi,  contre  le  matérialisme,  une  solution,  renouvelée  et  agrandie, 
du  problème  de  l'origine  des  idées;  contre  le  scepticisme,  le  caractère 
de  la  vérité  absolue  restitué  à  la  raison  pure,  contrairement  au  sensua- 
lisme français  et  au  kantisme;  contre  le  fatalisme,  le  moi  défini  par  l'ac- 
tivité libre;  contre  l'athéisme,  l'idée  de  Dieu  rétablie  dans  la  métaphy- 
sique sur  le  fondement  de  la  raison  et  de  la  conscience;  pour  méthode, 
la  psychologie,  le  sens  commun,  l'histoire  comparée  des  systèmes  :  voilà 
les  grands  résultats  dont  M.  Cousin  nous  a  mis  en  possession.  Sa  théorie 
morale  et  sa  théorie  de  la  société  n'en  sont  qu'une  application  plus  par- 
ticulière et  plus  précise. 

II. 

Est- il  vrai  que  la  raison  soit  dans  une  naturelle  et  irrémédiable  im- 
puissance de  distinguer  par  elle-même  le  bien  et  le  mal?  Est-il  vrai 
que  la  philosophie  soit  incompétente  à  parler  aux  hommes  avec  quel- 
que autorité  et  de  leurs  droits  et  de  leurs  devoirs,  que,  suivant  elle, 
chacun  puisse  faire  sa  morale,  constituer  sa  loi,  c'est-à-dire,  en  défini- 
tive, abolir  toute  loi  et  toute  morale?  Si  cette  accusation  portait  juste, 


PHILOSOPHES   ET  PLBLICISTES   CONTEMPORAINS.  63 

elle  ne  frapperait  pas  seulement  sur  la  philosophie,  elle  tomberait  de 
tout  son  poids  sur  la  civilisation  moderne,  qui,  depuis  les  premiers  pas 
qu'elle  a  faits  librement,  dans  tout  l'ensemble  des  mœurs  qui  la  con- 
stituent et  des  lois  qu'elle  a  établies,  prend  la  raison  comme  point  de 
départ.  Qu'elle  s'allie  à  la  foi  religieuse  ou  qu'elle  rejette  toute  foi,  cette 
opinion  n'a  et  ne  peut  avoir  qu'un  seul  nom,  le  scepticisme.  C'est  à  le 
combattre,  c'est  à  le  chasser,  pour  ainsi  dire,  de  toutes  ses  forteresses, 
et  à  lui  arracher  tous  ses  masques,  que  l'auteur  des  célèbres  préfaces 
contre  l'école  théocratique  et  des  cours  contre  le  sensualisme  moderne 
s'attache  avec  énergie.  C'est  là  qu'éclate  véritablement  la  conformité 
de  son  enseignement  avec  l'esprit  de  la  révolution  cartésienne  si  pro- 
fondériient  conforme  elle-même  à  la  révolution  de  1789. 

Si  jamais  l'influence  de  la  métaphysique  la  plus  indifférente,  ce 
semble,  aux  affaires  du  monde  avait  pu  être  mise  sérieusement  en 
question,  le  xviii*  siècle  et  la  restauration  se  seraient  chargés  de  faire 
tomber  les  derniers  voiles.  Quelles  conséquences  sur  la  destinée  indi- 
viduelle et  sur  la  société  sortent,  pour  ainsi  dire,  à  flots  pressés  du  faux 
système  de  la  sensation  transformée!  La  raison  n'est  rien  que  de  relatif 
et  de  variable;  la  sensation  est  le  fond  de  l'homme;  ayez  donc  soin 
avant  tout  de  vous  procurer  des  sensations  agréables;  de  là  l'hygiène^ 
la  propreté,  recommandées  comme  des  vertus  dans  des  catéchismes  où 
il  n'y  aura  d'oublié  que  le  dévouement.  Point  de  principes  absolus, 
point  de  justice  naturelle,  point  de  vérité  antérieure  aux  conventions 
humaines,  le  raisonnement  né  de  la  sensation  façonnant  seul  la  so- 
ciété, soumise  à  ses  combinaisons  arbitraires  :  de  là,  en  politique, 
l'idée  d'un  contrat  purement  artificiel,  résiliable  dès-lors;  l'insurrection 
comme  conséquence  naturelle;  l'humanité  primitive  changée  en  un 
congrès  de  philosophes  délibérant  à  loisir  sur  le  langage,  la  religion , 
le  gouvernement;  l'ordre  politique  et  religieux  dénoncé  aux  peuples 
comme  une  conspiration  des  rois  et  des  prêtres,  la  ruse,  la  violence 
montrées  seules,  l'équité  nulle  part,  en  tout  un  monde  factice,  que 
l'homme  peut  changer,  puisqu'il  l'a  créé.  Voilà  comment,  sans  le 
vouloir  et  sans  s'en  douter,  l'abbé  de  Condillac  produit  toute  l'école 
révolutionnaire! 

Voyez  de  même  la  restauration  :  quel  lien  étroit  y  unit  la  méta- 
physique et  la  politique!  La  théodicée  de  M.  de  Bonald  montre  dans 
le  dieu  qu'elle  conçoit  bien  plutôt  la  volonté,  le  bon  plaisir,  que  l'in- 
telligence qui  dirige  cette  volonté  infinie  et  les  lois  suivant  lesquelles 
elle  se  détermine.  11  semble  qu'un  dieu  qui  n'agirait  pas  uniquement 
parce  que  cela  lui  plaît ,  en  dehors  de  toutes  considérations  tirées  de 
sa  sagesse,  c'est-à-dire  des  principes  qui  président  à  l'exercice  de  sa 
liberté,  serait  un  dieu  moins  puissant  et  moins  respecté,  un  dieu  pour 
ainsi  dire  constitutionnel,  limité  par  une  charte.  Quelle  merveilleuse 


64  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prémisse  pour  faire  sortir  de  l'arbitraire  qui  règne  au  ciel  le  des- 
potisme des  gouvernemens!  La  même  école  en  psychologie  se  plaît 
à  insister  sur  la  corruption  radicale  do  l'homme  et  sur  son  absolue 
impuissance,  bien  plus  que  sur  ce  qui  reste  en  son  ame  de  divine  lu- 
mière et  d'immortelle  vigueur,  bien  plus  sur  sa  décadence  originelle 
que  sur  sa  réhabilitation  par  la  religion  en  esprit  et  en  vérité.  Comme 
le  gouvernement  temporel  de  l'église  s'accommodera  de  cette  excel- 
lente philosophie!  Par  une  marche  contraire,  le  saint-simonisme  ne 
voit  en  Dieu  que  des  lois  nécessitantes,  nulle  personnalité,  nulle  exis- 
tence réelle  supérieure  au  monde.  Admirez  là  encore  la  fatalité  triom- 
phante de  la  logique.  La  liberté  véritable,  n'étant  pas  en  Dieu,  ne  sera 
pas  davantage  dans  l'homme,  et,  n'étant  pas  dans  l'homme,  elle  ne 
pourra  être  dans  la  société.  A  la  place  de  la  liberté  morale,  que  mettra 
donc  le  saint-simonisme,  avec  lequel  aussi  bien  nous  pouvons  identifier 
tout  socialisme,  quel  qu'il  soit?  Il  mettra,  d'une  part,  l'indépendance 
menteuse  de  la  passion,  la  souveraineté  de  l'instinct,  cette  fausse  image 
de  la  liberté,  et ,  de  l'autre,  pour  réaliser  ce  progrès  social  auquel  la 
volonté  libre  et  l'effort  responsable  de  l'homme  n'ont  nulle  part,  je  ne 
sais  quelle  régularité  géométrique,  je  ne  sais  quelle  hiérarchie  com- 
passée empruntée  à  ces  lois  fatales,  seul  idéal  que  le  dieu-univers  puisse 
fournir  à  1  imitation  du  genre  humain.  L'épreuve  est  décisive.  Don- 
nez-nous, sous  la  restauration,  dix  pages  de  philosophie,  et  nous  vous 
tenons  quitte  de  nous  dire  ce  que  pense  l'auteur  du  gouvernement 
constitutionnel  et  du  ministère  de  M.  de  Polignac  :  il  nous  suffit,  pour 
le  deviner,  de  savoir  ce  qu'il  pense  de  Dieu. 

Organe  et  auteur  d'une  psychologie  franchement  spiritualiste,  mé- 
taphysicien du  haut  libéralisme,  M.  Cousin  admet  en  même  temps, 
tous  ses  écrits  en  font  foi,  en  Dieu  et  dans  l'homme  deux  forces  qu'on 
a  tort  de  séparer,  et  qu'on  ne  sépare  qu'au  prix  de  conséquences  dé- 
sastreuses, à  savoir  la  volonté  et  la  raison,  l'une  qui  agit,  l'autre  qui 
règle  l'action,  l'une  qui  est  ta  liberté,  l'autre  qui  est  l'autorité  au  moins 
dans  son  fond  et  à  sa  source,  l'ordre  au  moins  dans  son  ty^te  et  dans 
son  essence.  De  là,  pour  ainsi  dire,  tout  un  monde  de  conséquences 
différentes.  Aux  doctrines  de  Bonald  et  de  Joseph  de  Maistre,  et  à  celles 
de  Saint-Simon  et  de  tout  le  socialisme,  que  l'on  compare  le  spiritua- 
lisme psychologique,  que  l'on  compare,  dis-je,  et  que  l'on  choisisse. 
Nous  voici  au  cœur  même  de  la  question. 

On  reproche  à  la  loi  morale  de  manquer  de  sanction;  on  soutient 
qu'elle  est  arbitraire  selon  la  philosophie.  Quoi  !  la  loi  morale  manque 
de  sanction  !  Mais  pour  quoi  comptez-vous  donc  le  principe  de  mérite 
et  de  démérite  admis  par  la  raison  universelle,  la  satisfaction  morale 
et  le  remords,  l'estime  et  le  mépris,  les  peines  et  les  récompenses;  pour 
quoi  comptez- vous,  au-delà  de  cette  sanction  immatérielle  ou  visible, 


PIIII.OSOPHES   ET   rUBLIClSTES   CONTEMPORAINS.  65 

une  sanction  plus  haute,  un  système  de  réparation  plus  mystérieux  qui 
survit  à  cette  terrestre  existence,  pour  cdinbler  les  lacunes  que  présente 
ici-bas  l'harmonie  nécessaire  de  la  vertu  et  du  bonheur,  pour  con- 
sommer et  couronner  les  vues  de  Dieu  sur  l'ame  humaine?  Ce  sont  là 
des  vues  religieuses,  dites-vous.  Eh!  ne  sont-ce  pas  aussi  des  vues  rai- 
sonnables? Si  toute  cette  partie  de  nos  espérances  qui  dépasse  la  pré- 
sente existence  et  qui  semble  percer  d'un  jour  encore  trop  incomplet 
les  ombres  d'ici-bas;  si  ce  pressentiment  tout  rationnel  de  la  vie  future 
ne  peut  que  gagner  en  force  et  en  douceur  au  concours  d'une  religion 
positive;  si  la  philosophie,  dans  ses  scrupules  de  méthode  et  d'évi- 
dence, arrivée  aux  portes  de  l'immortalité,  s'y  arrête,  n'est-ce  pas  la 
philosophie  qui ,  sans  autre  secours  que  celui  de  l'observation  sincè- 
rement [)ratiquée,  retrouve,  au  sein  de  l'ame  humaine  dénaturée  par 
les  faux  philosophes  et  calomniée  par  les  sceptiques  de  tous  bords, 
la  liberté,  la  raison,  la  règle,  l'idée  et  le  respect  du  bien,  et  toute  la 
hiérarchie  sacrée  des  vertus?  Quelle  vertu ,  en  efl'et,  fait  défaut  <à  la 
liste  dressée  par  la  morale  philosophique?  Serait-ce  l'humilité?  Quoi  î 
l'observation ,  qui  nous  découvre  l'étendue  de  notre  esprit  et  de  nos 
forces,  n'en  trouve-t-elle  pas  aussi  les  limites,  hélas!  trop  rapprochées? 
Quel  homme  au  monde  fut  plus  humble  que  Socrate?  —  Est-ce  le  res- 
pect de  soi?  Le  spiritualisme  ne  montre-t-il  pas  dans  l'homme  l'œu- 
vre et  en  quelque  manière  le  temple  même  de  Dieu?  Qui  eut  plus  de 
dignité  que  Marc-Aurèle?  —  Serait-ce  donc  l'amour  d(.'  l'humanité? 
N'est-ce  pas  par  la  philosophie  qu'éclate  comme  l'évidence  l'égalité 
des  hommes  devant  Dieu  et  devant  le  devoir  qui  les  fait  frères?  La 
philosophie  n'a-t-elle  pas  eu  ses  martyrs?  —  Nous  ne  retrancherons 
pas  davantage  la  piété  des  vertus  philosophiques.  Comment  !  la  pensée 
se  sera  élevée  à  l'idée  d'un  Dieu  qui  a  répandu  dans  le  monde  sa  per- 
fection et  sa  sagesse,  qui  a  fait  de  l'homme  l'instrument  et,  dans  une 
certaine  mesure,  le  but  de  ses  desseins,  l'observation  suivra  à  la  trace 
les  témoignages  partout  présens  de  cette  bonté,  de  cette  puissance  et 
de  cette  justice,  et  un  cri  de  bénédiction  et  de  reconnaissance  devant 
toutes  ces  beautés  et  toutes  ces  grandeurs,  un  cri  d'espoir  au  sein 
même  de  ces  imperfections  ne  s'échappera  pas  du  cœur  frappé  de  vé- 
nération et  pénétré  d'amour!  Qu'on  mette  un  terme  à  de  vaines,  à 
d'imprudentes  déclamations.  Ames  honnêtes  et  pieuses,  cessez  de  dire 
que  la  philosophie,  c'est-à-^ire  la  raison  méthodique  et  développée, 
ne  va  ni  à  Dieu,  ni  au  devoir!  Cessez  de  prétendre  que  la  pensée  droite 
et  régulièrement  cultivée  est  incapable  de  trouver  la  règle  de  la  vie, 
ou  n'arrive  qu'à  une  règle  individuelle.  Cette  règle  n'est  ni  impuis- 
sante ni  arbitraire,  car  c'est  l'obligation  qui  la  fonde.  L'obligation  mo- 
rale imposée  à  chacun,  voilà  le  caractère  distinctif ,  exceptionnel  parmi 
les  autres  principes,  qui  s'attache  à  l'idée  du  bien  !  Par  elle,  l'absolu 

TOME   V.  5 


66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pénètre  dans  le  cœur  même,  passe  des  idées  à  la  conduite  et  la  gou- 
verne sans  l'asservir. 

Qu'on  nous  pardonne  d'msister  sur  ces  points  presque  techniques. 
A  nos  yeux,  ils  sont  décisifs,  et,  sous  le  nom  de  l'illustre  philosophe 
qui  les  a  constamment  soutenus,  démontrés,  on  sait  avec  quelle  force 
et  quelle  éloquence,  ce  n'est  pas  moins  que  la  question  vitale  de  la  ci- 
vilisation moderne  et  de  l'avenir  que  nous  croyons  poser  et  agiter.  11 
nous  semble  que  ces  pensées  peuvent  à  la  fois  satisfaire  et  peuvent 
seules  réconcilier  et  ces  esprits  sévères  qui  voient  surtout  dans  la  vie 
un  saint  effort,  une  épreuve  laborieuse,  et  ces  âmes  enthousiastes  qui 
ont  fait  du  progrès  la  foi  ardente  de  leur  pensée.  Au  fond  de  cette  doc- 
trine, en  effet,  ne  retrouvez-vous  pas  le  grand  principe  religieux  de 
l'expiation  et  de  la  souffrance?  L'expiation  marche  à  la  suite  du  malj 
la  souffrance  est  la  loi  d'un  être  libre,  imparfait,  perfectible  :  libre,  il 
faut  à  l'homme  des  occasions  d'exercice;  il  les  faut,  pour  qu'il  conserve 
sa  liberté,  il  les  faut  pour  qu'il  la  c?eve/op;)e;  imparfait,  le  mal  à  quelque 
degré  est  la  condition  de  son  existence;  perfectible,  il  a  besoin  d'un  ai- 
guillon. Sans  l'ignorance  et  l'erreur,  quel  stimulant  à  la  science?  Sans 
le  mal  moral,  où  sont  les  combats  qui  fortifient,  élèvent,  fécondent 
l'ame?  où  est  le  perfectionnement,  où  sont  la  dignité,  la  grandeur,  la 
vertu?  Sans  le  mal  physique,  comme  stimulant,  que  devient  l'indus- 
trie? que  devient  la  civilisation?  Le  monde  entièrement  exempt  de  mal, 
c'est  l'homme  réduit  à  une  condition  inférieure,  c'est  la  liberté  dégra- 
dée, c'est  le  règne  absolu  de  Dieu  ou  le  règne  absolu  de  la  matière,  c'est 
l'humanité  détruite.  Le  mal  progressivement  diminué  par  le  travail, 
par  l'effort,  dans  l'ame  de  l'homme,  dans  la  nature,  dans  la  société,  est 
le  triomphe  au  contraire  de  cette  même  liberté;  c'est  l'humanité  se 
mettant,  par  le  libre  usage  des  dons  qu'elle  a  reçus,  en  possession  d'elle- 
même  et  du  monde.  Ainsi,  sous  la  condition  et  par  la  loi  même  de  la 
lutte,  s'allient  dans  une  pacifiante  harmonie  la  volonté  bienfaisante  de 
Dieu  et  l'active  volonté  de  l'homme.  Ainsi,  le  spiritualisme,  loin  de  re- 
pousser le  progrès,  le  glorifie;  loin  de  le  nier,  il  l'explique.  11  n'en 
retranche  que  les  bases  fausses;  il  n'en  repousse  que  les  idées  éner- 
vantes et  humiliantes;  il  n'en  supprime  que  l'utopie.  Voilà  le  flambeau 
moral  qui,  du  sein  de  la  conscience  individuelle,  projette  sa  lumière 
sur  la  société  civile. 

Le  droit  naturel  occupe  et  devait  occuper  une  place  considérable 
dans  les  écrits  de  M.  Cousin.  C'est  ici  surtout  qu'éclate  l'impuissance 
du  matérialisme,  qui  s'étale  ou  se  cache  dans  les  écoles  révolution- 
naires. Sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  monarchie  ou  république, 
le  matérialisme  ne  peut  établir  que  le  règne  de  la  passion  ou  l'empire 
de  la  force.  Anarchie  ou  despotisme,  voilà  son  alternative,  sa  double 
solution  au  problème  de  la  conciliation  de  la  liberté  et  de  l'ordre.  Chose 


PHILOSOPHES   ET   PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  C7 

singulière,  les  doctrines  les  plus  hostiles  entre  elles  se  rencontrent  dans 
un  même  principe.  Hobbes,  ce  politique  rétrograde,  ce  panégyriste  ré- 
solu de  la  monarchie  absolue,  n'invoque  point,  on  peut  s'en  convaincre 
en  lisant  M.  Cousin,  d'autres  raisons  que  le  républicain  Spinosa  pour 
fonder  l'omnipotence  de  l'état,  d'autre  légitimité  que  celle  qui  permet 
aux  publicistes  révolutionnaires  de  proclamer  la  suprématie  de  la  vo- 
lonté pure  du  peuple,  indépendamment  des  principes.  La  théorie  de 
Danton,  sauf  la  différence  du  souverain,  est  à  peu  de  chose  près  celle 
de  Borgia. 

M.  Cousin  demande  donc  à  la  psychologie  spiritualiste  une  théorie 
plus  vraie  du  devoir  et  du  droit.  La  métaphysique  ici  est  plus  que 
jamais  d'un  intérêt  contemporain. 

Me  respecter  moi-même,  me  développer,  voilà  ma  règle,  voilà  ma 
fm.  La  raison  la  conçoit  comme  une  obligation ,  l'activité  l'embrasse 
comme  un  but.  La  solution  morale  du  problème  de  la  société  est 
identique  sous  une  face  ditïérente  ou  plutôt  agrandie.  Partie  intégrante 
et  responsable  de  l'ordre  universel,  je  me  dois,  je  dois  à  l'ordre  et  à 
son  auteur  de  ne  détruire  ou  de  ne  dégrader  ni  mon  corps,  ni  mon 
intelligence,  ni  mes  instincts,  ni  ma  liberté.  Je  me  dois  en  outre  de 
leur  donner  tout  le  degré  de  perfection  possible.  En  remplissant  la 
première  partie  de  ma  destinée,  j'évite  le  mal;  par  la  seconde,  je  fais 
le  bien.  Or,  les  autres  hommes  n'ont  pas  une  autre  nature  que  la 
mienne.  Comme  à  moi-même  donc  je  leur  dois  respect,  et  comme  eux 
j'ai  droit  à  être  respecté  à  mon  tour.  Cette  vue  épuise  l'idée  du  droit. 
Je  n'ai  droit  absolument,  de  la  part  de  mes  semblables,  qu'au  respect 
de  mon  libre  développement,  dans  les  limites  de  celui  d'autrui.  On 
n'a  droit  de  même  de  me  demander  rien  de  plus.  Voilà  le  règne  pur  de 
Injustice.  Qu'est-ce  donc  que  Y  ordre?  C'est  avant  tout  le  respect  réci- 
proque. Qu'est-ce  que  la  loi?  C'est  cette  garantie  écrite.  Qu'est-ce  que 
l'état?  C'^st  la  justice  constituée  et  armée.  On  discute  beaucoup  sur 
l'ordre  et  sur  la  liberté.  Loin  d'être  deux  lignes  parallèles  qui  se  pro- 
longeraient sans  se  rencontrer,  ils  forment  à  beaucoup  d'égards  un  tout 
solidaire.  Regardez-y  avec  un  peu  de  réflexion  :  vous  verrez  que  presque 
tout  désordre  est  oppression,  et  que  toute  oppression  est  désordre. 
Qu'on  aille  au  fond  de  cette  théorie,  qu'on  en  presse  les  conséquences  : 
on  se  convaincra  qu'elle  répond,  sans  avoir  à  leur  appliquer  des  ar- 
gumens  différons,  à  tous  les  systèmes  erronés  ou  coupables,  qu'ils  s'ap- 
puient au  droit  divin  ou  au  droit  révolutionnaire,  qu'ils  prétendent 
justifier  l'édit  de  Nantes  et  les  dragonnades  ou  les  excès  de  93,  qu'ils 
invoquent  l'arbitraire  des  cours  ou  celui  des  rues. 

M.  Cousin  n'a  point  à  chercher  une  autre  origine  à  l'égalité,  cette 
idée  qui  a  prêté  à  tant  de  confusions  historiques,  philosophiques,  éco- 
nomiques, à  la  propriété,  ce  point  de  mire  de  tant  d'attaques,  que  plus 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES.    . 

d'un  législateur  n'a  pas  respectée  par  suite  d'une  conception  fausse, 
que  toutes  les  sectes  socialistes  détruisent  ou  dénaturent  à  l'envi.  L'é- 
galité, c'est  tout  simplement  le  droit  commun  au  respect,  à  la  pro- 
tection. L'égalité  dans  la  responsabilité,  voilà  l'égalité  morale;  l'égalité 
devant  la  loi,  voilà  l'égalité  civile.  Toute  autre  est  chimère,  tyrannie, 
iniquité  de  droit  et  de  fait.  La  propriété  est  fdle  aussi  de  la  liberté  hu- 
maine s'appliquant  à  la  matière,, objet  et  instrument  de  notre  activité 
comme  le  corps  lui-même;  elle  n'est  qu'un  prolongement,  une  dépen- 
dance de  ma  personne,  consacrée  au  même  titre,  et  comme  elle  ayant 
droit  à  la  protection  de  l'état.  Voilà  comment  une  logique  impérieuse, 
ou,  pour  mieux  dire,  une  observation  loyale  des  faits  de  la  nature  hu- 
maine enchaîne  indissolublement  et  rattache  à  la  même  racine  psy- 
chologique les  principes  de  tous  les  rapports  sociaux,  la  liberté  politique, 
l'égalité  civile,  la  responsabilité,  la  justice  rémunératrice,  la  pénalité, 
l'état  et  la  propriété. 

Telles  sont  les  idées  sur  lesquelles  M.  Cousin  revenait  fréquemment 
dans  ses  cours  avant  qu'elles  eussent  acquis  un  si  triste  intérêt  d'à-pro- 
pos  :  ici,  entrant  en  lutte  directe  soit  avec  l'école  rétrograde,  soit  avec 
le  matérialisme,  soit  avec  l'esprit  révolutionnaire,  plus  souvent  expo- 
sant ses  principes  avec  simplicité  et  calme  au  nom  de  la  science,  ré- 
futant Hobbes  et  Helvétius,  jugeant  Ferguson,  Smith  et  Reid,  expliquant 
la  Critique  de  la  raison  pratique  de  Kant,  développant  et  rectifiant  Pla- 
ton, livrant  à  Locke  un  combat  en  règle,  et  donnant  toujours  à  sa 
morale  et  à  sa  politique  un  développement  parallèle.  Dernièrement,  à 
l'appel  du  péril,  sous  le  feu  de  l'argumentation  ennemie,  nous  l'avons 
TU  rentrer  dans  cette  large  et  savante  exposition  des  principes  sociaux, 
d'ailleurs  plus  militante  par  le  fond  des  idées  que  par  la  forme,  et,  il 
faut  le  (lire,  plus  faite  pour  convaincre  les  intelligences  sérieuses  que 
pour  convertir  les  partis.  La  brochure  de  circonstance  :  Justice  et  Cha- 
rité, n'a  point  montré  M.  Cousin  sous  un  aspect  nouveau.  Principes, 
méthode,  style,  nous  possédions  tout  cela  dans  ses  précédons  écrits. 
L'insurrection  de  juin,  qui  a  été  l'occasion  de  cette  brochure,  n'a  pas 
provoqué  chez  lui  les  idées  qu'il  y  exprime,  elle  n'en  a  provoqué  qu'une 
mise  au  jour,  s'il  est  permis  de  le  dire  d'une  telle  nature  d'ouvrages, 
plus  populaire. 

M.  Cousin  a  reproché  à  l'économie  politique  de  Smith  et  de  l'école  an- 
glaise, dans  l'analyse  qu'il  en  donne,  de  sacrifier  au  principe  de  justice 
celui  de  charité.  Lui-même,  nous  devons  le  dire,  n'a  pas  échappé  à  ce 
reproche.  On  a  accusé  M.  Cousin  de  ne  pas  assez  répondre  à  ces  idées 
de  charité,  de  fraternité,  et,  d'une  manière  plus  générale,  de  ne  pas 
accorder  une  part  suffisante  au  sentiment.  Un  seul  mot  à  ce  sujet.  Quel 
était  le  but  de  M.  Cousin?  C'était  de  faire  de  la  morale  une  science. 
Or,  quelle  est  la  condition  d'une  science?  C'est  un  élément  universel 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  69 

et  fixe.  La  morale  que  M.  Cousin  enseignait,  et  qu'il  formulait  avec  une 
rare  netteté  de  vues  et  une  remarquable  rigueur  de  déductions,  était 
une  double  protestation  :  protestation  énergique  contre  le  système  de 
Végoïsme  né  de  la  philosophie  de  la  sensation;  protestation  plus  douce, 
ferme  toutefois,  contre  la  sympathie  de  Smith  et  la  doctrine  sentimen- 
tale de  Jean-Jacques,  principe  noble  et  séduisant,  mais  variable  et  plein 
de  contradictions,  pouvant  tout  aussi  bien,  réduit  à  lui  seul,  mener  à 
la  folie  qu'à  l'héroïsme.  Aux  combinaisons  vulgaires  et  conq)liquées 
tout  à  la  fois  du  calcul,  aux  entrainemens  du  sentiment,  l'auteur  des 
leçons  de  philosophie  substituait  une  règle  fixe,  et,  ne  l'oublions  pas 
surtout,  obligatoire,  absolue.  Or,  le  sentiment  non  plus  que  l'égoïsme 
n'a  rien  d'obligatoire,  et  à  qui  demander  l'absolu,  si  ce  n'est  à  la  seule 
faculté  qui  le  donne,  à  la  raison?  De  là  le  rôle  subordonné  du  senti- 
ment, subordonné,  dis-je,  mais  non  absent. 

Le  psychologue  a  tracé  de  main  de  maître  l'analyse  de  cette  intime 
et  merveilleuse  faculté  sous  les  formes  si  habituelles  et  si  vives  de  la 
satisfaction  morale,  du  remords,  de  la  pitié,  de  l'estime,  sous  les  formes 
élevées  de  l'amour  du  vrai  ou  de  la  science,  du  bien  ou  de  la  vertu, 
du  beau  ou  de  l'art,  du  saint  ou  de  la  religion.  Comment  l'oublierait-il 
dans  sa  théorie  de  la  société?  L'auteur  de  Justice  et  Charité,  en  recon- 
naissant les  difficultés  et  les  périls  de  la  charité,  veut  que  le  gouver- 
nement de  la  société  «  ait  un  cœur  comme  l'individu,  de  la  généro- 
sité, de  la  bonté;  que,  dans  une  certaine  mesure,  il  veille  au  bien-être 
des  citoyens,  développe  leur  intelligence,  fortifie  leur  moralité.  —  La 
justice,  si  on  s'y  renferme  exclusivement,  dégénère,  dit-il,  en  une  sé- 
cheresse insupportable.  »  Cette  certaine  mesure,  il  appartient  aux 
sciences  économiques  et  à  la  politique  de  la  déterminer.  C'est  à  elles 
de  voir  pour  quelle  part  l'état,  l'association,  les  individus,  doivent 
concourir  :  problème  périlleux  qui  se  pose  avec  une  impérieuse  exi- 
gence aux  esprits  incertains,  et  qu'une  génération  n'épuisera  pas  ! 

Si  l'on  veut  savoir  ce  qui  nous  séduit  à  la  théorie  morale  dont  nous 
achevons  ici  l'exposition,  nous  le  dirons  d'un  seul  mot  :  c'est  qu'elle  n'a 
pas  l'air  d'une  théorie.  Que  si  l'on  nous  présentait  un  système  compli- 
qué, érudit,  palingénésiaque,  oh!  nous  aurions  plus  de  défiance.  Ici, 
pour  fondement  de  la  politique,  pour  clause  indispensable  de  toutes  les 
réformes,  pour  préliminaire  de  toutes  les  améliorations  conçues  ou  rê- 
vées, M.  Cousin  nous  offre  quoi?  la  pratique  de  la  justice  et  du  de- 
voir !  Seraient-ce  là  aussi  des  utopies?  Par  la  plus  féconde  des  transfor- 
mations ,  l'idéal  de  l'individu  devient  celui  du  genre  humain.  «  De 
toutes  parts,  dit  M.  Cousin,  on  se  demande  où  va  l'humanité.  Tâchons 
plutôt  de  reconnaître  le  but  sacré  qu'elle  doit  poursuivre.  Ce  qui  sera 
peut  nous  être  obscur;  grâce  à  Dieu,  ce  que  nous  devons  faire  ne  l'est 
point.  Il  est  des  principes  qui  subsistent  et  suffisent  à  nous  guider  parmi 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  les  épreuves  de  la  vie  et  dans  la  perpétuelle  mobilité  des  affaires 
humaines.  Ces  principes  sont  à  la  fois  très  simples  et  d'une  immense 
portée.  Le  x)lns  pauvre  d'esprit,  s'il  a  en  lui  un  cœur  humain,  peut  les 
comprendre  et  les  pratiquer,  et  ils  contiennent  toutes  les  obligations 
que  peuvent  rencontrer,  dans  leur  développement  le  plus  élevé,  les  in- 
dividus et  les  états.  »  Ces  paroles,  qui  vont  jusqu'au  fond  même  des 
cœurs  et  qui  regardent  avant  tout  le  concours  individuel  comme  né- 
cessaire pour  régénérer  les  sociétés,  ne  contiennent-elles  pas  plus  de 
sens,  je  le  demande,  dans  leur  forte  simplicité  que  les  savantes  combi- 
naisons d'un  mécanisme  social  auquel  manquerait  ce  souffle  sans  le- 
quel tout  languit  ou  s'épuise  en  déchiremens  et  en  convulsions  stériles 
pour  décliner  rapidement,  — le  souffle  moral? 

m. 

n  s'en  fallait  bien  que  ces  doctrines,  réactionnaires  aux  yeux  des  gens 
qui,  en  dehors  de  la  morale,  ont  eu  le  bonheur  de  découvrir  une  po- 
litique capalîle  de  rendre  l'individu  bon  et  heureux  sans  qu'il  s'en 
mêle,  au  besoin  même  malgré  lui,  parussent  seulement  innocentes 
sous  la  restauration.  Ces  mots  de  liberté,  de  raison,  de  droit,  qui  re- 
tentissaient si  haut  dans  l'enseignement  philosophique  du  jeune  pro- 
fesseur, semblèrent  autant  de  protestations  séditieuses  et  d'allusions 
blessantes.  S'épanchait-il,  comme  on  l'a  dit,  à  la  fin  de  ses  leçons,  de- 
vant quelques  disciples,  en  termes  un  peu  trop  ardens?  Je  ne  sais.  La 
restauration,  en  1820,  inaugurait  ou  plutôt  poussait  avec  vigueur  la 
politique  qui  devait,  dix  ans  plus  tard ,  la  mener  à  l'abîme.  Le  second 
ministère  Richelieu  préparait  la  place  à  M.  de  Villèle.  Le  parti  ultra 
ordonna  à  ce  pouvoir  indécis  de  persécuter  et  de  frapper.  Passif  in- 
strument de  la  majorité,  le  ministère  persécuta  et  frappa.  M.  Guizot 
(tristes  vicissitudes!),  M.  Tissot,  M.  Cousin,  se  virent  destitués  comme 
factieux.  M.  Cousin  ne  garda  pas  même  sa  conférence  de  l'École  nor- 
male :  il  n'en  fut  pas  exclus,  mais,  pour  plus  de  précaution,  l'École 
normale  elle-même  fut,  peu  après,  supprimée,  et  M.  Cousin  licencié 
avec  elle. 

Durant  ces  temps  de  troubles  et  de  soucis  politiques,  M.  Cousin  s'en- 
ferma plus  que  jamais  dans  la  solitude  de  la  pensée  pure.  C'est  le  mo- 
ment de  sa  vie  le  plus  fécond  peut-être  en  publications  et  en  travaux 
érudits.  Chef  d'école  bien  plus  qu'homme  de  parti ,  il  avait  la  passion 
des  idées  et  médiocrement  de  goût  pour  ces  controverses  au  jour  le 
jour  de  la  politique,  qui  ne  sont  guère  moins  stériles  pour  les  acteurs 
que  pour  les  témoins.  Étudier  les  mouvemens  de  la  pensée  humaine 
à  travers  l'histoire  mène  nécessairement  un  esprit  contemplatif,  qui 
n'est  point  indifférent  et  égoïste,  à  s'intéresser  aux  événemens  de  son 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES  CONTEMPORAINS.  71 

temps;  mais  cette  étude,  qui  inspire  la  confiance  ou  la  résignation,  a 
souvent  pour  effet  de  l'éloigner  d'y  prendre  au  moins  de  prime-abord 
une  part  intime  et  directe.  Plus  tard,  dans  tout  le  feu  de  la  guerre  en- 
gagée, au  Globe,  le  rôle  de  M.  Cousin  \is-a-vis  de  ses  jeunes  amis  fut 
surtout  d'un  modérateur,  d'un  conseiller  bienveillant,  mais  parfois 
sévère.  Très  ardent  dans  cette  opposition  légale  dont  M.  Royer-Collard 
était  l'ame,  plus  hardi  certainement  dans  cette  voie  et  plus  exigeant 
que  ne  l'était  son  maître,  il  ne  laissait  pas  de  voir  avec  quelque  in- 
quiétude ces  pointes  un  peu  vives  de  l'opposition  de  ses  adhérens;  il 
craignait,  répudiant  quant  à  lui  toute  participation ,  que,  par-delà  le 
ministère,  ils  ne  frappassent  sur  le  principe  d'autorité,  et  par-delà  les 
ahus  du  clergé,  sur  le  christianisme  lui-même.  Quand  le  plus  illustre 
de  ses  disciples,  M.  Jouffroy,  bien  qu'infiniment  plus  calme  et  plus  ras- 
sis en  apparence,  eut  jeté  ce  cri  éloquent  :  Comment  les  dogmes  finissent, 
M.  Cousin  l'en  réprimanda  comme  d'une  brillante  équipée.  Il  nous 
serait  facile  de  le  montrer  ainsi  en  perpétuelle  défiance  contre  ce  côté 
de  la  philosophie  qui  relève  du  xvni**  siècle,  et  qui  prend  aisément  le 
rôle  de  l'agression,  au  lieu  de  se  tenir  simplement  sur  la  défensive. 
Pour  lui,  en  philosophie  et  en  politique,  il  semblait  compter  dès-lors 
avant  tout  sur  la  vertu  de  l'affirmation ,  et  croire  qu'une  vérité  dé- 
montrée est  bientôt  un  fait  triomphant.  Au  lieu  de  se  borner  à  nier  le 
matérialisme  et  à  en  combattre  les  derniers  restes  par  sa  propre  au- 
torité, il  publiait  Proclus,  Descartes,  traduisait  Platon,  qu'il  rendait  ac- 
cessible à  l'intelligence  française  par  de  lumineux  argumens;  au  lieu 
d'écrire  contre  le  ministère,  il  continuait  à  enseigner  une  grande  doc- 
trine libérale,  et  se  contentait  de  dire  :  Voyez  !  —  11  y  a  loin  de  là  au 
carbonarisme  auquel  on  l'a  dit  à  tort  affilié  (1). 

Cette  époque  de  la  vie  de  M.  Cousin  représente  assez  bien  la  période 
souvent  remarquée  dans  la  carrière  des  hommes  supérieurs,  qu'on 
peut  appeler  celle  du  stoïcisme,  période  d'aspiration  mêlée  souvent, 
au  sortir  d'énergiques  élans,  d'amers  dégoûts  et  de  sombres  découra- 
gemens.  Sauf  peut-être  le  découragement,  qui ,  autant  qu'il  est  pos- 
sible d'en  juger,  semble  avoir  peu  de  prise  sur  cette  ame  douée  d'une 
perpétuelle  activité,  qui  prend  si  vivement  à  toutes  choses,  et  paraît  de 
tous  points  si  bien  trempée  pour  vivre;  sauf  peut-être  ces  inquiètes  lan- 
gueurs qui  ne  devaient  pas  rester  étrangères  à  M.  Jouffroy  non  plus  qu'à 
René,  ce  moment  fut,  plus  particulièrment  pour  M.  Cousin,  celui  de  l'é- 
preuve. Atteint  d'une  affection  de  poitrine,  pauvre  d'ailleurs,  dans  son 
humble  retraite,  près  du  Luxembourg,  il  offre  alors  le  spectacle  d'un 
jeune  penseur,  ardent,  passionné,  calme  pourtant  dans  le  fond,  grâce  à 

(1)  La  seule  société  politique  dont  il  fit  partie  fut  une  société  publique  qui  se  réunis- 
sait sous  la  présidence  de  M.  de  Broglie. 


72  REVUE  DES  DEUX  BIONDES. 

la  sûcurité  que  donne  une  pensée  fermement  assise.  Sans  se  laisser  ni 
détourner  ni  abattre,  en  dépit  d'un  immense  besoin  personnel  d'expan- 
sion, il  ne  craint  pas  d'affronter  les  fatigues  ingrates  d'un  labeur  pour 
ainsi  dire  anonyme.  Il  traduit,  il  édita*  il  restaure;  il  commence,  en  un 
mot,  avec  une  vigueur  et  une  suite  qui  ne  se  démentiront  pas,  à  tra- 
vailler à  l'accomplissement  de  l'éclectisme.  Cette  entreprise,  par  sa  na- 
ture même,  ne  pouvait  avoir  pour  fondement  que  la  restitution  com- 
plète de  tous  les  grands  monumens  alors  dédaignés  ou  oubliés  de  la 
philosophie  ancienne,  de  celle  du  moyen-âge  et  de  la  philosophie  du 
xvu*  siècle,  qui  partageait  elle-même,  malgré  sa  date  récente,  avec  Pla- 
ton et  Aristote,  les  honneurs  du  dédain  des  contemporains.  Le  futur  édi- 
teur des  Pensées  de  Pascal  ne  recula  devant  aucun  travail  :  courant,  s'il 
s'agissait  de  donner  les  ouvrages  inédits  de  Proclus,  dans  le  nord  de  l'I- 
talie pour  collationner  les  manuscrits  de  la  ])ibliothèque  Ambrosienne 
et  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc;  plus  tard,  arrachant  à  la  poudre 
du  moyeu-âge  ïes  écrits  d'Abélard,  dont  il  vient  de  publier  les  œuvres 
précédées  d'une  préface  en  latin;  ne  prenant  pas  moins  de  peine  sur 
certains  passages  du  texte  de  Platon  que  sur  la  pensée  même,  et  portant 
dans  ce  genre  de  recherches  toute  la  passion  d'un  philosophe  et  d'un 
philologue  de  la  renaissance.  C'était  une  véritable  renaissance  en  effet. 
Par  l'énergie  de  l'impulsion  et  la  beauté  des  modèles  qu'il  donnait, 
M.  Cousin  fondait  cette  école  historique  qui  a  élevé  des  monumens 
durables  à  la  philosophie  des  différentes  époques.  Ce  mouvement  se 
propageait  surtout  à  dater  de  1830,  après  les  leçons  de  4828  et  de  1829 
et  l'enseignement  subséquent  de  l'École  normale.  En  1822,  M.  Cousin 
était  réellement  le  seul  historien  sérieux  de  la  philosophie. 

Deux  épisodes  coupent,  sans  l'interrompre,  cette  vie  toute  dévouée 
au  travail  :  l'un  est  cette  amitié  avec  Santa-Rosa,  le  chef  héroïque  de 
la  révolution  piémontaise  de  1820,  que  M.  Cousin  a  racontée  en  des 
pages  admirables,  les  plus  attachantes  peut-être  qu'il  ait  écrites (1); 
l'autre  est  sa  prison  d'Allemagne.  En  1824,  M.  Cousin,  faisant  un  voyage 
scientifique,  passe  à  Dresde.  On  l'arrête  sous  l'étrange  inculpation  d'a- 
voir cherché  à  corrompre  le  commandant  de  la  place,  qu'il  excitait,  di- 
sait-on, à  la  révolte.  Livré  par  la  Saxe  à  la  Prusse  sur  un  chef  d'accu- 
sation qui  ne  pouvait  guère  plus  mal  tomber,  il  passe  plusieurs  mois 
en  prison  à  Berlin.  On  reconnaît  enfin  que  le  traducteur  de  Platon  n'a 
pas  voulu  soulever  Dresde;  le  gouvernement  prussien  le  met  en  li- 
berté. M.  Cousin  achève  son  séjour  à  Berlin,  commencé  de  cette  façon 
quasi- tragique,  dans  la  docte  et  pacifique  compagnie  de  Sclileierraa- 
cher  et  de  Hegel,  et  revient  en  France,  en  1823,  reprendre  ses  travaux, 
ses  amis  et  ses  espérances  constitutionnelles. 

(1)  Voyez  l'article  sur  Santor-Rosa  dans  la  livraison  de  la  Revue  du  !«*  mars  1840. 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  73 

Les  longues  disgrâces  sont  rares  sous  le  gouvernement  représentatif. 
La  persécution  est  un  état  de  passage;  on  le  prend,  on  le  quitte,  il  est  rare 
qu'on  s'y  arrête.  Trop  de  bouches  boivent  tour  à  tour  à  la  coupe  de  ciguë 
et  s'en  partagent  les  gouttes  pour  qu'elle  tue  personne.  M.  Cousin  eut 
encore  deux  années  à  souffrir.  Les  élections  de  1827  firent  prendre  aux 
choses  une  face  nouvelle.  M.  Royer-CoUard  se  vit  appelé  à  la  présidence 
de  la  chambre,  M.  de  Martignac  au  ministère.  L'œuvre  de  réparation  ne 
tarda  pas  à  commencer;  M.  Guizot  et  M.  Cousin,  en  1828,  reprirent  leur 
chaire.  C'est  ici  le  point  culminant  du  professorat  de  M.  Cousin.  Cette 
année  1828,  où  MM.  Villemain,  Guizot  et  Cousin  charmaient  et  cap- 
tivaient un  auditoire  qui  s'étendait  bien  au-delà  de  l'enceinte  de  la 
Faculté,  peut  passer  pour  sans  égale  depuis  Abélard  dans  les  annales 
de  l'enseignement  français.  C'est  là  que  s'était  concentré  k  plus  puis- 
sant intérêt  du  moment.  Au  dire  de  ceux  qui  l'ont  entendu,  M.  Cousin 
se  distinguait  par  la  verve  entraînante,  la  vigueur,  l'élan,  la  franchise 
incomparable  de  l'allure.  Son  charme  était  dans  son  énergie  même, 
dans  le  feu  de  sa  parole.  Il  s'imposait  à  son  auditoire  résolument  et  le 
dominait  tOut  d'abord.  C'était  vraiment  dans  sa  beauté  fière  et  dans  sa 
puissance  aimée  le  despotisme  de  la  parole.  Le  ton  convaincu,  l'air 
souvent  inspiré,  une  pensée  qui  tantôt  s'épanchait  avec  aisance  et  sou- 
plesse, tantôt  se  repliait  sur  elle-même  avec  force ,  suivant  qu'il  dé- 
roulait la  logique  rigoureuse  des  lois  de  l'histoire  ou  le  spectacle  mo- 
bile de  la  pensée  et  de  la  vie,  tout  cela  complétait  en  lui  l'image  du 
philosophe-orateur,  parlant  non  d'un  cap  Sunium  à  quelques  disciples 
soumis,  mais  du  haut  d'une  tribune  à  un  auditoire  cherchant  avec 
émotion ,  sous  la  vérité  éternelle,  la  vérité  du  jour. 

Traduit  en  plusieurs  langues  et  reproduit  par  les  journaux  du  temps, 
critiqué  leçon  par  leçon,  soumis,  comme  l'eussent  été  des  discours 
politiques,  à  la  double  épreuve  de  la  censure  des  feuilles  radicales  et 
des  feuilles  ultra-monarchiques  et  religieuses,  objet  de  réfutations  et 
de  commentaires  scientifiques,  le  cours  de  1828  est  trop  universelle- 
ment connu  pour  que  nous  en  présentions  l'analyse.  J'insiste  cepen- 
dant sur  ce  point,  qu'il  fut,  par  la  nature  même  des  sujets,  une 
grande  innovation  dans  la  philosophie  française.  Un  seul  homme  (je 
ne  parle  pas  de  Saint-Martin,  le  philosophe  inconnu)  avait  touché  haitii- 
ment  à  ces  grandes  thèses  vivantes  de  l'histoire,  seules  capable*  de  cap- 
tiver un  public  habitué  aux  grands  spectacles,  et  cet  homme  était  un 
ennemi  des  philosophes  et  des  temps  nouveaux,  Joseph  de  Maistre.  L'ame 
de  Joseph  de  Maistre  a  ressenti  profondément  le  contre-coup  des  révolu- 
tions qui  ont  ébranlé  et  changé  la  face  du  monde;  c'est  par  là  que,  bien 
(ju'il  nous  heurte  et  nous  choque  à  tout  instant,  il  nous  intéresse,  quoi 
que  nous  en  ayons.  Ces  révolutions  n'avaient  pu  troubler  le  calme  de 
l'école  philosophique  régnante.  Faite  à  l'image  de  la  chimie  de  Lavoi- 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sier,  il  semble  que  l'idéologie  soit  indifférente,  comme  cette  science  de 
la  matière,  au  mouvement  des  affaires  humaines.  Nul  souffle  du  dehors 
n'y  pénètre.  Le  grand  problème  religieux,  humain,  historique,  qui  sort 
de  toutes  ces  ruines,  elle  ne  le  voit  pas.  Je  me  rappelle  ici  involontaire- 
ment ce  qu'on  raconte  de  M.  de  Tracy,  le  célèbre  idéologue.  Prisonnier, 
condamné  à  mort,  il  est  détenu  à  l'Abbaye;  l'appel  des  noms  retentit 
pour  l'échafaud;  le  sien  peut  s'y  trouver  :  n'importe!  il  médite;  rien  ne 
trouble  son  attitude  recueillie;  il  n'entend  rien,  il  ne  voit  rien;  maître, 
pour  la  première  fois,  de  son  système,  il  en  fixe  les  principaux  traits 
sur  le  papier,  il  note  les  métamorphoses  merveilleuses  de  la  sensation, 
comme  un  Archimède  de  la  pensée  pure  :  image  héroïque  de  la  pensée 
se  contemplant  elle-même  et  s'abstrayant,  dans  cette  étude,  même  des 
révolutions,  même  du  bourreau!  Le  xix"  siècle  n'était  pas  tenu  de 
pousser  si  loin  le  détachement.  Il  se  devait  à  lui-même,  ou  plutôt  la 
philosophie  lui  devait  de  dévoiler  et  de  comprendre  autant  que  possible 
le  sens  des  agitations  humaines.  La  psychologie  individuelle  appelait 
comme  complément  une  philosophie  de  l'humanité.  L'histoire,  arbi- 
trairement chassée  de  la  métaphysique  par  le  génie  abstrait  et  solitaire 
de  Malebranche,  en  reprenait  possession  de  vive  force  sous  la  pression 
de  prodigieux  événemens,  tous  marqués  du  caractère  de  la  pensée. 
L'Allemagne  avait  donné  l'exemple,  la  France  suivit. 

Sur  ce  terrain  si  neuf,  M.  Cousin  rencontrait  encore  ses  ordinaires 
ennemis,  l'école  ultramontaine,  le  scepticisme,  le  matérialisme.  L'é- 
cole ultramontaiue  voyait ,  dans  ces  laborieux  développemens  et  dans 
ces  mouvemens  agités  des  peuples,  des  expiations,  des  châtimens, 
expiations  sans  terme  ici-bas  et  châtimens  sans  progrès;  le  scepticisme 
en  triomphait  comme  d'un  jeu  du  hasard;  le  matérialisme  y  saluait 
son  vieil  allié,  la  force,  ou  bien,  par  la  plus  radicale  des  transforma- 
tions, embrassant  avec  ardeur  la  vie  et  s'illuminant  de  ses  splendeurs, 
d'incrédule  devenu  prophète,  il  annonçait  la  bonne  parole  de  l'indéfinie 
perfectibilité.  A  la  place  du  mystère,  du  dédain,  de  l'illuminisme, 
M.  Cousin  chercha  d'une  manière  ordinairement  moins  aventureuse 
que  Hegel ,  mais  souvent  et  trop  souvent  peut-être  sur  les  traces  du 
philosophe  allemand,  l'application  des  lois  de  la  philosophie  à  l'histoire 
de  l'humanité.  Il  montra  dans  la  philosophie  un  produit  nécessaire  de 
l'esprit  humain ,  dont  il  compta  les  besoins  fondamentaux,  les  idées 
générales  :  l'idée  de  l'utile  (sciences  mathématiques  et  physiques,  in- 
dustrie, économie  politique);  l'idée  du  juste  (société  civile,  état);  l'idée 
du  beau  (art);  l'idée  de  Dieu  (religion  et  culte);  la  réflexion  ou  la  phi- 
losophie, dernier  développement  de  l'esprit  humain  embrassant  rétro- 
spectivement les  sphères  précédentes,  dont  elle  possède  seule  les  prin- 
cipes et  le  secret.  C'est  à  développer  ces  principes  qu'est  consacré  le 
cours  de  4828,  le  plus  remarquable  peut-être  des  livres  de  M.  Cousin 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  75 

SOUS  le  rapport  oratoire,  un  des  plus  féconds  en  vérités  d'un  ordre  su- 
périeur, sinon  un  des  plus  purs  d'erreurs  et  d'exagérations  comme 
doctrine.  Bien  de  l'arbitraire,  sans  doute,  se  glissait  dans  ces  généra- 
lisations si  hardies  et  si  hautes,  et  la  réalité  dans  son  jeu  varié  et  com- 
pliqué dérange  plus  d'une  fois  l'imperturbable  régularité  de  cette  lo- 
gique qui  s'impose  si  fièrement  de  par  l'autorité  d'une  irrésistible 
éloquence.  Ces  thèses  fameuses  sur  l'inflni,  le  fini  et  leur  rapport,  et 
sur  les  époques  historiques  qui  rigoureusement  y  correspondent,  cette 
nécessité  étemelle  de  la  guerre,  cette  périodicité  presque  fatale  des 
systèmes  philosophiques  et  des  événemens  humains,  il  me  paraît  plus 
aîsé  et  peut-être  plus  consolant  et  plus  doux  de  les  admirer  sous  la 
plume  de  l'écrivain  que  d'y  ajouter  foi.  Quoi  qu'il  en  soit,  demandant 
à  la  philosophie  l'explication  de  l'histoire,  interrogeant  à  sa  lumière 
l'Orient,  la  Grèce,  Rome,  le  moyen-âge,  les  temps  modernes,  le  rôle  dés 
lieux,  des  peuples,  des  grands  hommes,  M.  Cousin  touchait  avec  gran- 
deur, en  les  résolvant  quelquefois,  à  tous  les  problèmes,  et  scellait  cette 
alliance  de  la  philosophie  et  de  l'histoire  éclairées  l'une  par  l'autre, 
qui  allait  si  bien  à  l'esprit  du  xix*  siècle. 

Dans  son  cours  de  4829,  vaste  tableau  de  la  succession  des  écoles 
depuis  les  temps  les  plus  anciens  jusqu'au  xix^  siècle,  qui  donne  à  la 
grande  idée  de  l'identité  de  l'esprit  humain ,  à  travers  la  diversité  des 
lieux  et  des  époques,  partout  mise  en  lumière  par  l'illustre  écrivain , 
une  nouvelle  et  plus  claire  confirmation.  M,  Cousin  se  montre  doué 
imire  tous  de  cette  éminente  faculté  du  critique,  l'intuition ,  la  divi- 
nation, qui  complète,  vivifie  et  parfois  en  partie  supplée  l'étude.  Nulle 
histoire  n'avait  été  conçue  avec  cette  régularité  de  plan  et  ce  procédé 
entraînant  d'exposition.  M.  Cousin  excelle  à  poser  les  philosophies  en 
présence,  à  les  mettre  aux  prises;  ce  sont  des  batailles  d'idées  où  rien 
n'est  laissé  à  la  fortune,  où  tout  est  clair  parce  que  tout  y  tient  à  l'es- 
prit et  en  dépend,  et  dont  le  résultat  est  toujours  quelque  vérité  survi- 
vante dont  les  doctrines  à  venir  feront  leur  profit.  Personne,  si  ce  n'est 
en  quelques  morceaux  M.  Royer-Collard ,  n'a  su  donner  un  pareil  at- 
trait à  des  luttes  purement  abstraites.  Les  systèmes,  dans  le  brillant 
tournoi ,  dans  la  lice  incessamment  ouverte  dont  la  vérité  est  le  prix , 
viennent  tour  à  tour  prouver  leur  force,  puis  leur  faiblesse,  et,  après 
s'être  épuisés  d'efforts  en  partie  stériles,  en  partie  fructueux,  trans- 
mettre l'idée  féconde  à  leurs  vainqueurs  et  à  leurs  successeurs.  £t, 
quasi  rursores,  vitaï  lampada  tradunt.  Ce  mélange  de  déductions,  de 
faits,  d'idées,  compose  un  tout  des  plus  solides  et  des  plus  intéressans. 
Le  volume  entier  consacré  à  Locke  est  une  application  détaillée  de 
cette  méthode,  si  ce  n'est  que  l'analyse  et  la  discussion  y  reprennent, 
à  côté  et  au-dessus  de  la  simple  exposition  et  du  jugement  succinct ,  la 
place  qu'elles  occupaient  dans  les  premiers  cours.  Dans  cette  réfutation 


7g  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  sensualisme,  toute  la  psychologie  à  peu  près  se  trouve  ramassée. 
C'est  le  livre  classique  de  M.  Cousin,  le  plus  répandu  dans  l'enseigne- 
ment aux  États-Unis  et  en  France. 

La  révolution  de  1830,  accueillie  plus  que  désirée  par  M.  Cousin,  ne 
l'arracha  pas  à  ses  calmes  études,  et  les  instances  même  de  M.  Royer- 
CoUard  ne  purent  le  décider  à  entrer  dans  la  politique  active.  Plus  tard 
il  fut  promu  à  la  pairie  à  titre  de  membre  du  conseil  royal  de  l'instruc- 
tion publique.  Son  enseignement  continua,  non  plus  à  la  Faculté  des 
Lettres,  où  il  avait  cédé  son  cours  à  M.  Joullroy,  mais  dans  l'enceinte  plus 
modeste  de  l'École  normale,  jusqu'en  1840,  année  où  il  devait  être 
appelé  au  ministère  de  l'instruction  publique,  sous  la  présidence  de 
M.  Thiers.  Comme  directeur  de  l'École,  comme  chef  de  la  section  de 
philosophie  au  conseil  royal,  il  réorganisa  l'enseignement,  alors  stérile 
ou  nul ,  de  la  philosophie.  Un  spiritualisme  décidé  fut  du  moins  en- 
seigné d'un  bout  à  l'autre  de  la  France,  et  une  morale  honnête  prêchée 
à  la  Jeunesse.  Je  sais  qu'on  attaque  cet  enseignement.  Je  n'ai  pas  mis- 
sion de  le  défendre;  tout  ce  que  je  tiens  à  dire,  c'est  qu'un  tel  enseigne- 
ment, non  point  systématique,  non  point  éclectique,  mais  spiritualiste, 
a  sa  place  nécessaire  dans  le  cercle  de  l'éducation  publique,  dont  le 
niveau  sans  lui  s'abaisse,  et  qui  perd  en  lui  comme  sa  conclusion.  On 
l'a  dit  avec  raison  :  ce  qu'il  faut  à  la  jeunesse  après  les  exercices  let- 
trés et  scientifiques  où  se  passent  les  premières  années ,  ce  sont  des 
principes  qui  mûrissent  tout  ce  travail  antérieur  et  en  donnent  comme 
le  secret  à  l'esprit.  La  société  laïque,  par  la  diffusion  des  grandes  vérités 
métaphysiques  et  morales  démontrées  par  la  raison,  prouve  surtout 
qu'elle  n'abdique  point  sa  part  de  pouvoir  spirituel. 

Est-ce  un  sacrilège  que  de  réclamer  pour  la  philosophie  cette  part 
d'instruction,  de  prédication,  d'action  profonde  et  régulière?  Achevons 
de  marquer  à  cet  égard  la  pensée  tout  entière  de  M.  Cousin. 

L'alliance  de  la  philosophie  et  du  christianisme,  tel  est,  on  le  sait,  le 
but  avoué  de  l'auteur  des  préfaces  de  Pascal  et  de  la  Défense  de  l'Uni- 
versité et  de  la  Philosophie.  Cette  pensée  est-elle  sincère?  Ce  but  est-il 
possible?  Possible,  n'est-il  pas  dans  l'état  actuel  des  esprits  plus  que 
jamais  nécessaire  de  l'atteindre?  J'interrogerai  M.  Cousin  sur  tous  ces 
points  brièvement,  mais  avec  netteté. 

D'abord  quels  sont-ils  donc,  ces  sérieux,  ces  redoutables  argumens 
que  l'on  invoque  pour  en  douter?  La  plupart  du  temps  je  ne  sais 
quelles  sailhes  humoristiques,  colportées,  envenimées,  que  les  enne- 
mis n'oublient  pas,  alors  que  l'auteur  ne  s'en  souvient  plus,  et  dont  il 
eût  souri ,  je  le  parierais ,  la  minute  d'après  :  boutades  échappées  à 
l'impression  du  moment,  qui,  fussent-elles  prises  au  pied  de  la  lettre, 
constitueraient,  aux  yeux  des  plus  ombrageux  inquisiteurs,  une  accu- 
sation d'hérésie,  un  grief  de  protestantisme,  si  l'on  veut,  non  un  crime 


PHILOSOPHES  ET   PUBLICISTES   CONTEMPOr.AJN?.  77 

d'impiété.  Tâchez  donc  d'être  un  peu  justes,  messieurs!  Vos  paroles 
n'ont-elles  jamais  dépassé  vos  intentions?  A\ez-vous  eu  toujours,  vous, 
si  violens  dans  vos  écrits,  l'exacte  mesure  du  langage  dans  les  conver- 
sations du  coin  du  feu?  Ne  vous  serait-il  donc  pas  possible,  sans  avoir 
besoin  d'aller  là-dessus  jusqu'où  vont  vos  casuistes,  de  distinguer  à 
l'égard  de  vos  adversaires  ce  qui  est  le  fond  et  l'état  ordinaire  do  Famé 
de  ce  qui  n'en  est  que  le  caprice  passager?  Le  sentiment  d'une  injus- 
tice soutîerte  ne  peut-il  arracher  de  ces  expressions,  comme  à  chaque 
instant  la  partialité  vous  en  arrache  de  plus  vives  et  de  plus  amères? 
Allons,  souvenez-vous  de  vous-mêmes,  et  il  ne  vous  faudra  que  bien 
peu  de  justice  pour  être  tant  soit  peu  charitables  !  Pour  nous,  ces  mots 
authentiques  ou  fabriqués,  ces  historiettes  qui  courent  de  bouche  en 
bouche  sur  ce  qu'un  homme  public  a  dit  ou  n'a  pas  dit,  ce  grand  feu 
que  la  haine  ou  simplement  la  malignité  se  plaît  à  allumer  d'une  très 
fugitive  étincelle ,  tout  cela  nous  semble  vraiment  ne  pas  mériter  le 
bruit  qu'on  en  fait.  Une  vie  signifie  plus  qu'un  mot;  une  suite  d'idées 
non  démentie  et  de  sentimens  dont  l'accent  n'a  rien  d'équivoque  se- 
rait en  tout  cas  plus  concluante  qu'une  saillie.  Ce  qui  nous  parai 
établir  péremptoirement  chez  M.  Cousin  la  sincérité  d'une  pensée  d'al- 
liance de  la  philosophie  et  du  christianisme,  c'est  sa  parfaite  confor- 
mité avec  l'entreprise  générale  du  philosophe.  Comment  concevrait-on 
qu'il  se  fût  montré  toute  sa  vie  passionné  pour  la  vérité  philosophique 
déposée  dans  les  systèmes,  à  ce  point  d'en  extraire  dans  des  théories  im- 
parfaites les  moindres  parcelles,  et  qu'il  restât  aveugle  ou  indilîérent  à 
ce  merveilleux  ensemble  de  vérités  qu'on  appelle  la  religion  chrétienne? 
Ne  serait-il  pas  singulier  qu'il  eût  pris  pour  devise  dès  ses  premiers  dé- 
buts :  raffermir  et  non  ébranler,  unir  et  non  diviser,  —  et  que  de  cette 
œuvre  de  raffermissement  et  d'alliance  il  exceptât  —  quoi  ?  le  chris- 
tianisme !  Une  telle  contradiction  est  contre  toutes  les  vraisemblances, 
quand  même  elle  ne  serait  pas  contraire  à  tous  les  monumens  écrits 
de  la  pensée  de  M.  Cousin,  à  ses  affirmations  réitérées.  Sans  doute, 
dans  le  champ  de  la  spéculation,  l'indépendance  philosophique  se  dé- 
ploie en  toute  plénitude,  elle  n'a  nul  compte  à  rendre  des  explications 
qu'elle  donne  de  toutes  les  questions  qui  l'intéressent;  mais  où  la  con- 
science universelle  redevient  compétente,  où  la  foi  religieuse  peut  faire 
entendre  de  justes  réclamations,  c'est  lorsque  la  philosophie  présente 
aux  hommes  des  conclusions  immorales,  insensées  ou  impies.  Le  droit 
de  la  philosophie,  c'est  d'expliquer,  suivant  telle  formule  qu'elle  croira 
vraie,  tout  ce  qui  compose  l'objet  éternel  de  la  science,  mais  sous  la 
condition  de  ne  méconnaître  aucune  de  ces  vérités  qui  forment  le  pa- 
trimoine naturel  de  l'espèce  humaine,  ou  qui  sont  le  fruit  sacré  du 
temps  et  de  la  civilisation.  Telle  est,  en  substance,  la  doctrine  de 
M.  Cousin. 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  point  de  vue  du  fonds  métaphysique  et  des  conclusions  morales, 
il  a  donc  parfaitement  le  droit  de  dire  que  la  philosophie  spiritualiste 
et  le  christianisme  sont  d'accord.  Oui,  l'unité  de  Dieu,  sa  spiritualité, 
sa  providence,  sa  perfection  proposée  en  exemple  à  l'ame  hûmaïne 
créée  à  son  image,  le  libre  arbitre,  la  responsabilité,  la  dignité,  l'im- 
mortalité de  cette  ame  qui  conserve  sa  personnalité,  le  pouvoir  et  le 
devoir  pour  elle,  durant  la  vie,  de  s'élever  vers  son.  Créateur,  l'idée  de 
l'égalité  et  de  la  fraternité  des  hommes,  voilà  les  idées  auxquelles  la 
philosophie  aboutit  au  nom  d'une  observation  bien  conduite  et  de  la 
raison  sérieusement  consultée.  Pour  la  philosophie  comme  pour  la  re- 
ligion, aux  yeux  du  traducteur  de  Platon,  du  disciple  de  Descartes  et 
de  Leibnitz,  comme  à  ceux  de  l'auteur  du  Traité  de  l'existence  de  Dieu 
ou  du  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même,  le  mot  de  la 
vie  est  épreuve.  Pour  la  morale,  au  point  de  vue  social  et  pratique, 
qu'on  nous  montre  donc  entre  les  deux  doctrines  l'ombre  d'une  dif- 
férence! 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille,  à  cause  de  cette  identité  d'enseignemens, 
que  le  christianisme  s'efface  devant  la  philosophie,  ou  que  la  philoso- 
phie disparaisse  devant  le  christianisme?  M.  Cousin  ne  le  pense  pas. 
Faire  pénétrer  le  sentiment  chrétien  dans  la  philosophie,  la  luniière 
philosophique  dans  l'ombre  du  sanctuaire,  ce  n'est  point  identifier 
deux  puissances  diverses  d'origine,  différentes  par  les  procédés,  et  des- 
tinées, chacune  pour  sa  part ,  à  satisfaire  des  besoins  spéciaux  et  dis- 
tincts de  la  nature  humaine.  La  religion  et  la  philosophie,  alors  même 
qu'elles  s'entendent  le  mieux ,  n'en  représentent  pas  moins  plus  par- 
ticulièrement :  l'une,  l'inspiration,  l'enthousiasme,  le  mystère,  la  foi, 
l'autorité;  l'autre,  la  réflexion,  la  méthode,  la  clarté,  l'examen,  l'indé- 
pendance. Toutes  deux  exercent  dans  la  société  un  ministère  spirituel, 
mais  elles  l'exercent  en  s'adressant  dans  les  âmes  à  des  mobiles  divers, 
en  leur  parlant  un  langage  approprié  à  la  diversité  des  temps  et  des 
natures.  Nous  savons  qu'on  reproche  à  M.  Cousin  de  prétendre,  par 
cette  distinction,  renvoyer  dédaigneusement  le  christianisme  aux 
masses  et  prophétiser  son  absorption  définitive  par  la  philosophie.  Que 
M.  Cousin  considère  le  christianisme  comme  plus  indispensable  aux 
masses  privées  de  toute  autre  culture ,  cela  ne  saurait  être  contesté; 
mais  il  y  a  si  loin  dans  sa  pensée  d'un  tel  sentiment  au  dédain,  qu'il 
ne  croit  pas  pouvoir  donner  aux  masses  un  gage  plus  vrai  de  sympathie 
que  de  les  adresser  au  christianisme,  et  au  christianisme  un  plus  décidé 
témoignage  de  respect,  que  de  lui  confier  les  masses,  c'est-à-dire  le 
genre  humain.  Il  professe  que  la  religion  et  le  culte  sont  d'une  néces- 
sité aussi  éternelle  que  les  besoins  du  cœur  et  que  les  conditions  de  la 
société.  Nous  croyons  donc  pouvoir  conclure  que  M.  Cousin,  sans  un 
vain  étalage  d'orthodoxie,  sans  aveugle  optimisme,  regarde  comme 


PHILOSOPHES   ET   PUBLIC18TES   CONTEMPORAINS.  79 

fondamentale  l'union  du  christianisme  et  de  la  philosophie,  et  comme 
nécessaire  à  la  civilisation  leur  coexistence  régulière  au  sein  de  la 
société. 

Que  si  une  telle  conviction  avait  encore  besoin  d'être  justifiée,  qui 
serait  plus  capable  de  lui  donner  gain  de  cause  que  le  double  spectacle 
de  l'histoire  du  passé  et  de  l'état  des  esprits?  Qu'avons-nous  vu  jus- 
qu'à présent?  Tantôt  la  rehgion  dominant  seule,  nourrissant  d'abord 
les  âmes  de  vérités  pures  et  de  sublimes  espérances,  couvrant  et  fé- 
condant le  sol  de  ses  bienfaits  sans  mélange,  puis,  par  la  suite  des 
temps,  faute  du  contrôle  sévère  de  l'intelligence  et  de  la  critique,  ac- 
cueillant peu  à  peu  et  cachant  sous  son  manteau  les  ignorances,  les 
superstitions,  les  persécutions,  les  convoitises;  tantôt  la  philosophie 
proclamant  la  liberté,  la  tolérance,  l'égalité  humaine,  mais,  privée  de 
l'esprit  religieux ,  devenant  bientôt  destructive  et  impie ,  aboutissant 
aux  saturnales  de  93,  au  scandale  honteux  et  impie  du  couronnement, 
sous  la  plus  impure  des  images,  de  je  ne  sais  quelle  raison  matéria- 
liste déifiée  par  la  passion  en  délire.  Après  une  telle  expérience,  la 
société  ne  verra-t-elle  donc  se  lever  jamais  des  jours  où,  dans  leur 
développement  parallèle  et  pacifique ,  la  philosophie  et  la  religion  la 
serviront  de  concert  par  leur  rivalité  sans  haine  et  par  leurs  efforts 
sans  hostilité,  où  la  philosophie  sera  pour  la  religion  comme  un  sti- 
mulant actif  et  énergique  de  liberté,  de  tolérance  et  de  progrès,  où 
la  religion  sera  pour  la  philosophie  comme  le  rappel  éternel  de  ces 
vérités  morales  sans  lesquelles  la  lumière  philosophique  n'est  qu'une 
fausse  lumière,  et  le  progrès  social  qu'un  progrès  menteur.  L'idée  de 
la  personnalité  distincte  et  permanente  de  l'homme  et  celle  de  l'épreuve 
opposées  à  la  divinisation  de  l'humanité  par  le  socialisme  panthéistique 
et  à  la  théorie  de  la  jouissance  à  tout  prix,  n'est-ce  pas  un  terrain  sur 
lequel  religion  et  philosophie  peuvent  s'entendre  pour  combatti-e  le 
combat  de  la  vérité  contre  le  grand  rnensonge  contemporain? 

En  se  rattachant  de  plus  en  plus  au  siècle  qui  a  donné  le  modèle 
jusqu'à  présent  le  plus  accompli  de  cette  alliance,  en  relevant  le  dra- 
peau, trop  long-temps  échpsé  devant  Locke  et  l'Angleterre,  devant  Reid 
et  l'Ecosse,  devant  Schelling  et  l'Allemagne,  de  la  philosophie  du 
xviv  siècle,  de  la  philosophie  de  Descartes,  M.  Cousin  a  donné  un  gage 
décisif  à  cette  pensée  d'union.  Les  folies  de  l'école  hégélienne  n'ont  pas, 
il  le  déclare  avec  plus  de  force  encore  dans  sa  nouvelle  édition,  d'ad- 
versaire plus  décidé;  on  ne  peut  que  l'en  féliciter  vivement.  Rien  ne 
pourrait  faire  plus  de  tort  à  la  philosophie  spiritualiste  que  cette  im- 
putation de  germanisme  dont  elle  rejette  nettement  la  solidarité. 
M.  Cousin  s'est  sans  doute  parfaitement  défendu  contre  le  reproche, 
assez  singulier  en  effet,  de  manquer  de  patriotisme  en  philosophie.  Il 
a  pu  prouver  qu'il  était  légitime  et  bon  de  faire  en  métaphysique  ce  qui 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  lieu  simultanément  pour  la  critique  littéraire  étendant  sa  vue 
par  l'étude  comparée  de  l'Angleterre,  de  l'Allemagne,  de  toutes  les 
littératures  européennes;  mais  il  y  aurait  danger  à  prolonger  pareille 
œuvre  outre  mesure.  Entre  la  pensée  non  moins  réglée  que  libre  de 
Descartes  et  de  Cossuet  et  la  spéculation  délirante  de  la  moderne  Alle- 
magne ,  entre  la  psychologie  et  la  morale  d'une  part  et  de  l'autre  les 
doctrines  sociales  étayées  sur  l'athéisme  qui  débordent  de  l'hégélia- 
nisme  sur  l'Allemagne  et  sur  la  France,  il  ne  saurait  y  avoir  rien  de 
commun.  Ayons  désormais  cet  orgueil  de  croire  que  ce  ne  doit  plus 
être  à  nous  d'aller  vers  l'Allemagne,  mais  à  l'Allemagne,  redevenue 
sage,  de  venir  à  nous.  Que  si  elle  aspire  du  moins  à  garder  une  domi- 
nation légitime,  qu'elle  produise  un  nouveau  Leibnitz  pour  combattre 
et  pour  corriger  ses  modernes  Spinosa. 

Quelles  que  soient  donc  les  vicissitudes  réservées  dans  l'avenir  à  la 
philosophie  française,  rien  ne  pourra  retirer  à  M.  Cousin  l'honneur 
d'avoir  établi  sur  les  bases  les  plus  fermes  une  doctrine  conservatrice 
et  libérale  tout  ensemble,  dont  la  fécondité  est  loin  d'être  épuisée.  Les 
éminens  services  du  réformateur  de  l'école  française  ne  seront  pas  plus 
contestés  en  ce  qui  touche  l'histoire  de  la  philosophie,  dont  il  est  parmi 
nous  le  créateur.  Esprit  d'une  élévation  supérieure  et  d'une  merveil- 
leuse étendue,  M,  Cousin ,  sans  être  placé  au  nombre  des  grands  in- 
venteurs, prendra  rang  certainement  parmi  les  rénovateurs  et  les  in- 
spirateurs les  plus  puissans  de  la  pensée  philosophique.  Si  la  doctrine 
dont  lui-même  est  l'apôtre  ne  réalise  pas  l'idée  de  cette  science  uni- 
verselle, idéal  éternellement  poursuivi  par  l'ambition  de  la  pensée,  si 
elle  ne  renferme  pas  le  résumé  de  tous  les  progrès,  du  moins  elle  ne 
fait  obstacle  à  aucun,  car  elle  est  par  excellence  l'impartialité,  la  tolé- 
rance, l'étendue,  car  elle  touche  à  tous  les  perfectionnemens  par  la 
morale.  Pour  se  compléter  elle-même  et  pour  agir  plus  fortement  sur 
le  siècle,  ce  sera  sa  tâche  désormais  indispensable  de  renouer  l'antique 
ïdliance,  aujourd'hui  trop  relâchée,  de  la  philosophie  avec  les  sciences 
matiiématiques  et  physiques,  avec  la  physiologie  et  l'histoire  natu- 
relle, ce  sera  son  devoir  de  resserrer  plus  étroitement  encore  les  liens 
qui  l'unissent  aux  sciences  sociales,  auxquelles  seule  elle  peut  donner 
une  ame  et  une  organisation  supérieure. 

A  ce  point  de  vue  de  l'influence  de  la  philosophie  s'unissant  à  la 
haute  économie  politique,  à  la  science  des  rapports  sociaux,  si  pro- 
digieusement embrouillée  de  nos  jours  par  l'esprit  de  secte  et  par  les 
passions,  nous  sommes  loin  de  croire  que  le  rôle  de  M.  Cousin  soit 
achevé  encore.  Il  a  trop  bien  prouvé  que  la  muse  austère  sait,  elle 
aussi,  quand  il  le  faut,  manier  l'épée  du  combat,  pour  que  ses  fa- 
cultés, encore  si  animées  de  ce  souffle  de  jeunesse  qui  leur  prêta  tant 
d'iclat,  puissent  demeurer  oisives  en  présence  du  danger  social.  Justice 


PHILOSOPHES  ET   PUBLICISTBS   CONTEMPORAINS.  81 

et  charité  et  la  profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard,  que  M.  Cousin  a 
cru  opportun  de  réimprimer,  ne  suffisent  pas;  il  nous  faut  sa  parole,  son 
concours  dans  la  crise  présente.  M.  Cousin,  en  dépit  de  cette  imagina- 
tion que  quelques-uns  lui  reprochent,  a  reçu  comme  don  éminent  un 
bon  sens  à  l'épreuve  des  systèmes,  qui,  suivant  la  forte  expression  de 
Bossuet,' semble  jaloux  surtout  de  tenir  les  deux  bouts  de  la  chaîne.  Il 
appartient  aux  esprits  conciliateurs  et  fermes  d'intervenir  à  propos  dans 
ces  ardens  débats  qui  soulèvent  souvent  plus  de  poussière  qu'ils  ne  font 
jaillir  de  clartés. 

Pour  s'adresser  à  la  foule,  pour  attirer  même  les  esprits  sérieux,  il 
ne  suffit  pas  de  nos  jours  d'être  philosophe,  il  faut  être  écrivain;  c'est 
un  mérite  que  nul  du  moins  n'osera  contester  à  M.  Cousin.  Ce  style 
unique  de  notre  temps  et  qui  n'a  pas  cessé  de  gagner  en  sérénité  et  en 
pureté  sans  perdre  de  sa  chaleur  et  de  sa  force,  depuis  les  leçons  pro- 
noncées sous  la  restauration  jusqu'aux  beaux  argumens  de  la  traduction 
de  Platon,  et  jusqu'aux  préfaces  apologétiques  des  Fragmens,  atteint 
sa  perfection  dans  les  récens  morceaux  sur  le  scepticisme  philoso- 
phique de  Pascal  (1).  Ce  qui  le  distingue  entre  tous,  c'est  l'ordre,  la 
lîeauté  régulière  des  développemens,  un  art  profond  en  partie  caché  par 
un  grand  naturel;  c'est  surtout  une  vivacité ,  une  énergie  incomparables, 
un  ton  de  maître,  une  phrase  savante,  mais  aisée  et  flexible,  qui  tantôt 
se  développe  et  se  déploie  en  majestueuses  et  souples  périodes,  tantôt, 
s'accourcissant,  se  replie  sur  elle-même  et  s'aiguise  en  traits  acérés. 
Peu  d'images,  mais  choisies  et  ornant  moins  le  sujet  qu'elles  ne  l'éclai- 
rent;  nul  enjolivement,  nul  soin  puéril,  le  style  grec  avec  la  netteté  et 
la  pureté  sévère  de  la  ligne  doucement  éclairée  d'un  certain  reflet  de 
grâce  platonicienne;  peu  de  clair-obscur  et  de  demi-teintes  comme 
chez  Chateaubriand  et  Lamennais.  Aucun  langage  n'est  plus  fidèle, 
avec  un  caractère  d'ailleurs  distinct,  à  la  tradition  du  xvu^  siècle, 
dont  il  s'approprie  curieusement  les  secrets.  On  sait  avec  quelle  piété, 
dans  sa  passion  pour  cette  admirable  langue  du  pur  Louis  XIV  et  de 
la  fin  de  Louis  XIII,  M.  Cousin  s'applique  à  en  rétablir  le  texte  exact, 
à  en  recueillir  les  moindres  traits.  Ses  travaux  sur  Biaise  et  sur  Jac- 
queline Pascal  ne  sont  pas  seulement  des  modèles  consommés  d'élo- 
quence, mais  des  chefs-d'œuvre  de  cette  intelligente  et  délicate  érudi- 
tion qui  n'appartient  qu'aux  artistes  en  fait  de  langage.  Là-dessus,  il  ne 
faut  pas  seulement  le  lire,  il  faut  l'entendre.  Il  n'a  pas  médité  Pas- 
cal, il  l'a  vu  et  entendu.  M"*  Angélique  Arnaud  l'héroïque,  la  sainte 
Urna  Agnès,  la  belle,  la  fière,  la  languissante,  la  subtile  M"*  de  Longue- 
viUe,  sont  pour  lui  des  figures  vivantes;  il  les  a  quittées  tout  à  l'heure. 
Il  sort  de  Port-Royal  pour  vous  en  donner  des  nouvelles  toutes  fraîclics. 

(1)  Voyez  les  livraisons  de  la  îkvm  du  15  décembre  184*  et  du  15  janvier  lSi5. 
TOME  V.  •  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'imagination  de  M.  Cousin  comme  philosophe  et  comme  écrivain  est 
d'une  espèce  à  part  dans  notre  tradition  et  dans  notre  siècle.  Elle  n'a 
ni  cet  air  de  mystère  ni  cette  singulière  exactitude  de  géomètre  au 
sein  des  rêves  qui  caractérise  Malebranche;  elle  n'a  que  rarement  et 
par  courtes  échappées  la  mélancolie  moderne;  ses  attributs  éminens 
sont  l'enthousiasme,  le  mouvement,  l'élévation,  l'éclat.  Je  termine 
par  un  trait  à  l'adresse  de  nos  écrivains,  souvent  les  plus  illustres;  nul 
n'ignore  plus  que  lui  cette  plaie  de  notre  littérature,  le  remplissage.  Tout 
est  soutenu,  mûri  lentement  dans  ce  qu'il  écrit.  Le  style  de  M.  Cousin 
ne  réunit  pas  à  un  degré  égal  toutes  les  qualités,  mais  il  a  les  princi- 
pales de  la  grande  manière,  lumière,  vivacité,  hauteur.  S'il  n'est  pas  le 
plus  complet,  il  est  assurément  le  plus  parfait  de  notre  temps. 

Ces  qualités  primesautières  qui  survivent  sous  l'appareil  même  de  la 
science,  ce  jet  heureux,  inspiré,  qui  éclate  sous  l'énergique  travail 
de  la  diction,  admettent,  supposent  presque  les  dons  de  l'improvisateur 
et  du  causeur.  Qui  n'a  pas  entendu  M.  Cousin,  je  le  répète,  peut  con- 
naître les  idées  du  philosophe,  il  ne  connaît  pas  l'homme.  Gardez-vous 
de  croire  que  le  talent  oratoire  de  M.  Cousin  soit  tout  entier  dans  le  mé- 
moire sur  la  Défense  de  V  Université  et  de  la  philosophie,  lu  à  la  chambre 
des  pairs.  Non,  c'est  dans  la  parole  soudaine  qu'il  se  montre  surtout, 
c'est  alors,  sous  l'impression  d'une  passion  vive  et  d'une  pensée  excitée, 
que  cette  nature  d'orateur,  d'homme  d'esprit,  s'exalte,  se  dégage,  éclate 
en  tout  son  jour,  pleine  de  verve  énergique,  piquante,  plaisante,  tou- 
jours d'imprévu.  Le  geste,  l'organe  accentué  et  flexible,  qui  se  prête 
également  au  pathétique  et  à  l'ironie,  cette  espèce  de  furia  francese,  qui, 
à  la  tribune  comme  sur  le  champ  de  bataille,  s'allie  si  bien  à  une  sorte 
de  grâce  relevée,  font  de  M.  Cousin  un  improvisateur  du  premier  ordre 
et  une  pliysionomie  oratoire  des  plus  frappantes  qui  se  puissent  voir.  On 
se  dit  qu'il  eût  été  un  admirable  tribun,  s'il  eût  daigné  l'être;  mais  ce 
qui  distingue  son  éloquence  de  l'éloquence  des  tribuns,  ce  qui  ne  l'a- 
bandonne guère  dans  le  courant  des  affaires,  c'est  un  sens  d'une  rare 
vigueur,  un  jugement  ferme  et  haut,  qui  le  rendent  soit  dans  les  con- 
seils publics  et  dans  les  matières  d'administration,  soit  dans  le  privé, 
un  conseiller  d'ordinaire  si  sûr  et  de  si  grand  secours.  On  a  fait  à  la 
raison  des  philosophes  la  réputation  d'être  plus  énergique  que  sûre. 
Le  raisonnement  qui  se  développe  avec  simplicité  et  comme  en  droite 
ligne  dans  les  sphères  de  l'abstraction  éprouve  souvent,  on  le  conçoit, 
une  sorte  d'éblouissement  devant  les  données  si  complexes  de  la  pra- 
tique. M.  Cousin,  dans  cette  longue  familiarité  avec  la  pensée  philoso- 
phique, n'a  rien  perdu  de  cette  étendue  et  de  cette  pénétration  du  coup 
d'oeil  qui  embrassent  dans  un  objet  les  points  de  vue  les  plus  divers, 
qui  tiennent  un  compte  rigoureux  de  l'obstacle,  qui  démêlent  le  réa- 
lisable du  chimérique.  Ses  écrits  sur  l'instruction  primaire,  qui  ont 


PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES   CONTEMPORAINS.  83 

servi  de  base  à  la  célèbre  loi  de  M.  Guizot,  cités  plus  d'une  fois  comme 
autorité  au  parlement  et  traduits  en  anglais,  adoptés  comme  manuels 
par  l'état  de  New- York,  attestent  bien  vivement  cette  intelligence  nette 
des  questions  pratiques,  reconnue  par  les  deux  pays  les  plus  positifs  du 
monde.  Spontanéité  et  réflexion,  ces  deux  mots  empruntés  à  la  langue 
pliilosopliique  de  M.  Cousin,  le  peignent  lui-même  au  vif.  C'est  son  ca- 
ractère le  plus  distinctif,  entre  toutes  les  individualités  contemporaines 
les  plus  complètes,  d'associer  ces  deux  qualités  contraires  au  degré  le 
plus  éminent  dans  sa  personne  comme  dans  son  talent.  Si  sa  pensée  est 
remarquable  par  une  certaine  force  de  concentration,  sa  conversation 
est  l'image  même  de  la  vie  dans  son  expansion  la  plus  riche. 

On  dit  tous  les  jours  que  l'esprit  de  conversation  est  perdu  en  France. 
Il  serait  facile  d'opposer  plus  d'un  brillant  démenti  à  cette  hautaine 
condamnation  du  temps  présent  en  matière  d'esprit.  M.  Cousin  est 
certainement  un  de  ces  démentis.  Il  est  difficile  également  de  rendre 
d'une  manière  vivante  à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  vu  l'étincelant  causeur 
et  de  le  reproduire  pour  ceux  qui  l'ojit  approché.  Tout  parle  en 
M.  Cousin ,  le  visage,  les  yeux  et  le  geste.  C'est  un  spectacle  des  plus 
attrayans  et  parfois  des  plus  saisissans  que  cette  parole  d'une  variété 
infinie  embrassant  tout  dans  sa  sphère,  les  idées  et  les  individus,  l'art 
et  la  philosophie,  l'histoire  ou  simplement  la  nouvelle  du  jour;  tantôt 
s'attachant  fortement  à  quelque  grand  sujet  et  s'élevant  jusqu'à  l'en- 
thousiasme, non  moins  transportée  par  l'image  du  beau  que  par  l'idée 
pure;  tantôt  vagabonde,  courant  sur  la  cime  de  tout  objet  avec  une 
spirituelle  légèreté,  gravant  d'un  trait,  peignant  d'un  mot,  aventureuse 
comme  la  fantaisie.  M.  Cousin,  quand  il  cause,  a  sa  muse,  muse  capri- 
cieuse, qui,  comme  celle  du  poète,  tour  à. tour  se  borne  à  docilement 
lui  obéir,  tour  à  tour  semble  l'assaillir  et  lui  faire  violence.  La  passion 
peut  avoir  ainsi  sa  minute,  son  éloquent  quart  d'heure;  le  point  de  vue 
exclusif,  son  règne  d'un  moment,  comme  par  revanche  contre  l'éclec- 
tisme, comme  par  représailles  de  l'homme  contre  le  philosophe;  mais 
attendez  un  peu  :  le  mot  excessif  aura  bientôt  son  adoucissement  ou 
son  correctif;  l'imagination  va  trouver  tout  à  l'heure  son  maître;  le 
jugement  impartial,  la  raison  étendue  ne  tardera  pas  à  rentrer  en 
possession  de  tous  ses  droits.  L'imagination,  chez  M.  Cousin,  est  tantôt 
une  sujette  qui  rend  à  sa  pensée  les  plus  grands  services,  tantôt  une 
esclave  frémissante.  Elle  s'associe  trop  bien  pour  la  dominer  tout-à- 
fait  et  aux  longs  desseins  qui  supposent  une  volonté  persévérante,  et  à 
une  prudence  profonde  qui  demande  une  intelligence  et  une  ame  par- 
faitement maîtresses  d'elles-mêmes.  Mais  ce  qui  saisit  dans  l'homme  au 
premier  abord,  c'est  cette  faculté  d'artiste  qui  frémit  à  tout  souffle,  tou- 
jours active,  toujours  prête,  dieu  intérieur  de  la  pensée,  ou  diable  au 
corps,  comme  dit  Voltaire  avec  moins  de  révérence  et  plus  d'esprit. 


r 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Revenons  au  fond  des  choses,  ad  graviora...  Ces  nobles  thèses,  cette 
généreuse  propagande  de  spirituahsme ,  de  liberté,  de  justice,  dont 
M.  Cousin  a  été  parmi  nous  l'ardent  propagateur,  sont-elles  destinées 
às'efTacer  devant  l'indifférence,  le  dédain  calculé  ou  l'hostilité  aveugle 
des  uns,  devant  la  hardie  négation  des  autres  ?  Seront-elles  sacrifiées 
à  la  fois  comme  des  témérités  inquiétantes,  de  folles  utopies,  d'impies 
tentatives,  et  comme  des  rêves  rétrogrades,  indignes  de  la  sagesse  des 
nouveaux  docteurs?  C'est  avec  un  sentiment  de  tristesse,  et  non  par- 
fois sans  inquiétude,  que  l'on  se  pose  de  telles  questions.  Pour  nous, 
du  moins,  nous  le  disons  avec  une  conviction  entière  :  les  atteintes 
{MDftées  à  la  philosophie  au  nom  d'un  mobile  ou  d'un  principe  quel- 
conque, qu'il  s'appelle  la  peur,  l'intérêt,  ou  qu'il  usurpe  le  nom  de  l;i 
religion,  ces  atteintes  seraient  un  déplorable  augure  pour  l'avenir  d'une 
civilisation  qui  ne  s'est  élevée  en  définitive,  qui  ne  s'est  épurée  des 
corruptions  de  la  barbarie  que  par  la  foi  dans  les  principes,  le  courage 
héroïque  et  les  efforts  persévérans  du  génie  humain.  La  doctrine  pusil- 
lanime et  imprudente  qui  croirait  couper  le  mal  à  sa  racine,  en  trai- 
tant comme  dangereuse  et  sacrilège  cette  libre  activité  intellectuelle, 
n'arriverait  pas  même  par  son  triomphe  aux  fins  qu'elle  se  propose. 
Accréditée  par  le  désespoir,  son  unique  effet  serait  de  mener  les  esprits 
désenchantés  à  un  repos  brutal,  ou  d'exalter  le  développement  des 
c^spérances  plus  brutales  encore  qui  prennent  leur  source  dans  la  ter- 
restre religion  du  bien-être.  Quand  le  drapeau  des  vérités  sociales  est 
élevé  par  des  mains  indépendantes  au-dessus  des  convoitises  de  l'é- 
goïsme  et  des  mauvaises  passions,  sans  doute  il  faut  s'attendre  encore 
à  ce  que  bien  des  taches  déparent  la  nature  humaine,  éternellement 
faible  au  sein  de  ses  aspirations  les  plus  sublimes;  mais  du  moins, 
quand  elle  lève  la  tête,  elle  aperçoit  encore  avec  une  joie  sévère  ou 
avec  une  salutaire  tristesse  la  vérité,  dont  l'immortelle  pureté  n'a  pas 
souffert  de  ses  erreurs  et  de  ses  délires.  Tant  qu'un  peuple  en  est  là,  il 
peut  être  gravement  malade,  mais  son  état  n'est  pas  désespéré.  Le  signe 
qu'il  a  touché  le  fond,  c'est  le  mépris  des  principes,  le  dédain  de  la  vé- 
rité. Impius  cum  in  profundum  venerit,  contemnit,  dit  l'Écriture,  et  c'est 
alors  seulement  que  l'impie  est  perdu.  Il  y  a  une  contradiction  de  plus 
à  dévorer  pour  un  peuple  qui  a  pris  la  résolution  de  se  gouverner  par 
lui-même  et  de  marcher  seul.  Renoncer  aux  principes,  c'est  se  con- 
damner à  avancer  à  tâtons  et  dans  les  ténèbres;  c'est  déclarer  soi- 
même  qu'on  forme  une  entreprise  impossible.  Tout  n'est  pas  gagné 
sans  doute,  mais  personne  n'a  le  droit  de  dire  que  tout  soit  perdu,  tant 
qu'il  reste  à  une  nation,  pour  ramener  les  esprits  qui  s'égarent,  pour 
rasséréner  les  âmes  troublées,  un  idéal  debout  de  justice  et  de  vérité. 

Henri  Baudrillart. 


LA 


r  r 


SOCIETE  AMERICAINE 


LES  PARTIS  DE  LTMOIV  EN  1850. 


La  nation  américaine  est  l'unique  société  au  monde  de  qui  l'on 
puisse  dire  avec  vérité  qu'elle  marche  toute  seule.  C'est  là  ce  qui  la 
distingue  profondément  des  nations  européennes  et  nous  rend  son 
existence  et  son  développement  si  difficiles  à  bien  comprendre.  Qu'on 
prenne  tel  pays  d'Europe  que  l'on  voudra,  il  est  impossible  d'en  étudier 
la  situation  matérielle  ou  politique  sans  retrouver  dans  chacun  des 
élémens  de  sa  puissance  l'initiative  et  l'action  de  son  gouvernement. 
Cela  est  vrai  même  de  l'Angleterre,  le  pays  d'Europe  où  ce  qu'on  ap- 
pelle la  centralisation  administrative  a  le  moins  pénétré,  et  où  la  plus 
grande  latitude  est  laissée  aux  efforts  individuels.  Le  gouvernement  des 
États-Unis  est  étranger  à  tout  ce  qui  se  fait  ou  se  prépare  autour  de 
lui  :  il  ne  s'occupe  pas  des  travaux  publics,  et  aucun  pays  ne  compte 
plus  de  canaux  que  les  États-Unis,  ni  plus  de  chemins  de  fer,  ni  plus 
de  services  de  bateaux  à  vapeur,  ni  plus  de  lignes  télégraphiques.  Le 
gouvernement  américain  ne  peut  disposer  d'un  dollar  en  faveur  d'une 
église,  et  nulle  part  les  ministres  du  culte  ne  sont  si  bien  payés,  nulle 
part  les  diverses  communions  chrétiennes  n'ont  des  églises  plus  nom- 
breuses et  des  établissemens  mieux  dotés.  L'agriculture  et  le  commerce 
n'ont  à  attendre  des  pouvoirs  publics  ni  des  primes ,  ni  des  récom- 
penses, ni  même  des  distinctions  honorifiques ,  et  leurs  progrès  sont 


/i 


86  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immenses  et  continuels.  On  peut  donc  dire  que  le  gouvernement  amé- 
ricain n'a  dans  sa  main  aucun  des  grands  intérêts  du  pays ,  et  qu'il 
ne  peut  influer  ni  en  bien  ni  en  mal  sur  aucun  des  élémens  de  la  pros- 
périté nationale.  Aussi  le  gouvernement  peut  être  faible,  inactif,  mal- 
habile impunément;  il  peut  être  sans  crédit  au  dehors  et  sans  consi- 
dération au  dedans,  sans  que  rien  de  vital  dans  la  société  américaine 
ressente  les  atteintes  de  ce  mal  toujours  passager  qu'une  bonne  élec- 
tion corrige  aussi  facilement  qu'une  mauvaise  élection  l'amène. 

La  principale  fonction  du  gouvernement  américain  est  de  repré- 
senter les  États-.Unis  vis-à-vis  des  nations  étrangères,  et  l'on  comprend 
sans  peine  quelle  liberté  d'allure  lui  donne  ce  dégagement  de  toute 
direction  et  aussi  de  toute  difficulté  intérieure.  Sa  tâche  est  simple  au- 
tant que  celle  des  gouvernemens  européens  est  compliquée.  Non-seu- 
lement il  n'a  point  à  redouter  au  dedans  le  contre-coup  d'une  mauvaise 
politique  au  dehors,  mais,  comme  les  États-Unis  ne  peuvent  prétendre 
à  exercer  aucune  action  sur  les  affaires  de  l'Europe,  leur  gouverne- 
ment n'a  même  point  une  influence  extérieure  à  ménager;  peu  lui  im- 
porte au  fond  d'être  en  bons  termes  ou  en  démêlé  avec  quelques-uns 
ou  même  avec  tous  les  gouvernemens  du  vieux  monde  :  il  lui  suffit 
de  surveiller  et  de  défendre  les  intérêts  commerciaux  de  l'Union.  On 
s'expliquerait  difficilement  les  habitudes  querelleuses  et  le  caractère 
entreprenant  de  la  politique  américaine,  si  le  gouvernement  des  États- 
Unis  n'était  affranchi  de  tout  souci  intérieur,  et  si,  au  lieu  de  pouvoir 
apporter  dans  une  lutte  diplomatique  une  entière  liberté  d'action,  une 
extrême  obstination  et  jusqu'à  de  la  témérité,  il  avait,- comme  les  gou- 
vernemens européens,  à  ménager  mille  intérêts,  à  tenir  compte  de  la 
conduite  probable  de  puissances  voisines  et  rivales,  et  à  empêcher  les 
difficultés  du  dedans  et  du  dehors  de  s'aggraver  réciproquement.  Dans 
leurs  rapports  avec  les  petites  républiques  américaines ,  les  États-Unis 
montrent  l'arrogance,  la  mauvaise  foi  et  les  habitudes  spoliatrices  du 
fort  qui  sait  qu'il  peut  impunément  écraser  le  faible;  vis-à-vis  des  na- 
tions européennes,  ils  savent  habilement  et  hardiment  mettre  à  profit 
l'avantage  que  leur  donnent  et  leur  position  insulaire  et  la  modicité 
de  l'enjeu  qu'ils  exposent.  Quand  les  nations  européennes  se  font  la 
guerre,  elles  mettent  en  péril  leur  influence  dans  le  monde,  leur  ter- 
ritoire, leur  indépendance  et  jusqu'à  la  forme  de  leur  gouvernement. 
La  guerre  la  plus  malheureuse  amènerait  tout  au  plus  aux  États-Unis 
un  changement  d'administration ,  elle  ne  coûterait  pas  à  l'Union  un 
pouce  de  territoire,  et  se  résumerait  en  une  perte  d'argent  plus  ou 
moins  considérable.  Aussi  quelle  nation,  si  puissante  qu'elle  soit,  fût-ce 
même  l'Angleterre  ou  la  France ,  se  résoudra  autrement  qu'à  la  der^ 
nière  extrémité  à  faire  aux  États-Unis  une  guerre  toujours  difficile  et 
coûteuse,  et  dans  laquelle  les  plus  belles  victoires  seraient  stériles? 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE  ET   LES  PARTIS   DE   l'UNION.  87 

La  tâche  des  hommes  qui  gouvernent  est  donc  beaucoup  plus  simple 
et  plus  facile  aux  États-Unis  que  partout  ailleurs;  mais  leur  considé- 
ration en  est  diminuée  d'autant,  car  l'importance  du  pouvoir  se  me- 
sure d'ordinaire  à  la  grandeur  des  difficultés  qui  l'entourent  et  à  la 
gravité  de  la  responsabilité  qu'il  supporte.  Les  États-Unis,  en  plusieurs 
occasions,  ont  pu  laisser  impunément  de  côté  les  hommes  les  plus  dis- 
tingués parle  talent,  par  l'expérience,  par  la  probité  politique,  et  élever 
à  la  dignité  suprême  des  hommes  d'une  extrême  médiocrité.  Leurs  af- 
faires, jusqu'ici,  ne  s'en  sont  pas  plus  mal  trouvées;  mais  la  nation 
américaine  a  incontestablement  abaissé  le  pouvoir  qui  est  à  sa  tête,  en 
le  mettant  à  la  portée  de  toutes  les  ambitions  vulgaires,  en  montrant 
par  plusieurs  exemples  que  la  possession  du  premier  rang  dépend 
moins  de  la  valeur  personnelle  et  des  services  rendus  que  du  caprice 
populaire  et  des  combinaisons  des  coteries  politiques.  Les  partis  eux- 
mêmes  ressentent  le  contre-coup  de  cette  diminution  du  pouvoir,  car 
on  mesure  les  hommes  au  but  qu'ils  se  proposent.  Chez  les  nations  eu- 
ropéennes, les  partis  ont  des  raisons  légitimes  d'existence  dans  la  di- 
versité des  origines,  des  intérêts  et  des  vues;  on  peut  ajouter  qu'en 
des  temps  de  lutte  et  de  péril  comme  les  nôtres,  l'ambition  la  plus 
avouée  a  un  côté  désintéressé.  Les  partis  peuvent  dire,  avec  une  ap- 
parence de  fondement,  qu'ils  poursuivent  le  bien  de  leur  pays  dans 
leur  propre  triomphe,  et  que  le  pouvoir  n'est  pour  eux  que  le  moyen 
de  faire  prévaloir  la  politique  la  plus  conforme  à  l'intérêt  national,  et 
quelquefois  la  politique  nécessaire  au  salut  de  la  patrie.  Aux  États- 
Unis,  le  but  avoué  des  partis,  c'est  le  pouvoir  pour  le  pouvoir  lui- 
même  et  pour  les  places  qu'il  permet  de  distribuer.  Aussi  les  luttes 
des  partis  s'y  élèvent  rarement  au-dessus  des  proportions  d'une  in- 
trigue, et  leurs  péripéties  dépendent  d'influences  individuelles  et  des 
plus  mesquines  rivalités  de  personnes.  Jusqu'à  ce  jour,  la  fortune  a 
souri  sans  relâche  à  la  jeune  nation  américaine,  mais  il  y  a  ici  les 
germes  d'un  mal  dont  les  Américains  prévoyans  appréhendent  les  ra- 
pides progrès.  Ils  s'alarment  avec  raison  de  la  promptitude  peu  scru- 
puleuse avec  laquelle  en  plus  d'une  occasion  certains  hommes  poli- 
tiques ont  sacrifié  les  vrais  intérêts  et  l'honneur  de  leur  pays  aux  rêves 
ambitieux  et  à  l'avidité  conquérante  de  la  multitude,  se  montrant  plus 
jaloux  d'acquérir  ou  de  regagner  une  popularité  d'un  jour  que  de  res- 
pecter la  foi  jurée  et  la  justice.  L'invasion  du  Texas  et  surtout  la  guerre 
du  Mexique,  dans  laquelle  les  États-Unis  ont  acquis,  au  prix  de  beau- 
coup de  sang  et  de  plusieurs  centaines  de  millions,  une  source  de  dis- 
corde et  de  luttes  intérieures,  sont  de  significatifs  exemples.  Aussi  de- 
vons-nous dire  que  bien  des  gens,  aux  États-Unis,  affectent  de  se  tenir 
en  dehors  de  tous  les  partis,  et  qu'une  certaine  défaveur  s'attache 
déjà,  dans  l'opinion,  aux  hommes  qui  font  de  la  politique  ou  leur 


88  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

unique  ou  leur  principale  occupation.  On  a  créé,  pour  les  désigner, 
sept  ou  huit  dénominations  différentes,  et  qui  toutes  équivalent  aux 
(expressions  de  coureurs  déplaces,  courtiers  ou  spéculateurs  politiques. 

L'influence  considérable  que  les  prétentions  ou  les  rivalités  indivi- 
duelles exercent  sur  les  combinaisons  et  la  destinée  des  partis  aux 
États-Unis  ne  contribue  pas  peu  à  faire  de  la  politique  américaine  une 
sorte  d'énigme  pour  les  Européens.  Tout  le  monde  sait  ce  que  repré- 
sentent en  Angleterre  les  whigs  et  les  tories,  en  Prusse  les  absolutistes, 
les  constitutionnels  et  les  radicaux,  en  France  les  trois  fractions  des 
conservateurs  et  les  socialistes.  Tout  le  monde  sait  en  quoi  ces  partis 
diffèrent  les  uns  des  autres,  ce  qu'ils  veulent,  et  surtout  ce  qu'ils  ne 
veulent  pas,  et  il  est  toujours  facile  à  un  homme  un  peu  éclairé  de 
conjecturer  et  de  s'expliquer  les  motifs  qui,  dans  une  circonstance 
donnée,  font  tenir  à  un  parti  telle  ou  telle  conduite.  Au  contraire, 
l'Européen  qui  veut  suivre  les  variations  de  la  politique  aux  États- 
Unis  a  besoin  d'un  véritable  apprentissage  avant  de  pouvoir  se  rendre 
compte  de  ce  qui  s'y  passe.  Non-seulement  les  partis  s'y  désignent  par 
des  dénominations  en  quelque  sorte  de  fantaisie  et  sans  signification 
précise,  mais  ces  désignations  se  multiplient  à  l'infini,  et  les  mots  de 
whigs,  locofocos,  old-hunkers,  barnburners ,  natifs  américains,  free- 
soilers,  abolitionistes,  ressemblent  plutôt  à  des  appellations  de  cote- 
ries qu'à  des  noms  de  partis  sérieux.  Qu'est-ce  donc,  lorsque,  poussant 
plus  loin  l'investigation,  on  cherche  quels  sont  les  doctrines  spéciales 
et  le  programme  de  gouvernement  de  chacun  de  ces  partis,  et  qu'on 
ne  trouve  entre  eux  nulle  différence  réelle;  lorsqu'on  ne  peut  dé- 
couvrir aucune  raison  un  peu  plausible  qui  paraisse  de  nature  à  faire 
désirer  même  par  le  peuple  américain,  et  à  plus  forte  raison  par  les 
étrangers,  le  triomphe  d'un  parti  plutôt  que  celui  d'un  autre?  Est-il 
surprenant  que  le  public  européen,  complètement  privé  de  renseigne- 
mens,  ne  puisse  comprendre  les  oscillations  de  la  politique  américaine, 
et  que,  voyant  sans  cesse  le  pouvoir  passer  d'un  parti  à  l'autre,  il  soit 
conduit  à  expliquer  d'une  manière  erronée  ces  déplacemens  de  la  fa- 
veur publique,  et  ne  soupçonne  pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  factice  dans  les 
évolutions  d'un  grand  peuple  et  dans  les  jugemens  du  suffrage  uni- 
versel ? 

C'est  dans  ce  dédale  de  la  politique  américaine  que  nous  voudrions 
essayer  de  jeter  quelque  lumière.  Quelle  est  l'origine  des  partis  qui 
divisent  aujourd'hui  les  États-Unis?  Par  quelles  transformations  suc- 
cessives ces  partis  ont-ils  passé?  Déjà  une  fois,  à  propos  de  l'annexion 
du  Texas,  ces  questions  ont  pu  être  posées  et  traitées  dans  cette  Bé- 
vue (1).  Aujourd'hui,  il  y  a  lieu  de  les  reprendre  en  les  rattachant  à  la 

(1)  Voyez,  dans  la  livraison  du  15  juillet  1844,  le  Texas  et  les  États-Unis. 


EA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES   PARTIS   DE   l'UNION.  89 

situation  actuelle.  Depuis  1844,  les  États-Unis  semblent  entrés  dans 
une  période  de  transition  qui  mérite  le  plus  sérieux  examen;  les  luttes 
jwlitiqucs  sont  définitivement  vidées,  et  les  partis  les  prolongent  plutôt 
par  obstination  et  pour  perpétuer  leur  propre  existence  que  dans  l'es- 
poir de  rien  conquérir  les  uns  sur  les  autres.  Des  luttes  nouvelles  se 
préparent,  bien  autrement  vives  et  redoutables  que  les  luttes  anciennes; 
les  questions  territoriales  tendent  à  se  substituer  définitivement  aux 
questions  administratives  et  politiques.  Il  y  a  là  en  germe  toute  une 
série  de  graves  difficultés  qui  pourraient  mettre  un  jour  en  péril, 
comme  on  va  s'en  convaincre,  l'existence  même  de  l'Union. 

I. 

La  rédaction  de  la  constitution  américaine  donna  lieu,  au  sein  de 
l'assemblée  constituante,  aux  débats  les  plus  orageux.  Un  jour,  à  la 
suite  d'une  lutte  très  vive  où  les  esprits  s'étaient  irrités,  les  délégués 
s'étaient  levés  et  allaient  se  séparer  en  renonçant  à  continuer  leur 
œuvre,  lorsque  Gouverneur  Morris,  reprenant  la  parole,  adressa  à 
ses  collègues  un  appel  si  touchant,  que  toute  colère  tomba  aussitôt  et 
que  les  sentimens  de  conciliation  reprirent  le  dessus.  «  Si  Gouverneur 
Morris  avait  gardé  le  silence,  disait  plus  tard  un  témoin  oculaire,  de- 
venu président,  jamais  les  États-Unis  n'auraient  eu  de  constitution,  et 
jamais  je  ne  me  serais  assis  sur  le  siège  de  Washington.  »  Le  jour  de 
la  proclamation  de  la  constitution  vit  naître  le  parti  fédéraliste  et  le 
parti  démocratique,  il  vit  le  peuple  américain  se  partager  irrévoca- 
blement entre  eux. 

Les  fédéralistes,  qui  durent  leur  nom  à  leurs  opinions,  et  surtout  à 
un  remarquable  ouvrage  publié  pour  servir  de  commentaire  et  d'apo- 
logie à  la  constitution  nouvelle,  se  déclarèrent  partisans  du  pouvoir 
fédéral  et  de  tout  ce  qui  pouvait  fortifier  son  action  et  son  autorité, 
même  aux  dépens  de  la  souveraineté  des  treize  états  confédérés.  L'A- 
mérique, suivant  eux,  ne  pouvait  être  bien  administrée  et  ne  pouvait 
avoir  au  dehors  une  politique  vigoureuse  et  respectée  qu'autant  que 
le  pouvoir  central  ne  rencontrerait  au  dedans  aucun  obstacle  dans  les 
prétentions  des  états  isolés.  C'était  la  force  du  pouvoir  central  qui  fe- 
rait vis-à-vis  de  l'étranger  la  force  de  la  confédération.  A  la  tête  des 
fédéralistes  était  Washington,  qui,  malgré  l'impartialité  que  lui  com- 
mandait sa  position,  a  laissé  clairement  percer  ses  sympathies.  L'ex- 
périence de  la  guerre  de  l'indépendance,  le  souvenir  des  mille  diffi- 
cultés que  lui  avaient  suscitées,  pendant  son  commandement,  les 
rivalités,  les  lenteurs  et  l'impéritie  des  gouvernemens  particuliers,  lui 
faisaient  juger  indispensable  d'établir  l'unité  de  pouvoir  et  de  direc- 
tion, et  d'investir  l'autorité  centrale  d'une  suprématie  incontestée.  Les 


90  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

mêmes  opinions  étaient  partagées  par  les  hommes  les  plus  distingués 
de  cette  époque  féconde  en  esprits  éminens  et  en  grands  caractères. 
Le  plus  ardent  de  tous  était  Alexandre  Hamilton,  le  principal  rédacteur 
du  Fédéraliste  et  le  bras  droit  de  Washington  pendant  son  administra- 
tion. Gouverneur  Morris,  qui  nous  a  laissé  de  si  charmans  mémoires 
sur  la  révolution  française;  John  Jay,  esprit  ferme  et  décidé,  dont  la 
netteté  trahissait  l'origine  française;  Aaron  Burr,  dont  l'ambition  im- 
patiente effaça  les  brillantes  qualités,  et  qui,  après  avoir  commencé 
comme»  un  homme  d'état,  finit  comme  un  aventurier;  Adams,  le  pre- 
mier successeur  de  Washington,  étaient  dans  les  mêmes  sentimens. 
Tous  ces  hommes  étaient  de  grands  propriétaires,  habitués  à  la  vie 
presque  seigneuriale  des  riches  planteurs;  ils  avaient  reçu,  soit  dans 
les  colonies,  soit  même  en  Angleterre,  une  brillante  éducation;  ayant 
embrassé  avec  ardeur  la  cause  de  l'indépendance  à  laquelle  ils  appor- 
taient une  force  considérable  par  leur  influence,  leurs  richesses  et  leurs 
talens,  ils  avaient  occupé  aussitôt  les  principaux  emplois;  presque  tous 
avaient  rempli  des  missions  diplomatiques,  ils  avaient  vécu  dans  les 
cours  européennes,  et  en  avaient  rapporté  le  goût  des  manières  élé- 
gantes et  du  grand  ton;  c'étaient,  comme  le  disaient  malignement 
leurs  adversaires,  des  gentilshommes  républicains. 

En  face  d'eux  se  posa  nettement,  dès  les  premiers  jours,  un.  homme 
qui  pouvait  tenir  une  place  élevée  dans  cette  pléiade,  mais  qui  voulait 
le  premier  rang,  Jefferson,  qui  à  de  grandes  qualités  joignait  un  esprit 
atrabilaire  et  envieux.  Élève  de  Jean-Jacques  Rousseau,  alfecté,  guindé 
et  prétentieux  comme  lui,  il  érigea  la  rudesse  et  la  grossièreté  des  ma- 
jiières  en  vertus  politiques.  Malgré  ses  lumières,  son  éducation,  sa  for- 
tune, il  apporta  au  pouvoir  une  affectation  de  rusticité  dont  se  moquait 
sans  ménagement  son  ami  Randolph,  le  brillant  orateur  qui  ne  se 
croyait  point  obligé  de  faire  à  ses  opinions  politiques  le  sacrifice  de  ses 
habitudes  de  grand  seigneur.  Ce  fut  Jefferson  qui  créa  et  qui  baptisa 
du  même  coup  le  parti  démocratique. 

Le  choix  de  ce  nom  était  déjà  une  accusation  contre  le  parti  con- 
traire; on  alla  même  jusqu'à  traiter  de  royalistes  et  de  partisans  de 
l'Angleterre  les  véritables  fondateurs  de  la  république.  Le  parti  démo- 
cratique mit  à  profit  l'attachement  profond  des  Américains  pour  les  li- 
bertés municipales.  Confondant,  par  une  habile  assimilation,  deux 
choses  distinctes,  il  proclama  du  même  coup  l'indépendance  de  la 
commune  au  sein  de  l'état,  et  surtout  l'indépendance  de  l'état  au  sein 
de  la  confédération.  11  se  fit  le  défenseur  des  droits  des  états  contre 
les  empiétemens  supposés  du  pouvoir  central.  11  établit  en  principe  ce 
qu'on  a  appelé  le  gouvernement  de  soi-même,  self-government.  Tout 
homme  a  droit  de  se  gouverner  lui-même,  et  a  droit  de  ne  céder  de 
sa  liberté  d'action  et  de  ses  ressources  que  ce  qui  est  strictement  né- 


I 

à 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE  ET   LES  PARTIS   DE   l' UNION.  91 

cessaire  pour  s'assurer  le  concours  de  son  semblable,  et  cette  cession, 
il  doit  la  faire  autant  que  possible  au  profit  du  pouYoir  le  plus  rap- 
proché de  lui.  Le  rouage  essentiel  sera  donc  la  commune,  comme  le 
pouvoir  le  plus  rapproclié  de  l'individu;  l'état  n'a  pas  le  droit  de  faire 
ce  que  les  indi\'idus  isolés  ou  réunis  peuvent  faire  suffisamment  bien, 
son  unique  mission  est  de  se  charger  de  ce  que  les  individus,  même 
en  s'associant,  ne  peuvent  faire  aussi  bien  que  lui.  De  même,  au  sein 
de  la  confédération,  chaque  état,  étant  une  société  complète,  un  gou- 
vernement organisé,  a  droit  à  une  entière  liberté  d'action,  et  le  rôle 
du  pouvoir  central  n'est  pas  de  diriger  la  confédération,  mais  de  servir 
d'arbitre  entre  tous  les  états  qui  ont  concouru  à  l'élire. 

Nous  nous  bornons  à  exposer  ic  fond  môme  de  la  doctrine  des  deux 
partis,  car  leurs  opinions,  si  éloignées  en  théorie,  s'accordaient  souvent 
dans  la  pratique.  Il  ne  s'agissait,  après  tout,  que  d'interpréter  la  con- 
stitution dans  un  sens  favorable  ou  contraire  à  la  centralisation  admi- 
nistrative, les  uns  ayant  pour  maxime  de  fortifier  autant  que  possible 
le  pouvoir  central,  et  les  autres  cherchant  à  le  contenir  dans  d'étroites 
limites.  On  ne  sera  pas  surpris  d'apprendre  que  l'avocat,  le  diplomate 
et  llécrivain  du  parti  démocratique  fut  un  Genevois,  M.  Albert  Gai- 
latin,  mort  il  y  a  quelques  mois  seulement,  et  qui  avait  apporté  de  sa 
patrie,  la  république  fédérative  des  Suisses,  les  idées  les  plus  hostiles 
à  toute  centralisation. 

Les  fédéralistes  éprouvèrent  un  premier  et  décisif  échec,  lorsqu'ils 
ne  purent  faire  réélire  M.  Adams,  le  premier  successeur  de  Washing- 
ton, et  que  Jefferson,  après  une  lutte  acharnée,  arriva  à  la  présidence. 
On  avait  habilement  exploité  contre  eux  les  habitudes  fastueuses  du 
second  président.  M.  Adams  réunissait  la  fortune  des  deux  familles 
des  Quincy  et  des  Adams ,  qui  étaient  au  nombre  des  plus  riches  de 
l'Union ,  qui  ont  donné  leur  nom  à  des  villes  et  à  des  comtés  dans  la 
Nouvelle- Angleterre,  et  qui  peuvent,  par  une  filiation  bien  établie,  re- 
monter non-seulement  aux  fondateurs  de  la  colonie,  mais  suivre  leur 
origine  jusque  dans  la  vieille  contrée  {old  country),  comme  on  disait 
avant  la  guerre  de  l'indépendance.  Il  croyait  qu'il  était  bon  de  relever 
par  un  certain  éclat  extérieur  la  première  dignité  de  la  république,  et 
il  tenta  d'établir  dans  les  réceptions  présidentielles  une  sorte  de  céré- 
monial et  d'étiquette  que  Jefferson  qualifia  de  faste  royal,  et  qui  servit 
de  prétexte  à  ses  partisans  pour  dépopulariser  l'ami  de  Washington. 
La  guerre  de  1812  avec  l'Angleterre  fit  comprendre  la  nécessité  de  ne 
point  trop  affaiblir  le  pouvoir  central  et  réunit  les  deux  partis;  l'admi- 
nistration conciliante  de  Madison  aida  encore  puissamment  à  ce  rap- 
prochement. C'est  à  ce  moment  que  fut  rétablie  pour  trente  ans  la 
banque  des  États-Unis,  dont  le  privilège,  expiré  en  1811,  n'avait  pas 
été  renouvelé  à  cause  de  l'opposition  des  démocrates.  Le  parti  fédéra- 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liste  fut  encore  assez  puissant  pour  faire  arriver  en  1825  le  fils  de 
M.  Adams  à  la  présidence;  mais  ce  fut  son  dernier  signe  de  vie.  L'é- 
lection du  général  Jackson,  en  1829,  lui  porta  le  coup  décisif. 

Déjà,  du  reste,  le  nom  de  whigs  avait  remplacé  peu  à  peu  celui  de 
fédéralistes,  et  les  partis  avaient  changé  de  chefs  et  de  terrain.  En 
effet,  on  s'était  mis  à  peu  près  d'accord  sur  toutes  les  questions  qui 
avaient  fait  l'objet  des  premières  luttes.  Aucun  des  deux  partis  ne  s'é- 
tait jamais  proposé  de  toucher  à  la  constitution ,  dont  les  mérites  écla- 
taient par  l'heureuse  épreuve  du  temps,  et  dont  l'autorité  morale 
croissait  d'année  en  année  :  il  ne  s'était  jamais  agi  que  de  l'interpréter 
sur  les  points  qu'elle  n'avait  pas  prévus  ou  n'avait  pas  tranchés,  et  le 
peuple  avait  été  appelé  à  se  prononcer  indirectement  sur  tous  ces  points 
dans  plusieurs  élections  générales.  Or,  les  deux  partis  étaient  trop  bons 
républicains  et  trop  habiles  pour  remettre  aucunement  en  question  ce 
que  le  souverain  pris  par  eux  pour  juge  avait  paru  décider.  Ils  sa- 
vaient aussi  que  la  multitude  est  un  souverain  capricieux,  qui  se  lasse 
d'entendre  toujours  répéter  les  mêmes  noms,  et  déjà  ils  avaient  soin 
de  déplacer  chaque  fois  le  terrain  de  la  lutte  et  de  substituer  des  noms 
nouveaux  aux  noms  affaiblis  par  des  défaites.  C'est  ainsi  que  M.  Clay 
remplaça  à  la  tête  des  whigs  le  second  Adams,  et  que  des  questions 
nouvelles  furent  soulevées. 

La  question  de  la  banque  des  États-Unis  a  été  le  dernier  point  com- 
mun entre  l'ancien  parti  fédéraliste  et  son  héritier,  le  parti  whig.  L'é- 
tablissement de  cette  banque  a  été  la  seule  tentative  sérieuse  de  cen- 
tralisation qui  ait  été  essayée  aux  États-Unis,  et  ses  services  immenses, 
sa  bonne  administration ,  ne  purent  lui  faire  pardonner  son  origine. 
Cest  peut-être  le  premier  exemple  qu'on  ait  eu  d'une  institution  ex- 
cellente et  irréprochable,  n'ayant  donné  et  ne  donnant  que  les  meil- 
leurs résultats,  et  sacrifiée  volontairement  au  triomphe  d'une  théorie. 
On  fit  d'abord  valoir,  pour  la  défendre,  la  convenance  et  l'avantage 
d'avoir  un  grand  établissement  modèle,  d'une  réputation  bien  établie 
rîans  le  monde  entier,  et  qui  fût  aux  États-Unis  le  régulateur  du  crédit 
et  de  la  circulation.  On  fut  promptement  vaincu  sur  ce  terrain  par 
les  rivalités  locales  et  les  suggestions  de  l'intérêt  privé.  New- York  ne 
l>ardonnait  pas  à  la  banque  des  États-Unis  d'avoir  son  siège  à  Phila- 
delphie; toutes  les  banques  d'états  lui  enviaient  les  avantages  qu'elle 
retirait  du  dépôt  des  recettes  du  trésor  et  du  maniement  des  fonds  de 
la  confédération.  Enfin,  tous  les  spéculateurs  qui,  pour  multipher  leurs 
bénéfices  et  leur  crédit  personnel ,  aspiraient  à  fonder  dans  chaque 
comté  et  dans  chaque  ville  des  banques  par  actions,  se  croyaient  inté- 
ressés à  détruire  un  établissement  investi  déjà  d'une  grande  autorité 
commerciale,  et  assuré  de  ne  point  rencontrer  de  rival  dans  la  con- 
fiance publique.  L'effroyable  crise  financière  qui  a  suivi  la  chute  de  la 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES   PARTIS   DE   l'uNION.  93 

I)anque  des  États-Unis  a  justifié  les  prévisions  des  défenseurs  de  cette 
grande  institution,  et  les  faillites  périodiques  des  banques  particulières 
commencent  aujourd'hui  à  répandre  dans  le  public  américain  la  dé- 
fiance et  le  dégoût  de  tout  établissement  de  ce  genre. 

Les  whigs  essayèrent  ensuite  de  défendre  la  banque  des  États-Unis, 
non  plus  comme  régulatrice  de  la  circulation ,  mais  comme  un  pré- 
cieux instrument  de  trésorerie.  Ils  firent  valoir  qu'elle  avait  offert  le 
moyen  le  plus  sûr  de  concentrer  les  recettes  et  d'effectuer  les  paiemens 
du  gouvernement.  L'expérience  montra  bientôt  qu'il  était  impossible 
de  confier  l'argent  du  trésor  aux  banques  particulières,  qui  se  servaient 
des  fonds  publics  pour  se  dispenser  de  tout  encaisse  métallique,  et  qui 
souvent  se  trouvèrent  hors  d'état  de  rendre  ce  qu'elles  avaient  reçu. 
L'autorisation ,  donnée  alors  aux  receveurs,  de  conserver  entre  leurs 
mains  les  sommes  considérables  que  produisaient  les  recettes  des 
douanes  fut  pour  eux  une  tentation  ou  de  spéculer  avec  les  deniers 
publics  ou  simplement  de  les  emporter  à  l'étranger,  et  d'assez  nom- 
breuses infidélités  ont  été  une  dure  leçon  de  défiance  pour  le  trésor 
fédéral.  Il  fut  dès-lors  démontré  qu'il  y  avait  eu  à  la  fois  sûreté  et  éco- 
nomie dans  l'intervention  de  la  banque  des  États-Unis,  et  les  whigs 
essayèrent  de  ressusciter  la  banque,  non  plus  comme  établissement 
commercial,  mais  comme  agent  de  la  trésorerie.  En  18-43,  leur  dernière 
tentative,  au  moment  où  ils  touchaient  à  un  succès  complet,  fut  rendue 
inutile  par  le  veto  que  le  président  Tyler  opposa  au  vote  du  congrès. 
Les  démocrates,  victorieux  par  cette  intervention  imprévue  de  M.  Ty- 
ler, n'ont  point  su  résoudre  la  difficulté,  et  ont  été  eux-mêmes  obligés 
de  créer,  pour  le  service  des  fonds  publics,  une  administration  bâ- 
tarde, qu'ils  ont  appelée  sous-trésorerie  d'état.  Néanmoins  les  whigs 
se  sont  tenus  pour  battus,  et  il  n'est  plus  question  de  rétablir  ni  la 
banque  des  États-Unis  ni  rien  qui  lui  ressemble. 

Une  autre  question  avait  été  résolue  long-temps  auparavant ,  mais 
elle  a  eu  des  conséquences  qui  subsistent  encore  :  c'est  la  question  des 
améliorations  intérieures  [internai  improvement),  qui  fut  pour  M.  Clay 
l'occasion  de  luttes  glorieuses,  quoique  terminées  par  la  défaite.  Was- 
hington et  les  présidens  ses  successeurs  avaient  uniformément  re- 
commandé au  congrès  d'établir  ou  de  maintenir  des  droits  de  douane 
protecteurs  de  l'industrie  naissante  des  États-Unis.  Le  peuple  améri- 
cain a  une  aversion  insurmontable  pour  les  taxes,  c'est-à-dire  pour 
toute  espèce  d'impôt  direct,  soit  sur  le  capital,  soit  sur  le  revenu.  L'in- 
térêt de  la  tranquillité  publique  et  la  nécessité  de  protéger  l'industrie 
nationale  commandaient  donc  de  s'adresser  aux  impôts  indirects,  et 
particulièrement  aux  droits  de  douane.  Heureusement  ces  droits  don- 
naient un  produit  assez  abondant  pour  suffire  et  au-delà  aux  dépenses 
de  la  confédération.  Aussi,  lorsque  les  dépenses  de  la  guerre  de  1812 


94  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

eurent  été  ac(iuittées.  lorsqu'on  eut  remboursé  en  quelques  années  la 
dette  nationale  contractée  à  l'occasion  de  cette  guerre,  le  trésor  des 
États-Unis  se  trouva  avoir  un  excédant  de  recettes  assez  considérable, 
et  il  fallut  songer  à  l'emploi  de  cet  argent.  On  ne  pouvait  laisser  ac- 
cumuler ces  excédans  de  recettes;  un  état  est  dans  une  situation  toute 
différente  de  celle  des  particuliers  :  il  doit,  autant  que  possible,  laisser 
tout  le  capital  national  dans  la  circulation,  et  il  ne  saurait  lui  convenir 
de  thésauriser.  Était-il  plus  convenable  de  distribuer  chaque  année 
entre  les  états  le  surplus  des  recettes  de  l'Union?  La  plus  grosse  part 
serait  retournée  aux  états  riches,  qui  s'en  seraient  servis  pour  diminuer 
leurs  taxes  locales  et  vivre  aux  dépens  de  la  communauté.  Les  whigs 
proposèrent  de  donner  au  surplus  des  recettes  un  emploi  productif  en 
le  consacrant  à  des  travaux  publics.  Ils  demandèrent  qu'on  appliquât 
ces  fonds  à  la  création  d'une  route  nationale  qui  relierait  entre  eux  tous 
les  états  nouveaux,  à  l'amélioration  du  cours  des  principales  rivières, 
afin  de  les  rendre  toujours  et  facilement  navigables,  au  creusement  de 
canaux  qui  reliassent  entre  eux  les  grands  lacs  et  les  principaux  cours 
d'eau.  M.  Clay  présenta  un  vaste  plan  dont  toutes  les  parties  étaient 
liées,  et  qui  eût  créé  au  commerce  intérieur  des  États-Unis  tout  un  ré- 
seau de  communications  nouvelles  et  faciles.  Il  faisait  valoir  que  tout 
ce  qui  ajoutait  à  la  prospérité  et  à  la  richesse  d'une  partie  de  l'Union 
donnait  un  essor  nouveau  au  commerce  des  autres  parties  et  tournait 
au  profit  de  la  communauté. 

Le  parti  démocratique  fit  à  toutes  ces  mesures  une  résistance  déses- 
pérée. Il  dénia  au  gouvernement  central  le  droit  d'entreprendre  des 
travaux  publics  sur  le  territoire  des  états.  Il  prétendit  que  l'adoption 
du  plan  de  M.  Glay  donnerait  une  influence  inconstitutionnelle  au 
pouvoir  fédéral,  qui  aurait  les  moyens  de  favoriser  tel  ou  tel  état  en 
lui  faisant  une  plus  large  part  dans  les  travaux  exécutés  aux  dépens  de 
la  communauté.  Cette  résistance  fut  victorieuse  à  la  longue,  mais  seu- 
lement après  que  les  démocrates  eurent  changé  le  terrain  de  la  dis- 
cussion. Ne  pouvant  contester  que  le  gouvernement  dût  donner  un 
emploi  raisonnable  au  surplus  des  recettes,  ils  s'attaquèrent  à  ce  sur- 
plus, et  prétendirent  que  les  recettes  ne  devaient  jamais  dépasser  les 
dépenses.  Ils  étabhrent  en  principe  que  l'Union  n'avait  droit  de  lever 
des  impôts  que  jusqu'à  concurrence  des  dépenses  fédérales,  ou  du 
montant  de  la  dette,  quand  il  en  existe  une.  Tout  impôt  dont  la  recette 
n'est  pas  nécessaire  pour  couvrir  les  dépenses  ou  rembourser  la  dette 
fédérale  est  un  prélèvement  illégitime  et  inconstitutionnel  sur  l'avoir 
du  peuple. 

Cetait  là  une  théorie  spécieuse  et  assurée  de  devenir  promptement 
populaire;  mais  elle  avait  l'inconvénient  de  renverser  de  fond  en  com- 
ble le  système  des  droits  protecteurs,  dont  les  whigs  soutinrent  avec 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE  ET   LES   PARTIS  DE  l'UNION.  95 

ardeur  la  légitimité.  Dans  le  système  protecteur,  les  droits  sont  cal- 
culés moins  sur  le  produit  qu'ils  donneront  que  sur  le  degré  de  pro- 
tection qui  est  nécessaire  à  l'industrie  indigène.  La  protection  est  le 
but,  et  le  revenu  n'est  que  l'accessoire.  Les  démocrates  étaient  amenés, 
au  contraire,  à  mettre  le  revenu  en  première  ligne.  Or,  il  peut  arriver 
qu'un  droit  qui  donnera  un  revenu  suffisant  ne  sera  pas  assez  élevé 
pour  protéger  efficacement  l'industrie  nationale.  La  lutte  des  partis  se 
compliqua  donc  d'un  antagonisme  d'intérêts,  et  pour  la  première  fois 
des  questions  de  territoire  intervinrent  dans  la  politique.  Les  états  du 
nord,  presque  tous  manufacturiers,  inclinèrent  de  plus  en  plus  vers  le 
parti  whig,  dont  ils  devinrent  le  principal  appui;  les  états  de  l'ouest,  dé- 
sii'eux  d'exporter  leurs  grains,  et  les  états  du  sud,  qui  ne  s'enrichissent 
que  par  la  vente  de  leurs  cotons  et  de  leurs  tabacs  à  l'Angleterre,  ap- 
préhendèrent qu'un  tarif  protecteur,  en  provoquant  à  Londres  des  re- 
présailles, ne  nuisît  à  leurs  exportations  :  ils  furent  conduits  à  soutenir 
le  parti  démocratique. 

La  lutte  ne  tarda  pas  à  devenir  extrêmement  vive,  lorsqu'au  lieu  de 
questions  spéculatives  des  intérêts  considérables  s'y  trouvèrent  enga- 
gés. Elle  prit  même  un  caractère  d'acharnement  et  d'animosité  qui 
faillit  compromettre  l'existence  de  la  confédération.  Il  sembla  un  mo- 
ment que  les  exigences  du  nord  et  du  sud  étaient  devenues  tellement 
inconciliables,  que  la  rupture  du  pacte  fédéral  pouvait  seule  empêcher 
une  collision  violente.  C'est  à  ce  moment  que  M.  Clay  s'acquit  une 
gloire  durable  en  s'interposant  entre  les  partis;  tenant  au  sud  par  sa 
naissance,  par  sa  résidence,  par  ses  intérêts  de  propriétaire  d'esclaves, 
et  chef  reconnu  du  parti  qui  avait  l'influence  prépondérante  au  nord, 
il  se  crut  appelé  à  prendre  le  rôle  de  conciliateur.  Il  sut  amener  ses 
amis  et  ses  adversaires  à  des  concessions  mutuelles,  et  ce  qu'on  a  ap- 
pelé l'Acte  de  Compromis  de  1833  sauva  véritablement  l'intégrité  de 
la  confédération.  Les  questions  de  tarif  ont  sans  doute  continué  d'être 
agitées,  et  plus  d'une  fois,  selon  les  oscillations  du  pouvoir,  des  modi- 
fications ont  été  apportées  aux  droits  de  douane  de  manière  à  accroître 
ou  à  diminuer  le  degré  de  protection  qu'ils  assurent  à  l'industrie  amé- 
ricaine; mais  jamais  on  ne  s'est  écarté  sensiblement  des  principes  qui 
servent  de  base  au  compromis. 

Les  questions  de  tarif  ne  sont  donc  plus  de  nature  à  passionner  vi- 
vement les  esprits  aux  États-Unis.  La  force  des  choses  a  amené  le  parti 
démocratique  à  accepter  et  même  quelquefois  à  solliciter  l'interven- 
tion du  pouvoir  central,  quand  il  s'est  agi  de  commencer  ou  de  soutenir 
des  entreprises  considérables.  C'est  ainsi  qu'en  ce  moment  même  les 
états  de  l'ouest  sollicitent  le  pouvoir  fédéral  de  faire  étudier  et  d'en- 
treprendre un  chemin  de  fer  pour  joindre  les  rives  du  Mississipi  à  la 
Californie.  De  leur  côté,  les  whigs  ont  renoncé  à  tout  plan  systéma- 


9G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tique  de  travaux  publics,  à  tonte  idée  d'un  ensemble  de  routes  na- 
tionales et  de  canaux  exécutés  aux  frais  de  l'Union.  Quelles  que  puis- 
sent être  les  convictions  intérieures,  les  opinions  individuelles  sur  les 
avantages  ou  les  inconvéniens  d'une  banque  fédérale,  il  n'est  aucun 
wliin  qui  songe  à  demander  jamais  le  rétablissement  de  la  banque  des 
États-Unis.  Sur  la  question  de  la  banque,  comme  sur  celle  des  amé- 
liorations intérieures,  tout  le  monde  accepte  l'arrêt  porté  par  le  suf- 
frage universel.  On  peut  donc  dire  que  toutes  les  grandes  questions 
qui  divisaient,  il  y  a  vingt  ans,  les  partis,  sont  aujourd'hui  à  peu  près 
complètement  résolues.  Les  partis  n'ont  point  désarmé;  mais,  quand 
on  étudie  leurs  déclarations  et  leurs  manifestes,  on  a  peine  à  décou- 
vrir les  points  sur  lesquels  ils  diffèrent.  Aussi  il  ne  manque  pas  de 
censeurs  pour  dire  que  la  vraie  différence  entre  les  partis,  c'est  celle 
qui  existe  entre  les  ins  et  les  outs,  c'est-à-dire  entre  les  gens  qui  occu- 
pent les  places  et  ceux  qui  veulent  les  occuper. 

Ce  jugement  sévère  n'est  malheureusement  pas  dénué  de  vérité.  Il 
faut,  en  effet,  envisager  les  partis  américains  dans  leur  vie  de  chaque 
jour,  et  non  pas  seulement  aux  époques  solennelles  où  ils  se  disputent 
la  première  magistrature  du  pays,  et  font  donner  chacun  à  leur  can- 
didat des  millions  de  sutîrages.  A  ces  momens,  les  partis  présentent 
l'imposant  spectacle  d'une  armée  immense  d'électeurs  votant  avec  un 
(ffdre  et  une  discipline  admirables,  et  acceptant  avec  le  môme  calme, 
sinon  avec  la  même  joie,  la  victoire  ou  la  défaite.  Mais  l'élection  pré- 
sidentielle, qui  ne  revient  que  tous  les  quatre  ans,  et  les  quelques  mil- 
liers de  places  dont  dispose  le  chef  du  pouvoir  exécutif,  ne  suffiraient 
pas  à  tenir  les  partis  en  haleine,  et  on  verrait  ceux-ci  tomber  dans 
l'apathie  et  se  dissoudre,  si  les  ambitions  individuelles  ne  trouvaient 
ailleurs  un  perpétuel  aliment.  Les  efforts  d'un  whig  ou  d'un  démo- 
crate ne  tendent  pas  seulement  à  faire  arriver  tel  ou  tel  candidat  à  la 
présidence  ou  à  un  siège  dans  le  congrès,  mais  à  faire  prévaloir  des 
hommes  de  son  opinion  dans  son  état,  dans  son  comté,  dans  sa  com- 
mune. La  lutte  entre  les  partis  prend  donc  mille  formes,  et  se  repro- 
duit à  tous  les  degrés  de  l'échelle  territoriale  avec  des  chances  multi- 
pliées. On  peut  être  vaincu  dans  la  lutte  générale  et  vainqueur  dans 
son  propre  état;  vaincu  dans  son  état,  on  peut  être  vainqueur  dans  sa 
commune.  On  se  fait  donc  whig  ou  démocrate,  non  pas  pour  être  pré- 
sident ou  sénateur,  mais  quelquefois  pour  être  élu  inspecteur  de  po- 
lice ou  agent-vo^r  de  son  district.  Les  ambitions  de  tout  ordre  ont 
ainsi  toujours  à  leur  portée  une  récompense  appropriée  à  leurs  services 
et  à  leur  importance.  Si  les  grands  talens  et  les  grandes  influences  as- 
pirent aux  ministères,  aux  emplois  importans,  aux  missions  diploma- 
tiques, les  notabilités  secondaires  convoitent  les  magistratures  princi- 
pales deleur  état,  et  les  charges  municipales  suffisent  à  animer  le  zèle 


LA   SOCIÉTÉ   ASIÉRiCAîM-    ET   LES   PAP.TIS   DE   L'LNION.  97 

ies  meneurs  de  village.  Il  ne  manque  aux  États-Unis,  pas  plus  qu'ail- 
leurs, de,  capacités  déclassées  ou  incomprises  et  d'avocats- sans  causes, 
le  fléau  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays.  Ces  deux  sortes  d'hommes 
;oiît  invariablement  dans  chaque  localité  les  agens  des  partis,  parce 
ju'ils  peuvent  donner  leur  temps,  c'est-à-dire  la  chose  dont  les  Amé- 
ricains sont  le  plus  avares.  11  y  a  dans  chaque  commune  un  comité 
permanent,  annuellement  rééligible,  chargé  de  correspondre  avec  les 
lutres  comités  du  parti.  Les  courtiers  politiques  s'introduisent  dans 
îes  co  nités:  ils  enrégimentent  les  habitans  de  leur  circonscription,  ils 
'échaulfent  les  tièdes,  ils  recrutent  les  indécis,  afin  de  mener  au  com- 
bat une  phalange  compacte;  et,  en  attendant  que  la  victoire  électorale 
eur  donne  une  des  charges  municipales,  ils  vivent  sur  les  cotisations 
)ar  lesquelles  les  citoyens  du  parti  subviennent  aux  dépenses  du  co- 
nité,  au  loyer  de  son  local,  à  l'entretien  des  bannières,  aux  frais  de 
nusique,  de  pétards  et  de  salves  d'artillerie  les  jours  de  manifesta- 
ions.  Dans  les  grandes  villes,  les  cotisations  des  partis  produisent  de 
rès  fortes  sommes,  parce  qu'il  faut  faire  face  à  des  dépenses  considé- 
ables.  A  New- York,  le  comité  permanent  des  démocrates  est  proprié- 
aire  d'un  immense  édifice,  appelé  Tammany-Hall,  où  se  tiennent  les 
'éunions  générales;  la  salle  principale  peut  contenir  plusieurs  milliers 
le  personnes.  Le  comité  a  sous  ses  ordres  un  grand  nombre  d'em- 
)loyés,  et  un  orchestre  qui,  dans  les  réunions  publiques,  exécute  des 
lirs  démocratiques  entre  chaque  discours.  Lorsqu'un  personnage  im- 
>ortant  du  parti  vient  à  New-York,  on  ne  manque  jamais  d'organiser 
me  procession  en  son  honneur.  Plusieurs  milliers  de  démocrates,  di- 
isés  en  colonnes  ayant  chacune  à  leur  tête  un  corps  de  musique,  pré- 
édés  et  suivis  de  canons  qu'on  décharge  par  intervalles,  vont  chercher 
,  Tammany-Hall  les  bannières  du  parti,  et  se  portent  sous  les  fenêtres 
le  l'hôte  de  la  ville.  Une  sérénade  lui  est  donnée,  et  trois  formidables 
lourrahs  en  son  honneur  ébranlent  toutes  les  vitres.  Il  paraît  alors  au 
talcon,  et  prononce  un  discours  que  ceux  qui  n'entendent  pas  applau- 
lissent  de  confiance.  Le  cortège  défile  ensuite  pendant  plusieurs  heures, 
i  va  faire  le  tour  de  la  ville  avant  de  rentrer  à  Tammany-Hall,  où  les 
Jiefs  félicitent  leurs  soldats  de  l'enthousiasme  qu'ils  ont  montré  et  du 
)on  ordre  qu'ils  ont  su  garder.  Les  whigs  à  l'occasion  ne  manquent 
►as  d'en  faire  autant  pour  leurs  coryphées. 

Cette  organisation  quasi-militaire  des  partis  aux  États-Unis  explique 
eule  leur  admirable  discipline.  C'est  cet  immense  état-major,  em- 
)rassant  depuis  les  grandes  villes  jusqu'aux  moindres  villages,  qui 
eur  permet  d'agir  avec  une  si  grande  rapidité,  un  ensemble  et  un  ordre 
i  merveilleux.  L'inconvénient  est  que  les  deux  états-majors  vivent  aux 
lépens  de  la  communauté.  Nous  touchons  ici  à  l'une  des  plus  grandes 
)laies  des  États-Unis.  L'état  de  choses  que  nous  décrivons,  en  détermi- 

,.    TOME   X.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nant  une  foule  de  gens  à  faire  de  la  politique  par  spéculation  et  à  n'a^ 
voir  d'autres  moyens  d'existence  que  leurs  services  électoraux,  ei 
entretenant  l'amour  et  le  besoin  des  places,  alimente  la  corruptioi 
politique,  et  jette  dans  le  peuple  américain  les  germes  d'une  démora- 
lisation profonde.  Il  a  eu  en  outre  pour  conséquence  de  dénaturer  ra- 
pidement les  institutions  américaines,  en  faisant  de  toutes  les  fonctions 
un  objet  de  trafic,  une  véritable  marchandise.  Les  fonctions  purement 
honorifiques  ont  disparu;  on  a  attaché  un  salaire  à  toutes,  afin  (jue 
toutes  fussent  une  récompense  pécuniaire.  Toutes  les  magistratures, 
même  celles  qui  semblent  exiger  le  plus  impérieusement  des  garan- 
ties de  moralité,  de  savoir  et  de  capacité,  même  celles  qui  doivent 
avoir  pour  conditions  essentielles  l'indépendance  et  la  fixité,  subis- 
sent une  commune  transformation.  Les  partis,  plus  préoccupés  d'aug- 
menter la  monnaie  électorale  dont  ils  disposent  que  des  vrais  intérêts 
de  la  communauté,  sont  toujours  d'accord  pour  créer  de  nouvelles 
fonctions,  pour  abréger  la  durée  des  fonctions  déjà  existantes  et  pour 
les  soumettre  à  l'élection  directe,  sans  excepter  même  les  charges  de 
judicature.  Depuis  quinze  ans,  une  véritable  révolution  s'accomplit, 
sous  ce  rapport,  aux  États-Unis,  et  ses  progrès  deviennent  chaque 
jour  plus  rapides  :  l'état  de  New-York,  qui  a  modifié,  il  y  a  trois  ans, 
sa  constitution,  a  étendu  jusqu'aux  fonctions  judiciaires  le  principe  de 
l'élection  directe,  et  la  convention  qui  révise  en  ce  moment  même  la 
constitution  de  Kentucky  veut  y  introduire  le  même  changement.  On 
peut  prédire  que  d'ici  à  quelques  années  toutes  les  fonctions  judiciaires 
seront  électives  aux  États-Unis.  L'expérience  dira  si  des  corps  judi- 
ciaires soumis  à  la  réélection  tous  les  trois,  tous  les  cinq  ou  même  tous 
les  sept  ans,  sont  un  progrès  sur  l'ancienne  organisation.  Déjà,  dans 
les  états  où  ce  changement  date  d'un  certain  nombre  d'années,  comme 
la  Louisiane,  on  se  plaint  des  difficultés  que  présente  un  bon  recrute- 
ment du  corps  judiciaire;  les  places  de  juges,  autrefois  recherchées 
avec  ardeur  par  tous  les  hommes  de  mérite,  sont  aujourd'hui  refusées 
par  les  hommes  de  loi  de  quelque  réputation. 

II. 

L'organisation  la  plus  savante  et  même  la  large  curée  que  peut  pro- 
mettre la  conquête  du  pouvoir  ne  suffisent  pas  long-temps  à  maintenir 
unie  et  compacte  la  masse  d'un  parti,  lorsque,  à  défaut  de  principes 
bien  définis,  ce  parti  n'a  pas  au  moins  une  idée  qui  lui  serve  de  signe 
de  ralliement.  Aussi,  depuis  quelques  années,  les  hommes  politiques 
des  États-Unis  sont-ils  toujours  à  l'aflut  des  moindres  circonstances 
qui  peuvent  exercer  quelque  action  sur  le  mouvement  de  l'opinion 
publique,  et  c'est  une  lutte  à  qui  devinera  le  premier  de  quel  côté 


lA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET  LES  PARTIS   DE   l'lNION,  99 

souffle  le  vent  populaire,  afin  de  se  mettre  à  la  tête  de  cet  immense  cou- 
rant qui  vous  porte  droit  au  pouvoir.  Quand  il  fut  manifeste  que  Tar- 
de nte  et  aventureuse  population  de  l'ouest  voulait  l'annexion  du  Texas, 
tous  les  partis  et  tous  les  hommes  politiques  mirent  en  avant  leur  plan 
particulier  pour  acquérir  cette  province.  Bien  peu  d'hommes  ont  eu 
le  courage,  deux  ans  plus  tard,  de  comhattre  et  de  flétrir  la  guerre 
spoliatrice  faite  au  Mexique,  et  quand  les  idées  de  conquête,  un  mo- 
ment assoupies  aujourd'hui,  agiteront  de  nouveau  les  masses  popu- 
laires, certains  hommes  politiques,  dont  le  programme  est  déjà  tout 
prêt,  se  mettront  à  demander  la  conquête  de  l'île  de  Cuba  et  l'an- 
iiexion  du  Canada,  peut-être  même  de  toutes  les  colonies  anglaises  de 
rAmérique  du  Nord.  Le  général  Scott,  qui  est  un  whig,  a  déjà  dit 
qu'il  espérait  voir  le  Canada  entrer  un  jour  pacifiquement  dans  l'Union 
américaine;  le  général  Cass,  qui  est  un  démocrate,  s'est  déclaré  prêt  à 
le  conquérir  avec  son  épée.  Mais  laissons  là  l'avenir,  et,  revenant  au 
])ri  sent,  montrons  par  un  exemple  avec  quelle  promptitude  les  partis 
tournent  à  leur  profit  les  moindres  variations  de  l'opinion  publique. 
g  Après  l'élection  présidentielle  de  4844,  dans  laquelle  les  whigs 
éprouvèrent  une  défaite  inattendue,  parce  que  les  deux  états  de  New- 
York  et  de  Pensylvanie,  dont  ils  se  croyaient  sûrs,  donnèrent  aux  dé- 
mocrates une  majorité  de  quel({ues  voix,  les  vaincus  imputèrent  leur 
échec  aux  fraudes  électorales  de  leurs  adversaires  :  ils  accusèrent,  avec 
quelque  fondement,  les  démocrates  d'avoir  fait  voter  à  New-York  un 
<iertain  nombre  de  Canadiens,  arrivés  le  matin  et  repartis  le  soir  par 
le  chemin  de  fer;  ils  les  accusèrent,  avec  bien  plus  de  fondement  en- 
core, d'avoir  fait  voter,  à  l'aide  de  faux  certificats,  un  grand  nombre 
d'Irlandais  qui  n'avaient  point  acquis  la  naturalisation.  C'est  là  une 
fraude  qui  se  pratique  perpétuellement,  et  qui  ôte  aux  élections  des 
grands  ports  de  mer  toute  espèce  de  sincérité;  car  c'est  par  milliers 
qu'on  fabrique  de  faux  électeurs  en  transformant  en  citoyens  impro- 
visés les  émigrans  qui  débarquent  chaque  jour  aux  États-Unis.  Rien 
n'est  plus  facile  que  de  déterminer  les  émigrans  et  surtout  les  Irlan- 
dais à  voter  dès  le  lendemain  de  leur  débarquement;  mais  le  grand 
art  des  courtiers  électoraux  consiste  à  persuader  à  Paddy  (1)  qu'il  a 
bien  réellement  le  droit  de  voter.  On  raconte  la  colère  d'un  Irlandais 
dont  un  président  de  scrutin  refusait  le  bulletin,  et  qui  s'écriait  avec 
indignation  qu'il  s'était  présenté  le  matin  même  en  huit  autres  en- 
droits, et  que  personne  ne  lui  avait  encore  fait  l'afîront  de  refuser  son 
petit  papier.  La  durée  du  séjour  nécessaire  pour  acquérir  la  naturali- 
sation est  si  courte,  que  les  autorités  municipales  ne  font  Jamais  diffi- 
4înlté  de  délivrer  le  certificat  qu'on  leur  demande,  et  il  est  bien  plus 

^1)  Nom  générique  des  Irlandais. 


100  llÈVLÉ  DES  DEUX  MONDES. 

rare  éilcore  que  les  présidons  de  section  s'avisent  d'en  exiger  la  pré- 
sentation, surtout  quand  les  électeurs  suspects  arrivent,  bannières  et 
tambours  en  tète,  avec  le  flot  du  parti  auquel  le  président  lui-même 
appartient. 

A  New-York  et  dans  quelques  autres  villes,  les  émigrans  sont  assez 
nombreux  pour  exercer  une  influence  sensible  sur  les  élections  locales. 
Ils  en  ont  tiré  parti.  Les  Irlandais  notamment  se  sont  promptement 
organisés;  ils  votent  avec  ensemble  dans  toutes  les  élections,  passant 
sans  cesse  d'un  parti  à  l'autre,  et  sans  autre  préoccupation  que  de  s'em- 
parer des  petites  charges  électives.  Le  parti  démocratique  fut  accusé, 
en  1844,  d'avoir  abandonné  ses  propres  candidats  dans  les  élections 
municipales  pour  acquérir  à  ce  prix  les  votes  des  Irlandais  dans  la  lutte 
présidentielle.  Cette  invasion  par  les  étrangers  des  fonctions  munici- 
pales et  de  tous  les  emplois  qui  en  dépendent  était  devenue  à  cette 
époque  si  fréquente  et  si  complète,  qu'elle  exaspéra  les  Américains. 
Ceux-ci  ne  purent  supporter  d'être  ainsi  dépouillés  par  de  nouveaux 
venus  qui  étaient  à  peine  citoyens,  qui  souvent  même  n'avaient  pas 
encore  droit  de  cité.  On  réclama  vivement  contre  l'influence  illégitime 
exercée  sur  les  affaires  de  l'Union  par  des  étrangers  qu'une  générosité 
imprudente  assimilait  entièrement  aux  véritables  Américains.  Une 
agitation  commença,  des  associations  se  formèrent  pour  réclamer  la 
révision  des  lois  de  naturalisation,  et  pour  ne  porter  dans  les  élections 
que  des  candidats  américains  de  naissance.  Les  whigs  applaudirent  à 
ce  mouvement,  et  un  de  leurs  chefs,  M.  Daniel  Webster,  encouragea 
de  ses  efforts  et  de  ses  exhortations  le  parti  nouveau-né,  qui  prit  le 
nom  de  parti  des  natifs  américains. 

Les  whigs,  en  s'associant  à  cette  agitation,  espéraient  qu'elle  se  ré- 
pandrait dans  toutes  les  parties  de  l'Union,  que  le  sentiment  d'égoïsme 
national  auquel  elle  faisait  appel  entraînerait  la  multitude,  etqu'euïc 
mèmes  recevraient  en  échange  de  leur  appui  un  surcroît  de  popularité 
et  de  puissance.  Il  ne  fut  donc  question ,  pendant  un  moment ,  que  de 
réviser  partout  les  lois  de  naturalisation,  et  de  rendre  plus  difficiles  à 
acquérir  le  titre  et  les  droits  de  citoyen  américain.  On  peut  penser  que 
les  nouveaux  venus,  menacés  dans  leurs  droits  et  dans  leurs  espé- 
rances, ne  s'oublièrent  pas;  ils  s'agitèrent  à  leur  tour,  et  se  jetèrent 
dans  les  bras  du  parti  démocratique,  qui ,  au  nom  de  la  générosité 
américaine,  au  nom  de  l'hospitalité,  combattit,  comme  injuste,  illibé- 
rale et  impolitique,  l'idée  de  rendre  plus  rigoureuse  la  législation  sur 
la  naturalisation.  Cependant,  au  premier  moment,  l'élan  était  donné, 
et  les  rangs  des  natifs  américains  grossirent  à  vue  d'oeil;  ils  enlevèrent 
les  élections  de  la  Pensylvanie  et  de  New-York.  Plusieurs  années  con- 
sécutives, il  fut  impossible  de  leur  disputer  l'élection  du  maire  de  New- 
York;  mais  ces  succès  ne  furent  pas  de  longue  durée:  le  mouvement 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES  PARTIS   DE   L'uNIÔN.  101 

ne  prit  jamais  une  grande  extension  en  dehors  des  villes,  où  les  étran- 
gers avaient  exercé  une  influence  passagère.  Les  jeunes  états  se  décla- 
rèrent très  énergiquement  contre  tout  changement  à  la  législation  :  ils 
ont  en  effet  un  intérêt  immense  à  ce  que  leur  population  s'accroisse 
rapidement,  et,  pour  attirer  chez  eux  le  flot  de  l'émigration,  ils  ont 
soin  d'abaisser  autant  que  possible  toutes  les  barrières,  à  tel  point  que, 
lors  de  leur  érection  en  territoires,  le  Michigan  et  l'Iowa  s'obstinèrent, 
malgré  les  observations  du  congrès,  à  maintenir  dans  leur  législation 
un  article  qui  confère  aux  étrangers,  après  six  mois  de  séjour,  la  plé- 
nitude des  droits  civils  et  politiques.  Leurs  délégués  déclarèrent,  au 
nom  de  leurs  commettans,  qu'ils  aimeraient  mieux  différer  leur  entrée 
dans  l'Union  que  de  modifier  cet  article.  Dans  un  pays  nouveau,  l'ac- 
croissement de  la  population  amène  avec  soi  la  sécurité,  l'abondance  du 
travail,  le  développement  de  la  consommation,  en  un  mot  tous  lesélé- 
mens  de  la  prospérité  et  de  la  richesse.  Là  est  le  secret  de  cette  légis- 
lation si  libérale  envers  les  étrangers. 

L'opposition  déclarée  des  jeunes  états  obligea  bientôt  de  renoncer  à 
toute  idée  de  faire  du  nativisme  un  moyen  d'agitation  générale,  et  le 
nouveau  parti,  confiné  dans  les  lieux  mômes  de  sa  naissance,  y  périt 
bientôt  à  cause  même  de  ses  succès.  La  facilité  avec  laquelle  toute  in- 
fluence dans  les  élections  avait  été  enlevée  aux  étrangers  montrait  pé- 
remptoirement que  la  néghgence  ou  la  division  des  anciens  habitans 
avaient  fait  seules  la  force  des  nouveaux  citoyens,  et  que  le  péril  qu'on 
avait  entrevu  était  à  peu  près  imaginaire.  Le  déclin  du  parti  natif  amé- 
ricain a  été  aussi  rapide  que  son  développement,  et,  dans  le  congrès 
qui  siège  aujourd'hui  à  Washington,  il  ne  se  trouve  plus  qu'un  seul 
membre  élu  à  titre  de  natif  américain;  encore  ne  le  distingue-t-ou 
guère  des  membres  whigs,  avec  lesquels  il  vote  habituellement.  Le  rôle 
des  natifs,  dans  les  dernières  élections  de  New- York,  a  été  presque  in- 
signifiant, et  l'on  peut  prévoir  le  jour  où  le  parti  lui-même  sera  com- 
plètement éteint.  Telle  a  été  la  courte  carrière  d'un  parti  qui  a  paru 
un  moment  devoir  diviser  l'Union  entière,  mais  qui,  créé  par^une  ap- 
préhension populaire,  soutenu  parles  journaux,  développé,  encouragé 
par  quelques  hommes  politiques,  n'a  jamais  eu  qu'une  existence  fac- 
tice. 

La  vie  était  ailleurs;  une  autre  idée  bien  autrement  sérieuse,  et  des- 
tinée à  tuer  un  jour  les  vieux  partis,  commençait  alors  à  poindre.  Ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  d'esquisser  la  longue  et  curieuse  histoire  de  ce 
qu'on  appelle  l'abolitionisme;  qu'il  nous  suffise  de  dire  qu'en  1844  les 
idées  abolitionistes  faisaient  depuis  dix  ou  douze  ans  leur  chemin  sous 
le  manteau  du  parti  whig.  Le  vénérable  Adams  consacrait  à  leur  dé- 
fense et  à  leur  propagation  son  éloquente  vieillesse,  et  c'était  l'argent 
des  v^higs  qui  fondait  ou  alimentait  les  journaux  abolitionistes.  En 


102  REVUE   DES   DEUX  MONDES- 

échange  de  cette  protection,  les  abolitionistes,  à  toutes  les  élections, 
Votaient  avec  les  whigs.  En  ISU,  pour  la  première  fois,  il  n'en  fut 
plus  ainsi. 

La  division  s'était  mise  parmi  les  abolitionistes;  les  plus  ardens  se 
laissaient  entraîner  par  le  célèbre  Garrison  jusqu'à  déclarer  la  consti- 
tution des  États-Unis  immorale  et  anticlirétienne,  parce  qu'elle  auto- 
rise l'esclavage,  jusqu'à  refuser  de  lui  prêter  serment  et  jusqu'à  re- 
noncer à  tous  les  droits  qu'elle  confère,  excepté  au  droit  de  pétition, 
qui  est  un  droit  naturel.  C'est  cette  fraction  des  abolitionistes  qui 
adresse  tous  les  ans  au  congrès  une  pétition  pour  demander  l'abolition 
immédiate  et  sans  indemnité  de  l'esclavage  dans  toute  l'étendue  de 
l'Union,  pétition  qui  n'est  niême  pas  lue,  comme  étant  inconstitution- 
nelle. A  partir  de  4 844,  ces  abolitionistes  ont  cessé  de  voter  dans  les 
élections.  Le  noyau  le  plus  considérable  des  abolitionistes  était  dans 
de  tout  autres  idées  :  il  comprenait  que  vouloir  abolir  l'esclavage  dans 
la  moitié  de  l'Union  et  malgré  plusieurs  raillions  de  citoyens,  c'était 
entreprendre  l'impossible;  c'était  aller  droit  au  déchirement  de  l'Union 
et  à  la  guerre  civile.  Il  fallait  donc  restreindre  ses  efforts  à  empêcher 
l'esclavage  de  s'étendre  là  où  il  n'a  point  pénétré,  à  le  contenir  dans 
ses  limites  actuelles,  et  laisser  au  temps  et  à  la  concurrence  du  tra- 
vail libre  le  soin  de  détruire  l'esclavage  dans  les  états  mêmes  où  il  est 
le  plus  enraciné.  L'accroissement  rapide  des  états  libres  leur  assure 
une  majorité  incontestable  dans  la  chambre  des  représentans  et  une 
majorité  prochaine  dans  le  sénat  :  en  s'emparant  des  états  libres,  on 
avait  tous  les  moyens  constitutionnels  nécessaires  pour  mettre  un  ob- 
stacle efficace  aux  développemens  de  l'esclavage.  Il  fallait  donc  faire 
appel  à  l'opinion  publique  et  donner  signe  de  vie  et  de  force.  Or,  les 
abolitionistes  se  sentaient  assez  nombreux  dans  les  états  du  nord  pour 
y  tenir  déjà  la  balance  du  pouvoir  et  pour  donner  la  supériorité  au 
parti  avec  lequel  ils  votaient.  Ainsi  dans  l'état  du  Maine,  qui  passait 
pour  démocratique,  ils  avaient,  en  4840,  donné  la  majorité  aux  whigs 
en  faisant  cause  commune  avec  eux;  en  4844,  ils  la  leur  avaient  fait 
perdre  en  votant  à  part.  Le  temps  était  donc  venu  de  constater  sa  force 
par  une  épreuve  publique,  d'avoir  son  drapeau  particulier  et  de  se 
constituer  en  parti  indépendant.  Il  fut  résolu  qu'on  ne  voterait  pour 
aucun  des  candidats  des  grands  partis,  ni  pour  M.  Polk,  ni  pour  M.  Clay, 
parce  qu'ils  étaient  tous  deux  propriétaires  d'esclaves,  et  qu'un  candi- 
dat abolitioniste,  M.  Birney,  serait  porté  concurremment  avec  eux.  Ce 
candidat  eut  environ  cent  soixante  mille  voix,  dont  quinze  à  vingt 
mille  dans  le  New- York  et  dix  mille  dans  la  Pensylvanie;  mais  cette 
défection  suffit  pour  assurer  la  défaite  de  M.  Clay,  qui  eut  à  New-York 
six  mille  voix  et  dans  la  Pensylvanie  trois  mille  voix  de  minorité. 
L'importance  de  l'opinion  abolitioniste  était  incontestable  après  l'in- 


LA  SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE  ET   LES   PARTIS   DE   l'uNION.  103 

fluence  que  sa  conduite  avait  eue  sur  les  résultats  de  l'élection  prési- 
dentielle. Ses  progrès  furent  rapides  dans  tous  les  états  du  nord,  où 
elle  s'accrut  aux  dépens  du  parti  whig,  et  où  elle  commença  à  entamer 
le  parti  démocratique.  11  fallut  bientôt  compter  dans  tout  le  nord  avec 
les  abolitionistes  modérés,  qui  prenaient  le  nom  de  partisans  de  la 
liberté  du  sol  {free-soilers).  Ceux-ci  réussirent  à  pénétrer  non-seulement 
dans  la  législature  des  états,  mais  même  dans  la  législature  fédérale. 
Leur  plan  d'attaque  a  consisté  à  demander  tous  les  ans  au  congrès 
l'abolition  de  l'esclavage  dans  le  district  fédéral,  sur  lequel  il  a  tout 
pouvoir.  Les  députés  des  états  à  esclaves  ont  combattu  avec  obstination 
et  colère  cette  proposition ,  soutenant  que  la  législature  fédérale  don- 
nerait par  là  un  exemple  dangereux  pour  leur  sécurité,  qu'elle  paraî- 
trait condamner  l'esclavage  en  principe,  et  qu'ainsi  elle  violerait  indi- 
rectement la  constitution ,  qui  lui  interdit  de  toucher  aux  institutions 
particulières  du  sud.  Pour  mettre  fin  à  une  lutte  qui,  tous  les  ans,  de- 
venait plus  ardente,  et  donnait  lieu,  au  sein  même  du  congrès,  à  de 
violens  conflits,  les  deux  chambres  sont  tombées  d'accord  pour  rétro- 
céder à  la  Virginie  la  ville  d'Alexandrie  et  la  portion  du  district  fédéral 
qui  avait  été  donnée  par  cet  état;  mais  les  free-soilers  n'ont  pas  lâché 
prise  :  ils  continuent  à  renouveler  tous  les  ans  leur  proposition,  et  il  est 
probable  que,  cette  année,  le  congrès  rendra  à  l'état  de  Maryland  la 
seconde  moitié  du  district  fédéral,  qui  se  trouvera  réduit  aux  murs  de 
Washington.  Nous  ne  répondons  pas  que  cette  mesure  suffise  pour 
couper  court  à  cette  agitation  irritante  qui  a  si  bien  réussi  aux  aboli- 
tionistes; mais,  comme  le  nombre  des  esclaves  qui  ont  pu  être  amenés 
à  Washington  par  des  députés  ou  des  sénateurs  du  sud  ne  dépasse 
peut-être  pas  deux  cents ,  il  est  évident  que  l'abolition  de  l'esclavage 
dans  le  district  fédéral,  si  on  continue  à  la  demander,  ne  sera  plus  qu'un 
prétexte  pour  inquiéter  et  alarmer  une  moitié  de  l'Union. 

Les  partisans  de  la  liberté  du  sol  devaient  être  et  ont  été,  en  effet, 
les  adversaires  de  l'annexion  du  Texas,  qui  livrait  à  l'esclavage  un 
territoire  égal  aux  deux  tiers  de  la  France;  ils  ont  combattu  avec 
acharnement  la  guerre  du  Mexique,  entreprise  par  les  démocrates 
pour  livrer  aux  états  du  sud  de  nouvelles  provinces.  L'irritation  que 
ces  deux  mesures  ont  produite  dans  les  états  du  nord  a  contribué 
puissamment  à  développer  le  parti  des  free-soilers,  et  elle  a  fait  éclore 
la  question  dite  du  proviso  de  Wilmot.  Lorsque  la  guerre  eut  été  en- 
gagée, il  fallut  que  le  président  Polk  demandât  au  congrès  les  crédits 
nécessaires  pour  la  soutenir  :  un  député  de  la  Pensylvanie,  M.  David 
Wilmot,  déclara  qu'il  ne  voulait  pas  mettre  le  gouvernement  hors 
d'état  de  défendre  l'honneur  du  pays,  mais  .qu'il  ne  voulait  pas  non 
plus  que  l'argent  de  la  confédération  servît  à  étendre  la  plaie  de  l'es- 
clavage :  il  mettait  donc  à  son  concours  la  condition  préalable  que 


104  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'esclavage  ne  serait  introduit  dans  aucune  des  provinces,  états  ou  ter- 
ritoires que  les  événemens  de  la  guerre  pourraient  ajouter  aux  pos- 
sessions de  l'Union.  Cet  amendement  préventif,  qu'on  a  appelé  le  pro- 
viso  de  Wilmot,  fut  voté  par  la  chambre  des  représentans,  et,  chaque 
fois  qu'un  nouveau  crédit  fut  demandé  par  le  gouvernement,  chaque 
fois  l'amendement  de  M.  Wilmot  fut  introduit  dans  les  dispositions  du 
bill.  En  février  1847,  un  crédit  de  3  millions  de  dollars  ayant  été  de- 
mandé, on  appréhenda  que  la  chambre  des  représentans  ne  manquât 
de  persévérance;  les  législatures  des  états  de  New-York  et  de  Pensyl- 
vanie  intimèrent  aux  députés  de  ces  deux  états  au  congrès  l'ordre  de 
réclamer  et  d'appuyer  le  proviso  de  Wilmot,  qui,  cette  fois  encore,  fut 
voté.  Le  sénat,  il  est  vrai,  où  le  parti  démocratique  avait  la  majo- 
rité, ne  manqua  jamais  de  rejeter  le  proviso  pour  éviter  tout  embar- 
ras à  l'administration  et  pour  calmer  l'effervescence  des  esprits.  Cette 
clause,  en  eifet,  était  un  perpétuel  sujet  d'irritation  pour  les  popula- 
tions du  sud,  qui  n'avaient  voulu  la  guerre  du  Mexique  que  pour 
ajouter  à  la  confédération  de  nouveaux  états  à  esclaves,  et  rétablir 
entre  les  deux  fractions  de  l'Union  la  balance  détruite  au  profit  du 
nord.  Si  l'esclavage  devait  être  interdit  dans  les  provinces  conqui^s, 
tous  les  fruits  de  la  guerre  étaient  perdus  pour  les  états  du  sud,  et, 
s'appuyant  sur  le  texte  de  la  constitution,  qui  laisse  aux  états  particu- 
liers la  décision  des  questions  relatives  à  l'esclavage,  les  représentans 
du  sud  au  congrès  combattaient  le  proviso  comme  un  empiétement 
sur  les  droits  des  futurs  états,  puisqu'il  tranchait  à  l'avance  une  ques- 
tion dont  la  solution  leur  appartenait.  Nous  n'avons  point  à  faire  l'his- 
toire de  ces  irritans  débats,  qui  ont  plus  d'une  fois  transformé  le  con- 
grès des  États-Unis  en  un  véritable  champ  de  bataille.  Nous  appellerons 
seulement  l'attention  sur  deux  faits.  Dans  ces  luttes  si  vives,  les  dé- 
putés, au  moment  du  vote^  se  divisaient  presque  toujours  en  députés 
du  nord  et  députés  du  sud,  sans  distinction  de  partis,  preuve  manifeste 
de  la  prépondérance  chaque  jour  croissante  des  questions  territoriales 
sur  les  questions  politiques.  En  second  lieu ,  l'intervention  officielle 
des  législatures  des  deux  plus  grands  états  du  nord  en  faveur  du  pro- 
viso de  Wilmot  et  cette  résurrection  du  mandat  impératif  pour  une 
telle  question  prouvent  les  progrès  rapides  qu'avait  faits  le  parti  de  la 
liberté  du  sol. 

Ce  dernier-né  de  la  politique  américaine  ne  se  bornait  plus  en  effet 
à  dissoudre  le  parti  whig,  qui  l'avait  long-temps  protégé,  et  qu'une 
certaine  communauté  de  luttes  et  d'opinions  prédisposait  en  faveur  de 
ses  doctrines;  il  faisait  invasion  au  sein  du  parti  démocratique,  que  de 
longues  liaisons  politiques  attachaient  bien  plus  étroitement  aux  inté- 
rêts des  états  à  esclaves.  11  y  trouva  même  un  point  d'appui  très  puis- 
sant dans  les  amis  personnels  de  l'ancien  président  Martin  Van  Buren, 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES   PARTIS   DE   l'UNION.  105 

(|ui  déjà,  en  1844,  s'était  prononcé  contre  l'annexion  du  Texas,  et  qui 
passait  avec  raison  pour  peu  favorable  à  l'extension  de  l'esclavage.  Le 
fils  même  de  l'ancien  président ,  John  Van  Buren ,  l'orateur  le  plus 
éloquent  et  le  plus  populaire  des  démocrates  dans  le  New- York,  fut 
un  des  premiers  do  son  parti  à  se  prononcer  pour  la  liberté  du  sol, 
et  bientôt  une  scission  s'opéra  à  New-York  dans  le  parti  démocratique. 
Une  fraction  voulut  demeurer  fidèle  à  la  vieille  alliance  des  démocrates 
du  nord  avec  les  états  à  esclaves,  et  reçut  le  nom  de  old  hunkers, 
tandis  qu'elle  appliquait  aux  dissidens  l'épithète  de  barnburners  (brû- 
leurs de  granges),  que  les  propriétaires  d'esclaves  donnent  à  tout  abo- 
litioniste.  La  gravité  de  cette  scission,  long-temps  inaperçue,  ne  s'est 
révélée  qu'au  moment  de  la  dernière  élection  présidentielle.  Lorsqu'il 
s'agit  de  nommer  des  délégués  à  la  réunicJh  générale  où  devait  être 
choisi  le  candidat  du  parti  démocratique,  on  vit  avec  étonnement  les 
démocrates  de  l'état  de  New- York  former  simultanément  deux  assem- 
blées et  envoyer  à  la  réunion  de. Baltimore  deux  députations  rivales. 
Après  de  longs  pourparlers  et  de  vaines  tentatives  de  conciliation ,  la 
députation  des  old  hunkers  fut  admise  à  siéger,  et  celle  des  barnbur- 
ners se  retira  en  protestant.  Bientôt  après  on  apprit  qu'une  convention 
ubolitioniste  était  convoquée  à  Utica,  dans  l'état  de  New- York;  des  re- 
présentans  de  tous  les  états  du  nord  y  assistèrent ,  des  hommes  de  tous 
les  partis,  des  whigs  aussi  bien  que  des  démocrates,  y  prirent  la  parole 
en  présence  de  plusieurs  milliers  de  personnes  qui  remplissaient  l'église 
où  avaient  lieu  les  délibérations  de  la  convention,  et  Martin  Van  Buren 
fut  proclamé  à  l'unanimité  candidat  des  free-soilers  à  la  présidence  des 
États-Unis.  M.  Van  Buren  accepta,  et  cette  acceptation  ajouta  encore  à 
l'importance  considérable  qu'avait  acquise  la  manifestation  du  parti  de 
la  liberté  du  sol.  Une  pareille  détermination,  prise  par  un  homme  qui 
passe  à  bon  droit  pour  un  des  politiques  les  plus  consommés  des  États- 
Unis,  qui  a  été  plusieurs  fois  gouverneur  de  l'état  de  New-York ,  qui  a 
été  vice-président  et  président  des  États-Unis,  et  qui  avait  à  sauve- 
garder sa  réputation  d'iiabileté  et  sa  dignité  personnelle,  prouvait  clai- 
rement qu'à  ses  yeux  le  parti  de  la  liberté  du  sol  avait  acquis  assez  de 
consistance  et  de  force  pour  qu'il  pût,  sans  se  compromettre,  unir  sa 
destinée  à  la  sienne.  La  candidature  de  l'abolitioniste  Birney,  en  1844, 
n'avait  pu  réunir  qu'un  nombre  de  voix  insignifiant;  celle  de  M.  Van 
Buren  était  autrement  sérieuse,  car  on  craignit  un  moment  qu'elle  ne 
divisât  suffisamment  les  voix  pour  remettre  au  congrès  la  désignation 
du  président.  11  n'en  fut  point  ainsi  :  la  glorieuse  popularité  du  général 
Taylor  emporta  l'élection,  en  lui  ralliant  les  masses  populaires  sans 
distinction  d'opinions;  mais  la  minorité  obtenue  par  M.  Van  Buren  fut 
considérable:  dans  le  Massachusets  même,  l'état  persévérant  et  fidèle 
qui  n'a  jamais  varié  dans  la  foi  whig,  M.  Van  Buren,  tout  ancien  dé- 


106  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mocrate  qu'il  est,  obtint  la  pluralité  des  voix,  et,  dans  les  autres  états 
de  la  Nouvelle- Angleterre,  il  balança,  quelquefois  même  il  dépassa  les 
voix  du  général  Cass. 

Les  résultats  de  l'élection  de  1848  ont  démontré  à  tout  le  monde  que 
dans  les  états  de  la  Nouvelle- Angleterre  la  majorité  était  déjà  ou  allait 
être  acquise  au  parti  de  la  liberté  du  sol,  et  que  les  anciens  partis  po- 
litiques étaient  en  pleine  décadence.  Des  tentatives  ont  été  faites  pour 
réconcilier  à  New-York  les  deux  fractions  des  démocrates;  elles  ont 
abouti  à  une  pacification  éphémère,  bientôt  suivie  d'une  nouvelle  et 
plus  éclatante  rupture.  L'opinion  universelle  est  aujourd'hui  qu'à  la 
prochaine  élection  présidentielle  la  lutte  ne  sera  plus  entre  les  whigs 
et  les  démocrates,  mais  entre  les  adversaires  et  les  défenseurs  de  l'es- 
clavage. 

Si  l'on  avait  besoin  d'autres  preuves  du  mouvement  qui  se  fait  dans 
tous  les  esprits,  il  suffirait  de  faire  remarquer  la  position  prise  parles 
hommes  politiques  qui,  aux  États-Unis,  sont  plus  réservés  que  partout 
ailleurs.  Au  moment  où  M.  Van  Buren  acceptait  une  candidature  aboli- 
tioniste,  M.  Glay,  qui  a  toujours  professé  sur  l'esclavage  des  idées  très 
libérales,  mais  qui  est  propriétaire  d'esclaves  lui-même,  écrivait,  dans 
une  lettre  rendue  publique ,  qu'il  croyait  le  moment  venu ,  pour  les 
états  du  centre  de  l'Union,  de  préparer  la  voie  à  l'émancipation.  Cette 
lettre  avait  à  peine  parcouru  les  états  du  sud,  où  elle  répandait  la  plus 
vive  agitation,  qu'un  des  hommes  les  plus  considérables  de  l'Union, 
M.  Benton ,  qui  représente  depuis  trente  ans  dans  le  sénat  un  état  à 
esclaves,  le  Missouri,  refusait  d'obéir  à  l'injonction  que  lui  transmet- 
taient ses  commettans  de  voter  contre  le  proviso  de  Wilmot,  et  se  dé- 
clarait contraire  à  l'introduction  de  l'esclavage  dans  les  nouveaux  ter- 
ritoires. Après  la  session,  M.  Benton  a  publié  sur  cette  question  une 
lettre  violente,  dirigée  contre  M.  Calhoun,  le  chef  des  défenseurs  de 
l'esclavage,  et  il  s'est  mis  à  parcourir  le  Missouri  pour  défendre,  dans 
une  série  de  réunions  publiques,  ses  opinions  nouvelles. 

C'est  donc  au  milieu  de  la  plus  vive  agitation  que  s'est  terminée  la 
présidence  de  M.  Polk  et  que  s'est  écoulée  la  dernière  session  du  con- 
grès. M.  Polk  avait  demandé  qu'on  votât  des  lois  provisoires  pour  la 
Cahfornie,  qui  devait  être  élevée  au  rang  de  territoire  en  attendant 
qu'elle  eût  la  population  nécessaire  pour  devenir  un  état.  La  chambre 
des  représentans  s'est  obstinée  à  introduire  dans  cette  constitution 
provisoire  une  clause  qui  interdisait  l'esclavage,  et,  comme  le  sénat  a 
toujours  rejeté  cette  clause  chaque  fois  que  le  bill  lui  est  revenu,  la 
session  a  fini  sans  que  les  deux  chambres  pussent  s'accorder,  et  la  Ca- 
hfornie a  été  abandonnée  à  elle-même  sans  lois,  sans  magistrats,  sans 
gouvernement  :  témoignage  significatif  de  l'acharnement  et  de  l'obsti- 
nation des  partis.  Dans  une  des  discussions  du  bill  au  sein  de  la 


LA    SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET  LES  PARTIS  DE  l'UNION.  107 

chambre  des  représentans,  un  député  du  sud  s'étant  levé  comme  pour 
arracher  de  la  tribune  un  orateur  du  nord,  un  des  amis  de  celui-ci  se 
précipita  à  sa  rencontre,  et  l'on  vit  les  deux  côtés  de  la  chambre  des- 
cendre à  l'envi  dans  l'hémicycle  comme  pour  engager  une  mêlée  gé- 
nérale. 

Alt  moment  où  la  session  du  congrès  allait  se  clore,  les  députés  et 
les  sénateurs  du  sud  se  formèrent  en  convention ,  et  M.  Calhoun  fut 
chargé  de  rédiger  au  nom  de  tous  une  adresse  à  leurs  commettans  sur 
la  situation  de  l'Union  et  sur  les  périls  que  couraient  les  états  du  sud. 
Voici  les  conclusions  de  cet  immense  document  d'une  diffusion  ex- 
trême, et  où  d'amères  récriminations  tiennent  la  plus  grande  place. 
La  persistance  des  députés  du  nord  à  soulever  tous  les  ans  une  ques- 
tion qui,  insignifiante  en  elle-même,  n'a  d'importance  qu'au  point  de 
vue  des  principes,  celle  de  l'abolition  de  l'esclavage  dans  le  district 
fédéral ,  y  est  présentée  comme  l'indice  d'un  parti  pris  chez  les  états 
du  nord  de  flétrir  les  institutions  du  sud  et  de  fomenter  dans  une 
moitié  de  l'Union  la  plus  dangereuse  des  agitations.  On  veut  se  servir 
du  district  fédéral  pour  établir  en  fait  l'autorité  du  congrès  à  régle- 
menter la  question  de  l'esclavage,  et,  après  avoir  ainsi  usurpé  un  droit 
que  la  constitution  refuse  formellement  au  pouvoir  central,  on  se  fera 
de  ce  premier  exemple  un  argument  pour  intervenir  dans  la  législa- 
tion intérieure  des  états  à  esclaves.  Laisser  consacrer  le  droit  du  pou- 
voir fédéral  d'abolir  l'esclavage  dans  le  district  de  Colombie,  c'est 
abandonner  implicitement  à  la  majorité  du  congrès,  et  par  conséquent 
aux  états  du  nord ,  le  sort  de  tous  les  états  du  sud.  La  portée  réelle  du 
proviso  de  Wilmot  et  de  toute  clause  analogue  est  d'exclure  les  habitans 
des  états  à  esclaves  des  territoires  conquis  par  le  sang  et  avec  l'argent 
de  toutes  les  parties  de  l'Union.  C'est  à  la  fois  un  déni  de  justice  et  une 
violation  formelle  de  la  constitution . 

Tous  les  états  contril)uent  également  aux  charges  de  l'Union;  tous 
ont  supporté  également  le  poids  des  dernières  guerres;  tous  ont  le 
même  droit  aux  profits  de  la  victoire.  Les  provinces  acquises  sont  la 
propriété  commune  et  indivise  de  l'Union.  La  constitution  garantis- 
sant à  tout  citoyen,  dans  toute  l'étendue  et  dans  toutes  les  dépendances 
de  l'Union,  les  mêmes  droits  et  la  jouissance  incontestée  de  sa  propriété, 
tout  habitant  du  sud  a  le  même  droit  qu'un  habitant  du  nord  de  s'é- 
tablir dans  les  nouveaux  territoires  et  d'  y  transférer  ce  qu'il  possède. 
La  nature  particulière  de  sa  propriété  ne  peut  devenir  un  titre  d'exclu- 
sion pour  lui,  puisque  la  constitution  n'a  excepté  aucune  sorte  de  pro- 
priété. Laisser  introduire  dans  la  législation  fédérale  le  proviso  de  Wil- 
mot ou  toute  clause  analogue,  ce  serait,  de  la  part  des  habitans  du  sud, 
accepter  d'être  exclus  du  domaine  commun  de  l'Union,  ce  serait  re- 
connaître qu'en  tant  que  propriétaires  d'esclaves,  ils  ne  sont  pas  des 


108  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

citoyens  complets;  ce  serait  avouer  en  même  temps  que  la  possession 
d'esclaves,  au  lieu  de  constituer  une  propriété  légitime,  apporte  avec 
elle  une  incapacité  civile.  Après  avoir  établi  par  ces  argumens  que  le 
bon  droit  est  du  côté  des  habitans  du  sud,  le  manifeste  les  exhortait  à 
aviser  sérieusement  pour  mettre  un  terme  à  un  système  d'attaques 
persévérantes  et  d'empiétemens  successifs  qui  a  pour  résultat  de  dé- 
pouiller les  états  à  esclaves  de  leurs  droits  légitimes  et  qui  les  menace 
dans  leur  existence. 

Pendant  que  ce  manifeste  devenait,  dans  tout  le  sud,  le  signal  d'une 
série  de  manifestations,  une  agitation  en  sens  contraire  s'organisait 
dans  les  états  du  nord.  Le  succès  significatif  obtenu  par  les  free-soilers 
dans  l'élection  présidentielle  et  dans  les  élections  particulières  avait 
doublé  leur  ardeur,  et  les  hommes  politiques  du  nord,  par  leur  em- 
pressement à  se  déclarer  en  faveur  du  nouveau  parti  qui  paraît  devoir 
disposer  désormais  des  élections,  par  leur  zèle  de  convertis  à  provoquer 
des  réunions,  à  prononcer  des  discours,  à  publier  des  lettres  en  faveur 
de  la  liberté  du  sol,  n'ont  pas  cessé  de  donner  des  alimens  à  une  pro- 
pagande déjà  trop  active.  Rivalisant  les  uns  avec  les  autres,  et  tenant 
toujours  le  public  en  haleine,  ils  ont  fait  de  l'agitation  abolitioniste 
une  sorte  de  fièvre  qui  ne  s'est  pas  ralentie  un  seul  instant  dans  tout  le 
cours  de  l'été.  Conventions  sur  conventions  ont  été  tenues  dans  tous 
les  états  pour  protester  contre  le  maintien  de  l'esclavage  dans  le  dis- 
trict fédéral,  et  contre  toute  extension  nouvelle  de  ce  fléau.  Les  termes 
les  plus  violens  et  les  plus  blessans  pour  les  états  du  sud  ont  été  em- 
ployés comme  à  dessein  dans  la  rédaction  des  résolutions  destinées  à 
être  publiées.  Des  hommes  de  tous  les  partis  ont  assisté  à  ces  réunions, 
y  ont  pris  la  parole,  et  ont  souscrit  aux  motions  injurieuses  pour  le 
sud.  Le  démocrate  John  Van  Buren ,  dans  la  convention  de  Gléveland 
(Ohio),  a  dépassé  les  philippiques  les  plus  virulentes  que  le  whig  Daniel 
Webster  ait  jamais  dirigées  contre  l'esclavage.  A  peine  quelques  jour- 
naux ont-ils  élevé  la  voix  pour  dire  que  cette  effervescence  abolitioniste 
menait  droit  à  la  rupture  de  l'Union;  rien  n'a  pu  arrêter  l'irrésistible 
torrent  qui  paraît  avoir  emporté  jusqu'aux  barrières  qui  séparaient 
autrefois  les  partis,  et  onze  législatures  ont  donné  aux  députés  et  aux 
sénateurs  de  leur  état  le  mandat  impératif  d'introduire  le  proviso  de 
Wilmot  dans  les  bills  qui  régleront  le  sort  de  la  Californie  et  du  Nou- 
veau-Mexique. La  législature  du  Michigan,  état  tout  démocratique,  a  été 
la  première  à  adresser  ce  mandat  impératif  au  général  Cass,  dont  les 
.chances  à  la  présidence  résident  dans  l'appui  que  lui  ont  toujours  donné 
les  états  du  sud  à  cause  de  ses  opinions  favorables  à  l'esclavage.  Cet  ac- 
cord des  whigs  et  des  démocrates  du  nord  pour  imposer  à  leurs  repré- 
sentans  un  vote  hostile  aux  étals  du  sud  acquiert  plus  d'importance  en- 
core par  la  position  qu'occupent  dans  le  nouveau  congrès  les  partisans 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES   PARTIS    DE   l'lMON.  109 

systématiques  de  la  liberté  du  sol.  S'ils  ne  sont  que  trois  dans  le  sénat, 
ils  sont  vingt-trois  dans  la  chambre  des  représentans,  et  cette  minorité, 
décidée  à  subordonner  toutes  les  questions  à  celle  de  l'esclavage,  tient 
entre  ses  mains  la  balance  du  pouvoir.  Le  parti  whig  et  le  parti  démo- 
cratique ont  exactement  le  même  nombre  de  voix;  tout  dépend  donc 
chaque  fois  de  la  décision  des  free-soilers.  Ils  se  sont  plu  à  constater 
leur  pouvoir  dès  l'ouverture  du  congrès,  et,  en  s'obstinant  à  perdre 
leurs  voix,  ils  ont  rendu  impossibles,  pendant  trente  et  un  scrutins,  la 
nomination  du  président  de  la  chambre  et  la  constitution  du  congrès- 

L'agitation  a  pris  au  sud,  pendant  tout  l'été  de  cette  année,  les  pro- 
portions les  plus  menaçantes  pour  la  tranquillité  publique.  Chaque 
nouvelle  venue  du  nord  était  un  outrage  ou  une  menace;  les  conven- 
tions tenues  dans  les  états,  les  délibérations  des  législatures,  les  dis- 
cours des  orateurs  en  renom,  les  manifestations  des  hommes  influens, 
cette  apparente  unanimité  d'une  moitié  de  l'union  à  attaquer  l'autre 
jusque  dans  ses  derniers  retranchemens,  ajoutaient  à  la  colère  et  à 
l'animosité  des  hommes  du  sud.  C'était  une  huile  perpétuellement 
jetée  sur  le  feu.  Des  cris  de  rupture  de  l'union  et  de  guerre  civile 
n'ont  pas  tardé  à  se  faire  entendre.  Les  orateurs  et  les  écrivains  du  sud 
n'ont  rien  négligé  pour  organiser  une  action  commune,  et  toutes  les 
divisions  de  partis  se  sont  effacées.  La  législature  du  Mississipi  a  été 
unanime  pour  recommander  la  résistance,  et  v^^higs  et  démocrates  se 
sont  déclarés  également  prêts  à  recourir  au  besoin  à  la  force  des  armes. 
Si  l'on  prend  les  messages  adressés  par  les  gouverneurs  des  états  aux 
législatures,  on  retrouve  dans  tous,  et  presque  dans  les  mêmes  termes, 
les  mêmes  recommandations.  Ajoutons  que  toutes  les  législatures  leur 
font  un  favorable  accueil,  et  transforment  en  lois  les  propositions  des 
gouverneurs.  L'union  doit  être  regardée  comme  rompue  par  le  seul 
fait  dé  l'abolition  de  l'esclavage  dans  le  district  fédéral,  ou  de  l'adop- 
tion du  proviso  de  Wilmot;  les  représentans  des  états  du  sud  doivent 
cesser  incontinent  de  prendre  part  aux  travaux  du  congrès;  des  con- 
ventions particulières  doivent  être  convoquées  dans  chaque  état,  ainsi 
qu'une  convention  générale  des  états  du  sud,  pour  aviser,  pour  ob- 
tenir, même  par  la  force,  la  dissolution  d'un  contrat  qu'on  fait  servir 
à  l'oppression  d'une  moitié  du  peuple  américain.  Telle  est  en  substance 
la  résolution  à  peu  près  uniforme  qu'ont  adoptée  tous  les  états  du  sud. 
Le  seul  état  qui  eût  donné  quelque  inquiétude  aux  défenseurs  de  l'es- 
clavage à  cause  des  progrès  que  l'abolitionisme  y  a  faits,  le  Kentucky, 
s'est  prononcé  sur  cette  question  de  la  façon  la  plus  rassurante  pour 
eux,  et  l'important  état  de  Virginie  avait  été  le  premier  à  donner 
l'exemple. 

Les  hommes  du  sud  ont  voulu  constater  que  les  dissidences  de  par- 
tis disparaissaient  pour  eux  quand  la  question  de  l'esclavage  était  sou» 


MO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

levée,  et  un  de  leurs  ujeneurs  les  plus  ardens,  M.  Foote,  à  l'approche 
de  la  session,  s'est  transporté  à  Wasliington  pour  provoquer  des  dé- 
clarations publiques  de  la  part  des  représentans  et  des  sénateurs  du 
sud  à  mesure  qu'ils  arriveraient  à  leur  poste.  C'est  ainsi  qu'il  s'est 
adriî'ssé  à  deux  hommes  accrédités  dans  le  parti  whig,  à  M.  Mangum, 
sénateur,  et  à  M.  Clingman,  député  de  la  Caroline  du  sud,  pour  leur 
demander  de  se  prononcer  catégoriquement.  M.  Clingman  s'est  chargé 
de  répondre,  et  il  déclare  dans  sa  lettre  que  la  résistance  du  sud  doit 
être  mesurée  à  la  violence  de  l'attaque;  il  demande  que  les  hommes 
de  tous  les  partis  n'hésitent  pas  à  se  rallier  autour  du  drapeau  com- 
mun, et  il  espère  que,  «  long-temps  avant  que  le  péril  soit  devenu  im- 
minent, le  sud  présentera  un  front  compacte  à  ses  ennemis.  » 

Voici  donc  les  deux  fractions  de  l'Union  américaine  arrivées  à  se 
traiter  d'ennemies,  voici  que  les  hommes  politiques  se  réunissent  ou 
s'attaquent,  non  plus  suivant  leurs  opinions  politiques,  mais  suivant 
la  partie  du  territoire  national  qu'ils  habitent.  M.  Van  Buren  et  M.  Ben- 
ton  d'un  côté,  M.  Calhoun  de  l'autre,  tous  les  trois  démocrates,  mon- 
trent les  uns  contre  les  autres  plus  de  violence,  d'acharnement  et  de 
haine  ([u'ils  n'en  ont  jamais  déployé  contre  les  whigs.  M.  Mangum 
et  M.  Clingman,  tous  deux  whigs,  dénoncent  «  comme  un  acte  de 
tyrannie  insultant  et  brutal  »  une  mesure  en  faveur  de  laquelle  le 
whig  Webster  a  épuisé  toutes  les  ressources  de  son  éloquence.  N'a- 
vons-nous pas  le  droit  de  conclure  de  tous  les  faits  qui  précèdent  qu'aux 
États-Unis  les  questions  territoriales  tendent  à  se  substituer  de  plus 
en  plus  aux  questions  politiques,  que  les  divisions  géographiques  y 
succèdent  aux  divisions  d'opinions,  et  que  le  cri  de  ralliement  des 
partis  sera  bientôt  exclusivement  la  défense  ou  l'abolition  de  l'escla- 
vage? 

Les  hommes  du  sud  disent  et  croient  sincèrement  que  le  maintien 
de  l'esclavage  est  pour  eux  une  condition  non-seulement  de  prospé- 
rité, mais  d'existence.  Depuis  le  jour  où  l'abolitionisme  a  publié  son 
premier  pamphlet,  les  hommes  du  sud  ont  tout  subordonné  à  la  dé- 
fense de  ce  qu'ils  appellent  leurs  institutions  particulières,  et  leur  mot 
d'ordre  a  toujours  été  :  Ou  l'esclavage  tel  qu'il  est,  ou  plus  d'u- 
nion. On  sait  que  dans  leur  bouche  ce  n'est  point  une  vaine  menace, 
et  personne  ne  doute  qu'ils  ne  soient  fermement  résolus  à  s'ériger  en 
confédération  séparée,  plutôt  que  de  voir  porter  atteinte  à  ce  qui  est 
la  clé  de  voûte  de  leur  organisation  sociale.  La  transformation  qui 
s'opère  aujourd'hui  dans  les  partis  aux  États-Unis  constitue  donc  à 
elle  seule  un  immense  danger  pour  la  prospérité  et  pour  le  maintien 
de  l'Union  américaine,  puis{{u'elle  hâte  le  jour  où  l'esclavage  sera  le 
principal  et  peut-être  l'unique  champ  de  bataille  de  la  politique. 
Qu'est-ce  donc,  lorsque  l'on  considère  l'acharnement  déployé  des^deux 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES    PARTIS   DE   l'UNION.  4H 

côtés:  les  cris  de  guerre  civile  qui  retentissent  au  sud,  les  revues  des 
milices  auxquelles  les  gouverneurs  recommandent  de  bien  soigner 
leurs  armes  parce  qu'elles  auront  à  s'en  servir,  les  délibérations  des 
législatures  du  sud  qui  préparent  les  bases  d'une  organisation  séparée; 
de  l'autre  côté,  la  froide  obstination  du  nord,  dont  la  population, 
dont  les  hommes  les  plus  influens  et  les  plus  éclairés  eux-mêmes  sem- 
blent se  complaire  dans  d'incessantes  provocations,  et  dont  les  légis- 
latures, l'une  après  l'autre,  imposent  aux  députés  le  vote  d'une  mesure 
que  tous  savent  être  un  brandon  de  guerre  civile?  Aussi  un  journal  de 
New- York,  après  avoir  énuméré  les  sujets  de  querelle  qui  attendaient 
l'ouverture  du  congrès  pour  se  faire  jour,  demandait,  sans  oser  ré- 
pondre à  sa  propre  question,  ce  qui  pouvait  sortir  d'une  semblable 
situation,  et  s'écriait  :  «  Le  présent  est  bien  triste,  et  l'ayenir  est  plus 
menaçant  encore.  » 

m. 

Est-il  vrai  que  l'heure  des  grands  périls  ait  déjà  sonné  pour  l'Union 
américaine,  et  que  cette  prospérité  ininterrompue  dont  elle  offre  de- 
puis soixante  ans  le  spectacle  unique  soit  arrivée  à  son  terme?  C'est 
ce  qu'on  a  peine  à  croire,  quand  on  sait  tout  ce  qu'il  y  a  d'énergie,  de 
vitalité  et  de  bon  sens  pratique  dans  le  peuple  américain.  Essayons  de 
résoudre  pour  notre  part  les  questions  que  s'adressent,  sans  oser  y  ré- 
pondre, ceux  des  journaux  américains  qui  n'ont  point  encore  pris 
parti  dans  la  lutte,  et  cherchons  à  deviner  ce  qui  va  sortir  des  délibé- 
rations du  nouveau  congrès. 

Nous  venons  d'esquisser  la  situation  des  partis,  et  elle  n'est  rien 
moins  que  rassurante.  Les  députés  du  nord  et  du  sud  sont  arrivés  à 
Washington  dans  les  dispositions  les  plus  hostiles,  et  ce  qu'on  sait  de 
leurs  projets  tend  à  faire  croire  toute  conciliation  impossible.  On  pou- 
vait espérer  qu'en  gagnant  du  temps,  la  réflexion  agirait  sur  les  uns  ou 
sur  les  autres,  et  que  l'intervention  des  hommes  les  plus  sages  calme- 
rait des  deux  côtés  les  esprits  les  plus  aigris.  Les  représentans  du  sud 
ont  annoncé  au  contraire  l'intention  de  brusquer  le  dénoûment.  Ils 
veulent  aller  au-devant  de  l'attaque,  malgré  la  supériorité  numérique 
des  représentans  du  nord,  ils  veulent  que  la  question  de  l'esclavage 
soit  immédiatement  posée  et  résolue;  mais  le  lendemain  du  vote  hos- 
tile qu'ils  prévoient,  sénateurs  et  représentans  donneront  en  même 
temps  leur  démission  et  quitteront  Washington.  Comme  le  congrès  ne 
sera  plus  en  nombre  pour  délibérer,  ses  opérations  seront  interrom- 
pues; le  budget  ne  pourra  être  voté,  toutes  les  affaires  demeureront  en 
suspens.  Les  élections  auxquelles  il  faudra  procéder  fourniront  peut- 
être  au  peuple  un  moyen  de  manifester  sa  volonté,  et  les  états  du  sud 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

auront  en  outre  le  temps  de  se  consulter  par  des  délégués  et  d'aviser. 
Quant  à  ceux  des  représentans  du  nord  qui  sont  les  alliés  du  sud  et 
(jui  ont  reçu  le  mandat  impératif  de  voter  en  faveur  du  proviso  de 
Wilmot,  comme  le  général  Cass  par  exemple,  ils  annoncent  l'intention 
de  combattre  la  mesure  et  de  donner  leur  démission  au  moment  du 
vote. 

Ce  plan  de  campagne,  s'il  est  suivi,  promet  des  scènes  dramatiques 
au  sein  du  congrès  et  une  redoutable  agitation  dans  toute  l'étendue 
de  l'Union.  Les  free-soilers  reculeront-ils  devant  l'audacieux  défi  que 
les  hommes  du  sud  veulent  leur  porter?  S'ils  persistent  dans  la  voie 
qu'ils  se  sont  tracée,  c'en  est  fait  de  l'Union.  Voilà  quelle  est  au  vrai  la 
situation  actuelle,  et  il  semble  que  le  drame  qui  commence  ne  puisse 
se  dénouer  que  par  la  rupture  du  contrat  fédéral.  C'est  précisément  la 
nécessité  de  ce  dénoùment  funeste  qui  nous  fait  croire  que  la  lutte  ne 
s'engagera  pas,  et  qu'un  compromis  viendra  encore  prévenir  la  disso- 
lution de  l'Union  américaine. 

Le  peuple  américain  est  très  susceptible  de  fanatisme,  parce  qu'il  a  les 
idées  étroites,  parce  que  le  pays  manque  d'une  classe  éclairée  qui  serve 
d'initiatrice  aux  masses  et  répande  au  milieu  d'elles  cette  impartialité 
et  cette  élévation  de  vues  qui  sont  le  produit  d'une  civilisation  avancée 
et  d'une  haute  culture  de  l'esprit.  L'éducation  des  Américains  est  toute 
positive;  elle  ne  comprend  que  ce  qui  a  une  utilité  immédiate  et  pra- 
tique; elle  ne  fait  aucune  part  aux  spéculations  de  l'intelligence,  aux 
études  qui  peuvent  élever  et  rectifier  le  jugement.  Le  protestantisme, 
tel  qu'il  est  pratiqué  aux  États-Unis,  ne  peut  suppléer  complètement 
à  cette  lacune  de  l'éducation  nationale.  Comme  l'un  des  caractères 
saillans  de  la  race  anglo-saxonne,  c'est  l'ardeur  persévérante  et  l'obsti- 
nation, le  peuple  américain,  incapable  d'enthousiasme,  peut  être  faci- 
lement amené  au  fanatisme.  Nous  croyons  donc  que,  si  les  idées  abo- 
litionistes  s'étaient  emparées  de  la  population  du  nord  de  l'Union,  cette 
population  poursuivrait  obstinément  leur  triomphe,  même  au  prix 
d'une  guerre  civile,  même  au  prix  de  la  ruine  des  états  du  sud;  mais 
l'abolitionisme  n'en  est  pas  encore  là.  Les  spéculateurs  politiques  l'ont 
flatté  et  secondé  pour  sauver,  qui  un  siège  au  congrès,  qui  un  poste 
de  gouverneur  d'état,  qui  une  place  dans  une  législature  particulière, 
parce  qu'ils  savent  que,  dans  les  luttes  électorales,  la  victoire  appar- 
tient toujours  au  parti  le  plus  actif,  le  plus  entreprenant  et  le  mieux 
discipliné;  ils  n'ont  point  entraîné  à  leur  suite  la  masse  de  la  popula- 
tion, qui  est  toujours  en  retard  sur  ses  chefs.  Dans  l'intervalle  des  deux 
sessions,  l'agitation  a  été  dirigée  et  entretenue  ^ar  la  fraction  exaltée 
des  deux  partis,  par  les  hommes  qui  sont  toujours  prêts  à  exagérer 
leurs  paroles  et  à  pousser  aux  mesures  extrêmes.  Ce  n'est  pas  à  ceux-là 
qu'appartiendra  la  dé'cision  quand  le  moment  critique  sera  venu. 


LA   SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE   ET   LES   PARTIS   DE   L'UNION.  113 

parce  que  le  peuple  américain  n'a  point  pour  habitude  de  s'abandon- 
ner lui-même  au  milieu  du  péril. 

La  masse  du  peuple  américain  est  profondément  attachée  au  main- 
tien de  l'union  par  orgueil  national,  par  patriotisme  et  aussi  par  in- 
térêt. Il  n'est  pas  d'Américain  un  peu  sensé  qui  ne  comprenne  que 
c'est  l'union  qui  fait  la  force  de  tous  les  états  répandus  dans  le  nord 
de  l'Amérique.  C'est  parce  qu'on  obéit  aux  mêmes  lois  et  au  même 
clief  sur  les  rives  de  Saint-Laurent  ou  sur  les  rives  du  Mississipi,  sur 
les  bords  de  l'Océan  ou  sur  ceux  du  golfe  du  Mexique,  que  le  peuple 
américain  est  un  grand  peuple,  et  que  les  nations  les  plus  puissantes 
comptent  avec  lui.  Il  y  a  sur  cet  immense  territoire  place  pour  plu- 
sieurs nations;  mais  supposez  qu'il  y  ait  seulement  deux  confédérations 
au  lieu  d'une  :  les  rivalités,  les  jalousies  dégénèrent  en  guerres;  adieu 
la  sécurité  des  États-Unis,  adieu  ces  conditions  exceptionnelles  qui 
leur  permettent  de  se  passer  d'armée,  d'administration  et  presque  de 
gouvernement.  La  sécurité,  la  puissance  et  jusqu'à  la  liberté  se  trou- 
vent compromises  du  même  coup.  On  ne  peut  croire  que  le  culte  de 
l'Union  soit  éteint  ni  même  affaibli  dans  le  cœur  des  Américains,  et 
sans  doute  du  sein  des  masses,  aujourd'hui  inquiètes  et  alarmées,  va 
s'échapper  un  cri  unanime  qui  imposera  un  compromis  au  nom  de  la 
nécessité  de  sauver  l'Union. 

Or,  les  élémens  de  ce  compromis  existent  incontestablement.  Le 
champ  de  bataille  du  nord  et  du  sud  était,  l'année  dernière,  le  bill  qui 
érigeait  en  territoire  la  Californie.  Les  free-soilers ,  maîtres  de  la 
chambre  des  représentans,  voulaient  introduire  dans  la  législation  pro- 
visoire de  la  Californie  l'interdiction  de  l'esclavage;  les  hommes  du 
sud,  aidés  de  leurs  aUiés,  faisaient  repousser  obstinément  par  le  sénat 
cette  partie  du  bill.  Nous  avons  déjà  dit  que  le  bill,  ainsi  ballotté  d'une 
cjiambre  à  l'autre,  n'avait  jamais  pu  arriver  à  terme.  Les  habitans  de 
la  Californie,  ne  pouvant  demeurer  sans  législation  et  sans  gouverne- 
ment, ont  pris  le  parti  de  régler  leurs  affaires  eux-mêmes.  Ils  ont 
nommé  une  convention  qui  a  rédigé  une  constitution,  et,  comme  ils 
sont  assez  nombreux  pour  que  la  Californie  prenne  immédiatement 
rang  d'état,  ils  ont  élu  deux  sénateurs  et  des  représentans  chargés 
d'aUer  soumettre  leur  constitution  au  congrès  et  de  demander  l'admis- 
sion de  la  Californie  dans  l'Union.  Aucune  objection  ne  peut  leur  être 
JEaite;  leur  constitution  interdit  l'esclavage,  mais  les  états  du  sud  ont 
pour  principe  fondamental  que  c'est  aux  états  eux-mêmes  qu'il  appar- 
tient de  trancher  cette  question,  et  ils  ne  repoussent  que  l'intervention 
de  la  législature  fédérale.  Lors  de  l'admission  dans  l'Union  de  l'Iowa 
et  du  Wisconsin ,  ils  n'ont  pas  contesté  aux  habitans  de  ces  nouveaux 
états  le  droit  d'interdire  l'esclavage  dans  leur  constitution;  ils  ne  sali- 
raient le  contester  davantage  aux  habitans  de  la  Californie.  Il  suffit 

TOME   V.  8 


MA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

donc  de  décréter  l'admission  pure  et  simple  de  la  Californie  dans  l'U- 
nion pour  vider  aussitôt  la  question  qui,  l'année  dernière,  a  passionné 
tous  les  esprits. 

Reste  le  Nouveau-Mexique,  c'est-à-dire  le  vaste  territoire  qui  a  été 
cédé  aux  États-Unis  à  l'issue  de  la  dernière  guerre.  La  constitution 
mexicaine  y  a  aboli  l'esclavage  il  y  a  plus  de  trente  ans,  et  les  habitans, 
en  demandant  au  congrès  américain  que  leur  pays  fût  érigé  en  terri- 
toire, ont  demandé  aussi  que  l'on  maintînt  l'interdiction  dont  l'escla- 
vage est  frappé  chez  eux.  Les  habitans  du  Texas  réclament  au  con- 
traire la  presque  totalité  du  Nouveau-Mexique  comme  une  ancienne 
dépendance  de  leur  état,  et  si  cette  prétention  était  sanctionnée  par  le 
congrès,  la  constitution  du  Texas,  qui  proclame  la  nécessité  et  la  per-. 
pétuité  de  l'esclavage,  deviendrait  applicable  au  Nouveau-Mexique. 
Quelques-uns  des  états  du  sud  soutiennent  les  prétentions  du  Texas,  et 
tous  sont  opposés  à  l'interdiction  de  l'esclavage  dans  le  Nouveau- 
Mexique,  parce  qu'ils  veulent  conserver  à  l'esclavage  la  voie  d'un  dé- 
veloppement ultérieur,  et  qu'ils  espèrent  que  de  nouveaux  états  à 
esclaves,  en  se  formant  au-delà  du  Mississipi,  viendront  compenser 
l'accroissement  d'influence  que  le  nord  reçoit  du  rapide  défrichement 
de  toutes  les  contrées  situées  aux  bords  des  grands  lacs.  Il  est  facile 
d'ajourner  la  question,  de  laisser  le  Nouveau-Mexique  se  peupler,  et 
choisir  lui-même  entre  l'esclavage  et  la  liberté  le  jour  où  sa  population 
lui  donnera  le  droit  de  voter  une  constitution  et  de  prendre  le  rang 
d'état.  M.  Clay,  M.  Benton,  et  avec  eux  tous  les  hommes  impartiaux  du 
sud,  reconnaissent  qu'il  est  impossible  d'imposer  de  nouveau  l'escla- 
vage à  une  population  qui  en  a  été  délivrée  et  qui  n'en  veut  plus.  En 
outre,  dans  le  Nouveau-Mexique,  il  y  a  eu  fusion  entre  les  Espagnols 
et  les  noirs,  et  entre  ces  deux  races  et  la  race  des  Indiens  indigènes. 
La  majeure  partie  de  la  population  est  métisse,  et  il  est  très  peu 
d'hommes  qui  n'aient  dans  leurs  veines  quelques  gouttes  de  sang  noir 
ou  de  sang  indien.  Une  telle  population  ne  souffrira  jamais  qu'on  ré- 
tablisse au  milieu  d'elle  l'esclavage,  parce  qu'elle  s'exposerait  à  subir 
tout  entière  la  dégradation  civile  qui,  aux  États-Unis,  poursuit  le  mu- 
lâtre, même  après  que  toute  différence  physique  est  effacée.  On  est  donc 
assuré  de  trouver  dans  la  population  du  Nouveau-Mexique,  toute  faible 
qu'elle  soit,  une  résistance  désespérée.  En  outre,  la  nature  du  sol  et  la 
rigueur  relative  du  climat  rendent  le  Nouveau -Mexique  impropre  aux 
seules  cultures  pour  lesquelles  le  travail  esclave  est  supérieur  au  travail 
libre,  c'est-à-dire  le  sucre,  le  riz,  le  coton  et  le  tabac.  La  volonté  des 
lion  mies  sera  forcément  impuissante,  et  l'esclavage  n'abandonnera  pas 
les  plaines  humides  et  fécondes  du  Texas  pour  les  montagnes  du  Nou- 
veau-Mexique. Il  n'est  pas  impossible  de  circonscrire  étroitement  la 
portion  du  Nouveau-Mexique  qui  est  habitée  en  lui  assurant  la  liberté, 


LA    SOCIÉTÉ   AMÉRICAINE  ET    LES   PARTIS   DE   l/UNION.  115 

et  de  laisser  entre  le  nouveau  territoire  et  le  Texas  un  vaste  espace  dont 
l'avenir  déciderait.  Le  Texas,  d'ailleurs,  est  beaucoup  trop  vaste  pour 
un  seul  état,  et  pourra  être  divisé  le  jour  où  il  commencera  à  se  peu- 
pler. Le  nombre  des  états  du  sud  n'est  donc  pas  encore  forcément  li- 
mité comme  ils  le  disent,  et  ils  ont  devant  eux  plus  de  terres  qu'ils 
n'en  peuvent  défricher  d'ici  à  de  longues  années.  Quant  à  la  dernière 
question  qui  di\ise  les  deux  fractions  de  l'Union,  celle  de  l'abolition  de 
l'esclavage  dans  le  district  fédéral,  nous  avons  déjà  indi({ué  comment 
on  pourra  l'éluder;  il  suffira  de  rétrocéder  au  Maryland  la  portion  du 
district  qui  lui  a  originairement  appartenu,  et  de  ne  conserver  que  la 
ville  même  de  Washington. 

Mais  il  ne  suffit  pas  que  la  masse  des  citoyens  paisibles  désire  un 
compromis,  il  ne  suffit  pas  que  les  élémens  de  ce  compromis  existent; 
il  faut  qu'il  se  trouve  encore  un  homme  résolu  à  en  prendre  l'initia- 
tive, et  investi  d'assez  d'autorité  pour  obliger  les  partis  à  écouter  la 
voix  de  la  sagesse  et  de  la  modération.  Quelle  nation  périrait,  si  le» 
bonnes  intentions,  sans  le  talent  et  sans  l'autorité,  suffisaient  à  sauver 
les  peuples?  Cet  homme  nécessaire,  dont  le  rôle  est  tout  tracé,  il  existe 
aux  États-Unis  :  c'est  M.  Glay,  qui  déjà  deux  fois  est  intervenu  pour 
empêcher  une  lutte  violente  entre  le  nord  et  le  sud,  M.  Glay,  l'auteur 
du  compromis  du  Missouri  en  1824,  l'auteur  de  l'acte  de  compromis 
de  1833,  M.  Glay,  que  le  peuple  de  l'Union  s'est  habitué  à  appeler  le 
grand  pacificateur.  A  mesure  que  la  lutte  s'est  échauffée  cette  année, 
les  regards  se  sont  tournés  vers  M.  Glay,  et,  quand  on  le  sut  gravement 
malade,  au  moment  ori  le  choléra  sévissait,  ce  fut  une  consternation 
universelle.  A  peine  rétabli,  M.  Glay  déclara  que,  malgré  ses  soixante- 
douze  ans,  il  irait  reprendre  cette  année  au  sénat  la  place  qu'il  avait 
quittée,  il  y  a  dix  ans,  en  faisant  à  ses  collègues  de  solennels  adieux. 
11  a  parcouru  une  partie  de  l'Union,  visitant  New-York,  Philadelphie, 
Baltimore,  répétant  partout  les  mêmes  paroles  de  conciliation  :  par- 
tout magistrats,  législateurs,  hommes  de  tous  les  partis,  populations 
entières,  se  sont  portés  au-devant  de  lui,  accompagnant  tous  ses  pas, 
lui  faisant  un  cortège  tel  que  roi  n'en  eut  jamais  un  pareil,  lui  deman- 
dant d'aller  à  Washington  et  d'y  aller  le  plus  tôt  possible.  Y  a-t-il  un 
spectacle  plus  touchant  que  celui  de  cette  inquiétude  de  tout  un  peuple 
pour  le  sort  de  ses  institutions,  et  de  sa  confiance  dans  un  vieillard  de 
qui  il  semble  attendre  son  salut?  A  Baltimore,  M.  Glay  ne  put  garder  la 
réserve  dans  laquelle  il  s'était  maintenu  jusque-là,  et,  dans  l'émotion  de 
l'accueil  enthousiaste  qui  lui  était  fait,  il  laissa  échapper  avec  le  mot  de 
compromis  une  partie  de  son  secret.  Il  termina  ainsi  cette  improvisa- 
tion, qui  avait  toute  une  ville  pour  auditoire  :  «  Si  mon  cœur  et  mon 
«Icvouement  n'ont  pas  changé,  je  sens  que  la  main  du  temps  pèse  lour- 
dement sur  moi;  mais,  en  toute  circonstance  et  à  tout  événement,  mes 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

derniers  efforts  seront  pour  le  maintien  de  l'Union,  Que  la  tempête 
vienne  d'oii  elle  voudra,  j'y  ferai  face,  et,  pour  défendre  notre  glorieuse 
confédération,  elle  me  trouvera  toujours  debout.  »  En  prononçant  ces 
mots,  le  majestueux  vieillard,  courbé  par  les  années,  se  redressait  de 
toute  sa  hauteur,  et  une  commotion  électrique,  parcourant  la  foule,  en 
faisait  sortir  une  immense  acclamation.  M.  Clay  ajouta  :  «  Rompez  l'u- 
nion, et  c'en  est  fait  de  nous  tous!  Notre  pays  n'aura  pas  besoin  d'his- 
torien, notre  histoire  sera  celle  de  la  Grèce.  Alors  viendront  les  perni- 
cieuses alliances  avec  l'étranger,  les  révolutions  intérieures,  les  guerres 
acharnées,  puis  quelque  chef  militaire  qui  jouera  le  rôle  de  Philippe 
ou  d'Alexandre.  J'espère  que  Dieu  nous  épargnera  un  pareil  avenir,  et 
mes  efforts  seront  sans  relâche  consacrés  à  le  détourner.  »  M.  Clay  s'est 
rendu  à  Washington  deux  jours  seulement  avant  l'ouverture  du  con- 
grès, et,  pendant  quarante-huit  heures,  la  population  entière  assiégea 
le  débarcadère  du  chemin  de  fer.  a  Quand  sa  venue  fut  annoncée, 
écrit  un  témoin  oculaire,  des  bravos  assourdissans  s'élevèrent,  accom- 
pagnés de  démonstrations  de  joie  si  vives  et  presque  si  folles,  que, 
dans  ce  bruit ,  cette  agitation ,  cette  confusion ,  il  devenait  impossible 
de  dire  si  les  trois  quarts  de  la  foule  marchaient  sur  leurs  pieds  ou 
sur  leurs  mains.  La  première  émotion  passée,  la  foule  s'ouvrit  pour 
faire  place  à  M.  Clay,  se  forma  en  colonne  derrière  lui ,  et  l'accom- 
pagna dans  le  plus  grand  ordre  jusqu'à  l'Hôtel  National.  Du  haut  du 
perron,  M.  Clay  adressa  quelques  mots  à  la  foule,  et  elle  se  retira  pai- 
sible et  satisfaite.  » 

M.  Clay  rentre  donc  au  sénat  des  États-Unis  pour  y  recommander 
la  conciliation;  il  y  apporte  quelque  chose  de  plus  puissant  que  la  sa- 
gesse d'un  politique  consommé  et  même  que  l'éloquence  d'un  cœur 
patriote  :  il  y  apporte  la  volonté  d'un  grand  peuple  qui  l'est  allé  cher- 
cher dans  sa  retraite  pour  faire  de  lui  l'instrument  d'une  pacification 
nécessaire.  Nous  croyons  donc  que  le  compromis  que  M.  Clay  propo- 
sera finira  par  prévaloir;  mais,  dût-il  échouer,  nous  sommes  sûr  que 
le  général  Taylor,  malgré  la  déclaration  qu'il  a  faite  avant  son  élection 
de  ne  point  faire  usage  du  veto  présidentiel ,  saurait  se  manquer  de 
parole  à  lui-même,  et  employer  au  salut  de  son  pays  le  pouvoir  que 
lui  donne  la  constitution.  Quand  un  peuple  veut  fermement  être  sauvé, 
il  est  assuré  de  surmonter  toutes  les  tempêtes.  Les  États-Unis  en  sont 
là ,  et  la  crise  actuelle  sera  conjurée;  mais  le  mal  est  permanent,  et  le 
remède  ne  sera  que  provisoire.  Le  péril  renaîtra,  comme  d'habitude, 
tous  les  quinze  ans,  jusqu'au  jour  où  les  Américains  étant  plus  cor- 
rompus, l'énergie  nationale  plus  affaiblie,  les  ambitions  particuhères 
plus  insatiables  et  les  rivalités  plus  acharnées,  la  désunion  ne  trou- 
vera plus  d'obstacle  dans  le  patriotisme,  et  la  chute  des  mœurs  entraî- 
nera la  chute  de  la  nation. 

Cucheyal-Clarigny. 


LA  PAPAUTÉ 


LA  QUESTION  ROMAINE 


AU  POINT   DE   VUE  DE   SAINT-PETERSBOURG. 


Il  y  a  quelques  personnes  en  France  qui  se  préoccupent  de  la  destinée  de 
l'église  erecque,  et  qui  comprennent  que,  depuis  que  cette  église  a  son  siège 
principal  à  Moscou  et  non  plus  à  Constantinople,  elle  a,  par  la  force  des  choses, 
une  part  de  la  puissance  de  la  Russie,  au  lieu  d'avoir  une  part  de  la  faiblesse 
ie  la  Grèce.  Si  ces  personnes  lisent  le  mémoire  suivant,  elles  verront  leurs 
ippréhensions  justifiées  d'une  manière  bien  curieuse,  et  elles  trouveront  qu'elles 
avaient  plus  raison  qu'elles  ne  le  croyaient  d'avoir  peur,  de  cette  rivalité  nou- 
k^elle  que  les  événemens  suscitent  au  catholicisme  et  à  la  papauté.  Nous  ne  vou- 
ions pas  aujourd'hui  faire  l'histoire  de  l'église  grecque  depuis  le  concile  de 
Florence,  au  xv®  siècle,  depuis  son  abattement  sous  le  joug  des  Turcs,  et  si- 
gnaler sa  longue  éclipse;  nous  voulons  seulement,  à  l'aide  du  mémoire  que 
aous  publions,  mettre  en  lumière  son  ambition  nouvelle.  Cette  ambition,  que 
nous  ne  blâmons  pas,  est  grande;  elle  est  digne  d'une  église,  puisqu'elle  est 
toute  spirituelle,  c'est-à-dire  qu'elle  prétend  avoir  le  dépôt  de  la  vérité  reli- 
gieuse et  morale,  quoiqu'en  même  temps  cette  ambition,  remarquons-le  bien, 
ait  le  caractère  particulier  de  l'église  grecque,  je  veux  dire  le  penchant  à  s'ap- 
puyer sur  le  pouvoir  temporel,  et  à  le  servir  plus  encore  qu'à  s'en  servir, 
comme  le  fait  volontiers  l'église  catholique.  L'église  grecque,  en  effet,  n'est 
imbitieuse  à  l'heure  qu'il  est  que  parce  que  la  Russie  est  puissante;  elle  n'a  de 
prétentions  que  par  contre-coup. 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'église  grecque  s'appelle,  on  va  le  voir,  l'église  orthodoxe;  elle  prétend  que 
4:'est  Rome  qui  a  rompu  avec  l'orthodoxie,  que  c'est  Rome  qui  a  fait  le  schisme, 
et  taudis  qu'au  concile  de  Florence,  en  1439  et  plus  tard  encore,  c'était  Rome 
qui  cherchait  à  réunir  l'église  grecque  et  à  la  rappeler  à  elle,  comme  au  centre 
de  la  foi  chrétienne,  voici  qu'aujourd'hui  l'éghse  grecque  rappelle  Rome  à  elle, 
comme  étant  elle-même  le  centre  de  la  foi  chrétienne.  Elle  ne  vise  donc  à  rien 
moins  en  ce  moment  qu'à  changer  l'axe  du  monde  reUgieux;  mais  elle  ne  vise 
à  cela  que  parce  que  Taxe  du  monde  politique  semble  aussi  se  déplacer. 

L'empereur  orthodoxe  est  rentré  dans  Rome  après  tant  de  siècles  d'absence,  dit 
le  mémoire  en  parlant  de  la  visite  que  l'empereur  Nicolas  fit  à  Rome,  en  1846, 
au  pape  Grégoire  XVI,  Ce  sont  là  des  paroles  significatives.  Charlemagne  n'est 
plus  à  Paris  ou  à  Aix-la-Chapelle,  il  est  à  Moscou  ou  à  Saint-Pétersbourg.  Et 
ce  qu'il  faut  surtout  remarquer,  c'est  que  le  nouveau  Charlemagne,  en  venant 
à  Rome,  prétend  bien  y  apporter,  comme  l'ancien,  une  grande  force  matérielle, 
mais  qu'il  ne  songe  nullement  à  y  venir  chercher  une  consécration  spirituelle  « 
morale  de  son  pouvoir.  Loin  de  là;  c'est  lui  qui,  pour  ainsi  dire,  vient  consa- 
crer la  papauté.  L'ancien  Charlemagne  était  à  la  fois  le  serviteur  et  le  protec- 
teur de  la  papauté;  il  donnait  beaucoup,  il  recevait  encore  plus.  C'était  le  pape 
enfin  qui  le  faisait  empereur,  mais  empereur  d'Occident ,  empereur  par  con- 
séquent un  peu  nouveau  et  parvenu ,  un  peu  usurpateur;  il  y  avait  toujours  en 
Orient  le  vieil  et  légitime  empereur  dont  le  pape  s'était  séparé.  Cette  sépara- 
tion n'avait  pas  affaibli  le  titre  et  les  droits  de  l'empereur  d'Orient.  Aujour- 
d'hui c'est  cet  empereur  d'Occident,  c'est  l'empereur  orthodoxe  qui  rentre 
dans  Rome,  qui  apporte  tout  au  pape  et  qui  n'a  rien  à  en  recevoir;  il  apporte 
au  pape  la  force  que  la  papauté  a  perdue  depuis  qu'elle  s'est  livrée  à  l'esprit 
occidental  et  qu'elle  s'est  mise  à  la  tête  de  ce  monde  occidental  si  tumultueux 
et  si  peu  gouvernable;  il  apporte  au  pape  la  sainteté  de  la  tradition  orientale, 
que  rien  n'a  altérée  et  que  rien  n'a  ébranlée;  il  vient  enfin ,  c'est  le  mot  de 
l'orgueil  et  de  l'ambition  de  l'église  grecque,  ou  plutôt  de  l'empereur,  dont  elle 
fait  à  la  fois  un  Cés^r  et  un  saint  Pierre,  il  vient  finir  le  schisme,  en  pardon- 
nant à  la  papauté  et  en  la  protégeant. 

Il  y  a  encore  bien  des  réflexions  à  faire  sur  ce  sujet;  il  y  aurait  même  qud- 
ques  curieux  détails  à  donner  sur  la  marche  des  idées  dans  une  partie  de  la 
société  russe,  à  montrer  comment  l'école  qui  avait  autrefois  pour  chef  M.  de 
Maistre,  et  qui  faisait  son  évangile  des  doctrines  du  Pape,  en  est  venue  peu  à  peu, 
et  par  ime  sorte  de  logique  nationale,  à  trouver  que  le  vrai  pape  c'était  le  czar. 
Nous  reviendrons  peut-être  quelque  jour  sur  ces  divers  points.  Aujourd'hui, 
en  publiant  ce  document,  dont  nous  ne  prenons  en  aucune  manière  les  idées 
à  notre  compte,  nous  ne  voulons  que  mettre  à  l'ordre  du  jour  des  conversa- 
tions réfléchies  et  prévoyantes  une  question  nouvelle  et  grave  (1). 

(1)  Pour  comprendre  la  portée  de  ce  document,  qu'on  nous  adresse  d'une  ville  du 
Nord,  on  fera  bien  de  relire  ce  que  nous  avons  dit,  dans  notre  livraison  du  15  juin  18i«, 
d'un  Mémoire  sur  la  situation  actuelle  de  l'Europe  depuis  février,  présenté  à  remperear 
Nicolas  par  un  diplomate  russe.  Le  mémoire  sur  la  Question  romaine  est  dû  à  la  même  i 
plume. 


LA   PAPAUTÉ   ET  LA   QUESTION   ROMAINE.  419 

Si,  parmi  les  questions  du  jour  ou  plutôt  du  siècle,  il  en  est  une  qui 
jsume  et  concentre  comme  dans  un  foyer  toutes  les  anomalies, 
utes  les  contradictions,  toutes  les  impossibilités  contre  lesquelles  se 
îbat  l'Europe  occidentale,  c'est  assurément  la  question  romaine.  Et 

n'en  pouvait  être  autrement,  grâce  à  cette  inexorable  logique  que 
ieu  a  mise,  comme  une  justice  cachée,  dans  les  événemons  de  ce 
londe.  La  profonde  et  irréconciliable  scission  qui  travaille  depuis  des 
ècles  l'Occident  devait  trouver  enfin  son  expression  suprême,  elle 
îvait  pénétrer  jusqu'à  la  racine  de  l'arbre.  Or,  c'est  un  titre  de  gloire 
je  personne  ne  contestera  à  Rome  :  elle  est  encore  de  nos  jours, 
)mme  elle  l'a  toujours  été,  la  racine  du  monde  occidental.  Il  est  dou- 
ux  toutefois,  malgré  les  vives  préoccupations  que  cette  question  sus- 
te,  qu'on  se  soit  rendu  un  compte  «xact  de  tout  ce  qu'elle  contient. 

Ce  qui  contribue  probablement  à  donner  le  change  sur  la  nature  et 
ir  la  portée  de  la  question  telle  qu'elle  vient  de  se  poser,  c'est  d'abord 

fausse  analogie  de  ce  que  nous  avons  vu  arriver  à  Rome  avec  cer- 
ins  antécédens  de  ses  révolutions  antérieures;  c'est  aussi  la  solidarité 
es  réelle  qui  rattache  le  mouvement  actuel  de  Rome  au  mouvement 
înéral  de  la  révolution  européenne.  Toutes  ces  circonstances  acces- 
>ires,  qui  paraissent  expliquer  au  premier  abord  la  question  ro- 
laine,  ne  servent  en  réalité  qu'à  en  dissimuler  la  profondeur.  Non, 
îrtes,  ce  n'est  pas  là  une  question  comme  une  autre,  car  non-seule- 
lent  elle  touche  à  tout  dans  l'Occident,  mais  on  peut  même  dire 
u'elle  le  déborde. 

On  ne  serait  assurément  pas  accusé  de  soutenir  un  paradoxe  ou  d'a- 
mcer  une  calomnie  en  affirmant  qu'à  l'heure  qu'il  est  tout  ce  qui 
îste  encore  de  christianisme  positif  à  l'Occident  se  rattache,  soit  ex- 
licitement,  soit  par  des  affinités  plus  ou  moins  avouées,  au  catholi- 
sme  romain,  dont  la  papauté,  telle  que  les  siècles  l'ont  faite,  est  évi- 
emment  la  clé  de  voûte  et  la  condition  d'existence.  Le  protestantisme 
vec  ses  nombreuses  ramifications,  après  avoir  fourni  à  peine  une  car- 
ière  de  trois  siècles,  se  meurt  de  décrépitude  dans  tous  les  pays  où  il 
vait  régné  jusqu'à  présent,  l'Angleterre  seule  exceptée;  ou,  s'il  recèle 
acore  quelques  élémens  de  vie,  ces  élémens  aspirent  à  rejoindre  Rome, 
luant  aux  doctrines  religieuses  qui  se  produisent  en  dehors  de  toute 
ommunauté  avec  l'un  ou  l'autre  de  ces  symboles,  ce  ne  sont  évidem- 
lent  que  des  opinions  individuelles.  En  un  mot,  la  papauté,  telle  est 
i  colonne  qui  soutient  tant  bien  que  mal,  en  Occident,  tout  ce  pan  de 
édifice  chrétien,  resté  debout  après  la  grande  ruine  du  xvi"  siècle  et 
îs  écroulemens  successifs  qui  ont  eu  lieu  depuis. 

Maintenant  c'est  cette  colonne  que  l'on  se  dispose  à  attaquer  par  sa 
•ase.  Nous  connaissons  fort  bien  toutes  les  banalités,  tant  de  la  presse 
uotidienne  que  du  langage] officiel  de  certains  gouvernemens,  dont 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

a  l'habitude  de  se  servir  pour  masquer  la  réalité  :  on  ne  veut  pas 
toucher  à  l'institution  religieuse  de  la  papauté;  on  est  à  genoux  devant 
elle,  on  la  respecte,  on  la  maintiendra;  on  ne  conteste  pas  même  à  la 
papauté  son  autorité  temporelle,  on  prétend  seulement  en  modifier 
l'exercice.  On  ne  lui  demandera  que  des  concessions  reconnues  indis- 
pensables, et  on  ne  lui  imposera  que  des  réformes  parfaitement  légi- 
times. Il  y  a  dans  tout  ceci  passablement  de  mauvaise  foi  et  surabon- 
damment d'illusions. 

Il  y  a  certainement  de  la  mauvaise  foi,  même  de  la  part  des  plus 
candides,  à  faire  semblant  de  croire  que  des  réformés  sérieuses  et  sin- 
cères, introduites  dans  le  régime  actuel  de  l'état  romain,  puissent  ne 
pas  aboutir,  dans  un  temps  donné,  à  une  sécularisation  complète  de 
cet  état;  mais  la  question  n'est  même  pas  là:  la  véritable  question  est 
de  savoir  au  profit  de  qui  se  ferait  cette  sécularisation,  c'est-à-dire 
quels  seront  la  nature,  l'esprit  et  les  tendances  du  pouvoir  auquel  vous 
remettriez  l'autorité  temporelle,  après  en  avoir  dépouillé  la  papauté; 
car,  vous  ne  sauriez  vous  le  dissimuler,  c'est  sous  la  tutelle  de  ce  nou- 
veau pouvoir  que  la  papauté  serait  désormais  appelée  à  vivre,  et  c'est 
ici  que  les  illusions  abondent. 

Nous  connaissons  le  fétichisme  des  Occidentaux  pour  tout  ce  qui  est 
forme,  formule  et  mécanisme  politique.  Ce  fétichisme  est  devenu 
comme  une  dernière  religion  de  l'Occident;  mais,  à  moins  d'avoir  les 
yeux  complètement  scellés  et  fermés  à  toute  expérience  comme  à  touio 
évidence,  comment,  après  ce  qui  vient  de  se  passer,  parviendrait-on 
encore  à  se  persuader  que,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  de  l'Italie, 
de  Rome,  les  institutions  libérales  ou  semi-libérales  que  vous  aurez 
imposées  au  pape  resteraient  long-temps  aux  mains  de  cette  opinion 
moyenne,  modérée,  mitigée,  telle  que  vous  vous  plaisez  à  la  rêver  dans 
l'intérêt  de  votre  thèse,  qu'elles  ne  seraient  point  promptement  enva- 
hies par  la  révolution  et  transformées  aussitôt  en  machines  de  guerre 
pour  battre  en  brèche,  non  pas  seulement  la  souveraineté  temporelle 
du  pape,  mais  bien  l'institution  religieuse  elle-même?  car  vous  auriez 
beau  recommander  au  principe  révolutionnaire,  comme  l'Éternel  à 
Satan,  de  ne  molester  que  le  corps  du  fidèle  Job  sans  toucher  à  son 
ame,  soyez  bien  convaincus  que  la  révolution,  moins  scrupuleuse  que 
l'ange  des  ténèbres,  ne  tiendrait  nul  compte  de  vos  injonctions. 

Toute  illusion,  toute  méprise  à  cet  égard,  sont  impossibles  pour  qui 
a  bien  réellement  compris  ce  qui  fait  le  fond  du  débat  dans  l'Occident, 
ce  qui  en  est  devenu,  depuis  des  siècles,  la  vie  même  :  vie  anormale, 
mais  réelle,  maladie  qui  ne  date  pas  d'hier,  et  qui  est  toujours  encore 
en  voie  de  progrès.  Et  s'il  se  rencontre  si  peu  d'hommes  qui  aient  le 
sentiment  de  cette  situation,  cela  prouve  seulement  que  la  maladie  est 
déjà  bien  avancée. 


LA   PAPAUTÉ   ET   LA  .QUESTION   ROMAINE.  121 

Nul  doute,  quant  à  la  question  romaine,  que  la  plupart  des  intérêts 
ui  réclament  des  réformes  et  des  concessions  de  la  part  du  pape  ne 
Dient  des  intérêts  honnêtes,  légitimes  et  sans  arrière-pensée,  qu'une 
itisf action  ne  leur  soit  due,  et  qu'elle  ne  puisse  môme  pas  leur  être 
lus  long-temps  refusée.  Cependant  telle  est  l'incroyable  fatalité  de  la 
ituation,  que  ces  intérêts,  d'une  nature  toute  locale  et  d'une  valeur 
Dmparativement  médiocre,  dominent  et  compromettent  une  question 
nmense.  Ce  sont  de  modestes  et  inoff'ensives  habitations  de  particu- 
ers  situées  de  telle  sorte  qu'elles  commandent  une  place  de  guerre, 
t  malheureusement  l'ennemi  est  aux  portes;  car,  encore  une  fois,  la 
îcularisation  de  l'état  romain  est  au  bout  de  toute  réforme  sincère  et 
îrieuse  qu'on  voudrait  y  introduire,  et,  d'autre  part,  la  sécularisa- 
on,  dans  les  circonstances  présentes,  ne  serait  qu'un  désarmement 
evant  l'ennemi,  une  capitulation. 

Eh  bien!  qu'est-ce  à  dire?  Que  la  question  romaine,  posée  dans  ces 
îrmes,  est  tout  bonnement  un  labyrinthe  sans  issue;  que  l'institution 
apale,  par  le  développement  d'un  vice  caché,  en  est  arrivée,  après  une 
urée  de  quelques  siècles,  à  cette  période  de  l'existence  où  la  vie, 
omme  on  l'a  dit,  ne  se  fait  plus  sentir  que  par  une  difficulté  d'être? 
ue  Rome,  qui  a  fait  l'Occident  à  son  image,  se  trouve,  comme  lui, 
cculée  à  une  impossibilité?  —  Nous  ne  disons  pas  le  contraire,  et  c'est 
;i  qu'éclate,  visible  comme  le  soleil,  cette  logique  providentielle  qui 
égit  comme  une  loi  intérieure  les  événemens  de  ce  monde.  Huit  siè- 
les  seront  bientôt  révolus  depuis  le  jour  où  Rome  a  brisé  le  dernier 
en  qui  la  rattachait  à  la  tradition  orthodoxe  de  l'église  universelle, 
e  jour-là,  Rome,  en  se  faisant  une  destinée  à  part,  a  décidé  pour  des 
iècles  de  celle  de  l'Occident. 

On  connaît  généralement  les  différences  dogmatiques  qui  séparent 
ome  de  l'église  orthodoxe.  Au  point  de  vue  de  la  raison  humaine, 
3S  différences,  tout  en  motivant  la  séparation,  n'expliquent  pas  suffi- 
nnment  l'abîme  qui  s'est  creusé,  non  pas  entre  les  deux  églises,  puis- 
ue  l'église  est  une,  mais  entre  les  deux  mondes,  les  deux  humanités, 
our  ainsi  dire,  qui  ont  suivi  ces  deux  drapeaux  différens.  Elles  n'ex- 
liqucnt  pas  suffisamment  comment  ce  qui  a  dévié  alors  a  dû  de  toute 
écessité  aboutir  au  terme  où  nous  le  voyons  arriver  aujourd'hui. 

Jésus-Christ  avait  dit  :  o  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde;  »  eh 
ien  !  il  s'agit  de  comprendre  comment  Rome,  après  s'être  séparée  de 
unité,  s'est  cru  le  droit,  dans  un  intérêt  qu'elle  a  identifié  avec  l'in- 
îrêt  même  du  christianisme,  d'organiser  ce  royaume  du  Christ  comme 
XL  royaume  de  ce  monde.  Il  est  très  difficile,  nous  le  savons  bien,  dans 
3s  idées  de  l'Occident,  de  donner  à  cette  parole  sa  signification  légi- 
ime.  On  sera  toujours  tenté  de  l'expliquer,  non  pas  dans  le  sens  or- 
tiodoxe,  mais  dans  un  sens  protestant.  Or,  il  y  a  entre  ces  deux  sens 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

distance  qui  sépare  ce  qui  est  divin  de  ce  qui  est  humain;  mais,  pour 
séparée  par  cette  incommensurable  distance,  la  doctrine  ortho- 
doxe, il  faut  le  reconnaître,  n'est  guère  plus  rapprochée  de  celle  de 
Rome,  et  voici  pourquoi.  Rome,  il  est  vrai,  n'a  pas  fait  comme  le  pro- 
testantisme :  elle  n'a  point  supprimé  le  centre  chrétien,  qui  est  l'église, 
au  profit  du  moi  humain,  du  moi  individuel;  mais  elle  l'a  absorbé  dans 
le  moi  romain.  Elle  n'a  point  nié  la  tradition,  elle  s'est  contentée  de 
la  confisquer  à  son  profit.  Or,  usurper  sur  ce  qui  est  divin,  n'est-ce 
pas  aussi  le  nier?  Et  voilà  ce  qui  établit  cette  redoutable,  mais  incon- 
testable solidarité  qui  rattache,  à  travers  les  temps,  l'origine  du  pro- 
testantisme aux  usurpations  de  Rome;  car  l'usurpation  a  cela  de  par- 
ticulier, que  non-seulement  elle  suscite  la  révolte,  mais  crée  encore  à 
son  profit  une  apparence  de  droit. 

Aussi  l'école  révolutionnaire  moderne  ne  s'y  est-elle  pas  trompée. 
La  révolution,  qui  n'est  que  l'apothéose  de  ce  même  moi  humain  ar- 
rivé à  son  plein  et  entier  épanouissement,  n'a  pas  manqué  de  recon- 
naître pour  siens  et  de  saluer  comme  ses  deux  glorieux  ancêtres 
Grégoire  VII ,  aussi  bien  que  Luther.  La  voix  du  sang  lui  a  parlé ,  et 
elle  a  adopté  l'un  en  dépit  de  ses  croyances  chrétiennes,  comme  elle  a 
presque  canonisé  l'autre,  tout  pape  qu'il  était. 

Mais,  si  le  rapport  évident  qui  lie  les  trois  termes  de  cette  série  est  le 
fond  même  de  la  vie  historique  de  l'Occident,  il  est  tout  aussi  incon- 
testable qu'on  ne  saurait  lui  assigner  d'autre  point  de  départ  ([ue  cette 
altération  profonde  que  Rome  a  fait  subir  au  principe  chrétien  par 
l'organisation  qu'elle  lui  a  imposée.  Pendant  des  siècles,  l'église  d'Oc- 
cident, sous  les  auspices  de  Rome,  avait  presque  entièrement  perdu  le 
caractère  que  la  loi  de  son  origine  lui  assignait.  Elle  avait  cessé  d'être, 
au  milieu  de  la  grande  société  humaine,  une  société  de  fidèles  libre- 
ment réunie  en  esprit  et  en  vérité  sous  la  loi  du  Christ.  Elle  était  de- 
venue une  institution,  une  puissance  politique,  un  état  dans  l'état.  A 
vrai  dire,  pendant  la  durée  du  moyen-âge,  l'église  en  Occident  n'était 
autre  chose  qu'une  colonie  romaine  établie  dans  un  pays  conquis. 

C'est  cette  organisation  qui,  en  rattachant  l'église  à  la  glèbe  des  in- 
térêts terrestres,  lui  avait  fait,  pour  ainsi  dire,  des  destinées  mortelles; 
en  incarnant  l'élément  divin  dans  un  corps  infirme  et  périssable,  elle 
lui  a  fait  contracter  toutes  les  infirmités  comme  tous  les  appétits  de  la 
chair.  De  cette  organisation  est  sortie  pour  l'église  romaine,  par  une 
fatalité  providentielle,  la  nécessité  de  la  guerre,  de  la  guerre  maté- 
rielle, nécessité  qui,  pour  une  institution  comme  l'église,  équivalait  à 
une  condamnation  absolue.  De  cette  organisation  sont  nés  ce  conflit  de 
prétentions  et  cette  rivalité  d'intérêts  qui  devaient  forcément  aboutir 
à  une  lutte  acharnée  entre  le  sacerdoce  et  l'empire,  à  ce  duel  vraiment 
impie  et  sacrilège  qui,  en  se  prolongeant  à  travers  tout  le  moyen-àge, 


LA  PAPAUTÉ   ET   LA  QUESTION   ROMAINE.  123 

blessé  à  mort,  en  Occident,  le  principe  même  de  l'autorité.  De  là 
int  d'excès,  de  violences,  d'énormités  accumulées  pendant  des  siècles, 
our  étayer  ce  pouvoir  matériel  dont  Rome  ne  croyait  pas  pouvoir  se 
asser  pour  sauvegarder  l'unité  de  l'église,  et  qui  néanmoins  a  fini, 
Dmme  il  devait  finir,  par  briser  en  éclats  cette  unité  prétendue;  car, 
a  ne  saurait  le  nier,  l'explosion  de  la  réforme,  au  xvi^  siècle,  n'a  été 
ans  son  origine  que  la  réaction  du  sentiment  chrétien  trop  long- 
!mps  froissé  contre  l'autorité  d'une  église  qui,  sous  beaucoup  de  rap- 
Qrts,  ne  l'était  plus  que  de  nom.  Mais  comme,  depuis  des  siècles, 
ome  s'était  soigneusement  interposée  entre  l'église  universelle  et 
Occident,  les  chefs  de  la  réforme,  au  lieu  de  porter  leurs  griefs  au 
ibunal  de  l'autorité  légitime  et  compétente,  aimèrent  mieux  en  ap- 
eler  au  jugement  de  la  conscience  individuelle,  c'est-à-dire  qu'ils  se 
rent  juges  dans  leur  propre  cause.  Voilà  l'écueil  sur  lequel  la  réforme 
u  xvi'^  siècle  est  venue  échouer.  Telle  est ,  n'en  déplaise  à  la  sagesse 
es  docteurs  de  l'Occident,  la  véritable  et  la  seule  cause  qui  a  fait  dé- 
ier  ce  mouvement  de  la  réforme,  chrétien  à  son  origine,  pour  le  faire 
boutir  à  la  négation  de  l'autorité  de  l'église  et,  par  suite,  du  principe 
lême  de  toute  autorité.  Et  c'est  par  cette  brèche,  que  le  protestantisme 

ouverte  pour  ainsi  dire  à  son  insu,  que  le  principe  antichrétien  a 
lit  plus  tard  irruption  dans  la  société  de  l'Occident. 

Ce  résultat  était  inévitable,  car  le  moi  humain,  livré  à  lui-même, 
st  antichrétien  par  essence.  La  révolte,  l'usurpation  du  moi,  ne  da- 
mt  pas  assurément  des  trois  derniers  siècles;  mais  ce  qui  alors  était 
ou  veau,  ce  qui  se  produisait  pour  la  première  fois  dans  l'histoire  de 
humanité,  c'était  de  voir  cette  révolte,  cette  usurpation  élevées  à  la 
ignité  d'un  principe,  et  s'exerçant  à  titre  d'un  droit  essentiellement 
ihérent  à  la  personnalité  humaine.  Depuis  ces  trois  derniers  siècles, 
i  vie  historique  de  l'Occident  n'a  donc  été  et  n'a  pu  être  qu'une  guerre 
icessante,  un  assaut  continuel  livré  à  tout  ce  qu'il  y  avait  d'élémens 
hrétiens  dans  la  composition  de  l'ancienne  société  occidentale.  Ce 
'avait  de  démolition  a  été  long,  car,  avant  de  pouvoir  s'attaquer  aux 
istilutions,  il  avait  fallu  détruire  ce  qui  en  faisait  le  ciment  :  les 
royaiices. 

Ce  qui  fait  de  la  première  révolution  française  une  date  à  jamais 
îémorable  dans  l'histoire  du  monde,  c'est  qu'elle  a  inauguré,  pour 
insi  dire ,  l'avènement  de  l'idée  antichrétienne  au  gouvernement  de 
1  société  politique.  Que  cette  idée  soit  le  caractère  propre  et  comme 
ame  elle-même  de  la  révolution,  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  d'exa- 
niner  quel  est  son  dogme  essentiel,  le  dogme  nouveau  qu'elle  a  apporté 
u  monde  :  c'est  évidemment  le  dogme  de  la  souveraineté  du  peuple. 
>r,  qu'est-ce  que  la  souveraineté  du  peuple,  sinon  celle  du  moi  humain 
riultiplié  par  le  nombre,  c'est-à-dire  appuyé  sur  la  force?  Tout  ce  qui 


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REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

iiest  pas  ce  principe  n'est  plus  la  révolution,  et  ne  saurait  avoir  qu'une 
valeur  purement  relative  et  contingente.  Yoilà  pourquoi,  soit  dit  en 
i)assant,  rien  n'est  plus  niais  ou  plus  perfide  que  d'attribuer  aux  insti- 
tutions politiques  créées  par  la  révolution  une  autre  valeur  que  celle-là. 
Ce  sont  des  machines  de  guerre  admirablement  appropriées  à  l'usage 
})our  lequel  elles  ont  été  faites,  mais  qui ,  en  dehors  de  cette  destina- 
tion, ne  sauraient  jamais,  dans  une  société  régulière,  trouver  d'emploi 
convenable. 

La  révolution,  d'ailleurs,  a  pris  soin  elle-même  de  ne  nous  laisser 
aucun  doute  sur  sa  véritable  nature,  en  formulant  ainsi  ses  rapports 
vis-à-vis  du  christianisme  :  «  L'état,  comme  tel,  n'a  point  de  religion;  » 
car  tel  est  le  credo  de  l'état  moderne.  Voilà ,  à  vrai  dire,  la  grande 
nouveauté  que  la  révolution  a  apportée  au  monde;  voilà  son  œuvre 
propre,  essentielle,  un  fait  sans  antécédens  dans  l'histoire  des  sociétés 
humaines.  C'était  la  première  fois  qu'une  société  politique  acceptait, 
ix)ur  la  régir,  un  état  parfaitement  étranger  à  toute  sanction  supérieure 
à  l'homme,  un  état  qui  déclarait  qu'il  n'avait  point  d'ame,  ou  que,  s'il 
en  avait  une,  cette  ame  n'était  point  religieuse;  car  qui  ne  sait  que, 
même  dans  l'antiquité  païenne,  dans  tout  ce  monde  de  l'autre  côté  de 
la  croix,  placé  sous  l'empire  de  la  tradition  universelle  que  le  paga- 
nisme a  bien  pu  défigurer,  mais  sans  l'interrompre,  la  cité,  l'état,  étaient 
avant  tout  une  institution  religieuse?  C'était  comme  un  fragment  dé- 
taché de  la  tradition  universelle,  qui,  en  s'incarnant  dans  une  société 
particulière,  se  constituait  comme  un  centre  indépendant  :  c'était,  pour 
ainsi  dire,  de  la  religion  localisée  et  matérialisée. 

Nous  savons  fort  bien  que  cette  prétendue  neutralité  en  matière  re- 
ligieuse n'€st  pas  une  chose  sérieuse  de  la  part  de  la  révolution.  Elle- 
même,  elle  connaît  trop  bien  la  nature  de  son  adversaire  pour  savoir 
({ue,  vis-à-vis  de  lui,  la  neutralité  est  impossible  :  «  Qui  n'est  pas  poujr 
moi  est  contre  môî.  i>  En  effet,  pour  offrir  la  neutralité  au  christia- 
nisme, il  faut  déjà  avoir  cessé  d'être  chrétien.  Le  sophisme  de  la  doc- 
trine moderne  échoue  ici  contre  la  nature  toute-puissante  des  choses. 
Pour  que  cette  neutralité  eût  un  sens,  pour  qu'elle  fût  autre  chose  qu'un 
mensonge  et  un  piège,  il  faudrait  de  toute  nécessité  que  l'état  moderne 
consentît  à  se  dépouiller  de  tout  caractère  d'autorité  morale;  qu'il  se 
résignât  à  n'être  qu'une  simple  institution  de  police,  un  simple  fait 
matériel,  incapable  par  nature  d'exprimer  une  idée  morale  quelconque. 
Souticndra-t-on  sérieusement  que  la  révolution  accepte,  pour  l'état 
qu'elle  a  créé  et  qui  la  représente,  une  condition  semblable,  non-seu- 
lement humble,  mais  impossible?  Elle  l'accepte  si  peu,  que,  d'après  sa 
doctrine  bien  connue,  elle  ne  fait  dériver  l'incompétence  de  la  loi  mo- 
derne en  matière  religieuse  que  de  la  conviction  où  elle  est  que  la  mo- 
rale dite  religieuse,  c'est-à-dire  une  morale  dépouillée  de  toute  sanction 


LA   PAPAUTÉ   ET   LA   QUESTION   ROMAINE.  123 

iirnaturelle,  suffit  aux  destinées  de  la  société  humaine.  Cette  proposi- 
ion  peut  être  vraie  ou  fausse,  mais  cette  proposition,  on  l'avoue,  est 
oute  une  doctrine,  et,  pour  tout  homme  de  bonne  foi,  une  doctrine 
[ui  équivaut  à  la  négation  la  plus  absolue  de  la  vérité  chrétienne. 

Aussi,  en  dépit  de  cette  prétendue  incompétence  et  de  sa  neutralité 
constitutionnelle  en  matière  de  religion ,  nous  voyons  que,  partout  où 
'état  moderne  s'est  établi,  il  n'a  pas  manqué  de  réclamer  et  d'exercer 
i  l'égard  de  l'église  la  même  autorité  et  les  mêmes  droits  que  ceux  qui 
ivaient  appartenu  aux  anciens  pouvoirs.  Ainsi  en  France,  par  exemple, 
ians  ce  pays  de  logique  par  excellence,  la  loi  a  beau  déclarer  que  l'état, 
;omme  tel ,  n'a  point  de  religion  ;  celui-ci ,  dans  ses  rapports  envei-s 
'église  catholique,  n'en  persiste  pas  moins  à  se  considérer  comm€ 
'héritier  parfaitement  légitime  du  roi  très  chrétien. 

Rétablissons  donc  la  vérité  des  faits  :  l'état  moderne  ne  proscrit  les 
•eligions  d'état  que  parce  qu'il  a  la  sienne,  et  cette  religion,  c'est  la 
-évolution. 

Maintenant,  pour  en  revenir  à  la  question  romaine,  on  comprendra 
;ans  peine  la  position  impossible  que  l'on  prétend  faire  à  la  papauté, 
ai  l'obligeant  à  accepter,  pour  sa  souveraineté  temporelle,  les  condi- 
ions  de  l'état  moderne.  La  papauté  sait  fort  bien  quelle  est  la  nature 
lu  principe  dont  celui-ci  relève;  elle  le  comprend  d'instinct ,  la  con- 
jcience  chrétienne  du  prêtre  dans  le  pape  l'en  avertirait  au  besoin. 
Entre  la  papauté  et  ce  principe,  il  n'y  a  point  de  transaction  possible; 
:ar  ici  une  transaction  ne  serait  pas  une  simple  concession  de  pouvoir, 
2e  serait  une  apostasie. 

Mais,  dira-t-on,  pourquoi  le  pape  n'accepterait-il  pas  les  institutions 
ans  le  principe  ?  —  C'est  encore  là  une  des  illusions  de  cette  opinion 
;oi-disant  modérée,  qui  se  croit  éminemment  raisonnable  et  qui  n'est 
ju'inintelligentc,  comme  si  des  institutions  pouvaient  se  séparer  du 
jrincipe  qui  les  a  créées  et  qui  les  fait  vivre!  comme  si  le  matériel  d'in- 
jtitutions  privées  de  leur  ame  était  autre  chose  qu'un  attirail  mort  et 
sans  utilité,  un  véritable  encombrement!  D'ailleurs,  les  institutions  ont 
»ujours,  en  définitive,  la  signification  que  leur  attribuent,  non  pas 
3eux  qui  les  donnent,  mais  ceux  qui  les  obtiennent,  surtout  lorsque  ce 
>ont  ces  derniers  qui  les  imposent. 

Si  le  pape  n'eût  été  que  prêtre,  c'est-à-dire  si  la  papauté  fût  restée 
[idèle  à  son  origine,  la  révolution  n'aurait  eu  aucune  prise  sur  elle, 
puisque  la  persécution  n'en  est  pas  une;  mais  c'est  l'élément  étranger, 
l'élément  mortel  et  périssable,  qu'elle  s'est  identifié,  qui  la  rend  main- 
tenant accessible  à  ses  coups.  C'est  là  le  gage  que  depuis  des  siècles  la 
papauté  romaine  a  donné  par  avance  à  la  révolution.  Et  c'est  ici,  comme 
nous  l'avons  dit,  que  s'est  manifestée  avec  éclat  la  logique  souveraine 
de  l'action  providentielle.  De  toutes  les  institutions  que  la  papauté  a  en- 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.itéés  depuis  sm  séparation  d'avec  l'église  orthodoxe,  celle  qui  a  le  plus 
profondément  marqué  cette  séparation,  qui  l'a  le  plus  aggravée,  le  plus 
'consolidée,  c'est,  sans  nul  doute,  la  souveraineté  temporelle  du  pape. 
Et  c'est  précisément  contre  cette  institution  que  nous  voyons  la  pa- 
pauté venir  se  heurter  aujourd'hui  ! 

Depuis  long-temps,  assurément,  le  monde  .n'avait  rien  vu  de  com- 
parable au  spectacle  qu'a  offert  la  malheureuse  Italie  pendant  les  der- 
niers temps  qui  ont  précédé  ses  nouveaux  désastres.  Depuis  long-temps, 
nulle  situation,  nul  fait  historique,  n'avaient  eu  cette  physionomie 
étrange.  Il  arrive  parfois  que  des  individus,  à  la  veille  de  quelque  grand 
mallieur,  se  trouvent,  sans  motif  apparent,  subitement  pris  d'un  accès 
de  gaieté  frénétique,  d'hilarité  furieuse.  Eh  bien!  ici,  c'est  un  peuple 
tout  entier  qui  a  été  tout  à  coup  saisi  d'un  accès  de  cette  nature.  Et 
cette  fièvre,  ce  délire  s'est  soutenu,  s'est  propagé  pendant  des  mois.  Il 
y  a  eu  im  moment  où  il  avait  enlacé  comme  d'une  chaîne  électrique 
toutes  les  classes,  toutes  les  conditions  de  la  société,  et  ce  délire  si  in- 
tense, si  général ,  avait  adopté  pour  mot  d'ordre  le  nom  d'un  pape  ! 

Que  de  fois  le  pauvre  prêtre  chrétien,  au  fond  de  sa  retraite,  n'a-t-il 
pas  dû  frémir  au  bruit  de  cette  orgie  dont  on  le  faisait  le  dieu  !  Que  de 
fois  ces  vociférations  d'amour,  ces  convulsions  d'enthousiasme  n'ont- 
clles  pas  dû  porter  la  consternation  et  le  doute  dans  l'ame  de  ce  chré- 
tien livré  en  proie  à  cette  effrayante  popularité  !  Ce  qui  devait  surtout 
le  consterner,  lui,  le  pape,  c'est  qu'au  fond  de  cette  popularité  im- 
mense, à  travers  toute  cette  exaltation  des  masses,  quelque  effrénée 
qu'elle  fût,  il  ne  pouvait  méconnaître  un  calcul  et  une  arrière-pensée. 

C'était  la  première  fois  que  l'on  affectait  d'adorer  le  pape  en  le  sé- 
parant de  la  papauté..  Ce  n'est  pas  assez  dire  :  tous  ces  hommages, 
toutes  ces  adorations  ne  s'adressaient  à  l'homme  que  parce  que  l'on 
espérait  trouver  en  lui  un  complice  contre  l'institution;  en  un  mot,  on 
voulait  fêter  le  pape  en  faisant  un  feu  de  joie  de  la  papauté.  Et  ce  qu'il 
y  avait  de  particulièrement  redoutable  dans  cette  situation ,  c'est  que 
ce  calcul ,  cette  arrière-pensée,  n'étaient  pas  seulement  dans  l'inten- 
tion des  partis,  ils  se  retrouvaient  aussi  dans  le  sentiment  instinctif  des 
masses.  Et  rien  certes  ne  pouvait  mieux  mettre  à  nu  toute  la  fausseté 
et  toute  l'hypocrisie  de  la  situation  que  de  voir  l'apothéose  décernée  au 
chef  de  l'église  catholique,  au  moment  même  où  la  persécution  se  dé- 
chaînait plus  ardente  que  jamais  contre  l'ordre  des  jésuites.  L'institu- 
tion des  jésuites  sera  toujours  un  problème  pour  l'Occident.  C'est  en- 
core là  une  de  ces  énigmes  dont  la  clé  est  ailleurs.  On  peut  dire  avec 
vérité  que  la  (juestion  des  jésuites  tient  de  trop  près  à  la  conscience 
religieuse  de  l'Occident,  pour  qu'il  puisse  jamais  la  résoudre  d'une  ma- 
nière entièrement  satisfaisante. 
En  parlant  des  jésuites,  en  cherchant  à  les  soumettre  à  une  appré- 


LA  PAPAUTÉ   ET  LA  QUESTION   ROMAINE.  127 

ciation  équitable,  il  faut  commencer  par  mettre  hors  de  cause  tous 
ceux  (et  leur  nom  est  légion)  r^»'»'  qui  le  mot  de  jésuite  n'est  plus 
qu'un  mot  de  passe,  un  cri  de  (guerre.  Certes,  de  toutes  les  apologies 
que  l'on  a  essayées  en  faYeur  de  cet  ordre  célèbre,  il  n'en  est  pas  de 
plus  éloquente  ni  de  plus  convaincante  que  la  haine,  cette  haine  fu- 
rieuse et  implacable  que  lui  ont  vouée  tous  les  ennemis  de  la  religion 
chrétienne;  mais,  ceci  admis,  on  ne  peut  se  dissimuler  que  bien  des 
catholiques  romains,  les  plus  sincères,  les  plus  dévoués  à  leur  église, 
depuis  Pascal  jusqu'à  nos  jours,  n'aient  cessé,  de  génération  en  géné- 
ration, de  nourrir  une  antipathie  déclarée,  insurmontable  contre  cette 
institution.  Cette  disposition  d'e^ï^'*  '^-—z  une  fraction  considérable 
du  monde  catholique,  constitue  peut-être  une  des  situations  les  plus 
réellement  saisissantes  et  les  plus  tragiques  où  il  soit  donné  à  l'ame 
humaine  de  se  trouver  placée.  En  effet,  que  peut-on  imaginer  de  plus 
profondément  tragique  que  le  combat  qui  doit  se  livrer  dans  le  cœur 
de  l'homme,  lorsque,  partagé  entre  le  sentiment  de  la  vénération  reli- 
gieuse, ce  sentiment  de  piété  plus  que  filiale,  et  une  odieuse  évi- 
dence, il  s'efforce  de  récuser,  de  refouler  le  témoignage  de  sa  propre 
conscience,  plutôt  que  de  s'avouer  la  solidarité  réelle  et  incontestable 
qui  lie  l'objet  de  son  culte  à  celui  de  son  aversion?  Et  cependant  telle 
est  la  situation  de  tous  les  catholiques  fidèles  qui,  aveuglés  par  leur 
inimitié  contre  les  jésuites,  cherchent  à  se  dissimuler  un  fait  d'une 
éclatante  évidence,  à  savoir:  la  profonde,  l'intime  solidarité  qui  lie  cet 
ordre,  ses  tendances,  ses  doctrines,  ses  destinées  aux  tendances,  aux 
doctrines,  aux  destinées  de  l'église  romaine,  et  l'impossibilité  absolue 
de  les  séparer  l'un  de  l'autre,  sans  qu'il  en  résulte  une  lésion  organique 
et  une  mutilation  évidente;  car  si,  en  se  dégageant  de  toute  préven- 
tion, de  toute  préoccupation  de  parti,  de  secte  et  même  de  nationalité, 
l'esprit  appliqué  à  l'impartialité  la  plus  absolue  et  le  cœur  rempli  de 
charité  chrétienne,  on  se  place  en  présence  de  l'histoire  et  de  la  réa- 
lité, et  qu'après  les  avoir  interrogées  l'une  et  l'autre,  on  se  pose  de 
bonne  foi  cette  question  :  Qu'est-ce  que  les  jésuites'?  voici,  nous  pen- 
sons, la  réponse  que  l'on  se  fera  :  Les  jésuites  sont  des  hommes 
pleins  d'un  zèle  ardent,  infatigable,  souvent  héroïque,  pour  la  cause 
chrétienne,  et  qui  pourtant  se  sont  rendus  coupables  d'un  bien  grand 
crime  vis-à-vis  du  christianisme;  c'est  que,  dominés  par  le  moi  hu- 
main, non  comme  individus,  mais  comme  ordre,  ils  ont  cru  la  cause 
chrétienne  tellement  liée  à  la  leur  propre,  ils  ont,  dans  l'ardeur  de 
la  poursuite  et  dans  l'émotion  du  combat,  si  complètement  oublié 
cette  parole  du  maître  :  «  Que  ta  volonté  se  fasse  et  non  pas  la 
mienne,  »  qu'ils  ont  fini  par  rechercher  la  victoire  de  Dieu  à  tout  prix, 
sauf  celui  de  leur  satisfaction  personnelle.  Or,  cette  erreur,  qui  a  sa 
racine  dans  la  corruption  originelle  de  l'homme,  et  (jui  a  été  d'une 


128  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

portée  incalculable  dans  ses  conséquences  pour  les  intérêts  du  chris- 
tianisme, n'est  pas,  tant  s'en  faut,  un  fait  particulier  à  la  société  de 
Jésus.  Cette  erreur,  cette  tendance  lui  est  si  bien  commune  avec 
l'église  romaine  elle-même,  que  l'on  pourrait  à  bon  droit  dire  que 
c'est  elle  qui  les  rattache  l'une  à  l'autre  par  une  affinité  vraiment  or- 
ganique, par  un  véritable  lien  du  sang.  C'est  cette  communauté,  cette 
identité  de  tendances  qui  fait  de  l'institut  des  jésuites  l'expression  con- 
centrée, mais  littéralement  fidèle  du  catholicisme  romain,  qui  fait, 
pour  tout  dire,  que  c'est  le  catholicisme  romain  lui-même,  mais  à 
l'état  d'action,  à  l'état  militant.  Et  voilà  pourquoi  cet  ordre,  ballotté 
d'âge  en  âge  à  travers  les  persécutions  et  le  triomphe,  l'outrage  et 
l'apothéose,  n'a  jamais  trouvé  ni  ne  saurait  trouver  en  Occident  des 
convictions  religieuses  suffisamment  désintéressées  dans  sa  cause 
pour  pouvoir  l'apprécier,  ni  une  autorité  religieuse  compétente  pour 
le  juger.  Une  fraction  de  la  société  occidentale,  celle  qui  a  résolument 
rompu  avec  le  principe  chrétien,  ne  s'attaque  aux  jésuites  que  pour 
pouvoir,  à  couvert  de  leur  impopularité,  mieux  assurer  les  coups 
qu'elle  adresse  à  son  véritable  ennemi.  Quant  à  ceux  des  catholiques 
restés  fidèles  à  Rome  qui  se  sont  faits  les  adversaires  de  cet  ordre,  bien 
que,  individuellement  parlant,  ils  puissent,  comme  chrétiens,  être 
dans  le  vrai,  toutefois,  comme  catholiques  romains,  ils  sont  sans 
armes  contre  lui;  car,  en  l'attaquant,  ils  s'exposeraient  toujours  au 
danger  de  blesser  l'église  romaine  elle-même. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  contre  les  jésuites,  cette  force  vive  du 
catholicisme,  qu'on  a  cherché  à  exploiter  la  popularité  moitié  factice, 
moitié  sincère,  dont  on  avait  enveloppé  le  pape  Pie  IX.  Un  autre  parti 
comptait  encore  sur  lui,  une  autre  mission  lui  était  réservée.  Les  par- 
tisans de  l'indépendance  nationale  espéraient  que,  sécularisant  tout-à- 
fait  la  papauté  au  profit  de  leur  cause,  celui  qui  avant  tout  est  prêtre 
consentirait  à  se  faire  le  gonfalonier  de  la  liberté  italienne.  C'est  ainsi 
que  les  deux  sentimens  les  plus  vivaces  et  les  plus  impérieux  de  l'Italie 
contemporaine,  l'antipathie  pour  la  domination  séculière  du  clergé  et 
la  haine  traditionnelle  de  l'étranger,  du  barbare,  de  l'Allemand ,  re- 
vendiquaient tous  deux  au  profit  de  leur  cause  la  coopération  du  pape. 
Tout  le  monde  le  glorifiait,  le  déifiait  même,  mais  à  la  condition  qu'i! 
se  ferait  le  serviteur  de  tout  le  monde,  et  cela  dans  un  sens  qui  n'était 
nullement  celui  de  l'humilité  chrétienne.  Parmi  les  opinions  ou  les 
influences  politiques  qui  venaient  ainsi  briguer  son  patronage  en  lui 
oflrant  leur  concours,  il  y  en  avait  une  qui  avait  jeté  précédemment 
quelque  éclat,  parce  qu'elle  avait  eu  pour  interprètes  et  pour  apôtrci^ 
quelques  hommes  d'un  talent  littéraire  peu  commun.  A  en  croire  let^ 
doctrines  naïvement  ambitieuses  de  ces  théoriciens  pohtiques,  l'Italie 
contemporaine  allait,  sous  les  auspices  du  pontificat  romain,  récui>é- 


LA   PAPAUTÉ   Î'T   I.A   QUESTION   ROMAINE.  159 

r  la  primauté  universelle  et  ressaisir  pour  la  ti'oisième  fois  le  sceptre 
I  monde,  c'est-à-dire  qu'au  moment  où  l'établissement  papal  était 
:oué  jusque  dans  ses  fondemens,  ils  proposaient  sérieusement  au 
pe  de  renchérir  encore  sur  les  données  du  moyen-âge,  et  lui  of- 
lient  quel(iue  chose  comme  un  califat  chrétien,  à  la  condition,  bien 
tendu,  (jue  cette  théocratie  nouvelle  s'exercerait  avant  tout  dans 
[itérèt  de  la  nationalité  italienne. 

On  ne  saurait,  en  vérité,  assez  s'émerveiller  de  cette  tendance  vers 
chimérique  et  l'impossible  qui  domine  les  esprits  de  nos  jours,  et 
i  est  un  des  traits  distjnctifs  de  l'époque.  Il  faut  qu'il  y  ait  une  af- 
lité  réelle  entre  l'utopie  et  la  révolution,  car,  chaque  fois  que  la  ré- 
lution ,  un  moment  infidèle  à  ses  habitudes,  veut  créer  au  lieu  de 
truire,  elle  tombe  infailliblement  dans  l'utopie.  Il  est  juste  de  dire 
e  celle  à  laquelle  nous  venons  de  faire  allusion  est  encore  une  des 
js  inoffensives. 

Enfin  vint  un  moment,  dans  la  situation  donnée,  où,  l'équivoque 
ilant  plus  possible,  la  papauté,  pour  ressaisir  son  droit,  se  vit  obligée 
rompre  en  visière  aux  prétendus  amis  du  pape.  C'est  alors  que  la 
solution  jeta  à  son  tour  le  masque  et  apparut  au  monde  sous  les 
lits  de  la  république  romaine.  Quant  à  ce  parti ,  on  le  connaît  main- 
lant;  on  l'a  vu  à  l'œuvre.  C'était  le  véritable,  le  légitime  représen- 
it  de  la  révolution  en  Italie.  Ce  parti-là  considère  la  papauté  comme 
a  ennemie  personnelle  à  cause  de  l'élément  chrétien  qu'il  découvre 
elle.  Aussi  n'en  veut-il  à  aucun  prix,  pas  même  pour  l'exploiter; 
voudrait  tout  bonnement  la  supprimer,  et  c'est  par  un  motif  sem- 
d)le  qu'il  voudrait  aussi  supprimer  tout  le  passé  de  l'Italie,  toutes  les 
aditions  historiques  de  son  existence,  comme  entachées  et  infectées 
catholicisme,  se  réservant  de  rattacher,  par  une  pure  abstraction 
volutionnaire,  l'existence  du  régime  qu'il  prétend  fonder  aux  anté- 
dens  républicains  de  la  Rome  antique. 

Eh  bien  !  ce  qu'il  y  a  de  particulier  dans  cette  brutale  utopie,  c'est 
e,  quel  que  soit  le  caractère  profondément  anti-historique  dont  elle 
[  empreinte,  elle  aussi  a  sa  tradition  bien  connue  dans  l'histoire  de 
civilisation  italienne.  Elle  n'est,  après  tout,  que  la  réminiscence 
issique  de  l'ancien  monde  païen,  de  la  civilisation  païenne  :  tradi- 
)n  qui  a  joué  un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  l'Italie,  qui  s'est  per- 
tuée  à  travers  tout  le  passé  de  ce  pays,  qui  a  eu  ses  représentans,  ses 
Tos  et  même  ses  martyrs,  et  qui ,  non  contente  de  dominer  presque 
clusivement  ses  arts  et  sa  littérature,  a  tenté,  à  plusieurs  reprises, 
:  se  constituer  politiquement,  pour  s'emparer  de  la  société  tout  en- 
ire.  Et,  chose  remarquable,  chaque  fois  que  cette  tradition,  cette 
ndance  a  essayé  de  renaître,  elle  est  toujours  apparue  à  la  manière 
s  revenans,  invariablement  attachée  à  la  même  localité,  à  celle  de 

TOME   V.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rome.  Arrivée  jusqu'à  nos  jours,  le  principe  révolutionnaire  ne  pou- 
vait guère  manquer  de  l'accueillir  et  de  se  l'approprier  à  cause  de  la 
pensée  anti-chrétienne  qui  était  en  elle.  Maintenant,  ce  parti  vient  d'être 
abattu ,  et  l'autorité  du  pape  en  apparence  restaurée;  mais  si  quelque 
chose,  il  faut  en  convenir,  pouvait  encore  grossir  le  trésor  de  fatalités 
que  cette  question  romaine  renferme,  c'était  de  voir  ce  double  résultat 
obtenu  par  une  intervention  de  la  France. 

Le  lieu  commun  de  l'opinion  courante  au  sujet  de  cette  intervention, 
c'est  de  n'y  voir,  comme  on  le  fait  assez  généralement,  qu'un  coup  de 
tête  ou  une  maladresse  du  gouvernement  français.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai 
à  dire  à  ce  sujet,  c'est  que  si  le  gouvernement  français,  en  s'engageant 
dans  cette  question  insoluble  en  elle-même,  s'est  dissimulé  qu'elle  était 
plus  insoluble  pour  lui  que  pour  tout  autre,  cela  prouverait  seulement 
de  sa  part  une  complète  inintelligence  tant  de  sa  propre  position  que 

de  celle  de  la  France, ce  qui  d'ailleurs  est  fort  possible,  nous  en 

convenons.  En  général,  on  s'est  trop  habitué  en  Europe,  dans  ces  der- 
niers temps,  à  résumer  l'appréciation  que  l'on  fait  des  actes  ou  plutôt 
des  velléités  d'action  de  la  politique  française  par  une  phrase  devenue 
proverbiale  :  «  La  France  ne  sait  ce  qu'elle  veut.  »  Cela  peut  être  vrai; 
mais,  pour  être  parfaitement  juste,  on  devrait  ajouter  :  «  La  France 
ne  peut  pas  savoir  ce  qu'elle  veut;  »  car,  pour  réussir  à  le  savoir,  il 
faut  avant-tout  avoir  une  volonté,  et  la  France,  depuis  soixante  ans,  est 
condamnée  à  en  avoir  deux.  Et  ici  il  ne  s'agit  pas  de  ce  désaccord,  d( 
cette  divergence  d'opinions,  politiques  ou  autres,  qui  se  rencontrent 
dans  tous  les  pays  où  la  société,  par  la  fatalité  des  circonstances,  ?< 
trouve  livrée  au  gouvernement  des  partis  :  il  s'agit  d'un  fait  bien  au- 
trement grave;  il  s'agit  d'un  antagonisme  permanent,  essentiel  et  à 
tout  jamais  insoluble,  qui,  depuis  soixante  ans,  constitue,  pour  ainà 
dire,  le  fond  même  de  la  conscience  nationale  en  France.  C'est  l'anK 
de  la  France  qui  est  divisée. 

La  révolution,  depuis  qu'elle  s'est  emparée  de  ce  pays,  a  bien  pu  k 
bouleverser,  le  modifier,  l'altérer  profondément;  mais  elle  n'a  pu  ni 
ne  pourra  jamais  se  l'assimiler  entièrement.  Elle  aura  beau  faire,  il  y 
a  des  élémens,  des  principes  dans  la  vie  morale  de  la  France  qui  ré^ 

sisteront  toujours,  au  moins  aussi  long-temps qu'il  y  aura  une 

France  au  monde  :  tels  sont  l'église  catholique  avec  ses  croyances  et 
son  enseignement,  le  mariage  chrétien  et  la  famille,  et  même  la  pro- 
priété. D'autre  part,  comme  il  est  à  prévoir  que  la  révolution,  qui  est 
entrée  non-seulement  dans  le  sang,  mais  même  dans  l'ame  de  cette 
société,  ne  se  décidera  jamais  à  lâcher  prise  volontairement,  et  comme, 
dans  l'histoire  du  monde,  nous  ne  connaissons  pas  une  formule  d'exor- 
cisme applicable  à  une  nation  tout  entière,  il  est  fort  à  craindre  que 
l'état  de  lutte,  mais  d'une  lutte  intime  et  incessante,  de  scission  per- 


LA   PAPAUTÉ  ET   LA   QUESTION   ROMAINE.  131 

nanente  et,  pour  ainsi  dire,  organique,  ne  soit  devenu  pour  bien 
ong-temps  la  condition  normale  de  la  nouvelle  société  française.  Et 
^oilà  pourquoi  dans  ce  pays,  oii  nous  voyons,  depuis  soixante  ans,  se 
éaliser  cette  combinaison  d'un  état  révolutionnaire  par  principe,  traî- 
lant  à  la  remorque  une  société  qui  n'est  que  révolutionnée,  le  gouver- 
lement,  le  pouvoir,  qui  tient  nécessairement  des  deux  sans  parvenir  à 
3S  concilier,  s'y  trouve  fatalement  condamné  à  une  position  fausse, 
•récaire,  entourée  de  périls  et  frappée  d'impuissance.  Aussi  avons- 
lous  vu  que,  depuis  cette  époque,  tous  les  gouvernemens  en  France, 
noins  un,  celui  de  la  convention  pendant  la  terreur,  quelle  que  fût 
a  diversité  de  leur  origine,  de  leurs  doctrines  et  de  leurs  tendances, 
•nt  eu  ceci  de  commun  :  c'est  que  tous,  sans  excepter  même  celui  du 
sndemain  de  février,  ils  ont  subi  la  révolution  bien  plus  qu'ils  ne  l'ont 
eprésentée.  Et  il  n'en  pouvait  être  autrement,  car  ce  n'est  qu'à  la  con- 
lition  de  lutter  contre  elle,  tout  en  la  subissant,  qu'ils  ont  pu  vivre.  Il 
st  vrai  d'ajouter  que,  jusqu'à  présent  au  moins,  ils  ont  tous  péri  à  la 
àche. 

Comment  donc  un  pouvoir  ainsi  fait,  aussi  peu  sûr  de  son  droit, 
l'une  nature  aussi  indécise,  aurait-il  eu  quelque  cliance  de  succès  en 
ntervenant  dans  une  question  telle  que  la  question  romaine?  En  se 
résentant  comme  médiateur  ou  comme  arbitre  entre  la  révolution  et 
3  pape,  il  ne  pouvait  guère  espérer  de  concilier  ce  qui  est  inconciliable 
ar  nature;  d'autre  part,  il  ne  pouvait  donner  gain  de  cause  à  l'une 
es  parties  adverses  sans  se  blesser  lui-même,  sans  renier,  pour  ainsi 
ire,  une  moitié  de  lui-même.  Ce  qu'il  pouvait  donc  obtenir  par  cette 
itervention  à  double  trancbant,  quelque  émoussée  que  fût  la  lame, 
'était  d'embrouiller  encore  davantage  ce  qui  était  déjà  inextricable, 
'envenimer  la  plaie  en  l'irritant,  et  c'est  à  quoi  il  a  parfaitement 
éussi. 

Maintenant,  quelle  est  au  vrai  la  situation  du  pape  vis-à-vis  de  ses 
Lijets?  Quel  est  le  sort  probable  réservé  aux  nouvelles  institutions 
u'il  vient  de  leur  accorder?  Ici  malheureusement  les  plus  tristes  pré- 
isions  sont  seules  de  droit,  c'est  le  doute  qui  ne  l'est  pas. 

La  situation?  c'est  l'ancien  état  de  choses,  celui  antérieur  au  règne 
ctuel,  celui  qui  dès-lors  croulait  déjà  sous  le  poids  de  son  impossi- 
ilité,  mais  démesurément  aggravé  par  tout  ce  qui  est  arrivé  depuis  : 
u  moral,  par  d'immenses  déceptions  et  d'immenses  trahisons;  au  ma- 
îriel,  par  toutes  les  ruines  accumulées. 

On  connaît  ce  cercle  vicieux  où,  depuis  quarante  ans,  nous  avons 
u  rouler  et  se  débattre  tant  de  peuples  et  tant  de  gouvernemens  :  des 
ouvernés  n'acceptant  les  concessions  du  pouvoir  que  comme  un  faible 
-compte  payé  à  contre-cœur  par  un  débiteur  de  mauvaise  foi;  des 
ouvernemens  qui  ne  voyaient  dans  les  demandes  qu'on  leur  adres- 


1 


13^  KEVUË  DES  DEUX  MONDES. 

sait  qlie  deâ  embûches  d'un  ennemi  iiypocrite.  Eh  bien!  cette  situa- 
tion, cette  réciprocité  de  mauvais  sentimens,  détestable  et  démorali-' 
santé  partout  et  toujours,  est  encore  grandement  envenimée  ici  par  le 
caractère  particulièrement  sacré  du  pouvoir  et  par  la  nature  tout  ex- 
ceptionnelle de  ses  rapports  avec  ses  sujets;  car,  encore  une  fois,  dans 
la  situation  donnée  et  sur  la  pente  où  l'on  se  trouve  placé,  non-seule-i 
ment  par  la  passion  des  hommes,  mais  par  la  force  même  des  choses| 
toute  concession,  toute  réforme,  pour  peu  qu'elle  soit  sincère  et  sé- 
rieuse, pousse  infailliblement  l'état  romain  vers  une  sécularisation^ 
complète.  La  sécularisation,  nul  n'en  doute,  est  le  dernier  mot  de  la 
situation,  et  cependant  le  pape,  sans  droit  pour  l'accorder  même  dans 
les  temps  ordinaires,  puisque  la  souveraineté  temporelle  n'est  pas  soi 
bien,  mais  celui  de  l'église  de  Rome,  pourrait  bien  moins  encore  y  con| 
sentir  maintenant  qu'il  a  la  certitude  que  cette  sécularisation,  lorj 
même  qu'elle  serait  accordée  à  des  nécessités  réelles,  tournerait  en  dé- 
finitive au  profit  des  ennemis  jurés,  non  pas  de  son  pouvoir  seulementj| 
mais  de  l'église  elle-même.  Y  consentir,  ce  serait  se  rendre  coupable 
d'apostasie  et  de  trahison  tout  à  la  fois.  Voilà  pour  le  pouvoir.  Pour  a 
qui  est  des  sujets,  il  est  clair  que  cette  antipathie  invétérée  contre  lé 
domination  des  prêtres,  qui  constitue  tout  l'esprit  public  de  la  popu- 
lation romaine,  n'aura  pas  diminué  par  suite  des  derniers  événemens 
et  si,  d'une  part,  une  pareille  disposition  des  esprits  suffit  à  elle  seult 
pour  faire  avorter  les  réformes  les  plus  généreuses  et  les  plus  loyales 
d'autre  part,  l'insuccès  de  ces  réformes  ne  peut  qu'ajouter  infinimen| 
à.l'irritation  générale,  confirmer  l'opinion  dans  sa  haine  pour  l'auto^ 
rite  restaurée,  et  recruter  pour  l'ennemi. 

Voilà,  certes,  une  situation  vraiment  déplorable  et  qui  a  tous  leii 
caractères  d'un  châtiment  providentiel;  car,  pour  un  prêtre  chrétien, 
quel  plus  grand  malheur  peut-on  imaginer  que  celui  de  se  voir  ainsi 
fatalement  investi  d'un  pouvoir  qu'il  ne  peut  exercer  qu'au  détriment 
des  âmes  et  pour  la  ruine  de  la  religion?  Non,  en  vérité,  cette  situa- 
tion est  trop  violente,  trop  contre  nature  pour  pouvoir  se  prolonger. 
Châtiment  ou  épreuve,  il  est  impossible  que  la  papauté  reste  long- 
temps encore  enfermée  dans  ce  cercle  de  feu,  sans  que  Dieu,  dans  sa 
miséricorde,  lui  vienne  en  aide  et  lui  ouvre  une  voie,  une  issue  mer- 
veilleuse, éclatante,  inattendue,  ou,  disons  mieux,  attendue  depuis  des 
■siècles.  Peut-être  en  est-elle  séparée  encore,  elle  et  l'église  soumise  à 
ses  lois,  par  bien  des  tribulations  et  bien  des  désastres;  peut-être  n'est- 
elle  encore  qu'à  l'entrée  de  ces  temps  calamiteux.  En  effet,  ce  ne  sera 
pas  une  petite  flamme,  ce  ne  sera  pas  un  incendie  de  quelques  heures 
que  celui  qui,  en  dévorant  et  réduisant  en  cendres  des  siècles  entiers 
de  préoccupations  mondaines  et  d'inimitiés  anti-chrétiennes,  fera  enfin 
xroulcr  devant  elle  cette  fatale  barrière  qui  lui  cachait  l'issue  désirée. 


LA  PAPAUTÉ  ET  LA  QUESTION   ROMAINE.  433 

Et  comment,  à  la  vue  de  ce  qui  se  passe,  en  présence  de  cette  orga- 
nisation nouvelle  du  principe  du  mal,  la  plus  savante  et  la  plus  for- 
midable que  les  hommes  aient  jamais  vue,  en  présence  de  ce  monde 
du  mal  tout  constitué  et  tout  armé,  avec  son  église  d'irréligion  et  son 
gouvernement  de  révolte;  comment,  disons-nous,  serait-il  interdit  aux 
chrétiens  d'espérer  que  Dieu  daignera  proportionner  les  forces  de  son 
église  à  la  nouvelle  tâche  qu'il  lui  assigne?  qu'à  la  veille  des  combats 
qui  se  préparent,  il  daignera  lui  restituer  la  plénitude  de  ses  forces, 
et  qu'à  cet  effet  lui-même,  à  son  heure,  il  viendra,  de  sa  main  misé- 
ricordieuse, guérir  au  flanc  de  son  église  la  plaie  que  la  main  des 
hommes  y  a  faite,  cette  plaie  ouverte  qui  saigne  depuis  huit  cents 
ans? 

L'église  orthodoxe  n'a  jamais  désespéré  de  cette  guérison.  Elle  l'at- 
tend, elle  y  compte,  non  pas  avec  confiance,  mais  avec  certitude. 
Comment  ce  qui  est  un  par  principe,  ce  qui  est  un  dans  l'éternité,  ne 
triompherait-il  pas  de  la  désunion  dans  le  temps?  En  dépit  de  la  sépa- 
ration de  plusieurs  siècles,  et  à  travers  toutes  les  préventions  hu- 
maines, elle  n'a  cessé  de  reconnaître  que  le  principe  chrétien  n'a  ja- 
mais péri  dans  l'église  de  Rome,  qu'il  a  toujours  été  plus  fort  en  elle 
que  l'erreur  et  la  passion  des  hommes,  et  voilà  pourquoi  elle  a  la 
conviction  intime  qu'il  sera  plus  fort  que  tous  ses  ennemis.  Elle  sait 
de  plus  qu'à  l'heure  qu'il  est,  comme  depuis  des  siècles,  les  destinées 
chrétiennes  de  l'Occident  sont  toujours  encore  entre  les  mains  de  l'é- 
glise de  Rome ,  et  elle  espère  avec  confiance  qu'au  jour  de  la  grande 
réunion  celle-ci  lui  restituera  intact  ce  dépôt  sacré. 

Qu'il  me  soit  permis  de  rappeler,  en  finissant,  un  incident  qui  se 
rattache  à  la  visite  que  l'empereur^ de  Russie  a  faite  à  Rome  en  1846. 
On  s'y  souviendra  peut-être  encore  de  l'émotion  générale  qui  l'ac- 
cueillit à  son  apparition  dans  l'église  de  Saint-Pierre, — l'apparition  de 
l'empereur  orthodoxe  revenu  à  Rome  après  plusieurs  siècles  d'absence! 
—  et  du  mouvement  électrique  qui  parcourut  la  foule,  quand  elle  le 
vit  aller  prier  au  tombeau  des  apôtres.  Cette  émotion  était  légitime. 
L'empereur  prosterné  n'était  pas  seul;  toute  la  Russie  était  prosternée 
avec  lui  :  espérons  qu'elle  n'aura  pas  prié  en  vain  devant  les  saintes 
reliques! 


Saint-Pétersbourg,  le  l"  (13)  octobre  1849. 


SACS  M  numm. 


DERNIERE    PARTIE. 


XIX. 

Le  retour  de  nos  personnages  au  château  de  La  Roclielandier  fut 
gai  comme  un  convoi  funèbre.  N'était-ce  pas  en  effet  le  convoi  funèbre 
de  leur  orgueil,  de  leur  vanité  et  de  leur  ambition?  Plus  de  cour  ni 
de  pairie ,  plus  de  titres  ni  de  millions ,  sacs  vides ,  parchemins  sans 
valeur;  ils  s'étaient  joués  mutuellement,  tous  quatre  avaient  fait  un 
marché  de  dupe.  Quel  voyage,  grand  Dieu ,  sur  cette  même  route  qui 
les  avait  vus,  quelques  mois  auparavant,  triomphans,  ivres  de  joie  et 
se  prélassant  sur  les  coussins  moelleux  d'une  chaise  de  poste  !  Blottis 
chacun  dans  un  coin  de  l'intérieur  de  la  diligence,  ils  se  taisaient,  et 
n'avaiept  pas  même,  pour  se  consoler  ou  se  distraire,  la  ressource  des 
récriminations  :  la  révolution  de  février  les  renvoyait ,  comme  on  dit, 
dos  à  dos.  Gaston  et  Laure  n'osaient  lever  les  yeux  l'un  sur  l'autre. 
Roulée  dans  son  manteau,  enveloppée  de  fourrures,  les  mains  dans  son 
manchon,  la  marquise  douairière,  honteuse  comme  une  fouine  qu'un 
mulot  aurait  pris,  s'abîmait  dans  ses  réflexions,  qui  n'étaient  pas  cou- 
leur de  rose.  11  y  avait  des  instans  où  elle  se  croyait  le  jouet  d'un  abo- 
minable cauchemar;  mais  la  présence  de  M.  Levrault ,  assis  vis-à-vis 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  1",  15  septembre,  des  1er,  15  octobre,  des  i"  et  15  dé- 
cembre. 


SACS  ET   PARCHEMINS.  135 

d'elle,  la  rappelait  bientôt  au  sentiment  de  la  réalité.  Pauvre  comme  de- 
vant, elle  retournait  vivre  dans  son  petit  castel,  avec  M.  Levrault  sur 
les  bras  :  voilà  où  l'avait  conduite  l'habileté  de  ses  manœuvres.  Le 
moins  triste  et  le  moins  consterné  des  quatre,  le  croira-t-on?  c'était 
M.  Levrault.  Il  avait,  en  ces  derniers  temps,  avalé  tant  de  couleuvres, 
traversé  tant  de  mauvais  jours,  des  jours  si  tourmentés,  qu'il  n'aspi- 
rait plus  qu'au  repos.  11  n'était  pas  ingrat  envers  la  destinée,  et  s'es- 
timait heureux  de  n'avoir  laissé  que  ses  écus  dans  la  bagarre.  La  perte 
de  sa  fortune  l'avait  débarrassé  de  Timoléon,  et  le  dispensait  d'aller  à 
Berlin  déchirer  les  traités  de  1815.  La  veille  de  son  départ,  il  avait  écrit 
au  ministre  des  affaires  étrangères  pour  lui  annoncer  qu'il  renonçait 
à  cette  mission  glorieuse.  L'obscurité,  la  pauvreté,  lui  apparaissaient 
désormais  comme  un  port.  Il  ne  redoutait  plus  l'incendie,  le, meurtre 
ni  le  pillage;  le  sort  des  envoyés  français  à  Rastadt  ne  le  glaçait  plus 
d'épouvante;  il  ne  voyait  plus,  il  n'entendait  plus  dans  ses  rêves  le  hi- 
deux ricanement  de  la  tète  de  Gharlemagne.  Enfin,  sa  pensée  se  re- 
portait avec  complaisance  sur  la  déconvenue  de  la  marquise;  c'était  là 
le  côté  plaisant  de  sa  ruine.  En  observant  son  air  grognon,  sa  mine 
renfrognée,  il  riait  dans  sa  barbe  et  se  frottait  les  mains,  comme  s'il 
se  lut  ruiné  volontairement,  tout  exprès  pour  lui  faire  pièce  et  se 
venger  sur  elle  des  déceptions  qu'il  avait  essuyées.  La  satisfaction 
d'avoir  sauvé  sa  peau,  le  mouvement  de  la  voiture  qui  l'emportait 
loin  de  la  fournaise  des  révolutions,  la  perspective  d'une  vie  tran- 
quille, la  figure  de  M""  de  La  Rochelandier,  qui  s'allongeait  de  plus 
en  plus,  avaient  donné  à  l'esprit  déjà  si  varié  de  M.  Levrault  un  tour 
imprévu,  tout-à-fait  piquant.  Jamais  ce  diable  d'homme  ne  s'était  senti 
en  si  belle  humeur.  Aux  approches  de  Nantes,  il  avait  dans  toute  sa 
personne  quelque  chose  d'émoustillé,  de  guilleret  et  de  goguenard  qui 
acheva  d'exaspérer  la  mère  de  Gaston. 

—  Eh  bien!  mon  aimable  amie,  disait-il  en  imitant  les  inflexions 
câlines  que  prenait  autrefois  la  voix  de  la  marquise  sous  les  ombrages 
de  la  Trélade,  nous  touchons  au  terme  de  nos  épreuves.  Encore  quel- 
ques heures,  et  nous  découvrirons  les  tours  du  château  Levrault;  c'est 
là  que  le  bonheur  nous  attend.  Je  connais  la  simplicité  de  vos  goûts; 
vous  n'aimez  pas  le  monde,  vous  ne  l'avez  jamais  aimé.  Vous  avez  tou- 
jours recherché  l'ombre  et  le  silence,  comme  d'autres  l'éclat  et  le  bruit. 
Je  sais  tout  ce  qu'il  vous  a  fallu  d'abnégation  et  de  dévouement  pour 
renoncer  à  vos  habitudes  sédentaires;  soyez  sûre  que  je  n'oublierai  de 
ma  vie  un  si  généreux  sacrifice.  Je  m'applaudis  de  mon  désastre,  je 
bénis  presque  le  coup  qui  m'a  frappé,  en  songeant  qu'il  vous  rend  à 
votre  vallée  solitaire,  à  toutes  les  douces  joies  pour  lesquelles  vous  êtes 
née.  Ah  !  mon  amie,  quelle  existence  enchantée  nous  allons  mener  tous 
ensemble  dans  le  joli  manoir  que  je  dois  à  votre  gracieuseté  !  Vous  ne 


J36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

trouverez  pas  au  château  Levrault  l'hospitalité  splendide  que  vous 
m'avez  offerte  à  l'hôtel  La  Rochelandier;  mais  que  sont  les  jouissances 
de  la  fortune,  comparées  à  celles  du  cœur?  On  l'a  dit  avec  raison,  ni 
l'or  ni  les  grandeurs  ne  nous  rendent  heureux.  C'est  dans  l'union  des 
âmes  que  consiste  la  vraie  félicité;  c'est  dans  la  modestie  des  désirs 
que  consiste  la  vraie  richesse.  A  ce  compte,  qui  donc  peut  se  dire  ici- 
bas  plus  riche  et  plus  heureux  que  nous? 

La  marquise  rongeait  son  frein  et  ne  répondait  à  tous  ces  beaux  dis- 
cours que  par  des  regards  de  panthère  prête  à  s'élancer  sur  sa  proie. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  une  patàche  qu'ils  avaient  prise  à  Nantes 
pour  achever  leur  voyage  les  déposait  modestement  dans  la  cour  du 
château  Levrault.  A  peine  descendue  de  voiture,  M"*  de  La  Rochelan- 
dier franchit  d'un  pas  rapide  les  degrés  du  perron  et  se  retira  dans  son 
appartement,  sans  plus  se  soucier  de  ses  hôtes.  Elle  éprouvait  le  besoin 
d'exhaler  librement  sa  colère.  La  vue  de  M.  Levrault  lui  était  odieuse; 
c'est  à  peine  si  la  jeunesse  et  la  beauté  de  Laure  trouvaient  grâce  de- 
vant ses  yeux.  Gaston  comprenait  autrement  les  devoirs  que  lui  impo- 
sait la  ruine  de  son  beau-père;  il  n'avait  pas  attendu  jusque-là  pour 
les  accepter.  Il  s'occupa  de  l'installation  de  sa  femme  avec  la  courtoisie 
que  nous  lui  connaissons.  Quant  à  M.  Levrault,  il  était  chez  lui;  déjà 
il  commandait  en  maître.  Il  allait,  venait,  grondait  les  gens,  donnait 
des  ordres  pour  le  souper,  et  remplissait  la  maison  du  bruit  de  sa  voix, 
dont  les  éclats  arrivaient  jusqu'aux  oreilles  de  M"^  de  La  Rochelandier. 

—  Vous  l'entendez  !  s'écria  la  marquise  s'adressant  à  Gaston,  qui  ve- 
nait d'entrer  dans  sa  chambre;  le  malheureux  prend  ce  château  pour 
une  auberge, le  château  de  vos  pères,  le  château  de  La  Rochelandier! 
Est-ce  assez  de  honte  et  d'humiliation?  Ce  bourgeois  décrassé  va  chaque 
jour  s'asseoir  à  notre  table.  Nous  sommes  rivés  à  lui  comme  le  forçat 
à  sa  chaîne.  Chaque  jour,  il  nous  étourdira  de  ses  criailleries.  Lesouf- 
frirez-vous,  mon  fils?  Ne  trouverez-vous  pas  le  moyen  de  nous  en  dé- 
livrer? Il  ne  manque  plus  ici,  pour  nous  achever,  que  ce  drôle  de 
Timoléon.  Ce  Levrault ,  je  le  hais.  Maudite  soit  l'heure  où  sa  fille  a 
franchi  le  seuil  de  notre  porte!  S'il  reste  ici,  je  vous  en  avertis,  je 
pars  pour  Frohsdorf. 

—  Ma  mère,  répondit  Gaston,  c'est  vous  qui  l'avez  voulu.  M.  Le- 
vrault ne  fait  qu'user  du  droit  que  vous  lui  avez  accordé  vous-même. 
Vous  avez  caressé,  vous  avez  encouragé  sa  sottise  quand  il  était  riche; 
le  voilà  ruiné,  il  est  juste  que  vous  la  subissiez.  Il  s'asseoit  aujourd'hui 
à  notre  table;  ne  vous  êtes-vous  pas  assise  à  la  sienne?  Il  prend  notre 
château  pour  sa  maison;  n'avez-vous  pas  pris  son  hôtel  pour  votre 
château?  Si  quelqu'un  oubliait  les  égards  qui  vous  sont  dus,  je  sau- 
rais le  rappeler  au  respect;  mais  j'entends  à  mon  tour  que  la  femme 
qui  porte  mon  nom  soit  traitée  ici  sur  le  même  pied  que  vous. 


SACS  ET   PARCHEMINS.  i37 

La  marquise  baissa  les  yeux  et  ne  trouva  rien  à  répondre. 

Les  rôles  étaient  changés;  M.  Leyrault  trônait  maintenant  à  La  Ro- 
chelandier  comme  la  marquise  rue  de  Varennes.  La  mère  de  Gaston 
essayait  vainement  de  se  révolter  et  d'imposer  silence  à  l'homme 
qu'elle  avait  si  long-temps  gouverné ,  qu'elle  avait  tenu  en  laisse.  Au 
bout  de  quelques  jours,  elle  sentit  qu'il  fallait  revenir  à  ses  vieilles  ha- 
bitudes de  ruse  et  de  fourberie.  Elle  reprit  son  accent  patelin,  son  sou- 
rire affectueux,  ses  manières  caressantes.  Elle  conçut  l'espérance  d'é- 
loigner par  ses  conseils  l'hôte  malencontreux  qu'elle  ne  pouvait  chasser 
par  son  impertinence. 

Un  soir,  ils  étaient  assis  tous  deux  au  coin  du  feu.  M.  Levrault,  mol- 
lement établi  dans  la  meilleure  bergère  du  salon,  se  taisait  et  jetait  de 
temps  en  temps  un  regard  narquois  sur  M"""  de  La  Rochelandier;  la 
marquise,  sans  faire  attention  à  cette  raillerie  muette,  cherchait  par 
quels  détours  elle  pourrait  amener  M.  Levrault  jusqu'au  seuil  de  la 
porte,  se  promettant  bien  de  la  fermer  derrière  lui.  Il  s'agissait  de 
réconduire  poliment,  d'éveiller  en  lui  le  désir  de  partir,  de  renoncer 
à  la  retraite,  de  rentrer  dans  la  vie  active  :  c'était  là  sa  constante|pré- 
occupation,  son  unique  pensée. 

—  Je  crains  bien ,  mon  ami,  dit-elle  enfin  de  sa  voix  |la  plus  douce, 
([ue  notre  vie  solitaire  ne  vous  ennuie.  Depuis  quelques  jours,  je  vous 
observe,  je  vous  étudie  avec  inquiétude.  Vous  êtes  pâle,  vous  maigris- 
sez, vos  facultés  s'étiolent  dans  l'inaction. 

—  Votre  amitié,  madame,  s'alarme  sans  sujet,  répondit  M.  Levrault 
de  sa  plus  douce  voix;  je  ne  me  suis  jamais  mieux  porté,  je  n'ai  jamais 
mangé  d'un  si  vif  appétit.  Je  dors  d'un  sommeil  paisible;  le  matin,  à 
mon  réveil,  j'écoute  avec  bonheur  le  chant  du  coq,  je  salue  avec  joie 
les  premiers  rayons  qui  se  glissent  à  mon  chevet.  L'air  pur  que  jcres- 
pire,  le  silence  et  la  paix  qui  nous  environnent ,  tout  me  ragaillardit  : 
j'ai  vingt  ans. 

—  Je  vous  assure,  mon  ami ,  que  je  m'alarme  avec  raison;  vous  êtes 
pâle,  vous  maigrissez.  La  vie  des  champs  ne  convient  pas  à  votre  ca- 
ractère. Une  intelligence  telle  que  la  vôtre,  habituée  au  mouvement 
des  grandes  affaires,  n'est  pas  faite  pour  la  solitude.  Vous  avez  |beau 
dire,  vous  avez  beau  vanter  votre  bonheur,  vous  n'êtes  pas  heureux, 
je  le  sens  bien.  Vous  êtes  né  pour  le  mouvement,  pour  la  lutte;  l'in- 
quiétude même  est  un  besoin  pour  vous. 

—  Détrompez-vous,  mon  aimable  amie.  Cherche  qui  voudra  le  mou- 
vement et  la  lutte;  pour  moi,  je  m'accommode  très  bien  de  l'existence 
([uenous  menons  ici.  Pourvu  que  l'avenir  ressemble  au  présent,  je 
me  liens  pour  satisfait. 

—  Est-il  possible,  mon  ami ,  que  vous  ignoriez  à  ce  point  ce  que 
vous  valez ,  que  vous  méconnaissiez  si  étrangement  les  vrais  besoins 


13^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  votre  nature?  Vous  dépérissez ,  je  ne  le  vois  que  trop;  l'ennui  vous 
dévore  à  votre  insu.  Prenez-y  garde,  mon  ami;  quelques  mois  d'inac- 
tion suffiront  pour  miner  votre  santé. 

Rassurez-vous,  je  vous  en  prie;  je  suis  bâti  solidement.  Mon  père 

et  le  père  de  mon  père  ont  vécu  jusqu'à  cent  ans,  et  je  compte  bien 
faire  comme  eux.  Quelque  chose  me  dit,  ma  charmante  amie,  que  nous 
vieillirons  ensemble  comme  Philémon  et  Baucis. 

Vraiment,  je  vous  admire,  et  j'ai  peine  à  vous  comprendre. 

Quelle  singulière  illusion!  J'ai  dans  ma  famille  un  exemple  effrayant 
qui  ne  sortira  jamais  de  ma  mémoire,  et  qui  doit  être  pour  vous  un 
salutaire  avertissement.  Un  de  mes  frères,  officier  de  marine,  a  voulu, 
comme  vous,  à  la  fleur  de  l'âge,  renoncer  à  la  vie  active;  il  s'est  obstiné, 
comme  vous,  à  s'ensevelir  dans  ce  château;  comme  vous,  il  vantait  le 
calme  de  sa  retraite;  au  bout  d'un  an,  pâle,  amaigri,  méconnaissable, 
il  s'éteignait  dans  nos  bras;  comme  vous,  il  avait  manqué  à  sa  mission, 
et  la  nature  s'était  vengée.  Croyez-moi ,  ne  vous  endormez  pas  dans 
une  folle  sécurité.  Il  faut  à  votre  esprit  un  but,  une  ambition;  pour- 
quoi ne  rentreriez-vous  pas  dans  les  affaires?  Pourquoi  ne  songeriez- 
vous  pas  à  relever  votre  fortune?  Cette  espérance  ne  vous  sourit-elle 
pas?  Ne  serait-il  pas  glorieux  pour  vous  de  reparaître  dans  la  lice,  de 
défier  l'injustice  du  sort,  et  de  reconquérir  par  votre  génie  la  richesse 
dont  vous  saviez  faire  un  si  noble  usage? 

—  Je  n'ai  pas  attendu  vos  conseils  pour  y  songer,  dit  M.  Levrault  en 
hochant  la  tête. 

—  Eh  bien!  reprit  d'un  air  triomphant  la  marquise,  qui  le  voyait 
déjà  sur  le  perron  lui  faisant  ses  adieux  et  partant  pour  la  grande 
viUe,  qui  vous  arrête,  si  vous  y  avez  songé?  Est-ce  la  dureté  des  temps, 
l'affaiblissement  du  crédit?  De  pareils  obstacles  doivent-ils  vous  ef- 
frayer? S'enrichir  dans  un  temps  prospère,  c'est  l'œuvre  d'un  esprit 
vulgaire;  lutter  contre  la  défiance,  narguer  la  peur,  attirer  à  soi  l'or 
effrayé  qui  s'enfuit,  c'est  une  entreprise  difficile  sans  doute,  mais  une 
entreprise  digne  de  vous. 

—  Oui,  sans  doute,  cette  tâche  difficile  a  de  quoi  tenter  un  homme 
tel  que  moi;  malheureusement  je  dois  y  renoncer. 

—  Et  pourquoi? 

-^  Je  ne  suis  qu'un  petit  bourgeois,  c'est  la  vérité  :  je  me  suis  enri- 
chi à  vendre  du  drap,  comme  mon  père,  près  du  marché  des  Innocens, 
je  ne  m'en  défends  pas;  mais  je  sais  vivre,  je  connais  les  devoirs  que 
m'impose  votre  alliance.  La  république  a  pu  abohr  les  titres;  pour 
moi,  vous  êtes  toujours  marquise  de  La  Rochelandier.  Votre  nom,  le 
nom  de  mon  gendre  me  défend  de  rentrer  dans  les  affaires.  Je  sais  ce 
que  je  vous  dois,  et  je  ne  l'oublierai  jamais.  Quand  on  a  l'honneur  de 
tenir  à  une  race  de  preux,  il  ne  faut  pas  déroger.  Que  diraient  les  aïeux 


SACS   ET  PARCHEMINS.  139 

(Je  votre  fils,  que  diraient  toutes  ces  figures  yénérables  qui  nous  re- 
gardent, qui  nous  écoutent,  si  le  beau-père  d'un  La  Rochelandier  se 
mêlait  de  commerce  ou  d'industrie?  Je  n'ai  pas  de  blason,  mais  je  dois 
prendre  soin  du  vôtre. 

—  Noble  ami,  vos  scrupules  vous  honorent;  cependant  vous  allez 
trop  loin.  Malgré  son  profond  respect  pour  le  nom  de  ses  ancêtres, 
Gaston,  j'en  suis  sûre,  vous  verrait  sans  chagrin,  sans  dépit,  recom- 
mencer de  vos  mains  l'édifice  de  votre  fortune,  et,  pour  ma  part,  je  ne 
vous  blâmerais  pas. 

—  Je  comprends,  noble  amie,  tout  ce  qu'il  y  a  de  magnanime  dans 
votre  indulgence;  mais  je  ne  veux  pas,  je  ne  dois  pas  en  abuser.  J'ai 
toujours  professé,  je  professerai  toujours  le  respect  des  vaincus;  votre 
titre  est  d'autant  plus  sacré  à  mes  yeux,  que  la  révolution  vous  en  a 
dépouillée. 

—  Eh  bien!  dit  la  marquise,  qui  ne  renonçait  pas  encore  à  sqn  es- 
pérance, si  vous  ne  voulez  pas  refaire  votre  fortune  sous  nos  yeux,  si 
vous  craignez  que  notre  nom  ne  se  trouve  mêlé  à  vos  spéculations,  ne 
pouvez-vous  passer  les  mers,  aller  en  Amérique?  Habile,  hardi  comme 
vous  l'êtes,  quelques  années  vous  suffiront  pour  retrouver  ce  que  vous 
avez  perdu,  et  vous  reviendrez  jouir  parmi  nous  des  fruits  de  votre  génie. 

—  L'Amérique!  J'y  ai  pensé  plus  d'une  fois.  C'est  là,  en  effet,  que 
les  grands  désastres  se  réparent  en  quelques  années.  J'ai  dans  ma  fa- 
mille un  exemple  bien  encourageant  et  qui  ne  sortira  jamais  de  ma 
mémoire.  Un  de  mes  oncles,  droguiste  rue  des  Lombards,  était  parti 
ruiné  pour  l'Amérique;  il  revint,  au  bout  de  cinq  ans,  avec  une  for- 
tune colossale. 

—  Et  vous  hésitez  !  s'écria  la  marquise.  Ah  !  mon  ami,  qu'attendez- 
vous?  Si  modeste  que  soit  notre  patrimoine,  s'il  fallait,  pour  vous  faire 
une  cargaison,  vendre  quelques  pièces  de  terre,  nous  ne  reculerions 
devant  aucun  sacrifice. 

—  Généreuse  amie,  je  reconnais  bien  là  votre  grand  cœur;  je  saurai 
me  montrer  digne  d'une  amitié  si  belle. 

—  Ainsi  votre  projet  est  bien  arrêté? 

—  Arrêté  d'une  façon  irrévocable. 

—  Et  quand  comptez-vous  partir  ? 

—  Oui,  je  me  montrerai  vraiment  digne  de  votre  amitié;  je  ne  vous 
quitterai  jamais.  Avez-vous  pu  croire  un  seul  instant  que  je  consen- 
tirais à  me  séparer  d'une  amie  si  tendre,  si  dévouée,  si  fidèle,  que  je 
renoncerais  aux  délices  de  votre  intimité,  pour  aller  au-delà  de  l'Océan 
chercher  quelques  misérables  sacs  d'écus?  Vous  m'avez  cru  passionné 
pour  la  richesse;  apprenez  à  mieux  me  connaître  :  je  resterai  près  de 
vous.  Rien  à  mes  yeux  ne  vaut  le  bonheur  de  vous  voir  et  de  vous 
entendre. 


140  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

La  marquise  étouffa,  en  frémissant,  un  cri  de  rage;  elle  sentait  que 
cet  homme,  dont  elle  s'était  si  long-temps  moquée,  prenait  maintenant 
sa  revanche.  Rendons  justice  à  M.  Levrault  :  s'il  se  raillait  avec  joie  de 
la  marquise,  s'il  savourait  sa  vengeance  avec  délices,  il  y  avait  pour- 
tant dans  ses  paroles  une  part  de  sincérité.  Il  se  trouvait  bien  au  châ- 
teau Levrault;  après  tant  d'orages  et  de  traverses ,  le  repos  était  pour 
lui  un  véritable  bonheur  qu'il  pouvait  vanter  sans  mentir.  Pareil  au 
naufragé  qui  a  ient  de  toucher  la  plage,  il  bénissait  la  Providence  qui 
l'avait  sauvé,  et  né  songeait  pas  à  regretter  ses  trésors  engloutis  par 
les  flots.  Sa  mission  à  Berlin,  si  imprudemment  acceptée,  l'avait  guéri 
à  jamais  de  toute  ambition,  et  surtout  de  l'ambition  diplomatique.  Si 
parfois  il  lui  arrivait  de  jeter  un  regard  mélancolique  sur  son  habit 
brodé,  il  lui  suffisait,  pour  dissiper  sa  tristesse,  de  porter  les  yeux  sur 
la  cotte  de  mailles  de  François  I",  suspendue  au  pied  de  son  lit.  L'opu- 
lence lui  avait  suscité  tant  d'ennuis ,  tant  de  tracas ,  tant  de  déboires, 
qu'il  se  résignait  sans  effort  à  la  médiocrité.  Les  débris  de  la  dot  de 
Laure,  réunis  aux  débris  du  domaine  de  La  Rochelandier,  permet- 
taient à  la  petite  colonie  de  vivre  assez  doucement;  M.  Levrault  n'en 
demandait  pas  davantage.  Le  malheur  avait  développé  en  lui  un  bon 
sens,  une  sagesse  inattendue.  Lui  qui  avait  mordu  à  tant  d'hameçons, 
qui  s'était  laissé  prendre  dans  tant  de  nasses,  instruit  à  ses  dépens, 
prudent  comme  un  vieux  brochet  qui  a  dix  fois  rongé  les  mailles  du 
filet,  il  passait  fièrement  devant  le  piège  et  riait  au  nez  du  pêcheur. 
Loin  du  bruit  de  l'émeute,  débarrassé  de  Tinioléon  qu'il  espérait  bien 
ne  jamais  retrouver,  il  se  félicitait  chaque  jour  de  la  sécurité  profonde 
où  s'écoulait  sa  vie.  Cette  paisible  vallée  lui  semblait  un  asile  impéné- 
trable que  le  vent  furieux  des  révolutions  ne  viendrait  jamais  trou- 
bler. Autour  de  lui,  tout  était  tranquille.  Les  folles  espérances  de 
la  marquise  avaient  été  bien  vite  déçues.;  Gaston,  loin  de  partager 
l'aveuglement  de  sa  mère,  s'était  appliqué  sans  relâche  à  pacifier  les 
esprits.  Il  comprenait  que  le  rôle  de  la  Vendée  était  fini,  en  présence 
de  la  France  entière  appelée  à  se  prononcer  sur  sa  propre  destinée.  Ce- 
pendant M.  Levrault  n'avait  pas  encore  épuisé  la  coupe  des  tribulations. 

Après  une  trêve  de  quelques  jours,  la  marquise  désappointée  avait 
repris  le  ton  agressif,  l'attitude  provoquante.  M.  Levrault,  qui,  loin  du 
/danger,  n'avait  plus  aucune  raison  pour  garder  ses  principes  républi- 
•cains,  les  proclamait  pourtant,  les  défendait  avec  acharnement,  pour 
.taquiner,  pour  exaspérer  la  marquise.  Entre  ces  deux  amis,  tout  était 
sujet  de  querelle.  Chacun  des  portraits  qui  décoraient  le  salon  suggérait 
à  M.  Levrault  une  foule  d'épigrammes  qui,  sans  être  bien  acérées,  har- 
celaient son  adversaire  comme  autant  de  coups  d'épingle.  Ils  passaient 
/presque  toutes  leurs  soirées  en  tête  à  tête.  Chose  étrange!  ils  se  dé- 
testaient mutuellement  et  ne  pouvaient  vivre  l'un  sans  l'autre.  Ils  s'ai- 


SACS   ET   rARCilKMINS.  141 

iaiont  l'un  l'autre  à  tuer  le  temps,  ce  mortel  ennemi  des  gens  qui  ne 
ont  rien;  chacun  des  deux  trouvait  dans  le  dépit  de  son  interlocuteur 
ine  source  intarissable  de  contentement.  La  marquise  maudissait  la 
'épublique;  M.  Levrault  parlait  d'effacer  les  écussons  de  la  famille, 
iccablait  de  son  ironie  ces  derniers  vestiges  de  la  féodalité,  et  deman- 
lait  s'il  n'était  pas  temps  de  convertir  en  pigeonnier  une  tour  crénelée 
iont  la  défense  héroïque  était  consignée  dans  les  archives  des  La  Ro- 
Jielandier.  Ces  querelles  sans  fin,  auxquelles  Gaston  et  Laure  demeu- 
•aient  étrangers,  se  prolongeaient  souvent  bien  avant  dans  la  nuit.  Un 
oir  qu'ils  étaient  aux  prises  et  ressassaient  pour  la  centième  fois  l'éter- 
lelle  question  des  écussons  et  des  créneaux ,  au  bruit  d'une  voiture 
[ui  entrait  dans  la  cour,  ils  se  turent  tout  à  coup  et  se  regardèrent  d'un 
lir  étonné.  Presque  au  même  instant,  la  porte  s'ouvrit  brusquement,  et 
naître  Jolibois,  ceint  d'une  écharpe  tricolore,  suivi  d'un  brigadier  de 
gendarmerie,  entra  dans  le  salon.  La  marquise  et  M.  Levrault  demeu- 
èrent  cloués  sur  leur  fauteuil. 

—  Ah  çà  !  dit  maître  Jolibois  en  croisant  lentement  ses  bras  sur  sa 
)Oitrine,  j'en  apprends  de  belles.  Mes  prévisions  ne  m'avaient  pas 
rompe;  le  château  de  La  Rochelandier  est  décidément  un  repaire  d'à- 
istocrates,  un  nid  de  chouans,  un  foyer  de  réaction.  Voilà  donc  com- 
nent  on  reconnaît  la  clémence  et  la  mansuétude  du  peuple  !  La  repu- 
)lique  est  patiente,  mais  il  ne  faut  pourtant  pas  la  pousser  à  bout, 
/^ous  conspirez ,  je  le  sais,  j'en  suis  sûr;  vous  n'êtes  occupés  qu'à  ra- 
)aisser,  qu'à  dénigrer  le  triomphe  de  la  démocratie.  N'essayez  pas  de 
ous  défendre,  ce  serait  peine  perdue;  mes  agens  m'ont  tout  appris. 

M.  Levrault,  dont  la  conscience  était  en  repos,  jeta  sur  la  marquise 
m  regard  qui  semblait  dire  :  Ce  sont  vos  affaires,  non  les  miennes.  Il 
(uvrait  la  bouche  pour  se  justifier;  mais  la  marquise  le  prévint,  et  se 
ournant  vers  lui  : 

—  Eh  bien!  que  vous  disais-je?  Ne  vous  ai -je  pas  annoncé  cent  fois 
:e  qui  arrive  aujourd'hui?  Vous  avez  dans  votre  langage  une  intem- 
)érance,  une  étourderie,  une  témérité  qui  va  jusqu'à  la  folie.  Vous  ne 
nénagez  personne,  vous  raillez  toute  chose.  Une  fois  parti,  vous  allez, 
^ous  allez...  rien  ne  vous  arrête.  Vos  attaques  redoublées  contre  la  ré- 
mblique  ne  pouvaient  demeurer  impunies.  Votre  langue  de  vipère 
levait  tôt  ou  tard  nous  attirer  quelque  mésaventure.  Je  vous  l'ai  prédit 
îent  fois,  et  ma  prophétie  ne  s'est  que  trop  bien  accomplie.  Vous  n'a- 
rez,  sur  ma  foi,  que  ce  que  vous  méritez.  Pour  moi,  je  m'en  lave  les 
nains;  tirez-vous  de  là  comme  vous  pourrez. 

M.  Levrault,  abasourdi,  ne  trouvait  pas  un  mot  à  dire;  l'étonnement, 
'indignation ,  la  colère,  l'effroi ,  se  disputaient  son  cœur  et  serraient 
ià  gorge  comme  dans  un  étau. 

—  C'est  donc  vous,  s'écria  Jolibois,  qui  dénigrez  la  république!  C'est 


142  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

TOUS  qui  conspirez  contre  elle!  C'est  vous,  pygmée,  vous,  mirmidon, 
qui  voulez  la  renverser  ! 

—  Moi!  dit  enfin  M.  Levrault,  plus  rouge  que  la  crête  d'un  coq;  si 
quelqu'un  ici  dénigre  la  république,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  madame. 

— 'C'est  vous,  s'écria  vivement  la  marquise,  vous  qui,  après  avoir 
rampé,  après  vous  être  mis  à  plat  ventre  devant  le  régime  nouveau, 
vous  vengez  maintenant ,  par  de  misérables  quolibets ,  de  la  peur  qui 
vous  avait  converti. 

— Osez-vousbien  m'accuser?  repartit  M.  Levrault  hors  de  lui;  osez-vous 
bien  me  prêter  vos  rancunes  et  votre  haine?  Heureusement,  mes  opi- 
nions sont  connues,  et  les  vôtres,  madame,  ne  sont  un  mystère  pour  per- 
sonne. J'ai  toujours  aimé  la  république,  et  vous  l'avez  toujours  détestée. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  aimée,  j'en  conviens,  reprit  la  marquise,  mais 
je  l'ai  acceptée  avec  résignation;  je  me  suis  inclinée  devant  la  volonté 
de  la  France.  La  haute  intelligence  de  M.  le  commissaire-général,  aidée 
de  son  noble  cœur,  comprendra  sans  peine  tout  ce  que  je  dois  de  mé- 
nagement et  d'égards  aux  traditions  de  ma  famille.  Je  n'ai  jamais  aimé 
la  répul)lique,  mais  je  la  respecte,  je  n'ai  contre  elle  ni  haine  ni  amer- 
tume; je  ne  clabaude  pas  comme  vous. 

—  Vous  l'entendez,  citoyen  Levrault,  dit  Jolibois  d'un  ton  sévère,  il 
ne  s'agit  i)as  ici  du  rapport  d'un  agent  plus  ou  moins  fidèle;  c'est  un 
membre  de  votre  famille  qui  vous  accuse,  c'est  la  mère  de  votre  gen- 
dre. Malgré  la  tendre  amitié  qui  nous  unit,  il  ne  m'est  pas  permis  de 
différer  plus  long-temps  l'accomplissement  de  mon  devoir  :  suivez-moi. 

—  Vous  suivre!  Où  me  conduisez-vous?  demanda  M.  Levrault  << 
soutenant  à  peine. 

—  En  prison,  répondit  Jolibois. 

—  En  prison  !  s'écria  M.  Levrault  pâle  d'épouvante. 

Il  fit  un  mouvement  pour  s'enfuir,  mais  déjà  le  brigadier  de  gendar- 
merie lui  appliquait  sur  l'épaule  sa  large  main  gantée  de  peau  de 
daim.  Un  imperceptible  sourire  plissa  la  lèvre  de  l'enragée  marquise. 
Maître  Jolibois  donna  le  signal  du  départ  et  emmena  l'infortuné  Le- 
vrault, qui  prit  place  à  côté  de  lui  dans  le  fond  de  sa  voiture.  Le  bri- 
gadier sauta  en  selle,  et  la  voiture  partit.  Après  avoir  joui  quelques  in- 
stans  de  la  terreur  de  son  prisonnier,  Jolibois  rompit  enfin  le  silence. 

—  Pourquoi  tremblez-vous,  mon  cher?  Que  diable!  un  homme  ne 
doit  pas  ainsi  se  laisser  abattre.  Que  craignez-vous?  Votre  faute  est 
grave  sans  doute,  vous  serez  jugé,  mais  la  république  est  clémente, 
et  la  peine  de  mort  est  abolie  pour  les  délits  politiques.  Le  pire  qui 
puisse  vous  arriver,  c'est  d'être  condamné  à  la  déportation. 

—  La  déportation!  balbutia  M.  Levrault;  mais  je  suis  innocent,  il 
n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  les  inculpations  de  cette  abominable 
marquise.  Vous  me  connaissez,  mon  bon  Jolibois. 


SACS   ET   PARCHEMINS.  143 

—  Hélas!  mon  ami,  je  ne  vous  connais  que  trop,  et  votre  conduite 
ême  donne  une  terrible  autorité  à  l'accusation  portée  contre  vous. 
)mment!  je  me  fais  votre  patron,  votre  avocat,  je  vous  présente  au 
lef  du  cabinet  des  affaires  étrangères,  je  sollicite  avec  instance,  j'ob- 
;ns  pour  vous  une  mission  glorieuse,  une  mission  sans  précédens,  et, 
irès  l'avoir  acceptée,  vous  la  répudiez  lâchement  !  Vous  dont  je  van- 
is  le  courage,  vous  que  je  prenais  pour  un  lion,  vous  fuyez  comme 
i  lièvre.  Après  une  pareille  escapade,  quelle  foi  puis-je  ajouter  à  vos 
rôles?  Vous  dites  que  la  marquise  vous  accuse  injustement,  vous 
riez  de  votre  amour  pour  la  république;  mais,  si  vous  l'aimez  sin- 
rement,  pourquoi  donc  ne  l'avez-vous  pas  servie? 

—  Ah!  mon  cher  Jolibois,  Dieu  m'est  témoin  que  je  serais  allé  avec 
e,  avec  orgueil,  redemander  à  Berlin  la  tête  de  Charlemagne;  mais, 

moment  où  j'allais  partir,  j'ai  appris  ma  ruine.  Je  ne  pouvais  plus 
présenter  dignement  la  France,  et  j'ai  dû  renoncer  à  la  mission  que 
vais  acceptée. 

—  Qu'importe  à  un  vrai  patriote  la  richesse  ou  la  pauvreté,  quand 
5'agit  de  servir  le  pays?  La  république  n'a  pas  besoin  de  serviteurs 
adés  d'or  sur  toutes  les  coutures;  à  l'extérieur  comme  à  l'intérieur, 
e  ne  demande  à  ses  agens  que  dévouement  et  intrépidité.  Regardez- 
)i;  je  suis  maître  de  la  Bretagne  tout  entière,  je  commande  ici  en 
'tateur,  et,  sans  mon  écharpe  tricolore,  on  me  confondrait  avec  le 
îmier  passant. 

—  Malgré  ma  pauvreté,  je  serais  parti,  si  j'eusse  été  seul;  mais  je 
vais  veiller  sur  l'avenir  de  ma  fille  et  recueillir  les  débris  de  sa  dot. 

—  Misérable  subterfuge!  s'écria  JoHbois;  la  famille  n'est  rien  devant 
patrie.  Savez-vous  ce  que  coûte  à  la  France  votre  pusillanimité? 
►ccasion  que  vous  avez  laissé  échapper  est  perdue  à  jamais  et  ne  re- 
lira plus.  Malgré  toutes  mes  recommandations,  vous  n'avez  pas  su 
enir  votre  langue  :  le  secret  de  votre  mission  est  allé  jusqu'à  Berlin, 
qu'à  Vienne,  jusqu'à  Saint-Pétersbourg.  La  Russie,  l'Autriche  et  la 
usse  sont  sur  le  qui-vive.  Peut-être  nous  faudra-t-il  renoncer  à  notre 
ntière  du  Rhin ,  peut-être  serons-nous  obligés  de  subir  long-temps 
:ore  les  traités  de  1815,  et  à  qui  devrons-nous  cette  humiliation?  A 
js,  citoyen  Levrault,  à  vous  seul! 

—  Si  le  secret  de  ma  mission  a  été  connu,  ce  n'est  pas  moi  qu'il  faut 
;user  d'indiscrétion;  je  ne  l'ai  révélé  à  personne.  A  toutes  les  ques- 
ns  de  mon  gendre  et  de  ma  fille  sur  ma  cotte  de  mailles,  je  suis 
neuré  muet,  impénétrable;  je  n'ai  rien  à  me  reprocher. 

—  Rien  à  vous  reprocher!  Comptez-vous  donc  pour  rien  vos  propos 
Liéraires,  vos  propos  injurieux  contre  la  démocratie,  vos  concilia- 
les  liberticides,  vos  sourdes  menées  dans  le  pays? 

—  Hélas!  mon  cher  Jolibois,  la  damnée  marquise  me  calomnie  indi- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnement,  et,  pour  une  faute  qui  n'est  pas  la  mienne,  tous  me  parl< 
de  déportation  ! 

—  Mon  Dieu,  oui,  peut-être  la  déportation.  Le  tribunal  jugera, 
entendra  votre  défenseur.  Ah!  je  ne  vous  le  cache  pas,  vous  aurez  ht 
soin  d'un  habile  avocat  !  Yoilà  ce  que  c'est ,  mon  bon  ami ,  que  de 
trouver  en  mauvaise  compagnie.  Vous  avez  voulu  vous  emmarquiseï 
vous  encanailler  de  noblesse;  vous  payez  aujourd'hui  votre  entêtement. 

En  ce  moment,  un  éclair  sillonna  la  nue.  Le  tonnerre  gronda;  une 
grêle  furieuse  mêlée  d'une  pluie  abondante  fondit  sur  la  plaine,  et 
vint  fouetter  la  vitre  de  la  portière.  La  conversation  s'arrêta.  Maître 
Jolilîois  parut  tout  d'un  coup  se  plonger  dans  une  profonde  méditation. 
M.  Levrault  l'épiait  d'un  regard  inquiet,  comme  s'il  eût  espéré  lire  sa 
destinée  sur  le  front  du  dictateur.  L'orage  redoublait.  Les  chevaux 
avançaient  péniblement  dans  les  ornières  détrempées.  Une  lueur  de 
clémence  passa  sur  le  front  d'Etienne  Jolibois. 

—  Écoutez,  dit-il  enfin  comme  saisi  d'une  subite  inspiration,  malgré 
toutes  vos  fautes,  malgré  votre  lâcheté,  je  sens  que  je  vous  aime  encore; 
mon  amitié  pour  vous  a  résisté  à  toutes  ces  cruelles  épreuves.  Une  fois 
(jue  vous  comparaîtrez  devant  la  justice,  je  ne  pourrai  plus  rien  pour 
vous;  les  magistrats  seront  obligés  d'appliquer  la  loi.  Je  n'ai  qu'un 
moyen  devons  sauver 

—  Quel  moyen?  demanda  M.  Levrault  d'une  voix  haletante. 

—  C'est  de  vous  rendre  la  liberté,  et  je  vous  la  rends;  allez,  mon 
cher,  et  ne  péchez  plus. 

En  achevant  ces  mots,  Jolibois  ouvrit  la  portière;  sans  demander  son 
reste,  M.  Levrault  sauta  au  beau  milieu  d'une  flaque  d'eau,  et  regagna, 
par  une  pluie  battante,  le  château  de  La  Rochelandier.  Au  bout  d'une 
heure,  trempé  jusqu'aux  os,  crotté  jusqu'à  l'échiné,  il  sonnait  à  la 
porte;  je  laisse  à  deviner  la  figure  de  la  marquise,  en  revoyant  si  tôt 
l'hôte  maudit  dont  elle  se  croyait  déhvrée  pour  long-temps. 

XX. 

Cependant  un  travail  mystérieux  s'accoraphssait  dans  le  cœur  de 
Laure  et  dans  le  cœur  de  Gaston.  Ces  deux  jeunes  gens  n'étaient  pas 
sortis  mauvais  des  mains  de  Dieu;  l'éducation  avait  faussé  leur  nature,  j 
sans  la  dépraver  pourtant  d'une  façon  inguérissable.  Gaston ,  affligé 
d'abord  de  la  ruine  de  son  beau-père  et  de  sa  femme,  éprouvait  main- 1 
tenant  un  sentiment  de  délivrance;  la  créance  qu'il  ne  pouvait  acquit- j 
ter  n'était-elle  pas  déchirée?  Laure  éprouvait  un  sentiment  pareil;  ch- 
cun  des  deux  se  trouvait  dégagé.  Libres  désormais,  rendus  à  leur  natui  ' 
première,  ils  s'observaient  avec  curiosité  et  s'étonnaient  de  découvri 
mutuellement  des  trésors  auxquels  ils  n'avaient  jamais  songé.  Laure 


SACS   ET   PARCHEMINS.  145 

qui ,  en  se  mariant ,  n'avait  rêvé  que  les  fêtes  de  la  cour,  qui ,  en  per- 
dant sa  chimère,  s'était  crue  menacée  d'un  ennui  sans  remède  et  sans 
fin ,  s'apercevait  avec  surprise  que  les  joies  de  la  vanité  ne  sont  pas  les 
seules  joies  de  ce  monde.  Sa  vanité,  ne  sachant  plus  où  se  prendre, 
était  morte,  faute  d'aliment.  On  se  rappelle  que  M"''  Levrault  avait 
étudié  avec  succès  la  peinture  et  la  musique.  Établie  dans  une  cham- 
bre que  Gaston  avait  décorée  avec  une  élégante  simplicité,  elle  reprit 
.ses  études;  les  talens  qu'elle  avait  négligés  au  milieu  des  distractions 
de  sa  vie  opulente  consolaient,  égayaient  sa  solitude  et  sa  pauvreté. 
Le  printemps  renaissait;  Laure  l'accueillit  avec  un  bonheur  inespéré. 
Un  jour,  on  s'en  souvient  peut-être,  quelques  semaines  après  son  arri- 
vée à  la  Trélade,  le  jour  même  où  elle  avait  rencontré  Gaston  pour  la 
première  fois,  les  champs  et  les  bois  s'étaient  révélés  vaguement  à  sa 
jeune  imagination,  mais  ce  poétique  sentiment  n'avait  pas  résisté  aux 
préoccupations  toutes  mondaines  qui  l'agitaient  alors;  en  présence  du 
même  spectacle,  son  émotion  fut,  cette  fois,  plus  durable,  plus  pro- 
fonde, et  la  révélation  s'acheva.  Gaston ,  qui  aimait  les  poètes,  avait 
réuni  dans  la  chambre  de  sa  femme  un  petit  nombre  de  livres  choisis 
avec  goût,  et  Laure  retrouvait  avec  un  secret  orgueil,  dans  ces  livres 
enivrans,  l'expression  pure  et  précise  de  ses  rêveries  et  de  ses  pensées. 
De  jour  en  jour,  son  intelligence  s'élevait,  son  cœur  s'ouvrait  à  des 
sentimens  plus  tendres.  Les  poètes  lui  expliquaient  la  nature,  et  la  na- 
ture, à  son  tour,  lui  enseignait  à  mieux  comprendre  les  poètes. 

Un  soir,  elle  était  assise  au  piano,  Gaston  se  promenait  dans  le  parc; 
les  derniers  rayons  du  soleil  filtraient  à  travers  la  ramée.  Après  avoir 
préludé  pendant  quelques  instans,  elle  se  mit  à  jouer  une  des  plus  char- 
mantes compositions  de  Louis  Lacombe,  le  Soir,  idylle  gracieuse  qui 
raconte  avec  une  merveilleuse  précision,  avec  une  exquise  délicatesse, 
toutes  les  rumeurs,  tous  les  bourdonnemens,  tous  les  murmures  de  la 
plaine  à  la  fin  de  la  journée;  poème  champêtre  où  l'on  entend  le  bêle- 
ment des  troupeaux  ramenés  à  la  bergerie,  le  chant  des  pâtres,  le  tin- 
tement de  VAngelus,  tous  ces  bruits  confus  qui  s'élèvent  à  la  nuit 
tombante,  comme  une  prière  de  la  terre  au  ciel.  Gaston  était  venu 
s'accouder  sur  la  fenêtre.  Les  doigts  de  Laure  semblaient  à  peine  ef- 
fleurer le  clavier;  la  brise  soulevait  les  boucles  de  ses  cheveux;  son  cou 
s'inclinait  mollement  comme  le  cou  d'un  cygne.  Gaston  la  contemplait 
avec  surprise,  comme  s'il  l'eût  aperçue  pour  la  première  fois.  En  ce 
moment,  en  effet,  Laure  était  pour  lui  une  femme  toute  nouvelle. 
Énme,  attendrie,  pénétrée  à  son  insu  d'un  sentiment  religieux,  elle 
commença  d'une  voix  claire  et  vibrante  un  psaume  de  Marcello.  Sa 
voix,  autrefois  gâtée  par  la  mignardise  et  l'alîéterie,  s'échappait  pure 
et  limpide,  et  rendait  avec  une  simplicité  puissante  la  divine  mélodio 
de  ce  maître  inspiré.  Quand  elle  eut  fini  de  chanter,  Gaston  s'éloigna 

1031E   Y.  10 


146  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

d'un  pas  rêveur.  Il  comprenait  confusément  tout  le  prix  du  trésor 
qu'il  possédait,  et  se  sentait  honteux  de  l'avoir  si  long-temps  ignoré, 
si  long- temps  négligé.  Que  fallait-il  pour  cultiver  ce  champ  dont  il 
avait  méconnu  la  richesse?  En  arracher  quelques  hrins  d'ivraie,  dé- 
raciner les  travers  puérils,  les  désirs  frivoles,  les  idées  étroites  qu'il 
avait  laissé  grandir,  qu'il  avait  encouragés  par  son  indifférence  :  le 
malheur  avait  fait  ce  que  Gaston  n'avait  pas  su  faire. 

Laure,  qui  n'avait  vu  dans  Gaston  qu'un  marquis  et  rien  de  plus, 
voyait  maintenant  en  lui  un  homme  nouveau.  Gaston,  en  effet,  l'avait 
traitée  jusque-là  avec  froideur;  l'orgueil,  la  crainte  de  passer  pour  un 
courtisan  de  l'opulence,  arrêtaient  sur  ses  lèvres  tout  ce  qui  pouvait 
ressembler  à  un  témoignage  d'affection;  cette  crainte,  en  s'évanouis- 
sant,  avait  réveillé  tous  ses  bons  instincts.  11  n'avait  plus  cette  impas- 
sible courtoisie  qui  soumet  tous  les  mouvemens  aux  lois  de  l'étiquette 
et  enveloppe  la  vie  d'une  atmosphère  glacée.  Ce  jeune  homme  naguère 
si  frivole,  occupé  de  voitures,  de  chiens  et  de  chevaux,  devenu  grave  et 
pensif,  avait  avec  sa  femme  des  entretiens  sérieux.  Elle  l'écoutait  avec 
déférence  et  s'accusait  à  son  tour  de  l'avoir  méconnu.  Ainsi,  par  une 
pente  insensible,  ils  arrivaient  à  l'amour,  qu'ils  n'avaient  pas  cherché; 
mais  le  souvenir  de  leur  mariage,  conclu  sous  les  auspices  d'une  dou- 
ble promesse  et  suivi  d'une  double  déception,  enchaînait  sur  leurs 
lèvres  toutes  ces  confidences  familières  dont  se  nourrissent  les  affec- 
tions naissantes.  La  honte  arrêtait  le  mutuel  aveu  de  leur  tendresse; 
cJiacun  des  deux  aimait  sans  se  croire  aimé,  et  s'avouait  avec  douleur 
qu'il  n'avait  rien  fait  pour  mériter  de  l'être. 

Gaston  comprit  enfin  que  le  moment  était  venu  de  renoncer  à  l'inac- 
tion, de  se  conduire  en  homme,  et  que  le  seul  moyen  de  gagner  le 
cœur  de  sa  femme  était  de  reconquérir  sa  propre  dignité.  Ses  revenus, 
quoique  modestes,  lui  permettaient  d'aller  vivre  à  Paris  sans  entamer 
le  bien-être  de  sa  famille;  il  résolut  de  partir  seul,  de  s'ouvrir  une  car- 
rière, de  travailler  pour  tirer  sa  femme  de  la  vie  chétive  de  La  Roche- 
landier.  Que  ferait-il?  11  ne  le  savait  pas  encore;  mais  il  avait  vingt- 
cinq  ans,  de  l'intelligence,  du  courage,  et  comptait  sur  Dieu,  qui  vient 
en  aide  aux  gens  de  bonne  volonté. 

Les  choses  en  étaient  là,  Gaston  n'avait  encore  confié  sa  résolution  à 
personne,  quand  un  incident  inattendu  vint  ajourner  l'accomplisse- 
ment de  son  projet. 

On  était  au  mois  de  mai.  Laure  et  Gaston,  M.  Levrault  et  la  mar- 
quise achevaient  de  souper,  quand  tout  à  coup  ils  entendirent  un  bruit 
confus  de  voix  sous  le  vestibule.  Un  garçon  de  ferme  entra  dans  la  salle 
à  manger,  annonçant  qu'un  homme  en  blouse,  à  longue  barbe,  voulait 
à  toute  force  pénétrer  dans  la  maison.  Au  même  instant,  Timoléon 
parut,  renversant  sur  son  passage  un  valet  qui  essayait  de  l'arrêter. 


SACS  ET  PARCHEMINS.  1-47 

—  Mon  fils  !  murmura  M.  Levrault  en  cachant  sa  tête  entre  ses  mains. 
— Malheureux,  s'écria  la  marquise  indignée,  que  venez-vous  faire  ici? 

—  Croiriez- vous,  dit  Timoléon  s'adressant  à  son  père  sans  s'inquiéter 
le  cette  apostrophe  inhospitalière,  croiriez-vous  que  ces  drôles  veulent 
n'empêcher  d'entrer  dans  le  château  Levrault?  J'ai  beau  leur  crier  que 
e  suis  votre  fils;  ils  s'obstinent  à  n'en  rien  croire.  Je  suis  proscrit,  tra- 
jué  par  les  sicaires  de  la  réaction;  me  refuserez-vous  un  asile? 

Et,  sans  plus  de  façon,  il  prit  place  à  table. 

—  Puisque  vous  êtes  proscrit,  dit  le  jeune  La  Rochelandier  d'un 
on  qui  n'admettait  pas  de  réplique,  nous  vous  cacherons;  mais  vous 
l'êtes  pas  ici  chez  vous,  sachez-le  bien,  vous  êtes  chez  moi.  Dans  huit 
ours,  au  plus  tard,  il  faut  quitter  la  France.  Vous  choisirez  vous- 
nême  le  lieu  de  votre  retraite,  et  nous  ferons  les  frais  de  votre  voyage. 

Demeuré  seul  avec  son  père,  Timoléon  lui  raconta  à  sa  manière  Vé- 
ourderie  populaire  du  15  mai.  11  était  lui-même  un  des  étourdis  qui 
.valent  envahi  la  chambre  et  balayé  la  représentation  nationale.  Quand 
l  eut  terminé  son  récit  : 

—  Je  suis  proscrit,  ajouta-t-il;  mais  ne  croyez  pas  pourtant  qu'en  vê- 
tant ici,  je  n'aie  songé  qu'à  mon  salut.  Puisque  Paris  refuse  de  nous 
uivre,  nous  allons  endoctriner  les  campagnes.  Vous  n'êtes  pas  de  ces 
épublicains  timorés  qui  reculent  devant  le  remaniement  complet  de 
1  société;  les  théories  les  plus  avancées  n'ont  rien  qui  vous  surprenne. 
e  viens  vous  proposer  une  œuvre  admirable,  et  je  compte  sur  vous. 

—  Quel  est  ton  projet?  demanda  M.  Levrault,  frissonnant  des  pieds 
la  tête. 

—  Je  veux  démocratiser  la  Bretagne,  réhabiliter  la  Vendée,  mora- 
iser,  donner  à  la  république  ces  deux  provinces  si  long-temps  abruties 
ar  la  superstition  et  l'aristocratie;  je  veux  prêcher  en  Bretagne,  en 
'^endée,  la  vérité  sociale.  A  nous  deux,  mon  père  !  Nous  convertironç 
3S  paysans  à  la  foi  nouvelle;  je  serai  Jésus,  et  vous  serez  saint  Jean^ 
fous  porterons  la  lumière  sous  le  chaume,  et  nous  brûlerons  les  châ- 
îaux. 

—  Tu  parles  de  Jésus  et  de  saint  Jean;  mais  Jésus  et  saint  Jean  ne 
rûlaient  pas  les  châteaux. 

—  Ils  devaient  les  brûler;  c'est  à  nous  d'achever  leur  tâche.  A  nous 
eux,  nous  en  viendrons  à  bout. 

—  Ah!  mon  cher  Timoléon,  dit  M.  Levrault,  toujours  prêt  à  hurler 
vec  les  loups,  je  ne  t'ai  pas  attendu  pour  prêcher  ici  la  foi  nouvelle; 
liais  tu  ne  connais  pas  les  paysans  de  nos  campagnes.  Les  malheureux 
roient  encore  à  toutes  les  vieilleries  dont  nous  connaissons,  nous  au- 
res,  le  néant  et  l'impiété,  à  la  famille,  à  l'héritage.  Ils  se  feraient  tuer 
usqu'au  dernier  pour  défendre,  pour  sauver  le  champ  de  leur  sei- 
neur,  le  champ  qu'ils  labourent,  qu'ils  arrosent  de  leurs  sueurs,  et 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  leur  appartient  pas.  Tu  ne  sais  pas  jusqu'où  va  leur  stupidité  : 
s'il  me  prenait  fantaisie  de  mettre  moi-même  le  feu  à  mon  château, 
ils  accourraient  par  milliers  pour  l'éteindre.  Ce  n'est  pas  sur  cette  terre 
ingrate  que  pourra  germer  la  vérité  sociale. 

—  L'entreprise  est  difficile,  mon  père,  je  le  savais  déjà;  elle  n'en  sera 
que  plus  glorieuse.  Ma  parole  fécondera  cette  terre  ingrate.  Couvrir 
de  moissons  les  plaines  de  la  Beauce,  est-ce  là  de  quoi  tenter  le  génie 
et  le  dévouement  d'un  apôtre? 

—  Va  donc,  que  ta  destinée  s'accomplisse!  Poursuis  ta. mission. 
Pour  moi,  j'ai  renoncé  à  la  vie  politique.  Je  sens  que  je  ne  suis  pas  fait 
pour  l'apostolat;  mais  je  suis  fier  de  mon  fils,  et  mes  vœux  t'accom- 
pagneront. 

—  Eh  bien  !  reprit  Timoléon ,  puisque  vous  êtes  fier  de  votre  fils, 
vous  ne  lui  refuserez  pas  une  poignée  de  ce  vil  métal  qui  disparaîtra 
de  la  terre  régénérée  quand  le  règne  de  la  vérité  sociale  sera  venu, 
mais  qui  aujourd'hui,  dans  le  vieux  monde  corrompu  où  nous  vivons. 
peut  servir  à  tout,  même  au  bien. 

—  Mais  je  suis  ruiné,  tu  ne  l'ignores  pas. 

—  Bah  !  laissez  donc  !  Vous  avez  bien  encore  un  petit  magot. 
Pour  avoir  la  paix  et  se  donner  en  même  temps  un  air  de  grandeur 

et  de  générosité,  M.  Levrault  tira  sa  bourse  et  la  jeta  à  Timoléon  aA  k 
la  grâce  et  le  laisser-aller  d'un  marquis  de  l'ancienne  comédie. 

Le  lendemain  était  un  dimanche;  Timoléon  rôdait  dans  le  villa i:( 
voisin.  Comme  les  paysans  sortaient  de  l'éghse,  il  trouva  moyen  de 
lier  conversation  avec  deux  garçons  de  ferme,  les  entraîna  au  cabaret 
et  demanda  un  broc  du  meilleur  vin.  A  peine  attablé ,  il  commença 
son  rôle  d'apôtre.  La  singularité  de  ses  discours,  la  longueur  de  sa 
barbe,  eurent  bientôt  attiré  autour  de  lui  un  nombreux  auditoire.  Il 
leur  expliquait  la  sublime  théorie  de  la  vraie  et  de  la  fausse  propriété. 
le  partage  des  fruits  de  la  terre  entre  tous  les  membres  de  la  commu- 
nauté, la  nécessité  d'abolir  l'héritage.  Déjà  il  touchait  aux  cîmes  les 
plus  hautes  de  la  vérité  sociale,  lorsqu'il  lut  interrompu  dans  son  im- 
provisation. 

—  Ainsi,  à  votre  compte,  demanda  Jean  Thomas,  le  champ  que  mou 
père  m'a  laissé  et  que  j'ai  arrondi  de  quelques  bons  lopins,  je  n'ai  pas 
le  droit  de  le  laisser  à  mon  fils? 

—  Non,  car  l'héritage  est  un  sacrilège,  et  votre  fils  ne  posséderait 
qu'une  propriété  mensongère. 

—  Ainsi,  demanda  le  père  Michel,  au  lieu  de  porter  mon  blé  au 
marché  et  de  rapporter  à  notre  ménagère  quelques  bons  sacs  d'écus,  à 
votre  compte,  il  faut  le  partager  entre  tous  les  fainéans  de  la  comnmne 
qui  se  croisent  les  bras  et  passent  leur  vie  au  cabaret? 

—  Vous  devez  le  partager,  au  nom  de  la  fraternité. 


SACS   ET   PARCHEMINS.  149 

A.insi,  demanda  Claude-l'éveillé,  si  nous  avons  besoin,  pour  faire 
les,  d'un  quartier  de  bœuf  ou  de  mouton,  nous  n'avons  plus  qu'à 
ir  dans  l'étable  ou  la  bergerie  de  notre  maître? 
II  n'y  a  plus  de  maîtres;  ses  moutons  et  ses  bœufs  sont  à  vous. 
C'est  donc  pour  nous  apprendre  toutes  ces  belles  choses  que  vous 
enu  exprès  de  Paris?  demanda  François-l'ahuri. 
Oui,  mes  enfans,  je  suis  venu  pour  vous  éclairer  sur  vos  droits, 
vous  affranchir.  Vos  prêtres,  ligués  avec  vos  seigneurs,  vous  ont 
long-temps  prêché  la  servitude  et  la  misère;  moi,  au  nom  de  la 
ï  sociale,  je  vous  apporte  la  richesse  et  la  liberté. 
C'est  un  partageux!  s'écria  l'auditoire  tout  entier, 
même  instant,  Timoléon  fut  couvert  d'une  grêle  de  coups  de 
.  Hué,  conspué,  meurtri,  il  s'échappa  du  cabaret,  et  courut  à 
>  jambes.  Les  paysans  le  serraient  de  près.  Comme  il  passait  de- 
une  mare,  Claude-l'éveillé  et  François-l'ahuri  le  prirent  dans 
bras  vigoureux  et  le  lancèrent  au  milieu  de  la  fange.  Quand  les 
ns,  satisfaits  de  la  double  leçon  qu'ils  venaient  de  lui  donner,  se 
t  éloignés,  Timoléon,  dont  la  barbe  limoneuse  ne  ressemblait  pas 
celle  d'une  divinité  aquatique,  s'essuya  de  son  mieux  en  se  rou- 
ur  l'herbe  d'un  pré  voisin  et  regagna  piteusement  le  château  Le- 
t.  La  leçon  avait  été  si  bonne,  qu'il  fallut  le  mettre  au  lit.  Après 
maugréé  pendant  une  semaine  entière  au  milieu  des  tisanes  et 
)mpresses,  il  appela  M.  Levrault  à  son  chevet. 
V^ous  aviez  raison,  lui  dit-il  d'un  air  contrit;  la  vérité  sociale  ne 
era  jamais  dans  cette  terre  maudite.  Je  ne  le  sens  que  trop,  la 
gne  est  condamnée  à  croupir  éternellement  dans  l'ignorance  et 
pidité;  je  renonce  à  la  moraliser,  à  la  guérir.  Que  votre  gendre 
ouisse,  votre  gendre  qui  m'a  si  bien  reçu  :  je  quitte  la  France. 
Où  iras-tu?  demanda  M.  Levrault,  secrètement  charmé. 
En  Icarie!  c'est  le  seul  coin  de  terre  oii  la  vérité  sociale  compte  au- 
'hui  quelques  disciples  fervens;  en  Icarie,  où  je  trouverai  des  frères, 
petite  colonie  se  cotisa  pour  paye^i  traversée  de  l'apôtre  exilé; 
jours  après,  Timoléon  s'embarquawau  Havre  pour  la  Californie. 


XXI. 


château  avait  repris  sa  vie  accoutumée.  Rien  ne  retenait  plus 
n;  il  pouvait  partir  sans  inquiétude  :  le  bien-être  de  Laure  était 
3.  Il  lui  abandonnait  la  meilleure  partie  de  ses  revenus,  et  ne  se 
rait  que  le  strict  nécessaire.  C'était  pour  lui,  pour  lui  seul,  qu'al- 
ommencer  une  vie  d'abnégation  et  de  sacrifice.  Tout  le  monde 
ait  encore  sa  résolution  au  château  de  La  Rochelandier;  il  vou- 


J50  REVUE  DES  DEUXiJfONDES. 

lait  échapper  aux  remontrances  de  §a  mère,  et  ne  devait  confier  son 
projet  à  Laure  qu'au  dernier  moment*- 

La  veille  du  jour  fixé  pour  son  départ,  le  fils.de  l'un  de  ses  fermiers 
se  mariait;  Laure  avait  promis  d'assister  à  la  fête.  Gaston  monta  enca- 
riole  avec  sa  femme  et  s'achemina  vers  la  ferme,  Laure,  avec  sa  robe 
de  mousseline  et  son  chapeau  de  paille,  était  cent  fois  plus  charmante 
qu'autrefois  à  la  Trélade  et  rue  de  Varennes  avec  ses  toilettes  éblouis- 
santes. Le  trajet  se  fit  en  silence;  leur  pensée  se  reportait  involontai- 
rement au  jour  de  leur  mariage.  A  leur  arrivée,  ils  se  virent  entoures 
avec  empressement,  accueillis  avec  cordialité.  Laure  fut  touchée 
l'émotion  joyeuse  qui  se  peignait  sur  tous  les  visages.  Son  mari  tl  .. , 
aimé,  et  elle  prenait  sa  part  de  l'amour  qu'il  inspirfiit.  Une  joie  franche, 
un  bonheur  vrai,  éclataient  dans  les  yeux  des  jeunes  mariés,  L 
Gaston  les  observaient  avec  tristesse,  et,  quand  leurs  regards  ^ 
contraient,  chacun  des. deux  détournait  la  tête,  comme  s'il  eût  cra 
d'être  deviné.  Les  deux  époux  de  la  journée  n'avaient  ni  titres  ni 
chesse;  mais  ils  s'adoraient,  ils  étaient  heureux.  Laure  ouvrit  le  1 
avec  le  fils  du  fermier,  et  Gaston  avec  l'épousée.  Le  jeune  nnui 
primait  naïvement  son  ivresse,  et  Laure  l'écoutait  avec  une  curio^ 
mêlée  de  douleur;  la  jeune  femme  ouvrait  ingénument  son  cœur. 
Gaston  l'écoutait  avec  mélancolie.  Rêveurs,  préoccupés  pendant  iej 
reste  de  la  soirée,  Laure  et  Gaston  promenaient  autour  d'eux  un  r 
gard  distrait;  ils  se  disaient  au  fond  de  leur  conscience  qu'il  faut  h. 
peu  de  chose  pour  être  heureux,  quand  on  s'aime,  et  que  la  pauvi 
a  ses  fêtes  tout  aussi  bien  que  l'opulence. 

La  soirée  était  belle;  ils  partirent  à  pied.  Émus,  agités  par  ce  qn'il?' 
avaient  vus,  ce  qu'ils  avaient  pensé,  ils  marchaient  silencieux 
des  haies.  C'était  la  première  fois  qu'ils  se  trouvaient  ainsi,  ^ 
nuit,  au  milieu  des  champs.  Les  étoiles  resplendissaient  au-d( 
leurs  têtes;  l'atmosphère,  embaumée  des  senteurs  de  la  land 
tait  encore  au  trouble  de  leurs  âmes.  Parfois  le  sentier  qu'ils  c^,... 
choisi  pour  abréger  la  rt>ute  se  rétrécissait;  Laure,  suspendue  au  li 
de  son  m^p ,  .se^e^f^i^  conwe  lui,  ses  cheveux  effleuraient  le  vis- 
dffj&'aston,  leurs  naleines  se  confondaient.  Tantôt  ils  s'arrêtaient  p 
prêter  l'oreille  au  bruit  de  la  Sèvres;  tantôt  ils  ralentissaient  le  pai^ 
regardant  à  la  dérobée,  écoutant  le  battement  de  leur  cœur,  surpn 
et  confus  comme  deux  fiancés  de  la  veille.  Us  ne  se  parlaient  pas.  e 
pourtant  ils  n'avaient  jamais  été  si  près  de  se  comprendre.  Vingt  i 
ils  sentirent  l'aveu  de  leur  amour  prêt  à  s'échapper  de  leurs  lèvi 
vingt  fois  la  honte  du  passé,  la  crainte  de  n'être  pas  aimé  arrèlal' 
de  leur  tendresse.  Ils  arrivèrent  au  château  sans  avoir  échai 
parole.  Sur  le  seuil  de  la  chambre  de  Laure,  Gaston  prit  s; i 
dans  ses  bras  et  l'embrassa  comme  il  ne  l'avait  jamais  embr.i 


SACS  ET   PARCHEMINS.  151 

i  contre  sa  poitrine,  et  demeura  quelques  instans  à  la  contempler, 
loment  de  la  quitter  pour  long-temps  peut-être,  on  eût  dit  qu'il 
it  graver  plus  avant  son  image  dans  son  souvenir,  puiser  dans 
iser  d'adieu  l'énergie  et  le  courage  dont  il  avait  besoin.  Laure 
it  toucher  au  bonheur;  Gaston  s'enfuit  sans  trouver  la  force  de 
noncer  son  départ. 

tée  seule,  Laure  savoura  d'abord  avec  délices  l'émotion  enivrante 
ite  première  étreinte  amoureuse.  Assise  à  sa  fenêtre  ouverte,  elle 
la  dans  la  contemplation  du  ciel  étoile;  jamais  l'air  ne  lui  avait 
é  si  pur,  la  brise  si  parfumée;  la  splendeur  de  la  nuit  doublait 
;  ses  facultés.  Bientôt  le  sentiment  du  bonheur  fit  place  à  l'inquié- 
Que  voulait  dire  le  trouble  de  Gaston?  que  signifiait  cette  étreinte 
ilsive?  Pourquoi  Gaston  s'était-il  enfui  après  l'avoir  serrée  dans  ses 
L'amour  est  prompt  à  s'alarmer;  cette  jeune  femme,  qui,  naguère 
srente,  voyait  son  mari  sortir  sans  se  demander  où  il  allait,  qui 
ndait  jamais  son  retour  pour  l'interroger  sur  l'emploi  de  sa 
ée,  se  rappelait  maintenant  avec  une  effrayante  précision  toutes 
rôles  qu'il  avait  prononcées  depuis  son  arrivée  à  La  Rochelandier. 
ude  de  Gaston,  son  air  distrait,  ses  réponses  évasives  toutes  les 
i'il  s'agissait  de  l'avenir,  tout  lui  disait  qu'il  avait  formé  en  se- 
uekiue  projet  auquel  il  ne  voulait  pas  l'associer.  Son  imagination 
:ait  dans  le  silence  et  la  solitude.  Elle  était  là  depuis  deux  heures, 
songeait  pas  encore  à  fermer  sa  fenêtre;  en  promenant  son  regard 
parc,  elle  aperçut  la  lumière  de  la  chambre  de  Gaston,  qui  se 
ait  sur  la  pelouse.  Gaston  veillait  donc  aussi.  Cette  veille  pro- 
i  qui,  en  toute  autre  circonstance,  ne  l'eût  pas  un  seul  instant 
;upée,  mit  le  comble  à  son  anxiété.  Emportée  par  une  inspira-' 
•résistible,  elle  courut  à  la  chambre  de  son  mari, 
ton  venait  d'achever  ses  préparatifs  de  départ  et  se  disposait  à 
à  sa  mère  et  à  sa  femme,  quand  Laure  entra,  pâle,  tremblante, 
eveux  dénoués.  D'un  regard,  elle  devina  tout, 
/^ous  partez,  dit-elle  d'une  voix  ar<^nte. 
comme  Gaston  hésitait  à  répondre*:  «•  «^ 
^ous  partez  seul,  vous  partez  sans  moi;  vous  ne  daignez  pas4ne 
r  vos  projets.  Je  comprends  trop  bien  que  rien  ne  vous  retient 
Durquoi  resteriez-vous  près  de  moi?  Vous  ne  m'aimez  pas,  je  le 
ien,  je  ne  viens  pas  vous  reprocher  votre  indifférence;  mais  je 
otre  femme,  ne  puis-je  vous  demander  ce  que  vous  comptez  faire? 
3  direz-vous  pas  où  vous  allez? 

ton  prit  les  mains  de  sa  femme,  et  l'attirant  sur  ses  genoux  : 
Écoute,  mon  enfant  :  j'ai  mal  vécu,  j'ai  dépensé  dans  l'oisiveté 
lis  belles  années  de  ma  jeunesse.  Je  sens  maintenant  toute  l'éten- 
le  ma  faute;  le  temps  est  venu  de  la  réparer.  L'éducation  que 


152  REYLE  DES   DEUX  MONDES. 

j'ai  reçue,  le  fol  orgueil  de  ma  famille,  m'ont  fait  de  l'inaction  un  mi- 
sérable point  d'honneur.  Je  ne  suis  rien,  et  je  rougis  de  moi-même. 
Je  Yeux  me  relever,  changer  ma  destinée.  Tout  homme  doit  trouver 
en  lui-même  une  richesse  à  l'abri  des  atteintes  du  sort.  Je  pars,  je  vais 
à  Paris  chercher  l'emploi  de  ma  force  et  de  mon  intelligence.  Le  tra- 
vail est  la  loi  commune  :  j'obéis  à  cette  loi,  que  j'ai  trop  long-temps 
méconnue. 

—  Et  vous  partez  sans  moi  ! 

—  Crois  bien,  mon  enfant,  que  si  je  pouvais  quelque  chose  pour 
ton  bonheur,  je  ne  te  quitterais  pas;  mais  que  puis-je?  Ce  que  tu  cher- 
chais en  moi,  je  ne  l'ai  plus. 

—  Et  moi,  n'ai-je  rien  perdu?  reprit  Laure  en  baissant  les  yeux. 

—  Non,  mon  enfant,  tu  n'as  rien  perdu,  dit  Gaston  la  pressant  dou- 
cement sur  son  cœur.  Le  sort  n'a  pu  t'enlever  ta  grâce,  ta  beauté,  ta  ! 
jeunesse.  Si  tu  m'aimais,  je  te  dirais  :  —  Partons  ensemble.  Viens  par 
tager  ma  vie  austère.  Tu  seras  ma  joie,  mon  bonheur.  Ta  préseï 
doublera  mon  courage.  En  te  sentant  près  de  moi,  en  travaillant  pi 
toi,  j'oublierai  la  pauvreté.  —  Mais  tu  ne  m'aimes  pas,  mon  enfa; 
Pourquoi  m'aimerais-tu?  qu'ai-je  fait  pour  mériter  ta  tendresse? 

—  Nous  partirons  ensemble!  s'écria  Laure  en  lui  jetant  ses  h 
autour  du  cou.  Nous  étions  deux  insensés,  Dieu  nous  a  punis;  mai 
nous  pardonne,  il  nous  envoie  l'amour. 

Laure  et  Gaston  passèrent  quelques  jours  encore  à  La  RochelaïKin 
ils  voulaient  dire  adieu ,  ils  voulaient  se  montrer  régénérés,  pur? 
tout  vain  désir,  aux  ombrages  de  la  Trélade,  à  tous  les  coins  de  C( 
paisible  vallée,  témoins  de  leur  folie,  et  maintenant  témoins  deL 
bonheur.  Ce  pèlerinage  accompli,  ils  partirent  un  matin,  au  sol 
levant,  tandis  que  tout  le  monde  reposait  encore  au  château. 

La  marquise  et  M.  Levrault,  qui  n'avaient  pas  l'amour  pour  ^u  i 
soler,  après  avoir  accusé  leurs  enfans  d'ingratitude,  reprirent  len 
vieilles  querelles  comme  une  partie  de  piquet  interrompue;  à  l'iieii 
(7Ù  nous  achevons  ce  récit,  la  partie  dure  encore.  Maître  Jolibois,  api 
avoir  siégé  dans  l'assemblée  constituante,  est  rentré  dans  la  vie  privi 
abandonné  de  tous  ses  cliens,  il  se  console  en  disant  que  la  république  ^ 
a  fait  fausse  route.  Gaspard  de  Montflanquin,  pour  charmer  le?  nom-' 
breux  loisirs  de  son  consulat,  enseigne  la  bouillotte  et  le  lans 
aux  sauvages  de  l'Océanie. 

Jules  Sandeau. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 


LES  THÉÂTRES  ET  LES  LIVRES. 


il  bien  vrai  que  la  littérature  dramatique  revienne  en  ce  moment  aux 
idées  morales,  et  faut-il  chercher,  dans  quelques  ouvrages  représentés 
ment,  les  indices  de  ce  retour  salutaire ,  de  cette  réaction  dont  personne 
a  tenté  de  se  plaindre?  Ce  ne  serait  pas,  remarquons-le  en  passant,  une 
oindres  surprises  de  notre  époque  que  de  voir  l'auteur  de  Lélia  prêter  un 
irs  imprévu  à  cette  restauration  de  la  morale  au  théâtre,  et  peut-être 
plus  sage  de  penser  qu'en  écrivant  son  idylle  de  François  le  Champi, 
and  n'a  pas  songé  à  se  faire  l'interprète  de  ces  intentions  réparatrices, 
;  a  voulu  tout  simplement  humilier  la  société  polie  en  glorifiant  la  vie 
)être,  et  se  consoler  avec  des  paysans  du  mauvais  succès  de  ses  tenta- 
lour  l'amélioration  politique  et  sociale  des  hommes  civilisés.  Quoi  qu'il  en 
i  réaction  existe,  en  apparence  du  moins,  et  vient  de  se  révéler  encore 
succès  de  GahrieUe,  la  nouvelle  comédie  de  M.  Emile  Augier.  Il  y  a  lieu 
1  réjouir  plutôt  que  de  s'en  étonner  :  il  faudrait  ne  pas  connaître  cette 
té  de  goût ,  cette  humeur  changeante  qui  déplace  si  souvent  les  condi- 
ie  réussite  ou  de  déchéance,  pour  être  surpris  que  les  excès  du  drame 
ne,  les  orgies  dramatiques  et  littéraires  que  nous  avons  autrefois  signa- 
ient fini  par  inspirer  un  vif  attrait  pour  les  conceptions  les  plus  sim- 
)our  la  peinture  des  sentimens  les  plus  purs  et  les  plus  paisibles.  C'est 
îs  lois  constantes  de  l'esprit  humain  que  cette  transition  brusque  et  ra- 
'une  exagération  qui  le  dégoûte  ou  l'eflraie  à  une  exagération  contraire 
l  se  lassera  plus  tard,  et  ce  n'est  pas  seulement  à  la  littérature  que  cette 
;t  appliquée  dans  ces  derniers  temps.  Il  y  a  plus,  ce  retour  à  la  morale, 
te  de  la  famille,  n'est  que  la  conséquence  logique  des  doctrines  qui  me- 


loi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nacent,  dans  leurs  racines  les  plus  profondes,  ces  affections  et  ces  devoirs. 
Peut-être  est-ce  ici  le  moment  de  marquer  une  différence  qui  explique  pour- 
quoi, dans  un  temps  plus  prospère  et  apifes  une  révolution  moins  radicale, 
les  romanciers  et  les  poètes  furent  bien  venus  à  flatter  par  de  séduisantes 
images  les  révoltes  des  imaginations  ardentes,  et  pourquoi  la  sympathie  et  le 
succès  appartiennent  aujourd'hui  aux  éci'ivains  qui  plaident  contre  les  cntrai- 
nemens  de  la  passion.  C'est  qu'alors  la  société,  malgré  de  lointaines  menaces 
et  de  vagues  inquiétudes,  avait  encore  la  conscience  de  sa  force;  elle  était  sûre 
de  ne  pas  succomber  aux  premiers  chocs,  et  elle  permettait  qu'on  jouât  avec 
des  sophismes  passionnés  dont  elle  ressentait  le  charme  sans  en  connaître  le 
péril;  elle  souffrait,  avec  plu§  d'indulgence  que  de  colère,  que  quelques  âmes 
hardies  et  orageuses  prissent  au  sérieux  ces  paradoxes,  parce  qu'ils  restaient  à 
l'état  d'exceptions,  et  qu'elle  n'en  était  pas  ébranlée.  Ces  paradoxes  cessent  d'a- 
muser, d'attendrir  ou  de  séduire,  du  moment  qu'on  redoute  de  les  voir  entrer 
tout  armés  dans  la  vie  réelle,  et  l'on  n'a  garde  de  trouver  trop  austères  les  af- 
fections et  les  lois  qui  régissent  la  famille,  lorsqu'elles  deviennent  de?  ■ 
au  lieu  d'être  des  entraves.  En  face  de  l'invasion  menaçante,  on  a  dû  sr  ^ 
et  faire  groupe  autour  des  saintes  images  du  foyer  domestique,  comme  on  se 
pressait  autour  des  dieux  lares  dans  une  ville  assiégée. 

C'est  à  ce  sentiment  que  répond  la  comédie  de  M.  Augier,  et  c'est  surtout  te 
qui  en  explique  le  succès.  L'intention  morale  est  très  nettement  accu- 
Gabrielle  :  est-elle  aussi  réelle  qu'on  semble  le  croire?  y  a-t-il  dans  cett( 
d'honnêteté  une  conviction  bien  ardente  et  bien  profonde,  une  pensée  ^ 
ment  mûrie,  une  tâche  virilement  entreprise?  De  même  que  les  dramat 
l'école  excessive  et  violente  gardaient  dans  leurs  excès  mêmes  je  ne  > 
de  puéril  qui  rappelait  parfois  les  violences  d'enfans  gâtés,  ne  peut-on 
qu'il  y  a  aussi  trace  d'adolescence  intellectuelle  et  littéraire  dans  cette 
de  restaurer  à  priori  la  poétique  du  devoir,  et  de  casser  brusquement  les  |i 
sies  de  la  passion  et  de  l'amour,  comme  un  enfant  brise  ses  jouets?  Ces  jeu; 
inspirés  de  la  muse  domestique  et  conjugale  ne  sont-ils  pas  quelque  peu 
rhétoriciens  de  la  vertu?  Gardons-nous  de  trop  insister,  et  craignons  m 
nous  accuse  de  chicaner  ou  de  contredire  un  succès  dont  il  vaut  mieux 
citer.  L'émotion  ne  se  discute  pas,  et  il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  y  appw 
des  restrictions  chagrines,  lorsqu'on  l'a  soi-même  pai-tagée.  Cependant  n'y  a- 
pas,  après  le  premier  attendrissement,  place  pour  la  réflexion,  et  perd-oii 
droit  de  rappeler  au  poète  des  lois  qu'il  a  négligées  ou  méconnues? 

Il  n'est  pas  assurément  de  spectacle  plus  beau,  plus  saisissant,  que  la  lulti 
la  passion  et  de  la  conscience,  la  victoire  de  la  conscience  sur  la  passion.  C'est 
par  là  que  le  poète  féconde  la  plus  glorieuse  des  conquêtes  de  l'art  m".lrTiie. 
purifié  par  le  christianisme;  c'est  par  là  qu'il  substitue  à  la  fatalité  ani 
combats  intérieurs,  ces  mystérieuses  péripéties  renfermées  dans  les  i 
l'ame,  et  où  se  révèlent ,  dans  toute  leur  douloureuse  grandeur,  l'inU 
et  la  liberté  humaines.  Cette  peinture,  si  favorable  à  l'étude  psychologiiiue,  à 
l'analyse  pénétrante  et  délicate,  a  en  outre  l'inappréciable  avantage  de  rem- 
placer par  des  effets  naturels  et  vrais,  empruntés  aux  conditions  même^ 
cœur  humain,  ces  effets  extérieurs,  obtenus  par  des  moyens  matériels  et  vul- 
gaires, qui  n'ont  rien  de  conunun  avec  l'ai-t  véritable.  Seulement,  pour  que  cettf| 


REVUE  LITTÉRAIRE.  155 

Dit  vraiment  poétique,  pour  que  renseignement  en  soit  décisif  et  le  résultat 
,  il  faut  au  moins  que  la  pa^on  existe;  pour  qu'il  y  ait  une  victoire  et 
îfaite,  il  faut  qu'il  y  ait  une  bataille.  Le  poète  n'a  droit  d'humilier  la  pas- 
l'en  signaler  les  périls  et  les  écueils,  qu'après  lui  avoir  donné  préalable- 
issez  de  prestige  et  d'éclat  pour  que  le  spectateur  comprenne  comment 
les  égarées,  mais  non  grossières,  abusées,  mais  non  dépravées,  ont  pu  y  tH- 

r  tant  de  séduction  et  d'attrait.  Immolez  la  passion  au  devoir,  j'y  consens; 
pour  que  le  sacrifice  soit  plus  digne  du  dieu,  ayez  soin  au  moins  de  parer 
ime. 

a-t-il  pas  d'ailleurs  une  injustice  réelle  dans  ce  partage  si  inégal,  dans 
'ialité  visible  de  cette  main  de  poète  si  prodigue  pour  le  devoir,  si  avare 
a  passion?  Si  vous  voulez  convertir,  tâchez  d'abord  que  l'on  vous  croie, 
ir  qu'on  vous  croie,  ne  dites  pas  qu'avec  ses  jours  d'orage  et  d'ennui  la 
a  n'a  point  ses  jours  de  soleil.  Ne  forcez  pas  les  âmes  que  vous  tenez  at- 
;s  à  votre  œuvre  —  de  se  souvenir  que  le  temps  où  elles  ont  aimé  est,  en 
ive,  celui  qui  leur  a  laissé  la  trace  la  plus  radieuse.  Non,  ce  n'est  pas 
jue  procèdent  les  maîtres  :  pour  donner  à  la  leçon  toute  sa  portée,  au 
lent  tout  son  éclat,  ils  accordent  à  la  première  phase  de  la  passion,  à  la 
enchanteresse  et  fugitive,  assez  d'enivreraens  et  de  délices  pour  qu'il  soit 
le  d'admettre  qu'une  imagination  ardente  n'ait  pas  cru  les  payer  trop 
u  prix  de  toute  une  destinée.  Ils  amènent,  par  une  gradation  savante, 
fragile  et  inquiète  à  se  laisser  peu  à  peu  approcher,  puis  atteindre,  puis 
ir  par  le  souffle  mystérieux  et  brûlant  :  ils  la  décrivent  se  débattant  contre 
»uissance  invisible  qui  la  domine  et  la  subjugue,  s'enivrant  de  sa  défaite, 
,nt  dans  l'immolation  même  de  tout  ce  qu'elle  a  brisé  une  inépuisable 
1  de  voluptés  et  d'extases,  et  ce  n'est  qu'après  cette  large  part  faite  aux 
•s  et  aux  ivresses,  que,  par  une  gradation  nouvelle,  ils  font  glisser  le  pre- 
înnui  dans  ce  cœur,  le  premier  pli  sur  ce  front,  la  première  larme  dans 
!ux.  Ils  retracent  alors  avec  une  fidélité  scrupuleuse  le  tableau  de  ces 
îhantemens  impitoyables  qui  créent  peu  à  peu  la  solitude  et  le  vide  au- 
e  ces  deux  cœurs  condamnés  à  s'isoler  l'un  de  l'autre  après  s'être  isolés 
it,  à  venger,  par  leurs  déchiremens,  leurs  récriminations  et  leurs  an- 
3,  les  lois  qu'ils  ont  méconnues,  à  contresigner  chaque  matin  de  leur 
tremblante  l'arrêt  public  qui  les  réprouve  et  les  flétrit.  Quiconque  a  lu 
ïe  sait  comment,  avec  une  pareille  donnée,  on  peut  écrire  un  chef-d'œuvre, 
e  poète  est  efirayé  de  cette  tâche,  s'il  craint  que  la  peinture  des  joies  et 
les  de  l'amour  coupable  dépasse,  en  séduction  et  en  éclat,  celle  de  ses  mé- 
es,  s'il  craint  surtout  que  le  lecteur,  plus  facile  à  égarer  qu'à  convaincre, 
te  plus  complaisamment  à  la  faute  qu'au  châtiment,  il  doit  au  moins  lais- 
oire  que  ces  joies  ont  existé,  que  ces  fêtes  ont  eu  leur  moment,  et  en 
pour  ainsi  dire,  le  prologue  de  l'austère  récit  où  il  déroule  la  série  dou- 
ise  des  déceptions  et  des  peines.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Jules  Sandeaudans 
nd  et  dans  Richard.  Au  moment  où  s'ouvrent  ces  émouvantes  et  insti'uc- 
listoires,  la  période  fatale  a  commencé;  l'adultère  en  est  déjà  à  la  page  si- 
où  deux  amans,  lono-temps  enivrés  de  passion  et  d'oubli,  voient  tout  à 
;e  dresser  sur  leur  chemin  le  fantôme  d'un  époux  outragé,  d'un  fils  aban- 
i,  d'une  famille  en  deuil,  d'un  bonheur  évanoui,  d'un  avenir  dévasté; 


156  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

iTiais  on  reste  libre  de  supposer  qu'avant  d'arriver  à  ces  steppes  et  à  ces  préci 
pices,  le  romancier  et  ses  héros  ont  traversé  les  régions  fleuries,  et  que  parfo 
même  ils  rejettent  leur  regard  en  arrière  pour  contempler,  à  l'horizon  lointair 
cette  terre  promise  de  l'amour  où  il  serait  si  doux  de  vivre,  s'il  était  possible  d' 
rester. 

M.  Emile  Augier,  dans  Gabrielle,  a  été  moins  impartial,  moins  véridiqu 
et  moins  complet.  Soit  qu'il  ait  poussé  un  peu  trop  à  l'extrême  le  dédai 
des  ressorts  et  des  combinaisons  dramatiques,  soit  que  les  vrais  procédés  d 
l'art  lui  aient  réellement  fait  défaut,  il  ne  s'est  pas  occupé  d'expliquer  et  d 
graduer,  chez  Gabrielle,  les  développemens  d'une  passion  qui  finit  cependar 
par  devenir  bien  vive,  puisque  peu  s'en  faut  que  l'héroïne  de  M.  Augier  n'a 
bandonne  son  mari  et  sa  fille  pour  s'enfuir  avec  son  amant.  Avant  de  la  voi 
arriver  à  cette  résolution  suprême,  il  semble  que  nous  devrions  assister  à  c( 
alternatives  d'entraînement  et  de  résistance,  à  ces  luttes  intimes  où  la  voix  d 
la  raison  et  de  la  conscience,  d'abord  impérieuse  et  puissante,  est  peu  à  pe 
éloufiee  par  les  ardens  sophismes  de  l'amour,  jusqu'à  ce  qu'elle  s'éteigne  dar 
un  dernier  cri  de  détresse  et  de  défaite.  Il  n'en  est  rien  :  Gabrielle  est  conquis 
ayant  d'être  attaquée,  ou  plutôt  l'attaque  est  si  maladroite,  si  débile,  que  l'o 
se  souvient,  malgré  soi,  d'un  vers  célèbre,  et  que,  songeant  qu'à  vaincre  sar< 
péril  on  triomphe  sans  gloire,  on  est  tenté  d'en  vouloir  à  M.  Augier.  N'est -c 
pas,  en  effet,  manquer  un  peu  de  respect  à  la  vertu  que  de  laisser  croire  qu 
sa  victoire  serait  moins  certaine,  si  son  contradicteur  savait  mieux  s'y  prendra 
Dans  son  plaidoyer  en  faveur  de  la  passion  contre  le  devoir,  l'amant  déploi 
tout  juste  assez  de  verve  pour  se  faire  pulvériser  par  la  chaleureuse  et  pathé 
tique  parole  du  mari  menacé  dans  son  honneur.  Nous  entendions  un  homm 
d'esprit  comparer  cette  scène  à  ces  conférences  de  séminaire  où  l'orateur  charg 
du  rôle  d'avocat  du  diable  a  soin  de  ne  montrer  jamais  assez  de  faconde  et  d 
logique  pour  embarrasser  son  adversaire.  La  comparaison  est  un  peu  familièn 
mais  elle  ne  manque  pas  de  justesse,  et  le  diable,  lorsqu'il  se  mêle  d'inquiète 
les  maris,  choisit  d'ordinaire  des  avocats  plus  éloquens. 

Nous  adresserons  une  autre  critique  à  M.  Emile  Augier  :  dans  sa  comédie 
les  personnages,  excepté  celui  du  mari  de  Gabrielle,  ne  sont  pas  assez  nette 
ment  tracés.  Long-temps  après  qu'ils  sont  entrés  en  scène,  le  spectateur  s 
demande  à  qui  il  a  affaire,  et  s'il  doit  prendre  du  côté  sérieux  ou  plaisant  1 
caractère  qu'il  a  sous  les  yeux.  Ce  manque  de  précision  dans  les  figures,  cetl 
incertitude  de  main  qui  laisse  estomper  le  trait  sur  la  pierre,  ne  nuisent  pas  seii 
lement  à  la  valeur  réelle  de  chaque  rôle;  c'est  à  ce  défaut  qu'on  doit  attribue 
les  fréquentes  solutions  dp  continuité  que  l'on  remarque  dans  le  tissu  mêni 
du  drame,  et  qui  étaient,  du  reste,  encore  plus  choquantes  dans  les  précédens  oi 
vrages  de  M.  Augier.  Ce  qui  nous  frappe  dans  son  talent,  c'est  qu'il  napas  encoi 
atteint  cette  puissance  de  concentration  sans  laquelle  il  n'est  pas  au  théâtre  d 
succès  durable,  qu'il  n'a  pas  réussi  à  combiner,  à  fixer  dans  un  ensemble  net  < 
décisif  les  divers  élémens  qu'il  emploie.  Trop  visible  dans  la  succession  des  scène 
et  dans  le  dessin  des  caractères,  cette  tendance  à  la  confusion  et  à  l'incohérenc 
se  révèle  aussi  dans  le  style.  M.  Augier  s'inspire  à  deux  sources  différentes  :  J 
sentiment  de  la  famille,  qu'il  possède  à  un  degré  éminent,  et  une  sorte  de  crt 
dite  gauloise,  de  saveur  âpre  et  saine  qui  procède  de  Rabelais  et  de  Mathuri: 


REVUE  LITTÉRAIRE.  157 

légnier.  Ces  deux  inspirations  sont  excellentes  en  elles-mêmes,  mille  fois  pré- 
irables  au  faux  goût,  à  l'afléterie  glaciale  de  nos  modernes  comédies  de  genre; 
aais  il  importerait  de  les  familiariser,  pour  ainsi  dire,  Tune  avec  l'autre,  d'en 
aire  jaillir  une  poésie  sincère,  homogène,  où  le  vieux  sel  gaulois,  répandu 
l'une  main  discrète,  serait  chargé  d'assaisonner  la  calme  et  douce  poésie  du 
oyer  domestique  :  jusqu'ici,  M.  Emile  Augier  a  négligé  ce  soin,  et  les  a  juxta- 
(osées  plutôt  qu'unies.  Souvent,  dans  son  dialogue,  un  mot  cru,  un  archaïsme 
l'allure  naïve  et  même  un  peu  grossière,  heurtent  l'imagination  et  l'oreille  au 
noment  où  elles  viennent  d'être  doucement  bercées  par  la  muse  des  affections 
lonnctes  et  pures;  le  contraste  est  blessant,  parce  que  rien  n'y  prépare,  et  que 
es  deux  notes,  qui  pourraient  se  combiner,  forment  dissonance. 

C'est  par  une  observation  plus  attentive,  par  un  contact  plus  sérieux  avec  le 
Qonde,  par  des  efforts  plus  persévérans  pour  atteindre  enfin  à  l'invention, 
:ue  M.  Emile  Augier  pourra  se  dépouiller  de  ce  que  son  talent  offre  de  juvé- 
lile  et  d'incomplet.  La  comédie,  il  le  sait  mieux  que  personne,  est  l'œuvre 
a  plus  difficile  qui  puisse  tenter  l'ambition  du  poète.  Pour  arriver  à  ce  but 
uprême,  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  à  ses  ordres  un  instrument  sonore,  prêt  à 
ixprimer  en  accens  sympathiques  ce  que  l'ame  humaine  renferme  de  senti- 
nens  nobles  et  tendres.  Ce  qui  peut  suffire  pour  l'élégie,  pour  la  poésie  intime, 
l'est  qu'une  partie  de  la  poésie  dramatique.  Il  y  a,  dans  Gabrielle,  des  vers 
l'une  exquise  fraîcheur,  des  morceaux  vraiment  inspirés  sur  le  charme  pai- 
ible  du  devoir  accompU,  sur  l'orageuse  déception  des  amours  coupables,  sur 
es  chastes  tendresses  des  jeunes  cœurs,  mêlant  dans  une  sorte  d'idéal  et  de  se- 
eine  perspective  les  pures  images  de  l'épouse,  de  la  mère  et  de  la  sœur.  Même 
près  les  belles  strophes  des  Harmonies  et  des  Feuilles  d'automne,  M.  Emile 
Lugier  a  trouvé  des  accens  nouveaux,  des  idées  charmantes,  au  sujet  des  en- 
ans,  de  ces  fleurs  de  la  famille,  de  ces  fêtes  du  foyer,  créatures  adorées  pour 
[ui  l'on  se  consume,  et  à  qui  il  suffit ,  pour  ne  pas  être  ingrates,  de  se  bien 
lorter  et  de  vivre  heureuses.  Pourtant ,  qu'il  y  prenne  garde,  ce  langage  des 
aeurs  aimans  et  des  affections  pures,  qu'il  parle  si  bien,  doit  être  pour  le  poète 
Iramatique  un  moyen  et  non  pas  un  but;  il  doit  concourir  à  l'ensemble  géné- 
■al,  et  non  former  à  lui  seul  un  ensemble  partiel,  étranger  aux  passions,  aux 
uttes,  aux  ressorts,  aux  incidens  du  drame.  Si  M.  Augier  persistait  à  mécon- 
laître  cette  vérité,  on  serait  forcé  de  lui  redire  que  posséder  le  doigté  d'un  in- 
itrument  n'est  pas  écrire  une  symphonie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  manque  à  Gabrielle  ce  qui  en  eût  rendu  le  succès  plus 
X)ncluant  pour  le  théâtre  et  pour  l'auteur,  ces  qualités  d'achèvement  et  d'in- 
tention, cette  fermeté  et  cette  finesse  de  touche,  qui  eussent  concouru  à  em- 
bellir le  triomphe  de  la  vertu;  si  le  spectateur,  quelque  peu  sur  ses  gardes,  au 
lieu  de  se  sentir  simplement  édifié,  éprouve  parfois  l'envie  de  taquiner  les  bonnes 
intentions  du  poète,  il  n'est  pas  moins  honorable  pour  M.  Augier  d'avoir  su  réussir 
in  dehors  des  excès  d'autrefois  et  en  développant  des  sentimens  irréprochables. 

Pendant  que  la  Comédie-Française  entre  dans  cette  bonne  voie,  les  théâ- 
tres lyriques  nous  rendent  aussi  ces  récréations  exquises  auxquelles  on  sait 
iré  de  tout  ce  qu'elles  nous  rappellent  et  de  tout  ce  qu'elles  nous  font  oublier. 
Le  Théâtre-Italien  a  rencontré  une  veine  heureuse  en  reprenant  Matilde  di 
^habran,  opéra  de  Rossini.  Les  révolutions  musicales,  par  lesquelles  se  signale 


158  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  mobilité  du  dilettantisme  italien ,  et  qui  relèguent  aujourd'hui  Rossini  au 
nombre  des  anciens,  n'ont  jamais  eu  cours  en  France  :  c'est  à  l'auteur  du  Bar- 
bier qu'il  faut  constamment  revenir,  lorsqu'on  veut  ranimer  la  curiosité  pu- 
blique. L'opéra  de  Matilde  di  Shabran  offrait  cet  avantage,  qu'étant  un  des 
premiers  que  le  compositeur  ait  écrits,  et  n'ayant  pas  été  chanté  en  France 
depuis  près  de  vingt  ans,  il  réunissait,  pour  son  nouvel  auditoire,  tout  le  pi- 
quant de  la  nouveauté  avec  tout  le  charme  du  souvenir.  Dès  les  premières  me- 
sures, il  est  facile  de  reconnaître  que  Rossini,  économe  comme  la  plupart  des 
riches,  et  n'ayant  pas  eu  à  se  louer  d'abord  de  l'accueil  fait  à  cette  partition, 
a  soigneusement  serré  dans  son  écrin  ses  diamans  et  ses  perles,  pour  les  ré- 
pandre plus  tard  sur  d'autres  ouvrages  plus  applaudis.  C'est  ainsi  que,  dans 
l'introduction,  nous  avons  reconnu  celle  de  la  Gazza,  dans  l'air  de  Ronconiun 
passage  du  duo  du  Barbier,  dans  le  ilnale  quelques-unes  des  éblouissantes  fu- 
sées de  Yltaliana  in  Algieri.  Ces  airs  de  famille  ne  nuisent  en  rien  à  la  grâce 

"et  au  succès  de  Matilde,  qui  pourrait  réclamer  d'ailleurs  les  droits  de  priorité. 
Ressembler  à  une  personne  aimée,  n'est-ce  pas  déjà  paraître  aimable? 

L'exécution  de  Matilde  di  Shabran  est  digne  des  belles  époques  du  Théâtre- 
Itahen.  M.  Lucchesi,  le  nouveau  ténor,  a  une  voix  souple,  agile,  étendue,  qui 
manque  un  peu  de  timbre  et  d'éclat,  mais  qui  se  prête  avec  beaucoup  d'aisance 
aux  broderies  de  cette  musique.  Ronconi  est  excellent  dans  le  rôle  d'un  poète 
gourmand ,  bavard ,  râpé  et  poltron ,  rôle  bouffe  où  l'artiste  réussit  merveil- 

■  leusement,  comme  toujours,  à  donner  une  valeur  musicale  aux  lazzis  les  plus 
grotesques.  M"*  Persiani,  dans  le  rôle  de  Matilde,  a  déployé  tous  les  prodiges 
d'une  vocalisation  magistrale  qui  lutte  de  coquetterie  et  de  finesse  avec  les  mé- 
lodies du  maître,  et  fait  ressortir,  par  sa  délicate  transparence,  tout  ce  que  ces 
mélodies  ont  de  qualités  exquises  et  brillantes.  M""*  Persiani  a  rencontré  une 
émule  digne  d'elle  dans  la  personne  de  M"''  Véra,  jeune  débutante,  adoptée, 
dès  le  premier  jour,  avec  enthousiasme  par  le  pubUc  du  Théâtre-Italien.  Le 
succès  de  M"«  Véra ,  unanime  dans  VElisir  d'Amore,  a  été  plus  éclatant  encore 
dans  le  rôle  du  page  de  Matilde  di  Shabran.  Sa  voix  est  un  mezzo  soprano  plein 
de  fraîcheur  et  de  grâce,  qui  descend  facilement  aux  notes  du  contralto.  Ce 
qu'elle  excelle  à  exprimer,  ce  sont  ces  nuances,  ces  demi-teintes  qui  donnent 
au  chant  l'ame  et  la  vie,  et  à  l'aide  desquelles  la  note,  au  lieu  d'avoir  une  va- 
leur imiforme  et  un  éclat  monotone,  passe  par  mille  alternatives  de  clair-ob- 
scur et  de  lumière.  Le  duo  du  troisième  acte,  chanté  par  M™*'  Persiani  et  Véra^ 
nous  a  rappelé  ces  soirées  splendides  où  Malibran  et  Sontag  se  disputaient, 
dans  Tnncredi  ou  Don  Juan,  les  bravos  d'un  auditoire  transporté,  où  Rubini  et 
Tamburini,  dans  le  duo  de  Mose,  renouvelaient,  avec  un  succès  égal,  cette 
joute  mélodieuse.  Le  Théâtre -Italien  n'eût-il  eu,  en  cette  occasion,  que  le  mé- 
rite de  nous  reporter,  par  la  pensée,  vers  ces  temps  heureux  où  l'esprit  pou- 
vait goûter  les  jouissances  et  les  triomphes  de  l'art  sans  craindre  un  douloureux 
réveil,  ce  serait  assez  pour  nous  engager  à  seconder  ses  efforts  par  notre  em- 
pressement et  nos  suffrages. 

A  l'Opéra,  l'activité  et  le  zèle  ne  sont  pas  moindres;  après  les  brillantes  re* 
présentations  de  la  Filleule  des  Fées  et  de  M"'  Carlotta  Grisi,  nous  avons  assisté 
le  même  soir  à  une  pièce  nouvelle,  le  Fanal ,  et  à  la  rentrée  de  M"*  Fanny  Cer- 
rito.  Le  Fanal  n'est  pas  de  nature  à  enrichir  beaucoup  le  répertoire.  C'est  une 


REVUE  LITTÉRAIRE.  159 

de  ces  opérettes,  telles  qu'on  en  a  écrit  un  peu  trop  depuis  quelques  années,-«t 
dont  tout  le  mérite  consiste  à  faire  attendre  patiemment  le  ballet  en  vogue.  II 
n'y  a  là  ni  beaucoup  d'esprit  et  de  gaieté  pour  rendre  supportable  l'absence  de 
mélodie,  ni  le  moindre  souffle  mélodieux  pour  qu'on  pardonne  au  manque  ab- 
solu d'originalité,  de  verve  et  d'entrain.  Un  libretto  composé  sur  une  donnée 
des  plus  vulgaires,  et  où  le  spectateur  le  plus  bénévole  ne  saurait  trouver  un 
seul  moment  à  s'attendrir  ou  à  sourire,  une  musique  où  n'abondent  ni  les  idées, 
ni  les  efiets,  ni  le  chant,  ni  la  science,  telle  est  cette  nouvelle  production  de 
MM.  Saint-George  et  Ad.  Adam,  qui  pai'tagera  avec  les  filles  sages  et  les  aca- 
démies de  province  l'honneur  de  faire  peu  parler  d'elle. 

En  revanche,  la  rentrée  de  M"^  Fanny  Cerrito  et  de  son  mari  a  eu  beaucoup 
d'éclat.  On  sait  que,  dans  le  Violon  du  Diable,  M.  Saint-Léon  déploie  le  triple 
talent  de  chorégraphe,  de  danseur  et  de  violoniste.  Ce  n'est  pas  sa  faute,  assu- 
rément, si  le  Violon  du  Diable  ne  réalise  pas  pour  les  spectateurs  les  effets  fan- 
tastiques des  contes  d'Hoffmann,  et  s'il  y  a  dans  les  allures  pacifiques  et  mon- 
daines de  l'Opéra  quelque  chose  qui  rend  moins  effrayante  toute  cette  diablerie. 
Sans  jouer  du  violon  comme  Paganini  ou  Baillot,  M.  Saint-Léon  est  un  très 
remarquable  virtuose.  Quant  à  sa  femme,  elle  n'a  rien  perdu  de  cette  danse 
souple  et  nerveuse  que  nous  avons  applaudie  dans  la  Fille  de  Marbre  et  dans  la 
Vivandière.  Moins  correcte  et  moins  idéale  que  Carlotta  Grisi,  M"*^  Cerrito 
est  plus  attrayante  peut-être,  parce  qu'elle  est  plus  femme;  chez  elle,  tout  le 
corps  participe  à  l'entraînement  et  au  charme  de  la  danse,  et ,  dans  ses  évolu- 
tions gracieuses  ou  rapides,  on  dirait  qu'elle  obéit  à  un  irrésistible  instinct, 
qu'elle  est  heureuse  d'avance  du  plaisir  qu'elle  va  causer. 

On  le  voit,  les  théâtres  ont  retrouvé  depuis  quelque  temps  des  vestiges  de 
leur  ancienne  splendeur.  Un  peu  de  calme  dans  les  esprits,  un  peu  de  repos  à 
la  surface,  et  l'on  sent  aussitôt  renaître  ce  goût  des  plaisirs  de  l'imagination  et 
de  l'art  qui  survit  même  à  la  prospérité  publique.  Seulement,  pour  que  ce 
goût  se  ranime,  il  faut  que  les  théâtres  et  les  livres  sachent  répondre  à  de  lé- 
gitimes exigences,  qu'ils  ofirent  à  la  curiosité  et  à  l'attention,  moins  complai- 
santes qu'autrefois,  des  objets  plus  dignes  de  les  retenir  et  de  les  fixer.  Toute 
œuvre  qui  satisfait  à  cette  condition  est  encore  sûre  de  son  public  et  de  son  suc- 
cès. Ne  voyons-nous  pas,  en  dépit  des  préoccupations  et  des  circonstances  dif- 
ficiles, M.  Thiers  poursuivre  régulièrement  la  publication  de  son  Histoire  du 
Consulat  et  de  l'Empire,  et  chaque  nouveau  volume  de  ce  bel  ouvrage  exciter 
le  même  intéi'êt  chez  les  lecteurs  d'élite?  Le  tome  neuvième,  que  vient  de  pu- 
blier M.  Thiers,  est  divisé  en  trois  parties  :  Baylen,  Erfurt,  Somo-Sierra.  Il 
retrace  ce  moment,  si  remarquable  et  déjà  si  décisif,  où  Napoléon  se  sentit 
chanceler  sous  le  coup  d'un  premier  revers,  et  où,  maître  encore  de  toute  sa 
puissance,  il  fut  désormais  moins  assuré  de  sa  fortune.  La  défaite  de  Baylen 
fut  la  première  manifestation  de  cette  justice  providentielle,  de  cette  morale 
des  événemens,  que  le  génie  retarde  quelquefois,  mais  qu'il  n'annule  jamais. 
Le  congrès  d'Erfurt  nous  montre  l'empereur  cherchant  à  réparer  par  les  pres- 
tiges et  les  fascinations  de  sa  grandeur  ce  prélude  lointain  de  ses  désastres,  à 
éblouir,  par  une  sorte  de  rayonnement  magique,  les  regards  fixés  sur  son  étoile 
pâUssante,  à  faire  croire  à  l'Europe  que  peu  importait  un  lieutenant  vaincu  à 
qui  pouvait  se  donner  des  rois  pour  courtisans.  Enfin,  l'épisode  de  Somo-Sierra, 


IfJO  REVUE   DES   DEUX   MONDEÇ. 

OU  plutôt  du  siège  de  Saragosse,  est  la  représaille  sanglante  de  Baylen,  comme 
Erfurl  on  a  été  la  revanche  pompeuse  :  représaille  stérile  et  fatale  sur  laquelle 
planent  des  présages  sinistres,  et  où  l'héroïsme  des  vaincus  efface  l'honneur 
tardif  de  la  victoire. 

Il  n'existe  peut-être  pas,  dans  toute  l'histoire  de  Napoléon,  de  moment  plus 
digne  d'inspirer  une  haute  intelligence  arrivée  à  une  double  maturité,  celle 
de  rage  et  celle  qu'apporte  aux  esprits  éminens  le  contact  des  événemens  et 
des  affaires.  Il  semble  aujourd'hui  que,  par  une  suite  naturelle  de  ses  prédi- 
lections et  de  ses  études,  les  phases  successives  de  la  vie  de  M.  Thiers  répon- 
dent et  s'approprient  aux  périodes  diverses  de  la  grande  époque  dont  il  s'est  fait 
l'historien.  Jeune,  il  a  raconté,  avec  l'ardeur  et  l'enthousiasme  de  la  jeunesse, 
les  débuts  éclatans,  les  juvéniles  ivresses,  les  espérances,  les  aventures,  les 
tentatives,  les  folies,  les  crimes,  les  gloires  de  la  révolution  française.  Par  une 
sorte  de  reconnaissance  anticipée  pour  le  succès,  de  pressentiment  de  sa  propre 
destinée,  il  a  amnistié  les  entraînemens  révolutionnaires,  salué  l'esprit  nou- 
veau prêt  à  naître  de  ces  sanglans  décombres,  pris  parti  pour  les  vainqueurs 
dans  ces  altei'natives  et  ces  luttes  des  puissances  du  passé  contre  les  impatiences 
de  l'avenir.  Maintenant,  son  point  de  vue  n'est  plus  le  même  :  son  passage  au 
gouvernement  ,  non  moins  que  le  paroxysme  de  février,  lui  a  révélé  tout  ce 
qu'il  y  a  de  réparateur  et  de  salutaire  dans  les  idées  d'ordre  et  de  pouvoir;  puis, 
de  ces  idées  pratiques,  immédiates,  passant,  avec  la  facilité  des  esprits  supé- 
rieurs, aux  idées  générales,  aux  grandes  lignes  de  la  morale  historique  et  hu- 
maine, il  a  puisé  dans  ces  fécondes  et  douloureuses  épreuves  une  notion  tou- 
jours plus  précise,  un  sentiment  toujours  plus  sincère  du  bien  et  du  mal,  du 
paradoxe  et  du  vrai.  C'est  dans  cet  instant  de  résipiscence  que  M.  Thiers  s'est 
ti'ouvé  appelé  à  juger  en  historien  et  en  moraliste  le  prodigieux  conquérant 
dont  la  grandeur  et  le  génie  l'émeuvent  encore,  mais  ne  Téblouissent  plus. 
Cette  œuvre  d'équité,  où  les  témoignages  de  la  conscience  s'accordent  avec  les 
ai'rêts  de  l'histoire,  ne  pouvait  ai'river,  pour  M.  Thiers,  à  une  heure  plus  op- 
portune :  c'est  à  la  fois  de  la  justice  et  de  l'à-propos. 

Aussi,  quelle  différence  de  l'impartialité  qui  se  révèle  dans  ces  nouveaux 
récits  de  M.  Thiers  avec  celle  que  l'on  rencontrait  dans  son  premier  ouvrage! 
Celle-là  touchait  presque  au  fatalisme,  au  matérialisme  historique;  elle  con- 
sistait à  se  raidir  contre  l'attendrissement  ou  l'indignation  en  présence  d'incom- 
parables douleurs  et  d'inexcusables  crimes,  à  ne  voir  que  l'éclat  ou  l'utihté  du 
résultat  dans  l'horreur  sanglante  des  moyens.  Aujourd'hui,  M.  Thiers  a  cette 
austérité  calme  et  lumineuse,  ce  coup  d'oeil  net  et  sévère  qui  caractérise  l'his- 
twien  véritable,  résumant  dans  une  sentence  définitive  les  pièces  d'un  grand 
procès  plaidé  par  les  passions  contemporaines  et  jugé  par  la  postérité.  En  face 
des  actes  de  trahison  et  de  mauvaise  foi  qui  firent  de  cette  funeste  guerre 
d'Espagne  le  point  de  départ  de  tous  les  désastres  de  l'empire,  M.  Thiers  ne  se 
laisse  ni  fléchir  ni  séduire.  Il  a  des  accens  séi-ieux  et  vrais,  expression  de  la 
conscience  publique,  et  lui,  qui  autrefois  atténuait  les  crimes,  n'atténue  plus 
même  les  fautes.  Il  est  facile  de  comprendre  ce  qu'une  telle  équité,  une  telle 
sagesse,  ajoutent  encore  de  sohdité  magistrale  à  cette  méthode  historique  déjà 
si  nette  et  si  lucide,  à  ce  style  égal  et  transparent,  où  éclate  la  pensée  même 
avec  tout  son  mouvement  et  toute  sa  justesse. 


REVl  E   LITTÉRAIRE.  161 

'est  encore  un  esprit  d'une  netteté  bien  remarquable,  d'une  distinction  bien 
uise  que  M.  Yitct.  Si  nous  n'étions  à  une  époque  où  se  déconcertent  et  se 
lent  les  hiérarchies  et  les  traditions  de  l'art,  ne  pourrait-on  pas  dire  que  cet 
:vain  si  sobre,  d'une  mesure  si  parfaite,  conduisant  ses  œuvres  trop  rares  à 
si  haut  point  d'achèvement  et  de  précision,  est  aujourd'hui  un  maître  dans 
cionne  acception  du  mot,  maître  dans  l'art  d'écrire  comme  de  juger  ce  qui 
rit?  Hélas!  à  cette  idée  de  maître  répond  celle  de  disciple,  et  où  seraient  les 
;iples  aujourd'hui?  Le  théâtre  moderne  a-t-il  su  féconder  ce  large  sillon 

lui  ouvraient,  il  y  a  vingt  ans,  les  hommes  comme  M.  Vitet,  rompant  enfin 
nonotonie  traditionnelle  de  l'histoire  philosophique  et  de  la  tragédie  histo- 
le,  et  faisant  circuler,  dans  leurs  tableaux,  leurs  récits  ou  leurs  dialogues, 
ouffle  même,  le  mouvement,  la  vie  de  toute  une  époque?  Qui  a  su  profiter 
Det  art,  si  nouveau  pour  notre  théâtre,  de  ciseler,  de  mettre  en  saillie  et  en 
ef  les  divers  personnages  d'un  drame,  au  lieu  de  les  jeter  dans  ce  moule 
forme  où  se  ressemblent  tous  les  caractères  et  tous  les  temps  ?  C'est  encore 
;  moment  si  riche  d'espérances,  d'essais  et  d'aventures,  qu'il  faut  remonter 
r  trouver  des  noms  et  des  œuvres  qui  ne  prétendaient  alors  qu'indiquer  la 
te,  et  qui  se  trouvent  aujourd'hui  avoir  été  seuls  à  la  parcourir.  On  n'a  pas 
•lié  les  Scènes  de  la  Ligue  que  publia  M.  Vitet  vers  1828,  et  où  s'alliaient, 
c  tant  de  bonheur,  les  mérites  du  drame  et  ceux  de  l'histoire.  Il  vient  de 
iner  à  ce  beau  travail,  non  pas  une  suite,  mais  plutôt  une  introduction, 
sque  le  sujet  des  États  d'Orléans  précède  d'environ  vingt  années  la  journée 
barricades  et  les  états  de  Blois.  Nous  n'avons  pas  à  apprendre  aux  lecteurs 
la  Revue  tout  ce  que  les  États  d'Orléans  renferment  de  qualités  éminentes; 
is  n'avons  pas  à  leur  faire  apprécier  la  supériorité  de  cette  méthode  qui  ar- 
;  à  la  vérité  historique  par  la  peinture  fidèle  des  personnages,  faisant  ainsi 
l'étude  même  du  cœur  humain  l'instrument  de  ses  déductions  et  de  ses  dé- 
vertes.  Marie  Stuart,  Catherine,  François  de  Guise,  Antoine  de  Bourbon,  le 
ice  de  Condé,  le  cardinal  de  Lorraine,  vivent  et  respirent  dans  ces  pages, 
imentant,  expliquant  par  leurs  actes,  leur  langage,  le  jeu  de  leurs  passions, 
leurs  caractères,  les  événemens  auxquels  ils  concourent.  Tandis  que  les  di- 
ses écoles  ou  coteries  littéraires,  puisant  tour  à  tour  dans  le  moyen-âge  et 
is  l'antiquité,  recourant  successivement  à  l'archaïsme  et  au  gothique,  n'ont 
se  servir  de  la  couleur  locale  que  pour  cacher  la  faiblesse  ou  la  puérilité  de 
rs  œuvres,  et  n'ont  employé  le  justaucorps  ou  la  tunique,  le  pourpoint  ou 
;hlamyde  que  pour  revêtir  un  mannequin.  M,  Vitet,  au  contraire,  fait  poser 
)mme  devant  lui,  qu'il  s'appelle  Guise  ou  Condé,  Bourbon  ou  Montmorency, 
chaque  parole  ou  chaque  action  de  cet  homme  l'aide  à  nous  révéler  le  sens 

événemens,  la  logique  des  faits,  la  vraie  couleur  du  temps,  les  vrais  ensei- 
îmens  de  l'histoire. 
Vous  le  répétons,  quelles  que  soient  nos  inquiétudes  et  nos  alarmes,  visibles 

latentes,  immédiates  ou  ajournées,  il  est  heureux  et  honorable  pour  ce 
ips-ci  que  des  œuvres  de  cette  valeur  puissent  s'y  produire,  et  y  rencontrent 
;ore  des  lecteurs  attentifs,  des  sympathies  sérieuses.  M.  Vitet,  dans  sa  pré- 
e,  nous  dit,  avec  une  modération  mêlée  de  quelque  malice,  qu'après  février 
éprouva  le  besoin  de  détourner  les  yeux  de  notre  temps,  de  chercher  en  ar- 
re  d'autres  pensées,  le  commerce  d'autres  hommes,  et  que  c'est  de  ce  tra- 

TOME  V.   —   SUPPLÉMENT.  H 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vail  rétrospectif  que  sont  sortis  les  États  d'Orléans.  S'il  n'y  a  pas  lieu  de  se  fé- 
liciter de  la  circonstance  à  laquelle  on  doit  la  publication  de  ce  livre,  il  sied 
au  moins  de  remercier  l'homme  qui  a  eu  le  courage  de  profiter,  pour  l'écrire, 
d'un  moment  où  il  était  si  facUe  de  se  laisser  abattre.  Les  esprits  de  premier 
ordre,  ceux  qui,  par  leur  clarté  et  leur  rectitude,  ont  une  place  marquée  dans 
la  politique  en  même  temps  qu'ils  conservent  un  côté  artiste,  une  physionomie 
littéraire  acquise  par  la  direction  primitive  de  leurs  études,  ont  à  se  préserver 
d'un  double  écueil,  à  éviter  deux  extrêmes  également  fâcheux.  Si  la  pratique 
et  le  mouvement  des  affaires  les  absorbent  en  entier,  s'ils  abdiquent,  pour  cette 
nouvelle  carrière,  le  rôle  que  leur  assignaient  leurs  précédentes  aptitudes  dans 
l'ensemble  des  ouvi-ages  de  l'esprit,  de  l'éducation  intellectuelle  de  leur  temps, 
ils  laissent  une  lacune;  ils  cèdent  le  pas  aux  aventuriers  de  la  littérature;  i' 
livrent  ou  gaspillent,  pour  leur  part,  le  dépôt  des  saines  traditions  de  la  pens 
et  du  goût.  Si,  au  contraire,  en  dépit  des  austères  leçons  de  la  vie  publique  et 
des  rudes  spectacles  de  notre  époque,  ils  s'obstinent  à  rester  trop  artistes,  trop 
littérateurs,  il  est  à  craindre  que  leur  rôle,  d'abord  brillant,  ne  devienne  à  la 
longue  un  peu  frivole,  qu'un  peu  de  puérilité  tardive  ne  se  mêle  à  ce  culte  ex- 
clusif et  absolu  de  l'art,  qu'on  n'accuse  leur  talent,  leurs  prétentions  et  leurs 
allures,  de  rester  plus  jeunes  que  leur  âge.  Quelques-uns  seulement,  les  plus 
éclairés  et  les  plus  sages,  s'étudient  à  distribuer,  à  partager  l'emploi  de  leurs 
facultés  diverses,  de  manière  à  faire  de  leurs  travaux  littéraires  les  commen- 
taires de  leur  vie  publique,  à  compléter  tour  à  tour  l'écrivain  par  l'homme  et 
l'homme  par  l'écrivain.  Cette  exquise  mesure,  cette  féconde  alliance,  profitables 
en  tous  temps,  sont  surtout  nécessaires  dans  ces  époques  orageuses  et  troublées, 
où  les  esprits  d'éhte  n'ont  pas  trop  de  tous  leurs  moyens  d'initiative  et  d'in- 
fluence pour  amoindrir  les  secousses  et  éclairer  les  ténèbres ,  où  le  livre  doit 
agir  comme  le  fait,  le  fait  instruire  comme  le  livre.  Ce  double  enseignement,  ; 
littéraire  ou  pratique,  idéal  ou  visible,  est  la  propagande  des  hommes  supé-  i 
rieurs  et  des  honnêtes  gens;  la  gloire  des  uns  est  de  l'accomplir  par  leurs  ac- 
tions et  leurs  ouvrages;  l'honneur  des  autres  est  de  le  seconder  par  leur  défé- 
rence et  leurs  sympathies. 

Armand  de  Pontmartin. 


LE  QUINZE  DÉCEMBRE. 


Par  l'ennui  chassé  de  ma  chambre, 
J'errais  le  long  du  boulevard  : 
Il  faisait  un  temps  de  décembre, 
Vend  froid,  fine  pluie  et  brouillard; 

Et  là  je  vis,  spectacle  étrange, 
Échappés  du  sombre  séjour, 
Sous  la  bruine  et  dans  la  fange, 
Passer  des  spectres  en  plein  jour. 

Pourtant  c'est  la  nuit  que  les  ombres, 
Par  un  clair  de  lune  allemand, 
Dans  les  vieilles  tours  en  décombres. 
Reviennent  ordinairement; 

C'est  la  nuit  que  les  elfes  sortent 
Avec  leur  robe  humide  au  bord. 
Et  sous  les  nénuphars  emportent 
Leur  valseur  de  fatigue  mort; 

C'est  la  nuit  qu'a  lieu  la  revue 
Dans  la  ballade  de  Sedlitz, 
Où  l'Empereur,  ombre  entrevue, 
Compte  les  ombres  d'Austerlitz. 

Mais  des  spectres  près  du  Gymnase, 
A  deux  pas  des  Variétés, 
Sans  brume  ou  linceul  qui  les  gaze, 
Des  spectres  mouillés  et  crottés  ! 

Avec  ses  dents  jaunes  de  tartre , 
Son  crâne  de  mousse  verdi, 


i64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  Paris,  boulevard  Montmartre, 
Mob  se  montrant  en  plein  midi  ! 

t  La  chose  vaut  qu'on  la  regarde; 

Vrais  fantômes  de  vieux  grognards, 
En  uniforme  de  l'ex-garde, 
Avec  deux  ombres  de  hussards! 

On  eût  dit  la  lithographie 
Où,  dessinés  par  un  rayon. 
Les  morts  que  Raffet  déifie 
Passent,  criant  :  Napoléon  ! 

Ce  n'étaient  pas  les  morts  qu'éveille 
Le  son  du  nocturne  tambour. 
Mais  bien  quelques  vieux  de  la  vieille 
Qui  célébraient  le  grand  retour. 

Depuis  la  suprême  bataille, 
L'un  a  maigri,  l'autre  a  grossi; 
L'habit  jadis  fait  à  leur  taille 
Est  trop  grand  bu  trop  rétréci. 

Nobles  lambeaux,  défroque  épique,, 
Saints  haillons  qu'étoile  une  croix, 
Dans  leur  ridicule  héroïque, 
Plus  beaux  que  des  manteaux  de  rois  î 

Un  plumet  énervé  palpite 
Sur  leur  kolbach  fauve  et  pelé; 
Près  des  trous  de  balle,  la  mite 
A  rongé  leur  dolman  criblé. 

Leur  culotte  de  peau  trop  large 
Fait  mille  plis  sur  leur  fémur; 
Leur  sabre  rouillé,  lourde  charge^ 
Embarrasse  leur  pied  peu  sûr; 

Ou  bien  un  embonpoint  grotesque, 
Avec  grand'peine  boutonné, 
Fait  un  poussah  dont  on  rit  presque 
Du  vieux  héros  tout  chevronné. 

Ne  les  raillez  pas,  camarade; 
Saluez  plutôt  chapeau  bas 
Ces  Achilles  d'une  Iliade 
Qu  Homère  n'invente  ■•ait  pas. 


LE  QUINZE   DÉCEMBRE.  165 

Respectez  leur  tête  chenue! 

Sur  leur  front  par  Yingt  cieux  bronzé, 

La  cicatrice  continue 

Le  sillon  que  l'âge  a  creusé. 

Leur  peau  bizarrement  noircie 
Dit  l'Egypte  aux  soleils  brûlans, 
Et  les  neiges  de  la  Russie 
Poudrent  encor  leurs  cheveux  blancs. 

Si  leurs  mains  tremblent,  c'est  sans  doute 

Du  froid  de  la  Bérésina; 

Et  s'ils  boitent,  c'est  que  la  route 

Est  longue  du  Caire  à  Wilna. 

S'ils  sont  perclus,  c'est  qu'à  la  guerre 
Les  drapeaux  étaient  leurs  seuls  draps; 
Et  si  leur  manche  ne  va  guère, 
C'est  qu'un  boulet  a  pris  leur  bras. 

Ne  nous  moquons  pas  de  ces  hommes 
Qu'en  riant  le  gamin  poursuit; 
Us  furent  le  jour  dont  nous  sommes 
Le  soir  et  peut-être  la  nuit. 

Quand  on  oublie,  ils  se  souviennent! 
Lancier  rouge  et  grenadier  bleu. 
Au  pied  de  la  colonne,  ils  viennent 
Comme  à  l'autel  de  leur  seul  dieu. 

Là,  fiers  de  leur  longue  souffrance, 
Reconnaissans  des  maux  subis, 
Ils  sentent  le  cœur  de  la  France 
Battre  sous  leurs  pauvres  habits. 

Aussi  les  pleurs  trempent  le  rire 
En  voyant  ce  saint  carnaval, 
Cette  mascarade  d'empire 
Passer  comme  un  matin  de  bal, 

Et  l'aigle  de  la  grande  armée 
Dans  le  ciel  qu'emplit  son  essor, 
Du  fond  d'une  gloire  enflammée, 
Étend  sur  eux  ses  ailes  d'or  ! 


Théophile  Gautier. 

ili 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  décembre  1849. 


Combien  avons-nous  déjà  eu  de  républiques  depuis  le  24  février?  Nou 
avons  eu  d'abord  la  république  du  21  février,  nous  avons  eu  ensuite  celle  d' 
4  mai,  et  nous  avons  trouvé  fort  bon  que  la  république  du  4  mai,  c'est-à-dir 
celle  de  l'assemblée  constituante,  remplaçât  celle  du  gouvernement  provisoire 
mais  la  république  du  4  mai  est  déjà  elle-même  bien  arriérée,  et  M.  Ségu 
d'Aguesseau  se  donne  trop  de  peine,  selon  nous,  pour  en  raviver  le  souvenii 
La  république  du  4  mai  a  été  excellente  relativement  à  celle  du  24  févi'ier;  c'es 
là  toute  sa  gloire,  et  cela  ne  suffit  pas  pour  vivre  dans  l'histoire  ou  dans  1 
temps  présent.  Dans  le  temps  présent,  en  effet,  elle  a  déjà  été  remplacée  pa 
la  république  du  10  décembre,  qui  fut,  nous  ne  pouvons  pas  en  disconvenir 
un  grand  échec  à  la  république  du  24  février  et  même  à  celle  du  4  mai.  Nou 
serions  tentés  de  croire  que  la  république  du  10  décembre  a  elle-même  et 
remplacée  par  celle  du  31  octobre.  Jusqu'ici,  cependant,  le  31  octobre  a  eu  le 
allures  d'un  plan  de  gouvernement  plutôt  qu'il  n'a  été  un  gouvernement  nou 
veau. 

Ces  diverses  républiques  n'ont  pas  seulement  leur  date  dans  l'histoire  d 
nos  deux  dernières  années,  elles  ont  aussi,  pour  ainsi  dire,  leur  place  dans  l 
pays.  Nous  nous  croyons  un  pays  très  uniforme,  très  centraliœ,  et  nous  l 
sommes  assurément.  Cependant  la  diversité  commence  à  s'introduire  dans  1 
pays;  est-ce  un  bien?  est-ce  un  mal?  Je  n'en  sais  rien.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ] 
a  des  communes  en  France  qui  en  sont  encore  à  la  république  du  24  février 
et  je  les  plains;  il  y  en  a  qui  en  sont  à  la  république  du  4  mai;  d'autres  peut- 
être  en  sont  déjà  ^  la  république  de  l'avenir,  à  celle  dont  nous  ne  savons  encon 
ni  la  date  ni  la  nature.  Les  désordres  qui  résultent  ou  qui  peuvent  résulter  d( 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  107 

tte  diversité  de  situations  doivent  attirer  l'attention  du  gouvernement  et  la 
pitance  de  l'administration.  A  Montpellier,  un  sergent  de  ville  est  lâchement 
sassiné  par  les  chanteurs  de  la  démagogie.  A  Céret,  il  était  resté  un  débris 
s  proconsuls  du  gouvernement  provisoire,  un  sous-préfet  qui  croyait  en- 
re  à  la  résurrection  possible  de  1848.  L'administration  supérieure  l'a  ré- 
qué.  Là-dessus,  protestations,  c'est-à-dire  cris,  rassembleraens  et  quasi- 
leute  de  la  démagogie,  qui  ne  veut  pas  croire  à  sa  défaite.  Ailleurs,  le  maire 
st  fait  le  pacha  de  la  commune,  et  ce  pacha  a  aboli  de  son  autorité  privée 
xercice  du  culte  catholique  :  il  y  a  des  endroits  où  un  petit  directoire  gou- 
rne  le  village  comme  les  triumvirs  gouvernaient  Rome;  les  avanies  rem- 
icent  les  proscriptions.  Dans  ces  communes  bienheureuses,  on  attend  avec 
patience  Tavénement  d'un  nouveau  24  février  à  Paris,  et  en  attendant,  on 
aserve  les  traditions  de  l'ancien.  C'est  là  que  le  13  juin  était  su  d'avance,  et 
e  les  autorités,  intimidées  ou  complices,  n'osaient  pas  ou  ne  voulaient  pas 
)éter  les  paroles  du  télégraphe,  qui  annonçait  la  défaite  de  la  démagogie. 
Si  nous  citons  tous  ces  faits  isolés,  quoique  nous  en  omettions  quelques-uns 
i  sont  tristement  significatifs,  ce  n'est  pas  que  nous  voulions  effrayer  le 
ys  :  nous  voulons  seulement  lui  montrer  que  les  adversaires  de  l'ordre  social 
it  partout  répandus  et  partout  disposés  à  dresser  leurs  embuscades.  Nous 
ans  vaincu  le  corps  d'armée,  mais  nous  avons  affaire  aux  guérillas.  Nous 
ïimes  maîtres,  si  nous  savons  rester  unis,  des  grandes  villes  et  des  centres 
incipaux;  mais  la  démagogie  a  encore  je  ne  sais  combien  de  petits  champs 
isile  d'où  ses  bandes  sont  prêtes  à  s'élancer  sur  le  pays. 
Veut-on  un  exemple  de  cette  puissance  de  la  démagogie  dans  les  petits  cen- 
!S  de  population?  voyez  ce  qui  s'est  passé  dans  le  barreau  de  Paris  et  dans 
1  barreaux  de  province.  A  Paris,  le  conseil  de  discipline  de  l'ordre  des  avo- 
ts  n'a  pas  hésité  à  citer  à  sa  barre  les  défenseurs  qui,  devant  la  haute  cour  de 
rsailles,  avaient  proclamé  le  droit  de  l'insurrection,  et  qui  s'étaient  prétendus 
primés,  parce  qu'il  ne  leur  était  pas  permis  d'être  factieux.  M.  Crémieui  lui- 
îme,  le  ministre  de  la  justice  de  février  et  le  membre  du  gouvernement  pro- 
ioire,  un  ancien  dictateur,  a  été  réprimandé  comme  un  simple  stagiaire  par 
conseil  de  discipline.  Les  avocats  des  barreaux  de  province,  M.  Michel  de 
urges,  le  promoteur  de  la  théorie  de  l'insurrection  permanente,  M.  Thouret 
Toulon,  n'ont  été  ni  réprimandés  ni  avertis  par  les  conseils  de  discipline  de 
irs  barreaux.  Cela  veut  dire  qu'il  n'y  a  plus  de  grands  seigneurs  de  février 
l'en  province  et  dans  les  petites  villes.  La  démagogie  a  fui  du  centre  vers  les 
trémités,  mais  elle  est  toujours  prête  à  raccourir  des  extrémités  vers  le  cen- 
ï,  si  nous  ne  faisons  pas  bonne  garde  au  centre,  et  si  nous  n'employons  pas 
iites  les  forces  de  l'administration  et  de  la  justice  à  la  chasser  des  postes 
l'elle  conserve  encore. 
C'est  là  l'action  que  nous  demandons  au  gouvernement.  Le  message  du 

octobre  a  promis  des  actions  plutôt  que  des  paroles.  Les  actes  décisifs  et 
latans  sont  difficiles,  quelque  bonne  volonté  qu'on  ait  d'en  faire.  Que  reste- 
Q  donc?  L'action  quotidienne  de  l'administration,  la  lutte  assidue  et  vigi- 
nte.  Sous  ce  l'apport,  nous  n'avons  pas  entendu  dire  que  le  ministère  du 

octobre  se  soit  encore  trouvé  en  défaut.  Les  circulaires  des  divers  ministres 
it  montré  l'allure  qu'ils  voulaient  que  prît  partout  l'administration.  Les  me- 


1G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sures  de  répression  qu'ont  adoptées  les  préfets  ont  été  approuvées  et  encoura- 
gées par  le  ministre  de  Tintérieur.  Ce  soin  de  l'administration  suffit-il  à  la 
tâche  d'un  gouvernement?  Nous  serions  tentés  de  répondre  oui  dans  le  mo- 
ment présent.  Gouverner,  selon  quelques  personnes,  c'est  imprimer  au  pays 
une  direction;  c'est  lui  faire  une  destinée.  Or,  on  nous  a  fait  ou  voulu  faire 
tant  de  destinées  diverses  depuis  deux  ans,  on  nous  a  imprimé  ou  voulu  im- 
primer tant  de  directions  contraires,  que  nous  ne  serions  pas  fâchés  qu'on 
laissât  le  pays  se  reposer  un  peu  de  tant  d'essais  de  gouvernemens ,  et  que 
l'on  se  contentât  de  l'administrer  avec  sagesse  et  avec  fermeté.  Il  se  ferait  alors 
son  sort  à  lui  tout  seul,  comme  se  le  font  en  général  et  comme  doivent  se  le 
faire  les  sociétés  modernes.  Le  gouvernement  dans  nos  grands  états  mo- 
dernes est  la  plus  petite  partie  de  l'activité  de  la  société.  La  plus  grande  et  la 
plus  décisive  portion  de  cette  activité  est  en  dehors  du  gouvernement;  elle  est 
dans  l'industrie,  dans  le  commerce,  dans  l'agriculture,  dans  les  arts,  dans  les 
lettres,  toutes  choses  qui,  pour  bien  aller,  n'ont  besoin  que  d'un  point,  c'est 
que  le  gouvernement  ne  se  mêle  pas  de  leurs  affaires,  soit  pour  les  diriger, 
soit  pour  les  contrarier.  Tous  ces  grands  élémens  de  l'activité  sociale  ne  deman- 
dent au  gouvernement  que  de  faire  une  bonne  police  et  de  maintenir  l'ordre. 
Ils  se  chargent  du  reste. 

Pendant  que  le  gouvernement  continue  à  veiller  au  maintien  du  bon  ordre 
et  aide  ainsi  de  la  manière  la  plus  efficace  à  la  convalescence  de  la  société,  l'as- 
semblée législative,  en  dépit  des  agitations  convulsives  de  la  montagne,  fait  de 
bonnes  lois  ou  défait  les  mauvaises,  ce  qui  est  le  grand  point.  Nous  voulons 
parler  ici  du  rétablissement  de  l'impôt  sur  les  boissons.  C'est,  selon  nous,  le 
plus  grand  fait  politique  de  la  dernière  quinzaine. 

418  voix  contre  241  ont  décidé  le  maintien  de  l'impôt  des  boissons.  On  nous 
permettra  de  revenir  sur  cette  discussion  mémorable,  et  de  chercher  à  faire 
ressortir  quelques-unes  des  vérités  qu'elle  a  mises  en  lumière.  Nous  vivons 
dans  un  temps  où  il  ne  faut  pas  se  lasser  de  répéter  les  vérités  utiles,  et  il  n'îj 
en  a  pas  déplus  importantes,  en  ce  moment,  que  celles  qui  tendent  à  dé-; 
montrer  l'extravagance  de  la  plupart  des  attaques  dirigées  contre  notre  sys- 
tème d'impôts. 

On  sait  que  la  taxe  sur  les  boissons  remonte,  en  France,  aux  temps  de  l'an- 
cienne monarchie.  Perçue  à  l'aide  de  moyens  vexatoires,  les  seuls  que  connûlj 
alors  une  fiscalité  peu  habile  et  peu  scrupuleuse,  elle  a  excité  dans  roriginei 
de  justes  plaintes  qui  sont  peut-être  encore  la  principale  cause  de  son  impopu-i 
larité  dans  quelques-unes  de  nos  provinces.  Les  lois  et  l'expérience  adminis- 
trative ont  cependant  corrigé  peu  à  peu  les  abus  de  la  perception.  En  dernier 
lieu,  la  restauration,  puis  le  gouvernement  de  juillet,  ont  établi  l'impôt  sur  leS| 
bases  qui  sont  actuellement  en  vigueur,  et  que  tout  le  monde  connaît.  Aucune 
quantité  de  vins,  eaux-de-vie,  liqueurs,  etc.,  ne  peut  être  déplacée  sans  une: 
déclaration  expresse.  Cette  formalité  est  la  base  du  système  en  ce  qu'elle  as- 
sure le  recouvrement  des  droits  à  chaque  mouvement  de  la  matière  imposable 
Les  droits  sont  de  plusieurs  sortes.  Il  y  a ,  premièrement ,  le  droit  de  circula-i 
tion,  qui  se  perçoit  lors  de  l'enlèvement  des  quantités  destinées  à  la  consom-i 
mation  intérieure  du  pays.  Ce  droit  varie,  pour  les  vins,  d'après  un  tarif  qui  si; 
divise  en  quatre  classes,  selon  le  prix  de  vente  en  détail  dans  chaque  dépar-  : 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  169 

ent.  Les  propriétaires  récoltans  sont  exempts  de  ce  droit  pour  les  vins  qu'i's 
somment  dans  le  rayon  fixé  par  la  loi;  ils  ont  seulement  à  acquitter,  poiu- 
jue  transport,  un  droit  d'expédition  de  25  centimes.  Après  le  droit  de  cir- 
.tion  vient  le  droit  d'entrée,  qui  se  perçoit  à  l'entrée  dans  les  communes 
it  quatre  raille  âmes  et  plus.  Ce  droit  est  également  réglé  d'après  une  clas- 
ation  des  départemens  et  en  outre  d'après  le  chiffre  de  la  population  des 
!S.  En  troisième  lieu,  il  y  a  le  droit  de  détail,  qui  se  perçoit  sur  les  débitans 
!S  la  vente.  Ce  droit  est  de  10  pour  100.  Comme  il  faut  une  surveillance 
ureuse  pour  en  assurer  la  perception,  les  débitans  sont  continuellement 
nis  aux  visites  des  employés  de  la  régie,  qui  inscrivent  en  compte  les  quan- 
reçues  et  les  quantités  vendues.  Toutefois,  la  loi  donne  aux  débitans  la 
Ité  de  se  soustraire  à  l'exercice,  soit  en  souscrivant  un  abonnement,  soit 
payant,  à  l'arrivée,  une  taxe  de  consommation.  Enfin,  il  y  a  le  droit  de 
ice,  taxe  prélevée  sur  le  commerce  des  boissons,  et  qui  n'a  qu'une  impor- 
e  secondaire  dans  le  débat. 

îl  est  le  système  général  de  l'impôt.  Maintenant,  pour  apprécier  les  attaques 
sont  dirigées  contre  cet  impôt,  voyons  les  faits, 

irions  d'abord  des  producteurs.  A  entendre  M.  Mauguin,  ie  seul  habile  dé- 
eur  de  l'agitation  vinicole,  les  producteurs  sont  écrasés,  ruinés  par  la  lé- 
Ltion  sur  les  boissons.  Que  répondent  les  documens  officiels?  Nous  ouvrons 
;ellent  rapport  de  M.  Bocher,  et  nous  y  voyons  que  la  culture  de  la  vigne 
pas  cessé  de  s'étendre  depuis  un  demi-siècle.  En  1788,  le  nombre  d'hectares 
lacrés  à  la  vigne  était  de  1,555,400;  en  1830,  il  était  de  1,993,300;  il  est 
urd'hui  de  2,137,000,  et  la  production  s'est  naturellement  accrue  en  pro- 
ion  de  la  culture.  Voilà,  certes,  des  chiffres  qui  parlent  d'eux-mêmes,  et 
a  beau  être  un  homme  fort  spirituel,  c'est  une  tâche  bien  difficile  d'avoir 
montrer,  devant  un  auditoire  sérieux,  qu'une  industrie  qui  double  ses  pro- 
în  cinquante  ans  est  une  industrie  qui  souffre,  et  qu'une  législation  sous 
pire  de  laquelle  la  propriété  vinicole  a  augmenté  de  300,000  hectares  de- 
vingt  ans  est  une  législation  ruineuse  pour  les  propriétaires  de  vignes, 
ms  doute,  il  y  a  des  producteurs  qui  se  ruinent,  il  y  a  des  localités  qui 
frent,  personne  ne  dit  le  contraire;  mais  ces  souffrances,  d'où  viennent- 
?  Est-ce  la  faute  de  l'impôt  si  toutes  les  années  ne  se  ressemblent  pas,  si 
écoltes  sont  variables,  si  les  temps  d'abondance  sont  suivis  de  temps  de  di- 
!,  et  s'il  en  résulte  des  variations  fréquentes  dans  les  prix ,  source  de  mé- 
ptes  pour  les  propriétaires  de  vignes?  Il  y  a  de  la  loterie  dans  le  revenu 
outes  les  propriétés.  La  terre  donne  tantôt  plus  et  tantôt  moins,  les  mai- 
urbaines  tantôt  se  louent  bien  et  tantôt  se  louent  mal;  mais  nous  avouons 
ntiers  que  de  toutes  les  productions  de  la  terre  la  vigne  est  la  plus  capri- 
se  :  tantôt  grande  fécondité  et  bonne  qualité,  tantôt  petite  quantité  et  mau- 
e  qualité;  rarement  les  vendanges  se  ressemblent ,  et  c'est  ce  qui  fait  qu'il 
plus  de  loterie  dans  le  revenu  des  vignobles  que  dans  celui  des  autres  pro- 
tés  rurales.  Cependant  ne  croyez  pas  que  le  propriétaire  de  vignes  règle  sa 
mse  sur  le  revenu  moyen  de  la  vigne  :  non,  il  est  tenté  de  prendre  pour  taux 
on  revenu  le  profit  des  belles  années,  et  cela  est  si  vrai,  que  même  le  lan- 
î  des  vignerons  se  conforme  à  ce  penchant  naturel  du  cœur  humain. 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  on  dit  qu'on  aura  année  entière,  cela  veut  dire  grande  abondance; 
demi-année  ne  veut  dire  qu'une  récolte  médiocre.  C'est  ainsi  que  toujours,  en 
dépit  de  l'expérience,  nous  prenons  le  bien  pour  la  règle  et  le  mal  pour  l'excep- 
tion. Une  terre  a  beau  accroître  ses  productions ,  son  propriétaire  accroît  en- 
core plus  ses  besoins  et  ses  dépenses.  Il  en  est,  il  en  a  été  des  propriétaires  de 
vignes  comme  des  colons.  Il  s'est  fait  dans  les  vignes  de  grandes  fortunes;  mais 
il  y  a  eu  encore  plus  de  luxe  que  de  richesse.  De  là  il  est  arrivé  que  lorsque  la 
terre  a  moins  donné  et  qu'on  n'a  plus  eu  le  gros  lot  à  la  loterie,  on  s'est 
trouvé  fort  mal  à  l'aise.  On  avait  pris  pour  un  revenu  ce  qui  n'est,  pour  ainsi 
dire,  qu'un  commerce. 

Une  fois  la  gêne  arrivée,  beaucoup  de  propriétaires  de  vignes  ont  cherché 
à  qui  s'en  prendre,  et ,  ne  voulant  pas  s'en  prendre  à  eux-mêmes,  ils  s'en  sont 
pris  à  l'état,  c'est-à-dire  à  l'impôt. 

A  entendre  les  producteurs,  on  croirait  qu'ils  supportent  à  eux  seuls  tout  le 
poids  de  l'impôt.  Or,  voici  quelle  est  leur  situation.  D'abord ,  ils  sont  exempts 
de  droits  pour  toutes  les  quantités  qu'ils  vendent  à  l'étranger,  et  cela  monte  à 
une  valeur  annuelle  de  90  millions.  Puis,  ils  consomment  en  franchise  une 
partie  des  boissons  qu'ils  récoltent.  Ils  ne  sont  assujétis  au  droit  d'entrée  que 
dans  les  villes  de  quatre  mille  âmes  ou  plus. 

Il  n'est  donc  pas  juste  de  dire  que  les  propriétaires  de  vignes  sont  écrasés  par 
l'impôt  des  boissons.  Ils  prétendent ,  il  est  vrai ,  qu'ils  sont  doublement  lésés, 
d'abord  par  les  droits  qui  les  frappent  directement,  ensuite  par  ceux  qui  pè- 
sent sur  les  consommateurs,  et  qui,  par  l'excès  de  leur  poids,  réagissent  sdr 
la  production  elle-même.  Examinons  si  ce  reproche  est  fondé,  et  voyons  quelle 
€st  la  situation  des  consommateurs. 

Les  documens  officiels  nous  disent  que,  sur  la  population  totale  de  la  France, 
qui  est  de  trente-cinq  millions,  les  cinq  sixièmes  habitent  des  communes  au- 
dessous  de  quatre  mille  âmes.  Voilà  déjà  trente  millions  de  contribuables  qi 
ne  sont  pas  assujétis  au  droit  d'entrée,  et,  sur  ces  trente  millions,  il  y  en  a 
douze  qui  consomment  en  franchise  les  produits  de  leurs  récoltes,  et  dix-huit  ; 
qui  ne  paient  pour  leur  consommation  qu'un  droit  minime,  dont  la  moyens 
générale  est  évaluée  à  un  centime  par  litre.  Il  n'y  a  donc  que  cinq  millions  cIl 
contribuables  qui  supportent  avec  le  droit  de  circulation  le  droit  d'entrée,  et  la  | 
moyenne  de  ces  deux  droits  réunis  s'élève  pour  eux  à  3  centimes  et  demi.       [ 

Telle  est  la  situation  des  consommateurs.  Nous  raisonnons  toutefois,  jus-  j 
qu'ici ,  sans  parler  du  droit  de  détail ,  celui  qui  se  perçoit  sur  les  ventes  faites  j 
par  les  débitans.  Tout  le  monde,  malheureusement,  ne  peut  pas  avoir  sa  Aligne,  ) 
faire  sa  vendange  chez  soi ,  ou  s'approvisionner  chez  le  propriétaire  ou  le  mar-  j 
chand  en  gros.  Une  partie  des  contribuables  va  donc  au  cabaret.  Or,  voici  ce 
qui  en  résulte,  toujours  d'après  les  chiffres  officiels.  D'aboi'd ,  nous  venons  a 
voir  que  douze  millions  de  propriétaires  récoltent  leur  vin  chez  eux  :  ceux-là,  ; 
assurément ,  ne  vont  au  cabaret  que  s'ils  le  veulent  absolument ,  et  on  peut , 
croire,  pour  leur  honneur,  qu'ils  n'abusent  pas  de  cette  faculté.  Quant  auxi 
vingt-trois  millions  de  contribuables  qui  ne  récoltent  pas,  il  faut  faire  à  leir 
égard  une  distinction.  Sur  ces  vingt-trois  millions,  il  y  en  a  dix-huit  qui  ha 
bitent  les  petites  communes  affranchies  du  droit  d'entrée;  pour  ceux-là,  le  droi 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  t7l 

étail  ajoute  au  prix  du  vin  une  moyenne  de  5  centimes  par  litre.  Quant 
cinq  millions  qui  habitent  les  grands  centres,  le  droit  de  détail  ajouté  au 

d'entrée  s'élève  pour  eux  à  un  maximum  de  7  centimes  et  demi, 
ilà  les  victimes  que  fait  le  droit  de  détail  :  3  centimes  par  litre  pour  ceux 
ront  au  cabaret  dans  les  campagnes,  7  centimes  et  demi  pour  ceux  qui 
aux  cabarets  des  villes. 

pendant ,  parmi  ces  victimes,  on  nous  permettra  de  signaler  une  différence, 
consommateurs  de  cabaret  n'ont  pas  tous  droit  aux  mêmes  sympathies, 
n  s'apitoie  sur  le  compte  de  ceux  qui  ne  vont  chez  le  débitant  que  pour  y 
dre  leur  approvisionnement  domestique,  rien  de  mieux  :  ceux-là,  en  eftet, 
tent  que  leur  position  soit  allégée,  et  le  sentiment  de  l'assemblée  a  été 
lime  à  cet  égard;  mais  elle  n'a  pas  eu,  à  beaucoup  près,  les  mêmes  ména- 
;ns  envers  cette  auti-e  classe  beaucoup  moins  intéressante  de  contribuables 
le  vont  au  cabaret  que  pour  y  laisser  leur  bourse  et  leur  raison.  Ceux-là, 
it  en  convenir,  ont  trouvé  dans  la  majorité  peu  de  sympathies;  elle  a  ré- 
sur  ce  point  à  toutes  les  séductions.  Ni  la  logique  de  M.  Grévy,  ni  les  bons 

de  M.  Antony  Thouret ,  ni  la  sensibilité  de  M.  Jules  Favre  ou  de  M.  Ma- 
i  de  la  Drôme,  n'ont  pu  l'émouvoir  le  moins  du  monde.  Au  contraire,  elle 
luté  avec  une  satisfaction  non  équivoque,  au  milieu  des  interruptions  vio- 
!S  de  la  montagne,  un  discours  très  sensé  et  très  courageux  de  M.  de  Cha- 
3y,  qui  n'a  pas  craint  de  flétrir  en  termes  énergiques  la  clientelle  oisive 
;abarets,  cette  plaie  honteuse,  cette  source  de  dégradation  et  de  misère,  où 
cialisme  recrute  ses  adhérens,  et  où  les  ennemis  de  l'ordre  sont  toujours 
de  trouver  leur  armée  un  jour  d'émeute.  Si  l'impôt  qui  pèse  sur  cette  classe 
)nsommateurs  est  relativement  un  peu  lourd ,  loin  de  s'en  plaindre,  il  fau- 

au  contraire  s'en  féliciter,  et  applaudir  à  la  sagesse  et  à  la  moralité  de  la 
car  cette  rigueur  de  l'impôt  serait  le  seul  moyen  de  réprimer  ou  de  con- 
'  un  vice  qui  répand  la  corruption  dans  le  pays. 

is  consommateurs,  on  le  voit,  n'ont  pas  beaucoup  à  se  plaindre  de  l'impôt 
loissons.  Sauf  l'exception  que  nous  avons  indiquée,  et  qui  sera  certaine- 
t  l'objet  d'une  modification  prochaine,  on  ne  peut  di»é"que  l'impôt  soit  un 
au  intolérable  pour  eux.  Qui  donc  est  en  droit  de  se  plaindre?  Est-ce  le 
ant?  Un  mot  suffit  pour  répondre  à  toutes  les  déclamations  sans  cesse  ré- 
glées à  propos  de  l'exercice  :  c'est  que  la  loi  donne  aux  détaillans  la  faculté 
en  affranchir.  Si  donc  il  y  en  a  qui  se  soumettent  à  l'exercice,  c'est  qu'ils 
ïulent.  D'ailleurs,  l'exercice  est  le  sort  commun  de  beaucoup  d'autres  in- 
ries.  C'est  un  moyen  que  le  fisc  est  forcé  d'employer,  dans  l'intérêt  même 
>rincipe  d'égalité;  car,  si  la  perception  d'un  impôt  n'était  pas  l'objet  d'une 
eillance  sévère  à  l'égard  d'une  certaine  classe  de  contribuables,  toutes  les 
es  seraient  en  droit  de  réclamer.  Aussi  l'exercice  est-il  en  usage  chez  près- 
tous  les  peuples  de  l'Europe.  Il  est  vingt  fois  plus  rigoureux  en  Angleterre 
n  France.  Les  économistes  de  la  montagne  savent  bien,  du  reste,  que  c'est 
moyen  dont  il  est  difficile  de  se  passer,  puisqu'ils  en  font  la  base  de  leur 
et  d'impôt  sur  le  revenu.  Comme  l'a  fait  remarquer  M.  de  Montalembert , 
r  soustraire  trois  cent  mille  cabaretiers  à  un  exercice  qu'ils  disent  intole- 
e,  ils  ne  trouvent  rien  de  mieux  que  de  soumettre  trente^cinq  raillions  de 
içais  à  l'exercice! 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Si  l'impôt  des  boissons  est  parfaitement  tolérable  pour  les  consommateurs 
aussi  bien  que  pour  les  producteurs,  s'il  n'olTre  que  des  inconvéniens  faciles  à 
corri"^er,  s'il  n'est  vexatoire  pour  personne,  ou  du  moins  s'il  ne  l'est  en  réaliti 
que  pour  le  vice  et  pour  la  fraude,  pourquoi  donc  le  supprimerait-on?  Parc* 
qu'il  n'est  pas  proportionnel,  vous  dira  M.  Grévy,  et  qu'en  cela  il  est  contrain 
à  la  constitution!  En  effet,  la  constitution  de  1848,  à  l'article  15,  proclame  er 
principe  la  proportionnalité  de  l'impôt  ;  mais  la  constitution  ne  déclare-t-ellt 
pas  également,  à  l'article  17,  qu'il  y  aura  des  impôts  indirects?  Or,  commen 
voulez-vous  que  des  impôts  indirects  puissent  être  proportionnels?  Commen 
une  taxe  sur  le  tabac,  sur  le  sucre,  sur  la  poudre,  pourrait-elle  être  mesuré 
aux  facultés  de  celui  qui  la  paie?  Évidemment  cela  n'est  pas  possible,  et  il  fau 
bien  reconnaître  que  la  constitution  s'est  contredite  elle-même,  en  autorisai! 
d'un  côté  ce  qu'elle  semble  avoir  interdit  de  l'autre. 

Remarquons  ici,  en  passant,  une  analogie  qui  devrait  recommander  le 
taxes  indirectes  aux  économistes  de  la  montagne.  M.  Louis  Blanc  aurait  voulj 
que  le  salaire  fût  proportionnel,  non  pas  au  travail,  mais  aux  besoins  des  tral 
vailleurs.  Eh  bien!  les  taxes  indirectes  sont  proportionnelles,  non  pas  à  la  foi; 
tune,  mais  aux  besoins  et  aux  goûts  des  contribuables.  J'ai  plus  soif,  ma  pai 
contributive  dans  l'impôt  des  boissons  sera  plus  forte;  j'ai  besoin  d'alimens  plu 
salés,  je  paierai  plus  à  la  gabelle;  plus  sucrés,  je  paierai  plus  forte  part  dar 
l'impôt  des  sucres.  Seulement  la  proportionnalité  des  taxes  aux  besoins  a  cel 
de  bon,  qu'elle  modère  les  besoins  et  réprime  les  appétits,  tandis  que  la  pro 
portionnalité  des  salaires  aux  besoins  excite  les  besoins  et  développe  lesap 
petits.  I 

Du  reste,  ceux  qui  réclament  si  vivement  en  faveur  de  la  proportionnalité  d| 
l'impôt  du  revenu  connaissent-ils  bien  la  valeur  réelle  de  ce  principe?  Ayoïj 
le  courage  de  le  dire,  puisque  aussi  bien,  au  temps  où  nous  sommes,  nous  e 
savons  à  quoi  servirait  d'entretenir  des  illusions  sur  ce  point,  pas  plus  que  si 
tout  autre;  avouons-le  donc  franchement,  la  proportionnalité  de  l'impôt  e; 
une  chimère.  C'est  l'idéal  que  poursuivent  les  philosophes  dans  les  académii 
des  sciences  morales  et  politiques;  c'est  une  promesse  fallacieuse  que  l'e 
de  parti  adresse  à  la  foule;  c'est  une  espérance  que  les  bons  gouverneu;^. 
inscrivent  dans  les  lois,  mais  ce  n'est  point  la  vérité.  L'exacte  vérité,  il  fajj 
bien  le  dire,  c'est  qu'il  n'est  pas  dans  la  nature  des  sociétés,  même  les  i 
régulières,  d'offrir,  par  leur  organisation  administrative  et  politique,  desmo 
d'action  assez  puissans,  des  procédés  assez  sûrs,  pour  établir  d'une  manièi 
absolue  dans  la  pratique  ce  principe  de  proportionnalité  contributive  que  to 
les  gouvcrnemens  sages  s'accordent  cependant  à  regarder  comme  un  devi 
d'humanité  et  de  justice.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  à  cet  égard,  c'est  de  se  ra 
procher  autant  que  possible  du  but ,  sans  espoir  de  l'atteindre.  Voyez  noi 
contribution  foncière,  qui  passe  communément  pour  être  une  contribution  pr; 
portionnelle.  Où  en  est  l'opération  du  cadastre?  Quand  arrivera-t-on  à  la  f 
réquation  de  l'impôt?  Comment  fera-t-on  pour  effacer,  soit  dans  les  dro 
d'enregistrement,  soit  ailleurs,  les  inégaUtés  de  plusieurs  sortes  qui  frappt 
certaines  classes  de  contribuables?  L'expérience  démontre  que  l'on  n'y  arriva 
pas.  L'expérience  démontre  aussi  que  l'on  ferait  une  insigne  folie  de  con  I 
ner,  à  cause  de  ces  défauts  inévitables,  mais  secondaires,  tout  notre  re. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  173 

impôts  directs  et  indirects,  et  que,  de  tous  les  systèmes  que  Ton  tenterait  de 
li  substituer,  le  plus  dangereux  et  le  plus  impraticable  serait  celui  de  l'impôt 
nique.  En  effet,  il  n'est  pas  besoin  d'être  un  profond  financier  pour  com- 
rendre  que  le  système  de  l'impôt  unique  appartient  à  l'enfance  dps  sociéte's, 
qu'il  ne  saurait  convenir  aux  états  modernes.  Le  propre  des  sociétés  mo- 
îrnes  est  de  demander  beaucoup  à  leurs  gouvernemens,  et  ceux-ci,  à  leur 
ur,  sont  bien  forcés  de  demander  à  leurs  administrés  beaucoup  d'argent.  Or, 
cet  argent  était  demandé  en  bloc,  sous  la  forme  d'une  contribution  unique, 
est  évident  que  ce  serait  une  exigence  intolérable.  La  cote  du  percepteur 
lulèverait  partout  mille  résistances.  Pour  aborder  plus  sûrement  le  contri- 
lable,  qu'a-t-on  fait?  On  a  imaginé  d'établir,  au  lieu  d'une  seule  et  même 
xe,  plusieurs  taxes  différentes,  qui,  s' appliquant  à  la  propriété  foncière,  à 
ndustrie,  au  capital,  à  la  fortune  mobilière,  se  confondant  pour  la  plupart 
ec  la  valeur  vénale  des  choses,  et  n'ayant  toutes  séparément  qu'un  poids 
odéré,  viennent  s'imposer  au  contribuable  pour  ainsi  dire  à  son  insu,  ou  ne 
frappent  que  d'une  manière  insensible.  Tel  est  le  système  qui  résulte  du 
élange  habile  de  l'impôt  direct  avec  les  impôts  de  consommation,  et  qui  con- 
5te,  pour  tout  dire,  à  puiser  un  peu,  et  le  plus  souvent  possible,  dans  le  plus 
'and  nombre  de  bourses,  en  prenant  soin  de  cacher  autant  qu'on  le  peut  la 
ain  du  fisc.  Ce  système  n'a  sans  doute  pas  la  brutale  simplicité  ni  la  radicale 
anchise  de  l'impôt  unique;  mais  il  a  du  moins  le  mérite  d'avoir  fait  prospérer 
France  pendant  trente  ans. 

La  montagne,  on  le  pense  bien,  avait  toute  autre  chose  à  faire,  dans  cette 
scussion,  que  de  répondre  aux  preuves  authentiques,  aux  chifl'res  péremp- 
ires  des  documens  officiels.  Pour  elle,  l'intérêt  du  débat  n'était  point  dans 
ixamen  sérieux  d'une  question  économique.  Que  l'impôt  des  boissons  fût  pro- 
trtionnel  ou  non,  qu'il  fût  bien  ou  mal  réparti,  qu'il  fût  ou  non  un  fardeau 
op  lourd  pour  telle  ou  telle  classe  de  contribuables,  qu'il  y  eût  ou  non  des 
langemens  à  y  faire,  soit  dans  les  tarifs,  soit  dans  le  mode  de  perception  :  ce 
était  pas  là,  au  fond,  ce  qui  importait  le  plus  aux  représentans  de  l'idée  de 
vrier.  Pour  ceux-là,  sachons-le  bien,  la  discussion  de  l'impôt  des  boissons 
était  qu'une  nouvelle  forme  d'attaque  contre  la  société.  Supposez,  en  effet, 
le  l'impôt  des  boissons  eût  été  supprimé,  qu'arrivait- il?  Tout  notre  édifice 
lancier  s'écroulait.  Après  la  taxe  des  boissons,  il  eût  fallu  sacrifier  tous  les 
trois  des  villes,  puis  toutes  les  contributions  indirectes;  pas  une  seule  taxe  de 
insommation  ne  serait  restée  inscrite  au  budget  des  recettes.  C'était  un  vide 
;  plusieurs  centaines  de  millions  qu'il  eût  fallu  combler;  mais  comment?  Au- 
it-on  pris  le  système  de  la  taxe  unique  sur  le  capital  ou  sur  le  revenu?  C'était 
1  bouleversement  dans  le  régime  économique  de  la  France.  Aurait-on  sup- 
imé,  comme  le  voudrait  M.  Bastiat,  tout  ou  partie  du  budget  des  dépenses? 
était  la  décentralisation  à  l'infini,  la  destitution  du  gouvernement,  c'est-à-dire 
le  révolution  nouvelle.  Serait-on  resté  les  bras  croisés  devant  une  dette  flot- 
nte  de  600  millions,  un  découvert  de  534  millions  pour  1849,  et  un  déficit 
"obable  de  4  à  500  millions  pour  1850?  C'était  marcher  indubitablement  à  la 
mqueroute,  avec  la  perspective  plus  ou  moins  prochaine  des  assignats  sous 
rme  de  bons  hypothécaires,  et  des  réquisitions  sous  forme  de  dons  patrio- 
ïues.  Assurément,  nous  ne  croyons  pas  calomnier  les  intentions  de  la  mon- 


174.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ta<^ne  en  supposant  que  toutes  ces  hypothèses  s'étaient  naturellement  présen- 
tées à  l'esprit  de  ses  orateurs;  autrement,  pourquoi  auraient-ils  mis  tant  d'àpreté 
et  de  violence  à  attaquer  ce  malheureux  impôt  des  boissons,  dont  le  seul  tort, 
à  vrai  dire,  était  de  donner  au  budget  jdes  recettes  de  108  millions?  La  pensée 
de  la  montac^ne  n'a  pas  besoin,  du  reste,  d'être  supposée;  elle  s'est  exprimée 
a'ssez  ouvertement  dans  le  débat  pour  ne  laisser  de  doute  à  personne.  «  La  mo- 
narchie, a  dit  un  orateur  de  la  montagne,  s'est  réfugiée  dans  la  fiscalité  comme 
dans  une  forteresse;  l'impôt  est  la  citadelle,  et  nous  ne  cesserons  de  l'attaquer.  » 
Ce  mot  est  un  des  plus  caractéristiques  et  des  plus  francs  qui  aient  été  dit^ 
dans  tout  le  cours  de  cette  discussion.  A  la  place  du  mot  monarchie,  qui  est 
aujourd'hui,  comme  on  sait,  une  expression  convenue,  mettez  le  mot  société, 
et  vous  aurez,  sinon  la  pensée  même  de  l'orateur,  du  moins  bien  certainement 
celle  d'une  quarantaine  de  ses  collègues  qui  ont  accueilli  sa  déclaration  avei 
des  applaudissemens  frénétiques.  Oui,  l'impôt  est  aujourd'hui  la  citadelle  do 
l'ordre,  et  c'est  pour  cela  qu'on  veut  y  entrer.  C'est  pour  cela  aussi  que  l'im- 
pôt des  boissons  a  été  défendu,  cette  fois,  non  pas  seulement  par  des  financiers, 
par  des  économistes,  mais  par  des  hommes  véritablement  politiques,  qui  ont 
senti  que  la  société,  dans  cette  circonstance,  était  attaquée  avec  l'arme  la  plib 
dangereuse  de  toutes,  celle  de  la  philanthropie  hypocrite,  et  que,  si  l'on  per- 
dait cette  nouvelle  bataille,  on  serait  exposé  à  en  perdre  bien  d'autres  par  la 
suite. 

Le  grand  mérite  de  la  discussion  de  l'impôt  des  boissons,  outre  le  déficit  du 
trésor  évité  ou  détourné,  c'est  d'avoir  dit  la  vérité  au  pays,  c'est  de  n'avoir  pas 
couru  après  une  misérable  popularité.  Ce  mérite  si  rare  de  savoir  et  d'oser 
dire  la  vérité,  nous  le  trouvons  aussi  dans  un  document  important,  dans  le  rap- 
port de  M.  Reybaud  sur  les  colonies  agricoles  de  l'Algérie.  Puissent  tous  les 
hommes  qui  sont  encore  disposés  à  être  dupes  des  mirages  de  la  philanthropie 
lire  ce  curieux  et  instructif  rapport!  Ils  y  verront  combien,  pour  faire  le  bien, 
il  faut  de  prudence,  de  bon  sens  et  surtout  de  temps.  Ils  y  verront  enfin  qu'on 
n'improvise  pas  une  colonie  aussi  facilement  qu'une  république. 

Supposez  qu'un  gouvernement  régulier,  maître  de  lui-même,  ayant  tout  le 
temps  de  la  réflexion,  ayant  aussi  les  ressources  nécessaires,  veuille  faire  un 
essai  de  colonisation  agricole,  comment  s'y  prendra-t-il?  Apparemment,  il  choi- 
sira de  préférence  pour  colons  des  cultivateurs,  des  hommes  robustes,  habi- 
tués à  de  rudes  travaux,  à  une  vie  sobre,  des  pères  de  famille  surtout  capable? 
de  donner  de  bons  exemples;  en  même  temps,  il  fera  tous  les  préparatifs  né- 
cessaires pour  établir  commodément  la  colonie  sur  le  sol  qu'elle  a  à  défricher. 
Il  s'arrangera  pour  qu'elle  y  trouve,  dès  l'arrivée,  un  abri  suffisant  et  des  in- 
strumens  de  travail.  Il  prendra  enfin  ses  mesures  de  manière  à  ce  que  l'arrivé 
des  colons  ait  lieu  dans  une  saison  propice  aux  travaux  de  la  terre,  car  l'oisi- 
veté, surtout  au  début,  est  une  cause  certaine  de  découragement. 

Voilà  ce  que  fera  un  gouvernement  régulier;  mais,  pour  la  même  raison, 
voilà  ce  que  n'a  pas  pu  faire  le  gouvernement  de  la  république  aux  mois  de 
septembre  et  d'octobre  1848,  non  pas  qu'à  cette  époque  ce  gouvernement  n'eût 
déjà  manifesté  un  retour  à  l'esprit  d'ordre,  mais  il  était  encore  dominé  par  les 
circonstances,  et  il  subisait  les  inconvéniens  de  son  origine.  L'envoi  d'une  co- 
lonie en  Algérie,  proclamé  par  lui  à  la  tribune  comme  une  pensée  de  civilisation 


BEVUE.   —  CHRONIQUE.  179 

vénemens  qui  se  sont  accomplis  depuis  quelque  temps,  et  tâchons  d'entre- 
oir  le  dénoûment  de  ce  drame  bizarre  et  compliqué. 

Disons  tout  d'abord  que  ce  qui  rend  le  dénoûment  si  difficile  à  entrevoir, 
est  qu'il  y  en  a  deux.  C'est  ici  un  véritable  drame  romantique,  et  qui  peut 
nir  à  volonté  par  une  comédie  ou  par  une  tragédie.  La  Prusse  peut  s'entendre 
vec  l'Autriche,  partager  avec  elle  le  pouvoir  en  Allemagne,  et  remettre  à  un 
sndemain  indéfini  les  institutions  libérales  qui  devaient  résulter,  dit-on,  de 
unité  de  l'Allemagne,  ou  même  laisser  les  divers  états  de  l'Allemagne  accom- 
lir  dans  leur  sein  les  changemens  que  l'opinion  publique  peut  réclamer.  Les 
iioses,  en  effet,  en  Allemagne,  sont  dans  ce  bizarre  état  que  tout  ce  que  l'Al- 
imagne  cherche  par  l'unité,  elle  peut  l'avoir  aussi  bien  par  la  diversité,  que 
s  constitutions  particulières  des  états  peuvent  arriver  au  même  résultat  que 
,  constitution  générale  de  l'Allemagne  unie,  et  qu'on  se  demande  enfin  par- 
is pourquoi  l'Allemagne  veut  avoir  en  gros,  en  traversant  je  ne  sais  com- 
en  d'impossibilités,  tout  ce  qu'elle  peut  avoir  en  détail,  sans  rencontrer 
autres  difficultés  que  des  difficultés  ordinaires.  L'accord  de  l'Autriche  et  de 
Prusse  et  l'ajournement  des  utopies  de  Francfort,  voilà  le  premier  dénou- 
ent que  nous  entrevoyons  au  drame  de  l'unité  germanique,  et  c'est  pour  ce 
inoûment  que  nous  avons  toujours  parié,  comme  étant  le  plus  simple  et  le 
oins  exposé  aux  péripéties  révolutionnaires. 

L'autre  dénoûment,  qui  serait  le  dénoûment  tragique,  serait  que  la  Prusse 
îbstinât  à  avoir  le  parlement  germanique  d'Erfurth;  que  l'Autriche,  de  son 
ité,  s'obstinât  à  résister  aux  vœux  de  la  Prusse,  et  que  la  guerre  sortît  de  ce 
ssentiment.  Nous  espérons  que  ce  dénoûment  sera  évité. 
En  attendant,  un  des  principaux  personnages  du  drame  de  1848,  l'archiduc 
an,  vient  de  se  retirer  définitivement  de  la  scène.  On  sait  comment  l'archiduc 
an  avait  été  nommé  lieutenant-général  de  l'empire  par  le  parlement  germa- 
que  :  il  représentait  l'unité  de  l'Allemagne  dans  le  pouvoir  exécutif  comme  le 
irlement  la  représentait  dans  le  pouvoir  législatif.  Le  parlement  germanique 
îst  évanoui  ou  déchiré  dans  les  convulsions  de  la  démagogie;  mais  l'archiduc 
an  restait  encore  debout  comme  la  dernière  personnification  ou  la  dernière 
nbre  de  l'unité  de  l'Allemagne.  Cela  lui  faisait  encore  une  sorte  d'autorité 
orale  dont  il  ne  pouvait  plus  rien  faire  pour  lui-même  et  pour  l'Allemagne, 
ais  dont  il  pouvait  faire' un  legs  utile  et  profitable  pour  qui  le  recueillerait. 
;  là  l'empressement  que  la  Prusse  avait  eu  de  faire  abdiquer  à  son  profit 
irchiduc  Jean;  mais  l'archiduc  Jean,  se  souvenant  de  Marie-Thérèse,  a  refusé 
abdiquer  entre  les  mains  de  la  Prusse  :  il  n'a  pas  voulu  non  plus  attendre  la 
union  conjecturale  du  parlement  allemand  d'Erfurth  pour  déposer  entre  les 
ains  d'une  assemblée  germanique  le  pouvoir  qu'il  avait  reçu  des  mains  d'une 
semblée  germanique;  il  a  abdiqué  entre  les  mains  de  la  commission  intéri- 
aire,  composée  de  deux  députés  de  l'Autriche  et  de  deux  députés  prussiens 
chargée  d'exercer  le  pouvoir.  Cette  abdication  de  l'archiduc  Jean  au  profit 
!  la  commission  intérimaire  plutôt  qu'entre  les  mains  du  parlement  à  naîtye 
Erfurth  montre  vers  quel  dénoûment  le  drame  semble  marchei-. 
Ce  qui  ressemble  le  plus,  en  effet,  à  la  diète  germanique  de  1815  et  ce  qui 
ssemble  le  moins  au  parlement  germanique  de  Francfort,  c'est  la  commis- 
3n  austro-prussienne,  chargée  par  intérim  du  pouvoir  fédéral.  C'est  un  pou- 


180  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

voir  plus  centralisé  que  la  diète  de  1815,  et  si  rAUemagne  devait  en  rester  à 
cette  commission  fédérale  pendant  quelques  années,  et  cela  est  possible,  il  en 
résulterait  que,  pour  avoir  voulu  aller  jusqu'à  un  parlement  populaire,  l'Alle- 
magne se  trouverait  ramenée  à  un  comité  exclusivement  monarchique,  La 
commission  fédérale,  en  eflet,  ne  représente  que  les  deux  grandes  monarchies 
allemandes,  la  Prusse  et  l'Autriche. 

Si  nous  comparons  les  chances  d'avenir  de  la  commission  intérimaire  d'une 
part  et  du  parlement  d'Erfurthj  de  l'autre,  il  est  évident  à  nos  yeux  que  les 
chances  d'avenir  sont  beaucoup  plus  grandes  pour  la  commission  que  pour  le 
parlement.  D'abord  la  commission  existe  et  le  parlement  n'est  pas  encore  né; 
mais  ce  qui  nous  frappe  surtout,  c'est  que  la  commission  représente  le  principe 
de  l'ordre  et  de  la  stabilité,  tandis  que  le  parlement  représente  le  principe 
d'innovation  et  d'instabilité.  Or,  il  y  a  deux  ans  ou  dix-huit  mois,  nous  aurions 
parié  à  coup  sûr  pour  le  principe  d'innovation.  Aujourd'hui,  nous  parions  pour 
le  principe  de  l'ordre.  Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  ce  qui  fait  la  faiblesse  du 
parlement  éventuel  d'Erfurth,  ce  qui  l'empêchera  peut-être  de  naître,  c'est  son 
origine  et  ses  précédens.  Il  procède  de  1848;  il  a  beau  vouloir  corriger  les  er- 
reurs de  i  848,  il  a  la  même  source.  Il  est  de  la  même  famille,  et  toute  sa 
gloire  serait,  s'il  vit,  d'être  le  très  bon  cadet  d'un  assez  mauvais  aîné.  Or  la 
famille  est  suspecte  à  tous  ses  degrés,  et  la  Prusse  a  beau  dire  qu'elle  veut  ré- 
former la  révolution  à  l'aide  de  la  révolution  :  on  lui  répond  que  le  procédé 
réussit  rarement  et  que  les  pays  où  on  a  voulu  faire  de  l'ordre  avec  du  désordre 
s'en  sont  mal  ti-ouvés.  Pourquoi  ressusciter  de  gaieté  de  cœur  ce  parlement 
germanique  qui  s'est  suicidé  lui-même?  pourquoi  lui  donner  une  participation 
quelconque  aux  destinées  de  l'Allemagne  après  les  mauvaises  expériences  qu'il 
a  faites?  On  ne  s'en  tient  pas  à  ces  considérations  générales,  et  il  y  a  une  rai- 
son décisive  qui  pousse  l'Allemagne  vers  la  commission  fédérale,  c'est-à-dire 
vers  le  principe  d'ordre  plutôt  que  vers  le  parlement  d'Erfurth.  Les  petits  états 
de  l'Allemagne  ne  sont  plus  assez  forts,  cela  est  triste  à  dire,  pour  faire  eux- 
mêmes  la  police  chez  eux.  N'en  soyons  pas  trop  étonnes.  Il  y  a  dans  la  vie  des 
états  un  moment  critique,  c'est  celui  où  l'équilibre  entre  la  force  qui  attaque 
et  la  force  qui  défend  est  rompu  au  profit  de  la  force  qui  attaque.  Ces  deux 
forces  existent  toujours  dans  la  société;  mais  les  sociétés  régulières  sont  celles 
où  la  force  qui  défend  a  une  prépondérance  décisive  sur  la  force  qui  attaque. 
Quand  c'est  le  contraire ,  la  société  alors  est  menacée  de  perdre  son  ordre 
social,  ou  l'état  de  perdre  son  indépendance.  Dans  ces  momens  suprêmes,  en 
effet,  la  société  est  tentée  de  chercher  au  dehors  l'appui  qu'elle  ne  trouve 
plus  au  dedans.  Telle  est  la  situation  des  petits  états  de  l'Allemagne.  Minés 
par  la  démagogie,  ils  ne  peuvent  plus  se  défendre  et  se  protéger  eux-mêmes; 
ils  sont  donc  forcés  de  demander  à  la  Prusse  ou  à  l'Autriche  de  venir  faire 
la  pohce  chez  eux.  C'est  ainsi  que  l'ordre  a  été  rétabli  dans  le  grand-duché  de 
Bade  par  la  Prusse  :  c'était  le  temps  où  l'Autriche,  occupée  en  Hongrie  et  en 
Italie,  était  impuissante  en  Allemagne;  mais  aujourd'hui  que  l'Autriche  a  les 
mains  libres,  c'est  à  elle  plutôt  qu'à  la  Prusse  que  s'adressent  les  petits  états 
de  l'Allemagne.  Ils  ont  plus  de  confiance  en  l'Autriche  qu'en  la  Prusse,  parce- 
que  l'Autriche  n'a  jamais  manifesté  l'envie  de  réaliser  l'unité  de  l'Allemagne  à 
son  profit.  La  Saxe  menacée  pai-  la  démagogie,  le  Wurtemberg  aussi,  se  sont 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  i8i 

donc  tournés  vers  l'Autriche,  et  s'il  y  a  quehjue  agitation  dans  l'un  on  dans 
l'autre  de  ces  deux  états,  ce  sera  fort  probablement  TAutriche  qui  y  fera  la 
police. 

La  confiance  que  l'Autriche  inspire  fait  la  force  de  la  commission  fédérale. 
Cette  commission,  en  effet,  procède  plutôt  de  l'Autriche  que  de  la  Prusse,  et 
voici  pourquoi  :  la  Prusse  est  à  la  fois  représentée  dans  la  commission  fédé- 
rale et  dans  le  parlement  d'Erfurth;  elle  a  une  politique  à  deux  tètes;  elle  est 
à  cheval  sur  deux  principes.  Cette  politique  à  double  but  peut  avoir  son  avan- 
tage pour  la  Prusse,  mais  elle  n'est  pas  favorable  à  l'avènement  du  parlement 
d'Erfurth.  Ce  parlement,  en  elîet,  ne  reçoit  de  la  Prusse  qu'une  demi-force, 
puisqu'une  autre  moitié  de  l'autorité  et  de  l'ascendant  moral  de  la  Prusse  est 
engagée  dans  la  commission  fédérale  de  Fi-ancfort.  Pour  que  le  parlement 
d'Erfurth  evit  bonne  chance,  il  faudrait  que  la  Prusse  fût  décidée  à  prendre  en 
main  la  cause  populaire  ou  démocratique  en  Allemagne,  qu'elle  se  fit  hardi- 
ment l'héritière  du  parlement  de  1848;  il  faudrait  enfin  que  le  roi  de  Prusse 
jouât  en  Allemagne  le  rôle  que  Charles-Albert  a  voulu  jouer  en  Italie,  rôle 
ingrat  et  dangereux  où  l'on  s'expose  à  faire  la  guerre- contre  ses  vrais  amis  au 
profit  de  ses  vrais  ennemis,  et  où  la  meilleure  chance  est  d'être  battu  et  de 
mourir  héroïquement,  comme  Ta  fait  Charles-Albert. 


LE  MOUVEMENT  INTELLECTUEL  EN  ESPAGNE. 


Courtes  Réflexions  sur  la  crise  que  traversent  les  gouvememens  et  les  peuples  d'Europe, 
par  M.  Alcala  Gauano.  —  Histoire  de  Grenade,  par  D.  Migdel  Lafuente  Alcantara.  — 
Histoire  de  la  Législation  espagnole,  par  D.  José-Mahia  ANTEaiîEKA.  —  Études  sur  les 
Finances  et  l'administration  d'Espagne,  par  D.  Fermin  G.  Moron.  —  La  Question  ro- 
maine, par  D.  EvARiSTO  San-Miguel,  —  Les  Mansardes  de  Madrid,  par  D.-L.  Corsini. 

L'Espagne  est  dédommagée  de  ses  longues  épreuves;  au  moment  même  où 
la  France,  l'Italie,  l'Allemagne  s'ébranlaient  au  tocsin  des  insurrections,  son- 
nait pour  elle  l'heure  des  travaux  calmes  et  recueillis  de  la  pensée.  De  son 
douloureux  passé  de  trente  ans,  il  ne  lui  reste  guère  plus  que  ce  surcroît  d'ac- 
tivité intellectuelle  dont  chaque  grande  crise  est  suivie  de  près  ou  de  loin,  et 
ces  enseignemens  sociaux  qui  germent  si  nombreux  sur  tout  sol  engraissé  de 
sang  et  de  débris  :  jeunesse  et  maturité  à  la  fois.  La  Reviie  se  propose  de  suivre 
pas  à  pas,  dans  leurs  manifestations  écrites,  les  résultats  de  cette  pénible  ini- 
tiation, qui  a  fait  parcourir  à  l'Espagne,  tant  politique  que  littéraire,  le  cercle 
entier  des  expériences.  Une  double  anarchie  était  venue,  en  effet,  peser  sur  la 
Péninsule.  En  littérature,  la  tradition  léguée  par  les  grands  maîtres  du  xvi«  siècle 
s'y  débattait  tour  à  tour  contre  notre  école  classique  et  notre  école  romantique, 
importées  presque  simultanément  par  de  prétendus  novateurs.  Même  chaos 
dans  la  politique,  où  alternaient  l'imitation  anglaise  et  l'imitation  française,  se 
repoussant  l'une  l'autre  et  repoussées  toutes  deux  par  les  nécessités  nationales. 
Laissée  sans  direction  dans  ce  vaste  champ  d'incertitudes  où  toutes  les  per- 


1^2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

spectives  étaient  ouvertes  par  cela  seul  qu'aucun  horizon  n'était  arrêté,  la  so- 
ciété espagnole  s'est  jetée  à  la  débandade  dans  tous  les  sens,  explorant  curieu- 
sement chaque  sentier,  fourvoyée  en  plus  d'une  impasse,  mais  éclairée  par  ses 
déceptions  même  sur  la  véritable  route  à  suivre.  En  fin  de  compte,  nos  voisins 
y  ont  gagné  deux  choses  :  une  littérature  arrêtée  et  une  politique  arrêtée;  l'une, 
enrichie  de  quelques  procédés  nouveaux  qui  laissent  pourtant  piesque  toute 
son  originalité  au  génie  national;  l'autre,  également  très  espagnole,  quoique 
offrant  çà  et  là  quelques  restes  de  contrefaçon  qui ,  à  force  d'être  arrosés  de 
sang  et  d'encre,  ont  pris  racine  dans  le  pays. 

Celle-ci  occupe  naturellement  la  plus  large  place  dans  les  préoccupations  ac- 
tuelles de  nos  voisins.  L'Espagne  semble  avoir  compris  qu'une  situation  n'offre 
pas  deux  fois  ce  phénomène  d'un  gouvernement  fort,  d'ime  majorité  unie  et 
d'une  opposition  muette  en  plein  enfantement  révolutionnaire,  quand  rien, 
presque  rien  n'est  encore  fondé,  que  les  questions  les  plus  vitales  sont  encure 
en  suspens,  que  toutes  les  passions,  tous  les  intérêts,  tous  les  regrets  et  les  es- 
pérances ont  encore,  en  somme,  leur  carte  au  jeu.  De  là  cette  conspiration 
tacite  qui  porte  au-delà  des  Pyrénées  les  bons  esprits  vers  toutes  les  solutions 
ajournées  ou  oubliées,  crainte  que  plus  tard  l'esprit  d'anarchie,  venant  à  se 
réveiller,  ne  s'en  emparât  de  nouveau.  Au  milieu  de  ce  calme  profond  où  elle 
paraît  de  loin  comme  endormie,  l'Espagne  n'opère,  en  un  mot,  rien  moins  que 
sa  transformation  morale  et  matérielle  :  finances,  administration,  législation, 
instruction  publique ,  économie  commerciale,  tout  y  subit  ou  va  subir  un  re- 
maniement radical.  N'y  aurait-il  pas  là  pour  nous  plus  d'un  enseignement 
pratique?  Non  pas  qu'il  faille  emprunter  à  l'Espagne  des  systèmes  de  réforme  : 
nous  n'en  avons ,  hélas!  que  trop;  mais  le  fait  seul  de  cette  immense  révolu- 
tion s' accomplissant  sans  bruit  et  sans  secousses,  quand  tant  d'autres  promè- 
nent la  société  européenne  de  précipice  en  précipice  pour  la  ramener,  en 
définitive,  dans  le  cercle  éternel  du  passé,  ne  présente-t-il  pas  un  exemple 
instructif,  un  mécanisme  curieux  à  étudier?  Nos  voisins  sont  même  en  mesure 
de  nous  faire  la  leçon  d'une  façon  plus  directe.  Spectateurs  désintéressés  de  la 
crise  où  s'agite  le  reste  de  l'Europe,  ils  peuvent  la  mesurer  plus  sûrement  que 
nous,  aveuglés  que  nous  sommes  par  la  poussière  de  tant  d'écroulemens;  et  ils 
ne  s'en  font  pas  faute.  Ainsi  va  le  monde  :  que  d'études  in  anima  vili  ne  faisions- 
nous  pas  hier,  dans  notre  orgueil,  sur  cette  pauvre  Espagne!  C'est  aujourd'hui 
son  tour,  et  les  aberrations  même  de  son  passé  favorisent  sa  perspicacité  ac- 
tuelle. A  force  d'imiter  à  tort  et  à  travers  les  autres  pays,  l'Espagne  a  appris  à 
les  connaître,  et  c'est  à  ce  point  que  les  questions  extérieures  sont  souvent 
plus  familières  à  nos  voisins  que  leurs  propres  questions. 

Les  Courtes  lUjlexions  de  M.  Alcalà  Galiano  sur  le  caractère  de  la  crise  que  tra- 
versent les  gouvernemens  et  les  peuples  d'Europe  (1)  offrent,  sous  ce  rapport,  un 
intérêt  exceptionnel.  Ancien  émigré,  M.  Galiano  a  long-temps  étudié  de  près 
les  sociétés  qu'il  juge  aujourd'hui  de  loin.  Ancien  ministre  et  l'un  des  orateurs 
les  plus  éminens  de  la  majorité,  il  apporte  en  ses  appréciations  cette  sûreté  de 
vues  et  cet  esprit  pratique  qui  s'acquièrent  surtout  au  contact  des  ailkires.  Son 
livre  a  été  improvisé  dans  les  premiers  mois  delà  révolution  européenne,  enti 

(1)  Madrid,  1848.  D.  Ramon  RodrigBez  de  Rivera,  éditeur. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  183 

la  surprise  de  février  et  Tonragan  de  juin;  mais,  chose  rare,  il  est  encore  actuel. 
En  ces  jours  de  fièvre,  où  les  esprits  les  plus  fermes,  trompés  par  le  miroite- 
ment des  événemens,  hasardaient  des  appréciations  qu'ils  voudraient  pouvoir 
désavouer  aujourd'hui,  M.  Galiano  a  su  voir  loin  et  juste.  Presque  toutes  ses 
prévisions  sont  devenues  des  réalités. 

Dans  cette  étude,  comme  dans  la  crise  qui  en  est  .l'objet,  la  France  occupe, 
bien  entendu,  le  premier  rang.  D'après  M.  Galiano,  la  révolution  de  février  se 
distingue  de  toutes  les  autres  par  ce  double  caractère,  qu'elle  n'était  ni  légitime 
ni  logique.  Le  droit  a  été  jusqu'au  bout  du  côté  de  Louis- Philippe,  qui  a  marché 
constamment  d'accord  avec  la  majorité  et  n'a  pas  un  seul  instant  méconnu  les 
principes  dont  il  était  la  personnification.  Que  certaines  promesses  de  1830, 
concessions  faites  à  l'incertitude  du  moment,  n'aient  pas  été  tenues,  c'est  pos- 
sible; mais  ces  promesses,  outre  qu'elles  étaient  vagues,  n'ont  jamais  été  com- 
prises dans  le  pacte  fondamental  qui  seul  pouvait  et  devait  engager  le  roi. 
M.  Galiano  remarque  d'ailleurs  avec  raison  que  la  royauté  n'a  jamais  été  ac- 
cusée de  manquer  à  ses  engagemens  que  par  ceux  qui  ne  la  reconnaissaient 
pas,  par  les  répubHcains  de  1830  et  de  1848  :  le  cas  échéant,  cela  ne  répon- 
drait-il pas  à  tout?  Pour  être  en  droit  d'invoquer  un  contrat  quelconque,  la 
première  condition ,  ce  nous  semble,  c'est  d'y  avoir  adhéré.  La  révolution  de 
février,  dans  la  pensée  de  M.  Galiano,  n'était  pas  moins  illogique  qu'illégitime. 
Faite  dans  le  but  apparent  de  soulager  les  misères  du  peuple,  elle  devait  avoir 
pour  effet  nécessaire  et  immédiat  d'aggraver  ces  misères  en  tarissant  les  sources 
du  travail.  On  sait  quelle  terrible  confirmation  a  reçue  bientôt  cette  prophétie. 

Mais,  justes  ou  iniques,  logiques  ou  absurdes,  toutes  les  révolutions  dont 
février  a  été  le  signal  se  confondent  dans  cette  triste  communauté,  qu'elles 
sont  mauvaises.  M.  Galiano  n'en  veut  pour  preuve  que  l'intimité  spontanée 
qui  s'établit,  dès  le  début,  entre  l'insurrection  de  Paris,  qui  vient  de  tuer  le 
système  constitutionnel,  et  les  insurrections  italiennes  et  allemandes,  accom- 
plies au  nom  de  ce  système.  Ces  insurrections  comprenaient  instinctivement 
leur  solidarité.  Malgré  l'apparente  diversité  du  but,  elles  n'étaient  que  les  diffé- 
rentes étapes  du  chemin  qui  conduit  à  la  destruction  universelle,  et  ici  encore 
les  orgies  démagogiques  de  Vienne,  de  Francfort,  de  Florence,  de  Rome,  sont 
bientôt  venues  faire  écho  aux  prédictions  de  l'homme  d'état  espagnol.  Un  autre 
2;enre  de  solidarité  unissait  les  révolutions  française,  allemande  et  italienne  : 
quelles  que  fussent  leurs  vicissitudes,  toutes  étaient  condamnées  à  procéder 
par  la  compression.  Il  n'y  a  pas,  en  efiet,  de  transaction  possible  dans  cette 
question  de  vie  ou  de  mort  qui  s'agite  pour  la  société.  Quel  que  soit  l'élément 
qui  l'emporte,  l'instinct  de  conservation  le  rendra  intolérant  envers  l'élément 
opposé.  Et,  en  effet,  depuis  bientôt  deux  ans  qu'elle  a  commencé  son  travail 
de  Pénélope,  la  révolution  n'a  pas  pu  sortir  de  ce  dilemme  :  la  dictature  d'en 
bas  ou  la  dictature  d'en  haut.  Entre  ces  deux  dictatures,  les  chances  de  durée 
ne  sont  pas  heureusement  pour  la  première.  Les  démagogues,  condamnés  qu'ils 
sont  à  surexciter  ces  souffrances  populaires  dont  ils  se  proclament  les  méde- 
cins, seront  tôt  ou  tard  abandonnés  par  les  masses,  qui  accepteront  la  tuteHe 
d'un  pouvoir  sérieux.  Avec  moins  de  promesses  à  remplir,  celui-ci  aura  une 
responsabilité  plus  forte  et  plus  saisissable,  cai-  elle  sera  moins  divisée.  De  là 
deux  garanties  de  stabilité  :  moins  d'impatience  chez  les  masses,  plus  de  sol- 


184  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

licitude  dans  le  gouvernement;  mais,  quelle  que  soit  l'origine  et  la  nature  de 
ce  gouvernement,  il  n'y  aura  encore  une  fois  de  salut  pour  lui,  comme  pour  la 
nation,  que  dans  l'exercice  énergique  et  continu  de  l'autorité. 

Sauf  quelques  sous-entendus  qu'explique  l'incertitude  du  moment  où  fut 
écrit  ce  livre,  et  dont  je  ne  crois  pas  avoir  méconnu  le  sens,  voilà  en  substance 
ridée  développée  par  M.  Alcalà  Galiano.  De  piquantes  digressions  arrêtent  sou- 
vent le  lecteur,  mais  sans  l'égarer.  Écrivain  d'une  admirable  lucidité,  M.  Ga- 
liano excelle  à  faire  marcher  de  front  les  détails  de  la  situation  la  plus  com- 
plexe, de  sorte  que  l'idée  générale  ne  se  perd  jamais  de  vue.  Une  critique 
rigoureuse  pourrait  exiger  plus  de  concision.  Orateur  facile  et  élégant,  et  qui 
s'écoute,  je  gage,  presque  avec  autant  de  plaisir  qu'on  l'écoute,  M.  Galiano  a, 
comme  écrivain,  les  défauts  de  ces  qualités  :  son  livre  est  plutôt  parlé  qu'écrit; 
mais  le  langage  qu'il  parle  est  si  pur,  si  rayonnant  de  simplicité  et  de  clarté, 
qu'on  regretterait,  en  définitive,  d'en  sacrifier  un  seul  mot.  J'ajouterai  que  ce 
livre  devrait  être  traduit,  car  l'auteur  a  saisi  avec  beaucoup  de  finesse  les  mille 
nuances,  les  contradictions  plus  apparentes  que  réelles  de  nos  mœurs  politiques, 
si  aristocratiques  et  si  démocratiques  à  la  fois.  A  ce  propos,  M.  Galiano  se  raille 
de  cet  empirisme  qui  voudrait  implanter  tour  à  tour  chez  nous  les  institutions 
de  l'Angleterre  et  celles  de  l'Amérique,  comme  s'il  y  avait  pour  chaque  société 
d'autres  institutions  possibles  que  celles  qui  naissent  naturellement  de  ses  tra- 
ditions, de  ses  besoins,  de  ses  mœurs.  M.  Galiano  a  d'autant  plus  de  mérite  à 
combattre  ce  genre  d'illusions,  qu'il  les  a  autrefois  partagées.  C'est  lui  qui, 
engageant  jadis  ses  compatriotes  à  braver  les  dangers  d'une  expérience  révo- 
lutionnaii-e,  s'écriait  :  «  On  n'apprend  à  nager  que  dans  l'eau  !  »  Depuis  lors, 
M.  Galiano  s'est  aperçu ,  et  il  en  fait  très  loyalement  l'aveu ,  que  les  peuples 
qu'on  jette  dans  cette  eau-là  peuvent  parfois  s'y  noyer. 

L'Espagne  s'est,  elle  aussi,  rangée  à  l'avis  de  M.  Galiano,  après  avoir  par- 
tagé son  erreur.  Nos  voisins  ont  à  peu  près  renoncé,  je  l'ai  dit ,  à  la  stérile 
manie  des  contrefaçons  politiques.  C'est  sur  leurs  besoins  qu'ils  cherchent  désor- 
mais à  modeler  leurs  lois;  c'est  à  leur  passé  et  non  plus  au  nôtre  qu'ils  vont  de- 
mander des  principes  et  des  traditions.  VHistoire  de  Grenade,  par  M.  Lafuente 
Alcantara  (1),  et  VHistoire  de  la  Législation  espagnole,  par  M.  Antequera  (2), 
sont  en  ce  sens  de  très  notables  efforts. 

Je  me  défie  des  monographies  de  clocher,  et  quelques  harmonieux  échos  que 
réveille  dans  le  souvenir  ce  doux  nom  de  Grenade,  ce  n'est  pas  sans  défiance 
que  j'ai  ouvert  l'ouvrage  de  M.  Lafuente  Alcantara.  Comment  supposer  qu'une 
histoire  de  ville,  cette  ville  eût-elle  pour  passé  les  califes,  pour  chronique  le 
Romancero,  pour  ruines  l'Alhambra,  pût  oflrir  un  intérêt  soutenu  pendant 
quatre  énormes  volumes  in-g"?  Je  me  trompais,  jamais  cadre  n'aura  été  plus 
vaste  et  plus  rempli.  Sous  le  titre  modeste  que  porte  son  livre,  M.  Lafuente  Al- 
cantara a  écrit  en  réahté  les  annales  de  tout  ce  midi  espagnol  que  Grenade 
illunama  à  un  moment  donné  de  son  glorieux  rayonnement.  Ainsi  vu  de  haut, 
cet  éti-oit  horizon  s'agrandit  de  toute  l'immensité  des  trente  siècles  historiques 

(1)  Historia  de  Granada;  Ma  Irid,  1843,  chez  Sanz,  imprimeur-libraire. 

(2)  Historia  de  la  Lecjislacion  espunola;  Madrid,  1819.  Imprimerie  Martinez  et  Mi- 
nuesa. 


REVTE.   —  CHRONIQUE.  485 

qui,  des  Phéniciens  aux  Français,  en  passant  par  les  Carthaginois,  les  Romains, 
les  Goths,  les  Sarrazins  et  les  Bérébères,  sont  venus  dire  là  leur  dernier  mot. 
Les  contrées  grenadines  semblent  en  effet  vouées  à  une  prédestination  singu- 
lière. Soit  que  leur  climat  privilégié,  dont  rêvait  déjà  le  vieil  Homère,  appelât 
de  toutes  parts  dans  leur  sein  l'invasion,  et  par  suite  les  conflits  de  race,  soit 
que  leur  position  géographique,  à  l'issue  du  monde  européen  et  au  seuil  du 
monde  africain,  en  fit  tour  à  tour  la  première  ou  la  dernière  halte  des  civili- 
sations successives,  presque  tous  les  grands  enfantemens  et  les  grands  écrou- 
lemens  de  l'histoire  ont  eu  leur  sol  pour  théâtre,  comme  si  Dieu,  en  ce  long 
drame  de  l'humanité,  avait  pris  à  tâche  d'observer  l'unité  de  lieu.  C'est  là 
d'abord  que  Tyr  et  Sidon,  ces  deux  reines  de  l'Orient  biblique,  viennent  jeter, 
sous  forme  de  colonies,  les  premiers  fondemens  de  leur  grandeur.  C'est  là  que 
p-andit  Carthage,  là  qu'est  organisée  par  Annibal  cette  immortelle  expédition 
l'Italie,  qui  faillit  détourner  le  courant  du  destin;  là  que  succombent  coup  sur 
coup  la  république  romaine  avec  Cnéïus  Pompée,  la  monarchie  gothe  avec 
Rodrigue,  l'empire  arabe  avec  Boabdil.  C'est  enfin  là,  sur  le  néfaste  champ  de 
bataille  de  Baylen,  que  Napoléon  apprend  pour  la  première  fois  à  douter  de  ses 
iigles,  non  loin  de  cet  autre  champ  de  bataille  de  Munda,  qui,  vingt  siècles  plus 
tôt,  avait  vu  reculer  tour  à  tour  les  aigles  du  premier  Scipion  et  celles  du  der- 
nier Pompée.  Quel  historien  pourrait  trouver  un  sujet  plus  riche  et  plus  at- 
trayant? M.  Lafuente  Alcantara  l'a  traité  sans  prétention,  mais  de  main  de 
maître.  Impossible  de  fouiller  plus  amoureusement  qu'il  l'a  fait  ce  sol  privi- 
légié, où  chaque  pierre  est  un  débris,  chaque  débris  le  reste  d'une  civihsation 
éteinte.  Loin  d'alourdir  la  marche  de  l'écrivain,  l'accumulation  même  des  noms, 
ies  dates,  des  péripéties  de  toute  espèce  qui  se  pressaient  autour  de  lui,  l'a  ac- 
célérée en  lui  faisant  une  nécessité  perpétuelle  de  la  concision.  S'il  s'arrête 
parfois,  ce  n'est  que  pour  crayonner  en  passant  ces  vues  d'ensemble  qui  sont 
i  chaque  époque  historique  ce  que  l'horizon  est  au  paysage.  L'anecdote,  le 
Irait  de  mœurs,  la  légende,  tous  les  souvenirs  d'art  et  de  poésie  qui  germent 
iur  ce  poétique  sol  de  Grenade,  animent  aussi  ce  livre,  que  M.  Lafuente  Alcan- 
ara,  s'il  était  jamais  permis  d'affronter  certains  parallèles,  aurait  presque  le 
iroit  d'intituler  V Histoire  de  la  Civilisation  en  Espagne. 

Le  livre  de  M.  Antequera  pourrait  servir  de  complément  ou  de  commentaire 
i  V Histoire  de  Grenade.  M.  Lafuente  Alcantara  étudie  le  passé  de  l'Espagne  dans 
les  événemens,  et  M.  Antequera  l'étudié  dans  les  lois.  La  clarté  et  la  sagesse  de 
mes  qu'on  remarque  dans  tout  cet  écrit  nous  font  regretter  que  M.  Antequera 
se  soit  imposé  un  cadre  trop  étroit.  Comment  analyser  en  un  seul  volume  ce 
chaos  de  lois  hétérogènes  et  contradictoires  qui  constituent  l'ancien  droit  espa- 
gnol, et  dont  la  disparité  même  est  cependant  le  côté  le  plus  caractéristique? 
L'auteur  a  donc  dû  se  borner  à  esquisser  à  très  grands  traits  les  aspects  les  plus 
saillans  de  chaque  période  législative.  Son  livre  n'est  pas  moins  appelé  à  rendre 
ie  très  nombreux  services  en  vulgarisant  un  genre  d'études  qui  a  maintenant 
pour  l'Espagne  un  véritable  intérêt  d'actualité.  Nos  voisins  travaillent  en  effet, 
depuis  trente  ans,  à  refondre  et  à  simplifier  leur  législation.  Ils  ont  déjà  un 
code  pénal  et  un  code  de  commerce;  mais,  quant  à  leur  jurisprudence  civile, 
elle  en  est  toujours  réduite  à  chercher  des  textes  jusque  dans  la  ley  de  partidas, 
(jui  date  d'Alphonse-le-Sage,  et ,  qui  plus  est ,  jusque  dans  le  fuero-juzgo  ou 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

code  visigoth.  Il  est  temps  d'en  finir  avec  ces  anachronismes;  ce  n'est  pourtant 
pas  une  raison  de  jeter  à  bas,  sans  distinction  et  sans  ménagement ,  tous  ces 
vieux  monumens  de  la  sagesse  nationale,  qui  doivent  encore  avoir  quelques 
fonde  mens  bien  solides  pour  s'être  maintenus  debout,  depuis  douze  ou  treize 
cents  ans,  sur  ce  sol  si  tourmenté  de  l'Espagne.  Le  livre  de  M.  Antequera  peut 
aider  beaucoup,  sous  ce  rapport,  le  discernement  des  nouveaux  législateurs. 

Pour  notre  part,  un  rapprochement  nous  frappe  dans  ce  rapide  résumé  : 
c'est  que  le  pouvoir  royal  a  long-temps  présenté  en  Espagne  les  mêmes  phases 
qu'en  France,  s'appuyant  d'abord  sur  l'église,  débordé  plus  tard  par  l'église  et 
les  grands  vassaux,  cherchant  et  trouvant  enfin  son  point  d'appui  dans  le  tiers- 
état.  Ici  pourtant  s'arrête  le  parallèle.  En  cessant  d'être  opprimée,  la  royauté 
française  est  devenue  ambitieuse.  Réintégrée  dans  ses  droits  par  l'intervention 
des  communes,  elle  a  commis  la  faute  de  vouloir  s'agrandir  aux  dépens  des 
communes,  que  la  royauté  espagnole,  sauf  d'insignifiantes  exceptions,  n'a  pas 
cessé,  au  contraire,  de  ménager.  De  là  l'énorme  diflërence  des  deux  révolutions 
française  et  espagnole.  La  première  a  trouvé  le  trône  et  le  peuple  profondément 
divisés,  la  seconde  les  a  trouvés  réunis.  L'une  a  commencé  par  93  et  fini  par 
février;  l'autre  a  commencé  et  fini  par  un  1830.  Dans  un  moment  où  le  gou- 
vernement espagnol  cherche  à  resserrer  les  liens  de  l'administration,  il  ne  doit 
pas  perdre  de  vue,  selon  nous,  l'enseignement  qui  ressort  de  ce  contraste.  La 
décentralisation,  qui  est  souvent  un  inconvénient,  est  parfois  aussi  une  ga- 
rantie. 

D'autres  causes  expliquent  l'inoflensivité  de  la  révolution  espagnole.  Oné- 
reuse et  oppressive  jusqu'au  dernier  moment,  l'aristocratie  française  a  subi  le 
premier  choc  de  ce  furieux  travail  de  démolition  qui  commence  à  1788,  et  elle 
a  forcément  entraîné  en  tombant  le  trône  qui  était  sa  clé  de  voûte.  L'aristo- 
cratie espagnole,  au  contraire,  a  été  à  peine  effleurée  par  le  vent  révolution- 
naire, car  elle  ne  portait  ombrage  à  aucune  susceptibilité  sérieuse.  Les  restes 
de  servage  qu'avait  légués  à  l'Espagne  la  domination  romaine  et  visigothe 
avaient  disparu  depuis  des  siècles,  et  ils  avaient  disparu  spontanément,  sans 
luttes,  sans  laisser  après  eux  ces  haines  de  caste  qui  suivent  toute  émancipa- 
tion violemment  obtenue.  A  chaque  conquête  qu'ils  faisaient  sur  les  Maures, 
les  rois  d'Espagne,  pour  sauvegarder  leurs  nouvelles  frontières,  y  attiraient  la 
population  chrétienne  par  l'appât  de  nombreuses  franchises  dont  les  serfs  s'em- 
pressaient de  profiter.  Souvent  même  c'étaient  les  grands  vassaux  qui,  pour 
arrêter  le  dépeuplement  de  leurs  domaines,  prenaient  l'initiative  de  l'afiran- 
chissement.  Un  autre  essai  de  féodalité  fut  tenté,  il  est  vrai,  sur  les  territoire» 
conquis;  mais  cette  féodalité  n'avait  aucune  analogie  avec  la  nôtre.  Ne  pouvant 
s'accommoder  d'un  joug  que  les  haines  de  religion  eussent  rendu  intolérable, 
les  Maures  subjugués  émigraient  presque  toujours  en  masse  chez  les  leurs,  lais- 
sant ainsi  l'entière  disposition  de  leurs  terres  au  conquérant,  qui  les  partageait, 
sous  certaines  conditions,  entre  ses  hommes  d'armes.  Cette  irritante  distinc- 
tion entre  vainqueurs  et  vaincus,  qui  marqua  chez  nous  l'élabUssement  de  la 
féodalité,  n'existait  donc  pas  ici;  le  nouveau  vassal  n'était,  à  proprement  par- 
ler, qu'un  privilégié  de  plus  dans  cette  hiérarchie  de  privilégiés  que  fondait 
chaque  conquête,  un  hidalgo  parfaitement  pénétré  de  son  importance  et  de  sa 
force,  et  que  le  suzerain,  bon  gré  mal  gré,  ménageait.  Les  sept  siècles  de 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  187 

guerre  continue  que  coûta  l'expulsion  des  Maures,  la  coutume  qui  admettait 
'anoblissement  par  les  femmes,  la  faculté  laissée  à  l'hidalgo  que  sa  pauvreté 
)bligeait  à  déroger  de  se  réhabiliter  plus  tard  au  moyen  d'une  formalité  insi- 
iniflante,  ont  multiplié  à  l'infini  cette  noblesse  secondaire,  en  même  temps  que 
es  progrès  successifs  du  régime  municipal  et  du  pouvoir  royal  achevaient  de 
niner  les  prérogatives  seigneuriales  des  grands  vassaux.  Qu'en  est-il  résulté? 
)u'au  moment  de  la  crise  révolutionnaire,  le  principe  aristocratique,  qui  se 
Iressait  chez  nous  comme  une  provocation  devant  l'orgueil  déchaîné  des  masses, 
tait  au  contraire  devenu,  en  Espagne,  une  garantie  d'ordre  et  d'union.  Il  ne 
tlessait  qu'un  très  petit  nombre  d'intérêts  et  intéressait  un  très  grand  nombre 
le  vanités. 

C'est  donc  une  très  grave  question  de  savoir  si  le  libéralisme  espagnol  a  pru- 
emment  agi  en  affaiblissant  un  principe  qui,  dans  ces  conditions,  ne  pouvait 
lus  être  un  danger  et  pouvait  être  une  force.  Les  meilleurs  esprits  semblent 
ésiter  à  cet  égard,  et  de  là,  sans  doute,  les  interprétations  si  diverses  et  si  con- 
radictoires  que  reçoit  en  Espagne  la  loi  sur  l'aliénation  des  majorats,  dont  le 
îxte  et  l'esprit  ne  sont  pourtant  pas  douteux.  Ce  conflit  de  jurisprudences  est 
ssez  bien  discuté  dans  une  brochure  anonyme  que  nous  avons  sous  les  yeux(l), 
t  qui  sera  consultée  par  quiconque  s'intéresse  à  cette  question  presque  vitale 
our  nos  voisins. 

Mais  voici  qui  nous  touche  de  plus  près.  L'Espagne  doit  un  peu  à  tout  le 
londe,  et,  à  ce  titre  seul,  M.  Moron,  qui  nous  donne  des  nouvelles  de  notre 
réance,  serait  le  bienvenu.  Malheureusement,  ses  rapports  sont  quelque  peu 
assionnés.  M.  Moron  est  un  de  ces  conservateurs  déclassés  qui  passent  leur 
ie  politique  à  la  poursuite  de  ce  diflicile  problème  :  cumuler  les  profits  du 
9uvernementalisme  avec  les  honneurs  de  l'opposition.  De  là,  dans  son  livre  (2), 
n  singulier  amalgame  d'idées  pratiques  et  de  lieux-communs  faux  et  déclama- 
)ires.  Rien  de  plus  aisé,  par  exemple,  que  de  déplorer,  comme  le  fait  M.  Mo- 
)n,  l'insignifiance  des  allocations  consacrées,  de  l'autre  côté  des  Pyrénées,  aux 
'avaux  publics;  rien  de  plus  légitime  même  que  ce  regTct.  Si  le  gouvernement 
3  Louis-Philippe,  rien  qu'en  perfectionnant  les  voies  de  communication,  a  pu 
igmenter  le  bien-être  de  la  France,  et  par  suite  les  recettes  du  trésor  d'environ 
}  pour  100,  que  ne  produirait  pas  une  politique  analogue  en  Espagne,  où  il  y 
infiniment  plus  à  faire  sous  ce  rapport?  Mais  reste  toujours  la  question  d'exé- 
ition.  Pour  subventionner  largement  les  travaux  publics,  il  faut  de  deux 
loses  l'une  :  ou  un  excédant  de  recettes  en  caisse,  et  M.  Gonzalô  Moron  crie 
lut  le  premier  sur  les  toits  que  le  trésor  espagnol  est  en  déficit,  ou  bien  un 
nprunt,  qui,  dans  la  situation  actuelle  des  finances,  serait  forcément  usu- 
lire  et  aggraverait  ce  môme  déficit  que  M.  Gonzalo  Moron  voudrait  à  tout  prix 
3ir  combler.  M.  Moron  adjure  d'ailleurs  quelque  part  le  gouvernement  de  s'af- 
anchir  de  la  tutelle  des  hommes  d'argent,  et  malheureusement  il  n'y  a  que  les 
ommes  d'argent  qui  en  prêtent. 

(1)  Cuestion  légal  sobre  el  derecho.de  demandar  bienes  de  los  mayorazgos,  etc.;  Ma- 
rid,  1849.  Imprenta  del  Clamor  publico. 

(2)  Estudios  sobre  la  hacienda  y  la  adtninistracion  de  Espana;  Madrid,  1849.  Imprenta 
e  la  biblioteca  del  Siglo. 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'auteur  a  également  raison  en  principe  lorsqu'il  proclame  la  nécessité  de 
réduire  le  personnel  des  diflérens  services.  Pour  ne  parler  que  de  l'armée, 
l'Espagne  est  arrivée  à  ce  point  de  désordre  qu'elle  a  dans  ce  moment  en 
moyenne  quinze  généraux  ou  maréchaux  de  camp  pour  chaque  régiment  d'in- 
fanterie; mais  ce  n'est  là  qu'une  surcharge  temporaire,  et  qui,  si  l'on  y  regarde 
de  près,  n'est  nullement  onéreuse  pour  le  trésor.  En  effet,  nous  ne  sachons  pas 
que  la  situation  financière  se  soit  le  moins  du  monde  aggravée  depuis  que  le 
gouvernement,  en  reconnaissant  les  grades  conquis  sous  d'autres  drapeaux  que 
le  sien,  a  dissous  l'état-major  de  la  guerre  civile.  Bien  au  contraire,  le  revenu 
du  trésor  et  le  crédit  public  se  sont  sensiblement  relevés.  C'est  là  de  la  poli- 
tique d'expédiens,  tant  qu'on  voudra;  mais  un  gouvernement  n'a  pas  toujours 
le  choix  de  sa  politique. 

Nous  aurions  à  relever  dans  les  projets  financiers  de  M.  Moron  bien  d'autres 
contradictions,  bien  d'autres  impossibilités.  En  revanche,  nous  ne  pourrions 
qu'adhérer  sans  réserve  à  différentes  mesures  qu'il  propose,  soit  pour  mettre 
fin  aux  dilapidations  traditionnelles  qui  rognent  au  passage  les  revenus  du  tré- 
sor, soit  pour  diminuer  les  frais  de  perceptions.  Plusieurs  de  ces  mesures  ren- 
traient déjà  dans  les  plans  du  ministère;  d'autres  mériteraient,  selon  nous,  d'y 
figurer. 

Quoi  qu'il  en  soit,  un  simple  rapprochement  nous  autorise  à  ne  pas  déses- 
pérer des  finances  péninsulaires  :  avec  une  population  qui  dépasse  de  beaucoup 
le  tiers  de  la  nôtre,  l'Espagne  a  un  budget  qui  n'égale  même  pas  le  cinquième 
du  nôtre,  et  si  l'on  songe  que  la  matière  imposable  est  bien  loin  d'avoir  at- 
teint chez  nos  voisins  son  développement  normal ,  on  conviendra  qu'il  y  a  là 
pour  leurs  recettes  une  marge  très  considérable  d'améliorations.  En  regard  de 
ces  chiffres  si  rassurans,  vient  se  placer,  il  est  vrai,  celui  de  la  dette  tant  con- 
solidée que  non  consolidée,  qui  s'élève  au  total  effrayant  de  près  de  seize  mil- 
liards de  réaux  (4  milliards  de  francs),  dont  plus  des  trois  quarts  environ  sont 
&i  souffrance  (1);  mais  ces  12  ou  13  milliards  en  souffrance  ne  représentent  pas 
en  réalité,  sur  le  marché,  le  vingtième  de  leur  valeur  nominale,  soit  environ 
loO  millions  de  francs.  Il  y  a  là  les  élémens  d'une  solution  facile  et  loyale  tout 
à  la  fois.  En  réduisant,  par  exemple,  d'un  quart  son  budget  de  la  guerre,  l'Es- 
pagne se  mettrait  en  mesure  de  racheter  cette  énorme  masse  de  papier  en 
moins  de  dix  ans. 

Ce  genre  d'économie  est,  de  tous,  celui  que  l'opinion  péninsulaire  accueille- 
i-ait  avec  le  plus  de  faveur.  L'opposition  parlementaire  l'a  compris,  et  c'est  par 
là  qu'elle  a  abordé  la  question  de  Rome,  où  elle  se  trouvait  beaucoup  plus  mal 
à  l'aise  que  notre  montagne.  L'Espagne  est  essentiellement  catholique;  l'envoi 
d'une  expédition  en  ItaUe  flattait  tout  à  la  fois  ses  croyances  et  son  orgueil  na- 
tional, et  les  orateurs  progressistes  auraient  été  très  mal  venus  à  soulever  à  cet 
égard  les  questions  de  principe  qui  ont  fait  chez  nous  tous  les  frais  du  débat. 
Us  n'avaient  même  pas  la  ressource  d'invoquer  ici  la  raison  d'état,  cai-  l'inter- 
vention espagnole  est  restée  jusqu'au  dernier  moment  à  l'abri  des  complica- 

(1)  Nous  empruntons  cette  récapitulation  de  la  dette  à  la  Hacienda,  excellent  recueil 
financier  qui  se  publie  depuis  quelques  mois  à  Madrid,  mais  qui  va  céder  la  place  à  une 
publication  officielle. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  189 

S  matérielles  et  diplomatiques  au  milieu  desquelles  notre  intervention  a  dû 
ébattre.  Le  corps  d'armée  espagnol  n'est  allé  faire,  à  proprement  parler, 
talie,  qu'une  promenade  artistique,  et  les  rapports  adressés  au  ministre  de 
uerre  par  le  général  Cordova  mériteraient  bien  moins  les  impoétiques  lion- 
rs  de  la  Gazette  que  les  honneurs  du  feuilleton.  De  là  plus  d'un  discours 
ré  chez  les  membres  de  la  minorité  progressiste;  mais  l'un  de  ceux-ci, 
Cvaristo  San-Miguel,  n'en  a  pas  voulu  avoir  le  déboire,  et  il  publie  en  bro- 
re  ce  qu'il  n'a  pas  osé  dire  à  la  tribune  du  congrès, 
n  dépit  des  réticences  et  des  précautions  oratoires  que  lui  imposaient  les 
ositions  de  son  public,  M.  San-Miguel  n'a  tenté  rien  moins  qu'une  apologie 
plète  de  la  république  mazzinienne,  et  il  a  su  déployer  dans  les  dévelop- 
ens  de  ce  thème  scabreux  une  modération  que  nous  croyons  sincère,  mais 
est  habile  à  coup  sûr.  C'est  au  nom  de  l'intérêt  catholique  qu'il  repousse 
)uvoir  temporel  de  la  papauté.  Le  souverain  pontife,  selon  lui,  est  con- 
né,  par  la  petitesse  de  ses  états,  à  dépendre  politiquement  des  grandes 
sances,  et  cette  dépendance  temporelle  doit  forcément  enchaîner,  dans  cer- 
j  cas,  son  omnipotence  spirituelle.  Donc  le  pape  doit,  dans  l'intérêt  de  son 
lence  et  de  sa  liberté  d'action ,  sacrifier  son  pouvoir  temporel.  Une  chose 
î  embarrasse  :  c'est  de  savoir  comment  le  pape  serait  moins  dépendant  chez 
.utres  que  chez  lui;  c'est  de  savoir  surtout  si ,  dans  le  cas  d'un  conflit  entre 
)agne,  par  exemple,  et  l'état  où  le  pape,  devenu  simple  prêtre,  aurait  fait 
ion  de  domicile,  les  catholiques  espagnols  écouteraient  avec  plus  de  défé- 
e  qu'à  présent  une  parole  qui  leur  arriverait  en  même  temps  et  du  même 
que  les  boulets  de  l'ennemi.  M.  San-Miguel  objectera  peut-être  que  le 
,  comme  souverain  temporel ,  peut  être  entraîné  lui-même  à  faire  la 
re;  mais  ce  n'est  là,  surtout  dans  la  situation  actuelle  de  l'Europe,  qu'un 
^er  très  hypothétique,  contre  lequel  le  saint-siége  est  d'ailleurs  prémuni  par 
iblesse  même  de  son  pouvoir  temporel,  qui  lui  interdit  toute  velléité  belli- 
ise.  Est-il  bien  vrai ,  en  outre,  que  la  faiblesse  d'un  état  ait  pour  résultat 
ï  sa  dépendance?  L'expérience  et  la  raison  prouvent  plutôt  le  contraire, 
un  état  est  petit,  plus  il  a  de  chances  de  rester  indépendant  et  neutre, 
les  prétentions  respectives  des  grandes  puissances  s'y  surveillent  et  s'y 
ralisent  beaucoup  mieux,- 

,  San-Miguel  nous  paraît  également  en  contradiction  avec  les  faits,  quand  il 
ire  le  principe  catholique  incompatible  avec  certaines  formes  de  gouver- 
ent.  Le  catholicisme ,  et  c'est  là  au  point  de  vue  humain  sa  grande  force, 
contraire  cela  de  particulier,  qu'il  sait  au  besoin  s'accommoder  de  toutes 
lolitiques.  Ne  l'avons-nous  pas  vu,  de  nos  jours,  passer  plusieurs  fois  du 
cipe  d'autorité  au  principe  révolutionnaire,  et  trouver  son  compte  des  deux 
3?  On  pourrait  tout  au  plus  lui  reprocher,  sous  ce  rapport,  un  excès  de 
bilité. 

lulà  minora  canamus!  Et  de  fait,  comment  oser  parler  des  tendances  in- 
ctuelles  de  l'Espagne  sans  dire  un  mot  de  ce  qui  fut  jadis  sa  royauté 
ilectuelle,  de  sa  littérature  de  mœurs?  L'Espagne,  hélas!  n'a  plus  de  Gèr- 
es; elle  n'a  même  plus  de  Larra,  et  M.  Lafuente,  le  spirituel  rédacteur  du 
/  Gerundio,  me  paraît  avoir  vidé  le  meilleur  de  son  sac.  Ce  qu'il  reste  ce- 
lant à  nos  voisins  de  verve  satirique  mérite  une  attention  spéciale,  car, 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

après  leur  théâtre,  c'est  dans  ce  genre  que  la  crise  littéraire  dont  j'ai  parlé  plu^ 
haut  a  laissé  les  traces  les  plus  profondes.  L'école  descriptive,  naturalisée  au- 
delà  des  Pyrénées  par  les  romans  anglais  et  français,  est  venue  se  confondre  ici 
avec  la  tradition  nationale.  Les  personnages  de  la  nouvelle  littérature  picares- 
que parlent,  vivent,  s'agitent  bien  moins  que  ceux  d'autrefois;  mais  ils  posent 
beaucoup  plus  long-temps  devant  l'auteur,  qui  ne  se  contente  plus  de  cet  éner- 
gique coup  de  crayon  avec  lequel  les  grands  sathnques  espagnols  du  xvi*  siècle 
fixaient  leurs  plus  vigoureux  profils.  C'est  toujours,  si  l'on  veut,  l'ancien  esprit 
d'observation ,  mais  un  peu  délayé,  et  rachetant  par  certaine  mollesse  de  des- 
sin ce  qu'il  gagne  en  minutieuse  exactitude.  M.  L.  Corsini  nous  paraît  résu- 
mer assez  fidèlement  ce  genre  bâtard,  bien  que  remarquable  encore.  Je  défierais, 
par  exemple,  daguerréotypem'  ou  marchande  à  la  toilette  de  saisir  plus  fine- 
ment que  ne  l'a  fait  l'auteur  des  Mansardes  de  Madrid  (1)  le  minois  de  ses  gri- 
settes  et  les  secrets  de  leur  rieuse  pauvreté,  depuis  les  bas  blancs  troués  à  la 
pointe  jusqu'aux  pelures  d'orange  qui  trahissent,  dans  un  coin,  le  sobre  dîner 
de  la  veille,  et  jusqu'à  l'huile  de  ménage  dont  reluisent,  faute  de  mieux,  ce> 
admirables  chevelures  de  jais  ou  d'or  qui  seraient  dignes  de  moins  économi- 
ques parfums.  M.  Corsini  pousse  même  un  peu  trop  loin  la  fidélité  dans  se^ 
études  de  femme.  Les  draperies  y  sont  trop  disposées  de  façon  à  accuser  ce 
qu'elles  voilent.  Ce  n'est  pas  du  nu,  c'est  du  déshabillé,  qui  est  infiniment  plu? 
nu.  M.  Corsini  mettrait  volontiers  un  cotillon  à  la  Vénus  de  Milo  pour  lui  donner 
du  piquant.  J'insiste  à  dessein  :  l'auteur  des  Mansardes  de  Madrid  est  assez  fort 
de  ses  propres  ressources  pour  pouvoir  dédaigner  ce  vulgaire  procédé  des  succès 
de  bas  étage.  J'ajouterai  un  autre  reproche.  Les  Mansardes  de  Madrid  ont  le 
grand  tort  de  pouvoir  s'appeler,  à  la  rigueur,  les  Mansardes  de  Paris.  Les  gri- 
settes  de  M.  Corsini  ne  seraient  pas  trop  dépaysées  dans  la  rue  Yivienne.  Son 
grand  homme  futur  semble  avoir  fumé  des  cigares  avec  tous  nos  bohémien? 
politiques  et  littéraires.  Ses  voleurâ  ne  diffèrent  guère  que  par  l'argot  des  vo- 
leurs de  Paris.  Ses  trois  types  de  courtisanes  enfin ,"  la  courtisane  par  métier, 
la  courtisane  par  tempérament  et  la  courtisane  par  dévouement,  ont  quelque 
peu  traîné,  ce  nous  semble,  dans  les  romans  socialistes  qui,  il  y  a  cinq  ou  six 
ans,  ont  introduit  ces  dames  dans  l'intimité  de  nos  femmes  et  de  nos  sœurs. 
Madrid  n'a-t-il  donc  pas  vingt  types  plus  indigènes  et  sentant  mieux  leur  ter- 
roir? Nul  ne  pourrait  mieux  les  saisir  que  M.  Corsini,  car  la  partie  de  son  livre 
où  il  prend  la  peine  d'être  original,  c'est-à-dire  Espagnol,  pétille  d'entrain,  de 
finesse  et  de  douce  moquerie. 

G.  D'Alaux. 


—  Polémique  religieuse  en  Hollande.  —  Quoique  Ton  parle  peu  de  la  H(A* 
lande,  cela  ne  signifie  point  qu'il  n'y  ait  rien  à  en  dire.  On  ignore  en  général 
ce  qui  se  fait  et  ce  qui  se  dit  dans  ce  sérieux  pays.  Voilà  l'unique  raison  dii 
silence  que  l'on  garde  à  son  sujet.  C'est  notre  faute  et  non  la  sienne. 

Parmi  les  questions  nombreuses  et  graves  qui  l'ont  préoccupé  durant  les 

(1)  Las  Guardillas  de  Madrid;  Madrid,  1849.  Imprimerie  de  Higinio  Reneses . 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  i9l 

'nières  années,  nous  rencontrons  aujourd'hui  une  discussion  religieuse  qui 
nt  d'emprunter  tout  exprès  notre  langue  afin  d'être  connue  au  dehors, 
mme  le  fait  justement  observer  l'un  des  écrivains  qui  ont  pris  part  à  celte 
tte,  ce  n'est  qu'une  phase  du  grand  débat  entre  l'église  catholique  et  les  idées 
jour.  Les  catholiques  néerlandais,  qui  forment  les  deux  cinquièmes  de  la 
^ulation  du  royaume,  se  plaignent  de  n'être  pas  traités  par  le  pouvoir  sui-- 
it  leur  importance,  d'être  gênés  dans  la  pratique  de  leur  culte,  de  ne  pas 
lir  des  bienfaits  de  l'égalité  politique  et  religieuse  que  leur  assure  la  consli- 
ion  de  1798,  enfin  de  se  voir  en  butte  à  une  sorte  de  coalition,  tantôt  sourde 
lantôt  patente,  de  la  part  des  protestans  et  des  rationalistes.  C'est  du  moins 
qui  ressort  d'un  écrit  anonyme;  intitulé  Mémoire  sur  la  situation  des  catho- 
ues  dans  les  Pays-Bas  depuis  leur  émancipation  en  1798  jusqu'à  nos  jours  (1). 
adversaire,  qui  a  voulu  s'égayer,  a  répondu  à  cet  écrit  par  une  critique 
ulente  sous  le  titre  à'' Analyse  d'un  poème  en  prose  intitulé  Mémoire  sur  la 
mtion  des  catholiques  dans  les  Pays-Bas  (2).  Enfin,  un  esprit  plus  calme  a 
)rdé  le  même  sujet  sur  un  ton  plus  grave,  dans  la  forme  et  avec  le  titre  de 
très  d'un  protestant  hollandais  à  l'auteur  d'un  Mémoire  sur  la  situation  des 
holiques  dans  les  Pays-Bas  (3).  L'écrivain  protestant  déclare  que,  si  les  ca- 
liques  ne  sont  pas  représentés  dans  les  administrations  suivant  leur  nombre^ 
3ause  en  est  moins  dans  le  mauvais  vouloir  du  gouvernement  que  dans  la 
idition  des  populations  catholiques,  qui  sont  loin  de  représenter  proportion- 
lement  à  leur  nombre  les  forces  intellectuelles,  scientifiques  et  financières 
la  société  civile.  Il  ajoute  que,  si  les  catholiques  se  sont  vus  quelquefois 
lés  dans  leur  action,  c'est  un  peu  la  conséquence  de  la  conduite  hostile 
ils  ont  tenue  à  l'époque  de  la  révolution  de  Belgique  et  des  entraînemens 
cquels  ils  se  sont  laissé  aller  depuis  sous  les  inspirations  du  puissant  clergé 
ge.  Quant  aux  associations  protestantes  dont  se  plaint  amèrement  le  défen- 
ir  des  catholiques,  elles  n'ont  nullement  le  caractère  agressif,  suivant  l'écri- 
n  protestant;  elles  se  sont  formées,  avant  ou  depuis  1830,  dans  l'intention 
défendre  le  protestantisme  contre  les  empiétemens  de  la  propagande  catho- 
le,  et  non  dans  la  pensée  de  faire  la  guerre  au  catholicisme  ou  d'inquiéter 
catholiques  dans  l'exercice  de  leurs  devoirs.  Si  l'une  de  ces  associations  a 
se  livrer  à  quelques  excès  de  zèle  qui  s'écartaient  de  la  fraternité  évangé- 
16,  ce  n'était  que  le  résultat  de  la  terreur  inspirée,  à  tort  ou  à  raison,  par 
lom  des  jésuites  en  un  moment  où  ils  semblaient  sur  le^point  de  reprendre 
d  en  Hollande  et  en  Eui'ope. 

ja  question  a  été  portée  récemment  devant  la  seconde  chambre  des  états- 
léraux  par  un  député  catholique ,  M.  Dommer  van  Poldersveldt,  qui  a  pris 
!C  chaleur  la  défense  de  ses  coreligionnaires.  M.  de  Polders.veldt,  afin  de 
ttre  en  relief  le  système  d'exclusion  dont  ils  lui  paraissent  frappés,  a  fait 
)el  à  la  statistique,  et,  comparant  les  diverses  confessions  religieuses  dans 
Tondissement  de  Nimègue  et  sur  les  bords  de  la  Meuse  et  du  Wahal,  il  a 
cherché  quelle  peut  être  entre  elles  la  proportion  des  fonctionnaires  publics. 

1)  1  petit  vol.  in-t8;  Amsterdam,  1849,  chez  C.-L.  von  Langenhuysen. 
î)  1  vol.  in-18;  Arnhem,  1849,  chez  P.-A.  de  Jong. 
3)  1  vol.  in-18;  La  Haye,  1849,  chez  H.-C.  Susan. 


19-2  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Il  a  trouvé  que,  sur  une  population  de  quarante-deux  mille  six  cent  douze  ca- 
tholiques et  de  sept  mille  six  cent  vingt-sept  protestans,  le  nombre  des  fonc- 
tionnaires protestans  est  de  quatre-vingt-douze,  tandis  que  celui  des  fonction- 
naires catholiques  est  de  onze  seulement.  Dans  une  séance  suivante,  l'objection 
tirée  de  Tincapacité  des  catholiques  a  été  relevée  par  un  autre  député  de  la 
même  communion,  M.  Borret.  Il  a  hautement  contesté  le  fait,  déclarant  d'ail- 
leurs que,  s'il  eût  été  vrai,  il  n'eût  été  que  la  conséquence  même  de  l'exclusi- 
visme pratiqué  à  l'égard  des  catholiques.  Il  a  osé  rappeler  qu'il  y  a  vingt  ans  le 
Belges  se  sont  plaints  des  mêmes  procédés,  qu'on  leur  a  de  même  répondu  par 
le  reproche  d'incapacité  :  «  Et  qu'avons-nous  vu  depuis  lors?  a-t-il  ajouté.  La 
Belgique  régénérée  a  prouvé  ce  qu'il  en  est  et  ce  qu'il  en  fut  toujours  de  cette 
incapacité  prétendue  qu'on  lui  alléguait;  et  aujourd'hui,  cette  même  Belgique, 
l'on  est  obligé  de  la  prendre  pour  modèle.  »  Tels  sont,  des  deux  parts,  les 
termes  de  la  polémique  soulevée  récemment  entre  les  protestans  et  les  catho- 
liques de  la  Néerlande.  Les  journaux  s'en  sont  emparés  :  les  catholiques  ont 
eux-mêmes  fondé  un  journal  en  langue  française,  le  Publiciste,  pour  assurer 
plus  d'écho  à  leurs  griefs. 

En  d'autres  temps,  nous  eussions  peut-être  pris  plaisir  au  spectacle  de  ce? 
luttes  dont  notre  pays  donnait  lui-même  l'exemple,  et  qui  semblaient  iuoffen- 
sives.  La  situation  est  bien  changée  pour  tous  les  états,  grands  ou  petits,  pai 
les  événemens  qui  ont  ébranlé  les  vieilles  sociétés  européennes.  Dès  le  lende- 
main de  notre  révolution,  l'on  a  senti  la  nécessité  d'un  accord  entre  toutes  les 
forces  qui  peuvent  servir  d'appui  à  la  morale  publique.  Les  philosophes  ont  dû 
mettre  de  côté  leurs  préventions  contre  l'église;  les  catholiques  ont  oublié  ou 
ajourné  leurs  rancunes;  les  uns  et  les  autres  se  sont  appliqués  à  rechercher  ce 
qui  pouvait  les  rapprocher  en  jetant  un  voile  sur  ce  qui  les  avait  jusque-là 
divisés.  La  Hollande,  il  est  vrai,  n'a  pas  ressenti  les  secousses  qui  ont  ébranl' 
notre  société  sur  sa  base.  Cependant  cet  heureux  pays  n'est  pas  assez  sépare  du 
reste  du  monde,  il  n'est  pas  assez  éloigné  de  l'Allemagne  pour  que  le  contre- 
coup des  doctrines  perverses  qui  agitent  une  partie  de  l'Europe  ne  puisse  s* 
faire  ressentir  un  jour  aux  embouchures  du  Rhin.  Alors  la  Hollande,  compre- 
nant tout  le  prix  des  croyances  fortes  et  des  convictions  religieuses,  pourrai 
regretter  de  les  avoir  perdues  dans  de  stériles  débats.  Le  catholicisme  et  L 
protestantisme  bien  plus  encore  que  le  catholicisme  et  la  philosophie  rationa- 
liste ont  intérêt  à  s'unir  fraternellement  et  à  se  liguer  contre  les  envahissemen 
du  matérialisme  contemporain.  Que  les  esprits  clairvoyans  et  modérés  inter- 
viennent donc  entre  les  deux  partis  avant  que  le  débat  ne  s'envenime,  afin  dt 
leur  signaler  vivement  cette  grande  communauté  de  devoirs  qu'un  comram 
danger  impose  aux  deux  égUses.  En  définitive,  le  catholicisme  et  le  protestan- 
tisme, en  Hollande  comme  ailleurs,  n'ont  rien  à  gagner  et  beaucoup  à  perdre 
à  se  combattre.  Nous  souhaitons  donc  de  bon  cœur  que  la  Hollande  échappe  à 
ces  discussions  peu  profitables  en  temps  ordinaire  et  périlleuses  dans  les  crises 
révolutionnaires  où  la  civilisation  est  aujourd'hui  engagée.  ''* 


V.  DE  Mars. 


\; 


LA  CALIFORNIE 


LES  DEMIERS  MOIS  DE  1849. 


ous  sommes  par  35  degrés  de  latitude  nord,  cinglant,  sous  une 
e  fraîche,  vers  le  goulet  qui  conduit  dans  la  baie  de  San-Francisco. 
1  de  plus  agréable  que  les  premières  impressions  d'un  froid  vif, 
r  qui  vient  d'échapper  au  long  martyre  d'une  résidence  de  trois 
ées  sous  le  soleil  brûlant  des  tropiques;  aussi  tout  le  monde  à  bord 
a  Poursuivante  est-il  aujourd'hui  d'une  humeur  parfaite.  La  voix 
[commandant,  ordinairement  d'un  timbre  si  éclatant,  s'est  sensi- 
nent  adoucie.  Les  matelots  mettent  plus  d'empressement  à  faire  la 
lœuvre.  Les  passagers  eux-mêmes,  auxquels  manque  depuis  si 
5-temps  un  sujet  de  conversation,  se  réveillent  de  leur  léthargie^ 
ngagent  entre  eux  des  discussions  animées, 
'est  que  nous  touchons  à  l'un  des  points  les  plus  intéressans,  les 
3  mystérieux  du  globe.  Nous  sommes  à  la  veille  de  voir  se  résoudre 
r  nous  une  question  qui  jette,  depuis  quinze  mois,  dans  d'étranges 
plexités  le  nouveau  aussi  bien  que  l'ancien  monde.  Il  s'agit  de  sa- 
•  si  les  mines  tant  vantées  de  la  Californie  ne  sont  qu'une  immense 
)erie,  un  yankee  puff,  pour  attirer  les  colons  et  les  capitaux  dans 

lOME  V.   —   15   JANVIER   1850.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  contrée  malsaine  et  inhospitalière,  ou  si  elles  sont  quelque  chose 
de  tangible  et  de  réel. 

Une  chose  m'avait  frappé  pendant  la  traversée  :  c'est  qu'à  mesure 
que  nous  approchions  du  terme  de  notre  voyage ,  les  doutes  augmen- 
taient au  sujet  de  la  Californie.  Ainsi ,  à  Valparaiso,  on  avait  bien  con- 
staté et  on  admettait  le  fait  de  l'existence  des  mines  d'or;  mais  on  se 
figurait  assez  généralement  que  le  pays  était  malsain,  qu'il  n'y  existait 
ni  lois  ni  gouvernement,  et  qu'il  arrivait  presque  toujours  qu'on  payât 
de  sa  vie  d'assez  médiocres  résultats.  ATaïti,  point  séparé  de  San- 
Francisco  par  quarante  jours  de  mer  seulement,  aux  îles  Sandwich, 
point  encore  plus  voisin,  ©n  rencontrait  les  mêmes  doutes,  les  mêmes 
défiances,  la  même  curiosité.  Tout  le  monde  était  sur  le  qui-vive  dès 
qu'il  arrivait  un  navire  de  l'Eldorado,  tout  le  monde  était  avide  d( 
renseignemens  nouveaux,  et  cependant  personne  ne  pouvait  se  fain 
une  idée  nette  du  véritable  état  des  choses. 

Nous  ne  sommes  plus  qu'à  trente  lieues  de  la  côte,  et  déjà  on  recon- 
naît, au  nombre  et  à  la  diversité  des  pavillons  qui  se  croisent  autour 
de  nous,  le  voisinage  d'un  grand  centre  d'affaires.  A  notre  gauche  se 
montre  à  l'horizon  un  trois-màts  français  dont  la  longue  traversée  va 
se  terminer  en  même  temps  que  la  nôtre;  voici,  à  droite,  un  bâtiment 
anglais  de  Shang-hae,  avec  toute  une  colonie  de  Chinois  à  son  bord. 
Nous  pouvons  distinguer  les  fronts  pâles  à  contours  réguliers,  la^ 
tailles  ramassées  de  ces  habitans  du  Céleste  Empire,  pendant  qu'ils  se 
pressent  contre  les  bastingages  pour  nous  voir  passer  et  admirer  les 
iDOuChes  béantes  de  notre  belle  frégate.  Plus  près  de  nous  se  dessinent 
plusieurs  bâtimens  chiliens,  qui  nous  saluent  en  hissant  leurs  pavil- 
lons. Parmi  les  passagers  dont  les  ponts  sont  couverts,  nous  remar- 
quons plusieurs  signoritas  et  nous  entendons  leur  cri  :  Muy  lindo,  muy 
lindo,  pendant  que  la  Poursuivante  passe  majestueusement  le  long  de 
leur  bord.  Hélas!  parmi  les  cœurs  qui  palpitent  de  joie  et  d'espérance 
là,  devant  nous,  combien  auront  cessé  de  battre,  tristes  et  désillusion- 
nés, avant  la  fin  de  l'aventure  dans  laquelle  ils  vont  s'engager  ! 

Le  vent  nous  manque  tout  à  coup,  ce  qui  nous  force  à  mouiller, 
avant  la  nuit,  à  peu  de  distance  des  Farralones,  deux  îlots  détacliés 
qui,  semblables  au  dragon  de  la  fable,  montent  la  garde  devant  le 
jardin  de  ces  nouvelles  Hespérides.  Pendant  que  nous  sommes  ainsi 
arrêtés  contre  notre  gré,  le  navire  roulant  péniblement  sous  la  pres- 
sion d'une  forte  houle,  nous  avons  tout  le  loisir  nécessaire  pour  suivre 
les  manœuvres  de  plusieurs  compagnies  de  baleines  qui  s'agitent  au- 
tour de  nous.  La  nature  semble  avoir  voulu  que  tout  eût  un  caractère 
particulier  en  Californie;  aussi  ces  cétacés  diffèrent-ils  des  autres  mem- 
bres de  la  grande  famille  à  laquelle  ils  appartiennent.  Ailleurs,  on  voit 
des  baleines  d'une  grosseur  trois  fois  plus  considérable  se  laisser  har- 


LA   CALIFORNIE   DANS   LES   DERNIERS   MOIS   DE    1849.  195 

îniier  et  prendre,  sans  grande  résistance,  par  deux  ou  trois  marins 
nbarqués  dans  un  frêle  canot  qu'il  leur  serait  facile  de  submerger 
un  seul  coup  de  queue.  La  baleine  californienne  est  d'humeur  bien 
loins  accommodante  :  dès  qu'elle  voit  arriver  les  embarcations,  elle 
!  retourne'résolûment  contre  elles  et  leur  donne  la  chasse  à  son  tour, 
urpris  et  épouvantés  d'un  courage  si  nouveau  pour  eux ,  les  balei- 
iers  se  sont  bien  vite  dégoûtés  de  leur  tâche;  ils  ont  définitivement 
landonné  le  champ  de  bataille,  laissant  leur  terrible  ennemi  en  re- 
3s.  Aussi,  pendant  que  l'espèce  multiplie  sur  la  côte  de  la  Californie, 
le  tend  au  contraire  à  disparaître  dans  les  parages  où  elle  ne  songe 
as  à  se  défendre.  Aujourd'hui,  la  baleine  russe  se  trouve  refoulée 
ans  les  mers  lointaines  du  Japon  et  d'Okotsk,  et,  même  dans  ces  pa- 
iges  d'accès  difficile,  elle  ne  réussit  pas  à  se  mettre  à  l'abri  de  ses  au- 
acieux  persécuteurs.  Cet  exemple  n'a-t-il  pas  sa  morale,  comme  bon 
ombre  d'autres  fournis  par  le  règne  animal?  Porter  la  guerre  dans 
!  camp  ennemi,  prendre  les  devans  avec  qui  veut  vous  attaquer,  c'est 
L  le  plus  sûr  moyen  de  salut  pour  les  nations  comme  pour  les  parti- 
Liliers.  Aujourd'hui  surtout  que  les  passions  se  déchaînent  avec  tant 
e  violence,  et  que  les  appétits  de  l'homme,  s'abritant  derrière  une 
hilosophie  spécieuse,  s'érigent  en  divinités,  comme  au  temps  du  pa- 
anisme,  malheur  aux  peuples  qui  ne  savent  pas  défendre,  avec  leurs 
roits  héréditaires,  les  prérogatives  conquises  parle  travail!  Les  atta- 
ucs  directes  et  incessantes  des  ennemis  de  la  propriété  les  auraient 
ientôt  conduits  à  leur  ruine. 

Le  goulet  de  San-Francisco  ressemble  beaucoup  à  celui  de  Brest.  Il 
st  assez  étroit  pour  que  les  forts  qu'il  est  question  d'élever  de  cha((ue 
ôté  puissent  croiser  leurs  feux  et  en  commander  l'entrée;  il  contient 
n  outre  assez  d'eau  pour  faire  flotter  les  plus  gros  navires.  Arrivé  au 
■ont  du  goulet,  le  voyageur  voit  se  déployer  devant  lui,  non  point  un 
ort  ou  même  un  lac,  mais  une  Méditerranée  en  miniature.  Le  port 
e  San-Francisco  contiendrait  facilement  toutes  les  flottes  de  la  terre, 
-précieux  trésor  pour  «  le  voisin  Jonathan,  »  —  et  l'on  a  lieu  de  s'é- 
Muier  qu'une  position  pareille  soit  restée  si  long-temps  inoccupée.  Un 
lot  situé  dans  l'intérieur  de  la  baie,  à  peu  de  distance  du  goulet,  est 
videmment  destiné  à  servir  d'emplacement  à  une  batterie  :  ce  sera 
m  nouvel  élément  de  force  et  de  sécurité  pour  un  port  qui  en  possède 
léjà  de  si  nombreux. 

Herha  Buena,  autrement  dit  San-Francisco,  se  trouve  à  droite,  en 
entrant  dans  la  baie,  un  peu  au-delà  de  l'ancien  fort  espagnol.  C'est 
lujourd'hui  une  ville  de  cinquante  mille  âmes,  qui  promet  de  devenir, 
în  peu  d'années,  la  capitale  de  la  mer  Pacifique.  Des  forêts  de  mâts, 
lui  se  déploient  à  perte  de  vue  tout  alentour,  rappellent  le  Havre  et 
Marseille.  Il  y  a  en  ce  moment  plus  de  trois  cent  quarante  bâtimens 
le  commerce  mouillés  près  de  la  ville,  sans  compter  un  nombre  fort 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

considérable  de  bricks  et  de  goélettes.  Tous,  sans  exception,  ont  perdu 
leurs  équipages,  et  il  en  est  beaucoup  dont  les  capitaines  eux-mêmes 
ont  déserté.  Une  corvette  américaine,  à  bord  de  laquelle  flotte  le  pa- 
villon du  Commodore  Jones,  veille  seule  à  la  conservation  de  cette 
masse  de  valeurs. 

Nous  débarquons  sans  difficulté  sur  une  jetée  improvisée  au  pied 
de  l'ancien  fort.  Ici ,  point  de  douaniers  pour  fouiller  vos  pocbes  ou 
sonder,  le  fer  à  la  main,  vos  malles  et  vos  paquets.  Les  octrois,  ce 
rouage  qui  entrave  tout  et  qui  tend  à  disparaître  partout  où  il  y  a  un 
peu  de  sève  et  de  lumières,  sont  parfaitement  inconnus  chez  les  Amé- 
ricains. Le  temps  pour  eux  a  sa  valeur  aussi  bien  que  la  marchandise, 
et  tout  ce  qui  leur  en  enlève  une  part  sans  nécessité  bien  démontrée 
est  un  empiétement  sur  leurs  droits  d'hommes  libres.  La  vraie  liberté 
consiste,  aux  yeux  de  tout  Américain,  non  à  débiter  impunément  des 
extravagances  philosophiques  à  un  auditoire  affamé  de  jouissances 
matérielles,  mais  à  se  livrer,  sans  trouble  ni  empêchement,  aux  occu- 
pations pour  lesquelles  il  se  sent  des  aptitudes  spéciales. 

A  San-Francisco,  où  on  ne  rencontrait,  il  y  a  quinze  mois,  qu'une 
demi-douzaine  de  cabanes  grossières,  on  trouve  aujourd'hui  une 
bourse,  un  théâtre,  des  églises  pour  tous  les  cultes  chrétiens,  et  un 
grand  nombre  de  maisons  d'assez  belle  apparence.  Quelques-unes 
d'entre  elles  sont  bâties  en  pierres,  mais  le  plus  grand  nombre  en  bois 
ou  en  adobe.  Les  façades  des  maisons  sont  blanchies  ou  peintes,  les 
rues  bien  alignées,  et  l'ensemble  d'un  assez  bel  effet.  Des  deux  côtés 
de  la  ville,  en  suivant  la  plage,  se  prolongent  des  rangées  de  tentes  à 
perte  de  vue,  formant  une  ville  d'un  nouveau  genre,  qui  ne  manque 
pas  d'une  certaine  originalité.  Là  viennent  se  reposer  un  instant,  avant 
de  prendre  leur  essor  pour  les  mines,  les  émigrans  des  deux  mondes, 
ainsi  que  des  Chinois,  des  Malais,  et  toute  cette  population  débraillée 
qui  fourmillait  naguère  dans  les  divers  archipels  de  l'Océanie,  et  à 
laquelle  Botany-Bay  avait  servi  de  point  de  départ.  Là  se  trouve  l'an- 
cien ministre  de  la  justice  du  roi  Kamehameha,  aujourd'hui  le  plus 
redoutable  brigand  de  la  Californie,  le  même  qui  rédigea  ce  fameux 
code  de  lois  que  les  sociétés  bibliques  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis 
ont  proclamé  le  chef-d'œuvre  de  la  sagesse  humaine.  Là  se  trouvent 
réunis  des  assassins,  des  parricides,  des  voleurs  de  grand  chemin,  des 
boucaniers,  sur  lesquels  la  main  de  la  justice  divine  ne  s'est  pas  encore 
appesantie.  La  comédie  et  le  drame,  ce  dernier  principalement,  y 
trouveraient  à  puiser  amplement.  Des  évasions  incroyables  et  des 
aventures  telles  que  n'en  a  jamais  rêvées  l'imagination  de  nos  plus 
féconds  romanciers  y  attendent  leur  futur  historien. 

Déjà  la  ville  de  San-Francisco  ressemble  à  une  vaste  ruche  dans 
laquelle  régnerait  un  bourdonnement  perpétuel.  Des  voitures,  des 
charrettes,  des  wagons,  circulent  pêle-mêle,  se  croisent  et  se  heurtent 


LA   CALIFORNIE  DANS  LES  DERNIERS   MOIS   DE   1849.  197 

de  tous  côtés.  Je  plains  le  philosophe,  le  rêveur  qui  se  trouve  égaré 
dans  les  rues  de  San-Francisco ,  car  il  court  à  chaque  pas  le  danger 
d'être  écrasé  pendant  qu'il  se  livre  à  ses  méditations,  et  sans  qu'il  lui 
soit  crié  gare!  De  grands  gaillards  à  charpente  forte  et  osseuse,  la  tête 
surmontée  de  chapeaux  en  pain  de  sucre,  fouettent  et  éreintent  leurs 
attelages  sans  faire  la  moindre  attention  aux  piétons.  De  chaque  côté 
de  la  rue,  on  voit  passer  une  foule  silencieuse  et  préoccupée,  se  diri- 
geant à  pas  pressés,  soit  vers  la  douane,  grossière  construction  située 
au  fond  de  la  ville ,  soit  vers  la  bourse ,  édifice  placé  entre  deux  mai-  t 

sons  de  jeu,  et  devant  lequel  stationnent  en  permanence  des  groupes  , 

d'avides  spéculateurs. 

Toutes  les  nations  du  globe  sont  largement  représentées  dans  le 
commerce  de  San-Francisco;  mais ,  comme  il  faut  s'y  attendre ,  l'élé- 
ment américain  y  domine.  La  législation  américaine  permet  à  chacun 
de  s'établir  comme  il  l'entend.  Tout  le  monde  en  conséquence  est 
courtier,  consignataire ,  banquier,  changeur,  commissaire -priseur, 
plusieurs  même  exercent  simultanément  toutes  ces  professions.  J'i- 
gnore si  l'armateur  ou  le  négociant  du  Havre  qui  envoie  des  marchan- 
dises en  consignation  à  San-Francisco  fait  de  brillantes  affaires;  mais 
ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est  que  le  consignataire  qui  les  reçoit  ne  s'y 
ruine  pas.  Le  relevé  de  ses  prélèvemens  divers,  à  titre  de  courtage, 
change  et  emmagasinage ,  édifierait  grandement  ses  confrères  de  nos 
places  d'Europe.  On  peut,  sans  exagération,  en  évaluer  l'ensemble  à 
50  pour  100  du  montant  brut  de  chaque  vente.  Il  est  juste  aussi  de  re- 
connaître que  le  consignataire  de  San-Francisco  a ,  de  son  côté,  de 
lourdes  charges  à  supporter.  Ainsi,  outre  la  cherté  de  la  vie  matérielle, 
dans  un  pays  où  un  œuf  se  paie  souvent  jusqu'à  5  francs,  et  une  pomme 
de  terre  jusqu'à  3,  les  loyers  varient  de  150,000  à  300,000  francs  par 
an.  Il  y  a  des  maisons,  en  assez  grand  nombre,  qui  rapportent  à  leurs 
propriétaires  jusqu'à  800,000  francs  par  année. 

Quelque  importans  que  soient  les  résultats  obtenus  des  mines  de  la 
Californie,  et  quelque  nombreuses  que  soient  les  ressources  de  San- 
Francisco  comme  centre  de  commerce,  il  est  impossible  qu'un  pareil 
état  de  choses  puisse  se  soutenir  long-temps.  Le  Yankee  est  agioteur  de 
sa  nature;  personne  n'entend  mieux  le  puff  que  lui.  Donnez  à  un  ci- 
toyen du  Massachusetts  cent  arpens  de  marais,  il  les  baptisera  du  nom 
fallacieux  à'Eden  Fields  (champs  d'Éden),  puis  il  les  fera  valoir  de  tant 
de  manières  et  avec  une  si  grande  persévérance ,  que  plus  d'un  inno- 
cent ne  tardera  pas  à  tomber  dans  ses  filets.  C'est  ce  qui  s'appelle,,  aux 
Etats-Unis,  ylay  a  Yankee  trick  (jouer  un  tour  à  la  Yankee),  et  très 
certainement  le  général  Jackson  n'était  pas  plus  fier  de  sa  fameuse  vic- 
toire sur  les  Anglais  à  la  Nouvelle-Orléans  que  ne  le  paraît  un  de  ces 
joueurs,  quand  il  raconte  à  d'enthousiastes  compatriotes  quelque 


198  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

prouesse  de  ce  genre.  Jetez  trois  Américains  sur  une  île  déserte  où  il 
n'y  aura  qu'une  source  d'eau  :  deux  d'entre  eux  s'en  empareront ,  et 
prélèA  eront  par  ce  moyen  un  tribut  sur  le  troisième;  puis  ils  se  van- 
teront hautement  de  leur  Yankee  trick: 

Ce  qui  paraît  donner,  pour  le  moment,  une  valeur  factice  et  exa- 
gérée aux  propriétés  immobilières  de  San-Francisco,  c'est  le  grand 
nombre  de  maisons  de  jeu  qui  s'y  sont  fondées.  Tous  les  exilés  de 
Frascati,  des  n"^  36  et  113  du  Palais-Royal  et  des  établissemens  ana- 
logues de  Londres,  de  Berlin  et  de  Vienne  semblent  s'être  donné  ren- 
dez-vous dans  cette  terre  promise  des  joueurs.  Dès  qu'il  y  a  une  maison 
à  louer,  les  joueurs  s'en  emparent  à  tout  prix,  et  la  banque  s'y  in- 
stalle avec  son  attirail  de  roulettes.  Il  y  a  actuellement  à  San-Francisco 
plus  de  cent  établissemens  de  ce  genre  où  se  pressent  et  se  coudoient 
chaque  soir  une  foule  de  vagabonds  sandwichpis,  mulâtres,  chinois, 
malais,  et  d'aventuriers  de  tous  pays,  tous  mécréans  de  première  es- 
pèce. Toutes  les  peuplades  du  globe  ont  versé  une  portion  de  leur 
écume  dans  ce  cloaque  de  l'humanité. 

Rien  de  plus  étrange  que  le  spectacle  offert  tous  lés  soirs,  après  huit 
heures,  par  ces  maisons  de  jeu.  Au  dehors,  une  foule  immense  en  ob- 
strue les  portes;  à  l'intérieur,  les  joueurs  avides  se  forcent  un  passage 
jusqu'à  la  table  de  monte,  et,  dans  leur  fougue  impatiente,  en  vien- 
nent souvent  aux  mains.  Ailleurs,  c'est  à  coups  de  poing  ou  dé  pied 
que  se  vident  les  querelles  de  cette  nature.  En  Californie,  une  injure 
ou  môme  quelquefois  un  léger  froissement  sont,  à  l'instant,  suivis 
d'un  coup  de  poignard  ou  de  pistolet.  «  Silence  là-bas!  »  crie-t-on 
de  la  banque,  lorsqu'il  part  un  coup  de  pistolet  dans  la  salle,  «vous 
faites  trop  de  bruit,  damnés  coquins  que  vous  êtes  !  »  l'il  make  a  hole 
in  you  (je  ferai  un  trou  dans  votre  personne),  crie-t-on  d'un  autre 
point;  may  the  devil  take  me  if  I don't  (que  le  diable  m'emporte  si  je 
ne  le  fais  pas)  :  telles  sont  les  observations  courtes ,  mais  énergiques, 
qu'on  échange  de  tous  côtés.  Une  fois  devant  la  table  de  jeu,  le  nou- 
veau venu,  qui,  la  plupart  du  temps,  arrive  des  mines,  déboucle 
sa  ceinture  de  cuir  jaune  et  lui  imprime  une  légère  secousse,  après 
avoir  posé  un  des  bouts  sur  le  tapis  vert.  Plusieurs  pépites  d'or  roulent 
aussitôt  sur  la  table.  The  head  manager  (le  président)  avance  une  main 
large  et  osseuse,  s'en  empare,  les  pèse  dans  une  balance  placée  à  côté 
de  lui,  puis  il  en  rend  la  valeur  en  onces  de  85  francs  chacune.  On 
joue,  la  même  main  osseuse  vient  enlever  la  pièce;  on  rejoue,  même 
résultat.  Au  bout  de  quinze  à  vingt  minutes,  il  faut  de  nouveau  dé- 
tacher la  ceinture.  Il  arrive  rarement  que  le  joueur  se  retire  avant  que 
la  banque  ne  l'ait  dépouillé,  en  une  seule  nuit,  du  fruit  de  son  travail 
et  de  ses  privations  de  plusieurs  mois. 
Je  venais  de  dîner  chez  l'un  des  plus  heureux  spéculateurs  de  San- 


LA  CALIFORNIE   DANS  LES   DERNIERS  MOIS   DE    1849.  199 

Francisco.  C'était  un  Américain,  ancien  banqueroutier  de  l'Union,  qui, 
arrivé  en  Californie  six  mois  auparavant,  se  voyait  déjà  possesseur  d'une 
fortune  évaluée  à  un  million  de  francs.  Parmi  les  convives  se  trouvaient 
plusieurs  officiers  de  l'armée  et  de  la  marine  américaine.  Le  dîn(;r  s'était 
prolongé  fort  avant  dans  la  soirée,  ayant  été  assaisonné  de  toasts  et  de 
speeches.  Un  des  officiers  me  propose,  en  sortant,  de  me  servir  de  ci- 
cérone par  la  ville.  J'accepte.  Nous  entrons  dans  l'une  des  maisons  de 
jeu  les  plus  fréquentées.  Arrivé  jusqu'à  la  table  verte,  non  sans  beau- 
coup d'efforts,  je  tire  de  ma  poche  une  pièce  de  cent  sous  et  la  jette 
sur  la  table  en  désespéré.  Un  homme  encore  jeune,  à  la  longue  barbe, 
à  l'air  grave  et  posé,  aux  manières  aristocratiques,  présidait.  Il  s'ar- 
rête dans  son  travail  au  moment  d'imprimer  une  secousse  à  la  rou- 
lette; il  me  regarde  un  instant,  puis,  ramassant  ma  pièce,  me  la  tend 
avec  un  sourire  prévenant.  «Je  vois,  me  dit-il  en  fort  bon  français,- 
que  monsieur  est  étranger  et  qu'il  n'est  pas  encore  au  fait  de  nos  usages. 
Ici  nous  jouons,  non  des  pièces  de  cinq  francs,  mais  des  onces.  j\][onsieur 
voudra-t-il  bien  reprendre  ses  cent  sous  ?  »  11  appuya  légèrement  sur 
les  deux  derniers  mots.  Frappé  des  manières  d'un  aussi  aimable  pré- 
sident, j'attendis  une  occasion  favorable  pour  entrer  en  conversation 
avec  lui.  Il  se  prêta  à  mon  désir  avec  un  grand  empressement.  «  Vous 
voulez  savoir,  me  dit-il,  si  notre  banque  fait  de  bonnes  affaires,  je  serai 
franc  avec  vous.  Elle  en  fait  de  passables;  j'excepterai  pourtant  cette 
soirée,  qui  a  été  détestable.  Nous  allons  fermer  tout-à-l'heure,  et  je 
doute  que  nos  bénéfices,  depuis  huit  heures,  s'élèvent  à  20,000  piastres 
(100,000  francs).  Heureusement,  nous  avons  mieux  réussi  les  nuits 
précédentes;  sans  cela,  nous  serions  bien  à  plaindre,  car  ne  gagner  que 
20,000  piastres  dans  une  soirée,  c'est,  pour  une  banque  de  ce  pays,  être 
volé  comme  dans  un  bois.  »  Mon  interlocuteur  me  raconta  ensuite 
qu'il  avait  joué  un  rôle  important  dans  un  des  clubs  de  Paris  jusqu'aux 
événemens  de  juin,  «  Nous  perdîmes  la  partie  alors,  ajouta-t-il,  et  c'est 
pourquoi  j'ai  cru  qu'il  valait  mieux  changer  de  théâtre.  » 

La  passion  du  jeu  n'a  pas  été  importée  en  Californie  par  les  Améri- 
cains; de  tout  temps,  les  habitans  de  cette  contrée  s'y  sont  adonnés  avec 
fureur;  au  Mexique,  il  en  est  encore  de  même  aujourd'hui.  Le  jeu  ap- 
pelé monte  est  celui  qui  attire  le  plus  d'amateurs;  mais  la  roulette  a 
aussi  ses  partisans,  ainsi  que  le  jeu  dit  «  des  bêtes,  »  dans  lequel  des 
animaux  placés  au  bout  d'un  cabestan  armé  de  baguettes  mobiles 
reçoivent  un  mouvement  de  rotation,  puis  s'arrêtent  au-dessus  de  cer- 
taines cases  contenant  des  animaux  qui  leur  correspondent. 

La  population  de  San-Francisco  se  grossit  chaque  jour  des  émigrans 
qui  arrivent  par  mer  de  toutes  les  parties  du  monde.  Les  îles  Sand- 
wich, Taïti,  les  archipels  Viti  et  Fidgi,  ainsi  que  la  Nouvelle-Zélande 
et  Sydney,  se  sont  vidés  plus  ou  moins  complètement  de  leur  popu- 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lation  blanche.  Tous  ces  élémens  hétérogènes  sont  venus  se  fondre 
successivement  dans  la  grande  masse  des  travailleurs.  Absens  pour  le 
moment,  les  émigrans  reviendront  tous,  aux  approches  de  l'hiver,  cher- 
cher un  abri  dans  la  ville.  Il  n'y  a  actuellement,  en  fait  de  popula- 
tion, que  des  négocians,  des  capitaines  de  navire,  et  ceux  qui,  ayant 
ramassé  quelque  chose  aux  diggings  (mines),  rentrent  à  San-Francisco 
pour  le  dépenser  dans  le  jeu  et  dans  la  débauche.  La  population  y  est 
presque  exclusivement  mâle,  et  c'est  tout  au  plus  si  les  quelques 
femmes  honnêtes  qui  y  ont  suivi  leurs  maris  osent  s'aventurer  dans 
les  rues.  Cependant  on  remarque  déjà  une  amélioration  notable  à  cet 
égard;  depuis  que  l'élément  purement  américain  a  pris  le  dessus  à  San- 
Francisco,  personne  ne  peut  plus  insulter  une  femme  impunément. 
JNulle  part,  on  le  sait,  la  femme  n'est  plus  respectée  qu'aux  États-Unis. 
Au  reste,  des  industries  que  la  moralité  publique  flétrirait  en  Europe 
de  sa  censure  la  plus  sévère  sont  ici  en  pleine  activité,  et  il  ne  se  passe 
guère  de  semaine  sans  que  quelque  brick  chilien  ou  américain,  frété 
par  des  spéculateurs,  ne  verse  sur  la  place  une  cargaison  féminine.  Ce 
genre  de  trafic  est,  m'assure-t-on,  celui  de  tous  qui  produit  en  ce  mo- 
ment les  bénéfices  les  plus  prompts. 

Si  on  essayait  de  soumettre  à  l'analyse  les  élémens  de  la  population 
commerçante  de  San-Francisco,  on  en  trouverait  d'étranges.  Tous 
les  négocians  en  faillite  de  New- York,  tous  les  banqueroutiers  pour- 
suivis par  la  justice,  tous  les  faiseurs  de  projets  et  chercheurs  d'a- 
ventures de  l'Union  se  sont  abattus  sur  cette  terre  promise.  «Regar- 
dez celui-là,  me  dit  mon  cicérone,  lui-même  citoyen  des  États-Unis, 
c'est  un  de  nos  plus  grands  génies.  Directeur  de  la  première  mai- 
son de  Baltimore,  il  osa  concevoir  le  hardi  projet  de  monopoliser 
toute  la  viande  fraîche  de  l'Union,  pour  ne  la  vendre  ensuite  qu'au 
prix  qu'il  lui  conviendrait  de  fixer.  Déjà  il  s'était  emparé  des  trou- 
peaux des  trois  quarts  des  états  et  touchait  au  moment  où  il  allait 
les  posséder  tous,  lorsqu'un  autre  Américain,  également  homme  de 
génie,  se  mit  à  spéculer  en  sens  contraire.  La  lutte  entre  ces  deux 
giants  (géans)  fut  terrible  et  prolongée.  Le  peuple,  qui  est  particu- 
lièrement sensible,  chez  nous,  à  tout  ce  qui  a  un  caractère  de  gran- 
deur, la  suivit  pendant  long-temps  avec  un  intérêt  extrême.  Mal- 
heureusement, elle  eut  pour  dénoûment  la  ruine  complète  des  deux 
champions.  Il  est  vrai,  ajouta  mon  cicérone,  que  l'un  et  l'autre  se  sont 
bien  relevés  depuis.  Celui  que  vous  voyez  là  est  arrivé,  il  y  a  seu- 
lement six  mois,  sans  un  sou;  aujourd'hui,  il  a  une  fortune  de 
500,000  francs.  Son  ancien  antagoniste  a  encore  mieux  réussi.  Déjà  ils 
se  préparent  à  livrer  sur  ce  théâtre  nouveau  un  dernier  et  terrible 
combat.  Cet  autre,  le  grand  qui  vient  de  nous  saluer  en  français,  est 
également  une  de  nos  têtes  carrées.  Banquier  à  New-York,  il  y  a  quel- 


LA    CALIFORNIE   DANS  LES   DERNIERS  MOIS   DE    1849.  201 

ques  années,  il  entreprit  de  fonder  une  banque  unique  et  colossale  sur 
les  ruines  de  toutes  les  institutions  rivales.  Ses  plans,  poussés  avec  une 
habileté  et  une  persévérance  extrêmes,  allaient  être  couronnés  de  suc- 
cès, lorsque  le  héros  de  la  Nouvelle-Orléans,  effrayé  de  cette  tendance 
anti-démocratique,  fit  adopter  une  loi  qui  empêcha  l'établissement  de 
la  nouvelle  banque.  Les  sympathies  du  public  hésitèrent  un  instant 
entre  ces  deux  grands  hommes;  mais  le  général  Jackson,  sans  s'en  in- 
quiéter plus,  se  mit  à  serrer  de  près  son  antagoniste,  qui,  pour  échap- 
per à  ses  étreintes  et  à  celles  de  ses  créanciers  ameutés  subitement 
contre  lui,  ne  trouva  d'autre  moyen  que  de  battre  prudemment  en 
retraite  et  de  venir  s'établir  parmi  nous.  » 

Pendant  que  mon  guide  me  racontait  ainsi  les  hauts  faits  de  ses 
compatriotes,  nous  fûmes  abordés  par  un  personnage  à  la  figure  ru- 
biconde et  à  la  carrure  athlétique.  Il  était  armé  jusqu'aux  dents  et 
portait,  derrière  le  dos,  serré  dans  sa  ceinture  de  cuir  jaune,  un  énorme 
couteau  de  chasse. — C'est,  me  dit  mon  guide  après  que  cette  étrange  ap- 
parition se  fut  éloignée,  le  colonel  X. . .  du  Mississipi.  Il  vient  d'arriver  du 
Texas,  par  voie  de  terre,  ayant  traversé  le  Mexique  dans  sa  plus  grande 
largeur.  Une  aventure  bizarre,  et  qui  a  fait  beaucoup  de  sensation , 
même  ici,  où  nous  commençons  à  être  un  peu  blasés  en  fait  de  mer- 
veilleux, lui  est  arrivée.  La  voici  en  peu  de  mots.  Le  corps  que  com- 
mandait le  colonel  X. . . .  corps  composé  de  bons  fermiers  de  l'ouest,  étant 
arrivé  à  Durango,  ville  fortifiée  du  Mexique,  et  qui  compte  plus  de 
trente-cinq  mille  âmes,  trouva  la  population  dans  un  morne  désespoir. 
Des  Indiens  de  la  tribu  des  Apaches,  qui  habite  les  bords  du  Colorado, 
s'étant  présentés  l'avant-veille  au  nombre  de  cinq  cents,  avaient  me- 
nacé la  ville  du  pillage,  à  moins  qu'on  ne  leur  livrât  sur-le-champ 
cinquante  femmes  et  un  nombre  égal  de  jeunes  filles.  Les  descendans 
dégénérés  du  grand  Cortès  tremblent  aujourd'hui,  rien  qu'à  la  pensée 
d'un  Apache;  aussi  les  habitans  de  Durango  passèrent-ils,  après  quel- 
ques velléités  de  résistance,  par  les  conditions  imposées,  et  les  Indiens 
repartirent  pour  le  Colorado,  emmenant ,  avec  les  femmes,  tous  les 
troupeaux  qu'ils  rencontrèrent  sur  leur  route.  Instruit  de  ces  faits,  le 
colonel  X...  offrit  de  poursuivre  les  ravisseurs  et  de  ramener  les  cap- 
tives, moyennant  paiement  d'une  somme  de  4,000  piastres  (20,000  fr.) 
au  retour.  La  ville  accepta  la  proposition  avec  joie  et  souscrivit  sur- 
le-champ  une  déclaration  portant  témoignage  de  cet  engagement.  Le 
colonel  X...  partit  avec  ses  amis,  et,  le  troisième  jour,  il  atteignit  les 
Indiens,  qui  s'étaient  rabattus  sur  leur  tribu.  Les  deux  partis  en  vin- 
rent aux  mains.  On  se  battit  à  cheval,  à  coups  de  rifle.  L'adresse  des 
Indiens  est  telle  qu'ils  savent,  tenant  d'une  main  la  crinière  de  leur 
cheval  lancé  au  galop,  se  coucher  le  long  de  ses  flancs,  et  ne  présentent 
aux  balles  de  leurs  ennemis  que  la  plante  d'un  de  leurs  pieds,  celui-là 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  qui,  pressé  fortement  contre  le  dos  du  cheval,  aide  à  maintenir 
cet  étrange  équilibre;  néanmoins  ils  furent  mis  en  une  déroute  com- 
plète. Les  balles  du  colonel  X...,  grâce  à  ce  coup  d'œil  infaillible  qui 
distingue  le  chasseur  américain  et  qui  fait  qu'aucun  objet,  quelque 
petit  qu'il  soit,  ne  peut  échapper  à  l'atteinte  de  son  arme,  allaient  se 
loger,  à  la  grande  terreur  des  Indiens,  dans  le  pied  resté  à  découvert. 
Au  bout  de  sept  à  huit  jours  d'absence,  le  colonel  X. . .  rentra  à  Durango; 
il  avait  perdu  trois  de  ses  compagnons,  mais  il  ramenait  les  captives. 
Loin  de  lui  témoigner  de  la  reconnaissance  pour  sa  bravoure,  les  ha- 
bitans  de  Durango  refusèrent  de  payer  la  somme  convenue  et  ordon- 
nèrent aux  Américains  de  quitter  leur  ville.  A  ce  message  insolent,  le 
brave  colonel  répondit  qu'il  ne  se  retirerait  que  lorsqu'on  lui  aurait 
remis  les  /i,000  piastres,  et  que,  faute  d'y  accéder  dans  les  vingt-quatre 
heures,  lui  et  les  vingt-sept  hommes  dont  il  disposait  encore  s'empare- 
raient de  Durango.  La  réponse  produisit  son  effet.  L'alcade  de  Durango 
apporta,  le  lendemain,  les  4,000  piastres  en  espèces,  après  quoi  le  co- 
lonel X...,  pour  employer  sa  propre  expression ,  secoua  la  poussière  de 
ses  pieds  et  reprit  tranquillement  sa  route. 

Ce  qui  surprend  le  plus  à  San-Francisco,  c'est  la  rareté  des  vols, 
malgré  les  facilités  de  tout  genre  qui  s'offrent  aux  mauvais  instincts 
de  la  population  suspecte  agglomérée  dans  la  ville.  Ainsi,  dans  les 
cours  des  maisons  particulières,  devant  les  portes,  dans  les  rues,  sur 
les  places  publiques,  partout  en  un  mot,  on  se  heurte  contre  des  tas 
de  marchandises  venues  de  tous  les  points  du  globe  et  éparpillées  là, 
en  apparence  sans  protection  ni  surveillance  aucune,  et  pourtant  ja- 
mais les  filous,  les  flibustiers  de  profession  qui  se  promènent  par  la 
ville,  ne  s'avisent  d'y  toucher.  La  raison  en  est  que,  comme  beaucoup 
d'autres  pays  du  globe,  la  Californie  a  son  code  de  morale  particulier, 
code  accepté  et  reconnu  de  tous.  Ainsi  il  est  bien  permis  de  s'y  passer 
le  caprice  d'un  coup  de  couteau  ou  de  pistolet  dans  une  affaire  de 
vengeance  ou  dans  une  querelle;  mais  toucher  au  bien  d'autrui,  c'est 
la  plus  grande  des  énormités  :  une  vingtaine  de  balles  partent  à  l'in- 
stant des  tentes  et  des  maisons  environnantes,  et  vont  chercher  le  vo- 
leur. Marchand,  mineur,  batelier,  tout  le  monde  quittera  sur-le-champ 
ses  occupations  pour  s'élancer  à  sa  poursuite,  car  tout  le  monde  est 
intéressé  à  empêcher  le  vol ,  et  cependant  il  n'y  a  ni  gendarmés,  ni 
soldats  pour  veiller  spécialement  sur  les  intérêts  du  public.  Uh  tel 
état  de  choses  éveillera  au  premier  moment  un  sentiment  d'éton- 
nement  et  presque  d'indignation  :  on  ne  conçoit  pas  qu'un  gouver- 
nement puisse  manquer  à  son  devoir  le  plus  essentiel,  au  point  de 
ne  pas  accorder  à  un  pays  qui  s'est  rangé  sous  sa  bannière  une  pro- 
tection officielle  et  directe;  mais  beaucoup  de  choses  que  l'Européen  a 
peine  à  concevoir  paraissent  à  l'Américain  naturelles  et  simples.  La 


LA  CALIFORNIE   DANS  LES  DERNIERS  MOIS  DE   18-49.      •  203 

société,  suivant  lui,  n'est  qu'un  ensemble  d'élémens  intelligens  et 
libres,  dont  chacun  se  trouve  attiré,  par  une  espèce  d'affinité  propre, 
vers  sa  place  naturelle.  L'intervention  du  pouvoir  civil,  à  moins 
d'un  besoin  extrême,  ne  ferait ,  suivant  les  Américains,  que  déranger 
cette  tendance,  entraver  cette  gravitation,  et  il  vaut  mieux  se  charger 
soi-même  de  la  répression  de  certains  désordres  sociaux  que  d'aban- 
donner ce  soin  à  l'état  et  de  se  placer  dans  une  sorte  de  tutelle  perma- 
nente. Ne  plaignons  pas  trop  les  Américains  d'être  ainsi  constitués.  Si 
nous  voulons,  en  Europe,  admettre  le  peuple,  dans  sa  généralité,  à 
participer  au  pouvoir  politique,  il  faut  que  nous  apprenions  à  compter, 
comme  les  Américains,  beaucoup  sur  nous-mêmes  et  peu  sur  notre 
gouvernement,  pour  modérer  et  contenir  la  fermentation  insépa- 
rable de  toute  large  intervention  populaire.  Lorsque  la  bourgeoisie 
mit  en  avant  pour  la  première  fois  la  prétention,  alors  exorbitante 
en  apparence,  de  marcher  de  pair  avec  la  noblesse,  cette  dernière  s'en 
alarma  grandement  :  c'était,  à  ses  yeux,  l'anarchie,  le  chaos,  dont  on 
menaçait  la  société.  Peu  à  peu ,  cependant ,  les  nobles  en  ont  pris  leur 
parti  :  ils  se  sont  mêlés  au  mouvement  nouveau ,  ils  l'ont  dirigé,  et , 
dans  quelques  pays  de  l'Europe,  ils  l'ont  même  fait  tourner  à  l'avan- 
tage de  leur  propre  cause.  Il  faut  que  les  classes  moyennes  imitent  à 
leur  tour  cette  sage  conduite.  Il  ne  leur  reste  qil'un  moyen  d'échapper 
aux  dangers  de  l'avènement  de  la  démocratie  :  c'est  de  travailler  à 
éclairer  les  masses  en  même  temps  qu'à  les  contenir,  c'est  de  faire  de 
la  cause  commune  leur  propre  cause,  et  de  ne  point  craindi-e  de  des- 
cendre dans  l'arène  chaque  fois  qu'on  menace  la  tranquillité  publique. 
Un  fait  extrêmement  curieux  me  frappe  à  San-Francisco  :  c'est  la 
popularité  dont  y  jouissent  ceux  qui  se  sont  trouvés  à  même  de  mon- 
trer de  la  fermeté  et  du  courage  civil.  Ainsi  il  y  avait  aux  environs 
du  Sacramento,  au  moment  où  je  le  visitais,  un  alcade  dont  le  district 
avait  d'abord  servi  de  rendez-vous  général  à  tous  les  mauvais  sujets 
venus  du  dehors.  Les  crimes  y  étaient  de  chaque  instant,  les  délits 
tmcore  plus.  Le  brave  alcade  n'avait,  pour  les  uns  comme  pour  les 
autres,  qu'un  seul  et  même  moyen  de  répression.  «  Pendez  !  »  fut  in- 
variablement sa  réponse,  courte,  mais  énergique,  lorsqu'on  amenait 
un  inculpé  devant  son  tribunal.  Le  peuple,  qui  remplissait  lui-même 
les  fonctions  de  licteur,  ne  se  le  faisait  pas  dire  deux  fois  :  il  pendait, 
puis  allait  vaquer  à  ses  occupations  ordinaires  dans  uiie  bonne  humeur 
parfaite.  S'agiâsait-il  d'un  coup  de  poignard,  d'un  vol  de  mouchoir  de 
poche  oii  de  pipe,  l'arrêt  était  toujours  le  même  :  «  Pendez!  »  et  s'exé- 
cutait toujours  à  la  lettre  et  sans  miséricorde.  Si  par  hasard  quel- 
qu'un faisait  l'observation  :  «  Mais  l'inculpé  peut  ne  pas  être  coupable; 
voyons,  écoutons  sa  défense.* — Ah  bah!  répliquait  l'alcade;  vous  le 
savez  bien,  citoyens,  il  n'y  a  pas  d'innocent  parmi  nous.  S'il  n'a  pas^ 


204  *  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commis  le  délit  en  question,  il  en  a  commis  d'autres,  ici  ou  ailleurs. 
Pendez  !  »  Les  assistans  se  regardaient  en  souriant,  puis  allaient  mettre 
l'arrêt  à  exécution. 

A  cette  époque,  on  suivait  l'ancien  système  espagnol,  qui,  laissant 
tout  pouvoir  à  l'alcade,  n'admet  pas  l'intervention  du  jury.  Plus  tard, 
ce  système  fut  modifié,  les  Américains  éprouvant  une  répugnance  in- 
vincible à  se  passer  d'un  accessoire  qui  seul  empêche  la  justice  de  dé- 
générer en  despotisme.  Il  est  vrai  que  l'adoption  du  jury  ne  servit, 
dans  les  circonstances  où  on  était  alors,  qu'à  rendre  la  procédure  un 
peu  plus  grotesque.  Que  de  foisn'a-t-on  pas  vu  un  jury  de  douze  ivro- 
gnes se  constituer  pour  juger  un  autre  ivrogne!  Le  verdict  de  culpa- 
bilité, verdict  presque  invariable,  était  à  l'instant  suivi  de  la  formule 
favorite  de  l'alcade  :  «  Pendez.  »  Alors  on  voyait  la  scène  la  plus 
étrange  qui  se  puisse  imaginer.  Le  président  du  jury,  lui-même  for- 
tement pris  de  vin,  tirait  de  sa  poche  une  Bible  et  en  lisait  un  chapitre 
au  malheureux  condamné.  Puis ,  chaque  juré  l'embrassait  en  l'assu- 
rant qu'un  sentiment  de  devoir  avait  seul  dicté  son  verdict.  «  Allons, 
camarade,  ajoutaient-ils,  du  courage;  il  te  reste  encore  quinze  minutes 
à  passer  ici-bas  pendant  qu'on  prépare  la  corde.  Comment  désires-tu 
les  employer?  Veux-tu  une  pipe  et  du  tabac?  on  te  les  donnera.  Veux- 
tu  du  brandy?  en  voilà.  »  Puis,  jury,  condamné  et  spectateurs  allaient 
s'enivrer  tous  ensemble. 

Un  jeune  Parisien  de  bonne  famille  avait  monté  un  petit  débit  d'eau- 
de-vie  dans  ce  district  et  y  faisait  rapidement  fortune.  Une  difficulté 
seule  s'était  présentée  pour  lui.  Parmi  ses  pratiques  se  trouvait  un 
Américain,  matelot  déserteur,  qui  venait  à  chaque  instant  lui  deman- 
der à  boire  le  pistolet  à  la  main,  et  ne  payait  que  rarement  ou  jamais. 
Las  de  cette  persécution ,  notre  jeune  compatriote  eut  recours  à  l'al- 
cade pour  la  faire  cesser.  Le  brave  magistrat  écrivait  alors  un  ver- 
dict de  mort  qu'il  venait  de  prononcer.  A  la  plainte  qu'on  faisait,  il 
ne  répondit  point;  seulement,  lorsque  les  circonstances  eurent  été 
détaillées,  il  étendit  la  main,  prit  sur  la  table,  à  sa  droite,  un  pistolet 
à  deux  coups  et  l'offrit  au  plaignant ,  le  tout  sans  lever  les  yeux  de 
dessus  son  papier.  —  Qu'est-ce  que  c'est,  monsieur  l'alcade?  qu'est- 
ce  que  c'est?  Que  voulez-vous?  —  Prenez,  répondit  le  magistrat  avec 
son  laconisme  habituel.  Vous  vous  laissez  insulter,  donc  vous  n'a- 
vez pas  de  pistolets.  Prenez,  vous  me  le  rendrez  après.  Notre  jeune 
marchand  rentra  sous  sa  tente,  ramassa  tout  ce  qu'il  put  emporter  et 
quitta  le  pays  pour  toujours.  —  J'ai  60,000  francs,  m'a-t-il  dit  en  me 
racontant  ce  trait;  la  tête  me  reste  encore  sur  les  épaules.  Au  diable 
l'alcade  et  ses  subordonnés  !  Je  rentre  en  France  par  le  prochain  cour- 
rier. 

Peu  de  semaines  avant  mon  passage  à  San-Francisco ,  le  peuple 


LA   CALIFORNIE  DANS  LES   DERNIERS  MOIS   DE   1849.  205 

tilt  appelé  à  nommer  des  délégués  à  une  convention  qui  siège  en  ce 
moment  à  Monterey.  Les  élections  furent  très  disputées  sur  la  plupart 
des  points.  L'alcade  du  Sacramento  fut  seul  élu  à  l'unanimité ,  tant  il 
est  vrai  que,  dans  les  États-Unis  d'Amérique  comme  en  Turquie,  sous 
une  république  comme  sous  une  monarchie,  rien  ne  vaut,  comme 
moyen  de  popularité ,  un  caractère  ferme  et  énergique,  une  volonté 
qui  s'exprime  par  des  actes  hardis  et  non  par  des  paroles  vagues.  Ce 
qui  répugne  le  plus  aux  masses,  c'est  l'indécision  et  la  faiblesse  de 
caractère.  Elles  ne  se  laissent  pas  aisément  prendre  aux  apparences,  et 
plus  d'un  homme  qui  serait  timide  dans  la  vie  habituelle  grandirait 
subitement  sur  un  théâtre  et  devant  un  auditoire  populaire,  tandis  que 
le  pourfendeur  de  salon  rentrerait  dans  l'obscurité,  jugé  par  l'instinct 
des  masses  et  humilié  à  tout  jamais.  Au  reste,  ce  qui  montre  que  les 
Américains  savent  au  besoin  unir  la  hardiesse  et  la  décision  à  l'amour 
de  l'ordre,  c'est  un  conflit  récent  dont  la  Californie  a  été  le  théâtre. 

Il  s'était  formé,  dans  les  premiers  temps  qui  ont  suivi  la  découverte 
des  mines,  une  bande  composée  d'Américains,  de  Français  et  d'An- 
glais, sous  le  nom  de  hounds  (limiers).  Son  but  avoué  était  de  réunir, 
au  moyen  de  souscriptions  volontaires ,  de  quoi  secourir  ceux  de  ses 
membres  qui,  n'ayant  pas  réussi  aux  mines  et  se  trouvant  incapables  de 
travailler,  désireraient  rentrer  dans  leurs  patries  respectives.  Chaque 
membre ,  pour  signe  distinctif ,  portait  une  raie  sur  le  bras  gauche. 
Pendant  quelque  temps,  on  n'eut  qu'à  se  louer  des  hounds,  qui  seuls 
maintenaient  l'ordre  à  San-Francisco  en  prêtant  main-forte  aux  auto- 
rités chaque  fois  que  l'on  cherchait  à  le  troubler.  Peu  à  peu  cependant 
des  querelles  s'élevèrent  entre  eux  et  les  Chiliens,  qui,  très  versés  dans 
les  procédés  d'extraction  de  l'or  et  travaillant  par  bandes,  obtenaient 
facilement  de  beaux  résultats.  Les  hounds  notifièrent  donc  aux  Chiliens 
qu'ils  eussent  à  quitter  les  lieux  et  à  rentrer  dans  leur  pays,  et,  sur 
leur  refus,  ils  leur  livrèrent  bataille.  Vaincus  dans  plusieurs  ren- 
contres, les  Chiliens  se  réfugièrent  tous  à  San-Francisco.  Les  hounds 
les  y  suivirent;  chaque  jour,  il  s'y  élevait  des  rixes  sanglantes;  il  n'y 
avait  plus  ni  paix,  ni  sécurité  dans  la  ville,  car  les  malfaiteurs  de 
tous  pays,  flairant  le  désordre  et  voulant  y  trouver  du  profit,  s'en  mê- 
lèrent. On  saccagea  des  maisons,  on  brûla  des  magasins,  on  pilla 
des  dépôts  de  vins  et  de  spiritueux,  le  tout  impunément.  Pourtant 
les  habitans  de  San-Francisco,  passant  à  côté  de  cette  anarchie,  cou- 
raient à  la  douane,  faisaient  leurs  achats,  s'occupaient,  en  un  mot,  de 
leurs  affaires,  comme  s'ils  n'avaient  rien  eu  de  commun  avec  les  com- 
battans  et  aucun  intérêt  engagé  dans  leur  querelle.  Les  Anglais  seuls, 
habitués  à  une  puissante  protection  de  la  part  de  l'état,  amis- par 
excellence  de  la  discipline,  s'étonnaient  et  s'indignaient,  protestant 
contre  l'indifférence  coupable  du  gouvernement  de  Washington.  Les 


>206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

choses  en  étaient  là,  lorsque  le  bruit  se  répandit  à  San-Francisco  (pic, 
dans  un  campement  de  Chiliens,  les  hounds  s'étaient  livrés  la  veille 
à  d'épouvantables  excès,  qu'ils  avaient  massacré  plusieurs  femmes 
après  les  avoir  indignement  outragées  sous  les  yeuxde  leurs  maris, 
puis  mis  le  feu  aux  tentes  et  brûlé  les  cadavres.  La  nouvelle  de  ces 
atrocités  arriva  à  San-Francisco  le  soir.  Le  lendemain  de  grand  matin, 
un  nommé  Brennan,  chef  d'une  secte  appelée  mormons,  qui  venait  de 
s'établir  dans  le  pays,  se  dirige  vers  la  grande  place  en  agitant  >io- 
lemment  une  sonnette  qu'il  tenait  à  la  main.  Les  habitans  se  réveil- 
lent et  se  rendent  vers  le  même  endroit,  curieux  de  savoir  ce  dont  il 
s'agissait.  Brennan  monte  aussitôt  sur  une  table  et  harangue  la  foule, 
devenue  nombreuse  et  compacte.  Homme  du  peuple,  son  langage  fut 
grossier,  mais  franc  et  énergique.  «  Nous  sommes  donc  des  lâches,  des 
misérables  et  des  infâmes?  Nous  restons  ici  les  bras  croisés  et  le  nez 
en  l'air  pendant  qu'une  bande  de  brigands  commet  sous  nos  yeux  des 
atrocités  qui  crient  vengeance!  Attendrons-nous  qu'ils  viennent  ou- 
trager nos  propres  femmes  et  nos  filles?  Aujourd'hui,  c'est  le  tour  des 
étrangers;  mais  demain  notre  tour,  à  nous,  viendra.  Américains,  j'ai 
honte  de  vous!  Vous  êtes  des  égoïstes  et  des  lâches!  Quant  à  moi,  je 
saurai  défendre  ma  famille  et  mon  bien.  Je  rentre  chez  moi  à  l'in- 
stant pour  m'armer  de  mes  pistolets,  et  je  jure  par  le  ciel  que  je  brû- 
lerai la  cervelle  au  premier  hound  que  je  rencontrerai.  Que  tous  ceux 
d'entre  vous  qui  sentent  battre  leur  cœur  me  suivent  et  fassent  comme 
moi!  »  La  foule  répondit  à  l'appel  de  son  chef.  Le  cri  aux  armes  re- 
tentit d'un  bout  de  la  ville  à  l'autre.  Français,  Anglais,  Allemands, 
Américains,  tous  s'enrôlèrent  pour  cette  croisade.  Le  soir,  on  avait  en- 
levé tous  les  chefs  des  hounds.  Le  brave  alcade  du  Sacramento  en  fit 
justice  expéditive  avec  sa  formule  concise  et  favorite  :  «  Pendez.  » 

A  partir  de  ce  moment ,  l'ordre  le  plus  parfait  n'a  cessé  de  régner, 
non-seulement  à  San-Francisco,  mais  dans  tous  les  environs.  Au  reste, 
depuis  le  mois  de  septembre,  il  existe  une  police  régulière  à  San- 
Francisco  :  elle  ne  se  compose  que  de  quinze  hommes;  mais  ce  sont 
des  hommes  énergiques  et  déterminés.  Ils  suffisent  parfaitement  à 
leur  tâche;  ils  consentent  même,  moyennant  une  assez  belle  somme, 
il  est  vrai  (3  onces  d'or  par  homme),  à  ramener  tous  les  déserteurs. 

On  peut  évaluer  à  deux  mille  par  jour  le  nombre  des  personnes  qui 
arrivent  par  mer  en  Californie.  Chaque  nation  d'Europe  est  largement 
représentée  dans  ce  mouvement  d'émigration.  On  reconnaît  les  navires 
américains  aux  trois  hourras  formidables  que  poussent  leurs  passa- 
gers et  leur  équipage  au  moment  de  mouiller  dans  le  port  de  l'Eldo- 
rado. Un  simple  manœuvre  peut  gagner  en  ce  moment  150  piastres 
par  mois  (750  francs).  Les  cuisiniers  gagnent  facilement  300  piastres 
par  mois,  et  les  ouvriers,  charpentiers,  forgerons,  etc.,  reçoivent  des 


au 

i 

\     an 


LA   CALIFORNIE  DANS   LES   DERNIERS  MOIS   UE   1849.  207 

salaires  plus  élevés  encore.  Chacun  se  sert  à  soi-même  de  domestique, 
et  des  hommes  riches  de  plusieurs  millions  se  voient  dans  la  nécessité 
de  cirer  leurs  propres  bottes  et  de  remplir  chez  eux  les  fonctions  mul- 
tiples, mais  prosaïques,  de  la  femme  de  ménage. 

La  vie  matérielle  n'est  pas  d'une  cherté  excessive  pour  l'ouvrier.  La 
viande  fraîche,  qui  abonde  encore,  se  vend  1  franc  25  centimes  le 
demi-kilogramme;  le  bœuf  salé  et  le  biscuit,  deux  produits  dont  le 
marché  est  encombré,  ne  coûtent  pas  plus  cher  qu'en  Europe.  J'en 
dirai  autant  des  spiritueux,  qui  en  ce  moment  s'écoulent  fort  difficile- 
ent.  Il  y  a  peu  de  semaines,  il  en  était  de  même  pour  les  vins  de  Bor- 
aux,  dont  on  rencontrait  des  caisses  jusque  sur  les  places  publiques, 
que  personne  ne  voulait  plus  acheter.  Tout  à  coup  les  travailleurs 
aux  mines  s'abattirent  en  masse  sur  ce  produit  et  enlevèrent  en  un  in- 
stant tout  ce  qui  s'en  trouvait.  Ce  revirement  était  dû  à  une  opinion 
propagée  parmi  eux  par  quelque  spéculateur  intéressé,  à  savoir  que 
les  spiritueux  de  toute  sorte  occasionnaient  des  fièvres  auxquelles  on 
pouvait  échapper  en  se  bornant  à  l'usage  du  bordeaux. 

Il  est  difficile,  sinon  impossible,  de  renseigner  bien  exactement  le  com- 
merce de  France  sur  le  genre  de  produits  qu'il  devrait  expédier  à  San- 
Francisco.  Les  distances  sont  telles  que  le  marché  peut  se  trouver  en- 
combré depuis  plusieurs  seniaines  lorsque  le  chargement  demandé 
arrivera  à  sa  destination.  Bien  que  la  consommation  soit  immense  pour 
certains  articles,  il  s'en  importe  des  masses  si  formidables,  et  par  tant 
de  voies,  qu'il  s'écoulera  encore  long  temps  avant  qu'on  puisse  asseoir 
sur  les  besoins  de  cette  place  un  calcul  tant  soit  peu  certain.  Ce  n'est 
pas  seulertient  des  États-Unis  et  d'Europe  que  la  Californie  reçoit  ses 
produits  manufacturés.  La  Chine  lui  en  fournit  aussi  et  en  très  fortes 
quantités,  ainsi  que  Manille  et  Sydney.  D'un  autre  côté,  il  n'existe  pas 
de  marché  voisin  où  l'on  puisse  verser  le  trop-plein  des  marchandises 
accumulées  sur  la  place  de  San-Francisco.  Les  îles  Sandwich,  l'Orégon 
et  les  provinces  russes  de  l'Amérique  du  Nord,  seuls  centres  de  con- 
sommation qui  se  présentent  dans  cette  partie  de  la  mer  Pacifique, 
ne  peuvent  soulager  que  faiblement  dans  des  crises  de  ce  genre.  Tout 
est  loterie  encore,  et  le  négociant  d'Europe  qui  envoie  des  expédi- 
tions vers  ce  point  lointain  a  chance  égale  de  gagner  ou  de  perdre 
300  pour  100. 

Les  choses  changeront  de  face  dès  qu'on  aura  achevé  les  magasins 
et  dépôts  qu'on  est  en  train  de  construire  à  San-Francisco.  Alors  les 
marchandises  qui  arrivent  dans  un  moment  d'encombrement  pour- 
ront s'entreposer,  en  attendant  une  occasion  plus  favorable.  Le  com- 
merce français  devrait  s'appliquer  maintenant  à  emballer  ses  pro- 
duits de  manière  à  ce  qu'ils  aient  le  moins  besoin  possible,  en  arrivant 
sur  les  lieux,  de  l'intervention  de  nouveaux  bras.  Tel  article  qui  pro- 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(luirait  des  bénéfices  considérables,  s'il  se  présentait  sous  forme  trans- 
portable,  occasionne  des  pertes,  faute  de  cette  précaution.  Je  citerai 
pour  exemple  les  vins  et  les  eaux-de-vie,  qui  se  placent  beaucoup  plus 
avantageusement  expédiés  en  caisses  que  lorsqu'on  les  offre  à  l'ache- 
teur en  pièces.  La  main-d'œuvre,  en  un  mot ,  est  nécessairement  le 
grand  régulateur  de  toutes  choses  dans  un  pays  où  elle  a  encore  une 
valeur  si  exorbitante. 

La  tranquillité  la  plus  parfaite  règne  aujourd'hui  aux  mines.  Des 
Français,  des  Américains,  des  Anglais,  travaillent  côte  à  côte,  sans  qu'il 
s'élève  entre  eux  la  moindre  difficulté.  La  présence  d'une  pioche  ou 
d'une  bêche  dans  le  voisinage  d'un  trou  indique  que  ce  trou  est  de- 
venu la  propriété  d'autrui.  En  voyant  ce  signe,  les  travailleurs  passent 
leur  chemin,  et  vont  chercher  ailleurs  un  terrain  encore  inoccupé. 
Souvent  le  bruit  se  répand  que  des  résultats  extraordinaires  s'obtien- 
nent sur  un  point  donné  :  aussitôt  on  s'y  porte  en  foule;  mais,  annvé 
sur  les  lieux,  chacun  respecte  les  droits  acquis,  et  se  borne  à  s'établir 
dans  le  voisinage  de  ceux  qui  ont  fait  la  découverte. 

Le  chercheur  d'or  n'est  point  communiste,  bien  qu'essentiellement 
démocrate.  S'il  vous  permet  de  garder  le  trou  que  vous  avez  creusé, 
il  s'opposera  énergiquement  à  ce  que  vous  vous  empariez  d'un  bassin 
ou  d'un  champ  tout  entier.  C'est  en  partie  parce  que  les  Chiliens  et  les 
Mexicains  s'étaient  mis  au  service  de  compagnies  et  ne  travaillaient 
pas  directement  pour  eux-mêmes  que  les  Américains  s'étaient  soulevés 
contre  eux  et  les  avaient  chassés  des  mines.  Il  est  vrai  que  la  querelle 
avait  fini  par  changer  de  caractère  et  dégénérer  en  guerre  de  race.  Des 
bandes  d'Américains,  principalement  venues  de  l'Orégon,  voulurent 
même  expulser  tous  ceux  qui  ne  parlaient  pas  l'anglais.  Il  y  eut  un 
moment  où  les  Français,  sérieusement  menacés  de  leur  côté,  eurent  à 
s'occuper  de  leur  propre  défense.  Il  se  trouvait  alors  parmi  les  émi- 
grans  français  un  jeune  Vendéen,  arrivé  tout  récemment  de  Taïti,  où 
il  avait  servi  en  qualité  de  lieutenant  d'infanterie  de  marine.  A  la  pre- 
mière nouvelle  de  la  révolution  de  février,  il  s'était  hâté  de  prendre 
un  congé,  alléguant  pour  motif  que  sa  conscience  ne  lui  permettait 
pas  de  servir  un  gouvernement  dont  le  principe  était  contraire  à  ses 
traditions  de  famille  et  à  ses  convictions  personnelles.  Le  gouverneur 
Lavaud,  qui  respectait  sa  sincérité  et  appréciait  son  mérite,  lui  avait 
accordé  un  congé  de  quelques  mois.  Le  jeune  Vendéen  en  profita  pour 
se  rendre  à  San-Francisco  et  de  là  aux  mines,  où  il  se  mit  à  travailler 
à  côté  de  cinq  ou  six  cents  Français,  la  plupart  déserteurs  de  nos  na- 
vires baleiniers  ou  de  nos  bâtimens  de  guerre.  Tous  s'émurent  gran- 
dement de  cette  mesure  des  gens  de  l'Orégon,  et,  comme  on  annonçait 
avoir  choisi  pour  la  mettre  à  exécution  l'anniversaire  de  la  déclaration 
d'indépendance,  tous  s'armèrent  sur-le-champ  et  allèrent  se  ranger 


LA   CALIFORNIE   DANS  LES   DERNIERS  MOIS  DE   18i9.  209 

SOUS  les  ordres  du  jeune  lieutenant.  On  expédia  un  parlementaire  aux 
Américains,  pour  les  prévenir  qu'on  les  attendait  de  pied  ferme,  et 
qu'on  les  recevrait  à  coups  de  carabine  dans  le  cas  où  ils  passeraient 
des  menaces  aux  faits. 

Ces  derniers  se  réunirent  aussitôt  pour  se  consulter  sur  la  conduite 
iju'il  fallait  tenir  vis-à-vis  des  Français.  Un  petit  nombre  d'esprits  ar- 
dens  voulut  livrer  bataille,  mais  la  grande  majorité  se  prononça  pour 
la  paix.  «  Pourquoi,  s'écria  un  orateur,  nous  battrions -nous  avec  les 
Français?  Leurs  pères  ont  été  les  amis  de  nos  pères.  Us  ont  combattu 
ensemble  pour  la  même  cause,  celle  de  l'indépendance  de  notre  patrie, 
et  contre  les  mêmes  ennemis,  les  Anglais.  Rocliambcau  était  Fran- 
çais, Lafayette  aussi;  ils  comptent  pourtant  parmi  les  héros  de  notre 
histoire,  et  leurs  noms  prennent  place,  dans  la  mémoire  de  tout  véri- 
table Américain,  à  côté  de  celui  de  Washington.  C'est  aujourd'hui  l'an- 
niversaire de  notre  indépendance,  nous  allons  nous  réunir  dans  un 
banquet  pour  le  fêter.  La  place  des  Français  y  est  marquée  tout  natu- 
rellement; envoyons  une  députation  auprès  d'eux  pour  les  y  inviter.  » 
La  proposition  fut  accueillie  par  de  longues  acclamations,  et  le  soir 
même  les  deux  races  se  réunirent  autour  d'une  même  table,  et  y  fra- 
ternisaient bruyamment.  A  partir  de  ce  moment,  les  Français  et  les 
Américains  ont  vécu  aux  mines  en  parfaite  intelligence.  Je  ne  puis 
m'empêcher,  à  ce  propos,  de  rendre  hommage  au  noble  caractère  des 
Américains  de  l'ouest,  cette  fraction  simple  de  cœur,  mais  loyale  et 
énergique  d'un  grand  peuple.  J'ai  souvent  rencontré  ces  valeureux 
enfans  des  solitudes  et  des  forêts;  j'ai  échangé  avec  eux,  dans  plus 
d'une  occasion  périlleuse,  de  chaudes  poignées  de  main,  d'ardentes 
félicitations.  Français  de  cœur  et  vrais  amis  de  la  liberté,  ils  se  réjouis- 
sent avec  une  joie  véritable  de  tout  ce  qui  arrive  d'heureux  à  leur 
grande  alliée,  comme  ils  appellent  encore  la  France.  Pour  les  hommes 
de  l'ouest,  pour  les  cultivateurs  de  l'Union  en  général,  l'époque  de 
l'indépendance  américaine  est  l'âge  héroïque  de  leur  pa^^s.  Il  n'en  est 
pas  un  seul  qui  ne  connaisse  parfaitement  tous  les  incidens  de  cette 
grande  lutte,  qui  ne  se  rappelle  et  ne  vénère  les  noms  de  tous  ceux  qui 
y  ont  figuré.  Quant  aux  événemens  de  leur  histoire  qui  se  sont  passés 
depuis,  ils  n'en  ont  qu'une  idée  assez  vague  et  ne  s'y  arrêtent  guère. 
Si  parfois  la  politique  des  États-Unis  est  hostile  à  la  France,  ou  porte  à 
son  égard  le  cachet  d'une  envie  haineuse,  c'est  parce  que  le  grand  élé- 
ment de  l'ouest  oublie  de  faire  entendre  sa  voix. 

Si  étrange  que  soit  la  vie  californienne,  on  comprend  que  la  curio- 
sité du  voyageur  fraîchement  débarqué  sur  les  bords  du  Sacramento 
se  porte  bien  vite  d'un  autre  côté.  Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ce  qu'on 
a  dit  des  mines,  dans  ces  descriptions  merveilleuses  qui  ont  excité  à 
si  juste  titre  l'attention  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde?  L'or  s'ex- 

TOME  V.  14 


210      -  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

trait-il  de  ces  mines  en  aussi  fortes  quantités  et  aussi  facilement  qu'on 
le  prétend?  Les  nombreux  émigràns,  en  un  mot,  qui,  de  tous  les  points 
de  la  France,  de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre,  se  dirigent  vers. la  Ca- 
lifornie, y  trouveront-ils  la  fortune,  ou  bien  seront-ils  forcés,  ainsi  que 
l'affirment  et  le  soutiennent  beaucoup  de  pessimistes,  de  chercher, 
tristes,  désillusionnés,  malades,  auprès  de  leurs  consuls  respectifs,  les 
moyens  de  regagner  leur  patrie?  Pénétré  de  l'importance  de  ces  ques- 
tions, j'ai  interrogé  des  négocians,  des  ingénieurs,  des  employés  amé- 
ricains civils  et  militaires,  des  travailleurs  en  route  pour  les  mines, 
d'autres  rentrant  à  San-Francisco;  j'ai  voulu  voir  par  moi-même,  et 
j'ai  tout  lieu  de  croire  parfaitement  exactes  les  données  que  j'ai  pu  re- 
cueillir sur  les  bénéfices  des  chercheurs  d'or  du  Sacramento.  Un  pre- 
mier point  à  établir,  c'est  qu'il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  mines 
en  Californie,  et  par  conséquent  pas  de  fouilles  coûteuses  à  faire.  Sur 
ime  étendue  de  plus  de  cent  cinquante  lieues  carrées,  on  a  trouvé,  on 
trouve  encore  de  l'or  partout.  De  quelque  côté  qu'on  dirige  ses  pas,  on 
voit  un  sol  complètement  saturé  de  ce  métal  précieux,  au  point  qu'on 
n'a  qu'à  se  baisser,  qu'à  ramasser  un  peu  de  terre  dans  son  chapeau, 
puis  à  l'aller  laver  dans  le  ruisseau  voisin  pour  en  avoir.  Ce  fait,  quel- 
que extraordinaire  qu'il  paraisse,  n'admet  pas  le  plus  léger  doute. 

Qu'on  ne  se  hâte  pourtant  pas  d'en  conclure  que  la  fortune  attend 
tous  ceux  qui  ont  le  bonheur  d'atteindre  cette  terre  promise,  cet  Eldo- 
rado qui  éclipse  tout  ce  qu'ont  pu  rêver  les  ardens  émules  de  Chris- 
tophe Colomb.  Bien  qu'il  n'y  ait  pas  de  fouilles  à  faire,  bien  que  les 
difficultés  de  l'extraction  soient  en  apparence  nulles  ou  insignifiantes, 
la  richesse,  ici  comme  ailleurs,  se  paie  en  privations  et  en  sueurs. 
Prendre  la  pioche,  remuer  la  terre,  en  faire  sortir  de  l'or,  tout  cela 
paraîtra,  sans  doute  une  bagatelle,  un  assez  agréable  passe-temps;  mais, 
lorsque  le  moment  arrive  où  il  faut  se  ceindre  pour  la  tâche,  où,  se 
séparant  de  ses  semblables  et  des  douceurs  de  la  vie  civilisée,  il  faut 
s'enfoncer  dans  des  ravins  avec  l'ours,  le  tigre,  et,  ce  qui  vaut  encore 
moins,  des  échappés  de  bagnes  pour  seuls  compagnons,  on  se  sent 
bientôt  faiblir.  Puis,  c'est  un  travail  si  rebutant  que  de  charger  de 
la  terre  dans  un  panier,  de  porter  ce  panier  sur  son  épaule  quel- 
quefois à  une  lieue  du  point  d'extraction,  pour  en  laver  le  contenu 
soi-même  en  plein  soleil  et  sous  le  poids  d'une  chaleur  dévorante! 
J'ai  vu,  je  vois  encore  à  chaque  instant  des  hommes  forts,  énergiques, 
mais  qui  n'ont  pas  été  accoutumés  aux  travaux  manuels,  rentrer  à 
San-Francisco  complètement  démoralisés,  et  n'ayant  gagné  aux  mine? 
que  les  fièvres  qui  les  consument.  Il  est  vrai  qu'à  côté  de  ceux-là  j'en 
vois  d'autres  qui  reviennent,  après  des  absences  de  quelques  semaines 
seulement,  avec  10, 15,  20  et  souvent  100,000  francs  dans  leurs  cein- 
turons en  cuir  jaune.  Ceux-là  sont  en  général  des  manœuvres,  des 


p  .................. 

matelots  déserteurs  ou  de  robustes  paysans.  L'ordre  des  choses  hu- 
maines est  ici  renversé.  Le  simple  ouvrier,  qui  gagne  ailleurs  à  peine 
de  quoi  suffire  à  ses  besoins  journaliers,  devient  millionnaire  en  Cali- 
fornie, tandis  que  l'homme  de  lettres,  l'avocat,  le  banquier,  le  commis, 
y  courent  grand  risque  de  mourir  de  faim,  s'ils  ne  veulent  se  livrer 
qu'à  des  occupations  en  rapport  avec  leurs  aptitudes  spéciales. 

Les  deux  Californies,  haute  et  basse,  sont  de  formation  volcanique, 
et  paraissent  avoir  été  ravagées  par  des  éruptions  à  une  époque  rela- 
tivement assez  récente.  Sauf  les  bords  du  Sacramento,  où  le  terrain  est 
bas  et  boisé,  le  voyageur  n'y  aperçoit  que  des  amas  de  cônes  plus  ou 
moins  élevés  et  séparés  par  des  vallées  généralement  peu  profondes. 
C'est  dans  ces  vallées,  c'est  dans  ce  vaste  bassin  que  couvrent  chaque 
année  les  eaux  du  Sacramento,  c'est  dans  les  lits  des  torrens  qu'on 
trouve  les  wet  diggings  (extractions  humides).  On  opère  sur  ce  théâtre 
au  moyen  d'une  machine  appelée  cradle  (berceau),  ou  par  de  simples 
cuvettes  en  étain.  Les  résultats  qu'on  obtient  ainsi  sont  certains  et 
constans.  La  moyenne  n'en  est  guère  au-dessous  de  12  piastres  (60  fr.) 
par  jour  pour  chaque  travailleur;  mais,  je  le  répète,  pour  arriver  à 
ce  chiffre,  il  faut  travailler  comme  on  ne  le  fait  nulle  autre  part  au 
monde,  avec  un  peu  de  lard  et  de  biscuit  pour  toute  nourriture,  et  de 
l'eau  saumâtre  pour  boisson.  Il  n'y  a  que  l'ouvrier  robuste  qui  puisse 
se  résigner  long-temps  à  une  aussi  rude  corvée,  et  compter  par  con- 
séquent sur  de  semblables  résultats. 

Les  choses  se  passent  diiîéremment  dans  les  dry  diggings  (extractions 
sèches).  Là,  on  procède  exclusivement  au  moyen  d'une  pioche  ou 
d'une  barre  de  fer  pointue  qu'on  enfonce  dans  la  couche  granitique 
après  avoir  balayé  la  terre  qui  la  recouvre,  et  dont  l'épaisseur  dépasse 
rarement  quatre  pieds.  Les  bénéfices  sont  moins  certains  ici,  mais 
aussi  beaucoup  plus  importans.  On  voit  souvent  des  chercheurs  d'or 
travailler  des  jours  entiers  sans  amener  à  la  surface  une  seule  pépite, 
puis  rencontrer,  au  moment  où  ils  s'y  attendent  le  moins,  a  pocket 
(une  poche)  renfermant  pour  une  valeur  de  3  à  4,000  francs  et  quel- 
•luefois  au-delà.  Le  bruit  de  cette  découverte  court  aussitôt  à  travers 
le  pays.  Dans  tous  les  campemens  voisins,  on  se  met  en  mouvement, 
on  se  dirige  vers  cet  endroit  favorisé;  on  se  répand  tout  à  l'entour; 
on  se  livre  à  des  recherches  minutieuses;  pn  fait,  en  peu  d'heures, 
un  travail  de  déblaiement  digne  des  cyclopes.  Point  de  résultat;  car, 
chose  digne  de  remarque,  les pockets,  ou  nids  d'or,  aux  dry  diggings, 
sont  presque  toujours  isolés.  On  dirait  que  l'or,  après  avoir  été  entraîné 
des  cônes  par  de  fortes  pluies ,  à  une  époque  où  ces  pics  volcaniques 
n'étaient  pas  encore  recouverts  de  terre  végétale,  s'est  arrêté  aux  iné- 
galités de  la  couche  pierreuse  en  se  logeant  dans  les  interstices  et  les 


212  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

cavités  du  sol.  Toutes  les  pépites  ont  des  coins  plus  ou  moins  arrondit 
circonstance  qui  prouve  qu'elles  ont  été  roulées  long-temps. 

Les  aventuriers  de  tous  pays  et  de  tout  état,  les  paresseux,  It 
joueurs,  les  commerçans  ruinés,  les  ofticiers  de  terre  et  de  mer,  le 
savans  et  les  poètes,  —  car  toutes  les  classes  sont  largement  représeii 
tées  aujourd'hui  en  Californie  —  se  portent  de  préférence  vers  les  dr 
diggings.  Là,  si  on  court  risque  de  mourir  de  faim,  on  obtient,  av( 
moins  de  fatigue,  des  résultats  qui  éclipsent  complètement  ceux  de  ] 
vallée  du  Sacramento.  Quels  bizarres  rapprochemens  la  soif  de  l'c 
n'opère-t-elle  pas  dans  les  dry  diggings!  Tel  philosophe  qui  a  lancé, 
y  a  peu  de  temps,  à  New-York,  un  traité  long-temps  médité  et  malhei 
reusement  peu  apprécié  sur  une  nouvelle  organisation  de  la  sociél 
humaine,  se  voit  forcé  de  vivre  côte  à  côte  et  sur  un  pied  d'égalil 
parfaite  avec  un  échappé  des  prisons  de  Sydney  ou  de  Hong-Kong.  Ce; 
l'agneau  et  le  loup  qui  viennent  s'abreuver  à  la  même  fontaine  et  qi 
ne  se  querellent  pas  trop. 

On  a  inventé,  depuis  peu,  différons  procédés  pour  séparer  les  pail 
lettes  d'or  des  sables  et  de  la  terre  qui  les  renferment.  Plusieurs  de  c( 
procédés  rapportent  déjà  aux  inventeurs  des  bénéfices  considérable; 
bien  que  l'on  opère,  pour  le  moment,  dans  le  bassin  du  Sacramenti 
sur  des  terrains  déjà  lavés,  et  oii  il  reste  par  conséquent  peu  d'or  con 
parativement.  Ailleurs,  on  procède  différemment,  en  détournant  d( 
rivières  de  leur  lit  naturel  au  moyen  d'endiguemens  et  en  lavant  ] 
limon  qu'elles  avaient  déposé  dans  leur  course  séculaire.  Une  comp? 
gnie,  composée  exclusivement  d'avocats  et  de  médecins  de  New-Yorl 
a  commencé  des  travaux  de  ce  genre,  près  de  Mormon-lsland,  sur  ] 
théâtre  même  de  la  première  découverte  de  l'or.  C'est  le  seul  exemp] 
qui  soit  à  ma  connaissance  d'une  compagnie  qui  ait  su  se  mainteni 
sur  le  sol  de  la  Californie,  en  conservant  entre  ses  membres  l'unio 
nécessaire.  Toutes  les  sociétés  qui  se  sont  organisées  si  bruyammen 
soit  aux  États-Unis,  soit  en  France,  soit  en  Angleterre,  se  sont  d:ssout( 
dès  le  jour  de  l'arrivée  de  leurs  directeurs  à  San-Francisco,  et  il  e 
sera  de  même  pour  toutes  celles  qui  se  formeront  encore.  L'ouvrie 
ou  le  mécanicien  se  fait  ce  raisonnement  fort  simple  et  fort  concluant 
La  compagnie  compte  sur  mes  bras  pour  faire  fortune,  et  moi  je  pu 
me  passer  maintenant  d'elle.  Grand  merci  !  Pourquoi  me  faire,  sar 
nécessité,  l'homme  lige  d'autrui?  pourquoi  accepter  un  rôle  qui  m 
gêne  dans  mes  mouvemens  et  m'empêche  de  me  porter  sur  des  poini 
où  chacun  s'enrichit  au  bout  de  peu  de  jours?  Le  lendemain,  noti' 
logicien  est  loin  de  San-Francisco,  il  marche  vers  les  mines,  et  It 
pauvres  directeurs  se  trouvent  seuls  avec  des  machines  sur  les  bras  ( 
force  papiers  parfaitement  en  règle,  mais  dont  ils  ne  savent  que  faird 


LA   CALIFORNIE  DANS   LES   DERNIERS  MOIS   DE   1849.  213 

car  la  justice  locale,  seule  ressource  qui  leur  reste,  est  hors  d'état  de 
donner  une  sanction  suffisante  à  ses  arrêts.  J'écris  l'histoire,  non  d'une, 
mais  de  cent  compagnies.  Le  seul  genre  d'association  qui  tienne  en 
Californie,  c'est  celle  de  la  famille.  Une  famille  de  six  garçons  ou  filles 
sachant  tous  travailler  et  ayant  un  esprit  d'union  réaliserait,  à  San- 
Francisco,  de  20  à  30,000  francs  en  six  mois.  La  vie  n'y  est  pas  exces- 
sivement chère  pour  l'homme  du  peuple.  Le  biscuit  et  le  lard  revien- 
nent aussi  bon  marché  en  ce  moment  qu'aux  États-Unis.  Les  loyers,  il 
est  vrai,  sont  exorbitans;  mais  on  a  la  ressource  de  coucher  sous  des 
tentes  dont  les  rangées  immenses,  se  prolongeant  à  perte  de  vue  ,tout 
àl'entour  de  la  ville,  forment,  pour  ainsi  dire,  les  faubourgs  de  San- 
Francisco.  Sur  le  théâtre  même  des  exploitations,  la  vie  avait  été,  pen- 
dant long-temps,  d'une  cherté  excessive.  Une  boîte  de  sardines  s'y 
payait  une  once  (85  francs) ,  et  une  bouteille  d'eau-de-vie  20  piastres 
(100  francs).  Maintenant,  on  a  toutes  les  denrées  nécessaires  à  la  vie  à 
très  bon  compte,  grâce  aux  facilités  de  transport  qu'offrent  les  bateaux 
à  vapeur  de  la  baie  de  San-Francisco. 

Comme  les  prix  varient  aux  mines-avec  les  localités  et  se  règlent 
sur  les  besoins  de  chaque  petit  centre,  il  est  impossible  de  donner  une 
moyenne  qui  puisse  servir  de  boussole  au  commerce  français.  En 
évaluant  à  deux  cent  mille  le  nombre  actuel  des  travailleurs  et  à 
12  piastres  par  jour  la  moyenne  des  gains  pour  chacun ,  on  arriverait 
à  un  produit  quotidien  de  240,000  piastres,  soit  12  millions  de  francs. 
Ce  chifi're  est,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  beaucoup  au-dessus  de  la  somme 
qui  s'obtient  réellement.  Les  chercheurs  d'or,  gens  du  peuple  pour  la 
plupart,  éprouvent  cet  entraînement  irrésistible  vers  les  boissons 
fortes,  qui  caractérise  partout  la  race  anglo-saxonne.  Il  est  rare  qu'ils 
ne  suspendent  pas  leur  travail  quelquefois  pendant  plusieurs  journées 
de  suite  pour  donner  libre  carrière  à  ce  penchant,  dès  qu'ils  se  voient 
possesseurs  de  quelques  milliers  de  francs.  C'est  le  lendemain  de  ces 
jours  d'orgie  qu'ils  sont  pris,  en  général,  des  fièvres  qui  régnent  dans 
l'intérieur.  Ces  fièvres  ont  donc  leur  cause  moins  dans  le  climat  même 
que  dans  les  habitudes  déréglées  des  émigrans.  Le  pays  est  loin  d'être 
malsain,  et  à  San-Francisco  l'air  est  si  vif,  qu'on  ne  peut  porter  que 
des  vêtemens  de  laine.  Le  costume  presque  universel  des  travailleurs 
consiste  en  un  gilet  de  flanelle  rouge  ou  bleu  et  un  pantalon  de  drap 
grossier  ou  de  toile. 

Les  Français  sont,  après  les  Américains,  Félément  le  plus  nombreux 
de  la  population  actuelle  de  la  Californie.  On  en  trouve  près  de  dix 
mille,  soit  à  San-Francisco,  soit  aux  mines.  Ceux  d'entre  eux  qui  ont 
une  bonne  conduite,  et  c'est,  je  suis  heureux  de  pouvoir  le  dire,  la 
grande  majorité,  réussissent  parfaitement.  Plus  sobres  que  les  Amé- 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ricains  et  les  Anglais,  ils  échappent,  faute  d'en  trouver  les  occusiuu 
à  d'autres  excès  auxquels  ils  sont  plus  particulièrement  enclins.  A 
reste,  ici  comme  ailleurs,  la  fortune  reste  non  pas  à  l'homme  (ji 
gagne  beaucoup,  mais  à  celui  qui  dépense  peu.  Je  vois  des  négoci.it 
(jui  passent  pour  avoir  fait  les  opérations  les  plus  avantageuses  trîl 
embarrassés  dans  leurs  affaires,  tandis  que  d'autres  qui  spéculent  p 
saïquement,  et  pour  ainsi  dire  terre  à  terre,  se  retirent  en  général, 
bout. d'un  temps  assez  court,  avec  des  bénéfices  considérables.  Pour  1| 
négociant  anglais  comme  pour  le  négociant  américain,  le  plaisir  ei 
incompatible  avec  les  affaires.  Aussi  agissent-ils  l'un  et  l'autre 
athlètes  qui  seraient  descendus  dans  l'arène  pour  livrer  un  com 
mortel.  Point  d'intervalle  de  repos  pour  eux ,  point  de  distractio 
Sortir  en  vainqueurs  de  lai  lice,  battre  complètement  leurs  concurre 
voilà  le  but  de  tous  leurs  désirs,  le  glorieux  résultat  vers  lequel  te 
dent  tous  leurs  efforts. 

Je  m'arrêtais  souvent  à  San-Francisco  devant  les  boutiques  et  les  éi 
lages  où  de  jaunes  citoyens  de  New-York ,  sortant  à  peine  de  l'école 
encore  imberbes,  prônent  leurs  marchandises,  ou ,  pour  employer 
terme  du  métier,  font  la  partie  avec  une  adresse  qui  ferait  honte 
commis  le  mieux  discipliné  de  Paris.  Voyez  le  jeu  de  la  physionomî 
de  ce  jeune  marchand,  remarquez  l'heureux  choix  de  ses  mots,  la  viva 
cité  et  le  naturel  de  ses  gestes  :  ce  n'est  pas  un  mouchoir  de  poche  oi 
un  pantalon  qu'il  vous  vend ,  ce  n'est  pas  une  boîte  de  sardines  qu'ij 
vous  offre;  non,  c'est  la  pierre  philosophale  qu'il  tient  là  devant  vous, 
et  dont  il  ne  consent  à  se  séparer  que  par  amour  de  l'humanité.  Ex- 
cellent jeune  homme,  comme  j'ai  souvent  admiré  votre  éloquence 
précoce  et  votre  sang-froid  imperturbable!  Allez,  vous  ferez  votrr 
chemin. 

Cette  persévérance  du  négociant  américain  n'est  pas  une  des  moin- 
dres causes  de  l'immense  développement  qu'a  pris  dans  ces  dernierr 
temps  le  commerce  des  États-Unis.  11  y  a  du  patriotisme  à  vouloir 
écraser,  anéantir  toute  industrie  rivale  en  même  temps  qu'on  avance  se? 
propres  affaires.  —  Avez-vous  lu  le  dernier  rapport  de  M.  King?  vous 
demandera  le  négociant  américain  en  vous  arrêtant  par  la  boutonnièri 
et  avec  une  satisfaction  qui  éclate  dans  tous  ses  traits.  Lisez-le;  vous  \ 
verrez  que  nous  sommes  à  la  veille  de  terrasser  John  Bull.  Le  tonnag 
de  notre  marine  marchande  égalait,  l'année  dernière,  à  peu  dechos* 
près,  celui  de  la;  sienne.  Cette  année,  nous  sommes  sûrs  à' enfoncer,  le 
voisin.  Nous  avons  chassé  ses  calicots  du  Brésil;  nous  sommes  certains 
de  pouvoir  les  expulser  bientôt  de  la  Chine.  N'est-ce  pas  que  c'est 
beau?  — En  écoutant  ces  discours  empreints  d'un  si  bizarre  enthou- 
siasme, je  faisais,  hélas!  un  retour  pénible  sur  la  France,  où,  comme 


LA   CALIFORNIE   DANS  LES   DERNIERS   MOIS  DE   1849.  215 

es  Grecs  du  Bas-Empire,  nous  nous  battons  pour  des  formules  philo- 
ophiques  ou  politiques,  pendant  que  les  deux  grandes  nations  qui, 
icules,  marchent  de  pair  avec  nous  dans  le  monde  des  idées  et  des 
aits  étendent  et  développent  partout  leur  influence  et  leur  commerce. 
;iuand  le  génie  français,  ce  génie  si  actif  et  si  fécond  naguère,  aban- 
donnera-t-il  cette  route  qui  ne  peut  conduire  qu'à  l'anarchie?  Quand 
lonc  rentrera-t-il  dans  la  voie  des  réformes  pratiques  et  matérielles? 
La  France,  dont  la  séve  intellectuelle  a  tout  fécondé  autour  d'elle, 
juand  songera-t-eUe  enfin  qu'en  poursuivant  la  réalisation  de  théories 
chimériques j  elle  court  risque  d'être  réduite,  comme  Niobé,  à  pleurer 
:>ur  des  tombeaux? 

J'ai  montré  en  quoi  consistait  le  travail  des  chercheurs  d'or  en  Ca- 
lifornie. On  a  pu  se  convaincre  déjà  que  les  chances  de  l'émigration 
sont  excellentes  pour  les  artisans,  les  manœuvres  et  les  ouvriers  ro- 
bustes. Quelques  indications  rapides  compléteront  ce  que  j'ai  dit  du 
travail  des  mines.  Le  prix  de  la  main-d'œuvre  à  San-FranciscO  est  de 
150  piastres,  soit  750  francs  par  mois;  c'est  le  minimum  du  salaire,  et, 
à  ce  prix ,  tout  le  monde  peut  trouver  du  travail.  Les  cuisiniers  ga- 
gnent de  3  à  -400  piastres  par  mois,  et  les  charpentiers,  les  forgerons, 
les  menuisiers,  beaucoup  plus.  Il  faut  se  rappeler  pourtant  que  les 
pluies  commencent  vers  la  fln.de  décembre  et  durent  jusque  vers  le 
miheu  de  mai.  Pendant  la  saison  pluvieuse,  il  y  a  surabondance  de 
bras  et  assez  souvent  disette. 

Si  on  prend  la  route  la  plus  longue,  quoique  la  moins  dispendieuse, 
celle  du  cap  Horn,  pour  aller  en  Californie,  il  importe  de  s'entendre 
avec  les  armateurs,  et  d'obtenir  de  ces  derniers  la  permission  de  rester 
à  bord  du  navire,  à  San-Francisco,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  trouvé  un  em- 
ploi convenable.  Passé  le  mois  de  mai,  il  n'y  a  plus  de  difflcultés  à 
l'arrivée,  et  l'émigrant  est  maître  de  faire  lui-même  la  loi  dans  la  pé- 
nurie des  bras.  Il  faut  six  mois  pour  se  rendre  à  San-Francisco  par  la 
voie  du  cap  Horn,  même  sans  de  bien  grandes  relâches.  Les  mois  de 
décembre  et  janvier  me  paraissent  les  plus  favorables  pour  entre- 
prendre ce  voyage.  La  voie  de  Panama  est  beaucoup  plus  courte,  mais 
aussi  beaucoup  plus  coûteuse.  Si  on  la  choisit,  il  vaut  mieux  se  rendre 
à  New- York  pour  y  retenir  sa  place  à  bord  des  vapeurs  américains  de 
la  mer  Pacifique.  Sans  cette  précaution,  on  court  le  risque  de  se  voir 
arrêté,  quelquefois  des  mois  entiers,  à  Panama,  faute  de  pouvoir  trou- 
ver une  occasion  pour  San-Francisco.  Du  Havre  à  New-York,  le  prix 
du  passage  est  de 450  fr.  environ,  de  New-York  à  Chagres  1,000  fr.,  et 
de  Panama  à  San-Francisco  1 ,500  fr.  pour  les  premières  places.  Le  total 
de  ces  sommes  se  grossirait  encore  d'une  dépense  de  près  de  500  fr.,  à 
titre  de  frais  de  mulets  et  de  bateaux  que  nécessite  le  passage  de  l'isthme 


216  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

de  Panama.  Moins  on  prendra  de  marchandises  avec  soi,  mieux  (  n 
vaudra.  On  peut  se  pourvoir  aujourd'hui  de  tout  à  San-Francisco.  i;a 
des  conditions  assez  satisfaisantes. 

Il  y  a  vingt  ans,  on  fit  dans  une  petite  île  voisine  de  Curaçao  i  c 
découverte  dont  il  fut  grandement  question  pendant  quelque  tcn  ;. 
Un  colporteur  juif  avait  remarqué  dans  une  case  de  nègre,  où  il  s  C  : 
arrêté  pour  un  moment,  deux  gros  morceaux  de  métal  qui  scrNai 
de  chiens  dans  cet  âtre  primitif.  Les  ayant  examinés  curieusemenll 
les  reconnut  pour  de  l'or,  et  les  obtint  sans  difficulté  en  échangef 
quelques  mouchoirs  et  d'une  pipe.  Ayant  constaté  l'endroit  où  cesp| 
cieux  fragmens  avaient  été  trouvés,  le  juif  se  rendit  à  Curaçao,  et  ■ 
dit  son  or  150,000  francs.  La  curiosité  publique  fut  à  l'instant  éveil 
Les  autorités  se  transportèrent  sur  les  lieux,  et  les  firent  occu}| 
militairement;  puis  on  se  mit  à  travailler  pour  le  compte  du  goui 
nement  hollandais.  Au  bout  de  quelques  mois,  on  avait  trouvé  de 
pour  5  ou  6  millions;  mais  la  source  sembla  se  tarir  tout  d'un  coup, 
bien  qu'on  eût  fait  des  fouilles  et  cherché  de  toutes  les  manières,^ 
ne  trouva  plus  rien  à  partir  de  ce  moment. 

Qu'on  se  rassure,  les  mines  de  la  Californie  ne  s'épuiseront  pasj 
si  tôt.  11  n'est  pas  probable  non  plus  que  l'or  subisse  une  dépréciât! 
sensible  par  suite  de  cette  étonnante  découverte.  Les  arts  et  rindt[ 
trie  absorberont  dorénavant  une  quantité  plus  forte  de  ce  prodi 
([ui  entrera  aussi  plus  largement  dans  les  besoins  domestiques, 
vaisselle  des  classes  riches  était  naguère  en  argent;  désormais 
sera  en  or,  et  la  révolution  n'ira  guère  plus  loin.  Peut-être  les  deni 
esseiitielles  augmenteront-elles  légèrement  de  valeur;  en  ce  cas,  le 
du  travail  augmenterait  aussi.  On  manque  encore  d'élémens  suffis 
pour  éclairer  tous  ces  points.  La  découverte  des  mines  de  Califoi 
n'est  d'ailleurs  qu'une  sorte  de  prélude  aux  découvertes  semblal 
qu'on  pourra  faire  dans  l'Amérique  du  Sud,  dont  la  surface  a  été  à  pejj 
effleurée  par  les  Espagnols. 

L'émigration  européenne  pourra  donc,  pendant  bien  des  am 
encore,  se  porter  vers  la  Californie  sans  craindre  d'épuiser  ce  rie 
territoire.  Les  descendans  des  anciens  Espagnols,  venus  dans  le 
soit  du  Mexique,  soit  du  Pérou,  et  qui  forment  encore  une  classe 
tincte  et  assez  nombreuse,  seconderont  plutôt  qu'ils  ne  contrarier 
les  efforts  de  nos  travailleurs.  Après  avoir  accepté  d'abord  d'aa 
mauvaise  grâce  la  domination  américaine,  ils  commencent  auj( 
d'hui  à  s'accommoder  davantage  d'un  état  de  choses  qui  les  a 
richis  comme  par  enchantement.  J'ai  rarement  rencontré  une  pi 
belle  race  que  la  race  espagnole  de  la  Californie.  Les  hommes  s( 
grands,  bien  faits  et  pleins  d'énergie.  Les  femmes  ont,  avec  de  bes 


I .................  ,„ 

aeveux  d'un  noir  de  jais,  avec  un  port  plein  de  dignité  et  de  grâce, 
ce  le  type  en  un  mot  des  Andalouses,  une  peau  qui  rivaliserait  de 
ancheur  et  de  transparence  avec  celle  des  Anglaises.  La  race  es- 
tgnole,  qui  a  combattu  les  Américains  long-temps  et  avec  courage, 
ut  être  évaluée  à  huit  mille  âmes. 

Les  Indiens,  jadis  si  heureux  et  si  avancés  en  civilisation  sous  le 

gime  des  jésuites,  ces  rois  missionnaires  qui  ont  laissé  une  em- 

einte  ineffaçable  sur  tous  les  points  du  continent  américain ,  sont  à 

veille  de  disparaître.  Les  gens  venus  de  l'Orégon  les  traquent  litté- 

lemcnt  comme  des  bêtes  fauves,  et  les  abattent  à  coups  de  rifle  avec 

même  sang-froid  que  s'ils  avaient  affaire  à  des  loups  ou  à  des 

,Tes.  Avides  de  vengeance,  les  malheureux  Indiens  s'en  prennent 

distinctement  à  tous  les  étrangers  du  mal  que  leur  font  les  Oré- 

tniens.  Aussi  la  guerre  a-t-elle  pris  peu  à  peu  un  caractère  géné- 

l,  à  tel  point  que  nombre  de  personnes  qui  plaignent  sincèrement  les 

,5  jipulat'ons  indiennes  sont  forcées  de  les  combattre  dans  un  intérêt 

j  j!  défense  personnelle.  La  responsabilité  et  la  honte  d'un  pareil  état 

|!  choses  reviennent  à  l'Union  américaine,  qui ,  malgré  les  emphati- 

ï  jies  protestations  de  ses  sociétés  philanthropiques,  malgré  la  lettre 

(Mue  de  sa  constitution,  qui  proclame  tous  les  hommes  égaux  devant 

en ,  maintient  non-seulement  l'esclavage  sur  son  propre  territoire, 

lis  détruit  sans  miséricorde  les  Indiens  partout  où  elle  les  trouve 

i,  ;|r  son  passage.  Seule  parmi  les  nations  civilisées ,  la  France  a  su 

r'iairer  et  émanciper  les  tribus  soumises  à  sa  domination  sur  le  con- 

I  lent  américain.  La  gloire  de  ce  résultat  revient  d'abord,  il  faut  le 

[/Connaître,  à  son  génie  essentiellement  sympathique;  mais  une  part 

cette  gloire  appartient  aussi  à  un  ordre  religieux  non  moins  riche 

apôtres  qu'en  martyrs,  et  qui,  en  Californie  comme  au  Canada, 

nime  au  Paraguay,  a  tiré  les  populations  indiennes  d'une  profonde 

cadence  physique  et  morale,  en  les  initiant  aux  bienfaits  de  la  civi- 

■ation  chrétienne.  Que  de  fois  n'ai-je  pas  entendu  les  citoyens  éclai- 

s  des  États-Unis  eux-mêmes  rendre  hautement  hommage  à  la  bien- 

isante  et  féconde  influence  qu'avaient  exercée  les  ordres  relio:ieux 

thohques  dans  les  deux  Cahfornies!  Tout  en  admirant  cette  acti- 

té  audacieuse  et  persévérante  que  déploie  la  race  américaine  sur 

5  bords  de  la  mer  Pacifique,  ils  reconnaissent  avec  douleur  que  le 

chet  d'une  pensée  religieuse,  d'un  intérêt  supérieur  aux  intérêts  ter- 

stres,  manque  à  tant  de  prodigieux  résultats.  «  Nous  creusons,  di- 

ient-ils,  des  canaux  qui  se  combleront,  nous  perçons  avec  nos  rails 

5  forêts  et  les  montagnes,  nous  torturons  la  terre  avec  nos  machines 

mpliquées;  mais  nous  passerons  sur  ce  continent,  où  tant  de  races 

it  vécu  et  passé  avant  nous  et  sans  laisser  aucun  de  ces  monumens 


218  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

immortels  qui  perpétuent  dans  les  cœurs  le  souvenir  des  nations  i| 
ne  sont  plus.  Nos  désirs  comme  nos  espérances  sont  pour  le  préseï 
y  trouveront  dans  une  renommée  éblouissante,  mais  éphémère,! 
seule  satisfaction  qui  puisse  leur  être  accordée.  Si  la  France  a  pcil 
plusieurs  de  ses  conquêtes,  elle  trouve  jusque  dans  les  forêts  du  N 
veau-Monde,  et  parmi  les  Indiens  aujourd'hui  persécutés,  deshonii 
qui  bénissent  encore  son  nom.  » 

Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  ces  aveux,  dans  ces  pl;uj 
échappées  aux  citoyens  d'une  république  aujourd'hui  si  floriss 
L'avenir  justifiera-t-il  d'aussi  tristes  pressentimens?  Ce  qui  est  cert 
c'est  que  l'influence  des  États-Unis  n'est  guère  représentée  aujourd'| 
en  Californie  que  par  leur  commerce.  Une  convention  de  la  ha 
Californie,  convoquée  dernièrement  à  Monterey,  vient  de  voter  || 
constitution  pour  ce  pays.  La  Californie  est  devenue  un  état  distij 
il  semble  que  rien  ne  doive  retarder  son  annexion  à  l'Union  an 
caine.  11  n'en  est  rien  pourtant.  Cette  aijnexion  ne  s'accomplira  pq 
sans  de  longs  et  graves  débats.  Les  états  à  esclaves^  dont  l'influe 
balance,  à  peu  de  chose  près,  celle  des  états  abolitionistes ,  se  n 
seront  à  ce  que  la  phalange  rivale  se  grossisse  d'un  élément  nou^ 
et  nécessairement  hostile,  tant  que  la  Californie  n'aura  pas  reco^ 
le  fait  de  la  légalité  de  l'esclavage  «ur  son  territoire.  Pour  lever 
difficulté,  le  gouvernement  du  président  Taylor  a  ihiaginé  d'envoyJ 
San-Francisco  un  agent  spécial  avec  mission  de  provoquer,  de  la  i| 
de  la  convention  locale,  une  résolution  immédiate  sur  ce  point  en  litjj 
«  Si  la  Californie,  disait  le  gouvernement  de  Washington,  est  d'avis 
ne  point  sanctionner  l'esclavage  et  se  prononce  danser  sens,  nous 
rons  de  quoi  fermer  la  bouche  à  M.  Calhoun  et  aux  orateurs  du  s| 
Ceux-ci  ne  demanderont  certainement  pas  que  nous  forcions  la 
à  la  Californie,  en  insistant  pour  qu'elle  accepte  une  organisation:] 
répugne  à  son  tempérament.  » 

Le  moment,  on  le  voit,  n'est  pas  encore  venu  d'examiner  quelle 
fluence  pourrait  exercer  l'annexion  de  la  Californie  sur  les  destiï 
politiques  de  l'Union  américaine;  mais  ce  qui  est  aujourd'hui  évic 
c'est  que  ce  territoire  offre  et  offrira  long-temps  encore  des  ressou) . 
précieuses  à  l'ancien  comme  au  nouveau  monde.  Sans  doute,  les  Et  ;- 
Unis  profiteront  de  cette  nouvelle  conquête;  toutefois  ils  n'en  prol3- 
ront  pas  seuls.  L'Europe  aura  aussi  sa  large  part  de  bénéfices  à  3- 
cueillir,  et  la  France  surtout ,  déjà  représentée  en  Californie  par  i 
nombreuse  population  d'émigrans,  trouvera  chaque  jour  de  nonvt 
facilités,  comme  un  nouvel  avantage,  à  y  verser  l'excédant  de  s;i 
pulation. 

Au  moment  où  je  quitte  la  Californie,  une  foule  d'émigrans  fiJ 


LA  CALIFORNIE  DANS  LES  DERNIERS  MOIS  DE   1849.  219 

(  jais  se  presse  dans  les  rues  de  San-Francisco  et  aux  mines;  un  grand 
ombre  de  nos  bâtiraens  sont  mouillés  sur  rade.  De  nouveaux  arri- 
ages  du  Ha\re,  de  Nantes,  de  Bordeaux  et  de  tous  nos  grands  ports 
annoncent  à  cbaque  instant.  Les  relations  déjà  si  étroites  entre  la 
rance  et  la  Californie  n'en  sont  pourtant  encore  qu'à  leur  début  : 
!S  produits  français,  —  l'eau-de-yie  surtout,  ce  grand  produit  qui  est, 
our  notre  navigation  nationale,  ce  que  les  houilles  sont  pour  la 
rande-Bretagne,  les  cotons  pour  les  États-Unis,  —  y  trouveront  do- 
înavant  un  débouché  immense  et  chaque  jour  croissant.  C'est  dans 
!  mouvement  d'expansion  imprimé  à  notre  commerce  que  gît  sur- 
ut  à  nos  yeux  l'importance  de  la-  découverte  qui  a  transformé  les 
aines  du  Sacramento  en  un  grand  centre  d'affaires.  Nos  armateurs 
»nt  s'habituer  aux  expéditions  à  long  terme,  ils  apprendront  à  se  pas- 
r  des  primes,  cette  triste  ressource  qui  obère  le  trésor,  qui  encou- 
ttîige  la  fraude,  et  qui  le  plus  souvent  est  fatale  à  ceux  même  qu'elle 
[i|)it  secourir.  Si,  grâce  à  la  Californie,  notre  commerce  retrouve  un. 
fjiu  de  cette  activité  entreprenante  qui  l'animait  autrefois,  la  part  de 
!t|  France  dans  l'Eldorado  américain  sera  encore  assez  belle,  et  c'est 
II;  ns  envie  que  nous  pouvons,  dès  ce  jour,  voir  le  drapeau  de  l'Union 
'^  )tter  sur  les  bords  du  Sacramento. 
'0  . 

1  Patrice  Dillon. 

li  San-Francisco,  2  octobre  1849. 

à' 


SOUVENIRS 


D'UN  NATURALISTE 


La  Baie  de  Biscaye. 


BIARRITZ.   —   GUETTARY.   —   SAINT-JEAN-DE-LUZ. 


Les  premiers  jours  de  juin  1847  furent  pour  moi  d'heureuses  jo!- 
nées.  Après  deux  ans  d'interruption  forcée,  j'allais  reprendre  us 
études  au  bord  de  la  mer  et  visiter  cette  fois  la  baie  de  Biscaye.  Ci>' 
course  était  presque  un  voyage  de  découvertes.  Un  seul  natural  i 
m'avait  précédé  dans  l'exploration  zoologique  de  cette  partie  des  et  îs 
de  France.  En  1794.,  M.  Alexandre  Brongniart  avait  à  diverses  repr  '? 
visité  l'embouchure  de  l'Adour  et  parcouru  les  environs  de  Bian  ? 
Prévenu  de  nos  projets,  il  mit  à  ma  disposition  ses  souvenirs  et  ;s 
notes.  Déjà  gravement  atteint  de  la  maladie  qui  devait  l'enlever  qi  l- 
ques  mois  après,  il  ouvrit  pour  moi  ses  cahiers  où  se  trouvaient  Cii- 
signés  jour  par  jour  tous  les  actes  de  sa  vie.  Pendant  deux  heures,  n  i^ 
les  feuilletâmes  ensemble,  et  bien  des  fois  la  voix  de  l'aimable  vi  l- 
lard  s'anima,  bien  des  fois  ses  yeux  brillèrent  au  souvenir  de  ces  jo:^ 
de  jeunesse  où,  modeste  pharmacien  de  l'armée  des  Pyrénées,  il  fê- 
tait au  point  du  jour,  un  morceau  de  pain  dans  sa  poche,  pour  pn 
der  aux  travaux  qui  devaient  illustrer  son  nom,  et  revenait  le  s 


I 


SOUVENIRS   d'un   NATURALISTE.  221 

heureux  de  quelque  fossile,  de  quelque  mollusque,  de  quelque  algue 
enlevés  aux  rochers  du  rivage  ou  recueillis  sur  le  sable.  C'est  que 
M.  Brongniart  appartenait  à  une  génération  qui  s'en  va  chaque  jour. 
Toujours  il  aima  la  science  pour  elle-même,  sous  toutes  ses  formes, 
dans  toutes  ses  manifestations;  il  l'aima  surtout  dans  ces  travailleurs 
sérieux  en  qui  tant  d'autres  naturalistes  ne  voient  que  des  ennemis 
qu'il  faut  à  tout  prix  décourager  et  écraser,  s'il  est  possible. 

Huit  jours  après  j'étais  à  Bayonne  et  j'admirais  l'aspect  de  cette  ville. 
Partout  ailleurs  j'avais  trouvé  une  sorte  de  séparation  entre  le  port  et 
le  reste  du  paysage.  Ici  la  campagne  et  la  mer  semblent  se  rapprocher 
et  se  confondre.  En  amont,  l'Adour,  à  peine  plus  large  que  la  Seine 
j  au  pont  des  Arts ,  serpente  au  pied  de  hautes  collines.  En  aval ,  des 
dunes  chargées  de  pins  semblent  lui  barrer  le  passage.  Dans  l'inté- 
rieur de  la  ville,  les  arbres  des  promenades  et  des  chantiers  arrivent 
jusque  sur  ses  bords.  Partout  la  coque  noire  des  navires,  leur  mâture 
élancée,  leurs  voiles  blanches  ou  rougeâtres  se  détachent  sur  un  fond 
de  verdure  :  on  dirait  un  lac  de  l'intérieur;  mais  l'Océan  révèle  son 
voisinage  par  la  marée.  Deux  fois  par  jour  le  flot  repousse  les  eaux  du 
fleuve,  renverse  la  direction  du  courant  et  abaisse  ou  élève  le  pont  de 
bateaux  qui  réunit  Bayonne  à  ses  faubourgs. 

L'Adour  présente  un  phénomène  assez  rare  dans  l'histoire  de  nos 
fleuves.  A  plusieurs  reprises,  son  embouchure  a  changé  de  place.  Les 
habitons  du  pays  assurent  qu'il  se  jetait  autrefois  dans  la  mer  entre 
Biarritz  et  Bidar,  au  sud  de  l'embouchure  actuelle;  mais  l'examen  des 
localités  ne  confirme  guère  cette  tradition.  En  revanche,  il  est  positif 
qu'à  diverses  époques  le  fleuve  a  fait  irruption  vers  le  nord.  En  1300, 
entre  autres,  la  même  tempête  qui,  sur  les  côtes  de  Normandie,  dé- 
truisit la  flotte  d'Edouard  111  combla  le  lit  de  l'Adour.  Bayonne  et 
les  campagnes  voisines  furent  inondées.  Moissons,  bestiaux,  marchan- 
dises, tout  périt  sous  les  flots.  Enfin  les  eaux  trouvèrent  une  issue,  du 
côté  de  Cap-Breton,  et  le  fleuve,  se  creusant  un  nouveau  lit,  alla  se  jeter 
dans  la  mer  au  Vieux-Boucaut,  à  huit  lieues  environ  du  côté  du  nord. 
Pendant  deux  siècles,  l'Adour  suivit  cette  direction.  Vers  1579,  Louis 
de  Foix  tenta  de  le  contraindre  à  rentrer  dans  son  ancien  lit,  et  le  suc- 
cès couronna  ses  efforts.  Comme  par  le  passé,  les  navires  purent  arri- 
ver librement  à  Bayonne;  mais  bientôt  l'on  eut  à  redouter  de  nouveaux 
désastres.  Sous  l'action  continue  des  lames  du  nord-ouest,  la  passe, 
d'abord  assez  directe,  s'inclinait  peu  à  peu  vers  le  sud,  le  lit  du  fleuve 
s'ensablait.  En  1720,  le  chenal  était  devenu  presque- impraticable.  Alors 
on  encaissa  la  rivière.  Plus  tard,  de  nouveaux  ouvrages  vinrent,  à  di- 
verses reprises,  s'ajouter  aux  belles  digues  de  Touros.  Cependant  le  pro- 
blème est  encore  loin  d'être  résolu,  et  la  barre  de  l'Adour  est  restée  un 
passage  presque  toujours  difficile,  souvent  impraticable,  malgré  la  pré- 


222  REVUE   DES   DELX  RIONDES. 

sence  d'un  bateau  à  vapeur  uniquement  destiné  à  la  remorque  des  na- 1 
vires. 

C'est  que  la  barre  de,rAdour  présente  sans  cesse  l'aspect  d'une  merj 
en  tourmente.  Là  l'Océan  ne  connaît  point  de  repos.  Je  l'ai  visitée  par  | 
un  de  ces  beaux  jours  d'automne  où  la  nature  entière  semble  se  re- 
poser de  l'activité  des  saisons  passées  et  se  préparer  au  sommeil  de  1 
l'hiver.  A  peine  un  souffle  d'air,  venant  de  l'est,  soulevait-il  les  ban- 
deroles des  navires  amarrés  de  loin  en  loin  aux  bords  du  fleuve,  et  1 
pourtant,  dès  les  Allées  marines,  admirable  promenade  étrangement 
abandonnée  par  les  Rayonnais  pour  les  glacis  de  la  place,  j'entendais 
ce  tonnerre  lointain  qui  annonce  une  mer  agitée.  Sous  les  rayons  d'un] 
soleil  à  demi  voilé  qui  dorait  Rayonne  et  son  cadre  de  collines,  je  sui- 
vis l'étroite  jetée  de  la  rive  gauche,  barrière  bien  faible  en  apparence,  | 
mais  suffisante  jusqu'à  ce  jour  pour  protéger  les  rives  sablonneuses! 
contre  toute  érosion.  En  face  du  village  appelé  le  Boucaut,  le  bruit  j 
du  ressac  redoubla;  à  la  pointe  du  lazaret,  il  devint  vraimeïit  formi- 
dable. J'atteignis  enfin  la  tour  des  signaux,  et  du  haut  de  la  plate- 
forme j'embrassai  d'un  coup  d'œil  l'embouchure  et  ses  abords.  Des 
deux  côtés,  la  plage  unie  et  basse  s'élevait  insensiblement  et  se  héris 
sait.de  dunes  de  sable  dont  quelques-unes  montraient  leur  cône  aride 
au-dessus  des  plantations  de  pins  destinées  à  les  fixer.  A  mes  pieds  i 
commençaient  les  digues  basses  de  MM.  de  Prony  et  Sganzin,  tracées] 
de  manière  a  rétrécir  progressivement  le  lit  du  fleuve  et  à  agir  comme 
une  écluse  de  chasse  sur  les  sables  et» les  graviers.  En  face  s'étendait! 
l'Océan,  dont  pas  une  ride  ne  creusait  la  surface  aplanie  par.  le  venti 
d'est.  Et  pourtant  un  large  demi-cercle  de  vagues  et  d'écume  séparait  | 
la  mer  et  le  fleuve  :  c'était  la  barre  de  l'Adour.  Là  grondait  l'orage  qu( 
j'entendais  depuis  une  heure.  La  marée  montait.  Des  lames  insensibles,| 
venues  du  large,  se  relevaient  au  contact  des  bas-fonds  et  se  dressaieni 
en  longues  ondulations  semblables  à  des  murailles  d'une  demi-lieuej 
Sapées  à  la  base  par  le  fond  de  plus  en  plus  haut,  elles  se  courbaient 
en  volutes  et  s'éboulaient  en  laissant  échapper  une  blanche  poussière] 
Bientôt  relevées,  moins  hautes,  mais  plus  pressées,  elles  formaient,  ei 
face  de  l'Adour,  comme  une  quadruple  barrière  sans  cesse  détruite  e^ 
sans  cesse  renaissante,  atteignaient  enfin  le  rivage,  se  brisaient  ave<j 
furie  et  lançaient,  jusqu'au  haut  du  talus  incliné  qui  les  arrêtait,  leur^ 
longues  et  rapides  fusées.  A  l'embouchure  même,  elles  se  précipitaient 
dans  l'étroit  canal,  se  recourbaient  à  droite  et  à  gauche  contre  les  je4 
tées,  comme  pour  faire  à  l'Océan  un  plus  large  passage,  et  roulaienj 
avec  elles  des  monceaux  d'une  écume  jaunâtre  qui,  accumulés  à  iJ 
hauteur  du  phare,  semblaient  un  amas  de  roches  flottantes  (1). 


(t)  Que  le  lecteur  ne  taxe  pas  d'exagération  les  lignes  qui  précèdent.  Voici  en  quelil 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  223 

Tout  étranger,  en  arrivant  à  Rayonne,  va  visiter  Biarritz.  Je  me  gar- 
dai bien  de  manquer  à  l'usage  et  me  mis  aussitôt  en  quête  des  moyens 
de  transport.  Jadis  la  course  se  faisait  en  cacolet.  Sur  le  dos  d'une 
monture  quelconque,  cheval  ou  mulet,  on  plaçait  un  appareil  assez 
seml)Iable  au  double  panier  de  l'âne.  Le  voyageur  s'asseyait  d'un  côté 
et  avait  pour  contre-poids  la  cacolétière,  belle  Basquaise  aux  yeux 
noirs,  à  l'esprit  vif,  à  la  repartie  prompte.  On  suivait  des  sentiers  sa- 
blonneux où  trotter  était  impossible.  La  conversation  s'engageait,  la 
route  S'allongeait  d'autant,  et  bien  des  fois  le  touriste  et  son  guide  se 
reposaient  dans  les  grottes  de  la  Chambre  d'amour.  Les  progrès  de  la 
civilisation,  le  besoin  de  communications  plus  rapides  et  plus  fré- 
({uentes,  ont  mis  fin  à  ces  voyages  pittoresques.  Une  route  passable- 
ment entretenue  a  relié  Biarritz  à  Bayonne.  Omnibus  et  coucous,  dé- 
corés du  nom  de  diligences,  l'exploitent  avec  une  activité  que  redouble 
la  concurrence  de  nombreux  cabriolets;  mais,  sur  leurs  banquettes 
poudreuses  et  fort  mal  rembourrées,  plus  d'un  voyageur,  j'en  suis  cer- 
tain, a  regretté  le  cacolet. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Biarritz  vaut  bien  une  heure  passée  à  avaler  la 
poussière  et  à  supporter  les  cahots.  Ce  village  est  la  réalisation  d'un  joli 
décor  d'opéra-çomique.  Qu'on  se  figure  un  plateau  à  mi-côte,  suivi 
d'une  gorge  profonde  rapidement  inclinée  vers  la  mer,  encaissée  dans 
les  montagnes  et  les  rochers,  avec  ses  précipices  et  ses  ravines,  tout 
cela  abrupt  et  sauvage,  mais  réduit  aux  proportions  de  la  miniature  : 
tel  devait  être  Biarritz  avant  de  devenir  un  des  plus  célèbres  bains  de 
mer  de  notre  midi.  Ses  deux  collines  avancent  dans  la  mer  en  forme 
de  cap  à  deux  pointes.  A  gauche,  à  la  Pointe  des  Basques,  commence  une 
haute  falaise,  qui  se  prolonge  au  loin  vers  le  sud.  A  droite,  YAtalaï 
sème  sur  toute  la  Côte  des  Fous  ses  roches  percées,  ses  écueils  isolés,  tous 
plus  ou  moins  bizarrement  façonnés  par  les  vagues  qui  les  rongent 
rapidement.  Entre  la  Pointe  des  Basques  et  l'Atalaï  se  trouve  le  Port- 
Vieux,  d'où  partaient  autrefois,  tous  les  ans,  plusieurs  navires  balei- 
niers, et  qui,  perdant  chaque  jour  en  étendue,  n'abrite  plus  aujourd'hui 
que  quelques  barques  de  pêcheurs.  C'est  dans  ce  cadre  admirable  que 
sont  dispersées  les  habitations.  Les  unes,  occupant  le  plateau  et  le  fond 
de  la  vallée,  forment  la  place  du  village  et  sa  rue  principale;  les  autres 
sont  groupées  çà  et  là  un  peu  au  hasard  et  au  gré  des  accidens  du 

termes  M.  Beautemps-Beaupré,  si  sobre  d'observations  dans  les  légendes  qui  accompa- 
gnent son  magnifique  Atlas  hydrographique  des  côtes  de  France,  s'exprime  en  parlant 
de  ce  lieu  vraiment  remarquable  :  «  La  mer  est  quelquefois  très  belle  au  large,  tandis 
qu'elle  est  affreuse  sur  la  barre  de  l'Adour,  et  qu'il  serait  impossible  de  faire  gouverner 
un  bâtiment  entre  les  lames  qui  s'élèvent  alors  sur  ce  danger,  quand  même  le  vent  serait 
favorable  pour  le  franchir.  »  (Plan  du  cours  de  l'Adour.)  Nous  reviendrons  plus  loin  sur 
ce  phénomène  en  parlant  de  Saint- Jean-de-Luz. 


224  REVUE   DES   DEL'X   MOTvDES. 

terrain.  Toutes,  avec  leurs  volets  verts  qui  se  déiaclicnt  sur  des  murs 
éclatans  de  blancheur,  ont  un  air  de  propreté  et  d'aisance  bien  fait 
pour  attirer  les  baigneurs.  Aussi  cette  population  nomade  afflue-t-elle 
à  Biarritz,  qui  tend  chaque  année  davantage  cà  devenir  un  lieu  de  ren- 
dez-vous bien  moins  pour  les  malades  que  pour  les  amis  du  plaisir. 

Les  côtes  de  la  baie  de  Biscaye  sont  extrêmement  dangereuses,  même 
pour  les  plus  habiles  nageurs,  excepté  sur  quelques  points  abrités.  Le 
Port-Vieux  remplit  parfaitement  cette  condition.  On  dirait  un  bassin 
taillé  de  main  d'homme  pour  la  sécurité  des  baigneurs.  A  droite  et  à 
gauche ,  les  deux  pointes  du  cap  brisent  partout  l'effort  des  vagues  et 
neutralisent  les  couraus.  La  grève  sablonneuse  s'élève  doucement  vers 
la  rive,  que  dominent  les  dernières  maisons  du  village  et  quelques-uns 
des  principaux  établissemens  destinés  aux  voyageurs.  De  petits  sen- 
tiers en  zigzag  courent  tout  autour  du  port,  et,  à  l'heure  du  bain,  se 
couvrent  de  promeneurs  qui  désertent  pour  ce  spectacle  les  roches  de 
l'Atalaï  ou  la  falaise  des  Basques.  Grâce  aux  traditions  patriarcales  de 
Biarritz,  rien  ici  ne  sépare  les  baigneurs  et  les  baigneuses.  Couvert 
d'un  costume  qui  ne  laisse  rien  à  désirer  à  la  plus  scrupuleuse  dé- 
cence, mais  qui  varie  au  gré  de  chacun,  on  ne  se  quitte  pas  plus  au 
bain  qu  'à  la  promenade.  Aussi  que  de  plaisir  !  que  de  jeux  !  que  de  défis 
lancés  et  acceptés  au  milieu  des  cris  de  joie  et  des  éclats  de  rire!  Tout 
le  monde  se  pique  d'émulation,  et  la  dame  la  plus  timide  veut  au 
moins  une  fois  aller  se  reposer  à  la  corde  qui  barre  à  fleur  d'eau  l'en- 
trée du  port.  Pour  atteindre  ce  but,  la  plupart  d'entre  elles  ont  recours 
à  l'aide  d'un  cavalier,  ou  font  la  planche  soutenues  par  une  paire  de 
grosses  gourdes;  mais  j'ai  vu  aussi  ({uelques  intrépides  nageuses,  pres- 
que toutes  Basquaises  ou  Espagnoles,  qui,  sans  sourciller  le  moins  du 
monde,  allaient  chercher  une  poignée  de  gravier  à  dix  pieds  de  pro- 
fondeur ou  piquaient  une  tête  avec  l'aisance  d'un  habitué  des  bains 
Petit. 

A  un  quart  de  lieue  de  Biarritz  se  trouve  la  Chambre  d'amour,  anse 
profonde  creusée  en  demi-cercle  et  entourée  de  falaises  inaccessibles. 
On  y  pénètre  par  une  étroite  langue  de  sable,  que  la  mer,  en  se  reti- 
rant, laisse  à  sec  au  pied  de  la  pointe  du  nord.  Jadis  la  plage  était  par- 
tout très  basse;  à  la  marée  haute,  les  flots  battaient  en  tout  sens  les 
murailles  à  pic  de  la  baie,  et  envahissaient  parfois  une  grotte  percée 
dans  le  fond.  Cette  grotte,  raconte  la  légende,  servait  de  rendez-vous 
à  deux  amans.  Long-temps  l'Océan  parut  respecter  et  protéger  leurs 
amours;  mais  un  jour,  sous  le  souffie  orageux  du  nord-ouest,  la  mer 
monta  plus  que  de  coutume,  et  un  pêcheur,  en  pénétrant  le  lendemain 
dans  le  creux  du  rocher,  y  trouva  deux  cadavres  réunis  encore  par  une 
étreinte  suprême.  Pareille  catastrophe  n'est  plus  à  craindre.  Depuis 
quehiucs  années,  sous  le  choc  répété  des  vagues,  une  portion  de  la 


SOUVENIRS   u'UN  NATURALISTE.  225 

{ ilaisc  s'est  écroulée,  des  sables  venus  du  large  ont  recouvert  ces  dé- 
:  is  et  obstrué  l'entrée  de  la  grotte.  Aujourd'hui,  le  voyageur  surpris 
,  ;.u'  la  marée  et  enfermé  dans  la  Chambre  d'amour  en  serait  quitte  pour 
itie  pendant  quelques  heures  emprisonné  en  plein  air;  tout  au  plus, 
si  la  mer  était  grosse,  serait-il  forcé  de  chercher  un  refuge  au  sommet 
du  monticule  qui  recouvre  le  tombeau  des  deux  amans. 

Pour  le  naturaliste  plus  encore  que  pour  le  poète,  un  intérêt  très  vif 
s'attache  à  la  Chambre  d'amour.  L'ondulation  du  terrain  qui  l'entoure 
marque  l'extrême  frontière  de  la  chaîne  des  Pyrénées.  A  quelques  pas 

■  cette  petite  baie,  les  falaises  s'abaissent  pour  ne  plus  se  relever,  et 
leurs  dernières  roches  plongent  sous  la  mer  de  sable  qui  s'étend  jus- 
qu'à la  Gironde,  et  transporte  au  miUeu  de  nos  plus  riches  provinces 
la  réalisation  en  petit  d'un  désert  africain.  Biarritz  et  son  territoire, 
ainsi  placés  sur  la  limite  d'une  de  ces  grandes  formations  qui  donnent 
il  notre  globe  son  relief  actuel,  présentent  de  curieux  problèmes  dont 
il  solution  partage  encore  les  géologues.  Nous  allons  essayer  d'en 
'  imer  une  idée,  en  prenant  surtout  pour  guides  la  magnifique  carte 

les  mémoires  spéciaux  de  MM.  Dufrenoy  et  Élie  de  Beaumont  (1). 

(1)  Des  1811,  M.  Brochant  de  Villiers,  professeur  de  minéralogie  et  de  géologie  a.  l'École 
(les  mines,  avait  proposé  de  dresser  une  carie  géologique  de  la  France.  L'exécution  de 

projet,  long-temps  ajournée,  fut  reprise  en  1822.  MM.  Dufrenoy  et  Élie  de  Beaumont, 

us  jeunes  ingénieurs  des  mines,  furent  chargés  de  ce  travail  et  se  partagèrent  les 
explorations.  Pendant  dix-neuf  ans,  ils  se  consacrèrent  à  ce  grand  ouvrage,  et  attachèrent 
•irisi  leur  nom  à  un  des  plus  beaux  monumens  de  la  science  moderne.  En  1811,  la  Carte 

'  ilogique  de  la  France  parut  en  six  feuilles  formant  un  carré  de  deux  mètres  de  côté. 

il  texte  explicatif  avec  plans,  coupes  et  vues,  accompagne  cette  publication  si  importante 
par  elle-même  et  par  les  innombrables  travaux  auxquels  elle  a  servi  de  point  de  départ. 
Aujourd'hui  il  est  impossible  de  s'occuper  de  la  géologie  de  notre  pays  sans  connaître  la 
carte  de  MM.  Dufrenoy  et  Élie  de  Beaumont,  et  pourtant  nul  ne  peut,  sans  des  protec- 
tions spéciales,  se  procurer  cet  clémqnt  indispensable  de  travail.  Le  ministre  de  l'intérieur 
s'est  réservé  le  monopole  absolu  de  cette  œuvre  toute  d'utilité  publique.  Quelques  princes, 
quelques  député.s,  quelques  diplomates  français  ou  étrangers,  tous  gens  qui  s'inquiètent 
assez  peu  de  science,  ont  reçu  en  pur  don  la  carte  géologique  de  France.  Un  savant  fran- 
çais ne  peut  se  la  procurer  même  à  prix  d'argent.  Nos  établissemens  d'enseignement 
supérieur  sont  dans  le  même  cas.  Il  y  a  quelques  années,  le  ministère  de  l'instruction 
publique  a  vainement  demandé  qu'il  en  fiit  remis  un  exemplaire  à  chaque  faculté  des 
sciences;  on  a  mieux  aimé  les  laisser  moisir  dans  une  chambre  du  ministère  de  l'inté- 
rieur. Nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  il  y  a  là  un  abus  coupable  et  dont  on  devrait  deman- 
der un  compte  sévère.  Nous  ne  comprenons  pas  qu'un  ministre,  qu'un  chef  de  division 
ou  de  bureau  puissent  ainsi  confisquer  et  tenir  sous  clé  les  fruits  de  travaux  immenses 
accomplis  aux  frais  du  pays.  En  pareil  cas,  le  devoir  du  gouvernement  est  d'imiter  la 
conduite  si  intelligente  et  si  libérale  du  ministère  de  la  marine.  V Atlas  hydrographique 
■-'f'S  côtes  de  France,  auquel  M.  Beautemps-Beaupré  a  travaillé  pendant  cinquante  ans, 

•  été  mis  en  vente,  et  cela  au  plus  bas  prix  possible.  A  mesure  que  paraissait  une  des 
immenses  cartes  qui  le  composent,  elle  était  déposée  chez  le  vendeur  et  livrée  au  public 
pour  deux  francs  la  feuille  entière,  pour  un  franc  la  demi-feuille.  Ne  devrait-il  pas  en 
être  ainsi  à  plus  forte  raison  pour  une  carte  dont  la  vulgarisation  intéresse  non-seule- 

TOME  V.  .  l'6 


1 


22G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  sait  que  notre  globe  n'est  arrivé  que  par  degrés  à  sa  configura- 
tion actuelle.  Avant  de  présenter  les  reliefs  et  les  dépressions  que  re- 
tracent nos  cartes  de  géographie,  sa  surface  a  subi  de  nombreuses 
convulsions,  séparées  l'une  de  l'autre  par  de  longs  intervalles  de  repos. 
Pendant  les  périodes  de  calme,  des  terrains  s'amoncelaient,  des  couches 
se  superposaient  au  fond  des  vastes  mers  de  ces  âges  géologiques; 
puis,  lorsque  l'heure  d'un  nouveau  cataclysme  était  venue,  les  forces 
momentanément  endormies  au  centre  du  globe  se  réveillaient,  pous- 
saient, au  travers  des  dépôts  récens,  les  roches  sous-jacentes,  et  fai- 
saient surgir  un  continent  jusque-là  submergé,  une  nouvelle  chaîne 
de  montagnes.  De  vastes  dislocations,  des  plissemens,  des  ruptures,  des 
redressemens  de  couches  accompagnaient  chacun  de  ces  soulèvemens, 
et  c'est  dans  ces  masses  bouleversées,  dans  les  rapports  qui  les  unissent, 
que  la  science  moderne  a  su  retrouver,  souvent  avec  une  incroyable 
certitude,  l'histoire  de  ces  révolutions. 

A  l'époque  où  prenaient  naissance  les  terres  qui  entourent  la  baie  de 
Biscaye,  l'Europe  en  général,  la  France  en  particulier,  ne  ressemblaient 
guère  à  ce  qu'elles  sont  de  nos  jours.  Déjà  douze  soulèvemens  avaient 
eu  lieu  (1).  L'Auvergne,  la  montagne  Noire,  lesCévennes,  formaient  une 
sorte  de  continent  qui  s'étendait  jusqu'aux  Ardennes  et  aux  ballons 
des  Vosges;  la  Bretagne,  une  portion  de  la  Normandie,  le  Maine  et  la 
Vendée  s'allongeaient  en  presqu'île  ii^régulière  et  se  rattachaient  par 
le  Poitou  à  ce  plateau  central;  la  Flandre,  la  Picardie,  la  Champagne, 
le  bassin  de  Paris,  la  Haute-Normandie,  la  Touraine,  le  midi  de  la 
France  et  le  nord  de  l'Espagne  n'étaient  qu'une  vaste  mer  où  s'élevaient 
çà  et  là  quelques  îles.  Au  fond  de  cette  mer  se  déposaient  les  der- 
niers terrains  secondaires,  les  terrains  crétacés,  qui,  par  leur  épaisseur 
et  leur  variété,  attestent  que  cette  période  eut  une  très  longue  durée. 
Cet  état  de  repos  fut  troublé  une  première  fois  par  le  treizième  soulè- 
vement, celui  du  mont  Viso,  qui  donna  naissance  aux  Alpes  françaises. 
Puis,  après  une  nouvelle  périodt,de  tranquillité,  survint  le  quatorzième 
soulèvement.  Celui-ci  fut  un  des  plus  considérables  dont  la  terre  ait  | 
gardé  la  trace  :  il  s'étendit  depuis  l'extrémité  occidentale  de  l'Europe 
jusque  dans  l'Amérique  septentrionale,  à  travers  toute  l'Asie,  et  c'est 
à  lui  surtout  que  les  Pyrénées  durent  leur  relief  actuel  (2).  L'éruption 

ment  la  science,  mais  encore  l'agriculture  et  toutes  les  industries  dont  le  développement 
se  rattache  à  la  connaissance  géologique  du  sol?  On  essaierait  en  vain  de  se  justifier  en 
disant  que  la  petite  carte  réduite  peut  remplacer  la  grande;  car,  encore  une  fois,  le 
pays  a  payé  pour  faire  exécuter  cette  dernière,  et  il  a  par  conséquent  le  droit  d'en  jouir, 

(1)  Les  numéros  que  nous  donnons  aux  soulèvemens  sont  ceux  que  M.  Élie  de  Beau- 
mont  a  adoptés  dans  sa  dernière  publication  sur  ce  sujet.  (Article  Systèmes  de  montagnet 
dans  le  Dictionnaire  universel  d'histoire  naturelle.) 

(2)  La  forme  actuelle  des  chaînes  de  montagnes  n'est  pas  due  à  un  seul  soulèvement. 
M.  de  Beaumont  admet  que  les  Alpes,  telles  que  nous  les  voyons  de  nos  jours,  ont  été 


r.    JJ.ii 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  227 

des  roches  primitives  qui  forment  l'arête  centrale  de  ces  montagnes 
releva  les  terrains  crétacés  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure.  Des  deux 
côtés  de  la  chaîne  on  retrouve  leurs  couches  inclinées  parallèlement  à 
cet  axe,  et  ce  sont  elles  qui  constituent  toutes  les  falaises  du  pays 
basque. 

Si  les  phénomènes  géologiques  accomplis  autour  de  la  baie  de  Bis- 
caye s'étaient  arrêtés  à  cette  époque,  leur  explication  n'offrirait  que  des 
difficultés  légères;  mais  il  n'en  fut  pas  ainsi.  Relevés  et  refoulés  au 
midi  par  l'apparition  des  Pyrénées ,  retenus  au  nord  par  les  forma- 
tions anciennes  auxquelles  ils  s'appuyaient,  les  terrains  crétacés  avaient 
fléchi  dans  îe  milieu  et  creusé  une  vaste  dépression  aussitôt  envahie 
par  les  flots.  Les  Pyrénées  se  trouvèrent  ainsi  séparées  de  la  France 
par  un  large  bras  de  mer  qui  s'étendait  à  l'ouest  depuis  Biarritz  jus- 
qu'à la  Gironde,  et  à  l'est,  depuis  Carcassonne  jusqu'à  l'embouchure 
du  Rhône.  Des  terrains  tertiaires  se  déposèrent  successivement  dans 
ce  bassin ,  et  c'est  à  eux  que  plusieurs  géologues  d'un  grand  mérite, 
guidés  principalement  par  l'étude  des  fossiles,  ont  rattaché  les  envi- 
rons de  Biarritz  depuis  la  Chambre  d'amour  jusqu'au  moulin  de  So- 
pite.  D'après  cette  manière  de  voir,  les  Pyrénées  n'auraient  été  sou- 
levées que  postérieurement  à.  la  formation  de  ces  terrains,  et  seraient 
par  conséquent  moins  âgées  qu'on  ne  l'avait  cru  d'abord  (1). 

Une  circonstance  particulière  est  venue  compliquer  la  question  et 
en  rendre  la  solution  plus  difficile.  Bien  long-temps  après  l'apparition 
des  Pyrénées,  après  le  dépôt  des  terrains  tertiaires,  un  nouveau  ca- 
taclysme est  venu  ébranler  toute  la  contrée,  changer  l'inclinaison 
primitive  des  couches  et  parfois  modifier  leurs  "rapports.  Les  ophites, 
espèce  de  roche  porphyrique,  ont  fait  éruption  à  travers  toutes  les 
formations  précédentes  et  créé,  sur  plusieurs  points,  des  centres  de 
soulèvement  partiels.  Déjà  M.  Dufrenoy  avait  signalé  ce  fait  remarquable 
et  figuré  entr'autres  Une  dès  masses  ophitiques  entourées  de  gypse  qui 
ont  agi  sur  les  falaises  entre  Biarritz  et  Bidar  (2).  Je  ne  manquai  pas  de 
visiter  cette  localité  curieuse,  mais  près  de  vingt  ans  s'étaient  écoulés 

pour  ainsi  dire  modelées  par  au  moins  cinq  soulèvemens;  les  Vosges,  par  une  douzaine. 
Selon  M.  Durocher,  on  trouve  dans  les  Pyrénées  les  traces  superposées  de  sept  boule- 
versemens  successifs.  Souvent,  sur  un  espace  assez  resh-eint,  divprs-  systèmes  de  mon- 
tagnes de  direction  et  d'âge  différens  semblent  être  accumulés  comme  à  plaisir.  Ainsi, 
MM.  Boblaye  etVirlet  ont  reconnu  en  Morée  jusqu'à  neuf  soulèvemens  distincts.  (Article 
Systèmes  de  Montagnes.) 

(1)  Parmi  les  géologues  qui  soutiennent  cette  opinion,  nouç  devons  mentionner  sur- 
tout M.  d'Archiac,  qui  a  publié  entre  autres,  sur  les  fossiles  de  Biarritz,  un  mémoire 
très  important  (Mémoires  de  la  Société  géologique  de  France,  1846),  et  M.  Alcide  d'Or- 
'^'gny.  un  des  savans  qui  soutiennent  avec  le  plus  de  persévérance  le  principe  de  la 
caractérisation  des  terrains  par  les  fossiles. 

(2)  Mémoires  pour  servir  à  une  description  géologique  de  la  France,  par  MM.  Dufre- 
noy et  Élie  de  Beaumoat.  Tome  II,  pi.  7. 


228  ^   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

depuis  que  M.  Dufrenoy  aA  ait  fait  le  dessin  qui  accompagne  son  mé- 
moire, et  l'aspect  des  lieux  avait  étrangement  changé.  Sous  le  choc 
incessant  des  vagues,  le  gypse  avait  presque  entièrement  disparu;  la  fa- 
laise avait  reculé  d'au  moins  cent  cinquante  pieds  vers  l'intérieur  des 
terres.  Seule,  l'ophite  avait  résisté  grâce  à  sa  dureté  extrême,  et  main- 
tenant elle  s'élevait  au  milieu  de  la  plage  comme  un  témoin  de  la  puis- 
sance destructrice  des  flots.  M.  de  CoUégno,  habile  géologue  qui,  bien 
avant  moi,  avait  fait  cette  remarque,  estime  à  dix  pieds  environ  l'em- 
piétement annuel  de  la  mer  (i). 

Ce  fait,  qui  se  reproduit  avec  plus  ou  moins- d'intensité  tout  le  long 
delà  côte,  tient  à  la  nature  même  et  à  la  structure  des  roches.  Ce  sont 
généralement  des  calcaires  marneux  ou  sablonneux,  qui  se  délitent 
sous  l'action  seule  des  agens  atmosphériques.  De  plus,  elles  sont  presque 
partout  divisées  en  lames  minces,  parfois  séparées  par  des  couches  do 
terre  glaise.  Celles-ci ,  entraînées  par  les  eaux ,  abandonnent  à  l'action 
des  vagues  non  plus  une  masse  solide,  mais  une  sorte  de  pâte  feuilletée 
qui  cède  au  moindre  choc.  Aussi  de  la  Chambre  d'amour  jusqu'à  la 
baie  de  Saint-Jean  de  Luz  le  rivage  offre-t-il  à  chaque  pas  des  preuves 
de  sa  destruction  progressive.  Partout  des  crevasses  profondes,  des 
terres  éboulées,  dos  roches  récemment  fracturées  frappent  les  regards. 
La  science  profite  d'un  état  de  choses  si  menaçant  pour  l'avenir  de  ces 
contrées.  Les  flancs  déchirés  des  falaises  laissent  à  nu  d'innombrables 
fossiles,  débris  des  races  animales  ou  végétales  qui  peuplaient  ces  an- 
tiques mers,  et  chaque  orage,  chaque  tempête  prépare  au  naturaliste 
une  nouvelle  moisson.  Armé  du  marteau  des  géologues,  du  ciseau  des 
tailleurs  de  pierres,  je  me  mis  aussitôt  à  l'œuvre,  et  peu  de  jours  mo 
suffirent  pour  remplir  une  caisse  entière,  grâce  au  guide  expérimente 
qui  dirigeait  mes  explorations  (2). 

On  voit  que  le  touriste  et  le  géologue  trouvent  à  Biarritz  tout  ce  qui 
peut  les  arrêter.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour  le  zoologiste.  Isolés  entre 
deux  longues  plages  sablonneuses,  sans  cesse  rongés  par  les  vagues, 
les  rochers  de  la  pointe  n'olîrent  aux  animaux  marins  qu'une  retraite 
précaire  et  restreinte.  Aussi  quelques  petits  mollusques,  quelques  rares 
annélides,  quelques  zoophytes  des  plus  communs  composent-ils  toute 
leur  faune.  Sous  peine  de  perdre  mon  temps,  je  dus  chercher  fortune 
ailleurs,  et,  guidé  par  les  cartes  de  M.  Beauternps-Beaupré,  je  ne  tardai 
pas  à  m' installer  à  deux  lieues  environ  de  Saint- Jean  de  Luz,  dans  le 
petit  village  de  Guettary. 

(1)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  France,  1839. 

(2)  M.  Darrac  de  Bayonne,  bien  connu  de  tous  les  naturalistes  qui  ont  visité  ces  con- 
trées. C'est  un  de  ces  hommes  trop  rares  en  province  qui  savent  conserver  le  feu  sacré 
de  la  science  au  milieu  des  soucis  de  leur  profession  et  de  l'indifférence  de  leurs  conci- 
toyens. 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  229 

Une  église,  autour  de  laquelle  se  groupent  dix  à  douze  maisons 
d'un  blanc  de  lait,  aux  volets  rouges  ou  verts ,  puis  une  cinquantaine 
d'habitations  semblables  dispersées  dans  un  espace  d'environ  une  demi- 
lieue  carrée,  enfermant  des  collines  basses  et  de  petites  vallées,  semé 
de  bouquets  d'arbres,  de  champs  de  blé  et  de  maïs,  sillonné  par 
d'étroits  sentiers  qu'ombragent  l'aubépine  et  la  prunelle  :  voilà  ce 
qu'est  Guettary,  vrai  type  du  village  basque.  La  falaise,  rompue  à  la 
hauteur  d'un  des  principaux  groupes  de  maisons,  s'abaisse  en  pente 
raide  jusqu'à  un  petit  havre  sablonneux  que  protègent  comme  des 
jetées  naturelles  deux  longues  traînées  de  rocher.  Grâce  à  cette  cir- 
constance, Guettary  est  aussi  un  rendez-vous  de  baigneurs.  Le  bon 
marché  de  la  vie ,  le  calme  et  l'isolement  du  village  y  attirent  tous 
ceux  qu'effraie  le  luxe  de  Biarritz,  et  qui  viennent  demander  à  la 
mer  le  soulagement  de  souffrances  réelles.  Aussi  retrouve-t-on  ici  le 
sans-façon  des  anciens  jours.  On  se  baigne  pour  ainsi  dire  en  famille. 
Ouverte  librement  vers  le  large,  la  plage  reçoit  les  lames  de  plein 
fouet.  Pour  résister  plus  aisément,  dames  et  jeunes  filles  se  prennent 
par  la  main,  forment  un  cercle,  et  c'est  plaisir  que  de  les  voir  attendre 
la  vague  avec  une  sorte  d'anxiété  joyeuse ,  sauter  l'une  après  l'autre 
pour  maintenir  leur  tête  au-dessus  du  flot  qui  passe,  et  quelquefois 
aussi  disparaître  presque  entièrement  sous  une  onde  trop  élevée.  Qu'on 
ne  s'effraie  pas  de  ce  tableau,  il  n'y  a  nul  danger  pour  elles.  Un 
maître  plongeur,  vieux  matelot  au  teint  bronzé  par  les  intempéries  de 
cent  climats,  est  là  qui  veille  à  la  sûreté  générale ,  prêt  à  porter  se- 
cours au  besoin.  Au  reste,  il  est  sans  exemple  qu'un  baigneur  se  soit 
noyé  à  Guettary,  et  ces  bains,  pris  en  quelque  sorte  en  pleine  mer, 
doivent  avoir  une  double  efficacité,  grâce  à  l'exercice  constant  qu'ils 
entraînent. 

A  Guettary,  tous  les  hommes  sont  marins.  La  plupart  s'engagent 
chaque  année  à  bord  des  navires  frétés  pour  Terre-Neuve,  et  reviennent 
après  la  campagne,  rapportant  une  somme  qui  varie  de  800  à  1,500  fr. 
Les  autres  se  livrent  à  la  pêche,  surtout  à  celle  du  thon.  Cette  pêche 
se  fait  ici  tout  autrement  que  dans  la  Méditerranée.  La  baie  de  Bis- 
caye, avec  ses  abîmes,  ses  roches  et  ses  tempêtes,  ne  se  prêterait  pas 
à  l'établissement  des  madragues  (1).  L'espèce  même  du  poisson  est 
différente.  Le  thon  de  la  Méditerranée  est  reconnaissable  à  ses  courtes 
nageoires  pectorales.  Celui  qu'on  pêche  à  Guettary  porte  des  nageoires 
très  longues;  en  outre,  il  est  de  plus  petite  taille,  mais  sa  chair  est 
bien  plus  délicate,  et  c'est  lui  qui  fournit  au  commerce  ses  conserves 
les  plus  estimées.  Pour  l'atteindre,  les  pêcheurs  se  servent  de  la  ligne. 
C'est  à  vingt  ou  trente  lieues  au  large  qu'ils  vont  jeter  leurs  hameçons 

(1)  Voyez  les  Souvenirs  de  Sicile,  livraison  du  15  octobre  18  $6. 


^30  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

garnis  d'un  appât  de  toile  peinte  imitant  grossièrement  une  sardine.  Il 
faut  toute  l'intrépidité  proverbiale  des  marins  basques  pour  se  hasar- 
der à  de  telles  distances  avec  de  simples  chaloupes  non  pontées  et  sur 
une  mer  qu'entoure  de  toutes  parts  cette  redoutable  côte  de  fer,  où  tout 
navire  qui  échoue  est  fatalement  perdu  corps  et  biens;  mais  aussi, 
quand  la  pêche  est  bonne,  les  profits  sont  considérables.  J'ai  vu  une  de 
ces  chaloupes  revenir  à  Guettary  chargée  de  plus  de  quatre-vingts  thons 
pesant  au  moins  trente  livres  en  moyenne.  Dans  sa  campagne  de  deux 
jours,  l'équipage,  composé  de  cinq  hommes  et  d'un  mousse,  avait  ga- 
gné plus  de  1000  francs. 

Les  armemens  de  Terre-Neuve,  la  pêche  du  thon  et  celle  de  la  sar- 
dine, que  pratiquent  surtout  les  pêcheurs  du  Socoa,  répandraient  aisé- 
ment sur  toutes  ces  côtes  le  bien-être-  et  même  la  richesse.  Mes  hôtes 
de  Guettary  étaient  un  exemple  frappant  de  ce  que  peuvent  ici  l'ordre 
et  l'économie.  A  vingt  ans,  simple  matelot  et  sans  fortune,  Cazavan 
avait  épousé  une  femme  aussi  pauvre  que  lui,  puis  il  était  parti  pour 
Terre-Neuve.  Aujourd'hui,  il  est  propriétaire  et  un  des  premiers  maî- 
tres voiliers  de  Bayonne.  Malheureusement  ce  ménage  est  une  hono- 
rable exception.  L'incurie  et  la  dissipation  maintiennent  dans  la  pau-j 
vreté  ces  populations  qui  pourraient  si  facilement  arriver  à  l'aisance, 
et,  chose  étrange,  ce  sont  les  femmes  surtout  qu'il  faut  accuser  de  ce 
triste  résultat.  Entourées  de  matelots,  elles  en  ont  pris  le  caractère  et 
les  mœurs.  La  plupart  se  livrent  à  l'ivrognerie,  et,  quand  le  père  ou 
les  enfans  embarqués  sur  les  navires  reviennent  à  terre,  il  y  a  tou- 
jours à  solder  sur  leurs  épargnes  des  comptes  de  boulangers  et  de  ma 
chands  de  vin.  Le  peu  qui  reste  est  bien  vite  dissipé  de  la  même  matj 
nière.  Voilà  comment  Guettary,  qui  fournit  à  lui  seul  plus  de  dei 
cents  pêcheurs  de  morue,  qui  reçoit  par  conséquent  chaque  année  ps 
cette  seule  branche  d'industrie  200  ou  250,000  francs  en  beaux  écusj 
souffre  de  la  misère  malgré  cette  source  de  capitaux  qui  enrichiraiei 
rapidement  les  communes  placées  à  quelques  lieues  de  là;  car,  il  fai 
le  dire,  les  Basques  de  la  plaine  et  des  montagnes  ne  ressemblent  pasi 
leurs  frères  des  côtes,  et,  à  des  distances  très  rapprochées,  on  peut  coi 
stater  une  fois  de  plus  l'influence  moralisante  des  travaux  agricoles. 

A  droite  du  petit  havre,  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  s'étend  la  plag^ 
sablonneuse  qui  relie  Guettary,  Bidar  et  Biarritz.  A  gauche,  commei 
cent  les  roches  qui,  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Bidassoa,  bordent 
pied  des  falaises  et  découvrent  à  chaque  marée.  C'était  là  mon  chamj 
de  récolte,  champ  difficile  à  exploiter  s'il  en  fut.  Sans  cesse  battu  paj?^ 
les  vagues,  le  terrain  crétacé  a  été  rasé  au  niveau  de  la  haute  mer 
comme  une  sorte  de  trottoir  irrégulier  qui  avance  au  large  de  quel- 
ques centaines  de  mètres.  Ses  couches  plissées,  tordues  en  tout  sens 
comme  les  feuillets  d'un  cahier  qu'on  aurait  pris  plaisir  à  chiffonner, 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  231 

forment  une  plage  hérissée  de  pointes,  de  lames  étroites,  entrecoupée 
de  trous  et  de  fentes  comme  je  n'en  avais  pas  encore  rencontré.  Au 
milieu  de  ce  désordre,  plus  d'herbiers,  plus  de  vase  propres  à  nour- 
rir des  animaux  marins  et  se  laissant  facilement  pelverser.  Partout 
du  sable  pur,  par  conséquent  inhabité,  ou  des  roches  solides  recelant 
entre  leurs  lames  ces  êtres  que  je  venais  poursuivre  au  nom  de  la 
science.  Une  pioche  ordinaire  m'eût  été  ici  d'un  faible  secours;  mais 
heureusement  j'avais  pris  mes  précautions.  Une  forte  bêche  en  spa- 
tule, aciérée  et  terminée  en  arrière  par  un  pic  aigu,  tel  était  l'instru- 
ment avec  lequel  j'attaquai  ces  feuillets  d'un  calcaire  compacte  sou- 
vent doublé  de  quartz.  Au  besoin,  j'y  joignis  le  marteau,  et  bientôt 
vases  et  flacons  commencèrent  à  se  peupler.  Toutefois,  pas  plus  ici  qu'à 
Biarritz,  qu'à  Saint-Jean  de  Luz,  qu'à  Saint-Sébastien,  je  ne  retrouvai 
cette  surabondance  d'animaux  marins  à  laquelle  m'avaient  habitué  mes 
coutses  précédentes.  Les  côtes  de  là  Manche,  exceptionnelles  peut-être 
sous  ce  rapport,  m'avaient  gâté  la  baie  de  Biscaye. 

Guettary  devint  donc  mon  quartier- général.  Tantôt  j'explorais  ses 
environs  en  zoologiste,  tantôt  je  partais  pour  les  falaises  de  Bidar,  muni 
d'un  large  havresac  de  toile  à  voile  qui  se  gonflait  bientôt  d'empreintes 
végétales,  de  mollusques,  de  zoophytes  fossiles  destinés  à  figurer  dans 
les  galeries  du  Muséum.  A  diverses  reprises,  je  poussai  mes  excur- 
sions jusqu'au  fort  du  Socoa,  placé  à  la  pointe  méridionale  de  la  baie 
de  Saint-Jean  de  Luz,  et,  pour  mettre  mieux  à  profit  ces  courses  loin- 
taines, j'emportais  un  double  appareil  d'instrumens.  Mon  équipage 
alors  tenait  un  peu  du  Bobinson.  A  mon  épaule  droite  pendait  le  sae 
aux  fossiles,  à  l'épaule  gauche  la  longue  boîte  de  fer-blanc  destinée  aux 
grands  animaux;  à  ma  ceinture,  en  guise  de  poignard,  était  passé  le 
marteau,  tandis  que  des  tubes  et  des  flacons,  montrant  leurs  goulots 
par  toutes  les  poches,  simulaient  d'inoffensives  cartouchières  ou  de 
très  pacifiques  pistolets.  Ma  double  pioche,  avec  son  robuste  manche 
de  frêne,  achevait  de  me  donner  quelque  chose  d'assez  étrange.  Aussi 
pêcheurs  ou  laboureurs,  en  me  voyant  passer,  m'accompagnaient-ils 
d'un  long  regard  de  curiosité,  et  plus  d'une  fois  je  fus  suivi  par  les  ga- 
mins dans  les  rues  de  Saint-Jean  de  Luz. 

Cette  viUe,  la  dernière  de  France  de  ce  côté  de  nos  frontières,  mé- 
rite à  plus  d'un  titre  tout  l'intérêt  du  voyageur.  Sa  rade,  la  seule  que 
possèdent  nos  côtes  de  la  Gironde  à  la  Bidassoa ,  présente  un  de  ces 
coups  d'oeil  qu'on  admire  même  après  avoir  vu  la  baie  de  Palerme  et 
le  golfe  de  Naples.  Le  pays  basque  se  montre  ici  dans  tout  ce  qu'il  a  de 
gracieux  et  de  sévère.  Du  haut  de  la  pointe  Sainte-Barbe,  dont  les  ca- 
semates aujourd'hui  en  ruines  croisaient  leurs  feux  avec  ceux  du  fort 
Socoa,  l'œil  tourné  vers  le  sud  rencontre  une  suite  de  coteaux  arrondis, 
irrégulièrement  semés  d'arbres  et  de  petites  maisons  semblables  à  des 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouttes  de  lait.  A  l'est,  la  baie  se  développe  en  demi-cercle,  bordée  au 
fond  par  les  maisons  de  Saint-Jean  de  Luz ,  qui ,  ainsi  vu  à  distance  , 
a  tout  l'air  d'une  grande  ville.  Une  ouverture  étroite,  resserrée  entre 
deux  digues  de  granité,  marque  l'entrée  du  port  et  l'embouchure  de 
la  Nivelle.  Au-delà,  cette  petite  rivière  s'enfonce  dans  une  vallée  riante, 
que  dominent  les  pentes  abruptes  et  l'aride  sommet  de  la  Rune.  A 
l'ouest,  la  baie  se  courbe  en  croissant,  glisse  sous  un  triple  étage  de 
collines,  et  vient  se  terminer  à  la  grosse  tour  grise  du  Socoa.  Partout 
les  Pyrénées  montrent  au  fond  du  tableau  leurs  gorges  profondes,  leurs 
rochers  dont  la  distance  adoucit  les  contours,  leurs  cimes  pittoresque- 
ment  dentelées,  puis  s'éloignent  dans  la  direction  des  côtes  d'Espagne 
et  vont  se  perdre  à  l'horizon  dans  le  bleu  foncé  de  la  mer  et  du  ciel. 

Saint-Jean  de  Luz,  aujourd'hui  petite  ville  de  deux  mille  âmes  au 
plus,  eut  autrefois  ses  jours  de  prospérité  et  compta  jusqu'à  dix  mille 
liabitans.  Long-temps  ses  marins,  ses  pêcheurs  de  baleines  et  de  mo- 
rues, ne  connurent  point  de  rivaux.  Jusque  vers  le  milieu  du  dernier 
siècle,  son  commerce  a  été  des  plus  florissans.  Louis  XIV  et  l'infante 
d'Espagne  reçurent  la  bénédiction  nuptiale  dans  son  église,  et  aujour- 
d'hui ce  souvenir  est  encore  un  de  ceux  dont  s'enorgueillissent  les  ha- 
bitans  de  cette  ville.  Tout  fiers  d'avoir  logé  le  roi  dans  leurs  murs  (1), 
tandis  que  les  équipages  s'arrêtaient  à  Bayonne,  ils  appellent  dédai- 
gneusement cette  dernière  les  écuries  de  Saint-Jean  de  Luz,  mais  ce 
n'est  là  pour  eux  qu'une  triste  consolation.  Depuis  bien  des  années,  la 
lutte  réelle  qui  régnait  jadis  entre  ces  deux  villes  n'est  qu'un  simple 
souvenir,  et  Bayonne  n'a  plus  à  redouter  son  antique  rivale.  L'Océan 
a  pris  parti  pour  elle,  et  chaque  année  ce  formidable  auxiliaire  em- 
porte pièce  à  pièce  quelque  lambeau  de  Saint-Jean  de  Luz.  Je  ne  fais 
pas  ici  d'exagération;  j'exprime  simplement  un  fait  dont  on  trouve 
à  chaque  pas  des  preuves  trop  évidentes.  Allez  visiter  les  rochers  qui 
bordent  à  gauche  l'embouchure  de  la  Nivelle,  vous  apercevrez  partout 
des  traces  de  fondations  et  quelques  pans  de  murs  déchirés.  C'est  là 
tout  ce  qui  reste  de  l'un  des  anciens  quartiers  de  la  ville.  Parcourez  la 
plage  de  sable  qui  occupe  le  fond  de  la  baie,  et  vous  trouverez  à  cin- 
quante pas  au  moins  en  avant  de  la  jetée  actuelle  un  cercle  de  maçon- 
nerie, seule  trace  d'un  puits  qui,  en  1820,  arrosait  des  jardins  placés 
derrière  une  rue  dont  il  ne  reste  plus  de  vestiges  (2).  Revenez  ensuite 
vers  la  ville,  et,  derrière  la  digue  destinée  à  la  protéger,  vous  verrez 
les  maisons  inhabitées  se  lézarder  et  s'écrouler,  par  suite  de  cet  aban- 
don. C'est  qu'une  longue  et  cruelle  expérience  a  appris  aux  habitans 

(1)  Les  habitans  du  pays  parlent  toujours  de  cet  événement  comme  s'il  s'était  passé  la 
veille.  Jamais  ils  ne  nomment  Louis  XIV,  ils  le  désignent  seulement  par  ces  mots  :  Le  roi. 

(2)  Ce  puits  est  marqué  dans  la  carte  de  l'Atlas  hydrographique  de  France  représen- 
tant la  rade  de  Saint-Jean  de  Luz. 


SOUVENIRS  d'un   NATURALISTE.  233 

que  contre  l'ennemi  qui  mugit  à  leurs  portes  toute  défense  est  impos- 
sible, et  que  le  plus  sage  est  de  fuir. 

Jadis  Saint-Jean  de  Luz  avait  ses  digues  naturelles.  L'entrée  de  la 
baie  était  plus  étroite,  un  banc  de  roche  faisait  l'office  de  brise-lames, 
et  l'embouchure  de  la  Nivelle  restait  encaissée  entre  la  montagne  de 
Bordagain  et  une  grande  dune.  Vers  le  xvii*  siècle,  les  pointes  du  Socoa 
et  de  Sainte-Barbe  cédèrent  peu  à  peu;  le  plateau  d'Arta  s'abaissa  de  plus 
en  plus,  et  les  vagues,  arrivant  sans  obstacles  sérieux  jusqu'à  la  plage, 
commencèrent  à  l'entamer.  Un  premier  mur  fut  construit  pour  les  arrê- 
ter; mais  la  mer  gagnait  chaque  jour  du  terrain ,  et,  le  22  février  1749, 
une  tempête  emporta  cette  première  digue  avec  plusieurs  maisons  (1). 
A  partir  de  cette  époque,  les  plus  habiles  ingénieurs  ont  vainement  es- 
sayé de  lutter  contre  la  fatalité  qui  pèse  sur  Saint-Jean  de  Luz.  Les  ou- 
vrages les  plus  solides  en  apparence  ont  été  renversés,  et  leur  destruc- 
tion complète  par  les  tempêtes  de  1822  semble  consacrer  définitivement 
l'inutilité  de  ces  tentatives.  Pour  lutter  contre  les  vagues,  M.  de  Bau- 
dres  avait  perfectionné  l'œuvre  de  ses  devanciers  et  épuisé  toutes  les 
ressources  de  son  art.  Une  digue  de  terre  battue  avait  été  posée  sur  le 
bourrelet  formé  par  la  mer  elle-même  et  renforcée  par  d'épais  con- 
treforts de  maçonnerie  placés  dans  l'intérieur.  Son  talus  avait  été  re- 
vêtu d'un  mur  d'un  mètre  d'épaisseur  très  incliné,  pour  laisser  moins 
de  prise  à  la  lame,  et  dallé  de  larges  pierres  de  taille.  D'énormes  blocs 
de  rochers  maintenus  par  trois  rangées  de  pilotis  profondément  en- 
foncés protégeaient  le  pied  de  la  digue,  et  cependant,  en  quelques 
jours,  les  madriers  furent  arrachés,  l'enrochement  dispersé,  la  ma- 
çonnerie rasée,  et  cela  à  tel  point  qu'après  la  tempête  on  ne  trouva  pas 
même  un  débris  de  la  digue  sur  une  longueur  de  140  mètres  (2).  Par- 
tout, sur  ces  ruines  qu'il  avait  faites,  l'Océan  avait  jeté  son  manteau 
de  sable  et  passé  son  niveau. 

Aujourd'hui  une  nouvelle  jetée  est  venue  remplacer  celles  que  la 
mer  a  détruites;  nous  n'osons  espérer  qu'elle  résiste  mieux  que  ses  aî- 
nées. Déjà  les  sables  s'accumulent  à  sa  base,  et  à  chaque  coup  de  vent 
les  vagues  passent  par-dessus,  retombent  dans  la  ville,  et  roulent  dans 
les  rues  leurs  flots  mêlés  de  sable  et  de  gravier.  Sauver  Saint-Jean  de 
Luz  par  des  défenses  immédiates  paraît  désormais  impossible.  Serait- 
on  plus  heureux  en  le  couvrant  d'ouvrages  avancés?  L'expérience  en- 
core semble  dire  que  non.  Déjà  Vauban  avait  voulu  fermer  la  baie  au 
moyen  de  deux  jetées  qui ,  s'appuyant  sur  les  rochers  de  Sainte-Barbe 
et  du  Socoa,  n'auraient  laissé  dans  le  milieu  qu'un  étroit  goulet.  Vers 
la  fin  du  dernier  siècle,  ce  projet  reçut  un  commencement  d'exécution; 

(1)  Note  sur  la  baie  de  Saint-Jean  de  Luz,  par  M.  P.  Monnier,  ingénieur  hydrographe 
de  la  marine.  {Annales  maritimes  et  coloniales,  1837.) 

(2)  Isouveau  Cours  élépientaire  de  géologie,  par  M.  J.-J.-N.  Iluot. 


234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais,  après  plusieurs  tentatives,  on  dut  y  renoncer  (1).  La  digue  de 
Sainte-Barbe,  poussée  jusqu'à  près  de  200  mètres,  est  aujourd'hui 
abandonnée;  eelle  du  Socoa,  ramenée  à  un  but  d'utilité  toute  locale, 
se  borne  à  protéger  le  fort  et  le  port  de  ce  petit  havre.  Ainsi  Saint-Jean 
de  Luz ,  ou  au  moins  toute  la  portion  de  la  ville  qui  sépare  la  baie  du 
port,  est  fatalement  vouée  à  la  destruction.  C'est  ainsi  qu'en  avait  jugé 
Napoléon  dans  un  de  ses  voyages.  Aussi,  loin  de  poursuivre  cette  lutte 
avec  l'Océan ,  voulait-il  s'aider  de  sa  puissance  après  lui  avoir  fait  sa 
part.  D'après  des  plans  ébauchés  sous  son  inspiration  directe,  on  aurait 
rasé  la  ville  jusqu'à  la  hauteur  de  l'église,  et  ouvert  à  la  mer  un  large 
passage  vers  les  bas-fonds  où  coule  la  Nivelle.  Un  port  creusé  derrière 
la  montagne  de  Siboure  aurait  abrité  les  navires,  et  enfin,  car  rien 
n'arrêtait  ce  génie,  qui  se  plaisait  au  gigantesque,  l'Adour,  détourné 
de  son  lit  actuel,  serait  venu  verser  ses  eaux  au  fond  de  la  nouvelle 
rade  et  en  prévenir  l'ensablement.  Ce  projet,  qui  devait  donner  à  nos 
côtes  un  port  de  refuge  dont  elles  manquent  absolument ,  était-il  pra- 
ticable? Nous  laisserons  notre  collaborateur  M.  Baude  répondre  à  cette 
question  dans  quelqu'un  de  ces  travaux  remarquables  qu'il  publie  sur 
les  côtes  de  France. 

On  jie  peut  contempler  les  dévastations  que  la  mer  exerce  le  long  de 
ces  côtes,  et  surtout  à  Saint-Jean  de  Luz,  sans  se  demander  quelle 
cause  particulière  donne  ici  à  l'Océan  cette  terrible  puissance.  Une 
expérience  bien  simple  résoudra  pour  nous  ce  problème.  Prenez  un 
entonnoir  renversé,  et  plongez-le  rapidement  dans  un  vase  rempli 
d'eau,  en  ayant  soin  de  ne  pas  submerger  l'ouverture:  à  chaque  mou- 
vement, vous  verrez  le  liquide  monter  dans  l'entonnoir  bien  au-dessus 
du  niveau  extérieur  et  s'élancer  en  gerbe  par  l'orifice.  Si,  l'entonnoir . 
restant  immobile,  le  vase  s'élevait  brusquement  de  bas  en  haut,  il  en 
serait  exactement  de  même.  Eh  bien!  la  baie  de  Biscaye,  formée  par 
la  réunion  des  côtes  de  France  et  d'Espagne,  qui  se  coupent  presque  à 
angle  droit,  forme  une  sorte  d'entonnoir  gigantesque  dont  la  base 
s'ouvre  au  nord-ouest.  En  outre,  dans  presque  toute  leur  étendue, 
ces  côtes  plongent  dans  la  mer  sous  des  pentes  de  plus  en  plus  rapides 
à  mesure  qu'on  avance  vers  le  fond  de  la  baie,  et  la  profondeur  des 
eaux  à  peu  de  distance  du  rivage  s'accroît  dans  le  même  rapport  (2). 
Aussi  la  houle,  poussée  par  le  vent  du  nord-ouest,  traverse  toute 

(1)  Mémoire  de  M.  Monnicr. 

(2)  A  la  hauteur  de  la  tour  de  Cordouan,  à  l'entrée  de  la  Gironde,  la  ligne  de  brassiage, 
indiquant  une  profondeur  de  300  mètres,  est  éloignée  de  la  côte  d'environ  40  lieues.  La 
même  ligne  passe  à  peu  près  à  9  lieues  de  Saint-Jean  de  Luz.  La  ligne  indiquant  50  mè- 
tres de  profondeur  est  à  10  lieues  au  moins  de  la  tour  de  Cordouan;  elle  est  à  peine  à 
une  lieue  des  pointes  de  Socoa  et  Sainte-Barbe.  Enfin,  à  une  demi-lieue  de  ces  mêmes 
pointes,  la  mer  a  encore  30  et  35  mètres  de  profondeur. 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE,  235 

l'Atlantique,  et  arrive  jusqu'à  l'entrée  de  la  baie  de  Biscaye  sans  ren- 
contrer aucun  obstacle.  Resserrée  par  les  côtes  qui  se  rapprochent, 
elle  agit  en  grand,  comme  l'eau  de  notre  entonnoir,  et  se  précipite 
vers  le  fond  avec  une  rapidité  croissante.  C'est  seulement  à  peu  de  dis- 
tance du  rivage  que  ses  vagues  profondes,  heurtant  les  escarpemens 
sous-marins,  tendent  à  s'élancer  en  fusées,  comme  celles  qu'on  voit  se 
produire  à  fleur  d'eau  le  long  de  nos  digues;  mais,  arrêtés  et  déviés  par 
les  couches  d'eau  qui  les  couvrent,  ces  courans  ascendans  se  changent 
en  flots  de  fond  qui  se  meuvent  avec  une  effrayante  vitesse  et  déferlent 
contre  la  plage  avec  une  irrésistible  puissance.  Pendant  la  tempête  de 
4822,  les  vagues,  parties  des  roches  d'Arta,  avaient  jusqu'à  400  mètres 
d'amplitude,  et  parcouraient  20  mètres  par  seconde  (1) .  Elles  marchaient 
donc  près  de  deux  fois  plus  vite  qu'une  locomotive  faisant  dix  lieues 
à  l'heure. 

A  en  croire  le  colonel  Émy,  les  flots  de  fond  jouent  un  rôle  considé- 
rable dans  la  plupart  des  phénomènes  curieux  que  présente  l'Océan  (2). 
On  les  retrouve  dans  toutes  les  mers,  mais  la  disposition  des  plages  in- 
flue sur  leur  intensité.  Ce  sont  eux  et  non  les  ondulations  de  la  surface 
qui  poussent  jusqu'au  rivage  les  galets,  les  sables  et  tous  les  objets 
submergés;  ce  sont  eux  qui,  sur  les  bancs  sous-mariris,  produisent  ces 
brisans  si  redoutés  des  matelots,  et  qui,  par  exemple,  rendent  parfois 
impraticable,  par  les  temps  les  plus  calmes,  la  passe  de  la  baie  de  Saint- 
Jean  de  Luz;  c'est  à  eux  que  nous  rattacherons  la  tempête  perpétuelle 
qui  semble  régner  à  la  barre  de  l'Adour  et  sur  quelques  autres  points 
de  cette  côte;  c'est  par  eux  que  M.  Émy  explique  le  singulier  phéno- 
mène que  j'ai  pu  observer  en  petit  dans  la  rivière  de  Saint-Sébastien ^ 
qui  se  montre  avec  bien  plus  de  développement  dans  presque  tous  les 
grands  fleuves,  et  qui  est  appelé  barre  par  les  mariniers  de  la  Seine, 
mascaret  par  ceux  de  la  Dordogne,  pororoca  par  les  riverains  de  l'Ama- 
zone. A  l'embouchure  de  ce  dernier  fleuve,  lors  des  grandes  marées 
des  pleines  et  des  nouvelles  lunes,  la  mer,  au  lieu  d'employer  six  heures 
à  monter,  atteint  sa  plus  grande  hauteur  en  deux  ou  trois  minutes.  Un 

(1)  M.  Vionnois,  ingénieur  des  ponts-et-chaussées,  a  pu  mesurer  cette  vitesse  avec 
beaucoup  d'exactitude  en  mesurant  le  temps  écoulé  entre  le  moment  où  les  lames  bri- 
saient sur  Aria  et  celui  où  elles  arrivaient  à  la  plage.  (Note  de  M.  Monnier.) 

(2)  Du  Mouvement  des  ondes  et  des  Travaux  hydrauliques  maritimes,  par  M.  Émy, 
colonel  du  génie.  M.  de  Caligny,  bien  connu  dans  le  monde  savant  par  ses  belles  recher- 
ches sur  l'hydraulique,  a  combattu  la  théorie  de  M.  Émy  relativement  à  la  formation  des 
Ilots  de  fond,  et  les  regarde  comme  dus  a  Faction  des  vagues  formées  non  par  de  simples 
ondulations,  mais  par  un  transport  réel  de  liquide.  Tous  les  effets  attribués  aux  flots  de 
fond  s'expliquent  pour  lui  par  des  coups  de  bélier.  Les  idées  que  nous  venons  d'exposer 
ici  se  rapprochent  beaucoup  de  celles  de  M.  de  Caligny,  bien  que  nous  ayons,  avec 
M.  Émy,  attribué  une  influence  très  réelle  aux  escarpemens  sous-marins  sur  la  for- 
mation des  flots  de  fond. 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flot  de  12  à  15  pieds  d'élévation  s'étend  sur  toute  la  largeur  delà  ri- 
vière. Il  est  bientôt  suivi  de  deux  ou  trois  autres  semblables,  et  tous 
remontent  le  courant  avec  un  bruit  effrayant  et  ime  rapidité  telle 
qu'ils  brisent  tout  ce  qui  résiste,  déracinent  les  arbres,  et  emportent 
de  vastes  étendues  de  terrain.  Le  pororoca  se  fait  sentir  jusqu'à  deux 
cents  lieues  à  l'intérieur  des  terres.  En  mer,  les  flots  de  fond  ne  déve- 
loppent pas  une  moindre  puissance  lorsqu'ils  rencontrent  des  rives 
acores.  Ces  flots  atteignent  de  leurs  gerbes  la  tête  de  la  Femme  de  Lot, 
rocher  situé  dans  l'archipel  des  Mariannes,  qui  s'élève  perpendiculaire- 
ment jusqu'à  350  pieds  de  hauteur.  Le  colonel  Émy  assure  que  les  flots 
de  fond  agissent  par  une  profondeur  de  130  mètres,  et  qu'ils  élèvent 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer  des  colonnes  d'eau  de  plus  de  50  mètres 
de  haut,  de  2  à  3000  mètres  cubes,  et  pesant  de  2  à  3  millions  de  kilo- 
grammes. En  présence  de  ces  chiffres,  on  cesse  d'être  surpris  des  ra- 
vages exercés  par  eux  à  Saint-Jean  de  Luz,  et  l'on  comprend  que  des 
blocs  de  4000  kilogrammes,  faisant  partie  de  l'enrochement,  aient  pu 
être  soulevés  et  portés  jusque  sur  la  digue. 

C'est  encore  en  grande  partie  aux  flots  de  fond  qu'il  faut  attribuer 
la  pauvreté  relative  des  côtes  de  Guettary,  de  Saint- Jean  de  Luz,  de 
Saint-Sébastien.  On  comprend  que  ces  roches  feuilletées,  trop  souvent 
fouillées  par  les  eaux  jusque  dans  leurs  plus  profondes  anfractuosilés,' 
ne  peuvent  nourrir  des  populations  bien  nombreuses;  mais  ces  popu- 
lations d'une  mer  plus  chaude  que  la  Manche  étaient  en  partie  nou- 
velles pour  moi.  A  ce  titre,  elles  m'offraient  déjà  de  précieux  maté- 
riaux. De  plus,  au  point  où  en  est  la  science,  ce  ne  sont  plus  des  études 
superficielles,  portant  sur  un  grand  nombre  d'animaux,  qui  peuvent 
présenter  un  intérêt  réel.  Cette  manière  de  travailler  a  eu  son  utilité, 
sa  nécessité  même,  alors  qu'il  fallait  explorer  le  monde  zoologique  et 
planter  partout  des  jalons.  De  nos  jours,  il  faut  aller  plus  avant.  La  so- 
lution des  grands  problèmes  qui  s'agitent  ne  peut  se  trouver  que  dans 
la  connaissance  approfondie  des  êtres.  Voilà  pourquoi  les  vrais  zoolo- 
gistes de  nos  jours  attachent  une  importance  extrême  à  des  détails  que 
leurs  prédécesseurs  négligeaient  comme  inutiles,  que  les  apôtres  du 
passé  traitent  encore  de  minuties.  Cependant,  dans  ces  travaux  mono- 
graphiques, il  faut  savoir  choisir.  Au  miheu  de  cent  espèces,  une  seule 
peut-être  répondra  aux  interrogations  du  scalpel  et  du  microscope. 
Sous  ce  rapport,  j'étais  heureusement  partagé.  A  Guettary,  je  retrou- 
vais en  abondance  les  polyophthalmes  que  j'avais  déjà  étudiés  en  Si- 
cile (1),  les  hermelles  que  j'avais  entrevues  à  Granville.  Ces  deux  types 
étaient  représentés  ici  par  des  espèces  différentes  de  celles  que  je  con- 
naissais. Je  me  hâtai  de  soumettre  à  une  révision  sévère  mes  recher- 

(1)  Souvenirs  d'un  naturaliste,  livraison  du  1er  janvier  1847. 


» 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  237 

elles  passées /d'en  entreprendre  de  nouvelles,  et  les  résultats  dont  je 
vais  essayer  de  donner  une  idée  récompensèrent  largement  ce  labeur. 

Sur  ces  côtes  si  violemment  battues  par  les  flots,  on  rencontre, 
tantôt  derrière  quelque  gros  rocher,  tantôt  dans  une  fente  profonde, 
mais  souvent  aussi  fixées  sur  quelque  pointe  entièrement  à  découvert, 
des  espèces  de  mottes  de  sable  percées  d'une  infinité  de  petites  ouver- 
tures à  demi  recouvertes  par  un  mince  rebord.  Chacune  de  ces  mottes, 
assez  semblable  à  un  épais  gâteau  de  ruche  à  miel ,  est  ou  un  village 
ou  une  populeuse  cité.  Là  vivent  en  modestes  recluses  des  centaines  de 
hermelles,  annélides  tubicoles  (1)  des  plus  curieuses  que  puisse  obser- 
ver le  naturaliste.  Leur  corps,  d'environ  deux  pouces  de  long,  est  ter- 
miné en  avant  par  une  tête  bifurquée,  et  portant  une  double  couronne 
de  soies  fortes,  aiguës,  dentelées  et  d'un  beau  jaune  d'or.  Ces  couronnes 
brillantes  ne  sont  pourtant  pas  une  simple  parure;  ce  sont,  à  propre- 
.ment  parler,  les  deux  battans  d'une  porte  solide,  ou  mieux,  de  véritables 
herses  qui  ferment  hermétiquement  l'entrée  de  l'habitation,  lorsque, 
au  moindre  danger,  l'annélide  disparaît  comme  un  éclair  dans  sa  mai- 
son de  sable.  Des  bords  de  la  fente  céphalique  sortent,  au  nombre  de 
cinquante  à  soixante,  des  fllamens  déliés,  d'un  violet  tendre,  sans  cesse 
agités  comme  de  petits  serpens.  Ce  sont  autant  de  bras  qui  s'allongent 
ou  se  raccourcissent  au  besoin,  qui  saisissent  la  proie  au  passage  et  l'a- 
mènent jusqu'à  la  bouché  creusée  en  entonnoir  au  fond  de  l'échan- 
crure.  Ce  sont  eux  encore  qui  ont  ramassé  et  mis  en  place  un  à  un  les 
grains  de  quartz  ou  de  calcaire  très  dur  qui  entrent  dans  la  composition 
des  tubes  et  que  soude  solidement  les  uns  aux  autres  une  sorte  de  mu- 
cosité, véritable  mortier  hydraulique  fourni  par  l'animal.  Sur  les  côtés 
du  corps,  on  aperçoit  des  mamelons  d'oîi  sortent  des  faisceaux  de  lances 
aiguës  et  tranchantes  ou  de  larges  éventails  dentelés  comme  des  scies 
en  demi-cercle.  Ce  sont  là  les  pieds  de  la  hermelle.  Enfin,  sur  le  dos, 
des  cirrhes  recourbés  en  forme  de  faux,  et  dont  la  couleur  varie  du 
rouge  sombre  au  vert  de  pré,  représentent  les  branchies  qui,  par  une 
exception  jusqu'à  ce  jour  unique  dans  ce  groupe,  sont  distribuées  à 
chaque  anneau,  au  lieu  d'être  réunies  à  la  tête  comme  les  pétales  d'une 
fleur. 

A  eux  seuls  les  caractères  extérieurs  des  hermelles  suffiraient  pour 
arrêter  le  naturaliste  et  exciter  vivement  sa  curiosité.  Leur  organisation 
intérieure  n'est  pas  moins  remarquable.  Ces  singuliers  animaux  réa- 
lisent anatomiquement  une  vue  théorique  que  l'on  pouvait  jusqu'ici 
traiter  à  bon  droit  d'abstraction.  Chez  les  annelés  en  général,  les  deux 
côtés  du  corps  sont  semblables,  de  telle  sorte  qu'on  peut  regarder  ces 
animaux  comme  formés  par  la  réunion  de  deux  moitiés  symétriques 

(1)  Voyez  les  Souvenirs  d'un  naturaliste  dans  la  livraison  du  15  février  18i*, 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soudées  l'une  à  l'autre  sur  la  ligne  médiane.  Depuis  long-temps  on 
avait  cherché  dans  l'étude  embryogénique  la  coniirmation  de  cette  idée. 
M.  Newport,  un  des  plus  habiles  anatomistes  de  l'Angleterre,  avait 
montré  qu'en  effet,  chez  les  jeunes  myriapodes  (1),  les  centres  nerveux 
abdominaux,  les  ganglions,  sont  partagés  en  deux  moitiés  qui  se  réu- 
nissent plus  tard.  J'avais  fait  une  observation  semblable  sur  une  eunice 
sanguine  (2)  en  train  de  reproduire  ses  anneaux  postérieurs  perdus  par 
quelque  accident;  mais  on  ne  connaissait  pas  encore  d'animal  adulte 
qui  présentât  des  traces  bien  apparentes  de  cette  division  originaire. 
Eh  bien  !  chez  la  hermelle ,  cette  division  existe  dans  la  plus  grande 
partie  du  corps.  Dans  toute  la  longueur  de  V abdomen,  muscles,  vaisseaux, 
nerfs,  tout  est  double,  et  les  deux  moitiés  ne  tiennent  l'une  à  l'autre 
que  par  la  peau  et  le  tube  digestif  resté  simple.  Ici  l'annélide  est  réel- 
lement fendue  en  deux.  En  avant  et  en.  arrière,  les  appareils  muscu- 
laires et  vasculaires  se  rejoignent  sur  le  milieu  du  corps;  mais  le  sys- 
tème nerveux  ventral  reste  partagé  d'une  extrémité  à  l'autre,  et  ses 
deux  moitiés  ne  communiquent  ensemble  que  par  de  grêles  filets  ou 
des  bandelettes  excessivement  minces  (3). 

A  l'époque  où  je  faisais  ces  recherches,  la  division  du  système  ner- 
veux, chez  les  hermelles,  dut  être  regardée  comme  une  disposition 
tout  exceptionnelle;  mais  les  annélides  me  gardaient  bien  d'autres  sur- 
prises. Ce  groupe,  incontestablement  le  plus  curieux  à  étudier  aujour- 
d'hui, semble  surtout  être  caractérisé  par  la  variabilité  infinie  des  ca- 
ractères qui,  partout  ailleurs,  offrent  le  plus  de  constance.  Chez  les 
annélides,  les  organes  du  mouvement,  ceux  de  la  circulation ,  varient 
d'une  espèce  à  l'autre  dans  les  limites  les  plus  étendues.  Ceux  de  la 
respiration  se  développent  d'une  façon  presque  exagérée  ou  disparais- 
sent complètement,  et  cela  chez  les  animaux  en  apparence  les  plus  rap- 
prochés. Le  système  nerveux  lui-même,  ce  système  fondamental  dont 
Cuvier  a  dit  qu'il  était  l'animal  tout  entier,  n'échappe  pas  à  la  loi  com- 
mune, et  cette  année  même  j'ai  pu  constater  qu'il  présente  d'étranges 
variations.  J'ai  retrouvé  dans  d'autres  tubicoles,  et  jusque  chez  les  er- 
rantes ,  ces  chaînes  nerveuses  abdominales  fendues  en  deux  moitiés 
très  éloignées  l'une  de  l'autre.  En  revanche,  j'ai  rencontré  dans  d'au- 
tres espèces  cette  même  chaîne  ne  formant  plus  sur  la  ligne  médiane 

(1)  Classe  voisine  de  celle  des  insectes,  et  à  laquelle  appartiennent,  entre  autres,  les  sco- 
lopendres ou  mille-pieds. 

(2)  Voir  les  Souvenirs  d'un  naturaliste,  livraison  du  15  février  1844. 

(3)  Je  rappellerai  ici  que  chez  les  annales  on  trouve  dans  la  tête,  au-dessus  du  tube  di- 
gestif, un  centre  nerveux  principal.  C'est  lui  qu'on  regarde  comme  représentant  le  cerveau 
des  vertébrés,  parce,  qu'il  fournit  d'ordinaire  les  nerfs  sensoriaux.  Ce  cerveau  se  rattache 
par  deux  filets  appelés  connectifs  au  système  nerveux  abdominal,  placé  au-dessous  du 
tube  digestif  et  consistant  essentiellement  en  une  chaîne  de  centres  nerveux  ou  ganglions 
réunis  par  d'autres  connectifs. 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  239 

qu'une  étroite  bandelette  partout  égale,  et  dans  l'épaisseur  de  laquelle 
les  ganglions  étaient  comme  noyés.  Entre  ces  deux  extrêmes,  j'ai  con- 
staté bien  des  intermédiaires.  Ainsi  tombent  une  à  une  devant  un  exa- 
men chaque  jour  plus  sérieux  toutes  ces  généralisations  prématurées, 
inspirées  surtout  par  l'étude  exclusive  des  animaux  à  type  fixe;  ainsi  se 
révèle  chaque  jour  davantage  l'importance  scientifique  des  animaux 
inférieurs.  Sous  ce  rapport,  les  botanistes  en  sont  au  même  point  que 
les  zoologistes.  Pour  résoudre  les  plus  difficiles  problèmes  de  leur 
science  spéciale,  ce  n'est  plus  au  chêne  ou  au  palmier  qu'ils  s'attaquent  : 
c'est  aux  algues,  c'est  aux  végétaux  inférieurs.  Ainsi,  les  mille  travaux 
des  trois  derniers  siècles  ont  eu  dans  les  deux  règnes  un  résultat  gé- 
néral identique.  Certes,  ce  n'est  pas  là  une  coincidence  fortuite,  et  ce 
fait  justifie  pleinement  à  lui  seul  la  persévérance  des  hommes  qui,  bra- 
vant le  préjugé  contraire,  s'adressent  à  ces  êtres  si  long-temps  dédai- 
gnés pour  leur  demander  les  secrets  de  la  vie. 

Nulle  part  autant  que  chez  les  annélides,  la  création  animale  ne  se 
montre  comme  un  véritable  protée,  revêtant  à  chaque  instant  de  nou- 
velles formes  et  se  plaisant  à  dérouter  l'observateur  par  les  modifica- 
tions les  plus  inattendues.  Le  polyophthalme  va  nous  montrer  un  des 
plus  curieux  exemples  de  ces  métamorphoses;  mais  ici  quelques  détails 
historiques  sont  nécessaires  pour  faire  comprendre  tout  l'intérêt  qui 
s'attache  à  l'étude  d'un  petit  ver  de  quelques  lignes  de  long. 

Les  belles  découvertes  de  M.  Ehrenberg  avaient  réveillé  dès  avant 
4830  une  discussion  déjà  fort  ancienne.  Parmi  les  naturalistes,  les  uns, 
adoptant  les  idées  de  l'illustre  micrographe  de  .Berlin,  admirent  que 
les  animaux  les  plus  petits,  ceux  que  nos  classifications  repoussent  aux 
derniers  rangs  de  l'échelle  zoologique,  présentent  une  organisation 
tout  aussi  compliquée  que  celle  des  animaux  plus  élevés.  D'autres,  au 
contraire,  marchant  sur  les  traces  du  célèbre  chef  des  philosophes  de 
la  nature,  soutinrent  avec  Oken  que  l'organisation  allait  se  simplifiant 
de  haut  en  bas  d'une  manière  progressive,  de  telle  sorte  que  des 
groupes  entiers,  composés  en  quelque  sorte  d'animaux  rudimentaires, 
manquaient  presque  entièrement  d'organisation.  Pour  ces  derniers 
comme  pour  Réaumur,  les  méduses,  par  exemple,  n'étaient  que  des 
masses  de  gelée  vivante;  les  planaires,  la  plupart  des  intestinaux ,  étaient 
des  animaux  à  peu  près  complètement  parenchymateux.  Pour  eux, 
cette  simplification  des  organismes  remontait  même  très  haut ,  et  le 
système  nerveux,  par  exemple,  manquait  à  des  classes  entières. 

En  France,  en  Allemagne,  les  deux  thèses  furent  attaquées  et  sou- 
tenues avec  vivacité.  Sans  même  s'être  posé  la  question  préalable  :  — 
Oue  doit-on  entendre  par  l'expression  d'animaux  inférieurs  (1)?  —  on 

{l)  Nous  avons  répondu  à  cette  question  dans  la  livraison  du  15  février  184*.  {Souve- 
nirs d'un  naturaliste.  —  L'île  de  Bréhat,  le  phare  des  Héhaux.) 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

engagea  la  bataille,  et  par  suite  on  tomba,  de  part  et  d'autre,  dans 
l'exagération  et  l'erreur.  Les  travaux  publiés  depuis  une  dizaine  d'an- 
nées commencent  à  faire  la  part  de  la  vérité.  Sans  doute  il  reste  en- 
core à  éclaircir  bien  des  points  de  détail,  mais  on  peut  dire  d'une  ma- 
nière générale  que  toute  étude  sérieuse  a  pour  résultat  de  nous  montrer 
jusque  dans  l'animal  le  plus  infime  une  complication  organique  très 
réelle.  Les  partisans  de  la  simplicité  organique  perdent  à  chaque  in- 
stant quelqu'une  de  leurs  positions.  Aujourd'hui  ils  ne  peuvent  guère 
se  défendre  qu'en  invoquant  les  résultats  négatifs  fournis  par  les  in- 
fusoires,  c'est-à-dire  par  des  êtres  que  leur  petitesse  excessive  dérobe 
à  la  plupart  de  nos  moyens  d'investigation. 

Parmi  les  points  de  fait  ou  de  doctrine  les  plus  vivement  attaqués 
et  soutenus  dans  cette  querelle,  il  faut  placer  l'existence  d'organes  des 
sens  distincts,  et  surtout  l'existence  des  yeux,  chez  un  grand  nombre  d'a- 
nimaux appartenant  aux  embranchemens  des  mollusques,  des  annelés 
et  des  rayonnes.  Ehrenberg  avait  considéré  comme  tels  certains  points 
colorés  qu'on  trouve  sur  le  bord  de  l'ombrelle  chez  les  méduses,  à 
l'extrémité  des  rayons  chez  les  étoiles  de  mer,  à  la  tête  chez  les  anné- 
lides,  les  planaires,  les  rotifères,  etc.,  à  l'une  des  extrémités  du  cor 
chez  les  euglènes  et  quelques  autres  infusoires.  La  plupart  de  ces  d(l 
terminations  furent  niées  d'une  manière  absolue,  et  cela  bien  à  tort 
A  mesure  qu'on  a  approfondi  davantage  l'étude  de  ces  êtres,  lorsque 
leur  taille  les  rendait  accessibles  à  nos  procédés  d'examen,  on  a  dû  re- 
connaître que  la  plupart  possédaient  bien  de  véritables  organes  pour 
la  vision.  Les  témoignages,  sur  ce  point ,  sont  venus  en  foule  de  tous 
les  points  de  l'Europe  savante.  Les  annélides,  entre  autres,  m'en  ont 
fourni  un  exemple  bien  frappant.  Une  des  espèces  que  nourrit  la  mer 
de  Sicile  a  des  yeux  presque  aussi  complets  que  ceux  d'un  poisson.  Ici 
j'ai  pu  énucléer  le  cristallin  et  l'étudier  isolément.  Placé  sur  un  verre 
mince  et  recevant  des  rayons  parallèles  envoyés  par  un  miroir  plan, 
il  a  formé  des  images  parfaitement  achromatiques.  Ces  images,  re- 
prises et  grossies  par  le  microscope,  me  permettaient  de  distinguer 
avec  une  netteté  parfaite  jusqu'aux  moindres  détails  de  la  côte  voisine. 
Grâce  à  ce  cristalUn  d'annélide,  mon  microscope  se  trouvait  trans- 
formé en  lunette  d'approche. 

Mais  l'opposition  aux  idées  d'Ehrenberg  devint  plus  vive  quand  ce 
naturaliste  annonça  qu'il  avait  découvert  une  annélide,  l'amphicora, 
qui  portait  à  l'extrémité  de  la  queue  des  yeux  tout  semblables  à  ceux 
qu'on  trouvait  à  la  tête.  Comment  accepter,  disait-on ,  une  pareille 
transposition  des  sens?  Comment  admettre  qu'il  pût  exister  des  yeux  à 
une  aussi  grande  distance  du  cerveau  et  sans  rapport  probable  avec 
lui?  On  le  voit,  la  question  se  généralisait  et  acquérait  une  haute  im- 
portance physiologique.  Il  ne  s'agissait  plus  seulement  de  savoir  si  les 


^ 


SOUVENIRS   d'un   NATURALISTE.  241 

yeux  existaient  ou  non ,  mais  encore  de  décider  si  une  portion  quel- 
conque du  système  nerveux,  autre  que  le  cerveau,  pouvait  devenir  le 
siège  d'une  perception  sensoriale. 

Certes,  si  par  le  mot  œil  on  devait  entendre  un  organe  toujours  le 
même  et  partout  semblable  à  ce  qu'on  trouve  chez  l'homme  ou  les  oi- 
seaux, les  annélides,  les  némertes,  les  planaires,  les  méduses,  seraient 
des  animaux  aveugles;  mais,  comme  tous  les  appareils  organiques,  l'or- 
gane visuel  peut  se  simplifier,  se  dégrader,  sans  changer  pour  cela  de 
nature.  Même  dans  cet  état  de  dégradation  il  conserve  ses  parties  fon- 
damentales, et  ces  parties  sont  généralement  faciles  à  reconnaître. 
Quoique  destiné  à  remplir  une  fonction  toute  physiologique ,  l'œil  est 
un  véritable  appareil  de  physique.  C'est  toujours  une  chambre  obscure, 
dans  laquelle  une  lentille  convergente  concentre  la  lumière  et  trans- 
porte l'image  des  objets  extérieurs  sur  un  écran  placé  à  son  foyer. 
Seulement  ici  la  lentille,  au  lieu  d'être  formée  d'une  matière  inerte, 
est  organisée  et  s'appelle  le  cristallin.  L'écran  aussi  est  vivant;  il  porte 
le  nom  de  rétine,  et  c'est  lui  qui  transmet  au  cerveau  l'impression 
des  images  reçues.  Quel  que  soit  le  plus  ou  le  moins  de  complication 
d'un  œil,  ses  parties  fondamentaleo  sont  toujours  un  cristallin  et 
une  rétine.  Réciproquement  on  doit  considérer  comme  un  œil  véri- 
table tout  organe  qui  possède  ces  élémens  caractéristiques ,  car  il  ne 
saurait  remplir  d'autres  fonctions  que  celles  dont  nous  venons  de  par- 
ler (1).  Pour  décider  la  question  générale  soulevée  par  M.  Ehrenberg, 
pour  savoir  si  en  effet  l'organe  visuel  peut  être  ainsi  transposé,  s'il 
peut  exister  ailleurs  que  sur  la  tête,  il  fallait  donc  retrouver  chez  l'am- 
phicora,  ou  chez  tout  autre  animal  présentant  des  faits  analogues,  les 
cristallins  et  les  rétines  de  ces  yeux,  qui  rendraient  croyables  les  rêve- 
ries fouriéristes. 

A  cet  égard,  mes  recherches  furent  long-temps  infructueuses.  Sur 
les  côtes  de  la  Manche  et  de  la  Sicile,  je  retrouvai  bien  des  annélides 
voisines  de  l'amphicora ,  et  portant  à  l'extrémité  postérieure  du  corps 
les  points  colorés  en  question.  Bien  plus,  dans  quelques-unes  des  es- 
pèces que  j'avais  découvertes,  ces  points  colorés  s'étaient  étrangement 
multipliés.  11  en  existait  plusieurs  sur  la  tête,  quatre  à  l'extrémité  de 
la  queue  et  deux  à  chaque  anneau  du  corps.  Cette  multiplication  même 
me  semblait  être  une  véritable  objection  aux  idées  d'Elirenberg.  Com- 
ment croire  à  cette  profusion  d'organes  oculaires?  Et  pourtant  l'étude 
des  animaux  vivans  semblait  confirmer  cette  détermination.  Je  voyais 
la  queue  remplir  toutes  les  fonctions  de  la  tête,  et  cela  avec  des  preuves 
évidentes  de  spontanéité  et  d'intelligence.  Cette  queue  s'avançait  la 
première,  explorait  les  objets  sans  les  toucher,  se  détournait  devant 

(1)  Le  mot  cristallin  est  pris  ici  dans  une  acception  générale  et  comme  exprimant 
l'ensemble  de  l'appareil  réfringent  de  l'œil. 

TOME  T.  16 


242  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

les  obstacles,  en  un  mot,  agissait  comme  si  elle  était  le  siège  d'une  vi- 
sion très  nette  et  dirigée  par  une  volonté  parfaitement  éclairée.  Cepen- 
dant, malgré  bien  des  heures  employées  à  ces  observations,  je  ne  pus 
découvrir  les  cristallins,  les  rétines  :  ma  conviction  sur  une  question 
aussi  délicate  ne  pourrait  être  entière . 

Enfin,  parmi  les  corallines,  espèce  de  petites  algues  qui  couvre  les 
écueils  de  ses  touffes  serrées,  comme  celles  des  mousses  de  nos  ro- 
chers, je  trouvai  le  polyophthalme.  Ici  le  doute  n'était  plus  permis;  la 
fable  d'Argus  se  réalisait  pour  moi  avec  une  incontestable  évidence. 
Qu'on  se  figure  un  petit  ver  à  peu  près  cylindrique,  long  de  près  d'un 
pouce,  d'une  couleur  jaune  brillante,  armé  de  deux  rangs  de  soies,  dont 
la  longueur  augmente  d'avant  en  arrière,  et  l'on  aura  une  idée  de  l'as- 
pect que  présente  le  polyophthalme  à  l'état  de  repos.  Dans  le  sable,  où 
il  passe  sa  vie,  cet  animal  se  meut  avec  une  incroyable  rapidité,  grâce 
aux  contractions  générales  de  son  corps  et  aux  soies  qui  lui  servent  de 
pieds;  mais  veut-il  nager  tranquillement  dans  le  liquide  ou  seulement 
mettre  à  portée  de  sa  bouche  les  petits  animaux  dont  il  se  nourrit, 
aussitôt  deux  larges  appareils  ciliés,  placés  sur  les  côtés  de  la  tête,  se 
développent  et  agissent  comme  les  deux  roues  d'un  bateau  à  vapeur. 
Pour  se  diriger  dans  sa  marche  lente  ou  rapide,  le  polyophthalme  pos- 
sède à  la  tête  trois  yeux  pourvus  chacun  de  deux  ou  de  trois  cristallins 
volumineux  et  très  faciles  à  reconnaître.  En  outre,  à  chacun  des  an- 
neaux du  corps,  on  aperçoit  de  chaque  côté  un  point  rouge  assez  sem- 
blable à  ceux  de  certains  amphicoriens.  Par  la  dissection,  on  s'assure 
que  chacun  de  ces  points  reçoit  un  gros  nerf  partant  du  ganglion  ou 
centre  nerveux  ventral  qui  lui  correspond.  En  s'aidant  du  microscope, 
on  voit  ce  nerf  pénétrer  dans  une  masse  de  pigment  qui  renferme  un 
cristallin  sphérique;  on  reconnaît  que  les  tégumens,  placés  en  face,  ont 
éprouvé  une  modification  destinée  à  leur  donner  une  transparence  plus 
complète  et  plus  égale.  En  un  mot,  on  ne  peut  plus  douter  que  ces 
points  rouges,  placés  sur  les  côtés,  tout  le  long  du  corps,  ne  soient  de 
véritables  yeux,  recevant  leurs  nerfs  optiques  des  centres  nerveux  ab- 
<ioininaux  et  sans  aucune  relation  directe  avec  le  cerveau. 

Ce  résultat,  tout  étrange  qu'il  puisse  paraître,  n'est  pas  le  seul  du 
même  genre  qu'ait  enregistré  la  science  moderne.  Déjà  les  mollusques 
nous  fournissent  un  fait  pareil.  Nos  lecteurs  connaissent  tous  \e peigne 
vulgairement  appelé  coquille  de  saint  Jacques  ou  coquille  du  pèlerin.  Eh 
bien  !  l'animal  qui  habite  ce  coquillage,  assez  semblable  à  l'huître,  pos- 
sède, comme  celle-ci,  un  manteau  ou  lame  mince  de  tissu  vivant  qui 
tapisse  l'intérieur  de  son  habitation.  Destinés  par  la  nature  à  être 
presque  aussi  vagabonds  que  l'huître  est  sédentaire,  les  peignes  ont 
des  organes  pour  la  vision,  et  ces  organes  ne  sont  pas  placés  sur  la 
tète,  ne  sont  pas  en  rapport  avec  le  cerveau,  mais  occupent  les  bords 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  243 

lu  manteau,  et  tirent  leurs  nerfs  optiques  du  grand  ganglion  ventral. 
^xs  faits  si  curieux  ont  été  publiés  en  Allemagne  il  y  a  près  de  dix' 
ms  (1).  J'ai  pu  les  vérifier  à  diverses  reprises,  et  constater,  dans  ces 
feux  du  manteau  d'un  mollusque,  presque  toutes  les  parties  que  pré- 
;entent  les  yeux  d'un  mammifère,  jusqu'aux  cils  et  aux  sourcils  re- 
)résentés  ici  par  des  cirrhes  charnus  qui  entourent  et  protègent  l'or- 
,'ane  plus  délicat  de  la  vue.  Trois  naturalistes  allemands,  MM.  Grûbe, 
(rohn  et  Will,  ont  étendu  ces  recherches  à  d'autres  genres  de  mol- 
usques  acéphales  et  constaté  une  organisation  semblable  chez  les 
pondyles,  les  tellines,  les  pinnes,  les  arches,  les  pétoncles,  etc.  En 
)résence  de  témoignages  aussi  précis,  aussi  nombreux,  ce  que  nous 
ivons  dit  du  polyophthalme  cesse  d'être  incroyable.  Bien  plus,  la  mul- 
iplication  des  yeux,  leur  position  latérale,  leurs  rapports  avec  d'autres 
;entres  nerveux  que  le  cerveau  sont  peut-être  moins  étranges  chez  cette 
)etite  annélide  que  chez  les  mollusques  dont  nous  venons  de  parler. 

En  effet,  comme  chez  tous  les  animaux  appartenant  au  même 
groupe,  le  corps  du  polyophthalme  est  formé  d'une  suite  d'anneaux 
»udés  les  uns  au  bout  des  autres  et  très  semblables  entre  eux.  Chez 
es  plus  grandes  annélides,  on  constate  aisément  le  peu  de  solidarité 
[ui  existe  entre  tous  ces  anneaux.  Un  certain  nombre  d'entre  eux  peu- 
ent  être  tués,  peuvent  même  être  frappés  de  gangrène,  sans  que  les 
tutres,  et  surtout  ceux  qui  les  précèdent,  paraissent  en  souffrir.  Cha- 
cun d'eux  est  en  quelque  sorte  un  animal  complet,  ayant  jusqu'à  un 
;ertain  point  sa  vie  propre,  et  le  corps  entier  peut  être  considéré 
X)mme  une  espèce  de  colonie,  dont  la  tête  serait  le  chef,  ou  plutôt 
e  guide.  C'est  elle  seule  qui  d'ordinaire  possède  des  organes  des  sens, 
i^ient-on  à  la  retrancher,  le  corps  n'y  voit  plus  sans  doute,  il  manque 
également  d'organes  de  toucher;  mais,  autant  qu'on  peut  en  juger,  il 
iprouve  encore  des  sensations  assez  nettes,  et  manifeste  une  volonté. 
L)es  tronçons  d'eunice,  par  exemple  (2),  fuient  évidemment  la  lumière 
3t  s'enfoncent  dans  la  vase  par  une  suite  de  mouvemens  qui  n'ont  rien 
le  désordonné.  Que  manque-t-il  à  ces  tronçons,  à  ces  anneaux  isolés 
Dour  être  autant  d'animaux  complets?  Seulement  des  organes  de  sen- 
sation en  général,  des  yeux  en  particulier.  Eh  bien!  les  amphicoriens , 
ies  polyophthalmes,  sont  des  annélides  chez  lesquelles  chaque  anneau, 
311  recevant  ces  organes,  en  ressemblant  par  là  davantage  à  la  tête, 
réalise  plus  complètement  une  des  tendances  organiques  les  plus  ca- 
ractéristiques du  groupe.  Sous  ce  rapport,  ce  sont  seulement  des  anné- 
lides plus  parfaites  que  les  autres. 

(1)  L'existence  de  ces  yeux  paraît  avoir  été  admise  depuis  fort  long-temps,  mais  les 
premières  descriptions  anatomlques  un  peu  détaillées  ne  remontent  guère  qu'à  18i0. 

2)  J'ai  déjà  parlé  de  cette  annélide  dans  un  article  précédent,  livraison  du  15  fé- 
vrier 1844. 


244  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

Cette  indépendance  remarquable  des  parties  du  corps  d'un  mé 
animal,  cette  diffusion  étrange  des  facultés  de  perception  et  de  vole 
raisonnée  dans  toutes  les  parties  du  système  nerveux,  ne  sont  pas 
clusivement  réservées  aux  annelés  proprement  dits.  On  les  retroJ 
jusque  chez  les  insectes,  c'est-à-dire  jusque  chez  des  animaux  donra 
complication  organique  dépasse  sous  bien  des  rapports  ce  qui  ex' 
chez  l'homme  lui-même  (1).  Les  expériences  de  Dugès  ne  laissent 
cun  doute  sur  ce  point.  Imitez  cet  habile  naturaliste,  qu'une  mortp- 
maturée  a  seule  empêché  peut-être  de  se  placer  au  premier  rangilc 
nos  savans  contemporains,  enlevez  successivement  à  une  mante  p 
Dieu  la  tête  et  la  partie  postérieure  du  corps  :  le  corselet  {prothor^Vj 
resté  seul  vivra  encore  près  d'une  heure,  quoique  ne  renfermant 
qu'un  seul  ganglion.  Essayez  de  le  saisir,  vous  verrez  aussitôt  les  pa 
ravisseuses  de  l'animal  se  porter  vers  vos  doigts  et  y  imprimer  ]^' 
fondement  les  puissans  crochets  dont  elles  sont  armées.  Le  gang  >i 
abdominal,  qui  seul  anime  l'anneau,  a  donc  senti  les  doigts  qui  près  ii 
le  segment;  il  a  reconnu  le  point  serré  par  un  corps  étranger;  il  ven^ 
débarrasser  de  cette  étreinte;  il  dirige  vers  le  point  attaqué  ses  ar  i 
naturelles  et  en  coordonne  les  mouvemens.  Ce  ganglion,  quoique  ciia- 
plétement  isolé,  se  comporte  donc  comme  un  cerveau  complet,    j 

Nous  voilà  bien  loin  de  cette  science  qui  s'acquiert  dans  les  li  es 
et  dans  les  cabinets,  bien  loin  de  celle  que  donne  l'étude,  même  la  us 
consciencieuse,  des  animaux  supérieurs.  Nous  voilà  surtout  bien  di- 
gnes de  ces  naturalistes  qui  ne  tiennent  compte  que  des  caractèreiiX- 
térieurs,  et  pour  qui  une  peau  de  mammifère  ou  d'oiseau  passablen  j~ 
bourrée  d'étoupes  a  toute  la  valeur  de  l'animal  entier.  Malheure i 
ment,  jusque  dans  les  positions  les  plus  élevées  de  la  science,  on  tn] 
encore  un  trop  grand  nombre  de  ces  représentans  du  passé.  Les 
pagateurs  des  idées  nouvelles  ont  à  vaincre  à  la  fois  des  préjugés 
pectables,  parce  qu'ils  sont  sincères,  et  une  malveillance  interef^ 
mais  ces  idées  ont  pour  elles  l'irrésistible  force  de  la  vérité.  En  ii 
des  influences  hostiles,  chaque  jour  elles  font  quelque  progrès  nouvij 
chaque  jour  elles  comptent  quelques  prosélytes,  de  plus  dans  la  gl 
ration  qui  s'élève,  et  le  moment  n'est  pas  loin  où  les  elforts  de  Uj 
ennemis  ne  feront  que  rendre  plus  éclatant  un  triomphe  désorjs 
assuré. 

A.   DE  QUATREFAGES. 

(i)  Lyounet,  dans  son  admirable  Anatomie  de  la  Chenille  du  saule;  M.  Strauss-jur- 
kheim,  dans  son  Anatomie  du  Hanneton,  ont  mis  hors  de  doute  ce  résultat  général'^"- 
vier  a  appelé  le  premier  de  ces  ouvrages  le  chef-d'œuvre  de  l'anatoraie  et  de  la  graire 
En  parlant  du  second ,  il  déclare  que  c'est  le  seul  qui  puisse  être  comparé  à  ceit 
Lyounet. 


LES  RÉCITS 


DE 


A  MUSE  POPULAIRE 


LA    CHASSE    AUX    TRÉSORS. 


MAITRE  JEAN    LE    SOURCIER. 


Une  tradition  arabe,  transmise  par  les  pâtres  ou  les  contrebandiers, 
franchi  les  Pyrénées,  et  s'est  conservée  dans  les  pays  basques.  Les 
ergers  qui  conduisent  leurs  troupeaux  le  long  des  gaves  de  la  mon- 
igne  racontent  encore  aujourd'hui  que,  bien  avant  Jules  César,  il 
vistait  un  bronche  ou  sorcier,  qui  s'éleva  dans  les  airs  sur  un  dragon 
u'il  avait  soumis,  et  arriva  ainsi  au  rocher  où  dormait  Debrua,  l'es- 
rit  du  mal;  il  l'entoura  neuf  fois  d'une  chaîne  magique,  et  l'obligea 
lui  faire  connaître  le  roi  des  talismans,  qui  donne  plaisirs,  richesse  et 
uissance.  Debrua  déclara  au  sorcier  que,  pour  tout  obtenir  sur  terre,  il 
lUait  se  rendre  maître  de  la  mouche  jaune  de  safran,  laquelle  se  mon- 
'ait  tous  les  soirs  dans  un  'port  (1)  des  Pyrénées  qu'il  lui  nomma;  il  l'a- 
ertit  seulement  que,  pour  la  prendre,  il  fallait  tresser  une  résille  avec 
is  trois  cheveux  les  plus  près  du  cerveau,  et  la  tremper  dans  la  sueur 

(1)  fort,  passage. 


246  REVUE  DES  DEDX   MONDES. 

et  dans  le  sang.  Le  bronche  iît  ce  qui  lui  avait  été  recommandé,  et  ne 
tarda  pas  à  voir  paraître  la  mouche  jaune  de  safran.  Il  la  poursuivit  sept 
jours  et  sept  nuits  à  travers  les  rocs,  les  halliers  et  les  torrens,  leur 
laissant  autant  de  lambeaux  de  ses  habits  et  de  sa  chair  que  les  brebis, 
avant  la  tonte,  laissent  de  flocons  de  laine  aux  buissons;  enfin,  il  la  vil 
se  poser  sur  la  cabane  d'Un  berger  qui  était  monté  dans  les  pâturages. 
Il  essaya  en  vain  de  parvenir  jusqu'à  elle,  et  tous  ses  efforts  ne  pureni 
décider  la  mouche  à  reprendre  son  vol.  N'ayant  donc  plus  d'autre  res- 
source et  s'étant  assuré  que  personne  ne  pouvait  le  voir,  il  mit  le  feu 
à  la  cabane,  et  la  mouche  jaune  de  safran  s'envola.  Le  bronche  la  suivi! 
jusqu'à  une  prairie,  où  elle  alla  se  poser  sur  une  touffe  de  fenouil 
Comme  il  ne  pouvait  s'approcher  d'une  plante  qui  fait  la  guerre  am\ 
sorciers,  il  resta  à  quelque  distance.  Alors  un  jeune  berger,  qui  gardaitj 
des  chevaux  dans  la  pâture,  aperçut  la  mouche  et  la  prit  dans  son  bon. 
net.  Le  bronche,  hors  de  lui,  poursuivit  l'enfant,  le  frappa  de  son  bâton| 
et  le  tua;  mais,  au  moment  où  il  saisissait  la  mouche  jaune  de  safran 
elle  lui  fit  une  piqûre  qui  le  rendit  triste  pour  le  reste  de  ses  jours, 
venu  plus  riche  que  les  labinas  (fées)  des  gaves,  il  tomba  dans  la  même 
langueur  que  ceux  qui  ont  été  recommandés  par  leurs  ennemis  à  sain\ 
Sequayre  (1),  et  il  mourut  lentement,  comme  si  l'on  eût  coupé  la 
racine  de  son  cœur .  , 

Les  bergers  basques  ne  disent  pas  ce  qu'est  devenue  depuis  ce 
époque  la  mouche  jaune  de  safran;  mais  nous  la  retrouvons  partout  d; 
l'histoire  du  monde.  N'est-ce  pas  elle  que  cherchaient  les  millions  de| 
combatlans  qui  se  précipitèrent  sur  la  société  antique,  comme  uni 
avalanche  d'hommes  détachée  du  Nord?  N'est-ce  pas  elle  encore  qui 
croyaient  atteindre  les  hardis  compagnons  de  Pizarre,  de  Sotto  et  de! 
Cortez,  lorsqu'ils  s'enfonçaient,  au  galop  de  leurs  chevaux,  dans  des 
régions  ignorées  où  ils  fauchaient  les  nations  comme  des  blés  mûrs 
elle  que  voyaient  sur  la  mer  nos  fabuleux  flibustiers  dont  les  blessure! 
et  la  mort  étaient  officiellement  cotées  à  cette  bourse  sanglante  de  la 
guerre?  N'est-ce  pas  elle  enfin  que  poursuivent  de  nos  jours  les  pion- 
niers dé  la  CaUfornie  et  tous  les  chercheurs  de  trésors,  depuis  lei 
orpailleurs  du  Mexique  et  les  monney-diggers  des  Bahama  jusqu'au 
fouilleurs  de  ruines  de  nOs  campagnes?  La  mouche  magique  des  tra 
ditions  pyrénéennes  n'a  point  cessé  un  sîeul  instant  et  ne  cessera  jamai; 
d'attirer  ici-bas  tout  ce  qu'il  y  a  de  sensualités  avides,  de  vagabond 
témérités.  Quiconque  sent  en  lui  la  puissante  impulsion  des  désir? 
inassouvis  la  cherche  des  yeux,  la  poursuit,  comme  le  bronche,  à  tra- 
vers les  précipices,  s'efforce  de  la  saisir  dans  quelque  piège  pour  le- 

(1)  Saint  Secfuayre,  saint  populaire  du  pays  basque.  On  lui  recommande  ses  ennemi; 
pour  qu'il  les  fasse  sécher. 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  24,7 

1  il  a  épuisé  son  cerveau,  sa  sueur  et  son  sang,  brûle  pour  l'at- 
^idre  la  chaumière  de  l'absent,  brise  l'existence  de  l'abandonné,  et 
it  misérablement  au  milieu  de  son  triomphe,  consumé  par  l'ingué- 
5able  fièvre  de  la  satiété. 

lit  que  l'on  ne  croie  pas  cette  avidité  particulière  à  certains  temps 
0  à  certaines  races  :  nous  la  retrouvons  toujours  et  partout.  Si  les 
piens  ont  la  conquête  de  la  toison  d'or  et  du  pommier  des  Hespérides, 
h  hommes  du  Nord  la  découverte  du  sampo,  talisman  souverain  qui 
picurait  toutes  les  richesses;  l'Orient  ses  anneaux  magiques  et  ses 
Ijipes  d'Aladin,  les  chrétiens  ont  eu  la  recherche  du  saint  Graal,  ce 
vjie  divin  que  le  sang  du  Christ  avait  rendu  fée,  et  qui  assurait  à  son 
pjisesseur  l'accomplissement  de  tous  ses  désirs.  La  science  elle-même 
aiatendu,  dans  ses  retraites  austères,  les  bourdonnemens  de  la  mouche 
jinede  safran,  et  elle  s'est  oubliée,  pendant  plusieurs  siècles,  à  la  re- 
c  rche  du  grand  œuvre.  Aussi  loin  que  la  tradition  peut  remonter 
e  in,  nous  trouvons  cette  soif  de  la  richesse  comme  une  maladie  gé- 
niale et  héréditaire.  C'est  à  elle  qu'il  faut  attribuer  la  croyance  po- 
pjlaire  aux  talismans  et  aux  trésors. 

fe  faisais  ces  réflexions,  tout  en  suivant  la  r.oute  de  Mamers  au  Mans 

ejfne  dirigeant  vers  le  bourg  de  Saint-Cosme.  Une  butte  située  près 

djce  bourg,  et  connue  dans  l'histoire  sous  le  nom  de  motte  d'Ygé, 

a  lit  été  signalée  depuis  long-temps  dans  le  pays  comme  renfermant 

dmmenses  richesses.  Les  Anglais  y  avaient  bâti,  au  xii^  siècle,  une- 

teresse  où  ils  avaient  ténu  garnison  jusqu'au  traité  de  Bretigny. 

rcés  alors  de  partir," ils  avaient  enfoui,  dit-on,  dans  la  colline  les 

sors  dont  ils  n'osaient  se  charger  et  qu'ils  espéraient,  reprendre  à  la 

pchaine  guerre.  Cette  tradition  avait  provoqué  à  plusieurs  reprises 

>  recherches  dans  la  motte  d'Ygé,  devenue  mont  Jallu.  De  nouvelles 

fiilles  annoncées  par  les  journaux  en  1844  avaient  éveillé  ma  curio- 

é,  et  j'étais  parti  avec  le  projet  de  voir  une  de  ces  chasses  aux  trésors. 

vais  heureusement  dans  le  Maine,  pour  me  guider  et  m'instruire, 

ami  de  nos  plus  charinans  écrivains ,  esprit  choisi,  mais  noncha- 

ht,  qui,  pour  s'éviter  la  fatigué  de  conquérir  un  nom,  avait  pris 

ivance  ses  invalides  dans  une  étude  d'avoué.  Il  y  suicidait  tout 

ucement  sa  belle  intelligence,  sans  autre  distraction  qu'un  com- 

srce  de  lettres  assez  suivi  avec  d'anciens  compagnons  qui  riaient, 

mmelui,  tout  haut  de  la  vie  et  s'en  attristaient  tout  bas.  Nous  par- 

nes  ensemble  pour  cette  Californie  du  mont  Jallu ,  dont  il  me  fit 

listorique  en  chemin. 

Le  premier  indice  du  dépôt  précieux  avait  été  une  plaque  de  cuivre 
3uvée  à  la  tour  de  Londres  et  sur  laquelle  se  lisaient  ces  mots  :  The- 
urus  est  in  monte  Salutis  prope  Comum.  On  en  eut  sans  doute  con- 
tissance  sous  Louis  XIII,  car  le  régiment  du  Maine  fut  alors  employé 


248  REVUE  DES   DEUX  MONDES.  1 

à  fouiller  le  mont  Jallu.  En  1735,  M.  le  duc  de  Chevreuse  autorisa  d( 
nouvelles  recherches  aussi  infructueuses  que  les  précédentes.  Apre 
ces  deux  échecs ,  il  y  eut  un  long  répit.  Un  parchemin  trouvé  à  Pari: 
en  1825,  dans  les  démolitions  d'une  vieille  église,  ramena  l'attentioi 
sur  l'ancienne  motte  d'Ygé.  Il  se  forma  une  société  par  actions  qii 
recommença  à  bouleverser  la  fallacieuse  montagne  et  y  engloutit  soi 
capital.  Vers  la  même  époque,  les  Anglais,  qui  avaient  déjà  réclami 
au  xvin*  siècle  le  droit  d'y  faire  des  perquisitions,  renouvelèrent  leu 
demande  par  l'entremise  de  M.  de  Talleyrand ,  et  adressèrent  une  pé 
tition  à  la  chambre  des  députés,  qui  passa  à  l'ordre  du  jour.  Enfin  l 
père  d'une  de  nos  comédiennes  les  mieux  connues,  M.  Fay,  subite 
ment  éclairé  par  les  révélations  d'une  femme  de  chambre  somnam 
bule,  acheta  du  propriétaire  le  droit  de  recommencer  les  fouilles.  Le 
indications  du  sujet  magnétisé  étaient  si  précises ,  que  les  recherche 
eurent  cette  fois  un  résultat.  Après  des  travaux  qui  lui  coûtèrent  uni 
douzaine  de  mille  francs,  M.  Fay  découvrit  cinq  deniers  et  trois  clous 
Plusieurs  dames  reprirent  après  lui  son  entreprise,  et,  parmi  el 
une  parente  du  plus  fécond  de  nos  romanciers,  qui  espérait  retrouve 
au  mont  Jallu  le  trésor  du  père  Grandet.  Vinrent  ensuite  le  génér^ 
polonais  Milkieski ,  M""  Herpin ,  Hersant ,  et  une  nouvelle  compagn^ 
d'actionnaires.  C'était  cette  dernière  qui  bouleversait  en  1844.  le  mor 
Jallu.  Comme  tous  les  chercheurs  précédens,  les  nouveaux  actior 
naires  avaient  à  leurs  gages  un  magnétiseur  et  son  sujet,  dont  le 
révélations  servaient  à  diriger  les  fouilles  des  ouvriers. 

Je  demandai  à  mon  compagnon  de  route  si  l'on  avait  quelque  indi| 
cation  sur  la  nature  des  richesses  enfouies  au  mont  Jallu.  — Les  rer 
seignemens  varient,  me  répondit-il.  On  parle  tantôt  de  trois  tonne 
d'écus ,  tantôt  de  cinq  coffres  renfermant  de  l'orfèvrerie ,  tantôt  ei 
d'un  Christ  d'or  de  grandeur  naturelle  et  des  douze  statues  des  a{ 
très;  mais  cette  dernière  version  provient  évidemment  de  quelque  ani 
tiquaire  qui  avait  lu  l'histoire  de  monseigneur  d'Angenne,  évêque  d( 
Mans.  Il  paraît  que  ce  saint  prélat  enleva,  en  effet,  à  la  cathédrale  le 
disciples  du  Christ,  figurés  en  argent  massif,  afin  de  les  dérober  ai 
pillages  des  protestans,  et  qu'il  les  cacha  si  bien  qu'on  ne  put  jamai 
les  retrouver.  Ses  contemporains  l'accusèrent  même  de  se  les  être  ap' 
propriés,  ce  qui  fit  dire ,  lorsqu'il  assista  à  l'assemblée  de  Trente,  qu'w 
avait  au  concile  les  douze  apôtres,  outre  le  Saint-Esprit.  Du  reste,  on  vou 
racontera  toutes  ces  traditions  au  village  de  Saint-Cosme,  qui  est  l 
campement  de  nos  monney-diggers.  Ce  sont  les  seules  qu'ils  n'aien 
point  oubliées,  car  là,  comme  partout,  l'arithmétique  a  tué  la  légende 
Les  hommes  sont  restés  aussi  fous,  mais  leur  folie  calcule,  au  lieu  d( 
rêver. 

Tout  en  parlant ,  nous  étions  arrivés  au  bas  d'une  côte  où  il  fallu 


LES   RÉCITS   DE  LA   MUSE  POPULAIRE.  249 

endre  de  nos  montures.  Les  derniers  jours  de  novembre  ont  une 
;  luté  qui  leur  est  propre;  ce  n'est  plus  l'énervante  mollesse  de  l'au- 
t  une,  et  ce  n'est  pas  encore  la  rudesse  de  l'hiver.  Le  ciel  était  d'un 
ferme,  la  terre  verdoyante  çà  et  là;  l'air  avait  une  douceur  tem- 
]  ree,  et  le  soleil  illuminait  la  campagne  d'une  splendeur  de  fête.  Nous 
jlâmes  la  bride  sur  le  cou  de  nos  chevaux,  et,  les  laissant  aller,  nous 
I  lis  mîmes  à  gravir  la  montée  en  causant.  Comme  nous  arrivions  à 
li-côte,  nous  aperçûmes  un  paysan  endormi  sur  le  revers  de  la  douve. 

réserve  de  son  attitude  et  le  bon  ordre  de  son  costume  ne  permet- 
liont  point  d'attribuer  ce  sommeil  à  l'ivresse.  11  était  assis  plutôt  qu'é- 
liiidu,  la  tête  un  peu  renversée  et  appuyée  sur  un  de  ses  bras.  Son 
<  apeau,  rabattu  sur  les  yeux,  le  mettait  à  l'abri  du  soleil.  Il  tenait  de 

inain  droite,  en  guise  de  bâton,  une  petite  pelle  de  taupier.  Mon 
iiipagnon  reconnut  le  dormeur  et  s'arrêta. 

—  Vous  voyez  là ,  me  dit-il  en  baissant  la  voix ,  une  des  variétés  les 

ns  curieuses  de  nos  bohémiens  campagnards.  Jean-Marie  tient  le 

jilieu  entre  le  mire  (médecin)  et  le  sorcier;  il  a  des  secrets  et  vend  des 

jlismans.  On  se  sert  de  lui  pour  guérir  certaines  maladies,  chasser  les 

jiimaux  nuisibles,  découvrir  les  sources.  On  dit  qu'il  apprend  aux 

junes  filles  des  formules  pour  attirer  les  amoureux ,  et  les  crédules 

isurent  même  qu'il  possède  l'herbe  magique  avec  laquelle  on  se  trans- 

|)rte  partout  en  désir  de  femme,  c'est-à-dire  plus  vite  que  la  pensée. 

■nn-Marie,  certain  que  le  monde  vous  estime  toujours  en  proportion 

i  pouvoir  qu'il  vous  suppose,  n'a  garde  de  les  détromper.  Aussi  est-il 

msulté  par  tous  nos  fermiers,  et  achète-t-il,  chaque  année,  quelque 

•pin  de  terre  avec  leur  argent.  11  se  rend  aujourd'hui  chez  des  pra- 

ques,  car  voici  près  de  lui  sa  trousse  à  talismans. 

J'aperçus,  en  effet,  sur  les  genoux  de  maître  Jean  un  carnier  doublé 

e  cuir,  qu'il  fouillait  sans  doute  lorsque  le  sommeil  l'avait  surpris, 

t  qui  était  resté  entr'ouvert.  Nous  pûmes  faire  du  regard  l'inventaire 

e  ce  qu'il  renfermait.  Mon  compagnon  me  montra  la  baguette  de 

oudrier  pour  découvrir  les  sources,  des  fragmens  d'aérolithes  qui 

evaient  garantir  du  tonnerre,  une  noix  percée  servant  de  cage  à  une 

raignée  vivante  et  destinée  à  guérir  de  la  fièvre,  un  couteau  de  lan- 

ueyeur  portant  sur  la  lame  le  nom  cabalistique  de  Raphaël.  11  m'ex- 

liquait  comment  ce  dernier  nom ,  que  les  paysans  du  midi  faisaient 

raver  sur  le  soc  des  charrues  pour  rendre  les  sillons  fertiles,  avait, 

lans  le  Maine,  la  propriété  de  guérir  les  porcs  ladres  et  de  les  engraisser, 

orsque  Jean-Marie  se  réveilla.  Bien  qu'il  parût  d'abord  surpris  de  nous 

'oir  et  même  un  peu  embarrassé,  il  fit  assez  bonne  contenance  et  se 

edressa  en  nous  saluant  :  c'était  un  homme  encore  jeune,  dont  le  vi- 

age  avait  cette  expression  de  jovialité  matoise  habituelle  aux  Nor- 

nands,  mais  plus  rare  chez  les  paysans  raanceaux.  L'avoué  lui  de- 


2o0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manda  depuis  quand  les  chrétiens  dormaient  ainsi  au  soleil,  le  long  dt 
berges,  comme  des  lézards. 

—  Depuis  qu'ils  ne  trouvent  pas  de  lits  de  plume  sur  la  grand' 
route,  répliqua  le  taupier. 

—  Maître  Jean  oublie  que  la  grande  route  est  la  chambre  à  couche 
des  vagabonds,  objecta  mon  guide. 

—  Monsieur  l'avoué  voit  bien,  au  contraire,  que  c'est  le  rendez-vou 
des  honnêtes  gens,  puisque  c'est  là  que  je  le  rencontre,  répliqua  1 
paysan. 

Nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  rire. 

—  Tu  es,  à  ce  que  je  vois,  en  chemin  pour  affaires? 

—  Et  le  bourgeois  est  à  la  cueillette  des  procès?  dit  Jean-Marie,  quj 
retourna  la  question,  au  lieu  d'y  répondre. 

—  Pourquoi  non?  reprit  gaiement  l'avoué;  ne  connais-tu  point  1 
proverbe  : 

Entre  La  Flèche  et  Alençon, 
Plus  de  coquins  que  de  chapons? 

Nous  allons  voir  s'il  ne  se  prépare  point  quelque  grabuge  du  cô 
la  Motte-Robert;  mais  toi,  bon  apôtre,  où  vas-tu? 

—  A  la  ferme  du  gros  François.    . 

—  Vers  Saint-Cosme?  ^, 

—  A  peu  près.  ^' 
T—  Alors  nous  pouvons  faire  route  ensemble. 

—  Si  monsieur  l'avoué  trouve  que  je  ne  lui  fais  pas  affront. 
Jean-Marie  s'était  levé  et  se  préparait  à  nous  suivre.  Je  m'aperç 

alors  qu'il  avait  laissé  tomber  un  petit  sachet  rempli  de  blé,  que 
lui  rendis.  Il  le  glissa  au  fond  de  son  carnier,  et  nous  dit  que  c'é 
un  échantillon  de  froment  pour  le  gros  François. 

—  Ne  serait-ce  pas  plutôt,  le  grain  qui  sert  à  composer  les  mercuriaki 
d'avenir?  demanda  l'avoué  en  le  regardant. 

Le  marchand  de  tahsmans  sourit  sans  répondre. 

—  Vous  saurez  que  c'est  un  des  mille  talens  de  maître  Jean,  conti- 
nua mon  compagnon;  il  excelle  à  deviner  ce  que  sera  le  prix  du  bU 
en  consultant  les  grains  de  froment.  J'ai  été  moi-même  témoin  par  ha- 
sard de  la  confection  d'une  de  ces  mercuriales  anticipées.  On  range  poui 
cela  sur  la  pierre  du  foyer,  et  devant  un  grand  feu,  douze  grains  dt 
blé  choisis  par  un  homme  qui  a  reçu  le  don,  comme  maître  Jean.  Ceî 
grains  représentent  les  douze  mois  de  l'année,  en  commençant  par  celui 
de  gauche,  qui  représente  janvier.  Lorsque  le  feu  les  a  échauffés,  les 
grains  éclatent  et  sautent  en  avant  ou  en  arrière.  Dans  le  premier  cas 
le  prix  du  blé  doit  infailliblement  s'élever,  dans  le  second  il  doit  des- 
cendre. 


[1 


i 


LES   RÉCITS  DB  LA  MUSE  POPULAIRE.  351 

Je  fus  frappé  de  ce  mode  d'augure,  où  la  divination  par  le  feu  rap- 
lait  clairement  l'ancien  culte  des  élémens  et  dénonçait  l'origine  cel- 
îiue.  L'avoue,  à  qui  je  communiquai  mon  impression,  se  retourna  vers 
taupier. 

—  Vous  voyez,  maître  Jean?  dit-il.  Votre  cérémonie  sent  le  païen, 
a  dû  être  inventée  par  les  druides. 

—  Possible,  dit  tranquillement  le  paysan,  la  sapience  est  le' lot  des 
eux.' 

—  Et  du  malin.  Prenez-y  garde,  maître  Jeaii;  c'est,  dit-on,  un  ter- 
ble  taupier  de  chrétiens  !  , 

I  Jean-Marie  haussa  les  épaules»  et,  prenant  un  air  de  tolérance  phi- 
sophique:  .  • 

—  Bah!  dit-il  en  riant,  ce  sont  les  mal  rentes  en  esprit  qui  lui  en 
(fuient  d'être  trop  dégotté{i).  Le  diable  est  comme  les  pauvres  gen&; 
jiacun  aboie  après,  lui  pour  faire  le  bon  chien. 

I  Un  moment  de  silence  succéda  à  cette  saillie  du  taupier.  Je  pus  m'a- 
îmdonner  à  l'aise,  en  marchant,  au  courant  de  mes  réflexions  et  de 
tes  souvenirs.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  je  remarquais  dans 
3S  campagnes  l'expression  de  cette  étrange  sympathie  pour  l'ange 
i>mbé.  Que  ce  soit  facilité  d'oubli  ou  naïveté  de  miséricorde-,  le  peuple 
de  tout  temps  montré  cette  tendance  à  plaindre  le  coupable  qu'il  voit 
ieint  par  le  châtiment.  Il  semble  qu'à  ses  yeux  la  souffrance  sanc- 
ifie  tout,  jusqu'à  Satan.  Aussi,  combien  de  malheureux  réhabilités 
ir  la  tradition!  Le  Juif  errant  lui-même,  cette  personnification  de  l'in- 
msibilité  éternellement  putiie,  a  éveillé  la  compassion  du  peuple.  La 
3flexion  du  taupier  m'avait  rappelé  un  guerz  breton  que  je  n'ai  jamais 
fitendu  chanter  sans  émotion,  et  qui  me  paraît  un  des  plus  admirables 
iiiints  de  la  muse  armoricaine,  qui  en  a  eu  tarit  d'autres  touchans  ou 
ublimes.  Il  s'agit  de  deux  voyageurs  qui  se  rencontrent  près  de  la  ville 
Orléans  et  qui  se  saluent,  comme  c'est  l'habitude  des  vieillards.  L'un 
'eux  est  le  Juif  errant, l'autre  un  mendiant  inconnu  qui  demande  iro- 
(iquement  à  Isaac  oii  il  va,  et  pourquoi  sa  barbe  ruisselle  de  sueur.  Le 
uif  errant  répond  : 

«,  —  Je  suis  condamné  par  Dieu  à  marcher  nuit  et  jour,  parce  que  j'ai  été 
ans  pitié  pour  un  être  souffrant.  Jamais  pour  moi  de  jugement  dernier.  Hélas! 
e  ne  mourrai  pas  !  Ce  qui  fait  votre  plus  grande  épouvante  serait  ma  plus 
grande  espérance. 

«  Quand  Dieu  aura  vanné  le  genre  humain,  séparant  les  bons  des  méchans, 
[uand  le  ciel  aura  eu  ses  yeux  crevés,  et  que  la  terre  sera  déserte,  même  de 
a  mort,  je  continuerai  encore  à  errer  sut  la  boule  aveugle  du  monde. 

«  Naufragé  éternel  sur  ce  grand  vaisseau  de  Dieu,  j'y  continuerai  ma  course 

(1)  Dégotté,  fin,  rusé,  qui  n'est  pas  gog. 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  tâtons  et  avec  angoisses.  0  Jésus  !  toujours  marcher  par  la  même  route  !  tou 
jours  regarder  au-dessus  de  sa  tête  dans  une  nuit  sans  fin  ! 

«  Mais  pourquoi  ris-tu,  mendiant  de  mauvais  cœur?  Où  vas-tu?  Quel  estloij 
nom?  Je  me  croyais  l'homme  le  plus  vieux  de  la  terre,  et  je  vois  que  j'ai  trouTij 
mon  pareil. 

«  —  Merci  de  moi  !  répond  le  mendiant.  Tu  n'es  qu'un  nouveau-né.  Voili 
dix-sept  cents  ans  que  tu  es  sur  terre ,  moi  j'y  suis  depuis  cinq  mille  annéesl 

«  Quand  Adam,  notre  premier  père,  pécha  par  faiblesse  d'esprit,  je  naquil 
chez  lui.  Depuis,  ses  enfans  m'ont  toujours  nourri,  et  je  pense  qu'ils  le  feron^ 
jusqu'à  la  fin  du  monde.  » 

Le  Juif  errant  demande  au  vieux  vagabond  comment  il  se  nomme, 
ce  qu'il  fait  sur  la  terre,  et  le  vieillard  reprend. 

a  —  Mon  nom  est  Misère  !  Quant  à  mon  métier,  il  n'est  autre  que  de  tour-j 
menter  les  hommes.  Je  suis  la  tête  du  mal,  le  père  de  toutes  les  cruautés. 

«  J'ai  labouré  le  genre  humain,  comme  un  champ  de  terre  grasse,  au  moyei| 
de  la  faim,  du  froid,  de  la  soif,  de  la  honte,  et  j'ai  récolté,  en  guise  de  gerbe^ 
des  larmes,  des  gémissemens  et  des  malédictions. 

«  Chaque  matin ,  je  fais  une  promenade  dans  le  monde.  Quand  j'ai  visitj 
sans  faute  tous  les  pauvres,  je  m'achemine  vers  la  porte  du  riche  pour  mordi 
aussi  un  morceau  de  sa  chair. 

«  Avec  des  riches,  moi,  je  sais  faire  des  pauvres.  Chez  le  gentilhomme  nobli 
depuis  la  création,  comme  chez  le  marchand,  j'ai,  pour  m' ouvrir  la  porte,  deiuj 
bonnes  amies;  on  les  appelle  la  Vanité  et  la  Paresse.  » 

A  cet  aveu  du  tourmenteur  des  hommes,  le  Juif  errant  s'indigne  e1| 
s'écrie  : 

«  —  Oh!  maintenant,  méchant,  je  te  connais,  puisque  tu  es  celui  qui  afflig 
le  monde.  Loin  de  moi,  vieux  affronteur!  je  suis  fatigué.  Loin  de  moi,  car  je 
ne  puis  courir  pour  t'éviter! 

«  Si  j'étais  le  maître,  tu  serais  mort.  Hélas  !  tu  es  encore  plus  malheurei 
(lue  moi.  Moi,  je  ne  suis  sur  cette  terre  que  le  puni  de  Dieu;  toi,  tu  lui  sers  i 
bourreau.  » 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais,  à  part  l'élévation  poétique  des  d^ 
tails,  je  trouve  quelque  chose  de  singulièrement  saisissant  dans  cett 
(îspèce  de  régénération  du  Juif  maudit,  frappé  pour  s'être  montré  ir 
pitoyable  envers  un  Dieu  et  réhabilité  par  sa  pitié  envers  les  homme^ 
Si  Béranger  a  deviné  juste  en  croyant  que  dans  ce  supplice 

Ce  n'est  pas  sa  divinité, 
C'est  l'humanité  que  Dieu  venge, 

il  semble  qu'après  la  rencontre  chantée  par  le  guerz  armoricain, 
tourbillon  qui  emporte  Isaac  doit  s'arrêter,  car  le  châtiment  a  porté  ! 
récolte,  le  mystère  est  accompli,  et  la  souffrance  lui  a  révélé  la  cora^ 
passion. 


LES  RÉCITS   DE   LA  MUSE  POPULAIRE.  2o3 

Vu  moment  même  où  je  repassais  dans  ma  mémoire  les  sublimes 

jioles  du  guerz  breton,  la  voix  de  Jean-Marie,  qui  nous  appelait,  me 

de  ma  rêverie.  11  nous  montrait  à  la  gauche  du  chemin  un  amon- 

Linent  de  terres  bouleversées  :  c'était  le  mont  Jallu. 

Lorsque  nous  y  arrivâmes,  les  ouvriers  travaillaient  aux  fouilles 

<  la  direction  d'un  contre-maître;  mais  le  magnétiseur  et  son  sujet 

ut  absens.  L'ancienne  motte  d'Ygé  avait  été  découpée  par  de  pro- 

1  ules  tranchées,  dont  les  déblais  étaient  rejetés  à  droite  et  à  gauche, 

t  percée  de  puits  destinés  à  l'épuisement  des  eaux;  elle  semblait  avoir 

liéralement  changé  de  place.  La  foi,  comme  le  dit  mon  compagnon, 

('lit  transporté  la  montagne.  Ces  amoncellemens  de  terre  jaunâtre  et 

^  rile,  sur  lesquels  s'agitaient  des  travailleurs  empressés,  offraient  un 

:ij;ulier  spectacle  au  milieu  de  champs  fertiles  et  alors  déserts,  où  la 

ijture  préparait  en  silence  ses  riches  moissons.  C'était  là  comme  dans 

]}  vie  :  l'homme  abandonnait  les  biens  réels  pour  courir  après  des 

mges. 

JNous  interrogeâmes  vainement  le  contre-maître  sur  la  direction  des 
nvaux  et  sur  les  espérances  des  nouveaux  chercheurs  de  trésors;  soit 
norance,  soit  discrétion,  il  ne  sut  rien  nous  apprendre.  Maître  Jean 
)us  conseilla  de  continuer  jusqu'à  l'auberge  de  Saint-Cosme,  quar- 
^r-général  des  entrepreneurs,  où  l'on  pourrait,  selon  toute  a])pa- 
iice,  nous  renseigner  plus  exactement.  Nous  nous  décidâmes  à  y  aller 
ner,  et,  après  avoir  pris  congé  du  taupier,  qui  devait  quitter  là  le 
'and  chemin  pour  s'engager  dans  la  traverse,  nous  nous  remîmes  en 
;lle  et  nous  gagnâmes  le  bourg  au  galop. 

IL  —  LE  ROULEUR. 

L'arrivée  de  deux  voyageurs  bourgeois  eût  produit  dans  beaucoup 
e  villages  une  certaine  sensation;  mais  les  habitans  de  Saint-Cosme 
taient  blasés  sur  de  pareils  événemens.  Le  bruit  de  nos  chevaux 

attira  même  pas  l'aubergiste  sur  le  seuil;  il  fallut  l'appeler.  Il  vint 
ecevoir  la  bride  de  nos  montures  avec  une  dignité  indifférente.  Mon 
ompagnon ,  qui  voulait  nous  relever  dans  son  opinion ,  passa  à  la 
uisine,  où  il  fit  main-basse  sur  tout  ce  qu'il  y  avait  de  présentable 
lans  le  garde-manger.  L'effet  de  réaction  ne  se  fit  pas  attendre.  Notre 
lôte,  convaincu  que  des  gens  qui  dînaient  si  bien  devaient  avoir  droit 

ses  respects,  mit  le  bonnet  à  la  main  et  nous  fit  entrer  dans  un  salon 
>ù  le  couvert  était  mis.  Comme  les  préparatifs  culinaires  demandaient 
n\  peu  de  temps,  il  voulut  bien,  pour  adoucir  les  ennuis  de  l'attente, 
wus,accorder  les  agrémensde  sa  conversation.  Nous  apprîmes  par  lui 
lue  les  directeurs  des  fouilles  du  mont  Jallu  devaient  arriver  dans 
luelques  jours.  11  ajouta  que,  par  malheur,  il  n'y  avait  point  de  dames, 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partant  pas  de  bals,  de  collations  ni  de  cavalcades.  L'aubergiste  d( 
Saint-Cosme  ne  pouvait  perdre  le  souvenir  des  fêtes  données  par  leij 
entrepreneuses  précédentes,  dont  il  nous  parla  avec  des  élans  d'admira 
tion  et  des  soupirs  de  regret.  J'en  vins  à  demander  quels  avaient  ét< 
les  résultats  des  premières  fouilles  :  le  flot  de  paroles  s'arrêta,  et 
comme  le  contre-maître  du  mont  Jallu,  notre  hôte  s'enveloppa  dans 
une  prudente  discrétion.  Je  voulus  plaisanter  les  folles  espérances  dei 
cliercheurs  d'or;  l'aubergiste  prit  aussitôt  l'air  d'une  vieille  prude  de- 
vant qui  on  parle  d'amour.  J'insistai;  il  rompit  l'entretien  en  prétex- 
tant quelques  additions  à  faire  au  couvert.  Je  fis  remarquer  cette  sin- 
gulière réserve  à  mon  compagnon. 

—  Vous  la  trouverez,  me  dit-il,  chez  tous  les  habitans  du  pays  aux- 
quels vous  parlerez  des  trésors  du  mont  Jallu .  Ils  connaissent  trop  hier 
les  avantages  d'une  pareille  croyance  pour  aider  à  l'ébranler.  Personne 
ne  tourne  en  ridicule  la  montagne  qui  l'enrichit.  Ce  qui  est  d'ailleurs 
une  fiction  pour  les  autres  est  pour  eux  une  vérité.  La  motte  d'Ygi 
contient  réellement  un  talisman  sans  prix  :  c'est  cette  ombre  de  trésoi 
qui  attire  ici  les  écus  des  spéculateurs  crédules,  comme  la  fameui 
montagne  d'aimant  des  Mille  et  une  Nuits  attirait  autrefois  les  vais 
seaux.  Tout  compte  fait,  cette  colline  a  déjà  rapporté  aux  gens  d 
Champaissant  et  de  Saint-Cosme  plus  de  deux  cent  mille  francs.  Le| 
moyen  de  traiter  légèrement  une  pareille  voisine  ! 

—  Ses  bienfaits  sont  encore  peu  apparens,  repris-je  en  m'accoud 
à  la  fenêtre,  qui  était  ouverte.  Voyez  ces  ruelles  fangeuses,  ces  maisonsj 
lézardées,  ces  pauvres  enfans  qui  courent  nus  pieds  sur  les  cailloux  d 
chemin!  Je  ne  connais  rien  de  plus  propre  à  faire  mentir  les  idyl 
qu'un  village  de  France.  Pas  d'arbres  pour  ombrager  les  seuils,  p 
une  fleur  pour  égayer  les  fenêtres,  aucun  témoignage  de  cet  amour  d 
l'homme  pour  sa  demeure,  qui  est  le  premier  symptôme  du  bonhe 
domestique.  Ici ,  la  vie  est  une  halte  dans  la  misère  et  dans  la  laideur^ 

—  C'est  un  côté  de  l'aspect,  dit  mon  compagnon  en  riant;  mais  il 
en  a  un  autre  comme  pour  toute  chose.  Vous  connaissez  le  mot 
M""' de  Staël,  qui  entendait  faire  une  remarque  pleine  de  justesse:  «  Oh! 
que  cela  est  vrai!  s'écria-t-elle,  cela  est  vrai...  comme  le  contraire!  » 
Nos  villages  français  sont  inhabitables  sans  doute,  mais  en  revanch 
ils  sont  presque  toujours  pittoresques.  Si  la  civilisation  y  perd,  le^ 
paysage  y  gagne,  et  je  connais  beaucoup  d'artistes  qui  pensent  encore 
que  le  monde  a  été  fait  surtout  pour  être  peint.  Otez-en  les  maisons 
croulantes ,  les  rues  en  zigzag  et  les  enfans  en  haillons  :  ils  crieront 
qufî  l'art  est  perdu!  A  leur  point  de  vue,  cette  place  de  village  est  une 
magnifique  étude  flamande,  et  ils  donneraient  tous  les  co^agfes  de  l'An- 
gleterre pour  le  seul  coin  de  grange  où  vous  voyez  ce  chaudronnier 
ambulant. 


LES   RÉCITS   DE   LA  MUSE  POPULAIRE.  255 

Mon  regard  s'était  tourné  vers  l'homme  que  l'avoué  me  désignait  : 
'  chaudronnier  se  tenait  assis  presque  sous  notre  fenêtre,  à  l'entrée 

un  appentis  en  ruine;  ses  outils  étaient  dispersés  autour  d'un  grand 
assin  qu'il  venait  de  réparer  pour  l'aubergiste,  et  il  se  préparait  à  dîner 

un  morceau  de  pain  noir  et  d'un  oignon.  Son  costume  était  pauvre 
t  usé;  ses  cheveux  gris,  coupés  carrément  au-dessus  de  ses  sourcils 
loirs,  descendaient  des  deux  côtés  d'un  visage  bistré  auquel  ils  ser- 
aient de  cadre.  Maigre,  agile  et  visiblement  endurci  par  la  pauvreté, 
[\  chaudronnier  avait  dans  toute  sa  personne  quelque  chose  d'âpre, 
le  persistant  qui  appelait  et  retenait  l'attention.  Nous  allions  quitter 
1  fenêtre  après  avoir  observé  pendant  quelques  instans  cette  étrange 
igure,  lorsque  tout  à  coup  nous  vîmes  le  chaudronnier  tressaillir,  se 
élever  d'un  bond,  courir  vers  une  ruelle  qui  s'ouvrait  à  quelques  pas 
t  s'y  élancer.  Nous  cherchâmes  en  vain  des  yeux  ce  qu'il  avait  pu 
percevoir  :  la  ruelle  semblait  silencieuse  et  déserte.  Le  chaudronnier 
■n  atteignit  l'extrémité,  regarda  à  droite  et  à  gauche,  monta,  sur  le 
nur  d'appui  d'un  petit  jardin  pour  mieux  voir,  puis  revint,  d'un  air 
pensif,  s'asseoir  sous  le  hangar  où  nous  l'avions  remarqué  d'abord. 
In  ce  moment,  l'aubergiste  entra.  Nous  lui  demandâmes  quel  était 
:et  homme? 

—  Le  chaudronnier?  dit-il.  Pardieu!  il  faudrait  le  demander  au 
liable!  Plusieurs  fois  j'ai  voulu  causer  avec  lui;  mais,  quand  on  lui 
parle,  c'est  comme  si  on  criait  dans  un  puits  :  rien  ne  répond.  Tout  ce 
îue  je  puis  vous  dire,  c'est  qu'on  le  nomme  Claude  et  plus  souvent 
ie  rouleur,  parce  qu'il  court  toujours  le  pays.  On  est  certain  de  le  voir 
arriver  ici  toutes  les  fois  qu'on  fouille  la  butte;  aussi  le  regarde-t-on 
comme  un  chercheur  de  trésors.  Il  paraît  même  que,  l'an  dernier,  il 
s'est  laissé  payer  à  boire  par  les  gas  du  Chêne-  Vert,  et,  comme  le  cidre 
lui  a  desserré  les  dents,  il  leur  a  raconté  des  merveilles. 

L'avoué  et  moi  nous  échangeâmes  un  regard.  La  même  idée  nous 
était  venue  en  même  temps  :  il  fallait  faire  parler  Claude  à  tout  prix  ! 
Nous  sortîmes  sous  prétexte  de  visiter  nos  chevaux,  et,  après  avoir 
jeté  un  coup  d'œil  dans  l'écurie,  nous  nous  approchâmes  sans  affecta- 
tion du  chaudronnier.  Plongé  dans  une  sorte  de  rêverie  chagrine,  il  ne 
s'aperçut  point  de  notre  approche.  Mon  compagnon  le  salua  avec  cette 
aisance  joviale  qui  est  le  privilège  de  certains  caractères;  le  rouleur  ne 
répondit  point  tout  de  suite,  et  quelques  instans  se  passèrent  avant  que 
la  question  qui  avait,  comme  un  vain  bruit,  frappé  son  oreille,  parût 
arriver  jusqu'à  son  esprit  :  il  tressaillit  alors,  se  retourna  et  rendit  le 
salut  avec  réserve. 

—  Eh  bien!  les  affaires  vont-elles,  mon  brave?  demanda  l'avoué;  y 
a-t-il  beaucoup  de  chaudrons  percés  dans  le  pays? 

—  Monsieur  voit  qu'il  y  en  a  assez  pour  faire  vivre  un  homme,  ré- 
pliqua froidement  l'ouvrier. 


2oG  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Parbleu!  vous  êtes  le  premier  à  qui  j'entends  faire  un  paroi] 
aveu,  reprit  mon  compagnon;  d'habitude,  les  routeurs  crient  toujoi 
misère. 

Claude  garda  le  silence. 

Je  lui  demandai  s'il  ne  trouvait  pas  bien  rude  de  vivre  ainsi ,  tou- 
jours errant  par  les  routes  solitaires,  subissant  tous  les  caprices  du  ciel 
et  changeant  d'hôte  chaque  soir. 

—  Quand  on  n'a  personne  nulle  part,  [on  est  chez  soi  partout,  n'- 
pondit-il. 

—  Ainsi  vous  voyagez  toujours? 

—  Les  pauvres  gens  sont  obligés  d'aller  où  il  y  a  la  pâture  et  le  so- 
leil. 

—  Mais  quand  vient  la  vieillesse  ou  la  maladie? 

—  On  fait  comme  le  loup  :  on  se  couche  dans  un  coin,  et  on  attend! 
Les  réponses  de  Claude  avaient  une  brièveté  pittoresque  qui  n'était 

point  nouvelle  pour  moi;  j'avais  déjà  remarqué  cette  poétique  origina 
lité  de  langage  sur  nos  montagnes,  le  long  de  nos  dunes,  dans  nos  fo 
rets,  en  interrogeant  les  pâtres,  les  gardiens  de  signaux  et  les  bûch 
rons.  C'est  un  caractère  commun  à  tous  les  hommes  habitués  à  vivri 
dans  la  solitude,  sans  autres  interlocuteurs  qu'eux-mêmes.  Il  sembli 
qu'alors  leurs  pensées,  comme  ces  vagues  recueillies  dans  les  creux  di 
nos  rochers,  se  condensent  lentement  en  cristaux.  Leur  parole,  seloi 
l'expression  des  matelots,  apprend  à  naviguer  au  plus  près  et  non  sans 
profit;  car,  si  les  frottemens  qui  naissent  des  relations  sociales  aigui 
sent  l'intelligence  et  lui  arrachent  de  fréquentes  étincelles,  ils  servenl 
rarement  à  la  rendre  plus  nette  ou  plus  vigoureuse.  Notre  improvisa 
tion  de  toutes  les  heures  sème  les  idées  à  peine  écloses  comme  c 
fleurs  stériles  que  le  vent  secoue  des  pommiers,  tandis  que  le  silen 
laisse  aux  idées  du  solitaire  le  temps  de  s'épanouir  sur  chaque  ramea 
de  l'esprit,  d'où  elles  ne  se  détachent  que  parfaites  et  comme  un  frui 
mûr. 

Claude  semblait  être  un  de  ces  parleurs  discrets  qui  n'ouvrent  la 
bouche  que  pour  dire  quelque  chose,  et,  bien  que  son  langage  ne  fût 
point  dépourvu  d'une  certaine  prétention  sentencieuse,  il  avait  éveillé 
assez  vivement  notre  intérêt  pour  nous  donner  le  désir  de  prolonger 
la  conversation.  L'avoué  la  soutint  quelque  temps  avec  sa  verve  ordi- 
naire; mais  le  rou/ewr  continua  à  répondre  rigoureusement, sans  fournir 
aucune  occasion  de  la  détourner  vers  le  sujet  dont  nous  désirions  sur- 
tout l'entretenir.  L'arrivée  d'une  voisine  qui  venait  s'acquitter  envers 
Claude  et  jeter  quelques  sous  dans  le  chaudron  posé  près  de  lui  offrit 
enfin  à  mon  compagnon  une  transition  inattendue. 

—  Est-ce  là  toute  votre  recette  à  Saint-Gosme?  demanda-t-il  au 
routeur. 

Celui-ci  répondit  affirmativement. 


iH 


LES  RÉCITS   DE   LA   MUSE   POPULAIRE.  257 

—  Pardieii  !  vous  serez  alors  quelque  temps  avant  de  faire  fortune, 
nrit  l'avoué,  et  votre  chaudron  ne  vaut  pas  celui  de  la  croix  de  la 

re. 
je  demandai  ce  que  c'était  que  cette  croix. 

—  Encore  une  des  cassettes  du  diable!  répliqua-t-il;  il  paraît  qu'en 
•reusant  sous  le  sol,  au  coup  de  minuit,  on  trouve  une  grande  bassine 
»loine  de  pièces  d'or;  mais,  comme  elle  est  attachée  à  la  terre  par  des 
acines  magiques,  personne  jusqu'ici  n'a  pu  l'enlever.  Le  routeur  doit 
n  avoir  entendu  parler? 

Celui-ci  fit  un  signe  afflrmatif. 

—  C'est,  du  reste,  la  vieille  histoire  qui  se  raconte  partout,  con- 
ilnua  mon  guide.  Si  l'on  en  croit  la  tradition,  nos  mendians  meurent 
lo  faim  sur  des  millions,  et  maître  Claude  a  sans  doute  trouvé  les 
nèmcs  croyances  dans  ses  montagnes  d'Auvergne. 

—  Je  ne  suis  pas  né  en  Auvergne,  dit  laconiquement  le  chaudronnier. 

—  Où  donc  alors?  demandai-je. 

—  Dans  le  Berri. 

L'avoué,  qui  avait  long-temps  habité  le  Berri,  fit  un  mouvement. 

—  Vous  êtes  Berrichon!  s'écria-t-il;  j'aurais  dû  le  deviner  à  votre 
îccent.  Par  ma  fioul  mon  poure  home,  topez  là;  moi  aussi,  f  sommes  quasi 
Morvandiau. 

Le  routeur,  qui  épluchait  son  oignon,  tressaillit  et  s'arrêta. 

—  Monsieur  parle  la  lingue!  dit-il  en  reprenant,  sans  y  penser,  la 
prononciation  du  pays. 

—  Oui,  bin,  fiston,  répliqua  l'avoué  en  riant. 

Et,  afin  d'appuyer  son  dire,  il  se  mit  à  chanter  sur  un  air  de  bourrée, 
avec  les  portées  de  voix  et  les  cadences  prolongées  des  bergères  du 
Morvan  : 

Vire  le  loup, 
Ma  chienne  garelle  (1), 
Vire  le  loup 
Quand  il  est  saoul; 
Laisse-le  là, 
Ma  chienne  garelle, 
Laisse-le  là 
Quand  il  est  plat. 

Le  routeur  avait  relevé  la  tête;  son  front  plissé  s'épanouit,  une  lu- 
mière sembla  passer  au  fond  de  ses  yeux  sombres,  et  ses  lèvres  se  dé- 
tendirent. A  la  fin  de  l'air,  il  se  leva,  comme  emporté  par  les  souvenirs 
(}ui  se  réveillaient  en  lui,  et  poussa  le  ioup  national  qui  termine  toutes 
les  bourrées. 

(1)  Vire,  tourne;  garelle,  bariolé. 

TOME  V.  17 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  ne  vous  saviez  pas  en  pays  de  connaissance,  lui  dis-je,  en- 
chanté du  hasard  qui  venait  de  rompre  la  glace  entre  nous. 

Le  diable  m'estringole  si  je  l'aurais  cru!  s'écria-t-il.  Et  où  donc 

monsieur  avait-il  son  accoutumance  dans  le  Morvan? 

—  J'ai  habité  deux  années  entre  Mont-Renillon  et  Gacogne,  reprit 
l'avoué,  dans  une  de  ces  fentes  de  montagne  que  vous  appelez  des 
serres,  tout  près  l'Huis- André. 

—  Ah!  yé!  c'est  juste  où  je  suis  né,  interrompit  le  routeur. 

—  Et  nous  allions  passer  l'un  près  de  l'autre  sans  parler  des  brandes 
de  là-bas,  ajouta  mon  compagnon. 

—  J'en  aurais,  eu  grand  rancœur,  dit  Claude. 

—  Alors  à  table!  m'écriai-je;  voici  l'hôte  qui  nous  prévient  que  Ife 
dîner  est  servi,  et  l'on  cause  toujours  mieux  entre  la  fourchette  et  le, 
verre. 

Le  chaudronnier  hésita  d'abord  :  soit  embarras,  soit  défiance,  il 
voulut  s'excuser;  mais  nous  refusâmes  de  l'écouter. 

—  Ah!  sang!  vous  viendrez,  s'écria  l'avoué;  je  veux  repater  et  ba- 
goûter,  comme  on  dit  à  l'Huis-André.  Marchons,  mon  vieux,  et 
vous  faut  de  la  musique,  je  vous  redirai  la  romance  du  seigneur 
Saint-Pierre  de  Moutier  à  la  jolie  gardeuse  de  moutons  qui  faisaî 
comme  vous,  la  paquoine  : 

Dites-moi,  ma  brunette, 
Quel  plaisir  avez- vous. 
Seule,  sous  la  coudrette, 
À  la  merci  des  loups? 
Laissez  dessous  l'ombrage 
Les  brebis  du  village; 
Allons,  quittez  les  champs; 
Là-bas,  vers  ces  aubrelles, 
Yous  serez  demoiselle 
Dans  mon  château  plaisant  {{). 

Cette  bergerie,  chantée,  comme  la  précédente,  avec  l'accent  des  par- 
tours  du  Berri,  acheva  de  mettre  en  joyeuse  humeur  le  chaudronnier, 
qui  nous  suivit  enfin  en  riant  et  prit  place  à  table  entre  nous  deux. 
Une  fois  arrivé  là,  ce  ne  fut  plus  le  même  homme.  Les  premiers 
soupçons  dissipés,  Claude  passa,  comme  tous  ceux  qui  se  sont  d'abord 
tenus  sur  la  réserve,  de  l'extrême  contrainte  à  l'extrême  expansion. 
Les  souvenirs  du  Morvan  et  le  vin  de  l'aubergiste  aidèrent  surtout  à 
cette  métamorphose.  Ce  fut  le  Sésame,  ouvre- toi!  devant  lequel  tombé» 

(1)  Ce  couplet  a  été  recueilli  par  M.  le  comte  Jaubert  près  de  Saint-Pierre  de  Moutierl 
Plaisant  signifie  agréable;  aubrelle  désigne  des  peupliers.  Dans  les  phrases  du  dialogue 
précédent,  il  y  a  quelques  mots  qui  demandent  à  être  traduits,  tels  que  paquoine,  mi- 
jaurée; repater  et  bagouter,  faire  un  repas,  bavarder;  rancœur,  chagrin. 


LES   RÉCITS   DE   LA   MUSE   POPULAIRE.  259 

rent  tous  les  verrous  qui  avaient  jusqu'alors  fermé  les  portes  de  cet 
««prit.  Là  oii  j'avais  seulement  espéré  un  conteur,  je  trouvai  un  type 
aussi  intéressant  que  singulier.  Les  aveux,  d'abord  entrecoupés  de  ré- 
ticences, se  complétèrent  insensiblement.  A  chaque  couplet  de  l'avoué, 
la  bonne  humeur  du  rouleur  semblait  se  transformer  en  une  confiance 
attendrie.  Enfin  nous  sûmes  toute  son  histoire. 

Claude  était  un  pauvre  champi,  ou  enfant  trouvé  dans  les  champs. 
Adopté  par  un  paysan  de  la  montagne,  il  avait  passé  ses  premières  an- 
nées dans  les  brandes  à  garder  les  brebiaillcs.  Là,  accroupi  avec  les 
autres  petits  pâtours,  devant  un  feu  de  ronces,  il  avait  entendu  parler 
sans  cesse  de  la  poule  d'or  qui  se  cachait  dans  les  traînes  avec  ses  douze 
poussins  et  des  épargnes  enfermées  par  les  fées  sous  les  grandes  pierres 
druidiques.  Dès  qu  'il  avait  pu  comprendre ,  ces  opulentes  visions  avaient 
Jianté  sa  pauvreté.  Pieds  nus  et  vêtu  d'une  biaude  en  lambeaux,  il  er- 
rait dans  les  friches,  insensible  à  la  pluie,  au  vent,  à  la  froidure;  il 
frappait  de  sa  houlette  ferrée  les  touffes  de  bruyères,  il  retournait  les 
pierres  moussues ,  il  regardait  au  jour  failli  vers  les  ravines  qu'habi- 
taient les  fades,  espérant  toujours  qu'un  hasard  bienfaisant  lui  appor- 
terait la  richesse. 

Enveloppé  dans  ce  songe  d'or,  il  atteignit  le  moment  où  les  fils  de 
son  maître,  devenus  assez  grands  pour  garder  le  troupeau,  le  forcèrent 
à  chercher  fortune  ailleurs.  Un  chaudronnier  nomade  s'était  alors  of- 
fert à  le  recueillir,  et  Claude  avait  parcouru  avec  lui  les  campagnes, 
apprenant  son  métier  tellement  quellement,  et  retrouvant  partout  cette 
même  histoire  de  trésors  cachés,  rêve  éternel  de  la  misère  qui  ne  veut 
j)oint  désespérer.  Ainsi  entretenues,  ses  impressions  d'enfance  s'étaient 
fortifiées,  agrandies.  Lorsque  la  mort  de  son  second  maître  le  laissa 
encore  une  fois  seul,  il  continua  sa  vie  vagabonde  et  s'enfonça  de 
plus  en  plus  dans  les  recherches  qui  l'avaient  préoccupé  tout  enfant. 

Les  explications  dans  lesquelles  Claude  entra  à  la  suite  de  ce  récit 
Jetaient  un  singulier  jour  sur  l'espèce  de  mission  qu'il  s'était  donnée 
à  lui-même.  Le  rouleur  n'était  point  le  vulgaire  quêteur  de  trésors 
que  j'avais  cru  d'abord,  mais  une  sorte  d'alchimiste  populaire  qui, 
à  l'exemple  des  poursuivans  du  grand  œuvre,  avaient  soumis  la  re- 
cherche des  richesses  cachées  à  un  art  cabalistique.  Je  fus  singuliè- 
rement étonné  de  la  force  de  cerveau  qu'il  avait  fallu  à  cet  homme 
ignorant  pour  systématiser  les  traditions  et  en  faire  un  corps  de  science. 
Ce  travail  lui  avait  coûté  vingt  ans  d'enquête,  de  réflexions  et  d'essais. 
Il  y  avait  mis  cette  patience  passionnée  des  vrais  fidèles,  dont  le  cou- 
rage, loin  de  se  briser  aux  obstacles,  s'y  fortifie  et  s'y  aiguise.  Voici 
rapidement  l'idée  de  sa  théorie  née  de  la  comparaison  des  différentes 
croyances  populaires. 
Il  y  avait  trois  espèces  de  trésors  :  ceux  qui  appartenaient  au  vilain 


260  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

(c'était  le  nom  que  Claude  donnait  au  démon),  ceux  qui  appartenaient 
à  un  trépassé,  et  ceux  que  gardaient  les  génies,  les  fées  ou  les  morts' 
ajournés,  c'est-à-dire  destinés  à  une  résurrection  terrestre.  Les  pre- 
miers comprenaient  toutes  les  richesses  enfouies  sous  la  terre  et  res- 
tées cent  années  sans  voir  l'œil  du  ciel;  les  seconds,  celles  qu'on  avait 
cachées  en  égorgeant  un  être  vivant  et  qui  étaient  gardées  par  le  fan- 
tôme de  la  victime;  les  troisièmes  enfin ,  celles  que  des  esprits  ou  des 
hommes  puissans  avaient  autrefois  entassées  dans  de  mystérieuses  re- 
traites. La  recherche  et  la  conquête  de  chacun  de  ces  trésors  étaient 
soumises  à  différentes  conditions.  Pour  ceux  que  possédait  Satan,  il 
fallait  un  pacte.  On  se  rendait  pour  cela  dans  un  carrefour  hanté,  où 
l'on  évoquait  Robert  au^'^moyen  de  certaines  conjurations.  S'il  venait  à 
paraître,  il  fallait  lui  adresser  aussitôt  la  parole,  sous  peine  d'être  em- 
porté par  lui.  Les  conventions  du  pacte  se  réglaient  ensuite,  et  on  les 
signait  de  son  sang.  Outre  les  richesses  enfouies  dont  on  obtenait  ainsi 
la  connaissance,  le  diable  pouvait  accorder  certains  talismans.  Nous 
avons  parlé  ailleurs  du  cordeau  qui  permettait  de  soutirer  le  lait  et  le 
blé  du  voisin;  les  paysans  du  Périgord  citaient  également  le  manda- 
goro,  qui  n'est  autre  que  la  plante  magique  appelée  dans  les  traditions 
allemand(;s  Galgen-Mannlein  [petit  homme  de  potence).  Lorsqu'on  l'ar- 
rache, ses  racines  poussent  des  cris;  mais  si  une  fois  hors  de  terre  on 
les  lave  dans  du  vin  blanc ,  comme  un  nouveau-né,  elles  répondent  à 
toutes  les  questions  et  prédisent  l'avenir.  En  Lorraine  et  en  Alsace,  on 
peut  obtenir  du  diable  le  ducat  d'incubation,  qui  se  double  toujours; 
ailleurs,  il  donne  à  ses  adeptes  le  chat  noir  classique,  la  bourse  de 
Fortunatus  ou  le  tonneau  qui  ne  se  vide  jamais;  mais  la  fortune  acquise 
par  ces  moyens  entraîne  toujours  nécessairement  la  perte  de  l'ame. 

Quant  aux  dépôts  précieux  que  gardent  des  fantômes,  ils  sont  en 
petit  nombre  et  difficiles  à  enlever.  Tout  être  vivant  qui  y  touche 
meurt  inévitablement  dans  l'année.  Il  faut,  pour  s'en  emparer,  plu- 
sieurs précautions  et  certaines  formules  destinées  à  relever  l'ombre  de 
sa  faction  forcée  et  à  lui  ouvrir  la  région  des  âmes. 

Restent  les  trésors  appartenant  aux  génies,  aux  fées  et  aux  morts 
ajournés.  Ceux-ci  s'ouvrent  plus  aisément;  il  suffit  souvent,  pour  y 
puiser,  d'un  hasard,  d'une  heureuse  rencontre,  ou  d'un  caprice  des 
possesseurs.  La  science  des  chercheurs  de  trésors  indique  au  reste  plu- 
sieurs moyens  de  trouver  et  d'acquérir  les  dépôts  précieux.  Le  premier 
est  la  magie  et  l'étude  des  incantations;  malheureusement,  cette  bran- 
che de  l'art  est  depuis  long-temps  négligée  :  Claude  nous  avoua  qu'il 
y  avait  peu  de  chose  à  en  attendre.  On  pouvait  encore  vaincre  les 
charmes  qui  nous  dérobent  l'argent  caché  en  faisant  consentir  un  prêtre 
à  dire  une  messe  à  rebours;  mais  tous  se  refusaient  à  ce  sacrilège.  Le 
plus  sûr  était  donc  de  mettre  à  profit  ce  que  l'on  appelait,  dans  certaines 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  261 

proYinces,  la  trêve  de  la  nuit  de  Noël.  Une  tradition  répandue  dans  la 
chrétienté  avait  fait  dii  moment  où  naquit  le  Sauveur  une  sorte  de 
suspension  à  toutes  les  lois  du  monde  connu  et  du  monde  invisible.  Il 
y  avait  une  halte  universelle  dans  la  méchanceté,  dans  l'impuissance  et 
dans  les  châtimens.  Le  cœur  de  l'univers  n'était  plus  oppressé  de  son 
immense  angoisse;  la  création  entière  poussait  un  soupir  de  bonheur. 
Cette  trêve  de  Dieu  durait  pendant  tout  l'évangile  de  la  messe  de  minuit. 
C'était  alors  que  les  menhirs  (pierres-fées)  allaient  boire  à  la  mer  et 
laissaient  à  découvert  leurs  trésors,  que  les  vouivres  et  les  dragons  dé- 
posaient l'escarboucle  qui  les  couronne  pour  se  baigner  aux  fontaines, 
(jue  les  bons  et  les  mauvais  esprits  oubliaient  l'exercice  de  leur  puis- 
sance, que  les  animaux  eux-mêmes,  sortant  du  silence  infligé  par  Dieu 
depuis  la  trahison  du  serpent,  recouvraient  la  parole.  Les  cavernes  les 
plus  secrètes  montraient  leurs  entrées,  la  mer  laissait  voir  au  fond  de 
SCS  abîmes,  les  montagnes  ouvraient  leurs  flancs,  et  la  terre,  tressail- 
lant d'allégresse,  offrait  aux  hommes  tout  ce  qu'elle  renferme,  comme 
un  festin  de  réjouissance.  Le  chercheur  de  trésors  devait  profiter  de  ce 
moment  pour  puiser  aux  mille  sources  des  richesses  cachées;  mais  il 
lui  fallait  pour  cela,  outre  la  connaissance  des  opulentes  cachettes, 
beaucoup  d'audace,  de  promptitude  et  d'adresse,  car,  au  premier  son 
de  la  clochette  qui  se  faisait  entendre  après  l'évangile,  la  trêve  expi- 
rait; c'était  le  canon  de  la  messe  de  minuit  qui  annonçait  la  reprise  de 
la  grande  bataille  du  monde.  Les  esprits  malfaisans  reprenaient  toute 
leur  colère,  et  malheur  à  qui  se  laissait  surprendre  par  eux,  car  il 
devenait  leur  proie  jusqu'au  jugement. 

Depuis  vingt  années,  Claude  cherchait  à  profiter  de  cette  trêve  de 
Dieu  sans  avoir  pu  trouver  encore  l'occasion  favorable;  mais  cet  in- 
succès n'avait  point  ébranlé  sa  foi.  A  chaque  Noël  perdue,  il  ajournait 
ses  espérances  jusqu'à  la  Noël  suivante,  et  attendait  patiemment  en 
comptant  les  jours.  Certain  d'arriver  à  une  de  ces  fabuleuses  opu- 
lences que  la  pauvreté  seule  sait  rêver,  il  supportait  ses  privations 
avec  une  sorte  de  dédain  inattentif;  sa  misère  ne  lui  semblait  qu'une 
attente.  C'était  la  nuit  passée  dans  la  cabane  du  charbonnier  par  le  roi 
qui  va  prendre  possession  d'un  trône. 

Je  voyais  pour  la  première  fois  un  de  ces  hommes  qui  marchent 
enveloppés  dans  leur  idée  comme  dans  un  nuage  :  monomanes  dignes 
de  pitié  ou  d'admiration,  suivant  le  but  auquel  ils  tendent,  mais  tou- 
jours faits  pour  saisir  l'ame,  parce  qu'ils  la  glorifient.  Qu'est-ce,  en 
effet,  que  leur  folie,  sinon  une  victoire  de  la  volonté  sur  les  instincts? 
S'abandonner  au  courant  des  jours  en  profitant  de  ce  que  chaque  vague 
vous  apporte,  c'est  jouer  simplement,  sur  l'océan  humain,  le  rôle 
d'une  épave;  mais  choisir  sa  direction  sur  cette  mer  et  cingler  vers  un 


262  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

seul  but,  c'est  imiter  le  vaisseau  qui  obéit  à  une  intelligence  et  sur- 
monte par  elle  tous  les  efforts  des  flots. 

Le  chaudronnier  nous  raconta  plusieurs  de  ses  tentatives,  dont  quel- 
ques-unes, suivant  lui,  avaient  failli  réussir.  Il  nous  parla  de  ses  pro- 
jets, de  ses  espérances.  En  nous  les  détaillant,  son  œil  sombre  avait  des 
sciutillemens,  ses  lèvres  souriaient  d'une  joie  anticipée,  un  frémisse- 
ment parcourait  ses  doigts,  comme  s'ils  eussent  4éjà  senti  le  contact  de 
l'or. 

—  Faut  savoir  attendre  l'occasion,  ajouta-t-il  en  ayant  l'air  de  penser 
haut;  tout  à  l'heure  encore,  j'ai  eu  un  signe... 

—  Quand  vous  avez  couru  vers  la  ruelle  ? 
Il  fit  un  mouvement. 

—  Vous  étiez  là?  s'écria-t-il.  Alors  vous  savez  s'il  a  pris  par  la  petite 
sente  avant  de  disparaître? 

—  Qui  cela? 

—  Vous  n'avez  donc  rien  vu  ? 

—  Rien  que  votre  empressement  à  poursuivre  un  objet  invisible.  ,^ 
Il  se  mordit  les  lèvres  et  quitta  brusquement  la  table.  J'allais  lui 

mander  l'explication  de  ses  paroles;  l'entrée  de  l'aubergiste  nous  in^ 
terrompit.  L'heure  que  nous  avions  indiquée  pour  notre  départ  était 
arrivée,  et  l'aubergiste  venait  nous  demander  s'il  fallait  brider  les  che- 
vaux. Cette  apparition  acheva  de  rompre  le  charme  qui  nous  avait  ga- 
gné la  confiance  de  Claude,  car  il  en  est  des  cœurs  fermés  comme  des 
trésors  dont  il  venait  de  nous  raconter  l'histoire;  pour  y  lire,  il  faut  le 
hasard  de  l'heure  et  de  la  rencontre;  ouverts  un  instant,  ils  se  refer- 
ment bientôt  tout  à  coup  et  sans  retour.  Le  chaudronnier  parut  se  ré- 
Teiller  :  il  se  leva  en  nous  jetant  un  regard  inquiet,  comme  un  homme 
qui  s'aperçoit  qu'il  a  rêvé  tout  haut.  Nous  essayâmes  de  le  retenir, 
mais  il  nous  déclara  qu'il  s'était  déjà  trop  attardé,  et  voulait  arriver 
avant  la  nuit  à  un  hameau  qu'il  nous  désigna.  L'avoué,  qui  devinait 
mon  désir  de  prolonger  l'entretien,  prétexta  quelques  ruines  à  visiter 
de  ce  côté,  et  décida  que  nous  prendrions  la  traverse  avec  le  chau- 
dronnier. Celui-ci  ne  put  faire  aucune  objection,  mais  il  fut  aisé  éa 
voir  que  notre  compagnie  l'embarrassait.  Il  revint  à  sa  réserve  dé- 
fiante et  reprit  le  ton  bref  de  notre  première  entrevue. 

La  route  que  nous  suivions  n'était  tracée  que  par  de  profondes  or- 
nières indiquant  la  direction  des  villages  qu'elle  desservait.  Elle  tra- 
versait tantôt  des  terres  cultivées,  tantôt  des  friches,  bordées  çà  et 
là  par  un  vieux  orme  ou  quelques  touffes  de  houx.  De  temps  en  temps, 
nous  apercevions  dans  les  champs  des  femmes  occupées  aux  semaiUes; 
derrière  elles  volaient  des  nuées  d'oiseaux  cherchant  la  pâture  et  que 
chassait  la  herse  des  laboureurs.  Tous  s'arrêtaient  pour  nous  voir 


LES   RÉCITS   DE   LA   MUSE  POPULAIRE.  263 

passer;  quelques-uns  nous  jetaient  un  souhait  de  bienvenue ,  puis 
nous  les  voyions  reprendre  leurs  travaux.  On  n'entendait  ni  bêlemens 
de  troupeaux,  ni  chants  de  pâtres,  ni  bourdonnemens  d'abeilles,  rien 
enfin  de  cette  rumeur  de  vie  qui,  dans  les  jours  d'été,  fait  bruire  la 
cimpagne.  Cependant  ce  silence  ne  ressemblait  nullement  à  la  mort; 
c "était  la  beauté  du  calme  et  du  repos  après  celle  du  mouvement  et  du 
bruit.  Nous  cédâmes  insensiblement,  mon  compagnon  et  moi,  à  l'in- 
fluence de  cette  grave  sérénité;  nos  questions  au  routeur  devinrent  plus 
rares,  et  nous  avions  laissé  tomber  la  conversation,  lorsque  nous  arri- 
vâmes près  d'une  ferme  que  l'avoué  reconnut  pour  celle  du  gros  Fran- 
çois. Un  groupe  de  paysans  armés  de  bêches  et  de  pioches  était  arrêté  à 
l'extrémité  du  petit  terrain  qui  faisait  face  à  l'habitation.  Parmi  eux 
s'en  trouvait  un  qui  semblait  écouter  des  demandes  et  des  indications. 
Il  tenait  à  la  main  une  baguette  de  coudrier  à  deux  branches  qu'il  pré- 
sentait aux  différentes  aires  de  vent,  comme  s'il  eût  voulu  reconnaître 
une  direction. 

—  C'est  le  taupier,  m'écriai-je  en  reconnaissant  maître  Jean. 

—  Non  pas  pour  l'heure,  répliqua  ironiquement  Claude;  il  vient  de 
clianger  de  métier.  Ne  voyez-vous  pas  qu'il  tient  une  baguette  d'Aaron? 

—  Il  va  chercher  une  source  ? 

• —  A  moins  que  nous  ne  lui  fassions  peur  !  dit  le  chaudronnier. 

Je  lui  imposai  vivement  silence  de  la  main.  Maître  Jean  ne  nous  avait 
point  aperçus,  et  nous  nous  trouvions  derrière  une  haie  de  buis  où  il 
était  facile  de  se  cacher.  Je  me  baissai  de  manière  à  tout  voir  sans  être 
vu,  et  mes  compagnons  en  firent  autant. 

Le  sourcier  prit  la  baguette  par  les  deux  branches  de  la  fourche,  et, 
la  tenant  devant  lui,  il  s'avança  lentement  de  notre  côté.  Les  paysans 
suivaient,  attentifs  à  tous  ses  mouvemens.  Après  avoir  fait  quelques 
pas,  Jean  s'arrêta.  —  La  baguette  a-t-elle  parlé?  demandèrent-ils.  — 
Non,  dit  le  sourcier  en  continuant  sa  route,  c'est  la  branche  droite  qui 
a  tourné  dans  ma  main;  les  branches  n'annoncent  que  le  métal  :  la 
droite  est  pour  le  fer,  la  gauche  pour  l'or.  —  Et  comme  les  paysans  sur- 
pris regardaient  autour  d'eux  sans  rien  voir  et  semblaient  douter,  il 
eotr'ouvrit  avec  le  pied  une  touffe  d'herbe,  et  y  montra  un  fer  de 
cbeval.  Tous  se  regardèrent  émerveillés. 

—  Maître  Jean  ne  néglige  rien,  me  fit  observer  l'avoué;  il  a  d'avance 
préparé  la  mise  en  scène  et  les  accessoires. 

Cependant  le  sourcier  s'était  remis  en  marche;  il  arriva  à  quelques 
pas  du  lieu  où  nous  nous  trouvions  cachés,  sembla  hésiter,  puis  s'ar- 
rêta. Les  paysans  l'entourèrent  avec  une  attention  anxieuse;  la  ba- 
guette de  coudrier  sembla  osciller,  se  tordit  lentement  et  finit  par  se 
tourner  vers  un  tapis  de  plantes  grasses  qui  vetoutaient  les  alentours 
d'un  buisson  d'osier. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Creusez  ici ,  lesgas,  s'écria  Jean  en  frappant  le  sol  du  pied,  il  y  a 

de  l'eau  sous  mon  talon. 

Les  bêches  et  les  pioches  se  mirent  aussitôt  à  l'œuvre,  et  nous  en- 
tendîmes bientôt  les  travailleurs  pousser  un  cri  de  joie;  l'eau  com- 
mençait à  sourdre  dans  la  tranchée.  Nous  pensâmes  qu'il  n'y  avait  plus 
d'inconvénient  à  nous  montrer,  et  nous  rejoignîmes  le  sourcier,  auquel 
j'adressai  mes  félicitations.  En  apprenant  que  nous  avions  tout  vu,  il 
parut  d'abord  embarrassé;  mais  il  se  remit  aussitôt,  et  nous  répondit 
sur  le  ton  demi-plaisant  dont  j'avais  été  déjà  frappé  lors  de  notre  pre- 
mière rencontre.  Quant  à  Claude,  il  avait  tout  observé  sans  rien  dire, 
et  continuait  à  garder  un  silence  railleur. 

—  Voilà  un  talisman  dont  vous  ne  nous  aviez  point  parlé,  lui  dis-je 
à  demi-voix  en  montrant  la  baguette  que  le  sourcier  tenait  encore. 

— 11  est  aisé  de  cacher  un  vieux  fer  dans  une  touffe  d'herbe  et  de 
trouver  de  l'eau  où  poussent  les  osiers,  répondit  le  chaudronnier. 

—  Ainsi  vous  ne  croyez  pas  à  la  verge  de  coudrier?  repris-je  en 
souriant. 

Il  haussa  les  épaules. 

—  Quoiqu'on  soit  un  pauvre  rouleur,  on  a  pourtant  une  raisoi 
dit-il  avec  dédain. 

Cependant  Jean-Marie  avait  aperçu  Claude,  qu'il  salua  par  son  nom."^ 
Il  me  sembla  même  que  son  ton  avait  un  accent  de  déférence  presque 
respectueuse,  et  je  me  demandai  si,  pour  compléter  ces  exemples  de 
contradictions,  l'exploitateur  ironique  de  tant  de  superstitions  parta- 
geait par  hasard  celle  de  la  foule  à  l'endroit  des  trésors. 

Nous  continuâmes  à  suivre  la  traverse  avec  nos  deux  compagnons. 
Maître  Jean  avait  réclamé  les  services  du  chaudronnier  ambulant  pour 
quelques  réparations  indispensables,  et  il  le  conduisait  à  sa  closerie, 
peu  éloignée  de  la  motte  Ygé,  dont  nous  commençâmes  à  revoir  les. 
sommets  écrêtés. 

III.  —  MARTHE. 

Le  vent  venait  de  se  lever  brusquement  du  côté  de  l'ouest,  chassî 
devant  lui  de  gros  nuages  plombés  qui  s'entassaient  au-dessus  de  nos 
têtes.  Nous  étions  menacés  d'un  de  ces  orages  de  pluie  qui  remplacent, 
dans  nos  provinces  occidentales,  les  orages  neigeux  de  l'Ecosse.  Je  con- 
naissais par  expérience  ces  espèces  de  trombes,  nommées  dans  le  pays 
accats  ou  abats  d'eau,  et  j'avertis  mon  compagnon,  qui,  depuis  un  in- 
stant, regardait  aussi  l'horizon  avec  inquiétude.  Il  était  douteux  que 
nous  pussions  éviter  tout  l'orage;  mais,  en  faisant  diligence,  nous 
avions  l'espoir  de  sortir  bientôt  de  la  région  pluvieuse,  qui  n'embrasse 
souvent  qu'un  espace  assez  rétréci,  et  d'en  être  quittes  pour  un  grain. 


I 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  265 

Nous  nous  hâtâmes,  en  conséquence,  de  repasser  la  bride  sur  le  cou 
(le  nos  montures  et  de  nous  remettre  en  selle;  mais,  au  moment  de 
Itartir,  le  cheval  de  l'avoué  refusa  de  prendre  le  galop,  et  nous  nous 
aperçûmes  qu'il  boitait  du  pied  droit.  Examen  fait  par  maître  Jean,  il 
se  trouva  qu'il  était  déferré  et  assez  blessé  pour  ne  pouvoir  marcher 
<ju'au  pas. 

Pendant  que,  désappointés  par  ce  contre-temps,  nous  délibérions  sur 
ce  qu'il  fallait  faire,  quelques  gouttes  de  pluie,  emportées  par  la  ra- 
fale, nous  fouettèrent  le  visage. 

—  Il  n'y  a  plus  à  songer  à  se  mettre  en  route,  dit  le  taupier;  faut 
(jue  ces  messieurs  viennent  à  la  closerie. 

—  Est-ce  bien  loin?  demandai-je. 

—  Là,  t^ut  contre,  au  bout  de  la  chênaie. 
Je  regardai  l'avoué. 

—  Nous  ne  pouvons  choisir,  dit-il;  allons  provisoirement  à  la  clo- 
serie. 

—  Alors,  sauve  qui  peut!  s'écria  Jean,  voici  Vaccat! 

A  ces  mots,  il  rentra  la  tête  dans  ses  épaules,  arrondit  le  dos,  cacha 
ses  mains  sous  ses  aisselles  et  se  mit  à  courir  vers  la  chênaie.  Au  même 
instant,  toutes  les  cataractes  du  ciel  semblèrent  s'ouvrir;  les  gouttes 
(le  pluie  tombaient  si  larges  et  si  pressées,  qu'elles  paraissaient  se  con- 
linuer  l'une  l'autre  et  formaient  un  véritable  voile  liquide  dont  nous 
(itions  enveloppés.  L'eau  qui  tombait  sur  nous  à  flots  rejaillissait  en 
cascades  le  long  de  nos  montures.  La  surprise  et  le  bruit  de  cette  inon- 
dation nous  avaient  étourdis;  nous  ne  commençâmes  à  nous  recon- 
naître qu'en  atteignant  le  bois  de  chênes  :  là,  grâce  au  feuillage  touffu, 
la  pluie,  qui  frappait  obliquement,  n'avait  pénétré  que  dans  la  lisière 
tournée  à  l'ouest.  Au  bout  de  quelques  pas,  nous  nous  trouvâmes 
presque  complètement  à  l'abri.  Maître  Jean  s'arrêta  en  se  secouant. 

—  Eh  bien!  en  voilà  une  arrosée!  s'écria-t-il  avec  un  éclat  de  rire; 
faut  que  tous  les  moulins  du  bon  Dieu  aient  ouvert  leurs  écluses  du 
même  coup! 

—  Je  suis  percé  jusqu'aux  os!  dit  mon  compagnon,  à  qui  ce  déluge 
subit  avait  donné  le  frisson. 

—  La  closerie  est  au  bout  de  la  futaie,  fit  observer  le  taupier,  et  une 
flambée  de  fagots  nous  aura  bientôt  séchés. 

L'avoué  demanda  s'il  ne  serait  pas  plus  sage  de  regagner  Mamers 
par  la  route  de  traverse. 

—  Ah!  bien  oui,  dit  maître  Jean,  faudrait  qu'il  y  eût  encore  une 
route!  mettez-moi  un  peu  la  tête  à  la  fenêtre  pour  voir! 

Il  nous  indiquait  une  percée  par  laquelle  on  apercevait  la  campagne. 
Tout  y  était  noyé.  L'eau  coulait  à  travers  les  sillons  comme  dans  des 
canaux  et  dégorgeait  de  toutes  parts  dans  les  douves  débordées.  Les 


il66  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

chemins  avaient  été  transformés  en  lits  de  torrens.  L'inondation  empor- 
tait les  chaumes  flétris,  les  bois  épars,  les  arbustes  déracinés,  et  rou- 
lait ses  vagues  jaunâtres  avec  mille  rumeurs,  tandis  que  la  chênaie . 
ébranlée  par  le  vent,  gémissait  sourdement  dans  ses  profondeurs.  Le 
retour  à  Mamers  était  évidemment  impossible;  il  fallait  accepter  l'hos- 
pitalité du  taupier. 

Nous  aperçûmes  bientôt  sa  closerie,  placée  à  mi-côte.  Sa  maison, 
comme  l'eiit  dit  Virgile,  pendait  au  flanc  du  coteau.  Elle  était  précé- 
dée d'une  petite  aire  à  battre;  derrière,  s'étendait  un  jardin  de  forme 
irrégulière  qu'enfermait  une  haie  de  cytise  et  de  sureau.  Le  tout  nous 
apparaissait  au  bout  de  l'avenue  de  chênes  que  nous  suivions,  encadré 
dans  les  derniers  rameaux,  comme  la  vignette  de  quelque  églogue  illus- 
trée par  le  burin  anglais. 

La  brièveté  de  Vaccat  avait  été  proportionnée  à  sa  violence.  Il  sem- 
blait déjà  toucher  à  sa  fin,  et  quelques  lueurs  du  soleil  couchant 
rayaient  l'horizon.  Un  de  ces  jets  lumineux  tomba  tout  à  coup  sur  la 
closerie,  qui,  encore  baignée  des  eaux  de  l'orage,  scintilla  sous  ce  rayon 
inattendu.  Je  ralentis  le  pas,  malgré  moi,  pour  contempler  le  char- 
mant aspect  qu'offrait  la  maisonnette  rustique  à  moitié  sortie  du  dé- 
luge; mais  mon  regard ,  en  se  promenant  du  toit  rongé  de  mousse  à 
la  vieille  touffe  d'aubépine  qui  ombrageait  la  porte,  s'arrêta  sur  un 
objet  qu'il  ne  put  d'abord  bien  définir.  C'était  comme  une  forme  hu- 
maine immobile  et  accroupie  sur  le  seuil.  Je  reconnus  enfin  une  femme 
dont  les  cheveux  pendaient  en  désordre,  et  qui,  assise  sur  la  terre,  ef- 
fleurait de  ses  pieds  nus  les  petites  flaques  d'eau  formées  par  l'égout 
des  toits.  Dès  que  je  pus  apercevoir  ses  traits,  je  reconnus  une  de  ces 
pauvres  idiotes  qui  n'ont  presque  rien  conservé  de  l'espèce  humaine. 
Jean-Marie,  qui  avait  remarqué  la  direction  de  mon  regard,  me  dit 
sans  aucune  apparence  d'embarras  : 

—  C'est  la  sœur  Marthe  qui  m'attend. 

—  Vous  osez  donc  la  laisser  seule  à  la  garde  de  la  maison?  demanc 
mon  compagnon. 

—  Et  la  maison  ne  sera  jamais  mieux  gardée,  ajouta  le  taupier;  il 
n'y  a  pas  comme  ces  innocentes  pour  être  fidèles  au  logis.  Quand  je 
suis  parti,  qu'il  vente  ou  qu'il  neige,  Marthe  ne  quitte  jamais  le  seuil, 
et  celui  qui  voudrait  le  passer  sans  moi  serait  étranglé  comme  une 
mauvie.  Regardez  plutôt,  voilà  qu'elle  nous  a  entendus. 

L'idiote  venait ,  en  effet ,  de  redresser  la  tête.  Elle  sembla  aspirer  le 
vent  de  notre  côté,  et  fit  entendre  une  sorte  de  glapissement.  Son  front 
déprimé,  ses  yeux  obliques,  son  menton  en  fuite,  sa  peau  boursouflée 
et  d'un  jaune  plombé  lui  donnaient  quelque  chose  de  la  bête  fauve. 
En  nous  apercevant,  elle  se  releva  d'un  bond,  comme  si  elle  eût  été 
mue  par  un  ressort,  poussa  un  cri  menaçant  et  avança  vers  nous  les 


LES   RÉCITS   DE  LA   MLSE   POPULAIRE.  267 

deux  poings  fermés;  mais,  à  la  voix  du  taupier,  elle  s'apaisa  subitement, 
it  courut  à  sa  rencontre  en  exprimant  sa  joie  par  des  cris  discordans 
et  des  gestes  désordonnés.  Elle  tourna  plusieurs  fois  autour  de  lui  avec 
(les  gambades,  approcha  la  tête  de  sa  poitrine  et  de  son  épaule,  comme 
im  chien  qui  caresse,  courut  en  avant,  puis  revint,  les  bras  levés  en 
^igne  d'allégresse.  Pendant  tous  ces  mouvemens,  sa  figure  restait  im- 
passible et  sauvage.  La  sensation  semblait  comme  enfouie  dans  le  chaos 
(le  ces  traits  confus;  on  eût  dit  le  visage  d'une  statue  mutilée,  dont 
I  expression  avait  disparu  sous  le  marteau. 

Jean-Marie  lui  adressa  quelques  mots  affectueux,  ï'écarta  doucement 
du  seuil  où  elle  s'était  replacée,  et  nous  fit  entrer.  11  nous  invita  à  nous 
approcher  du  foyer,  en  se  hâtant  d'y  jeter  une  bourrée  de  traînes,  dans 
lesquelles  le  feu  courut  aussitôt  avec  des  pétillemens.  A  la  vue  de  la 
flamme,  Marthe  poussa  un  grognement  de  joie,  et  alla  s'accroupir  au 
coin  le  plus  reculé  de  l'àtre.  Incrustée,  pour  ainsi  dire,  dans  le  mur 
noirci  et  à  demi  voilée  par  le  nuage  de  fumée  qui  commençait  à  dé- 
rouler ses  spirales  bleuâtres,  cette  figure  ébauchée  avait  une  apparence' 
fantastique  dont  nous  fûmes  saisis.  L'avoué  s'étonna  que  maître  Jean 
mt  pu  s'accoutumer  à  une  pareille  compagnie. 

—  C'est  tout  ce  qui  me  reste  de  parens,  répondit  le  taupier.  Assottée 
comme  vous  la  voyez,  elle  me  rappelle  encore  ceux  que  j'ai  perdus,  et 
le  proverbe  dit  qu'wne  veuve  trouve  toujours  assez  beau  son  dernier  enfant. 
t^iis,  quand  on  rentre  tout  seul  sur  le  soir,  et  qu'on  ne  trouve  chez 
soi  aucune  créature  vivante,  les  quatre  murs  de  la  maison  vous  pèsent 
comme  si  vous  les  portiez.  Marthe,  du  moins,  fait  que  je  ne  crois  pas 
le  monde  fini;  elle  me  reconnaît,  elle  me  parle  à  sa  manière.  Même  de 
penser  qu'elle  est  mauvaise  avec  tous  les  autres,  ça  me  fait  lui  vouloir 
plus  de  bien.  Ça  n'a  pas  de  raison,  mais  chacun  a  ainsi  dans  le  cœur 
sa  fantaisie. 

On  eût  pu  croire  que  l'idiote  comprenait  ce  qui  se  disait ,  car  elle 
s'approcha  en  rampant  sur  la  pierre  du  foyer,  et  vint  s'asseoir  près  de 
son  frère,  la  tête  appuyée  à  ses  pieds,  comme  un' animal  domestique. 
Je  regardais  avec  un  mélange  d'intérêt  et  de  dégoût  cet  être  dilForme, 
chez  qui,  à  défaut  des  clartés  de  la  raison,  brillaient  encore  quelques 
fugitives  lueurs  de  sentiment.  Mon  attention  fut  détournée  par  le  chau- 
dronnier, qui,  en  attendant  qu'on  lui  remit  les  ustensiles  à  réparer, 
avait  voulu  établir  son  atelier  portatif  dans  l'aire.  11  rentra  pour  nous 
annoncer  que  le  vent  avait  cessé,  mais  qu'un  épais  brouillard  couvrait 
ITlorizon,  Aux  torrens  d'eau  qui  nous  avaient  submergés  quelques  in- 
stans  auparavant  venait  de  succéder  une  pluie  fine  et  tiède,  qui  tombait 
silencieusement.  Le  taupier  regarda  aux  quatre  aires  de  vent  et  se- 
coua la  tête. 

"  —  Voilà  une  brouillasse  que  nous  aurons  jusqu'à  demain  matin. 


REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

dit-il;  faudra  le  coup  de  balai  du  a  ont  de  six  heures  pour  tout  nettoyer 
là-haut. 

—  Eh  bien!  mais,  en  attendant,  s'écria  l'avoué,  qu'allons-nous  de- 
venir, nous  autres? 

—  Vous  resterez  sous  mon  pauvre  toit,  si  ça  ne  vous  fait  pas  affront, 
répliqua  le  taupier. 

—  Il  n'y  a  jamais  d'affront  à  être  au  sec,  maître  Jean;  seulement,  je 
crains  que  nous  ne  soyons  pour  vous  une  grande  gêne. 

—  J'ai  à  côté  un  lit  de  pèlerin,  comme  on  dit  :  c'est  un  peu  cham- 
pêtre pour  de  grosses  gens;  mais,  faute  de  froment,  les  alouettes  font 
leur  nid  dans  l'avoine. 

En  parlant  ainsi,  il  nous  ouvrit  une  porte  conduisant  dans  une  pe- 
tite pièce  voisine,  dont  les  murs  lézardés  disparaissaient  sous  un  rideau 
de  plantes  potagères  conservées  pour  graines,  et  dont  les  touffes  des- 
séchées flottaient  çà  et  là ,  suspendues  à  des  os  de  mouton  fichés  dans 
la  muraille  en  guise  de  clous.  Une  huche  à  blé,  deux  barriques  dé- 
foncées, un  banc  et  un  lit  complétaient  l'ameublement.  Comme  il  n'y 
avait  point  à  choisir,  nous  remerciâmes  le  taupier  en  déclarant  qu^ 
nous  acceptions  son  hospitalité,  et  nous  sortîmes  pour  visiter  nos  cht 
vaux  dans  le  petit  hangar  qui  leur  servait  d'écurie.  Jean-Marie  les  ava^ 
débridés  et  leur  avait  déjà  apporté  une  partie  de  l'herbe  coupée  poui 
sa  vache.  Nous  y  joignîmes  quelques  poignées  d'orge  et  deux  bottes 
de  paille  pour  litière;  des  fagots  dressés  à  l'une  des  ouvertures  de  la 
grange,  du  côté  du  vent,  les  mirent  à  l'abri. 

Pendant  que  nous  achevions  ces  préparatifs  de  campement,  la  nuit 
était  venue.  L'épais  brouillard  qui  avait  tout  envahi  ne  laissait  briller 
aucune  étoile,  la  campagne  apparaissait  comme  un  abîme  obscur,  au 
milieu  duquel  des  taches  plus  sombres  indiquaient  les  bois.  On  n'en- 
tendait que  le  bruit  monotone  et  presque  imperceptible  de  la  bruir 
sur  les  feuillages.  Tout  cet  ensemble  voilé  et  silencieux  avait  un  es 
ractère  de  tristesse  pour  ainsi  dire  harmonieuse.  L'air  était  plein  de 
acres  parfums  qui  s'exhalent  de  la  terre  humectée  et  des  végéta 
lions  meurtries  par  l'orage.  Nous  restâmes  quelque  temps  appuyés 
l'un  des  piliers  de  l'appentis,  les  regards  plongés  dans  ces  ténèbres, 
fond  desquelles  on  sentait  encore  la  création.  Jean-Marie  vint  enfin  noi 
prévenir  que  le  souper  était  servi.  Le  chaudronnier,  qui  avait  termii 
son  travail,  devait  nous  tenir  compagnie,  et  nous  nous  mîmes  tous 
table  dans  les  meilleures  dispositions. 

La  vie  réglée  de  notre  vieille  société  nous  condamne  à  courir  pres- 
que constamment,  comme  les  wagons  sur  leur  voie  ferrée,  et  le 
moindre  caprice  est  un  déraillement  qui  a  son  danger.  Aussi ,  lors- 
que le  hasard  vient  nous  enlever  un  instant  aux  ornières  de  l'habi- 
tude, trouvons-nous  à  cet  imprévu  toute  la  saveur  de  la  nouveauté; 


LES  RÉCITS   DE   LA   MUSE  POPULAIRE.  269 

îcindisque  pour  le  trappeur  américain  la  descente  d'une  cataracte  pa- 
raît une  simple  circonstance  de  voyage,  et  la  rencontre  des  Indiens 
scalpeurs  un  incident  vulgaire,  pour  nous,  voyageurs  civilisés,  une 
averse  qui  nous  surprend  sans  manteau  est  une  aventure,  la  nuit 
[)assée  au  foyer  d'une  closerie  un  roman  complet.  C'est  qu'à  vrai  dire 
ce  peuple  de  paysans  qui  entoure  nos  villes  nous  est  presque  aussi  in- 
(îonnu  que  l'Indien  peau-rouge  au  touriste  qui  se  rend  en  poste  de 
New- York  à  Boston.  Nous  l'avons  bien  aperçu  en  passant,  courbé  sur 
sa  faucille  ou  sur  ses  sillons,  peut-être  même  nous  sommes-nous  ar- 
rêtés pour  esquisser  son  toit  de  chaume  doré  par  le  soleil  couchant; 
mais  quel  citadin  pénètre  dans  sa  vie  intérieure,  apprend  sa  langue, 
comprend  sa  philosophie,  écoute  ses  traditions?  Nos  campagnes  res- 
semblent à  ces  manuscrits  d'Herculanum  qu'on  n'a  point  encore  dé- 
roulés. A  peine  en  connaît-on  de  courts  fragmens  copiés  en  passant 
par  quelques  curieux;  le  poème  entier  reste  à  traduire. 

Je  m'étais  placé  à  table  près  du  chercheur  de  trésors,  espérant  ob- 
tenir de  lui  quelque  nouvelle  confidence;  mais  il  était  rentré  dans  son 
laconisme  comme  dans  une  forteresse  inexpugnable.  11  fallut  se  ra- 
battre sur  le  sourcier,  qui  avait  heureusement  gardé  sa  gaieté  commu- 
liicative,  et  qui  continuait  de  répondre  à  toutes  mes  questions.  A  la 
vérité,  ces  réponses  n'étaient  pas  toujours  directes  :  Jean-Marie  était  né 
trop  près  de  la  Normandie  pour  ne  pas  connaître  l'art  des  phrases,  qui, 
comme  le  Janus  antique,  ont  deux  visages  contraires;  par  cela  même 
cependant  que  la  conversation  était  avec  lui  une  sorte  de  colin-inail- 
lîird  où  l'on  cherchait  toujours  à  tâtons  la  vérité,  il  en  résultait  plus 
(l'excitation  et  de  mouvement. 

Pendant  le  repas,  Marthe  vint  s'asseoir  par  terre  à  côté  de  lui,  une 
main  posée  sur  ses  genoux  et  la  tête  appuyée  à  cette  main  comme  un 
enfant  qui  dort;  elle  l'avertissait  de  temps  en  temps  de  sa  présence  par 
un  petit  cri  plaintif,  et  Jean  lui  teniait  sa  part  du  souper.  En  l'obser- 
vant, il  me  sembla  qu'elle  ne  mangeait  point  avec  la  brutale  avidité 
ordinaire  aux  idiots,  et  que  sa  joie  venait  moins  de  la  nourriture  que 
de  la  main  qui  la  lui  offrait.  Par  instans,  elle  relevait  la  tête  vers  son 
frère,  et  à  travers  l'hébétement  de  son  grand  œil  bleu  passait  je  ne 
sais  quelle  lueur  de  tendresse;  on  surprenait  encore,  sous  ces  traits  et 
dans  ces  mouvemens  où  le  jeu  des  muscles  avait  remplacé  l'intelli- 
gence, un  vestige  confus  des  grâces  de  la  femme;  le  vase  détruit  et 
souillé  avait  conservé  quelque  imperceptible  senteur  du  parfum  éva- 
poré. 

Jean-Marie  nous  apprit  que  l'idiotisme  de  Marthe  ne  remontait  point 
à  sa  naissance.  D'esprit  lent  et  faible  jusqu'à  l'âge  de  douze  ans,  elle 
regagnait  par  le  cœur  ce  qui  lui  manquait  en  intelligence.  On  n'avait 
jamais  pu  l'appliquer  à  aucun  travail,  ni  lui  confier  aucune  responsa- 


"210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bilité;  mais,  pour  Jean-Marie  et  pour  sa  mère,  qui  vivait  encore,  elle 
eût  gravi  les  rochers,  percé  les  haies,  traversé  les  rivières.  Son  atta- 
chement ressemblait  à  celui  du  chien  :  il  était  silencieux,  spontané,  et, 
poiir  ainsi  dire,  involontaire.  L'incendie  de  la  maison  qu'elle  habitait 
avec  sa  famille  ébranla  son  faible  cerveau;  son  intelligence  baissa  de 
jour  en  jour,  comme  l'eau  fuyant  du  vase  qu'un  choc  a  fêlé.  Les  an- 
nées se  succédèrent,  et,  au  lieu  de  monter,  comme  les  autres  enfans 
de  son  âge,  du  crépuscule  au  plein  soleil ,  elle  descendit  toujours  et 
s'enfonça  de  plus  en  plus  dans  les  ténèbres.  Enfin  elle  en  était  arrivée 
où  nous  la  voyions.  Cependant  le  taupier  ne  paraissait  point  avoir  re- 
noncé à  la  guérison.  Son  ignorance  soutenait  son  espoir.  Il  nous  ap- 
prit que  Marthe  avait  parfois  des  retours,  sinon  de  raison,  du  moins 
de  souvenir  :  habituellertient  muette,  elle  retrouvait  alors  le  nom  de 
son  frère,  et  l'appelait  avec  le  même  accent  qu'autrefois;  mais  des  cir- 
constances extrêmes  pouvaient  seules  provoquer  ces  rapides  éclairs 
de  mémoire. 

Claude,  qui  avait  paru  prendre  peu  d'intérêt  à  ces  explications,  con- 
tinuait à  manger  sans  rien  dire.  Deux  ou  trois  fois,  son  œil  s'était 
porté  sur  l'idiote,  et  je  n'y  avais  pas  même  surpris  cet  intérêt  ordi- 
naire du  paysan  pour  ceux  que  l'on  désigne  dans  nos  campagnes  sous 
le  nom  de  saints  innocens.  Absorbé  dans  sa  distraction  méditative,  il 
semblait  suivre  d'un  regard  persistant  quelque  image  invisible  à  tous 
les  autres  yeux.  Le  souper  fini,  il  se  leva  le  premier,  et  alla  sur  le  seuii 
examiner  le  temps.  Nous  nous  étions  approchés  du  foyer,  où  mon  com- 
pagnon avait  allumé  un  cigare  dont  la  fumée  nous  enveloppait  déjà  de 
son  acre  parfum,  lorsque  le  rouleur  revint  à  nous  et  se  mit  à  réunir  les 
différentes  pièces  de  son  atelier  portatif.  Je  lui  demandai  s'il  allait 
partir. 

—  Tout  à  l'heure,  répliqua-t-il  en  apprêtant  les  bretelles  de  sa  hottej 

—  Malgré  la  pluie?  reprit  l'avoué. 
11  haussa  les  épaules  en  lui  indiquant  du  regard  ses  mains  dess 

chées  auxquelles  les  injures  de  l'air  avaient  donné  la  teinte  du  brona 
de  Florence,  et  qui  semblaient  en  avoir  l'imperméabilité. 

—  Ce  cuir-là  ne  craint  rien,  dit-il  brièvement. 

—  Et  où  allez- vous?  demandai-je. 
Il  nomma  un  village  éloigné  de  deux  lieues.  Jean-Marie  fit  observei 

qu'il  trouverait  les  routes  noyées;  il  répondit  qu'il  prendrait  par  lej 
champs.  Le  ^awpter  secoua  la  tête-. 

—  C'est  un  chemin  plus  commode  pour  les  lièvres  que  pour  um^ 
homme  chargé,  dit-il;  si  le  fils  de  votre  mère  avait  un  peu  de  sens,  il 
me  demanderait  deux  bottes  de  paille  pour  passer  ici  la  nuit. 

—  Le  fils  de  ma  mère  a  son  idée,  répliqua  sèchement  Claude,  qui 
achevait  ses  préparatifs. 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE .  271 

Le  taupier  ne  parut  ni  surpris,  ni  blessé  de  cette  brusque  réponse;  il 
regarda  son  hôte  avec  l'espèce  de  déférence  qu'il  m'avait  paru  lui 
montrer  dès  l'abord. 

—  Vous  êtes  votre  maître,  rouleur,  reprit-il  tranquillement;  mais 
on  ne  se  sépare  point  comme  ça  avant  d'avoir  bu  le  coup  de  soleil. 

A  ces  mots,  il  ouvrit  une  armoire  d'où  il  tira  une  bouteille  d'eau- 
de-vie  presque  pleine,  et  il  en  versa  dans  chaque  verre.  Nous  trin- 
quâmes, en  adressant  à  Claude  un  souhait  d'heureux  voyage.  Mon 
compagnon  répéta  pour  lui  la  prière  populaire  de  saint  Bon-Sens,  de- 
mandant à  Dieu  de  le  préserver  «  des  hommes  de  la  cour,  des  femmes 
de  la  ville  et  des  loups  des  champs.  » 

—  Monsieur  veut  rire,  dit  Jean-Marie  à  l'avoué;  mais  que  je  devienne 
Normand,  si  je  n'ai  pas  cru  hier  voir  un  loup  tout  près  la  closerie.  Je 
suis  rentré  prendre  mon  fusil,  j'ai  suivi  la  bête  tout  le  long  de  la 
grande  haie,  et  j'allais  lui  envoyer  mes  chevrotines,  quand  elle  a 
aboyé. 

—  C'était  un  chien  ? 

—  D'une  espèce  que  je  n'ai  jamais  vue  dans  le  pays. 

Une  sorte  d'interjection  étouffée  me  fit  retourner  la  tête.  Le  rouleur 
était  immobile  à  quelques  pas,  un  bras  passé  dans  la  bretelle  de  sa 
hotte  et  l'autre  en  avant. 

—  Un  chien!...  fauve!...  répéta-t-il  avec  une  sorte  d'hésitation. 

—  A  oreilles  droites,  ajouta  le  taupier. 

—  Le  museau  effilé? 

—  La  queue  balayant  la  terre. 

—  Et  vous  dites  que  vous  l'avez  rencontré  hier? 

—  Puisque  je  l'ai  suivi. 

—  Alors  vous  savez  ce  qu'il  est  devenu  ? 

—  Je  l'ai  vu  se  terrer  dans  la  grande  butte. 

Claude  baissa  la  tête  sans  répondre;  mais  son  bras  se  dégagea  lente- 
ment de  la  bricole,  et  il  alla  s'asseoir  au  foyer  d'un  air  pensif. 

—  Vous  ne  partez  donc  plus?  lui  demandai-je. 

—  Tout  à  l'heure,  répondit-il  en  s'asseyant  sur  l'âtre  et  étendant 
machinalement  ses  mains  vers  la  flamme  mourante. 

lean-Marie  fit  alors  observer  que  la  bruine  serait  peut-être  balayée 
pa?  le  vent  de  minuit,  et  le  rouleur  ne  parut  pas  éloigné  de  retarder 
SOI  départ  jusqu'à  cette  heure.  Notre  hôte  vxmlut  remplir  une  se- 
conde fois  les  verres;  mais  nous  nous  hâtâmes  de  poser  la  main  sur  les 
noires,  et,  afin  d'échapper  à  de  nouvelles  instances,  nous  nous  déci- 
dânes  à  nous  retirer. 

li'humidité  de  nos  vêtemens,  imparfaitement  séchés  par  la  flamme 
du  foyer,  commençait  d'ailleurs  à  nous  faire  éprouver  un  malaise  qui 
se  ;raduisait  par  un  invincible  besoin  de  sommeil.  Heureusement  notre 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lit,  qui  n'était  composé  que  d'une  paillasse  et  d'une  coette  de  balle, 
était  assez  large  pour  deux.  Nous  résolûmes  de  nous  y  étendre  tout  ha- 
billés, après  avoir  fraternellernent  partagé  les  couvertures  vertes  qui 
l'enveloppaient.  Au  moment  de  refermer  la  porte  de  communication 
que  nous  avions  laissée  ouverte  pour  profiter  de  la  lumière,  je  jetai  un 
dernier  regard  vers  le  foyer.  Jean-Marie  et  Claude  étaient  assis  en  fac€ 
l'un  de  l'autre  :  le  premier,  bien  nourri,  bien  vêtu  et  le  visage  fleuri, 
vidait  son  verre  à  petits  coups  en  fredonnant  la  ronde  des  noces;  le 
second,  maigre,  déguenillé,  le  front  plissé,  avait  tout  bu  d'un  trait,  et 
regardait  à  ses  pieds  d'un  air  sombre.  Je  fis  remarquer  ce  contraste  à 
mon  compagnon. 

—  Ne  vous  en  étonnez  pas,  me  dit-il;  vous  avez  là  le  chasseur  de 
sottises  et  le  chasseur  de  chimères.  Celui-là  moissonne  dans  le  champ 
fécond  de  la  crédulité  humaine,  celui-ci  est  à  la  recherche  de  cette 
terre  promise  où  l'on  n'arrive  jamais.  Celui  qui  chante  et  qui  savoure 
est  le  soldat  du  mensonge,  toujours  vainqueur  et  joyeux;  celui  qui  so 
tait  est  le  pèlerin  de  l'idéal,  toujours  haletant  et  trompé. 

Bien  que  chacun  de  nous  se  fût  roulé  dans  sa  couverture,  le  froid 
nous  empêcha  pendant  quelque  temps  de  dormir.  J'entendis  enfin  la 
respiration  de  mon  compagnon  prendre  ces  intonations  sonores  et  ré- 
gulières qui  annoncent  le  sommeil,  et  moi-même  je  ne  tardai  pas  à 
l'imiter;  mais  une  espèce  de  fièvre  avait  insensiblement  succédé  au 
froid.  Les  lassitudes  douloureuses  que  j'éprouvais  dans  tout  le  corps  se 
traduisirent,  comme  d'habitude,  en  un  rêve  destiné  à  les  justifier.  Mon 
imagination  mêla  le  souvenir  de  la  réalité  aux  plus  folles  inventions. 
Il  me  sembla  que  je  m'étais  égaré  dans  un  pays  inconnu,  que  j'étais 
recueilli  dans  une  maison  dont  les  hôtes  méditaient  quelque  projet 
sinistre.  J'entendais  verrouiller  ma  chambre  au  dehors;  un  pan  de  mur 
s'ouvrait  et  laissait  passer  des  ombres  qui  s'avançaient  silencieusement 
vers  moi;  je  voulais  appeler,  une  main  s'appuyait  sur  mes  lèvres;  je 
voulais  m'élancer  du  lit,  des  bras  m'y  retenaient  enchaîné.  Je  m'épui- 
sais en  efforts  désespérés,  jusqu'à  ce  qu'un  redoublement  d'énergie  me 
fit  enfin  pousser  un  cri  qui  me  réveilla.  Je  me  redressai  sur  mon 
séant  :  j'étais  seul;  mon  compagnon  continuait  à  dormir  paisiblement; 
ce  n'était  donc  qu'un  rêve!  Je  poussai  un  soupir  de  soulagement;  but 
à  coup  un  bruit  de  pas  se  fit  entendre  à  la  porte.  Je  prêtai  l'oreille-... 
Quelqu'un  était  là.  J'entendis  distinctement  la  voix  du  sourcier  ijui 
disait  : 

—  Ils  dorment  ! 

Celle  du  rouleur  répondit  plus  bas  : 

—  N'importe. 

Puis  la  clé  fut  tournée,  le  pêne  glissa  dans  la  serrure,  et  les  pas  >  é- 
loignèrent.  Je  me  laissai  couler  à  terre,  et  je  me  dirigeai  à  tâtons  ^ers 


I 


LES  RÉCITS  DE  LA  MLSE  POPULAIRE.  273 

la  porte.  Ma  main  rencontra  le  loquet,  qu'elle  leva;  mais,  je  ne  m'étais 
pas  trompé,  nous  étions  enfermés.  Un  jet  de  lumière,  filtrant  à  travers 
les  planches  mal  jointes,  me  fit  trouver  une  fissure  à  laquelle  j'appli- 
{[uai  l'œil,  et  je  pus  voir  tout  ce  qui  se  passait  dans  la  pièce  voisine. 

Les  deux  paysans  s'étaient  rassis  à  la  même  place,  le  visage  éclairé 
par  la  flamme.  Jean-Marie  avait  à  ses  pieds  une  bourrée  déliée  dont 
il  brisait  les  branches  en  menus  brins;  la  bouteille  d'eau-de-vie  pres- 
j  que  vide  était  à  ses  côtés,  et  il  me  sembla  que  son  teint  s'était  allumé 
de  couleurs  plus  vives.  Quant  au  rouleur,  penché  en  avant,  il  lui  par- 
lait à  demi-voix  et  d'un  ton  d'expansion  persuasive.  Je  ne  saisis  d'a- 
bord que  des  mots  entrecoupés,  mais  je  pouvais  juger  de  l'importance 
de  la  confidence  par  le  redoublement  d'attention  du  sourcier;  enfin, 
les  voix  s'élevèrent  insensiblement,  quelques  lambeaux  de  phrases 
arrivèrent  jusqu'à  moi!...  Il  s'agissait  du  chien  mystérieux  suivi  par 
Jean-Marie,  et  que  le  rouleur  lui-même  avait  aperçu  deux  fois.  Je  crus 
comprendre  que  ce  dernier  l'avait  reconnu  pour  le  chien  de  terre  pré- 
posé par  les  fantômes  à  la  garde  des  trésors.  Le  sourcier  laissa  échapper 
une  exclamation  de  surprise,  mais  qui  n'exprimait  aucun  doute. 

—  Par  mon  baptême  !  alors  notre  fortune  est  faite,  s'écria-t-il. 

—  Pour  ça,  faut  pas  que  les  hommes  de  loi  s'en  doutent,  dit  Claude 
en  jetant  un  regard  vers  la  porte  de  communication,  et  voilà  pourquoi 
j'ai  mis  les  bourgeois  sous  clé.  A  cette  heure,  le  gibier  est  à  nous,  et 
il  n'y  a  point  de  part  pour  le  roi. 

—  Partons,  rouleur,  dit  Jean-Marie,  qui  s'était  levé. 

—  Minute!  reprit  Claude,  faut  d'abord  s'entendre.  Tu  es  sûr  de  re- 
connaître l'endroit  où  le  chien  s'est  terré  ? 

—  C'est  à  la  petite  pierrière;  mais  le  trésor  sera  caché  ? 

—  Je  sais  la  conjuration  qui  le  rendra  visible;  il  ne  faudra  plus  que 
((uelques  coups  de  pioche.... 

—  J'ai  notre  affaire,  dit  le  sourcier  en  saisissant  un  boyau  derrière 
un  tas  de  bourrées;  en  route,  vieux,  mais  surtout  pas  de  tours  de  Nor- 
mand ! 

—  Ne  crains  rien,  répliqua  Claude. 

—  Si  on  trouve  le  magot,  on  ne  se  quittera  pas? 

—  Non. 

—  On  n'y  regardera  qu'au  retour  ? 

—  Ce  sera  toi  qui  le  tireras  du  trou  et  qui  l'apporteras. 

—  Convenu,  dit  Jean-Marie,  qui  jeta  le  hoyau  sur  son  épaule  et  fit  un 
pas  pour  sortir;  mais,  se  ravisant  tout  à  coup  : 

—  Un  moment!  s'écria-t-il,  j'avais  oublié,  moi....  Le  premier  qui 
touche  au  trésor  des  trépassés  doit  mourir  dans  l'année. 

—  Ah  !  tu  sais  ça?  dit  Claude  en  tressaillant. 

TOME  y.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Et  tu  espérais  m'y  prendre,  mauvais  brigand  !  reprit  le  taupief 
avec  emportement. 

—  Faut  que  quelqu'un  se  dévoue,  objecta  le  routeur  d'un  accent  con* 
vaincu. 

—  Que  le  diable  me  brûle  si  c'est  moi!  s'écria  Jean-Marie;  ah!  tu 
voulais  me  faire  manger  de  la  mort  pour  avoir  ensuite  part  à  toi 
seul?  Hors  d'ici,  vagabond!  j'aime  encore  mieux  ma  peau  que  ton 
trésor. 

—  A  ta  fantaisie,  dit  le  routeur,  qui  savait  sans  doute  que  le  plus 
mauvais  moyen  de  ramener  un  homme  en  colère  était  de  lui  donner 
des  raisons. 

Et  il  rechargea  sa  hotte  avec  une  sorte  d'indifférence,  prit  son  bâton 
et  se  dirigea  vers  la  porte. 

Jean-Marie,  qui  l'avait  laissé  faire  en  grommelant,  le  regarda  sortir; 
il  parut  hésiter  un  instant,  puis  finit  par  le  suivre. 

J'avais  cessé  de  les  voir,  mais  le  bruit  de  leurs  voix  m'avertit  bien- 
tôt que  tous  deux  s'étaient  arrêtés  au-delà  du  seuil.  Je  fis  inutilement 
un  nouvel  effort  pour  ouvrir  la  porte  de  communication.  Ma  curio- 
sité était  excitée  outre  mesure.  Je  ne  pouvais  douter  que  le  taupier  et 
Claude  n'eussent  repris  la  question  du  trésor,  et,  à  tout  prix,  j'aurais 
voulu  entendre  le  débat;  mais  je  prêtais  en  vain  l'oreille  :  aucune  pa- 
role ne  parvenait  jusqu'à  moi.  Je  pouvais  seulement  reconnaître  à  la 
voix  chaque  interlocuteur,  et  préjuger  par  l'intonation  ce  qu'ils  di- 
saient. 

Cette  espèce  d'interprétation,  dans  laquelle  l'imagination  avait  la 
plus  grande  part,  finit  par  m'absorber  complètement.  L'accent  du  tau- 
pier avait  été  d'abord  presque  menaçant,  celui  de  Claude  bref  et  ab- 
solu; mais  insensiblement  le  premier  s'était  adouci,  et  le  second  avait 
perdu  sa  cassante  sécheresse.  Maintenant  le  routeur  parlait  longue- 
ment, du  ton  d'un  homme  qui  veut  persuader.  Il  avait  sans  doute 
trouvé  quelque  expédient  qu'il  s'efforçait  de  faire  accepter.  Le  sourcwr 
répondait  de  loin  en  loin,  comme  pour  opposer  des  objections;  mais 
celles-ci  devenaient  à  chaque  instant  plus  rares  et  plus  courtes.  Claude 
gagnait  certainement  du  terrain.  J'écoutais  sa  voix,  qui  prenait  des  in- 
tonations toujours  plus  persuasives,  et  je  supposais  le  plaidoyer  que 
je  ne  pouvais  entendre.  Il  entretenait  son  interlocuteur  de  la  décou- 
verte du  trésor,  et  évoquait,  pour  le  séduire,  un  de  ces  rêves  que  cha- 
cun de  nous  tient  caché  dans  les  derniers  replis  de  sa  pensée.  11  lui 
montrait  peut-être  la  closerie  transformée  en  ferme  à  deux  charrues, 
l'enclos  d'entrée  devenu  une  aire  bordée  de  grandes  meules  de  froment, 
la  haie  du  verger  reculée  de  plusieurs  vots  de  chapons.  Il  lui  faisait  en- 
toudre  le  meuglement  des  vaches  revenant  le  long  des  sentes  vertes, 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  273 

S  grelots  des  attelages  qui  ramenaient  du  marché  les  charrettes 
ides,  et  le  sifflement  cadencé  des  garçons  de  labour  dispersés  dans 
s  guérets.  Mais  quelle  était  la  condition  imposée  à  cette  espérance? 
fallait  qu'elle  fût  bien  périlleuse  ou  bien  dure,  car  le  sourcier  résis- 
lit  toujours.  Parfois  cependant  le  débat  cessait,  comme  s'il  eût  con^ 
;nti;  j'entendais  le  routeur  se  rapprocher  du  seuil.  Alors  Jean-Marie 
irrêtait  tout  à  coup  par  un  nouveau  refus,  et  la  discussion  reprenait, 
jnfin  l'obstination  de  Claude  l'emporta;  son  interlocuteur  parut  cé- 
er,  et  tous  deux  rentrèrent. 

—  Ainsi  c'est  dit?  murmura  le  rouleur. 

—  Oui ,  répliqua  Jean-Marie  d'une  voix  troublée. 

—  Alors  plus  de  retard,  ou  nous  manquons  l'affaire. 

Le  sourcier  traversa  la  pièce,  alla  droit  à  un  renforcement  où  j'avais 
■marqué  une  paillasse,  et  appela  Marthe. 

—  Elle  n'entendra  pas,  elle  dort ,  fit  observer  le  rouleur. 
Jean-Marie  se  pencha  pour  secouer  l'idiote,  dont  le  grognement  me 

rouva  bientôt  qu'elle  était  réveillée. 

—  Debout,  Marthe!  viens  avec  nous,  dit  précipitamment  le  sourcier, 
ous  avons  besoin  de  toi. 

Je  compris  enfin  le  sujet  du  débat  mystérieux  qui  s'était  prolongé  si 
tiig-temps.  Pour  obtenir  la  possession  du  trésor,  il  fallait  que  quel' 
u  un  se  dévouât ,  ainsi  que  l'avait  déclaré  le  rouleur,  et  il  avait  décidé 
ean-Marie  à  sacrifier  sa  sœur  !  Cette  longue  habitude  de  tendresse 
ont  le  témoignage  nous  avait  touchés  un  instant  auparavant  n'avait 
u  tenir  contre  le  rayonnement  d'une  chimérique  richesse! 

Je  demeurai  saisi,  comme  si  le  danger  qu'allait  courir  l'idiote  eût 
u  quelque  chose  de  réel.  Quoi  qu'il  arrivât  désormais,  le  frère  avait 
n  eifet  échangé  la  vie  de  la  sœur  contre  l'espérance  d'un  peu  d'or, 
aurais  pu  tout  arrêter  en  faisant  connaître  que  j'étais  là;  je  ne  sais 
[uelle  fièvre  de  curiosité  me  retint.  Je  voulus  voir  jusqu'au  bout  cette 
mère  épreuve  des  affections  humaines.  Je  tenais  d'ailleurs  à  jouir  du 
lésappointement  qui  devait  punir  ces  deux  meurtriers  d'intention. 

Ils  avaient  réussi  à  faire  lever  Marthe  et  à  l'emmener  à  moitié  en- 
lormie.  Dès  qu'ils  eurent  disparu ,  je  courus  réveiller  mon  compa- 
gnon ,  à  qui  je  racontai  rapidement  ce  qui  s'était  passé. 

—  Vite,  suivons-les,  dit-il  en  se  jetant  à  bas  du  lit. 
Je  lui  fis  observer  que  la  porte  était  fermée. 

— Voyons  la  fenêtre,  s'écria-t-il. 

Nous  la  cherchâmes  dans  l'obscurité;  elle  était  garnie  d'un  fort 
reillis.  Il  fallut  revenir  à  la  porte  et  réunir  nos  efforts  contre  la  ser- 
nire;  mais  ce  fut  peine  inutile.  L'avoué  se  mit  à  faire  le  tour  de  la 
îièee  en  suivant  le  mur,  dans  l'espoir  de  découvrir  quelque  issue.  Tout 
i  coup  je  l'entendis  s'écrier  : 


lîl 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

— Nous  sommes  sauvés  ! 

—  Vous  avez  trouvé  une  seconde  fenêtre?  demandai-je. 

—  Mieux  que  cela;  j'ai  un  levier. 
Il  vint  me  rejoindre,  plaça* la  barre  de  fer  sous  le  battant,  et,  en 

deux  ou  trois  secousses,  l'enleva  de  ses  gonds.  Je  l'aidai  à  le  ranger 
de  côté,  et  nous  gagnâmes  la  porte  extérieure.  Toutes  ces  opérations 
avaient  demandé  du  temps;  lorsque  nous  arrivâmes  dans  la  petite  cour 
d'entrée,  nous  ne  vîmes  plus  personne,  et  nous  cherchâmes  en  vain  à 
reconnaître  la  direction  prise  par  l'idiote  et  ses  deux  conducteurs.  Ils 
avaient  bien  parlé  des  petites  pierrières,  mais  mon  compagnon  n'en  con- 
naissait pas  mieux  que  moi  la  position.  Nous  nous  consultions  depuis 
quelques  instans  sur  ce  qu'il  fallait  faire,  lorsqu'un  sourd  retentisse- 
ment ébranla  tout  à  coup  la  colline,  et  fut  suivi  de  deux  cris  de  dé- 
tresse. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  demandai-je  en  tressaillant.  Pm 

—  Il  m'a  semblé  reconnaître  la  voix  du  routeur  et  celle  de  Jean-Ma-  wie 
rie,  dit  l'avoué. 

Nous  courûmes  dans  la  direction  que  les  cris  nous  indiquaient,  mais 
nous  fûmes  bientôt  arrêtés  par  une  haie.  Il  fallut  revenir  sur  nos  pas 
et  faire  un  long  détour.  Enfin  nous  aperçûmes  un  chemin  creux  dans  ' 
lequel  nous  nous  engageâmes  rapidement.  A  peine  avions-nous  fait 
quelques  centaines  de  pas,  qu'une  forme  étrange  apparut  dans  la  nuit, 
au  détour  de  la  route,  et  nous  reconnûmes  le  sourcier  portant  l'idiote  P 
dans  ses  bras.  Nous  lui  demandâmes  ce  qu'il  y  avait.  '  ' 

—  Lapierrière!...  bégaya-t-il  haletant.  Nous  avons  voulu...  élargir 
l'entrée. . .  tout  a  croulé  sur  Marthe. , . .  Place  !  place  ! 

Il  continuait  à  courir  vers  la  closerie  aussi  vite  que  son  fardeau  le 
lui  permettait.  Nous  le  suivîmes  sans  pouvoir  obtenir  d'autre  explica- 
tion. En  arrivant  à  la  maison,  il  déposa  l'idiote  près  de  l'âtre,  et  se 
hâta  d'allumer  une  chandelle  de  résine;  alors  nous  pûmes  apprécier 
la  gravité  de  l'accident.  Arrachée  de  dessous  les  décombres  qui  l'a- 
vaient ensevelie,  Marthe  était  inondée  de  boue  et  de  sang.  Une  plaie 
hideuse  lui  partageait  le  front.  Ses  vêtemens  en  lambeaux  laissaient 
voir  des  épaules  marbrées  de  contusions,  et  un  de  ses  bras  pendait 
brisé.  Jean-Marie,  penché  sur  elle,  la  regardait  pétrifié  d'horreur.  La 
chandelle  qui  tremblait  dans  sa  main  laissait  tomber  sur  le  visage  de 
l'idiote  des  gouttes  de  résine  fondue.  L'avoué  courut  chercher  de  l'eau, 
et  nous  nous  mîmes  à  laver  la  plaie  avec  nos  mouchoirs.  L'idiote 
poussa  un  soupir. 

—  Elle  vit  encore  !  s'écria  mon  compagnon;  relevez-lui  la  tête,  et  tâ- 
chez de  la  faire  boire. 

Nous  exécutâmes  sa  double  prescrfption.  Après  les  premières  gor- 
gées d'eau ,  Marthe  parut  se  ranimer.  Je  tenais  un  mouchoir  mouillé 


LES  RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  277 

S  r  la  blessure,  afin  d'empêcher  le  sang  de  l'aveugler;  elle  ouvrit  les 
lux  et  nous  regarda.  Je  fus  frappé  de  l'expression  d'intelligence  qui  se 
Qétait  dans  sa  prunelle  contractée.  Tous  les  muscles  de  la  face  sem- 
aient se  raidir  dans  un  suprême  effort.  Son  œil  s'arrêta  enfin  sur  le 
ircier.  Un  inexprimable  sentiment  de  joie  épanouit  subitement  ses 
lits,  et  elle  appela  distinctement  :  Jean-Marie  ! 
A  ce  nom ,  celui-ci  se  redressa  comme  si  un  fer  aigu  l'eût  frappé. 

—  Avez-vous  entendu?  s'écria-t-il  épouvanté. 

—  Elle  vous  a  nommé,  dit  mon  compagnon. 

—  C'est  qu'elle  va  mourir,  reprit  Jean-Marie  avec  une  conviction  si 
ofonde,  que  nous  en  fûmes  saisis. 

Je  cherchai  à  le  dissuader  en  demandant  s'il  n'était  point  possible 
!  se  procurer  un  médecin.  Le  sourcier  ne  me  répondit  pas.  Assis  sur 
itre,  les  deux  mains  jointes,  il  regardait  Marthe  d'un  air  efl'aré,  en 
pétant  :  —  Elle  va  mourir!  —  Impatienté,  j'adressai  ma  demande  à 
ivoué.  Celui-ci  secoua  la  tête, 

\  —  Les  médecins  n'ont  plus  rien  à  faire  ici ,  dit-il;  n'entendez-vous 
is  le  râle? 

La  respiration  de  l'idiote  s'était,  en  effet,  changée  en  un  sifflement 
luque  et  pressé.  Son  agonie  se  prolongea  environ  un  quart  d'heure, 
lis  la  tête  retomba  en  arrière  dans  une  dernière  comulsion. 
En  nous  voyant  reculer  de  quelques  pas,  Jean-Marie  comprit  que 
ut  était  fini;  mais  il  ne  quitta  ni  sa  place,  ni  son  attitude.  J^a  morte 
ait  entre  nous,  étendue  à  terre,  la  tête  appuyée  sur  la  pierre  de  la 
leminée.  Ses  cheveux  humides  de  sang  roulaient  épars  jusque  dans 
s  cendres  du  foyer.  Quelques  lueurs  dernières,  qui  se  ranimaient 
ir  instans,  puis  s'éteignaient,  faisaient  passer  tour  à  tour  sur  son 
isage  des  jets  de  lumière  et  d'ombre.  Il  y  avait  dans  ce  spectacle 
uelque  chose  de  si  cruellement  sinistre,  que,  saisissant  par  le  bras 
ion  compagnon,  je  l'entraînai  hors  de  la  closerie. 

Nous  tombâmes  d'accord  que  nous  ne  pouvions  être  d'aucune  uti- 
té  au  sourcier,  et  que  le  mieux  était  de  lui  envoyer  quelque  parent  ou 
uelque  ami  que  nous  avertirions  à  notre  passage  dans  le  hameau  voi- 
in.  Lorsque  l'avoué  rentra,  Jean-Marie  lui-même  le  pressa  de  partir, 
eut-être  la  crainte  de  nos  questions,  jointe  au  sentiment  de  sa  faute, 
li  faisait-elle  désirer  notre  éloignement.  De  mon  côté,  j'éprouvais  une 
oite  d'oppression  entre  la  douleur  du  frère  et  le  cadavre  de  la  sœur. 
(os  chevaux  furent  bientôt  sellés,  et,  après  avoir  pris  rapidement  congé, 
ious  nous  engageâmes  dans  une  route  de  traverse  que  notre  hôte  nous 
ndiqua. 

Le  vent  de  minuit  avait  nettoyé  le  ciel,  dont  la  voûte,  d'un  bleu 
ombre,  apparaissait  alors  parsemée  d'étoiles.  La  nuit  avait  cette 
ransparence  veloutée  particulière  aux  lueurs  crépusculaires.  A  chaque 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rafale  de  la  brise,  les  arbres  secouaient  leurs  tètes  humides  et  faisaient 
pleuvoir  de  courtes  ondées  qui  grésillaient  sur  les  buissons.  J'avais  le 
cœur  serré  et  la  tête  en  ïevt  :  cet  air  frais  me  soulagea;  je  respirai  plus 
à  l'aise.  Nos  chevaux  marchaient  de  front  sur  l'herbe  d'un  chemin 
désert,  sans  que  l'on  entendît  le  bruit  de  leurs  pas.  Nous-mêmes, 
nous  gardions  le  silence,  encore  émus  du  spectacle  que  nous  quittions. 
Arrivés  à  un  carrefour,  nous  tournâmes  à  droite,  selon  la  recomman- 
dation du  taupier,  en  nous  rapprochant  de  la  colline;  mais  tout  à  coup 
les  chevaux  tendirent  le  cou,  puis  s'arrêtèrent  :  un  éboulement  récent 
barrait  le  chemin. 

—  C'est  sans  doute  la  petite  pierrière,  dit  mon  compagnon. 

Etil  toucha  sa  monture  de  l'éperon  pour  la  forcer  à  approcher;  mais, 
au  bruit  des  fers  contre  les  cailloux,  une  ombre  s'élança  de  la  crevasse 
qui  éventrait  le  coteau,  rencontra  un  rayon  de  la  clarté  stellaire,  et 
nous  reconnûmes  les  traits  inflexibles  du  rouleur.  11  nous  aperçut,  se 
jeta  dans  un  sentier  qui  traversait  la  friche,  et  disparut. 

—  L'avez-vous  reconnu?  m'écriai-je  en  me  tournant  vers  mon  coi 
pagnon. 

—  C'est  Claude. 

—  Que  pouvait-il  faire  encore  là? 

—  Il  cherchait  le  trésor. 

—  Quoi!  même  après  cette  mort? 

—  Dites  à  cause  d'elle;  n'était-  elle  pas  une  des  conditions  de  la  dé- 
couverte? Vous  ne  connaissez  pas  l'implacable  ténacité  de  ces  chas- 
seurs de  rêves!  Pour  arriver  au  but  qui  fuit  devant  eux,  ils  ne  regar* 
dent  point  si  leurs  pieds  marchent  dans  les  ruines  ou  dans  le  sangi' 
Livrés  à  une  seule  idée,  comme  les  possédés  du  démon,  ils  ne  voient 
rien  autre  chose.  Éclatans  ou  obscurs,  vous  les  trouverez  toujours  les 
mêmes,  le  nom  seul  changera,  et,  selon  qu'ils  voudront  poursuivi 
l'égalité,  la  gloire  ou  la  richesse,  vous  les  entendrez  appeler  Maratf; 
Erostrate  ou  le  rouleur. 

Emile  Soovestre. 


DE 


L'ÉTAT  MORAL 


NOTRE  ÉPOQUE.' 


Il  n'est  personne  qui  ne  sente  et  qui  ne  dise  que  l'époque  oii  nous 
ivons  n'est  point  une  époque  ordinaire.  Pour  l'observateur  le  moins 
ttentif,  c'est  en  effet  chose  évidente  que  nous  traversons  une  de  ces 
rises  d'où  les  sociétés  humaines  sortent  dissoutes  ou  régénérées.  Com- 
nent  notre  civilisation  si  brillante  et  si  fière  se  trouve-t-elle  aux  prises 
vec  cette  alternative  redoutable?  Il  est  aisé  de  le  comprendre.  Une 
grande  et  antique  société  était  encore  debout  il  y  a  soixante  années  ; 
ille  avait  reçu  en  héritage  des  générations  antérieures  une  foi  reli- 
gieuse, une  règle  des  mœurs,  toute  une  organisation  qui  embrassait 
lans  ses  cadres  immenses  le^foyer  domestique,  la  vie  civile,  l'état.  Cet 
îdiflce  semblait  éternel  :  il  est  tombé  pourtant,  abattu  pièce  à  pièce 
lar  les  coups  répétés  des  révolutions.  C'est  que,  parmi  les  idées  qui  fai- 
saient la  force  et  la  vie  de  l'ancienne  société,  si  un  grand  nombre  s'ap- 
Juyaient  sur  la  vérité  et  la  justice  éternelles,  beaucoup  d'autres  n'é- 

(1)  L'auteur  des  pages  qu'on  va  lire  ouvrait  hier,  à  la  Sorbonne,  un  cours  de  philo» 
lophie  morale.  Ce  morceau  en  est  l'introduction. 


280  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

taient  vraies  que  de  cette  vérité  relative  que  le  temps  altère,  et  qui  variiE 
avec  les  progrès  de  la  civilisation.  Or,  celles-ci  avaient  peu  à  peu  perdlii] 
leur  prestige,  sourdement  minées  ou  audacieusement  attaquées  pai 
l'esprit  nouveau.  A  leur  place,  d'autres  idées,  pleines  de  jeunesse  et  d'at' 
trait,  s'étaient  emparées  de  la  conscience  des  peuples  et  faisaient  très' 
saillir  tous  les  cœurs  d'enthousiasme  et  d'espérance.  Un  jour  vint  m 
les  vieux  principes,  discrédités  et  flétris,  ne  purent  plus  se  soutenir 
et  ils  entraînèrent  la  société  entière  dans  leur  chute. 

Nous  sommes  nés  au  milieu  de  ces  ruines.  Depuis  un  demi-siècle.l 
le  problème  suivant  est  posé  à  la  société  moderne  :  entre  les  idées  diil 
passé,  idées  religieuses,  croyances  morales,  doctrines  politiques  et  éco4 
nomiques,  déterminer  celles  qui  ont  disparu  sans  retour  et  celles,  aol'*' 
contraire,  dont  l'éclipsé  n'est  que  d'un  instant,  et  qui,  indestructibles* 
comme  la  justice  et  la  vérité,  doivent  concourir  avec  les  idées  nouvelles 
à  l'organisation  d'une  société  rajeunie? 

Voilà  le  problème!  mesurons-en  toute  la  profondeur.  Nous  n'aél 
sommes  plus  à  discuter  telle  innovation  politique,  telle  ou  telle  réforinÉ 
dans  la  foi  religieuse  ou  dans  les  mœurs;  c'est  l'ordre  moral  en  soii 
c'est  l'ordre  religieux  et  l'ordre  politique  dans  leur  fond  et  dans  lei 
substance  qui  sont  en  jeu.  Nous  avons  vu  l'esprit  de  négation  se 
chaîner  avec  une  audace  inouie  et  du  tranchant  de  son  analyse  meti 
à  nu  les  racines  de  la  société.  Je  ne  sais  quel  doute  nouveau,  imme 
comme  l'horizon  de  l'intelligence  humaine ,  s'est  répandu  dans  1 
âmes.  Il  semble  planer  sur  nos  tètes  et  de  son  souffle  puissant  abattre 
nos  volontés  et  glacer  nos  cœurs.  On  entend  retentir  ces  questions 
étranges  :  Y  a-t-il  une  responsabilité  humaine?  Propriété,  famille,  gou- 
vernement, qu'est-ce  que  tout  cela?  Rien  autre  chose  peut-être  que 
d'utiles  lisières  qui  ont  soutenu  les  premiers  pas  de  l'humanité  nais 
santé  et  que  l'humanité  virile  doit  briser  !  Hommes  des  temps  m 
veaux,  nous  inclinerons-nous  encore  devant  ces  mots  sacrés  pour  & 
pères  :  Dieu,  la  Providence,  la  vie  future?  Préjugés  vieillis,  absurd 
chimères,  fantômes  à  jamais  évanouis  ! 

Je  ne  déclame  point;  il  suffit  d'ouvrir  l'oreille  pour  recueillir  le  si 
nistre  écho  de  ces  doutes  partout  soulevés,  et  certes,  quand  on  voit 
tels  doutes  pénétrer  dans  les  couches  les  plus  profondes  d'une  sociâ 
battue  par  les  orages  et  qui  a  précipité  dans  les  flots  ses  pilotes  et  soi 
gouvernail,  l'angoisse  est  terrible  pour  l'ami  de  l'humanité. 

Or,  à  qui  la  société  demande-t-elle  la  solution  de  ces  problèmes? 
Est-ce  à  la  tradition,  au  témoignage,  à  quelque  autorité  visible?  Évi- 
demment non.  Elle  s'adresse  à  la  raison,  à  la  discussion  libre,  c'estTà- 
dirc  au  fond,  qu'on  y  consente  ou  qu'on  proteste,  qu'on  ait  peur  du 
mot  ou  qu'on  le  prononce  avec  respect ,  h  la  [)hilosophie. 

Oui,  c'est  un  fait  éclatant  comme  le  soleil  que  les  hommes  de  ce 


DE  l'État  moral  de  notre  époque.  281 

t  iips  ont  pris  en  main  le  gouvernement  de  leurs  destinées.  Toute 
site  de  tutelle  leur  est  devenue  intolérable.  Us  ne  veulent  confier  à 
}  cune  autorité  sans  contrôle  le  soin  de  fixer  leurs  croyances,  de  main- 
l'iiir  leurs  droits,  d'administrer  leurs  intérêts.  Dans  ce  naufrage  im- 
jcnse  de  toutes  les  autorités,  une  seule  reste  debout,  c'est  l'autorité 
V  la  raison.  La  société  éperdue  se  tourne  donc  vers  la  raison;  elle  la 
(  sse  de  lui  répondre,  et  il  faut  ajouter  qu'elle  en  a  le  droit.  Qui,  en 
Ict,  a  appris  aux  hommes  qu'il  existe  au  fond  de  leur  conscience  une 
inière  infaillible  que  les  orages  des  passions  et  les  caprices  de  l'in- 
vidualité  font  plus  d'une  fois  vaciller,  mais  sans  pouvoir  jamais  Te- 
indre? Qui  leur  a  dit  que  le  plus  beau  privilège  et  l'essence  même  de 
lomme,  c'est  de  penser?  Qui  a  fait  cela,  si  ce  n'est  pas  la  raison  libre, 
philosophie? 

C'est  donc  à  elle  de  répondre  à  l'appel  des  âmes;  c'est  à  elle  d'opérer 
difficile  triage  des  préjugés  à  jamais  abattus  et  de  ces  principes  im- 
lortels  que  les  révolutions  ne  peuvent  ébranler  sans  faire  chanceler 
i  civilisation  même;  c'est  à  elle, 'en  un  mot,  d'éclairer  les  hommes  sur 
•ur  nature,  leur  condition,  leurs  droits,  leurs  devoirs,  leurs  espé- 
inces.  11  ne  s'agit  plus,  comme  au  siècle  de  Descartes,  de  s'isoler  dans 
^s  régions  métaphysiques  et  d'enfanter  mille  systèmes  ingénieux  ou 
randioses,  pour  occuper  la  noble  curiosité  de  quelques  esprits  d'élite. 
ne  s'agit  plus,  comme  au  siècle  de  Voltaire,  de  faire  partout  recon- 
aitre  le  principe  philosophique  en  déclarant  au  principe  rival  une 
lierre  implacable,  aujourd'hui  terminée.  Il  faut  que  la  philosophie 
(vienne  une  force  sociale  et  une  croyance  positive;  il  faut  qu'elle  sa- 
isfasse,  par  une  large  et  incessante  prédication,  ce  besoin  universel 
ie  lumière  qu'elle  a  éveillé  parmi  les  hommes. 

Telle  est  l'idée  que  je  me  forme  de  ce  grand  ministère  spirituel  que 
a  philosophie  est  appelée  à  exercer  de  nos  jours.  Si  elle  désertait  une 
Mission  si  sainte  et  si  nécessaire,  ce  serait  pour  elle  un  signe  irrécu- 
nihle  d'impuissance ,  pour  la  société  une  ruine  certaine ,  une  honte 
îternelle  pour  l'esprit  humain.  Il  faut  donc  que  nous  tous,  faibles  ou 
forts,  nous  nous  mettions  à  l'œuvre.  Quiconque  a  conservé  dans  son 
2œur  une  foi  morale  et  religieuse,  s'il  peut  la  répandre,  il  le  doit.  Sa 
parole  risquerait-elle  d'être  inefficace,  son  action  de  rester  stérile,  il 
n'est  point  dispensé  pour  cela  de  parler  et  d'agir.  Son  devoir  n'est  pas 
d'atteindre  le  but,  mais  d'y  marcher  d'un  pas  ferme.  Dieu  ne  lui  de- 
mande pas  le  succès,  il  lui  impose  l'effort. 

Je  ne  suis  point  un  détracteur  systématique  du  temps  où  nous  vi- 
vons, un  de  ces  esprits  moroses  qui  semblent  se  complaire  à  recueillir 
les  signes  d'une  décadence  prochaine.  Non;  j'ai  foi  dans  le  maintien 
de  cette  grande  civilisation  que.  le  christianisme  et  la  philosophie  ont 


fiiiibi 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tour  à  tour  perfectionnée,  et,  quand  je  cherche  l'idéal  où  ma  rai 
et  mon  cœur  aspirent,  ce  n'est  point  vers  le  passé  que  se  tournent  ra^*"""! 
regards,  c'est  vers  l'avenir  que  je  sens  s'élancer  mes  voeux  et  mes 
pérances;  mais,  si  disposé  que  l'on  puisse  être  à  constater  avec  sym 
thie  tout  ce  que  notre  siècle  renferme  d'aspirations  légitimes,  de 
néreux  sentimens,  de  sève  intérieure  et  de  vie,  on  ne  saurait  se  di» 
muler  qu'il  est  travaillé  par  un  certain  nombre  de  maladies  mo: 
dont  les  symptômes  éclatent  de  toutes  parts.  wP  "^ 

La  première  que  je  signalerai,  c'est  l'affaiblissement  visible  du  seiijf  t*"* 
timent  de  la  responsabilité  morale.  Ce  mal  se  fait  reconnaître  à  à 
signes  trop  certains,  et  d'abord  à  cette  disposition  générale  des  hommelf 
de  notre  temps  à  charger  la  société  du  soin  de  leur  destinée.  Les  doc-  ^ 
teurs  de  la  sagesse  nouvelle  sont  venus,  et  ils  ont  dit  aux  hommes  ; 
Pourquoi  vous  consumer  en  efforts  imjtiles  dans  cette  arène  dévorante  W^ 
où  s'agite  la  concurrence  des  vocations,  des  talens,  des  intérêts?  Pour-*>  M 
quoi  amasser  péniblement  une  chétive  épargne  mise  en  réserve  pour  fB'^^ 
les  mauvais  jours?  Lutte  stérile,  prévoyance  dérisoire!  Ce  n'est  point  i 
à  vous,  faibles  individus,  de  vous  conserver,  de  vous  diriger,  de  voua?  ^ 
sauver  vous-mêmes.  11  y  a  tout  près  de  vous  un  être  merveilleux,  dont' 
la  puissance  est  sans  bornes,  la  sagesse  infaillible,  l'opulence  inépui- 
sable. Il  s'appelle  l'état.  C'est  à  lui  qu'il  faut  vous  adresser;  c'est  lui  qufc  |» 
est  chargé  d'avoir  de  la  force  et  de  la  prévoyance  pour  tout  le  monde^' 
c'est  lui  qui  devinera  votre  vocation,  qui  disposera  de  vos  capacités^' 
qui  récompensera  vos  labeurs,  qui  élçvera  votre  enfance,  qui  recueil* 
lera  votre  vieillesse,  qui  soignera  vos  maladies,  qui  protégera  votre* 
famille,  qui  vous  donnera  sans  mesure  travail,  bien-être,  liberté! 

Tels  sont  les  dangereux  songes  dont  on  a  bercé,  dont  on  abuse  en-^ 
core  la  naïve  ignorance  des  masses  laborieuses.  On  leur  annonce  pom- 
peusement qu'on  veut  les  affranchir  de  l'esclavage  de  la  misère,  et  la 
première  leçon  qu'on  leur  donne,  c'est  d'abdiquer  leur  liberté,  c'est 
de  la  déposer,  comme  un  insupportable  fardeau ,  entre  les  mains  de 
l'état  ou  plutôt  du  personnage  fantastique  qu'on  appelle  de  ce  nom. 
Ici,  qu'on  veuille  bien  ne  pas  se  méprendre  sur  ma  pensée.  A  Dieu  ne 
plaise'  que  je  me  porte  le  défenseur  de  cette  doctrine  excessive  et  im- 
pitoyable, que  le  pouvoir  social  n'a  point  à  connaître  des  besoins  et 
des  souffrances  des  citoyens,  et  qu'enfermé  dans  un  rôle  tout  défensif 
et  tout  négatif,  il  doit  abandonner  les  faibles  à  leur  destinée!  Je  crois 
au  contraire,  ainsi  qu'un  philosophe  illustre  l'a  éloquemment  établi  (4), 
je  crois  que  l'état,  s'il  est  avant  tout  institué  pour  préserver  les  ci- 
toyens des  atteintes  de  la  violence,  ne  s'élève  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
auguste  et  de  plus  sacré  dans  son  idéal  qu'à  la  condition  d'exercer 

(1)  Justice  et  Charité,  par  M.  Ck)ttain,  page  53, 


DE  l'État  moral  de  notre  époque.  283 

Il  ministère  public  de  protection  et  de  charité;  mais  est-ce  à  dire 
(  I  aucune  créature  humaine  se  puisse  impunément  dispenser  d'énergie 
j orale  et  de  sagesse,  de  modération  et  de  prévoyance?  Est-ce  à  dire 
ne  même  destinée  puisse  être  réservée  ici-bas  à  l'homme  indolent, 
]:(T,  dépravé,  et  au  travailleur  honnête,  économe,  infatigable?  Vous 
(li  parlez  sans  cesse  de  l'omnipotence  de  l'état,  vous  oubliez  donc  que 
]  tat  est  un  être  collectif,  lequel  n'a  de  puissance  et  de  ressources  que 
t lits  des  membres  qui  le  composent,  et  que,  si  vous  voulez  avoir  un 
I  il  puissant,  il  le  faut  composer,  non  de  stupides  ilotes,  non  d'esclaves 
'S[)otiquement  enrégimentés,  mais  de  mâles  et  vigoureuses  créatures, 
\antes  et  agissantes,  éprouvées  par  la  lutte,  capables  de  sentir  la 
andeur  et  le  poids  de  la  liberté,  et  qui,  au  lieu  de  creuser  avec  in- 
il(  nce  le  sillon  où  les  a  attachées  la  main  de  l'état,  s'élancent  dans  la 
(t  rière  de  la  vie  avec  cette  initiative  puissante  qu'aiguillonne  le  sen- 
ment  de  la  responsabilité  ! 

11  était  digne  des  sages  qui  nous  ont  donné  pour  beau  idéal  le  de&- 
)tisme  absolu  de  l'état,  d'attacher  leur  nom  à  cette  autre  doctrine, 
k;  les  droits  de  chaque  individu,  dans  une  société  bien  ordonnée, 
mt  en  proportion,  non  des  mérites,  mais  des  besoins.  J'ose  dire  que 
mais  plus  audacieux  et  plus  insolent  défi  n'avait  été  jeté  à  la  raison 
;  à  la  moralité  publiques.  Séparer  la  rémunération  de  l'ceuvre  accom- 
lic,  c'est  retrancher  d'un  seul  coup  la  liberté  et  la  responsabilité 
iimaines;  c'est  ramener  l'humanité  au-dessous  de  l'état  sauvage, 
(imposez  en  eifet  par  la  pensée  une  société  de  créatures  entièrement 
('Itourvues  de  moralité;  ces  êtres  n'auront  pas  de  devoirs,  mais  des 
[ipétits,  et  ces  appétits  seront  tous  également  légitimes.  Or  essayez 
établir  quelque  ordre  dans  une  pareille  société.  Où  trouver  un  prin- 
i[H;  de  hiérarchie,  une  règle  de  distribution  raisonnable  des  charges 
t  (les  bénéfices,  sinon  dans  l'énergie  des  besoins?  Mais  en  vérité  vous 
aurez  pas  besoin  de  vous  mettre  fort  en  peine  pour  établir  cette  règle; 
lUe  s'établira  toute  seule  :  le  plus  fort  écrasera  le  plus  faible,  et,  comme 
|iit  le  fataliste  Spinoza  avec  une  sérénité  imperturbable,  les  gros  pois- 
ons mangeront  les  petits  (1).  C'est  donc  à  l'état  de  nature  que  ces  ar- 
iens zélateurs  du  progrès  veulent  nous  faire  rétrograder,  c'est-à-dire 
lu  règne  de  la  force. 

La  force,  voilà  l'idole  de  notre  temps;  elle  a  détrôné  la  Providence. 
}ui  de  nous,  si  nous  voulons  être  sincères,  n'a  sacrifié  sur  l'autel  de 
îette  honteuse  divinité?  Qui  de  nous,  en  présence  d'une  insurrec- 
tion triomphante  ou  vaincue,  d'une  dynastie  qui  tombe  ou  qui  se  re- 
ève,  d'une  popularité  qui  disparait,  ne  se  sent  disposé  à  accepter 
'arrêt  des  faits  accomplis?  Certes,  l'aveu  est  triste,  mais  ce  qui  peut 

(1)  Traité  théologico-politique ,  chap.  xri.  >  -   '       . 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  diminuer  la  honte,  c'est  que  nous,  hommes  encore  jeunes,  nous  avons 
appris  cette  adoration  de  la  force  à  l'école  des  événemens;  nous  l'avons] 
comme  respiréedans  l'atmosphère  qui  nous  entoure.  Quel  spectacle  que 
celui  du  monde  depuis  soixante  années!  Y  a-t-il,  je  le  demande,  un 
seul  principe,  un  seul  pouvoir  qui  n'ait  excédé  son  droit,  qui  n'ait  misl 
la  force  à  la  place  de  la  justice?  Certes  je  ne  suis  pas  indifférent  entre 
les  deux  grandes  causes  qui  se  disputent  le  monde,  la  cause  de  la  ré- 
volution et  la  cause  de  la  tradition;  mais,  de  honne  foi,  peut-on  dire 
d'aucune  d'elles,  même  de  celle  qui  est  la  nôtre,  qu'elle  ait  jamais 
triomphé  sans  excès?  De  là,  dans  les  alternatives  de  cette  lutte  d'un 
demi-siècle,  une  confusion  inextricable  du  bien  et  du  mal,  du  bon 
droit  et  de  la  violence,  laquelle  a  couvert  d'un  épais  nuage,  même  pour 
les  plus  fermes  regards,  la  moralité  des  événemens.  De  là  aussi  cette! 
détestable  habitude  de  juger  de  la  légitimité  d'un  principe  par  son  suc- 
cès et  de  ne  croire  une  cause  juste  que  lorsqu'elle  a  triomphé.  A  ce 
compte,  la  cause  de  Socrate  était  donc  injuste,  puisqu'il  a  bu  la  ciguêî 
Et  pour  parler  d'un  autre  martyre  à  jamais  sacré  pour  la  foi  du  chré- 
tien comme  pour  la  raison  du  philosophe,  la  cause  du  Christ  était  do; 
injuste,  puisque  le  peuple  juif  l'a  crucifié? 

Il  est  impie  de  faire  du  succès  la  mesure  du  droit.  Sans  doute,  et  c' 
ma  ferme  conviction,  il  est  dans  les  desseins  de  Dieu  et  dans  les  des 
tinées  de  l'espèce  humaine  que  la  cause  du  droit  et  de  la  vérité  fini 
toujours  par  prévaloir  même  ici-bas;  mais  il  est  aussi  dans  la  nat 
de  l'homme  et  dans  les  plans  de  la  Divinité  que  cette  cause  soit  assu- 
jettie à  de  rudes  et  continuelles  épreuves.  Le  monde  moral  a  ses  lois 
comme  le  monde  physique;  mais  si,  pour  expliquer  celui-ci,  il  suffit  de 
concevoir  des  forces  gouvernées  par  une  règle  constante,  pour  com- 
prendre la  mystérieuse  et  profonde  économie  de  l'autre,  il  faut  y  in* 
troduire  deux  élémens  nouveaux,  le  libre  arbitre  et  la  Providence. 

Or,  si  c'est  un  fait  malheureusement  incontestable  que  le  sentiment 
du  libre  arbitre  et  de  la  responsabilité  humaine  s'est  de  nos  jours  af- 
faibli, nul  doute  aussi  que  la  foi  dans  la  divine  Providence  n'ait  subi 
une  altération  plus  profonde  encore. 

N'exagérons  rien.  A-t-on  le  droit  d'accuser  notre  siècle  de  cet 
athéisme  grossier  où  s'égara  trop  souvent  le  libertinage  d'esprit  du 
siècle  dernier?  Je  ne  le  crois  pas.  Je  sais  qu'il  existe  une  école  qui  se 
proclame  positive  et  à  laquelle  je  ne  contesterai  pas  ce  titre,  pourvu 
qu'on  m'accorde  que  c'est  la  plus  étroite  et  la  plus  aveugle  parmi  les 
nombreuses  écoles  positives  qui ,  depuis  Épicure  jusqu'à  Broussais, 
ont  abaissé  et  discrédité  la  philosophie.  On  dit  que  les  chefs  de  cette 
école,  qui  paraissent  assez  contons  de  leur  système,  ne  le  sont  point  du 
tout  du  système  du  monde  et  ne  voient  qu'un  ouvrage  assez  médiocre 
dans  cette  architecture  infinie  devant  laquelle  se  découvrait  la  tête 


m 


É 


DE  l'État  moral  de  notre  époque.  285 

linchie  de  Newton.  Je  sais  aussi  qu'un  esprit  eifréné,  qui  semble 

î  tre  donné  pour  mission  de  déplacer  les  bornes  autrefois  connues  de 

j  hsurde,  et  qui  peut-être,  dans  le  secret  de  son  ironique  génie,  aspire 

iiis  à  étonner  qu'à  persuader  ses  contemporains,  a  identifié  Dieu  et 

mal;  mais  c'est  une  justice  à  rendre  à  notre  siècle  qu'il  repousse 

alement  et  ce  grossier  empirisme  et  ce  délire  d'impiété.  Grâce  au 

ogres  de  la  raison  publique,  grâce  aussi  aux  efforts  d'une  pliiloso- 

lio  généreuse,  tous  les  esprits  éclairés  s'accordent  à  reconnaître 

d'au-delà  des  êtres  fragiles  de  l'univers,  il  doit  exister  un  principe 

L'rnel.  source  profonde  et  mystérieuse  de  ce  fleuve  immense  de  la 

0  qui  remplit  de  ses  flots  toujours  renouvelés  l'immensité  de  l'es- 

icc  et  l'infinité  du  temps.  Or,  si  grande  que  soit  déjà  cette  conception 

'  l'être  des  êtres,  suffit-elle  à  l'humanité?  Qu'est-ce  pour  moi ,  débile 

éature,  animée  de  désirs  infinis  et  bornée  dans  toutes  ses  facultés, 

l'est-ce  que  Dieu,  comme  principe  absolu  de  l'existence?  Un  abîme 

ins  fond,  une  sorte  de  formule  algébrique,  où  ma  raison  se  confond 

devant  laquelle  mon  cœur  reste  glacé.  Il  me  faut  un  Dieu  vivant,  un 

ieu  agissant,  et  non-seulement  une  intelligence  infinie  qui  préside  à 

harmonie  du  monde  visible,  mais  un  Dieu  de  justice  et  d'amour  qui 

l'explique  les  accablans  mystères  de  cet  autre  monde  où  s'agitent  mes 

ésirs,  où  gémissent  mes  affections  brisées,  où  ma  soif  de  connaître 

;  d'aimer  appelle  un  aliment.  Voilà  le  Dieu  de  la  conscience,  le  Dieu 

e  l'humanité,  et  c'est  ce  Dieu  dont  l'auguste  image  semble  aujourd'hui 

3  voiler.  Cherchons  à  indiquer  les  causes  de  cette  déplorable  maladie. 

Il  n'est  rien  de  plus  difficile  à  la  plupart  des  hommes  que  de  croire 

la  réalité  d'une  puissance  qui  agit  d'une  manière  continue  et  ne  se 

lanifeste  jamais  par  des  actes  soudains.  Ce  qui  explique  en  partie 

ardente  foi  de  nos  pères  en  la  divine  Providence,  c'est  leur  foi  non 

iioins  vive  à  ces  interventions  extraordinaires  de  la  force  d'en  haut 

u'on  appelle  des  miracles. 

Or,  depuis  trois  siècles,  les  sciences  physiques  et  naturelles,  portant 
e  flambeau  de  l'observation  dans  tous  les  degrés  de  l'échelle  des  êtres, 
»nt  conspiré  à  persuader  aux  hommes  que  rien  ne  se  produit  dans  ce 
^aste  univers  que  par  des  lois  générales  et  constantes.  Le  surnaturel, 
Jiassé,  pour  ainsi  dire,  de  position  en  position,  a  fini  par  disparaître, 
it  il  a  emporté  avec  lui  le  sentiment  de  la  Providence.  Pour  le  gros 
les  âmes  vulgaires,  il  a  semblé  que  Dieu  n'agissait  plus  du  moment 
ju'il  agissait  selon  le  caractère  de  son  essence,  comme  s'il  n'était  pas 
souverainement  digne  de  Dieu,  ayant  donné  à  l'univers  les  lois  les 
plus  belles  et  les  plus  sages,  d'y  rester  éternellement  fidèle,  suivant 
cette  magnifique  parole  d'un  ancien  :  Semel  j'ussit,  semper  paret. 
Voilà  donc  l'homme  sans  Dieu;  or,  c'est  un  des  plus  nobles  traits 


Cl 


28G  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  sa  nature  qu'un  pareil  état  lui  soit  insupportable.  Il  faut  à  tout  prij] 
qu'il  se  forme  un  idéal  qui  réponde  à  ce  besoin  d'adoration  et  d'à; 
qui  l'agite  au  plus  profond  de  son  cœur.  Si  vous  fermez  à  l'bomme  1< 
ciel,  il  cherchera  Dieu  sur  la  terre,  et,  comme  il  n'est  rien  sur  la  terr» 
de  plus  grand  que  l'homme,  vous  verrez  l'homme  s'adorer  iui-mêra( 
et  se  faire  Dieu. 

C'est  dans  cet  abîme  de  folie  que  beaucoup  d'esprits  se  sont  préd 
pités.  On  veut  bien  reconnaître  Dieu ,  mais  à  condition  de  le  relég  ,. 
dans  la  région  inaccessible  de  l'inconnu.  Et  comme  il  faut  un  Dieil 
visible  aux  masses  populaires,  on  leur  propose  le  culte  de  l'humanitéf 

J'ai  dit  la  première  cause  de  ce  prodigieux  délire,  à  savoir  l'oui 
de  la  Providence.  11  y  a  une  seconde  cause  que  je  veux  signaler 
doit  en  convenir,  l'esprit  humain  a  fait  de  grandes  choses  depuis  tr( 
siècles.  Au  sortir  des  orages  féconds  de  la  réforme,  laquelle  prélu- 
par  l'affranchissement  de  la  conscience  religieuse  à  la  conquête 
toutes  les  autres  libertés,  voyez  l'esprit  nouveau  proclamer  par^ 
bouche  de  Descartes  les  droits  de  la  pensée  et  lui  donner  dans  la 
science  son  inébranlable  point  d'appui.  De  là,  l'intelligence  humai 
s'élance  et  parcourt  l'univers  entier.  Newton  découvre  la  loi  de  la  g 
vitation,  et  bientôt  le  monde  physique  n'a  plus  de  secrets.  L'industr! 
alors  s'en  empare  et  entreprend  de  le  transformer;  mais  il  ne  suffit 
à  la  pensée  de  se  déployer  dans  la  sphère  matérielle,  elle  entre  dans 
société.  Montesquieu  et  Rousseau  scrutent  les  fondemens  des  institu 
tions  et  des  lois.  Ici  encore,  de  la  spéculation  la  plus  hardie,  l'espr 
humain  passe  à  l'action,  et,  trouvant  le  monde  social  mal  fait,  il 
détruit,  et  pose  par  les  mains  d'une  assemblée  immortelle  les  bai 
d'un  ordre  meilleur. 

Certes,  on  comprend  qu'après  avdir  accompli  de  tels  ouvrages 
la  raison  et  la  liberté^  l'humanité  se  soit  estimée  bien  haut,  qu'elle  ai 
senti  fortement  sa  puissance;  mais  elle  a  fait  plus  que  cela:  elle  s'eni 
est  enivrée;  elle  a  eu  pour  elle-même  je  ne  sais  quelle  complaisance  il 
finie;  elle  a  perdu  le  sentiment  de  sa  faiblesse  et  s'est  persuadée  q 
rien  ne  lui  était  désormais  impossible,  qu'elle  était  capable  de  changi 
les  conditions  éternelles  de  sa  nature  et  de  faire  de  ce  monde  un  lieu 
de  délices,  un  paradis. 

Je  touche  ici  la  plaie  la  plus  profonde  de  notre  temps.  Il  y  a  jusque 
dans  les  égaremens  de  l'esprit  humain  une  sorte  de  logique,  ce  qui 
faisait  dire  au  Dante  ce  mot  spirituel  et  profond,  que  le  diable  est  bon 
logicien.  Admettez  en  efTet  que  l'homme  soit  Dieu,  il  doit  posséder  cet 
attribut  de  la  Divinité  qui  est  la  béatitude.  Si  notre  nature  est  accom- 
plie, toutes  nos  passions  sont  légitimes,  et  le  bonheur  parfait  doit  ré- 
sulter pour  nous  du  développement  libre  et  complet  de  nos  passions. 


I 


i 


DE  l'État  moral  de  notre  époque.  28T 

i  quel  sera  le  théâtre  de  ce  bonheur?  Le  ciel?  11  n'y  a  plus  de  ciel, 

■s  qu'il  n'y  a  plus  de  Providence.  Ce  sera  la  terre.  De  là  l'idée  du 

iiadis  ici-bas,  une  de  ces  monstrueuses  folies  qui  font  réfléchir  avec 

istesse  au  jugement  que  portera  sur  nous  l'avenir.  Ici  nos  sages  se 

i\ isent.  Les  uns,  poussant  la  logique  jusqu'au  bout,  déclarent  ce  pa- 

uiis  réahsable  pour  l'individu  et  s'offrent  même  à  le  construire  en 

iclques  jours  et  à  peu  de  frais;  les  autres,  moins  grossièrement  chi- 

lériques,  se  bornent  à  présenter  à  l'espèce  humaine  l'idéal  d'une  féli- 

to  toujours  croissante,  dont  les  conditions  s'établissent  avec  le  temps; 

jais,  de  crainte  d'exciter  quelque  jalousie  entre  les  générations  succes- 

ves,  et  pour  laisser  à  chacun  de  nous  une  juste  espérance,  ils  nous 

nphétisent  une  série  de  résurrections  futures,  de  sorte  que  nous  voilà 

usures  de  revenir  de  siècle  en  siècle  boire  à  cette  coupe  de  délices  oii  le 

rogrès  indéfini  de  toutes  choses  verse  incessamment  de  nouvelles  vo- 

iptés.  Je  croirais  faire  injure  au  bon  sens  du  lecteur,  si  je  m'attachais 

démontrer  que,  de  toutes  les  chimères,  la  plus  creuse  est  celle  d'un 

aradis  sur  la  terre.  Ces  hommes  qui  parlent  de  bonheur  parfait  ne 

jnnaissent  pas  même  les  conditions  du  bonheur  humain.  Persuadez 

Ihomme  que  tout  finit  ici-bas,  sa  vie  n'a  plus  d'horizon,  son  cœur 

3  dévore  lui-même,  faute  d'aliment.  De  tous  les  animaux,  il  est  le 

lus  misérable,  puisqu'il  est  le  seul  qui  pense  à  la  mort.  Renvoyons  les 

rofonds  penseurs  qui  veulent  faire  descendre  le  ciel  sur  la  terre  à  ce 

lot  de  Pascal  :  «  Si  plaisante  que  soit  la  comédie ,  le  dernier  acte  est 

)u  jours  sanglant.  On  jette  sur  vous  deux  ou  trois  pelletées  de  terre,  et 

ti  voilà  pour  jamais.  » 

Je  viens  de  dérouler  la  longue  suite  des  infirmités  morales  de  notre 
iiiips.  Embrassons-les  maintenant  d'un  seul  coup  d'œil,  et  il  nous 
era  difficile  de  ne  pas  éprouver  un  profond  sentiment  d'inquiétude , 
3  dirai  presque  d'effroi.  Qu'on  y  songe  en  effet  :  nous  avons  compté 
rois  grandes  et  radicales  maladies  :  la  première,  c'est  l'altération  du 
entiment  de  la  responsabilité  humaine,  et  par  suite  le  culte  de  la 
îrce  et  du  succès;  la  seconde,  c'est  l'altération  du  sentiment  de  la 
*rovidence  divine,  et  par  suite  l'idolâtrie  de  l'humanité;  la  troisième, 
'est  l'altération  du  sentiment  de  la  vie  future,  et  par  suite  la  chimère 
lu  bonheur  parfait  ici-bas.  Qui  ne  voit  que  ces  trois  maladies  atteignent 
es  trois  sources  où  s'alimente  la  vie  morale  du  genre  humain? 

Cherchez  en  effet  à  quelles  conditions  la  vie  humaine  peut  revêtir 
ît  conserver  un  caractère  moral.  Évidemment  il  faut  d'abord  que 
'homme  se  reconnaisse  libre  et  responsable  de  ses  actes.  S'il  n'y  a  pas 
ie  liberté  pour  l'homme,  il  n'y  a  pas  de  devoirs;  car,  sans  recourir  même 
à  la  savante  analyse  d'Emmanuel  Kant,  il  est  clair  que  le  devoir  im- 


288  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plique  la  liberté.  Or,  si  vous  ôtez  à  l'homme  ses  devoirs,  vous  lui  ôtez  j 
ses  droits.  Qu'est-ce  qu'un  droit  que  tous  les  hommes  n'auraient  pas 
le  devoir  de  respecter,  un  droit  auquel  pourrait  s'opposer  légitime- 
ment un  droit  rival?  Il  n'y  a  pas,  dit  Bossuet,  de  droit  contre  le  droit,  i 
et  par  conséquent  il  n'y  a  pas  de  droit  où  il  n'y  a  pas  de  devoir.  L| 

Tout  s'enchaîne  ici  avec  une  rigueur  mathématique.  Point  de  liberté  [ 
et  de  responsabilité,  point  de  devoir;  point  de  devoir,  point  de  droitj 
point  de  droits  ni  de  de\oirs,  c'en  est  fait  de  la  dignité  humaine,  c'en 
est  fait  de  toute  civilisation  et  de  toute  société. 

Il  ne  suffit  point  à  l'homme,  pour  posséder  le  caractère  d'un  être 
moral,  d'avoir  un  sentiment  énergique  de  sa  liberté;  il  faut  qu'il  en 
connaisse  l'usage.  La  liberté  est  d'un  prix  infini  sans  doute,  mais  en  L^i 
définitive  elle  n'est  qu'un  moyen,  et  ce  moyen  se  rapporte  à  une  fin  supé-  jjiiaDf 
rieure.  Admettez  que  l'homme  ait  été  jeté  dans  un  coin  du  monde  par,  jLit 
le  hasard,  admettez  que  l'humanité  n'ait  aucun  rôL  à  jouer  sur  cette  Lffoi 
scène  immense  de  l'univers,  et  que  tous  les  êtres  de  la  nature  existent  piie 
aussi  sans  but  et  sans  raison,  je  demande  si  la  nature  et  l'humanité 
ne  deviennent  pas  pour  votre  esprit  des  énigmes  indéchiffrables,  je  de 
mande  si  la  liberté  en  particulier  n'est  point  une  notion  vide  de  sens^?j 

11  faut  donc  reconnaître  que  tout  dans  l'ordre  universel  des  chos»  j 
a  été  créé  pour  une  fin,  que  l'homme  a  la  sienne,  comme  le  reste  des 
êtres,  avec  ce  privilège  singulier,  qu'au  lieu  d'y  aller  sans  le  savoir  et 
sans  le  vouloir,  au  lieu  de  tourner,  comme  les  astres  du  ciel,  dans  une 
orbite  inflexible,  l'homme  connaît  sa  fin,  se  trace  à  lui-même  sa  liane  i 
d'action  et  y  marche  avec  liberté.  ;Ce  qui  est  pour  le  reste  des  être»!;  fe 
nécessité,  pour  lui  est  devoir;  ce  qui  s'appelle  dans  la  nature  harmo-    |f 
nie  et  régularité  porte  dans  le  monde  moral  le  nom  sublime  de  vertu,    an 
Or,  quelle  est  l'idée  qui  explique  ainsi  le  mystère  de  l'existence  unfeé;  \\j^ 
verselle  et  l'énigme  de  la  liberté,  qui  répand  sur  toute  la  nature  je  ne   ^^ 
sais  quelle  douce  et  pure  lumière  et  attache  au  front  de  l'homme  la  di- 
vine auréole  de  la  moralité?  Cette  idée,  c'est  celle  de  la  Providence.    : 

Ici,  l'analyse  des  conditions  de  la  moralité  humaine  serait  épuisée, 
si  notre  destinée  s'accomplissait  et  pouvait  s'accomplir  ici-bas;  mai* 
il  n'en  est  pas  ainsi  :  l'homme  sent  en  lui  une  capacité  infinie  de 
penser,  d'aimer,  de  jouir,  et  tout  dans  ce  monde  est  limité.  La  condi- 
tion terrestre  serait  donc  chose  contradictoire,  la  Providence  resterait 
convaincue  d'injustice  et  de  tromperie,  ou  plutôt  il  n'y  aurait  pas  de 
Providence,  si  vous  conceviez  la  vie  humaine  comme  une  pièce  ache- 
vée, au  lieu  d'être  le  premier  acte  d'un  drame  immortel. 

Et  maintenant ,  faut-il  croire  que  ces  trois  idées  qui  donnent  à  la 
vie  terrestre  tout  son  prix,  la  liberté,  la  Providence,  l'immortalité, 
tendent  à  s'effacer  de  la  conscience  des  hommes?  Avouons-le  loyale- 


I 


DE  l'État  moral  de  notre  époque.  289 

Il  lit  :  au  spectacle  de  tant  de  folies,  de  chimères,  de  blasphèmes,  des 

.[irils  élevés  ont  pu  croire  à  une  décadence  morale,  prélude  sinistre 

'une  décadence  politique  et  d'une  dissolution  universelle.  Je  ne  par- 

il;    point,  mais  je  comprends  ce  trouble  de  plus  d'un  noble  cœur.  Ils 

;  !  1)U  se  dire  avec  amertume  :  Qui  nous  assure  que  le  genre  humain  ne 

i!  pas  fausse  route  depuis  trois  siècles?  De  Luther  à  Descartes,  de  Des- 

iilcs  à  Voltaire,  de  Voltaire  à  Sieyès  et  à  Mirabeau,  qu'a-t-il  fait,  sinon 

'  Irapper  à  coups  redoublés  sur  le  même  adversaire?  et  cet  adver- 

iire,  c'est  l'autorité.  D'abord,  l'autorité  religieuse,  puis  l'autorité  phi- 

sophique,  puis  enfin  l'autorité  politique,  chacune  a  eu  son  tour.  Tout 

'  qui  contient  le§  hommes,  tout  ce  qui  les  classe  et  les  dirige  a  été 

;iltu.  A  la  place  de  cette  hiérarchie  régulière,  de  ces  rapports  définis 

l'ancienne  société,  s'agitent  sous  un  brutal  niveau  une  multitude 

atomes  humains  animés  d'un  désir  etîréné  de  jouissances  qu'au- 

iiic  force  ne  peut  ni  satisfaire  ni  modérer,  foule  mobile,  aveugle,  in- 

liable,  ingouvernable. 

Voilà  des  pensées,  voilà  des  doutes  auxquels  peu  d'esprits  sérieux 
it  pu  entièrement  se  dérober.  Eh  bien!  je  le  dirai  sans  détour,  ne 
s  comprendre  ces  doutes,  ce  serait  de  l'aveuglement;  mais  je  me 
ilr  d'ajouter  que  ne  pas  les  vaincre  en  soi-même,  ce  serait  de  la  fai- 
.L'sse. 

Uuoi  !  dirai-je  à  ces  esprits  abattus,  auriez-vous  bien  le  triste  courage 
(  renier,  dans  la  seconde  moitié  de  votre  vie,  cette  même  cause  que 
^  Ire  jeunesse  et  votre  maturité  ont  aimée  et  servie?  Quoi  !  cette  noble 
1  ilosophie  de  Descartes,  qui  séduisit  la  haute  intelligence  de  Bossuet, 
1  terme  esprit  d'Arnaud,  l'ame  tendre  et  pure  de  Fénelon;  quoi!  cette 
i  euce  admirable  qui,  sur  les  pas  de  Galilée,  de  Newton,  de  Leibnitz, 
(  Linnée,  de  Bufîon,  a  dévoilé  à  l'œil  de  l'homme  les  secrets  de  la 
I  rc  et  les  profondeurs  des  cieux;  quoi!  cette  liberté  sainte  qu'ado- 
Ji(!nt  Turgot  et  Montesquieu;  ces  droits  de  l'homme  dont  la  Consti- 
t  II  lie  a  écrit  la  charte  impérissable,  vous  renierez  toutes  ces  conquêtes 
îllées  des  soutl'rances  et  du  sang  de  nos  pères!  A  qui  persuaderez- 
us  que  la  Providence  ait  mis  tant  de  beaux  génies,  tant  de  décou- 
rtes, tant  de  vertus,  au  service  du  mal? 

Vous  contemplez  avec  tristesse  cet  appétit  sans  mesure  du  bonheur 
i  t'ait,  je  l'avoue,  un  des  traits  distinctifs  de  notre  âge;  mais,  à  côté 
ce  désir  souvent  brutal,  n'y  a-t-il  point  un  noble  sentiment  de  jus- 
e  qui  veut  appeler  tous  les  hommes  à  la  lumière,  à  la  liberté,  à  l'exer- 
'-6  des  plus  nobles  droits?  Après  tout,  l'aspiration  au  bonheur  est 
^itime  en  soi;  elle  est  un  des  instincts  que  la  Providence  a  mis  au 
ïur  de  l'homme.  Est-ce  en  vain  que  Dieu  a  fait  la  nature  si  riante 
si  belle?  est-ce  en  vain  qu'il  a  donné  à  l'amour  et  à  l'amitié  un 

TOME  v.  19 


i9î)  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

charme  si  impérieux?  est-ce  aussi  en  vain  qu'il  a  fait  don  à  quelques- 
uns  de  ses  enfans  de  ce  génie  qui  découvre  les  lois  de  la  nature  et  en 
met  les  forces  dans  notre  main?  L'aisance,  la  richesse,  ne  sont-elles 
pas  d'ailleurs  un  moyen  de  s'élever  du  grossier  labeur  d'une  vie  toute 
matérielle  au  développement  de  l'esprit?  Qui  oserait  dire  que  la  Pro- 
vidence a  condamné  l'immense  majorité  de  l'espèce  humaine  à  une 
ignorance  et  à  une  misère  irrémédiables?  Sans  doute  la  souffrance  ne 
sera  jamais  détruite,  parce  qu'elle  est  une  suite  de  la  nature  et  de  la 
condition  humaine;  la  misère  elle-même  ne  sera  jamais  vaincue;  mais 
n'est-ce  point  une  pensée  pieuse,  ou  du  moins  une  espérance  permise, 
que  le  cercle  de  la  misère  ira  sans  cesse  se  rétrécissant,  et  qu'il  s'en 
échappera  d'âge  en  âge  un  nombre  toujours  croissant  de  créatures  af*- 
franchies  du  joug  du  besoin,  capables  d'exercer  leur  intelligenr^  et  de 
reconnaître  au  fond  d'elles-mêmes  en  traits  plus  éclatans  l'image  ob- 
scurcie de  Dieu? 

11  ne  s'agit  donc  pas  d'étoufîer  cette  aspiration  universelle  au  bien- 
être,  à  l'indépendance,  à  l'égalité;  il  s'agit  de  la  régler,  et,  pour  cela, 
il  n'y  a  qu'un  moyen  dans  une  société  qui  ne  croit  plus  que  ce  qu'elle 
comprend  et  ne  veut  rien  admettre  sur  parole,  c'est  la  prédicati(« 
universelle  des  idées  morales,  c'est  la  démonstration  infatigable  decel 
trois  dogmes  vivifians  :  la  responsabihté  humaine,  la  Providence,  rina*« 
mortalité. 

Le  drapeau  sous  lequel  nous  voudrions  voir  se  rallier  tous  les  esprit! 
éclairés,  tous  les  cœurs  généreux,  porte  cette  double  devise  :  Le  salut 
de  la  société  par  le  réveil  des  croyances  morales,  le  réveil  des  croyances 
morales  par  la  philosophie  et  la  liberté. 


Emile  Saisset. 


-rf-j'J 


LES 


f  f 


GENERAUX  POLONAIS 


LA  GUERRE  DE  HONGRIE. 


DERNIÈRE  PARTIK.  > 

l'intervention  russe,  georgey  et  la  capitulation  de  vilagos. 


I. 

Le  génie  diplomatique  de  la  Russie  domine  dès  le  commencement 
;ette  seconde  phase  de  la  guerre  de  Hongrie.  Au  milieu  des  Magyars 
ndécis,  la  position  des  Polonais  devient  à  la  fois  critique  et  doulou- 
euse.  De  jour  en  jour,  ils  voient  s'accroître,  avec  l'influence  de  Geor- 
gey, l'ascendant  du  parti  qui  leur  est  hostile,  et  qui  va  bientôt  les  sa- 
;rifier  sans  scrupule. 

Déjà  les  obstacles  qui  avaient  entravé  les  premières  campagnes  de 
îem  et  de  Dembinski  avaient  prouvé,  d'une  part,  combien  l'alUance 
ontractée  par  les  Polonais  avec  les  Magyars  était  fragile,  et,  de  l'autre, 
ombien  les  plans  du  gouvernement  insurrectionnel  étaient  incertains. 

(1)  Voyez  la  première  partie  de  cette  étude  dans  la  /{^«e  du  15  décembre  1849. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  présence  de  l'intervention  russe,  cette  incertitude  qui  régnait  dans 
les  desseins  des  Magyars,  ce  désaccord  qui  avait  éclaté  entre  Dem- 
binski  et  Georgey  dès  le  jour  de  la  bataille  de  Kapolna,  devaient  appa- 
raître plus  nettement  encore.  Les  généraux  polonais  conseillaient  aux 
Magyars  de  prévenir  à  tout  prix  la  marche  des  Russes,  et  les  Magyars, 
par  une  illusion  inexplicable,  s'imaginaient  que  les  Russes  ne  pou- 
vaient avoir  l'intention  d'entrer  en  Hongrie,  si  on  ne  les  provoquait 
directement.  Dans  le  cas  même  où  ce  mouvement  s'opérerait,  l'on 
comptait  avec  une  naïveté  singulière  sur  l'efficacité  d'une  protestation 
de  l'Europe  libérale  en  faveur  du  principe  de  non  intervention.  Cette 
étrange  méprise  poussa  les  Mag^^ars  à  tenter  auprès  de  l'Angleterre  et 
«le  la  France  de  puériles  démarches  diplomatiques,  et  l'Autriche,  servie 
i>ar  la  fausse  politique  de  ses  adversaires,  put  regagner  sans  peine  tout 
le  terrain  qu'elle  avait  un  moment  perdu. 

La  situation  de  l'Autriche,  en  mai  1849,  était  fort  mal  jugée  à  Pesth. 
Les  Magyars  avaient  repoussé  l'armée  autrichienne  de  la  Theiss  à  la 
frontière  de  l'archiduché  :  c'était  là  un  résultat  important;  mais  les 
vainqueurs,  au  lieu  de  voir  dans  leurs  premiers  succès  un  encourage- 
ment à  de  nouveaux  efforts,  s'abandonnèrent  aux  plus  folles  rêveries. 
M.  Kossuth  annonça  sérieusement  aux  Allemands  de  Vienne  qu'il» 
étaient  libres.  «Vieille  capitale  de  l'Occident,  disait-il,  pour  toi  les 
jours  de  malheur  sont  passés,  le  printemps  de  la  liberté  approche; 
tresse  des  couronnes  de  fleurs  pour  tes  libérateurs  magyars  et  polo- 
nais :  ta  réunion  à  l'Allemagne  va  s'accomplir  selon  tes  vœux.  Vivi^ 
l'Allemagne  !  vive  la  Hongrie  !  vive  la  Pologne  !  » 

L'Autriche  cependant  n'était  pas  si  près  qu'on  le  pensait  d'être 
émancipée  par  les  troupes  de  M.  Kossuth.  Les  mêmes  événemer.s  qui 
avaient  exalté  outre  mesure  l'orgueil  des  Magyars  avaient  ramené  le 
gouvernement  autrichien  à  une  politique  prudente  et  conciliatrice  qui 
devait  finir  par  triompher.  On  avait  compris  qu'il  y  avait  danger  à 
mécontenter  plus  long-temps  les  populations  slaves  de  l'empire,  dont 
les  plaintes  devenaient  chaque  jour  plus  vives.  Les  députés  tchèques 
avaient  exposé  leurs  griefs  en  termes  énergiques  et  précis.  Ils  rappe- 
laient à  l'Autriche  les  promesses,  les  déclarations  libérales  du  minis- 
tère Stadion.  Ils  se  plaignaient  que  ces  promesses  n'eussent  pas  été 
tenues,  qu'on  eût  lacéré  leur  programme  avec  mépris,  et  menaçaient 
de  rester  spectateurs  passifs  de  la  lutte,  si  l'Autriche  persistait  dans  une 
politique  contraire  à  leurs  intérêts.  Le  langage  des  Croates  était  plus 
vif  encore  que  celui  des  Tchèques.  Une  feuille  patriotique  (1),  parlant  |  i  _^^^ 
au  nom  des  colonies  militaires  que  le  gouvernement  avait  replacées  |  i  f^ 

(1)  La  Gazette  des  Slaves  méridionaux  (Sudslavische^Zeitung)  rédigée  en  allemand  à     ,    ,^ 
l'adresse  de  l'Europe  occidentale. 


Il 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     293 

SOUS  leur  ancien  régime  après  leur  avoir  donné  à  espérer  des  droits 
nouveaux,  s'écriait  :  «  Malédiction  sur  le  jour  qui  nous  a  vus  naître  ! 
Nous,  nos  femmes,  nos  enfans  et  nos  chaumières,  nous  sommes  livrés 
sans  pitié  au  régime  exceptionnel;  devenus  partie  intégrante  de  l'ar- 

inée  impériale,  la  discipline  militaire  est  notre  seul  code  civil Les 

iimombrables  cohortes  des  contingens  croates  qu'on  voit  sans  cesse 
défiler,  pareilles  à  une  migration  de  peuples,  ne  pèsent  que  comme 

(le  légers  brins  de  paille  dans  la  balance  de  la  justice  autrichienne 

Où  trouverait-on  dans  le  monde  un  peuple  aussi  complètement  paria, 
et  quels  malheurs  peuvent  se  comparer  aux  nôtres  ?  » 

Ainsi  parlaient  les  alliés  de  l'Autriche.  De  Prague  à  Agram,  c'était 
an  feu  croisé  de  récriminations  véhémentes,  de  menaces  sans  ména- 
gement. Il  devenait  urgent  d'arrêter  ce  mouvement  redoutable,  et 
c'est  ce  que  l'Autriche  sut  faire  avec  une  remarquable  adresse  au  mo- 
ment où  les  Magyars  la  croyaient  déjà  près  de  sa  ruine.  Le  cabinet  au- 
trichien avait  à  apaiser  d'une  part  l'irritation  des  Slaves,  et  de  l'autre 
à  dompter  l'insurrection  hongroise.  A  l'égard  des  Slaves,  il  se  mit  sans 
}>cine  à  couvert  par  de  nouvelles  flatteries;  à  l'égard  des  Hongrois,  il 
prit  une  décision  qui  put  coûter  à  sa  fierté,  mais  que  les  circonstances 
ne  lui  permettaient  plus  d'ajourner  :  il  invoqua  le  concours  des  armées 
du  czar.  Il  sut,  au  reste,  mettre  en  avant  un  prétexte  spécieux.  L'Au- 
triche, en  faisant  appel  à  l'alliance  russe,  semblait  moins  solliciter  une 
laveur  que  proposer  une  ligue  dans  un  intérêt  commun  contre  la  coa- 
lition des  Polonais  et  des  Magyars. 

La  Russie,  de  son  côté,  ne  pouvait  manquer  d'accueillir  favorable- 
ment les  ouvertures  du  cabinet  de  Vienne.  Elle  songeait  à  sa  sécurité 
au  dedans  et  à  son  influence  au  dehors.  11  est  évident  que  les  événe- 
niens  survenus  depuis  le  mois  de  janvier  1849  en  Hongrie,  les  succès 
de  Bem  et  de  Dembinski,  le  triomphe  des  Magyars  grandi  par  la  re- 
nommée complaisante,  avaient  créé  dans  la  Pologne  russe,  sinon  une 
lîffervescence  menaçante,  du  moins  de  sourdes  agitations.  La  police  y 
ledoublait  de  vigilance.  Non-seulement  les  armes  à  feu  étaient  sévère- 
ment prohibées,  on  allait  jusqu'à  exercer  une  surveillance  particu- 
lière sur  les  instrumens  de  travail  et  les  ustensiles  de  ménage  qui 
auraient  pu  servir  d'armes  à  un  moment  donné.  Cependant  le  sol  tres- 
saillait comme  de  lui-même  sous  un  ciel  qui  commençait  à  se  charger 
de  nuages.  D'ailleurs,  si  solidement  que  la  Russie  proprement  dite  pa- 
raisse assise  sur  sa  base,  elle  a  aussi  ses  difficultés  intérieures,  ses  plaies 
sociales,  qui,  pour  être  moins  en  évidence  que  celles  des  sociétés  de 
l'Occident,  n'en  sont  pas  moins  profondes.  Depuis  la  guerre  affreuse  de 
I8i6  en  Gallicie,  depuis  l'émancipation  des  paysans  et  l'abolition  des 
corvées  en  Autriche  par  suite  de  la  révolution  de  mars,  le  paysan  russe 
a  lui-même  l'esprit  préoccupé  de  ces  mots,  qui  ont  commencé  à  pren- 


294  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

dre,  pour  sa  rude  intelligence,  un  sens  très  précis.  Autrefois,  on  en- 
tendait dire  de  temps  à  autre  :  Dans  tel  village  de  tel  gouvernement, 
les  paysans  se  sont  soulevés  et  ont  brûlé  leur  seigneur.  C'étaient  des 
accidens  isolés  que  provoquait  l'égarement  de  la  misère.  Depuis  1846, 
ce  qui  n'était  que  le  sentiment  de  la  douleur  et  de  la  haine  tend  à 
devenir  le  sentiment  d'im  droit.  Sur  toute  la  frontière  méridionale  de 
la  Russie,  les  paysans  ont  été  gratifiés  de  la  terre  qu'ils  cultivaient  à 
titre  de  sujets,  —  c'est  le  nom  par  lequel  à  la  fin  du  dernier  siècle  on 
a  remplacé  celui  de  serfs;  —  les  serfs  russes  comprennent  l'esprit  de 
ce  fait,  qui  les  touche  dans  leurs  intérêts  les  plus  sensibles. 

Le  czar  avait,  on  le  voit,  quelques  raisons  de  craindre  l'insurrection 
de  Hongrie  comme  un  dangereux  voisinage.  Toutefois  il  était  ijeau- 
coup  plus  touché  encore  de  la  belle  occasion  qui  s'offrait  à  lui  d'ac- 
croître cette  vaste  puissance,  accoutumée  depuis  un  demi-siècle  à  être 
servie  à  souhait  par  l'esprit  révolutionnaire.  La  Russie  s'est  établie  dans 
l'empire  ottoman  en  secondant  la  révolution  contre  les  Turcs;  elle  allait 
essayer  de  prendre  pied  dans  l'empire  d'Autriche  en  appuyant  le  pou- 
voir contre  la  révolution.  Que  d'ailleurs  on  ne  le  perde  pas  de  vue 
nous  sommes  en  Hongrie,  en  pays  slave;  la  guerre  a  été  provoquée  pa 
les  Slaves.  Si  ces  Slaves,  depuis  la  dissolution  de  la  diète  de  Kremsiei 
ont  pris  une  attitude  défiante  envers  à  l'Autriche,  ils  ne  sont  pas  poi 
cela  réconciliés  avec  les  Magyars.  Plus  ceux-ci  remportent  de  succèj 
plus  ils  deviennent  orgueilleux  et  menaçans.  Les  Slaves  ont  donc  pli 
que  jamais  besoin  d'un  appui  qui  les  délivre  une  fois  pour  toutes  dt| 
magyarisme.  C'est  ce  moment-là  que  le  czar  saisit  pour  prêter  le  coi 
cours  de  ses  armes  à  l'empereur  d'Autriche.  La  Russie  va  combatti 
la  révolution  magyare,  et  en  même  temps  elle  fait  savoir  aux  popu- 
lations  de  sa  race  que  le  czar  pense  ardemment  à  ce  cher  objet  de  ses 
préoccupations  paternelles.  Le  czar  aide  les  Slaves  en  ftième  temps  que 
l'empereur  d'Autriche,  et  le  gain  est  double  pour  la  Russie  dans  cette 
intervention  en  apparence  si  désintéressée. 

Les  Magyars  se  faisaient  donc  de  singulières  illusions.  Ils  croyaient 
y  Autriche  abattue,  et  l'Autriche  se  relevait  par  d'habiles  concessions 
au  slavisme.  Ils  croyaient  l'intervention  russe  impossible  en  Hongrie, 
et  cette  intervention  allait  s'accomplir.  Cette  double  erreur  explique 
confiance  avec  laquelle  M.  Kossuth  recourut  à  des  expédiens  diploma 
tiques,  lorsque  la  question  ne  pouvait  plus  se  dénouer  que  sur  le  tel 
rain  militaire.  Par  suite  de  cette  fausse  manœuvre,  le  gouvernement 
de  Pesth  compromit  à  la  fois  sa  diplomatie  et  son  armée  :  l'une,  dans 
des  négociations  impraticables;  l'autre,  dans  des  tâtonnemens  et  des 
hésitations  que  la  gravité  du  moment  ne  permettait  pas. 

Les  premières  opérations  de  l'armée  magyare,  à  la  veille  de  l'arrivée 
des  Russes,  témoignèrent  de  l'anarchie  qui  régnait  dans  les  conseils  du 


LES   GÉNÉRAUX   POLONAIS   DANS   LA   GUERRE   DE   HONGRIE.  295 

gouvernement  insurrectionnel.  Dembinski  avait  émis  l'idée  d'un  mou- 
vement de  précaution  vers  la  Gallicie.  Les  défilés  des  Carpathes  se  prê- 
taient à  des  surprises,  à  des  combats  de  partisans  où  quelques  milliers 
d'hommes  résolus  suffisaient  pour  tenir  une  armée  en  échec.  Dem- 
Idnski,  placé  par  M.  Kossuth  à  la  tête  de  la  légion  polonaise,  de  quelques 
régimens  de  hussards  et  de  cinq  ou  six  mille  hommes  de  mauvaises 
troupes,  le  tout  formant  un  corps  d'environ  douze  mille  hommes,  vou- 
lut tenter  l'aventure.  A  peine  avait-il  pris  position  dans  les  Carpathes, 
(|u'il  reçut  de  Georgey  l'ordre  de  rétrograder  à  tout  prix,  eût-il  même 
obtenu  des  avantages  sur  l'ennemi.  Dans  le  cas  où  Dembinski  essaierait 
<le  passer  outre,  il  était  enjoint  aux  officiers  magyars  de  ne  pas  lui  obéir 
et  de  l'abandonner.  Le  général  polonais,  dont  toute  la  conduite  révèle 
un  profond  respect  pour  la  hiérarchie,  n'eut  point  la  pensée  de  faire  un 
pas  de  plus  en  avant;  mais  sur  l'heure  il  envoya  à  Pesth  sa  démission, 
qui  fut  acceptée.  Cette  détermination  de  Dembinski  affligea  profondé- 
ment le  général  Bem.  C'était  la  seconde  fois  que  l'influence  fatale  de 
Georgey  faisait  avorter  les  plans  de  Dembinski,  et  cette  nouveUe  blessure 
était  d'autant  plus  sensible,  que  le  coup  avait  été  porté,  pour  ainsi  dire, 
sous  les  yeux  mêmes  de  l'ennemi  de  la  Pologne.  Il  s'en  fallut  de  peu  que 
la  démission  de  Dembinski  n'entraînât  celle  de  Bem  et  n'amenât  aihsi 
la  rupture  de  l'alliance  polono-magyare.  Heureusement  pour  la  Hon- 
grie, Bem  céda  aux  instances  de  Dembinski,  aux  protestations  empres- 
sées du  gouvernement  de  Pesth,  et  garda  son  commandement.  L'in- 
{luence  des  Polonais  n'en  avait  pas  moins  reçu  une  gravé  atteinte,  et 
ce  fut  en  vain  que  Bem  parla  de  la  nécessité  de  prendre  position  contre 
les  Russes.  Bien  que  tout  attestât  aux  Magyars  que  les  troupes  mosco- 
vites étaient  en  marche,  chose  étrange,  ils  refusaient  encore  de  croire 
que  l'intervention  fût  prochaine.  Lorsque  Visocki,  que  l'on  avait  laissé 
dans  les  Carpathes  à  la  tête  de  quelques  bataillons  polonais,  annonça 
qu'il  avait  eu  un  engagement  avec  l'avant-garde  russe,  on  lui  fit  dire 
de  Pesth  qu'il  était  un  visionnaire,  et  qu'il  avait  pris  des  hulans  autri- 
chiens pour  des  Cosaques.  Quelle  était  donc  la  pensée  du  gouverneur 
de  la  Hongrie'?  Pendant  qu'un  génie  fatal  tentait  le  général  Georgey  et 
le  poussait  sourdement  à  négocier  avec  le  Nord,  M.  Kossuth,  conduit 
par  son  imagination  confiante,  frappait  à  grand  bruit  à  la  porte  des  ca- 
binets de  l'Occident. 

Le  gouverneur  de  la  Hongrie  avait  de  bonne  heure  songé  à  envoyer 
des  représentans  de  la  Hongrie  magyare  auprès  du  pouvoir  central  de 
Francfort;  mais  ce  pouvoir  n'était  guère  qu'un  être  de  raison,  sans 
existence  réelle,  sans  armée  ni  trésor,  tout  aussi  peu  reconnu  des  ca- 
binets étrangers  que  le  gouvernement  magyar  lui-même.  L'extrême 
gauche  du  parlement  avait  fourni  aux  Magyars  des  orateurs  de  club  et 
des  soldats  de  barricades  le  jour  de  l'insurrection  de  Vienne;  eUe  avait, 


296  REVUE   DES   DEUX   MONDES.  ^i 

par  st'S  eiicouragemens,  poussé  dans  les  rangs  des  Magyars  les  débris  ^f 
de  la  fameuse  légion  académique;  l'Allemagne  de  Francfort  ne  pou- 
vait rien  de  plus  pour  les  Magyars  menacés  par  les  Russes.  Les  Ma- 
gyars placèrent  donc  tout  leur  espoir  dans  l'Angleterre  et  la  France. 

En  France,  ils  se  heurtèrent  tout  d'abord  à  l'impassibilité  tour  a 
tour  facétieuse  et  sombre  de  M.  Bastide.  Aussi  bien  le  général  Cavai- 
gnac  avait  saisi  le  côté  faible  de  l'insurrection  magyare.  «Nous  avons, 
disait-il,  essayé  de  connaître  la  pensée  et  les  plans  des  Hongrois;  nous 
n'avons  jamais  pu  savoir  ce  qu'ils  voulaient.  »  En  définitive,  la  diplo- 
matie de  M.  Kossuth  échoua  devant  l'indifférence  étudiée  de  M.  Drouyn 
de  Llmys.  A  défaut  du  gouvernement  français,  qui  leur  manquait,  les 
Magyars  entreprirent  alors  d'émouvoir  l'opinion.  Leur  représenti  it  à 
Paris,  l'un  des  hommes  les  plus  modérés  et  les  plus  recommàndables 
de  la  Hongrie,  le  comte  Ladislas  Teleki,  menait  de  front  la  diplomatie 
et  la  polémique.  11  avait,  dès  le  commencement  de  la  guerre,  publié  au 
nom  du  gouvernement  magyar  un  manifeste  aux  peuples  civilisés.  En 
mai  et  en  juin  1849,  il  redoubla  d'ardeur  pour  signaler  à  l'Europe  tous 
les  dangers  d'une  intervention  russe.  «  Il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre, 
écrivait-il,  l'heure  suprême  approche,  et  la  prédiction  de  Napoléon  s'ac- 
complit. Le  czar  déclare  qu'il  va  protéger  contre  la  révolution  l'hon- 
neur du  nom  russe  et  l'inviolabilité  de  ses  frontières;  mais  si  la  Pologne 
existait  encore,  la  Hongrie  se  trouverait-elle  aux  frontières  de  la  Rus- 
sie? N'est-ce  pas  elle  qui  s'est  avancée  vers  nous  ?  Et  lorsque  l'Autriche 
sera  envahie  et  l'Allemagne  asservie,  où  seront  alors  les  frontières  de 
la  Russie?  »  Voilà  par  quelles  considérations  les  Magyars  comptaient 
intéresser  la  France.  Ils  avaient,  pour  la  satisfaction  de  leur  orgueil  de 
race  conquérante,  appelé  sur  l'Autriche  le  poids  de  l'intervention  russe, 
et,  exagérant  le  danger  comme  leur  propre  importance,  cachant,  sous 
le  nom  de  liberté,  leurs  projets  de  suprématie,  ils  espéraient  que  la 
France  endosserait  leurs  entreprises  jusqu'à  se  compromettre  pour  eux 
diplomatiquement  auprès  des  cabinets,  et  moralement  auprès  de  l'im- 
mense et  généreuse  race  des  Slaves. 

En  Angleterre,  la  diplomatie  magyare  recueillit  du  moins  plus  de 
témoignages  de  sympathie.  Le  terrain  était  là  plus  favorable.  Tandis 
que  la  France  avait,  dans  sa  politique  extérieure,  à  tenir  compte  de 
la  paix  générale,  et  que  d'ailleurs  son  gouvernement,  sans  avoir  une 
idée  claire  de  l'esprit  des  Slaves,  sentait  cependant  vaguement  que 
l'intérêt  de  la  civilisation  n'était  point  du  côté  du  magyarisme,  l'An- 
gleterre, solidement  assise  sur  la  base  antique  de  sa  constitution,  ne 
paraissait  pas  redouter  les  ébranlemens  européens;  d'autre  part, 
puissante  aristocratie  qui  a  subjugué  l'Irlande,  flattée  par  la  simili 
tude  profonde  des  lois  de  la  Hongrie  avec  celles  de  la  Grande-Bretagne, 
ne  pouvait  refuser  sa  prédilection  aux  Magyars.  Les  hommes  qui  pri- 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     297 

reiit  l'initiative  du  mouvement  d'opinion  tenté  en  Angleterre  en  faveur 
des  Magyars  n'envisageaient  la  question  que  par  son  côté  le  plus  général. 
Ils  prenaient  à  la  lettre  les  affirmations  des  agens  de  M.  Kossuth;  ils 
croyaient  à  une  Hongrie  de  quatorze  millions  d'ames,  libérale  et  civi- 
iisatrice;  c'était  pour  eux  une  nouvelle  Pologne  relevant  le  drapeau 
(les  nationalités  et  s'interposant  comme  un  boulevard  entre  la  Russie 
et  l'Europe.  De  nobles  esprits,  qui  étaient  habitués  à  se  voir  à  la  tête 
(les  manifestations  en  faveur 'de  la  Pologne,  beaucoup  de  caractères 
libéraux,  qui  avaient  du  plaisir  à  protester  contre  la  politique  des  gou- 
\ernemens  absolus,  puis  quelques  héros  de  meetings,  qui  voyaient  là 
une  belle  occasion  de  se  remuer  et  de  faire  parler  d'eux,  tous  ces 
liommes,  réunis  sous  l'impulsion  de  sentimens  divers,  donnèrent  le 
i)ranle  à  l'opinion  et  l'émurent.  La  guerre  de  Hongrie  devint  popu- 
laire dans  l'aristocratie  britannique.  Le  chef  du  For eign- Office  fit  lui- 
même  entendre  aux  Magyars  des  paroles  d'encouragement  et  tint,  dans 
la  chambre  des  communes,  un  langage  plein  de  reproches  amers  pour 
le  cabinet  de  Vienne.  C'était  peu,  et  la  cause  magyare  réclamait  d'autres 
secours.  Le  gouvernement  insurrectionnel,  que  les  feuilles  démocra- 
ti([ues  d'Allemagne  et  de  France  s'opiniàtraient  à  appeler  républicain, 
travaillait  alors  à  gagner  l'Angleterre,  en  lui  insinuant  que  la  royauté 
(tant  vacante  en  Hongrie,  M.  Kossuth  lui-même,  quoique  soupçonné 
fie  républicanisme,  n'éprouverait  nulle  répugnance  pour  un  prince  de 
Ja  maison  de  Cobourg.  Les  Magyars  ne  doutaient  point  que  lord  Pal- 
mcrston,  touché  de  ces  ouvertures,  n'embrassât  ardemment  la  cause 
(k;  l'indépendance  hongroise.  Ils  connaissaient  assez  peu  l'Angleterre 
pour  s'imaginer  qu'elle  allait  d'enthousiasme  se  poser  ainsi  seule  en 
face  de  l'Europe,  et  assez  peu  la  Russie  et  l'Autriche  pour  croire  qu'elles 
iprendraient  en  considération  les  menaces  de  l'Angleterre  isolée.  Plus, 
au  contraire,  le  cabinet  de  Londres  s'éloignait  de  celui  de  Vienne,  plus 
1  alliance  russe  devenait  indispensable  pour  l'Autriche.  La  sympathie 
de  l'Angleterre  tournait  donc  au  détriment  des  Magyars  plus  encore 
que  la  froideur  de  la  France,  et,  au  dehors  comme  au  dedans,  ce  mal- 
heureux peuple  se  brisait  contre  l'impossible. 

Cependant  l'armée  autrichienne  se  reconstituait  peu  à  peu.  Après 
avoir  été  battue  sous  le  général  Welden,  qui  avait  remplacé  le  prince 
lie  Windischgraetz ,  elle  avait  reçu  pour  général  en  chef  le  rude  et 
opiniâtre  Haynau.  En  même  temps,  l'armée  russe  envahissait  la 
Hongrie  par  trois  points  :  la  Moravie,  la  Gallicie,  la  Valachie.  Elle  arri- 
vait, et,  avant  de  combattre,  elle  tentait  de  son  côté  quelques  essais 

e  diplomatie  à  l'adresse  des  Magyars;  elle  semait  çà  et  là  de  vagues 
rumeurs  auxquelles  l'inexpérience  politique  de  ceux-ci  allait  se  laisser 
I>reudre.  Insensiblement  le  bruit  se  répandit  en  Hongrie  que  les  Russes 
n'étaient  pas  des  ennemis  systématiques  des  Magyars;  que  le  Moscovite 


i 

298  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ' 

méprisait  l'Autrichien ,  tout  en  ayant  l'air  de  le  défendre;  que  l'Au-  j 
triche  irritée  se  promettait  de  cruelles  représailles;  que  le  czar  était 
plus  généreux,  et  prêchait  à  ses  alliés  la  conciliation.  Il  n'en  voulait, 
disait-on,  qu'aux  Polonais,  qui,  après  avoir  été,  suivant  l'expression 
de  Bathianyi ,  un  mal  nécessaire,  étaient  devenus  un  embarras  et  un 
obstacle.  Un  jour,  à  la  table  même  de  M.  Kossuth ,  on  entendit  des 
officiers  disserter  sur  les  politesses  du  prince  de  Leuchtenberg  pour 
des  officiers  magyars  qui  servaient  en  Russie.  En  Transylvanie,  le 
nom  du  grand-duc  Constantin ,  lancé  dans  le  même  esprit ,  précéda  et 
accompagna  partout  l'armée  russe.  Voilà  ce  que  les  amis  de  Georgey 
écoutaient  complaisamment  à  Pesth  et  sous  la  tente,  pendant  que 
M.  Kossuth  faisait  entretenir  lord  Palmerston  du  prince  de  Cobourg. 
Avant  d'avoir  brûlé  une  amorce,  la  Russie  s'était  ouvert  un  chemin 
au  cœur  de  k  Hongrie. 

II. 

La  campagne  diplomatique  était  enfin  terminée,  et  on  allait  com- 
mencer une  nouvelle  campagne  militaire.  L'influence  des  généraux 
Dembinski  et  Bem  avait  prévalu  dans  la  première  phase  des  opérations 
de  l'armée  insurrectionnelle  :  l'influence  du  général  Georgey  devait 
dominer  la  seconde. 

Il  serait  assez  difficile,  au  premier  abord,  de  caractériser  la  politique 
de  ce  personnage,  dont  le  rôle  est  déjà  si  important  et  va  devenir  dé- 
cisif. Un  front  soucieux  et  un  regard  voilé,  qui  paraissent  couvrir 
une  arrière-pensée,  une  certaine  âpreté  de  sentimens  qui  semble  de 
l'ambition  contenue  avec  effort,  voilà  ce  qui  frappe  en  lui  l'observateur 
durant  la  première  pét-iode  de  la  guerre.  Georgey  conquiert  en  six 
mois  tous  ses  grades;  l'inquiétude  de  son  esprit  n'est  pas  apaisée,  la 
coopération  brillante  des  généraux  polonais  le  gêne  et  l'offusque,  il 
prend  ombrage  de  la  popularité  de  M.  Kossuth  lui-même.  D'où  vien- 
nent ces  allures  frondeuses  et  sournoises  qui  contrarient  quelque- 
fois les  intentions  de  M.  Kossuth,  et  toujours,  comme  par  système, 
l'action  des  généraux  polonais?  D'un  défaut  de  caractère  ou  d'une 
opinion  opposée  à  la  politique  de  M.  Kossuth?  L'une  et  l'autre  de  ces 
deux  explications  paraissent  admissibles.  Peut-être  Georgey  avait-il  sur 
les  ressources  et  les  intérêts  de  son  pays  des  idées  plus  justes  que 
la  poésie  des  ultra-enthoùsiastes.  Que  lui  a-t-il  manqué?  De  la  fran- 
chise pour  poser  hardiment  son  drapeau  et  déclarer  sans  feinte  par 
quels  chemins  il  entendait  marcher.  Je  définirais  volontiers  Georgey 
un  esprit  juste  égaré  par  un  caractère  faux.  Si  l'on  y  réfléchit  bien, 
cette  contradiction  donne  en  effet  le  secret  de  toute  sa  conduite.  Au 
fond ,  Georgey  représente  l'opinion  positive  et  pratique,  qui ,  laissant 


LES   GÉNÉRAUX  POLONAIS   DANS   LA   GIIERHE   DE   HONGRIE.  299 

(le  côté  les  fantasmagories  conquérantes  des  docteurs  en  magyarisme, 
eût  tenu  pour  excellente  une  alliance  avec  l'Autriche,  si  elle  lui  eût 
offert  le  maintien  de  l'unité  de  la  Hongrie.  Songer  à  traiter  avec  les 
Russes,  c'était,  au  point  de  vue  purement  magyare,  une  idée  naïve, 
et,  au  point  de  vue  magyaro-polonais,  une  idée  moralement  mons- 
trueuse; mais  la  pensée  de  traiter  avec  l'Autriche  était  tellement  dans 
l'intérêt  des  Magyars,  que  Dembinski  lui-même  avait  désapprouvé  la 
déchéance  proclamée  de  la  maison  de  Habsbourg.  Georgey,  à  l'époque 
de  la  prise  de  Bude,  paraissait  être  préoccupé  de  cette  pensée,  dans 
laquelle  il  n'osa  pas  entrer  avec  résolution.  Il  ne  sentit  pas  qu'entouré 
dune  grande  popularité,  il  pouvait  entraîner  le  pays,  et,  au  lieu  d'aller 
droit  au  but  en  se  faisant  suivre  de  toute  la  nation,  il  s'amusa  à  com- 
biner des  ruses  toutes  personnelles  pour  écarter  les  Polonais  et  ren- 
verser Kossuth.  L'armée  russe  eut  le  temps  d'arriver;  le  général  Geor- 
gey comprit  que  les  Magyars  n'avaient  plus  rien  à  attendre  de  l'Autriche 
irritée,  et,  séduit  le  premier  par  les  paroles  flatteuses  que  les  Russes 
répandaient  sur  la  bravoure  des  Magyars,  sur  la  conduite  brillante  de 
leurs  officiers,  il  conçut  le  projet  d'invoquer  la  protection  du  czar  et 
d'intéresser  les  Moscovites  au  sort  de  la  race  magyare.  Au  reste,  le 
général  Georgey  ne  garda  point  le  secret  de  ses  plans;  ils  les  commu- 
niqua au  ministère  magyare  sitôt  que  l'on  prévit  l'imminence  d'une 
catastrophe,  c'est-à-dire  dès  le  commencement  de  cette  nouvelle  cam- 
|)agne. 

Les  Polonais  eurent  vent  de  ce  dessein  qu'ils  avaient  droit  de  regarder 
comme  une  sorte  de  rupture  de  l'alliance  contractée  entre  eux  et  les 
Magyars.  Dembinski,  retiré  à  Pesth,  demanda  par  écrit  à  M.  Kossuth 
des  explications  catégoriques  sur  ce  mouvement  d'opinion  qui  faisait 
incliner  les  Magyars  vers  les  Russes.  M.  Kossuth,  ayant  peut-être  quel- 
que espoir  de  modifier  les  intentions  de  Georgey,  déclara  hautement 
([ue  personne  à  sa  connaissance  ne  parlait  en  Hongrie,  ni  de  céder,  ni 
surtout  de  se  rendre  à  la  Russie.  11  affecta  même  de  se  rapprocher  de 
Dembinski  et  de  Bem,  dont  il  balançait  les  noms  pour  mettre  l'un  ou 
l'autre  à  la  tête  de  l'armée.  Dembinski  ne  voulait  plus  du  commande- 
ment en  chef.  En  dépit  de  tant  de  déboires,  il  consentait  cependant  à 
tracer  de  nouveaux  plans  de  campagne.  Sa  pensée  était  de  concentrer 
l'armée  magyare  entre  la  Maros  et  le  Danube  derrière  la  Theiss,  en 
prenant  la  Transylvanie  pour  base  des  opérations.  On  eût  laissé  dans 
la  place  deComorn  trente  mille  hommes  qui  auraient  pu  s'y  défendre 
victorieusement  contre  toute  éventualité  et  faire  des  sorties  heureuses. 
Le  reste  de  l'armée  eût  abandonné  les  plaines  et  les  villes  ouvertes, 
Bude  et  Pesth,  afin  de  s'enfermer  entre  la  Theiss  et  la  Transylvanie, 
où  l'armée  de  Bein,  jusqu'alors  isolée  et  d'une  utilité  secondaire,  eût 
trouvé  un  emploi  digne  de  son  chef.  L'on  eût  ainsi  -réuni  environ 


300  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

quatre-vingt-mille  hommes.  Par  suite  d'une  conception  singulière, 
Georgey,  qui  avait  combattu  l'idée  de  marcher  sur  Vienne  alors  qu'on 
le  pouvait,  proposait  un  plan  opposé  à  celui  de  Dembinski.  Georgey  eût 
voulu  que  l'on  quittât  la  Transylvanie,  que  l'on  concentrât  toutes  le? 
forces  du  pays  autour  de  Comorn,  de  Raab  et  de  Waitzen,  pour  tenter 
par  là  une  expédition  désespérée  sur  Vienne.  Outre  l'imprudence  d'ex- 
poser l'armée  magyare  à  être  anéantie  en  quelques  jours  par  des  troupes 
régulières  supérieures  en  nombre,  les  projets  de  Georgey  rencontraient 
un  grave  obstacle;  les  Szeklers,  qui  formaient  le  noyau  de  l'armée  de 
Bem,  refusaient  de  quitter  la  Transylvanie.  Ils  étaient  prêts  à  se  battre 
dans  les  montagnes,  sur  un  sol  bien  connu  d'eux,  au  seuil  de  leurs 
foyers.  C'était  peine  perdue  de  leur  demander  davantage:  Quiconque 
eût  prétendu  les  conduire  dans  ces  régions  éloignées,  où  les  plans  du 
général  Georgey  les  appelaient,  eût  été  bientôt  abandonné.  Les  combi- 
naisons de  Dembinski  eussent  donc  assuré  aux  Magyars  une  forte  posi- 
tion stratégique  en  même  temps  qu'elles  leur  eussent  donné  le  moyen 
d'utiliser  l'ensemble  de  leurs  forces,  tandis  que  les  plans  de  Georgey 
avaient  l'inconvénient  de  placer  l'armée  sur  un  terrain  sans  aucun 
avantage  et  de  dissoudre  le  corps  du  général  Bem. 

M.  Kossuth,  qui  parfois  montrait  des  prétentions  militaires,  avait  de 
son  côté  son  plan,  et  ce  n'était  pas  le  moins  extraordinaire.  «  Je  veux 
étonner  l'Europe!  »  avait-il  dit  dans  une  de  ces  explosions  de  beau 
langage  qui  lui  étaient  familières.  Le  président  de  la  Hongrie  voulait 
en  effet,  soit  que  l'on  marchât  sur  Vienne  suivant  le  plan  de  Georgey, 
soit  que  l'on  se  précipitât  sur  la  Gallicie  pour  insurger  la  Pologne, 
soit  enfin  que  l'on  descendît  en  Italie  pour  y  relever  la  révolution 
abattue.  Remarquez  que  cela  se  passait  au  moment  où  les  Russes 
étaient  déjà  en  hgne,  où  les  Autrichiens  reprenaient  l'offensive,  où 
l'armée  magyare,  démoralisée  par  l'anarchie  de  ses  chefs  et  par  la  pré- 
sence d'un  ennemi  redoutable,  était  fatalement  condamnée  à  la  dé- 
fensive. 

M.  Kossuth  sortit  enfin  de  ce  rêve,  et  ouvrit  les  yeux  au  bruit  du 
canon  austro-russe  qui  croisait  ses  feux  sur  toute  la  frontière  delà 
Hongrie.  On  supplia  Dembinski  de  reprendre  du  service,  et,  comme 
il  refusait  le  commandement  en  chef,  on  recourut  à  un  expédient  qui 
semblait  avoir  l'avantage  de  ménager  les  susceptibilités  de  Georgey. 
On  choisit  pour  généralissime  Messaros,  ancien  ministre  de  la  guerre, 
homme  de  bravoure  et  d'honneur,  sans  autre  mérite,  et  l'on  plaça 
Dembinski  sous  ses  ordres  en  qualité  de  major-général,  avec  le  com- 
mandement réel.  La  difficulté  était  de  décider  Georgey  à  l'obéissance. 
Il  était  sous  les  murs  de  Comorn,  profondément  engagé  dans  la  lutte 
où  il  devait  user  inutilement  ses  troupes.  Messaros  quitta  Pesth  pour 
aller  le  rejoindre  et  lui  porter  des  instructions  conformes  au  premier 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     30i 

plan  de  concentration  proposé  par  Dembinski  quand  l'armée  magyare 
était  encore  libre  de  choisir  son  champ  de  bataille,  et  modifié  en  vue 
(les  circonstances,  qui  avaient  si  promptement  changé.  Messaros  ren- 
contra sur  la  route  de  Pesth  à  Comorn  des  estafettes  de  Georgey  qui 
annonçaient  que  les  communications  étaient  coupées.  Le  général  en 
elief  revint  sur  Pesth,  où  les  populations  émues  prirent  bientôt  l'a- 
larme. Elles  accoururent  devant  l'hôtel  où  résidait  Dembinski  avec  des 
eris  de  désespoir.  «Sauvez-nous,  disaient-elles,  vous  seul  pouvez  nous 
sauver  !  »  Dembinski  parut,  et,  faisant  allusion  à  Georgey  et  aux  Russes, 
il  dit  à  la  foule  qui  tendait  vers  lui  des  mains  suppliantes  :  «  Je  ne  puis 
[)lus  vous  sauver,  car  j'ai  un  ennemi  devant  moi  et  un  ennemi  der- 
rière. »  Le  gouvernement  se  retira  en  désordre  à  Szegedin,  sur  la 
Theiss,  comme  frappé  d'une  terreur  panique. 

L'inaction  cependant  n'était  plus  possible,  et  le  général  polonais  s'ef- 
força d'oublier  ses  tristes  pressentimens;  il  rassembla ,  de  concert  avec 
Messaros,  tout  ce  qui  restait  de  troupes  disponibles  en  dehors  de  l'ar- 
mée de  Georgey,  de  la  forteresse  de  Comorn  et  du  corps  de  Bem.  Geor- 
gey avait  annoncé  qu'il  visait  à  se  dégager,  pour  opérer  par  le  nord 
une  retraite  vers  la  Transylvanie.  Dembinski  voulait  encore  tenter,  en 
se  retirant  vers  le  banat  de  Temesvar,  de  se  réunir  à  Georgey  et  à  Bem, 
et  de  prolonger  la  lutte  dans  les  montagnes  du  midi.  Au  fond ,  il  n'y 
iivait  plus  dès-lors,  sur  le  théâtre  de  la  guerre,  personne  qui  crût  au 
salut  de  la  Hongrie. 

Je  me  trompe  :  il  était  des  esprits  généreux  qui  avaient  encore 
(juelque  confiance  dans  la  fortune  des  Magyars,  alors  que  ceux-ci  dés- 
espéraient d'eux-mêmes.  C'étaient  les  diplomates  polonais,  auxquels 
s'étaient  joints  quelques  Valaques  des  principautés  du  Danube,  au 
nom  de  toute  la  race  roumaine.  Les  uns  et  les  autres  pensaient  qu'en 
présence  de  l'intervention  russe,  et  de  l'effroi  qu'elle  devait  causer  à. 
tous  les  peuples  de  l'Europe  orientale,  le  drapeau  de  la  conciliation 
entre  les  nationalités,  arboré  enfin  par  les  Magyars,  aurait  la  puissance 
de  faire  sortir  du  sol  une  nouvelle  armée  au  dedans  et  au  dehors  de 
la  Hongrie.  On  le  voit ,  la  confiance  des  Polonais  et  des  Valaques  était 
conditionnelle;  mais  le  temps  pressait,  ils  marchaient  avec  ardeur  à 
leur  but,  comptant  que  l'effet  du  péril  lui-même  aiderait  leurs  su- 
prêmes efforts. 

Le  prince  Czartoryski,  sans  cesser  d'être  fidèle  à  la  politique  qu'il 
avait  embrassée  plusieurs  années  avant  la  guerre,  pressa  ses  agens 
d'entretenir  le  gouvernement  magyar  de  la  nécessité  plus  urgente  que 
Jamais  d'une  transaction  entre  les  nationalités.  Si  la  Hongrie  devait 
succomber,  suivant  les  diplomates  polonais,  ce  serait  toujours  un  gain 
pour  l'avenir  que  de  l'avoir  amenée  à  reconnaître  l'équité  des  griefs  de. 
ses  sujets  insurgés.  Dans  leur  défaite  même,  les  Magyars  auraient  la. 


mî 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  " 

consolation  d'atténuer  les  haines  proToquées  par  leur  orgueil  et  de 
laisser  après  eux  des  regrets.  Menacés  d'être  mis  au  ban  des  peuples 
et  de  n'entendre  que  des  récriminations  autour  de  leur  lit  de  souf- 
france, en  cédant,  ne  fût-ce  que  sous  l'empire  de  l'inexorable  nécessité, 
ils  étaient  du  moins  toute  prise  à  la  haine.  Ils  redevenaient  l'un  des  élé- 
mens  de  la  grande  ligue  des  nationalités  qui  pourrait  un  jour  se  re- 
constituer sur  leurs  débris.  Les  Magyars  devaient  périr  comme  race 
dominante;  mais,  en  acceptant  d'avance  les  conditions  d'égalil  '  que 
leur  faisaient  les  autres  nationalités,  ils  mériteraient  au  milieu  d'elles 
une  place  qu'elles  leur  accorderaient  sans  contestation  et  sans  crainte; 
ainsi  les  ressources  militaires  des  Magyars  ne  seraient  pas  perdues  pour 
l'avenir  :  telle  était  la  pensée  qui  inspirait  les  démarches  de  la  di- 
plomatie polonaise  auprès  de  M.  Kossuth.  Le  prince  Czartoryski  avaft 
compté  sur  l'autorité  morale  de  Dembinski  et  de  Bepi.  «  Je  suis  sûr, 
écrivait-il  à  Dembinski  en  date  du  5  juin,  je  suis  sûr  qu'après  les  dé- 
clarations consignées  par  vous  dans  votre  écrit  d'adieu  à  vos  compa- 
triotes polonais,  vous  n'avez  pas  cessé  de  vouloir  la  conciliation  entre 
les  Magyars  et  les  SlaTes.  La  justice  nous  le  commande,  l'intérêt  des 
Magyars  eux-mêmes  nous  y  force,  soit  que  nous  considérions  leur 
sécurité  pour  l'avenir  ou  leur  salut  pour  le  présent.  En  supposant  que 
la  défense  soit  possible  contre  les  forces  colossales  de  leurs  enneiriis, 
en  supposant  que  vous  triomphiez,  la  lutte  sera  longue,  et  ce  n'est  pas 
d'un  seul  coup  que  vous  pout-rez  vaincre.  »  Quelles  étaient  les  bases 
sur  lesquelles  le  prince  Czartoryski  proposait  de  traiter?  Placé  dans 
une  situation  où  il  pouvait  être  plus  désintéressé  que  les  Slaves  de 
Hongrie,  il  pensait  que  les  Slaves,  tenant  compte  des  actes  militaires 
des  Magyars ,  devaient  leur  reconnaître,  non  pas  une  suprématie  de 
race,  mais  une  sorte  de  droit  d'initiative,  non  pas  le  privilège  du  gou- 
vernement, mais  la  faculté  d'être  le  centre  de  la  confédération  des 
états  destinés  à  transformer  la  vieille  Autriche.  Parmi  les  peuples  at- 
tachés à  la  Hongrie,  ceux  qui  se  trouvent  séparés  des  Magyars,  soit 
par  des  limites  faciles  à  déterminer,  comme  les  Valaques,  soit  par  des 
frontières  déjà  tracées,  comme  les  Croates,  les  Slavons  et  les  Serbes,  eus- 
sent obtenu  une  véritable  et  séiieuse  autonomie  provinciale.  Les  autres, 
moins  compactes  et  entremêlés  aux  Magyars,  comme  les  Slovaques  e^ 
surtout  les  Allemands,  eussent  dû  se  contenter  d'une  administratic 
nationale,  du  libre  usage  de  leur  langue,  de  la  pratique  respectée  d^ 
leur  culte.  Voilà  les  propositions  que  les  agens  de  la  diplomatie  polo- 
naise portaient  au  gouv'efrnement  magyar  comme  l'unique  moyen  de 
salut  qui  lui  restât. 

M.  Kossuth  et  ses  ministres  accueillirent  avec  politesse,  mais  av€ 
réserve,  les  ouvertures  des  Polonais  et  des  Valaques.  Le  10  juin,  le 
ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Casimir  Bathianyi ,  écriVfttit^  aux 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     303 

agens  politiques  et  aux  commandans  des  frontières,  leur  adressait  en- 
core des  instructions  qui  semblaient  reculer  indéfiniment  l'époque 
d'une  transaction.  «  Il  y  a,  disait-il,  trois  principes  qui  doivent  servir 
de  base  avant  tout  à  cette  réconciliation ,  et  sur  lesquels  nous  ne  cé- 
derons en  rien,  à  aucune  condition,  car  autant  vaudrait  nous  suicider 
de  nos  propres  mains.  Ces  principes  sont  :  1°  l'unité  de  l'état;  2°  l'inté- 
grité du  territoire  de  l'état,  telle  qu'elle  existe  depuis  des  siècles;  3°  la 
suprématie  de  l'élément  magyar,  acquise  depuis  mille  ans  les  armes 
à  la  main,  fondement  de  notre  autonomie  et  consacrée  par  l'usage  de 
la  langue  magyare  comme  langue  diplomatique.  »  Et,  après  avoir  pris 
ainsi  le  principe  de  la  conquête  pour  drapeau,  le  ministre  rappelait 
les  privilèges  de  la  langue  magyare.  «  Ils  ont  été,  continuait-il,  dé- 
finis par  les  lois.  Ainsi,  les  délibérations  du  corps  législatif,  les  lois, 
les  documens  qui  s'y  rapportent,  sont  rédigés  en  langue  magyare.  Le 
magyare  est  aussi  l'idiome  de  l'administration,  des  tribunaux  infé- 
rieurs et  supérieui'S,  des  écoles  supérieures,  des  matricules  ou  regis- 
tres des  naissances  et  des  décès.  »  Comment  ensuite  prendre  au  sé- 
rieux ce  que  M.  Casimir  Bathianyi  regardait  comme  une  concession? 
«Cependant,  disait-il,  pour  lever  toute  difficulté,  le  gouvernement 
magyar  est  prêt  à  accepter,  au  nom  du  pays,  toutes  les  conditions  par 
lesquelles  les  peuples  de  langues  différentes  croiront  mieux  garantir 
leurs  nationalités,  pourvu  que  ces  conditions  s'accordent  avec  les  trois 
principes  que  j'ai  posés.  11  est  donc  prêt  à  confier  l'administration  des 
affaires  ecclésiastiques  aux  fidèles  de  chaque  religion ,  en  les  laissant 
libres  d'y  faire  usage  de  leur  propre  langue;  ils  auront  la  même  liberté 
dans  toutes  les  affaires  particulières  qui  regardent  leurs  écoles,  leurs 
familles,  leurs  communes,  leurs  procès  devant  les  tribunaux  infé- 
rieurs. » 

A  la  suite  des  premières  défaites  de  Georgey  et  de  Bera  en  Transyl- 
vanie, quand  l'image  de  la  mort  se  fut  présentée  de  toutes  parts  sous 
son  aspect  saisissant  au  gouvernement  insurrectionnel,  M.  Kossuth, 
le  ministère  et  l'assemblée  nationale  commencèrent  à  se  montrer 
moins  hostiles  aux  projets  de  transaction.  Dans  le  trouble  qui  s'em- 
pai'a  de  tous  les  esprits,  on  en  vint  même  à  faire  une  partie  des  con- 
cessions que  sollicitaient  les  agens  de  la  race  valaque.  C'est  à  Szegedin, 
dans  ce  nouvel  asile  d'un  gouvernement  pour  la  seconde  et  dernière 
fois  fugitif,  c'est  le  14  juillet,  un  mois  avant  la  fm  de  la  guerre,  que 
le  ministre  Casimir  Bathianyi  donna  connaissance  aux  Valaques  de 
cette  résolution  tardive.  Quant  aux  demandes  des  Polonais  en  faveur 
des  Slaves,  les  Magyars  hésitaient  encore;  ils  ne  se  résignèrent  qu'à 
l'heure  suprême  et  au  moment  d'expirer,  dans  Arad,  à  ce  dernier  et 
douloureux  sacrifice..  A  peine  les  Valaques  eurent-ils  le  temps  de 
prendre  connaissance  des  nouveaux  droits  qu'on  leur  concédait  de  si 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mauvaise  grâce,  que  déjà  la  ruine  de  la  Hongrie  se  consommait.  Enf 
les  Serbes  et  les  Croates  n'apprirent  les  concessions  fort  restreintes  qlj 
les  concernaient  qu'après  la  catastrophe,  avec  la  nouvelle  de  la  défa^ 
de  Temesvar  et  de  la  capitulation  de  Vilagos. 


III. 


Vilagos  et  Temesvar,  l'anéantissement  des  corps  d'armée  de  Bem 
de  Dembinski  et  la  soumission  de  Georgey,  voilà  en  effet  où  devai 
rapidement  aboutir  les  incertitudes  du  gouvernement  magyar.  C 
en  vain  que  M.  Kossuth  avait  rendu  à  Dembinski  le  pouvoir  militai; 
sous  le  nom  de  Messaros.  Dès  cette  époque,  il  était  trop  tard.  Déjà 
trois  principaux  corps  d'armée  étaient  séparés  de  manière  à  ne  pouv 
plus  se  réunir  que  par  des  coups  de  fortune.  Georgey  était  devant 
morn  et  Waitzen ,  entouré  par  les  Autrichiens  et  les  Russes,  et  d 
l'impossibilité  de  leur  échapper  sans  une  ruse  de  guerre.  Dembinski^ 
sa  sortie  de  Pesth ,  se  voyait  poursuivi  vers  Szegedin  par  le  corps 
Haynau.  Bem,  de  son  côté,  avait  sur  les  bras,  d'une  part  les  Serbes 
Knitchanin  et  du  ban  de  Croatie,  qui  remontaient  du  midi  au  no: 
avec  la  mission  spéciale  d'empêcher  la  jonction  des  deux  généraux 
lonais,  et  de  l'autre  les  Austro-Russes  qui  étaient  accourus  de  la  Vi 
lachie  en  violant  la  neutralité  du  territoire  ottoman.  Dembinski,  doi 
le  désir  avait  toujours  été  de  se  replier  vers  les  montagnes  de  la  Trai 
sylvanie  méridionale  pour  y  faire  sa  jonction  avec  Bem,  en  attendaij 
Georgey,  n'acceptait  qu'à  regret  la  bataille  que  les  Autrichiens  lui  o| 
fraient  dans  les  environs  de  Szegedin.  11  fallut  combattre  cependant,  é 
une  fois  l'action  engagée,  les  Polonais  et  les  Magyars  se  défendire 
avec  ténacité;  mais  les  Magyars  qui  formaient  le  corps  de  Dembi 
étaient  peu  aguerris.  Georgey  s'était  réservé  les  seules  troupes  qui  fi 
sent  habituées  au  feu;  Dembinski  ne  commandait  guère  qu'à  des 
crues.  Les  Autrichiens  avaient  donc  à  Szegedin  la  supériorité  du  nom 
et  de  l'expérience;  ils  vainquirent.  Dembinski  fut  rejeté  vers  Temi 
var,  obligé  de  faire  face  à  l'ennemi  à  chaque  moment  dans  cette  br 
lante  et  douloureuse  retraite. 

Les  combats  livrés  près  de  Szegedin  sont  les  plus  considérabi 
d'entre  ceux  qui  ont  signalé  cette  guerre  depuis  l'intervention 
Russes.  Sur  un  autre  théâtre,  la  lutte  n'est  pas  moins  acharnée 
présente  peut-être  un  caractère  plus  saisissant.  Bem  ne  saurait 
vouer  vaincu  tant  qu'il  a  quelques  centaines  d'hommes  de  bo 
lonté  et  de  l'artillerie.  Rien  de  plus  varié  que  ses  expéditions, 
iîroit  anéanti;  aujourd'hui  il  n'a  plus  que  deux  canons;  deux  cheva 
légers  se  précipitent  sur  les  affûts  pour  lui  enlever  cette  dernière  rtl 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     305 

source;  il  les  chasse  à  coups  de  cravache.  Il  est  reconnu  par  un  officier 
autrichien  qui  s'avance  à  son  tour  contre  les  deux  pièces;  trente  fusils 
sont  hraqués  sur  la  poitrine  du  général  polonais;  il  ne  reçoit  qu'une 
balle  à  la  main,  et,  se  redressant  sur  son  cheval,  il  semble  dire  :  «  C'est 
bien  moi,  et  je  vis.  »  —  «  C'est  le  diable,  »  disent  les  trente  soldats;  ils 
jettent  leurs  armes  et  courent  encore.  Bem  profite  de  l'incident  pour 
entraîner  ses  troupes;  il  reprend  les  canons  qu'il  a  perdus,  et  le  voilà 
courant  vers  un  autre  champ  de  bataille  au  bruit  retentissant  de  ces 
attelages  qui  ébranlent  le  sol  et  les  cœurs.  Si  Bem  eût  été  secondé  par 
une  armée  régulière,  si,  à  côté  de  ses  Polonais  infatigables  et  de  ses 
impétueux  Szeklers,  il  eût  eu  quelques  vieux  régimens,  il  aurait  long- 
temps défendu  la  Transylvanie  contre  les  Austro-Busses.  Cet  avantage 
lui  manqua.  Quelles  que  fussent  sa  valeur  pe;"sonnelle,  sa  science  en 
matière  d'artillerie  et  son  habileté  à  dresser  des  embûches  ingénieuses, 
il  avait  peu  de  moyens  de  se  soutenir.  Si  un  jour,  avec  quinze  cents 
hommes,  il  pénétrait  en  Moldavie  et  détruisait  plusieurs  régimens 
russes,  quelques  jours  plus  tard,  ses  troupes,  officiers  et  soldats,  l'a- 
Ibandonnaient  et  le  laissaient  seul  sur  le  cliamp  de  bataille.  C'était  à 
^^iSchesbourg.  Il  avait  attaqué  hardiment  le  général  russe  Lùders;  la 
"Ivictoire  semblait  décidée  en  faveur  des  Magyars.  Une  centaine  de  Co- 
['jsaques,  suivant  leur  habitude  de  n'aborder  point  l'ennemi  en  face,  se 
^Hprésentent  et  caracolent  sur  les  flancs  des  hussards  szeklers  avec  leurs 
^MJcris  aigus  et  sauvages.  Surpris  de  cette  manœuvre  et  de  ce  harditus 
«I analogue  à  l'ancien  chant  de  guerre  des  Germains,  les  hussards  se 
laii  croient  tournés  par  tout  un  corps,  font  un  mouvement  de  retraite  et 
entraînent  avec  eux  l'armée  entière.  Bem  veut  en  vain  les  retenir. 
Quelques-uns  de  ses  officiers  essaient  de  l'arracher  à  l'affût  d'un  canon 
auquel  il  se  cramponne  en  disant  :  «  Je  reste.  »  Blessé  et  épuisé  de  fa- 
tigue, il  tombe  entre  deux  pièces.  Les  Russes,  tout  à  l'heure  battus, 
l' croient  à  une  ruse  de  guerre,  et  n'osent  avancer.  Cependant  les  Ma- 
gyars se  retirent  en  désordre  au  prochain  village,  et  répandent  le  bruit 
iiil*  de  la  mort  de  leur  chef;  la  terreur  est  au  comble.  La  population  se 
prépare  à  la  fuite.  Quelques  heures  se  passent,  et,  comme  l'on  n'a- 
percevait aucun  symptôme  de  l'arrivée  des  Russes,  deux  soldais,  mus 
par  une  pensée  d'attachement,  retournent  sur  le  champ  de  bataille 
pour  y  chercher  leur  général  parmi  les  morts.  Ils  le  retrouvent  étendu 
à  terre  entre  ses  deux  pièces,  et  le  rapportent  au  village.  Il  fallut  bientôt 
songer  de  nouveau  à  fuir;  les  Russes,  après  l'hésitation  d'une  journée, 
avaient  repris  leur  marche  en  avant,  tout  étonnés  d'être  vainqueurs 
lorsqu'ils  se  croyaient  battus.  Bem  se  replia  sur  Hermanstadt,  qui  était 
aux  mains  de  l'ennemi,  s'en  empara  par  surprise,  et,  quelques  jours 
après,  en  fut  chassé  à  son  tour  par  les  Russes,  qui  avaient  là ,  comme 
on  s'en  souvient ,  une  honte  à  efiàcer. 

TOME  V.  20 


Lfl: 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bem  avait  eu  l'intention  de  soulever  la  Moldavie  et  de  se  frayer  par 
cette  princiiwiuté  un  chemin  vers  les  frontières  de  l'Ukraine.  La  Mol- 
davie n'était  pas  préparée  à  cette  entreprise.  La  proclamation  que  Bem 
adressa  aux  Moldaves  demeura  sans  etïet.  D'ailleurs,  les  Valaques  des 
principautés,  qui  étaient  intervenus  auprès  du  gouvernement  magyare, 
désapprouvaient  cette  tentative.  Si  l'oii  voulait  trouver  de  l'écho  dans 
les  principautés,  c'était  dans  celle  de  Valachie  qu'il  fallait  frapper.  EUe 
avait  été  plus  ou  moins  profondément  révolutionnée;  le  mot  de  démo- 
cratie avait  de  bouche  en  bouche  circulé  dans  ses  montagnes  Ct  dans 
ses  plaines.  Une  invasion  de  Bem.  en  Valachie  eût  encouragé  toutes  les 
passions  que  le  riiouvement  de  Bucharest  avait  éveillées  et  que  l'occu- 
pation russe  était  venue  comprimer.  Tel  est  le  langage  que  les  agens 
valaqiies  avaient  tenu  au  général  Bem;  il  n'était  plus  temps  d'y  songer. 
Cependant,  au  moment  où  la  nouvelle  des. concessions  faites  si  tardi- 
vement par  les  Magyars  aux  Valaques  arriva  en  Transylvanie,  B^m. 
résolu  à  ne  céder  à  la  fortune  que  ce  qu'elle  lui  enlèverait  de  vive 
force,  tenta  une  excursion  dans  le  banat  de  Temesvar,  pour  y  faire  ua 
appel  désespéré  aux  populations  valaques.  11  voulait  organiser  ainsi  ufié 
armée  magyaro-valaque,  afin  de  se  p^^écipiter  ensuite  sur  la  Valachie; 
«Dans  quinze  jours,  disait-il  déjà,  nous  serons  à  Bucharest.  »  Bem,  en 
arrivant  près  de  Temesvar,  trouva  une  situation  bien  différente  de 
celle  qu'il  espérait.  Le  gouvei'nement  magyar,  fugitif,  errait  dans  le 
banat,  ne  sachant  où  s'arrêter.  Dembinski,  rejeté  par  les  Autrichiens 
des  rives  de  la  Theiss  sur  la  ville  de  Temesvar,  renonçait  à  opposer  ses 
jeunes  recrues  au  feu  régulier  et  savant  de  l'armée  ennemie.  Il  don* 
nait  pour  la  dernière  fois  sa  démission.  M.  Kossuth  voulait  à  tout  prix 
une  bataille;  il  s'adressa  au  général  Bem,  qui  ne  croyait  pas  être  veiui 
pour  assister  à  la  ruine  définitive  de  l'insurrection  magyare.  Bem  prit 
le  commandement  de  l'armée,  suivant  le  vœu  de  Kossuth.  On  se  bat- 
tit. L'armée  magyare  fut  mise  en  déroute,  et  se  vit  éparpillée  dans 
toutes  les  directions.  Ce  n'est  qu'à  grand'peine  que  l'on  put  former  de 
ses  débris  un  corps  de  quelques  milliers  d'hommes . 

Le  drame  touchait  à  son  dénoûment.  Georgey ,  après  les  désastres 
d'Acs  et  de  Waitzen,  était  parvenu  à  se  jeter  dans  les  vallées  du  noBd 
et  à  gagner  la  Theiss;  puis  il  était  descendu  au  midi  vers  Arad,  à  quel- 
ques lieues  de  Temesvar.  Sitôt  qu'il  avait  paru  devant  Arad,,appuy* 
sur  l'armée  dont  la  majeure  partie  des  officiers  étaient  ses  créatures, 
il  avait  conseillé  à  Kossuth  d'abdiquer,  sous  prétexte  que  le  pays  ne  poifr- 
vait  plus  être  gouverné  et  sauvé  que  par  un  pouvoir  militaire.  M.  Kos- 
sutli,  de  son  côté,  sentant  bien  que  la  lutte  ne  pouvait  plus  se  pro»^ 
longer,  n'était  peut-être  point  aussi  attristé  qu'on  l'eût  pu  croire  de 
remettre  la  responsabilité  du  dénoûment  en  d'autres  mains.  L'armée 
accepta  volontiers  Georgey  pour  dictateur,  et  Kossuth  n'essaya  poi»t 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     307 

1(!  lui  disputer  l'autorilé.  Bem,  ayant  de  rien  entreprendre,  à  la  suite 
lo  la  défaite  de  Temesvar,  voulut  se  concerter  avec  Georgey,  et  se 
•ciidit  dans  cette  pensée  à  Arad.  Georgey  avoua  au  général  polonais 
|iie  son  intention  était  de  déposer  les  armes.  Bem  exprima  un  seiiti- 
ituint  tout  opposé  :  il  pensait  qu'avec  les  vingt-quatre  mille  hommes 
le  Georgey,  la  garnison  d'Arad,  commandée  par  Damianitcli,  les  dé- 
bris de  l'armée  de  Dembinski  et  les  Szeklers  de  Transylvanie,  l'on  pour- 
ait  encore  réunir  environ  soixante  mille  hommes.  Georgey  objecta 
jiio  ses  troupes,  sur  lesquelles  on  comptait,  étaient  harassées  par  les 
latigues  d'une  laborieuse  retraite,  démoralisées,  sans  vivres  et  sans 
vêtement.  Pour  Bem,  ce  n'étaient  point  des  raisons.  Il  revient  à  Lugos, 
ians  les  forêts  où  s'étaient  rejoints  quelques-uns  des  bataillons  disper- 
sés à  Temesvar.  11  rassemble  deux  cents  officiers,  leur  expose  la  situa- 
tion et  les  espérances  qui  lui" restent,  en  évitant  de  prononcer  le  nom 
iltî  Georgey;  il  les  entraîne  et  leur  fait  prêter  le  serment  de  mourir 
jusqu'au  dernier.  Lorsque  Bem  avait  offert  ses  services  à  M.  Kossuth 
après  la  révolution  de  Vienne,  il  avait  dit  :  «  Donnez-moi  un  poste 
perdu.  — Si  vous  conquérez  la  Transylvanie ,  lui  avait-on  répondu, 
nous  vous  en  cédons  volontiers  la  moitié.  »  Le  général  Bem,  en  ce 
suprême  moment,  semblait  prendre  à  la  lettre  ces  paroles  du  gouver- 
nement magyar.  Si  quelques  milliers  d'hommes  persistaient  avec  lui 
dans  leur  fidélité  au  drapeau,  il  était  décidé  à  s'enfermer  dans  les 
abruptes  montagnes  qui  forment  la  frontière  de  la  Transylvanie  et  de 
la  Valachie,  et  à  y  recommencer,  en  dehors  de  la  Hongrie  domptée, 
une  lutte  à  part,  en  attendant  des  circonstances  plus  favorables.  11  se 
mit  donc  en  marche  vers  la  Transylvanie,  afin  d'attaquer  Liiders,  qui 
titait  à  peu  de  distance. 

Ce  n'était  là  toutefois  qu'une  tentative  désespérée.  La  direction  des 
t  vénemens  échappait  à  l'influence  polonaise.  L'esjprit  dont  Georgey 
s  ('tait  constitué  le  représentant  agissait  au  contraire  sensiblement. 
L  idée  d'un  rapprochement  avec  la  Russie  flattait  l'ambition  de  la  plu- 
j  part  de  ces  jeunes  officiers,  qui,  ayant  conquis  leurç  grades  en  quel- 
ques mois,  espéraient,  suivant  les  insinuations  des  généraux  russes, 
être  maintenus  dans  leurs  commodes  situations.  Des  bruits  sourds 
circulaient  dans  l'armée;  Bem,  disait-on,  était  le  seul  obstacle  qui 
s'opposât  à  une  paix  honorable  et  avantageuse  promise  par  les  Russes. 
Pourquoi  le  général  polonais  se  montrait- il  plus  Hongrois  que  les  Hon- 
grois eux-mêmes?  N'était-ce  pas  l'indice  de  vues  cachées  et  de  projets 
perfides?  N'avait-on  pas  assez  combattu  pour  les  intérêts  et  les  passions 
<ies  Polonais?  Ces  rumeurs  agitaient  l'armée  de  Bem  au  moment  où 
l'on  apprit  que  la  soumission  de  Georgey  aux  Russes  s'était  consommée 
à  Yilagos.  - 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Beiï)  voulait  livrer  bataille  le  lendemain ,  lorsque  l'on  vint  lui  dire 
que  ses  officiers,  séduits  par  les  lettres  et  les  proclamations  de  Georgey, 
avaient  entraîné  une  grande  partie  de  l'armée,  et  qu'au  lieu  de  songer 
à  se  battre,  les  troupes  se  préparaient  à  se  rendre  aux  Russes.  Bera 
adressa  alors  au  général  Lûders  la  demande  d'un  armistice  pour  trai- 
ter, disait-il,  de  la  capitulation  de  son  armée.  Puis,  sans  attendre  la 
réponse,  ayant  confié  le  commandement  des  troupes  magyares  à  l'un 
de  ses  lieutenans,  suivi  seulement  de  deux  mille  cavaliers  dévoues,  il 
se  dirigea  vers  la  frontière  de  Turquie,  où  Dembinski ,  la  légion  polo- 
naise, Kossuth  et  quelques  milliers  de  Magyars  l'avaient  précédé. 

La  défaite  de  l'insurrection  était  consommée.  Aux  cris  patriotiques, 
au  bruit  des  armes  tirées  pour  une  cause  sans  équité,  mais  non  sans 
poésie,  avaient  succédé  les  cris  d'elien  Magyar  (1)!  vive  le  Magyar' 
poussés  par  les  soldats  russes,  et  ceux  de  vivent  les  Musses!  renvoyés  par 
les  soldats  soumis  de  l'armée  magyare.  Voilà  donc  où  en  était  venu  un 
peuple  généreux,  enthousiaste,  doué  de  toutes  les  brillantes  qualités 
du  cœur  !  voilà  où  il  en  était  venu  sous  l'impulsion  de  chefs  pour  la 
plupart  honnêtes  et  désintéressés,  mais  sans  justesse  dans  les  vues, 
sans  énergie  dans  les  résolutions  !  Par  une  loi  de  l'histoire,  cette  noble 
nation  était  dans  une  impasse  où  elle  devait  nécessairement  se  voir 
poursuivie  un  jour  par  des  adversaires  plus  nombreux  et  dépouillée 
de  ses  vieilles  conquêtes.  Ses  chefs,  s'inspirant  de  son  orgueil  au  lieu 
de  l'éclairer,  aiguillonnant  son  ambition  au  lieu  de  lui  parler  de  pru- 
dence, l'avaient  précipitée  en  aveugle  et  avant  l'heure  vers  la  borne 
fatale  où  ses  destinées  devaient  s'arrêter  et  peut-être  se  briser.  Sous  la 
menace  de  ce  désastre,  il  avait  suffi  des  flatteries  de  la  diplomatie  russe 
pour  tourner  les  têtes  égarées  par  le  malheur,  et  pour  faire  que  la  Hon- 
grie, naguère  ardemment  hostile  au  panslavisme,  se  jetât  en  sup- 
pliante aux  pieds  du  czar. 

Ah  !  certes,  l'erreur  ne  pouvait  pas  durer  long-temps;  les  illusion 
auxquelles  on  s'était  livré  sur  la  foi  des  agens  russes  devaient  s'é^ 
nouir  dès  le  lendemain  de  la  soumission.  On  sait  comment  la  Rusa 
a  tenu  ses  promesses.  Elle  s'est  contentée  d'obtenir  la  vie  sauve  poi 
ceux  des  officiers  magyars  qui  avaient  le  mieux  servi  ses  projets, 
d'appuyer  mollement  à  Vienne  l'idée  de  l'unité  hongroise,  trop  incom- 
patible avec  la  nouvelle  situation  de  l'Autriche  pour  être  adoptée  par 
cette  puissance.  La  Russie  n'aura  donc  donné  aux  Magyars  qu'ui 
preuve  de  bienveillance  à  peu  près  stérile.  Tous  ceux  d'entre  les  Ma 
gyars  qui  ont  retrouvé  le  sang-froid  du  raisonnement  comprennei 

(1)  On  s'était  apparemment  donné  la  peine  d'apprendre  aux  Cosaques  le  sens  du  misj 
hongrois  elien. 


LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.     309 

i  ;i  ({ii'il  n'est  plus  aucun  espoir  de  sauvegarder  l'unité  hongroise.  Il 
luit  donc  revenir  à  cette  pensée  dont  les  Polonais  modérés  se  sont 
les  organes  et  les  représentans,  à  ce  principe  de  l'égalité  des  na- 
i.  ilités,  qui,  depuis  vingt  ans,  est  la  grande  préoccupation  de  l'Europe 
)tntale.  Si  le  parti  dont  Georgey  était  le  chef  et  le  parti  purement 
atrichien,  germanique,  restent  hostiles  à  l'aUiance  magyaro-polo- 
nisc,  le  parti  populaire  de  Kossuth  et  le  parti  de  l'ancienne  opposition 
a  stocratique  se  sont,  depuis  la  catastrophe,  rattachés  plus  étroitement 
àl'idée  essentielle  de  cette  alliance.   Ils  reconnaissent  aujourd'hui 
c  nbien  il  y  avait  de  sagesse  dans  les  conseils  diplomatiques  de  l'é- 
I  mation.  Ils  avouent  que  le  droit  et  le  bon  sens  leur  commandaient 
d  se  prêter  au  généreux  essor  des  Slaves  et  des  Valaques  de  la  Hongrie. 
Plaise  à  Dieu  que  ce  sentiment  devienne  celui  de  tous  les  Magyars, 
€  qu'il  anime  désormais  leur  politique!  C'est  le  but  que  les  slavistes 
{ursuivaient  à  travers  cette  guerre;  s'il  est  atteint,  ils  ne  pousseront 
js  plus  loin  leur  hostihté,  et,  loin  de  se  souvenir  de  leurs  griefs 
titre  le  magyarisme,  ils  n'useront  que  de  paroles  amicales  pour  dé- 
lirer les  calamités  dont  la  race  magyare  porte  aujourd'hui  le  poids. 


IV. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  la  période  de  sanglante  expiation 
(a  traversée  la  Hongrie  depuis  la  capitulation  de  Georgey.  Le  point 
(icntiel  que  nous  voudrions  mettre  ici  en  lumière,  c'est  la  situation 
1  uvelle  que  la  guerre  de  Hongrie  a  faite  d'une  part  aux  Slaves,  de 
I  utre  à  l'émigration  polonaise.  L'Autriche  condamnée  à  s'appuyer 
!  V  le  czar,  le  czar  enorgueilli  au  point  d'adresser  par  la  Turquie 
ne  sorte  de  défi  à  l'Europe,  telle  est  la  conséquence  européenne  de 
usurrection  magyaro-polonaise. 

Pour  la  Pologne,  la  leçon  a  été  rude.  Les  Polonais  s'aperçoivent  qu'en 
>rtant  secours  aux  Magyars,  ils  n'ont  réussi  qu'à  accroître  encore  la 
lissance  de  leur  irréconcihable  ennemi  !  Nation  malheureuse,  en  ve- 
to, à  qui  il  ne  sert  de  rien  ni  de  souffrir,  ni  de  s'agiter,  ni  de  se 
ittre!  Comme  il  arrive  à  ces  personnages  de  la  tragédie  antique  aux 
4ses  avec  le  destin,  tout  ce  qu'elle  entreprend  pour  y  échapper  tourne 
)ntre  elle-même.  C'est  maintenant  que  reviennent  naturellement  en 
lémoire  les  paroles  prophétiques  du  prédicateur  Skarga;  maintenant 
»nt  accomplies  les  calamités  prédites,  il  y  a  tantôt  deux  siècles,  par 
î  sublime  visionnaire.  «  Qui  me  donnera,  disait-il  dans  son  langage 
Tiouvant,  qui  me  donnera  assez  de  larmes  pour  pleurer  jour  et  nuit 
■s  malheurs  des  enfans  de  ma  patrie!— Je  te  vois  dans  la  captivité, 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

royaume  orgueilleux!  Et  tu  pleures  tes  flls,  et  tu  ne  trouves  persoitt» 
qui  veuille  te  consoler!  Tes  anciens  amis  te  trahissent  et  te  repousseirt; 
tes  chefs,  tes  guerriers,  chassés  comme  un  troupeau,  traversent  la  teWK 
sans  s'arrêter  et  sans  trouver  de  bercail  !  Nos  églises  et  nos  autels  8<^ 
livrés  à  l'ennemi;  le  glaive  se  dresse  devant  nous;  la  misère  nous  at- 
tend au  dehors,  et  cependant  le  Seigneur  dit  :  «  Allez,  allez  toujoufSI 
«  —  Mais  où  irons-nous,  Seigneur?  —  Allez  mourir,  ceux  qui  doivdfit 
«  mourir;  allez  souffrir,  ceux  qui  doivent  souffrir  !  » 

Skarga  prédit  la  résurrection  de  la  Pologne  après  avoir  am.oncé  ^ 
ruine.  La  ruine  date  déjà  de  loin,  et  pourtant  le  Jour  mystique,  i^ 
jour  de  la  réparation,  le  troisième  jour  n'est  point  encore  venu.  Il 
semble  reculer  à  mesure  que  les  gémissemens  des  populations  l'appel- 
lent plus  ardemment.  La  Pologne  porte  la  peine  de  ses  fautes;  les  gé- 1 
nérations  d'à-présent  subissent  le  contre-coup  ordinaire  des  erreurs  du 
passé.  Avec  ses  lois  funest€s  et  son  esprit  indiscipliné,  la  Pologne  de- 
vait fatalement  succomber.  C'est  la  raison  que  Skarga  assigne  à  la  dé- 
cadence de  sa  patrie.  «  Vous  servirez  vos  ennemis  dans  la  faim,  dansk 
soif,  dans  la  nécessité,  dans  la  pauvreté,  leur  avait-il  dit,  par  k  rai 
que  vous  n'avez  pas  voulu  servir  le  Dieu  de  vos  pères  dans  la  joie  et 
dans  l'abondance,  et  qu'au  sein  de  votre  bonheur  vous  avez  méprisé, 
votre. souverain,  votre  prêtre,  vos  lois  et  vos  magistrats,  en  vous 
tranchant  derrière  vos  libertés  infernales!  Ne  craignez  pas  la  guerre  ni 
les  invasions;  vous  périrez  par  vos  discordes  intérieures!  »  C'est  sans 
doute  parce  que  ces  discordes  n'ont  point  encore  entièrement  cesse, 
c'est  parce  que  le  goût  de  ces  infernales  libertés  n'est  point  encof 
perdu,  c'est  parce  que  la  Pologne  n'est  point  encore  suffisamment  coi- 
rigée  de  son  penchant  séculaire  à  l'indiscipline,  qu'elle  n'entrevoit  pas 
le  moment  précis  oii  doit  finir  sa  longue  et  douloureuse  expiation. 

Injuste  serait  toutefois  quiconque  méconnaîtrait  le  progrès  que 
idées  de  pouvoir  et  d'autorité,  naguère  inconnues  en  Pologne,  ont 
ail  miheu  même  des  divergences  d'opinion  produites  par  les  réveflu 
lions  récentes.  Si ,  au  commencement  de  la  guerre  de  Hongrie,  il  y  a 
eu  de  la  part  des  généraux  polonais  une  ardeur  trop  prompte  qui 
s'accordait  point  avec  la  politique  des  diplomates,  ils  ont  fini  cepen- 
dant les  uns  et  les  autres  par  se  rencontrer  dans  un  même  sentiment 
sur  la  question  capitale,  c'est-à-dire  sur  le  slavisme.  Dembinski  et  Bem 
principalement  avaient  d'abord  paru  faire  trop  bon  marché  de  cette 
théorie.  Une  fois  sur  le  champ  de  bataille,  en  présence  de  l'idée  slave, 
ils  en  ont  reconnu  à  la  fois  l'équité,  la  puissance  et  l'essor.  Au  contact 
de  ces  valeureuses  et  intelligentes  populations  de  la  Bohême,  de  la 
Servie,  de  la  Croatie,  des  pays  slovaques,  la  Pologne  militante  a  senti 
que  de  ce  côté  sont  la  jeunesse  et  la  vie.  Elle  s'est  convaincue  de  cette 


pi 


s 

I 


LES   GÉNÉRAUX   POLONAIS   DANS  LA   GUERRE   DE   HONGRIE.  3lt 

rite  sans  doute  étFan^e  pour  beaucoup  d'esprits,  mais  palpable  pour 
(liconque  a  tu  de  près  le  génie  naissant  de  ces  peuples,  qu'il  y  a  là  une 
ice  d'où  doit  infailliblement  sortir  la  transformation  de  l'Orient  euro- 
cn.  Sera-ce  au  profit  de  la  Pologne  ou  de  la  Russie?  Toute  la  ques- 
)!i  est  là.  Sous  nos  yeux ,  la  politique  anti-slave  des  Magyars  et  de 
Mirope  démocratique  a  failli  jeter  irrévocablement  les  Slaves  d'Au- 
iclie  et  de  Turt[uie  dans  les  bras  de  la  Russie.  Les  Polonais  qui  re- 
onnent  des  champs  de  bataille  de  la  Hongrie  l'ont  reconnu  avec  les 
plomates  de  l'émigration,  et  tous  semblent  d'accord  pour  entrer  fran- 
lement  dans  les  vues  constitutionnelles  de  ces  peuples  indiquées  par 
diète  autrichienne  de  Kremsier. 

Si  la  guerre  de  Hongrie  a  fait  de  nouveau  saigner  les  plaies  de  la 
ologne,  elle  a  créé  en  revanche  aux  Slaves  de  l'Autriche  et  de  la  Tur- 
uie  tme  situation  dont  ces  peuples  commencent  à  comprendre  les 
vantages.  L'Europe  orientale,  après  avoir  présenté  un  aspect  altris- 
uit,  semble,  dès  aujourd'hui,  près  de  reprendre  une  assiette  plus 
ire.  Une  lueur  d'espérance  apparaît  à  travers  les  ombres  dans  les- 
II elles  l'avenir  est  encore  enveloppé.  Puisque  le  danger  que  courent  les 
cuples  de  ces  contrées  vient  surtout  de  la  force  croissante  de  la  Russie, 
s  ont  du  moins,  pour  le  prévenir,  deux  grands  points  d'appui ,  l'em- 
ire  d'Autriche  et  celui  de  Turquie;  puisque  ces  peuples  ont  lieu  de 
niindre  le  panslavisme  politique  et  religieux  dont  les  intentions  sur 
Orient,  et  que  dis-je?  sur  l'Occident  lui-même,  nous  ont  été  tout  récem- 
nciit  avouées  par  un  diplomate  russe,  ils  ont  en  revanche  la  certitude, 
1]  présence  de  ce  panslavisme,  de  trouver  dans  la  politique  des  deux 
!]  Il  pires  menacés  directement  par  cette  doctrine  un  concours  raisonné, 
.a  Turquie  par  suite  du  système  des  protectorats  russes,  l'Autriche 
tiir  une  conséquence  nécessaire  de  l'intervention  du  czar  en  Hongrie, 
M'  sentent  dans  une  dépendance  à  laquelle  elles  éprouvent  naturelle- 
ment le  désir  d'échapper.  Voyez  la  Turquie.  Elle  ne  craint  plus  d'op- 
jirserla  dignité  d'une  attitude  ferme  à  des  injonctions  impérieuses^  et 
Idans  ce  conflit ,  jusqu'à  ce  jour,  la  force  reste  au  bon  droit.  En  Au- 
itriche,  sous  les  dehors  d'une  alliance  trop  récente  pour  se  dissoudre 
encore,  on  remarque  dès  à  présent  les  symptômes  d'un  vif  mouvement 
jde  résistance  à  l'action  de  la  Russie.  Il  est  décidé  que  l'Autriche  sortira 
des  traditions  de  l'absolutisme,  et  voici  qu'elle  entre,  bon  gré  mal  gré, 
sous  le  régime  des  libertés  parlementaires.  L'alliance  de  l'Autriche  et 
de  la  Russie  n'est  déjà  plus  une  alliance  de  principes. 

Du  fond  de  l'abîme  où  la  guerre  de  Hongrie  les  a  précipités,  les 
peuples  de  l'Europe  orientale  peuvent  donc  porter  les  yeux  avec  con- 
fiance sur  Constantinople  et  sur  Vienne.  Oui,  s'ils  savent  être  unis, 
s'ils  savent  régler  leur  ambition  sur  le  progrès  des  idées  et  des  mœurs 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  Autriche  et  en  Turquie,  ils  déjoueront  les  projets  de  l'église  et  du 
cabinet  russe.  La  réussite  est  au  prix  de  la  patience,  delà  discipline  et 
du  courage.  Le  courage  ne  manque  point  à  ces  peuples,  et  en  les  voyant, 
après  de  terribles  leçons,  revenir  aux  idées  de  discipline  et  d'autorité, 
suivre  avec  patience  le  développement  des  institutions  dans  les  deux 
états  destinés  à  leur  prêter  appui  contre  la  Russie,  j'aime  à  croire  au 
triomphe  définitif  de  leurs  espérances.  Ce  triomphe  ne  serait  plus 
douteux,  si,  profitant  de  cet  esprit  nouveau  auquel  les  Polonais  s'asso- 
cient, et  joignant  ses  efforts  à  ceux  de  l'Autriche  et  de  la  Turquie  dans 
l'établissement  ou  le  progrès  de  leurs  institutions,  l'Europe  occiden- 
tale venait  apporter  là  l'autorité  de  son  concours  et  la  sagesse  de  ses 
conseils.  Loin  qu'il  soit  question  d'une  entreprise  hasardeuse  pour 
relever  la  Pologne,  il  s'agit  d'une  entente  diplomatique  des  gouverne- 
mens  et  des  peuples  conservateurs  contre  l'action  dissolvante  du  pan- 
slavisme. Espérons  que  l'Europe  elle-même,  éclairée  par  les  événemens 
dont  l'Autriche  et  la  Turquie  sont  le  théâtre,  et  dans  lesquels  la  Po- 
logne est  appelée  à  jouer  un  rôle  proportionné  à  sa  prudence,  ouvrira 
enfin  les  yeux  sur  ce  grand  intérêt  de  morale,  de  paix  et  d'équilibre 
international. 


H.  Desprez. 


UNE  CROISIÈRE 


L'OCEAN  PACIFIQUE. 


FOUR  YEÂRS  i^  THE  PACIFIC, 

i  her  Majetty's  ship  Collingwood,  from  4844  to  1848,  by  lient,  the  hon.  Fred.  Walpole,  R,  N. 
—  2  vol.  in-80,  London,  4849,  Richard  Bentley. 


Le  goût  des  Anglais  pour  les  voyages  nous  a  trouvés  jusqu'à  ce  jour 
lus  portés  à  la  raillerie  qu'à  l'imitation.  Nous  ne  voyons  guère  là 
u'une  manie  frivole,  et  pourtant  il  nous  sied  peu  de  tourner  en  ridi- 
ule  les  habitudes  nomades  de  nos  voisins.  La  plupart  des  voyageurs 
nglais  ne  rapportent  pas  seulement  de  leurs  lointaines  excursions  des 
écits,  des  impressions  de  touriste:  l'Angleterre  leur  doit  aussi  d'u- 
ies  informations  et  de  précieux  documens.  Chaque  année,  il  se  publie 
u-delà  du  détroit  de  nombreuses  relations  de  voyages  auxquelles  ne 
(lanque  jamais  un  public  empressé.  Pour  quelques  lecteurs  désœuvrés 
ui  ne  trouvent  à  noter  dans  ces  relations  que  les  prix  des  tables  d'hôte 
u  des  bateaux  à  vapeur,  le  nombre  est  grand  de  ceux  qui  les  con- 
ultent  avec  une  attention  intelligente,  et  qui  se  plaisent  ainsi  à  aug- 
nenter  sans  fatigue  la  somme  de  leurs  connaissances  politiques  ou 
ommerciales.  Souvent  même  d'importantes  révélations  appellent  sur 


n 


Si  A  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  récits  l'intérêt  de  l'homme  d'état;  ne  sont-ce  pas  en  effet  des  voya- 1^ 
geurs  anglais  qui  ont  appris  en  1840  à  lord  Palmerston  la  faiblossf 
réelle  du  pacha  d'Egypte,  si  étrangement  méconnue  par  notre  gou-  j 
vernement?  Loin  donc  de  nous  égayer  aux  dépens  de  ces  hommes  en- 1 
treprenans  qui  portent  en  tous  pays  l'influence  anglaise,  et  qui  n'on! 
souvent  du  touriste  que  le  nom,  nous  ferions  mieux  de  marcher  sur , 
leurs  traces  et  de  nous  inspirer  de  leurs  exemples.  Pourquoi  la  Franii  jfi'" 
n'aurait-elle  pas  aussi  ses  pionniers  ardens  ef  infatigables?  Pourquoi  f" 
ne  tournerait-elle  pas  vers  les  voyages  lointains  l'agitation  '^évreuse  ' 
qui  la  tourmente?  Dût-on  acheter  ce  résultat  par  quelques  dépenses  I 
nouvelles  inscrites  au  budget ,  nous  croyons  que  ce  ne  serait  pas  en-  \ 
core  le  payer  trop  cher.  Qu'on  interroge  l'histoire  de  l'Angleterre  de-  ' 
puis  quelques  années  seulement,  et  l'on  se  convaincra  des  imnienses  ' 
services  que  d'habiles  explorateurs  peuvent  rendre  aux  intérêts  com- 
merciaux, à  la  politique  extérieure  d'un  grand  pays. 

L'Angleterre  ne  se  contente  pas  d'ailleurs  des  indications  recueifliài 
un  peu  confusément  par  les  observateurs  vagabonds  qui  forment  chez 
elle  une  si  nombreuse  famille.  Sur  les  traces  et  à  côté  de  ces  voyageurs  ! 
indêpendans  marchent  les  agens  plus  sérieux,  les  représentans  pli»  \^^ 
directs  de  s£t  politique.  La  marine  anglaise  est  tour  à  tour  employée  à  p' 
servir  les  intérêts  du  commerce  national  et  à  faire  respecter  le  pavil-  ' 
Ion  britannique  sur  tous  les  points  du  globe.  Les  mers  de  la  Chine,  de  ' 
l'Inde  et  du  Nouveau-Monde  sont  le  théâtre  de  longues  et  aventureuses 
croisières,  presque  toujours  couronnées  par  d'importans  résultats» 
L'Océan  Pacifique  est  surtout  le  but  de  fréquentes  campagnes  mari 
times.  L'orgueil  des  républiques  américaines  est  trop  enclin  à  oubher 
qu'il  n'est  pas  sans  danger  de  jouer  avec  la  colère  de  quelque  nation 
d'Europe.  L'Angleterre  agit  en  conséquence,  et  l'une  de  ses  vaillantes 
frégates  est  toujours  à  portée  du  lieu  où  l'honneur  britannique  a  reçu 
quelque  atteinte.  Dans  les  annales  de  la  marine  anglaise,  ces  croi- 
sières, à  la  fois  politiques  et  commierciales,  forment  un  chapitre  des 
plus  curieux  et  des  plus  instructifs.  On  doit  surtout  savoir  gré  aux 
marins  qui ,  revenus  de  ces  campagnes,  en  écrivent  la  relation  et  par- 
tagent ainsi  avec  leurs  compatriotes  le  trésor  de  leurs  souvenirs.  Pre&» 
que  toujours  ces  livides  portent  la  vive  empreinte  des  lieux  que  l'au- 
teur a  parcourus,  des  mœurs  étranges  qu'il  a  observées;  ils  retraceat 
fidèlement  les  émotions  variées  d'un  voyage  jnaritime,  et  entretien- 
nent dans  la  population  anglaise  ces  instincts  du  marin,  du  voyageur, 
qui  sont  un  de  ses  traits  caractéristiques. 

Pour  quiconque  a  vécu  de  la  vie  de  bord ,  ces  récits  offrent  surtout 
un  attrait  particulier.  Quel  voyageur  embarqué  pour  une  traversée 
lointaine  n'a  regretté  souvent  de  ne  pouvoir  fixer  par  la  plume  ou  te 
crayon  les  côtes  fuyantes,  les  paysages  inceséamment  variés  qu'il  dé- 


UNE   CROISIÈRE   DANS  L'OCÉAN    PACIFIQUE.  345 

re  en  quelque  sorte  au  vol  du  navire?  Ces  heures  de  contemplation 
rêverie  qu'on  passe,  appuyé  sur  les  lisses  du  bâtiment,  à  regarder 
irrre  où  l'on  n'abordera  pas,  sont  quelquefois  les  plus  agréables  du 
l^e.  Le  spectacle  qui  se  déroule  aux  yeux  du  passager  change,  pour 
i  si  ilire,  à  chaque  sillage  nouveau  tracé  sur  l'océan,  à  chaque  caprice 
vent,  qui  dissipe  ou  épaissit  la  brume  marine.  Tantôt  c'est  un  écueil 
[àospitalier  dont  les  roches  aiguës  s'élèvent,  comme  une  barrière 
)mergée,  du  sein  des  flots,  tantôt  une  côte  onduleuse  qui  s'allonge 
horizon  comme  un  serpent  d'azur.  Là  c'est  une  île  aux  flancs  es- 
•pés,  le  long  desquels  se  balancent  des  réseaux  de  lianes  semblables 
X  filets  oubliés  des  pêcheurs.  Ici  de  nombreux  clochers ,  un  môle 
vert  de  spectateurs  curieux,  annoncent  une  antique  cité  maritime 
Il  ne  fera  qu'entrevoir.  Parfois  aussi  on  n'aperçoit  qu'un  nuage, 
1 1'  ligne  de  vapeur:  ce  point,  à  peine  perceptible,  est  pourtant  un 
'.  md  pays,  un  continent  peut-être,  et,  à  propos  de  cette  terre  presque 
i  1  isible,  un  vieux  matelot  vous  racontera,  dans  sa  langue  naïve,  toute 
I  le  série  de  légendes ,  tandis  que  vous  respirerez  avec  délices  le  par- 
im  des  feuillages  lointains  jeté  par  une  folle  brise  au  milieu  des  acres 
jiiteurs  de  la  mer.  On  comprend  ce  que  peut  être  un  livre  écrit  sous 
<  s  impressions  si  diverses  :  une  sorte  de  sketch-book,  où  l'ordre  et  la 
f  métrie  se  feront  désirer  sans  doute,  mais  où  l'intérêt  ne  saurait  man- 
der, et  où  ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  mer,  comme  ceux  qui  la  connais- 
!iit,  sont  également  sûrs  de  trouver  d'instructifs  et  attrayans  récits. 
In  officier  de  la  marine  anglaise  a  essayé  d'écrire  ce  livre.  Aux  heures 
'  loisir  que  lui  laissait  la  discipline,  l'honorable  lieutenant  Frédéric 
alpole  a  noté  les  souvenirs  d'un  long  voyage  maritime  avec  un 
)andon  qui  frise  un- peu  la  négligence,  mais  qui,  après  tout,  n'en 
teste  que  mieux  la  sincérité  du  narrateur.  A  quelques  égards,  le  dé- 
tiisu  de  ce  livre  est  presque  un  charme  de  plus.  Ces  brusques  dépla- 
iinens,  ces  changemens  à  vue  multipliés,  nous  initient  aux  vicissi- 
ides,  aux  péripéties  innombrables  d'un  voyage  dont  la  marche  est 
)umise  à  l'inflexible  joug  des  instructions  mihtaires.  Courbé  sous 
3tte  dure  loi,  M.  Walpole  est  plus  d'une  fois  contraint  de  marcher 
uand  il  veut  se  reposer,  et  de  rester  à  bord,  sa  longucrvue  à  la  main, 
uand  il  voudrait  descendre  à  terre.  De  là  bien  des  contrastes,  bien 
es  contrariétés  aussi;  mais  après  tout  on  finit  par  se  plaire  à  ces  sur- 
rises,  et,  une  fois  qu'on  a  commencé  la  lecture  du  journal  de  M.  Wal- 
ole,  on  devient  soi-même  l'esclave  soumis  de  cette  discipline  qui 
nène  si  rudement  son  navire.  Çà  et  là  d'ailleurs  on  recueille  des  ob- 
ervations  précieuses,  on  peut  saisir  dans  toute  sa  spontanéité  ce  sen- 
iment  national  toujours  si  vivace  chez  un  voyageur  anglais,  et  il  n'est 
las  inutile  de  savoir,  par  exemple ,  ce  qu'un  lieutenant  de  la  marine 
britannique  pense  des-  rares  possessions  françai§es  qu'il  rencontre  sur 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  route  en  visitant  l'Amérique  ou  l'Océanie.  Embarquons-nous  don( 
avec  l'honorable  lieutenant  Walpole,  suivons-le  dans  sa  longue  cam 
pagne  :  le  navire  qui  le  porte  aura  beau  se  déplacer  sans  cesse;  nous 
saurons  bien  nous  arrêter  où  il  le  faudra,  observer  à  notre  aise  Cf 
(jue  l'officier  anglais  verra  trop  vite ,  et  quelquefois  compléter  par  nof 
propres  souvenirs  ce  qu'il  y  aura  d'inexact  ou  de  superficiel  dans  1« 
siens.  *f 


I. 


I 


Une  commission  de  lieutenant  à  bord  du  vaisseau  de  guerre  le  Col-\ 
lingwood  vient  fort  à  propos  enlever  M.  Walpole  (c'est  lui-même  quij 
'avoue)  à  des  études  superficielles  et  à  une  dissipation  profonde,  danî[ 
un  moment  où  ses  joues  pâles  et  sa  constitution  affaiblie  lui  font  sent 
la  nécessité  d'un  brusque  changement  de  régime.  Quelques  mois  deJP"  ^ 
croisière  auront  bientôt  rétabli  cette  santé  délabrée.  Le  Collingwood  esi 
en  armement  à  Portsmouth.  C'est  un  beau  vaisseau  de  quatre-vingts 
canons  dont  la  mission  est  de  faire  flotter  le  pavillon  d'Angleterre  sur 
toutes  les  côtes  de  l'Océan  Pacifique.  Parfait  de  formes  et  maniable 
comme  un  cutter  malgré  ses  colossales  dimensions,  le  Collingwooà 
est  un  de  ces  nobles  bâtimens  qui  font  l'orgueil  de  leur  équipage,  el 
M.  Walpole  n'est  pas  trop  à  plaindre  d'avoir  à  y  passer  quatre  ans,  de 
1844  à  1848.  En  touchant  le  pont  tout  retentissant  de  cris  joyeux,  en 
passant  près  des  batteries  ouvertes  d'où  s'échappe  le  formidable  tu- 
multe des  aspirans  qui  dînent,  le  lieutenant  sent  se  réveiller  en  lui  la 
fierté  du  marin,  et  devant  ces  dramatiques  tableaux  de  la  vie  maritime 
se  dissipent  un  moment  tous  les  souvenirs  de  la  vie  de  Londres.  Cet 
océan  qu'il  va  parcourir  n'est-il  pas  à  la  fois  la  patrie  et  le  tombeau  du 
marin,  tombeau  glorieux,  quand  les  flots  recouvrent  de  leur  écume 
les  sanglantes  victimes  de  quelque  combat  héroïque;  tombeau  hor-  ^'■ 
rible,  quand  ils  ne  reçoivent  dans  leurs  mornes  profondeurs  que  lai 
tristes  débris  d'un  naufrage.  Ces  luttes  sans  gloire  avec  la  nature  sont 
un  des  plus  sombres  épisodes  de  la  vie  de  mer,  et  quelques  pagef 
du  livre  de  M.  Walpole  nous  en  font  vivement  sentir  toute  l'hor- 
reur. L'orage  gronde,  la  mer  mugit,  la  mâture  du  vaisseau  craque,  se 
courbe  comme  la  houssine  dans  la  main  du  cavalier.  Sur  les  vergues^ 
que  le  vent  agite  et  balance,  vingt  matelots  sont  occupés  à  diminue* 
la  surface  que  la  voilure  présente  au  vent.  Tout  à  coup  l'un  d'eux  es^ 
arraché  à  la  vergue  comme  une  de  ces  graines  mûres  qu'ernporte  la 
bise  d'automne;  le  malheureux  tourbillonne  dans  l'air  semblable  à  un 
lambeau  de  voile  détaché  de  la  ralingue.  Au  cri  :  Un  homme  à  la  mer! 
tous  les  yeux  se  tournent  vers  l'océan ,  mais  le  matelot  reste  invisible 
dans  le  creux  de  la  vague  qui  l'emporte.  Une  bouée  de  sauvetage  est 


k 


UNE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  317 

Qcée  à  l'eau,  puis  le  vaisseau  continue  sa  course.  Ou  bien  encore 
jciques  matelots,  risquant  leur  vie,  explorent,  montés  sur  une  frêle 
iibarcation,  la  surface  houleuse  de  la  mer.  C'est  en  vain  pourtant 
ne,  cramponné  à  sa  bouée,  le  nageur  épuisé  crie  à  l'aide,  les  lames 
les  vents  hurlent  ensemble  et  couvrent  sa  voix.  L'embarcation  a  re- 
)int  le  bord,  l'agonie  du  matelot  commence,  horrible  agonie!  dont  il 
e  reste  d'autres  traces,  au  bout  d'un  jour,  qu'une  bouée  qui  flotte  tris- 
Mnent,  entraînant  un  cadavre  dont  les  oiseaux  de  mer  et  les  requins 
cchirent  à  l'envi  les  lambeaux. 

Les  scènes  maritimes  n'occupent  toutefois  qu'assez  peu  de  place  dans 
!  récit  de  M.  Walpole;  elles  ne  forment  en  quelque  sorte  que  le  fron- 
spice  du  livre.  Une  fois  la  croisière  commencée,  l'attention  du  narra- 
!ur  se  tourne  presque  exclusivement  vers  les  côtes  que  longe  le  navire. 
.e  Collingwood  s'incline  sous  la  brise ,  léger  comme  le  cygne  qui  dé- 
loie  ses  ailes  :  il  part,  et  déjà  nous  sommes  à  Madère,  l'île  au  vin 
iiuve  comme  ses  femmes  qu'a  dorées  le  même  soleil,  Madère,  le  pays 
l(;s  fruits  merveilleux  et  des  fleurs  toujours  épanouies  dans  une  éter- 
u'ile  verdure.  De  loin,  on  n'aperçoit  d'abord  que  d'arides  rochers  sil-» 
onnés  de  larges  crevasses  et  ressemblant  à  un  amas  de  tours ,  de  py- 
amides  abruptes.  On  approche,  et  ces  rochers  laissent  voir  des  baies 
pacieuses;  ces  pyramides,  de  loin  si  désolées,  prennent  un  aspect 
iant.  Des  terrasses,  des  champs  cultivés,  s'étendent  partout  où  la 
nain  de  l'homme  a  pu  atteindre.  De  beaux  villages  s'élèvent  le  long  de 
liaque  baie;  chaque  vallée  a  son  courant  d'eau  vive,  chaque  terrasse 
i  son  groupe  de  cabanes  suspendu  au  milieu  des  jardins.  Voici  la  Cà- 
utara  de  los  Lobos  (la  tanière  des  loups),  le  premier  établissement  eu- 
ropéen fondé  dans  ces  parages.  Plus  loin,  au  pied  d'un  amphithéâtre 
!('  vertes  collines,  s'élève  la  capitale  de  l'île,  Funchal,  avec  ses  mai- 
sons blanches  et  son  fort  sur  le  premier  plan.  Le  couvent  de  femmes 
(ie  iNuestra  Senora  del  Monte  domine  le  paysage.  Tout  un  inonde,  tout 
un  paradis  se  déroule  devant  les  pieuses  recluses.  Que  de  consolations 
pour  les  unes,  que  de  tentations  pour  les  autres  dans  le  féerique  ta- 
bleau de  cette  île  toujours  verte  qu'encadre  l'inaltérable  azur  du  ciel 
et  de  la  mer!  Mais  les  marins  du  Collingwood  n'ont  pas  le  temps  de 
s'oublier  en  de  pareilles  réflexions;  Madère  n'apparaît  à  leurs  yeux  que 
comme  une  vision  fugitive.  Déjà  l'île  est  loin  de  nous,  et  nous  sommes 
au  cap  Frio ,  signalé  la  nuit  par  un  feu  tournant  allumé  sur  un  îlot 
voisin.  Le  cap  Frio  est  à  peine  à  soixante  milles  de  Rio-Janeiro,  et  un 
vaisseau  fin  voilier  comme  le  Collingwood  dévore  cet  espace  en  cinq 
heures. 

Qui  ne  sait  ou  n'a  entendu  dire  que  Rio  est  dans  la  plus  magnifique 
situation  du  monde?  Nous  n'avons  point  à  blâmer  M.  Walpole  de 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'être  condamné  à  des  redites  :  il  a  cherché  dans  Rio-Janeiro  autr» 
cliose  qu'un  thème  à  descriptions  banales.  Le  nom  de  Rio  soulève 
dans  son  livre  la  question  de  l'esclavage  et  de  la  traite  des  noirs.  L'opi- 
nion d'un  fds  de  l'abolitioniste  Angleterre  sur  ce  sujet,  encore  aujour- 
d'hui trop  recherché  par  la  polémique  et  trop  négligé  par  l'étude,  est 
assez  curieuse  à  connaître  par  le  temps  d'égalité  et  de  fraternité  qui 
court.  Avant  1830,  époque  à  laquelle  l'importation  des  noirs  au  Brésil 
fut  prohibée,  on  y  amenait,  dit  M.  Walpole,  environ  quarante  mille 
esclaves  chaque  année;  aujourd'hui  ce  nombre  s'est  réduit  environ 
à  onze  mille;  on  calcule  que  deux  tiers  périssent  avant  le  débarque- 
ment. C'est  donc  environ  trente-trois  mille  nègres  qu'on  doit  embar- 
quer pour  arriver  à  ce  chiffre  de  onze  mille.  Combien  calcule-t-oii 
que  la  marine  européenne  offre  de  ses  matelots  en  holocauste  au  cli- 
mat dévorant  des  côtes  d'Afrique,  pour  obtenir  ce  mince  résultat: 
une  différence  de  sept  mille  noirs  dans  l'importation  au  Brésil  !  Qua- 
rante mille  nègres  arrivaient,  avant  1830,  sains  et  saufs,  car  les  né- 
griers n'étaient  pas  alors  dans  l'obligation,  pour  les  cacher  aux  yeux 
des  croiseurs,  de  les  entasser  dans  un  étroit  espace  où  l'asphyxie  en 
tue  les  deux  tiers.  Vingt-deux  mille  esclaves  périssent  donc  chaque 
année,  depuis  cette  époque,  au  nom  de  l'humanité,  qui  les  protège; 
à  ces  victimes,  combien  doit-on  en  ajouter  parmi  les  équipages  des 
croiseurs!  La  philanthropie  européenne  s'accommodera  peu  de  ces 
cliiffres;  voudra-t-elle  reconnaître  qu'en  se  hâtant  de  proclamer  hau- 
tement une  émancipation  prématurée,  elle  a  fait  un  mal  incalculable? 
Les  esclaves  émancipés  surpassent  leurs  maîtres  en  cruauté.  La  li- 
berté est  un  philtre  enivrant  dont  les  peuples  constitutionnels  eux- 
mêmes  ont  peine  à  supporter  l'usage;  quels  peuvent  en  être  les  effets  sur 
un  nègre  abruti  dans  la  case  natale,  sous  les  ordres  d'un  despote  noir 
qui  le  troque  contre  des  verroteries  ou  des  liqueurs  fortes?  Conçoit-on 
le  délire  de  ce  malheureux  qui,  après  avoir  puisé  dans  l'esclavage  les 
vices  d'une  civilisation  plus  avancée,  se  trouve  tout  à  coup  élevé  à 
la  dignité  d'homme  libre,  d'électeur  et  de  représentant  du  peuple? 
Le  décret  d'un  sénat,  d'une  constituante,  fera-t-il  que  cet  homme  su- 
bitement émancipé  acquière  tout  d'un  coup  les  qualités  qui  lui  man- 
quent? Laissez  l'Afrique  se  civiliser,  dit  avec  raison  M.  Walpole,  et 
dès-lors  elle  ne  produira  plus  d'esclaves;  mais,  tant  qu'elle  sera  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui,  le  remède  que  vous  employez  doit  rester  in- 
efficace. L'Afrique  combattra  toujours  contre  elle-même  et  fera  tou- 
jours trafic  de  ses  enfans;  que  si  vous  lui  fermez  vos  marchés  d'es- 
claves, les  captifs  de  ses  guerres  intestines,  qui  chez  vous  trouvent 
une  vie  plus  douce  que  celle  qu'ils  ont  probablement  jamais  goûtée, 
seront  égorgés  par  le  vainqueur.  Telles,  sont  sur  l'esclavage  les  opinions 


INE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  349 

lieutenant  Walpole,  l'un  des  fils  de  cette  Angleterre  si  connue  par 
fougue  abolitioniste.  Pour  n'être  pas  banales,  il  faut  reconnaître 
i  elles  ne  manquent  pas  de  justesse. 

La  description  succède  brusquement  à  la  discussion.  Qui  n'a  pas  vu 

io-Janeiro  des  sommets  du  Cocovardo  ne  connaît  pas  cette  \ille.  Aux 

('(Is  du  spectateur  s'étendent  et  la  cité  immense  et  la  baie,  qui  em- 

rasse  des  milliers  d'îles,  et  dont  une  ligne  d'un  bleu  foncé  indique 

L  profondeur  même  aux  bords  du  rivage.  Sur  la  droite,  la  rivière  de 

mt'iro  coule  au  milieu  d'une  vaste  plaine,  et  va  perdre  ses  méandres 

ors  de  la  portée  du  regard;  puis,  sur  l'autre  côté  de  la  baie,  la  mon- 

igne  des  Orgues  élève  dans  un  ciel  serein  ses  dentelures  de  cobalt,  ses 

ics  pointus  réunis  comme  les  tuyaux  de  l'instrument  religieux  qui  leur 

onne  son  nom,  tandis  qu'à  leur  base  se  déploie  une  rangée  de  collines 

mblables  à  un  clavier  gigantesque  sous  la  main  de  l'Éternel.  Plus 

)in,  la  pleine  mer,  tachetée  de  voiles  blanches,  laisse  apercevoir  le  cap 

rio,  baigné  dans  la  brume  de  l'horizon.  Il  faut  voir  Rio-Janeiro  du 

laut  du  Cocovardo  avant  de  lui  dire  adieu. 

Le  CoUingwood  mêle  à  présent  ses  voiles  à  celles  de  la  pleine  mer, 
a  proue  sur  les  îles  Falkland,  que  nous  appelons  les  Malouines;  le  cap 
forn  est  doublé  en  vingt-quatre  jours.  Bientôt  deux  pics  qui  percent 
es  nuages  indiquent  le  voisinage  des  Andes.  Le  vaisseau  jette  l'ancre 
laris  la  baie  de  Valparaiso.  D'où  vient  à  la  baie  ce  nom  de  vallée  du 
laradis,  s'il  est  vrai ,  comme  l'assure  le  noble  voyageur,  que  le  pre- 
nier  aspect  en  est  fort  triste?  Est-ce  là  un  nom  imposé  par  Pedro  de 
^'alparaiso  en  Castille?  est-ce  une  antiphrase?  Peu  importe.  Le  Col- 
lingwood  doit  se  reposer  dans  la  baie,  de  Valparaiso. 

Il  n'est  personne  qui,  en  visitant  les  ports  d"Amérique,  n'ait  rencon- 
tré autoui"  des  grandes  villes,  comme  contraste  aux  sauvages  habitans 
des  campagnes,  une  de  ces  joyeuses  cayalcades  de  midshipmen  (aspirans) 
au  teint  blanc  et  rose  en  dépit  du  hâle  de  la  mer,  étudiant,  au  galop 
do  leurs  chevaux  de  louage,  des  sites  qu'ils  étaient  impatiens  de  vi- 
siter. C'est  une  de  ces  cavalcades  qui  offre  au  lieutenant  du  CoUingwood 
l'occasion  de  rendre  honranage  à  l'aménité  des  mœurs  chiliennes. 
Cette  aménité  est,  au  reste,  un  trait  distinctif  de  la  race  espagnole  en 
Amérique.  Une  mère  entourée  de  ses  cinq  filles  reçoit  les  jeunes  offi- 
ciers du  CoUingwood  avec  une  amabilité  parfaite  dans  l'une  des  plus 
riantes  habitations  de  la  côte  du  Chili.  M.  Walpole  décrit  avec  charme 
cette  réception  cordiale.  Les  excursions  aux  environs  de  Valparaiso  se 
multiplient.  Dans  une  de  ces  promenades,  les  officiers  anglais  arrivent 
à  découvrir  un  des  aspects  les  plus  solennels  de  la  nature  américaine. 
La  Cordillière  se  déroule  tout  d'un  coup  à  leurs  yeux.  La  neige  couvre 
ses  croupes  majestueuses  et  blanchit  le  sommet  de  ses  pics  aigus.  Au- 
dessus  de  ces  dentelures,  dont  les  nuages  colorés  par  le  couchant  at- 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

teignent  à  peine  la  base,  le  majestueux  condor,  à  l'immense  enver- 
gure, plane  comme  une  frégate  aérienne.  La  campagne  est  déserte. 
Un  gaucho,  le  poncho  aux  mille  couleurs  sur  l'épaule,  rapide  comme 
le  vent  du  désert,  pousse  son  fougueux  coursier,  et  s'arrête  étonné  a 
la  vue  de  la  cavalcade  européenne  qui  frappe  ses  yeux  pour  la  première 
fois,  puis  il  reprend  sa  course  au  milieu  de  flots  de  poussière,  ou  bien 
encore  un  Indien,  semblable  au  nuage  que  la  brise  cbasse  vers  la  pleine 
mer,  passe  comme  un  trait  et  se  dirige  vers  les  pampas. 

Santiago  est  à  trois  jours  de  marche  de  Yalparaiso.  On  s'y  arrête 
dans  un  hôtel  qui  ressemble  à  tous  les  hôtels  du  monde  civilisé.  Ne 
devine-t-on  pas  que,  comme  Valparaiso,  comme  toutes  les  villes  d'ori- 
gine espagnole,  Santiago  a  des  rues  à  angles  droits,  de  nombreux  et 
riches  couvens,  des  cafés,  un  théâtre;  qu'on  y  entend,  ainsi  que  par- 
tout ailleurs,  le  râclement  des  mandolines,  le  son  de  l'or  sur  des  tapis 
verts?  Passons;  laissons  ces  mœurs  pittoresques,  il  est  vrai,  mais  trop 
de  fois  décrites.  C'est  au  milieu  des  Cordillières,  et  près  de  Santiago, 
qu'il  faut  nous  arrêter,  si  nous  voulons,  dans  une  légende  simple  et 
vraie,  surprendre  le  singulier  contraste  des  traditions  catholiques  et  des 
fables  indiennes.  Le  soir  est  venu.  M.  Walpole  et  ses  compagnons  se 
sont  arrêtés  à  l'entrée  d'une  gorge.  Un  de  ces  orages  terribles  des  mon- 
tagnes est  imminent.  Les  nuages  pèsent  sur  les  plateaux  de  la  Cordil-' 
Hère,  qu'ils  couvrent  et  découvrent  tour  à  tour.  Pendant  que  le  repas 
se  prépare,  le  guide  a  pris  la  parole;  il  raconte  et  on  l'écoute.  —  Un 
jour,  dans  les  premiers  temps  du  monde,  trois  hommes  traversaient  ces 
montagnes.  A  la  tombée  de  la  nuit,  tous  trois  étaient  assis  autour  d'un 
foyer  ardent.  Le  ciel  était  noir,  l'obscurité  profonde.  Le  vent,  dans 
les  anfractuosités  des  rocs,  grondait  parfois  comme  la  voix  du  lion 
cherchant  sa  proie  dans  les  nuits  sombres.  —  Moi ,  dit  l'un  des  trois 
voyageurs,  je  n'ai  des  lions  nul  souci;  j'ai  mon  épée.  —  Ni  moi,  dit  le 
second,  car  j'ai  une  lance.  — Ni  moi  non  plus,  dit  le  troisième,  car  j'ai 
la  foi  pour  bouclier.  —  Cependant  un  lion  prêtait  l'oreille.  La  lance  de 
l'un,  pas  plus  que  l'épée  de  l'autre,  ne  l'eût  empêché  de  mettre  les 
trois  voyageurs  en  pièces;  mais,  comme  c'était  un  lion  fort  avisé,  ce 
bouclier  de  la  foi  dont  parlait  le  dernier  lui  donna  à  réfléchir,  et  il 
trouva  plus  prudent  de  s'éloigner.  Sur  son  chemin,  l'animal  rencontra 
une  vieiUe  femme,  assezmaigre  proie,  même  pour  un  lion  affamé;  mais, 
comme  dit  un  proverbe  espagnol,  a  buena  hambre  no  hay  pan  duro 
(à  bonne  faim  point  de  pain  dur).  Toutefois,  avant  de  la  déchirer,  le 
lion  crut  devoir  lui  demander  ce  que  pouvait  être  cette  arme  de  la  foi. 
—  Ah!  dit  la  vieille,  qui,  quoique  fort  intimidée  par  la  présence  du 
terrible  questionneur,  garda  sa  présence  d'esprit,  rendez  grâce  à  votre 
bonne  étoile  de  m'avoir  rencontrée  avant  d'avoir  bravé  cette  arme  ef- 
frayante; c'est  l'engin  de  guerre  le  plus  destructif  qu'on  ait  encore  in- 


INE   CROISIÈRE    DA>'3   l'OCÉ.VN   PACIFIQUE.  321 

dé.  J'en  possède  aussi  l'usage.  — En  parlant  ainsi,  elle  regardait  en 
t'tlelion  avec  assurance,  puis  elle  jeta  un  pain  à  la  bote  affamée.  Le 
ion  se  résigna,  prit  le  pain  et  s'éloigna  au  grand  trot.  Depuis  ce  temps, 
!('  lion  n'a  plus  attaqué  l'iiomme,  à  ce  que  prétendent  du  moins  lesïn- 
!i(  lis  du  Cliili.  Telle  est  la  tradition  indienne  qui  fait  prendre  patience 
mx  voyageurs  pendant  qu'on  apprête  leur  souper.  La  nature,  il  faut  le 
lire,  seconde  merveilleusement  les  intentions  du  conteur  :  les  lions 
mêlent  leurs  hurlemens  aux  plaintes  de  la  rafale  dans  les  profondeurs 
le  la  sierra,  et  les  échos  des  Cordillières  répètent  av^c  une  lugubre 
sonorité  tous  les  géinissemens,  toutes  les  rumeurs  du  désert. 

Du  Chili,  on  passe  au  Pérou;  mais  en  chemin  voici  l'île  de  Juan  Fer- 
iiandez.  Un  pilote  espagnol  lui  a  donné  son  nom;  un  matelot  écossais, 
Solkirck,  le  type  du  Robinson  de  Daniel  de  Foë.  y  a  vécu  et  souffert.  Des 
pics  aigus  qui  montrent  tantôt  un  épais  manteau  de  verdure,  tantôt 
le  roc  nu  et  dépouillé,  puis  des  vallées  aux  eaux  murmurantes,  des 
I  i^  âges  en  pente  douce  ou  bien  escarpés  à  pic  comme  une  muraille, 
L'i  est  le  double  aspect  de  l'île.  C'est  sous  l'abri  de  l'un  de  ces  remparts 
naturels,  au  pied  desquels  l'eau  est  assez  profonde  pour  permettre  à  un 
vaisseau  de  ligne  de  s'y  ancrer,  le  beaupré  touchant  la  terre,  que  le 
CoUingwood  s'arrête.  Quelques  pauvres  familles,  qui  ne  sont  pas  an- 
glaises, mais  chiliennes,  habitent  cette  île,  dont  lord  Anson  a  fait  de  si 
5!  (illisantes  descriptions.  Les  chèvres  sauvages  que  Selkirck  était  par- 
venu à  attraper  à  la  course  y  sont  aujourd'hui  aussi  nombreuses  qu'a- 

loi'S. 

Nous  touchons  à  Lima,  la  ville  des  Incas,  ou,  pour  mieux  dire,  au 
Callao,  qui  en  est  le  port.  Au-delà  du  Callao,  en  effet,  les  clochers  et 
les  dômes  de  Lima  se  détachent  sur  l'azur  des  Cordillières.  Deux  ma- 
rines sont  ici  en  présence  :  la  marine  anglaise  et  la  marine  péru- 
vienne; l'une,  représentée  par  un  noble  vaisseau  de  quatre-vingts  ca- 
nons; l'autre,  par  un  maigre  brick  de  guerre.  C'est  l'image  vivante 
de  l'Europe  et  de  l'Amérique  espagnole.  Les  chrétiens  sav  ent-ils  moins 
bien  faire  que  les  anciens  Incas?  L'aspect  actuel  du  Pérou  le  donne- 
rait à  penser,  car,  à  la  place  d'un  royaume  florissant  que  les  conqué- 
rans  ont  trouvé,  ils  n'ont  laissé  qu'un  pays  dans  lequel  la  décrois- 
sance de  la  population  et  des  terres  de  culture  est  effrayante.  Il  est  vrai 
que  les  chrétiens  de  nos  jours  ont  fait  de  ce  beau  royaume  une  répu- 
blique. Sous  les  lois  des  Incas,  l'agriculture  florissait;  notre  invention 
du  guano  comme  engrais  n'est  qu'un  plagiat  de  leur  antique  industrie, 
et  si  l'un  de  ces  cadavres  qu'on  exhume  chaque  jour  des  cryptes  où 
ils  sont  enterrés,  assis  comme  les  sénateurs  romains  attendant  les  Gau- 
lois sur  leur  chaise  curule,  revenait  aujourd'hui  à  la  vie,  il  ne  reconnaî- 
trait certes  pas  la  patrie  qu'il  avait  laissée,  asservie  déjà,  mais  du  moins 
encore  florissante.  La  Providence,  du  reste,  semble  avoir  vengé,  sur 

TOME  V.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  conquérans  espagnols,  la  décadence  future  de  leur  conquête.  Des 
deu^  Pizarre,  l'un  passe  vingt  années  en  prison  et  meurt  d'^ns  la  mi- 
sère et  le  chagrin;  l'autre,  l'orgueil  de  ses  soldats,  le  premier  au  péril, 
le  dernier  à  la  retraite,  est  décapité  à  Cuzco.  Almagro,  le  compagnon 
de  Pizarre,  est  étranglé  dans  la  même  ville.  Carvajal,  le  plus  impi- 
toyable d'eux  tous,  a  une  fin  plus  cruelle  encore.  Le  fils  d'Almagro 
meurt  aussi  de  mort  violente;  il  n'est  pas  jusqu'au  pilote  qui  découvrit 
le  Pérou  qui  n'ait  péri  fusillé. 

L'histoire  a  conservé  le  souvenir  de  peu  d'états  aussi  riches,  mieux 
organisés  que  les  pays  gouvernés  par  les  Incas.  Sous  cette  administra- 
tion bienfaisante,  tous  les  habitans  travaillaient,  mais  dans  la  propor- 
tion de  leurs  forces;  tous  payaient  l'impôt,  mais  un  impôt  proportionné 
aux  moyens  de  chacun.  Une  profession  était  assignée  à  chaque  sujet; 
s'il  ne  pouvait  s'élever,  du  moins  ne  pouvait-il  pas  tomber.  En  vain 
la  nouvelle  république  du  Pérou  a-t-elle  proclamé  l'indépendance  des 
Indiens,  les  Indiens  ne  semblent  pas  s'en  réjouir.  Les  Incas  leur  avaient 
appris,  et  les  Indiens  n'ont  pas  oublié  cette  leçon,  qu'il  vaut  mieux 
obéir  à  un  maître  qu'à  plusieurs,  qu'un  gouvernement  bien  assis  est 
préférable  à  l'anarchie,  et  meilleur  surtout  que  des  intermittences  de 
servitude  et  de  liberté.  La  race  indienne  n'a  pas  oublié  non  plus  ses 
anciens  maîtres;  son  respect  pour  leur  mémoire  ne  s'est  pas  altéré,  et 
trois  cents  ans  écoulés  depuis  la  ruine  de  cet  empire  ne  l'empêchent 
pas  de  croire  au  rétablissement  des  maîtres  qui  lui  avaient  donné  le 
bonheur.  Des  ruines  imposantes  contribuent  à  entretenir  cette  illu- 
sion. Les  Indiens  ne  conçoivent  pas  que  ce  qui  a  été  puissant  jadis  ne 
puisse  retrouver  un  jour  sa  force  évanouie,  et,  tout  en  murmurant 
quelques  prières  du  rite  chrétien,  le  descendant  des  Incas  s'incline 
encore  devant  les  débris  du  temple  du  soleil,  car  il  voit  toujours  au 
haut  du  ciel  liastre  ardent  et  splendide  qu'adoraient  ses  pères.  Ce  tem- 
ple du  soleil  est  l'un  des  plus  curieux  monumens  du  Pérou;  il  existe 
encore  à  quelques  lieues  de  Lima,  dans  le  grand  désert  de  Pachaca- 
mac.  Le  monument  s'élève  sur  une  colline  de  sable  qui  domine  la 
mer;  il  n'est  lui-même  qu'un  énorme  monceau  de  terre  en  forme 
pyramide  à  trois  plans,  revêtu  à  l'extérieur  de  briques  séchées  au 
leil  et  recouvert  d'un  ciment  rouge  dont  il  reste  encore  de  larges  pli 
ques.  Autour  de  la  base  du  temple  s'ouvrent  des  espèces  de  crypte 
qui  gardent  à  l'intérieur  des  traces  de  peinture  grossière.  La  masse  dtï 
monument  et  sa  situation  surtout  portent  dans  l'ame  une  impression 
de  triste  solennité. 

Chose  rare  dans  l'Amérique  espagnole,  des  omnibus  transportent  \e^ 
voyageurs  du  Callao  à  Lima  en  dépit  de  routes  exécrables.  La  tournure 
moresque  des  maisons  de  la  capitale  du  Pérou,  les  clochers  qui  la  do- 
minent comme  des  minarets,  lui  donnent  un  aspect  plus  oriental  qu'à 


UNE  CROISIÈRE  DANS   L'OCÉAN   PACIFIQUE.  323 

aucune  autre  ville  de  l'Amérique  du  sud,  et  le  voyageur  rencontre, 
en  y  entrant,  des  femmes  en  saya  noire  si  étroitement  collée  aux 
corps,  qu'elle  en  dessine  toutes  les  formes,  et  la  figure  couverte  d'un 
Aoile  de  soie  qui  ne  laisse  apercevoir  qu'un  œil  brillant  et  lustré 
comme  l'œil  de  la  gazelle.  11  ne  faut  malheureusement  pas  se  laisser 
trop  prendre  à  ce  premier  aspect.  A  Lima,  comme  dans  toutes  les  au- 
tres villes  de  l'Espagne  américaine,  on  ne  rencontre  que  des  églises, 
des  places  de  taureaux,  des  théâtres  de  coqs,  puis  une  alameda  avec  ses 
bassins  et  ses  fontaines.  Un  des  plus  piquans  souvenirs  que  réveille  le 
nom  de  cette  capitale  est  celui  de  dona  Catalina  de  Erauso,  la  cheva- 
lière d'Éon  du  Nouveau -Monde.  N'est-elle  pas  bien  singulière  la  des- 
tinée de  cette  religieuse  errante  qui ,  à  l'âge  de  quarante-deux  ans, 
dégoûtée  de  la  vie,  se  noya  froidement  dans  la  rade  de  Vera-Cruz,  en 
ne  laissant  de  son  existence  aventureuse  qu'un  portrait  qu'on  peut 
voir  à  Aix-la-Chapelle,  chez  un  amateur  allemand ,  et  des  mémoires 
dont  le  manuscrit,  soigneusement  recueilli  par  un  Français,  servit,  en 
juillet  1830,  à  bourrer  des  canons  de  fusil  (1)! 

II. 

Jusqu'à  Lima,  le  voyage  du  CoUingwood  n'est  guère,  on  le  voit, 
qu'une  course  rapide.  L'album  de  l'honorable  lieutenant  s'est  enrichi 
de  paysages  fort  variés;  mais  où  sont  les  observations,  les  renseigne- 
mens  utiles?  —  A  partir  de  Lima,  nous  entrons  dans  une  période  plus 
sérieuse  :  nous  ne  quittons  pas  les  flots  bleus  de  l'Océan  Pacifique ,  et 
pourtant  nous  sommes  transportés  dans  un  nouveau  monde.  De  l'A- 
mérique, nous  passons  dans  l'Océanie. 

La  décoration  mouvante  qui  se  déroule  avec  une  rapidité  féerique 
devant  l'équipage  du  CoUingwood  a  changé  une  fois  de  plus.  Des  ca- 
banes de  bambous  se  dessinant  au  milieu  de  palmiers  à  la  tige  élancée, 
de  cocotiers  massifs  et  d'arbres  à  pain  à  l'élégant  feuillage,  ont  rem- 
placé brusquement  les  clochers  moresques  de  Lima.  Au  lieu  des  Li- 
méniennes,  dont  l'œil  noir  brille  seul  à  travers  les  plis  de  la  saya  de 
soie,  on  voit  apparaître,  au  seuil  des  huttes  à  claire-voie,  de  jeunes 
femmes  au  teint  olivâtre,  aux  longs  cheveux  nattés  couverts  de  cha- 
peaux de  fleurs,  et  dont  à  peine  un  voile  transparent  dissimule  la  nu- 
dité. Une  large,  une  calme  et  profonde  baie  s'ouvre  devant  le  vaisseau 
anglais  et  s'étend  comme  un  miroir  d'azur  poli  dans  son  cadre  de  sa- 
ble doré,  enjolivé  des  vertes  guirlandes  de  la  végétation  tropicale.  C'est 
le  premier  plan  du  tableau;  plus  loin,  s'élèvent,  les  unes  sur  les  autres, 

(1)  On  peut  voir  sur  Catalina  de  Erauso  le  récit  publié  par  M.  de  Valoa  dans  cette 
Revue  le  15  février  1847. 


324  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

des  collines,  des  falaises,  puis  un  pic  majestueux  qui  domine  l'océan 
d'une  hauteur  de  sept  mille  cinq  cents  pieds.  Un  pavillon  à  trois  cou- 
leurs flotte  au-dessus  des  frais  ombrages  de  la  baie  ;  c'est  le  pavillon 
français;  cette  baie  est  celle  de  Papeïti.  Nous  sommes  chez  nous,  nous 
sommes  à  Taïti.  Un  bruit  de  fifres  et  de  tambours,  qui  trouble  les 
paisibles  échos  des  vallées  taïtiennes,  ne  permet  pas  d'ignorer  la  pré- 
sence d'une  garnison  française.  Le  lieutenant  Walpole,  à  ce  propos, 
ne  peut  retenir  une  réflexion  chagrine,  mais  qui  a  le  mérite  de  la  fran- 
diise.  11  nous  avertit  qu'il  déteste  cordialement  les  nouveaux  maîtres 
de  Taïti  et  qu'il  a  épousé  à  leur  égard  tous  les  sentimens  d'hostilité 
des  naturels  de  l'île.  Nous  remercions  M.  Walpole  de  sa  sincérité  :  avec 
lui,  du  moins,  nous  savons  tout  de  suite  à  quoi  nous  en  tenir. 

C'est  un  dimanche  que  le  Collingwood  jette  l'ancre  dans  la  baie  de 
Papeïti.  La  présence  du  vaisseau  aux  quatre-vingts  canons  produit 
nécessairement  dans  l'île  une  sensation  profonde.  Néanmoins  l'accueil 
fait  aux  officiers  du  Collingwood  est  des  plus  sympathiques  :  M.  Wal- 
pole l'avoue  lui-même,  au  risque  de  se  faire  accuser  d'ingratitude. 
N'oublions  pas  que  le  Collingwood  aborde  à  Taïti  précisément  à  l'épo- 
que où  la  reine  Pomaré,  retirée  dans  l'île  de  Riatea,  boude  la  France 
et  refuse  toute  espèce  de  relation  avec  l'amiral  gouverneur. 

L'intérieur  de  l'île  rappelle  toutes  les  poétiques  descriptions  des  pre- 
miers explorateurs.  C'est  bien  là  une  corbeille  de  fleurs,  une  touffe 
de  lotus  flottant  sur  la  mer.  L'air  qu'on  y  respire  est  à  la  fois  dégagé 
et  vivifiant.  Cette  île  est  un  véritable  paradis  de  verdure,  où  l'Eve  du 
classique  Éden  est  représentée  par  mille  gracieuses  jeunes  filles  au 
teint  d'olive  pur,  aux  yeux  noirs  comme  la  nuit,  aux  cheveux  plus 
noirs  encore,  que  relèvent  et  que  parfument  des  guirlandes  de  jasmins 
blancs.  Voici,  parmi  les  jardins  des  cottages  anglais,  la  résidence  de  la 
mission,  la  hutte  de  Pritchard,  habitée  par  le  régent  Paraita,  qui  n'a 
d'autre  souci  que  de  dépenser  les  20,000  fr.  de  pension  qui  ont  récom- 
pensé son  intervention  en  faveur  de  la  France;  plus  loin,  sous  les  pal- 
miers, exposée  aux  premières  brises  de  la  mer,  se  présente  une  maison 
déserte,  jadis  bruyante,  aujourd'hui  solitaire  :  c'est  la  hutte  où  Pomaré 
venait  passer  les  heures  brûlantes  du  jour.  Une  belle  grande  route 
appelée  Broom-Road  (j'aime  à  croire  qu'elle  porte  à  présentjun  nom 
français)  fait,  pour  ainsi  dire,  le  tour  de  l'île.  Grâce  à  l'ombre  épaisse 
et  fraîche  qu'y  versent  les  arbres  qui  la  bordent,  on  peut  y  voyager  tout 
le  jour.  Les  officiers  du  Collingwood  suivent  cette  route,  qui  les  con- 
duit tout  naturellement  à  la  hutte  de  l'un  des  chefs  principaux  qui 
n'ont  pas  encore  reconnu  l'autorité  de  la  France.  11  semble  que  les  en- 
virons de  Broom-Road  soient  habités  par  tous  les  sujets  hostiles  au 
protectorat  français,  car,  après  cette  première  halte,  les  Anglais  ren- 
contrent sur  la  même  route  un  groupe  de  huttes  devant  lesquelles 


UNE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  3!25 

flotte  la  bannière  de  Saint-George.  Arrêtons-nous  ici  avec  le  jeune 
lieutenant. 

Ces  huttes,  asile  des  chefs  mécontens  ou  hostiles,  s'élèvent  dans  une 
spacieuse  vallée  oii  un  ruisseau  promène  lentement  ses  eaux  paisibles. 
Des  rochers  perpendiculaires,  qui  semblent  d©  loin  une  gigantesque 
estacade,  entourent  et  protègent  la  vallée.  Des  forêts  couronnent  ces 
hauteurs  et  se  balancent  comme  de  gigantesques  éventails  au  souffle 
(le  la  brise.  Un  étroit  passage,  à  peine  frayé  et  caché  parmi  les  lianes, 
conduit  à  ce  mystérieux  abri.  L'officier  anglais  y  pénètre.  Toutes  les 
cabanes  de  cette  vallée  recèlent,  à  l'en  croire,  autant  de  mécontens 
prêts  à  s'insurger  contre  la  France.  Les  huttes  de  bambous  oii  s'abri- 
tent ces  intrépides  conspirateurs  sont  construites  sur  le  centre  d'une 
plate-forme  de  pierres  plus  large  que  la  hutte  elle-même.  A  travers  les 
interstices  des  murs,  la  brise  circule  à  l'aise,  et  le  courant  d'air  qu'elle 
produit  entretient  une  fraîcheur  délicieuse  dans  l'intérieur  des  cabanes. 

Le  chef  de  ce  hameau  taïtien  reçoit  avec  distinction  les  officiers  du 
Collingwood;  c'est  un  homme  aux  formes  athlétiques,  à  la  longue  che- 
Aelure  et  à  l'œil  étincelant;  sa  femme,  la  belle  Paaway,  autrefois  dame 
(l'honneur  de  la  reine  Pomaré,  échange  avec  les  marins  une  poignée 
(le  main  britannique.  Tandis  que  les  étrangers  ôtent  une  portion  de 
leurs  vêtemens  pour  se  conformer  aux  usages  du  pays,  plusieurs  indi- 
gènes entrent  dans  la  hutte  du  chef ,  prennent  place  avec  autant  de 
gravité  que  de  silence,  et  bientôt  le  dialogue  politique  commence  par 
les  mots  sacramentels  :  Jaoraby-re.  paroles  de  bienvenue  que  les  Taï- 
tiens  tiennent  en  réserve  pour  tous  les  Anglais  que  le  hasard  leur  fait 
rencontrer.  Les  insulaires  s'informent  avidement  des  dispositions  de 
la  reine  Victoria  à  leur  égard,  et,  sur  une  réponse  peu  consolante  des 
visiteurs,  les  questionneurs  froncent  le  sourcil  d'abord  ;  mais  des  ex- 
plications bienveillantes  les  ont  bientôt  rassurés.  Pourtant  la  curiosité 
des  Taïtiens  ne  laisse  pas  d'embarrasser  quelque  peu  les  Anglais. 
Ceux-ci,  pour  expliquer  l'attitude  de  l'Angleterre,  sont  forcés  de  mettre 
en  avant  la  signature  qu'avait  donnée  Pomaré  pour  mettre  son  royaume 
sous  la  protection  de  la  France.  A  ces  mots,  la  belle  Paaway  tressaille 
d'étonnement  et  disculpe  avec  éloquence  la  reine  de  Taïti  : 

— C'est  l'œuvre  des  missionnaires  français,  dit-elle;  ce  fut  l'un  d'eux 
qui  guida  sa  main  et  de  fait  signa  pour  elle.  La  reine  était  souflFrante; 
elle  était  en  mal  d'enfant,  et  sa  volonté  ne  lui  appartenait  plus.  J'étais  là, 
ajoute  l'ex-dame  d'honneur.  Tous  ceux  qui  l'aimaient  lui  conseillaient 
de  combattre,  de  se  confier  à  son  bon  droit,  à  l'Angleterre  et  à  Dieu.  — 
«  Paaway  avait  fait  mieux  que  de  donner  de  stériles  conseils,  remarque 
M.  Walpole;  elle  avait  combattu  contre  la  France,  et  ses  doigts  effilés 
avaient  fourni  des  cartouches  à  ses  compatriotes  dans  le  feu  de  la  ba- 
taille. » 


326  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Un  des  Taïtiens  reprend  ainsi  :  —  Paraïta  le  régent  a  signé  à  son 
tour,  et,  de  son  propre  a\eu,  sa  volonté  ne  lui  appartenait  plus  :  son 
altesse  s'était  enivrée  ce  jour-là.    . 

Après  ces  confidences,  et  pour  mieux  prouver  leur  dévouement,  les 
conspirateurs  exhibent  solennellement  quelques  mousquets  suspendus 
aux  nmrs  de  bambous  et  un  drapeau  aux  couleurs  de  Taïti,  c'est-à-dire 
rouge  et  blanc,  avec  cette  devise  :  Victoria  et  Pomaré.  —  Quant  à  moi, 
dit  le  chef,  je  n'amènerai  qu'à  ma  mort  le  drapeau  de  l'Angleterre  qui 
flotte  devant  ma  hutte. 

Ce  chef  mécontent  s'appelle  Toma-Phor,  et  il  est  l'oncle  de  Pomaré, 
Il  donne  aux  Anglais  de  curieux  détails  sur  sa  nièce.  Pomaré  est  petite- 
iîlle  d'un  chef  renommé,  du  nom  de  Paré,  qui,  le  premier,  par  sa  bra- 
voure, réunit  dans  une  seule  main  le  gouvernement  de  l'île.  Paré  avait 
été  l'ami  du  capitaine  Cook.  Son  fds  se  montra  pendant  quelques  an- 
nées digne  d'un  tel  père.  Vaincu  enfin  par  ses  sujets  rebelles,  il  dut  se 
retirer  dans  l'île  d'Eimeo.  Là,  le  roi  détrôné  se  convertit  au  christia- 
nisme, et  il  trouva  moyen  en  même  temps  de  prendre  sa  revanche,  c 
il  ne  tarda  pas  à  revenir  à  Taïti,  dont  il  devint  une  seconde  fois  l'i 
contestable  souverain.  A  sa  mort,  son  fils  lui  succéda;  mais,  enlevé 
la  fleur  de  l'âge,  il  laissa  l'héritage  de  son  père  aux  mains  d'Aima 
qui  prit  le  nom  de  Pomaré,  et  à  qui  l'autorité  suprême  fut  continué 
quoiqu'elle  ne  fût  pas  la  fille  légitime  de  Pomaré  II. 

Dans  sa  première  jeunesse,  elle  avait  épousé  Tomatoa,  roi  de  Bora- 
bora,  et  généralement  connu  sous  le  nom  d'Abourai  (Gros-Ventre).  C'é- 
tait un  guerrier  renommé  pour  son  courage,  mais  aussi  par  le  désordre 
de  sa  vie.  Comme  Abourai  refusa  d'abandonner  sa  résidence  de  Bora- 
bora,  et  que  Pomaré  ne  voulut  pas  renoncer  à  la  sienne  à  Taïti,  le  di- 
vorce s'ensuivit  tout  naturellement.  Les  deux  époux  n'avaient  pas  eu 
denfans.  Le  divorce  ne  les  empêclia  pas  de  rester  fort  bons  amis,  même 
quand  Pomaré  épousa  son  mari  actuel,  un  chef  de  peu  d'importance,  qui 
se  tint  pour  fort  honoré  de  changer  son  nom  à'Ariifaite  pour  celui  de 
Pomaré-Tani,  autrement  mari  de  la  reine.  Pomaré  eut  six  enfans,  dont 
quatre  seulement  sont  vivans.  La  reine  de  Taïti  a  aujourd'hui  trente- 
cinq  ans  environ,  et  sa  jeunesse  ne  paraît  pas  avoir  été  eXempte  des 
débordemens  reprochés  à  son  premier  mari. 

La  retraite  de  Pomaré  à  Riatea  est  un  fait  connu;  ce  qui  l'est  moins, 
c'est  une  tentative  faite  par  les  Français  pour  essayer  de  la  ramener  à 
Taïti.  Pomaré-Tani,  l'époux  de  Pomaré,  avait,  comme  le  régent  Paraïta, 
un  assez  vif  penchant  pour  les  liqueurs  fortes,  et  ce  fut  par  son  côté 
faible  qu'on  l'attaqua.  On  espérait  que  le  retour  du  mari  déciderait 
celui  de  la  femme.  Un  Européen  de  sang  mêlé  s'offrit  pour  accomplir 
cette  mission,  qui  était  fort  de  son  goût,  car  il  s'agissait  de  prêcher 
d'exemple  à  Pomaré-Tani  et  de  boire  avec  lui.  Le  roi  ne  se  fit  pas  prier, 


UNE  CROISIÈRE  DANS   l'oCÉAN   PACIFIQUE.  327 

et  la  mission  du  diplomate  sang-mêlé  se  prolongea  long-temps.  Mal- 
heureusement, une  terrible  attaque  de  delirium  trémens  yint  inter- 
rompre cette  mission  avant  qu'elle  eût  pleinement  réussi,  et  l'Européen 
dut  retourner  à  Taïti  pour  se  mettre  entre  les  mains  des  médecins, 
tandis  que  Pomaré-Tani  reprenait,  plus  soumis  que  jamais,  sa  vie  pai- 
sible sous  le  toit  conjugal. 

Tonia-Phor  fait  servir  à  ses  hôtes  un  repas  homérique,  composé  de 
volailles,  des  fruits  de  l'arbre  à  pain  et  de  lait  de  coco,  et,  quand  les 
Anglais  se  .retirent  pour  visiter  la  vallée,  une  troupe  de  naturels  les 
accompagnent  aussi  loin  qu'ils  veulent  aller.  Cette  excursion  est  une 
délicieuse  promenade.  Les  parfums  des  goyaviers  embaument  l'air;  des 
sources  d'eau  vive  murmurent  sous  les  palmiers;  les  bananiers,  ca- 
ressés par  la  brise,  balancent  leurs  savoureux  régimes.  Ici,  d'antiques 
tombeaux  d'une  race  qui  n'est  plus  s'élèvent  comme  des  pierres  drui- 
diques; là ,  c'est  un  étang  sur  les  bords  duquel  les  promeneurs  sur- 
prennent une  troupe  de  baigneuses  au  milieu  des  arbres  et  des  fleui-s. 
Une  d'elles;  nue  comme  È^e  sur  un  rocher  qui  domine  l'étang,  s'arrête 
à  la  vue  des  étrangers,  s'enveloppe  chastement  de  longues  guirlandes 
de  fougère  à  larges  feuilles,  et  plonge,  trop  tôt  au  gré  des  spectateurs, 
comme  une  naïade  effrayée.  Plus  loin,  c'est  un  nouveau  repas  offert  aux 
voyageurs,  conformément  aux  règles  de  l'hospitalité  antique  :  déjeunes 
filles,  les  filles  de  l'hôte,  parfument  d'huile  la  chevelure  des  convives; 
des  feuilles  vertes  servent  de  nappe,  et  sur  ces  feuilles  odorantes  s'é- 
tale, non  pas  une  échine  de  porc  comme  sur  la  table  d'Achille,  mais 
un  porc  tout  entier,  qui  laisse  échapper  de  ses  flancs  grillés  le  parfum 
des  bananes  dont  il  est  farci.  Au  repas  succède  bientôt  la  sieste  à 
l'ombre  des  arbres  à  pain  et  des  cocotiers.  C'est  l'heure  à  laquelle  une 
brise  plus 'fraîche  semble  s'échapper  des  forêts  qui  se  balancent  à  la 
crête  des  rochers.  Les  palmiers  allongent  leurs  ombres,  les  ruisseaux 
murmurent  avec  plus  de  bruit.  Pour  charmer  les  voyageurs  anglais 
couchés  sur  le  gazon,  des  musiciens  font  entendre  la  douce  et  mélan- 
colique mélodie  de  la  double  flûte  de  roseaux  (1);  les  jeunes  filles  se 
couronnent  des  fleurs  du  tearii  (2),  ou  dansent  autour  d'eux  en  imi- 
tant avec  leurs  doig:ts  le  bruit  des  castagnettes,  souples  comme  des 
aimées  indiennes  ou  légères  comme  les  rayons  brisés  du  soleil  que  le 
feuillage  agité  des  arbres  fait  trembler  sur  l'herbe  foulée. 

La  nuit  arrive  pourtant,  et  les  voyageurs  se  dirigent  vers  la  côte. 
Déjà  en  chemin,  ils  sont  arrêtés  à  la  porte  d'une  hutte  :  c'est  celle  d'un 
chef,  et  le  chef  va  quitter  cette  terre  sur  laquelle  il  est  si  doux  de  vivre. 
Étiole  est  le  nom  du  guerrier  mourant.  Ses  yeux  sont  fixes;  sa  barbe 

(t)  Les  insulaires  jouent  de  cette  flûte  par  les  narines. 
(2)  Espèce  de  jasmin.        .  " 


328  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

blanche  tombe  sur  son  tappa,  plus  blanc  encore.  Devant  la  mort  qui 
saisit  sa  proie  sans  qu'aucun  effort  puisse  l'écarter,  la  femme  et  la  fille 
du  chef  sont  assises,  immobiles  dans  leurs  vêtemens  flottans,  avec  la 
solennité  du  désespoir  qui  se  résigne.  Quelques  mots  sans  suite  s'é- 
chappent des  lèvres  pâles  du  vieux  chef,  puis  son  visage  se  contracte 
légèrement,  sa  tête  s'incline,  et  l'ame  d'Étiolé,  le  plus  redoutable  en- 
nemi de  Pomaré,  s'échappe  de  sa  bouche  entr'ouverte. 

Avant  de  quitter  Taïti  pour  Eimeo,  on  passe  devant  les  palais  presque 
contigus  de  la  reine  et  du  gouverneur  français,  et  devant  la  maison 
où  Pritchard  fut  mis  aux  arrêts.  Le  palais  de  la  reine  est  une  hutte 
oblongue,  au  toit  incliné  de  feuilles  de  palmier;  le  palais  du  gouver- 
neur est  un  bâtiment  de  bois  à  deux  étages;  le  pavillon  aux  trois  cou- 
leurs flotte  sur  le  toit,  mais  moins  haut  que  les  palmiers  qui  l'ombra- 
gent. Un  large  verandah  ou  balcon  court  sur  les  quatre  faces  du  palais; 
des  pièces  de  canon  sur  leurs  affûts,  des  artilleurs  de  marine  à  côté  de 
leurs  pièces,  sont  comme  perdus  au  milieu  de  l'immense  place  qui  s'é- 
tend devant  les  deux  habitations.  La  maison  de  Pritchard  est  un  cot- 
tage de  troncs  d'arbres  qui  s'élève,  comme  une  forteresse,  au  sommet 
d'une  colline. 

Taïti  a  ses  légendes  et  ses  prophètes.  Voici  un  exemple  de  ces  bi 
zarres  oracles.  Un  prophète  indien ,  du  nom  de  Mani ,  annonça,  il  y  a 
bien  des  années,  que  la  prospérité  de  l'île  finirait  quand  on  y  verrait 
aborder  un  vaisseau  sans  gréement  apparent.  Jadis  accueillie  avec  in- 
crédulité, cette  prophétie  a  semblé  aux  yeux  des  Taïtiens  recevoir  son 
accomplissement  par  l'arrivée  du  steamer  le  Cormoran,  qui,  en  effet, 
marchait  sans  voile  et  sans  mâture. 

M.  Walpole  termine  la  relation  de  son  séjour  à  Taïti  en  appré- 
ciant, avec  l'œil  d'un  marin,  l'avantageuse  position  de  cette  île.  Pla- 
cée au  centre  de  l'Océan  Pacifique,  elle  peut  servir  de  point  de  ral- 
liement et  de  départ  pour  toutes  les  directions  aux  navires  de  guerre 
et  aux  corsaires.  Située  à  moitié  chemin  entre  l'Australie  et  la  côte 
d'Amérique,  elle  intercepterait  aisément  tout  le  commerce  de  ces  deux 
points.  Dans  ses  spacieux  bassins,  il  est  facile  d'établir  des  chantiers 
de  construction;  son  port  peut  servir  d'abri  aux  plus  grands  vaisseaux; 
enfin  l'abondance  des  productions  naturelles  achève  d'en  faire  un  lieu 
de  ravitaillement  précieux.  Qui  songerait  à  nier  que  tout  cela  ne  soit 
parfaitement  exact?  La  France  aura  donc  raison  de  garder  soigneuse- 
ment le  dépôt  qui  lui  a  été  confié. 

L'île  d'Eimeo  est  située  à  environ  trente-deux  milles  de  Taïti,  quoique 
la  position  respective  de  leurs  brisans,  qui  se  prolongent  dans  la  mer, 
n'en  comporte  pas  entre  les  deux  terres  plus  de  onze.  Eimeo,  comme 
propriété  de  Pomaré,  a  été  comprise  dans  la  cession  que  la  reine  a  faite 
à  la  France.  Cette  île  est  la  sœur  jumelle  de  Taïti.  L'entrée  de  la  baie 


UNE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  329 

stnnblc  indiquée  par  un  pic  élevé,  svelte  comme  une  colonnette  go- 
tliique,  dont  le  chapiteau  se  dessine  en  blanc  sur  un  ciel  bleu,  dont  la 
t»ase  et  la  moitié  du  fût  plongent  dans  d'inextricables  guirlandes  de 
\erdure.  Au  centre  s'ouvre  un  large  trou  que  la  mer  a  creusé,  mais 
dont  la  tradition  explique  autrement  l'origine.  Oro,  l'ancien  dieu  de 
la  guerre,  le  plus  redoutable  des  dieux  de  la  mythologie  taïtienne,  était, 
de  son  vivant,  roi  d'Eimeo;  il  était  alors  la  terreur  de  ses  voisins,  comme 
il  devint  plus  tard  l'effroi  de  ses  adorateurs  païens.  Dans  un  de  ses  jours 
de  mansuétude,  Oro  avait  fait  une  visite  au  roi  de  Taïti.  11  y  eut  entre 
les  deux  souverains  une  lutte  à  qui  boirait  le  plus  de  lait  de  coco  fer- 
menté. La  victoire  fut  longuement  disputée;  Oro  fut  battu ,  et  tomba 
dans  le  sommeil  de  l'ivresse.  Une  nouvelle  qu'on  lui  transmettait  le 
tira  de  l'engourdissement.  Le  roi  de  Borabora  avait  fait  une  descente 
dans  son  royaume,  et  s'en  était  retourné  gorgé  de  butin  et  avec  un 
grand  nombre  de  captifs.  Oro  furieux  tira  sa  lourde  épée  de  guerre. 
Sa  fureur  n'était  pas  calmée  quand  il  aborda  au  pied  du  pic  de  l'île 
d'Eimeo,  et  il  estramaçonna  si  violemment  l'immense  bloc  de  rocher, 
([ue  la  pointe  de  son  glaive  y  laissa  cette  effroyable  marque  de  sa  co- 
lère. 

Le  moment  est  venu  pourtant  où  le  CoUingwood  doit  reprendre  sa 
course  vagabonde.  On  s'arrache,  non  sans  regret,  aux  délices  de  Taïti, 
la  nouvelle  Cythère;  on  passe  rapidement  devant  le  groupe  des  lies 
de  la  Société.  Nous  voilà  aux  îles  Sandwich,  où  le  capitaine  Cook 
trouva  son  tombeau.  Comme  au  temps  de  l'illustre  navigateur,  aussitôt 
([u'un  bâtiment  étranger  jette  l'ancre  devant  l'une  de  ces  îles,  une  nuée 
(le  canots  couvrent  la  mer,  apportant  des  provisions  de  toute  sorte,  et 
lelle  est  la  fertilité  du  sol  des  Sandwich,  que  les  voyageurs  venus  des 
latitudes  les  plus  opposées  sont  toujours  sûrs  de  retrouver  parmi  les 
produits  de  cette  terre  lointaine  un  souvenir  du  pays  qui  les  envoie. 
M.  Walpole  fait  aux  îles  Sandwich  un  assez  long  séjour;  sa  santé  altérée 
l'oblige  même  à  laisser  s'éloigner  le  CoUingwood.  Il  met  à  profit  sa 
convalescence  pour  observer  la  population  curieuse  au  milieu  de  la- 
quelle il  est  jeté.  Une  jeune  Indienne  lui  sert  de  guide  dans  ses  pro- 
menades, et  nous  avons  lieu  de  croire  que  l'officier  anglais  ne  se  plaint 
pas  trop  du  cicérone  que  le  hasard  lui  a  donné.  La  jeune  Elekek  unit 
la  naïveté  de  l'enfant  aux  grâces  de  la  femme  :  c'est  un  des  types  les 
plus  charraans  de  la  nature  polynésienne.  Dans  une  de  ses  promenades, 
le  convalescent  s'arrête,  pour  reprendre  haleine,  à  l'entrée  d'un  hameau, 
sous  l'ombrage  odorant  d'un  frangipanier.  Elekek  se  tient  près  de  l'of- 
ficier comme  une  sentinelle  vigilante.  On  est  à  ce  moment  de  calme 
profond  qui  précède  à  la  fin  des  chaudes  journées  le  coucher  du  soleil. 
Tout  à  coup  une  plaintive  harmonie  trouble  le  silence  :  les  sons  d'un 
cor  arrivent  aux  oreilles  de  l'officier  anglais,  mêlés  aux  fréinissemens 


330  EEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  feuillage.  La  jeune  fille  court  vers  l'endroit  d'oii  partent  les  son? 
mystérieux,  et  revient  bientôt  vers  son  compagnon,  qu'elle  entraîne 
dans  la  direction  d'un  tertre  caché  par  quelques  huttes.  Là  est  assis  le 
musicien  au  milieu  d'un  cercle  d'auditeurs  attentifs  :  c'est  un  homme 
encore  vigoureux,  bien  que  sa  chevelure,  blanche  comme  la  neige, 
indique  un  âge  avancé.  La  mélodie  qu'il  fait  entendre  n'est  point  une 
mélodie  des  îles  Sandwich,  et  on  ne  reconnaît  point  dans  les  traits  du 
vieux  barde  le  galbe  écrasé  des  insulaires.de  la  Polynésie.  Les  lignes 
régulières  de  son  visage  accusent  une  autre  origine  :  cet  homme  est , 
en  effet,  un  Indien  de  l'Amérique  du  Nord,  dont  la  tribu  habitait  le 
Massachusetts.  Dernier  survivant  d'une  race  éteinte,  il  en  redit  les 
gloires  d'une  voix  émue,  et  à  ces  Indiens  amollis  des  îles  océaniennes 
il  raconte  les  rudes  exploits  des  Indiens  de  l'Amérique  septentrionale, 
les  chasses  à  l'ours  ou  à  l'élan  sur  la  savane  blanchie  par  la  neige,  et 
les  luttes  contre  les  blancs,  dont  ses  ancêtres  entendaient  le  tonnerre 
sans  pâlir.  Il  entremêle  ses  récits  des  chants  de  son  pays,  et  les  sauvages 
accens  du  cor  marquent  les  pauses  de  cette  espèce  de  narration  homé- 
rique. Le  lieutenant  du  Collingwood  profite  d'un  moment  de  silence 
pour  adresser  quelques  questions  au  vieux  ménestrel,  qui  ne  demande 
pas  mieux  que  d'y  répondre  en  racontant  son  histoire.  Cette  histoire 
n'a  malheureusement  rien  d'héroïque  ni  de  primitif.  Enrôlé  de  force, 
après  la  dispersion  de  sa  tribu,  à  bord  d'un  baleinier;  l'Indien  du  Mas- 
sachusetts n'a  pas  tardé  à  déserter  son  équipage.  Dès-lors  sa  vie  n'a  plus 
été  qu'une  longue  suite  de  sinistres  aventures.  Chaque  île  de  l'archipel 
polynésien  a  tour  à  tour  reçu  le  matelot  fugitif.  De  concert  avec  des  pi- 
rates et  des  vagabonds  de  tous  pays,  il  a  mené  à.  fin  plus  d'une  sanglante 
expédition.  A  Raven's-lsland,  par  exemple,  une  troupe  de  ces  brigands 
de  la  mer  a  fait  une  descente  qui  a  laissé  dans  l'ame  de  l'Indien  d'inef- 
façables souvenirs.  On  voulait  se  faire  de  cette  île  une  nouvelle  patrie; 
mais  il  s'agissait  avant  tout  d'en  expulser  les  indigènes.  Que  font  les 
aventuriers?  Ils  commencent  par  massacrer  une  partie  de  la  population 
mâle,  et  tous  ceux  qui  n'ont  pas  péri  dans  le  combat  sont  déportés  en 
pleine  mer.  On  ne  laisse  dans  l'île  que  les  femmes  :  ce  seront  autant  de 
compagnes  pour  les  nouveaux  maîtres  de  Raven's-lslaijd ,  qui  s'éloi- 
gnent de  l'île  en  se  promettant  de  revenir  s'y  fixer  avant  peu.  Ils  re- 
viennent, en  effet,  après  avoir  laissé  mourir  de  faim  leurs  prisonniers; 
mais,  à  leur  retour,  un  spectacle  affreux  les  attend  :  il  n'y  a  plus  un 
seul  être  vivant  à  Raven's-lsland.  A  tous  les  arbres  sont  suspendus  les 
cadavres  des  femmes  dont  ils  ont  massacré  les  époux.  Le  désespoir  a 
égaré  les  pauvres  créatures  qui  n'ont  pas  reculé  devant  un  suicide  gé- 
néral. Les  meurtriers  sont  réduits  à  se  remettre  en  route  et  à  chercher 
ailleurs  la  patrie  qu'ils  avaient  rêvée.  Depuis  qu'il  a  été  acteur  dans  ce 
sombre  drame  maritime,  l'Indien  déserteur  ne  connaît  plus  le  repos: 


UNE  CROISIÈRE   DANS  l'OCÉaN   P.4£IFIQUE.  331 

il  erre  d'île  en  île,  cherchant  une  consolation  dans  les  chants  naïfs 
([iii  lui  rappellent  une  époque  plus  heureuse  de  sa  vie.  Par  malheur,  il 
n'a  pas  toujours  recours  à  des  moyens  aussi  innocens  pour  endormir  ses 
remords  :  la  stupéfiante  liqueur  du  cava  est  pour  lui  un  spécifique  non 
moins  certain  contre  les  angoisses  morales,  et  le  malheureux  n'en  use 
(jue  trop  largement.  Après  avoir  achevé  son  récit,  il  vide  une  large 
coupe  desa  boisson  favorite,  sans  laquelle,  dit-il,  il  ne  peut  dormir, 
(!t  bientôt,  sous  cette  perfide  influence,  un  lourd  sommeil  s'empare  du 
\ieillard.  L'Anglais  s'éloigne  alors,  appuyé  sur  le  bras  de  la  jeune  In- 
liienne.  Cette  rencontre  l'a  tristement  ému.  Le  récit  de  l'Indien  a  fait 
évanouir  les  poétiques  impressions  que  ses  chants  avaient  éveillées 
dans  l'ame  du  voyageur.  Le  contact  des  classes  flétries ,  des  farouches 
aventuriers  de  l'Amérique  ou  de  l'Europe  avec  les  races  primitives  de 
1  Océanie  attristera  long-temps  encore  ces  parages.  Ce  fait  douloureux 
ne  pouvait  être  mis  plus  énergiquement  en  relief  que  par  l'histoire  du 
musicien  vagabond  des  îles  Sandwich. 

Les  dernières  scènes  de  la  croisière  du  Collingwood  forment  un  heu- 
reux contraste  à  l'histoire  de  ce  triste  ménestrel.  A  Guayaquil,  qu'au 
retour  on  visite  en  passant,  nous  pénétrons  dans  la  vie  privée  des  ré- 
publicains de  l'Amérique  du  Sud.  Guyaquil  est  le  port  de  la  république 
Je  l'Equateur.  A  Guayaquil,  nous  faisons  connaissance  d'abord  avec  un 
des  types  les  plus  curieux  de  cette  république,  le  pilote,  —  non  pas  ce- 
kii  des' côtes  d'Europe,  mais  le  pilote  de  l'Amérique  espagnole.  —  Tous 
ceux  qui  ont  visité  les  environs  de  quelque  port  européen  ont  pu  con- 
naître ce  type  singulier  tel  qu'il  s'offre  à  nous,  modifié  par  la  civilisa- 
tion occidentale.  Entre  deux  lames,  légère  et  fragile  comme  une  co- 
(luille  de  noix,  file  une  embarcation  pontée.  Deux  rudes  marins,  en- 
\eloppés  de  cabans  goudronnés,  dirigent  ce  frêle  esquif  que  chaque 
vague  semble  près  d'engloutir.  A  peine  découvre-t-on,  au  milieu  des 
lames,  cette  chétive  embarcation,  et  pourtant  ceux  qui  la  montent  ont 
sauvé  plus  d'un  grand  navire;  l'un  de  ces  hommes  est  le  pilote,  l'autre 
est  un  matelot.  Le  pilote  américain  est  invisible,  lui  aussi,  dans  la 
grosse  mer;  mais  ce  n'est  pas  qu'il  faille  le  chercher  entre  deux  lames 
furieuses  qui  le  couvrent  de  leur  écume  :  on  ne  le  rencontre  guère  que 
suspendu  au  hamac  de  sa  cabane,  où  il  s'endort,  bercé  par  les  mono- 
tones gémissemens  du  vent  et  de  la  mer.  Quand  il  se  réveille,  c'est  juste 
pour  indiquer,  non  pas  la  passe  la  plus  sûre  aux  marins,  qui  l'ont  fran- 
chie sans  son  aide,  mais  l'auberge  la  plus  comfortable  aux  voyageurs  dé- 
barqués. C'est  un  pilote  de  l'Amérique  espagnole  que  rencontre  l'équi- 
page anglais  que  nous  suivons  à  travers  l'Océan  Pacifique.  Le  vaisseau 
n'est  arrivé  au  bas  de  la  rivière  de  Guayaquil  qu'à  la  tombée  de  la  nuit. 
Le  capitaine,  effaré,  cherche  vainement  le  feu  de  l'île  de  Sauta-Clara  et 
lin  pilote.  Le  feu  s'est  éteint  faute  d'huile,  le  pilote  dort.  Toute  la  nuit  se 


332  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passe  en  tâtonnemens;  enfin,  au  matin,  un  homme  se  présente,  le  ci- 
gare à  la  bouche.  Le  soleil  du  tropique  vient  enfin  de  se  lever,  et  le  pi 
lote  s'est  réveillé.  Don  Gregorio  Menés  veut  bien  annoncer  aux  marins 
anglais  qu'il  fera  remorquer  leur  vaisseau  dès  la  onzième  hem-e  df 
la  nuit  qui  suivra  le  jour  dont  les  premières  clartés  viennent  d< 
poindre.  On  devine  l'anxiété  des  officiers  responsables  du  salut  de  leur; 
hommes  et  de  celui  de  leur  bâtiment;  mais  le  digne  pilote  réponi 
avec  le  plus  grand  calme  que  tout  sera  fait  comme  il  le  dit.  En  effel 
à  l'heure  qui  précède  minuit,  un  puissant  remorqueur  entraîne  1 
navire.  Une  masse  de  quatorze  cents  tonneaux  est  pilotée  pendant  l 
nuit  sur  une  rivière  pleine  de  bas-fonds  avec  une  vitesse  de  douze  oi 
treize  nœuds.  On  est  lancé  avec  une  rapidité  vertigineuse,  et  le  pi 
lote,  vu  la  solennité  de  la  situation,  a  allumé  une  pipe  au  lieu  d'u: 
cigarette.  Les  mouches  à  feu  volent  de  tous  côtés,  les  eaux  couvrer 
d'étincelles  le  pied  des  arbres  qu'elles  battent  avec  fureur;  des  aboie 
mens  de  chiens  effrayés  se  mêlent  au  bruit  des  vagues;  le  cri  du  hc 
ron  réveillé,  qui  s'envole  à  tire  d'ailes,  vient  se  mêler  à  ces  lugubn 
rumeurs.  Enfin,  on  atteint  le  port,  et  à  trois  heures  du  matin,  le  n; 
vire  s'arrête  le  long  d'un  quai  splendidement  éclairé.  On  est  à  Guay 
quil,  dans  une  ville  où  l'on  ne  vit  que  la  nuit,  comme  dans  toutes  1 
cités  espagnoles  de  l'Amérique  du  Sud. 

Guayaquil  est  située  sur  une  île  marécageuse,  bordée  d'un  côté  p 
la  rivière,  de  l'autre  par  un  bras  de  mer  ou  estera.  Grâce  à  ce  dout 
voisinage,  Guayaquil  jouit  d'une  propreté  que  peuvent  lui  envier  toul 
les  villes  de  l'Amérique  espagnole.  Ses  rues  sont  parallèles  au  quai 
pierres,  d'un  mille  et  demi  de  long,  qui  borde  la  rivière.  De  nombre 
réverbères  éclairent  ce  quai  majestueux,  et  des  bancs  placés  de  d 
tance  en  distance  attendent  les  promeneurs  fatigués.  Des  maisons 
trois  ou  quatre  étages,  bâties  sur  pilotis,  flottent  en  quelque  sorte  s 
un  bassin  formé  de  chaque  côté  des  rues  par  les  eaux  pluviales, 
sont  de  vraies  arches  de  Noë,  habitées  par  une  population  qui  of 
un  singulier  assemblage  des  types  les  plus  variés.  Comme  dans  c 
tains  hôtels  de  nos  grandes  villes,  le  même  escalier  est  commun  à  t( 
les  habitans  d'une  maison.  Le  sénateur  y  heurte  l'humble  domestiq 
l'officier  en  demi-solde  et  le  porteur  d'eau  s'y  coudoient  avec  la  fem 
à  la  mode.  Sur  de  spacieux  balcons  se  balancent  à  perte  de  vue  tar 
des  jalousies  élégantes,  tantôt  des  nattes  de  Chine  ou  des  rideaux  i  - 
biles.  Le  pavage  des  rues  qui  longent  ces  demeures  pittoresques  - 
fort  bizarre  aussi;  il  se  compose  d'écaillés  d'huîtres  entassées,  et  n 
voit  même  à  Guayaquil  toute  une  redoute  construite  avec  ces  singuli's 
matériaux.  Chaque  matin,  une  foule  empressée  venait  jeter  des  m'»- 
ceaux  de  coquilles  à  l'endroit  désigné,  et  la  forteresse  a  été  achf  • 
ainsi  avec  une  rapidité  sans  exemple. 


il 


UNE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  3o3 

Les  mœurs  des  habitans  ne  sont  pas  moins  singulières  que  leurs 
maisons.  C'est  jour  de  tertulia  :  entrons  dans  une  de  ces  demeures 
de  construction  si  étrange.  Nous  sommes  reçus  dans  une  pièce  bril- 
lamment éclairée.  Il  est  neuf  heures.  Ne  nous  récrions  pas  trop  sur  le 
luxe  en  enfance  qu'elle  va  nous  révéler.  Soulevons  la  portière  de  toile 
qu'agite  un  perpétuel  courant  d'air.  Le  tableau  qui  s'offre  à  nous  mé- 
rite d'être  décrit.  Tourmentée  par  la  brise  qui  apporte  la  fraîcheur  du. 
fleuve,  la  flamme  des  bougies  vacille  dans  les  verrines  de  cristal,  mais 
n'en  projette  pas  moins  une  vive  lueur  sur  tous  les  objets.  Quelques 
>iéges  grossiers  ou  mal  commodes  restent  inoccupés  dans  les  angles 
du  salon;  des  hamacs,  les  uns  de  fil  d'agave  aux  brillantes  couleurs, 
les  autres  de  fibres  de  palmier  tissées,  semblent  être  l'unique  mobi- 
lier de  la  maison.  Personne  n'est  arrivé  sans  doute,  et  les  maîtres  sont 
absens.  Cependant  un  mouvement  d'oscillation  très  prononcé  est  im- 
primé à  tous  les  hamacs,  et  voilà  qu'au  bout  d'une  seconde  le  visiteur 
d'outre-mer  se  prend  à  sourire  de  sa  méprise.  Au  bord  de  l'un  des  ha- 
macs s'étale  un  pied  mignon  chaussé  de  satin  et  de  soie  à  jour;  d'un 
autre  hamac  pend,  comme  une  frange  élégante,  l'ourlet  brodé  d'un  ju- 
pon blanc,  puis  les  mailles  gonflées  d'un  autre  dessinent  des  contours 
onduleux  et  cependant  arrêtés  :  les  invités  sont  tout  bonnement  éten- 
dus sur  les  hamacs  et  s'y  balancent  plus  à  l'aise  que  dans  la  plus  com- 
fortable  chauffeuse.  Bientôt  de  l'un  de  ces  sièges  mobiles  sort  une 
douce  voix  qui  invite  l'étranger  à  pénétrer  plus  avant.  Ici  c'est  un 
nouvel  embarras  :  comment  avancer  au  milieu  de  tous  ces  hamacs  en 
branle?  C'est  une  espèce  de  navigation  pleine  d'écueils  et  de  charmes; 
mais  aussi  quelle  intimité,  la  difficulté  des  mouvemens  une  fois  sur- 
montée, ne  jette  pas  dans  la  conversation  le  laisser-aller  de  ces  posi- 
tions horizontales!  On  cause,  on  fume,  et  de  temps  à  autre  une  jambe 
aussitôt  retirée  s'allonge  furtivement  pour  donner  contre  la  muraille 
un  nouvel  élan  au  hamac  où  se  balance  quelque  créole  aux  noirs  che- 
veux. 

C'est,  comme  on  le  voit,  une  ville  originale  que  Guayaquil.  La  ri- 
vière qui  porte  ce  nom  otîre  aussi  un  curieux  spectacle.  Des  radeaux 
grossiers,  assez  semblables  aux  radeaux  parquetés  qui  transportent  les 
familles  allemandes  sur  le  Rhin,  suivent  lentement  le  cours  de  l'eau. 
C'est  comme  un  jardin  flottant  où  s'agite  toute  une  population  de 
femmes,  d'hommes  et  d'enfans.  Au  centre  s'élèvent  des  cabanes  aux 
murs  de  bambous  et  aux  toits  de  feuilles  de  cocotier;  à  l'extrémité, 
des  plates-bandes  de  terre  offrent  aux  navigateurs  une  moisson  iné- 
puisable d'aulx  et  d'oignons.  Ces  radeaux  servent  à  transporter  j  usqu'à 
la  mer  les  cargaisons  de  cacao  qu'exportent  les  navires  étrangers.  Ils 
flottent  à  travers  des  îles  verdoyantes,  des  bancs  de  lotus  fleuris,  sur 
des  eaux  que  les  arbres  teignent  de  toutes  les  nuances  de  la  verdure. 


334  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  glissent  en  s'accrochant  aux  courtines  pendantes  d'énorme  lianes 
à  fleurs  de  pourpre  et  d'or.  Quels  sont,  sur  les  bords  du  fleuve ,  les 
spectateurs  habituels  de  cette  procession  pittoresque?  Des  grues  qui 
restent,  au  passage  des  radeaux,  dans  leur  mélancolique  posture,  puis 
des  alligators  couchés  sur  la  vase  tiède,  et  ne  se  souciant  pas  plus  de 
cette  cohue  nomade  que  du  Chimborazo,  qui,  selon  les  heures  du  jour, 
couronne  au  loin  son  front  de  nuages  roses  ou  de  brouillards  azurés. 

Suivrons-nous  le  Collingwood,  de  station  en  station,  jusqu'au  terme 
de  sa  longue  croisière?  Saluerons-nous  au  vol  du  navire  les  côtes  oc- 
cidentales du  Mexique,  San-Blas,  l'ancien  entrepôt  des  Philippines,  et 
MazatJan,  qui  grandit  chaque  jour  derrière  sa  rade  houleuse?  Nous 
aimons  mieux  nous  arrêter,  avec  M.  Walpole,  à  San-Francisco,  dans 
la  Haute-Californie.  Il  y  a  là  de  curieux  renseignemens  à  recueillir 
sur  les  commencemens  de  cette  conquête  américaine,  qui  devait,  plus 
tard,  si  vivement  préoccuper  le  Nouveau-Monde  et  l'Europe. 

Un  officier  du  génie  au  service  des  États-Unis,  le  capitaine  Frémont, 
est  à  peu  près  le  Fernand  Cortez  de  cette  partie  de  l'Amérique.  Vers 
la  fin  de  l'été  de  1846,  après  avoir  employé  environ  six  années  à  exé- 
cuter une  mission  importante  du  gouvernement  des  États-Unis,  — 
celle  de  relever  tout  le  pays  qui  s'étend  entre  le  Missouri  et  les  mon- 
tagnes Rocheuses,  —  le  capitaine  américain  arriva  pour  la  première 
fois  à  Monterey  avec  cinq  ou  six  trappeurs.  Il  obtint  du  gouverneur 
Castro  la  permission  de  séjourner  sur  les  bords  du  Sacramento  durant 
quelques  semaines  :  c'était  le  temps  nécessaire  pour  réunir  les  hommes 
et  les  chevaux  que  ses  longs  voyages  avaient  dispersés.  Ce  temps  em- 
ployé en  achat  de  provisions  et  en  conférences  secrètes  avec  le  consul 
américain,  le  capitaine  repartit.  On  n'avait  plus  entendu  parler  de  lui, 
quand ,  au  mois  d'octobre  suivant ,  il  vint  camper,  et  cette  fois  sans 
permission ,  à  la  tête  d'une  quarantaine  d'hommes,  tout  près  de  Mon- 
terey. Le  général  Castro,  à  la  nouvelle  de  son  arrivée,  lui  fit  trans 
mettre  l'ordre  de  s'éloigner.  Le  capitaine  Frémont  ne  répondit  que 
par  un  refus  formel;  mais,  ne  pouvant  tenir  tête  aux  troupes  en  nombre 
supérieur  que  Castro  fit  marcher  contre  lui,  l'ingénieur  américaii 
plia  ses  tentes  pendant  la  nuit  et  disparut  une  seconde  fois.  Ce  n'éta 
là  encore  cependant  qu'une  fausse  retraite,  et,  au  moment  où  M.  We 
pôle  arrivait  en  Californie,  près  de  Monterey,  M.  Frémont  revenai 
s'installer  sur  les  bords  du  Sacramento  avec  une  audace  pleinement 
justifiée  par  les  résultats  de  la  guerre  du  Mexique.  Le  capitaine  amé- 
ricain, à  la  tête  de  ses  trappeurs,  prenait  pied  en  maître  sur  la  riche 
contrée  qu'il  avait  si  fort  convoitée,  et  qu'il  avait  aidé  à  conquérir. 
C'était  à  Monterey  un  sujet  de  curiosité  que  sa  présence  d'abord,  puis 
les  gens  de  sa  suite  étaient  de  vrais  trappeurs,  endurcis  par  six  ans 
d'une  vie  de  fatigues  et  de  dangers  sans  nombre.  On  voulait  voir,  en- 


UNE   CROISIÈRE   DANS    l'oCÉAN   PACIFIQUE.  335 

core  tout  poudreux  de  leur  longue  lutte,  ces  liommes  d'une  profession 
héroïque  qu'ont  célébrés  l'histoire  et  le  roman. 

Toute  la  population  de  Monterey  s'était  avancée  à  leur  rencontre,  et 
les  attendait  avec  impatience.  Un  nuage  de  poussière  s'éleva  enfin  à 
l'horizon,  et  ce  nuage,  en  se  dissipant,  laissa  voir  les  conquérans  de 
la  Californie,  les  fondateurs  sauvages  d'une  société  nouvelle.  Le  capi- 
taine Frémont  marchait  en  tête  :  c'était  un  homme  à  l'œil  vif,  au  re- 
gard de  feu  ;  il  était  vêtu  d'une  blouse  et  de  braies  de  cuir,  et  son 
chapeau  de  feutre  indiquait  son  rang  :  c'était  le  seul  chapeau  de  feutre 
parmi  toutes  ces  coiffures  bizarres.  Cinq  Indiens  delawares,  ses  gardes 
du  corps,  le  suivaient  de  près  :  ces  Indiens  l'avaient  accompagné  dans 
toutes  ses  dangereuses  pérégrinations.  Après  cette  avant-garde  arri- 
vaient ,  deux  par  deux ,  des  cavaliers  au  teint  plus  bronzé  que  celui 
des  Indiens  :  c'étaient  des  chasseurs  (  hackwoodsmen  )  du  Tennessee  et 
des  parties  supérieures  du  Missouri;  tous  portaient  en  travers  de  la 
selle  leur  longue  carabine,  tous  étaient  uniformément  vêtus  d'une 
veste  de  peau  de  daim  large  et  flottante,  que  des  épines  fermaient  par 
devant;  des  moccassins  et  des  chausses  de  cuir,  qu'ils  avaient  fabri- 
qués eux-mêmes,  complétaient  ce  sauvage  accoutrement.  Il  y  avait 
parmi  ces  aventuriers  des  héros  populaires  des  prairies  de  l'ouest;  il 
y  avait  aussi  des  trappeurs  de  castors,  des  chasseurs  d'ours  gris  et 
même  des  chasseurs  d'hommes,  de  ceux  qui  font,  avec  les  gouverneurs 
des  frontières,  marché  de  têtes  ou  de  chevelures  d'Indiens. 

Tels  sont  les  conquérans  primitifs  de  la  Californie,  dont  la  troupe 
s'arrête  pour  camper  sous  de  hauts  sapins  à  quelque  distance  de  Mon- 
terey. Cette  troupe  d'aventuriers  ne  vous  rappelle-t-elle  pas  Cortez 
débarquant  sur  la  plage  de  Vera-Cruz  et  passant  en  revue  les  trente 
chevaux  qu'il  a  réunis  pour  conquérir  un  immense  continent?. Le  chro- 
îiiqueur  espagnol  Bernai  Diaz  del  Castillo  nous  a  conservé  les  noms, 
les  qualités  et  jusqu'aux  diverses  nuances  de  la  robe  de  ces  chevaux  : 
l'un  est  un  rouan  que  Cortez  s'est  procuré  au  prix  de  deux  nœuds  d'or, 
l'autre  est  un  habile  et  agile  coureur  qu'un  aventurier  a  reçu  pour  la 
rançon  d'un  prisonnier.  On  doit  ainsi  au  soldat  historien  et  compagnon 
de  Cortez  des  détails  pleins  d'intérêt  sur  les  conquérans  du  Mexique. 
Il  y  a  un  charme  infini  dans  ces  révélations  familières  sur  les  commen- 
cemens  d'une  grande  société.  Les  humbles  débuts  de  la  conquête  de 
la  Californie  auront -ils  aussi  leur  chroniqueur?  Il  serait  fâcheux, 
vraiment ,  qu'il  ne  se  trouvât  pas  une  plume  naïve  pour  nous  les  ra- 
conter. Parmi  ces  héros  du  désert ,  ces  chasseurs  d'hommes  ou  de  bi- 
sons si  respectés  des  planteurs  et  si  redoutés  des  Indiens,  on  trouverait 
à  coup  sûr  des  types  aussi  étranges,  des  natures  non  moins  indomp- 
tables que  parmi  les  aventuriers  espagnols  du  xvi^  siècle.  Veut-on  sa- 
voir, par  exemple,  ce  que  c'est  que  le  chasseur  d'hommes  au  Mexique? 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  puis  compléter  ici  le  récit  de  l'officier  anglais  par  mes  propres  sou- 
venirs. Peu  d'années  avant  l'époque  où  je  visitai  la  Basse-Californie, 
les  Indiens  avaient  poussé  plus  loin  que  jamais  dans  le  Nouveau-Mexi- 
que leurs  incursions  et  leurs  massacres.  Un  Américain  à  la  figure  re- 
poussante, avec  qui  le  hasard  m'avait  mis  en  relation  à  la  Paz,  vinll 
un  jour,  en  compagnie  d'un  associé,  proposer  au  gouverneur  Armijci 
un  marché  qui  fut  accepté.  Les  deux  Yankees  demandaient  10  piastre;  I  pi 
(50  francs)  par  tète  ou  par  chevelure  d'Indien  qu'ils  rapporteraient  ai| 
général.  Pendant  six  mois  environ ,  les  deux  chasseurs  d'hommes  re- 
çurent une  somme  si  considérable,  que  le  gouverneur  crut  devoir  ré-l 
duire  la  prime  de  moitié.  Les  six  mois  suivans,  leur  récolte  fut  encor(| 
assez  abondante,  mais  on  remarqua  que  les  chevelures  étaient  beau{ 
coup  plus  courtes;  et  comme  on  venait  de  retrouver  à  la  même  époquit 
plusieurs  cadavres  de  blancs  portant  les  traces  du  couteau  des  scalj 
peurs,  le  gouverneur  ne  put  se  dissimuler  que  des  méprises  fâcheuse 
avaient  été  commises.  Après  avoir  recommandé  à  ses  terribles  aux! 
liaires  plus  de  circonspection  à  l'avenir,  il  finit  par  les  réduire  au:, 
appointemens  fixes  et  annuels  de  1,400  piastres,  —  700  piastres  pou 
chacun  (1).  Les  deux  associés  promirent  de  ne  plus  le  tromper,  mai 
dès-lors  commença  pour  eux  une  vie  de  fainéantise  presque  pastorale 
Une  seule  chevelure  fut  livrée  dans  le  cours  de  cette  année;  elle  coù 
tait  donc  1 ,400  piastres  :  il  est  vrai  qu'elle  était  fort  longue  !  Le  généra  » 
Armijo  prit  cette  fois  le  parti  de  congédier  les  deux  Yaniiees,  qui  ju 
gèrent  prudent  d'obtempérer  à  l'ordre  du  gouverneur.  La  chevelur[ 
était  celle  d'une  femme  dont  on  retrouva  le  cadavre  quelque  tel 
après  leur  départ. 

De  telles  natures  féroces  et  cupides  sont  heureusement  assez  râ 
dans  l'intrépide  population  qui  erre,  sous  mille  noms  divers,  la  pioch 
ou  le  rifle  sur  l'épaule,  à  travers  les  solitudes  américaines.  On  poui 
rait  opposer  aux  scalpeurs  gagés  du  général  Armijo  le  vrai  type  d 
backwoodsman,  tel  qu'ont  pu  l'observer  tous  les  voyageurs  dont  la  ci 
riosité  aventureuse  n'a  pas  reculé  devant  les  hasards  et  les  périls  d'ui  i 
excursion  dans  les  savanes.  Pour  connaître  le  coureur  des  bois  darj 
toute  sa  simplicité  patriarcale,  dans  toute  sa  grandeur  chevaleresqui 
il  faut,  par  quelque  nuit  d'hiver,  s'être  assis  à  l'un  de  ces  foyers  h( 
mériques,  auprès  desquels  le  baackwoodsman  dresse  sa  tente,  et  qui  soi 
comme  les  phares  hospitaliers  du  désert.  Là,  toujours  une  réceptit 
cordiale  attend  le  voyageur.  Des  quartiers  d'ours  ou  de  bison  grille 
sur  un  vaste  brasier,  exhalant  leur  appétissant  fumet;  des  jambons  < 
cerf  sont  suspendus  aux  parois  de  la  tente.  Votre  hôte  est  peut-être  ; 
de  CCS  vieillards  comme  en  voient  seules  les  forêts  d'Amérique,  \i 

(!)  7,000  francs  en  tout,  et  3,500  francs  par  individu. 


UNE   CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  337 

[itriarches  de  la  prairie,  à  la  taille  encore  souple  et  droite,  malgré 

urs  quatre-vingts  ans,  au  regard  vif  et  perçant,  malgré  leur  cheve- 

we  argentée.  Laissez  parler  le  vieux  chasseur,  il  vous  dira  les  joies 

■  sa  vie  errante,  les  nobles  émotions  d'une  chasse  à  l'ours  ou  d'un 

i)inbat  contre  les  Indiens;  il  vous  racontera,  en  quelques  phrases 

laïves,  tout  son  passé  :  son  mariage  avec  quelque  Indienne  des  mon- 

i/nes  Rocheuses,  ses  excursions  à  la  recherche  des  meilleurs  terrains 

j  chasse,  ses  relations  avec  quelques  compagnons  d'aventures  ou 

r('C  des  Européens  auxquels  il  aura  servi  de  guide.  Sauf  un  petit 

)mbre  d'incidens,  la  vie  du  baackwoodsman  est  partout  la  même  : 

jest,  pour  ainsi  dire,  une  chasse  perpétuelle,  quand  ce  n'est  pas  une 

i'tte  périlleuse.  Voilà  les  vrais  représentans  de  la  population  des 

airies,  voilà  les  hommes  qui  composent  en  majorité  l'escorte  du  ca- 

taine  Frémont.  Quel  sera  l'avenir  d'une  conquête  préparée  par  d'aussi 

ules  pionniers?  A  l'époque  où  M.  Walpole  visite  la  Californie,  on  peut 

:jà  l'entrevoir  et  prédire  de  belles  destinées  à  la  population  aventu- 

use  qui  s'installe  sur  les  bords  du  Sacramento. 


m. 

Le  séjour  en  Californie  est  un  des  derniers  épisodes  de  la  longue 
impagne  du  Collingwood.  Bientôt  le  lieutenant  Walpole  revient  à  Lou- 
es. 11  a  quitté  l'Europe  en  18M,  il  la  retrouve  en  1848.  On  sait  ce 
l'était  l'Europe  à  cette  époque,  et  on  devine  le  contraste  qui  s'offre  à 
3sprit  du  jeune  marin,  quand  il  compare  les  impressions  de  son  dé- 
irt  à  celles  de  son  retour.  Sur  le  continent,  qu'il  avait  laissé  si  trau- 
lille,  la  démagogie  a  fait  invasion;  les  gouvernemens  tombent,  les 
îuples  marchent  les  uns  contre  les  autres;  on  les  dirait  en  proie  à  un 
ces  de  fièvre  chaude.  Seule,  l'Angleterre  garde  le  calme  qui  manque 
toute  l'Europe.  Après  avoir  vu  à  bord  du  Collingwood  la  puissance 
la  marine  anglaise,  nous  admirons  à  Londres,  avec  M.  Walpole,  la 
gesse  de  cette  politique  qui,  depuis  si  long-temps,  maintient  et  dé- 
iloppe  la  prospérité  de  la  Grande-Bretagne. 

Ce  contraste  de  l'Angleterre  avec  l'Europe  n'est  pas  la  seule  leçon 
le  nous  voulions  tirer  du  livre  de  M.  Walpole  :  il  est  un  autre  con- 
aste  plus  instructif  et  qui  nous  est  plus  directement  applicable,  le 
•ntraste  de  l'Angleterre  avec  la  France.  Nous  ne  parlons  pas  ici  de 
sécurité  intérieure,  nous  n'avons  en  vue  que  l'influence  maritime 
li  en  est  la  conséquence.  Il  n'est  pas  inutile  à  ce  propos  de  rappeler 
but  même  de  la  campagne  du  Collingwood. 
le  Collingwood  avait  surtout  pour  mission  de  faire  flotter  pendant 

TOME  V.  22 


338  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quatre  années  le  pavillon  anglais  dans  l'Océan  Pacifique.  La  France 
donne  aussi,  bien  que  plus  rarement,  à  ses  vaisseaux  des  missions 
railles;  puis  elle  s'en  tient  à  ces  démonstrations  stériles,  et  c'est  là  pi 
Gisement  ce  que  ne  fait  pas  l'Angleterre.  A  côté  de  ces  longues  ci 
sières.  dont  on  a  pu  prendre  une  idée  par  le  journal  de  M.  Walpole, 
petites  campagnes  se  continuent  et  se  succèdent  sans  cesse.  Derrière] 
frégate  marche  une  corvette,  qui  ne  remplit,  elle,  qu'une  mission  d'i 
tilité,  et  recueille  les  fruits  de  la  mission  politique  de  sa  devancièi 
Chaque  année,  par  exemple,  une  corvette  de  guerre  anglaise  fait  le  toi 
de  ces  côtes  qu'a  visitées  le  Collingwood,  et  elle  rapporte  du  Mexiqi 
et  du  Pérou  une  riche  cargaison  d'or  et  d'argent,  tant  en  moni 
qu'en  lingots,  —  en  lingots  surtout.  Dans  ces  mêmes  parages,  la  tàcj 
de  la  mai'ine  française  est  bien  différente. 

Avant  la  révolution  de  février,  les  ministres  de  France  au  Mexiqij 
ont  plus  d'une  fois  sollicité  de  notre  gouvernement  l'envoi  annuel  d' 
bâtiment  de  guerre  sur  les  côtes  de  lOcéan  Pacifique.  Cessollicitatioi 
sont  restées  vaines.  Aujourd'hui  veut-on  s'obstiner  encore  à  ne  ri| 
faire?  Il  y  aurait  pourtant  dans  cette  mesure  une  source  d'avantaf 
pour  la  marine  aussi  bien  que  pour  le  commerce  de  la  France.  Il 
faudrait  pour  cela  que  renoncer  à  certaines  allures  clievaleresqul 
dont  ne  s'accommode  plus  notre  époque  de  positivisme.  Lds  navires 
guerre  français,  par  une  générosité  mal  entendue,  ne  doivent  perce voî 
aucun  droit  sur  le  transport  de  l'or  et  de  l'argent  pour  le  cominei 
des  nationaux ,  et  des  ordres  formels  les  empêchent  de  s'en  charg| 
pour  le  compte  des  commerçans  étrangers.  Qu'en  résulte-t-il? 
que  les  officiers  qui  commandent  ces  navires,  moralement  respoll^ 
de  valeurs  dont  ni  l'état  ni  eux  ne  doivent  retirer  le  moindre  avan- 
tage, sont  peu  soucieux  de  les  prendre  à  leur  bord;  puis,  de  longui 
croisières  restent  à  terminer,  et  l'incertitude  de  la  date  des  retours  d| 
courage  les  commerçans  français  :  ceux-ci  préfèrent  alors  confier 
valeurs  aux  navires  marchands,  quoique  les  risques  à  courir  y  ?■ 
plus  grands  et  par  conséquent  les  prunes  d'assurance  plus  fort» 
marine  militaire  anglaise  est  affranchie  de  cette  gêne,  et  par  conséqut 
recueille  des  bénéfices  là  oii  nos  officiers  ne  rencontrent  qu'une  n 
ponsabilité,  un  embarras  de  plus.  L'Angleterre  est  commerçante  avant 
tout.  Voulant  assurer  à  son  commerce  la  protection  active  et  régulière 
de  son  pavillon  dans  les  mers  les  plus  lointaines,  elle  s'est  arrangée  à 
mervxîille  pour  que  cette  protection  ne  lui  devînt  pas  trop  coûteuse. 
Elle  a  organisé  commercialement  sa  mâtine  militaire.  Comme  les  na- 
vires du  commerce,  les  vaisseaux  de  guerre  anglais  prennent  à  prix  fixe 
les  retours  pour  rEuro[)e.  Le  négociant,  à  quelque  nation  qu'il  app;u-- 
lienne,  profite  d'une  occasion  qui  lui  offre  à  la  fois  la  sécurité  et  la  ra- 


UNE  CROISIÈRE   DANS   l'OCÉAN   PACIFIQUE.  339 

idité  du  transport;  il  apporte  à  l'officier  de  la  marine  royale  an^rlaise 

or,  l'argent,  les  surons  de  cochenille  ou  d'indigo  (ce  sont  les  seuls  ar- 

(ies  de  retour  que  les  na\ires  de  guerre  admettent  à  leur  bord)  qu'il 

ut  adresser  en  Europe.  Assimilé  au  capitaine  de  la  marine  marchande, 

commandant  d'une  frégate,  d'une  corsette  ou  d'un  brick  de  guerre, 

a  commission  sur  le  fret  des  retours  qu'on  lui  confie;  il  a  dès-lorç 

itérêt  à  ce  qu'on  lui  en  confie  le  plus  possible.  Telle  corvette  de  guerre 

e  trente  canons  et  de  cent  vingt  hommes  d'équipage,  parcourant  la 

lème  route,  par  exemple,  que  le  Collingwood,  rapporte  en  matières 

or  et  d'argent  environ  6  millions  de  francs;  le  fret  moyen,  déduction 

lite  de  la  commission  du  capitaine,  produit  à  peu  près  une  somme  de 

11.000  francs  pour  le  moins.  Qu'en  résulte-t-il?  C'est  que  l'Angleterre 

\)u  récompenser,  par  les  profits  d'une  telle  mission,  les  bons  et  loyaux 

nices  d'un  de  ses  officiers,  que  le  commerce  anglais  recueille  à  la 

lis  respect  et  sécurité,  et  qu'enfin  les  frais  de  l'expédition  qui  produit 

es  incontestables  avantages  se  trouvent  en  partie  couverts  par  la  somme 

ette  de  60,000  francs  qu'a  donnée  le  fret. 

On  voit  combien  est  désavantageuse  pour  la  France  la  mesure  pro- 
libitive  qui  pèse  sur  nos  bâtimens  de  guerre.  Ce  n'est  pas  seulement 
lotre  marine  qui  souffre  de  cette  entrave;  notre  commerce  en  sent 
iissi  le  poids.  On  me  pardonnera  de  citer  un  exemple  personnel.  C'é- 
ait  dans  l'un  de  mes  voyages  à  Guaymas,  le  port  de  l'état  de  Sonora. 
i  cette  époque  (et  cette  mesure  existe  encore),  le  fisc  mexicain  avait 
•rohibé  l'exportation  des  lingots  d'argent  ou  de  la  poudre  d'or  pour 
lètre  pas  frustré  des  droits  de  monnayage.  Cette  loi  est  respectable  sans 
loute,  mais  difficile  à  exécuter  à  la  lettre  dans  un  pays  où  le&  transac- 
ioiis  un  peu  considérables  ne  se  paient  qu'en  lingots.  Une  corvette  an- 
rlaise,  dont  je  pourrais  citer  le  nom ,  se  trouvait  en  partance  au  mo- 
nent  où  je  venais  de  recevoir  en  baiTes  d'argent  le  paiement  d'une 
issez  forte  somme.  J'avais  un  besoin  urgent  d'opérer  des  retours  en 
Europe;  le  crédit  et  l'honneur  de  la  maison  que  je  représentais  étaient 
t  ce  prix.  La  ville  où  je  pouvais  faire  monnayer  ces  lingots  étant  située 
lu  moins  à  soixante  lieues  du  port,  je  ne  pouvais  prendre  qu'un  parti, 
elui  de  les  embarquer  en  contrebande. 

Je  fis  marché  avec  les  patrons  de  quelques  navires  cabotiers  qui  se 
trouvaient  en  rade,  et  qui,  en  cette  qualité,  les  embarquèrent  à  leur 
t>rtrd  avec  un  laisser-passer  de  la  douane  pour  un  port  mexicain;  puis, 
un  jour  dit,  sous  prétexte  de  promenade,  je  louai  un  canot,  et  j'allai 
successivement  à  bord  de  chaque  caboteur  recueillir  mes  lingots.  Le 
transbordement  opéré,  je  me  dirigeai  vers  la  corvette  anglaise,  qui 
mouillait  à  près  de  trois  quarts  de  lieue  du  môle.  Mes  visites  avaient 
■^ans  doute  paru  suspectes  à  la  douane  mexicaine,  car  une  longue  et 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fine  chaloupe  dont  elle  faisait  souvent  usage,  et  bordée  de  huit  avirons, 
quitta  bientôt  le  môle  et  commença  à  donner  la  chasse  à  mon  canot. 
L'embarcation  de  la  douane  semblait  voler  sur  l'eau ,  et  la  mienne 
marchait  fort  mal.  La  corvette  anglaise  était  encore  bien  éloignée,  et 
je  voyais,  avec  un  malaise  qu'on  doit  concevoir,  les  rapides  progrès 
que  faisait  la  chaloupe  :  cette  chaloupe  apportait  avec  elle  la  confisca- 
tion et  la  ruine.  Comme  le  naufragé  qui  sent  ses  forces  s'épuiser  et 
qui  jette  un  regard  de  détresse  sur  la  terre  qu'il  n'atteindra  pas,  je 
regardais  d'un  œil  consterné  le  navire  de  guerre,  dont  la  rangée  de 
canons  et  les  flancs  noirs  commençaient  cependant  à  surgir  de  l'eau, 
mais  que  je  désespérais  d'aborder  à  temps.  La  chaloupe  me  gagnait 
toujours,  le  danger  était  inévitable;  un  quart  d'heure  encore,  et  mes 
lingots  ne  m'appartenaient  plus.  En  vain  un  ancien  matelot  français, 
jadis  alcade  de  Guaymas  et  qui  m'accompagnait,  homme  d'une  taille 
et  d'une  vigueur  herculéennes,  se  courbait-il  sur  les  longs  avirons 
avec  une  force  à  les  briser  :  la  quille  du  canot  semblait  rivée  à  la  sur- 
face de  la  mer. 

—  Brigand  de  canot!  s'écriait-il  à  chaque  instant,  un  baquet  u 
morues  lui  ferait  honte  pour  la  marche  !  Et  ces  rats-de-cave,  conti- 
nuait-il (il  leur  tournait  le  dos  sans  les  voir),  gagnent-ils  toujours  sur 
nous? 

—  D'une  manière  effrayante!  Dans  un  quart  d'heure,  tout  sera 
perdu. 

—  Vingt  barres  d'argent  à  douze  cents  piastres  chacune,  total  vingt- 
quatre  mille  piastres,  ou,  sans  compter  le  change,  cent  vingt  mille 
francs Cela  en  vaut  la  peine C'est  que en  ma  qualité  d'ex- 
alcade... 

—  Parlez,  lui  dis-je,  parlez,  pour  Dieu  ! 

Tout  à  coup  l'ancien  justicier  de  Guaymas  poussa  une  exclamation 
joyeuse  en  me  montrant  la  corvette  anglaise.  Je  regardai,  mais  j'avais 
les  yeux  si  troublés,  que  je  ne  voyais  rien. 

—  Vous  ne  voyez  pas,  me  dit  l'ex-matelot,  qu'il  y  a  un  mouvement 
à  bord  de  la  corvette;  tenez,  voilà  qu'on  affale  une  embarcation  à  la 
mer,  et  des  matelots  s'y  précipitent.  Us  y  gréent  une  voile.  Bravo! 
Ah  !  ces  Anglais,  ces  Anglais!  s'écriait-il  en  ramant  avec  une  vigueur 
enthousiaste. 

C'était  une  chance  de  salut,  mais  encore  bien  faible.  L'embarcation 
anglaise  était  si  loin,  l'embarcation  mexicaine  était  si  près  !  Et  cepen- 
dant le  goéland  qui  rasait  de  l'aile  les  flots  de  la  rade  ne  semblait  pas 
voler  plus  vite  que  la  chaloupe  de  guerre  poussée  par  la  voile  et  par 
les  elforts  nets,  précis  de  ses  dix  rameurs.  D'un  autre  côté,  le  canot  de 
la  douane  semblait  bondir  sur  le  dos  de  la  houle  chaque  fois  que  les 


UNE   CROISIÈRE   DANS    l'OCÉAN   PACIFIQUE.  341 

mit  avirons  s'enfonçaient  en  cadence  dans  l'eau.  Pendant  quelques 
iiinutes,  je  fus  ainsi  le  but  que  se  disputaient  les  deux  pavillons  an- 
lais  et  mexicain.  Bientôt  je  vis  blanchir  l'écume  à  la  proue  des  deux 
lialoupes  rivales;  puis,  sous  une  rafale  de  vent  que  Dieu  sans  doute 
moyait  pour  moi,  je  vis  l'anglaise  suspendre  ses  avirons,  s'incliner 
DUS  la  voile  et  fendre  l'eau  plus  rapidement  encore. 

— Hurrahfor  Englandl  s'écria  l'ex-alcade  :  les  voici  toutes  les  deux 
L  distance  égale.  Ah!  ces  Anglais...  ces  Anglais!  Je  leur  en  ai  bien 
oulu  jadis,  mais  je  les  ai  toujours  admirés. 

Les  deux  embarcations  étaient  assez  près  de  moi  pour  que  je  pusse 
listinguer  ceux  qui  les  montaient.  La  figure  du  pilote  mexicain  était 
ouge  de  colèrç  et  de  désappointement;  puis  j'entendis  la  mer  bruire 
e  long  des  flancs  des  deux  bàtimens;  que  le  vent  s'apaisât  d'un  souffle, 
t  j'étais  perdu.  A  bord  de  la  chaloupe  anglaise,  j'apercevais  distinc- 
cment,  la  main  sur  les  tire-veilles  de  la  barre,  mais  à  moitié  dressé 
sur  ses  jarrets  reployés,  un  jeune  midshipman  blond  et  rose  qui  me 
:aiia  de  sa  voix  enfantine  : 

—  Ne  mollissez  pas,  by  God!  si  ces  chiens  arrivent  avant  vous,  éven- 
trez-les  à  coups  de  gaffe,  le  pavillon  anglais  vous  protégera. 

—  Oui-dà  !  s'écria  l'ancien  magistrat,  voyez- vous  comme  au  sortir 
de  nourrice  ces  Anglais  ont  déjà  des  idées  commerciales?  Si  je  dois 
vous  dire  vrai,  c'était  l'idée  que  j'avais  aussi. 

La  voile  anglaise  tomba  au  pied  de  son  mât,  les  dix  avirons  s'enfon- 
cèrent dans  la  mer,  l'embarcation  bondit  en  avant,  et  s'arrêta  fré- 
missante bord  à  bord  avec  la  mienne.  En  un  clin  d'œil,  les  lingots 
furent  transbordés,  et  le  matelot  français  et  moi,  nous  sautions  à  bord 
(1(3  la  chaloupe  libératrice;  je  rendis  grâce  à  Dieu.  Au  même  instant, 
la  douane  mexicaine  rebroussait  chemin  dans  un  désappointement 
amer,  mais  silencieux.  Je  trouvai,  à  bord  de  la  corvette,  sir  ***,  sa  lon- 
gue-vue encore  à  la  main.  —  Avouez,  me  dit-il,  qu'il  est  heureux 
[lour  vous  que  cet  instrument  soit  si  parfait;  vous  y  gagnez  cent  vingt 
mille  francs,  et  moi,  ma  foi,  une  commission  de  plus.  Maintenant,  s'il 
\()us plaît,  nous  irons  déjeuner. 

A  la  place  du  capitaine  de  la  corvette  anglaise ,  supposez  un  officier 
français  :  la  confiscation  des  lingots  eût  été  inévitable;  une  respectable 
maison  de  commerce  eût  été  ruinée,  mais  l'honneur  de  l'officier  fran- 
çais eût  été  sauf.  Pour  lui,  il  est  vrai,  tout  se  fût  borné  à  cette  satis- 
faction d'amour-propre,  dont  les  Anglais  ne  croient  pas  devoir  se 
contenter.  Ont-ils  tort?  En  vérité,  nous  ne  le  croyons  pas,  et  l'histoire 
de  cette  campagne  du  CoUingwood ,  en  nous  montrant  un  jeune  lieu- 
tenant fidèle,  à  travers  toutes  les  péripéties  d'un  long  voyage,  au 
culte  de  l'intérêt  national,  cette  histoire  ne  doit  pas  être  perdue  pour 


342  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous.  De  combien  d'avantages  un  point  d'honneur  stérile  ne  prive-t-il 
pas  le  commerce  français  et  le  budget  de  la  marine,  déjà  si  lourd!  Que 
la  France  imite  l'Angleterre,  qu'elle  permette  à  ses  croiseurs  de  se 
charger,  toutes  les  fois  que  le  retour  en  France  sera  direct,  des  valeurs 
nationales  et  étrangères,  —  les  matières  d'or  et  d'argent  seulement ,  — 
moyennant  un  fret  égal  à  celui  des  navires  marchands  •  les  chargeurs 
y  trouveront  le  double  avantage  de  la  diminution  de  la  prime  d'assu- 
rance et  de  la  rapidité  du  transport.  Que  la  France  envoie  chaque 
année  une  corvette  de  vingt-cinq  à  trente  canons  dans  tous  les  ports 
de  la  mer  du  Sud  :  de  cette  double  mesure  résultera  une  rémunération 
pour  les  officiers  de  marine,  qui  méritent  toujours  et  si  bien  du  pays. 
Le  commandement  de  cette  corvette  pourra  être  la  récompense  (te 
services  rendus,  le  budget  de  la  marine  sera  dégrevé  du  surplus  du 
fret,  le  commerce  y  gagnera,  l'or  et  l'argent  seront  plus  abondans  chez 
nous,  l'or  surtout,  qu'on  paie  si  cher  en  France,  et  qui  se  donne  en  An- 
gleterre sans  aucune  prime.  La  monarchie  de  juillet  avait  pu  appré- 
cier tous  ces  avantages;  elle  n'a  pas  voulu  en  profiter.  Un  tel  dédain 
siérait-il  à  la  république?  L'état  de  nos  finances  nous  défend  de  le 
croire. 


Gabriel  Ferry. 


HISTOIRE 


ÉVOLUTION   FRANÇAISE 


PAR  M.  MICHELET.  * 


Je  n'ai  pas  vu  sans  inquiétude  M.  Michelet  aborder  l'histoire  de  la 
«volution  française.  Ce  n'est  pas  que  les  lumières  lui  manquent  :  sa 
fié  est  assurément  une  des  vies  les  plus  studieuses,  son  esprit  un  des 
dus  savans  de  ce  temps-ci  ;  mais  il  y  a  dans  la  nature  même  de  ses 
raVaux  quelque  chose  qui  contraste  singulièrement  avec  le  sujet  nou- 
veau qu'il  a  choisi.  Ses  études  sur  la  Science  nouvelle  de  Vico,  recom- 
mandables  à  plus  d'un  titre,  puisqu'il  a  su  donner  une  forme  nette  et 
précise  aux  conceptions  du  philosophe  papolitain ,  qui ,  dans  le  texte 
original,  sont  loin  de  posséder  ce  mérite,  son  Précis  d'histoire  moderne, 
analyse  rapide  et  substantielle  des  trois  derniers  siècles,  semblaient 
naturellement  le  préparer  à  la  tâche  qu'il  vient  d'entreprendre;  mais, 
drsons-le  franchement,  son  Introduction  à  l'histoire  universelle,  son 
Histoire  de  la  république  romaine,  et  surtout  son  Histoire  de  France  de- 
puis l'invasion  germanique  jusqu'à  la  mort  de  Louis  XI,  sont  en  con- 
U'adiction  manifeste  avec  le  génie  même  de  la  révolution  française. 
Pour  comprendre  tout  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  notre  assertion,  il  n'est 

il)  4  vol.  in-8<»,  librairie  (le  Chamerot. 


^1 


34-4  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  nécessaire  de  réfléchir  long-temps;  il  suffit  de  se  rappeler  le  carac 
ière  distinctif  des  œuvres  que  nous  venons  d'énumérer,  et  si  à  cette 
liste  déjà  si  nombreuse  nous  ajoutons  les  Origines  du  droit  français  et 
les  Mémoires  de  Luther,  l'évidence  devient  encore  plus  lumineuse.  Oui, 
sans  doute,  M.  Michelet  a  rendu  accessibles  à  toutes  les  intelligences 
les  principes  féconds  de  la  Science  nouvelle,  qui  sans  lui  peut-être  fus- 
sent demeurés  le  partage  exclusif  d'un  petit  nombre  d'érudits.  Il  a 
résumé,  interprété  avec  une  lucidité  merveilleuse  les  principaux  évé 
nemens  accomplis  en  Europe  depuis  la  prise  de  Constantinople  par 
Mahomet  II  jusqu'à  la  convocation  des  états-généraux  à  Versailles; 
mais  la  manière  toute  mystique  dont  il  a  expliqué  les  origines  du 
droit  français,  la  forme  légendaire  qu'il  a  donnée  aux  principaux  évé- 
nemens  du  moyen-âge,  ses  commentaires  confus  sur  la  réforme  reli- 
gieuse du  xvi^  siècle,  ne  révèlent  pas  chez  lui  une  grande  aptitude  à 
comprendre,  à  expliquer,  à  peindre,  à  raconter  les  combats  livrés  de 
puis  la  mort  de  Louis  XV  jusqu'à  la  chute  de  Napoléon.  Parlerai-je 
de  son  livre  sur  le  Prêtre  et  la  Famille,  de  son  livre  sur  le  Peuple,  où 
SCS  instincts  mystiques  n'éclatent  pas  avec  moins  d'évidence?  à  quoi 
bon?  Ces  deux  livres  ne  sont-ils  pas  les  corollaires  naturels,  inévitables 
des  précédens  ouvrages  de  l'auteur?  Pouvait-on  croire  que  M.  Michelet 
ne  porterait  pas  dans  la  philosophie  morale,  dans  la  philosophie  poli- 
tique les  habitudes  de  son  esprit,  que  nous  connaissions  depuis  long-' 
temps?  Eût-il  été  raisonnable  d'espérer  qu'en  abandonnant  le  domaine 
des  faits  pour  le  domaine  des  idées,  il  se  transformerait  tout  à  coup 
et  prendrait  des  habitudes  nouvelles;  qu'il  trouverait  pour  la  déduc 
tion  et  l'expression  de  ses  pensées  une  méthode  plus  rigoureuse,  plus 
logique,  plus  claire;  qu'il  renoncerait  à  la  fantaisie,  à  l'extase  pour 
s'en  tenir  à  la  démonstration  de  la  vérité?  Assurément  non;  il  serait 
donc  absolument  inutile  de  nous  arrêter  à  caractériser  ces  deux  livres. 
Pour  déterminer  nettement  jusqu'à  quel  point  M.  Michelet  réunit  les 
facultés  nécessaires  à  l'historien  de  la  révolution  française,  il  nous 
suffit  d'étudier  avec  attention  et  d'apprécier  avec  sincérité  son  Histoire 
de  la  république  romaine  et  son  Histoire  de  la  France  au  moyen-âge» 
C'est  là,  en  effet,  qu'il  a  donné  pleine  carrière  à  ses  instincts;  c'est  là 
qu'on  peut  prendre  la  mesure  précise  de  son  talent  pour  la  narration. 
Or,  que  signifie  son  Histoire  de  la  République  romaine?  A  quoi  se 
réduit  ce  livre  trop  applaudi  il  y  a  dix-huit  ans,  et  aujourd'hui  trop 
oublié?  N'est-ce  pas  tout  simplement  un  hommage  rendu  aux  travaux 
de  Niebuhr?  Quoique  l'historien  français  contredise,  sur  plusieurs 
points  de  détails,  l'érudit  allemand ,  quoiqu'il  résolve  à  sa  manière 
plusieurs  questions  déjà  posées,  déjà  résolues  par  Niebuhr,  n'est-il  pas 
manifeste  que  l'historien  français  procède  de  l'érudit  allemand  comme 
l'effet  procède  de  la  cause?  Il  est  vrai  que  Niebuhr,  à  son  tour,  procède 


m 


HISTOIRE   DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  345 

le  Vico,  et  que  31.  Michelet  connaissait  directement,  familièrement  les 
•rincipes  du  philosophe  napolitain  sur  la  succession  et  la  génération 
les  faits  historiques.  Il  est  vrai  qu'on  retrouve  dans  l'œuvre  de  Nie- 
)uhr  toutes  les  idées  de  Vico  sur  l'époque  mythique,  sur  l'époque 
léroïque,  sur  l'époque  humaine  de  toutes  les  nations;  mais  l'applica- 
ion  spéciale  de  ces  idées  au  peuple  romain  n'appartient  pas  en  propre 
i  M.  Michelet.  Quelque  sagacité,  en  effet,  qu'il  ait  déployée  dans  l'ana- 
yse  et  l'interprétation  des  textes,  quelque  originalité  qu'il  ait  mon- 
[rée  dans  la  solution  de  plusieurs  prohlèmes,  il  est  impossible  de  ne 
pas  reconnaître  en  lui  un  élève  de  Niebuhr  aussi  bien  qu'un  élève  de 
Vico.  Chez  l'écrivain  allemand  comme  chez  l'écrivain  français,  c'est 
oiijours  et  partout  le  même  procédé,  modifié  seidement  par  le  génie  des 
deux  nations.  J'admetsvolonticrs  la  vérité  des  principes  posés  par  Vico, 
sauf  à  discuter  les  conséquences  extrêmes  de  ces  principes,  après  la 
triple  évolution  mythique,  héroïque  et  humaine;  cependant  le  procédé 
adopté  par  Niebuhr  et  suivi  par  M.  Michelet  convient-il  à  l'histoire?  Je 
ne  le  crois  pas.  L'historien  allemand  et  l'historien  français  émiettent  les 
légendes  acceptées  par  Tite-Live,  les  réduisent  en  poudre;  mais  leurs 
mains  savent-elles  trouver  dans  ces  ruines  les  matériaux  d'un  édifice 
nouveau,  plus  solide,  plus  vrai,  plus  durable  que  les  légendes  de  Tite- 
Live?  Hélas  !  non;  nous  marchons  de  ruines  en  ruines;  toutes  les  pierres 
séculaires  qui  semblaient  unies  ensemble  par  un  ciment  indestructi- 
ble, séparées  maintenant  par  une  critique  impitoyable,  jonchent  le  sol, 
peuplé  hier  encore  des  grandes  figures  familières  à  notre  jeunesse. 
Toutefois  que  nous  donne  Niebuhr,  que  nous  donne  M.  Michelet  en 
échange  de  ces  figures  qu'ils  déclarent  mythiques?  Après  avoir  réduit 
Plutarque  et  Tite-Live  à  confesser  leur  ignorance,  leur  crédulité,  nous 
disent-ils  où  est  la  vérité,  quels  sont  les  faits  dignes  de  croyance?  Mon 
Dieu,  non.  Tout-puissans  pour  détruire,  impuissans à  construire,  ils  dé- 
font l'histoire  et  ne  la  refont  pas.  Romulus,  Numa,  Ancus-Martius,  Tul- 
lus-Hostilius,  les  Tarquins.  le  premier  Brutus,  s'évanouissent  comme 
des  ombres  :  nous  attendons  la  lumière  qui  doit  nous  montrer,  au  lieu  de 
ces  figures  menteuses,  des  acteurs  vivans,  des  personnages  réels;  mais 
la  lumière  ne  vient  pas,  et  la  nuit  s'épaissit  autour  de  nous.  L'historien 
s'acharne  contre  l'histoire,  sape  sans  relâche  toutes  les  traditions  de 
l'époque  mythique,  savoure  avec  délices  le  malin  plaisir  de  nous  ar- 
racher une  à  une  toutes  les  illusions  de  nos  premières  études,  nous 
promène,  nous  égare  dans  ce  monde  de  néant  et  de  ténèbres,  se  rit  de 
notre  impatience  et  triomphe  de  notre  désenchantement.  Il  y  a  certai- 
nement, dans  ce  travail  de  destruction,  bien  des  idées  ingénieuses  et 
qui  ont  leur  part  de  vérité;  mais  à  quoi  bon  recourir  aux  étymologies 
les  plus  savantes?  à  quoi  bon  interroger  les  débris  de  la  langue  étrus- 
que et  de  la  langue  osque  pour  trouver  le  sens  d'un  nom?  à  quoi  bon 


Il 


ll^ll 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dédoubler  les  personnages  comme  les  feuillets  d'un  vieux  livre  super- 
posés, scellés  ensemble,  si  les  feuillets  dédoublés  demeurent,  poin 
nous,  aussi  obscurs,  aussi  indéchiffrables  que  les  feuillets  réunis? 

Eh  bien  !  le  croirait-on  ?  ce  procédé  emprunté  à  la  science  nouvelle 
à  qui  nous  devons  la  ruine,  la  dispersion  de  toutes  les  légendes  royale; 
de  Plutarque  et  de  Tite-Live,  et  Id  nuit  brumeuse  oii  se  confondent  c 
s'effacent  bien  des  figures  de  l'époque  républicaine,  M.  Michelet  nr 
pas  craint  de  l'appliquer  à  l'histoire  de  notre  pays.  11  a  voulu  retrom  ei 
dans  les  Mérovingiens,  dans  les  Carlovingiens,  dans  les  Capétiens,  dsMÉ^ 
la  branche  des  Valois,  les  momens  historiques  indiqués  par  Vico,  c'esl  ï^ 
à-dire  la  triple  évolution  mythique,  héroïque  et  humaine.  S'il  n'a  pa{ 
traité  Clovis  et  Charlemagne,  Pépin-le-Bref  et  Charles-Martel  aussi  iml' 
cavalièrement  que  Romulus  et  Numa,  les  deux  Tarquins  et  le  premiei  lu  | 
Brutus,  à  coup  sûr  ce  n'est  pas  le  bon  vouloir  qui  lui  a  manqué.  Il  î  kito 
épluché  Grégoire  de  Tours  et  Frédégaire  comme  il  avait  épluché  Pll^  lÉ;i 
tarquc  et  Tite-Live;  ce  n'est  pas  sa  faute  si  les  traditions  germaniqueAl'| 
ont  fait  meilleure  contenance  que  les  traditions  romaines.  RendonsHf 
lui  cette  justice,  qu'il  n'a  rien  négligé  pour  dédoubler  à  leur  tour  1«B'3! 
cliefs  de  la  première  et  de  la  seconde  race.  Si  Charlemagne  et  Cloviï  m 
ne  s'évanouissent  pas  dans  l'espace  comme  le  chef  de  bandits  app^  i  i 
Romulus  et  le  Lucumon  appelé  Tarquin,  il  faut  tenir  compte  des  douze  pi  i 
siècles  écoulés  entre  la  fondation  de  Rome  et  l'invasion  des  Gaules  pâï  kl: 
les  Francs,  et  pourtant  Charlemagne,  dans  le  récit  de  M.  Michelet,  n'eSl  m 
tout  au  plus  qu'un  personnage  de  ballade.  »' 

Certes,  ce  n'est  pas  la  connaissance  des  sources  originales  qui  a  f aft  ItJ^ 
défaut  à  M.  Michelet;  il  ne  s'est  pas  contenté  de  feuilleter  les  documem  »rt 
recueillis  avec  tant  de  soin  et  de  persévérance  par  dom  Bouquet;  il  léS  ir 
a  lus  et  relus  en  entier  à  plusieurs  reprises.  II  les  a  interrogés  daM  m 
tous  les  sens;  il  leur  a  fait  subir  ce  qu'on  appelle  dans  la  procédul^  i^ 
anglaise  un  contre-examen;  il  sait  assurément  tout  ce  qu'il  est  née 
saire  de  savoir  pour  écrire  l'histoire  des  deux  premières  races,  et 
pendant,  parmi  les  quatre  cents  pages  qu'il  a  consacrées  aux  cinq  p 
miers  siècles  de  notre  histoire,  il  serait  difficile  d'en  trouver  cinquani 
qui  soient  empreintes  d'un  caractère  vraiment  historique.  La  pen 
de  M.  Michelet  se  porte  à  la  fois  sur  un  trop  grand  nombre  d'objets, 
cette  mobilité  perpétuelle  de  l'intelligence  rend,  à  vrai  dire,  tou 
narration  impossible.  Les  rapprochemens  les  plus  ingénieux,  qui  p 
vent  plaire  et  séduire  dans  la  conversation,  jettent  dans  la  trame  dttj 
récit  une  singulière  confusion,  si  bien  qu'après  avoir  étudié  attentiti 
ment  dans  le  livre  de  M.  Michelet  l'ensemble  des  faits  accomplis  en 
l'avènement  de  Clovis  et  l'avènement  de  Hugues  Capet,  si  toutefois  îli 
est  permis  de  nommer  du  même  nom  deux  momens  historiques  re- 
vêtus d'un  caractère  si  différent,  le  lecteur  ne  garde  en  sa  mémoin 


■1^1 


m 


HISTOIRE  DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  347 

u'un  amas  tumultueux  d'idées  vraies  en  elles-mêmes  pour  la  plupart, 
I  (|ui,  faute  d'être  ordonnées,  perdent  la  moitié  au  moins  de  leur  va- 
ur  et  de  leur  évidence.  De  Hugues  Gapet  à  la  mort  de  Charles  VI,  M.  Mi- 
liclet  se  montre  à  nous  tel  que  nous  l'avons  vu  pendant  toute  la  durée 
es  deux  premières  races.  Les  réformes  administratives.de  Philippe- 
jiguste,  la  lutte  de  Philippe-le-Bel  et  de  Boniface  VIII,  la  vie  mysti- 
uc  et  militaire,  les  travaux  législatifs  de  Louis  IX,  enfin  le  tableau  dé- 
istreux  de  la  France  pendant  la  longue  démence  de  Charles  VI,  sont 
réseutés  avec  la  même  abondance  d'érudition,  et,  je  dois  le  dire,  avec 
iissi  peu  de  profit  pour  le  lecteur.  Tout  en  demeurant  convaincus  que 
auteur  n'a  rien  négligé  pour  s'informer  des  faits  qu'il  a  entrepris  de 
u'onter,  nous  regrettons  sincèrement  qu'il  garde  pour  lui  la  meil- 
leure partie  des  trésors  entassés  dans  sa  mémoire.  Le  récit  du  règne 
ie  Charles  VII  révèle  dans  le  talent  de  M.  Michelet  un  progrès  mani- 
(ste;  c'est  assurément  la  partie  la  plus  vivante,  la  plus  vraie,  la  plus 
lette,  de  ce  long  travail  commencé  depuis  seize  ans.  Il  est  impossible 
le  ne  pas  admirer,  de  lire  sans  émotion,  sans  attendrissement,  toutes 
es  pages  qui  racontent  la  vie  et  la  mort  de  Jeanne  d'Arc.  L'auteur  a 
u  sous  les  yeux  toutes  les  pièces  du  hideux  procès  qui  a  tranché  si 
luellement  cette  vie  héroïque  et  sainte;  il  a  puisé  à  toutes  les  sources 
xtur  réunir  les  élémens  de  la  vérité,  et,  cette  fois,  je  suis  heureux 
le  le  dire,  l'art  vient  en  aide  à  l'érudition  :  les  faits  recueillis  labo- 
ieusement  dans  les  monumens  originaux  se  déroulent  avec  rapidité 
;ous  les  yeux  du  lecteur.  Et  pourtant,  dans  le  r^it  même  de  la  vie 
le  Jeanne  d'Arc,  combien  de  fois  M.  Michelet  ne  se  laisse-t-il  pas  em- 
lorter  par  ses  instincts  mystiques  bien  au-delà  des  limites  de  l'his- 
Itoire!  Combien  de  fois  ne  cède-t-il  pas  an  puéril  plaisir  de  multiplier 
les  rapprochemens  imprévus!  Il  me  suffira  de  rappeler  la  comparaison 
si  obstinément  poursuivie  du  Christ  et  de  Jeanne  d'Arc.  Dans  la  pen- 
sée de  M.  Michelet,  Jeanne  d'Arc  n'est  pas  seulement  une  créature 
douée  au  plus  haut  point  de  toutes  les  vertus  évangéliques  :  c'est  le 
Christ  même,  le  Christ  transfiguré,  non  plus  pour  quitter  la  terre  et 
remonter  au  ciel,  mais  pour  quitter  le  ciel  et  redescendre  sur  la  terre. 
Une  telle  comparaison,  on  le  comprend  sans  peine,  n'ajoute  rien  à  la 
vérité  du  récit.  Toutes  ces  images,  tirées  du  Nouveau  Testament,  bien 
qu'il  s'agisse  de  la  vie  d'une  sainte,  ne  servent  qu'à  embarrasser  le 
tableau  de  la  France  au  xv*  siècle;  parfois  même  ces  images,  en  se 
multipliant ,  finissent  par  donner  un  caractère  légendaire  aux  détails 
les  plus  réels ,  les  plus  précis.  Cependant ,  malgré  ces  taches  faciles  à 
effacer,  le  règne  de  Charles  VII  peut  être  cité  comme  un  des  modèles 
les  plus  heureux  de  narration  historique,  comme  un  de  ceux  qui  réu- 
nissent sous  la  forme  la  plus  vive  l'imagination  et  la  science.  Le  règne 
de  Louis  XI,  j'ai  regret  à  le  dire,  n'a  pas  tenu  toutes  les  promesses  du 


)ii: 

net 
ili 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

règne  de  Charles  VIT.  Il  semble  que  M.  Miclielet,  en  mettant  le  pied 
sur  le  terrain  de  l'histoire  moderne ,  se  trouve  dépaysé.  Lui  qui  a  ré- 
sumé si  habilement  la  vie  politique  et  morale  de  l'Europe  pendant  les 
trois  derniers  siècles ,  on  dirait  que  sa  vue  s'obscurcit ,  que  sa  langue 
s'embarrasse  quand  il  s'agit  de  raconter  la  guerre  du  bien  public ,  la 
bataille  de  Montlhéry,  la  lutte  acharnée  de  Louis  XI  et  de  Charles-le- 
Téméraire,  la  captivité  de  Péronne  et  la  bataille  de  Nancy.  Or  Louis  XI 
est  le  premier  roi  français  qui  appartienne  à  l'époque  moderne,  quoi- 
qu'il plaise  à  M.  Michelet  de  voir  en  lui  le  dernier  roi  français  du 
moyen-âge.  La  différence  que  je  signale  entre  le  règne  de  Charles  YII 
et  le  règne  de  Louis  XI,  importante  en  elle-même,  puisqu'il  s'agit  d'un 
travail  sérieux,  accompli  avec  une  rare  persévérance,  mérite  d'autant 
plus  qu'on  s'y  arrête ,  que  les  facultés  requises  pour  comprendre  et 
pour  expliquer,  pour  peindre  et  pour  raconter  le  règne  de  Louis  XI, 
sont  à  peu  près  celles  qu'on  doit  demander  à  l'historien  de  la  révolu- 
tion française.  Dans  la  vie  de  Louis  XI,  en  eflet,  la  légende  ne  tient 
aucune  place.  La  fantaisie,  la  passion,  la  rêverie,  ne  savent  guère  où_    ^^^ 
se  prendre  dans  cette  suite  d'actions  si  nettement  marquées  au  coin  de 
l'intérêt  personnel ,  où  la  prévoyance  et  la  ruse  jouent  le  principal 
rôle,  où  la  cruauté  même  n'est  qu'une  forme  de  la  prudence.  Eh  bien! 
M.  Michelet  a  cependant  trouvé  moyen  de  chasser  du  règne  de  Louis  XI 
la  clarté  que  l'histoire  voulait ,  que  les  documens  originaux  fournis- 
saient en  abondap-^^^^Mit  à  nous  montrer  cette  figure  si  neuve ,  si 
originale,  dont  1. "^H^^^^atoise  contraste  d'une  manière  fra})pante 
avec  la  physionouii^  passionnée,  le  caractère  ardent,  l'esprit  impré-^j 
voyant  de  Charles  de  Bourgogne,  il  s'est  complu,  avec  une  prédilec 
tion  singulière,  dans  le  tableau  de  la  féodalité  expirante.  Ce  tableau^ 
sans  doute  méritait  d'être  tracé  avec  un  soin  particulier,  et  je  ne  songe 
pas  à  reprocher  à  M.  Michelet  l'attention  vigilante  avec  laquelle  il  a 
compté  tous  les  orgueils  que  Louis  XI  voulait  humilier,  toutes  le»l 
résistances  dont  il  a  triomphé,  tous  les  châteaux  forts  qu'il  a  déman- 
telés; mais,  tout  en  laissant  à  cette  partie  du  tableau  sa  légitime  im 
portance,  l'historien  ne  devait  pas  oublier  les  principes  impérieux  de 
la  perspective.  Il  ne  devait  pas  mettre  sur  le  même  plan  tous  les  per 
sonnages  engagés  dans  la  politique  de  Louis  XI  comme  ennemis  ou 
comme  auxiliaires.  Pour  raconter  les  faits  accomplis  dans  toute  leur 
vérité,  et  j'ajouterai  dans  toute  leur  simplicité,  il  était  indispensable 
de  placer  au  premier  plan  Louis  XI  et  Charles  de  Bourgogne ,  et  de 
reléguer  derrière  eux  les  autres  figures.  M.  Michelet,  en  méconnaissant 
cette  nécessité,  en  refusant  de  sacrifier,  du  moins  quant  à  l'effet,  les 
personnages  secondaires,  a  jeté  la  confusion  là  où  devait  rayonner  la 
clarté,  et  tout  son  savoir  n'a  servi  qu'à  lasser  le  lecteur  sans  graver 
dans  sa  mémoire  un  souvenir  durable  et  précis. 


HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  349 

Ainsi  les  antécédens  de  M.  Michelet  ne  semblaient  pas  le  préparer  à 
tude  et  au  récit  de  la  révolution  française;  il  avait  sur  tous  ceux  qui 
it  entrepris  jusqu'ici  cette  tâche  difficile  un  incontestable  avantage, 
connaissance  complète  de  la  vie  politique  de  la  France  depuis  la 
inquête  des  Gaules  par  la  race  germanique  jusqu'à  la  convocation 
s  états-généraux.  Il  n'était  pas  exposé,  comme  la  plupart  de  ses  pré- 
■cesseurs,  à  parler  du  passé  d'après  de  vagues  souvenirs,  à  inention- 
r  l'âge  de  la  monarchie  comme  une  chose  incertaine  et  confuse,  à 
ippeler,  comme  l'a  fait  plus  d'une  fois  le  plus  illustre,  le  plus  popu- 
ire  de  ses  devanciers,  tantôt  la  monarchie  de  quatorze  siècles,  tantôt 
monarchie  de  dix  siècles;  car  il  sait  année  par  année  et  presque  jour 
ir  jour  tous  les  événemens  accomplis  depuis  Clovis  jusqu'à  Louis  XVI. 
coup  sûr,  la  pleine  possession  d'un  savoir  si  laborieusement  acquis 
romettait  au  lecteur  des   explications  précieuses  sur  les  origines 
)intaines  des  faits  qui  se  sont  produits  dans  les  dernières  années  du 
vrii*  siècle.  Malheureusement  l'étude  vigilante  de  notre  histoire  tout 
ntière,  comme  je  crois  l'avoir  démontré,  a  exercé  sur  M.  Michelet  une 
'ction  singulière ,  qui  tient  plus  de  l'éblouissement  que  de  la  vraie 
:;icnce.  L'habitude  constante  de  chercher  partout  des  symboles,  de 
ersonnifier  toute  une  série  d'événemens  dans  une  idée  préconçue, 
interpréter  tout  homme  et  toute  chose  de  façon  à  renfermer  dans 
|ette  idée  tous  les  accidens  de  la  vie  réelle,  trouble  en  lui  le  sens  his- 
Drique.  Sa  prédilection  pour  Dante  et  pour  Shakspeare,  très  louable 
ssurément  s'il  ne  s'agissait  que  de  chercher  dans  les  œuvres  de  ces 
eux  puissans  génies  un  terme  de  comparaison  pour  estimer  à  leur 
jstc  valeur  les  œuvres  littéraires  de  notre  pays,  l'empêche  trop  sou- 
ent  de  juger  les  hommes  et  les  faits  en  eux  mêmes.  11  est  impossible, 
n  effet,  de  raconter  et  de  juger  nettement  quand  on  s'efforce  con- 
taminent de  retrouver  dans  les  oppresseurs  ou  dans  les  opprimés  les 
ersonnages  de  Shakespeare  ou  de  la  Divine  Comédie.  Cette  perpétuelle 
ntrusion  de  souvenirs  poétiques  dans  le  domaine  de  l'histoire  s'oppose 
ormellement  à  la  clarté  du  récit. 
Si  les  six  volumes  déjà  publiés  par  M.  Michelet  sur  notre  pays  n'a- 
aient  pas  suffisamment  prouvé  ce  que  j'avance,  il  ne  serait  plus  per- 
nis  de  conserver  le  moindre  doute  à  cet  égard  après  avoir  lu  l'intro- 
luction  placée  en  tête  de  son  nouveau  livre.  En  effet,  cette  introduction, 
lui  prétend  résumer  en  quelques  pages  tout  le  passé  de  la  monarchie, 
l'offre  au  lecteur  aucune  idée  qui  soit  l'expression  exacte  des  faits. 
L'auteur  a  divisé  son  travail  en  deux  parties  :  partie  religieuse,  partie 
politique.  On  devait  croire  que  cette  division  servirait  à  l'élucidation 
de  la  pensée,  et  pourtant  il  n'en  est  rien.  Ce  prétendu  résumé  n'est,  à 
proprement  parler,  qu'une  longue  déclamation  où  le  talent  ne  fait  pas 
défaut,  où  l'on  trouve  même  çà  et  là  plus  d'une  page  éloquente,  mais 


3riO  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

qui  n'enseigne  rien  aux  esprits  ignorans,  qui  ne  rappelle  rien  à  ceux 
qui  savent.  La  misère,  les  angoisses  du  paysan  affamé  sous  l'adminis-j 
tration  si  vantée  de  Colbert;  la  détresse  et  le  désespoir  de  ces  créatucesjf '"" 
humaines  brûlant  leurs  champs  et  leurs  vignes  pour  échapper  à  l'im-r 
pôt  qu'elles  ne  penvent  payer,  broutant  l'herbe  des  prés,  mangeant  la 
terre  au  lieu  de  pain,  sont  retracés  en  traits  poignans;  mais,  à  côté  dej 
ce  tableau  si  cruellement  vrai,  pourquoi  ne  pas  placer  le  tableau,  non[ 
moins  vrai  à  coup  sûr,  des  grandes  choses  accomplies  sous  l'administraH 
tion  de  Colbert?  Pourquoi  s'obstiner  à  ne  montrer  que  le  mauvais  côlié| 
de  Louis  XIV?  Pourquoi  personnifier  en  lui  l'égoïsme  et  la  dureté?  Éyi-I 
deimnent,  dans  ce  passage  de  son  introduction,  M.  Michelet  a  sacrifié  ]a\ 
justice  à  l'eiï'et  oratoire.  Dans  la  partie  qui  traite  de  la  rehgion,  l'ai 
teur  n'est  pas  moins  partial;  il  se  complaît  dans  la  peinture  des  vi( 
du  clergé;  il  déroule  sous  nos  yeux  les  scandales  trop  connus  de  l'^^ 
glise  gorgée  de  richesses,  sans  tenir  aucun  compte  des  bienfaits  nom- 
breux que  la  France  doit  à  l'église.  Puis,  se  laissant  entraîner  bi©|i| 
au-delà  des  bornes  de  la  vérité  par  le  puéril  plaisir  de  multiplier, 
•varier,  de  combiner  les  images,  il  arrive  à  confondre  dans  ses  mî 
dictions  l'église  et  la  foi  chrétienne;  au  nom  des  désordres  commis  [ 
les  évéques,  il  maudit  l'Évangile.  Il  ne  voit  dans  la  parole  du  Chri 
qu'un  instrument  de  servitude;  il  oublie,  par  une  étrange  aberratioï 
qu'une  foule  de  grands  esprits  ont  cherché,  ont  trouvé  dans  la  loi  ne 
relie,  annoncée  au  monde  il  y  a  dix-huit  siècles,  le  germe  de  tou| 
les  libertés.  L'histoire  de  Latude  et  le  courageux  dévouement 
M""'  Legros  occupent,  dans  cette  introduction,  une  place  beaucoup  tr^ 
considérable.  La  captivité  de  Latude  est  à  coup  sûr  un  des  épisodes] 
plus  douloureux  du  siècle  dernier,  et  le  récit  de  ses  longues  torturf 
est  pour  beaucoup,  sans  doute,  dans  la  lidne  du  peuple  contre  la  Ba 
tille;  mais  le  devoir  de  l'historien  n'était-il  pas  de  placer  en  regard  ( 
cet  épisode,  de  raconter  avec  les  mêmes  développemens,  avec  la  même' 
complaisance,  le  mouvement  intellectuel  qui  préparait  l'émancipation^ 
pohtique  de  la  France? 

Or,  M.  Michelet  n'a-t-il  pas  méconnu  ce  devoir?  Les  grandes  figure 
de  Montesquieu  ,  de  Voltaire,  de  Jean-Jacques  Rousseau ,  de  Turgotj 
sont  à  peine  esquissées;  on  dirait  que  l'auteur  craint  de  n'avoir 
assez  d'espace  pour  Latude  et  pour  M"^  Legros.  Qu'arrive-t-il?  La  seJ 
conde  moitié  du  xviu*  siècle,  dans  ces  pages  animées  d'ailleurs  d'ui 
sentiment  généreux,  se  trouve  complètement  dénaturée;  la  destinée' 
entière  de  la  France  semble  livrée  au  caprice  du  lieutenant  de  po- 
lice; un  silence  effrayant  couvre  la  face  entière  du  pays;  on  n'entend 
que  les  gémissemens  qui  s'échappent  des  cachots  de  la  Bastille.  Il  y  i 
dans  cette  manière  de  comprendre  les  présages  de  la  révolution  quel' 
que  chose  de  théâtral  qui  plaira  sans  doute  aux  rhéteurs.  A  ne  consi-]j 


HISTOIRE  DE   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  3oi 

lier  que  l'effet  de  la  mise  en  scène,  ou  peut  louer  le  talent  de  l'écri- 
iii,  vanter  l'artifice  avec  lequel  il  a  disposé  ses  personnages;  mais, 
r  bonne  foi,  un  pareil  succès,  de  pareils  éloges  ont-ils  de  quoi  tenter 
conscience  de  l'historien?  Le  spectacle  de  la  mons^rchie  et  de  la 
liuionau  moyen-âge  et  dans  les  temps  modernes,  depuis  saint  Louis 
sqii'à  Mirabeau,  tel  que  nous  le  présente  M.  Michelet,  n'est  qu'une 
ii(!  fantasmagorie.  On  dirait  que  l'auteur  s'est  proposé  pour  butuni- 
ic  non  pas  d'instruire,  mais  d'effrayer  le  lecteur. 
M.  Michelet  a  déjà  terminé  l'histoire  de  l'assemblée  constituante, 
■st-à-dire  la  partie  la  plus  sereine,  la  plus  imposante  de  la  révolution 
uieaise.  L'histoire  de  l'assemblée  législative,  de  la  convention  et  du 
rectoire  est  peut-être,  aux  yeux  de  bien  des  lecteurs,  plus  féconde 
I  émotions;  mais  la  grandeur  des  principes  posés  par  l'assemblée 
instituante,  les  passions   généreuses  qui  agitaient  presque  tous  les 
Mirs,  donnent  à  cette  première  assemblée  un  caractère  auguste  et 
ajestueux  qu'on  ne  retrouve  ni  dans  la  législative,  ni  dans  la  con- 
ntion.  L'auteur  a  compris  toute  la  richesse  du  sujet  qu'il  avait  à 
iiiter,  et  je  dois  dire  qu'il  en  a  tracé  plusieurs  épisodes  avec  un  in- 
)ntestable  talent.  lia  surtout  rendu  avec  une  verve  entraînante  l'élan 
Miércux  qui  couvrit  la  France  entière  de  fédérations.  Il  y  a  dans  le 
bleau  de  cette  union  fraternelle  de  toutes  les  pensées  une  sève,  une 
bondance,  un  enthousiasme  sincère,  qui  pénètrent  le  lecteur  d'ad- 
li ration  et  d'attendrissement.  L'auteur  est  moins  heureux  dans  la 
iiiture  des  clubs,  qui  jouèrent  sans  doute  un  rôle  immense  dans  la 
solution,  mais  dont  il  a  cependant  trouvé  moyen,  le  croirait-on? 
exagérer  l'importance.  Dans  son  ardeur  de  tout  saisir,  de  tout  em- 
lasser,  il  arrive  à  perdre  de  vue  les  idées  générales  qui  dominaient 
iiors,  à  leur  insu,  les  esprits  en  apparence  les  plus  indépendans,  les 
jiractères  les  plus  spontanés.  Ici ,  comme  dans  le  tableau  du  moyen- 
ne, la  pensée  de  M.  Michelet  se  divise,  s'émiette,  s'éparpille  à  l'infini^ 
il  agrandissant  le  rôle  des  masses ,  il  amoindrit  tellement  le  rôle  des 
cteurs  principaux  qui  ont  souvent  obéi  à  la  foule,  qui  plus  souvent 
acore  lui  ont  commandé ,  que  l'attention  ne  sait  plus  où  se  fixer.  Le 
ésir  de  rendre  à  la  multitude  l'importance  qui  lui  appartient  l'en- 
:aîne  parfois  à  d'étranges  injustices;  il  se  plaît  à  transformer  les  ac- 
3urs  en  instrumens ,  comme  si  une  idée ,  pour  être  généreuse ,  une 
ésolution,  pour  être  héroïque,  devait  nécessairement  venir  de  la  foule 
t  perdait  sa  grandeur  en  prenant  le  nom  d'un  homme.  Pour  les  es- 
rits  impartiaux,  le  but  que  s'est  proposé  M.  Michelet  ne  saurait  être 
louteux;  il  a  voulu  dépouiller  de  leur  éclat,  de  leur  prestige,  les 
Tandes  figures  que  nous  sommes  habitués  à  regarder  comme  les 
naîtres  de  la  multitude;  il  a  voulu  mettre  dans  la  rue,  dans  la  rue 
eule,  toute  la  puissance  qui  était  à  la  tribune.  Cette  idée,  qui,  con- 


H 


352  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tenue  dans  de  certaines  limites,  ne  manquerait  pas  de  justesse,  puisque 
la  rue  a  parfois  imposé  sa  volonté  aux  orateurs  les  plus  résolus,  il  la 
poursuit  avec  une  obstination  qui  va  jusqu'à  l'aveuglement.  Le  peuple, 
dans  sa  pensée,  a  droit  à  une  réparation;  il  a  été  dépouillé  de  sa  part 
légitime  d'action  par  les  historiens  de  la  révolution  française;  il  est 
temps  de  lui  rendre  ce  qu'ils  lui  ont  ravi.  Et,  pour  accomplir  cette  ré- 
paration, il  fait  de  la  tribune  la  très  humble  servante  de  la  foule. 

Il  est  difficile  de  suivre  dans  le  récit  de  M.  Michelet  les  travaux  de 
l'assemblée.  Les  détails  anecdotiquesse  multiplient,  se  pressent  à  cha- 
que page;  mais  l'histoire  proprement  dite,  l'analyse  des  idées  sou- 
mises à  la  discussion,  le  tableau  des  passions  qui  ont  entravé  le  déve- 
loppement de  ces  idées,  la  nature  et  la  portée  des  principes  demeurés 
victorieux,  sont  presque  toujours  oubliés.  En  revanche,  si  l'histoire  ||gt, 
est  absente,  le  roman  occupe  le  premier  plan.  Oui ,  l'auteur  a  trouvé  f 
moyen  d'introduire  le  roman  dans  le  récit  de  la  révolution.  La  fuite  | 
à  Varennes  et  le  retour  à  Paris  de  la  famille  royale  sont  traités  par  |  .j 
lui  comme  un  vrai  chapitre  de  roman.  Il  sait  tout,  non  pas  seulement 
ce  qui  a  été  vu,  ce  qui  a  été  raconté  par  les  acteurs,  par  les  témoins, 
mais  bien  aussi  et  surtout  les  plus  secrètes  pensées,  les  scntimens  les 
plus  intimes  de  chaque  personnage.  Il  lit  dans  le  cœur  de  Marie- An- 
toinette et  de  Barnave,  comme  le  poète  dans  le  cœur  des  héros  créés 
par  sa  fantaisie.  Il  prête  à  la  reine,  au  jeune  avocat,  toutes  ses  émotions, 
tous  ses  souvenirs;  le  lecteur  ignorant  peut  croire  à  chaque  instant 
qu'un  aveu  passionné  va  s'échapper  de  leurs  lèvres. 

L'entrevue  de  Mirabeau  et  de  Marie-Antoinette  est  racontée  comme 
le  retour  de  Varennes.  Les  salons  de  M"^  Roland,  de  M"^  Condorcet, 
sont  peints  d'une  façon  attrayante,  j'en  conviens;  mais  les  pages  que 
l'auteur  consacre  à  ces  deux  femmes  éminentes  peuvent  être  considé- 
rées comme  de  véritables  hors-d'œuvre.  Ces  deux  chapitres,  qui  plai 
raient  sans  doute  dans  un  roman,  ne  sont  pas  traités  avec  assez  de  so- 
briété pour  trouver  leur  place  dans  une  composition  historique.  Quelle 
que  soit  l'importance  de  ces  deux  salons,  il  était  inutile  de  prodiguer 
les  détails,  comme  l'a  fait  M.  Michelet.  Le  portrait  de  Vergniaud  donne 
heu  aux  mêmes  remarques.  Sans  doute,  il  n'est  pas  hors  de  propos  de 
nous  peindre  la  physionomie  de  Vergniaud,  de  nous  le  montrer  commi 
pourrait  le  faire  le  pinceau;  mais  à  quoi  bon  nous  parler  de  M"*  C 
deille,  de  sa  passion  pour  Vergniaud,  et  du  succès  de  la  Belle  Fermière^ 
W"  Candeille  a-t-elle  joué  un  rôle  dans  la  révolution?  A-t-elle  déter- 
miné ou  modifié  la  conduite  de  Vergniaud?  Quant  au  portrait  de  Ma- 
rat,  M.  Michelet  lui  a  donné  des  proportions  que  rien  ne  justifie.  Au 
lieu  de  se  borner  à  nous  présenter  Marat  sur  la  scène  politique,  il  a 
écrit  sur  cet  homme  étrange  une  véritable  notice  biographique.  U 
prend  la  peine  de  nous  raconter  ses  premières  années,  son  éducation, 


ut 


il 


HISTOIRE    DE   LA   IlÉVOLUTiON   FRANÇAISE.  353 

(j  ;inalyser  ses  travaux  scientifiques,  comme  si  Marat  avait  sa  place 
marquée  entre  Lagrange  et  Laplace.  Les  extraits  qu'il  nous  donne  sont 
curieux  sans  doute;  mais  ces  extraits,  qui  dans  un  travail  purement 
]i(téraire  éveilleraient  l'attention,  jetés  au  milieu  d'une  narration  his- 
lorique,  n'excitent  que  l'impatience.  Le  lecteur  qui  prend  au  sérieux 
le  i'écit  commencé  ne  s'arrête  pas  ^  olontiers  en  chemin.  L'histoire  est 
iiu  genre  trop  sévère  pour  se  prêter  à  toutes  ces  distractions.  Les  épi- 
sudes  qui  ne  se  relient  pas  étroitement  au  sujet  principal  doivent  être 
répudiés  sans  pitié,  et  M.  Michelet  l'a  trop  souvent  ouhlié. 

Le  nouvel  historien  de  la  révolution  française  a  donc  failli  à  sa  mis- 
sion. Notre  inquiétude  n'était  que  trop  légitime.  Malgré  ses  études  si 
persévérantes,  malgré  ses  travaux  si  nombreux,  si  variés,  malgré  trente 
années  consumées  dans  la  contemplation  du  passé,  M.  Michelet  ne  pa- 
raît pas  comprendre  bien  nettement  les  devoirs  de  l'historien.  Quand 
il  raconte,  et  il  raconte  trop  rarement,  il  cherche,  il  obtient  des  elfets 
qui  n'appartiennent  pas  au  genre  histori(jue.  11  se  propose  d'émouvoir 
à  tout  prix.  Or,  l'émotion  qui  ne  naît  pas  de  l'expression  même  de  la 
vérité,  qui  a  besoin,  pour  envahir  l'ame  du  lecteur,  de  tous  les  arti- 
fices de  l'imagination,  doit  être  bannie  sévèrement  de  l'histoire.  Mais 
ce  n'est  pas  là  le  seul  reproche  que  nous  puissions  adresser  à  M.  Mi- 
chelet. Le  récit  proprement  dit,  simple,  austère  ou  paré  de  couleurs 
pi^étiques,  le  récit  en  lui-même  semble  répugner  à  son  intelligence. 
Le  précepte  de  Quintilien  s'est  effacé  de  sa  mémoire  :  «  On  écrit  l'his- 
toire, dit  Quintilien,  pour  raconter  et  non  pour  prouver.  »  Ces  paroles 
|ont  été,  il  y  a  quelques  années,  détournées  de  leur  vrai  sens;  on  a 
voulu  y  voir  un  arrêt  contre  l'intervention  de  la  philosophie  politique 
dans  le  domaine  de  l'histoire,  et  cette  pensée  n'est  jamais  entrée  dans 
Icsprit  de  Quintilien.  Un  écrivain  habile,  à  l'abri  de  ces  paroles  ainsi 
interprétées,  a  transcrit  ou  paraphrasé  Froissart,  et  il  s'est  rencontré 
Ides  lecteurs  complaisans  qui  ont  pris  son  œuvre  pour  une  œuvre 
d'histoire;  mais,  ramenées  à  leur  vrai  sens,  rapprochées  des  modèles 
Id'après  lesquels  Quintilien  rédigeait  ses  préceptes,  elles  renferment  la 
vraie  définition  de  l'histoire.  La  narration  est  le  but  principal;  le  ju- 
gement des  faits  est-il  interdit  à  l'historien?  Comment  le  croire? 
comment  oser  prêter  à  Quintilien  un  si  étrange  paradoxe?  La  manière 
dont  il  apprécie  les  historiens  d'Athènes  et  de  Rome  ne  permet  pas  de 
lui  imputer  une  pareille  hérésie.  Raconter  sans  juger,  c'est  n'accomplir 
que  la  moitié  de  la  tâche  imposée  à  l'historien;  mais  le  récit  forme,  à 
coup  sûr,  la  première  partie  de  cette  tâche.  Or,  M.  Michelet,  dans  son 
Histoire  de  la  Révolution,  néglige  trop  souvent  le  récit  pour  l'argumen- 
tation, pour  le  pamphlet.  Il  ne  se  contente  pas  d'indiquer  dans  le  passé 
les  événemens  qui  contiennent  une  leçon  pour  le  présent,  il  ne  se 
borne  pas  à  signaler  les  termes  de  comparaison;  là  où  il  devrait  ne 

TOME   V.   —   SUPPLÉMENT.  23 


3o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chercher  qu'un  enseignement  salutaire,  il  cherche  une  arme  contre 
les  opinions  qui  le  blessent,  contre  les  principes  qu'il  veut  combattre. 
Un  tel  procédé  ne  va  pas  à  moins  qu'à  dénaturer  complètement  le  ca- 
ractère de  l'histoire.  Le  récit  du  passé,  écrit  d'une  main  sévère,  tracé 
avec  impartialité,  peut  fournir  des  armes  à  tous  les  partis;  mais  ce  n'est 
pas  à  l'historien  qu'il  appartient  de  transformer  en  arsenal  le  souvenir 
des  générations  évanouies. 

Les  passions  politiques  n'ont  rien  à  démêler  avec  l'histoire.  La  com- 
prendre ainsi,  c'est  renverser  la  définition  donnée  par  Quintilien,  c'est 
dire  que  l'histoire  s'écrit  non  pour  raconter,  mais  pour  prouver.  Cette 
méthode,  si  toutefois  il  est  permis  de  décorer  d'un  tel  nom  une  telle 
aberration,  peut  séduire  les  esprits  passionnés,  pour  qui  la  lutte  vaut 
mieux  que  la  science;  elle  ne  saurait  être  approuvée  par  ceux  qui  met-  , 
tent  la  vérité  au-dessus  des  partis ,  et  le  nombre  en  est  encore  assez! 
grand  malgré  toutes  les  commotions  qui  ont  bouleversé  la  France  de- 
puis soixante  ans.  M.  Michelet,  dont  la  loyauté  est  à  l'abri  de  toute  at- 
teinte, dont  l'ame,  pénétrée  de  convictions  généreuses,  éclate  à  chaque 
page,  mais  qui  prend  volontiers  une  image  pour  une  idée,  un  rappro- 
chement ingénieux  pour  une  maxime  applicable  au  gouvernement 
des  nations ,  excitera  chez  les  esprits  mêlés  aux  luttes  politiques  de 
vives  sympathies,  et  peut-être  aussi  des  haines  non  moins  vives,  dont 
je  n'ai  pas  à  me  préoccuper.  Si  je  ne  partage  pas  toutes  ses  espérances^, 
si  je  ne  puis  m'empêcher  de  sourire  en  voyant  combien  sa  longue  fa- 
miliarité avec  le  moyen-âge  l'a  rendu  étranger  aux  idées  dont  se  com- 
pose notre  vie  de  chaque  jour,  je  rends  pleine  justice  à  la  moralité  des 
principes  qui  lui  servent  de  guides.  Je  crois  qu'il  aime,  qu'il  veut  sin- 
cèrement le  bien.  S'il  se  trompe  sur  la  route  à  suivre  pour  toucher  le 
but,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  éveiller  notre  colère.  Je  comprends  très 
bien  qu'on  n'accepte  pas  son  avis,  qu'on  ne  résolve  pas  comme  lui  les 
questions  posées  depuis  la  convocation  des  états-généraux;  mais  je  ne 
comprends  pas  qu'on  le  maudisse,  qu'on  le  voue  à  la  haine  publique, 
car  je  crois  qu'il  est  de  bonne  foi  dans  son  erreur. 

A  force  d'user  ses  yeux  sur  les  chroniques  du  moyen-âge,  il  est  ar- 
rivé à  l'éblouissement.  De  l'éblouissement  à  l'extase,  il  n'y  a  qu'un^ 
pas,  et  M.  Michelet  l'a  franchi.  L'étude  poursuivie  dans  les  conditioi 
normales  de  l'intelligence,  la  méditation  contenue  entre  des  limites  m 
tement  définies,  sont  à  ses  yeux  une  application  mesquine  des  faculté 
humaines.  Il  dédaigne  les  procédés  ordinaires  à  l'aide  desquels  la  pens 
germe,  grandit,  se  développe.  Il  ne  conçoit  pas  la  clairvoyance  sat 
exaltation.  Et,  pour  lui,  l'exaltation  naît  de  l'excès  même  du  travail,  ft 
n'a  pas  mesuré  les  forces  de  son  esprit,  il  en  abuse;  sa  vue  se  trouble, 
son  esprit  perd  la  notion  du  monde  réel  et  se  laisse  emporter  dans  les 
régions  apocalyptiques.  C'est  là,  selon  moi,  la  seule  manière  d'expliquer 


HISTOIRE  DE   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  355 

les  singuliers  caprices  de  langage  et  de  pensée  qui  se  rencontrent  pres- 
(jiie  à  chaque  page  de  son  nouveau  livre.  Sans  l'éblouissement,  sans 
l'extase,  commentcomprendreces  étranges  exclamations:  0  droit!  vous 
êtes  mon  père;  ô  justice  !  vous  êtes  ma  mère?  Et  cette  nouvelle  trinité, 
(}ui  doit  détrôner  la  trinité  chrétienne,  Rabelais,  —  Molière,  —  Voltaire? 
A  moins  de  voir  dans  ces  apostrophes  au  droit  et  à  la  justice,  dans  cette 
trinité  nouvelle,  dont  les  trois  personnes  n'ont  encore  entendu  aucune 
[>rière,  un  pur  enfantillage,  il  faut  bien  y  chercher  les  hallucinations 
de  l'extase.  Et  ce  qui  me  confirme  dans  l'interprétation  que  je  pro- 
pose, c'est  que  M.  Michelet,  en  invoquant  les  trois  personnes  de  cette 
nouvelle  trinité,  les  appelle  tantôt  ses  pères,  tantôt  ses  frères.  J'avoue- 
rai humblement  qu'il  m'est  impossible  de  saisir  le  moindre  signe  de 
parenté  entre  M.  Michelet  et  ces  illustres  railleurs.  Par  quel  côté  Pan- 
tagruel, Arnolphe  et  Zadig  se  rapprochent-ils  des  conceptions  du  mo- 
derne historien?  Je  suis  encore  à  le  deviner.  Molière,  sans  doute,  n'au- 
rait pas  lu  sans  sourire  les  premiers  chapitres  de  l'Histoire  romaine 
écrite  par  M.  Michelet;  les  rois  dédoublés  n'eussent  pas  manqué  d'ex- 
citer son  hilarité;  Rabelais  et  Voltaire  se  fussent  égayés  en  voyant  le 
Christ  transfiguré  dans  la  personne  de  Jeanne  d'Arc  :  je  cherche  en  vain 
dans  l'histoire  du  moyen-âge  ou  de  la  révolution  française  un  trait , 
([uel  qu'il  soit,  qui  fasse  de  M.  Michelet  le  frère  ou  le  fils  de  Rabelafs, 
de  Molière  ou  de  Voltaire.  Je  suis  donc  forcé  d'expliquer  par  l'extase 
ce  que  je  ne  puis  expliquer  par  la  réflexion.  Et,  qu'on  ne  s'y  trompe 
pas,  les  paroles  que  j'écris  sont  des  paroles  sérieuses.  Je  ne  veux  pas 
railler  M.  Michelet.  Je  le  tiens  pour  sincère,  et  je  parle  sincèrement. 
Il  s'est  abusé  sur  la  puissance  de  son  esprit;  il  l'a  soumis  à  une  trop 
longue  épreuve;  il  a  franchi  les  limites  assignées  à  la  durée  du  travail 
tiumain;  il  a  cru  doubler  ses  forces  par  la  persévérance,  et  sa  volonté 
obstinée  s'est  brisée  contre  sa  défaillance.  Il  a  recommencé  l'épreuve, 
et  son  espérance  n'a  pas  été  moins  durement  déçue.  Peu  à  peu  il  s'est 
habitué  à  l'extase  de  l'inteUigence  éblouie  par  l'étude,  comme  les 
Orientaux  aux  hallucinations  que  donne  l'opium.  Et  cet  état  si  con- 
traire au  développement,  à  l'exercice  du  sens  historique,  est  devenu 
son  état  normal.  C'est  pourquoi,  si  je  voulais  caractériser  d'un  mot 
son  Histoire  de  la  Révolution  française,  je  la  comparerais  au  récit  de 
la  passion  écrit  par  la  sœur  Emmerich:  ce  n'est  pas  une  histoire,  c'est 
une  vision. 

Gustave  Planche. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  janvier- 1850. 


Avant  de  parler  des  affaires  intérieures,  de  l'assemblée,  du  ministère  ou 
du  président,  il  nous  sera  permis  de  dire  un  mot  du'rapport  de  M.  le'  général 
Herbillon  sur  le  siège  de  Zaatcha,  dans  le  Sahara.  Personne ,  à  l'heure  qu'il 
est,  n'y  pense  peut-être  plus  à  Paris;  mais,. ayant  à  parler  dans  cette  quinzaine 
de  beaucoup  de  choses  qui  nous  plaisent  médiocrement,  nous  voulons  d'abord 
nous  entretenir  de  choses  qui  nous  consolent,  qui  nous  raniment,  qui  nous 
font  bien,  espérer  du  pays.  Oui,  un  pays  où  il  y  a  tant  de  braves  soldats  et 
tant  de  braves  officiers  prêts  à  mourir  héi'oïquement  pour  l'honneur  du  dra- 
peau, ce  pays-là  n'a  pas  épuisé  sa  vitalité.  Il  ne  faut  désespérer  que  des  pays 
où  l'on  ne  sait  plus  bien  mourir,  et  c'est  là  ce  qui- fait  que  l'armée  française  a 
toujours  été  pour  la  France  un  sujet  de  consolations' et  d'espérances.  Avoir 
comment  le  courage  et  la  discipline  s'y  conservaient,  à  voir  comment  l'esprit 
de  commandement  et  de  hiérarchie  s'y  entretenait,  quand  il  s'éteignait  partout 
ailleurs,  chacun  sentait  que  la  France  devait  vivre,'  quelque  éclipse  qu'elle  se' 
permît  de  son  bon  sens  et  de  sa  fermeté  ordinaires.  L'armée  a  toujours  été  le 
cœur  de  la  France,  et  tant  que  le  cœur  n'est  pas  glacé,  on  rie  meurt  pas. 

Et  ce  ne  sont  pas  ici  de- vains  mots  :  l'armée  est  bien  vraiment  le  cœur  delà 
France;"  elle  est  nationale,  s'il  en  fut  jamais;  elle  sort  de  la  nation  et  elle  y 
rentre.  L'École  de  Saint-Cyr  et  l'École  polytechnique  la  recrutent  par  l'instruc- 
tion, muis  la  recrutent  dans  tous  les  rangs  de  la  nation.  Elle  ne  semble  parfois 
se  séparer  de  la  masse  du  pays  que  pour  valoir  mieux,  pour  avoir  plus  de  con- 
stance et  de  suite,  plus  d'ordre  et  de  régularité.  Elle  a  le  courage  du  peuple; 
elle  a  l'organisation  d'un  gouvernement. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  357 

Nous  voulions  parler  du  siège  de  Zaatcha,  et  voilà  que  nous  parlons  de  Tar- 
mée  en  général.  C'est  que  le  siège  de  Zaatcha  n'est  qu'une  des  mille  et  une 
occasions  où  l'année  a  montré  ce  qu'elle  était.  Quels  obstacles  imprévus  n'a- 
t-elle  pas  rencontrés  et  n'a-t-elle  pas  vaincus!  Quelle  lutte  du  courage  contre 
le  fanatisme!  Quels  hommes  que  ces  Arabes,  qui  se  font  tuer  jusqu'au  dernier, 
et  qui,  pendant  le  siège,  se  servaient  du  trou  même  que  le  boulet  faisait  dans 
leurs  murailles,  comme  d'une  meurtrière  nouvelle  pour  tirer  sur  nos  soldats! 
Mais  si  ce  sont  là  d'intrépides  adversaires,  quels  hommes  aussi  que  leurs  vain- 
■queurs  !  Quelle  patience  et  quelle  intelligence  !  Yoilà  comment  se  forme  et 
s'instruit  sans  cesse  cette  armée  d'Afrique  dont,  avant  1848,  nous  n'atten- 
dions que  la  gloire,  et  dont,  depuis  1848,  nous  tenons  notre  salut.  Comment 
Veut-on,  en  effet,  que  lious  ne  nous  intéressions  pas  à  l'Afrique?  C'est  un  grand 
empire  que  nous  fondons,  c'est  un  grand  avenir  que  nous  nous  ouvrons  au 
moment  même  où  l'avenir  semble  s'obscurcir  pour  nous  sur  le  sol  de  la  pa- 
trie; mais,  comme  si  tout  cela  était  peu ,  l'Afrique  est  encore  le  séminaire  où 
se  forment  l'armée  et  les  généraux  qui  conservent  notre  société.  C'est  là  qu'on 
apprend  l'art  d'obéir  et  l'art  de  commander;  c'est  là  que  la  science  du  gouver- 
nement s'élabore  à  l'école  de  l'expérience.  Nous  frémissons  quand  nous  enten- 
dons des  voix  imprudentes  réclamer  encore  de  temps  en  temps  à  la  tribune 
contre  l'Afrique  et  les  dépenses  qu'elle  cause.  Nous  ne  vivons  en  France  que 
parce  que  nous  avons  une  armée  d'Afrique  et  des  généraux  instruits  par  l'Afrique 
à  l'art  du  commandement. 

L'armée  est  dorénavant  une  force  sociale  :  nous  ne  disons  pas  que  ce  soit  la 
force  sociale  prépondérante;  mais  c'est  assurément,  dans  certains  cas,  la  force 
décisive.  Sommes-nous  disposés  à  nous  féliciter  de  cet  état  de  choses?  Oui;  nous 
nous  félicitons  que  la  société,  ayant  besoin  de  l'armée,  trouve  l'armée  telle 
qfu'elle  est ,  c'est-à-dire  ferme  et  modérée ,  pleine  d'intelligence  et  fidèle  à  la 
I  hiérarchie;  mais  nous  ne  nous  félicitons  pas  que  la  société  ait  aussi  grand  be- 
soin de  l'armée.  Avant  1848,  l'armée  était  utile  au  dehors  surtout  :  elle  était  la 
défense  de  notre  gloire  et  de  notre  honneur  sur  la  frontière  ;  mais  elle  n'était 
pas  tous  les  jours  la  garantie  de  l'ordre  intérieur.  Elle  était  beaucoup;  elle 
n'était  pas  presque  tout.  Nous  ne  disons  pas  qu'elle  soit  aujourd'hui  un  corps 
^i  peut  se  passer  de  tout  le  monde;  mais  personne  ne  peut  se  passer  d'elle. 
Nous  ne  sommes  pas  étonnés  de  cet  état  de  choses.  Aussitôt  qu'un  peuple 
rompt  avec  l'obéissance  volontaire  qu'il  doit  aux  lois,  il  ne  lui  reste  plus  que 
l'obéissance  forcée  qu'imposent  les  armes,  et  quiconque  détruit  de  gaieté  de 
cœur  la  force  morale  sera  contraint  d'avoir  recours  à  la  force  matérielle.  La 
révolution  de  février  a  donné  à  l'armée  un  ascendant  décisif  dans  les  destinées 
de  notre  pays.  Tout  le  monde  le  sent  et  s'arrange  en  conséquence.  Quant  à 
l'armée,  elle  nous  semble  jusqu'ici  comprendre  admirablement  le  rôle  que  lui 
fait  le  sort.  Elle  garde  avec  .un  soin  scrupuleux  ses  vieilles  traditions  et  ses 
vieux  scntimens;  elle  sait  que  c'est  là  ce  qui  fait  sa  force.  Image  vivante  de 
Tordre,  c'est  l'ordre  qu'elle  veut  maintenir  dans  la  cité.  Elle  n'a  pas  d'autre 
pensée;  elle  a  même,  et  ici,  quand  nous  parlons  de  l'armée,  nous  parlons  de 
ses  plus  illustres  chefs,  elle  a  une  discrétion  qui  frappe  tout  le  monde.  Elle  ne 
parle  pas.  Elle  n'est  d'aucun  pai'ti  et  d'aucune  coterie;  elle  ne  fait  parler  d'elle 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  cause  des  services  signalés  qu'elle  rend  à  Tordre  social  ou  à  Thonneur 
national.  Nous  avons,  dans  ces  derniers  temps,  beaucoup  entendu  parler  des 
espérances  et  des  prétentions  des  partis.  Lequel  de  ces  partis  a  dit  ou  pu  dire 
qu'il  avait  pour  lui  l'armée?  Tous  peuvent  le  croire;  personne  ne  peut  le  pro- 
clamer avec  assurance.  A  quoi  tient  cette  réserve  des  partis,  qui  sont  tous,  en 
général,  assez  fats  et  assez  présomptueux,  si  ce  n'est  à  la  réserve  même  de  l'ar- 
liiée?  L'armée  n'a  dit  son  secret  à  personne;  mais  elle  affiche  et  pratique  par- 
tout sa  consigne  :  sa  consigne  est  de  veiller  à  l'ordre,  et,  quant  à  nous,  nous 
sommes  persuadés  que  l'armée  n'a  pas  de  secret,  et  qu'elle  n'a  que  la  ferme  et 
généreuse  consigne  qu'elle  exécute  avec  une  constance  admirable. 

Nous  savons  bien  que,  dans  l'analyse  que  nous  faisons  en  ce  moment  des 
forces  sociales,  le  rang  que  nous  donnons  à  l'armée  n'est  pas  conforme  à  la 
nomenclature  constitutionnelle;  mais  nous  tâchons  toujours  de  laisser  de  côté 
les  apparences  pour  arriver  aux  réalités.  Or,  l'ascendant  de  l'armée  est  une 
réalité  qu'il  ne  faut  pas  se  dissimuler,  et  nous  ajoutons  que  c'est  une  réalité 
heureuse.  Nous  voyons  même,  parmi  les  amis  les  plus  fermes  et  les  plus  an- 
ciens du  gouvernement  parlementaire,  des  personnes  éclairées  qui  croient,  tout 
en  le  déplorant,  que  la  société  ne  pourra  réapprendre  l'obéissance  que  par  la 
consigne,  et  que  nous  serons  forcés  de  passer  par  la  caserne  pour  revenir  à  la 
tribune. 

Tristes  augures  et  surtout  prématurés!  nous  en  sommes  convaincus.  Nous 
voyons  bien  quels  sont  les  périls  que  court  le  gouvernement  parlementaire; 
cependant  l'assemblée  législative  est  encore  une  des  grandes  forces  sociales  du 
pays,  et  savez-vous  pourquoi  nous  regardons  l'assemblée  législative  comme  une 
des  forces  sociales  du  pays?  —  A  cause  de  la  constitution  sans  doute?  —  Oui, 
à  cause  de  la  constitution,  mais  aussi  à  cause  des  hommes  considérables  qu'elle 
renferme.  Les  pouvoirs  que  la  constitution  confère  à  l'assemblée  législative  font 
la  force  légale  de  cette  assemblée;  mais  les  hommes  éminens  qu'elle  renferme 
font  sa  force  réelle.  Nous  savons  bien  qu'il  est  de  mode  de  dire  que  les  hommes 
qui  ont  rendu  de  grands  et  notables  sei'vices  au  pays  depuis  plus  de  vingt  ans 
sont  des  hommes  usés  et  qu'ils  n'ont  plus  l'intelligence  du  temps  présent;  mais 
où  sont  donc  les  hommes  d'état  nouveaux  qui  comprennent  l'énigme  du  temps 
présent  et  qui  savent  la  débrouiller?  Dans  un  temps  soupçonneux  et  inquiet, 
c'est  assurément  un  grand  mérite  en  politique  que  d'être  encore  à  la  bavette; 
pourtant  cela  ne  suffit  pas.  Nous  ne  contestons  pas  les  avantages  de  l'inexpérience 
et  de  la  présomption,  mais  nous  sommes  persuadés  que  toutes  les  fois  que  l'as- 
semblée et  la  France  seront  embarrassées  de  la  route  à  suivre,  elles  reviendront, 
après  quelques  essais,  aux  anciens  et  glorieux  pilotes  qui  ont  conduit  la  barque 
depuis  plus  de  vingt  ans;  elles  y  reviendront,  quitte  à  en  médire  le  lendemain. 
Nous  ne  désespérons  pas,  quant  à  nous,  du  pays,  tant  que  nous  verrons  dans 
les  assemblées  constituantes  ou  législatives  MVI.  Mole,  Thiers,  Dupin,  Berrye; 
de  Broglie;  nous  voudrions  y  voir  M.  Guizot.  Que  les  impatiens  de  chaque 
parti  murmurent  contre  leurs  illustres  chefs,  c'est  l'histoire  éternelle  du  cœur 
humain.  Et  notez-le  bien,  ce  ne  sont  pas  les  hommes  appelés  à  remplacer  les 
grands  noms  que  nous  venons  de  citer  qui  murmurent  contre  eux;  ce  n'est  pas 
M.  Dufaure,  M.  de  Montalembert,  M.  Léon  Faucher,  M.  de  Rémusat,  M.  Passy, 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  3o9 

't  je  passe  à  dessein  quelques  autres  noms  éminens,  afin  qu'il  soit  bien  en- 
tendu que  je  ne  fais  pas  une  énumération  complète;  ce  ne  sont  pas  enfin  les 
^^énéraux  qui  murmurent  contre  les  maréchaux,  ce  sont  les  caporaux.  N'en  dé- 
plaise aux  capacités  inédites,  les  illustrations  et  les  capacités  éprouvées  gardent 
leur  prix,  et  plus  il  y  en  a  de  ce  genre  dans  une  assemblée,  plus  l'assemblée  est 
forte. 

Nous  avons  d'abord  voulu  dire  un  mot  des  ennemis  intérieurs  du  gouverne- 
ment parlementaire,  de  ceux  qui  sont  dans  l'assemblée  même  et  qui  ne  com- 
prennent pas  que  les  partis ,  qui  font  la  vie  des  assemblées ,  n'ont  de  vie  eux- 
mêmes  que  s'ils  consentent  à  avoir  une  certaine  discipline.  Arrivons  maintenant 
aux  ennemis  extérieurs  du  gouvernement  parlementaire,  à  ceux  qui  se  donnent 
fort  maladroitement  pour  les  interprètes  du  31  octobre.  A  ces  détracteurs  du 
gouvernement  parlementaire  nous  ne  ferons,  s'ils  ont  en  tête  un  système  de 
gouvernement,  nous  ne  ferons  qu'un  seul  reproche  :  ils  en  disent  trop  ou  trop 
peu.  Parlons  franchement  :  s'il  y  a  quelque  part  des  personnes  qui  croient  pour 
voir  restreindre,  je  ne  sais  dans  quel  cercle,  les  libertés  du  gouvernement  par- 
lementaire, ces  personnes  se  trompent  étrangement.  De  deux  choses  l'une,  en 
effet  :  il  faut  supprimer  complètement  le  gouvernement  parlementaire,  si  on 
le  peut,  ou  il  faut  l'accepter  tel  qu'il  est.  Nous  reconnaissons  que  la  constitu- 
tion l'a  modifié,  et  nous  avons  signalé  nettement  les  différences  qui  existent, 
sous  ce  rapport,  entre  la  constitution  de  1848  et  la  charte  de  1830;  mais  ces  diffé- 
rences ont  leurs  limites.  La  pensée  personnelle  du  président  a  dans  notre  gou- 
vernement une  place  légitime,  et  nous  sommes  disposés  à  nous  en  féliciter.  Ce- 
pendant la  constitution  n'a  pas  dit  que  cette  pensée,  qui  doit  être  libre,  doive  du 
même  coup  être  prépondérante.  En  créant  un  président  responsable  et  une  as- 
semblée indissoluble,  la  constitution  a  créé  une  grande  difficulté  d'être,  nous 
l'avouons;  mais,  comme  elle  a  voulu  que  l'assemblée  fût  permanente  et  indis- 
soluble, elle  a  voulu  que  la  pensée  de  l'assemblée  fût  libre  aussi,  sinon  pré- 
pondérante. La  constitution  a  oublié  de  tracer  un  trait  d'union  entre  les  deux 
pouvoirs  souverains  qu'elle  créait;  c'est  là  son  grand  vice.  Les  esprits  conten- 
tieux en  concluront  que  la  lutte  est  inévitable  entre  les  deux  pouvoirs.  Oui,  la 
lutte  est  inévitable,  s'ils  la  veulent;  mais  les  esprits  concilians  pourront  dire 
aussi  que,  puisque  les  deux  pouvoirs  sont  souverains  et  indépendans,  l'accord 
est  indispensable.  Sans  cela,  point  de  gouvernement.  Ainsi,  une  lutte  inévitable 
ou  un  accord  indispensable,  voilà  les  deux  solutions  entre  lesquelles  il  faut 
choisir. 

La  pire  conduite,  ce  serait  un  mauvais  accord.  On  aurait  beau  vouloir  traiter 
l'assemblée  lestement,  iaire  mauvais  ménage  avec  elle  et  s'en  soucier  peu,  avoh- 
des  querelles  et  s'en  vanter,  avoir  des  échecs  et  prétendre  qu'ils  ne  signifient 
rien;  cette  conduite-là  n'est  pas  long-temps  tenable.  Tant  qu'il  y  aura  un  gou- 
vernement parlementaire,  ce  qui  en  restera  sera  assez  fort  pour  affaiblir  et  pour 
discréditer  le  pouvoir  ministériel,  si  le  pouvoir  ministériel  n'est  pas  d'accord 
avec  l'assemblée.  L'indifi'érence  peut  être  un  genre  de  caractère,  mais  ce  n'est 
pas  une  politique.  Les  événemens,  en  effet,  finissent  par  vaincre  l'indifférence, 
ou  par  écraser  les  indifférens,  à  qui  il  reste,  il  est  vrai,  pour  ressource  d'être 
indifférens  à  leur  chute.  On  ne  peut  pas  accepter  à  moitié  le  gouvernemenit 


3G0  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

parlementaire,  môme  celui  de  1848.  Il  faut  le  détruire  ou  le  pratiquer.  Le  dé- 
truire! nous  ne  croyons  pas  que  personne  y  pense.  Ce  gouvernement  est  entré 
plus  profondément  dans  les  habitudes  du  pays  que  le  pays  lui-même  ne  le  croit. 
Ce  pays-ci  prend  volontiers  ses  mauvaises  humeurs  pour  des  incompatibilités, 
et,  quoique  cela  lui  ait  déjà  joué  beaucoup  de  mauvais  tours,  nous  craignons 
.  bien  qxf  il  ne  soit  pas  encore  décidé  à  se  corriger.  II  est  donc  fort  possible  qu'il 
parle  avec  mauvaise  humeur  du  gouvernement  parlementaire;  mais  essayez  de 
le  lui  ôter,  et  vous  verrez  alors  ce  qu'il  en  pensera.  Il  est  plus  vif  dans  ses  re- 
grets que  dans  ses  affections.  Il  adore  l'irréparable.  Voyez  ce  qui  lui  est  arrivé 
à  propos  de  la  monarchie;  il  en  médisait  quand  elle  était  debout,  et  il  l'a  laissé 
tomber.  Une  fois  tombée,  il  l'a  regrettée,  et  il  semble  en  reprendre  pièce  à 
pièée  tout  ce  qu'il  peut.  Qu'il  laisse  tomber  le  gouvernement  parlementaire,  il 
le  regrettera  aussi,  et  en  reprendra  tout  ce  qu'il  pourra.  C'est  donc  une  grosse 
aventure  que  de  détruire  le  gouvernement  parlementaire,  et  c'en  sera  une  le 
lendemain  surtout  de  sa  chute. 

S'il  est  difficile  de  se  débarrasser  du  gouvernement  parlementaire,  il  est  plus 
dangereux  encore  de  le  mal  pratiquer.  Cette  tribune,  ce  scrutin,  cette  nécessité 
d'avoir  de  l'ascendant  dans  l'assemblée  et  de  n'y  être  pas  traité  trop  lestement, 
tout  cela  est  une  condition  inévitable  du  gouvernement  parlementaire-,  tant  qu'on 
le  conserve.  On  peut  murmurer  contre  l'autorité  de  la  p^irole;  mais,  dans  un 
gouvernement  qui  parle,  il  ne  faut  pas  avoir  trop  habituellement  contre  soi  les 
princes  de  la  parole.  Yous  croyez  que  les  échecs  de  la  tribune  ne  comptent 
pas;  essayez  un  peu  d'un  système  qui  multiplierait  les  échecs,  et  vous  verrez  si 
en  fin  de  compte  le  gouvernement  se  trouvera  plus  fort  !  Nous  avouons,  quant 
à  nous,  que  ce  serait  avec  une  peine  profonde  que  nous  verrions  se  trans- 
former en  obstacles  et  en  difficultés  les  moyens  de  discussion  et  de  délibération 
du  gouvernement  parlementaire.  Or,  c'est  ce  qui  arrivera  infailliblement,  si  le 
pouvoir  exécutif,  au  lieu  de  chercher  ses  moyens  de  gouvernement  dans  un 
accord  inteUigent  avec  le  pouvoir  législatif,  voulait  les  chercher  en  dehors  de 
cet  accord,  si  la  lutte  commençait  entre  les  deux  volontés  souveraines,  lutte 
sourde  et  dédaigneuse,  et  où  chaque  pouvoir  en  viendrait  à  se  dire  :  Peu  m'im- 
porte d'être  blessé,  je  ne  puis  pas  mourir  avant  le  temps  marqué,  —  erreur  fa- 
tale pour  le  pays;  car  il  ne  peut  y  avoir  de  gouvernement  qu'à  l'aide  de  l'ac- 
cord des-  deux  pouvoirs  souverains,  le  président  responsable  et  l'assemblée 
indissoluble. 

Nous  répétons  notre  conclusion  :  il  faut  pratiquer  loyalement  et  poliment] 
gouvernement  parlementaire,-  si  on  ne  veut  pas  le  détruire.  Il  faut  s'accorde 
avec  l'assemblée,  puisqu'on  ne  peut  pas  la  dissoudre.  Nous  aimerions  miei 
quant  à  nous,  une  guerre  ouverte  que  dos  taquineries  inefficaces;  mais,  pa 
dessus  tout,  nous  souhaitons  l'accord  et  la  bonne  intelligence  des  deux  poi 
voirs. 

Nous  voulons,  en  finissant,  aller  au-devant  d'une  objection  qu'on  pourrait'^ 
nous  faire  :  il  y  a  trois  mois  bientôt,  après  le  message  du  31  octobre,  nous 
nous  permettions  de  conseiller  au  gouvernement  parlementaire  de  faire  le  mort 
un  peu,  mais  pas  trop,  d'attendre  enfin  et  d'observer.  Quand  nous  donnions 
ce  conseil,  nous  prêchions  un  converti,  puisque  l'assemblée  législative  avait 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  361 

Liissé  se  consommer  la  dévolution  ministérielle  dii  31  octobre,  sans  demander 
aucune  de  ces  explications  solennelles  qui  étaient  de  mise  dans  la  monarchie 
constitutionnelle.  Ce  qui  nous  faisait  penser  au  mois  de  novembre  qu'il  était 
bon  que  le  gouvernement  parlementaire  sommeillât  un  peu,  c'est  qu'il  nous 
semblait  juste  de  laisser  à  la  pensée  et  à  l'action  du  président  plus  de  latitude 
qu'elle  n'en  avait  eu  jusque-là.  Cette  action  s'est  exercée  avec  pleine  indé- 
pendance, sans  que  l'assemblée  s'en  soit  mêlée,  et  nous  sommes  heureux  de 
pouvoir  louer  la  direction  énergique  et  ferme  qui  a  été  donnée  par  le  président 
et  par  ses  ministres  à  l'administration  dans  les  départemens.  Le  parti  socia- 
liste a  été  hardiment  combattu.  Cela  fait  l'éloge  des  préfets,  et  cela  reporte  na- 
turellement notre  pensée  vers  celui  des  ministres  de  l'intérieur  qui  a  le  pre- 
mier entrepris  la  régénération  de  l'administration  départementale,  M.  Léon 
Faucher.  A  côté  des  bons  choix  que  le  gouvernement  a  faits  depuis  trois  mois, 
il  y  en  a  eu  aussi  de  médiocres  en  dedans  et  en  dehors  de  la  politique.  Au  bien 
comme  au  mal  de  ces  deux  derniers  mois ,  l'assemblée  est  restée  tout-à-fait 
ctrantière.  Elle  le  devait;  mais  maintenant  qu'après  les  mesures  administratives 
viennent  les  lois,  cet  isolement  et  cette  abnégation  de  l'assemblée  ne  sont  plus 
possibles,  et  il  faut  nécessairement  que  le  pouvoir  exécutif  se  mette  en  rapports, 
et  nous  ajoutons,  en  bons  rapports  avec  l'assemblée.  Dès  qu'il  s'agit  de  lois  à 
faire,  le  concours  de  l'assemblée  est  indispensable.  Le  pouvoir  législatif  est 
alors  dans  son  domaine,  et  nous  regretterions  qu'on  lui  refusât,  dans  le  cercle 
de  son  action  légitime,  la  latitude  que  nous  réclamions  aussi,  il  y  a  deux  mois, 
pour  le  pouvoir  exécutif  dans  le  cercle  aussi  de  son  action  légitime. 

Est-ce  à  dire  que  nous  approuvons  tout  ce  qui  se  fait  et  tout  ce  qui  se  dit  à 
l'assemblée?  Est-ce  à  dire  que  nous  approuvons  le  décousu  et  le  désordre  trop 
fréquent  des  délibérations?  Il  s'en  faut  de  beaucoup.  Quand  par  exemple  la  ma- 
iorité  s'amuse  à  ne  pas  donner  toutes  ses  voix  à  M.  Dupin  et  fait  des  malices  de 
scrutin  à  un  président  qui  défend  courageusement  l'ordre  des  délibérations  et 
les  rend  possibles,  nous  n'hésitons  pas  à  trouver  que  M.  Dupin ,  en  refusant 
d'accepter  la  présidence  des  mains  d'une  majorité  trop  réduite,  a  eu  raison  et 
a  bien  compris  ce  qu'il  devait  à  la  dignité  et  à  l'ascendant  même  de  ses  fonc- 
tions. Non ,  ce  n'a  pas  été  par  une.  vaine  susceptibilité  que  M.  Dupin  a  donné 
sa  démission.  Il  faut  au  président  de  l'assemblée,  pour  lutter  contre  la  mon- 
tagne, l'appui  décisif  de  la  majorité,  et  cet  appui,  c'est  surtout  par  l'ensemble 
de  ses  votes  dans  le  scrutin  de  la  présidence  que  la  majorité  peut  le  donner.  A 
qui  l'assemblée,  depuis  six  mois  et  plus,  doit-elle  de  pouvoir  délibérer,  en  dépit 
des  fureurs  de  la  montagne?  A  ^infatigable  énergie  de  M.  Dupin,  à  sa  présence 
d'esprit ,  à  ces  reparties  spirituelles  et  courageuses  qui  terrassent  la  montagne 
en  la  ridiculisant.  La  montagne,  soyez-en  sûr,  craint  bien  plus  la  langue  que 
la  sonnette  de  M.  Dupin.  Or,  la  sonnette,  tout  le  monde  peut  la  tenir  et  l'agi- 
ter; mais  la  parole  vive  et  mordante  de  M.  Dupin,  c'est  lui  seul  qui  en  a  le 
secret,  et  il  le  garde.  Il  peut  arriver,  nous  l'avouons,  que,  dans  le  nombre 
des  épigrammes  qui  s'échappent  du  fauteuil  do  la  présidence,  quelques-unes 
[aillent  tomber  sur  quelques  membres  de  la  majorité.  Nous  plaignons  les  blessés; 
mais  ils  ne  doivent  ni  trop  se  plaindre  eux-mêmes  ni  surtout  trop  se  souvenir. 
Nous  blâmons  donc,  comme  on  le  voit,  l'assemblée  quand  elle  nous  semble 


[i()-2  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

avoir  tort;  mais  nous  devons  la  louer  aussi  quand,  reconnaissant  elle-même 

ses  torts,  elle  rappelle  avec  un  ensemble  admirable  M.  Dupin  au  fauteuil  de  la 
présidence,  et  qu'elle  fait  ce  que  nous  aimons  le  mieux  voir  faire  à  une  assem- 
blée et  ce  que  nous  souhaitons  le  plus  que  fasse  la  majorité  actuelle  :  acte  de 
déférence  envers  un  de  ses  plus  illustres  chefs. 

L'hésitation  malencontreuse  de  la  majorité  dans  le  scrutin  de  la  présidence 
n'est  pas  le  seul  tort  que  la  majorité  nous  semble  avoir  eu  dans  cette  quinzaine. 
H  a,  en  effet,  fallu  deux  votes  pour  faire  déclarer  l'urgence  de  la  loi  sur  les 
instituteurs  communaux.  Nous  savons  bien  à  quoi  tenait  le  scrupule  de  quel- 
ques personnes.  Elles  se  défient  de  la  mobilité  de  l'administration,  et  quand  il 
s'agit  de  remettre  entre  les  mains  des  préfets  la  direction  de  l'instruction  pri- 
maire, elles  craignent  qu'un  beau  jour  les  préfets  ne  soient  changés  tout  à  coup 
en  commissaires-généraux  de  la  république  rouge.  Oui,  la  république  rouge  est 
fort  à  craindre,  si  elle  se  mêlait  encore  de  diriger  l'instruction  primaire;  mais 
nous  en  concluons  qu'il  faut  tout  faire  pour  empêcher  l'avènement  de  la  répu- 
blique rouge;  et  comme  la  loi  des  instituteurs  communaux  a  pour  but  d'em- 
pêcher l'avènement  de  cette  république,  nous  en  concluons  encore  qu'elle  est 
utile,  urgente,  et  qu'il  ne  fallait  pas  hésiter  à  voter.  Nous  remarquons  en 
même  temps  que  les  personnes  qui  étaient  tentées  de  préférer  aux  préfets, 
pour  le  moment,  des  comités  départementaux  plus  ou  moins  bien  composés,  ces 
personnes-là  ne  se  rendent  pas  un  compte  exact  des  choses  mêmes  qu'elle^ 
craignent.  Si,  en  effet,  la  république  rouge  revient,  elle  ne  respectera  pas  phi> 
les  comités  que  les  préfets,  et  elle  remplacera  les  uns  par  ses  clubs,  les  autre.^ 
par  des  commissaires. 

Nous  savons  bien  qu'une  autre  raison  encore  poussait  quelques  personnes  à 
hésiter  sur  l'urgence  de  la  loi.  Elles  craignaient  que  la  loi  provisoire  ne  devint 
une  loi  définitive;  elles  auraient  dû  cependant  se  rassurer  par  les  déclarations 
de  M.  de  Parieu,  ministre  de  l'instruction  publique,  et  surtout  par  l'intervention 
de  M.  Mole,  demandant  que  la  loi  n'eût  qu'une  durée  fixée  par  la  loi  elle-même. 
M.  Mole  avait  bien  vu,  avec  cette  sûreté  de  coup  d'œil  que  lui  donne  sa  longue 
expérience  parlementaire,  que  c'était  sur  ce  point  que  l'assemblée  pouvait  se 
diviser  et  causer  en  même  temps  un  échec  au  ministère.  Or,  il  faut  remarquer 
que  les  hommes  les  plus  considérables  du  parlement,  loin  d'avoir  contre  le  mi- 
nistère les  mauvais  desseins  qu'on  leur  prête,  s'emploient  avec  zèle  à  épargner 
au  pouvoir  les  moindres  échecs.  Ils  le  servent  avec  bonne  foi;  ils  le  servent  de 
haut,  il  est  vrai,  mais  ils  ne  l'en  servent  que  mieux,  selon  nous,  et  avec  plus 
d'autorité.  M.  Mole  voulait  que  la  loi  sur  les  instituteurs  communaux  fût  adop- 
tée, non  comme  définitive,  mais  comme  mesure  transitoire  et  urgente,  et  il  a 
puissamment  contribué,  par  ses  conseils,  à  faire  revenir  une  partie  de  la  ma- 
jorité sur  là  mauvaise  humeur  intempestive  qu'elle  avait  témoignée. 

Nous  ne  voulons  pas  indiquer  ici  les  services  signalés  que  M.  Mole  a  rendus 
depuis  un  an  à  la  cause  de  l'ordre  par  sa  conciliante  et  puissante  intervention. 
■Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  personne  n'a  au  plus  haut  degré  le  sens  et  le 
goût  du  possible.  Or,  c'est  là,  dans  notre  pauvre  pays,  l'art  suprême  de  la  po- 
litique :  savoir  ce  qui  est  possible  à  chaque  heure,  à  chaque  moment,  dans  cet 
empire  du  vide  que  nous  traversons,  quoi  de  plus  rare  et  de  plus  utile? 


« 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  36:î 

Nous  venons  de  parler  de  M.  Mole,  de  M.  Dupin,  de  M.  de  Broglie;  nous  avons 
aussi  prononcé  le  nom  de  M.  Guizot.  Il  y  a  dans  le  monde  des  malicieux  qui, 
sachant  le  goût  que  nous  avons  pour  réunir  dans  le  même  faisceau  les  grands 
noms  et  les  grandes  influences,  se  disent  sans  doute,  en  nous  lisant,  que  nous 
aurions  bien  grande  envie  en  ce  moment  de  faire  aussi  l'éloge  de  M.  Thiers, 
mais  que  nous  sommes  embarrassés,  parce  que  le  discours  que  M.  Thiers  a  fait 
sur  raffaire  de  la  Plata  est  complètement  contraire  à  l'opinion  que  nous  avons 
(>xprimée  sur  cette  question.  Ces  malicieux,  nous  le  craignons,  n'ont  pas  com- 
pris que  le  discours  de  M.  Thiers  est  plus  important  que  la  question  qu'il  trai- 
tait et  plus  élevé  que  sa  concbision.  M.  Thiers,  avec  cette  hauteur  et  cette 
('tendue  de  vues  qui  caractérise  l'homme  d'état,  a  traité  la  question  des  intérêts 
de  notre  commerce  et  de  notre  civilisation  dans  l'Amérique  du  Sud,  vaste 
(juestion  toute  générale,  où  la  Plata  a  sa  place,  mais  n'a  que  sa  place.  Aussi 
consentons-nous  de  grand  cœur  à  voir  le  gouvernement  ne  pas  suivre  les  con- 
seils de  M.  Thiers  dans  l'affaire  de  la  Plata,  à  condition  que  le  discours  de  l'o- 
lateur  deviendra  le  manuel  de  notre  diplomatie  dans  toute  l'Amérique  du  Sud. 
(jGs  discours-là,  quoi  qu'on  en  dise,  sont  des  actions,  car  ils  dirigent  et  règlent 
l'action  des  gouvernemens  intelligens. 

La  question  des  intérêts  commerciaux  de  la  France  dans  l'Amérique  du  Sud 
est  le  seul  point,  à  nos  yeux,  qu^  mérite  désormais  un  examen  sérieux  dans 
l'affaire  de  la  Plata;  le  reste,  à  parler  franchement,  nous  touche  peu.  Nous 
ne  croyons  pas,  et  jamais  nous  n'avons  pu  croire  l'honneur  de  la  France  for- 
Icment  engagé  dans  cette  guerre  sauvage,  que  des  passions  locales  ont  allumée 
entre  Montevideo  et  la  République  Argentine;  mais  il  nous  importe  beaucoup 
le  savoir,  en  effet,  si  l'Amérique  du  Sud,  si  les  rives  de  la  Plata  peuvent  offrir 
à  la  France  cette  vie  nouvelle  qu'elle  cherche  depuis  si  long-temps  pour  sa  na- 
vigation marchande,  frappée  de  décadence  malgré  tant  d'efforts  faits  pour  la 
ranimer.  Est-il  permis  d'espérer  que  notre  navigation  marchande,  le  principal 
lilément  de  notre  puissance  maritime,  retrouvera  dans  ces  nouveaux  parages  le 
rang  qu'elle  a  perdu  ailleurs?  Le  doute  n'est  pas  possible,  quand  on  écoute 
\\.  Thiers;  car  M.  Thiers  est  convaincu,  et  il  exprime  sa  conviction  de  manière 

la  faire  passer  dans  les  esprits. 

Quiconque  a  regardé  les  états  de  douanes  sait  jusqu'à  quel  point  notre  com- 
merce maritime  a  baissé  sur  toutes  les  mers.  Pendant  que  nos  exportations  ont 
■  loublé,  le  mouvement  de  notre  navigation  commerciale  a  diminué  de  plus  en 
plus,  et  notre  pavillon  marchand  a  été  remplacé  par  ceux  de  l'Angleterre  et  des 
ijtats-Unis.  Lorsque  nous  avons  supprimé,  sous  la  restauration,  la  surtaxe  qui 
protégeait  notre  pavillon,  nous  avons  fait  peut-être  un  acte  de  loyauté  et  de 
désintéressement;  mais,  ce  jour -là,  nous  avons  signé  de  nos  propres  mains 
iiotre  déchéance  maritime.  Favorisées  par  des  circonstances  particulières,  l'An- 
uieterre  et  l'Amérique  du  Nord  nous  ont  promptement  dépassés.  L'Angleterre 
s'est  emparée  du  transport  de  la  houille;  l'Amérique  du  Nord  s'est  emparée  du 
transport  des  cotons.  Comment  lutter  à  présent  contre  ces  deux  faits?  Pouvons  • 
nous  rétablir  la  surtaxe  du  pavillon?  Personne  ne  le  proposerait  aujourd'hui. 
Est-ce  le  régime  de  la  protection  qui  nous  tue,  et  faut-il,  pour  nous  sauver, 
supprimer  tous  nos  tarifs?  Personne  n'y  songe  précisément.  Cependant  le  mal 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'aggrave  tous  les  jours,  et  la  révolution  de  1848  est  venue  porter  un  dernier 
coup  à  notre  marine  marchande.  Nos  ports  s'emplissent  de  navires  qui  ont  dit 
adieu  à  la  mer  et  qui  sont  destinés  à  pourrir  dans  les  bassins.  Pour  arrètei 
cette  décadence,  nous  dit  M.  Thicrs,  il  n'y  a  plus  qu'un  moyen,  un  seul  :  c'est 
d'assurer  l'ascendant  du  pavillon  de  la  France  dans  l'Amérique  du  Sud.  Là, 
nous  trouvons,  pour  nos  produits,  un  débouché  immense.  Nous  trouvons  une 
population  qui  a  triplé  en  douze  années,  un  commerce  intérieur,  comme  celui 
du  Brésil ,  qui  a  doublé  en  dix  ans,  ou  comme  celui  de  la  Plata,  qui,  dans  la 
même  période  de  temps,  s'est  élevé,  de  quatre  ou  cinq  millions ,  à  quarante. 
Là,  enfin,  nous  avons  aflaire  aune  civilisation  naissante,  à  des  populations 
agricoles,  qui  accueillent  avec  empressement  les  produits  de  notre  industrie, 
et  qui  ne  peuvent  avoir  aucun  intérêt  à  les  repousser  par  des  mesures  prohi- 
bitives. Aussi,  malgré  le  peu  d'élan  que  nous  mettons  d'ordinaire  dans  nos  en- 
treprises commerciales,  le  chiflre  annuel  de  nos  opérations  dans  l'Amérique 
du  Sud  est  déjà  monté  à  130  millions.  C'est  le  tiers  de  notre  commerce  dans 
les  deux  Amériques,  mais  avec  cette  différence  que,  sur  quatre  cents  bàtimens 
de  commerce  dans  l'Amérique  du  Nord,  il  y  a  cinquante  bàtimens  français  cl 
trois  cent  cinquante  américains,  tandis  que,  dans  l'Amérique  du  Sud,  pour 
trois  cents  bàtimens  français,  il  y  a  cinquante  bàtimens  étrangers. 

L'Amérique  du  Sud  est  donc,  pour  notre  navigation  marchande,  un  champ 
illimité.  Là,  nous  sommes  maîtres  du  présent  et  maîtres  de  l'avenir,  à  une 
condition  toutefois,  c'est  que  notre  gouvernement  saura  faire  respecter  le  nom 
de  la  France.  Tous  les  hommes  sensés  seront  d'accord  là-dessus  avec  M.  Thiers. 
Oui,  le  gouvernement  de  la  France  doit  montrer,  dans  l'Amérique  du  Sud,  dr 
la  fermeté  et  de  la  vigueur.  Malheureusement,  et  c'est  ce  qui  nous  faisait  incli- 
ner, pour  notre  part ,  vers  la  solution  que  présentait  le  traité  de  l'amiral  Le 
Pi'édour,  malheureusement,  disons-nous,  il  est  plus  facile  de  tracer  les  règles 
d'une  politique  de  ce  genre  que  de  les  appliquer.  Les  circonstances  en  ont  rendu 
l'application  plus  difficile  que  jamais.  —  Si  la  France  hésite  à  frapper  dans  la 
Plata ,  c'est  parce  qu'elle  ne  sait  pas  bien ,  après  tout ,  quel  est  le  lieu  où  elK; 
doit  faire  sentir  le  poids  de  son  épée.  Et  pourquoi  l'ignore-t-elle,?  La  raison  en 
est  connue  de  tout  le  monde  aujourd'hui.  Les  explications  de  M.  Gros,  pléni- 
potentiaire du  gouvernement  provisoire  dans  la  Plata  en  1848,  ont- dissipé  là- 
dessus  tous  les  doutes.  M.  Gros,  c'est  lui  qui  le  déclare,  avait  reçu  l'ordre  formel. 
et  quoi  qu'il  arrivât,  de  lever  le  blocus  de  Buenos-Ayres.  Il  a  dû  exécuter  cet 
ordre,  et  voici  ce  qui  en  est  résulté  :  des  milliers  de  Français  ont  abandonné 
Montevideo  pour  Buenos-Ayres,  où  ils  ont  transporté  leur  commerce  et  leui 
avoir,  de  sorte  que,  dans  cette  situation  nouvelle  qu'a  créée  le  gouvernement 
provisoire,  on  ne  savait  plus,  à  vrai  dire,  où  est  l'intérêt  français,  s'il  est  à  Bue- 
nos-Ayres ou  à  Montevideo. 

Le  rapport  de  M.  Daru  avait  tout  d'abord  singulièrement  embrouillé  la  ques- 
tion. L'honorable  rapporteur  avait  engagé  la  discussion  en  acculant  le  cabinet 
aune  situation  presque  désespérée.  Le  gouvernement,  avait-il  dit,  veut  pro- 
longer le  statu  quo;  eh  bien  !  il  faut  en  sortir  :  il  faut  dénoncer  la  convention 
du  12  juin,  à  la  fois  ruineuse  et  déplorable  pour  la  France,  cruelle  et  inhu- 
maine pour  la  ville  de  Montevideo,  dont  elle  ne  fait  que  traîner  l'agonie  eu 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  365 

distribuant  parcimonieusement  aux  habitans  le  strict  nécessaire  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Le  gouvernement  veut  négocier  encore;  eh  bien!  il  faut  re- 
pousser toute  négociation  nouvelle  comme  inutile  et  ne  pouvant  aboutir  à  rien, 
car  le  général  Rosas  est  décidé  à  tout  refuser.  M.  D.aru,  on  le  voit,  a  traité  la 
(juestion  de  Montevideo  comme  une  équation  algébrique.  Confondant  dans  ses 
foimes  les  passions  et  les  intérêts  d'amour-propre,  lés  rapports  officiels  et  le& 
simples  dires,  les  appréciations  vagues  d'agens  incompétens  et  l'opinion  raison- 
née  des  hommes  les  plus  capables,  leur  donnant  à  tous, la  même  valeur,  il  a. 
l'iiit  sortir  de  sa  formule  mathématique  les  plus  étranges  erreurs.  Il  n'a  pas 
craint  de  faire  vibrer  toutes  les  fibres  de  notre  vanité  française,  et  de  montrer 
à  la  nation  son  gouvernement  comme  contraint  d'agir  entre  la  honte,  l'im- 
puissance ou  la  folie. 

Quand  M.  Thiers  est  venu,  à  son  tour,  en  appeler  aux  armes  de  la  France, 
il  s'est  bien  gardé  de  lé  faire  au  nom  d'engagemens  chimériques  en  faveur 
d'un,  état  étranger,  qui  avaient  été  aussi  fun  des  principaux  argumens  de 
M.  Dai'u.  C'est  un  intérêt  essentiellement  français  qu'il  a  invoqué  tout  d'a- 
bord; c'est  pour  venger  des  Français  égorgés,  c'est  pour  obtenir  des  indem- 
nités en  faveur  de  nos  compatriotes  pillés  et  dépouillés  qu'il  a  demandé  la 
guerre.  M.  Thiers  a  raison  :  si  nos  nationaux  ont  été  égorgés,  s'ils  ont  été 
maltraités  et  que  l'autorité  locale  leur  dénie  la  justice  qui  leur  est  due,  c'est 
aux  armes  de  la  France  de  la  leur  faire  obtenir;  mais  ces  actes  odieux  sont- 
ils  vrais?  On  peut  hardiment  défier  qui  que  ce  soit  d'en  fournir  la  preuve. 
Notre  chargé  d'affaires  à  Buenos-Ayres  a,  dans  un  manifeste,  donné  le  démenti 
le  plus  formel  à  ces  prétendues  avanies  dont  les  autorités  du  pays  se  seraient 
rendues  coupables  envers  nos  compatriotes.  Dans  les  affaires  judiciaires  où  nos 
nationaux  français  étaient  engagés,  un  attaché  de  la  légation  de  France  assis- 
tait au  tribunal,  à  la  requête  même  du  juge  du  district,  et,  malgré  la  pointil- 
leuse rigueur  avec  laquelle  il  soutenait  les  droits  de  ses  nationaux,  il  lui  a  été 
impossible  de  surprendre  la  moindre  partialité  dans  les  jugemens  rendus.  Faut-U 
encore  un  trait  pour  achever  de  montrer  combien,  dans  cette  malheureuse  ques- 
tion. On  semble  se  plaire  à  accumuler  les  plus  chimériques  accusations  pour 
éiiarer  l'opinion  publique?  Les  gens  de  Montevideo  avaient  publié  une  liste  de 
proscrits  traîtreusement  égorgés,  disait-on,  par  Oribe.  Nos  agens  et  nos  officiers 
à  Buenos-Ayres  voulurent  vérifier  par  une  sorte  d'enquête  ces  atroces  exécutions» 
et  ils  purent  se  convaincre  que  la  plupart  des  noms  portés  ^ur  ces  listes  mor- 
tuaires appartenaient  à  des  hommes  pleins  de  vie.  Si,  par  suite  d'événemens 
de  guerre,  il  y  a  lieu  à  quelque  demande  en  indemnité  de  la  part  de  nos  na- 
tionaux, c'est  aux  tribunaux  de  décider  :  nous  ne  pouvons  intervenir  en  armes 
qu'en  cas  de  déni  de  justice  du  pouvoir  local. 

C'est  d'ailleurs  une  grave  erreur  de  croire  que  Montevideo  puisse  devenir  un 
jour  le  centre  du  commerce  de  la  Plata  :  la  nature  en  a  ordonné  autrement. 
Buenos-Ayres  est  le  point  de  convergence  obligé  de  toutes  les  grandes  voies  de 
communication  de  l'Amérique  centrale  ;  là  viennent  aboutir  l'Uruguay,  le 
Pai-ana  et  les  grandes  routes  qui ,  d'une  jfrontière  à  l'autre  des  états  de  la  con- 
fédération, vont  jusqu'en  Bolivie  et  dans  le  Haut-Pérou.  Là  convergent  aussi 
es  routes  qui,  à  travers  les  pampas,  franchissent  la  Cordillière  et  unissent  les 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  Océans;  là  se  dirigent  enfin  les  routes  du  sud-ouest,  qui  servent  de  déver- 
soir aux  eslancias  riches  en  céréales,  riches  en  bestiaux ,  que  la  civilisation  a 
depuis  peu  conquises  sur  les  sauvages  voisins  de  la  Patagonie.  Montevideo  n'a 
donc  qu'une  importance  secondaire  comme  succursale  de  Bucnos-Ayrcs.  Que 
ces  deux  villes  soient  ennemies,  que  leurs  relations  soient  suspendues,  et  Mon- 
tevideo n'est  plus  que  la  capitale  de  l'état  pauvre  encore  de  l'Uruguay.  Les  plus 
beaux  discours  ne  changeront  rien  à  cet  ordre  de  choses;  Montevideo  ne  sera 
jamais,  à  l'égard  de  la  confédération  argentine,  qu'à  peu  près  ce  qu'est  Marseille 
à  l'égard  de  la  France.  C'est  par  le  commerce,  par  l'industrie,  par  une  émigra- 
tion laborieuse  et  honnête  que  nous  fonderons  notre  influence  en  Amérique. 
Vouloir  la  créer  par  les  armes,  vouloir  établir  impérialement  notre  supériorité, 
c'est  oublier  le  sentiment  d'indépendance  qui  anime  tout  Américain.  Il  n'est 
plus  permis  aujourd'hui  de  se  faire  la  moindre  illusion  sur  ce  point.  Si  l'Amé- 
rique du  Sud  offre  à  notre  navigation  de  si  belles  perspectives,  c'est  à  la  con- 
dition que  nous  nous  y  présenterons  avec  un  esprit  de  paix;  elle  se  fermerait 
devant  nous,  si  nous  y  portions  l'agitation  et  la  guerre. 

Nous  voulons  dire  un  mot  des  pièces  publiées  ces  derniers  jours  sur  la  ques- 
tion du  tombeau  de  l'empereur.  En  parcourant  les  pièces  de  ce  procès,  car 
c'est  un  procès  de  comptabilité  beaucoup  plutôt  qu'une  question  politique, 
nous  voyons  bien  que  Yaffarre  du  tombeau,  pour  nous  servir  du  terme  employé 
dans  le  rapport,  n'a  pas  été  conduite  avec  la  prudence  et  la  régularité  nécea 
saires.  Les  crédits  alloués  ont  été  grandement  dépassés.  Les  plans  ont  été  ma 
conçus.  Les  devis  n'ont  pas  été  rédigés  avec  soin.  Les  évaluations  de  la  dépené| 
ont  été  fautives.  Nous  sommes  pleinement  d'accord  là-dessus  avec  la  commis- 
sion; mais  nous  eussions  désiré  qu'elle  en  fût  restée  là,  car  nous  ne  voyons  pas, 
en  vérité,  pourquoi  elle  est  allée  plus  loin.  On  insinue  dans  le  rapport  que  le 
désordre  a  été  calculé;  on  fait  allusion  à  des  complaisances  coupables;  on  parlé 
de  fonctionnaires  indifférens  à  leurs  devoirs,  qui  se  laissent  emporter  à  l'irré- 
sistible séduction  des  grands  travaux ,  lesquels,  dit-on,  procurent  à  la  fois  do 
l'influence,  de  la  renommée  et  du  profit  !  A  qui  s'adressent  ces  accusations?  De 
qui  s'agit-il?  S'il  ne  s'agit  de  personne  en  particulier,  ce  ne  sont  donc  que  des 
suppositions.  Dans  ce  cas,  il  eût  été  convenable  de  s'abstenir. 

Si  l'on  a  voulu  désigner  quelqu'un ,  il  eût  fallu  s'exprimer  d'une  manière 
moins  vague.  Quand  on  accuse,  il  faut  toujours  parler  nettement,  La  minorité 
de  la  commission  a  été  de  cet  avis,  car  elle  a  protesté  énergiquement  contre 
les  insinuations  du  rapport;  mais  il  n'a  pas  été  tenu  compte  de  ses  observations. 
Que  devons-nous  penser  de  tout  cela?  Faut-il  croire  que  la  majorité  de  la 
commission  a  été  tracassière,  malveillante,  qu'elle  s'est  laissé  aller  trop  facile- 
ment à  des  soupçons  injustes,  qu'elle  n'a  pas  été  fâchée  de  mettre  en  cause  un 
ancien  ministre  de  la  monarchie,  qu'elle  a  cru  que  cela  aurait  bon  air  vis-à-vis 
de  la  république?  Et  de  fait,  les  mauvaises  langues  de  la  république  ont  déjà 
singulièrement  abusé  du  rapport  de  la  commission.  N'importe,  nous  aimons 
mieux  croire  que  les  honorables  membres  qui  composaient  cette  commission 
ont  été  complètement  étrangers  à  des  considérations  de  cette  nature.  Pour  eux, 
pour  l'honorable  rapporteur  surtout,  la  question  du  tombeau  de  l'empereur  a 
été  une  question  d'art.  Or,  lorsque  les  arts  s'introduisent  dans  la  politique,  ils 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  367 

y  apportent  naturellement  leurs  préférences  et  leurs  passions.  La  politique  s'en 
ressent,  et  elle  en  reçoit  le  contre-coup.  Voilà  ce  qui  explique  pour  nous  le 
rapport  de  M.  de  Luynes.  Ce  sera  la  première  fois  de  sa  vie  que  M.  de  Luynes 
aura  manqué  aux  devoirs  de  la  charité ,  mais  aussi ,  dans  cette  circonstance, 
comment  aurait-il  pu  résister  à  la  tentation?  M.  de  Luynes  n'est  pas  seulement 
nu  protecteur  éclairé  des  arts,  il  est  artiste  lui-même  et  homme  de  goût.  Comme 
artiste,  il  avait  conçu  l'exécution  du  tombeau  de  l'empereur  d'une  certaine  ma- 
nière. Il  avait  son  plan;  l'administration  a  gardé  le  sien.  De  là  une  irritation 
que  nous  trouvons  bien  excusable.  En  fait  d'art ,  on  n'abandonne  pas  facile- 
ment ses  convictions,  et  M.  de  Luynes  ne  pouvait  point  pardonner  à  la  division 
des  beaux-arts  de  lui  avoir  gâté  son  monument. 

Nous  n'irons  pas  plus  loin  sur  cette  affaire.  S'il  s'agit  d'une  querelle  d'ar- 
tistes, nous  déclinons  notre  compétence.  L'ancienne  administration  des  beaux- 
arts  aura  à  s'entendre  avec  ses  architectes  pour  démontrer  que  les  crédits 
alloués  n'étaient  pas  suffisans,  que  les  plans  primitifs  ne  répondaient  pas  à  la 
grandeur  de  l'œuvre  qu'on  s'était  proposée,  qu'il  a  fallu  les  modifier,  et  qu'à 
l'exception  de  certaines  erreurs  dont  tout  le  monde  doit  s'empresser  de  con- 
venir, les  modifications  faites  méritent  d'être  approuvées.  Les  adversaires  au- 
ront à  démontrer  que  les  crédits  suffisaient,  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  mo- 
difier les  plans,  que  l'on  est  tombé  dans  des  prodigalités  inutiles,  et,  entre 
autres  choses,  qu'on  aurait  pu  se  dispenser  de  substituer  des  marbres  de  Car- 
rare aux  marbres  de  l'Isère,  du  marbre  plein  au  marbre  plaqué,  et  des  colonnes 
de  marbre  à  des  colonnes  de  bois  doré.  Du  bois  doré  pour  des  colonnes  torses 
de  quarante-cinq  pieds  de  haut!  cela,  en  effet,  nous  semble  avoir  été  peu  ré- 
fiéchi  dans  le  principe,  et  si  l'administration  des  beaux-artsa  voulu  du  marbre, 
nous  ne  voyons  pas  qu'elle  ait  commis  un  si  grand  crime.  Du  reste,  c'est  atTaire 
de  goût,  c'est  une  question  d'art,  nous  n'y  touchons  pas.  S'il  s'agit  d'une  ques- 
tion politique ,  le  bon  sens  public  saura  apprécier  selon  leur  valeur  les  atta- 
ques rétrospectives  que  la  commission,  à  notre  grande  surprise,  a  cru  devoir 
diriger  contre  l'administration  du  dernier  règne.  De  pareilles  attaques,  au- 
jourd'hui, sont  un  anachronisme.  L'administration,  sous  la  monarchie,  se  lais- 
sait trop  facilement  accuser;  c'était  son  tort.  Elle  pensait  que  son  honneur 
n'était  pas  à  la  merci  des  faiseurs  de  libelles  et  de  pamphlets.  Elle  comptait 
sur  la  sagesse  et  sur  l'intelligence  de  l'opinion  ;  fatale  erreur  !  la  calomnie  a 
été  plus  forte  que  la  vérité.  Un  jour  est  arrivé  où  cette  même  administration, 
insultée  chaque  matin  dans  les  journaux ,  a  comparu  sans  défense  devant  ses 
adversaires.  Tous  ses  papiers,  tous  ses  secrets,  sont  tombés  entre  les  mains  de 
ses  accusateurs  eux-mêmes.  Eh  bien!  qu'ont-ils  trouvé?  qu'ont-ils  vu?  quelle 
fraude,  quelle  malversation  ont-ils  découvertes?  quel  administrateur  a  été  mis 
en  cause? 

A  propos  de  cette  question  du  tombeau ,  on  a  parlé  d'un  rapport  de  la  cour 
des  comptes.  On  devrait  savoir  d'abord  que  la  cour  des  comptes  n'a  pu  être 
chargée  de  faire  un  rapport  sur  des  dépenses  qui  n'ont  pas  encore  été  payées. 
La  cour  des  comptes,  son  nom  l'indique,  juge  des  comptes  et  n'a  pas  à  se  pro- 
noncer sur  des  demandes  de  crédits.  Cela  regarde  la  législature.  L'erreur  com- 
mise à  cet  égard  vient  de  ce  qu'en  effet  plusieurs  membres  de  la  cour  des 


368  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

comptes  ont  été  appelés  auprès  de  la  commission  pour  vérifier  les  pièces  de 
dépenses  réglées  et  non  soldées.  Leur  rapport,  très  impartial,  a  été  publié  à  la 
suite  du  travail  de  la  commission ,  et  Ton  verra  qu'il  est  bien  loin  d'exprimer 
ce  que  de  part  et  d'autre  on  a  voulu  lui  faire  dire.  En  résumé,  il  est  empreint 
d'une  juste  sévérité  pour  les  irrégularités  financières,  et  il  écarte  en  même 
temps  la  responsabilité  morale  du  ministre.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire, 
à  plus  forte  raison,  qu'il  écarte  sa  responsabilité  matérielle.  Nous  adoptons,  pour 
notre  part,  ces  conclusions.  Puisque  nous  parlons  de  la  cour  des  comptes,  il  ne 
sera  pas  inutile  de  rappeler  que  l'assemblée  est  saisie  d'une  proposition  tendant 
à  rétablir  sur  leurs  sièges  les  magistrats  de  cette  cour  qui  ont  été  frappés  par 
des  décrets  du  gouvernement  provisoire.  Il  serait  urgent  d'effacer  du  seuil  de 
la  magistrature  cette  dernière  trace  des  violences  de  février. 

—  Les  réformes  administratives  et  financières  continuent  d'absorber  exclusi- 
vement l'attention  du  gouvernement  et  du  parlement  espagnols.  D'incessans  con- 
flits d'attributions  paralysaient  jusqu'ici  l'action  respective  des  chefs  politiques 
et  des  intendans.  Un  décret  royal  vient  de  supprimer  ces  deux  autorités  et  de 
concentrer  leurs  pouvoirs  dans  les  mains  d'un  fonctionnaire  unique,  qui  prend 
le  titre  de  gouverneur  de  province.  C'est  là  un  grand  pas  de  fait  vers  cette  cen- 
tralisation administrative  qui,  chez  nous,  est  depuis  quelque  temps  l'objet 
d'une  défaveur  à  beaucoup  d'égards  méritée,  mais  qui,  en  Espagne,  est  une 
réaction  légitime  et  nécessaire.  Coirjme  toute  réaction  d'ailleurs,  la  mesure 
dont  il  s'agit  substitue  à  l'excès  un  excès  contraire.  Que  dirions-nous,  en 
France,  d'un  système  d'après  lequel  les  préfets  cumuleraient,  avec  leurs  attri- 
butions actuelles,  celles  des  directeurs  des  contributions  directes  et  indirectes, 
du  directeur  de  douanes  et  du  directeur  de  l'enregistrement,  d'un  système  qui, 
en  d'autres  termes,  joindrait  aux  causes  de  froissernent  que  les  susceptibilités 
départementales  et  communales  créent  autour  de  l'administration  civile  cette 
impopularité  dont  nulle  part  le  fisc  n'est  exempt?  11  y  a  là  le  gernie  de  plus 
d'un  danger  que  l'expérience  révélera.  Avouons-le  cependa.nt,  au  point  de  vue 
de  ses  effets  immédiats,  la  réforme  qui  vient  d'être  décrétée  est  un  bienfait 
réel.  L'anarchie,  le  gaspillage  et  toutes  ses  conséquences  étaient  arrivés  à  un 
tel  degré  dans  certaines  provinces,  que  le  gouvernement  se  voyait  dans  l'impos- 
sibilité de  saisir  de  loin  tous  les  fils  de  cette  vaste  conspiration  organisée  par 
les  employés  inférieurs  contre  le  trésor  et  les  contribuables.  Les  pouvoirs  uni- 
versels et  presque  dictatoriaux  que  vont  cumuler  les  gouverneurs  de  province 
proportionnent  le  remède  au  mal  en  transportant  en  quelque  sorte  la  centrali- 
sation gouvernementale,  avec  tous  ses  moyens  d'action  et  de  répression,  au 
foyer  même  des  abus. 

Le  sénat  a  sans  doute  voté,  à  l'heure  qu'il  est,  une  réforme  non  moins  im- 
portante, celle  qui  modifie  la  législation  et  la  pénalité  en  matière  de  finances, 
et  notamment  de  douanes.  Outre  qu'elle  n'était  pas  en  rapport  avec  le  nouveau 
système  douanier  de  l'Espagne,  la  législation  actuelle  sur  la  contrebande  avait 
deux  très  graves  inconvéniens.  La  pénalité,  d'une  part,  s'y  trouvait  trop  peu 
graduée,  de  sorte  qu'à  risques  égaux  le  fraudeur  •  avait  ■  tout  mtérêt  à  fane  la 
contrebande  en  grand.  Cette  pénalité,  d'autre  part,  était  si  rigoureuse,  que  le 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  360 

contrebandier,  se  voyant  placé,  dans  beaucoup  de  cas,  sur  la  même  ligne  que 
les  voleurs,  résistait  rarement  à  Tenvie  de  cumuler  les  profits  d'une  assimila- 
tion dont  il  cumulait  les  charges.  La  contrebande  était  ainsi  devenue  la  pépi- 
nière officielle  des  bandits.  La  nouvelle  loi  pallie  ce  double  inconvénient,  et 
nous  n'y  trouverions,  pour  notre  part,  à  reprendre  qu'une  seule  disposition  : 
c'est  celle  qui  défère  les  délits  en  matière  financière  à  une  juridiction  spéciale. 
Mettons  de  côté  la  question  d'économie,  oublions  même  ce  qu'a  d'illogique  ce 
fractionnement  des  attributions  judiciaires  dans  un  moment  où  le  gouverne- 
ment fait  de  si  courageux  efibrls  pour  établir  partout  ailleurs  l'uiiité;  resterait 
la  question  de  savoir  si  un  tribunal  exceptionnel  peut  avoir  la  même  autorité 
morale  que  les  tribunaux  ordinaires.  C'est  douteux,  surtout  pour  une  des  classes 
de  délits  qui  vont  tomber  sous  l'action  de  ce  tribunal  exceptionnel.  L'opinion 
est  en  tout  pays,  l'Angleterre  seule  exceptée,  d'une  excessive  indulgence  pour 
la  contrebande;  soumettre  celle-ci  à  une  juridiction  distincte,  n'est-ce  pas  en- 
courager et  justifier  cette  tendance  dangereuse  qu'ont  déjà  les  masses  à  la  dis- 
tinguer des  autres  délits? 

A  propos  de  douanes,  voici  une  bonne  nouvelle  pour  notre  commerce.  On 
avait  paru  craindre  que  le  gouvernement  espagnol,  en  vue  de  satisfaire  à  cer- 
taines exigences  locales,  ne  s'inspirât  d'une  pensée  restrictive  dans  la  désigna- 
tion des  bureaux  qui,  aux  termes  du  nouveau  tarif,  allaient  être  ouverts  aux 
importations  et  aux  exportations.  Une  ordonnance  royale  est  venue  dissiper  ces 
inquiétudes.  Alicante,  Almeria,  Barcelone,  Bilbao,  Cadix,  Carrif,  Carthagène, 
Ciudad-Real  de  las  Palmas,  la  Corogne,  Gijon,  Valence,  Mahon,  Malaga,  Mo- 
tril,  Orotava,  Palamos,  Palma  de  Majorque,  Sainte-Croix  de  Ténérife,  San- 
tander,  Saint- Sébastien,  Séville,  Tarragonne,  Yigo,  Rosas,  c'est-à-dire  tous 
les  ports  espagnols  un  peu  importans  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée,  sont 
ouverts  par  cette  ordonnance  au  commerce  d'importation  et  d'exportation  et 
au  cabotage.  Les  quelques  exceptions  qui  ont  été  faites  n'ont  aucun  intérêt 
pour  le  conlmerce  étranger.  La  frontière  de  terre  n'est  pas  moins  bien  traitée. 
Pour  ne  parler  que  de  la  ligne  des  Pyrénées,  nous  n'avons  pu  relever,  dans 
la  désignation  des  bureaux  qui  seront  ouverts  à  nos  échanges  internationaux, 
une  seule  omission  réellement  dommageable  pour  notre  commerce.  L'une  des 
pensées  fondamentales  de  la  réforme  douanière  votée  par  les  cortès  au'  mois 
de  juin  dernier  se  trouve  ainsi  réalisée.  Les  importations  et  les  exportations 
espagnoles,  dont  tant  d'intrigues  extérieures  et  intérieures  cherchaient  à  fausser 
la  direction,  sont  rendues  à  leur  équilibre  naturel. 

Au  sein  du  congrès,  les  questions  administratives  et -financières  à  l'ordre  du 
jour  ont  donné  lieu  à  quelques  escarmouches  qui  font  pressentir  une  discus- 
sion des  budgets  très  orageuse.  La  situation  espagnole  subit  aujourd'hui  l'in- 
convénient habituel  des  situations  fortes.  Les  diverses  nuances  d'opinions  qui 
s'étaient  confondues  en  face  du  danger  reviennent  à  leurs  tendances  propres, 
depuis  que  toute  complication,  tant  extérieure  qu'intérieure,  semble  avoir  dis- 
paru. Nous  doutons  cependant  que  le  cabinet  Narvaez,  bien  qu'on  en  fasse 
courir  le  bruit,  ait  à  recourir  de  long-temps  à  l'expédient  extrême  d'une  disso- 
lution dont  les  conservateurs  dissidens  seraient  fort  exposés  du  reste  à  payer 
les  frais. 

TOME   Y.  24 


370  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  Depuis  la  fin  de  la  guerre  de  Hongrie,  l'Autriche  est  redevenue  maîtresse 
de  ses  mouvemens.  Comment  use-t-elle  de  la  liberté  d'action  que  la  paix  lui  a 
rendue?  Le  concours  prêté  par  la  Russie  à  la  maison  de  Habsbourg  donnait 
lieu  de  craindre  que  la  politique  autrichienne  ne  cédât  facilement  à  ses  primi- 
tives inclinations,  et  ne  revînt  purement  et  simplement  aux  pratiques  et  aux 
doctrines  de  l'absolutisme.  l\  semblait  même  que  ce  fût  là  une  des  conditions 
de  l'alliance  conclue  entre  Vienne  et  Saint-Pétersbourg. 

La  dissolution  du  parlement  de  Kremsier,  l'octroi  de  la  constitution  du 
4  mars  1849,  les  retards  que  l'application  de  cette  charte  éprouvait  depuis 
tantôt  une  année,  enfin  l'établissement  du  régime  de  l'état  de  siège  en  perma- 
nence et  la  suspension  arbitraire  des  principales  libertés  publiques,  tous  ces 
actes  pouvaient  être  regardés  comme  autant  de  présages  de  desseins  peu  favo- 
rables au  système  constitutionnel.  Il  est  arrivé  heureusement  que  l'Autriche  a 
entrevu  dans  l'adoption  de  ce  système  un  merveilleux  moyen  de  force  qu'elle 
cherchait  inutilement  depuis  de  longues  années.  On  se  rappelle  quelle  était  à 
la  fin  du  dernier  siècle  la  politi(jue  de  l'Autriche.  Joseph  H  s'épuisait  sans 
succès  à  relier  entre  eux  dans  une  unité  plus  étroite  les  membres  hétérogènes 
de  l'empire.  Ce  souverain  avait  beau  chercher  dans  les  classes  laborieuses  un 
appui  contre  les  résistances  locales  de  l'aristocratie  terrienne;  l'aristocratie  des 
provinces  représentait  leur  nationalité  distincte.  Partout  le  ressort  de  la  natio- 
nalité avait  une  énergie  telle  que  de  l'entreprise  de  Joseph  H  il  ne  resta  que 
les  rancunes  et  la  défiance  des  populations  à  l'égard  du  germanisme.  Or,  les 
insurrections  dont  l'Autriche  a  été  depuis  un  an  le  théâtre  lui  ont  justement 
fourni  l'occasion  de  reprendre  l'œuvre  tentée  par  Joseph  H.  Elles  ont  sapé 
l'autorité  de  l'aristocratie,  et  de  plus,  par  une  rencontre  qui  n'était  point  à 
dédaigner,  tandis  que  la  Lombardie  et  les  Magyars  se  soulevaient  contre  l'Au- 
triche, les  autres  populations  se  sont  soulevées  pour  le  maintien  de  l'empire. 
Pendant  que  la  malheureuse  Lombardie  succombait,  la  Hongrie,  qui,  avec  sa 
féodalité  puissante,  formait  une  sorte  d'état  dans  l'état,  préparait  sa  ruine. 
Dès-lors  les  législations  exceptionnelles  et  locales  perdaient  beaucoup  de  leur 
force,  et  l'Autriche  pouvait  sérieusement  reprendre  cette  pensée  d'unité,  aupa- 
ravant impraticable.  Point  d'unité  possible  sans  une  constitution  radicalement 
nouvelle  qui  fit  une  part  convenable  à  la  liberté  politicpie,  en  lui  donnant  pour 
base  l'égalité  civile.  Point  d'unité  sans  une  diète  centrale  qui  tînt  réunis  à 
Vienne  les  représentans  des  diverses  provinces,  et  fît  de  la  capitale  de  l'empire 
le  vrai  foyer  des  affaires  et  de  la  vie  politique.  De  là  le  retour  de  l'Autriche  vers 
le  régime  parlementaire,  retour  intéressé,  mesuré,  mais  nécessaire,  et,  nous  le 
croyons,  irrévocable.  Aussi  bien,  l'Autriche,  quoique  victorieuse  et  encouragée 
par  la  Russie,  n'aurait  pu,  sans  péril,  retirer  les  promesses  libérales  qu'elle  avait 
faites  naguère  aux  populations,  et,  en  organisant  aujourd'hui  ces  libertés  pro- 
mises, elle  a  encore  bien  des  écueils  à  éviter. 

L'Autriche  veut,  avons-nous  dit,  s'assurer  une  unité  plus  forte,  et  elle  le  peut; 
mais  elle  ne  le  peut  que  dans  de  certaines  limites,  et  elle  risquerait  beaucoup  à 
les  dépasser.  Oui,  l'unité  est  possible  aujourd'hui  en  Autriche,  mais  elle  ne  l'est 
qu'à  la  condition  de  laisser  un  large  rôle  au  provincialisme,  ou,  pour  mieux 
dire,  à  la  nationalité.  Si  la  diète  de  Vienne,  si  le  pouvoir  central  devaient  ab- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  371 

orber  les  attributions  des  diètes  et  des  pouvoirs  locaux,  mieux  vaudrait  n'a- 
oir  rien  changé  à  la  vieille  politique.  Les  populations  qui  ont  pris  si  loyale- 
ment les  armes  en  faveur  de  l'Autriche  s'accommoderaient  mieux  du  régime 
d'autrefois  que  d'une  centralisation  qui  leur  donnerait  la  liberté  civile  en  étouf- 
fant leur  nationalité.  Qui  dit  unité  ne  dit  point  nécessairement  centralisation. 
!  ne  polémique  des  plus  animées  vient  de  s'élever  à  ce  sujet  entre  le  chef  du 
parti  slave,  en  Bohême,  M.  Palacki,  et  la  presse  allemande  de  Vienne.  Tandis 
que  celle-ci  recevait  le  concours  des  principaux  organes  de  l'opinion  en  Alle- 
magne, M.  Palacki  trouvait  un  écho  puissant  dans  toutes  les  provinces  de  l'em  - 
|)ire  et  dans  le  journalisme  de  tous  les  pays  slaves.  Le  savant  professeur  d& 
Pragiie,  inquiet  des  projets  de  centralisation  auxquels  le  germanisme  essaie  de 
pousser  le  cabinet,  a  tracé  le  programme  du  parti  slave  avec  une  grande  pré- 
cision d'idées.  Suivant  lui,  la  question  constitutionnelle  est  fout  entière  entre 
la  centralisation  et  le  fédéralisme.  Dans  sa  pensée,  le  fédéralisme  ne  s'oppose 
point  à  l'unité.  Quelle  serait  donc  de  ce  point  de  vue  l'organisation  de  l'em- 
pire? Il  renferme  sept  peuples  très  distincts;  il  y  aurait  sept  grandes  provinces 
avec  des  diètes  et  une  administration  responsable  pour  tous  les  intérêts  locaux. 
Le  pouvoir  central,  tempéré  par  la  diète  générale  de  Vienne,  conserverait  les 
attributs  de  la  souveraineté  politique,  la  direction  des  affaires  étrangères,  des 
finances,  de  la  guerre,  de  la  marine.  Au  moment  même  où  le  débat  des  ques- 
tions formulées  par  M.  Palacki  était  dans  toute  sa  vivacité,  le  ministère  a  offi- 
ciellement annoncé  la  publication  des  constitutions  provinciales.  Selon  toute 
vraisemblance,  ces  constitutions  ne  répondront  pas  exactement  à  la  pensée  du 
jiarti  fédéraliste.  Au  lieu  de  sept  provinces  qui  seraient  puissantes  individuels 
lement,  et  dans  le  sein  desquelles  se  concentrerait  avec  force  la  vie  de  chaque 
nationalité,  l'on  essaiera  de  dix  à  douze  subdivisions,  qui  peut-être  tiendront 
séparés  les  Bohèmes  des  Slovaques,  les  Polonais  des  Ruthéniens,  les  Croate? 
•les  lUyriens  et  des  Serbes,  les  Valaques  de  la  Transylvanie  de  ceux  de  la  Hon- 
grie. En  outre,  le  pouvoir  central  conservera  assurément  plus  d'attributions 
[ue  le  parti  fédéraliste  ne  voudrait  lui  en  reconnaître.  Toutefois,  si  l'on  en 
[tout  juger  d'après  la  constitution  de  la  province  dont  Vienne  est  le  chef-lieu, 
une  bonne  partie  de  l'administration  sera  aux  mains  des  autorités  locales,  et  une 
fois  la  diète  générale  réorganisée,  une  fois  le  régime  parlementaire  rétabli  et  le 
gouvernement  des  majorités  devenu  loi  fondamentale,  le  reste  sera  l'alTaire  des 
•'lus  du  pays  et  du  pays  lui-même.  A  défaut  d'un  résultat  plus  grand,  il  est  du 
:  iioins  constaté  dès  à  présent  que  l'Autriche,  tout  en  s'efforçant  de  rester  aussi 
germanique  que  possible,  en  réagissant  même  contre  les  vœux  des  publlcistes 
■slaves,  ne  songe  point  à  se  replacer  sous  le  régime  de  la  souveraineté  absolue. 
\  la  vérité,  c'est  avec  lenteur  qu'elle  marche;  cependant  elle  se  meut. 

—  Les  premières  opérations  du  congrès  américain  ont  pleinement  justifié 
l'exposé  qui  a  été  fait  ici  même  (1)  de  la  situation  politique  des  États-Unis.  La 
chambre  des  représentans  n'a  pu  élire  un  président  qu'après  soixante-quatre 
scrutins,  qui  ont  employé  plusieurs  semaines.  Dès  le  premier  jour  de  la  session, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l*""  janvier  1850. 


372  REVUE    DES   DELX   MONDES. 

les  députés  des  deux  partis  s'étaient  réunis  pour  faire  choix  chacun  du  can- 
didat qu'ils  porteraient  à  la  présidence;  mais  les  partisans  de  la  liberté  du  sol 
ne  se  rendirent  ni  à  Tune  ni  à  l'autre  des  deux  réunions,  et  s'assemblèrent  sé- 
parément. Une  scission  éclata  au  sein  de  la. réunion  des  whigs;  M.  Toombs, 
député  de  la  Géorgie,  demanda  qu'avant  toute  décision  les  mernbres  présens 
prissent  l'engagement  d'écarter  par  l'ordre  du  jour  toute  proposition  de  nature 
à  porter  atteinte  aux  institutions  particulières  du  sud.  Les  députés  whigs  du 
nord  se  récrièrent  sur  la  violence  morale  qui  leur  était  faite,  et  M.  Toombs  se 
retira,  suivi  de  quelques  autres  députés  du  sud.  On  voit  que  l'attitude  agres- 
sive prise  par  la  petite  phalange  des  partisans  de  la  liberté  du  sol  a  eu  pour 
premier  résultat  de  donner  naissance  à  une  autre  fraction  déterminée  à  sacrifier 
les  intérêts  de  parti  à  la  défense  de  l'esclavage.  Quand  le  scrutin,  qui  a  lieu  de 
vive  voix,  s'ouvrit,  on  vit  les  partisans  de  la  liberté  du  sol  voter  pour  M.  Wil- 
mot,  et  six  ou  sept  whigs  du  sud  perdre  obstinément  leurs  voix  tantôt  sur  l'un, 
tantôt  sur  l'autre  d'entre  eux.  Il  en  a  été  ainsi  jusqu'à  la  fin,  en  sorte  que  ni 
les  whigs  ni  les  démocrates,  dont  les  forces  se  balancent  exactement ,  n'ont  ja- 
mais pu  donner  la  majorité  à  aucun  candidat  de  leur  parti.  Après  soixante 
scrutins  inutiles,  les  deux  partis  nommèrent  un  comité  mixte,  chargé  de  cher- 
cher les  moyens  de  départager  la  chambre,  et,  conformément  à  la  décision  du 
comité,  il  fut  décidé  qu'il  serait  procédé  encore  à  quatre  scrutins,  et  que  si 
aucun  membre  n'obtenait  la  majorité  absolue,  celui  qui  réunirait  la  majorité 
relative  serait  proclamé  président.  Au  soixante-quatrième  tour  de  scrutin, 
M.  Howell  Cobb,  député  de  la  Géorgie  et  démocrate,  ayant  réuni  i02  voix,  tandis 
que  M.  Winthrop,  candidat  des  whigs,  n'en  avait  que  100,  se  trouva  président. 
Il  était  temps  qu'un  terme  fût  mis,  par  cette  élection,  aux  stériles  débats  qui 
consumaient  le  temps  de  l'assemblée,  et  qui  devenaient  chaque  jour  plus  irri- 
tans.  La  persistance  du  petit  noyau  des  partisans  de  la  liberté  du  sol  à  para- 
lyser les  efforts  des  deux  grandes  fractions  de  la  chambre  attiraient  sur  eux 
mille  attaques  ouvertes  ou  déguisées,  et  ils  y  répondaient  par  des  provocations 
à  l'adresse  des  députés  du  sud.  L'un  d'eux  ayant  exprimé  l'espoir  de  la  prochaine 
abolition  de  l'esclavage  dans  le  district  fédéral,  un  démocrate  du  sud,  M.  Col- 
cock ,  se  leva  et  s'écria  que,  si  aucune  motion  des  free-soilers  venait  à  être 
adoptée,  il  en  proposerait  une  à  son  tour  ainsi  conçue  :  «  La  dissolution  de 
rinion  est  prononcée.  »  Si,  dès  les  premières  séances,  une  simple  parole  suffit 
à  faire  émettre  de  semblables  menaces,  quels  orages  vont  donc  éclater  au  scin 
du  congrès,  quand  la  question  même  de  l'esclavage  sera  posée  devant  lui? 

Le  message  du  général  Taylor,  adressé  au  congrès  le  lendemain  de  1  élec- 
tion de  M.  Cobb,  reflète  fidèlement  les  préoccupations  du  public  américain. 
Le  président  recommande  au  congrès  d'éviter  les  questions  irritantes  qui  ré- 
pandent une  pénible  inquiétude  au  sein  de  la  nation  :  il  rappelle  l'avis  solennel 
adressé  par  Washington  aux  représentans  du  pays  ce  de  ne  donner  jamais  oc- 
casion de  désigner  les  partis  par  des  distinctions  géographiques.  »  M.  Taylor 
annonce  que  la  Californie  et  le  Nouveau-Mexique  vont  prochamement  de- 
mander à  être  admis  dans  l'Union;  les  populations  de  ces  deux  états,  avant  de 
solliciter  leur  admission,  se  seront  donné  une  constitution  et  auront  résolu  elles- 
mêmes  toutes  les  questions  qui  les  intéressent;  le  congrès  ne  devrait-il  pas  s'en 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  37,1 

■ipporter  purement  et  simplement  à  leur  initiative?  Tel  est  le  conseil  que  lui 
lonne  le  général  Taylor;  mais  il  appréhende  évidemment  que  ses  avis  ne  soient 
{.as  suivis,  et  il  laisse  entrevoir  que,  dans  ce  cas,  le  pouvoir  executif  intervien- 
iia  éncrgiquement.  Avant  son  élection,  le  général  avait  annoncé  l'intention 
Je  ne  jamais  faire  usage  du  veto  présidentiel,  et  l'opinion  s'était  accréditée 
ians  le  public  que,  si  les  deux  chambres  se  trouvaient  d'accord  pour  voler  une 
loi  en  opposition  avec  les  intérêts  du  sud,  le  président  s'abstiendrait,  et  la  lais- 
^l'iait  promulguer  par  suite  de  sa  déférence  excessive  pour  le  pouvoir  parle- 
iicntaire.  Le  général  Taylor  expose  ses  opinions  à  ce  sujet;  il  déclare  qu'il  re- 
^'arde  le  veto  «  comme  un  moyen  extrême  auquel  on  ne  doit  recourir  que  dans 
les  circonstances  extraordinaires,  ce  \me  lorsqu'il  est  nécessaire  de  défendre  le 
)oayoir  exécutif  contre  les  envahissemens  du  pouvoir, législatif,  ou  de  prévenir 
une  législation  faite  à  la  hâte,  inconsidérée  ou  inconstitutionnelle.  »  Si  l'on 
approche  ces  paroles  de  celles  qui  terminent  le  message,  et  dans  lesquelles  le 
;)résident  déclare  «  que  la  dissolution  de  l'Union  serait  la  plus  grande  des  ca- 
lamités, »  et  annonce  l'intention  de  maintenir  et  de  défendre  l'Union  dans  son 
intégrité  à  l'aide  des  pouvoirs  que  la  constitution  lui  confère,  on  est  en  droit  de 
conclure  que  le  président  ne  se  croirait  lié  par  aucun  engagement ,  si  une  loi 
fatale  à  l'Union  venait  à  être  votée,  et  qu'il  n'hésiterait  pas  à  faire  usage  de 
son  droit  constitutionnel. 

La  partie  du  message  relative  à  la  politique  extérieure  est  empreinte  d'une 
modération  et  d'une  sagesse  de  vues  qui  annoncent  que  l'administration  du 
-(inéral  Taylor  ne  ressemblera  en  rien  à  l'administration  tracassière  et  que- 
relleuse de  son  prédécesseur.  Un  paragraphe  est  consacré  à  la  France  et  con- 
state dans  les  termes  les  plus  amicaux  le  rétablissement  des  bons  rapports  entre 
les  deux  pays.  Un  aïKTre  passage  s'adresse  indirectement  à  nous,  c'est  celui  où 
le  président  déclare  que  les  États-Unis  ne  pourraient  voir  avec  indifférence  les 
îles  Sandwich  passer  sous  la  domination  d'une  autre  puissance.  C'est  une  allu- 
sion à  la  récente  expédition  de  l'escadre  française  contre  Honolulu;  mais  la 
France,  qui  s'était  proposé  de  mettre  le  roi  des  îles  Sandwich  à  la  raison,  n'a 
jamais  songé  à  le  déposséder.  On  doit  remarquer  aussi  le  ton  conciliant  avec 
k'(juel  le  président  traite  toutes  les  questions  dans  lesquelles  les  États-Unis  ont 
r Angleterre  en  face  d'eux,  et  notamment  la  question  du  canal  entre  les  deux 
océans,  dans  l'état  de  Nicaragua.  La  proposition  que  font  les  États-Unis  d'envi- 
sager cette  entreprise  comme  une  œuvre  internationale  à  laquelle  tous  les^peu- 
ples  pourront  concourir,  et  dont  les  avantages  seront  étendus  à  tous,  est  à  la 
fois  digne  d'une  grande  nation  et  conforme  à  l'esprit  de  notre  temps.  C'est  le 
[tropre  de  la  civilisation  de  rendre  commun  à  tous  les  peuples  ce  qui  peut  hâter 
les  progrès  et  développer  le  bien-être  de  l'humanité. 


'MA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


LA  FRANCE  VIS-A-VIS  DU  MAROC.' 


Il  y  a  quelques  semaines,  des  difficultés  s'étaient  élevées  avec  le  Maroc  :  une 
expédition  était  à  la  veille  de  partir  de  Toulon.  Cette  expédition  a  été  contreman-r 
dée,  et  des  satisfactions  ont  été  obtenues.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'en  demeure  pai 
moins  assuré  que  l'avenir  nous  réserve  des  complications  nouvelles  avec  le 
Maroc.  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  la  France,  comme  elle  l'a  fait  en  1844, 
ou  comme  elle  se  préparait  à  le  faire  en  1849,  aura  à  châtier  ses  voisins  de  la 
côte  d'Afrique.  Il  y  a  là,  soyons-en  sûrs,  des  causes  permanentes  d'antagonisme 
et  de  conflit.  Ces  causes  sont  dans  le  fanatisme  d'une  population  guerrière,  in- 
soumise, étrangère  au  droit  commun  de  l'Europe,  et  sur  laquelle  le  chef  même 
de  l'empire  n'exei'ce  qu'une  autorité  limitée,  souvent  contestée,  impuissante. 
Quant  aux  éventualités  où  les  intrigues  et  les  excitations  du  dehors  sauraient 
se  faire  de  ce  fanatisme  un  instrument  et  une  arme  contre  nous,  elles  ne  sont 
que  trop  faciles  à  prévoir. 

Nous  aurons  beau  user  de  modération ,  la  modération  ne  sera  comptée  que 
pour  timidité  et  faiblesse;  la  modération  appellera  l'insulte.  Pour  maintenir  la 
paix,  si  le  maintien  de  la  paix  est  possible,  mieux  vaut  se  montrer  toujours  fort 
et  menaçant.  Ce  n'est  point  un  système  d'agression  que  l'on  prétend  invoquer 
ici,  c'est  un  système  de  répression,  un  ensemble  de  vues  et  de  moyens  dont  il 
convient  dès  à  présent  d'indiquer  les  conditions  et  les  élémens  propres.  C'est 
dans  la  campagne  de  1844  qu'il  faut  rechercher  ces  conditions;  celles-ci  une 
fois  clairement  définies  et  posées,  il  sera  plus  facile  d'en  déduire,  avec  une  juste 
mesure,  les  moyens  d'action  et  de  répression,  au  double  point  de  vue  de  l'effi- 
cacité et  de  l'économie. 

En  1 844,  Abd-el-Kader,  réfugié  sur  le  territoire  du  Maroc,  y  prêchait  la  guerre, 
et,  à  défaut  de  complicité  directe  et  positive  du  gouvernement  marocain,  il 
trouvait  dans  le  fanatisme  de  ses  co-religionnaires  un  auxiliaire  ardent.  En 
même  temps,  une  question  de  limites  avait  servi  de  cause  ou  de  prétexte  à  des 
agressions  partielles  dont  nos  soldats  avaient  fait  bonne  et  prompte  justice. 
C'est  dans  ces  circonstances  qu'une  expédition  partit  de  Toulon  vers  le  milieu 
de  juin.  Elle  se  composait,  dans  l'origine,  de  trois  vaisseaux,  d'une  frégate,  d'un 
vapeur  de  450  chevaux  et  de  plusieurs  autres  vapeurs  de  rang  inférieur.  La 
guerre  n'était  rien  moins  que  décidée.  On  voulait  seulement  appuyer  par  une 
démonstration  les  négociations  que  M.  le  maréchal  Bugeaud  poursuivait  les 
armes  à  la  main,  et  au  besoin  seconder  par  une  diversion  ses  opérations  mili- 
taires. D'après  cette  donnée  générale,  et  en  prévision  d'une  occupation  éven- 
tuelle, un  corps  expéditionnaire  de  douze  cents  hommes  avait  été  embarqué  sur 
les  navires  de  l'escadre.  Ceux-ci  étaient  pourvus  en  outre  d'un  matériel  pro- 


(I)  Nous  avons  reçu  cette  note  d'un  officier  de  marine  bien  placé  pour  juger  les  chose*, 
au  moment  où  une  lutte  nouvelle  paraissait  imminente  avec  le  Maroc.  Le  conflit  s'est 
tout  d'un  coup  évanoui;  nous  n'en  publions  pas  moins  cette  note,  parce  qu'elle  peut  avoir 
encore  son  utilité,  bien  que  les  difficultés  aient  momentanément  disparu. 


REVUE,   —  CHRONIQUE.  375 

portionné  qui  pût  permettre  quelque  opération,  sinon  de  siège,  au  moins  .d'at- 
laque  par  terre,  telle  que  le  comporterait  un  débarquement. 

L'escadre  alla  se  réunir  à  Oran  pour  se  mettre  en  communication  avec  l'ar- 
mée, qui  avait  pris  position  sur  la  frontière.  De  là  elle  se  rapprocha  rapidement 
:l('s  côtes  du  Maroc  pour  appuyer  par  sa  présence  ou  sa  proximité  les  négocia- 
tions suivies  par  le  consul-général  à  Tanger.  Deux  points  se  présentaient  à  elle  : 
la  baie  de  Gibraltar  et  celle  de  Cadix.  Elle  se  porta  d'abord  dans  celle  de  Gi- 
l)jaltar.  Ce  point  semblait  bien  choisi  pour  assurer  des  communications  rapides, 
d'une  part  avec  Lalla-Marnia,  où  le  maréchal  avait  établi  le  dépôt  de  ses  ravi- 
laillemens  et  le  point  de  départ  de  ses  courriers,  et  d'autre  part  avec  Tanger. 
Au  point  de  vue  militaire,  on  pouvait  toujours,  à  l'aide  du  courant  de  flot, 
porter  en  quelques  heures  les  vaisseaux  dcA^ant  Tanger  pour  menacer  la  ville 
lie  plus  près  ou  pour  la  combattre.  Enfin  on  avait  sous  la  main  ou  à  portée  les 
icssources  en  ravitaillemens  et  en  charbon  qu'offrait  Gibraltar,  puis  celles  de 
i".;)<lix  et  de  Malaga.  Toutefois  le  gouvernement,  mu  par  des  considérations  d'un 
liilre  ordre,  puisées  dans  l'état  de  ses  rapports  politiques,  ne  voulut  pas  que 
IV'ï^cadre  séjournât  dans  la  baie  de  Gibraltar.  En  conséquence,  elle  dut  se  rendre 
à  Cadix.  Les  ressources  demeuraient  les  mêmes  :  les  communications,  moins 
rapides,  restaient  cependant  assurées  au  moyen  des  navires  à  vapeur;  mais  on 
se  trouvait  moins  rapproché  de  Tanger,  et,  à  cette  époque  de  l'année  où  régnent 
les  vents  d'est,  on  n'avait  plus,  comme  à  Gibraltar,  la  certitude  de  pouvoir  y 
faire  paraître  les  vaisseaux  à  jour  et  presque  à  heure  fixes. 
«i  Cependant  deux  engagemens  successifs  avaient  eu  lieu  sur  la  frontière.  Les 
^iconsuls  avaient  été  retirés,  non  sans  peine  et  sans  quelque  risque,  des  divers 
jpoints  du  littoral,  Larrache,  Mazagan,  Casablanca  et  Mogador.  Le  blocus  avait 
été  signifié  aux  commandans  des  forces  navales  étrangères  et  aux  agens  consu- 
laires du  littoral  espagnol  avoisinant.  En  même  temps,  les  officiers  du  génie 
[attachés  à  l'expédition  étaient  allés  reconnaître ,  autant  que  les  circonstances 
l'avaient  permis ,  les  deux  points  qui  avaient  particulièrement  fixé  l'attention 
du  commandant  en  chef,  Tanger  et  Mogador. 

Les  événemens  se  précipitaient  :  toutes  les  ressources  dilatoires  de  la  diplo- 
matie arabe  étaient  épuisées,  et  le  29  juillet  l'escadre  quittait  la  baie  de  Cadix 
pour  aller  se  montrer  sous  les  murs  de  Tanger.  Le  plan  du  commandant  en 
chef  était  formé  :  il  voulait  frapper  sur  cette  ville  un  coup  retentissant,  puis  se 
porter  rapidement  sur  Mogador,  seul  port  commercial  de  l'empire,  le  ruiner 
far  le  canon,  s'emparer  de  l'île  et  l'occuper  comme  un  gage  jusqu'à  la  paix.  On 
«ait  comment  ce  plan  fut  exécuté  :  à  Mogador,  les  batteries  du  côté  de  la  mer 
furent  démantelées,  enclouées  ou  jetées  par-dessus  les  murailles,  et  l'île  prise. 
U  ne  restait  plus  qu'à  occuper  celle-ci  et  à  s'y  établir  de  manière  à  dominer  la 
ville  et  à  la  tenir  sous  son  canon.  Maître  de  l'île,  on  était  maître  de  la  ville, 
'dont  on  avait  ruiné  les  défenses.  On  pouvait  donc  se  borner  à  l'occupation  de 
l'île.  Quelles  étaient  les  conditions  de  cette  occupation? 

La  côte  de  Mogador,  difficilement  abordable  dans  la  saison  des  vents  d'ouest 
et  de  sud-ouest,  est  battue  par  une  grosse  houle  en  toute  saison.  Le  port,  mal 
abrité,  est  ouvert  à  la  mer  de  sud-ouest  et  de  nord-ouest.  Quant  à  Tîle,  c'est 
un  rocher  stérile  ;  point  d'eau ,  point  de  bois ,  quelques  abris  insuffisans ,  des 


376  REVUE   DES   DEUX   MONDES.  Mu 

citernes  vides,  à  moitié  comblées  et  ruinées,  des  défenses  hiors  de  service  :  voilâ     ' 
quelle  était  la  situation  de  Tile.  Tout  était  donc  à  créer  en  vue  d'une  occupa-     j 
tion  même  temporaire.  En  présence  de  la  mauvaise  saison  qui  approchait,  des 
difficultés  d'un  ravitaillement  et  des  éventualités  possibles ,  il  fallait  approvi- 
sionner l'île  pour  un  mois,  former  un  dépôt  de  charbon  pour  les  vapeurs,  re- 
lever les  défenses,  assurer  le  mouillage  par  de  solides  corps-morts;  enfin,  il 
fallait  une  garnison  de  cinq  cents  hommes  au  moins.  Grâce  aux  prévisions  du     i 
commandant  en  chef,  toutes  ces  conditions  furent  promptement  et  complète- 
ment remplies.  Dès  le  lendemain  de  la  prise,  des  navires  chargés  d'eau,  de     l 
bœufs,  de  charbon,  de  vivres,  de  matériaux,  arrivaient  au  rendez-vous  qui  leur     1 
avait  été  assigné.  Malgré  les  difficultés  des  communications,  l'armement  et     ' 
l'approvisionnement  furent  complétés  en  peu  de  jours.  On  tira  des  vaisseaux     i 
tout  ce  qu'ils  purent  fournir  de  vivres,  ancres,  chaînes,  canons,  poudres,  pro-     | 
jectiles ,  ustensiles  de  toute  espèce  ;  et ,  lorsque  le  commandant  en  chef  quitta     || 
les  lieux  pour  se  rapprocher  de  ses  communications  et  se  rendre  à  Cadix ,  son     ; 
départ  fut  salué  par  une  batterie  de  canons  de  30  et  d'obusiers  de  22  centi- 
mètres, avec  épaulement  en  terre,  établie  à  la  pointe  nord  de  l'île  et  dominant 
la  ville  et  ses  défenses  ruinées. 

Tel  était,  au  départ  du  commandant  en  chef,  l'état  de  l'occupation;  mais, 
pour  arriver  à  ceTésultat,  on  avait  épuisé  en  vivres  et  en  charbon  les  ressources     I 
de  Cadix,  de  Gibraltar  et  de  Malaga;  il  avait  fallu  agrandir  le  cercle  de  ravi-     i 
taillement  et  le  pousser  jusqu'à  Lisbonne,  y  passer  des  marchés,  acheter  des     i 
vivi-es  et  noliser  des  navires.  Le  compte  de  ces  dépenses  serait  facile  à  faire;  on     | 
pourrait  en  établir  le  chiffre  exact  et  savoir  tout  ce  qu'a  coiité  cette  occupation. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  but  était  atteint  :  on  avait  conquis  un  gage  dont  la  pos- 
session demeurait  assurée  jusqu'à  l'époque  où  de  nouvelles  opérations  devien-     t 
draient  praticables;  on  était  maître  d'une  position  importante  qui  pouvait  servir     ! 
de  point  de  départ  et  de  base  d'opération  pour  iine  nouvelle  et  plus  décisive     u 
campagne.  La  France,  victorieuse  à  Isly  et  à  Mogador,  pouvait  parler  haut     I 
et  ferme;  elle  pouvait  davantage  :  elle  avait  conquis  le  droit  de  se  montra  i 
grande  et  généreuse. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu,  et  il  ne  nous  appartient  pas  d'ailleurs  d'examiner  les 
conditions  du  traité  qui  intervint.  Témoin  et  acteur  dans  les  opérations  mili- 
taires qui  ont  amené  ce  traité,  nous  voulons  seulement  examiner  rapidement 
ces  opérations,  montrer  le  but  que  l'on  s'était  proposé,  les  moyens  employé." 
pour  l'atteindre,  et  rechercher  si,  dans  des  circonstances  pareilles  et  en  prévi- 
sion de  difficultés  nouvelles,  ce  but  ne  pourrait  pas  être  atteint  aussi  sûrement 
et  à  moins  de  frais. 

La  côte  du  Maroc  présente  quatre  points  principaux  sur  lesquels  on  peut 
exercer  des  hostilités  :  Tanger  dans  le  détroit,  presqu'en  face  de  Gibraltar;  puis, 
sur  l'Océan,  Larrache,  Rabat  ou  Salé,  et  Mogador.  Cette  côte  est  battue  presque 
incessamment  par  la  grande  houle  du  large.  Pendant  la  belle  saison,  il  y  règne 
de  fortes  brises  du  nord  avec  de  rares  et  courtes  analmies.  D'octobre  en  aviU, 
elle  est  visitée  par  des  vents  du  nord-ouest  au  sud-ouest,  et  Ton  sait,  par  de 
récens  naufrages,  que  le  courant  porte  en  côte.  Tel  est  le  théâtre  sur  lequel  on 
aurait  à  opérer.  D'après  ces  données,  et  en  consultant  les  règles  ordinaires  de 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  377 

t  prudence,  il  semble  que,  d'octobre  en  avril,  la  portion  de  côte  comprise  sur 
Océan  doit  être  interdite  aux  gros  vaisseaux.  Point  d'abri  pour  eux,  il  faut 
Aj.ner  le  large  et  remonter  jusqu'au  détroit.  Cependant,  en  prenant  Cadix  pour 
iiiiit  de  départ  et  quartier-général,  il  n'est  pas  douteux  que  l'on  ne  pût,  en 
hoisissant  son  temps,  et  à  l'aide  de  puissans  vapeurs,  porter  rapidement  des 
aisseaux  sur  un  des  trois  points  cités,  pour  un  but  et  une  opération  détermi- 
és.  Tanger  est  plus  abordable  en  tout  temps,  surtout  en  prenant  pour  point 
('  départ  la  baie  dé  Gibraltar;  mais  convient-il  de  renouveler  la  canonnade  de 

uiger?  Tanger  est  une  ville  trop  européenne,  c'est  le  marché  de  Gibraltar. 
Il  1844,  nous  étions  presque  au  lendemain  de  Beyrout;  rien  n'avait  passé  -sur 
■  souvenir.  Le  bombardement  de  Tanger  répondait  au  bombardement  de  Bey- 
»ut  :  c'était  une  revanche.  En  1844,  une  entreprise  sur  Tanger  était  chose  dé- 
jate.  Le  serait-elle  moins  aujourd'hui?  Il  y  a  là  une  question  de  convenance 
I  (l'opportunité  que  l'on  ne  saurait  trancher  à  l'avance;  mais  il  semble  qu'en 
l'incipe  c'est  une  ville  pour  laquelle  l'intérêt  de  nos  rapports  internationaux 
jMimande  des  ménagemens.  De  ce  point  de  vue,  nous  plaçons  Tanger  hors  du 
ébat,  que  nous  transportons  tout  entier  sur  la  côté  de  l'Océan,  depuis  le  cap 
par  tel  jusqu'à  Mogador. 

Ici  deux  systèmes  se  présentent  :  ou  bien  l'on  tentera  des  opérations  de  dé- 
arquement  avec  ou  sans  occupation,  ou  bien  l'on  procédera  par  le  canon  et  la 
onibe.  Le  débarquement  et  l'occupation,  c'est  un  système  que  l'on  à  pratique 

Mogador,  pratiqué  avec  succès,  à  des  conditions  coûteuses  il  est  vrai.  Ce  que 
on  a  fait  en  1844,  on  pourra  le  faire  encore;  mais  convient-il  de  le  faire? 

iji  1844,  l'occupation  de  l'île  Mogador  était  consommée,  toutes  les  mesures 
lopres  à  l'assurer  avaient  été  prises;  cependant  un  mois  s'était  à  peine  écoulé 
lie  déjà  il  fallait  songer  à  une  extension  forcée  de  cette  occupation.  Au  mo- 
icnt  où  la  paix  fut  signée,  la  ville  devait  aussi  être  occupée;  le  commandant 
1  chef  A-^enait  d'en  prendre  la  résolution. 

On  connaît  la  position  de  l'île  Mogador.  Le  mouillage,  ou,  si  l'on  veut,  le 
lit,  ouvert  au  nord  et  au  sud,  est  entre  cette  île  et  la  côte.  La  ville  n'est  pas 
s-à-vis,  elle  est  un  peu  au  nord,  et  l'un  des  côtés  du  triangle  qu'elle  forme 
:ut  battre  le  mouillage  avec  quelques  canons  placés  sur  un  bastion  ou  tour. 
n  avait,  il  est  vrai,  encloué  ces  canons,  et  la  batterie  était  demeurée  muette; 
iais  bientôt  les  indigènes,  se  ravisant,  signalèrent  tout  d'un  coup  leur  retour 

leur  présence  par  plusieurs  boulets  qui  vinrent  tomber  au  milieu  des  navires 
touillés  dans  le  port.  Ce  n'est  pas  tout  :  au  sommet  des  petites  dunes  de  sable 
bordent  la  plage  du  côté  de  terre,  on  vit  ou  l'on  crut  voir  que  le  terrain 
ait  remué  journellement,  que  l'on  semblait  y  faire  des  travaux.  Rien  de  plus 
Uurel  à  penser,  car  rien  n'était  plus  facile  que  de  transporter  là  du  canon  et 
e  canohner  le  mouillage.  On  pouvait  le  faire  presque  impunément.  Plus  tard, 
a  reconnut  que  l'on  s'était  trompé.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'éveil  était  donné: 
était  là  le  côté  faible.  Si  les  Marocains  s'avisaient  de  cet  expédient  si  simple, 

fallait  quitter  le  mouillage  intérieur.  De  ce  moment,  l'ile  demeurait  sans 
smmunications  assurées,  livrée  à  ses  propres  ressources  défensives  et  à  des 
aances  précaires  de  ravitaillement  pendant  toute  la  mauvaise  saison.  Ainsi  il 
lait  constaté  que  l'occupation  de  l'île  ne  garantissait  pas  l'occupation  du  port. 


m 


flUZ 


378  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

A  cette  occupation  il  fallait  donc  ajouter  celle  de  la  ville,  qui  permettait 
filer  ou  de  prendre  à  revers  tous  les  travaux  que  Tennemi  aurait  pu  exécuter 
sur  la  plage,  et  de  les  détruire  au  besoin  par  des  sorties.  Voilà  pourquoi  et 
comment  on  était  conduit  à  occuper  la  ville;  mais,  s'il  avait  suffi  de  cinq  cenlj  u 
hommes  pour  l'île,  il  n'en  fallait  pas  moins  de  deux  mille  à  deux  mille 
cents  pour  cette  seconde  occupation.  Que  l'on  compte  les  frais  de  la  premiè 
et  l'on  pourra ,  par  comparaison ,  se  rendre  compte  de  ce  qu'aurait  coûté  la  3e|in| 
conde. 

Et  puis,  se  serait-on  arrêté  là?  n'aurait-il  pas  fallu  s'étendre  en  dehors  de 
murs  de  la  ville,  dominés  à  petite  distance  par  des  monticules,  ou  remonti  spei 
jusqu'à  sa  source  le  cours  de  l'aqueduc  qui  lui  donne  de  l'eau?  C'est  ain  % 
qu'une  occupation,  même'temporaire,  tend  toujours,  par  des  entraînemens  i»  bi| 
vitables,  à  s'étendre  et  à  s'agrandir.  Peut-on  jamais  prévoir  à  coup  sûr  si  l 
nécessités  de  la  défense  ne  forceront  pas  à  reculer  les  limites  que  l'on  art 
d'abord  assignées  à  une  occupation?  C'est  sur  une  plus  petite  échelle  l'histcd 
de  l'Inde  anglaise,  et  l'Algérie  est  là  comme  exemple,  sinon  comme  enseign 
ment. 

Sans  rechercher  s'il  convient  à  la  France  et  à  sa  politique  de  poursuivre  si 
la  côte  d'Afrique  des  agrandissemens  de  territoire,  on  peut  étudier  les  con  " 
quences  possibles  d'un  systèrrie  d'occupation,  appliqué  comme  système  de 
pression.  C'est  ce  que  nous  avons  cherché  à  faire.  Nous  ne  connaissons 
autres  points  de  la  côte,  Larrache  et  Rabat,  que  pour  les  avoir  vus  en  pass 
et  de  loin.  Assise  sur  un  plateau  élevé,  Larrache  a  paru  d'un  accès  dilfic 
Quant  à  Rabat,  la  rivière  qui  la  sépare  en  deux  permetti-ait,  au  moyen  de 
peurs  d'un  faible  tirant  d'eau,  de  porter  au  cœur  de  la  ville  un  corps  de  àé 
quement.  C'est  une  étude  à  faire.  Il  importe  dès  aujourd'hui  de  posséder 
reconnaissance  exacte  et  complète  de  ces  points  aussi  bien  que  de  toute  la  c 
en  vue  d'une  guerre  offensive  et  dans  la  prévision  d'une  répression  à  exer 

Tels  sont ,  tels  ont  paru  être  du  moins ,  dans  l'état  actuel  des  intérêts  et 
rapports  extérieurs  de  la  France,  les  inconvéniens  d'un  système  d'hostilités 
à-vis  du  Maroc  qui  comporterait  l'occupation  de  quelque  point  de  la  côte.  ( 
un  système  non-seulement  coûteux,  nous  le  croyons  en  même  temps  com 
mettant;  nous  croyons  qu'il  est  propre  à  engager  le  pays,  malgré  lui  et  ce 
ses  intérêts  ou  les  vues  de  sa  politique,  dans  une  voie  d'agrandissemens  t 
toriaux.  C'est  au  gouvernement  qu'il  appartient  de  juger  si  le  temps  est  f  ^ 
de  marcher  dans  cette  voie;  mais  il  s'agit  dès  à  présent  de  bien  savoir  C€j 
l'on  veut ,  de  bien  définir  le  but  que  l'on  se  propose,  et  de  s'en  rendre  ex 
ment  compte.  Si  l'on  veut  seulement  exercer  une  répression  énergique,  effi 
sans  se  lancer  dans  les  hasards  d'une  occupation,  s'il  est  bien  entendu  q 
France  ne  veut  pas  d'agrandissemens  en  Afrique,  qu'elle  n'a  que  faire  des 
et  du  territoire  du  Maroc,  à  quoi  bon  mettre  à  bord  des  vaisseaux  auxqw 
aura  confié  le  soin  de  cette  répression  des  troupes  et  un  matériel  de  déba; 
ment?  L'expédition  qui  devait,  il  y  a  quelques  semaines,  partir  de  Toulon,  JBJL 
huit  cents  hommes  de  troupes.  C'était  trop  ou  trop  peu.  En  1844,  le  corpsjj  ^ 
ditionnaire  comptait  douze  cents  hommes ,  et  ces  douze  cents  hommes 
raient  pas  suffi  pour  occuper  la  ville  de  Mogador,  C'était  donc  trop  peu, 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  379 

A  liait  s'emparer  d'un  point  de  la  côte  et  l'occuper;  si  l'on  ne  voulait  ni  l'un 
r  rautre,  c'était  trop.  Nous  le  répétons  :  il  faut  avant  tout  bien  savoir  ce  que 
lu  \eut  et  ne  pas  aller  à  l'aventure,  sans  objet  bien  déterminé,  encombrer  les 
^  sscaux  d'im  personnel  inutile.  Ce  sont  des  bouches  qu'il  faut  nourrir,  et 
le  nécessité  peut  gêner  et  même  paralyser  les  opérations. 

s  le  système  que  l'on  a  en  vue,  point  d'occupation,  point  de  troupes  de 

juement  :  on  demande  comme  corps  de  bataille  trois  vaisseaux  au  moins, 

au  plus,  deux  bombardes  et  autant  de  grands  vapeurs  que  de  vaisseaux. 

urands  vapeurs  destinés  à  la  remorque,  on  joindrait  d'autres  vapeurs 

dits,  dont  le  rôle  serait  de  guerroyer  tout  le  long  de  la  côte  depuis  Té- 

jusqu'à  Mogador,  interceptant  le  commerce  et  les  communications,  et 

■atiL,  par  leur  présence  et  leur  canon,  tout  le  littoral  dans  un  état  perpétuel 

armes.  Le  quartier- général  serait  à  Cadix.  De  là,  les  vaisseaux  pourraient, 

quinze  heures,  paraître  devant  Larrache,  quinze  heures  après  devant  Rabat, 

en  moins  de  trois  jours,  à  compter  du  point  de  départ,  devant  Mogador.  On 

lierait  ces  villes  par  le  canon  et  par  la  bombe.  Les  bombardes  tiennent  ici 

i^place  essentielle.  Dans  l'état  précaire  de  nos  rapports  avec  le  Maroc,  il  im- 

te  d'être  toujours  prêt  à  venger  une  insulte,  à  châtier  un  acte  de  violence 

l'agression.  Les  bombardes  à  voiles  de  1.830  et  de  1838  n'existent  plus.  Faut-il 

construire  d'autres?  Oui  sans  doute,  mais  non  plus  à  voiles;  celles-ci  ont 

leur  temps  :  il  faut  aujourd'hui  des  bombardes  à  vapeur.  Deux  suffiraient, 

on  comprend  tout  ce  que  la  sûreté  et  la  rapidité  de  leurs  mouvemens  ajou- 

ient  à  leur  efficacité.  Quelles  sont  les  conditions  nouvelles  qui  devraient 

jider  à  leur  construction?  A  première  vue,  et  autant  qu'il  est  permis  d'ex- 

ner  une  opinion  à  cet  égard,  on  est  disposé  à  croire  que  l'hélice  ne  con- 

idrait  pas  ici  comme  moteur.  L'arbre  a  trop  de  portée;  l'ébranlement  produit 

l'explosion  pourrait,  sinon  le  fausser,  au  moins  apporter  quelque  dérange- 

it  dans  sa  position.  Le  vapeur  à  roues,  avec  des  bâtis  en  cornières,  paraît 

ux  approprié.  L'appareil  ramassé  au  centre  du  navire  permettrait  d'établir 

ement  deux  plates-formes,  reposant  sur  carlingue  au  moyen  de  massifs  en 

riers  superposés;  l'ébranlement  agissant  sur  l'ensemble  de  l'appareil  et  du 

anisme  dans  le  même  sens  et  y  produisant  un  ébranlement  égal  et  uni- 

le,  dont  toutes  les  composantes  seraient  parallèles,  ne  paraît  pas  de  nature 

porter  un  trouble  dangereux.  Au  reste,  l'idée  des  bombardes  à  vapeur  de- 

t  être  soumise  à  l'examen  et  à  l'étude  des  hommes  spéciaux.  C'est  à  eux 

l  appartient  de  décider  de  la  valeur  pratique  de  cette  idée  et  de  rechercher 

;onditions  réelles  de  son  application. 

,J  îl  est,  dans  ses  données  générales,  le  plan  qui  nous  a  paru  répondre  aux 

ences  de  notre  situation  vis-à-vis  du  Maroc.  Cette  situation  ne  peut  exister 

des  conditions  de  bon  voisinage.  Ce  qui  vient  de  se  passer  à  Tanger  se 

jijj(  »uvellera  là  ou  ailleurs,  et  la  France  veut  et  doit  protéger  ses  nouveaux, 

[Is  algériens  comme  elle  veut  et  doit  protéger  sa  frontière  algérienne.  Pour 

efficace,  cette  protection  doit  être  prompte  et  énergique.  On  connaît  par 

ience  toutes  les  ressources,  tous  les  expédiens  dilatoires  de  la  diplomatie 

ocaine.  Ce  n'est  pas  en  traitant,  c'est  en  réprimant  que  l'on  en  viendra  à 

;  c'est  par  la  crainte  seulement  que  l'on  pourra  fonder  et  affermir  la  sécu- 

et  la  paix  de  l'avenir. 


380  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

C'est  parce  que  nous  sommes  bien  convaincu  de  cette  vérité,  que  nous  avons 
recherché  si,  aux  hasards  d'une  expédition  coûteuse  et  comparativement  lente 
à  accompHr,  compromettante  dans  ses  conséquences,  il  ne  conviendrait  pas  de 
substituer  un  autre  système  de  répression  plus  sûr,  plus  rapide  et  plus  écono- 
mique. Ce  système  n'ofire  pas,  on  l'avoue,  au  même  degré  du  moins,  les  chances 
et  l'attrait  d'un  brillant  coup  de  main  bien  conçu,  hardiment  exécuté;  mais  il 
S'agit  ici  d'un  système  et  non  pas  d'un  fait  de  guerre  isolé,  d'un  accident  :  il 
s'agit  surtout  d'un  but  sérieux  à  poursuivre,  et  nous  croyons  qu'il  faut  savoir 
ici  sacrifier  le  côté  brillant  à.des  considérations  sérieuses. 

Que  si  l'on  pouvait  espérer,  en  frappant  un  grand  coup,  de  fonder  une  foii 
pour  toutes  une  paix  durable,  de  conquérir  par  un  grand  effort  les  avantages  et 
la  sécurité  d'un  bon  voisinage,  nous  admettrions  volontiers,  le  cas  échéant, 
l'opportunité  d'une  expédition  en  règle,  avec  ses  charges  et  ses  hasards;  mais 
tel  ne  serait  pas  le  résultat  des  sacrifices  que  l'on  s'imposerait.  Il  faut  bien  s'y 
attendre  :  nous  aurons  long-temps  à  lutter  contre  nos  fanatiques  voisins;  la  paix 
ne  sera  qu'une  trêve.  En  1844,  la  France  a  dirigé  une  expédition  contre  le  Maroc; 
elle  était  à  la  veille  d'en,  faire  partir  une  autre  en  1849.  La  trêve  a  donc  été  de 
cinq  ans,  et  pourtant  la  leçon  avait  été  rude,  le  canon  d'Isly  avait  répondu  vio 
torieusement  au  canon  de  Tanger  et  de  Mogador.  D'ailleurs,  la  situation  poli- 
tique de  la  France  a  été  profondément  modifiée  au  dedans  et  au  dehors.  Il  est 
donc  permis  de  croire  à  des  trêves  moins  longues  aujourd'hui. 

Nous  avons  essayé  de  rendre  sensibles  par  un  exemple  les  inconvéniens  du 
système  d'occupation;  nous  avons  voulu  démontrer  que  ce  système  de  guerre, 
pratiqué  en  1844,  alors  qu'il  était  permis  d'en  attendre  une  paix  durable,  pou- 
vait, en  y  persistant,  embarrasser  la  politique  du  pays  et  le  jeter,  contre  son 
gré,  dans  les  hasarda  d'une  guerre  de  conquête.  Quelles  que  soient  les  destinées 
que  la  Providence  réserve  à  notre  pays  sur  la  terre  d'Afrique,  quelle  que  puis» 
y  être  un  jour  sa  part  d'action  et  d'agrandissement,  il  a  aujourd'hui  une  autre 
tâche  à  remplir  :  c'est,  avant  tout,  d'y  consolider  et  d'y  affermir  l'œuvre  com- 
mencée depuis  bientôt  vingt  ans.  Or,  pour  consolider  et  affermir,  il  fautjnous 
tenir  toujours  pi-êts  à  réprimer. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


LITTÉRATURE  ANGLAISE.  —  Redburn,  —  iilà  llrst  Voyage  {Redbum,  son  premie 
Voyage),  par  Hermann  Mel ville. > 

M.  Hermann  Melville,  l'auteur  de  Typee,  d'Onoo  et  de  Mardi  (2),  vicpt 
paraître  de  nouveau  devant  le  public.  Son  livre  n'est  pas  un  de  ces  récits 

(1)  Deux  volumes.  Richard  Bentley,  Londres,  1849. 

(2)  Voyez,  sur  les  précédcns  ouvrages  de  M.  Hermann  Melville,  la  Revue  du  15  mai  18J9, 


REVUE.   -—  CHRONIQUE.  381 

«Iramatiques  dont  les  péripéties  coupent  la  respiration  du  lecteur.  Il  n'a  même 
pas  tout  ce  qui  faisait  le  charme  particulier  de  Typee,  cet  intérêt  romanesque 
i[ui  s'attache  à  des  sites  insolites  et  à  des  aventures  extraordinaires  dans  un 
tnonde  où  tous  nos  souvenirs  sont  déroutés;  ce  n'est  pas  davantage,  enfin,  un 
de  ces  vastes  tableaux  qui  embrassent  toute  l'humanité.  Rien  de  pareil.  L'ou- 
vrage de  M.  Melville  est  simplement  l'histoire  d'un  jeûne  garçon  qui  quitte  sa 
famille,  après  des  revers  de  fortune,  pour  s'embarquer  comme  mousse  à  boi'd 
d'un  vaisseau  marchand.  Son  voyage  à  New-York,  sa  traversée  d'Amérique  à 
Liverpool ,  son  séjour  au  porJt  et  son  retour  au  pays ,  tels  sont  à  peu  près  les 
seuls  incidens  de  ce  rornan-biographie.  A  peine  sont-ils  suffisans  pour  remplir 
deux  volumes,  et  plus  d'un  passage  accuse  cette  fois  M.  Melville  d'avoir  trop 
écrit  en  vue  de  faire  un  livre.  Cependant,  dans  cette  œuvre  encore,  il  a  con- 
servé le  privilège  de  ne  pas  être  un  écrivain  comme  tout  le  monde.  Il  saisit, 
il  a  un  talisman.  Nous  avons  appelé  Redburn  un  roman-biographie,  peut-être 
aurions-nous  mieux  fait  d'employer  le  mot  autobiographie.  Il  semble  en  tout 
cas  que  la  narration  soit  composée  de  deux  parties  écrites  à  des  époques  diffé- 
rentes. Si  dans  la  seconde  moitié  de  l'ouvrage  on  sent  l'honime  de  lettres,  tout 
le  début  est  évidemment  inspiré  par  des  souvenirs  encore  tout  vivans.  Les  pre- 
miers symptômes  de  l'esprit  aventureux  de  Redburn,  ses  projets  de  voyage,  sa 
misanthropie  enfantine,  tout  cela  est  peint  et  précisé  avec  une  netteté  sans  em- 
l)hase  qui  révèle  une  étude  d'après  nature.  On  n'invente  pas  de  telles  choses, 
('/est  bien  là  l'enfant  qui  se  sent  pauvre  et  isolé;  c'est  bien  là  l'enfant  d'une 
race  particulière,  le  jeune  Anglo-Saxon  encore  indompté  avec  son  étrange  mé- 
lange de  rudesse  et  de  sensibilité,  de  rêveries  affectueuses  et  d'instincts  volon- 
taires, sauvages,  presque  farouches.  L'équipage  au  milieu  duquel  le  jeune  mousse 
se  trouve  jeté  n'est  pas  moins  frappant  de  réalité.  Quoique  les  peintures  de  la 
vie  maritime  se  comptent  par  centaines,  la  rapide  esquisse  de  M.  Melville  res- 
sort dans  le  nombre  comme  une  esquisse  photographique  parmi  des  tableaux 
de  fantaisie.  Elle  nous  met  sous  les  yeux  des  marins,  et,  qui  plus  est,  des  ma- 
rins anglais  et  américains,  monde  à  demi  barbare,  où  l'on  comprend  vite  que 
ron  ne  peut  compter  que  sur  soi,  que  l'on  obtient  seulement  d'autrui  ce  qu'on 
sait  conquérir;  rude  école  où  l'on  apprend  vite  la  nécessité  d'user  de  ses  yeux 
'pour  se  conduire,  et  d'où  l'on  sort  trois  fois  homme,  quand  on  n'y  a  pas  laissé 
sa  faculté  d'aimer  et  de  plaindre.  Un  homme  habitué  à  étudier  ses  semblables 
aurait  fort  à  faire  pour  éviter  de  se  heurter  aux  rochers  vivans  de  ces  parages. 
Imaginez-vous  au  milieu  de  ces  sauvages  un  pauvre  enfant  qui ,  dans  son  vil- 
lage, était  membre  d'une  société  de  tempérance,  et  qui  avait  entendu  dire  au 
prédicateur  de  sa  paroisse  que  les  marins  n'étaient  que  des  brebis  égarées! 
Jusque-là,  jusqu'à  l'arrivée  à  Liverpool,  la  narration  ressemble  à  une  chronique. 
Rien  n'y  est  exagéré,  on  le  comprend;  point  de  jugemens,  peu  de  réflexions, 
point  d'idées  générales.  Le  style  n'est  pas  toujours  fort  soigné;  les  mais  et  les 
quoique  se  présentent  aussi  souvent  qu'ils  peuvent  rendre  service.  Qu'importe? 
les  phrases  se  déroulent  comme  les  pensées  et  les  impressions  s'engendrent  et 
se  Succèdent  dans  une  ame  d'homme.  Chaque  mot  est  marqué  à  l'empreinte 
d'une  sensation  vive  et  neuve.  Dans  le  reste  de  l'ouvrage,  c'est  l'auteur  de 
Mardi  qui  reparaît.  Il  spécule,  il  est  philosophe,  il  chante  les  destinées  de. 


382  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

TAmérique  et  rélernelle  mobilité  des  choses.  Souvent  il  se  lance  dans  un  idéa- 
lisme un  peu  creux  ou  voisin  de  Tulopie;  souvent  il  tombe  dans  l'ampoulé, 
dans  cette  exaltation  de  la  chair  et  du  sang  à  laquelle  les  Américains  sont  aussi 
enclins  que  nous;  mais  là  encore  l'originalité  et  la  verve  ne  l'abandonnent 
jamais,  et  si,  après  avoir  lu,  on  n'est  pas  toujours  satisfait,  en  lisant,  on  est  en- 
traîné par  la  verve  du  conteur  comme  par  le  prestige  de  toute  vitalité  puissante. 

—  VistTS  To  MoNASTERiES  IN  THE  LEVANT,  par  l'iionorable  Robert  Curzon  (1).  — 
M.  Curzon,  pour  employer  une  expression  qu'il  applique  lui-même  à  l'ancien 
voyageur  Maundrell,  n'est  pas  de  ceux  qui  encombrent  leurs  narrations  d'opi- 
nions et  de  digressions,  et  qui,  au  lieu  de  décrire  un  pays,  décrivent  seulement 
ce  qu'ils  en  pensent.  Observateur  curieux  et  sincère,  il  saisit  bien  le  côté  pitto- 
resque des  choses,  il  a  de  l'entrain,  il  a  des  connaissances  spéciales,  et  jamais 
il  ne  tombe  dans  ce  lyrisme  ou  ce  babil  de  touriste  qui  fait  songer  aux  cau- 
seurs toujours  préoccupés  de  dire  à  tout  prix  de  plus  jolis  mots  que  leurs  inter- 
locuteurs. Quoique  son  ouvrage  ne  soit  pas  spécialement  une  étude  sur  l'archi- 
tecture et  l'ornementation  des  monastères  de  l'Orient,  comme  son  titre  pourrait 
le  faire  croire,  l'archéologue  lui-même  y  peut  beaucoup  apprendre.  Depuis  plu- 
sieurs années,  on  s'est  fort  occupé  en  Angleterre  d'iconogiaphie  religieuse.  Le 
travail  de  lord  Lindsay  sur  Y  Art  chrétien ,  les  études  de  mistress  Jameson  sur 
VArt  légendaire,  les  patientes  recherches  de  M.  Eastlake  et  bien  d'autres  tra^ 
vaux  attestent  assez  que  c'en  est  fait  des  fureurs  iconoclastes  du  calvinisme. 
Pour  comprendre  les  premiers  essais  de  la  peinture  moderne,  il  a  fallu  les  com- 
menter par  les  légendes  et  les  mœurs  de  l'église  primitive,  et  de  la  sorte  tout 
le  moyen-âge  s'est  trouvé  en  cause.  M.  Curzon  est  venu  à  son  tour  apporter 
son  tribut  de  documens  sur  cette  question  si  complexe  de  l'art  chrétien.  De 
1833  à  1837,  il  a  été  presque  constamment  occupé  à  parcourir  l'Egypte,  la 
Syrie,  l'Europe  orientale;  tour  à  tour  il  a  visité  des  lieux  rarement  fouillés  par 
les  touristes  :  le  désert  de  Nitria,  le  Pinde,  le  mont  Athos.  Un  des  grands  char- 
mes de  son  livre,  c'est  qu'il  soulève  un  voile  derrière  lequel  nous  apercevons 
avec  étonnement  des  vivans  qui  semblent  être  les  fantômes  des  chrétiens  cW 
premiers  siècles.  En  s'enfonçant  dans  les  solitudes  où  la  vie  monastique  a  prai 
naissance,  M.  Curzon  y  a  retrouvé  cet  ascétisme  asiatique  que  nous  avons  de* 
passé ,  mais  qui  s'est  immobilisé  chez  les  Coptes  et  les  Abyssiniens  avec  toute 
sa  soif  d'inertie.  Sur  les  murs  des  couvens  du  mont  Athos  et  du. Pinde,  c'est 
l'art  du  moyen-âge  qui  s'est  pétrifié  en  quelque  sorte,  et  qui  jusqu'à  nos  jours 
n'a  pas  cessé  de  reproduire  les  images  traditionnelles.  Partout  l'immobilité, 
partout  aussi  les  traces  des  trois  formes  de  l'ancien  cénobitisme  :  l'ermitage 
solitaire,  —  le  village  composé  de  cellules  groupées,  —  et  le  couvent,  ou  com- 
munauté monastique.  La  bibliographie  doit  aussi  des  remercîmens  au  noble 
voyageur.  C'est  la  passion  des  vieux  livres  qui  l'a  entraîné  vers  les  ruines  des 
couvens  autrefois  peuplés  par  les  disciples  de  saint  Macaire;  c'est  elle  qui  !'« 
conduit  aussi  au  milieu  des  dangereux  défilés  de  l'Albanie.  En  Egypte  surtnit, 

{l)  Un  vol.  avec  planches  et  gravures.  Londres,  J.  Murray. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  383 

M .  Curzon  a  découvert  bon  nombre  de  manuscrits  cophtes,  syriaques,  grecs  et 
arabes,  et  lui-même  en  a  rapporté  plusieurs  en  Europe,  entre  autres  un  dic- 
tionnaire cophte  et  arabe.  Près  de  la  mer  Morte,  le  hasard  lui  a  fait  faire  une 
mtre  découverte  :  celle  des  fruits  de  cendre  dont  parle  la  Bible,  et  qui  semblent 
Mre  des  excroissances  produites  par  un  insecte  sur  une  sorte  d'ilex.  Plusieurs 
ie  ces  fruits  trompeurs,  fort  semblables  en  apparence  à  des  prunes,  ont  été 
\^niis  par  M.  Curzon  à  la  société  linnéenne,  qui  en  a  fait  le  sujet  d'un  mémoire. 
•>()mme  toute,  M.  Curzon  a  voyagé  en  homme  instruit,  et  peut-être  son  livre 
'<i-il  appelé  à  diriger  d'autres  observateurs  vers  des  contrées  trop  peu  explo- 
ees  jusqu'ici,  et  qui  peuvent  fournir  de  précieuses  données  sur  l'histoire  des 
'Ociétés  humaines  comme  sur  l'histoire  de  l'art. 

—  Notes  of  an  Irish  tour  (Notes  d'une  excubsion  en  Irlande),  par  lord  John 
It.inners  (1).  —  Il  est  impossible  de  prononcer  le  nom  de  lord  John  Manners 
;ans  éveiller  le  souvenir  de  la  jeune  Angleterre,  et  quoique  ses  notes  de  voyage 
le  forment  qu'une  mince  brochure,  les  allusions  qu'il  fait,  dans  sa  préface, 
i  certaines  critiques  politiques  auxquelles  il  s'attend  ne  nous  permettent  pas 
l'oublier  que  sous  le  petit  livre  se  cache  un  parti.  Quel  est  donc  ce  parti?  On 
:onnaît  les  luttes  que  se  livrèrent  sous  Jacques  l"  l'église  épiscopale  et  le  pu- 
ilanisme.  On  sait  que  sous  Jacques  II,  à  propos  d'une  ordonnance  qui  décré- 
ait de  par  le  roi  la  liberté  des  cultes,  et  qui,  de  par  le  roi,  avait  été  envoyée 
u  clergé  pour  être  lue  du  haut  de  la  chaire,  l'église  établie  se  divisa  en  deux 
jianches,  qui  jusqu'à  nos  jours  sont  restées  séparées  sous  le  nom  de  haute  et 
asse  église  {high  church  et  low  church.)  La  haute  église  est  tory,  la  basse  église 
si  whig.  Avec  Guillaume  III,  ce  furent  les  principes  whigs  de  la  basse  église 
[ui  arrivèrent  au  pouvoir,  et  c'est  contre  ces  idées  qu'éclata,  on  le  sait,  la 
éaction  à  laquelle  le  docteur  Pusey  attacha  son  nom.  La  jeune  Angleterre 
leut  être  regardée  comme  l'expression  militante  et  politique  de  l'école  déjeunes 
héologiens  qui  s'est  formée  autour  du  docteur  d'Oxford.  Peut-être  s'est-on 
xagéré  la  portée  de  ce  mouvement.  On  y  a  vu  un  retour  au  catholicisme,  tan- 
is  que  c'était  simplement  un  retour  aux  principes  de  ce  vieux  parti  tory  et 
jpiscopal  qui  a  pour  saint  l'archevêque  Laud ,  qui  de  tout  temps  a  sympathisé 
!vec  les  catholiques  par  antipathie  pour  les  puritains,  mais  qui,  tout  en  cher- 
liant  à  l'établir  les  pompes  du  culte  et  à  faire  de  l'éghse  l'interprète  nécessaire 
e  la  loi,  n'a  nullement  eu  en  vue  de  donner  pour  chef  à  sa  hiérarchie  le  sou- 
erain  pontife  de  Rome.  Que  l'avenir  ait  peu  à  attendre  de  cette  réaction,  l'ex- 
erience  semble  déjà  le  prouver;  car  à  Oxford  le  puseyisme. s'éteint  pour  faire 
lace  à  un  scepticisme  chrétien,  à  une  sorte  d'idéalisme  mystique  qui  va  à 
leines  voiles  vers  les  doctrines  du  docteur  Strauss.  Toutefois,  les  exagérations 
t  les  aberrations  de  la  logique  calviniste  ont  assurément  donné  une  certaine 
mportance  à  la  nouvelle  secte,  et  elle  a  au  moins  fait  œuvre  utile  en  prenant 
n  main,  n'importe  pour  quelle  raison,  la  défense  des  catholiques. 

Comme  ses  précédens  écrits,  le  petit  livre  de  lord  John  Manners  laisse  percer 
ouïes  les  tendances  du  parti.  Il  est  toujours  fort  préoccupé  de  liturgie;  il  revient 

(1)  1  vol.  in-18.  Londres,  1849,  J.  Olivier,  Pall  Mail. 


384  REyUE   DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'à  (juatre  fois  à  la  charge  pour  dénoncer  les  temples  où  la  collecte  n'est 
point  faite  au  moment  voulu,  et  où  les  oiTrandes  des  fidèles  ne  sont  pas  présen- 
tées à  Tofficiant  suivant  les  prescriptions  du  rituel. Dans  toute  sa  lelatioi'.,  il  y 
a  un  étrange  mélange  de  sentiment  religieux  et  de  passion  archéologique;  il 
s'indigne  contre  les  calvinistes,  parce  qu'ils  ont  défiguré  les  églises  en  y  élevant 
de  vilaines  cloisons  de  bois.  Par  instans,  on  croirait  entendre  un  écho  de  nos  • 
néo-catholiques,  qui  voulaient  croire  parce  qu'ils  trouvaient  la  Bible  plus  poé- 
tique qu'Homère.  En  un  mot,  on  s'aperçoit  qu'à  leur  origine  les  enthousiasmes 
de  la  jeune  Angleterre  n'ont  guère  été  qu'une  religion  et  une  politique  de  sen- 
timent. Hàtons-nous  de  l'ajouter  cependant,  quel  qu'ait  été  le  point  de  départ, 
on  sent  aussi  que  pour  le  noble  auteur  l'expérience  est  venue.  Non-seulement 
son  petit  livre  est  écrit  d'un  style  simple  et  facile,  non-seulement  il  révèle  un 
esprit  ouvert  aux  impressions  de  la  nature,  il  atteste  encore  un  désir  sincère 
d'observer  et  d'apprendre.  On  aime  à  voir  le  soin  avec  lequel  le  voyageur  visite 
les  prisons,  les  workhouses^  les  écoles,  les  établissemens  publics  de  tout  genre. 
En  quelques  mots ,  voici  les  principales  de  ses  conclusions.  Tout  en  témoignant 
un  vif  intérêt  pour  le  clergé  catholique,  et  même  pour  les  communautés  reli- 
gieuses, pour  les  frères  de  la  doctrine  chrétienne  et  les  sœurs  de  la  miséricorde, 
lord  John  Manners  ne  soutient  pas  moins  que  l'églicie  protestante  est  canonique- 
ment  et  légalement  l'église  ofticielle  de  l'Irlande;  seulement  il  voudrait  que  le 
culte  catholique  fût  doté,  et  il  pense  qu'en  ce  moment  le  clergé  romain  ne  re- 
fuserait pas  une  dotation.  A  l'égard  de  l'éducation,  il  se  prononce  contre  le 
système  qui  prétend  donner  la  même  instruction  laïque  à  toutes  les  commu- 
nions, en  laissant  chacune  d'elles  recevoir  à  part  un  enseignement  religieux 
suivant  ses  croyances.  Sans  se  déclarer  partisan  du  rappel,  il  témoigne  un- 
grand  respect  pour  la  jeune  Irlande,  qu'il  défend  contre  les  attaques  de  Concis 
liation-hall.  Loin  de  penser  que  les  petites  fermes  soient  la  plaie  du  pays,  il  l 
est  d'avis  que  la  misère  vient  surtout  de  ce  que  le  paysan  qui,  faute  de  capital, 
ne  peut  cultiver  que  cinq  à  six  arpens,  en  prend  cent  à  fermage,  dans  l'espoir 
de  sous-louer,  et  en  conséquence  il  voudrait  limiter  les  fermes  à  une  étendue 
de  dix  arpens.  L'impression  qui  se  reproduit  du  reste  à  chaque  ligne  de  ce 
livre,  c'est  que  la  race  irlandaise  n'est  pas  la  race  anglaise,  et  que  l'économiste 
saxon  a  une  clé  du  cœur  humain  qui  se  trouve  ne  pas  ouvrir  le  cœur  de  1^ 
landais.  Il  est  bon  que  de  temps  en  temps  on  rappelle  aussi  aux  théories  qu' 
ne  sont  que  des  théories.  Le  beau  rôle  de  la  jeune  Irlande  a  été  de  ré 
cette  vérité  aux  calvinistes  et  à  l'économie  politique,  mais  reste  la  gr 
question  :  comment  agir?  et  peut-être  n'est-ce  pas  la  jeune  Angleterre  qui 
la  résoudre? 

J.  M. 


V.  DE  Mars. 


D 


la 


LA  PREMIERE  MOITIE 


•    n 


DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE. 


L'année  1850  vient  de  commencer,  et  la  première  moitié  du 
x[X'=  siècle  est  déjà  tombée  dans  le  domaine  de  l'histoire  et  du  passé. 
Né  sur  un  sol  nu,  sur  une  teire  couverte  de  ruines,  bercé  dans  les  ba- 
tailles, élevé  dans  les  insurrections,  il  a  commencé  par  une  recon- 
struction et  il  continue  par  une  immense  destruction.  A  le  considérer 
^l.ins  son  ensemble,  il  est  confus,  sans  ordre,  sans  logique,  sans  ten- 
dances nettes  et  définies.  Des  tàtonnemens,  de  périlleuses  expériences, 
des  aspirations  inouies ,  des  désirs  vagues ,  d'excessives  passions ,  des 
puérilités  iarouches,  sont  jusqu'à  présent  ses  caractères  distinctifs. 
Au-dessus  de  tous  ces  élémens  qui  s'assemblent  sans  se  mêler,  se  heur- 
tent sans  parvenir  à  s'entre-détruire,  plane  comme  le  grand  fantôme  de 
la  fatalité.  Jamais  siècle  n'a  été  autant  un  siècle  de  vieillards  et  d'en- 
fans,  de  radotage  et  de  puérilité.  Les  ruines,  malgré  tous  les  efforts  du 
radicalisme,  persistent  à  vivre  avec  une  ténacité  singulière;  les  germes, 
malgré  le  sang  et  les  larmes  dont  on  les  arrose  sans  cesse,  ne  peuvent 
grandir;  la  sève  ne  peut  pas  se  développer,  la  mort  ne  peut  pas  arriver. 
Jamais  société  n'a  été  placée  dans  des  conditions  de  santé  plus  déplo- 
rables, n'a  eu  des  fortunes  plus  diverses.  Le  xix»  siècle  a  jusqu'ici  mené 
une  vie  d'aventurier  et  de  courtisane  :  aujourd'hui  au  plus  haut  degré 

TOME  V.   --   1"   FÉVRIER   1850.  23 


386  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ^ 

de  la  fortune,  demain  dans  la  rue;  spéculations  hasardeuses,  méthodes' 
de  conduite  paradoxales,  expédiens  ingénieux,  luxe  acheté  à  crédit, 
misères  somptueuses,  rien  n'y  manque,  la  ressemblance  est  complète. 

Cinq  gouvernemens  usés  en  cinquante  ans ,  une  demi-douzaine  de 
philosophies  construites  à  priori  ^^ouv  devenir  le  code  des  esprits  épui- 
sés, trois  ou  quatre  théories)  de  gouvernement  démolies,  voilà  le  bilan 
politique  et  moral  des  productions  du  xix*  siècle.  Jamais  l'homme  ne 
s'est  drapé  dans  de  plus  somptueux  haillons,  et  jamais  sa  misère  na- 
tive n'a  mieux  apparu  à  travers  les  déchirures  de  ses  systèmes  que 
dans  ce  temps-ci.  Cependant  les  faits  matériels  se  produisent  toujours, 
s'entassent  toujours  comme  des  végétations  stériles  dans  des  champs 
laissés  sans  culture.  Ces  faits,  inférieurs  encore  aux  idées,  aussi  mau- 
vaises que  soient  celles-ci,  démentent  à  chaque  instant  les  aspirations 
et  les  élans  du  siècle.  Le  siècle  pense  d'une  manière  et  agit  d'une 
autre.  Avant  tout,  semble-t-il  dire,  il  faut  vivre,  et  il  vit  comme  il 
peut. 

Ainsi ,  pour  peu  qu'on  prenne  en  bloc  les  événemens  de  ces  cin- 
quante dernières  années,  voici  ce  qu'on  trouve,  à  quelque  époque  que 
l'on  se  place  :  promesses  d'avenir  magnifique ,  passé  infime  et  grelot- 
tant, présent  précaire.  Bien  des  gens  pensaient  aussi,  il  y  a  deux  ans, 
qu'avec  un  gouvernement  républicain,  les  horizons  seraient  plus  beaux 
encore  et  les  lointains  plus  riches;  mais  il  n'en  est  rien ,  hélas  !  et,  au 
moment  où  nous  sommes  parvenus,  ce  caractère  particulier  du 
xrx*  siècle  semble  vouloir  disparaître  pour  être  remplacé  par  l'anxiété, 
la  crainte,  la  défiance  de  l'avenir,  et  enfin  par  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  contraire  à  l'aspiration  et  aux  ambitions  qu'il  avait  manifestées 
jusqu'alors.  Puisque  nous  voilà  au  moment  décisif  où  les  siècles  trans- 
forment leurs  tendances  et  changent  les  couleurs  et  les  formes  exté- 
rieures qui  les  rendaient  reconnaissables,  puisqu'au  lieu  d'une  jeu^ 
nesse  guidée  par  une  ambition  audacieuse  et  ne  doutant  de  rien,  nows 
arrivons  à  une  maturité  pleine  d'expériences,  de  remords,  de  soucis 
€t  d'anxiétés ,  considérons  un  moment  ce  xix*  siècle  dans  lequel  nous 
sommes  appelés  à  vivre  et  à  combattre,  résumons  toutes  ses  expériences 
et  tâchons  de  démêler  quelques  lueurs  d'avenir. 

Il  est  incontestable  que  le  plus  grand  événement  des  temps  modernes 
est  la  révolution  française,  qu'on  la  considère  sous  tel  ou  tel  point  de 
vue,  peu  importe.  C'est  de  là  que  datent  tous  nos  malheurs.  Le  temps 
approche  où  la  révolution  française  sera  jugée  tout  autrement  qu'on 
ne  l'a  fait  jusqu'à  présent,  et  ne  croyez  pas  que  nous  parlions  avec 
passion,  non  :  Dieu  nous  garde  de  méconnaître  tout  ce  que  contenaient 
d'utile  et  de  salutaire  les  idées  de  89;  mais,  encore-  une  fois,  la  révo- 
lution ne  fut  bonne  et  salutaire  que  par  l'intention.  Oui,  il  filait  cer- 
taines réformes  'i  cependant  je  ne  puis  pas  croire  cpie  la  révolution  aat 


LA   PREMIÈRE  MOITIÉ   DU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  387 

té  faite  simplement  pour  réprimer  quelques  abus  et  introduire  la  li- 
(M'té  dans  les  institutions  françaises;  je  ne  puis  admettre  que  la  fatalité 
■  ni  l'unique  cause  des  malheurs  de  cette  révolution;  je  ne  puis  jeter  sur 
compte  du  destin  ou  du  hasard  tous  les  crimes  et  tous  les  désastres 
ni  l'ont  suivie.  Si  la  révolution  n'était  qu'une  tentative  de  liberté, 
11  un  essai  de  gouvernement  constitutionnel,  tout  le  monde  y  applau- 
irait;  mais  alors  bien  certainement  elle  ne  serait  pas  le  plus  grand 
\ «nement  des  temps  modernes.  Non ,  il  y  a  bien  autre  chose  dans 
('(te  révolution ,  et  le  xix*  siècle  tout  entier  n'est  que  l'histoire  de  ses 
uiladies.  de  son  adolescence,  le  long  récit  de  ses  ambitions,  de  ses 
ésirs  et  de  ses  passions. 

C'est  en  1789  que  commence,  à  proprement  parler,  le  xix«  siècle,  et 
ne  cessera  que  le  jour  où  une  direction  différente  de  la  direction 
A  olutionnaire,  supérieure  à  cette'dernière,  sera  imprimée  à  l'esprit 
umain.  La  révolution  française  restera  le  phénomène  dominant  des 
'inps  modernes,  tant  que  la  société  n'aura  pas  devant  elle  un  idéal 
leilleur,  plus  pur  que  les  intérêts  matériels,  moins  effacé  que  l'idéal 
Il  passé,  plus  original  que  les  imitations  constitutionnelles  dont  on 
oiis  a  dotés;  car  voilà  le  caractère  principal  de  la  révolution,  c'est 
ni!  complexité  fatale,  et  qui  semblerait  formée  par  l'esprit  du  mal 
li-même  pour  égarer  les  hommes  les  meilleurs  et  les  plus  mauvais. 
n  dirait  un  mélange  singulier  du  bien  et  du  mal  qui  porte  au  crime, 
3usse  à  la  grandeur,  invite  au  mouvement  et  effraie  la  raison.  L'idéal 
'  la  révolution  française,  véritable  monstre,  Protée  insaisissable,  est 
us  généreux  et  plus  pur,  après  tout,  que  les  intérêts  matériels,  plus 
\aiit  que  l'ancien  idéal  des  nations  européennes,  plus  original,  et 
iisiste  à  dessein  sur  ce  mot,  plus  spontané,  plus  près  des  instincts  de 
lomme,  plus  propre  à  remplir  son  imagination  que  les  importations 
ilitiques  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis.  Cette  complexité  est  la 
i"se  la  plus  propre  à  effrayer  un  philosophe,  et  c'est  pourquoi  la  ré- 
»liition  française  nous  a  toujours  paru  un  fait  très  discutable,  très 
piivoque,  en  tant  que  fait  politique  et  moral.  Ce  qui  le  prouve  le 
îiioux,  ce  sont  les  explications  singulières,  toutes  différentes,  qui  ont 
c  données  de  ce  fait  si  rapproché  de  nous.  C'est  un  changement  de 
îgime,  dit  l'un;  c'est  une  crise  dans  l'humanité,  dit  l'autre;  c'est  une 
'génération  politique,  c'est  l'aurore  d'une  nouvelle  humanité.  Si  vous 
)us  attachez  à  89,  si  vous  en  adoptez  les  principes,  soudain  le  monstre 
lange  et  devient  93;  si  vous  vous  effrayez  de  sa  transformation,  il  se 
'plie  sur  lui-même  et  apparaît  ivre  et  couronné  de  roses  fanées  sous 
forme  du  directoire;  si  cette  apparition  orgiaque  vous  répugne,  sou- 
ùn  il  revient  en  uniforme  militaire  sous  la  forme  glorieuse  du  con- 
ilat.  11  n'y  a  pas  de  moment,  dans  la  révolution  française,  où  l'on 
lisse  dire  :  Voilà  l'année  fondamentale,  le  point  décisif,  le  moment 


388  REVUE  DES  DEUX  MOI^DES. 

tout-à-fait  important.  Toutes  ses  phases,  toutes  ses  périodes  sont  éga- 
lement importantes,  car  toutes  répondent  à  une  passion,  à  un  désir  de 
l'homme.  Maintenant ,  vous  étonnez-vous  de  ce  caractère  complexe  de 
la  révolution  française?  La  nature  humaine  est  au  fond  de  cette  révo- 
lution, elle  en  fait  comme  le  sol  naturel,  sol,  hélas!  plein  de  crevasses, 
de  volcans,  de  laves  qui  coulent  toujours  et  ne  refroidissent  jamais.  Il 
n'y  a  pas  autre  chose  dans  la  révolution  française,  et  c'est  pourquoi, 
tant  que  vous  n'aurez  pas  un  idéal  plus  suhlime  que  celui  des  intérêts 
matériels  ou  des  équilibres  et  des  pondérations  constitutionnelles,  il 
faut  vous  attendre  à  voir  la  révolution  française,  qui  repose  sur  les 
fondemens  de  la  nature  humaine  laissée  à  elle-même,  désertée  de  Dieu,^ 
vide  d'humilité,  dominer  en  souveraine,  car  elle  a  encore  une  fois 
cet  immense  avantage,  d'être  une  chose  réelle,  palpable,  et  de  ne  pas 
être  une  abstraction. 

En  vérité,  plus  je  considère  l'histoire  de  la  révolution,  et  mieux  je 
m'explique  les  convulsions  de  notre  temps.  Voici  une  réalité  terrible, 
et  pour  la  contenir,  pour  la  limiter,  pour  la  fixer,  quels  moyens  em- 
ploie-t-on?  —  Des  abstractions.  —  Pour  la  vaincre,  quel  adversaire  lui 
oppose-t-on?  —  Des  abstractions.  —  Cette  lutte,  ou,  si  l'on  aime  mieux, 
cette  marche  parallèle  de  la  révolution,  qui,  comme  une  inondation^ 
va  s'étendant  toujours,  et  des  abstractions  imaginées  pour  la  contenir 
ou  la  diriger  (systèmes  représentatifs,  constitutions,  assemblées  parle- 
mentaires), remplit  tout  le  xix*  siècle,  et  en  forme  le  fait  le  plus  con- 
sidérable, le  plus  continu,  le  plus  obstiné,  dirai-je.  Arrêtons-nous  un 
instant;  ce  fait,  malheureusement,  se  produit  encore  à  l'heure  oix 
nous  écrivons. 

Système  des  deux  chambres,  pairie  viagère,  cens  électoral,  instruc- 
tion primaire,  responsabilité  ministérielle,  charte  octroyée,  constitu- 
tions, suffrage  universel,  voilà  bien  des  remèdes;  ils  ont  tous  été  saïi> 
efficacité;  ils  n'ont  pas  même  été  des  palliatifs,  ils  n'ont  pas  été  à  la 
révolution  même  ce  qu'un  amendement  est  à  un  projet  de  loi.  Il  est 
remarquable  aussi  que  tous  les  moyens  employés  comme  digues, 
comme  bornes,  ont  tous  servi  en  fin  de  compte  à  la  révolution,  ont 
été  pour  elle  des  instrumens,  et  ont  tourné  à  son  profit.  Pourquoi? 
C'est  qu'au  lieu  de  s'emparer  de  la  direction  des  esprits,  d'ouvrir  har- 
diment une  autre  inondation  d'idées  opposées,  tous  les  gouvernemens, 
toutes  les  assemblées,  tous  les  corps  officiels  et  non  Officiels  ont  cher- 
ché dans  des  abstractions,  des  compromis  et  des  arrangemens  poli- 
tiques, ce  qu'il  n'est  pas  en  leur  pouvoir  de  donner.  Ce  sont  de  purs 
moyens  mécaniques  auxquels  il  ne  faut  pas  se  fier,  des  rouages  qui 
s'usent  et  que  malheureusement  on  ne  remplace  qu'avec  une  extrême 
difficulté;  ce  ne  sont  pas  des  moyens  naturels  portant  en  eux-mêmes 
leur  fécondité.  Ainsi,  par  exemple,  l'autorité  est  détruite  :  comment  va- 


LA   PREMIÈRE  MOITIÉ   DU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  389 

-on  la  remplacer?  Va-t-on  protester  contre  le  renTersement  du  principe 
l'autorité?  Non,  on  transigera,  on  avouera  que  le  principe  absolu  d'au- 
orité  a  fait  son  temps ,  mais  qu'il  faut  cependant  qu'il  reste  quelque 
:liose  de  ce  principe,  une  moitié,  ou  un  quart  seulement,  car  enfin  il 
aiit  toujours  un  gouvernement.  On  oublie  qu'autre  chose  est  le  gou- 
vernement, autre  chose  est  l'autorité;  que  l'autorité  qui  n'est  plus  au- 
onome,  comme  dit  le  vocabulaire  philosophique  d'aujourd'hui,  que 
autorité  qui  n'a  plus  sa  loi  et  sa  vie  en  elle-même,  qui  ne  puise  plus 
11  elle-même  sa  propre  force,  et  qui  est  obligée  de  chercher  en  dehors 
l'elle  son  ressort  moral,  tantôt  dans  une  fraction  du  pays,  tantôt  dans 
ma  autre,  tantôt  dans  un  parti  parlementaire,  tantôt  dans  un  autre,  qui 
)rend  sa  force  dans  l'initiative  ambitieuse  et  fatale  de  tel  ou  tel  homme, 
l'est  plus  l'autorité,  mais  une  simple  machine  gouvernementale.  Autre 
xcmple  :  la  foi  est  éteinte,  on  le  dit  du  moins;  les  hommes  d'état  se 
latent  de  le  croire,  s'empressent  de  le  publier,  et  demandent  com- 
nent  ils  vont  remédier  à  cette  absence  de  croyance.  Par  l'instruction 
irimaire,  répondent-ils;  puis,  comme  Pilate,  ils  se  lavent  les  mains  et 
lorment  tranquilles.  On  enseigne  donc  aux  enfans  les  vingt-quatre 
attres,  les  quatre  règles  de  l'arithmétique,  la  position  géographique 


es 


capitales  de  l'Europe,  et  puis  tout  est  fini.  Avez-vous  remédié  par 
1  à  cette  absence  de  foi?  avez-vous  créé  des  hommes?  Nullement.  Vous 
vez  créé  des  automates  sans  force  morale,  sans  ame  pour  se  guider; 
omme  dans  la  légende,  ils  accourent  vers  vous,  et  vous  demandent 
lie  ame;  ils  n'obtiennent  aucune  réponse;  ils  rencontrent,  sur  leur 
liomin  la  révolution,  qui  leur  en  fournit  une  enflammée,  mais  bien 
6elle;  les  automates  que  vous  aviez  créés  par  votre  instruction  méca- 
ique  se  retournent  contre  vous  et  vous  dévorent. 

Il  n'est  plus  temps  maintenant  de  renoncer  aux  moyens  mécaniques; 
s  se  sont  usés  d'eux-mêmes,  il  n'y  en  a  plus.  L'instruction  primaire 

montré  manifestement  sa  faiblesse ,  ses  dangers ,  son  impuissance 
bsolue  à  donner  l'éducation,  c'est-à-dire  à  former  des  hommes  réels, 
lapables  de  sentir  leur  responsabilité ,  de  répondre  de  leur  conduite 
lU  lieu  de  la  mettre  sur  le  compte  de  la  société;  car,  pour  le  dire  entre 
arenthèses ,  à  force  de  parler  par  abstractions ,  nous  avons  fini  par 
purnir  des  excuses  à  toutes  les  passions.  C'est  là  le  plus  grand  danger 
e  toutes  ces  manières  de  langage  qui  n'ont  pas  un  sens  résolu  et  dé- 
nitif.  Quant  aux  constitutions ,  elles  semblent  avoir  fini  leur  temps, 
[ui  s'en  soucie  aujourd'hui?  Une  chose  m'a  toujours  beaucoup  tour- 
(lenté  :  si  par  hasard  cette  constitution  vient  à  périr,  me  suis-je  dit 
ouvent,  je  voudrais  bien  savoir  s'il  se  trouvera  des  hommes  assez 
éroïques  pour  avoir  le  courage  d'en  créer  une  autre.  Quant  au  gou- 
ernement  parlementaire,  il  meurt  tous  les  jours,  tantôt  sous  les  coups 
lUe  lui  porte  la  constitution  qu'il  a  créée  lui-même,  tantôt  sous  les 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fatigues  qu'engendrent  ses  propres  excès.  Nous  voilà  donc  maintenant 
obligés  de  chercher  d'autres  moyens  de  gouvernement  que  ceux  que 
noufi  avions  employés  jusqu'à  ce  jour.  Les  trouverons-nous?  Nous  ne 
savons,  car  par  deux  fois,  depuis  cinquante  ans,  on  a  rencontré  des 
réalités ,  on  s'est  appuyé  sur  elles ,  et  elles  ont  succombé  ni  plus  ni 
moins  que  nos  abstractions  et  nos  toiles  d'araignée  parlementaires. 

La  plus  grande  de  ces  réalités  est,  à  coup  sûr,  Napoléon^  chez  lui, 
rien  d'abstrait,  tout  est  concret,  précis,  formé,  dirions-nous  presque. 
Dans  les  tristes  jours  que  nous  avons  traversés,  souvent,  en  pensant  au 
passé,  nous  avons  trouvé  une  consolation  infinie  en  jetant  nos  regards 
sur  l'histoire  de  Napoléon.  Depuis  la  révolution  de  février,  peu  s'en 
est  fallu  que  nous  ne  devinssions  coreligionnaire  de  Mickiewicz  et 
disciple  de  Towianski.  Oui,  Napoléon  est  un  révélateur,  on  sentira  de 
plus  en  plus  cette  grande  vérité.  11  a  révélé  les  notions  fondamentales 
des  sociétés,  notions  que  la  France  avait  oubliées;  il  a  révélé  rautorité, 
révélé  l'action  salutaire  de  la  discipline  et  de  la  force  militaire,  qui 
ii'avait  jamais  été  bien  connue  en  France,  et  qui,  malgré  tout,  a  été 
;»aur  elle  un  dernier  moyen  de  salut;  il  a  révélé  toutes  les  choses  ab- 
tt^lues,  toutes  les  nécessités  morales,  toutes  les  fatalités  inhérentes  à  la 
société,  l'inégaUté,  l'obéissance,  la  règle,  le  devoir.  Napoléon,  après  le 
Contrat  social,  après  la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme,  peut,  à  bon 
droit,  être  nommé  un  révélateur;  en  tout  cas,  c'est  un  prodige,  un  vé- 
ritable miracle  que  son  apparition  dans  un  temps  oii  la  doctrine  d'é- 
galité courait  le  monde;  il  consacra  par  son  exemple  l'inégalité  so- 
ciale, partout  il  a  remplacé  par  le  fait  naturel ,  original,  spontané,  le 
fait  matériel,  mécanique,  artificiel,  créé  par  le  Contrat  social.  Quelque 
temps  avant  lui,  on  posait  les  bases  de  la  société  sur  des  constitutions, 
des  chartes,  des  contrats,  des  conventions  tacites  ou  expresses,  des  dé- 
légations; aussitôt  qu'il  parut,  il  montra  combien  il  était  peu  vrai  que 
le  gouvernement  fût  fondé  sur  des  délégations  et  des  mandats.  Dans 
un  temps  où  régnait  le  scepticisme  absolu,  où  circulaient  les  plaisann 
teries  les  plus  philosophiques  sur  le  droit  divin,  il  montra  combien 
ce  droit  divin  était  en  lui,  l'homme  nécessaire,  fatalement  imposé,  et 
qui  semblait  tenir  son  pouvoir  de  Dieu  lui-même.  Dans  un  temps  où 
les  railleries  contre  les  rois  avaient  allumé  l'incendie  le  plus  immense 
qui  ait  été  allumé  jusqu'alors,  il  montra  combien  la  royauté  est  un 
fait  naturel,  inhérent  à  des  natures  comme  la  sienne;  il  montra  qu'il 
était  né  roi.  Dans  un  temps  de  persiflage  à  l'endroit  de  tout  ce  qui 
était  noble  et  digne  de  respect,  il  sut  faire  jaillir  de  toutes  ces  âmes 
qui  semblaient  desséchées  les  sources  profondément  cachées  de  l'en- 
thousiasme, du  respect  et  de  l'admiration.  Le  peu  qui  nous  reste  de 
toutes  ces  choses,  c'est  à  lui  que  nous  le  devons.  Il  a  offert  au  monde 
xivilisé,  qui  survivait  aux  ruines  de  toute  une  civihsation,  le  spectacle 


LA  PREMIÈRE  MOITIÉ  DU  DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  391 

le  plus  instructif,  et  que  l'étude  de  l'histoire  ne  pourrait  apprendre  :  il  a 
montré  de  quelle  manière  se  fondent  les  sociétés.  A  la  fin  du  xviii®  siè- 
cle, deux  systèmes  sur  l'origine  des  sociétés  ont  été  mis  en  pratique, 
celui  du  Contrat  social,  celui  de  Napoléon.  Le  Contrat  social  avait  créé 
un  essai  de  société  où  les  hommes,  sous  prétexte  d'être  libres,  étaient 
emprisonnés  dans  la  lettre  morte  d'une  constitution,  où  ils  étaient 
tenus  d'être  frères  et  de  s'aimer  d'une  certaine  manière,  où  ils  étaient 
égaux  par  force,  dût  la  nature  en  gémir,  où  ils  étaient  tenus  de  se 
perfectibiliser  de  par  un  décret,  d'être  vertueux  de  par  la  loi;  en  un 
mot,  le  Contrat  social  avait  créé  une  société  où  le  système  des  poids 
et  mesures  était  substitué  aux  inclinations,  aux  aptitudes  et  aux  diffé- 
rences créées  par  la  nature.  Napoléon  fit  tout  le  contraire,  il  parut,  et 
soudain  les  hommes  reconnurent  leur  maître,  leur  frère  aîné,  l'enfant 
■de  prédilection  de  leur  mère  commune  et  l'élu  de  Dieu;  ils  le  recon- 
nurent tel  par  le  simple  effet  de  l'admiration,  par  intuition,  dirons- 
nous,  et  sans  raisonner  sur  leurs  droits,  sans  disputer  sur  les  limites 
de  leur  devoir,  ils  le  proclamèrent  leur  roi.  L'héroïsme  remplaça  les 
«ymétriques  arrangemens  constitutionnels,  la  force  morale  remplaça 
la  stérile  logique;  le  fondement  des  sociétés,  et,  qui  mieux  est,  le  fon- 
dement de  notre  société  européenne  fut  retrouvé  par  instinct,  la  tra- 
dition véritable  de  l'humanité  ressaisie  comme  par  un  bond.  N'est-ce 
pas  ainsi ,  par  acclamation  et  sous  l'impression  de  leur  enthousiasme, 
que  les  anciens  guerriers  barbares,  gens  peu  raisonneurs,  mais  braves, 
héroïques  et  humains  après  tout,  procédaient  à  l'élection  de  leurs 
'Chefs?  C'était  là  toute  leur  science  politique;  cette  acclamation  instinc- 
tive contenait  toutes  leurs  théories  constitutionnelles,  toutes  leurs 
'machines  à  voter,  toute  leur  stratégie  parlementaire.  De  son  côté, 
'Napoléon  retrouva  d'instinct  les  fondemens  et  les  origines  de  l'aristo- 
tratie  :  il  choisit  autour  de  lui  parmi  ses  soldats  les  plus  braves  et  les 
'^lus  dévoués,  et  il  leur  dit  :  Allez  et  commandez.  Ce  fut  une  société 
recréée,  ressaisie  à  ses  origines.  De  ces  deux  essais,  quel  fut  le  meil- 
leur à  votre  sensî 

0  rois  de  l'Europe,  lorsque  vous  avez  poursuivi  cet  homme  de  votre 
haine  et  de  vos  clameurs,  lorsque  vous  avez  excité  contre  lui  la  haine 
et  les  clameurs  des  peuples,  avez-vous  bien  réfléchi  aux  conséquences 
*«le  votre  action?  Vous  l'appeliez  voleur  de  couronnes,  mais  vous  auriez 
dû  plutôt  le  considérer  comme  ayant  consolidé  pour  jamais  votre  droit 
à  porter  vos  couronnes.  Où  donc,  en  France,  était  cette  couronne? 
•  ^Elle  était  ternie,  souillée  de  sang,  cachée  dans  les  décombres:  il  sut  la 
retrouver.  Auriez-vous  mieux  aimé  qu'il  l'eût  brisée  à  jamais,  lorsqu'il 
en  avait  la  puissance?  Maintenant,  les  peuples,  instruits  par  votre 
«xemple,  se  sont  retournés  contre  vous;  ils  ont  appris,  par  vos  leçons, 
combien  pesait  une  couronne,  combien  c'étaitune  chose  facile  à  trans- 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porter  d'une  tête  à  une  autre.  Lui,  il  leur  avait  appris  que  l'autorité 
est  une  chose  naturelle,  fondée  sur  le  devoir  et  l'obéissance  :  vous  leur 
avez  appris,  en  le  renversant,  que  c'était  une  chose  factice  qui  se  don- 
nait, qui  s'imposait  et  s'enlevait  au  gré  des  intérêts  et  des  ambitions. 
Le  jour  où  Napoléon  est  tombé,  l'autorité  a  reçu  le  coup  le  plus  fatal 
qui  lui  ait  jamais  été  porté.  Les  blessures  que  le  peuple  lui  avait  faites 
en  93,  Napoléon  les  avait  fermées,  et  vous,  ô  rois  de  l'Europe,  vous  les 
avez  rouvertes. 

La  seconde  réalité,  après  le  gouvernement  de  Napoléon,  c'est  le 
gouvernement  de  Louis-Philippe,  ou  plutôt  les  bases  sur  lesquelles 
reposait  le  gouvernement  de  Louis-Philippe.  Ces  bases  étaient  les 
classes  moyennes.  Cet  avènement  subit  des  classes  moyennes  est  peut- 
être  le  fait  le  plus  important  de  ce  siècle  et  le  seul  digne  d'attention 
après  Napoléon.  Malheureusement  ces  classes  ont  été ,  à  un  moment 
donné,  à  elles  seules,  les  bases,  les  colonnes,  les  appuis  et  les  décora- 
tions du  trône  de  juillet.  Elles  étaient  assez  nombreuses  pour  le  fon- 
der, elles  n'étaient  pas  assez  disciplinées  pour  le  soutenir,  et  à  l'heure 
du  danger,  elles  n'ont  pas  été  assez  choisies,  assez  triées,  dirons-nous, 
elles  présentaient  encore  un  aspect  trop  confus,  trop  mélangé,  pour  le 
défendre  et  le  sauver.  L'avènement  des  classes  moyennes,  quel  que 
soit  le  sort  qui  leur  est  réservé,  est  une  réalité,  car  ces  classes  sont  la 
mesure  de  l'état  social,  le  chronomètre  de  la  civilisation,  de  l'éléva- 
tion des  intelligences  et  de  l'accroissement  des  richesses;  elles  sont  la 
mesure  de  tout  le  mouvement  de  la  nation,  de  son  abaissement  ou  de 
son  élévation;  rien  n'indique  mieux  qu'elles,  malheureusement  nous 
l'avons  vu,  les  fluctuations  de  l'opinion  publique,  les  changemens  des 
mœurs,  la  direction  des  esprits.  Eh  bien!  cette  dernière  réalité  nous  ;i 
échappé  aussi;  il  ne  reste  rien  de  l'empire  que  quelques  institutions 
déjà  minées  et  le  prestige  d'un  grand  nom,  il  ne  reste  de  la  bourgeoisie 
que  des  débris  de  fortune,  des  tentatives  de  renaissance,  la  confiance 
dans  le  tra^  ail  et  l'amour  de  l'industrie. 

La  révolution  française  est  donc,  dans  cette  première  partie  du 
XIX*  siècle,  l'élément  le  plus  important,  le  fait  principal.  Sa  lutte  avec 
les  divers  gouvernemens  constitue  jusqu'à  présent  toute  l'histoire  du' 
xix«  siècle.  Elle  a  emporté,  disons-nous,  non-seulement  les  moyens 
mécaniques  abstraits  qu'on  lui  avait  opposés,  mais  encore  les  réalités, 
les  plus  fortes,  celles  qui,  par  leur  nature  et  leur  origine,  semblaient! 
les  plus  propres  à  la  contenir  et  à  la  rendre  impuissante  en  se  l'assi-i 
milant.  Aujourd'hui,  quels  moyens  propose-t-on ,  quels  expédiensj 
a-t-on  inventés  pour  l'empêcher  de  continuer  ses  ravages?  Un  gou-j 
vernement  démocratique  est-il  un  remède,  et,  nous  dirons  mieux, j 
la  démocratie  porte-t-elle  en  elle-même  les  moyens  d'apaiser  cettej 
tourmente  qui  se  continue  depuis  soixante  ans?  Sans  doute,  diront: 


LA   PREMIÈRE  MOITIÉ   DU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  393 

(juelques-uns,  puisque  la  réyolution  française  est  la  démocratie,  et 
vice  versa.  Nous  ne  le  pensons  pas.  La  démocratie  sera  impuissante 
comme  tous  les  autres  remèdes  :  nous  l'ayons  essayée  depuis  deux  ans, 
nous  l'essayons  encore,  et  nous  ne  voyons  pas  qu'il  y  ait  lieu  de  se  fé- 
liciter des  résultats.  Ceux  qui  pensaient  qu'avec  le  suffrage  universel 
cesserait  la  révolution  doivent  être  fort  détrompés.  Au  contraire,  la 
démocratie  la  secourt ,  lui  prête  sa  force  et  son  appui ,  la  protège  pour 
ainsi  dire,  mais  il  est  aisé  de  s'apercevoir  que  la  révolution  ne  s'arrê- 
tera pas  là  :  elle  passera  par-dessus  la  démocratie,  et  ses  folles  vagues 
continueront  de  rouler  vers  des  rivages  indéfinis  et  dont  le  nom  est 
inconnu.  Il  est  vrai  que,  dans  le  parti  démocratique,  beaucoup  répè- 
tent que  la  révolution  continue,  parce  que  la  démocratie  n'est  pas  en- 
core complètement  victorieuse,  parce  qu'elle  est  obligée  de  subir  ou 
au  moins  d'accepter  le  pouvoir  des  autres  élémens  dont  se  compose  la 
France.  C'est  une  démocratie  de  transition,  disent-ils,  pour  arriver  à 
la  véritable  démocratie. 

Que  signifie  donc,  dans  leur  langage,  le  mot  de  véritable  démocra- 
tie? 11  signifie  que  le  pouvoir  devra  passer  au  plus  grand  nombre, 
c'est-à-dire  aux  classes  les  plus  nombreuses,  par  conséquent  aux  classes 
populaires.  C'est  une  grande  erreur  de  croire  que  la  révolution  cesse- 
rait parce  que  nos  ouvriers  ou  nos  paysans  seraient  les  maîtres;  elle 
continuerait  plus  terrible  que  jamais.  Et  ici  je  ne  parle  pas  des  mal- 
heurs inévitables  qui  viendraient  fondre  sur  la  France,  non,  mais  du 
résultat  qu'aurait  cette  étrange  expérience  politique.  Par  leur  nature, 
les  classes  populaires  sont  incapables  de  vie  politique  réelle.  De  deux 
choses  l'une  :  ou  bien  leur  gouvernement  serait,  comme  certains  jour- 
naux nous  en  menacent  tous  les  jours,  un  gouvernement  de  passions, 
une  sorte  de  vengeance  temporaire  et  qui  ne  saurait  durer,  ou  bien 
elles  devraient  cesser  d'être  les  classes  populaires  pour  devenir  nous 
ne  savons  quelle  classe  dont  le  nom  est  encore  inconnu  dans  l'histoire. 
Les  imbéciles  politiques  qui  parlent  d'organiser  un  gouvernement  au 
moyen  des  classes  populaires  sont  les  plus  fourbes  des  hommes,  s'ils 
n'en  sont  pas  les  plus  ignorans.  Il  n'y  a  pas  pour  les  classes  populaires 
possibilité  de  devenir  des  classes  politiques.  Les  classes  moyennes, 
nous  en  avons  tous  été  témoins,  ont  eu  une  extrême  difficulté  à  gou- 
verner, et  encore,  à  un  certain  moment,  l'inexpérience  politique  s'est 
montrée,  la  clairvoyance  a  fait  défaut.  Or,  dans  tous  les  états  possi- 
bles, chez  toutes  les  nations,  dans  les  civilisations  les  plus  différentes, 
au-delà  des  classes  moyennes  il  n'existe  rien  comme  classe  politique. 
Ces  mots,  à  une  autre  époque,  auraient  pu  sembler  un  pur  lieu  com- 
mun; aujourd'hui  ils  peuvent  sembler  une  hardiesse ,  une  insolence 
aristocratique,  et,  pour  les  plus  calmes  des  démocrates,  ils  peuvent  pa- 
raître une  audace  philosophique.  La  bourgeoisie  n'est  pasfune  classe, 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  proprement  parler,  et  voilà  pourquoi  il  lui  est  possible  de  gouverner. 
Ce  n'est  pas  une  classe,  c'est  une  collection  d'hommes  de  toutes  les 
professions,  de  toutes  les  origines;  c'est  une  collection  d'individus.  Ce 
n'est  pas  une  classe  enchaînée  par  la  solidarité  de  la  naissance,  im- 
muable par  son  origine,  réunie  par  les  mêmes  intérêts.  Les  classes 
moyennes  sont  l'addition  de  tous  les  hommes  qui ,  par  leurs  efforts  et 
par  leur  initiative  individuelle ,  sont  parvenus  à  se  dégager  des  en- 
traves de  la  nécessité.  La  bourgeoisie  peut  donc  jouer  un  rôle  politi- 
que, elle  peut  prendre  part  à  la  vie  politique,  parce  qu'elle  n'est  qu'un 
composé  d'individus;  mais  au-delà  des  classes  moyennes,  qui  repré- 
sentent ce  qu'il  y  a  de  plus  intelligent  et  de  plus  excellent  au  sein  des 
masses  populaires,  nous  déclarons  qu'il  n'y  a  rien;  car,  si  les  individus 
sortis  de  ces  masses  obscures  peuvent  gouverner  et  prendre  part  à  la 
vie  publique,  les  masses  elles-mêmes  ne  le  peuvent  pas. 

Reste  donc  le  socialisme.  Nous  devons  rendre  cette  justice  aux  véri- 
tables chefs  du  socialisme,  à  SaintrSimon,  à  Fourier,  à  M.  Proudhon, 
qu'ils  n'ont  jamais  cru  que  la  prépondérance  des  masses  démocrati- 
ques fût  le  moyen  d'apaiser  la  tempête.  Le  seul  moyen,  disent-ils,  de 
terminer  la  révolution,  c'est  de  l'organiser  :  c'est  en  cela  que  se  résume 
tout  leur  système;  mais  la  révolution  est  ingouvernable,  l'organiser  est 
une  véritable  chimère.  On  n'organise  pas  la  destruction.  Le  socialisme 
échouera  comme  tous  les  autres  partis;  il  échoue  déjà.  En  effet ,  des 
symptômes  sinistres  commencent  à  nous  apprendre  que  les  masses  dé- 
mocratiques sont  aussi  dégoûtées  du  socialisme  que  de  tous  les  autres 
systèmes.  Les  épouvantables  rêves  du  socialisme  commencent  à  se 
dissiper  devant  cette  terrible  réalité  de  la  révolution;  ils  ne  sont  déjà 
plus  que  comme  des  brouillards  qui  naissent  d'un  océan  plein  de  tem- 
pêtes. L'esprit  révolutionnaire  passera  sur  le  socialisme,  comme  il 
passe  déjà  sur  la  démocratie. 

A  quelles  épreuves  sommes-nous  donc  destinés,  tous  tant  que  ne 
sommes?  Dieu  seul  le  sait.  Ah  !  lorsque  nous  nous  plaçons  à  une  cei 
taine  hauteur,  lorsque  nous  voyons  la  marche  du  temps  du  haut  d'ui 
indifférente  élévation,  alors  un  sentiment  de  concorde,  de  pitié  et  de 
pardon  s'éveille  dans  notre  cœur.  Nous  plaignons  sincèrement  nos 
amis  et  nos  ennemis,  ceux  qui  s'intitulent  absolutistes  et  constitution- 
nels, ceux  qui  s'intitulent  démocrates  et  socialistes.  C'est  entre  nous, 
après  tout,  qu'est  la  lutte.  Nous  différons  grandement  sur  les  moyens, 
mais,  au  fond ,  il  n'y  a  qu'une  pensée  chez  les  meilleurs  et  les  plus 
purs  d'entre  nous  tous  :  finir  la  révolution.  C'est  entre  nous,  bourgeois 
€t  aristocrates,  qu'est  la  lutte;  elle  n'est  pas  ailleurs.  Nous  sommes  bien 
quelque  cent  mille  individus  en  France  qui  formons  ce  qu'on  appelle 
les  partis,  le  reste  de  la  nation  s'en  soucie  peu.  Et  au-dessous  de  nous 
souffle  sans  cesse  l'esprit  révolutionnaire  qui  nous  absorbe  tous.  Et 


LA   PREMIÈRE  MOITIÉ   DU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  395 

puis,  parmomens,  lorsque  la  colère  fait  place  à  ce  sentiment  de  sym- 
pathie que  je  viens  d'indiquer,  la  plus  grande  consolation  qui  se  pré- 
sente, c'est  de  se  dire  que,  si  la  tempête  se  met  de  nouveau  à  souffler, 
elle  nous  engloutira  tous,  oui,  tous,  amis  et  ennemis.  Voilà  notre 
suave  mari  magno,  comme  disait  le  grand  poète  Lucrèce,  la  joie  sinistre 
qui  peut  saisir  chacun  des  malheureux  passagers  dans  un  vaisseau 
naufragé,  la  joie  qui  saisira  chaque  habitant  de  la  terre  au  jour  du 
jugement  dernier. 

De  plus  en  plus  deviendra  manifeste  ce  fait  effrayant,  c'est  qu'aucun 
gouvernement  ne  peut  s'appuyer  sur  la  révolution  française.  On  peut 
construire  avec  des  débris  et  des  ruines,  mais  on  ne  peut  pas  con- 
struire sur  la  destruction  elle-même.  Cette  impossibilité  absolue  de 
construire  un  gouvernement  sur  les  bases  de  la  révolution  (le  mot 
bases  n'est-il  pas  lui-même  impropre?)  est  démontrée  par  l'histoire 
des  soixante  dernières  années.  Tous  les  gouvernemens  sont  sortis  du 
droit  d'insurrection.  Pour  vivre,  ils  ont  été  obligés  de  combattre  le 
principe  qui  leur  avait  donné  naissance;  ils  se  sont  mis  en  opposition 
avec  lui ,  et  ils  ont  été  emportés.  C'est  le  droit  d'insurrection  qui  crée 
les  institutions,  qui  promulgue  les  constitutions,  qui  fait  et  défait  les 
lois  :  institutions,  lois,  constitutions,  gouvernemens,  sont  comme  les 
caprices,  les  fantaisies  passagères,  les  improvisations  de  l'esprit  révo- 
lutionnaire. C'est  cette  origine  qui  fait  si  précaires,  si  timides,  tous  les 
gouvernemens  qui  se  succèdent.  Us  sentent  trop  qu'ils  sont  fondés  sur 
le  droit  d'insurrection,  qu'ils  n'ont  pas  en  eux-mêmes  leur  force  mo- 
rale, et  la  société,  elle  aussi,  a  si  bien  senti  le  danger,  qu'elle  avait 
créé,  dans  ces  derniers  temps,  une  doctrine  qui  s'appelait  la  doctrine 
du  fait  accompli.  Qu'est-ce  donc,  au  fond,  que  cette  doctrine?  C'est  le 
corollaire  nécessaire  du  droit  d'insurrection;  c'est  un  moyen  pour  la 
société  de  rejoindre  les  événemens,  alors  même  qu'ils  sont  allés  plus 
vite  qu'elle  ne  l'aurait  voulu;  mais  cela  ne  peut  durer.  Quelque  chose 
qui  arrive,  la  société  ne  pourra  plus  accepter  ces  conquêtes  de  l'esprit 
révolutionnaire;  elle  ne  peut  se  suicider  :  l'instinct  de  conservation 
l'empêchera  de  donner  son  adhésion  à  de  nouvelles  victoires,  et  alors 
qu'arrivera-t-il? 

Voilà,  au  fond,  toute  l'histoire  du  ïix«  siècle.  Maintenant,  en  cette 
année  1850,  quelle  est  la  situation  des  choses?  L'esprit  révolutionnaire 
n'est  pas  vaincu ,  mais  ses  doctrines  sont  percées  à  jour.  Ce  que  l'on 
avait  coutume  de  nommer  les  idées  françaises  n'existe  plus  à  l'état  de 
conviction  que  dans  la  tête  des  ignorans,  des  sots  et  des  méchans.  Au 
fond  de  la  situation  européenne,  il  y  a  une  crise  terrible  :  l'esprit  ré- 
volutionnaire  veut  aller  toujours  plus  loin,  les  sociétés  refusent  obsti- 
nément d'avancer.  Voilà,  à  proprement  parler,  la  situation  du  monde 
à  l'heure  où  nous  écrivons.  Qui  l'emportera? 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  XIX*  siècle  n'est ,  à  proprement  parler,  que  la  continuation  du 
xvni*  en  toutes  choses.  Ainsi ,  pendant  que  la  révolution  continue  de 
faire  le  tour  du  monde,  construisant  et  démolissant  d'éphémères  gou- 1 
vernemens,  les  créations  véritables  du  xvni«  siècle  continuent  à  se  I 
développer  toujours  davantage.  11  y  a  comme  une  nouvelle  hurhanité 
qui  menace  la  vieille  humanité,  et  ici  nous  ne  parlons  pas  de  l'esprit 
révolutionnaire;  Dieu  nous  garde  d'écrire  une  phrase  aussi  socialiste  ' 
que  peut  le  sembler  celle-là!  Mais  l'Amérique  est  une  création  du 
xvni"  siècle;  il  y  a  soixante  et  dix  ans,  les  États-Unis  étaient  une  simple 
réunion  de  colonies  occupées  de  leur  commerce,  réclamant  de  l'xVn- 
gleterre  la  permission  de  faire  leurs  affaires  en  toute  liberté,  et  main- 
tenant leur  ambition  est  sans  bornes,  leur  soif  insatiable.  Tour  à 
tour,  ils  incorporent  dans  leur  domination  l'Orégon,  le  Mexique,  lai 
Californie;  ils  pressent  l'Angleterre  au  Canada,  ils  menacent,  eux  aussi, 
de  prendre  la  route  des  Indes;  ils  enserrent  déjà  l'ancien  continent,  et| 
de  plus  en  plus  pèseront  sur  le  nouveau.  Et  la  Prusse,  oij  était-elle  ill 
y  a  un  peu  plus  d'un  siècle?  C'était  une  simple  province,  un  simple 
duché,  et  maintenant  elle  est  à  la  tête  de  l'Allemagne,  soit  qu'elle  la  ! 
trouble  par  ses  révolutions,  soit  qu'elle  réprime  les  insurrections  qui| 
veulent  l'imiter  par  ses  armes  et  son  gouvernement.  Et  la  Russie,  quil 
jadis  vivait  reléguée  dans  un  lointain  vague,  comme  une  fabuleusel 
Thulé,  et  cela  au  plus  beau  temps  de  la  civilisation  française,  voyez! 
ce  qui  est  arrivé  :  elle  est,  d'un  côté,  à  Constantinople ,  menaçant  ai 
son  tour  ce  peuple  qui  jadis  effraya  l'Europe,  et,  de  l'autre  côté,  elle 
jsst  à  Vienne,  elle  met  un  pied  sur  cet  empire  qui  pendant  tant  d'années  ' 
.  a;protégé  l'Europe  en  réunissant  sous  un  sceptre  européen  tant  de  po- J 
pulations  qui  ne  sont  européennes  que  par  leur  position  géographique.] 
Autour  d'elle  viennent  se  réunir  toutes  ces  populations  étranges, 
;Connues  à  l'ancienne  Europe ,  ou  dont  elle  ne  s'inquiétait  pas. 
comme  le  dit  un  écrivain  anglais,  nous  vivons  dans  un  monde  fertile! 
Les  choses  vont  vite  dans  ce  monde  :  tout  cela  s'est  fait  en  moins] 
d'un  siècle  ! 

Ainsi  donc,  d'une  part  les  ravages  révolutionnaires,  de  l'autre  l'ac- 
croissement successif  des  empires  fondés  au  xvni«  siècle  :  voilà  toute] 
l'histoire  de  la  première  moitié  de  ce  xix*  siècle,  si  orageux  et  si  me-j 
naçant. 

Maintenant  quelle  conclusion?  direz-vous.  La  conclusion,  c'est  que,^ 
si  l'Europe  veut  être  sauvée,  il  faut  qu'elle  abandonne  au  plus  vite  ses 
principes  hasardés,  ses  frénésies  humanitaires,  et  ce  que  j'appellerai 
volontiers  ses  ambitions  cosmopolites;  il  faut  qu'elle  renonce  à  dire  i 
en  phrases  sonores,  comme  elle  l'a  fait  jusqu'ici,  qu'elle  travaille  pour  i 
l'humanité,  et  qu'elle  songe  un  peu  plus  à  elle-même.  Elle  s'arrache 
le  cœur  chaque  jour  dans  ses  luttes  intestines  :  qui  sait  s'il  lui  en  res- 


LA  PREMIÈRE  MOITIÉ   DU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  397 

tera  assez  lorsque  l'heure  suprême  sonnera?  Et,  de  jour  en  jour,  cette 
heure  approche,  et  l'insouciance  sera  expiée  aussi  bien  que  les  senti- 
mentalités philosophiques  dont  elle  se  décore.  11  faut  parvenir  à  trouver 
une  foi  supérieure  à  celle  de  la  révolution;  sinon ,  soyez-en  sûr,  tôt  ou 
tard  nous  succomberons. 

Nous  pouvons  encore  nous  sauver  matériellement  par  l'action  de  la 
force;  mais  là  n'est  pas  la  question ,  car  la  force  n'est  qu'un  pouvoir 
temporaire,  et  l'esprit  révolutionnaire  est  une  chose  tout  intellectuelle. 
S'il  nous  paraît  si  matériel,  c'est  qu'il  ressemble  aux  rêves  d'une  ima- 
--  ination  sans  loi ,  au  délire  physique  des  facultés  qui  s'éparpillent  et 
<:ourent  çà  et  là  comme  des  bacchantes.  Ce  qui  fait  sa  force,  c'est  qu'il 
se  proclame  un  progrès  sur  ce  qui  fut,  et  c'est  par  là  qu'il  est  atta- 
quable. La  révolution,  qui  n'est  qu'un  moyen  de  destruction,  un  ex- 
pédient, une  machine  de  guerre,  un  fait,  s'est  posée  comme  étant  une 
loi.  Là  est  son  point  tout-à-fait  faible.  Eh  bien  !  en  face  du  temps,  il  faut 
poser  hardiment  l'éternité;  en  face  de  la  révolution,  des  besoins  nés 
d'une  époque  évanouie,  il  faut  poser  des  idées  essentielles,  éternelles, 
nécessaires  à  la  nature  même  de  l'homme  et  aux  fondemens  du  monde. 
J'indique  le  remède  intellectuel,  religieux,  philosophique;  d'autres 
chercheront  les  moyens  matériels. 

Toutefois  on  ne  trouvera  point  ces  idées  victorieuses,  si  l'on  ne  s'est 
fait  d'abord  un  cœur  exempt  de  ressentimens,  de  passions  et  de  préju- 
gés, si  l'on  ne  s'est  fait  une  ame  morale,  impartiale,  indifférente  aux 
systèmes.  Je  vois  trop  de  préjugés  parmi  nous.  Ce  n'est  pas  la  forme 
de  l'ancienne  société  qu'il  faut  présenter  aux  yeux  des  nouvelles  géné- 
rations, c'est  l'idéal  éternel  des  sociétés.  Il  faut  leur  apprendre  que  les 
hiérarchies  et  les  aristocraties  sont  le  fondement  des  sociétés,  mais  non 
pas  que  les  parchemins  et  les  titres  sont  les  bases  de  l'univers.  En 
toutes  choses ,  aujourd'hui ,  il  faut  montrer  l'esprit,  l'idée,  le  prin- 
cipe ,  jamais  les  formes.  Les  anciennes  formes  sont  détruites,  vous  ne 
les  ferez  pas  revivre.  Sauvez  le  principe  d'autorité,  et  peu  importe 
après  qu'il  revête  cette  forme  ou  cette  autre.  Sauvez  l'idée  de  hiérar- 
chie, et  peu  importe  ensuite  comme  elle  s'organisera,  et  si  l'échelle 
sociale  s'élèvera  du  simple  chevalier  jusqu'au  duc  et  pair;  les  cheva- 
liers, les  ducs  et  pairs,  sont  des  titres  et  des  étiquettes  de  choses  réelles, 
mais  il  ne  faut  pas  prendre  ces  étiquettes  pour  la  réalité.  J'en  dirai 
autant  de  l'esprit  religieux  :  sauvez  l'esprit  chrétien  et  laissez  au  temps 
le  soin  de  recréer  une  nouvelle  forme.  Imprégnez  les  esprits,  remuez 
les  cœurs,  faites  circuler  le  souffle  des  idées  pures,  mais  ne  présentez 
pas  des  formes  vermoulues  et  des  couleurs  effacées.  Soyez  sûr  que,  si 
vous  répandez  l'esprit  religieux,  vous  aurez  plus  fait  pour  la  conver- 
sion des  cœurs  et  des  âmes  qu'en  continuant  à  combattre  protestans 
contre  catholiques  et  vice  versa.  Vous  ne  ressusciterez  pas  la  noble  che- 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Valérie,  les  monastères,  le  moyen-àge,  tout  cela  est  de  la  poésie  et  n'est 
plus  de  la  réalité,  mais  vous  devez  sauver  les  idées  nécessaires  à  toute 
société.  Si  vous  essayez  de  ressusciter  des  formes  évanouies,  la  révolu- 
tion a  raison  contre  vous;  si  vous  sauvez  les  principes  dégagés  de  toute 
enveloppe  matérielle,  elle  est  vaincue,  car  la  révolution  n'a  pas  pris 
forme ,  figure ,  couleur;  elle  est  toujours  comme  un  esprit  qui  cher- 
che un  corps,  et  qui,  par  sa  nature,  ne  peut  en  trouver;  jamais  elle  ne 
se  soutiendra  devant  les  idées  absolues,  mais  elle  renversera  les  formes 
vermoulues  que  vous  placerez  devant  elle  comme  des  barrières. 

Souvent,  durant  ces  longues  nuits  d'hiver,  seul,  au  coin  du  feu,  d'é- 
tranges visions  m'ont  assailli.  11  me  semblait  souvent  que  la  nuit  ne 
devait  pas  finir,  et,  du  sein  de  cette  nuit,  je  voyais  sortir  les  ombres 
des  temps  passés  qui  souriaient  de  dédain  et  me  jetaient  en  passant  ces 
mots  vibrans  :  Morts  pour  la  liberté,  morts  pour  la  patrie,  morts  pour 
la  religion,  morts  pour  avoir  obéi  aux  lois  morales.  Les  martyrs  avec 
leurs  yeux  évangéliques,  les  héros  antiques  avec  leurs  calmes  regards 
m'apparaissaient  le  plus  souvent.  Deux  apparitions  surtout  m'étaient 
chères  :  l'image  du  noble  Épaminondas,  mon  héros  favori,  et  puis  l'i- 
mage de  ce  chevalier  qui ,  pris  par  les  infidèles  et  mutilé  horrible- 
ment, resta  tout  un  jour  dans  un  champ  avant  de  rendre  l'ame,  et  re- 
disant ces  dernières  paroles  :  Mort  pour  notre  Seigneur  Jésus-Christ  ! 
A  leur  place  apparaissaient  les  ombres  des  morts  contemporains  qui 
tous  me  répétaient  :  Morts  pour  satisfaire  aux  exigences  de  nos  pas- 
sions, morts  pour  la  conquête  du  bonheur,  morts  pour  le  triomphe 
du  plaisir  sur  le  devoir  !  Et  alors  je  voyais  dans  le  fond  la  vieille  Eu- 
rope qui  me  souriait  d'un  air  égaré;  autour  de  moi,  les  commères  du 
radicalisme  criaient  leurs  hymnes  d'une  voix  chevrotante;  les  baya- 
dères  du  socialisme  ,  au  lieu  de  la  myrrhe  et  de  l'encens ,  me  présen- 
taient les  parfums  voluptueux  et  les  épices  excitantes.  Au-dessus  de  moi 
planait  l'image  gigantesque  du  temps;  mais  ce  n'était  plus  ce  conteur 
inépuisable  qui  savait  autrefois  tant  d'histoires  charmantes,  ce  n'était 
plus  cet  improvisateur  merveilleux  qui  savait  inventer  tant  de  faits 
héroïques  et  tant  de  gracieuses  intrigues;  ce  n'était  plus  ce  sphinx  ai- 
mable, sympathique  à  la  race  humaine,  qui  lui  proposait  jadis  tant  de 
problèmes  à  résoudre  ^our  .son  bonheur  et  sa  rédemption;  non,  main- 
tenant il  proposait  des  énigmes  dont  il  ne  savait  pas  lui-même  le  sens. 
Autour  de  moi  retentissaient  des  voix  qui  criaient  :  Tout  est  fini  !  Les  J 
Parques  filaient  les  derniers  jours  des  anciennes  civilisations;  elles 
filaient  une  laine  noire  et  grossière  dans  laquelle  brillaient  de  rares 
brins  de  soie  dorée;  pais  soudain  le  fil  fut  coupé ,  et  les  trois  sœurs 
crièrent  en  chœur  :  Voilà  le  cadavre  de  l'Europe,  ô  inflexible  Minos; 
vieux  Rhadamanthe,  juge  ta  proie  ! 

Les  hommes  cependant  refusaient  de  .mourir,  ils  résistaient  de  toutes 


LA  PREMIERS  MWSm  B»  BOL-^^m^ViàM»  aiS€tfr.  3Ôi)k 

leurs  forces  et  se  débattaient  sous  les  étreintes  de  l'impitoyable  mort. 
L'arrêt  fatal  est  prononcé.  —  A\ez-vous  une  parole  supérieure  à  celle 
de  la  mort?  Pouvez-vous  invoquer  une  puissance  plus  forte  que  la 
sienne  ?  criaient  de  toutes  parts  des  voix  sinistres.  Soudain  un  homme 
se  prosterna  la  face  contre  terre  et  s'écria  :  Oui,  il  y  a  une  puissance 
plus  forte  que  celle  de  la  mort,  c'est  celle  de  la  vie;  il  y  a  une  puissance 
plus  forte  que  celle  du  destin,  c'est  celle  de  la  divine  Providence. 
Sources  de  la  vie,  revenez  en  nous,  nous  récusons  nos  rêves.  Non,  la 
vie  n'est  pas  le  bonheur  humain.  Nous  l'avions  cru  jusqu'alors;  main- 
tenant nous  voyons  combien  nous  étions  coupables.  —  Aussitôt  que 
cette  parole  fut  prononcée,  la  nuit  s'évanouit,  et  une  voix  s'écria  : 

—  Non,  ce  monde  n'est  pas  le  monde  des  Parques  et  des  sorcières.  — 
Les  hommes  regardèrent  autour  d'eux  :  tout  avait  fui;  mais  quelle  dé- 
bâcle et  quelle  fuite  î  La  nuit  avait  été  si  longue,  que  les  herbes  avaient 
poussé  hautes  et  droites,  et  couvraient  la  pierre  des  tombeaux.  Des 
spectres  qui  tout  à  l'heure  encore  regardaient  ce  monde  comme  leur 
appartenant  cherchaient  et  ne  trouvaient  plus  leur  sombre  demeure, 
et  c'était  un  bizarre  spectacle  que  de  les  voir  se  heurter  et  courir, 
frappant  leurs  squelettes  retentissans  les  uns  contre  les  autres ,  criant 
dans  un  langage  inconnu  aux  régions  qu'éclaire  le  soleil  et  tout  em- 
preint des  usages  du  monde  souterrain.  Les  oiseaux  murmuraient 
leurs  chansons  amoureuses  avec  tant  de  gaieté,  la  nature  s'étendait  si 
fraîche,  la  lumière  brillait  si  pure  pendant  que  s'opérait  cette  fuite  des 
spectres,  qui  ne  savaient  où  se  cacher!  Les  hiboux  si  fiers  de  leur 
science,  éblouis  et  surpris,  volaient  au  hasard;  les  chouettes  prophé- 
tiques criaient,  non  plus  pour  prédire  le  malheur,  mais  pour  dé- 
plorer leurs  déceptions;  les  loups  et  toutes  les  bêtes  carnassières  et 
radicales  que  la  nuit  amène  s'enfuyaient  dans  leurs  cavernes.  Les 
hommes  tombèrent  à  genoux  et  prièrent  Dieu,  et  un  hymne  universel 
s'éleva  pour  le  remercier  d'avoir  forcé  l'aurore  à  briller  et  d'avoir 
ramené  avec  elle  les  parfums  et  les  espérances,,  les  rayons  et  les  mur-^ 
mures,  et  tout  ce  qui  enveloppe  d'harmonie,  d'enchantement,  d'admi- 
ration l'ame  immortelle  et  invisible.  Les  champs  recommencèrent  à 
s  emplir  de  musique;  les  villes  lointaines  et  les  hameaux  perdus  en- 
tonnèrent les  mêmes  hymnes ,  et  il  ne  resta  plus  de  tout  cela  que  le 
souvenir  d'un  m^iuvais  rêve.  L'esprit  révolutionnaire  était  vaincu,  et 
le  gouvernement  de  la  Providence,  avec  tout  ce  qui  accompagne  né- 
cessairement ce  gouvernement,  -r-  l'ordre,  la  hiérarchie  et  la  religion, 

—  continuait  à  régler  le  monde  qomme  pw  le  passé. 


MADRID 


ET  LES  MIDRILÈGIVES. 


DJCCWJ^ARIO    GEOGRAFICO-ESTADISTJCO-HISTORICO   DB    ESPASà    Y  SVS 

POSESIOmS  DE  ULTRAMAR,  par  Pascual  Madoz. 

16  vol.  in-40.  MadKd,  Ig48-il9. 


J'aime  la  statistique,  quand  elle  n'est  pas  trop  officielle,  quand  le 
travail  curieux,  passionné  du  chercheur  volontaire  s'y  substitue  à  la 
négligence  ennuyée  des  bureaux.  Que  de  choses  dans  un  menuet, 
mais  que  de  choses  aussi  dans  un  chiffre  formulé  avec  conviction, 
classé  avec  à-propos  et  surtout  sans  parti  pris!  Voici,  par  exemple,  un 
livre  presque  aussi  hérissé  de  nombres  qu'une  table  de  logarithmes, 
et  qui,  sous  ces  dehors  rebutans,  nous  en  apprend  plus  sur  l'état  ma- 
tériel et  moral  de  la  société  espagnole  que  l'œuvre  combinée  d'un 
grand  économiste,  d'un  grand  philosophe,  d'un  grand  écrivain  de 
mœurs.  A  coup  sûr,  M.  Madoz  est  le  dernier  qui  s'en  doute.  Je  ne  sais 
rien  de  plus  désintéressé  et  de  moins  ambitieux  que  sa  laborieuse  en- 
cyclopédie, où  le  commentaire  n'intervient  que  s'il  est  indispensable, 
où  l'auteur  s'efface  volontiers  toutes  les  fois  qu'il  peut  laisser  au  lec- 
teur l'honneur  d'apprécier  et  de  conclure  pour  lui;  et,  puisque  j'y 
songe ,  n'est-ce  pas  là  que  réside  l'attrait  imprévu  de  cette  lecture? 
On  la  commence  par  manière  d'acquit ,  et  on  la  poursuit  par  vanité. 


MADRID   ET   LES  MADRILÈGNES.  401 

M.  Madoz  a  d'autant  plus  de  mérite  à  ne  pas  faire  étalage  de  toutes  les 
conclusions  fécondes  de  son  œuvre,  que  cette  œuvre  est  bien  sienne, 
exclusivement  sienne.  Avant  lui,  la  statistique  était  tout  entière  à 
créer  chez  nos  voisins.  Ce  n'est  pas  qu'on  y  manquât  de  relevés  offi- 
ciels de  toutes  sortes  :  l'Espagne  a  précédé  à  cet  égard  de  plusieurs 
siècles  les  autres  nations;  mais  ces  relevés  fourmillaient  tour  à  tour 
de  lacunes  et  d'erreurs. 

Le  premier  dénombrement  raisonné  de  la  population  et  de  la  ri- 
chesse de  la  Péninsule,  exécuté  sous  le  règne  de  Philippe  II ,  reflète, 
par  exemple,  un  peu  trop  naïvement  les  préoccupations  de  l'époque. 
Dans  ce  travail,  du  reste  immense  et  qu'un  despote  était  peut-être 
seul  capable  de  mener  à  bonne  fin  dans  l'Espagne  du  xvi«  siècle,  quel- 
ques lignes  sont  à  peine  consacrées  à  des  villes  importantes,  tandis 
(jue  la  description  et  l'histoire  du  moindre  reliquaire  y  embrassent  la 
matière  d'un  demi-volume.  Quoique  mieux  dirigées,  les  tentatives 
faites  sous  les  règnes  suivans  furent  moins  heureuses  encore.  L'igno- 
rance, la  paresse,  l'absence  de  toute  émulation  qu'un  népotisme  tra- 
ditionnel entretenait  dans  le  personnel  administratif,  une  décentrali- 
sation excessive,  l'intérêt  qu'avaient  les  employés  concussiounaires  à 
dissimuler  le  chiffre  réel  de  la  matière  imposable,  l'extrême  confusion 
de  l'état  civil,  dont  le  clergé,  les  communes  et  les  agens  de  l'adminis- 
tration se  partageaient  les  élémens,  et  enfin  l'ombrageuse  susceptibilité 
des  corporations  devant  ce  qui  pouvait  ressembler  à  une  immixtion 
du  gouvernement  dans  leurs  franchises,  tout  conspirait  pour  épaissir 
ici  les  ténèbres.  Les  grands  réformateurs  du  dernier  siècle  échouèrent 
tour  à  tour  à  la  tâche.  Le  célèbre  ministre  de  Ferdinand  VI,  Ensenada, 
qui,  pour  restaurer  les  finances,  avait  conçu  l'idée  assurément  très 
discutable,  mais  très  hardie  pour  son  pays  et  pour  son  temps,  de  l'impôt 
unique,  dépensa  en  vain  des  sommes  énormes  {quarante  millions  de 
réaux)  pour  arriver  à  la  formation  d'un  cadastre  complet  (1);  il  dut  fina- 
lement demander  à  la  théologie  les  expédiens  financiers  que  la  statis- 
tique lui  refusait,  et  la  théologie,  par  l'organe  de  ses  docteurs,  délia 
Ferdinand  VI  d'une  partie  des  dettes  léguées  par  les  règnes  précédens. 
Sous  Charles  III ,  l'encyclopédiste  d'Aranda ,  qui  n'avait  pas  les  théo- 
logiens dans  sa  manche,  essaya  de  refaire  ce  cadastre;  il  commit  mal- 
heureusement la  faute  de  s'écarter  du  plan  primitif,  ce  qui  ne  per- 
mettait pas  d'utiliser  les  laborieuses  recherches  du  marquis  de  la 
Ensenada.  Ce  second  travail  resta  plus  incomplet  encore  que  le  pre- 
mier. Après  d'Aranda,  Campomanès  et  le  ministre  Lerena  furent  suc- 
cessivement réduits  à  déclarer  qu'une  statistique  exacte  et  complète 

(1)  Tout  incomplète  qu'elle  est,  la  statistique  dressée  par  ordre  du  marquis  de  la 
Ensenada  remplit  cent  cinquante  volumes, 

TOME   Y.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'Espagne  était  impossible,  et  Florida  Blanca  ne  démentit  pas  plus 
tard  ce  décourageant  arrêt  par  la  publication  de  la  sienne,  où  les  don- 
nées les  plus  indispensables  se  trouvent  souvent  oubliées. 

Le  règne  de  Ferdinand  Vil  vit  cependant  éclore  un  essai  heureux  : 
nous  voulons  parler  du  Dictionnaire  de  M.  Minano,  qui,  comme  sta- 
tistique d'ensemble,  serait  un  chef-d'œuvre,  si  une  méthode  parfaite, 
la  clarté  et  la  précision  des  développemens,  une  grande  finesse  d'ob- 
servation, qui,  avant  de  passer  aux  choses,  avait  appris  à  s'exercer  sur 
les  hommes,  pouvaient  suppléer  à  l'inexactitude  des  chiffres.  Malheu- 
reusement la  crise  politique  et  financière,  en  rendant  de  plus  en  plus 
urgente  la  nécessité  d'un  relevé  exact  de  la  population  et  de  la  richesse 
du  pays,  avait  surexcité  dans  la  même  proportion  les  causes  de  fraudes, 
fraudes  dont  l'administration  elle-même,  —  et  cet  abus  s'est  reproduit 
à  des  époques  beaucoup  plus  récentes,-^ se  rendait  souvent  complice. 
Tel  député  influent,  pour  épargner  à  sa  province,  à  son  district,  à  sa 
commune,  une  aggravation  possible  dans  la  répartition  de  l'impôt  ou  du 
contingent  militaire,  sollicitait  et  obtenait  un  faux,  comme  ailleurs  un 
chemin  vicinal.  Le  travail  de  M.  Minano,  basé  qu'il  était  presque  tou" 
jours  sur  des  documens  officiels,  reflétait  la  plupart  de  ces  inexacti- 
tudes, et  il  s'y  en  était  même  glissé  bien  d'autres.  Un  mauvais  plaisanà 
de  l'époque  s'avisa  de  dresser  une  carte  sur  les  renseignemens  géo*^ 
graphiques  transmis  par  des  correspondans  à  M.  Minano  et  acceptés 
de  confiance  par  le  spirituel  pamphlétaire,  qui  avait  parfois  la  tête 
ailleurs  :  les  latitudes  et  les  longitudes  se  livraient,  dit-on,  sur  cette 
carte  à  des  excentricités  peu  pardonnables,  à  ce  point  que  telle  ville 
de  l'intérieur  s'y  surprenait  en  pleine  mer.  M.  Minano  n'en  a  pas  moins 
légué  un  cadre  excellent ,  et  personne  ne  pouvait  mieux  le  remplir 
que  M.  Madoz.  A  une  pratique  consommée  de  ces  sortes  d'études,  à 
une  fougue  de  travail  que  rien  ne  lasse  et  n'effraie,  et  qui  est  devenue 
proverbiale  chez  ses  amis,  M.  Madoz  joint  une  qu£dité  non  moins  dé^: 
cisive  :  c'est  celle  de  député  opposant.  On  peut  traiter  à  la  diable  une 
enquête  officielle;  mais,  depuis  le  haut  fonctionnaire  jaloux  de  faire 
acte  d'impartiahté  jusqu'au  simple  particulier  heureux  de  faire  preu\e 
d'indépendance,  qui  oserait  refuser  toute  sa  complaisance  et  tout  soo 
zèle  à  un  député  de  l'opposition?  Comment  le  soupçonner  surtout 
d'une  arrière-pensée  fiscale?  A  telle  enseigne  que  M.  Madoz  a  pu  ralliée 
à  son  entreprise  plus  de  deux  mille  collaborations,  soit  officielles,  soi* 
officieuses,  qui,  tour  à  tour  se  corroborant,  se  complétant,  se  eorrir 
géant  l'une  par  l'autre,  donnent  à  chacun  des  faits  ou  des  chiffres 
qu'il  accepte  un  grand  degré  de  probabilité. 

Ce  gigantesque  travail,  qui  a  déjà  atteint  quinze  énormes  volumes 
in-quarto,  et  qui  en  aura  plus  de  seize,  se  ressent  d'ailleurs  des  diffi- 
cultés sans  nombre  contre  lesquelles  l'auteur  a  dû  lutter.  Tantôt  de 


MADRID   ET   LES  MADRILÈGNES.  403 

nouveaux  renseignemens  surviennent  durant  le  cours  de  l'impression, 
et  M.  Madoz ,  sacrifiant  avec  une  bonne  foi  dont  il  faut  lui  savoir  gré 
la  symétrie  à  l'exactitude,  se  résigne  à  les  faire  entrer  dans  un  cadre 
qui  ne  leur  était  probablement  pas  destiné;  tantôt  les  élémens  d'un 
même  relevé,  n'ayant  pas  pu  être  tous  recueillis  avec  la  même  rapidité, 
se  rapportent  à  des  années  différentes,  ce  qui  gêne  les  vues  d'ensemble. 
Les  scrupules  même  de  l'auteur,  le  soin  qu'il  prend  de  mettre  sous 
nos  yeux  toutes  les  pièces  du  procès,  chaque  fois  qu'il  a  à  justifier  un 
chiffre  ou  une  lacune,  jettent  dans  cet  ouvrage  une  lourdeur  fatigante. 
J'insiste  sur  ces  imperfections,  car  il  sera  facile  d'y  remédier  dans  les 
éditions  suivantes,  et  le  Dictionnaire  de  M.  Madoz  est  destiné  à  avoir  de 
nombreuses  éditions.  L'état  l'a  adopté,  et  le  mode  de  subvention  qu'a 
imaginé  le  gouvernement  espagnol  ne  manque  pas  d'une  certaine  cou- 
leur locale  :  il  a  offert  aux  employés,  en  guise  d'à-compte  sur  leurs 
arriérés,  un  exemplaire  de  l'ouvrage.  La  plupart  des  employés,  auto- 
risés par  une  triste  expérience  à  croire  qu'un  bon  livre  valait  bien  une 
créance  sur  le  trésor,  ont  pris  cette  offre  au  mot.  A  quelque  chose 
malheur  est  bon,  comme  on  voit  :  avec  un  déficit  moindre,  l'état  n'au- 
rait pas  été  en  mesure  d'encourager  cette  œuvre  capitale,  qui,  par  ses 
difficultés  et  son  étendue,  dépassait  les  limites  d'une  spéculation  privée. 
Je  ne  crains  pas  d'avoir  trop  longuement  insisté  sur  l'importance  de 
cette  immense  statistique,  qui.,  dans  un  moment  oii  la  production  et 
la  consommation  espagnole  essaient  de  nouer  des  rapports  réguliers 
avec  le  commerce  des  autres  pays,  a  véritablement  un  intérêt  euro- 
péen :  essayons  maintenant  d'en  tirer  parti.  Le  volume  qui  concerne 
Madrid  nous  occupera  de  préférence,  car  c'est  là  que  l'auteur  a  accu- 
mulé le  plus  grand  nombre  de  résultats  comparatifs.  Nous  serons 
obligé  parfois  de  remplacer  les  chiffres  par  des  inductions.  M.  Madoz 
ne  nous  dit  pas,  par  exemple,  comment  se  décompose  la  population  de 
plus  de  235,000  âmes  qu'il  a  relevée  à  Madrid  pour  1848.  Or,  ce  sont 
précisément  ces  détails  qui ,  rapprochés  de  quelques  données  corres- 
pondantes des  années  antérieures,  pouvaient  le  mieux  nous  éclairer  sur 
les  destinées  de  la  capitale  espagnole,  en  permettant  de  distinguer, 
entre  les  diverses  influences  qu'elle  subit,  celles  qui  sont  purement  ac- 
cidentelles de  celles  dont  l'action  est  permanente.  Malgré  ces  lacunes, 
les  renseignemens  recueillis  par  M.  Madoa  n'ouvrent  pas  moins  la  porte 
à  des  aperçus  très  intéressans  et  surtout  très  nouveaux  sur  la  situation 
matérielle,  le  rôle  politique  et  les  mœurs  de  la  société  madrilègne. 

I. 

Madrid  a  d'abord  cela  de  particulier,  entre  toutes  les  capitales  euro- 
péennes, qu'il  n'est,  à  proprement  parler,  ni  agricole,  ni  commercial, 


is 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  industriel.  A  part  deux  ou  trois  domaines  royaux ,  les  cultures  com- 
prises dans  son  ressort  municipal  ne  représentent  qu'un  revenu  intérieur 
à  150,000  francs.  Et  ce  n'est  pas  faute  d'espace  :  une  immense  ceinture 
de  terrains  vagues,  où  n'apparaissent  souvent  ni  une  maison  ni  un 
clocher,  entoure  Madrid  à  perte  de  vue.  Cet  abandon  des  travaux  agri- 
coles s'explique  par  l'importance  exceptionnelle  donnée  de  temps  im- 
mémorial dans  les  Castilles  au] pâturage.  Au  xvi*  siècle,  la  Castille- 
Nouvelle  possédait  à  elle  seule  plus  de  six  millions  de  mérinos,  sans 
compter  les  autres  variétés  ou  espèces  de  troupeaux,  et  la  mesta, 
partout  où  elle  a  apparu ,  a  fait  le  désert.  Quand  la  translation  de  la 
cour  à  Madrid,  sous  Philippe  II,  et  l'affluence  subite  de  population  qui 
en  résulta  vinrent  offrir  aux  habitans  un  meilleur  emploi  de  leur  sol, 
les  immenses  forêts  vierges  qui  entouraient  la  ville  au  moyen-âge,  et 
qui  l'avaient  fait  surnommer  la  Osaria  (la  ville  aux  ours),  étaient  in- 
cendiées ou  rasées.  Les  cours  d'eau  avaient  disparu  et  avec  eux  les 
principes  fertilisans  du  terroir,  qui  n'était  plus  désormais  qu'une 
énorme  tache  de  sable  entre  les  oasis  lointaines  d'Aranjuez  et  de  Gua- 
darrama.  Les  progrès  même  de  la  population  madrilègne  vinrent  hâ- 
ter cette  disparition  des  cours  d'eau.  Madrid,  qui  n'avait,  en  1560,  date 
de  son  érection  en  capitale,  que  2,500  maisons,  en  avait  7,000  en 
1597,  et  ce  développement  rapide  des  constructions  ne  dut  s'accomplir 
qu'aux  dépens  des  forêts  les  plus  voisines.  La  position  centrale  de  Ma- 
drid ,  qui  est  de  toutes  les  villes  d'Espagne  la  plus  éloignée  des  deux 
mers,  lui  interdisait  également  tout  essor  commercial.  Madrid  pou- 
vait encore  moins  viser  à  devenir  un  centre  industriel,  car  ses  pro- 
duits fabriqués  n'auraient  franchi  le  vide  qui  le  séparait  des  marchés 
extérieurs  de  consommation  que  pour  rencontrer,  au  nord,  au  midi, 
à  l'est ,  à  l'ouest ,  la  concurrence  manufacturière  de  Ségovie,  de  To- 
lède, de  Talavera,  de  Valence  et  d'Avila. 

L'octroi  est  aussi  pour  beaucoup  dans  le  triple  interdit  qui  est  venu 
peser  sur  l'activité  madrilègne.  Jusqu'en  1848,  et  sauf  quelques  excep- 
tions temporaires,  nous  voyons  le  tarif  municipal  frapper  de  droits 
exagérés,  non-seulement  les  denrées  de  première  nécessité,  dont  la 
cherté  paralyse  extra  muros  la  production  agricole  et  réagit  intrà  mu- 
ros  sur  les  salaires  (4),  mais  encore  les  produits  fabriqués,  et,  qui  pis 
est ,  les  matières  premières  de  ces  fabrications  (2),  c'est-à-dire  le  com- 
merce dans  son  seul  mobile,  l'industrie  à  la  source  même  de  son  dé- 
veloppement. Ce  n'est  pas  tout  :  l'état ,  sous  forme  de  droits  de  portes 

(1)  Par  le  droit  d'octroi,  le  prix  du  charbon,  seul  combustible  dont  on  fasse  généra-  t 
lemeut  usage  à  Madrid,  est  presque  doublé.  Le  vin  est  plus  surtaxé  encore.  Le  tarif  mu- 
nicipal frappe  jusqu'aux  légumes  et  n'excepte  même  pas  les  grains  et  les  farines. 

(2)  Par  suite  d'une  mesure  générale,  l'octroi  sur  les  objets  fabriqués  et  les  matières 
premières  a  été  supprimé  en  1848. 


MADRID   ET   LES  MADRILÈGNES.  405 

et  de  droits  de  consommation,  ajoute  à  l'octroi  municipal  une  surtaxe 
qui  le  double,  ce  qui  porte  à  environ  \  34  réaux  (33  fr.  50  c.)  par  habitant 
les  charges  indirectes  qui  entravent  aux  portes  de  Madrid  la  consom- 
mation et  la  production  locales.  Si  l'on  tient  compte  du  bon  marché 
relatif  de  la  vie  en  Espagne  et  de  la  sobriété  proverbiale  qu'y  compor- 
tent les  mœurs  et  le  climat ,  cet  impôt  local  de  33  francs  que  paie  en 
moyenne  l'habitant  de  Madrid  est  l'équivalent  de  60  francs  par  tête,  ou 
environ  250  francs  par  famille  à  Paris.  Pour  ne  pas  sortir  d'Espagne, 
une  comparaison  donnera  la  mesure  des  causes  d'infériorité  que  l'oc- 
troi et  les  deux  surtaxes  dont  l'état  le  grève  apportent  au  travail  ma- 
drilègne.  Ces  deux  surtaxes  seules  prennent  en  moyenne  au  consom- 
mateur de  Madrid  deux  fois  plus  qu'au  consommateur  de  Barcelone, 
et  trois  fois  plus  qu'à  celui  de  Cadix,  bien  que  Madrid  soit  de  toutes  les 
villes  celle  qui  approche  le  moins  des  conditions  agricoles,  commer- 
ciales et  manufacturières  qui  font  la  prospérité  exceptionnelle  de  Bar- 
celone et  de  Cadix. 

Ajoutons  que,  par  un  de  ces  procédés  de  logique  comme  le  fisc  sait 
seul  en  trouver,  le  montant  des  droits  locaux  de  consommation  est  con- 
sidéré plus  tard  par  l'administration  des  contributions  directes  comme 
l'une  des  bases  de  la  richesse  imposable,  de  sorte  que,  plus  la  com- 
mune aura  été  appauvrie  par  cette  taxe  indirecte,  plus  elle  devra  con- 
tribuer pour  l'impôt  direct.  C'est  ce  qui  peut  expliquer  encore  com- 
ment la  moyenne  individuelle  de  l'impôt  immobilier,  qui  est  de 
25  réaux  dans  la  province  de  Barcelone,  s'élève  pour  la  province  de 
Madrid  à  plus  de  32  réaux.  Le  système  des  patentes,  basé  qu'il  est  dans 
la  plupart  des  cas  sur  la  population,  est  encore  plus  défavorable  à  Ma- 
drid; chaque  patenté  y  paie  en  moyenne  97  francs,  tandis  que  le  pa- 
tenté de  Cadix  ne  paie  que  54  fr.  et  celui  de  Barcelone  47  francs.  Ainsi, 
Madrid  devait  voir  tourner  contre  lui-même  jusqu'à  la  supériorité  nu- 
mérique de  sa  population,  seule  compensation  qu'il  pût  trouver  aux 
inégalités  forcées  ou  factices  qui  paralysent  son  progrès  matériel. 

Dans  ces  conditions,  et  en  attendant  une  transformation  dont  il  est 
déjà  possible  d'apercevoir  les  symptômes,  Madrid  ne  pouvait  viser 
qu'au  rôle  de  métropole  officielle,  sans  autres  branches  de  commerce 
ou  d'industrie  que  celles  qui  correspondent  aux  besoins  les  plus  im- 
médiats de  la  consommation  locale.  La  classe  réellement  dominante 
à  Madrid  devait  donc  être  celle  qui  se  rattache  directement  ou  indi- 
rectement au  monde  officiel.  Essayons  de  déterminer  son  importance 
numérique.  Madrid  n'est  politiquement  intelligible  qu'à  cette  condi- 
tion. Nous  prendrons  pour  base  de  nos  calculs  le  recensement  muni- 
cipal de  1846,1e  seul,  d'après  M.  Madoz,  qui  offre  des  garanties  d'exac- 
titude, et  le  seul  aussi  qui  n'échappe  pas  entièrement  à  l'analyse.  Ce 
recensement  assignait  à  Madrid  environ  quarante-neuf  mille  domici- 


406  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liés,  correspondant,  avec  les  femmes,  les  enfans,  les  domestiques,  àj 
une  population  totale  de  près  de  207,000  âmes. 

Si  l'on  excepte  les  journaliers  et  les  domestiques,  l'impôt  des  pa- 
tentes atteint  en  Espagne  toutes  les  professions  non  officielles  suscep- 
tibles d'être  Classées,  depuis  l'avocat  et  le  banquier  jusqu'au  plu? 
humble  revendeur  ambulant.  Or,  les  relevés  que  fournit  le  livre  d( 
M.  Madoz  évaluent ,  pour  1846,  le  chiffre  des  patentés  de  Madrid  à  près 
de  16,700.  Le  personnel  des  journaliers  correspond  à  environ  7,000  feux 
Les  quatre  ou  cinq  manufactures  auxquelles  se  réduit  la  grande  indus 
trie  madrilègne  nous  donnent  au  plus,  avec  les  imprimeries,  un  milliei 
d'ouvriers  chefs  de  familles  ou  célibataires  vivant  seuls.  Quant  aux  ou-i 
vriers  qui  forment  le  personnel  des  mille  petites  industries  courairted 
de  Madrid,  la  plupart  travaillent  pour  leur  compte  et  rentrent  dansisj 
masse  des  patentés;  d'autres  se  mêlent  à  la  catégorie  des  hommes  dffc" 
peine  ou  journaliers;  d'autres  enfin  vivent  Chez  leurs  patrons  et  se  cem-P 
fondent,  dans  les  relevés  municipaux,  avec  les  familles  de  ceux-ci  :!a| 
majorité  des  commis-marchands  est  dans  ce  dernier  cas.  Nous  exagéron| 
donc  en  portant  à  2,000  les  commis  et  les  ouvriers  qui  ont  un  domicf 
distinct  et  qui  n'appartiennent  à  aucune  des  catégories  précédent 
Ajoutons  2,300  pour  le  personnel  des  deux  chambres,  les  emplc 
municipaux  et  ceux  des  gens  de  lettres,  artistes,  etc.,  qui  échappent  î^ 
toute  classification  officielle.  Uy  a  à  Madrid  6,400  maisons  particulières; 
mais  plusieurs  de  ces  maisons  appartiennent  soit  aux  mêmes  personnes, 
soit  à  des  personnes  exerçant  des  professions  déjà  classées,  soit  enfin 
à  des  capitalistes  de  province  que  le  danger  des  placemens  agricdlesal 
pendant  la  guerre  civile  et  l'affluence  exceptionnelle  d'étrangers  qnep 
jetaient  au  siège  du  gouvernement  les  vicissitudes  politiques  ont  ame- 
nés à  placer  leurs  fonds  sur  des  immeubles  de  Madrid.  Déduction  faite 
de  ces  absences  et  de  ces  doubles  emplois,  c'est  tout  au  plus  si  les  pro- 
priétaires d'immeubles  domiciliés  à  Madrid  atteignent  le  chiffre  ^ 
4,400.  Nous  ne  devrions  parler  que  pour  mémoire  des  familles  richei^ 
qui  viennent  habiter  Madrid  sans  autre  but  que  d'y  jouir  de  leur  for-^ 
tune;  car,  en  Espagne,  où  la  vie  de  château  n'existe  pas,  la  plupart  deiB 
riches  oisifs  ne  se  rejettent  sur  les  villes  que  pour  s'y  fixer  définitive-™ 
ment,  y  acquérir  des  immeubles  et  s'y  confondre  avec  les  propriétaires^ 
locaux.  Madrid,  vu  l'inclémence  relative  de  son  climat  et  la  cherté  àt 
la  vie,  est  même  beaucoup  moins  favorisé  sous  ce  rapport  que  les  aui 
très  grands  centres.   Ajoutons  cependant  pour  cette  classe  600  fa-j 
milles.  Total  général:  34,000  domiciliés,  ce  qui  laisse,  pour  les  célil 
taires  ou  chefs  de  famille  vivant  du  budget  ou  qui  aspirent  à  vivre  âi 
budget,  le  chiffre  de  15,000  feux,  correspondant  ta  près  du  tiers  delà 
population  inscrite. 


MADRID  ET  LES  MÂDRILÊGNES.  407 

n. 

L  énormité  relative  de  ce  dernier  chiffre  ne  doit  pas  surprendre; 
cinme  métropole  administrative  et  politique,  Madrid  appelle  dans  son 
gn  autant  et  même  plus  d'employés  actifs  que  Paris  (1),  ce  qui,  vu  la 
cîérence  numérique  des  deux  populations,  équivaut  proportionnelle- 
imt  au  sextuple.  Les  mêmes  causes  ont  fait  de  Madrid  le  principal 
1  Dâtre  de  cette  guerre  de  grades  et  d'emplois  qui  était  de  temps  immé- 
1  )rial  la  grande  maladie  sociale  de  l'Espagne,  et  que  le  va-et-vient  ad- 
ijnistratif  de  la  dernière  période  révolutionnaire  a  si  violemment  sur- 
(citée.  Aux  employés  en  activité  et  aux  solliciteurs  proprement  dits  il 
I  it  ajouter  ces  myriades  d'employés,  de  magistrats,  d'officiers  en  dis- 
]  nibilité  ou  en  retraite  qui,  à  chaque  remaniement  de  personnel,  ve- 
iient  patiemment  réclamer  le  règlement  sans  cesse  ajourné  de  leurs 
insions  (2),  et  dont  la  plupart,  soit  pour  surveiller  de  plus  près  le  ré- 
iltat  de  leurs  démarches,  soit  parce  qu'ils  n'avaient  pas  ailleurs  de 
iioyens  d'existence,  finissaient  par  rester  à  Madrid.  Les  statistiques  de 
JQtendance,  qui,  tout  inexactes  qu'elles  sont,  présentent  une  sorte  de 
'!rité  comparative,  puisque  chacune  a  été  influencée  par  les  mêmes 
luses  d'erreur,  nous  donnent  sur  les  fluctuations  de  ce  personnel  des 
■jiiJBfres  fort  significatifs.  La  population  totale  de  Madrid,  évaluée  en 
';33  par  l'intendance  à  166  mille  âmes,  s'élevait  trois  ans  après,  au  fort 
|ême  de  la  guerre  civile,  qui  devait  avoir  cependant  appauvri  la  capi- 
le  d'hommes  et  d'argent ,  à  224  mille  âmes ,  ce  qui  n'était  possible 
le  par  une  invasion  combinée  des  victimes  officielles  qu'avaient  faites 
s  changemens  de  systèmes  survenus  dans  l'intervalle  et  des  ambi- 
Dns  qu'ils  avaient  mises  en  éveil.  En  1842,  au  contraire,  alors  que  la 
)litique  exclusive  et  violente  du  régent  repousse  impitoyablement 
ut  ce  qui  n'est  pas  ayacucho,  ce  chiffre  redescend  à  157  mille  âmes, 
)ur  remonter  à  plus  de  200  mille  en  1846,  quand  l'éclectisme  conci- 
ant  des  modérés  vient  tendre  la  main  aux  éclopés  de  tous  les  partis. 
Comprend-on  maintenant  le  passé  politique  de  Madrid,  son  manque 
bsolu  d'initiative  dans  les  mouvemens  des  trente  dernières  années, 
1  déférence  proverbiale  pour  le  fait  accompli?  Tout  s'explique  par 
absence  à  peu  près  complète  des  grandes  industries  (3),  ces  serres- 
Ci)  Les  rouages  de  l'administration  centrale  sont  beaucoup  plus  compliqués  en  Es- 
îgne  qu'en  France.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  le  prélèvement  et  l'application  des 
cettes  publiques  sont  dans  les  mains  de  cinq  ou  six  ministères ,  de  sorte  que  chacun 
eux  a  pour  annexe  un  véritable  ministère  des  finances.  La  nouvelle  loi  sur  la  comp- 
ibilité  tend  à  faire  disparaître  cette  confusion. 

(2)  En  1848  et  malgré  des  extinctions  nombreuses,  on  en  comptait  encore  en  Espagne 
7,000,  plus  15,000  religieux  décloîtrés,  également  pensionnaires  de  l'état. 

(3)  Je  n'ai  pas  à  parler  des  gens  sans  aveu,  autre  élément  d'insurrection  qui  se  con- 


408  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaudes  d'insurrection,  et  par  la  prépondérance  relative  des  employés 
et  des  solliciteurs,  élément  passif  par  excellence,  n'abandonnant  ja- 
mais qu'à  bon  escient  le  parti  sur  lequel  il  a  hypothéqué  ses  positions 
et  ses  espérances,  mais  d'autant  plus  empressé,  celui-ci  tombé,  à  por- 
ter son  dévouement  banal  aux  nouveaux  venus.  Fractionnée  qu'elle 
est  en  une  vingtaine  de  classes  bien  distinctes,  la  population  madri- 
lègne  proprement  dite ,  malgré  sa  supériorité  numérique,  et  quelles 
que  fussent  ses  sympathies  ou  ses  antipathies  pour  les  partis  qui  se 
succédaient  au  pouvoir,  était  forcément  entraînée  par  l'invisible  as- 
cendant de  ces  quinze  mille  conspirateurs  occultes  qui,  sans  avoir  be- 
soin de  se  donner  le  mot,  apportaient  dans  la  résistance  comme  dans 
le  mouvement  l'unité  et  la  simultanéité  d'action  d'un  intérêt  com- 
mun. De  là  aussi  cette  apparente  animation  politique  qui  donnait  à 
Madrid  urie  physionomie  si  révolutionnaire  et  contrastait  si  plaisam- 
ment avec  sa  condescendance  moutonnière  pour  tous  les  pronuncia- 
mientos  du  dehors.  Ces  sinistres  agitateurs  à  la  mine  sombre,  au 
regard  investigateur,  aux  colloques  mystérieux,  qui,  à  chaque  symp- 
tôme de  crise,  se  postaient  par  milliers  au  carrefour  central  de  Madrid,  ] 
ces  terribles  habitués  de  la  Puerto  del  Sol  enfin,  dont  chaque  fronce- 
ment de  sourcil  faisait  tressaillir  les  bourses  de  Paris  et  de  Londres, 
étaient  pour  la  plupart  de  malheureux  solliciteurs  ou  de  plus  malheu- 
reux retraités,  se  communiquant  à  voix  basse  leurs  faméliques  inquié- 
tudes et  guettant  patiemment ,  par  le  soleil  et  par  la  bise,  l'apparition 
du  supplément  de  journal  qui  devait  leur  apprendre  à  quelle  puissance 
du  lendemain  irait  s'adresser  leur  centième  placet. 

Madrid  n'a  eu  dans  le  cours  de  son  histoire  qu'un  jour  de  véritable 
initiative,  le  2  mai  1808,  quand  partit  de  la  place  du  palais,  aux  pre- 
miers indices  du  complot  de  Bayonne,  ce  formidable  cri  d'insurrection 
qui  devait  faire  le  tour  de  la  Péninsule.  Les  Madrilègnes  venaient  de 
découvrir  qu'il  s'agissait,  cette  fois,  de  l'existence  même  du  trône,  et 
c'est  le  seul  point  sur  lequel  leur  politique,  d'ailleurs  si  accommodante, 
ne  saurait  transiger.  Madrid  comprend  instinctivement  qu'il  n'a  qu'une 
vie  factice,  et  que  la  présence  de  la  cour,  les  étrangers  qu'elle  appelle, 
le  luxe  qu'elle  fomente,  peuvent  seuls  remplacer  pour  lui  les  élémens 
de  prospérité  dont  le  déshérite  sa  position.  Le  sentiment  monarchique, 
qui  tendit  constamment  chez  nous  à  se  réfugier  vers  les  extrémités,  a 
ainsi  chez  nos  voisins  sa  plus  forte  raison  d'être  au  centre.  N'est-ce  pas 
là  ce  qui  explique  en  partie  comment  la  royauté  espagnole  a  si  éner- 
giquement  résisté  aux  mêmes  secousses  qui,  trois  fois,  ont  renversé  la 
royauté  française?  Siégeant  au  foyer  même  des  révolutions,  celle-ci  se 

centre  habituellement  dans  les  capitales.  En  Espagne,  c'est  la  contrebande  qui  les  enrô- 
lait et  les  disséminait  sur  tous  les  points  du  pays. 


I 


MADRID   ET   LES   MADUILÈGNES.  409 

vait  d'avance  cernée  et  paralysée,  tandis  que  celle-là,  au  milieu 
capitale  fidèle,  a  toujours  pu  garder  la  liberté  de  ses  mouvemens. 
!e  n'est,  du  reste,  qu'à  la  maison  de  Bourbon  que  Madrid  a  voué  sa 
rédilection  monarchique.  Les  Madrilègnes,  qui,  avant  l'érection  de 
îur  ville  en  capitale,  s'étaient  trouvés  associés  à  la  défaite  des  comu- 
,eros  de  Castille,  tinrent  toujours  rigueur  à  la  maison  d'Autriche.  En- 
retenue  par  l'horrible  misère  qu'avaient  léguée  les  guerres  de  Charles- 
Juint  et  de  Philippe  II,  surexcitée  à  deux  reprises  par  l'impopularité 
lu  duc  d'Olivarès  et  du  père  Nithard ,  cette  opposition  avait  en  outre 
{m  dangereux  aliment  dans  les  intrigues  d'une  partie  de  la  grandesse, 
||u'un  vieux  levain  d'indiscipline  féodale  soulevait  de  temps  à  autre 
:ontre  le  pouvoir  royal.  En  4620,  les  ducs  d'Osuna  et  d'Uceda  encou- 
ent,  l'un  la  prison,  l'autre  l'exil.  En  1621,  le  comte  de  la  Oliva  meurt 
îans  un  cachot.  En  1648,  deux  Silva  et  deux  Padilla  conspirent  contre 
a  vie  du  roi.  Un  peu  plus  tard ,  le  marquis  de  Liche  est  convaincu 
l'avoir  introduit  plusieurs  barils  de  poudre  dans  le  théâtre  du  Buen- 
iRetiro  pour  faire  sauter  le  roi.  Une  hostilité  qui  se  traduisait  par  des  faits 
jpareils  devait  avoir  de  menaçans  échos  dans  la  population ,  à  une  épo- 
que où  chaque  grand  d'Espagne  disposait  à  Madrid  d'une  armée  de 
jCliens  et  de  valets.  Les  scandales  de  la  cour  offraient  d'autres  prétextes 
jà  l'esprit  de  sédition,  car  l'austérité  gourmée  de  la  grande  époque  de 
IPhilippe  II  avait  peu  à  peu  fait  place  à  des  mœurs  assez  décolletées. 
C'était  par  ariticipation  notre  histoire  :  après  le  grand  siècle,  le  siècle 
de  Louis  XV.  Le  Louis  XV  espagnol,  c'est  Philippe  IV,  «  roi  débraillé 
et  libertin»  {rey  majo  y  libertino),  comme  l'appelle  Marchena;  très 
dévot  au  demeurant ,  voire  un  peu  cruel ,  mais  passant  volontiers  de 
la  dame  d'honneur  à  la  danseuse ,  à  ce  qu'assure  le  révérend  père 
Florez,  qui  lui  donne  jusqu'à  huit  bâtards  de  différens  lits,  et  épiçant 
au  besoin  de  sacrilège  ses  royales  amours,  témoin  certaine  scanda- 
leuse aventure  avec  une  bénédictine.  La  cour  se  modelait  naturelle- 
ment sur  le  roi.  D'après  des  mémoires  contemporains,  les  dames  de  la 
reine  vivaient  tout  bonnement  en  lorettes,  «  recevant  de  leurs  amans 
joyaux ,  habits  et  sommes  considérables.  »  Lisez  aussi  le  poète  Argen- 
sola  :  «  C'est  ici  cour  plénière  de  tous  les  vices....  jeu,  mensonge, 
gourmandise  et  adultère,  brutale  lignée  de  l'oisiveté,  et  pires  encore, 
tels  qu'en  vit  Rome  au  temps  de  Tibère  et  de  ses  horribles  successeurs; 
les  nuits  de  Caligula  et  de  Néron  sont  par  nos  déportemens  effacées.  » 
Lisez  surtout  Quevedo,  le  grand,  l'étrange  satirique  espagnol,  qui 
laisse  si  souvent  pressentir,  sous  le  rire  éclatant  de  Rabelais,  le  san- 
glot intérieur  de  Molière.  «  Tu  salues,  dit  Quevedo  à  son  ennemi,  le 
tout-puissant  Olivarès,  tu  salues  avec  plaisir  les  donzelles;  par  toi  pré- 
valent les  catins,  par  toi  parviennent  les  truands,  et  tels  montent  par  toi 
l'échelle  des  honneurs  qui  ne  devraient  monter  que  l'échelle  des  po- 


.ilO  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

tences,  des  piloris  et  des  échafauds.  »  Ailleurs,  Quevedo  fait  parler  Oli 

varès  lui-même  :  « Tandis  que  moi,  par  les  parcs,  jardins,  maiî 

sons  de  campagne  et  autres  passe-temps,  je  restais  noyé  dans  le  lupana! 
de  mes  appétits,  entre  les  cotillons  des  madames  ou  diablesses,  ce  qui 
est  tout  un  [entre  las  faldas  madamas  o  diahlas),  les  Français  priren 
tout  ce  qu'ils  purent  en  Flandre  et  en  Hollande....  »  i 

Le  siècle  des  moralistes  n'est  jamais  bien  loin  du  siècle  des  révolu  i 
tions ,  et  le  discrédit  moral  de  la  royauté  ne  pouvait  guère  s'arrêtei 
sous  la  régence  de  Marie-Anne  d'Autriche,  ou  plutôt  de  son  favori  dor 
Fernando  Valenzuela.  Celui-ci ,  qui  avait  deux  genres  d'influence  i 
se  faire  pardonner,  n'épargnait  rien  pour  capter  l'indulgence  de; 
Madrilègnes.  Non  content  de  prodiguer  sa  fortune  pour  entretenii 
dans  la  ville  le  bon  marché  des  subsistances  et  pour  procurer  du  tra- 
vail aux  habitans.  il  donnait  à  ceux-ci  toutes  sortes  de  divertissemem 
gratuits,  fêtes,  combats  de  taureaux  où  il  payait  de  sa  personne,  corné 
dies  qu'il  composait  lui-même.  Le  peuple,  qui  riait  apparemment  tnès^ 
peu  à  ces  comédies,  ne  fut  pas  désarmé.  Une  nuit,  on  placarda  pi 
du  palais  le  portrait  de  la  reine  et  du  favori.  Valenzuela  tenait  la  maiï 
sur  les  insignes  des  différentes  charges  et  dignités  avec  cette  inscrif 
tion  au  bas  :  c  Ceci  se  vend,  »  et  aux  pieds  de  la  reine,  qui  était  repi 
sentée  la  main  sur  la  poitrine,  était  cette  autre  inscription  :  «  Celle-cî 
se  donne.  »  C'en  était  fait  de  la  maison  d'Autriche,  on  ne  croyait  phis 
à  sa  majesté.  Ne  trouverait-on  pas  une  dernière  analogie  entre  notr^ 
Louis  XVI  et  le  successeur  du  Louis  XV  espagnol,  le  débile  Charles  n,1| 
qui  clôt  la  liste  des  rois  de  cette  maison?  Chez  tous  deux,  même  im- 
puissante bonhomie  entre  les  égoïstes  calculs  de  popularité  de  quelqi 
personnages  et  l'inintelligente  fureur  des  masses.  A  deux  reprises, 
populace  de  Madrid  se  rue  menaçante  sur  le  palais,  demandant  à  grand 
cris  du  pain  et  accusant  la  cour  «  de  piller  le  trésor  de  la  nation;  » 
plaintes  feintes  ou  sincères  du  ministre  disgracié  Monterey  contre  l€ 
prodigalités  de  la  cour  servent  de  prétexte  à  ces  clameurs,  et  l'on  n^ 
sait  si  le  corrégidor  Ronquillo,  qui  apparaît  à  cheval  au  milieu 
l'émeute,  vient  pour  la  contenir  ou  pour  l'encourager  :  —  voilà 
journées  des  5  et  6  octobre,  ei  voici  presque  Necker  et  Lafayette.  — ( 
fait  en  outre  courir  le  bruit  que  Charles  II  est  possédé  du  diable  :  Il 
diable,  c'est  le  «  Pitt  et  Cobourg  »  du  temps.  Le  93  espagnol  n'alla  ps 
heureusement  aussi  loin  que  le  nôtre.  Le  peuple  de  Madrid  se  borna 
décapiter  moralement  la  dynastie  autrichienne,  en  exigeant  du  débile 
monarque,  que  des  raisons  de  parenté  faisaient  pencher  du  côté  de 
l'archiduc,  un  testament  en  faveur  du  duc  d'Anjou.  Quand  Madridl 
tomba  au  pouvoir  de  l'archiduc,  presque  tous  les  habitans  en  état  dej 
porter  les  armes  étaient  allés  se  ranger  sous  les  drapeaux  de  Philippe  V.f 
Les  courtisanes  de  la  ville  se  mirent  elles-même  de  la  partie,  sollici-| 


MADRID  ET  LES  MADRILÈGNES.  441 

Int  de  préférence  les  adhérens  et  les  soldats  du  prétendant,  pour  les 
Iterminer  à  leur  manière,  comme  dit  M.  Madoz.  Plus  de  6,000  soldats 
1  restèrent  à  l'hôpital,  la  plupart  pour  y  mourir.  «  L'histoire  n'osera 
is  consigner  l'exemple  d'une  aussi  impie  vertu  civique,  »  écrivait  à 
3  propos  le  grave  marquis  de  San  Felipe  {no  se  leera  tan  impia  lealtad 
i  las  historiasl)  En  effet,  nous  comprenons  l'embarras  de  l'histoire. 

III. 

Si ,  des  mœurs  politiques  de  Madrid ,  nous  passons  à  ses  mœurs 
livées,  un  chiffre  nous  fournira  encore  à  cet  égard  de  nombreux 
.  laircissemens. 

j  JEn  comparant,  toujours  d'après  le  relevé  de  1846,  le  nombre  des 
iiiaisons  avec  celui  des  habitans,  nous  trouvons  en  moyenne  un  peu 
iioins  de  huit  domiciles  et  environ  32  habitans  par  maison.  Cette  pro- 
lortion  n'a  d'analogie  ni  avec  la  banalité  des  habitations  parisiennes, 
lù  chaque  voisin  n'est  souvent  qu'un  inconnu  de  plus  dans  la  foule 
Il  connue  des  voisins,  ni  avec  cet  exclusivisme  domestique  qui,  dans 
a  plupart  des  quartiers  de  Londres,  ne  tolère  qu'une  famille  sous 
';haque  toit.  De  là,  pour  la  capitale  espagnole,  une  physionomie  à  part. 
.a  communauté  de  toit  est  presque  a  Madrid  une  amitié  à  laquelle 
iviennent  peu  à  peu  converger  les  amitiés  et  les  relations  du  dehors, 
le  sorte  qu'au  Prado,  au  théâtre,  à  la  Puerta  del  Sol,  presque  tous  les 
^ens  de  même  classe  s'abordent  ou  se  saluent.  Un  autre  détail  de  sta- 
istique  vient  puissamment  influer  sur  la  sociabilité  madrilègne.  La 
période  d'âge  comprise  entre  vingt  et  trente  ans,  la  période  des  bals, 
lies  rendez-vous,  des  bouquets  et  des  éventails  qui  parlent ,  est  celle 
Iqui  compte,  à  Madrid ,  les  représentans  les  plus  nombreux  (  près  de 
ol  mille  pour  les  deux  sexes,  le  quart  environ  de  la  population  totale  ). 
Je  laisse  à  penser  les  brèches  que  ce  personnel  conquérant  pratique 
dans  les  remparts  de  la  vie  privée.  L'élégante  facilité  des  mœurs  pé- 
ninsulaires s'y  prête  du  reste  merveilleusement.  L'amour  est  une  bien- 
séance en  Espagne.  Rester  deux  minutes  auprès  d'une  jeune  femme  et 
surtout  d'une  jeune  fille  que  le  hasard  a  fait,  à  la  promenade  ou  au  bal, 
votre  voisine,  sans  provoquer  la  conversation,  — et  causer  cinq  mi- 
nutes avec  elle  sans  l'entraîner  sur  le  terrain  glissant  du  madrigal, — ce 
serait  violer,  en  Espagne,  les  deux  prescriptions  les  plus  vulgaires  du 
savoir-vivre.  A  la  seconde  rencontre,  on  se  donne  mutuellement  son 
petit  nom,  et  il  n'est  pas  rare  de  s'entendre,  dès  la  troisième ,  appeler 
amigo  (ami),  sans  que  les  mères  ou  les  jaloux  puissent  s'en  offusquer, 
et  sans  que  la  fatuité  la  plus  robuste,  disons-le  aussi,  ait  droit  de  s'en 
prévaloir.  Le  cas  ne  devient  sérieux  que  si  cette  gracieuse  familiarité 
de  langage  tourne  au  diminutif,  si  Y  amigo,  par  exemple,  passe  au  rang 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'amiguito.  Vito  est,  chez  nos  voisins,  le  Rubicon  du  sentiment,  et  tel 
qui,  se  méprenant  à  ce  feu  roulant  d'agaceries  qui  donne  un  charme 
si  terrible  à  la  conversation  écrite  ou  parlée  des  Espagnoles,  espère 
chaque  jour  le  franchir,  est  fort  exposé,  dit-on,  à  se  morfondre  indé- 
finiment sur  l'autre  rive.  Une  Madrilègne  n'a  pas  sa  pareille,  fût-ce  au 
«  pays  de  Jésus  (1),  »  dans  cette  scabreuse  gymnastique,  qui  est  l'esprit 
des  femmes  au-delà  des  Pyrénées. 

On  devine  qu'avec  de  pareils  élémens  de.  sociabilité  Madrid  doit  per- 
sonnifier assez  mal  l'austérité  castillanne,  et  en  effet  on  y  mène  la  vie 
assez  grand  train.  Outre  ses  courses  de  taureaux ,  qui  se  renouvellent 
presque  sans  interruption  chaque  semaine,  Madrid  a  sept  théâtres,  ce 
qui,  toute  proportion  de  population  gardée,  est  l'équivalent  d'environ 
quarante  théâtres  à  Paris.  Le  carnaval  y  dure  en  outre  deux  fois  plus 
qu'à  Paris.  Du  milieu  de  l'automne  au  commencement  du  printemps, 
tout  jeune  Madrilègne  croirait  se  compromettre  en  paraissant  au  bal 
sans  un  nez  de  carton.  Les  bals  masqués  manquent  du  reste,  en  Es- 
pagne, d'animation  et  de  piquant;  que  reste-t-il  à  dire  sous  le  masque 
quand  on  a  pu  presque  tout  se  dire  à  visage  découvert  ?  Les  mots  me 
conoces? — te  conozco  (2),  répétés  par  mille  voix  dans  cet  odieux  glousse- 
ment qui  est  le  diapason  obligé  du  lieu,  y  sont  à  peu  près  tout  le  fond 
de  l'intrigue.  Un  seul  détail,  véritable  invention  de  fille  d'Eve,  relève 
d'un  certain  haut  goût  la  fade  monotonie  de  ces  bals.  Par  un  artifice 
de  coquetterie  que  n'admettraient  pas  nos  mœurs,  mais  qui  n'a  rien 
de  choquant  en  Espagne,  où  la  plus  dévote  compte  volontiers  ses  amou- 
reux sur  les  grains  de  son  rosaire ,  la  plupart  des  danseuses  s'y  mon- 
trent déguisées  en  nonnes.  Avec  les  plaisirs  bruyans  qu'appelle  toute 
métropole,  Madrid  cumule  les  distractions  plus  patriarcales  qui  sont 
le  lot  de  la  vie  de  province.  Los  foires,  les  pèlerinages,  les  fêtes  patro- 
nales, sont  pour  la  jeune  population  madrilègne  des  rendez-vous  obli- 
gés. 11  s'y  fait  grande  consommation  de  bonbons  et  de  soupirs.  La 
veille  du  jour  de  l'an  fait  surtout  époque  dans  les  cœurs.  Ce  jour-là, 
on  jette  séparément  dans  deux  urnes  les  noms  des  soupirans  des  deux 
sexes,  puis  on  tire  au  hasard,  un  à  un,  les  bulletins  de  chaque  urne, 
de  façon  à  toujours  faire  coïncider  avec  un  nom  masculin  un  nom  fé- 
minin, et  chacun  des  joueurs  est  proclamé  pour  toute  une  année  l'ado- 
rateur officiel  de  la  senora  qui  lui  est  échue  à  cette  loterie.  On  recom- 
mence la  veille  des  rois.  Le  hasard  accouple  quelquefois  les  mêmes 
noms,  et,  pour  si  peu  que  le  candidat  deux  fois  favorisé  se  connaisse 
en  complimens  et  en  sucreries,  il  est  fort  rare  que  cette  plaisanterie 
ne  finisse  pas  en  ito.  Revenons  à  la  statistique. 

(1)  C'est  le  nom  d'amitié  que  les  Andalous  donnent  à  leur  province. 

(2)  Me  connais-tu?  —  Je  te  connais. 


MADRID   ET   LES   MADRILÈGNES.  413 

maximum  annuel  des  mariages  de  Madrid  a  lieu  pour  les  hommes 

trente-un  ans  et  pour  les  femmes  vers  vingt-six  ans  seulement, 

resque  la  trentaine  pour  une  Espagnole,  qui  est  nubile  à  peine  elle 

«sse  d'être  enfant.  Ce  long  célibat  s'explique  par  la  liberté  même  dont 

ouissent  les  jeunes  filles  en  Espagne.  Pour  la  Française,  le  mariage 

st  une  émancipation,  tandis  que  l'Espagnole,  dans  cette  atmosphère 

le  galanterie  où  elle  entre  de  plain-pied  au  sortir  du  couvent ,  peut 

^rener  sans  trop  d'impatience  le  chapelet  de  ses  jeunes  années.  L'une, 

jui  n'a  pas  le  droit  d'appeler  les  temporisations  de  la  coquetterie  à  son 

lide,  met  son  amour-propre  à  trouver  le  plus  tôt  possible  un  mari; 

I  autre  le  met  à  désespérer  le  plus  long-temps  possible  ses  amoureux. 

Je  quel  côté  le  diable  trouve-t-il  mieux  son  compte?  Je  ne  suis  pas 

.ompétent.  Il  faut  cependant  avouer  que  l'Espagnole,  libre  qu'elle  est 

le  provoquer  ouvertement  les  hommages  et  d'avouer  ses  préférences, 

este  par  cela  même  sous  le  contrôle  permanent  des  médisans  et  des 

jaloux,  ce  qui  vaut  bien  une  sauvegarde  plus  austère.  Ajoutons  que 

es  ardeurs  de  la  vanité ,  constamment  surexcitées  chez  elle ,  la  dis- 

baient  d'autres  ardeurs.  Virginie  faillirait  moins  difficilement  peut- 

3tre  que  Célimène,  ce  qui,  disons-le  en  passant,  ne  prouve  rien  contre 

Virginie.  Enfin,  et  ceci  répond  à  tout,  les  fenêtres  de  rez-de-chaussée 

et  les  guichets  intérieurs  de  premier  étage  où  les  filles  à  marier  de 

Madrid  donnent  leurs  audiences  confidentielles  aux  soupirans,  sont  en 

(général  très  solidement  grillés. 

Quant  au  groupe  masculin  de  la  jeunesse  madrilègne,  l'action  mo- 
ralisatrice de  cette  liberté  de  mœurs  n'est  pas  contestable.  Chez  nous, 
grâce  au  rigorisme  mal  entendu  qui  élève  comme  un  mur  de  glace 
autour  des  jeunes  filles ,  nous  sommes  arrivés  à  ce  résultat  profondé- 
ment triste,  que  les  affections  honnêtes  ne  sont  pas  toujours  les  plus 
attrayantes.  Agnès,  eût-elle  de  l'esprit  à  en  revendre,  €st  parfois  con- 
damnée, de  par  la  pruderie  maternelle,  à  paraître  infiniment  moins 
adorable  que  Frétillon.  Ce  contre-sens  est  inconnu  chez  nos  voisins. 
En  Espagne,  Agnès.c'est  Rosine,  moins  Bartholo,  et  tenant  au  besoin 
tête,  avec  un  aplomb  tout  virginal,  un  entrain  pétillant  de  malice  et 
de  fraîcheur,  à  une  demi-douzaine  d'Almaviva  qui  en  pâtissent  fort, 
mais  n'en  sont  que  plus  captivés.  Frétillon  et  ses  amours  cliiffonnées 
n'auraient  que  faire  ici.  Comprenant  quelle  serait  à  armes  égales  son 
infériorité,  l'immoralité  n'y  prend  pas  la  peine  de  se  mettre  en  frais 
de  folle  ou  de  poétique  élégance;  il  n'y  a  pas  d'intermédiaire  à  Madrid 
entre  l'amour  épuré  des  soupirs  et  des  sérénades  et  le  vice  terne,  pla- 
tement vénal  de  la  rue.  Ajoutons,  puisqu'il  s'agit  de  statistique  sociale, 
que  les  malheureuses  qui  font  ici  cet  horrible  métier  n'en  ont  même 
pas  la  verve  cynique.  N'étant  pas  officiellement  séquestrée  comme  ail- 
leurs de  la  société  commune,  la  courtisane  espagnole  en  conserve  le 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

décorum;  elle  l'exagère  même,  comme  si ,  par  la  pruderie  contrainte 
de  son  langage  et  de  ses  manières,  elle  voulait  instinctivement  rache- 
ter le  reste.  L'étranger  qui,  sur  la  foi  des  apparences,  irait  respec- 
tueusement saluer  ces  drôlesses,  ne  trouverait  à  reprendre  en  elles 
qu'un  peu  de  sauvagerie. 

Je  fais  exception  pour  les  manolas,  variété  de  vierges  folles  spéciale- 
ment et  exclusivement  madrilègne,  et  que  les  Espagnols  les  plus  aus* 
tères  entourent  de  ces  égards  indulgens  qui ,  chez  ce  peuple  artiste, 
pardonnent  tout  à  la  grâce.  Grâce  n'est  pas  le  mot  :  c'est  plutôt ,  chez 
la  manola,  je  ne  sais  quelle  originalité  brutale  et  contrastée  qui  résulte 
à  la  fois  d'un  certain  port  de  mantille,  du  rhythme  grave  et  lascif  de 
la  démarche,  de  l'excentricité  élégante  du  costume,  de  la  crudité  noire 
et  venimeuse  du  regard  : 


Ancha  franga  de  velludo 
En  la  terciada  mantilla. 
Aire  recio,  gesto  crudo; 
Soberana  pantorrilla. 
Aima  atroz ,  sal  espanola. 


«  Large  frange  de  velours  —  à  sa  mantille  croisée.  —  Air  âpre,  geste  crui 
Jambe  de  reine.  —  Ame  atroce,  sel  d'Espagnole,...  » 

J'ai  dû  renoncer  à  faire  passer  dans  la  traduction  l'onduleuse  am- 
pleur de  ce  soberana  pantorrilla;  la  poétique  des  Espagnols  a  des 
licences  qui  ne  s'arrêtent  qu'à  la  jarretière,  ce  qui  lui  donne  des  res- 
sources d'expression  inconnues  à  la  nôtre.  A  propos  de  ces  jarretières-là, 
je  m'empresse  de  réfuter  un  préjugé  fort  injuste  :  le  poignard  qu'on  a 
reproché  aux  manolas  d'y  tenir  n'a  jamais  existé  que  dans  les  jeunes 
imaginations  françaises  de  1808.  Ces  dames  ont  bien  parfois  la  main 
plus  prompte  que  la  langue,  mais  d'ordinaire  cette  arme-ci  leur  suffit. 
Malheur  à  l'imprudent  qui  se  hasarde  à  croiser  avec  elles  le  fer  du  dian^ 
logue  sans  posséder  à  fond  les  passes  et  les  feintes  du  beau  style  ma- 
nolo!  C'est  l'équivalent  de  notre  poissard,  mais  plus  épuré,  presque 
toujours  élégant,  exempt  surtout  de  ces  odieuses  souillures  de  vin  bleu 
qui  aujourd'hui  déshonorent  la  langue  pittoresque  arrêtée  par  Vadé 
et  parlée  par  les  dames  de  la  hcdle  devant  les  rois  de  France.  C'est  un 
fait  très  remarquable  que  cette  horreur  instinctive  du  bas  peuple  es- 
pagnol pour  le  grossier  et  l'ignoble,  qui,  chez  le  bas  peuple  de  Paris 
et  de  Londres,  sont  souvent  prétention  et  manière.  Comme  s'il  était 
donné  à  l'ardent  soleil  d'Espagne  de  sécher  toute  boue,  il  n'est  pas 
jusqu'à  la  crapule  qu'il  ne  dore  çà  et  là  de  quelque  poétique  reflet.  Le 
rufian  le  plus  avili  des  cabarets  borgnes  de  Madrid ,  de  Saragosse  ou 
de  Séville  vous  a  des  mots  et  des  poses  de  donneur  de  sérénades,  et 


MADRID   ET   LES   MADRILÈGNES.  415 

^n  pressent  un  râclement  de  guitare  près  de  la  voix  la  plus  rauque 
f  la  plus  avinée. 

Mais  voilà  de  belles  affaires  qu'à  propos  de  manolas  j'allais  me  faire 
avec  l'aristocratie  féminine  du  quartier  de  Lavapiés,  du  quartier  des 
Vistillas  et  du  quartier  des  Maravillas  !  Toutes  les  manolas,  hâtons- 
nous  donc  de  le  dire,  ne  vont  pas  prendre  le  frais  aux  environs  de  la 
Puerta  del  Sol.  C'est  même  là  une  infime  minorité,  où  il  se  glisse,  qui 
plus  est,  de  fausses  manolas;  car  telle  est  la  popularité  dont  jouit  à  Ma- 
jdrid  le  beau  monde  manolesque,  qu'on  lui  fait  les  honneurs  du  pla- 
giat. Quelle  aristocratie  oserait  en  dire  autant  dans  ce  temps  d'aris- 
tocraties déchues  ou  écroulées?  La  manola  de  bon  aloi ,  celle  qui  règle 
le  goût  aux  courses  de  taureaux ,  et  qui ,  les  jours  de  romeria  et  de 
verbena  {{),  éblouit  un  public  souriant  par  le  luxe  insensé  de  cou- 
leurs, de  pompons,  de  grelots  dont  resplendit  et  bruit  l'équipage  im- 
provisé qui  la  transporte  avec  sa  suite  au  bord  du  Manzanarès  ou  sur 
la  route  du  Pardo,  cette  manola  est  une  respectable  commère  qui  n'a 
vendu  de  sa  vie  que  des  melons  a  d'Hanovre  »  ou  des  oranges  «  de  la 
Chine,  »  et  mène  haut  la  main  ses  filles  et  leurs  galans.  Celles-ci  ne  ré- 
sistent guère  à  l'offre  d'une  orangeade  chez  le  glacier  valencien  du  coin; 
mais  il  serait  présomptueux  de  leur  parler  sentiment  quand  on  ne 
porte  pas  une  veste  de  velours  aux  boutons  de  verre,  une  écliarpe  de 
soie  aux  reins  et  une  épinglette  d'argent  à  la  chemise,  trois  conditions 
essentielles  du  dandysme  manolo  : 

Si  algun  galan  boquirubio 
Babeando  iras  se  va 
Se  revuelve,  tuerce  «1  morro 
Y  le  dice  :  Arrè  alla  ! 
'Que  no  gusto  de  parola... 

«  Si  quelque  muguet,  la  bouche  en  cœur,  —  va  mignardant  après  elle,  — 
elle  se  retourne,  tord  son  museau  —  et  lui  dit  :  Arrière  !  —  je  n'aime  pas  les 
fariboles...  » 

Et  la  manola,  à  tout  prendre,  fait  preuve  de  bon  goût  en  préférant 
les  «  fariboles  »  du  manolo.  L'élégance,  qui ,  pour  les  femmes,  est  en 
Espagne  de  tous  les  rangs,  s'est  réfugiée,  pour  les  hommes ,  dans  les 
rangs  du  peuple,  qui  s'en  prévaut,  car  on  le  lui  rappelle  tous  les  jours. 
Chez  nous,  l'ouvrier  s'endimanche  en  «  bourgeois,  »  tout  en  jurant 
haine  à  la  bourgeoisie,  tandis  qu'en  Espagne  c'est  le  bourgeois  à  préten- 
tions qui  s'endimanche  volontiers  en  majo,  en  dandy  populaire.  En- 
vieux et  plagiaire  partout  ailleurs,  le  peuple  est,  en  Espagne,  orgueil- 
leux de  lui-même,  voire  un  peu  exclusif.  Faites  donc  ici  de  la 
propagande  démocratique  et  sociale  !  Pour  en  revenir  à  l'éloignement 

(I)  Pèlerinages  et  fêtes  patronales. 


41C  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  jeunes  manolas  pour  tout  amour  de  contrebande,  je  dois  dire  que 
le  couteau  du  manolo  y  contribue  aussi  un  peu.  Plus  d'une  en  porte 
fièrement  la  marque  : 

Y  que  tiene  un  no  se  que 

En  aquella  cecatriz 

Que  lleva  junto  â  la  gola. 

«  Et  elle  a  je  ne  sais  quel  charme  —  dans  cette  cicatrice  —  qu'elle  porte  au 
bord  de  la  collerette.  » 

Malgré  ce  penchant  naturel  des  manolos  pour  l'emploi  du  couteau, 
les  crimes  et  délits  contre  les  personnes,  qui,  dans  le  reste  de  l'Es- 
pagne, représentent  les  deux  tiers  environ  de  la  criminalité  totale, 
sont  moins  nombreux  à  Madrid  que  les  crimes  et  délits  contre  les  pro- 
priétés. Bien  plus,  la  proportion  des  accusations  d'homicide  et  de 
blessures  est  moins  forte  à  Madrid  (1  sur  667  habitans)  que  dans  l'en- 
semble de  son  ressort  judiciaire  (1  sur  556  habitans).  Sur  la  totalité 
des  crimes  et  des  délits,  la  proportion  est  encore  plus  honorable  pour 
les  manolos.  Les  quartiers  essentiellement  plébéiens  de  Lavapiés,  des. 
Maravillas  et  des  Vistillas  ne  présentent  qu'un  accusé  pour  293  habi- 
tans, tandis  qu'au  foyer  même  de  la  civilisation  madrilègne,  dans  1 
quartiers  du  Barquillo,  du  Rio  et  du  Prado,  chaque  accusé  correspoa 
à  130  habitans  seulement.  Ces  chiffres  désespèrent  M.  Madoz,  qui 
donne  des  peines  inimaginables  pour  les  infirmer  et  établir  qu'on  ne 
saurait  s'en  prévaloir  contre  l'influence  moralisatrice  de  l'instruction. 
Pour  notre  part,  nous  donnerions  tout  à  la  fois  raison  aux  conclusions 
de  M.  Madoz  et  à  ses  chifTres.  Que  l'instruction,  par  cela  même  qu'elle 
développe  les  facultés  mentales,  puisse,  dans  certains  cas,  surexciteiTj 
les  mauvaises  passions,  cela  n'est  pas  douteux;  mais  elle  surexci 
d'une  façon  plus  directe  encore  les  bonnes,  et,  comme  il  y  a  en  sommi 
plus  d'honnêtes  gens  que  de  coquins,  ou,  ce  qui  revient  au  même 
plus  d'intérêt  à  rester  dans  la  probité  qu'à  en  sortir,  la  somme  du  biei 
qui  résulte  de  l'instruction  s'accroîtra  toujours  dans  une  proportioi 
beaucoup  plus  forte  que  la  somme  du  mal.  Parce  ^■J.'il  y  a  des  en- 
rages  qui  mordent,  faudrait-il  arracher  à  l'humanité  ses  dents?  Je 
bien  que  si  l'Europe,  à  l'heure  qu'il  est,  pouvait  tout  à  coup  désai 
prendre  à  lire,  certaine  doctrine  qui,  pour  n'être  pas  prévue  par  1< 
code ,  n'en  est  pas  moins  très  malhonnête  ne  ferait  pas  de  si  rapid 
progrès;  mais  on  avouera  que,  si  cette  doctrine  envahissait  des  popu 
lations  complètement  ignorantes,  le  plus  sûr  moyen  d'arrêter  le  mal 
après  tout,  serait  de  leur  enseigner  à  lire.  L'inoculation  peut  donner  1 
fièvre,  ce  n'en  est  pas  moins  le  meilleur  préservatif  de  l'épidémie.  J'e 
dirais  autant  des  inconvéniens  accidentels  qu'entraîne  la  diJOTusion  illi 
mitée  de  l'enseignement  secondaire.  Il  n'est  pas  douteux  que,  s'il  y 


m 


MADRID   ET   LES   MADRILÈGNES.  417 

A  ait,  de  nos  jours,  en  France,  moins  de  bacheliers  ès-lettres,  il  y  au- 
ait  moins  de  révolutions  et  moins  de  procès  en  police  correctionnelle; 
nais  l'équilibre  naîtra  peu  à  peu  ici  de  l'excès  même  de  la  lutte.  A 
orce  de  perdre  à  cette  loterie,  où  les  mises  se  multiplient  à  mesure 
[ue  les  lots  s'épuisent,  les  ambitions  déclassées  finiront  par  com- 
)rendre  que  tout  le  monde  n'est  pas  nécessairement  né  pour  devenir 
ninistre  ou  millionnaire. 

L'Espagne  a  d'autant  moins  à  redouter  pour  son  compte  ce  double 
îcueil  de  toute  initiation  intellectuelle  qu'elle  l'a  déjà  franchi.  La  mo- 
*alité  relative  des  classes  inférieures  de  Madrid  ne  correspond  nuUe- 
Inent  à  leur  ignorance,  car  l'instruction  est  beaucoup  plus  répandue 
liez  elles  qu'on  ne  croit;  les  écoles  primaires  publiques  ou  privées  de 
la  ville  reçoivent  environ  6,700  garçons,  dont  près  de  5,000  sont  admis 
l?ratuitement.  La  période  d'âge  comprise  entre  sept  et  quatorze  ans 
i)0uvant  être  considérée  comme  celle  qui  correspond  à  l'enseignement 
primaire,  et  cette  période  comprenant  à  peu  près  8,700  garçons,  dont 
im  millier  se  répartit  entre  les  32  collèges  qui  desservent  l'enseigne- 
ment secondaire,  il  en  résulte  qu'Mw  huitième  environ  des  enfans  mâles 
est  seul  privé  de  toute  instruction.  La  proportion  est  à  peu  près  la  ^ 

même  pour  les  filles.  Beaucoup  de  villes  françaises,  et  ce  ne  sont  pas  If 

précisément  celles  où  le  peuple  est  le  plus  moral  et  le  plus  pacifique, 
jsunt  loin  d'occuper  un  rang  aussi  honorable  sous  ce  rapport.  L'ensei- 
jgnement  secondaire  ne  produit  pas  non  plus  en  Espagne  ces  tristes 
conflits  de  la  vanité  et  de  l'impuissance  qui  ont  signalé  chez  nous  son  | 

extension.  Grâce  aux  couvens,  qui  lui  facilitaient  l'accès  des  univer- 
sités (1)  à  une  époque  où  les  idées  de  hiérarchie  n'avaient  encore 
reçu  aucune  atteinte,  le  prolétariat  espagnol  a  pu  s'habituer  de  longue 
main  à  ne  pas  considérer  l'égalité  intellectuelle  comme  incompatible 
avec  les  inégalités  sociales.  On  voit  encore,  chez  nos  voisins,  plusieurs 
de  ces  débris  universitaires  se  réfugier  sans  révolte  jusque  dans  la 
domesticité.  Dans  un  restaurant  de  Madrid,  je  reprochais  un  jour  au 
garçon  de  laisser  pour  la  dixième  fois  brûler  mon  dîner.  Il  voulut 
bien  m'apprendre  avec  une  dignité  modeste  qu'il  n'avait  pas  la  surin- 
tendance des  fourneaux,  et  que  mon  argumentation  se  réduisait  dès- 
lors  à  une  ignoratio  elenchi,  le  troisième  des  sophismes  de  pensée  énu- 
mérés  par  Aristote.  A  sa  place,  un  bachelier  français  m'eût  répondu 
moins  poliment,  et  il  n'eût  pas  été  capable  de  citer  Aristote.  Je  me 
trompe  :  il  aurait  recouru  au  suicide  plutôt  que  de  se  résigner  à  cein- 
dre la  serviette.  Ces  catastrophes  de  l'ambition  méconnue  sont  exces- 
sivement rares  en  Espagne.  A  Madrid,  où  se  donnent  rendez-vous 

(I)  Dans  la  plupart  des  centres  universitaires,  je  l'ai  dit  un  autre  jour,  les  couvens 
pourvoyaient  à  la  subsistance  des  étudians  pauvres. 

TOME  V.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

presque  toutes  les  existences  déclassées,  il  n'y  a  que  vingt  suicides 
par  an. 

La  misère  et  non  pas  cette  impatience  de  jouir,  ce  dédain  des  posi- 
tions humbles  ou  obscures,  qui  semblent  inhérens  chez  nous  à  toute 
éducation  libérale,  voilà  la  véritable  explication  du  chiffre  qui  est  as- 
signé aux  classes  éclairées  de  Madrid  dans  la  répartition  de  la  crimi- 
nalité. L'homme  du  peuple  madrilègne  a  tout  à  la  fois  moins  de  be- 
soins et  plus  de  facilité  pour  les  satisfaire.  Presque  toujours  né  sur  les 
lieux  (car  Madrid,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  ne  pouvait  attirer  ces 
immigrations  d'ouvriers  qui  s'abattent  sur  les  autres  grands  centres),  j 
il  s'y  est  créé  de  père  en  fils  des  moyens  réguliers  d'existence.  Les  mil- 
liers de  solliciteurs  qui  peuplent  les  quartiers  aristocratiques  de  Ma- 
drid y  arrivent  au  contraire  du  dehors,  y  épuisent  peu  à  peu  leurs 
avances,  et  n'y  trouvent  pas  plus  tard  les  ressources  momentanées  desi 
travail  que  leur  offrirait  l'activité  matérielle  de  Londres  ou  de  Paris. 
La  nécessité  de  dissimuler  leur  position  pour  ne  pas  rebuter  les  pro- 
tecteurs et  pour  tenir  tête  aux  rivaux,  l'humanité  même  de  la  loi 
pagnole,  qui,  en  protégeant,  dans  certains  cas,  le  débiteur  insolvable, 
a  pour  effet  nécessaire  de  resserrer  le  crédit,  viennent  encore  multi- 
plier autour  d'eux  les  inexorables  tentations  du  besoin.  Les  classes-! 
éclairées  de  Madrid  se  présentent,  en  un  mot,  à  la  statistique  correo- 
tionnelle  et  criminelle  avec  ce  double  désavantage,  qu'elles  fournissent 
à  elles  seules  presque  tout  le  contingent  de  la  misère  (1),  et  que  les 
occasions  de  faillir  se  trouvent  plus  accumulées  chez  elle  que  parfont 
ailleurs.  S'il  faut  s'étonner  ici,  ce  n'est  pas  de  les  voir  au  premier  rang, 
c'est  de  la  moralité  relative  dont  elles  font  preuve  dans  ce  silenciei 
duel  entre  l'indigence  qui  se  dissimule  et  la  probité. 

Nous  trouvons  dans  la  liste  des  professions  soumises  à  la  patente  un 
chiffre  qui  jette  de  tristes  lueurs  sur  ces  misères  secrètes.  Les  prê- 
teurs sur  gage  et  la  friperie  à  tous  ses  degrés  sont  représentés  dans  la 
capitale  espagnole  par  4-45  patentés.  Ainsi ,  et  sans  parler  des  usurioi 
ni  des  brocanteurs  marrons,  sur  14.  maisons  de  Madrid  équivalant 
tout  au  plus  à  7  maisons  de  Paris,  il  y  a  assez  d'existences  équivoques 
pour  alimenter  une  de  ces  industries  qui  ne  vivent  guère  que  par 
l'alliance  du  décorum  extérieur  et  du  dénûment  intérieur.  En  regard 
de  cet  effrayant  relevé  de  la  misère  chez  les  classes  moyennes,  plaçoi» 
celui  de  la  charité  publique,  dont  les  classes  inférieures  se  résignent 
presque  seules  à  profiter.  Les  hôpitaux,  les  hospices,  les  maisons  de 
travail  et  autres  établissemens  charitables  dépendant  de  la  municipa- 
lité donnent  une  assistance  accidentelle  ou  permanente,  selon  le  cm^ 

(1)  Je  ne  mets  pas  en  ligne  de  compte  les  mendians,  qui  appartiennent  d'ordinaire 
aux  autres  classes.  La  mendicité  avouée  doit  être  considérée,  au  point  de  vue  qui  nous 
occupe,  comme  un  métier,  un  moyen  régulier  d'existence. 


MADRID  ET   LES  MADRILÈGNES.  419 

,1  25,000  individus  par  an.  C'est  presque  le  huitième  de  la  population  : 
proportion  énorme,  en  ce  sens  que  Madrid  n'a  pas  cette  population 
flottante  d'ouvriers  qui,  dans  nos  grandes  villes,  absorbe  à  elle  seule 
presque  tout  le  budget  de  l'assistance  publique.  Outre  ces  établisse- 
inens  de  charité,  Madrid  en  possède  environ  vingt  autres,  dotés  ou 
dirigés  par  des  associations  particulières,  et  qui  secourent  4  ou  5,000 
autres  individus.  Tout  conspire,  en  un  mot,  à  soustraire  les  classes 
inférieures  de  Madrid  aux  mauvais  conseils  de  la  pauvreté,  si  nom- 
breux et  si  poignans  autour  de  la  classe  moyenne. 

Les  6ij6  crimes  ou  délits  qui  sont  jugés  annuellement  à  Madrid  ne 
correspondent  qu'à  1,065  accusés  ou  prévenus.  11  faut  en  conclure  que 
les  crimes  ou  délits  concertés,  qui  seuls  dénotent  une  perversité  sys- 
tématique, sont  proportionnellement  peu  nombreux  à  Madrid.  Les 
femmes  figurent  sur  la  totalité  des  accusés  ou  prévenus  pour  plus 
d'un  sixième,  et  ce  n'est  pas  là  le  seul  manque  de  galanterie  que  se 
permette  à  leur  égard  la  statistique.  Les  célibataires,  déduction  faite 
de  ceux  qui  ne  sont  pas  encore  d'âge  à  se  marier,  figurent  sur  le  total 
des  accusations  et  des  préventions  dans  une  proportion  moindre  que 
les  mariés.  Si  le  mariage  n'est  pas  à  Madrid  un  préservatif  moral, 
c'est  en  revanche  une  excellente  précaution  hygiénique.  A  l'exception 
de  deux  célibataires  obstinés  qu'on  voit,  en  4846,  atteindre  l'un  cent 
cinq  ans ,  l'autre  cent  sept ,  c'est  dans  l'arche  sainte  du  mariage  que 
se  réfugient  tous  les  exemples  de  longévité  exceptionnelle.  Les  hommes 
se  lassent,  du  reste,  plus  tôt  que  les  femmes  de  ce  long  duo.  Nous 
trouvons  dans  le  relevé  total  de  la  population  madrilègne  15,175  veuves 
et  rien  que  5,571  veufs,  de  sorte  que  les  dames  de  Madrid  ont  près  de 
trois  chances  contre  une  de  commander  l'épitaphe  de  leurs  époux.  Les 
femmes  ne  cèdent,  sous  ce  rapport,  le  pas  aux  hommes  que  de  trente 
à  quarante  ans;  passé  cette  période,  les  chances  relatives  de  la  morta- 
lité s'accroissent  tellement  pour  les  hommes,  que ,  de  quatre-vingts  à 
cent  ans,  elle  est  double.  Ces  chances  ne  tendent  à  s'équilibrer  pour 
les  deux  sexes  qu'après  cent  ans  :  c'est  bien  la  peine!  Encore  est-ce  à 
trois  femmes  que  revient  l'honneur  de  tirer  l'échelle  :  deux  vers  cent 
huit,  une  vers  cent  dix  ans. 

IV. 

J'ai  dû  me  hâter  de  saisir  les  traits  les  plus  caractéristiques  de  la 
physionomie  de  Madrid,  car  cette  physionomie,  je  l'ai  dit  plus  haut, 
tend  à  s'effacer.  Quelques  années  encore,  et  sa  triple  originalité  aura 
en  partie  disparu  sous  l'uniforme  badigeon  où  se  confondent  déjà  les 
aspects  moraux,  politiques  et  matériels  de  la  plupart  des  capitale» 
européennes. 


420  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  d'abord ,  plus  de  rejas  de  rez-de-chaussée,  plus  de  ces  énormes 
cages  de  fer  qui  débordaient  de  la  façade  des  maisons  à  hauteur  du 
passant;  le  soir,  bourdonnantes  corbeilles  de  mantilles  et  de  fleurs, 
autour  desquelles  venait  papillonner  la  fashion  masculine;  la  nuit, 
rendez-vous  officiel  des  soupirans  sous  l'œil  bienveillant  et  discret  du 
sereno  (1),  qui  avait  moins  à  faire  à  dépister  les  voleurs  qu'à  surveiller 
les  jaloux.  Vayuntamiento,  sous  prétexte  d'alignement,  a  récemment 
proscrit  toute  reja  qui  se  détache  des  façades  à  moins  de  six  pieds 
au-dessus  du  sol.  Comprenez- vous  la  perfide  tolérance  de  cet  arrêté? 
Chaque  Almaviva  reste  libre,  comme  devant,  de  venir  chuchoter  à  la 
grille  des  rejas,  mais  à  la  condition  de  dépasser  la  taille  d'un  hallebar- 
dier  de  la  reine,  et  les  Madrilègnes  sont  généralement  de  petite  taille  : 
la  statistique  en  fait  foi.  C'est  là  un  grave  échec  pour  les  causeries  sa 
prétentions  et  en  plein  air,  ce  grand  élément  de  la  sociabilité  madri 
lègne.  Ce  n'est  pas  tout  :  la  spéculation  tend  déjà  à  agrandir  démesu 
rément  les  maisons  de  Madrid ,  dont  la  distribution  se  prêtait  si  bie; 
aux  liaisons  de  voisinage.  Faut-il  ajouter  qu'une  autre  innovatioi 
anglo-française,  celle  des  cercles,  commence  à  enlever  aux  salo 
madrilègnes  leurs  plus  intrépides  diseurs  de  madrigaux?  Que  l 
femmes,  à  leur  tour,  en  viennent  à  proscrire  la  fumée  du  cigare 
c'en  est  peut-être  fait  pour  Madrid  de  ce  roman  si  animé  de  la  vie  ei 
pagnole,  où  héros  et  héroïnes  se  trouvaient  constamment  en  préseno 
Autre  danger  :  grâce  au  progrès  de  la  stabilité  gouvernementale,  Mi 
drid  voit  graduellement  disparaître  ces  milliers  de  solliciteurs  do] 
les  oscillations  révolutionnaires  l'avaient  peuplé,  et,  avec  eux,  ces  fj 
çons  liantes  et  faciles  qui  sont  la  condition  première  du  métier 
solliciteur.  Ainsi ,  tout  se  conjure  pour  dépouiller  les  mœurs  madri 
lègues  de  cette  familiarité  semi-provinciale  qui  en  fait  le  charme 
l'entrain.  La  rapidité  avec  laquelle  se  multiplient  les  théâtres  (il  s' 
est  fondé  quatre  nouveaux  depuis  1840)  est,  sous  ce  rapport,  un  sym] 
tome  non  moins  inquiétant  :  la  vie  publique  ne  se  développe  guèi 
qu'au  détriment  des  relations  privées. 

Politiquement,  Madrid  est  également  menacé  d'une  transformati 
profonde.  En  même  temps  que  disparaît  de  ses  murs  cette  coalition 
solliciteurs  systématiques  dont  le  tacite  ascendant  le  pliait  au  fait  o: 
ficiel,  quel  qu'il  fût,  la  tolérance  calculée  du  gouvernement  à  l'égar 
des  vaincus  de  tous  les  précédens  régimes  désorganise  peu  à  peu  ceti 
autre  coalition  de  solliciteurs  rebutés,  d'employés  et  d'officiers  desti 
tués,  qui,  dans  les  provinces,  était  le  principal  foyer  des pronuncic 
mientos.'  Ainsi ,  d'une  part ,  l'inertie  politique  disparaît  du  centn 
d'autre  part,  l'initiative  politique  disparaît  des  extrémités.  Un  aveni 

(1)  Cricur  et  gardien  de  nuit. 


MADRID   ET   LES   MADRILÈGNES.  IM 

u'on  peut  croire  prochain  complétera  cette  transposition  de  rôles  en 
ppelant  à  Madrid  l'élément  dominant  des  autres  capitales,  l'élément 
ommercial  et  manufacturier. 

Oui,  en  dépit  des  obstacles  combinés  qui  semblent  fermer  à  son  ac- 
vité  toute  issue,  Madrid  est  à  la  veille  de  devenir  un  grand  centre 
jmmercial,  manufacturier  et  au  besoin  même  agricole.  Si  factices  que 
)ient  les  causes  auxquelles  il  doit  son  développement ,  ces  causes ,  en 
exerçant  d'une  façon  persistante,  n'ont  pas  moins  produit  des  résul- 
its  sérieux  et  définitifs.  A  importance  égale,  une  ville  qui  est  le  siège 
i  tous  les  pouvoirs  de  l'état  aurait  la  chance  d'être  privilégiée  dans 
;  système  d'améliorations  qui  s'attache  depuis  quelques  années  à  vi- 
fler,  en  les  reliant  l'une  à  l'autre,  toutes  les  grandes  villes  de  la  Pé- 
insule.  Or,  Madrid,  même  sous  ce  premier  rapport,  peut  revendiquer 
16  supériorité  réelle.  C'est ,  en  somme ,  la  ville  la  plus  peuplée  d'Es- 
igne,  et  c'est  aussi  celle  qui  a  le  plus  de  droits  à  se  montrer  exi- 
lante, car  elle  est  la  plus  imposée.  Dans  la  totalité  des  impôts  directs 
indirects  perçus  au  profit  de  l'état,  l'habitant  de  la  province  de  Ma- 
'id  contribue  en  moyenne  pour  169  réaux  par  tête  (environ  43  fr.), 
loyenne  qui  est  de  deux  fois  à  sept  fois  plus  forte  que  celle  des  charges 
pnérales  supportées  par  l'habitant  des  autres  provinces  (1).  Le  Madri- 
gne  proprement  dit  paie  même  en  réalité  beaucoup  plus  de  469  réaux, 
r  les  districts  ruraux  de  la  province  de  Madrid ,  qui  entrent  dans  la 
rmation  de  cette  moyenne,  sont  en  général  plus  pauvres  et  par  suite 
(ins  imposés  que  les  districts  ruraux  des  autres  provinces.  A  des 
■oits  exceptionnels  Madrid  joint  des  moyens  d'action  exceptionnels, 
guerre  civile,  en  détournant  long-temps  la  spéculation  des  place- 
ns  agricoles  et  industriels  de  province,  et  en  surexcitant  les  affaires 
bourse,  a  accumulé  dans  la  capitale,  centre  naturel  de  l'agiotage, 
^s  masses  énormes  de  numéraire  et  de  papier  que  la  consolidation  gra- 
'  Il  lie  de  l'ordre  refoule  aujourd'hui  vers  des  destinations  plus  utiles; 
]  sprit  d'entreprise  s'en  est  naturellement  emparé  sur  les  lieux  mêmes. 
Il  là  la  fièvre  financière  qui  marqua  pour  Madrid  la  période  1843-47. 
lins  cette  période,  Madrid,  qui  était  déjà  le  siège  social  de  plus  de  deux 
«tits  compagnies  minières,  vit  surgir  coup  sur  coup  quatre-A  ingt- 

<  inze  projets  de  sociétés  anonymes  pour  l'exploitation  de  banques, 
«assurances,  d'entreprises  commerciales,  agricoles  et  industrielles  de 
Uie  nature,  représentant  ensemble  un  capital  nominal  de  près  de 
înilliards  de  francs,  dont  les  versemens  devaient  être  échelonnés  sur 
(  atre  ou  cinq  années  à  peine.  C'était  du  délire.  La  moitié  de  ces  so- 

<  ités  n'a  pas  pu  arriver  à  se  constituer,  et  celles  qui  survivent  n'y  sont 

I)  L'habitant  de  la  province  de  Séville,  qui  est  le  plus  fort  contribuable  après  celui  de 
"Irid,  et  l'habitant  de  la  province  de  Pontevedra,  qui  est  le  moins  fort  contribuable 
(i  provinces  basques  exceptées),  paient,  l'un  96  réaux,  l'autre  23  réaux  seulement. 


Il 


là 
il 

fi 

iiei 
lit 
H 


422  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

parvenues  qu'en  se  fusionnant  par  groupes  de  deux  ou  trois,  ou  ea 
restreignant  considérablement  leurs  émissions;  mais  ce  n'est  pas  moin^ 
là  le  signe  d'une  immense  accumulation  de  forces  productives  qui 
mi  demandent  qu'à  être  utilisées.  Une  ville  où  se  trouvent  à  la  fois 
concentrées  les  plus  grandes  influences,  les  plus  impérieuses  exi-^; 
gences  et  la  plus  forte  masse  de  capitaux  disponibles,  ne  saurait  être 
long- temps  condamnée  à  ce  rôle  d'impasse  commerciale  que  la  diffi- 
culté des  communications  et  les  vices  de  la  législation  ont  fait  à  Ma-- 
drid;  en  effet,  un  mot  vient  d'être  prononcé  qui  lève  l'interdit  dont 
semblait  irrévocablement  frappée  la  capitale  espagnole.  Une  s'agit  de 
rien  moins  que  de  la  construction  d'une  voie  ferrée  de  Madrid  aux  deux 
mers. 

Qu'on  ne  se  récrie  pas  :  plus  l'Espagne  est  arriérée  sous  le  rapport  dei? 
voies  de  communication,  plus  elle  est  accessible  à  l'innovation  des  cher» 
mins  de  fer;  car,  chemins  pour  chemins  (et  tout  le  monde  est  d'ac-' 
cord,  au-delà  des  Pyrénées,  sur  la  nécessité  d'en  ouvrir),  le  simple  boft 
sens  conseille  de  débuter  de  préférence  par  le  système  le  plus  perfec- 
tionné. Disons  plus:  les  chemins  de  fer  sont,  de  toutes  les  voies  de^ 
communication,  celles  dont  l'exécution  oifre,  chez  nos  voisins,  le  moina 
de  difficultés  financières.  La  création  et  l'amélioration  des  routes  or- 
dinaires ont  partout  des  résultats  trop  lointains  ou  trop  peu  saisissablea 
pour  tenter  les  capitaux  particuliers,  et  l'état,  les  provinces,  les  comt- 
munes  sont  tellement  obérés  en  Espagne,  qu'ils  ne  peuvent  consa" 
crer  à  ces  entreprises  que  d'insignifiantes  allocations.  Un  chemin  de 
fer,  au  contraire,  ouvre  à  la  spéculation  privée  des  perspectives  asse» 
larges  et  assez  immédiates  pour  qu'une  compagnie  se  substitue  à  ces 
agens  impuissans.  L'état  peut  même  intervenir  ici  d'une  façon  très  efr 
ficace.  Une  loi  récente  a  accordé  des  exemptions  temporaires  d'impôt 
aux  capitaux  engagés  dans  les  travaux  d'irrigation.  Pourquoi  n'ac- 
corderait-il pas  un  privilège  analogue  aux  capitaux  engagés  dans  1& 
construction  des  chemins  de  fer?  Le  trésor  n'y  perdrait  presque  rien 
d'un  côté,  car  la  plupart  des  capitaux  disponibles  sont  aujourd'hui  io» 
actifs  et  échappent  par  cela  même  à  l'impôt,  et  il  y  gagnerait  beaucoup 
de  l'autre.  Calculez  en  effet  par  la  pensée  l'énorme  accroissement  de  Hl 
production  et  de  consommation,  c'est-à-dire  de  matière  imposable»,  "" 
qu'amènerait  la  création  d'une  grande  ligne  de  chemins  de  fer  dans 
un  pays  où,  faute  de  voies  de  communication,  telle  denrée  vendue  à 
vil  prix  sur  un  point  donné  du  territoire  devient  presque  un  objet  de 
luxe  à  sept  ou  huit  lieues  plus  loin!  L'état  le  comprend  si  bien,  qu'il 
n'a  pas  hésité  à  offrir  aux  compagnies  concessionnaires  des  avantages  j 
plus  directs  encore.  En  attendant  une  loi  définitive  sur  les  chemins  de 
fer,  loi  dont  les  chambres  sont  déjà  saisies,  le  congrès  vient  de  décider 
en  principe  et  à  l'unanimité  que  le  trésor  garantirait  à  ces  sortes  d'en- 


* 


MADRID   ET  LES  MADRILÈGNES.  423 

treprises  un  minimum  d'intérêt  de  6  pour  100,  plus  1  pour  100  par  an 
consacré  au  rachat  graduel  des  voies  construites. 

Les  mille  accidens  du  sol  espagnol ,  la  nécessité  de  faire  traverser 
trois  chaînes  de  montagnes  au  chemin  de  fer  qui  relierait,  par  exemple, 
Valence  à  la  Corogne  par  Madrid,  voilà,  je  le  sais,  des  obstacles  excep- 
tionnels. Il  ne  faut  pourtant  pas  se  les  exagérer.  L'expérience  a  prouvé 
qu'il  était  souvent  moins  coûteux  de  percer  des  montagnes  que  des 
collines,  car,  dans  le  premier  cas,  les  travaux  de  maçonnerie  sont 
presque  toujours  inutiles.  En  supposant  d'ailleurs  que  les  difficultés 
topographiques  à  vaincre  atteignissent  ici  les  dernières  limites,  la 
compagnie  concessionnaire  trouverait  deux  compensations  pour  une 
à  ce  surcroît  de  frais.  En  premier  lieu,  vu  le  faible  rapport  des  pro- 
priétés rurales  dans  l'état  actuel  des  voies  de  communication,  elle  au- 
rait beaucoup  moins  à  dépenser  qu'en  d'autres  pays  pour  l'achat  des 
terrains  et  les  indemnités  à  accorder  aux  propriétaires.  La  moitié  du 
territoire  espagnol  se  compose  d'ailleurs  de  pâtures  et  de  communaux, 
appartenant  à  l'état,  aux  provinces,  aux  communes,  qui  trouveraient 
profit  à  en  abandonner  gratuitement  le  parcours  à  une  voie  ferrée.  En 
second  lieu,  la  compagnie  pourrait  compter  sur  des  bénéfices  bien  plus 
considérables  qu'en  d'autres  pays.  En  Angleterre,  en  Belgique,  en 
France  même,  où  les  chemins  de  fer  venaient  se  juxtaposer,  en  double 
et  triple  emploi,  à  d'autres  voies  de  communication  que  cette  formi- 
dable rivalité  n'a  pas  fait  abandonner  entièrement,  les  capitaux  enga- 
gés dans  la  construction  de  ces  chemins  s'en  sont  fort  bien  trouvés  (4). 
Que  serait-ce  donc  en  Espagne,  oii  les  nouvelles  voies  n'auraient  à 
lutter  contre  aucune  concurrence  sérieuse,  et  où  d'immenses  accumu- 
lations de  richesses  minérales ,  végétales  et  animales  n'attendent  que 
des  moyens  de  transport  pour  déborder  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur? 

Admettons  cependant  toutes  les  mauvaises  éventualités.  Voici  un 
projet  qui  les  élude  à  coup  sûr.  Un  ingénieur  anglais  a  publié  ré- 
cemment dans  l'Heraldo  le  devis  des  frais  de  construction  et  d'ex- 
ploitation d'un  chemin  de  fer  de  Valence  à  Ségovie ,  en  se  contentant 
momentanément  d'une  seule  voie  qui  offrirait  même  quelques  solu- 
tions de  continuité  au  passage  des  points  les  plus  difficiles,  tels  que 
les  montagnes  de  Guadarrama,  et  d'une  vitesse  de  vingt  milles  an- 
glais à  l'heure  pour  les  voyageurs,  réduite  à  la  moitié  pour  les  mar- 
chandises. Il  résulte  de  ce  devis  que 'le  mouvement  actuel  des  trans- 
ports sur  toute  l'étendue  de  cette  ligne  et  sur  ses  différentes  sections, 
mouvement  relevé  aux  portes  des  villes  et  dans  les  stations  de  péage 

'  (1)  Les  crises  politiques,  l'agiotage,  l'imprévoyance  de  certaines  compagnies  qui  avaient 
*ait  des  appels  exagérés  de  fonds,  sont  seuls  responsables  des  mécomptes  financiers  aux- 
quels a  donné  lieu  la  création  de  quelques  chemins  de  fer,  ce  qui  ne  prouve  rien  contre 
les  avantages  de  ces  sortes  d'entreprises. 


4^24  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

établies  sur  les  grandes  routes  (i),  suffirait  pour  laisser  aux  action- 
naires un  intérêt  de  5  pour  100,  plus  un  excédant  qui  serait  graduel- 
lement employé  à  compléter  les  travaux  d'art  et  à  construire  la  se 
conde  voie.  Le  problème  des  chemins  de  fer  espagnols  se  réduit  dès-lor: 
à  ces  termes  :  —  est-il  possible  de  supposer  qu'avec  une  vitesse  cinq  foi 
plus  forte  et  un  tarif  trois  fois  moins  élevé  qu'aujourd'hui  pour  h. 
voyageurs,  avec  un  tarif  six  /bis moins  élové  et  une  vitesse  incomp;j 
rablement  plus  forte  pour  les  marchandises,  le  mouvement  des  voya 
geurs  et  des  marchandises  décroîtrait  sur  la  ligne  de  Valence  à  Madri 
et  de  Madrid  à  Ségovie?  Ainsi  posée,  la  question  doit  être  assurémei 
considérée  comme  résolue. 

Par  l'ouverture  de  la  ligne  de  Valence  à  Ségovie,  et  en  supposai 
même  que  les  nombreux  capitaux  intéressés  à  utiliser  l'excellente  \)> 
sition  maritime  de  la  Corogne  ne  s'empressent  pas  de  prendre  à  Ici 
charge  le  prolongement  jusqu'à  ce  port,  la  jonction  de  Madrid  aux  d 
mers  sera  en  quelque  sorte  réalisée.  A  Ségovie,  le  chemin  de  fer  n 
contrera,  en  effet,  le  canal  de  Castille,  lequel,  après  Valladolid,  se  4 
vise  en  plusieurs  bras.  L'un  de  ces  bras,  déjà  terminé  jusqu'à  Me 
de  Rioseco,  va  être  continué  jusqu'à  Zamora  sur  la  frontière  du  F 
tugal  et  à  une  faible  distance  du  point  où  le  Duero,  qu'une  uiû( 
douanière  désormais  inévitable  va  livrer  au  commerce  espagnol,  o 
mence  à  devenir  navigable  :  voilà  l'Océan  presque  conquis.  L'aut 
prolonge  jusqu'à  Alar-del-Rey,  dans  la  direction  de  Santander , 
cherche  déjà  à  se  relier  par  un  chemin  de  fer  avec  les  ports  voisi 
et  où  il  est  en  outre  fortement  question,  rien  qu'en  vue  de  profite; 
canal  de  Castille,  d'une  autre  voie  ferrée  jusqu'à  ce  canal.  L'ouver 
de  la  hgne  de  Valence  à  Ségovie,  qui  décuplerait  pour  Santande; 
bénéfice  de  cette  jonction,  ne  pourrait  que  l'accélérer:  voilà  donc 
drid  en  contact,  et  cette  fois  sur  le  littoral  espagnol  même,  avec 
ou  quatre  ports  de  l'Océan.  Ce  n'est  pas  tout  :  dès  que  le  canal  de 
tille  sera  devenu  la  tête  d'une  grande  communication  transversal 
nord  au  sud-est  de  l'Espagne  par  Madrid,  le  canal  d'Aragon,  dont  ij 
faible  distance  le  sépare ,  ne  tardera  pas  à  venir  s'y  relier;  or,  ce  <; 
nier  canal,  après  avoir  vivifié  l'agriculture  et  le  commerce  d'une 
plus  riches  provinces  de  la  Péninsule,  se  termine  non  loin  du  p< 
où  l'Èbre  pourrait  être  aisément  rendu  navigable  jusqu'à  son  eral^ 
chure  :  autre  jonction  de  Madrid  avec  la  Méditerranée.  Arrêtons-r 
là  :  par  l'accomplissement  de  ce  rêve,  qui,  pour  se  transformer  en 
lité,  n'exige,  d'après  les  devis  cités  plus  haut,  qu'une  première  i 


(1)  Ikaucoup  de  voyageurs  et  de  marchandises  prennent  en  Espagne  les  chemiji 
traverse  pour  échapper  aux  péages,  ou  circulent  entre  des  points  où  il  n'existe  p{( 
bareaux  d'octroi,  de  sorte  que  ce  relevé  nous  paraît  être  plutôt  au-dessous  qu'a 
de  la  vérité. 


MADRID   ET  LES   MADRILÊGNES.  4^ 

e  fonds  de  quarante  millions  de  francs  risqués  à  coup  sûr.  Madrid,  au- 
>urd'hui  séquestré  de  tout  mouvement  commercial  au  centre  du 
i.us  riche  pays  d'Europe  et  entre  cinq  ou  six  provinces  dont  chacune 
)ur  à  tour  regorge  d'une  des  denrées  de  première  nécessité  qui  man- 
uent  absolument  à  l'autre,  Madrid,  disons-nous,  deviendrait  l'en- 
epôt  des  deux  tiers  de  la  consommation  intérieure  et  le  transit 
aturel  d'une  bonne  partie  du  commerce  extérieur.  Et  nous  ne  parlons 
is  encore  du  nouveau  surcroît  d'activité  que  lui  apporterait  néces- 
lirement  dans  l'avenir  le  prolongement  de  ses  voies,  soit  ferrées,  soit  ' 
avigables,  jusqu'en  France  d'une  part,  et  jusqu'en  Andalousie  et  en 
stramadure,  d'autre  part  (1). 

Toutes  les  conquêtes  matérielles  s'enchaînent.  La  multiplication  râ-  ' 
de  des  capitaux,  la  baisse  de  salaires  qu'amènera  une  grande  abon-  * 
aice  de  denrées,  le  bon  marché  des  matières  premières,  résultat  na- 
irel  de  la  multiplicité,  de  la  rapidité  et  du  bas  prix  des  moyens  de 
ansport,  enfm  l'ouverture  du  plus  vaste  réseau  de  débouchés  inté- 
eurs  qu'il  soit  donné  à  une  capitale  européenne  d'espérer,  appelle- 
mt  inévitablement  à  Madrid  l'activité  nanufacturière.  Les  mille  pè- 
tes industries  individuelles  qui  végètent  aujourd'hui  au  service  de 
i  consommation  locale  se  développeront,  soit  isolément,  soit  en  s'ag- 
ilomérant  entre  elles,  et  la  diminution  relative  de  leurs  frais  géné- 
|iux,  conséquence  première  de  ce  progrès,  sera,  à  son  tour,  le  mobile 
ie  progrès  nouveaux.  Madrid  aura  même  à  redouter,  dans  l'intérêt  de 
)n  commerce  de  transit,  l'exagération  de  ces  tendances  industrielles. 
a  carrosserie,  la  fabrication  des  tapis,  celle  des  porcelaines  et  enfin  la 
jiétallurgie  sont  les  seules  industries  qui  puissent  prospérer  dans  son 
iiin  sans  nuire  aux  autres  élémens  de  sa  future  activité.  Les  trois  pre- 
lières  s'y  sont  naturalisées  à  la  faveur  du  luxe  que  la  présence  de  la 
)ur  et  de  l'aristocratie  et  l'affluence  des  capitaux  déclassés  entretien- 
ent  dans  toute  capitale.  Quant  à  la  quatrième,  elle  doit  être  bien  es- 
3ntiellement  madrilègne  pour  avoir  pu  braver  les  obstacles  sans 
jombre  qu'y  a  rencontrés  jusqu'ici  son  essor.  Chose  étrange  en  effet, 
t  qui  ne  s'explique  que  par  l'abondance  du  minerai  dans  les  CastiUes, 
lalgré  son  éloignement  des  ports  de  mer  et  des  centres  manufacturiers, 
loignement  qu'aggrave  la  difficulté  actuelle  des  communications, 
adrid  a  vu  naître  et  prospérer  quatre  grandes  usines  métallurgiques 
ui  ont  pu  aborder  avec  succès  la  fabrication  des  machines  les  plus 

(1)  Une  compagnie  anglo-espagnole  s'est  déjà  constituée  pour  la  construction  d'au 
lemin  de  fer  qui  reliera  Madrid  à  Badajoz,  et  plus  tard  à  Lisbonne,  avec  embranche- 
lent  sur  Séville.  Les  études  préparatoires  de  ce  tracé  ont  démontré  que  la  ligne  de  Ma- 
rid  à  Badajoz  était  celle  où  les  difficultés  lopographiques  à  vaincre  sont  les  moins  nom- 
rcuscs.  L'Espagne  est  déjà  en  mesure  de  préjuger  à  coup  sîir  les  devis  de  ces  sortes  de 

avaux  par  l'expérience  qu'elle  en  a  faite  dans  les  tronçons  de  Barcelone  à  Mataro,  et  de 
[adrid  à  Âranjuez. 


/i2(>  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

compliquées  et  les  plus  volumineuses.  Encore  un  encouragement  à  la 
construction  d'un  grand  chemin  de  fer  transversal.  Le  jour  où  les 
mines  du  nord,  du  midi  et  de  l'ouest  seront  accessibles  pour  elle,  et 
où  tous  les  grands  débouchés  intérieurs  et  maritimes  se  trouveront  di- 
rectement reliés  à  Madrid,  la  métallurgie  madrilègne  se  développera 
dans  d'immenses  proportions. 

L'accroissement  de  population ,  et  par  suite  de  consommation ,  qui 
résultera  pour  Madrid  de  sa  transformation ,  naguère  si  imprévue,  en 
centre. industriel  et  commercial,  réagira  tôt  ou  tard  sur  son  travail 
agricole.  La  stérilité  du  terroir  environnant  n'est  qu'apparente.  Par- 
tout où  l'on  a  pris  la  peine  de  faire  circuler  un  peu  d'eau ,  une  végé- 
tation magnifique  est  venue  défier  l'incurie  madrilègne,  et  l'eau  est  ici 
beaucoup  plus  abondante  qu'on  ne  croit.  Dans  les  bas-fonds,  on  la , 
trouve  presque  à  fleur  de  terre,  et  quelques  appareils  hydrauliques, 
aussi  simples  que  ceux  qu'emploient  nos  maraîchers,  suffiraient  à 
convertir  ces  arides  bas-fonds  en  jardins.  Quant  à  la  fécondation  des 
plateaux  élevés,  ne  serait-il  pas  possible  d'utiliser  à  peu  de  frais  les 
nombreux  aqueducs  qui,  de  dix  et  douze  lieues  à  la  ronde,  viennenti 
alimenter  les  cent  trente-sept  fontaines  de  Madrid?  Ajoutons  qu'une' 
compagnie,  formée  il  y  a  déjà  plusieurs  années,  se  propose  de  ter- 
miner le  petit  canal  de  Guadarrama,  qui  pourvoira  à  l'irrigation  de 
plus  de  trente  mille  mètres  carrés  de  terrain  aux  portes  mêmes  de  Ma- 
drid. 

L'avenir  intellectuel  de  Madrid  s'annonce  plus  brillant  encore  que 
son  avenir  matériel.  La  révolution ,  en  ruinant  les  grandes  universités 
de  province  et  en  refoulant  dans  la  capitale  cette  multitude  d'existences 
déclassées  qui  est  partout  le  principal  foyer  de  l'activité  morale,  est=^ 
venue  dessiner  très  nettement  la  suprématie  littéraire  et  scientifique 
que  Madrid  devait,  depuis  près  de  trois  siècles,  à  la  présence  de  la  cour. 
Madrid  compte,  à  l'heure  qu'il  est,  dix-sept  académies  ou  sociétés  ana- 
logues. Voilà  bien  des  académiciens;  mais,  manie  pour  manie,  il  faut 
se  féliciter  de  celle-là,  qui  décèle,  faute  de  mieux,  dans  le  public  ma^ 
drilègne,  des  goûts  intellectuels  très  prononcés.  Les  chefs-d'œuvre  apt 
paraissent  tôt  ou  tard  là  où  ils  savent  qu'un  public  les  attend.  Madrid 
ne  se  borne  pas,  d'ailleurs,  à  attendre;  il  a  déjà  beaucoup  produit. 
Brusquement  initiés  à  la  vie  politique  et  ballottés,  durant  dix  ou  douze 
ans,  entre  mille  vicissitudes  qui  ne  laissaient  à  aucune  coterie  locale 
le  temps  de  s'enraciner,  les  électeurs  espagnols  se  trouvaient  naturel- 
lement attirés  vers  les  noms  qui  avaient  une  notoriété  publique,  de 
sorte  qu'il  n'est  guère  d'écrivains  un  peu  distingués  qui  n'aient  été 
envoyés  au  parlement,  c'est-à-dire  à  Madrid.  Aucun  d'eux  n'a  été  in- 
grat envers  sa  première  renommée  :  qu'il  soit  député,  sénateur  ou 
ministre,  l'écrivain  espagnol  tient  avant  tout  à  rester  écrivain.  La  plu- 


MADRID   ET   LES  MADRILÈGNES.  4-27 

part  des  liNTes  marqiiaiis  de  l'Espagne  sortent  ainsi  des  imprimeries 
de  Madrid.  De  là  aussi  la  supériorité  incontestée  qu'a  su  conquérir, 
dès  le  début  du  nouveau  régime,  la  presse  madrilègne,  bien  que  les 
journaux  de  province  fussent  aux  véritables  centres  de  l'action  révolu- 
tionnaire. Les  tendances  littéraires  de  Madrid  se  seraient  bien  plus  ra- 
pidement développées  encore  sans  la  maiiie  de  ces  traductions  qui,  au 
théâtre,  dans  les  livres,  dans  les  feuilletons,  ont  disputé,  pendant  quinze 
ans ,  aux  écrivains  nationaux  leur  place  au  soleil.  Une  réaction  com- 
mence, du  reste,  à  sesmanifester.  Les  principaux  journaux  de  Madrid 
prêtent  déjà  de  préférence  leur  publicité  à  la  littérature  indigène,  et  le 
gouvernement  vient  d'affecter  un  théâtre  à  la  représentation  des  ou- 
vrages exclusivement  nationaux.  Concluons  par  des  chiffres  :  une  uni- 
versité de  premier  rang,  qui  donne  l'enseignement  supérieur  à  près  de 
5,000  élèves,  et  d'où  sortent  annuellement  près  de  1,100  gradués,  treize 
écoles  spéciales,  quatre  bibliothèques,  vingt  et  une  collections  d'ar- 
chives, dix  musées,  collections  ou  dépôts  scientifiques,  un  observatoire, 
quatre  théâtres  non  lyriques,  sans  compter  de  nombreuses  troupes 
d'amateurs,  cinquante  et  un  journaux  et  recueils  périodiques  de 'toute 
nature,  d'innombrables  imprimeries  enfin,  dont  une  seule  a  jeté,  en 
1847,  dans  la  circulation  près  de  183,000  volumes,  fournissent  tour 
à  tour  des  recrues,  des  matériaux,  des  débouchés  au  mouvement  in- 
tellectuel de  Madrid  dans  ses  trois  principales  manifestations  :  littéra- 
ture, presse,  sciences. 

Un  conservatoire  de  musique  et  de  déclamation,  trois  théâtres  lyri- 
(jues,  trois  musées,  voilà  le  lot  officiel  des  arts  proprement  dits.  C'est 
déjà  beaucoup  moins,  et  l'intérieur  du  sac  ne  répond  même  pas  à  l'é- 
tiquette. Et  d'abord,  comme  il  est  matériellement  impossible  que  trois 
théâtres  lyriques,  même  en  se  résignant  tour  à  tour  à  des  repos 'for- 
cés, puissent  faire  leurs  affaires  dans  une  ville  qui,  avec  quatre  autres 
théâtres,  n'a  pas  240j000  âmes  de  population,  Madrid  ne  sait  retenir 
ni  bons  chanteurs,  ni  bons  compositeurs.  On  n'y  entend  guère  que  l'o- 
péra italien,  desservi  presque  toujours  par  des  compagnies  nomades. 
Ajoutons  que  les  autres  théâtres  admettent  le  ballet,  qui,  à  Paris  et  à 
Londres,  est  l'appât  qui  recrute  une  bonne  partie  du  public  d'opéra. 

Quant  aux  arts'du  dessin,  l'Espagne  vit  un  peu  sur  son  passé.  La 'ré- 
volution, qui  a  si  puissamment  surexcité  le  mouvement  intellectuel 
proprement  dit,  a  porté  de  rudes  coups  à  la  peinture  et  à  la  sculpture 
en  réduisant  les  fortunes  particulières  et  en  fermant  les  couvèiJs. 
M.  Frédéric  de  Madrazo  et  deux  ou  trois  autres  maîtres  soutiennent  ce- 
pendant avec  un  certain  éclat  la  vieille  renommée  de  la  peinture  espa- 
gnole, qui,  si  elle  doit  renaître,  ne  renaîtra  qu'à  Madrid,  car  là' sont 'lÉS 
amateurs  les  plus  riches  et  les  plus  éclairés.  On  peut  y  compter  jusqu'à 
huit  galeries  particulières  que  plus  d'un  grand  musée  envierait.  La 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sculpture  trouvera,  elle  aussi,  tôt  ou  tard,  un  immense  débouché  dans 
les  développemens  matériels  que  l'avenir  réserve  à  Madrid,  d'autant 
plus  qu'au  point  de  vue  monumental,  tout  est  encore  à  faire  dans  la  ca- 
pitale espagnole.  Complètement  oublié  jusqu'à  l'époque  où  Philippe  II 
y  transporta  le  siège  du  gouvernement ,  c'est-à-dire  durant  toute  la 
grande  période  architecturale  de  l'Espagne,  Madrid  n'a  pas  d'édifices 
remarquables.  Je  ne  fais  exception  que  pour  le  château  royal,  véritable 
masse  cyclopéenne  où  plus  d'un  détail  mérite  le  reproche  de  lourdeur, 
mais  qui,  vu  d'ensemble,  se  détache  avec  je  ne  sais  quelle  légèreté 
colossale  de  la  colline  à  pic  que  couronne  le  blanc  amoncèlement  de 
ses  ailes  inachevées.  La  cherté  de  la  pierre,  par  suite  de  la  difficulté 
des  transports,  contribue  beaucoup  à  la  pauvreté  architecturale  de  Ma- 
drid. Sauf  quelques  hôtels  de  la  grandesse  et  de  la  banque,  que  les 
Madrilègnes  sont  réduits  à  citer  aux  étrangers,  la  plupart  des  édifices 
particuliers  dissimulent  sous  le  plâtre,  ou  qui  pis  est,  sous  le  badigeon, 
l'économique  indigence  de  leur  maçonnerie.  Madrid  n'en  a  pas  moins 
un  assez  grand  air  de  capitale.  La  décoration  de  ses  promenades,  la 
somptuosité  de  ses  principales  fontaines,  les  accidens  même  de  son  sol, 
qui  font  le  désespoir  des  ingénieurs  de  la  ville,  mais  qui  agrandissent 
pour  l'étranger  celle-ci  en  variant  à  l'infini  les  aspects,  enfin  le  dessin 
vraiment  grandiose  de  quelques  rues  où  la  largeur  monumentale  de 
l'ensemble  rachète  la  mesquinerie  des  constructions,  tout  rappelle 
que  Madrid  a  déjà  pour  passé  l'orgueil  de  Philippe  II ,  le  goût  éclairé 
de  Charles  lll,  et  la  pensée  inexécutée,  mais  cependant  féconde,  de 
Napoléon. 

En  attendant  qu'il  puisse  appeler  dans  ses  murs  le  luxe  architec- 
tural des  grandes  métropoles,  Madrid  songe  au  comfortable.  L'ad- 
ministration municipale  supprime  les  antiques  gouttières,  qui,  les 
jours  d'orage,  vomissaient  7,000  cascades  sur  les  passans;  elle  ouvre 
des  égouts ,  bombe  les  rues ,  les  borde  de  trottoirs ,  et  fait  exécuter 
3,000  pieds  de  pavage  par  semaine  jusqu'à  parfaite  mise  en  état  des 
510  rues  et  des  69  places,  remplissant  ensemble  un  périmètre  de  plus 
de  47,000  pieds.  Ce  développement  de  travaux,  qui  n'a  occasionné 
jusqu'ici  qu'un  déficit  minime,  donne  la  mesure  des  nombreuses  res- 
sources que  la  commune,  après  avoir  pourvu  au  nécessaire,  pourra 
consacrer  aux  embellissemens.  L'asphalte  se  naturalise  à  Madrid.  L'é- 
clairage au  gaz ,  quoique  d'importation  récente,  y  aura  bientôt  sup- 
planté les  9,000  réverbères  et  lanternes  qui  ne  font  aujourd'hui  qu'une 
concurrence  impuissante  aux  étoiles,  mais  aussi  quelles  étoiles!  Ail- 
leurs, et  j'en  demande  pardon  aux  poètes  de  Paris  et  de  Londres,  on 
dirait  des  lampions  suspendus  à  une  voûte  de  verre  terni;  ce  n'est  qu'à 
Madrid  qu'elles  nagent  dans  l'immensité  de  l'éther.  L'extrême  pureté 
jdu  climat,  qui  fournit  aux  relevés  annuels  de  l'observatoire  251  beaux 


MADRID   ET   LES   MADRILÈGNES.  429 

jours,  dont  132  légèrement  nuageux  et  119  absolument  sereins;  la 
sécheresse  du  sol  environnant,  qui  boit  avidement  la  moindre  parti- 
cule d'humidité,  et  surtout  l'élévation  exceptionnelle  de  Madrid  à  près 
de  640  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  expliquent  ce  phénomène 
d'optique.  Le  jour  offre  d'autres  magnificences,  surtout  l'été.  Madrid 
a  vraiment  alors  des  heures  fantastiques,  par  exemple  à  midi,  quand 
la  raréfaction  ordinaire  de  l'air,  doublée  par  une  chaleur  torride  qui 
donne  souvent  à  l'ombre  plus  de  38  degrés  centigrades,  agrandit  et 
rapproche  au  débouché  de  chaque  rue ,  comme  de  mobiles  décors 
d'opéra ,  les  perspectives  les  plus  lointaines ,  ou  bien  encore  vers  le 
soir,  quand  les  rayons  obliques  du  soleil ,  déjà  décomposés  en  teintes 
indécises,  mais  plongeant  dans  la  transparence  de  l'atmosphère  avec 
une  brutalité  que  n'ont  pas  nos  couchans,  ruissellent  en  tons  de  cuivre 
sur  l'essaim  noir  des  mantilles,  poudrent  à  blanc  la  cime  obscurcie  des 
arbres,  et  changent  en  flammes  de  Bengale  l'auréole  de  Vapeurs  où 
s'éveillent  les  dieux  mythologiques  des  fontaines  du  Prado.  Ces  effets 
de  climat  donneront  toujours  à  la  capitale  espagnole  une  physionomie 
à  part,  quand  même  l'invasion  des  habitudes  anglaises  et  françaises  la 
dépouillerait  de  toute  autre  originalité.  Ne  désespérons  même  pas, 
au  point  de  vue  politique  et  moral,  de  la  ténacité  du  caractère  madri- 
lègne  :  le  climat  n'a-t-il  pas  encore  ici  sa  part  d'action?  Je  doute  fort, 
par  exemple,  que  ce  lugubre  spleen  des  lendemains  d'orgie  révolution- 
naire, qui  a  nom  socialisme,  se  naturalise  jamais  dans  la  splendide 
atmosphère  de  Madrid,  Madrid  appelât-il  dans  son  sein  le  personnel 
révolutionnaire  des  métropoles  du  nord.  Plaisanterie  à  part  (car  ceci 
est  du  domaine  de  la  physiologie  la  plus  sérieuse),  que  de  maussades 
rêveries  d'hiver  ne  découvrirait-on  pas  au  fond  de  certaines  monstruo- 
sités écrites?  Tel  qui  refait  la  société  a  commencé  peut-être  par  rêver 
une  société  où  il  n'y  aurait  ni  pavés  gluans  ni  rhumes  de  cerveau.  Le 
lazare  de  Naples  aurait  cent  fois  plus  de  raisons  d'être. socialiste  que 
l'ouvrier  parisien,  et  le  lazare,  enivré  de  soleil,  est  plus  conservateur 
que  M.  de  Metternich.  Sur  les  mœurs  privées,  l'influence  du  climat  est 
plus  visible  encore  :  la  vie  tout  extérieure,  presque  publique,  des  pays 
méridionaux,  comporte  et  autorise  entre  les  deux  sexes  une  plus  grande 
liberté  d'allures  que  la  vie  essentiellement  intérieure  des  pays  froids. 
La  pruderie  naquit  en  Angleterre  dans  le  brumeux  demi-jour  d'un 
parloir  calfeutré.  Puissent  les  Madrilègnes  rester  pour  leur  part  fidèles 
à  cette  loi  du  climat  !  Puisse  ce  progrès,  qui  doit  un  jour  initier  Ma- 
drid à  l'activité  matérielle  de  Paris  et  de  Londres,  lui  laisser  moins  de 
respectabilité  qu'à  Londres,  plus  de  sagesse  qu'à  Paris! 

Gustave  d'Alaux. 


LA  BAVOLETTE. 


PREHIIËKE  PARTIE. 


I. 


Peu  àe  temps  après  la  mort  du  roi  Louis  XIII ,  il  y  avait  au  village 
de  Saint-Mandé  une  pauvre  paysanne  dont  une  méchante  masure,  unfe 
vache  et  quelques  poules  composaient  tout  le  bien.  On  l'appelait  dame 
Simonne.  Au  point  du  jour,  elle  allait  vendre  du  lait  à  la  porte  Saint- 
Antoine,  et  revenait  travailler  jusqu'au  soir  pour  gagner  le  juste  né- 
cessaire. Souvent  elle  prenuit  encore  sur  le  temps  du  sommeil  pout 
sauver  à  grands  coups  d'aigtfîUe  les  débris  de  son  trousseau.  A  force 
de  cowrage  et  d'industrie,  elle  aurait  pu  joindre  les  deux  bouts  de 
l'année,  si  son  mari  n'eût  appof  té  dans  le  ménage  plus  de  désordre  que 
•de  profit.  Maître  Simon  fttissrtt  des  corbeilles  d'osier  qu'un  marchand 
de  Paris  lui  achetait;  m£<is  il  en  iallait  boire  régulièrement  le  produit, 
et  ne  rentrait  à  la  maison'que  les  poches  vides  et  l'estomac  plein  polir 
quereller  sa  femme;  c'est 'pourquoi  le  chagrin  et  la  misère  avaient  flé- 
tri le  visage  de  dame  Slmonne'plutôt  que  les  années.  L'unique  conso- 
lation que  le  ciel  eût  donnée  à  eetta  paysanne  était  un  enfant  frais  et 
charmant,  d'un  esprit  précoce  et  du  meilleur  naturel  du  monde.  C'é- 
tait pour  sa  fille  qu'elle  veillait  et  travaillait  assidûment.  Dieu  seul, 
qui  sait  le  compte  des  peines  et  soucis  des  mères,  pourrait  dire  à  quel 


_i  na 


LA   B A VOLETTE.  43i 

prix  celle-ci  vint  à  bout  d'élever  son  enfant-.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  pe- 
tite Claudine  poussa  comme  une  plante  vivace  en  dépit  des  privations. 
Elle  atteignit  sans  accident  sa  douzième  année,  et,  avant  qu'on  eût 
songé  à  la  remarquer,  elle  était  déjà  la  plus  jolie  fille  de  son  village. 

Le  curé  de  Saint-Mandé,  en  lui  enseignant  le  catéchisme,  s'aperçut 
que  Claudine  avait  une  intelligence  et  des  instincts  au-dessus  de  son 
âge  et  de  sa  condition.  Elle  embarrassait  le  bonhomme  par  ses  ques- 
tions et  rétonnait  par  ses  réponses.  Elle  semblait  deviner  ce  qu'il  lui 
voulait  apprendre,  et  ajoutait  des  réflexions  aux  leçons  qu'il  lui  don- 
nait, en  sorte  que  dame  Simonne  trouvait  la  récompense  de  ses  soins 

le  soulagement  de  ses  maux  dans  les  éloges  et  les  bénédictions  du 

ré.  Claudine  témoignait  à  sa  mère  plus  de  respect  et  d'affection  que 
n'ont  accoutumé  de  faire  les  enfans  de  la  campagne ,  dont  la  vie  labo- 
rieuse éteint  souvent  tous  les  sentimens.  Au  rebours  de  la  plupart  des 
paysannes,  qui  ne  voient  dans  leur  progéniture  que  des  bras  à  em- 
ployer, Simonne  ménageait  les  forces  de  sa  fille  et  ne  la  quittait  presque 
point.  La  petite  jeunesse  de  Claudine  échappait  ainsi  à  ces  deux  écueils 
du  corps  et  de  l'esprit ,  l'excès  de  fatigue  et  le  défaut  de  surveillance. 

Un  jour  d'hiver  que  sa  mère  l'avait  laissée  au  logis  pour  ne  point  l'ex- 
poser au  mauvais  temps,  Claudine  entendit  une  troupe  de  cavaliers 
passer  au  galop  sur  la  route.  Elle  se  mit  à  la  fenêtre  et  vit  un  seigneur 
petit  de  taille  accompagné  de  trente  gentilshommes  au  moins  qui  pa- 
raissaient être  à  lui ,  car  ils  le  suivaient  à  distance.  Ils  étaient  tous 
jeunes,  richement  équipés,  coiffés  de  larges  chapeaux  dont  les  plumes 
volaient  au  vent,  et  ils  voyageaient  à  franc  étrier.  Tout  à  coup  la  sangle 
de  l'un  des  chevaux  se  rompit,  la  selle  tourna,  et  le  cavalier  tomba  dans 
la  boue.  La  bande  entière  s'arrêta  et  mit  pied  à  terre ,  hormis  le  sei- 
gneur, qui  demeura  sur  son  cheval.  On  s'empressait  autour  du  cava- 
lier démonté.  Celui-ci  riait  de  sa  mésaventure,  mais  on  voyait,  à  sa 
pâleur  et  au  tremblement  de  ses  mains,  que  la  chute  avait  été  rude.  Il 
s'apprêtait  à  sauter  sur  le  cheval  d'un  laquais  de  la  suite,  lorsqu'il 
aperçut  devant  lui  une  petite  paysanne  qui  lui  présentait  d'une  main 
un  verre  d'eau  et  de  l'autre  une  serviette  pour  essuyer  la  boue  dont  il 
était  couvert. 

—  Je  n'ai  que  faire  de  cela,  dit  le  gentilhomme.  11  ne  faut  point  re- 
tarder son  altesse  pour  si.  peu;  de  chose. 

—  Rien  ne  presse,  dit  le  seigneur  que  l'on,  traitait  d'altesse;  nous 
n'avons  pas  d'ennemi  à  surprendre.  Btivez  cette  eau,  monsieur  de  Bue, 
et  prenez  le  temps  de  vous  remettre  de  la  so^ousse.  Vous  vous  êtes  fait 
mal. 

Tandis  que  M.  de  Bue  nettoyait  à  la  hâte  ses  habits,  le  grand  sei- 
gneur, en  manœuvrant  son  cheval ,  se  vint  mettre  devant  Claudine  et 
lui  demanda  son  âge,  son  nom,  si  elle  avait  des  parens,  à  quel  métier 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  gagnaient  leur  vie ,  ce  qu'on  vendait  une  pinte  de  lait  et  une  dou- 
zaine d'œufs,  comme  si  tous  ces  détails  l'eussent  fort  intéressé.  La  pe- 
tite fille  répondait  avec  assurance  et  simplicité.  Le  seigneur,  touché  de 
sa  gentillesse,  lui  dit  d'un  air  où  la  bonté  se  mêlait  à  la  brusquerie  : 

—  Je  veux  faire  quelque  chose  pour  toi.  Que  désires-tu?  Parle  vite. 
Point  de  bavardages  inutiles. 

—  Ce  que  je  désire?  répondit  Claudine.  Je  ne  suis  point  en  peine  de 
le  trouver.  Il  me  faudrait  quatre  écus,  non  pas  pour  moi,  mais  pour 
mon  père. 

—  Et  pourquoi,  reprit  l'altesse,  cette  somme  de  quatre  écus? 

—  Parce  que  monsieur  de  l'impôt  doit  venir  demain  et  que  nous 
n'avons  pas  de  quoi  le  payer. 

L'altesse  tira  de  sa  poche  un  louis  d'or  et  le  mit  dans  la  main  de 
Claudine  en  lui  disant  d'un  ton  sévère  : 

—  Cette  pièce  vaut  le  double  de  la  somme  que  tu  demandes.  De- 
main, quand  je  retournerai  à  Paris,  tu  me  rendras  douze  livres. 

—  Je  n'y  manquerai  point,  monseigneur. 

Le  prince  avait  déjà  lancé  son  cheval  au  galop  et  s'éloignait  suivi  de 
ses  gentilshommes.  Claudine  demeura  long-temps  plongée  dans  la  con- 
templation du  louis  d'or;  elle  en  admira  la  face  où  l'on  voyait  le  por- 
trait du  feu  roi;  elle  fit  le  signe  de  la  croix  pour  se  remettre  de  son 
émotion,  et  rentra  toute  pensive  dans  sa  cabane.  Au  retour  des  champs, 
dame  Simonne  apprit  avec  bien  de  la  surprise  l'aventure  de  sa  fille.  Il 
en  fallut  recommencer  deux  fois  le  récit.  La  mère  couvrit  de  béné- 
dictions le  bienfaiteur  inconnu,  et  se  perdit  en  conjectures  pour  décou- 
vrir qui  ce  pouvait  être.  Comme  elle  était  peu  versée  dans  l'état  de  la 
famille  royale  et  de  la  cour,  elle  ne  sut  à  quel  nom  fixer  son  esprit, 
mais  elle  se  promit  de  payer  le  percepteur  des  impôts  et  de  rendre  au 
généreux  seigneur  les  douze  livres  de  surplus.  Quanta  maître  Simon, 
il  fut  résolu  qu'on  ne  lui  dirait  rien  de  cette  rencontre. 

Par  malheur,  des  enfans  qui  jouaient  sur  le  bord  de  la  route  avaient 
vu  de  loin  la  chute  du  cavalier,  les  secours  apportés  par  Claudine  et 
le  geste  remarquable  du  chef  de  la  troupe  fouillant  dans  sa  poche  et 
donnant  une  récompense  à  la  petite  fille.  Ces  enfans  trouvèrent  maître 
Simon  battant  les  murs  le  long  de  l'avenue ,  et  n'eurent  rien  de  plus 
pressé  que  de  lui  raconter  l'aventure  de  sa  fille,  si  bien  qu'en  rentrant 
au  logis,  le  maudit  homme,  instruit  de  ce  qu'on  lui  voulait  cacher,  ne 
manqua  pas  d'interroger,  de  crier  à  tue-tête,  et  de  lever  le  bâton,  jus- 
qu'à ce  qu'il  eût  saisi  le  louis  d'or,  à  quoi  il  attachait  au  fond  plu» 
d'importance  qu'à  la  confession  de  la  vérité.  Ce  fut  le  tour  de  la  mère 
à  crier  comme  une  aigle,  quand  elle  vit  la  plus  grosse  somme  qu'elle 
eût  jamais  possédée  tomber  dans  les  mains  de  son  mari ,  c'est-à-dire 
prendre  le  plus  court  chemin  du  cabaret.  A  force  d'éloquence,  elle  fit 


LA   BAVOLETTE.  433 

comprendre  à  maître  Simon  que,  si  elle  ne  payait  l'impôt,  les  gens  du 
roi  lui  vendraient  ses  meubles.  Pour  avoir  la  paix,  le  mari  consentit  à 
changer  le  louis  d'or.  Il  donna  douze  livres  à  sa  femme  et  s'empara  du 
reste  en  déclarant  qu'il  n'en  lâcherait  pas  une  obole.  A  ces  mots,  la 
petite  Claudine  fondit  en  larmes  et  se  jeta  aux  genoux  de  son  père. 

—  Au  nom  de  la  sainte  Vierge ,  lui  dit-elle ,  laissez-moi  cet  argent 
jqui  ne  m'appartient  pas.  J'ai  promis  de  le  remettre  fidèlement  au  sei- 
gneur de  ce  matin.  Le  retenir  serait  un  vol  et  un  péché.  Voulez-vous 
déshonorer  votre  fille  et  vous-même? 

—  Tu  es  une  sotte,  répondit  le  père.  Crois-tu  que  ce  prince  attende 
après  douze  livres?  En  te  commandant  de  lui  remettre  la  moitié  de 
son  louis,  il  a  fait  une  plaisanterie,  et,  si  tu  t'avisais  de  lui  porter  son 
argent,  ses  gentilshommes  et  lui  se  moqueraient  de  toi.  Qu'on  ne  m'en 
parle  plus;  je  garde  les  douze  livres;  c'est  une  affaire  qui  n'incommo- 
dera point  ma  conscience. 

Claudine  voulut  insister,  mais  le  père  lui  ordonna  de  se  taire  et  se 
jeta  sur  son  lit.  où  il  s'endormit  du  lourd  sommeil  des  ivrognes.  La 
petite  fille  ne  ferma  point  les  yeux  de  toute  la  nuit.  Il  lui  semblait 
qu'elle  mourrait  de  honte,  si  le  jeune  seigneur  venait  à  passer  sans  la 
h'ouver  au  bord  du  chemin.  Pour  soulager  son  cœur,  elle  résolut  de 
consulter  son  curé.  Elle  se  leva  doucement  au  point  du  jour,  sortit  de 
la  maison  sans  réveiller  ses  parens ,  et  courut  tout  émue  au  presby- 
tère. Le  curé  prit  d'abord  la  chose  en  riant.  Il  ne  parut  point  com- 
prendre la  gravité  des  scrupules  de  l'enfant ,  et  commença  par  dire 
qu'il  n'y  avait  point  d'apparence  qu'un  prince  voulût  marchander  son 
aumône,  à  quoi  Claudine  répondit  avec  vivacité  qu'il  ne  lui  apparte- 
nait pas  de  juger  si  le  prince  avait  ou  non  parlé  sérieusement,  que  ce 
prince  n'avait  donné  que  la  moitié  du  louis  d'or,  qu'elle  s'était  enga- 
gée à  lui  remettre  le  surplus ,  et  qu'elle  lui  devait  tenir  parole.  Le 
curé,  entendant  cela,  devint  confus.  Il  posa  sa  main  sur  les  cheveux 
blonds  de  Claudine  en  murmurant  tout  bas  : 

—  Mon  Dieu,  disait-il,  depuis  trente  ans  j'étudie  votre  loi ,  et  je  la 
trouve  gravée  plus  avant  dans  le  cœur  d'un  enfant  que  dans  le  mien. 

Le  bonhomme  prit  ensuite  sa  canne  et  son  chapeau  et  se  rendit  au 
logis  de  maître  Simon.  Tandis  que  sa  femme  travaillait  à  l'étable, 
l'ivrogne  ronflait  encore.  Au  bruit  que  fit  le  curé ,  il  ouvrit  des  yeux 
hébétés  en  demandant  ce  qu'on  lui  voulait. 

—  Je  viens,  lui  répondit  le  vieillard ,  pour  vous  empêcher  de  com- 
mettre une  méchante  action. 

Maître  Simon  eut  quelque  peine  à  se  rappeler  l'aventure  de  la  veille; 
mais,  si  les  fumées  du  vin  avaient  embrouillé  ses  souvenirs,  l'engour- 
dissement du  réveil,  la  faiblesse  qui  suit  un  excès  et  l'embarras  de  sa 
langue  ne  lui  laissèrent  point  de  défense  contre  les  argumens  de  son 

TOiiE  V.  28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

curé.  Moitié  par  surprise  et  moitié  par  respect ,  il  consentit  à  rendre  j 
les  douze  livres  sans  trop  savoir  ce  qu'il  faisait.  Le  curé  prit  l'argent, 
eiy  le  donnant  à  Claudine  : 

— -Ma  fille,  lui  dit-il,  remplissez  vos  engagemens.  Ces  quatre  écus 
vous  seront  comptés  là-haut. 

A  peine  le  bon  vieillard  eut-il  fait  vingt  pas  hors  de  la  maison,  que 
le  dormeur  éveillé,  reprenant  ses  esprits,  se  mit  en  fureur.  Il  comprit 
d'autant  mieux  ce  qui  s'était  passé,  que  Claudine,  ne  voulant  point 
mentir,  lui  confessa  tout  ce  qu'il  voulut  savoir.  Maître  Simon  rede- 
manda les  douze  livres  avec  des  cris  épouvantables ,  en  menaçant  sa 
fille  de  la  rouer  de  coups;  mais,  tandis  qu'il  s'habillait ,  Claudine  s'en*" 
fuit  et  courut  au  presbytère,  se  souciant  peu  d'être  battue,  pourvu 
qu'elle  sauvât  son  honneur  d'un  si  grand  péril.  Elle  se  tint  dans  uiii 
grenier,  regardant  avec  constance  si  le  seigneur  et  son  escorte  retour- 
naient à  Paris.  Enfin,  vers  deux  heures  après  midi,  ses  yeux  de  douze 
ans  distinguèrent  une  troupe  de  cavaliers  qui  sortait  du  bois  de  Vin- 
cennes.  En  reconnaissant  les  armes  qui  brillaient  et  les  panaches  qui 
flottaient  au  vent,  elle  se  mit  à  battre  des  mains. 

—  Les  voici!  monsieur  le  curé,  dit-elle;  voici  le  prince  qui  revient- 
à  la  tête  de  son  armée  tout  exprès  pour  recevoir  l'argent  que  je  lui 
dois.  Quel  bonheur  de  pouvoir  le  lui  rendre! 

La  petite  fille  courut  se  planter  au  milieu  de  la  route.  Le  prince  ar-^: 
rêta  son  cheval,  et  l'escorte  entière  fit  une  halte. 

—  C'est  toi,  Claudine,  dit  le  seigneur;  tu  viens  chercher  des  nou-r* 
vellesdu  gentilhomme  blessé.  Il  va  bien,  ma  mie.  Nous  te  remercion8r« 
de  ta  civilité. 

—  Monseigneur,  répondit  la  petite  fille,  j'avoue  que  je  ne  songeais 
point  au  gentilhomme  blessé.  Je  ne  pensais  qu'à  vous  rendre  les  douze 
livres  que  je  vous  dois.  Elles  m'ont  donné  bien  du  chagrin. 

—  Comment  cela?  demanda  le  prince. 

—  Mon  père  les  voulait  garder,  reprit  Claudine;  il  assurait  que  votre 
altesse  s'était  divertie  en  me  commandant  de  lui  rapporter  la  moitié 
du  louis  d'or.  Si  M.  le  curé  ne  s'en  fût  mêlé,  j'aurais  manqué  à  ma 
parole,  et  votre  altesse  m'aurait  soupçonnée  d'infidélité.  Heureusement 
j'ai  pu  ressaisir  ces  quatre  écus.  Reprenez-les,  monseigneur,  afin  que 
je  dorme  en  repos. 

Le  prince  fixa  un  regard  énergique  et  perçant  sur  les  yeux  bleus  de 
la  jeune  fille,  comme  s'il  eût  voulu  lui  pénétrer  au  fond  de  l'ame.  Il 
tira  lentement  de  sa  poche  une  grosse  bourse  remplie  d'or,  et  puis, 
comme  s'il  se  fût  ravisé,  il  remit  la  bourse  dans  son  haut-de-chausse. 

—  Tu  as  bien  fait,  dit- il  après  un  moment  de  silence,  de  me  rap- 
porter fidèlement  mon  argent.  Il  ne  faut  jamais  manquer  à  payer  ce 
qu'on  doit  ni  à  tenir  ce  qu'on  a  promis.  Garde  ton  honnêteté,  ta  bonne 


LA  BAVOLETTE.  435 

léputation  avant  toutes  choses,  et  si  quelqu'un  te  les  voulait  ravir,  ou 
si  la  misère  t'exposait  à  les  perdre ,  viens  me  trouver.  Tu  auras  en 
moi  un  défenseur  et  un  ami.  Je  suis  le  duc  d'Enghien.  Souviens-toi 
de  mon  nom.  Adieu,  Claudine. 

Après  le  départ  du  prince,  la  jeune  flUe,  assise  au  bord  de  la  route, 
réfléchissait  aux  paroles  qu'elle  venait  d'entendre.  Son  aventure  lui 
paraissait  ressembler  à  ces  contes  où  l'on  voit  souvent  des  génies  re- 
vêtir des  formes  humaines  pour  donner  aux  enfans  des  leçons  de  mo- 
rale ,  ou  pour  exercer  une  heureuse  influence  sur  leur  destinée.  Avec 
le  goût  du  premier  âge  pour  le  merveilleux,  Claudine  se  demandait 

cette  altesse  au  galop,  répandant  des  avis  et  des  louis,  n'était  pas 

personnage  surnaturel.  Elle  eut  soin  de  se  bien  graver  dans  la  mé- 

loire  le  nom  du  prince ,  et  se  rendit  à  la  maison  dans  le  dessein  de 

^nsulter  sa  mère.  Maître  Simon,  dont  la  colère  n'était  point  passée, 

mmença  par  interroger  sa  fille  avant  de  la  battre.  Lorsqu'il  apprit 

conclusion  de  l'histoire  du  louis  d'or  et  le  nom  du  seigneur,  il  dé- 

)sa  le  bâton  dont  il  s'était  armé,  car  le  duc  d'Enghien  ne  lui  était 
point  inconnu ,  et  l'on  s'entretenait  alors  jusque  dans  les  cabarets  de 
la  victoire  de  Rocroy.  Simon  se  mit  donc  à  rêver  aux  moyens  de  tirer 
parti  de  la  protection  d'un  prince  si  puissant.  De  son  côté,  dame  Si- 
imonne  bâtissait  des  châteaux  en  Espagne,  et,  dans  l'instant  même  où 
^s  châteaux  imaginaires  s'élevaient  un  peu  bien  haut ,  Claudine  se 
promettait  au  fond  de  son  cœur  de  n'avoir  recours  au  prince  que  dans 
5la  dernière  détresse,  ainsi  qu'il  le  lui  avait  recommandé. 

A  compter  de  ce  jour,  maître  Simon  traita  sa  fllle  avec  plus  de  dou- 
ceur et  lui  témoigna  le  respect  des  âmes  basses  pour  les  gens  de  qui 
•elles  peuvent  espérerquelqueavantage.Du  reste,  il  ne  fltqu'ivrogner, 
Tîomme  auparavant,  et  se  vanter  des  bontés  et  de  l'amitié  extrême 
dont  le  premier  prince  du  sang  honorait  sa  personne. 

Les  choses  en  étaient  à  ce  point,  lorsqu'un  matin  un  carrosse  s'ar- 
rêta devant  la  chétive  masure.  On  vit  descendre  de  ce  carrosse  une 
demoiselle  que  dame  Simonne  prit  tout  d'abord  pour  une  princesse, 
et  à  laquelle  la  pauvre  paysanne  répondit  si  sottement  par  excès  d'é- 
motion, que  la  demoiselle  en  éclata  de  rire. 

—  Ne  vous  troublez  point,  bonne  femme,  dit  l'inconnue,  et  ne  vous 
fatiguez  pas  à  me  faire  tant  de  révérences.  Je  vous  suis  envoyée  pai* 
M"*  de  Boutteville.  Vous  avez  une  petite  fille  de  qui  son  altesse  le  duc 
'd'Enghien  a  remarqué  la  gentillesse.  Ma  maîtresse  et  ses  enfans  ont 
l'envie  de  voir  votre  Claudine.  Je  viens  vous  prier  de  me  la  confier 
pour  un  jour  seulement.  Je  l'emmènerai  dans  ce  carrosse  et  je  vous  la 
rendrai  ce  soir  quand  ces  dames  auront  passé  leur  fantaisie.  Elle  iJe 
divertira  en  compagnie  d'autres  enfans,  et  vous  rapportera  sans  doute 
des  nippes  ou  de  l'argent.  Mettez-lui  donc  sa  robe  des  dimanches,  et 


436  REVUE  DES  DEUX  MOTSDES. 

lui  lavez  le  visage  et  les  mains.  Je  vous  y  aiderai;  ce  sera  l'affaire  d'un 
moment.    - 

Dame  Simonne  n'osa  s'opposer  au  désir  de  l'étrangère,  qu'elle  re- 
connut enfin  pour  une  femme  de  chambre  de  bonne  maison.  Le  nom 
du  protecteur  de  sa  fille,  le  prestige  du  carrosse,  des  grands  laquais  et 
du  cocher,  ne  lui  laissèrent  pas  la  force  d'élever  des  objections.  Elle 
tira  de  l'armoire  une  petite  robe  de  laine  brune ,  et  se  dépêcha  d'ha- 
biller Claudine.  La  femme  de  chambre  voulut  poser  elle-même  sur  la 
tête  de  l'enfant  le  bonnet  de  toile  bise  appelée  bavolet;  elle  y  ajouta  un 
ruban  rose  qu'elle  ôta  de  sa  coiffure,  et  trouva  Claudine  si  jolie  dans 
ses  habits  de  paysanne,  qu'elle  lui  promit  une  pluie  de  gâteaux  et  de 
caresses.  Lorsqu'elle  fut  remontée  dans  le  carrosse  avec  l'enfant,  la 
demoiselle  donna  l'ordre  aux  laquais  d'aller  à  l'hôtel,  et  les  quatre 
chevaux  partirent  au  grand  trot.  Dame  Simonne,  debout  sur  le  seuil 
de  la  porte ,  suivit  du  regard  cette  lourde  machine  qui  emportait  son 
unique  bien,  et  puis  elle  rentra  dans  sa  maisonnette  en  soupirant. 


IL 

En  aucun  lieu  de  la  terre  on  ne  disait  de  si  jolies  choses  qu'à  l'hôtel 
Rambouillet.  Le  salon  de  la  marquise  était,  comme  chacun  sait,  le 
rendez-vous  des  beaux-esprits  de  la  cour  et  de  la  ville,  d'où  vient  que 
ce  salon  était  appelé  le  pays  de  conversation.  Il  y  avait  une  grâce  ou 
une  profondeur  incomparables  dans  les  propos  de  ces  messieurs  et  de  j 
ces  dames,  selon  le  sujet  des  entretiens.  La  vicomtesse  d'Auchy,  qui; 
avait  commenté  les  pères  de  l'église,  feignait  de  savoir  le  latin,  et; 
M"*  de  Rambouillet  le  savait  naturellement  sans  l'avoir  appris.  M"*  Pau- 
let  et  la  princesse  de  Condé,  les  plus  belles  personnes  de  leur  temps, 
et  que  Henri  IV  avait  aimées  toutes  deux,  n'avaient  point  leurs  pa- 
reilles pour  dénicher  ces  termes  gaulois  qu'elles  appelaient  de  méchans 
mots.  Toutes  ces  dames  enrichissaient  le  vocabulaire  des  précieuses 
d'une  quantité  de  périphrases  et  de  tours  ingénieux.  On  s'inclinait  de- 
vant les  arrêts  de  ce  tribunal ,  et  l'autorité  des  noms  et  du  lieu  était  si 
grande,  qu'on  se  serait  fait  lapider,  si  on  les  eût  traités  de  sornettes. 
Cela  dura  jusqu'en  1659.  L'on  vit  alors  un  comédien  tourner  si  ou- 
ti'ageusement  en  ridicule  le  monde  précieux ,  que  le  prodigieux  élan 
du  bien-dire  en  fut  arrêté  court,  au  moment  où  il  n'y  avait  bientôt 
plus  dans  notre  langue  une  seule  chose  que  l'on  appelât  par  son  nom. 

Un  soir,  la  réunion  était  peu  nombreuse  chez  M"^  de  Rambouillet. 
Les  plus  intimes  habitués  de  l'hôtel  étaient  convoqués  pour  une  cau- 
serie familière.  On  avait  choisi,  dès  la  veille,  un  sujet  de  conversation, 
car  on  ne  se  laissait  point  prendre  au  dépourvu.  Il  s'agissait  de  dis- 


LA   BAVOLETTE.  437 

serter  sur  la  démence.  Chacun  s'était  mis  en  mesure  d'improviser  sur 
cette  riche  matière,  en  y  songeant  d'avance.  Quelques-uns  avaient  écrit 
des  notes  dans  leurs  portefeuilles,  afin  de  ne  point  oublier  leurs  ré- 
flexions. Je  n'entreprendrai  pas  de  rapporter  ici  les  choses  sublimes 
qui  furent  récitées  dans  ce  huis-clos  du  temple  à'Arthénice.  On  y  parla 
de  la  clémence  de  telle  sorte  que,  si  un  libraire  eût  imprimé  un  juste 
volume  de  ces  grands  propos,  il  n'eût  jamais  été  possible  aux  beaux 
esprits  à  venir  de  trouver  rien  de*  neuf  sur  cette  matière.  Le  poète 
Gombauld.  parla  de  cette  vertu  chez  les  anciens  et  cita  force  exemples, 
tels  que  ceux  d'Alexandre  et  de  Titus.  Voiture  rencontra  les  plus  déli- 
cates nuances  et  les  mots  les  plus  piquans;  Des  Iveteaux  s'éleva  aux 
plus  hautes  considérations;  M.  de  Montausier  se  montra  homme  de 
grand  cœur  et  philosophe.  La  marquise  de  Rambouillet  loua  fort 
Louis  XII  d'avoir  oublié  les  injures  qu'il  avait  reçues  étant  duc  d'Or- 
léans, et  la  princesse  de  Condé  prouva  que  les  rois,  régnant  par  droit 
[divin,  se  devaient  tenir  pour  obligés  à  la  clémence,  afin  que  cette 
;  vertu  répondît  en  eux  à  la  miséricorde  divine  que  la  religion  nous 
j  montre  infinie,  d'où  les  plus  grands  criminels  sont  autorisés  à  ne  ja- 
mais désespérer  de  trouver  grâce. 

M"*  la  princesse  allait  dire  encore  furieusement  de  jolies  choses, 
lorsqu'elle  fut  interrompue  par  l'arrivée  de  M.  le  duc  son  fils,  qui  avait 
à  lui  parler.  Le  duc  d'Enghien ,  à  peine  âgé  de  vingt-deux  ans,  uni- 
quement occupé  de  guerre  et  doué  d'une  activité  incroyable,  se  sen- 
tait peu  de  goût  pour  les  dissertations  précieuses.  Cependant,  après 
avoir  dit  tout  bas  à  sa  mère  ce  qu'il  lui  voulait  communiquer,  il  prit 
part  à  la  conversation.  Pour  divertir  ce  jeune  prince  par  des  propos 
légers,  à  la  portée  de  son  âge,  la  marquise  n'insista  plus  sur  le  sujet 
convenu  d'avance.  Elle  consentit  à  parler  d'autres  vertus  que  la  clé- 
mence, par  exemple  du  courage  et  de  la  magnanimité.  Finalement  on 
en  vint  à  citer  des  traits  de  générosité  de  toutes  sortes.  M"*  de  Ram- 
bouillet raconta  l'historiette  d'un  valet  qui  était  parti  pour  le  Maroc 
afin  de  tirer  de  captivité  son  maître,  prisonnier  d'un  pirate  barbares- 
que.  Ce  récit,  plus  attachant  que  vraisemblable,  fut  fort  applaudi.  Voi- 
ture, pour  louer  la  marquise  en  feignant  de  la  vouloir  critiquer,  dé- 
clara qu'un  serviteur  si  dévoué  ne  se  trouverait  point  dans  tout  le 
domestique  du  royaume,  et  que  l'ingénieux  narrateur  avait  dû  puiser 
cette  anecdote  dans  sa  riche  imagination.  M"*  de  Rambouillet  s'en  dé- 
fendit faiblement.  Tandis  qu'elle  faisait  assaut  de  badinage  avec  Voi- 
ture, M.  le  duc  prit  la  parole  : 

—  Le  trait  de  vertu  cité  par  M""^  la  marquise,  dit-il,  est  le  plus  beau 
du  monde.  Il  n'y  manque,  à  mon  sens,  qu'une  chose  à  laquelle  j'at- 
tache du  prix  dans  une  historiette,  c'est  le  nom  de  chaque  personnage, 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  date  de  l'anecdote  et  les  circonstances  précises  (jui  donnent  au  récit 
la  netteté  d'une  histoire  \éritable.  Puisque  vous  êtes  de  loisir  ce  soir 
et  que  je  vous  vois  en  humeur  de  disserter,  Je  vous  en  puis  fournir  à 
tous  un  sujet,  en  vous  racontant  un  trait  de  vertu  qui  n'est  point  une 
fable.  Je  l'ai  vu  de  mes  yeux  aujourd'hui  même.  L'héroïne  est  une  pe- 
tite fille  de  douze  ans  appelée  Claudine,  qui  demeure  au  village  4Îe 
Saint-Mandé. 

M.  le  duc  raconta  l'historiette  du  louis  d'or.  Lorsqu'il  en^int  à  dfete 
comment  Claudine  avait  pris  au  sérieux  l'ordre  de  rapporter  les  douze 
livres,  et  toutes  les  peines  qu'elle  avait  eues  à  remplir  fidèlement  âa 
promesse,  il  s'interrompit,  et,  se  tournant  vers  les  dames  : 

—  Que  pensez-vous,  leur  dit-il,  que  j'aie  fait  en  cette  rencontre,  bU 
plutôt  qu'auriez-vous  fait  à  ma  place? 

M"'«  la  princesse  n'hésita  point  à  dire  qu'elle  eût  donné  tout  de  suite 
dix  autres  louis  d'or  à  la  jeune  fille.  La  marquise  assura  qu'elle  eût| 
pris  l'enfant  dans  son  carrosse  pour  le  mener  à  Paris  et  l'arracher  à'Sa 
misérable  condition.  M"*  Paulet  aurait  souhaité  que  cette  jeune  fille 
reçût  une  pension.  La  vicomtesse  d'Auchy  lui  aut-ait  voulu  enseigner 
elle-même  le  latin. 

' — Eh  bien  !  reprit  le  jeune  prince  en  souriant ,  je  pensai  tout  atftre 
ment,  et  je  ne  fis  rien  de  tout  cela.  Ma  première  envie  fut  de  jeter  à 
l'enfant  une  bourse  remplie  d'or;  mais  je  songeai  aussitôt  qu'une  ré- 
compense apprendrait  à  Claudine  le  mérite  et  la  rareté  de  son  action.j 
C'eût  été  détruire  l'innocence  et  la  simplicité  de  son  ame  en  lui  mon- 
trant le  monde  si  méchant  et  si  corrompu  que  la  probité  y  passe  pour 
une  merveille.  Je  me  reprocherais  à  cette  heure  d'avoir  porté  dans  son 
esprit  ce  fatal  trait  de  lumière.  Cette  honnêteté  naturelle  sera  déflorée 
par  l'expérience,  il  est  vrai;  mais  le  plus  tard  sera  le  mieux,  selonl 
moi,  et,  s'il  arrive  qu'elle  se  fixe  par  un  long  séjour  dans  ce'cœiir  en-| 
fantin,  j'aurai  rendu  à  la  petite  Claudine  un  plus  grand  service  en' 
n'ayant  pas  l'air  surpris  de  sa  vertu  que  si  je  lui  eusse  ouvert  les  mines 
du  Pérou.  J'ai  donc  remis  ma  bourse  dans  ma  poche,  et  j'ai  poussé  la 
cruauté  jusqu'à  reprendre  les  douze  livres  que  j'avais  pourtant  don- 
nées tacitement. 

Les  belles  dames  de  l'hôtel  Rambouillet  trouvèrent  en  effet  le  pro- 
cédé du  prince  d'une  cruauté  horrible;  mais,  à  force  de  disserter,  elles 
tombèrent  d'accord  sur  la  justesse  des  scrupules  de  M.  le  duc.  La  mar-| 
quise  se  creusa  fort  l'esprit  pour  chercher  des  moyens  mystérieux  ^(fll 
faire  du  bien  à  la  jeune  paysanne,  sans  lui  dire  de  quelle  main  ni  pouif"' 
([uelle  raison  ce  bien  la  venait  chercher  dans  son  village.  On  imaginai 
plusieurs  expédions  fort  habilement  ménagés;  mais  le  lendemain  iesj 
précieuses  et  leurs  amis  avaient  à  préparer  pour  la  suivante  séancej 


II 


LA  BAVOLETTE.  439' 

i\  beaux  discours  sur  la  vengeance,  sur  la  piété  filiale  ou  sur  quelque 
utre  sujet,  et,  comme  ces  conversations  méditées  n'offraient  point  de 
approchement  avec  Claudine,  on  l'oublia. 

Il  faut  savoir  que  M.  le  duc  avait  épousé,  deux  ans  auparavant, 
il"«  de  Brézé,  nièce  du  feu  cardinal  ministre,  et  si  jeune  qu'elle  jouait 
ncore  à  la  poupée.  Chez  cette  princesse  venaient  beaucoup  d'enfans 
>t  de  jeunes  filles,  entre  autres  M"'  de  Boutteville,  fille  du  fameux  ba- 
tailleur, et  qui  fut  plus  tard  M"'«  de  Chàtillon ,  l'une  des  plus  aima- 
Ues  personnes  de  son  siècle.  Elle  avait  alors  seize  ans  approchant. 
M™*  la  princesse  étant  Montmorency,  de  même  que  les  Boutteville,  tous 
bes  enfans  étaient  cousins  et  cousines  par  alliance  ou  autrement.  Un 
jour,  le  duc  d'Enghien,  en  rentrant  chez  lui,  surprit  ce  petit  monde 
jouant  à  des  jeux  innocens.  Il  se  mit  de  la  partie,  et,  comme  il  y  pre- 
nait plaisir,  il  s'avisa  de  dire  en  riant  que  les  beaux  esprits  de  l'hôtel 
jRambouillet,  avec  leurs  raffinemens,  l'avaient  moins  diverti  que  la 
îraain-chaude  et  le  colin-maillard.  Il  en  vint  naturellement  à  raconter 
Isa  visite  dans  le  salon  d'Arthénice  et  l'aventure  qui  avait  fourni  ma- 
itière  aux  discours  de  ces  dames.  M"*  de  Boutteville ,  qui  avait  autant 
de  cœur  que  d'esprit,  se  prit  incontinent  d'une  belle  passion  pour  Clau- 
dine; au  lieu  de  se  borner,  comme  les  précieuses,  à  de  vaines  suppo- 
sitions, elle  voulut  voir  l'héroïne  de  l'historiette.  Elle  importuna  M"*  de 
Boutteville  avec  l'ardeur  de  son  âge,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  envoyé  une 
femme  de  chambre  chercher  la  petite  paysanne  au  village  de  Saint- 
Mandé.  C'est  ainsi  que  Claudine  fit  son  entrée  dans  ce  grand  monde. 
Les  promesses  de  la  femme  de  chambre  à  dame  Simonne  ne  man- 
quèrent point  de  se  vérifier.  On  caressa  fort  Claudine;  on  admira  son 
air  naïf,  sa  bonne  mine,  ses  yeux  inteUigens,  et  par-dessus  tout  son 
bavolet  de  toile  bise,  qui  lui  allait  à  merveille.  M"*  de  Boutteville  se 
sentit  une  furieuse  envie  de  se  coiffer  de  ce  bavolet.  Quand  elle  l'eut 
sur  sa  tête,  elle  voulut  aussi  essayer  la  robe  de  laine,  la  gorgerette  de 
fil  rouge,  et  puis  les  bas  bleus  et  jusqu'aux  souliers  à  lacets.  L'idée  vint 
ensuite  à  la  duchesse  d'Enghien  d'habiller  la  petite  paysanne  en  fille  de 
qualité.  Pour  cela,  on  fouilla  dans  les  armoires.  Parmi  ses  robes  de 
l'an  passé.  M""*  la  duchesse  en  trouva  une  en  soie  de  Naples  et  presque 
neuve.  Claudine,  grande  et  précoce  comme  elle  était,  se  trouva  de  taille 
à  mettre  les  habits  d'une  personne  plus  âgée  qu'elle,  grâce  à  la  science 
des  habilleuses  et  aux  épingles  dont  elle  fut  bardée.  On  lui  accommoda 
les  cheveux  au  goût  du  jour;  on  la  couvrit  de  rubans;  on  lui  prêta  des 
souliers  de  satin,  et,  quand  elle  eut  le  bras  nu  jusqu'au  coude,  les 
doigts  enfermés  dans  des  mitaines  et  l'éventail  à  la  main,  on  s'aperçut 
que  sa  beauté  n'avait  point  de  rivale. 

—  Gageons,  dit  M""^  de  Boutteville  à  sa  fille,  que  vous  n'oseriez  point 
aller  en  public  sous  ce  costume  de  bavolette.  Vous  y  seriez  éclipsée. 


440  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

ma  chère  Angélique,  et  ce  serait  une  leçon  profitable  que  de  voir  cette 
petite  paysanne  remarquée  de  tout  le  monde,  tandis  que  nul  ne  pren-  ^' 
drait  garde  à  vous. 

—  Partons  à  l'instant,  répondit  la  jeune  fille  avec  impétuosité.  Vous 
me  faites  injure,  madame,  en  pensant  que  je  serais  mortifiée  du 
ti'iomphe  de  Claudine;  au  contraire,  j'en  serais  ravie,  et  je  m'amuse- 
rais prodigieusement  à  voir  nos  amis  détourner  les  yeux  sacs  me  re- 
connaître. Allons  à  la  place  Royale,  je  vous  en  prie;  c'est  l'heure  où 
l'on  s'y  promène.  Mon  frère  mènera  Claudine  à  son  bras,  et  je  les  sui- 
vrai de  loin  avec  ma  gouvernante. 

Le  petit  Boutteville ,  plus  jeune  que  sa  sœur,  accepta  la  proposition 
avec  joie.  Toute  la  compagnie  applaudit  fort  à  ce  projet.  On  fit  la  leçon 
à  la  gouvernante  et  l'on  se  rendit  à  la  place  Royale.  Les  violons  de 
Monsieur  y  jouaient  sous  les  arbres  la  plus  douce  musique  du  monde. 
Quantité  de  dames  s'y  reposaient.  Les  jeunes  cavaliers  passaient  devant 
elles,  le  manteau  sur  l'épaule,  la  rapière  au  côté,  balayant  le  sable  avec 
les  plumes  de  leurs  chapeaux  en  saluant  à  chaque  pas,  riant  du  haut 
de  leur  tête  et  formant  des  groupes  où  l'on  s'entretenait  du  retour  de 
Monsieur  à  la  cour,  des  débuts  de  sa  fille,  la  grande  Mademoiselle,  et 
des  affaires  d'Allemagne,  le  tout  assaisonné  d'épigrammes  contre  les 
ministres.  Le  chevalier  de  Grammont  s'y  trouvait,  qui  préludait  à  sei 
succès  de  conversation  et  de  galanterie.  Pour  les  yeux  d'une  paysanne,! 
ce  spectacle  était  éblouissant;  aussi  Claudine  éprouvait-elle  un  plaisir 
et  une  ivresse  qu'elle  n'avait  osé  concevoir,  pas  même  en  rêve.  Il  lui 
semblait  qu'une  fée  l'avait  transformée,  d'un  coup  de  baguette,  en  fille 
de  condition ,  et,  pour  peu  qu'elle  regardât  ses  habits  magnifiques,  1< 
souvenir  de  sa  masure,  de  son  père  ivrogne  et  de  son  enfance  misé- 
rable s'effaçait  de  son  esprit,  tant  les  sensations  ont  de  force  dans  l'âge 
tendre!  La  bonté,  les  larmes  et  les  soins  de  sa  mère  résistaient  pour- 
tant à  l'étourdissement,  et  le  visage  doux  et  flétri  de  dame  Simonne 
était  la  seule  image  qui  surnageât  dans  le  passé  de  Claudine. 

Au  bout  de  vingt  pas ,  M"*  de  Boutteville  et  le  duc  d'Enghien  trou- 
vèrent des  gens  de  connaissance  près  desquels  ils  allèrent  s'asseoir  en 
faisant  signe  aux  enfans  de  poursuivre  leur  promenade.  Avec  ses  quinze 
ans,  le  petit  Boutteville  avait  l'air  d'un  nain  auprès  de  la  belle  fille 
qu'il  menait  à  son  bras.  11  était  laid  et  mal  bâti;  mais,  sous  ses  traits 
grossiers,  on  commençait  à  démêler  l'énergie  de  son  caractère.  11  se 
tenait  aussi  fièrement  que  s'il  eût  été  plus  haut  de  deux  coudées,  et  il 
affectait  de  parler  gravement  avec  une  civilité  respectueuse  à  sa  com- 
pagne. Claudine,  droite  comme  un  cierge,  marchait  d'un  pas  dégagé 
sans  être  trop  embarrassée  de  ses  jupes  longues,  et  montrait  en  sou- 
riant deux  rangées  de  perles  qui  relevaient  l'éclat  de  ses  joues  colorées 
comme  des  pèches.  M""  de  Boutteville  observait  de  loin  et  se  cachait  le 


LA   BA VOLETTE.  -441 

visage  dans  un  gros  mouchoir  de  couleur,  lorsqu'elle  rencontrait  une 
personne  qui  la  pouvait  reconnaître  sous  son  déguisement.  Enfin,  les 
trois  enf ans  jouèrent  si  bien  leurs  personnages,  que  les  passans  y  furent 
pris,  les  uns  en  s'écartant  pour  faire  place  à  la  demoiselle  inconnue, 
les  autres  en  ne  daignant  pas  abaisser  leurs  regards  jusqu'au  bavolet 
(le  la  fausse  paysanne. 

Le  tour  de  la  place  Royale  n'était  point  achevé,  lorsque  M"*  de  Bout- 
teville  entendit  quatre  gentilshommes,  dont  était  M.  de  Caudale,  de- 
mander d'où  venait  ce  joli  minois  promené  par  le  petit  Boutteville. 
Trois  de  ces  messieurs  confessèrent  qu'ils  voyaient  cette  jeune  fille  pour 
la  première  fois;  mais  M.  de  Caudale  se  serait  cru  déshonoré  s'il  n'eût 
pn  dire  le  nom  d'une  personne  de  qualité  : 

—  Je  la  connais  parfaitement,  s'écria-t-il  sans  hésiter,  et  je  m'étonne 
que  vous  ne  deviniez  point  qui  ce  doit  être. 

Mais,  quand  on  lui  demanda  le  nom,- il  chercha,  maugréa  contre  sa 
mémoire  infidèle,  jura  qu'il  ne  connaissait  autre  et  promit  de  se  le 
rappeler  avant  la  fin  de  la  promenade.  Le  duc  d'Enghien,  qui  entendit 
cela,  mit  M.  de  Candale  au  défi  de  lui  dire  le  nom,  et,  en  le  voyant 
courir  d'un  groupe  à  l'autre  pour  s'enquérir  de  ce  maudit  nom  sans 
le  pouvoir  découvrir,  M.  le  duc  se  tenait  les  flancs  de  plaisir.  Pendant 
ce  temps-là,  le  petit  Boutteville  et  Claudine  s'arrêtèrent  devant  un  tas 
de  sable  oii  jouaient  des  enfans.  Tout  près  d'eux  se  trouva  un  gros  mi- 
litaire dont  le  ventre,  sortant  d'une  cuirasse,  retombait  jusque  dans 
ses  bottes  évasées.  Son  baudrier  dessinait  une  large  zone  sur  le  globe 
de  sa  personne,  et  son  hausse-col  lui  montait  aux  oreilles.  Ce  vieux 
militaire  portait  l'habit  de  major  du  régiment  de  Royal-Italien.  11  re- 
garda du  coin  de  l'œil  les  deux  enfans  debout  auprès  de  lui,  et  salua  le 
jeune  Boutteville  d'un  air  obséquieux.  11  appela  ensuite  un  garçon  de 
quinze  ans  plongé  dans  le  sable  jusqu'aux  chevilles  et  qui  se  divertis- 
sait de  tout  son  cœur. 

—  Mon  fils  Thomas,  dit  le  major,  n'avez-vous  point  de  honte  de 
jouer  avec  des  enfans?  Venez  çà;  présentez  vos  respects  à  M.  de  Mont- 
morency-Boutteville  et  à  cette  belle  demoiselle. 

Le  fils  Thomas,  encore  essoufflé  de  ses  jeux,  obéit  aux  ordres  de  son 
père  avec  la  gaucherie  mêlée  de  franchise  d'un  écolier  qui  ne  sait 
point  son  monde. 

-^  Vous  ne  serez  pas  souvent,  reprit  le  père,  en  si  bonne  compagnie, 
car  vous  allez  mener  avec  moi  la  vie  des  camps  et  manger  le  pain  du 
soldat.  Profitez  donc  de  l'occasion.  Faites  votre  cour  à  cette  aimable 
demoiselle.  Allons,  mon  fils  Thomas,  soyez  galant,  mordieu!  A  votre 
âge,  je  ne  m'endormais  point  sur  la  paille  ou  sur  le  pré  sans  rêver  à 
quelque  jeune  fille.  Ce  n'est  pas  que  je  vous  autorise  à  élever  si  haut 
vos  prétentions  que  de  faire  le  soupirant  auprès  d'une  personne 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  mademoiselle;  mais  au  moins  faut-il  témoigner  que  l'on  seul 
l'honneur  de  fréquenter  avec  des  gens  de  qualité.  Sans  cela,  on  n 
vous  croirait  point  gentilhomme. 

Et  le  major  tâcha  d'adoucir  sa  voix  de  stentor,  pour  ajouter  en  re 
gardant  Claudine  : 

—  Souffrez,  belle  demoiselle,  que  je  sollicite  pour  mon  fils  Thomat 
l'avantage  de  se  déclarer  votre  serviteur.  11  se  nomme  Des  Riviez,  J( 
suis  Jacques  Des  Riviez,  major  au  nouveau  régiment  de  Mazarin,  lev( 
par  décret  du  27  mars  1642,  aux  frais  du  grand  ministre  qui  gouverne 
aujourd'hui  la  France  (i). 

Claudine  allait  sans  doute  répondre  qu'elle  n'était  point  demoiselle 
mais  bien  une  pauvre  paysanne  de  Saint-Mandé,  lorsque  le  petit  Bout- 
teville  lui  serra  le  bras  et  lui  fit  signe  de  poursuivre  une  comédie  qui, 
commençait  si  bien. 

—  Ma  foi,  dit  le  fils  Thomas,  je  ne  sais  trop  ce  que  c'est  que  d'être 
votre  serviteur,  mademoiselle;  mais,  si  vous  m'en  accordez  le  titre, 
m'en  tiendrai  pour  fort  honoré. 

—  Puisque  monsieur  votre  père  le  désire,  répondit  Claudine,  je  vou 
accepte  volontiers  pour  mon  serviteur,  à  condition  que  tout  ceci  ne  sera| 
qu'un  badinage.  1 

—  Monsieur  Thomas  Des  Riviez,  dit  Boutteville,  vous  allez  sur  mes 
brisées,  car  je  suis  plus  ancien  que  vous  en  date;  mais  il  n'importe 
je  consens  que  vous  fassiez  votre  cour  à  mademoiselle ,  afin  qu'eUi 
puisse  compter  deux  serviteurs  au  lieu  d'un. 

—  Bon,  cela,  dit  le  père;  voilà  prendre  galamment  une  rivalité. 
Mon  fils  Thomas  se  peut  donc  flatter  de  faire  amitié  avec  vous,  mo 
sieur  de  Boutteville? 

—  Assurément,  monsieur. 

—  Il  se  souviendra  de  cette  heureuse  journée.  On  en  parlera 
mon  château  des  Riviez,  car  j'écrirai  la  relation  de  cette  rencontre  à 
ma  femme.  Je  pourrai  dire  à  mon  colonel,  M.  le  marquis  d'Anizy,  que 
mon  fils  Thomas  et  moi  sommes  amis  de  M.  de  Boutteville. 

C'était  là  le  fond  de  la  pensée  du  major,  mais,  en  bon  courtisan,  il 
s'empressa  d'ajouter  : 

—  Et  tous  deux  serviteurs  de  mademoiselle  de... 

—  Claudine  Simon,  dit  Boutteville. 

Le  major  s'inclina  d'un  air  pénétré,  persuadé  qu'il  entendait  un  nom 
illustre. 

—  Mon  fils  Thomas,  reprit-il,  demandez  à  baiser  la  main  de  ma- 
demoiselle. 


(1)  Le  régiment  de  Mazarin  ou  Royal-Italien  devint  régiment  d'Orléans  en  t660,  et 
enfin  le  27^  d'infanterie  en  1666. 


P 


I 


LA  BAVOLETTB.  '     "»f»  443 

L'écolier  déposa  un  gros  baiser  sur  les  gants  parfumés  de  la  jeune 
ille. 

—  Pour  cette  fois,  s'écria  le  père,  vous  êtes  engagés  tous  deux. 
S  allez  point  me  renier  mon  fils,  mademoiselle. 

—  Ne  craignez  rien,  répondit  Claudine,  jusqu'à  ce  qu'il  me  renie 
lui-même. 

—  Mordieu  !  reprit  le  major,  je  lui  couperais  les  oreilles  plutôt  que 
(le  souffrir  une  pareille  félonie. 

M"'  de  Boutteville,  qui  écoutait  cette  conversation  et  observait  ce 
manège,  courut  en  avertir  sa  mère  et  le  duc  d'Enghien.  Le  prince  ne 
se  sentit  pas  d'aise;  il  voulut  aussi  jouer  son  rôle  dans  ce  divertisse- 
ment, et  il  s'avança  vers  le  major,  en  feignant  de  le  reconnaître  : 

—  Eh!  lui  dit-il,  n'est-ce  point  M.  Des  Riviez  que  je  vois?  Je  vous 
salue,  major;  vous  êtes  du  régiment  de  Royal-Italien.  Ce  garçon  est 
sans  doute  votre  fils  Thomas,  que  vous  destinez  à  la  carrière  des  armes. 

—  Quoi!  s'écria  le  major,  votre  altesse  nous  connaît! 

—  Je  connais  tous  les  braves  militaires  et  leur  lignée.  Votre  fils 
Thomas  est  un  galantin,  à  ce  qu'il  me  paraît.  Ne  l'ai-je  point  vu  baiser 
la  main  de  M"«  Claudine?  11  a  raison  de  débuter  de  bonne  heure.  Une 
balle  impériale  peut  briser  le  fil  de  ses  amours. 

—  Votre  altesse  est  d'une  bonté  qui  me  confond,  reprit  Des  Riviez. 
Mademoiselle  accepte  en  effet  mon  garçon  pour  son  serviteur,  mais 
sans  porter  atteinte  aux  droits  plus  anciens  de  M.  de  Boutteville. 

—  Fort  bien,  dit  le  prince.  Boutteville  était  inscrit  le  premier.  Eh 
bien!  puisque  la  demoiselle  a  deux  galans,  il  faut  deux  maîtresses  à 
votre  fils  Thomas.  Je  lui  en  veux  bâiller  une  de  ma  main. 

— 11  la  prendra  sur  votre  parole,  monseigneur,  et  les  yeux  fermés. 

—  Venez  donc,  Angélique,  reprit  le  duc  d'Enghien,  je  vous  ai  trouvé 
un  amoureux  dans  le  régiment  de  Mazarin.  Monsieur  Des  Riviez,  voici 
la  seconde  maîtresse  de  votre  fils  Thomas.  Ce  n'est  qu'une  simple  ba- 
volette,  mais  elle  a  sous  son  bavolet  toutes  sortes  de  vertu»  et  de  l'es- 
prit comme  un  démon.  L'amitié  d'une  grande  demoiselle  sera  utile  à 
votre  fils  Thomas;  il  est  juste  qu'en  revanche  il  accorde  sa  protection  à 
une  pauvre  fille.  En  votre  qualité  de  père,  vous,  ferez  du  bien  à  ma 
protégée,  n'est-ce  pas,  Des  Ri\iez? 

—  Monseigneur,  répondit  le  major  en  balbutiant,  l'honneur  que 
votre  altesse  daigne  me  faire...  Sans  aucun  doute,  je  voudrais  pou- 
voir... Nous  ne  sommes  point  riches,  monseigneur... 

—  Point  riches,  interrompit  le  duc,  mais  ambitieux  et  passable- 
ment courtisans.  Fi  !  Des  Riviez,  pour  un  militaire,  cela  n'est  guère 
généreux.  Vous  imaginez-vous  par  hasard  qu'on  vise  à  votre  bourse 
et  qu'on  vous  demande  l'aumône?  Puisque  je  protège  cette  bavolette, 


444  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  n'a  pas  besoin  devons.  Je  plaisantais,  monsieur,  et  je  mettais 
votre  noblesse  d'ame  à  l'épreuve. 
Et  se  tournant  vers  M"*  de  Boutteville,  le  prince  ajouta  : 

—  Je  vois  bien  que  ce  galant  chevalier  vous  accepte  pour  dame, 
parce  qu'il  n'ose  me  refuser,  ma  pauvre  Angélique. 

—  N'insistez  point,  monsieur  le  duc,  dit  la  fausse  bavolette;  ce  ba- 
dinage  est  assez  mortifiant  pour  moi  ;  je  me  souviendrai  de  cet  affront, 
monsieur  Thomas. 

—  Ne  pleurez  pas,  reprit  le  duc  d'Enghien,  je  vous  trouverai  un 
autre  amoureux. 

—  Hélas  !  dit  Angélique  en  feignant  de  pleurer,  c'était  celui-là  que 
j 'aurais  souhaité. 

—  Voilà  qui  est  sérieux  alors,  murmura  le  prince.  Monsieur  Des  Ri- 
viez, accommodons-nous  :  voulez-vous  fiancer  votre  fils?  Je  me  charge 
de  lui. 

Le  major  fit  une  grimace  de  possédé. 

—  Monseigneur,  dit-il,  ce  serait  pousser  la  plaisanterie  un  peu  bien 
'  loin. 

—  Considérez,  mon  cher,  que  de  ces  deux  jeunes  filles,  l'une  est  de 
telle  qualité  que  votre  garçon  ne  saurait  prétendre  à  sa  main;  l'autre,'^ 
à  la  vérité,  est  d'une  condition  au-dessous  de  la  vôtre,  mais,  en  se  ma- 
riant, on  élève  sa  femme  jusqu'à  soi.  Si  messire  Thomas  déroge  à  la 
haute  naissance  des  Riviez,  je  l'en  récompenserai  quelque  jour.  Qu'il 
choisisse  donc  entre  les  deux  jeunes  filles.  S'il  prend  l'une,  ce  ne  peut 
être  qu'une  plaisanterie;  s'il  se  détermine  en  faveur  de  l'autre,  ce  sera 
tout  de  bon,  et  j'en  ferai  mon  affaire. 

—  Tenons-nous  oii  nous  sommes,  monseigneur,  et  que  le  badinage 
commencé  demeure  badinage. 

—  C'est  votre  dernier  mot? 

—  Le  dernier,  monseigneur,  bien  décidément. 

—  Comme  il  vous  plaira,  reprit  M.  le  duc.  Je  vais  donc  vous  expli- 
(]uer  l'énigme.  Cette  jeune  fille,  habillée  en  bavolette  et  qui  a  essuyé 
vos  mépris,  est  ma  cousine,  Angélique  de  Montmorency-Boutteville. 
Cette  autre,  vêtue  en  personne  de  qualité,  est  une  petite  paysanne  du 
village  de  Saint-Mandé.  Sa  mère  vend  du  lait  à  la  porte  Saint- Antoine. 
Ma  femme,  qui  joue  encore  à  la  poupée,  s'est  amusée  ce  matin  avec 
d'autres  enfans  à  tous  ces  déguisemens.  C'est  donc  d'une  véritable  ba- 
volette que  votre  fils  se  déclare  le  serviteur;  mais  il  est  entendu  que 
ceci  est  une  plaisanterie,  et  que  vous  m'avez  assez  mal  fait  votre  cour. 
Adieu,  major. 

Des  Riviez,  les  yeux  rondMéPla  bouche  ouverte,  se  tira  la  barbe 
d'un  air  qui  signifiait  :  «  J'ai  commis  une  bévue  en  voulant  jouer  de 


ta 


LA   BAVOLETTE.  i-të 

nesse.  Le  prince  s'est  moqué  de  moi,  et  je  perds  sa  protection,  que  je 
ensais  conquérir.  » 

Le  duc  d'Enghien,  enchanté  de  sa  mystification,  ne  manqua  point  de 
aller  raconter  aux  promeneurs.  Il  se  donna  aussi  le  passe-temps  de 
ailler  M.  de  Caudale  sur  sa  prétention  de  tout  connaître,  en  sorte 
[u'au  bout  d'un  moment  on  ne  parlait  que  des  deux  jeunes  filles  et  de 
eur  travestissement.  Les  uns  s'avisèrent  tout  à  coup  de  la  gentillesse 
le  M"*  de  Boutteville  sous  son  bonnet  de  toile  bise,  les  autres  admi- 
aient  le  bon  air  de  la  paysanne.  Claudine  se  vit  encore  fêtée  par  une 
ouïe  de  dames  et  de  seigneurs  inconnus,  et  puis,  l'engouement  et  la 
uriosité  s'éteignant,  on  ne  fit  plus  attention  à  elle.  Thomas  Des  Ri- 
viez, qui  la  guettait  de  loin,  vint  l'aborder. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il,  vous  me  feriez  une  injustice,  si  vous  pen- 
siez que  je  vous  ai  recherchée  pour  vos  beaux  habits.  Je  vous  aimerais 
mtant  bavolette  que  grande  dame.  Vous  m'avez  accepté  pour  serviteur 
jivec  l'approbation  de  mon  père  et  celle  de  M.  le  duc;  je  le  suis  sérieu- 
sement. Je  m'y  engage  de  nouveau,  et  je  vous  demande  un  peu  d'a- 
mitié en  échange  de  mon  dévouement  et  de  mon  respect. 

—  Vous  savez  qui  je  suis?  dit  Claudine. 

—  Je  le  sais,  et  je  ne  changerai  point  de  sentiment  lorsque  vous 
[changerez  de  robe.  Vous  êtes  la  plus  jolie  et  la  plus  aimable  fille  que 
Ij'aie  rencontrée.  Je  veux  être  votre  fiancé,  s'il  est  possible,  et  vous  épou- 
ser quand  vous  serez  plus  grande  et  que  j'aurai  gagné  mes  éperons  à 
l'armée.  Si  la  proposition  vous  convient,  donnez-moi  la  main  en  gage 
de  votre  foi. 

—  De  tout  mon  cœur,  répondit  Claudine.  Recevez  ma  parole  :  nous 
serons  mari  et  femme,  et,  en  vous  attendant,  je  prierai  Dieu  qu'il  vous 
protège  à  la  guerre. 

Thomas  Des  Riviez  pressa  la  main  de  la  jeune  fille  d'un  air  solennel 
et  s'enfuit  en  courant.  A  quelques  pas  de  là  était  assise  sous  les  arbres 
une  dame  d'une  beauté  incomparable.  Sur  ses  habits,  on  ne  lui  voyait 
des  pieds  à  la  tête  que  des  dentelles  et  des  perles.  Cette  dame  fit  signe 
à  Claudine  d'approcher,  et  lui  dit  d'une  voix  douce  et  harmonieuse 
comme  le  gazouillement  d'une  fauvette  : 

—  Mon  enfant,  ces  gens-là  vont  faire  de  vous  la  fille  la  plus  malheu- 
reuse du  monde.  Ils  s'amusent  de  vous  comme  d'un  jouet.  Ils  vous 
régaleront  de  crèmes  et  de  fruits,  et  n'oublieront  qu'une  chose,  de 
vous  donner  le  nécessaire  pour  retourner  avec  moins  de  peine  dans 
votre  maison.  Demain,  M.  le  duc  ira  au  camp,  M"*  de  Boutteville  à  son 
château,  ses  enfans  à  d'autres  jeux,  et  vous  retomberez  dans  votre  vil- 
lage, où  vous  retrouverez  votre  pauvretépplus  amère  qu'auparavant. 
Je  n'ai  point  ma  bourse  sur  moi.  Prenez  ce  bracelet.  Vous  direz  à  votre 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mère  de  l'aller  vendre  chez  maître  Cambrai,  orfèvre  au  Pont-au-Change.| 
Cela  vaut  quelque  argent. 

—  Madame,  répondit  Claudine,  je  garderai  plutôt  ce  bijou  conuBej 
un  souvenir  de  vos  bontés.  Il  me  portera  bonheur. 

—  Non,  mon  enfant,  vendez-le.  C'est  la  vertu  qui  porte  bonheuFj  el 
je  sais  que  Dieu  vous  a  donné  ce  trésor-là.  Continuez  à  vivre  honnê- 
tement. 

—  Au  moins,  reprit  Claudine  étonnée  du  ton  singulier  de  la  dame 
vous  plaît- il  me  dire  à  qui  je  dois  un  si  riche  présent? 

—  Quel  besoin  avez-vous  de  savoir  mon  nom  ?  Je  préfère  que  voud 
l'ignoriez.  Regardez-moi  bien  seulement,  et,  si  vous  tombiez  dam 
quelque  détresse,  venez  me  chercher  sous  ces  arbres.  Si  je  ne  meurj 
pas  avant  cela,  vous  me  trouverez  ici.  Mettez  le  bracelet  dans  votn 
poche,  et  ne  parlez  de  ceci  à  personne. 

L'air  mystérieux,  la  beauté  de  la  dame,  sa  magnifique  parure  et  sa 
générosité  produisirent  sur  l'esprit  de  Claudine  une  vive  impression. 
Elle  obéit  au  commandement  de  l'inconnue,  lui  fit  une  révérence  et 
s'éloigna,  persuadée  qu'elle  avait  eu  commerce  avec  une  princesse. 

*^our  terminer  dignement  la  partie  de  plaisir,  M"^  de  Bouttevilli 
emmena  chez  elle  les  enfans,  écoliers  et  jeunes  filles,  qui  voulurent  ao 
compagner  Claudine.  On  leur  servit  un  cadeau,  comme  on  appelai 
alors  une  collation,  et  le  héros  de  Rocroi  en  daigna  manger  sa  part. 
Quand  la  nuit  vint,  la  bande  se  dispersa.  Claudine  reprit  ses  habits  de 
paysanne,  et  redevint  bavolette.  On  lui  donna  tout  ce  qu'elle  put  por- 
ter de  fruits  et  de  friandises.  Elle  glissa  furtivement  le  bracelet  de 
perles  fines  dans  la  pochette  de  son  jupon.  Le  duc  d'Enghien,  la  voyant 
cliargée  des  restes  du  cadeau,  dit  à  M""'  de  Boutteville  : 

—  Vous  me  l'avez  gâtée,  ma  cousine.  Cette  petite  fille  va  s'imaginer 
que,  pour  avoir  été  honnête  une  fois  en  sa  vie,  on  mérite  toutes  sortes 
de  chères  et  d'honneurs.  Encore  une  bonne  action,  et  quel  sera  sod| 
•étonneraent  de  ne  point  se  voir  appelée  à  la  cour! 

Claudine,  entendant  cela,  rougit  jusqu'aux  oreilles. 

—  Monsieur  le  duc,  dit-elle  avec  vivacité,  me  croyez-vous  donc  un 
.  ingrate?  Comment  ai-je  eu  le  malheur  de  vous  donner  une  si  méchante 

opinion  de  moi?  Je  n'avais  fait  que  mon  devoir,  et  je  le  ferai  encore  à 
l'avenir,  sans  souhaiter  d'autre  récompense  que  le  souvenir  de  v 
bontés. 

—  Ma  foi,  j'en  tiens,  s'écria  le  prince.  Cette  petite  en  sait  plus  long| 
que  moi.  Adieu,  ma  mie;  je  vois  bien  que  mes  conseils  sont  inutiles. 
C'est  moi  qui  t'en  demanderai,  s'il  arrive  que  mes  yeux  ne  distinguent 
pas  clairement  le  chemin  <l§>,rhonneur.  Va ,  n'oublie  point  que  nous, 
sommes  une  paire  d'amis  tous  deux. 


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LA   BAVOLETTE.  U7 

Le  duc  d'Enghien  souleva  la  jeune  fille  entre  ses  bras  et  la  pressa 
ontre  sa  poitrine  avec  tant  d'impétuosité,  que  les  fruits  et  les  gâteaux 
oulèrent  sur  le  pavé.  Le  carrosse  était  prêt  et  la  femme  de  chambre 
ttendait.  Il  faisait  nuit  noire  quand  l'équipage  s'arrêta  au  village  de 
iaint-Mandé  devant  une  masure  sans  fenêtre.  L'ombre  d'une  femme  se 
lessinait  sur  la  porte  éclairée  par  la  lueur  d'une  chandelle.  Claudine 
«ntit  deux  mains  chercher  ses  mains.  Elle  se  jeta  dans  les  bras  de  sa 
nère,  et  au  bout  d'une  heure,  la  petite  bavolette,  couchée  sur  son  gra- 
bat, entre  des  murs  lézardés  et  de  misérables  ustensiles,  témoins  élo- 
juèns  de  sa  pauvreté,  prenait  cette  journée  pour  un  songe  charmant, 
ît  le  retour  pour  un  affreux  réveil.  Sa  douleur  allait  éclater,  (juand  le 
Irommeil  la  surprit  si  brusquement,  que  la  première  larme  s'arrêta 
jccmme  une  goutte  de  rosée  au  bord  de  ses  paupières. 

m. 

En  s'amusant  de  la  bavolette  comme  d'un  jouet,  le  duc  d'Enghien 
et  M"*  de  Boutteville  l'avaient  rendue  la  plus  malheureuse  iUle  du 
monde,  ainsi  que  l'avait  dit  le  dame  mystérieuse.  L'une  des  plus  ai>^ 
Itiques  chansons  de  l'Italie  est  celle  où  les  pauvres  gens  ont  mis  cette 
vieille  vérité,  qu'il  n'est  pas  de  tourment  plus  cruel  que  de  se  rappeler 
:Son  heureux  temps  dans  la  misère.  En  ces  pays-là,  les  voix  de  ceux  qui 
jsoufFrent  ont  souvent  répété  cette  chanson ,  et  il  n'y  a  pas  d'apparence 
qu'elle  y  soit  de  si  tôt  oubliée. 

Quatre  ans  s'étaient  écoulés  depuis  les  événemens  qu'on  a  vus  au 
précédent  chapitre,  et  le  souvenir  du  seul  beau  jour  que  Claudine  eût 
encore  eu  ne  lui  sortait  point  de  l'esprit.  Au  milieu  des  soins  du  mé- 
nage et  des  travaux  qu'elle  partageait  avec  sa  mère,  elle  ne  cessait  de 
rêver  à  ce  paradis  dont  elle  n'avait  connu  les  délices  que  pour  les  re- 
gretter. Le  coup  d'œil  éblouissant  de  la  place  Royale  avec  ses  belles 
dames  et  ses  cavaliers  galans,  le  cadeau  de  M"^  de  Boutteville  avec  les 
têtes  blondes  des  enfans  et  les  éclats  de  leur  joie,  formaient  comme 
une  galerie  de  tableaux  que  la  musique  des  violons  de  Monsieur  assai- 
sonnait d'un  charme  enivrant.  Lorsque  sa  besogne  était  finie,  Clau- 
dine, assise  sous  un  vieux  pommier,  s'abîmait  dans  ses  pensées  durant 
des  heures  entières.  Sa  mémoire  lui  rappelait,  comme  un  miroir  fidèle, 
chaque  détail  de  son  grand  jour  de  fête.  En  songeant  aux  dernières  pa- 
roles de  M.  le  duc  et  au  baiser  dont  il  l'avait  honorée,  elle  croyait  sentir 
encore  contre  sa  poitrine  les  boucles  d'acier,  les  aiguillettes,  le  bau- 
drier, et  autour  de  sa  taille  les  bras  robustes  du  jeune  guerrier  de 
Rocroy.  Parmi  toutes  ces-  images,  celle  d^  princesse  mystérieuse  et 
celle  de  Thomas  Des  Riviez  venaient  ajouflr  aux  souvenirs  l'espérance 
d'un  avenir  meilleur. 


I 


448  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Dans  le  sentiment  du  juste  et  de  l'honnête  que  le  ciel  lui  avait  gra^ 
au  fond  du  cœur,  Claudine  découvrait  un  motif  puissant  de  se  ratt.| 
cher  au  monde  qu'elle  n'avait  fait  qu'entrevoir.  Elle  avait  reconnu 
n'en  point  douter  que  ce  monde-là  était  meilleur  que  le  sien.  Les  gei 
de  loisir  y  pratiquaient  le  bien,  les  autres  parlaient  d'honneur,  ( 
gloire,  de  vertu,  mots  sublimes  qu'on  ne  prononçait  point  chez  1 
paysans,  hormis  au  sermon  du  curé.  Ces  dames  de  l'hôtel  Ramboui 
let,  qui  dissertaient  jusque  fort  avant  dans  la  nuit  sur  la  générosité  ( 
la  clémence,  étaient  au-dessus  des  humaines  faiblesses ,  et  la  seu 
pensée  d'une  chose  condamnable  leur  devait  donner  des  syncopes.  P 
conséquent  elles  vivaient  sans  reproche  et  leurs  maris  de  même,  ai| 
trement  elles  ne  les  auraient  point  épousés.  A  la  cour  et  à  la  ville,  ( 
ne  faisait  évidemment  que  se  chérir,  se  dévouer  les  uns  aux  autre 
s'unir  contre  le  malheur,  mettre  sa  personne  et  sa  fortune  au  servi 
de  ses  amis.  L'ingratitude,  l'orgueil  et  la  cruauté  y  étaient  ignorés,  t| 
si  quelqu'un  se  fût  rendu  coupable  d'un  grand  péché,  on  l'aurait  sa 
doute  expulsé  de  la  compagnie.  Lorsque ,  par  un  retour  naturel  ve 
les  gens  qui  l'entouraient,  Claudine  oticrvait  leurs  manières  rude 
le  peu  de  facilité  de  leurs  mœurs,  l'humeur  silencieuse  que  leur  do; 
nait  le  travail  incessant,  leur  passage  subit  des  champs  à  la  table  et  ( 
la  table  au  lit,  souvent  sans  prendre;  par  excès  de  fatigue,  le  loiâ 
d'embrasser  leur  femme  et  leurs  enfans;  lorsqu'elle  voyait  les  d 
ivrognes,  comme  son  père,  les  autres  intéressés,  d'autres  encore  fra' 
pant  sans  pitié  des  bêtes  de  somme ,  elle  pensait  être  parmi  des  ba 
bares  livrés  aux  vices  de  la  nature ,  tandis  que  le  monde  des  gens  • 
cour  n'était  évidemment  que  vertus,  mœurs  parfaites,  culture 
cœur  et  de  l'esprit. 

En  souhaitant  de  quitter  son  village ,  Claudine  croyait  donc  aspir 
au  bien  plus  encore  qu'au  bonheur.  Pour  toutes  ces  raisons,  elle  fr 
queutait  ses  voisins  le  moins  possible,  sans  pourtant  leur  témoig» 
ni  fierté  ni  aversion.  Lorsqu'elle  eut  seize  ans  accomplis,  sa  beai 
donna  dans  les  yeux  de  plusieurs  garçons.  Elle  fut  demandée  en  m; 
riage,  mais  elle  déclara  qu'elle  avait  d'autres  desseins.  Maître  Simoi 
qui  considérait  Claudine  comme  une  personne  de  condition,  n'o^ 
murmurer,  et  les  questions  pressantes  de  dame  Simonne  sur  les  die^ 
seins  de  sa  fille  n'obtinrent  pour  toute  réponse  que  des  caresses.  L 
garçons  impatiens  d'avoir  femme  et  ménage  trouvèrent  d'autres  pa 
tis,  et  ne  se  tinrent  pas  pour  offensés  d'un  refus.  On  pensa  bonnemei 
dans  le  village  que  Claudine  voulait  demeurer  fille,  et  l'on  ne  song(! 
point  à  contrarier  son  inclination.  fll 

Les  bruits  publics  entretenaient  la  bavolette  de  ses  amis  de  coir^' 
Pendant  la  campagne  d'Allemagne,  il  n'y  avait  point  de  jour  où  l'd 
n'apprît  quelque  victoire  du  duc  d'Enghien ,  le  nom  de  quelque  Tilt 


i 


LA   lîAVOLETTE.  4  iO 

assiégée  et  presque  aussitôt  prise.  Spire,  Philipsbourg,  Mayence,  s'é- 
!, lient  rendues  au  jeune  prince.  Le  petit  Boutteville  avait  fait  ses  pre- 
mières armes  auprès  de  son  cousin,  et  l'on  disait  qu'il  s'était  bien  con- 
duit. Si  l'on  ne  parlait  point  do  Thomas  Des  Riviez,  c'est  qu'il  ne  por- 
tait pas  un  nom  si  fameux;  mais  assurément  il  avait  dû  se  battre  aussi 
bien  que  les  autres  pour  l'amour  de  sa  fiancée.  La  bataille  de  Nortlingue 
et  ses  graves  conséquences  ix)rtèrent  si  haut  la  gloire  du  duc  d'En- 
ghien,  que  la  France  entière  couvrit  ce  prince  de  bénédictions.  Il  y  eut 
des  réjouissances  publiques,  et  Claudine,  au  fond  de  son  ame,  en  était 
aussi  aise  (]ue  si  on  l'eût  élue  reine  de  Pologne,  comme  M"*  de  Nevers. 
L'échec  de  son  héros  devant  Lérida  lui  fut  sensible  et  la  rendit  triste 
durant  un  mois;  mais  d'autres  succès  la  consolèrent.  Elle  comprit  que 
les  amours  et  leurs  sermens  passaient  après  les  devoirs  de  la  guerre, 
et  elle  ne  s'étonna  pas  trop  des  lenteurs  de  son  ami  à  venir  réclamer 
la  foi  promise.  En  un  mot,  la  bavolette  était  dans  ces  conditions  où 
les  fdles  se  mettent  si  volontiers,  et  qui  consistent  à  dépenser  pour 
«ne  idée  fixe  leurs  plus  belles  années  et  la  fleur  de  leurs  sentimens. 
On  commençait  à  s'émouvoir  des  querelles  entre  la  cour  et  le  parle- 
ment. La  fronderie  allait  éclater.  Le  village  de  Saint-Mandé,  accablé 
d'impôts,  faisait  des  vœux  pour  les  magistrats  courageux  qui  préten- 
daient mettre  un  terme  aux  abus.  Claudine  penchait  pour  le  parti  de 
la  reine,  sans  en  rien  dire,  de  peur  d'être  appelée  mazarine.  Un  matin, 
l'on  vit,  sur  la  route  de  Saint-Mandé,  un  grand  mouvement  de  troupes. 
Un  détachement  de  dragons  sorti  de  Vincennes  occupait  l'avenue.  Les 
paysans  laissèrent  leurs  travaux  pour  s'enquérir  des  nouvelles,  et  on 
leur  apprit  que  Paris  était  tout  hérissé  de  barricades.  La  cour  pliait 
bagages  pour  fuir  une  population  en  fureur.  La  journée  du  26  août 
1648  répandait  d'un  bout  à  l'autre  de  la  France  l'agitation  dont  Paris 
donnait  le  signal.  Claudine,  se  glissant  parmi  les  curieux,  s'approcha 
d'un  vieux  dragon  placé  en  vedette,  le  pistolet  au  poing. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  savez-vous  ce  que  fait  le  régiment  de  Royal- 
Italien,  et  en  quel  pays  il  est  à  cette  heure? 

—  Je  l'ai  laissé,  répondit  le  dragon,  au  siège  d'Ypres,  il  y  a  trois 
mois.  A  cette  heure,  il  bat  les  Espagnols  sous  les  murs  de  Lens;  mais 
il  va  revenir,  car  le  blocus  de  Paris  est  résolu.  Est-ce  que  vous  avez 
un  parent  dans  ce  régiment  ? 

—  Un  ami,  dit  Claudine  en  baissant  les  yeux. 

—  J'entends  :  un  amoureux.  Peut-on  savoir  comme  il  se  nomme? 
/  —  Thomas  Des  Riviez. 

—  Oui  dà  !  mais  c'est  un  officier.  Je  le  connais.  La  belle,  vous  pre- 
nez vos  amoureux  parmi  les  gentilshommes.  On  sait  ce  que  cela  veut 
dire.  Et  vous  portez  un  [méchant  bavolet  'de  toile?  Votre  galant  ne 
TOUS  paie  donc  guère  pour  être  sa  maîtresse? 

TOME  V.  '  29 


450  REVUE  DES   DEDX  MONDES. 

—  Nous  sommes  fiancés,  monsieur,  s'écria  Claudine  avec  indigna- 
tion. Je  l'attends  pour  l'épouser. 

—  C'est-à-dire  qu'il  vous  a  promis  mariage.  Encore  une  fille  en- 
jôlée. Us  n'en  font  pas  d'autres. 

La  bavolette  s'enfuit  épouvantée  par  les  regards  et  les  cyniques 
paroles  de  ce  soldat. 

—  Voilà  bien  ces  hommes  de  sac  et  de  corde,  pensait-elle.  Us  ne 
croient  à  rien  d'honnête. 

Cependant  l'armée  de  M.  le  prince  arriva  sous  les  murs  de  Paris.  Le 
blocus  commença,  et  Claudine  apprit,  un  beau  jour,  que  le  Royal-Ita- 
lien était  campé  depuis  deux  mois  tout  près  d'elle,  au  bourg  de  Cha- 
ronne.  A  cette  étrange  découverte,  un  nuage  lui  passa  devant  les  yeux; 
mais  sa  foi  robuste  ne  fut  qu'à  peine  ébranlée.  Il  fallait  que,  dans  les 
escarmouches  contre  les  rebelles,  Thomas  eût  reçu  quelque  blessure^ 
peut-être  mortelle.  Sans  prendre  conseil  de  personne,  la  bavolette 
partit  incontinent  à  travers  la  plaine  inondée  de  soldats  et  de  marau- 
deurs. Elle  gagna  Montreuil,  afin  d'éviter  les  lieux  inhabités,  et  redes- 
cendit vers  Charonne.  A  l'entrée  du  bourg,  un  factionnaire  l'inter- 
rogea. Comme  l'armée  royale  manquait  de  vivres,  un  panier  que 
Claudine  avait  au  bras,  et  dans  lequel  étaient  quelques  provisions,  lui 
servit  de  prétexte  pour  franchir  les  lignes  du  camp.  Sur  la  place  du 
marché,  eUe  reconnut  un  piquet  de  mousquetaires  portant  les  reversj 
bleus  du  Royal-Italien.  Elle  s'avança  résolument,  et  demanda  où  était 
un  gentilhomme  nommé  Des  Riviez. 

—  C'est  notre  lieutenant,  lui  répondit-on.  Tirez  la  clochette  de  cette 
maison,  et  vous  le  trouverez  là-haut. 

Claudine  sonna.  Un  mousquetaire  ouvrit  la  porte. 

—  Annoncez  à  votre  lieutenant,  dit-elle,  que  Claudine  Simon,  après 
l'avoir  attendu  pendant  cinq  ans,  le  vient  trouver  pour  lui  parler  du 
jour  où  elle  eut  l'honneur  de  le  voir  en  présence  de  M"*  de  Boutteville. 

Au  bout  de  cinq  minutes,  le  mousquetaire  revint  appeler  la  bavo-j 
lette  et  l'introduisit  dans  une  chambre  d'où  sortirent  deux  officiers 
pour  la  laisser  en  tête  à  tête  avec  Des  Riviez.  Ce  n'était  plus  l'écolier 
timide  et  gauche  d'autrefois.  Un  duvet  noir  colorait  ses  lèvres,  et  ^Wm 
soleil  avait  basané  ses  joues.  L'uniforme  et  les  mœurs  militaires  l'a--  < 
vaient  transformé  à  son  avantage;  mais  Claudine  éprouva  un  serre- 
ment de  cœur  en  lui  voyant  dans  les  yeux  un  certain  air  dur  qu'elle 
ne  lui  connaissait  point.  De  son  côté,  le  lieutenant  trouva  la  bavolette 
fort  embellie,  en  sorte  qu'ils  commencèrent  par  se  regarder  sans  dire 
mot.  Claudine  n'augura  rien  de  bon  de  ce  silence;  elle  s'attendait  à  un 
accueil  tout  diflêrent.  A  la  fin  cependant,  Thomas  se  leva  et  courut  à 
eUe  avec  empressement. 

—  Qu'il  est  bien  à  vous  d'être  venue,  ma  chère  !  dit-il  en  lui  prenani 


¥. 


Il 


LA   BAVOLETTE.  451 

les  mains.  Je  gage  que  vous  m'accusiez  déjà  de  vous  oublier.  Je  n'ai 
pourtant  songé  qu'à  vous  depuis  cinq  ans,  et  je  saurai  vous  prouver 
(|ue  mes  sentimens  n'ont  point  varié.  Vous  êtes  mes  premières  amours. 

—  En  avez-vous  donc  eu  d'autres?  demanda  Claudine. 

—  Non,  sur  ma  vie  !  répondit  le  lieutenant.  Vous  serez  les  premières 
et  les  dernières.  Ne  vous  ai-je  pas  promis  fidélité?  Mais  vous,  comment 
avez-vous  observé  la  foi  jurée? 

Claudine  raconta  qu'elle  avait  refusé  plus  d'un  parti,  malgré  les  re- 
montrances de  sa  mère.  Elle  allait  faire  quelques  plaintes  du  long  re- 
I^ard  et  du  silence  de  son  ami,  lorsque  Thomas  l'interrompit  et  lui 
Burla  des  maux,  des  fatigues  et  des  dangers  de  la  guerre.  En  l'écoutant, 
Rbavolette  changeait  de  visage.  Elle  se  félicitait  tout  bas  d'avoir  su 
Pmitenir  ses  reproches,  dont  l'injustice  et  la  cruauté  l'auraient  remplie 
ée  confusion. 
—  Ne  pensons  plus  à  nos  ennuis  passés,  ma  chère  ame,  reprit  le 
Meutenant.  Nous  voilà  réunis,  et  c'est  assez.  Occupons-nous  des  moyens 
"de  nous  voir  souvent,  et  profitons  de  la  liberté  que  nous  offre  le  voisi- 
nage, car  qui  sait  où  la  guerre  me  peut  conduire  demain? 
^^  —  Nos  épreuves  ne  sont-elles  pas  finies,  dit  Claudine,  et  n'est-il  pas 
éemps  de  nous  marier? 

'  — Je  le  voudrais,  assurément,  répondit  Thomas,  le  ciel  m'en  est  té- 
moin; mais  il  faut  l'autorisation  de  mon  colonel,  le  marquis  d'Anisy, 
«t  l'on  ne  se  marie  pas  en  campagne.  Attendons  que  la  paix  soit  signée. 
j  Hélas  !  mon  père  voudra-t-il  que  je  vous  épouse  ?  Je  frémis  en  songeant 
à  la  colère  où  il  se  va  mettre,  si  je  lui  parle  de  vous.  Je  suis  gentilhomme, 
chère  Claudine,  et  mille  obstacles  s'élèvent  entre  nous. 

—  Monsieur  le  prince  les  renversera. 

—  Mon  régiment  appartient  à  M.  le  cardinal,  et  non  pas  au  prince  de 
j  Condé.  Prenons  patience,  ma  chère  ame,  et  nous  verrons  la  fin  de  nos 

peines.  Il  suffit  que  vous  m'aimiez.  Donnez-m'en  l'assurance,  et  j'aurai 
plus  de  courage  à  supporter  les  lenteurs  et  les  contradictions. 

En  parlant  ainsi,  le  lieutenant  pressait  la  taille  fine  de4a  jeune  fille 
et  baisait  amoureusement  les  tresses  de  cheveux  blonds  qui  sortaient 
du  bavolet.  Comme  il  s'animait  à  ce  jeu-là,  Claudine  se  dégagea  de 
ses  bras. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  j'ai  plus  besoin  que  vous  de  courage  et  de 
consolations. 

—  Eh  !  quoi,  s'écria  Thomas,  vous  repoussez  les  témoignages  de  ma 
tendresse? 

—  Non,  mon  ami,  répondit  Claudine,  je  repousse  des  libertés  que 
votre  fiancée  ne  doit  point  souffrir  pour  être  digne  de  vous.  Si  je  ne 
■vous  aimais  point,  serais-je  à  cette  place? 

Le  lieutenant  ne  manqua  pas  de  se  plaindre,  comme  si  on  l'eût  que- 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relié,  pour  amener  une  réconciliation  avec  l'accessoire  obligé  des  em- 
brassemens.  Tout  à  coup  ses  yeux  prirent  une  expression  approchant 
de  la  violence  plutôt  que  de  la  tendresse.  Il  saisit  la  jeune  fille  avec 
force  et  l'attira  sur  ses  genoux.  Claudine  poussa  un  cri  d'eiïroi.  Deux 
lèvres  agitées  par  une  étrange  convulsion  lui  fermèrent  la  bouche. 
Elle  sentit  une  main  se  glisser  sous  sa  gorgerette.  Dans  cette  extrémité, 
Claudine,  n'écoutant  plus  que  la  pudeur  aux  abois,  frappa  le  lieute- 
nant au  visage  à  poing  fermé  si  rudement,  qu'il  lâcha  prise.  Ils  se  re- 
gardèrent tous  deux  en  palpitant,  l'un  de  rage,  et  l'autre  d'horreur, 
comme  ces  héros  d'Homère  qui  suspendent  leurs  coups  pour  mieux 
combattre  après. 

—  Mille  démons!  s'écria  Thomas  ivre  de  colère,  une  jolie  fille  ne 
sort  pas  de  la  chambre  d'un  mousquetaire  mazarin  comme  elle  y  est 
entrée.  Mes  camarades  se  moqueraient  de  moi.  J'y  veux  perdre  mon 
nom  et  mon  grade,  si  je  ne  vous  mets  à  la  raison. 

Le  lieutenant  s'apprêtait  à  recommencer  la  lutte;  mais  Claudine  lui 
lança  un  regard  où  perçaient  l'indignation  et  le  mépris,  et,  sautant 
d'un  bond  jusqu'à  la  porte,  elle  l'ouvrit  et  disparut. 

Tant  que  la  frayeur  lui  prêta  des  ailes,  la  bavolette  n'eut  d'autre 
sentiment  que  le  plaisir  de  sauver  son  honneur  d'un  si  grand  péril. 
Elle  traversa  la  plaine  en  courant,  sans  prendre'le  temps  de  respirer; 
mais,  arrivée  au  logis,  elle  tomba  évanouie  sur  le  seuil  de  la  porte. 
Dame  Simonne  était  aux  champs,  en  sorte  qu'on  n'eut  point  connais- 
sance de  l'expédition  de  Claudine.  Lorsqu'elle  revint  à  elle,  la  pauvre 
fille  essaya  de  mesurer  l'étendue  de  son  malheur.  Elle  avait  vécu  pen- 
dant cinq  années  sur  une  espérance  chimérique.  Le  passé  n'était  qu'un 
mensonge,  le  présent  un  lamentable  débris,  et  l'avenir  un  chaos.  En 
promenant  ses  regards  sur  le  reste  du  monde,  elle  n'y  voyait  pas  une 
branche  où  se  rattacher,  et,  dans  son  désespoir,  elle  souhaitait  la  mort 
avec  cette  passion  que  le  chagrin  inspire  aux  jeunes  filles.  Elle  atten- 
dit avec  impatience  l'heure  du  coucher,  en  dissimulant  du  mieuji 
qu'elle  put  le  désordre  de  son  ame,  et,  quand  elle  fut  retirée  dans  sa 
chambre,  elle  leva  les  mains  vers  le  ciel  en  s'écriant  : 

—  Seigneur,  faut-il  que  vous  m'ayez  donné  pour  objet  de  ma  ten- 
dresse le  seul  gentilhomme  perfide  et  déloyal  qui  fût  dans  tout  l'uni- 
vers! Un  seul  cœur  faux  et  malhonnête  s'est  trouvé  parmi  tant  de 
gens  tettùeux,  et  c'est  à  ce  monstre  que  mon  amour  tombe  en  par- 
tage !  Que  votre  volonté  soit  faite;  mais  c'est  pour  en  mourir. 

Et  la  pauvre  bavolette  noya  ses  beaux  yeux  dans  un  torrent  de  larmes  i 
brûlantes. 


LA  B A VOLETTE.  453 

IV. 

Le  héros  de  Rocroy  n'avait  point  de  goût  pour  la  guerre  des  pots 
cassés.  Le  duc  de  Beaufort,  au  contraire,  n'en  savait  point  faire  d'autre, 
en  sorte  que,  durant  le  blocus  de  Paris,  les  troupes  régulières  de  la 
reine  furent  souvent  battues  par  les  frondeurs.  La  porte  Saint- Antoine, 
les  alentours  de  Vincennes  et  de  Charenton  étaient  le  théâtre  ordi- 
naire des  escarmouches.  11  n'y  avait  guère  de  jours  où  Saint-Mandé 
n'entendît  le  feu  de  la  mousqueterie.  Un  jour,  M.  de  Beaufort,  s'étant 
logé  dans  les  terrains  de  ce  village,  y  établit  à  la  hâte  des  travaux  de 
défense  que  l'armée  royale  voulut  enlever.  Les  hahitans,  dispersés  dans 
la  plaine,  voyaient  de  loin  leurs  maisons  converties  en  redoutes  et  per- 
cées par  les  boulets.  Les  frondeurs,  n'ayant  point  d'artillerie  de  cam- 
pagne, ne  purent  résister  long-temps,  et  cherchèrent  un  refuge  derrière 
les  murailles  de  Paris. 

Après  le  combat,  les  paysans,  rentrés  chez  eux,  firent  d'un  seul  mot 
l'inventaire  de  leurs  pertes  :  tout  était  détruit  ou  endommagé  dans 
leur  village.  Si  quelques  bestiaux  et  quelques  meubles  avaient  échappé 
au  désastre,  l'occupation  des  gens  de  guerre  y  mit  ordre.  Afin  de  pré- 
server Saint-Mandé  d'une  nouvelle  surprise,  un  détachement  royal  s'y 
établit  à  demeure,  mangeant  ce  qui  restait  de  vivres  sans  les  payer, 
et  traitant  le  pauvre  monde  comme  on  fait  en  pays  conquis.  La  basse- 
cour  et  le  colombier  de  dame  Simonne  y  passèrent  jusqu'à  la  dernière 
volaille.  Quant  à  sa  vache,  privée  de  soins,  menacée  de  périr  alterna- 
tivement sous  le  sabre  des  mazarins  ou  le  couteau  des  frondeurs,  elle 
ne  résista  pas  à  tant  de  vicissitudes,  et  mourut  de  maladie.  Sur  ces  en- 
trefaites, la  paix  fut  signée  au  château  de  Saint-Germain  par  l'entre- 
mise de  M.  le  prince.  On  s'en  réjouit  fort  à  la  cour,  et  l'on  s'imagina 
que  tout  était  fini;  mais  le  parlement  irrité,  le  peuple  de  Paris  fré- 
missant encore  et  le  paysan  ruiné  ne  voyaient  dans  cet  accommode- 
ment qu'une  partie  remise.  Dame  Simonne,  réduite  à  l'extrémité, 
manquant  du  nécessaire  pour  recommencer  sa  petite  industrie,  s'aban- 
donnait au  désespoir.  Claudine  tira  d'une  cachette,  où  elle  l'avait  en- 
fermé, le  bracelet  donné  par  la  princesse  mystérieuse. 

—  Ne  pleurez  point,  ma  mère,  dit-elle.  Voici  un  bijou  qui  vous  sau- 
vera de  la  misère.  Vous  le  pouvez  vendre  en  toute  assurance  à  maître 
Cambrai,  orfèvre  du  Pont-au-Change,  et,  avec  le  produit,  vous  achète- 
rez des  bestiaux  et  des  meubles. 

A  la  vue  d'un  joyau  si  précieux,  Simonne  se  mit  à  trembler  de  tous 
ses  membres.  Elle  admira  la  monture  d'or  plus  encore  que  les  perles 
dont  elle  ignorait  le  prix.  Claudine  lui  raconta  par  quelles  circonstances 
ce  trésor  était  tombé  entre  ses  mains,  et  comment  elle  s'en  pouvait 


A54  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

considérer  comme  légitime  possesseur,  les  paroles  qui  avaient  accom- 
pagné le  présent  ne  laissant  point  de  doute  à  ce  sujet.  Après  une  courte 
délibération,  la  mère  et  la  fille  prirent  leurs  capuchons  de  laine,  et  se 
rendirent  à  Paris.  Le  Pont-au-Ghang«  était  alors  garni  de  boutiques 
de  changeurs  et  de  joailliers.  Claudine,  qui  savait  lire,  chercha  le  nom 
de  maître  Cambrai  sur  les  enseignes,  et,  ne  le  trouvant  point,  elle  de- 
manda au  premier  passant  où  demeurait  cet  orfèvre.  On  lui  répondit 
que  Cambrai  était  mort,  mais  qu'il  avait  un  successeur  appelé  Labrosse. 
La  boutique  de  maître  Labrosse,  l'une  des  plus  belles  du  Pont-au- 
Change,  attirait  les  regards  par  un  brillant  étalage  de  vaisselle  et  de 
bijoux.  L'orfèvre,  assis  au  comptoir,  essuyait  la  poussière  d'un  écrin. 
Son  visage  noir  et  maigre  reposait  sur  son  collet  de  toile  empesée, 
comme  une  bécasse  rôtie  dans  un  plat  de  porcelaine.  Il  laissa  le  petitt^ 
ballet  de  plumes  qu'il  tenait  à  sa  main  pour  écouter  d'un  air  sombre  i 
ce  que  lui  voulaient  les  deux  paysannes. 

—  Monsieur,  lui  dit  Claudine  avec  assurance,  il  y  a  cinq  ans.  M""*  dej 
Boutteville  et  ses  enl'ans  m'ont  envoyé  chercher  à  mon  village.  Ils! 
m'ont  donné  un  cadeau,  et  j'ai  eu  l'honneur  de  m 'asseoir  à  une  table 
où  étaient  assis  des  princes  et  des  ducs.  On  m'a  menée  ensuite  à  laj 
place  Royale.  J'y  jouais  avec  des  enfans,  lorsqu'une  dame,  la  plus  belle  | 
et  la  plus  magnifiquement  vêtue  que  j'aie  vue  d«  ma  vie,  m'a  fait  pré- 
sent de  ce  bracelet,  en  me  disant  de  l'aller  vendre  à  maître  Cambrai. 
Je  l'ai  gardé  jusqu'à  ce  jour;  mais,  les  gens  de  guerre  ayant  dévasté 
notre  village  de  Saint-Mandé,  je  viens  avec  ma  mère  vous  offrir  ce  bi- 
jou et  vous  prier  de  m'en  remettre  le  prix,  avec  quoi  nous  achèterons  \ 
une  vache,  des  poules  et  des  meubles,  car  la  princesse  inconnue  m'a 
dit  que  cela  valait  quelque  argent. 

L'orfèvre  tira  d'un  étui  ses  lunettes  et  se  mit  à  examiner  le  bracelet 
d'un  air  d'attention  extrême.  Il  prit  ensuite  un  vieux  registre  dont  il 
tourna  long-temps  les  feuillets.  A  la  fm,  il  posa  le  doigt  sur  un  article  j 
du  registre  en  murmurant  des  paroles  entrecoupées  : 

—  Quelque  argent!  disait-il  entre  ses  dents....  Je  le  crois  bien,  que' 
cela  vaut  quelque  argent  !  L'un  des  chefs-d'œuvre  de  maître  Cambrai 
entre  les  mains  d'une  paysanne  de  Saint-Mandé  !  Onze  perles  de  la  plus 

belle  eau!  la  garniture  émaillée,  avec  une  tête  de  levrette  ciselée 

C'est  bien  cela;  je  ne  me  trompe  point.  Le  conte  que  me  fait  cette  fille  \ 
est  incroyable. 

—  C'est  pourtant  la  vérité,  interrompit  Claudine. 

—  Ce  bracelet,  reprit  l'orfèvre,  a  été  vendu  à  un  président  de  la  cour  !     \ 
des  comptes  et  non  pas  à  une  dame.  Hl 

—  En  cherchant  bien,  répondit  Claudine,  on  découvrirait  peut-être '"1 
que  ce  président  avait  acheté  le  bracelet  pour  le  donner  à  une  dame, 
à  moins  qu'il  ne  le  portât  sur  sa  robe  de  magistrat. 


kl 


II 


LA   B  A  VOLETTE.  -455 

—  Vous  savez  apparemment,  s'écria  maître  Labrosse,  qui  était  ce 
magistrat?  Le  président  de  Chevry,  puisque  vous  le  connaissez,  dont 
nait  beaucoup  aux  femmes.  Elles  lui  ont  coûté  les  yeux  de  la  tête,  et  il 
ne  méprisait  point  les  bavolettes;  mais  ce  n'était  pas  à  elles  qu'il  offrait 
des  bijoux  de  cette  valeur.  Il  faut  donc  qu'on  lui  ait  volé  ce  bracelet. 

—  Qu'est-ce  que  toutes  ces  horreurs?  interrompit  Claudine. 

—  Je  vais  vous  l'apprendre,  répondit  l'orfèvre,  car  j'entrevois  enfin 
la  vérité.  Vous  étiez  enfant  quand  M.  de  Chevry  a  perdu  ce  bracelet; 
mais  votre  mère  que  voici,  et  qui  pâlit  en  m'écoutant,  sait  bien  com- 
ment ce  bijou  est  venu  entre  ses  mains.  Le  président  est  mort,  et  l'on 
s'imagine  aujourd'hui  pouvoir  dissimuler  le  larcin.  Me  prenez-vous 
pour  un  sot ,  avec  votre  fable  de  la  dame  mystérieuse?  Attendez  un 
moment;  je  vous  ferai  connaître  tout  à  l'heure  qu'on  ne  se  joue  point 
de  moi. 

Maître  Labrosse  appela  son  premier  commis  et  lui  dit  quelques  mots 
à  l'oreille.  Le  commis  partit  en  courant  et  revint  bientôt ,  accompagné 
de  trois  exempts  de  police  et  d'un  homme  vêtu  de  noir.  Aux  questions 
qu'on  leur  adressa,  les  deux  paysannes  comprirent  qu'elles  avaient  af- 
faire à  la  justice.  Toute  dénuée  d'apparence  qu'était  son  histoire  de  la 
dame  mystérieuse,  Claudine  la  répéta  devant  le  commissaire  avec  un 
air  d'innocence  et  de  sincérité  qui  l'aurait  peut-être  sauvée,  si  sa  mère 
ne  se  fût  mise  à  pleurer  et  jeter  les  hauts  cris.  Le  trouble  de  Simonne 
passa  pour  un  indice  suspect.  Les  réponses  imprudentes  et  menson- 
gères qu'elle  fit  par  frayeur  achevèrent  de  la  perdre.  Le  commissaire 
donna  l'ordre  aux  exempts  d'emmener  ces  deux  femmes. 

—  Où  nous  conduisez-vous?  demanda  Claudine. 

—  En  prison,  répondit  un  exempt. 

Des  passans  s'étaient  assemblés  devant  la  boutique  de  maître  La- 
brosse, ayant  ouï  dire  qu'on  y  avait  arrêté  deux  femmes.  Une  troupe 
de  polissons  s'apprêtait  à  suivre  ces  voleuses,  que  la  rumeui'  accusait 
déjà  de  toutes  sortes  de  crimes.  Un  gentilhomme  demanda  ce  que  c'é- 
tait et  s'approcha  des  exempts.  Claudine  reconnut  M.  de  Bue  et  courut 
à  lui. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  ne  vous  rappelez-vous  point  qu'à  Saint- 
Mandé  vous  êtes  tombé  de  cheval,  il  y  a  cinq  ans,  et  que  j'eus  l'hon- 
neur de  vous  servir  un  verre  d'eau? 

—  Je  me  le  rappelle  en  effet ,  répondit  M.  de  Bue.  Vous  êtes  cette 
gentille  bavolette  que  M.  le 'prince  prit  sous  sa  protection  pour  lui  avoir 
rendu  fidèlement  la  moitié  d'un  louis  d'or. 

—  Précisément.  De  grâce,  monsieur,  venez  à  mon  aide,  et  ne  me 
laissez  point  accuser  d'un  vol  dont  je  suis  incapable. 

Le  commissaire  consentit  à  rentrer  dans  la  boutique  pour  procéder 
à  de  plus  amples  informations.  Le  gentilhomnae  témoigna  de  la  vérité 


/i56  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

-des  assertions  de  Claudine  en  tout  ce  qui  touchait  à  la  rencontre  avec 
M.  le  prince  et  au  cadeau  de  M*"*  de  Boutte\ille;  mais  l'affaire  du  bra- 
celet n'en  demeura  pas  moins  obscure,  et,  si  M.  de  Bue  se  porta  garant 
de  l'innocence  de  la  jeune  fille,  il  déclara  qu'il  n'exposerait  pas  un 
cheveu  sur  la  vertu  de  la  mère.  Le  registre  de  maître  Cambrai  et  le 
nom  du  président  de  Chevry  augmentèrent  la  confusion,  en  présen- 
tant de  faux  indices  que  l'on  prit  pour  bons.  Le  commissaire  crut  agir 
avec  toute  l'indulgence  possible  en  laissant  aller  Claudine  et  en  remet- 
tant dame  Simonne  aux  mains  des  exempts.  La  mère  et  la  fille  s'em-j 
brassèrent;  l'une  partit  foute  en  larmes  pour  la  prison  du  petit  Chà 
telet,  et  l'autre  suivit  M.  de  Bue, 

■ —  Ne  perdez  point  courage,  mon  enfant,  dit  le  gentilhomme;  si  votn 
mère  a  sur  la  conscience  quelque  péché  de  jeunesse,  ce  n'est  point  un 
raison  pour  qu'il  vous  arrive  malheur. 

—  A  Dieu  ne  plaise  que  je  perde  courage!  répondit  Claudine.  L'in4 
nocence  de  ma  mère  sera  reconnue,  puisqu'il  y  a  une  justice.  Je  sais 
qui  m'adresser  pour  cela. 

—  Prenez  garde,  reprit  M.  de  Bue,  de  réveiller  quelque  fâcheux  sou 
venir  en  cherchant  la  lumière.  Votre  mère  ne  vous  a  point  dit  tout  o 
qu'elle  a  fait  à  dix-huit  ans.  Le  feu  président  de  Chevry  était  un  liber 
tin.  Je  vous  ai  tirée  d'un  mauvais  pas;  n'en  demandez  pas  davantage. 

— Monsieur,  répondit  Claudine,  je  confesse  que  les  paysans  ont  toutes 
sortes  de  défauts;  mais  il  y  a  encore  des  gens  honnêtes  parmi  nous.  X 
TOUS  en  ferai  convenir,  pour  peu  que  vous  ayez  la  bonté  de  m 'aider;  e 
d'abord  conduisez-moi,  je  vous  prie,  à  la  place  Royale,  afin  que  j 
parle  à  ma  princesse  inconnue. 

—  Ce  n'était  donc  pas,  dit  M.  de  Bue ,  une  fable  inventée  pour  dis 
«ulper  votre  mère? 

—  Je  ne  mens  jamais,  répondit  Claudine  avec  fierté. 

—  Eh  bien!  je  vous  mènerai  où  vous  voudrez,  car  je  suis  curieux 
de  voir  la  fin  de  tout  ceci.  1 

Il  y  avait  à  la  place  Royale  la  compagnie  accoutumée.  Les  dames! 
étaient  assises,  comme  à  l'ordinaire,  sous  les  arbres,  et  la  grande  Ma- 
demoiselle y  avait  amené  ses  violons.  Claudine  poussa  des  soupirs  en 
comparant  sa  triste  situation  présente  avec  les  délices  qu'elle  avait; 
goûtées  dans  ce  lieu  le  premier  jour  qu'elle  y  était  venue.  Il  lui  semblai 
qu'elle  ne  voyait  plus  sur  les  visages  des  promeneurs  la  même  bien- 
veillance qu'autrefois.  Ces  sourires  qu'on  lui  avait  prodigués  étant 
enfant,  elle  ne  les  retrouvait  plus  étant  jeune  fille.  Les  uns  la  regar- 
daient avec  dédain,  les  autres  avec  une  attention  plus  blessante  encore. 
Elle  entendit  des  jeunes  gens  se  dire  entre  eux  : 

—  Où  diable  de  Bue  a-t-il  ramassé  cette  bavolette?  Voilà  une  plai- 
sante idée  d'étaler  ici  cette  conquête! 


LA   BAVOLETTE.  457 

—  Elle  est,  ma  foi,  charmante!  dit  un  gentilhomme;  j'en  soulagerai 
volontiers  de  Bue,  lorsqu'il  n'en  \oudra  plus. 

Ces  propos,  accompagnés  de  rires  pleins  d'insolence,  auraient  in- 
digné Claudine,  si  de  plus  graves  pensées  ne  lui  eussent  occupé  l'es- 
prit. M.  de  Bue  paraissait  un  peu  honteux  de  la  compagnie  d'une  ba- 
volette. 

—  Ma  mie,  dit-il  d'un  ton  presque  railleur,  voici  la  princesse  de 
Montpensier;  ne  serait-ce  pas  votre  inconnue? 

—  Non,  répondit  Claudine,  mon  inconnue  était  plus  belle...  Mais 
attendez  donc  :  ne  la  vois-je  pas  assise  à  l'écart  dans  cette  allée?  Je  la 
reconnais  à  son  visage  d'ange  et  à  sa  riche  parure  :  c'est  elle!  c'est  la 
princesse! 

Claudine  courut  à  la  dame  mystérieuse,  et  lui  embrassa  les  genoux 
sans  pouvoir  proférer  une  parole. 

—  Relève-toi ,  ma  fille,  lui  dit  la  dame  avec  bonté;  il  ne  faut  point 
faire  de  scène  devant  tous  ces  indifférens.  Tu  es  malheureuse,  puisque 
je  te  revois;  mais  ne  t'ai-je  pas  promis  assistance?  Calme-toi  donc,  et 
conte-moi  tes  chagrins. 

La  bavolette  entreprit  avec  volubilité  un  récit  de  ses  infortunes, 
souvent  interrompu  par  des  pleurs,  et  dans  lequel  la  dame  démêla 
comme  elle  put  la  vérité. 

—  Tu  as  commis  une  imprudence,  dit-elle,  en  attendant  cinq  ans 
pour  vendre  mon  bracelet.  J'avais  donné  le  mot  à  Cambrai,  et  je  n'y 
avais  plus  songé.  Si  j'eusse  été  morte.  Dieu  sait  comment  tu  aurais 
échappé  à  l'infamie!  Je  suis  donc  bonne  à  quelque  chose  en  ce  monde. 
Suis-moi.  Cette  journée  nous  sera  heureuse  à  toutes  deux. 

M.  de  Bue  s'était  approché.  11  salua  la  dame  en  personne  de  con- 
naissance. 

—  Je  n'ai  guère  eu  de  sagacité, lui  dit-il  familièrement:  j'aurais  dû 
deviner  que  la  princesse  adorée  de  cette  bavolette  était  la  femme  la 
plus  prodigue  qui  fût  sur  la  terre;  mais  j'ai  découvert  qui  vous  avait 
donné  ce  bracelet. 

—  Le  président  de  Chevry,  répondit  la  dame;  je  n'en  fais  pas  mys- 
tère. —  Allons,  Claudine,  partons  sans  différer.  —  Adieu,  de  Bue. 

—  Au  revoir,  princesse,  dit  le  gentilhomme  d'un  ton  peu  respec- 
tueux. 

La  dame  fit  monter  Claudine  dans  un  carrosse  magnifique,  et  donna 
l'ordre  à  ses  gens  de  la  mener  chez  maître  Labrosse.  L'orfèvre  vint  sur 
le  pas  de  sa  boutique,  le  bonnet  à  la  main. 

—  Vous  avez  pensé  être  cause  d'une  injustice  et  d'un  malheur,  lui 
dit  l'inconnue.  J'avais  donné  le  bracelet  du  président  de  Chevry  à  cette 
petite  fille  :  où  est-il  à  présent? 

—  Au  greffe  du  Châtelet,  répondit  l'orfèvre. 


45g  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Venez  avec  moi  le  chercher. 

On  se  rendit  au  Chàtelet,  qui  était  tout  proche  du  Pont-au-Change. 
La  dame  laissa  Claudine  dans  sa  voiture,  et  descendit  avec  l'orfèvre. 
Au  bout  d'une  heure,  ils  revinrent  tous  deux. 

Maître  Labrosse,  dit  l'inconnue  en  mettant  le  bracelet  au  bras  de 

Claudine,  combien  estimez-vous  ce  joyau? 

—  Cinq  cents  pistoles,  répondit  Labrosse. 

—  Votre  méprise  me  coûtera  cher,  car,  en  dédommagement  de  se» 
chagrins,  je  prétends  donner  à  ma  protégée  le  prix  du  joyau  et  le 
joyau  par-dessus  le  marché.  Si  plus  tard  elle  vous  le  rapporte,  sou- 
venez-vous, cette  fois,  qu'il  lui  appartient  bien  et  dûment. 

L'orfèvre  se  confondit  en  excuses  et  rentra  dans  sa  boutique  en  ap^- 
pelant  l'inconnue  mademoiselle.  Claudine  apprit  ainsi  que  la  princesse 
n'était  point  mariée.  Le  carrosse  passa  par  une  quantité  de  rues  et  s'ar* 
rêta  devant  un  petit  hôtel.  Tout  y  respirait  le  luxe.  Les  pieds  n'y  fou- 
laient que  des  tapis  moeUeux.  La  princesse  remit  à  sa  protégée  une 
grosse  bourse  remplie  d'or.  Elle  lui  fit  servir  une  collation,  après  quoi 
elle  lui  donna  des  robes  de  soie,  des  dentelles  et  des  rubans,  en  disant 
qu'on  ne  pouvait  porter  un  si  beau  bracelet  avec  le  bavolet  de  toile  et 
les  cotillons  de  laine. 

—  Mon  enfant,  ajouta  l'inconnue,  j'attends  de  la  compagnie;  em»» 
porte  cette  défroque.  Mes  gens  te  vont  reconduire  à  Saint-Mandé.  Tu 
reverras  ta  mère  ce  soir.  L'ordre  d'élargissement  sera  signé  avant  la 
nuit.  Sois  toujours  sage.  Embrasscrmoi  et  ne  m'oubhe  pas  dans  tes 
prières.  Je  m'appelle  Marie,  comme  la  sainte  Vierge. 

—  Hélas  !  mademoiselle,  s'écria  Claudine,  faut-il  déjà  que  je  vous 
perde?  Ne  pourriez-vous  me  donner  une  place  parmi  vos  femmes? 
Pour  vous  voir,  je  serais  volontiers  la  dernière  de  vos  servantes. 

—  Impossible!  répondit  l'inconnue;  ta  place  n'est  point  ici;  reste 
-dans  ton  village. 

La  bavolette  couvrit  de  baisers  les  mains  de  sa  bienfaitrice  et  se  re- 
tira le  cœur  tout  gonflé  de  soupirs.  On  la  fit  monter  dans  le  carrosse  à 
quatre  chevaux,  et  en  moins  d'une  demi-heure  elle  fut  à  Saint-Mandé. 
Maître  Simon,  occupé  à  ivrogner  depuis  le  matin,  n'était  point  au  logis* 
Pour  passer  le  temps  jusqu'au  retour  de  sa  mère,  Claudine  quitta  son 
bavolet,  se  para  d'une  belle  robe  et  compta  ses  pièces  d'or  en  bénissant 
mille  fois  le  nom  de  la  princesse  Marie.  La  triste  aventure  du  bracelet 
finissait  de  la  plus  heureuse  façon  du  monde.  Quels  cris  de  joie  allait 
pousser  dame  Simonne  à  la  vue  de  tant  de  bien  !  En  sortant  de  prison, 
l'aisance,  avec  toutes  ses  douceurs,  l'attendait  dans  sa  masure.  Elle  d- 
lait  être  la  plus  riche  paysanne  de  son  village.  Au  milieu  de  ces  agréa- 
bles pensées,  la  bavolette  entendit  un  carrosse  s'arrêter  devant  la 
maison.  Elle  ouvrit  la  porte  avec  empressement  et  se  trouva  en  face 


II 


1 


LA   B  A  VOLETTE.  4.59 

(le  M.  de  Bue.  Le  gentilhomme  avait  un  air  sombre  et  intimidé  tout 
ensemble. 

—  Mon  enfant,  dit-il  avec  hésitation,  vous  avez  bien  fait  de  vous  pa- 
rer, je  viens  précisément  vous  quérir  de  la  part  de  la  princesse. 

—  Comment  cela  se  peut-il?  répondit  Claudine.  Je  la  quitte  à  l'in- 
stant. Je  me  suis  séparée  d'elle  avec  bien  des  regrets;  mais,  avant  de 
retourner  chez  elle,  je  désire  au  moins  revoir  ma  mère. 

—  Votre  mère  ne  rentrera  point  d'aujourd'hui,  reprit  de  Bue,  et  je 
vous  mènerai  où  elle  est,  si  vous  le  souhaitez. 

—  Je  ne  bougerai  d'ici,  monsieur. 

—  Eh  bien  !  puisqu'il  faut  tout  vous  dire,  apprenez  que  je  viens  vous 
chercher  pour  vous  mener  à  Saint-Maur,  chez  votre  protecteur,  M.  le 
prince,  à  qui  je  suis.  11  vous  ménage  une  surprise;  faites  semblant  de 
ne  vous  attendre  à  rien,  car  il  me  gronderait  fort  de  vous  avoir  avertie. 

—  Excusez-moi,  monsieur;  je  ne  bougerai  point  d'ici. 

De  Bue  mordit  ses  moustaches  et  fit  le  tour  de  la  chambre  à  grands 
pas.  La  ba>volette,  effrayée,  le  regardait  en  se  demandant  tout  bas 
quel  intérêt  pouvait  avoir  un  si  bon  gentilhomme  à  s'abaisser  au  men- 
songe. Tout  à  coup  de  Bue  jetta  son  chapeau  sur  la  table,  et,  croisant 
ses  bras  : 

— Finissons  cette  comédie,  dit-il;  c'est  assez  jouer  l'innocente.  Quelles 
accointances  avez-vous  avec  votre  prétendue  princesse?  Par  qui  vous 
a-t-elle  fait  donner  ces  nippes  et  ce  bracelet?  Vous  me  plaisez;  je  vous 
trouve  jolie;  combien  vous  faut-il? 

—  Jésus!  s'écria  Claudine  en  chancelant,  que  signifie  cela?  Vous 
vous  trompez,  monsieur.  Je  n'entends  rien  à  ce  langage,  ou  plutôt  je 
tremble  de  le  trop  bien  entendre. 

—  Vous  ne  voulez  point  me  suivre?  reprit  le  gentilhomme  d'une 
voix  terrible. 

—  Moins  que  jamais,  monsieur,  répondit  Claudine. 

—  Au  fait ,  vous  êtes  sans  doute  à  trop  haut  prix  pour  ma  bourse, 
et  je  préfère  vous  enlever;  ce  sera  plus  économique. 

M.  de  Bue  siffla  comme  s'il  eût  appelé  des  chiens.  Aussitôt  trois  es- 
tafiers  qui  guettaient  à  la  porte  se  précipitèrent  sur  la  bavolette,  et  la 
saisirent  à  bras  le  corps.  L'un  d'eux  s'apprêtait  à  lui  mettre  un  bâillon 
sur  la  bouche,  lorsqu'il  s'aperçut  de  l'inutilité  de  la  précaution  :  la 
pauvre  fille  était  évanouie.  On  la  porta  dans  le  carrosse,  et  les  chevaux 
partirent  au  triple  galop. 

Paul  de  Musset. 

{La  seconde  partie  au  frochain  n°.) 


DE  LA 


POLITIQUE  EXTÉRIEURE 


DE 


LA  FRANCE  DEPUIS  1850. 


CINOUIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE.  ' 

RAPPORTS  DE  L4  FRANCE  AVEC  LA  CONFÉDÉRATION  HELVÉTIQUE.  — 
AFFAIRES  DE  SUISSE  JUSQU'A  LA  RÉVOLUTION  DE  FÉVRIER. 


La  Suisse  est  un  des  pays  de  l'Europe  où  le  contre-coup  des  événe-i 
mens  de  1830  se  fit  sentir  le  plus  vite  et  le  plus  profondément.  Les, 
gouvernemens  aristocratiques  reconstitués  en  1815,  et  qui  avaient  im- 
prudemment ressuscité  dans  quelques  cantons  des  institutions  et  des 
usages  peu  conformes  aux  idées  de  notre  temps,  s'écroulèrent  succes- 
sivement après  la  chute  du  roi  Charles  X;  ils  laissèrent  en  tombant  le 
pouvoir  aux  mains  d'une  démocratie  mitigée,  dont  les  chefs,  parleurs 
opinions  aussi  bien  que  par  leur  position  sociale,  étaient  disposés  à  fon-  * 

(1)  Après  la  révolution  de  février,  il  était  utile  de  faire  connaître  dans  ses  détails, 
pièces  en  mains,  la  politique  extérieure,  si  méconnue,  du  gouvernement  de  juillet.  C'est  | 
la  tâche  qu'entreprit  ici,  dans  le  cours  même  de  1848,  M.  le  comte^d'Haussonville,  et  nos  ; 
lecteurs  n'ont  pas  oublié  le  tableau  général  qu'il  a  tracé  des  premières  années  de  la  I 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE  DEPUIS    1830.        401 

der  dans  leur  patrie  un  régime  assez  semblable  à  celui  qui  venait  d'être 
inauguré  à  Paris.  L'analogie  évidente  des  principes  et  des  intérêts  con- 
tribua, dans  le  premier  temps,  à  assurer  entre  les  deux  pays  un  accord 
qui  leur  était  également  profitable  à  tous  deux.  En  effet,  l'amitié  de  la 
Suisse  garantissait  à  la  France  la  sûreté  d'une  portion  importante  de 
son  territoire,  et  maintenait  entre  elle  et  ses  anciens  adversaires  ce 
puissant  rempart  que  M.  Guizot  appelait  à  la  tribune  un  rocher  de  glace 
et  de  braves  gens.  De  son  côté,  la  Suisse  devait  à  l'appui  bienveillant  de 
la  France  d'avoir  pu,  malgré  le  mauvais  vouloir  des  autres  grandes 
puissances  continentales,  non-seulement  réformer  paisiblement,  en 
1830  et  1831,  la  plupart  de  ses  institutions  cantonales,  mais  encore 
préparer  sans  obstacle,  en  4832  et  1833,  la  révision  régulière  du  pacte 
fédéral.  Malheureusement  le  parti  modéré  réformateur  et  gouverne- 
mental ,  qui  avait  pris  en  Suisse  la  direction  du  mouvement  libéral , 
qui  d'abord  avait  fait  preuve  d'impartialité  et  de  vigueur  en  em- 
ployant tour  à  tour  les  troupes  de  la  confédération  à  rétablir  la  paix 
compromise  à  Bâle  par  les  radicaux ,  dans  le  canton  de  Schwitz  par 
les  partisans  de  la  ligue  de  Samen,  n'eut  pas  partout  la  force  ou  la  vo- 
lonté de  résister  énergiquement  à  l'envahissement  des  démagogues. 
Dans  quelques  cantons,  les  représentans  les  plus  éminens  des  opinions 
modérées,  abandonnés  par  le  plus  grand  nombre,  furent  obligés  de 
quitter  la  direction  des  affaires.  Dans  d'autres,  ils  transigèrent,  rete- 
nant encore  l'apparence  du  pouvoir,  mais  à  la  condition  de  l'exercer 
au  profit  de  ceux  qui  consentaient  à  le  laisser  pour  quelque  temps 
entre  leurs  mains.  Ailleurs  enfin ,  les  autorités  locales  se  flattèrent 
qu'elles  pourraient  éviter  toute  réforme  dans  leurs  constitutions  can- 
tonales et  demeurer  impunément  chez  elles  conservatrices  et  presque 
oligarchiques,  si  elles  se  montraient  ultra-libérales  dans  les  affaires 
de  la  diète,  et  si  elles  faisaient  chorus  avec  les  radicaux  les  plus  exal- 
tés dans  tout  ce  qui  regardait  les  affaires  extérieures  de  la  Suisse.  On 

Politique  extérieure  du  gouvernement  de  1830,  no  I,  dans  la  Revv^  du  le'  octobre  1848; 
—  2e  partie,  Rapports  de  la  France  avec  la  Prusse,  l'Autriche,  la  Russie  et  l'Angleten^e, 
nodu  lei-  novembre  1848;  — 3»  partie,  Rupture  de  l'alliance  anglo-française  en  1840,  — 
Rentrée  de  la  France  dans  le  concert  européen,  no  du  15  décembre  1848;  —  4e  partie. 
Affaires  d'Italie  jusqu'en  février  1848,  n»  du  1"  mai  1849.  Aujourd'hui  nous  terminons 
cette  série  par  les  Affaires  de  Suisse,  qui  ne  sont  pas  le  chapitre  le  moins  curieux  de  cette 
histoire  contemporaine,  et  qui  lèvent  un  nouveau  voile  de  la  diplomatie  de  lord  Pal- 
merston;  mais  l'auteur  n'a  pas  cru  son  œuvre  achevée,  et  il  a  voulu  encore  la  retoucher 
-et  la  compléter  par  de  nouveaux  documens  diplomatiques  et  diverses  négociations  qu'il 
n'avait  pu  .iborder  ici.  De  toutes  ces  recherches  il  est  résulté  un  remarquable  ouvrage 
qui  paraîtra  prochainement  chez  le  libraire  Lçvy  sous  ce  titre  :  Histoire  de  la  politique 
extérieure  du  gouvernement  français  de  1830  à  1848.  Nous  appelons  sur  ce  livre  l'at- 
tention de  tous  les  adversaires  français  et  étrangers  du  gouvernement  de  18.30,  et,  après 
l'avoir  lu,  peut-être  seront-ils  réduits,  comme  certain  ministre  des  affaires  étrangères 
■de  la  république,  à  louer  ce  qu'ils  ont  tant  attaqué.  (iV.  du  D.) 


i62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'imagine  aisément  quelles  conséquences  un  pareil  état  des  choses  de- 
vait avoir  sur  les  rapports  de  la  Suisse  avec  les  étais  qui  l'environ- 
nent. 

Il  est  toujours  difficile  au  gouvernement  d'une  grande  nation  d'avoir 
avec  un  voisin  notamment  plus  faible  un  différend  qui  ne  dégénère 
bientôt  en  une  violente  querelle.  C'est  une  expérience  que  les  cabinets 
qui  se  sont  succédé  chez  nous  depuis  1830  ont  pu  faire  les  uns  après 
les  autres.  A  combien  d'épreuves  successives  leur  patience  et  leur  di- 
gnité n'ont-elles  pas  été  mises  par  les  susceptibilités  de  ces  petites  dé- 
mocraties helvétiques,  qui ,  lorsqu'elles  traitent  avec  des  monarchies 
puissantes,  prennent  si  facilement  le  ton  d'une  morgue  hautaine  pour 
celui  d'une  noble  indépendance! 

Il  n'est  point  nécessaire  d'entrer  dans  le  détail  de  tous  les  justes  su- 
jets de  plainte  que  la  Suisse  a  donnés  à  ses  voisins  par  l'hospitalité 
imprudente  qu'elle  n'a  cessé  d'accorder  jusqu'en  ces  derniers  temps 
aux  réfugiés  de  tous  les  pays.  Nous  ne  croyons  pas  utile  de  rappeler 
ni  l'expédition  de  Ramorino  publiquement  préparée  dans  les  murs  de 
€k3nève  contre  le  roi  de  Sardaigne,  ni  l'affaire  Conseil  en  1836,  ni  celle 
du  prince  Louis  Napoléon  en  1838.  Ce  n'est  pas  que  ces  conflits  aient 
été  sans  gravité;  c'est  qu'aujourd'hui  nous  tenons  pour  superflu  d'in- 
sister auprès  de  qui  que  ce  soit  sur  le  droit  qu'avait  le  cabinet  du 
22  février  de  menacer  la  Suisse  d'un  blocus  hermétique,  et  le  cabinet 
du  15  avril  de  lui  faire  entrevoir  la  possibilité  de  représailles  plus  si- 
gnificatives encore.  Personne,  nous  le  croyons,  ne  songe  plus  à  repro- 
cher à  ces  cabinets  les  mesures  qu'ils  ont  dû  prendre  envers  un  état 
qui  montrait  si  peu  de  bonne  volonté  ou  tant  d'impuissance  à  répri- 
mer sur  son  territoire  les  tentatives  les  plus  compromettantes  pour  la 
tranquillité  des  états  limitrophes.  Une  seule  chose  nous  paraît  digne 
de  remarque  au  milieu  des  événemens  qui  ont  précédé  ceux  de  1847  : 
c'est  la  facilité  avec  laquelle  ce  pays,  jadis  si  calme,  si  exclusivement 
renfermé  dans  le  soin  de  ses  propres  affaires,  permettait  dès-lors  à  des 
étrangers  débarqués  chez  lui  de  la  veille  de  l'entraîner,  pour  leur^pro- 
pre  compte  et  dans  leurs  seuls  intérêts,  dans  les  plus  périlleuses|aven- 
tures.  Parmi  les  vrais  habitans  de  la  vraie  Suisse,  combien  se| sou- 
ciaient en  4834  de  révoltitioiaiaei*  les  états  du  roi  de  Sardaigne?  combien 
rêvaient  en  1836  le  renversenient  du  IJFoae  impérial  en  Autriche,  cm 
le  remplacement  en  France  du  roi  Louis-Philippe  par  le  prince  Napo- 
léon? C'est  pourtant  afin  de  seconder  des  desseins  aussi  indifférons  ou 
plutôt  opposés  à  ses  intérêts  que  kdiète  helvétique  s'est  brouillée  tour 
à  tour  avec  la  Sardaigne,  avec  l'Autriche  et  avec  la  France.  On  eût  dit 
qu'aux  yeux  de  ses  propres  enfans  la  Suisse  avait  perdu  le  drGit|d 'oc- 
cuper la  première  place  dans  leurs  affections,  et  qu'eux-mêmes^se  ju- 
geaient incapables  de  gouverner  leur  patrie.  Des  journalistes  français, 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.   463 

des  professeurs  allemands  étaient  conviés  par  les  cantons  les  plus  éclai- 
rés de  la  Suisse  à  venir  exercer  chez  eux  une  suprématie  qui  n'était 
le  plus  souvent  légitimée  par  aucun  talent  supérieur.  Les  fils  de  ceux 
qui  avaient  vaillamment  combattu  à  Morat  contre  la  domination  étran- 
gère acceptaient  docilement  le  joug  des  doctrines  qui  leur  étaient  ex- 
pédiées toutes  faites  du  dehors.  Genève,  l'ancienne  ville  de  Calvin, 
se  donnait  à  régenter  à  un  rédacteur  inconnu  du  National  de  Paris; 
Zurich  invitait  le  docteur  Strauss  à  venir  attaquer  les  dogmes  chré- 
tiens au  sein  même  de  la  cité  qui  avait  la  première  reçu  avec  enthou- 
siasme et  défendu  sur  les  champs  de  bataille  les  doctrines  de  Zw^ingle; 
Berne  s'inspirait  des  déclamations  furibondes  des  proscrits  allemands. 
A  vrai  dire,  la  Suisse  semblait  ne  plus  s'appartenir  à  elle-même.  Elle 
s'était  livrée  en  pâture  à  des  révolutionnaires  cosmopolites,  prêts  à 
expérimenter  sur  elle,  et  à  ses  dépens,  les  théories  subversives  qu'ils 
n'avaient  pu  faire  triompher  dans  leur  contrée  natale. 

Peut-être  nous  faudrait-il  encore  aujourd'hui  renoncer  à  ftiire  com- 
prendre comment,  en  1847,  le  parti  radical,  si  peu  nombreux  et  si 
feible  par  lui-même,  est  cependant  parvenu  à  imposer  peu  à  peu  aux 
états  souverains  composant  la  confédération  suisse  des  institutions  in- 
térieures et  une  politique  extérieure  antipathiques  à  l'immense  ma- 
jorité de  la  nation,  si  les  événemens  de  Tannée  1848  n'avaient  révélé  au 
public  européen  ce  que  peuvent  des  minorités  entreprenantes  dans  les 
heures  fatales  oii  Dieu  permet  qu'elles  exploitent  à  leur  profit  les  défail- 
lances du  pouvoir,  l'insouciance  et  les  dissentimens  des  honnêtes  gens. 

En  Suisse,  les  hommes  modérés  étaient  divisés  de  canton  à  canton, 
de  race  à  race,  de  religion  à  religion.  Quant  au  pouvoir,  il  était  si  fai- 
ble, qu'à  peine,  s'il  l'eût  voulu,  eût-il  pu  se  défendre.  S'agissait-il  de 
renverser  le  gouvernement  de  quelque  canton  conservateur,  dfe  lui 
enlever  l'exercice  de  l'autorité,  ou  seulement  de  l'obliger  à  s'en  servir 
au  profit  exclusif  des  opinions  exaltées,  les  procédés  employés  étaient 
aussi  simples  qu'efficaces.  Les  agitateurs  de  toute  la  Suisse  se  portaient, 
à  un  moment  donné,  sur  le  canton  qu'ils  se  proposaient  de  révolu- 
tionner. Ils  y  établissaient  des  sociétés  secrètes,  y  fondaient  des  jour- 
naux démagogiques,  exploitant  sans  choix  toutes  les  questions  qui 
pouvaient  exciter  les  passions  de  la  localité ,  s'alliant  tantôt  avec  les 
catholiques  contre  les  protestans,  tantôt  avec  l«s  protestans  contre  les 
catholiques,  ailleurs  avec  les  indilTérens  pour  opprimer  à  la  fois  ca- 
thoHques  et  protestans  un  peu  zélés,  semant  partout  la  haine  de  classe 
à  classe,  ameutant  les  populations  de  la  campagne  contre  les  habitans 
des  villes,  traînant  toujours  après  eux  la  discorde,  les  rixes,  et  trop 
souvent  la  guerre  civile.  S'agissait-il  d'arracher  à  la  diète  elle-même 
quelques  mesures  qui  pouvaient  la  compromettre  vis-à-vis  des  cours 
étrangères,  après  avoir  provoqué  dans  chaque  localité  des  mouvemens 


•464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'opinion  factices,  propres  à  faire  donner  à  chaque  envoyé  près  l'as- 
semblée fédérale  des  instructions  conformes  aux  vues  du  parti ,  ils  ne 
manquaient  point  d'organiser,  dans  la  ville  où  siégeait  la  diète,  quel- 
ques réunions  politiques  reliées  par  des  communications  régulières 
avec  toutes  les  affiliations  démagogiques  qui  couvraient  le  reste  du 
territoire;  ils  avaient  soin  de  réchauffer  la  polémique  des  organes  or- 
dinaires de  leurs  opinions,  et,  par  cette  double  pression  de  leurs  clubs 
et  de  leurs  journaux ,  ils  réussissaient  le  plus  souvent  à  donner  aux 
communications  du  pouvoir  fédéral  avec  les  grandes  puissances  du 
continent  un  ton  d'insulte  et  de  défi  propre  à  jeter  la  Suisse  dans  les 
plus  fâcheuses  complications. 

Un  tel  système  de  violence  et  d'intimidation  n'avait  déjà  fait  que 
trop  de  ravages  en  Suisse  avant  1847.  Cependant,  là  où  le  succès  lui 
avait  fait  défaut,  la  répulsion  qu'il  avait  inspirée  avait  produit  un  effet 
tout  contraire  et  poussé  les  masses  vers  des  sentimens  entièrement 
opposés.  Le  mouvement  radical,  rationaliste  et  parfois  ouvertement 
irréligieux  avait,  sur  beaucoup  de  points,  réveillé  un  esprit  religieux 
très  ardent.  Dans  les  petits  cantons,  à  Lucerne,  canton  directeur,  à 
Fribourg  et  dans  le  Haut-Valais,  c'étaient  les  populations  entières  qui, 
troublées  dans  leur  ancien  respect  pour  la  foi  de  leurs  pères,  inquié- 
tées pour  leur  antique  indépendance,  rompaient  violemment  avec  les 
doctrines  dominantes,  et  opposaient  aux  passions  révolutionnaires, 
aux  tendances  sceptiques  des  cantons  dont  ils  étaient  entourés,  un 
amour  obstiné  du  passé,  une  foi  plus  ferme  peut-être  et  plus  sincère 
que  tolérante  et  éclairée.  Entre  des  états  liés  entre  eux,  quant  aux 
affaires  générales  de  la  commune  patrie,  par  un  nœud  fédéral  assez 
faible,  parfaitement  indépendans  les  uns  des  autres  en  ce  qui  regarde 
leur  gouvernement  intérieur,  et,  sur  leur  territoire  respectif,  demeu- 
rés souverains  dans  la  pleine  acception  du  mot,  les  sujets  de  collision 
ne  pouvaient  manquer  d'être  graves  et  nombreux. 

En  1841,  une  révolution  radicale  de  la  nature  de  celles  dont  nous 
avons  cherché  à  expliquer  le  vrai  caractère,  les  mobiles  ordinaires  et 
le  but,  appela  au  pouvoir  dans  le  canton  d'Argovie  (canton  mixte  où 
les  deux  religions  catholique  et  protestante  sont  en  présence  et  en  force 
à  peu  près  égale)  les  hommes  du  parti  démagogique.  Us  n'y  furent  pas 
plus  tôt  installés,  qu'accusant  les  moines  des  couvons  d'Argovie  d'a- 
voir excité  des  troubles  dans  le  canton  (accusations  qu'ils  ne  purent 
parvenir  à  prouver  devant  leurs  propres  tribunaux),  ils  prononcèrent, 
par  simple  arrêté  cantonal,  la  suppression  des  établissemens  religieux 
dont  l'existence  avait  été  spécialement  garantie  par  l'article  12  du  pacte 
fédéral  (1).  La  suppression  violente  des  couvens  d'Argovie  et  le  refus 

(1)  Cet  article  est  ainsi  conçu  :  «  L'existence  des  chapitres  et  couvens,  la  conservation 


DE  LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE   DEPUIS   4830.        465 

(le  la  dicte  de  faire  respecter  les  garanties  stipulées  amenèrent,  de  la 
part  des  cantons  catholiques,  une  énergique  protestation.  Pour  ré- 
pondre à  une  menace  qu'il  considérait  comme  une  déclaration  de 
guerre  jetée  à  la  religion  romaine,  Lucerne  appela  chez  lui  les  jésuites. 
Le  résultat  de  cette  détermination  fut  de  remplacer  la  querelle  des 
couvens  par  la  querelle  des  jésuites.  Si  le  parti  radical  s'était  borné  à 
soutenir  que  Lucerne,  canton  directeur,  c'est-à-dire  dont  le  gouverne- 
ment particulier  devenait,  à  des  époques  déterminées  par  la  constitu- 
tion, le  gouvernement  central  de  la  Suisse  entière,  devait  s'abstenir, 
en  sa  qualité  de  représentant  d'une  fédération  d'états  dont  un  grand 
nombre  était  protestant,  de  recevoir  chez  lui  et  de  reconnaître  offi- 
ciellement un  ordre  religieux  institué  surtout  pour  combattre  les  doc- 
trines de  la  religion  réformée,  cette  question  eût  pu  diviser  en  Suisse 
comme  ailleurs  les  meilleurs  esprits;  mais  les  exaltés  du  parti  déma- 
gogique procédèrent  tout  autrement.  Sans  se  soucier  d'attendre  les 
décisions  de  la  diète,  ou  plutôt  assurés  de  ne  pouvoir  tout  d'abord 
compter  sur  une  majorité  favorable  à  leurs  desseins,  fidèles  à  leurs 
habitudes  querelleuses  et  tyranniques,  ils  résolurent  non  pas  d'agir 
par  des  voies  souterraines,  comme  ils  l'avaient  fait  dans  des  cantons 
mieux  préparés  à  accepter  leurs  doctrines,  mais  de  procéder  à  force 
ouverte  et  les  armes  à  la  main  contre  Lucerne.  Alors  se  présenta  le 
plus  désolant  spectacle.  A  la  stupéfaction  et  à  la  honte  de  la  civilisa- 
tion européenne,  on  vit  en  Suisse,  au  milieu  de  la  paix  la  plus  pro- 
fonde, non  pas  seulement  la  guerre  civile  éclater  entre  des  états  con- 
fédérés, mais  une  expédition  de  huit  mille  condottieri  se  former  dans 
quelques  cantons,  sous  les  yeux  même  des  autorités  locales,  préparer 
librement  tous  leurs  moyens  d'attaque,  et  se  jeter  enfin,  avec  douze 
pièces  de  canon,  sur  un  canton  qui  vivait  officiellement  en  bonne  in- 
telligence avec  le  reste  du  pays.  Dieu  nous  garde,  en  déplorant  le  fatal 
aveuglement  des  partis  qui  déchiraient  alors  la  Suisse,  de  paraître, 
même  un  instant,  viser  à  cette  fausse  et  lâche  impartialité  trop  com- 
mune de  nos  jours,  et  qui  consiste  à  ne  point  tenir  compte  du  droit,  à 
se  soucier  très  peu  de  la  justice,  à  faire  la  part  égale  entre  des  torts 
très  inégaux!  Hâtons-nous  donc  de  le  dire,  si  l'appel  des  jésuites  à  Lu- 
cerne fut  un  acte  imprudent  et  impolitique,  l'expédition  des  corps 
francs  contre  Lucerne  fut,  à  coup  sûr,  un  acte  inique.  M.  Ochsenbein 
et  les  démagogues  de  bonne  volonté  qu'il  avait  recrutés  au  sein  des 
clubs  violaient  toutes  les  lois  quand  ils  envahissaient  à  main  armée 
les  petits  cantons.  Les  petits  cantons  étaient  mille  fois  dans  leurs  droiJts 
quand  ils  chassèrent  à  coups  de  fusil  M.  Ochsenbein  et  les  gens  de  sa 

de  leurs  propriétés,  en  tant  que  cela  dépend  du  gouvernement  du  canton,  sont  garanties. 
Ces  biens  sont  sujets  aux  impôts  et  aux  contributions.  (Art.  12  du  pacte  fédéral.)  » 

TOMK   V.  30 


466  KBYIJE  DES  DEUX  MONDES. 

troupe.  Les  gouvememens  des  cantons  radicaux  manquaient  scanda* 
leusement  aux  plus  sacrés  de  leurs  devoirs,  quand  ils  toléraient,  bien 
plus,  quand  ils  favorisaient  notoirement  chez  eux  ces  agressions  sau- 
vages contre  les  cantons  catholiques.  Les  gouvernemens  des  cantons 
caUioliques,  non-seulement  remplissaient  une  obligation  étroite,  mais 
cédaient  à  la  nécessité,  lorsque,  après  avoir  soutenu  et  repoussé  de  pa- 
reilles attaques,  ils  se  concertaient  entre  eux  afin  de  se  prêter,  à  Toc- 
casion,  les  uns  aux  autres,  une  protection  que  l'autorité  fédérale  n'a- 
vait point  pu  ou  n'avait  point  voulu  leur  accorder.  De  même  que 
l'appel  des  jésuites  avait  amené  l'expédition  des  corps  francs,  l'expé- 
dition des  corps  francs  amena  la  formation  de  l'alliance  défensive  entre 
les  cantons  de  Lucerne,  d'Uri,  de  Schwitz,  d'Unterwalden,  haut  et  bas, 
de  Zug,  de  Fribourg  et  du  Valais. 

Cette  alliance  de  sept  cantons,  dont  la  plupart  se  joignaient  par  leur 
territoire,  et  dont  quelques-uns  occupaient  au  centre  de  la  Suisse  des 
positions  à  peu  près  inexpugnables,  était  de  nature  à  opposer  une  assez 
forte  résistance  aux  projets  des  radicaux.  Cette  fédération  particulière 
au  sein  de  la  fédération  générale,  qui  avait  reçu  le  nom  de  ligue  du 
Sunderbund,  mais  qui  n'avait  d'ailleurs  donné  lieu  à  aucun  traité  ou 
stipulation  quelconque  entre  les  cantons  alliés,  qui  avait  été  instinc- 
tivement convenue  sous  la  pression  des  événemens,  pour  le  besoin  de 
la  commune  défense,  et  sans  qu'aucun  mot  d'écrit  en  eût  seulement 
constaté  l'existence,  devait-elle  être  considérée  comme  contraire  à  l'es^ 
prit  et  à  la  lettre  du  pacte  fédéral,  et  se  trouverait-il  en  diète  une  ma*- 
jorité  pour  en  prononcer  la  dissolution?  Telles  étaient  les  questions  à» 
l'ordre  du  jour  au  printemps  de  l'année  1847.  De  leur  solution  dépen* 
éait,  on  le  comprend,  l'avenir  même  de  la  Suisse. 

Avant  d'expliquer  avec  quelques  détails  quelle  fut  l'attitude  diverse 
prise  à  cette  époque  vis-à-vis  de  la  Suisse  par  chacun  des  principauît, 
cabinets  de  l'Europe,  il  est  peut-être  utile  de  démontrer  brièvement 
pourquoi  ces  questions,  en  apparence  toutes  particulières  à  la  diète 
hc4vétique,  affectaient  cependant  les  intérêts  les  plus  essentiels  des 
grandes  puissances,  et  comment  elles  avaient  le  droit  d'y  regarder  dfe- 
fort  près.  ^ 

La  Suisse  occupe  sur  le  continent  une  position  exceptionnelle  :  placée 
entre  la  France  et  l'Autriche,  elle  sépare  ces  deux  états  militaires,  qui' 
auraient  probablement  grand'peine  à  vivre  jamais  en  paix,  si  lieurs- 
frontières  étaient  plus  rapprochées,  et  sert  entre  eux  de  barrière  in- 
franchissable. Son  sol,  coupé  de  lacs  et  de  montagnes,  est  admirable- 
ment disposé  pour  protéger,  d'une  part,  les  provinces  lombardes  contre 
tme  invasion  française,  de  l'autre,  nos  départemens  du  sud-est  contre 
une  attaque  de  l'Autriche;  mais,  on  le  comprend  aisément,  la  sitifâ^ 
tien  géographique  de  la  Suisse  et  l'heureuse  configuration  de  son  s(* 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE  DEPUIS   1830.        i67 

seraient  de  bien  peu  d'efficacité,  si  sa  constitution  politique  n'était  sa- 
iiement  appropriée  au  rôle  que  la  nature  même  des  choses  semble  lui 
avoir  destiné.  Pour  maintenir  en  tout  temps  entre  ses  redoutables  voi- 
sins une  complète  impartialité,  pour  n'être  pas  malgré  elle  entraînée 
dans  leur  sphère  d'action ,  il  est  essentiel  que  la  Suisse  demeure  ce 
qu'elle  a  toujours  été,  c'est-à-dire  une  confédération  d'états  souve- 
rains, indépendans,  ou  du  moins  presque  indépendans  les  uns  des 
autres,  et  qu'elle  ne  devienne  pas,  je  ne  dirai  pas  une  république  une, 
indivisible,  comme  la  république  française,  mais  seulement  une  répu- 
blique fédérative  organisée  à  la  façon  des  États-Unis  d'Amérique.  Des 
considérations  aussi  simples  ne  pouvaient  échapper,  en  1815,  ni  aux 
ministres  plénipotentiaires  des  cabinets  réunis  au  congrès  à  Vienne, 
ni  aux  Suisses  eux-mêmes.  Ce  fut  avec  vingt-deux  cantons  souverains 
placés  vis-à-vis  les  uns  des  autres  sur  le  pied  d'états  associés,  jouissant 
les  uns  envers  les  autres  de  la  plus  complète  indépendance,  que  trai- 
tèrent les  puissances,  et  non  pas  avec  les  représentans  d'un  pouvoir 
unique  et  central  gouvernant  vingt-deux  parties  dépendantes  et  sub- 
ordonnées d'un  même  état.  La  Suisse,  ainsi  fractionnée  en  vingt-deux 
états  isolés  les  uns  des  autres,  trop  différens  d'origine,  de  religion, 
(le  langage  et  de  mœurs  pour  s'abandonner  à  de  communs  entraîne- 
inens,  séparément  trop  faibles  pour  concevoir  des  vues  ambitieuses  et 
des  projets  d'agrandissement,  avait  reçu  des  représentans  des  grandes 
puissances  de  l'Europe  au  congrès  de  Vienne  des  avantages  qu'à  coup 
sûr  ils  n'auraient  jamais  songé  à  conférer  à  un  pays  autrement  con- 
stitué. Ces  avantages  ne  furent  pas  de  peu  d'importance;  ils  consistè- 
rent dans  la  restitution  de  plusieurs  territoires,  autrefois  enlevés  à  la 
confédération  helvétique,  dans  la  cession  de  certaines  enclaves  qui 
reliaient  plus  commodément  entre  eux  les  cantons  confédérés ,  enfin 
dans  la  garantie  d'une  neutralité  perpétuelle  et  d'une  absolue  invio- 
labilité de  territoire.  Que  ces  avantages  aient  été  expressément  con- 
cédés, non  pas  gratuitement,  mais  aux  conditions  que  nous  venons 
d'indiquer,  ce  n'est  pas  le  bon  sens  seulement  qui  le  dit ,  ce  sont  les 
termes  mêmes  des  actes  du  congrès  de  Vienne  qui  l'énoncent  claire- 
•lent.  Voici  les  expressions  employées  par  le  comité  qui  statua  à  cette 
époque  sur  les  affaires  de  la  Suisse  : 

«  Les  puissances  alliées  se  sont  engagées  à  reconnaître  et  à  faire  reconnaître, 
à  l'époque  de  la  pacification  générale,  la  neutralité  perpétuelle  du  corps  helvé- 
tique, à  lui  restituer  les  pays  qui  lui  furent  enlevés,  à  renforcer  même,  par  des 
aiTondissemens  territoriaux,  la  ligne  de  défense  militaire  de  cet  état;  mais  elles 
ne  considèrent  ces  engagemens  comme  obligatoires  qu'autant  que  la  Suisse,  en 
compensation  des  avantages  qui  lui  sont  réservés,  offrirait  à  V Europe,  tant  par 
ses  institutions  cantonales  que  par  la  nature  de  son  système  fédératif,  une  ga- 
rantie suffisante  de  l'aptitude  de  la  nouvelle  confédération  à  maintenir  la  tran- 


468  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quillité  intérieure,  et  par  cela  même  à  faire  respecter  la  neutralité  de  son  tw-Bif 

ritoire  (1).  »  *  mi^'-. 


Jamais,  jusqu'en  ces  derniers  temps,  la  confédération  helvétique 
n'avait  songé  à  réclamer  contre  les  traités  de  1815.  En  effet,  ces  traités 
avaient  été  aussi  profitables  pour  elle  qu'ils  ont  été  fâcheux  pour  nous. 
Jamais  non  plus  les  puissances  étrangères,  nous  ne  disons  pas  seule 
ment  la  France  et  l'Autriche,  plus  directement  intéressées,  comme' 
états  voisins ,  au  maintien  de  la  constitution  fédérative  du  corps  hel- 
vétique, mais  les  cours  plus  éloignées,  l'Angleterre  en  particulier, 
n'avaient  varié  sur  l'interprétation  à  donner  aux  stipulations  du  con 
grès  de  Vienne.  Dans  aucun  document  diplomatique ,  la  doctrine  del 
la  souveraineté  individuelle  des  cantons  et  le  droit  des  puissances  à 
veiller  au  maintien  de  cette  indépendance  ne  sont  peut-être  plus  for 
tement  établis  et  revendiqués  que  dans  une  communication  adressée, 
en  1832,  par  lord  Palmerston  au  ministre  d'Angleterre  en  Suisse.  Le 
secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique  s'en  exprimait  en  ces  termes  : 

«  La  neutralité  de  la  Suisse  est  essentiellement  liée  au  système  fédéral  ac- 
tuellement établi  dans  ce  pays,  et  en  conséquence,  lorsqu'en  1815  les  grandes 
puissances  de  l'Europe  ont  proposé,  dans  l'intérêt  général  de  tous  non  moins! 
que  pour  le  bien  particulier  de  la  Suisse,  d'investir  son  territoire  du  caractère I 
d'inviolabilité  et  de  neutralité  perpétuelle,  les  puissances  contractantes  ont] 
exigé,  comme  préliminaire  indispensable  d'une  pareille  garantie  de  leur  part,  quel 
tous  les  cantons,  sans  exception,  souscrivissent  au  pacte  fédéral. 

«  Vous  ne  devrez  pas  perdre  de  temps  pour  faire  les  démarches  nécessaires,  1 
afin  de  faire  connaître  à  qui  de  droit  les  sentimens  du  gouvernement  anglais  à 
ce  sujet;  vous  direz  qu'il  est  bien  loin  des  intentions  du  gouvernement  de  sa 
majesté  d'intei'venir  dans  les  affaires  purement  intérieures  du  gouvernement  j 
suisse,  mais  que,  dans  une  matière  qui  a  un  rapport  si  direct  avec  les  stipula- 
tions des  ti-aités  dans  lesquels  la  Grande-Bretagne  est  partie,  le  gouvernement  1 
de  sa  majesté  se  persuade  qu'une  expression  franche  et  sans  réserve  de  ses  [ 
opinions  sera  reçue  comme  une  preuve  d'intérêt  et  d'amitié. 

«  Vous  direz  que,  si  les  changemens  que  l'on  a  l'intention  de  proposer  dans  i 
le  pacte  fédéral  portent  seulement  sur  des  dispositions  réglementaires,  il  pour-| 
rait  être  plus  prudent  de  les  remettre  à  une  époque  future,  lorsque  resiq'it| 
public  sera  devenu  moins  agité  qu'il  ne  l'est  maintenant,  de  peur  qu'en  soule- 
vant ces  questions,  cela  ne  mène  à  d'autres  discussions  plus  embarrassantes; 
mais,  si  l'on  a  la  pensée  de  faire  des  changemens  tels  qu'ils  empiéteraient  surj 
la  souveraineté  indépendante  et  l'existence  politique  et  séparée  des  cantons,  ; 
vous  représenterez  fortement  toutes  les  difficultés  et  les  dangers  que  l'exécuUoa^ 
d'un  pareil  projet  peut  produire,  et  combien  il  parait  incompatible.  Vous  ferez  ' 
observer  qu'il  est  tout-à-fait  improbable  que  tous  les  cantons  s'accordent  sur 
un  plan  qui  ferait  un  tort  manifeste  à  beaucoup  d'entre  eux,  et  que  par  con- 


(1)  Rapport  du  comité  institué  pour  les  affaires  de  la  Suisse,  16  janvier  1815. 


DE   LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE    DE    LA    FRANCE   DEPUIS    1830.        469 

séquent  toute  tentative  de  mettre  à  exéculioa  une  telle  réforme  conduirait  à 
une  guerre  civile  (1).  » 

Peu  de  personnes,  après  avoir  pris  connaissance  des  faits  que  nous 
venons  de  rappeler  et  des  pièces  que  nous  avons  citées,  seront  sans 
doute  tentées  de  contester  le  droit  qu'avaient  les  puissances  signa- 
taires des  traités  de  1815  de  prendre  en  très  sérieuse  considération 
l'état  des  choses  tel  qu'il  se  présentait  en  Suisse  au  commencement 
du  printemps  de  1847.  Jamais  évidemment  le  pacte  fédéral  n'avait 
été  sous  le  coup  d'une  attaque  plus  directe,  jamais  le  parti  exalté  n'a- 
vait laissé  apercevoir  plus  à  découvert  son  dessein  favori,  rarement 
avoué,  toujours  obstinément  poursuivi,  d'arriver  au  système  unitaire 
d'une  façon  subreptice  pfar  la  formation  en  diète  d'une  majorité  radi- 
cale (jui  imposerait  ses  décisions  absolues  aux  cantons  réduits  vis-à-vis 
d'elle  à  un  rôle  tout-à-fait  inférieur  et  subordonné.  Jamais  les  grandes 
puissances  européennes  n'avaient  eu  plus  d'intérêt  à  chercher  en 
commun  les  moyens  de  parer  aux  éventualités  qui  menaçaient  l'avenir 
de  la  Suisse.  Cependant  elles  ne  réussirent  pas  de  si  tôt  à  se  mettre 
d'accord. 

Préciser  exactement  les  lignes  de  conduite  diverses  suivies  en  cette 
occasion  par  les  cabinets  de  France,  d'Autriche  et  d'Angleterre,  mettre 
au-dessus  de  toute  contestation  la  part  de  responsabilité  individuelle 
qui  revient  à  chacun  d'eux ,  montrer  pourquoi  a  été  si  long-temps 
différée,  et  parla  faute  de  qui  a  définitivement  échoué  une  médiation 
qui  pouvait  seule  épargner  à  la  Suisse  les  horreurs  de  la  guerre  civile, 
et  au  monde  entier  ce  premier  et  si  contagieux  exemple  de  la  victoire 
brutale  des  masses  contre  le  petit  nombre,  du  triomphe  inique  de  la 
force  sur  le  droit,  telle  est  la  tâche  qui  nous  reste  à  remplir.  Nous 
procéderons  d'ailleurs  comme  nous  avons  fait  jusqu'à  présent,  en  pre- 
nant soin  d'appuyer  notre  récit  sur  des  documens  nouveaux  pour  la 
plupart,  dont  le  nombre  et  l'authenticité  suffiront,  nous  l'espérons,  à 
établir  llexactitude  de  nos  assertions. 

La  politique  de  la  France  en  Suisse  a  été  avant  tout  une  politique  de 
sagesse  et  de  désintéressement.  Dans  ses  rapports  avec  le  corps  helvé- 
tique, le  gouvernement  de  1830  ne  s'est  point  attaché  à  la  poursuite 
de  ses  intérêts  particuliers.  La  cause  qu'il  a  dès  l'origine  adoptée, 
celle  que  le  ministère  du  29  octobre  a  jusqu'au  dernier  moment  sou- 
tenue de  tous  ses  efforts,  c'est  la  même  cause  que  la  diplomatie  fran- 
çaise a  eu  mission  de  patroner  dans  tous  les  états  secondaires,  la  cause 
de  la  liberté  paisible  et  régulière,  d'une  liberté  décidée  à  résister  éga- 
lement aux  fantaisies  d'un  pouvoir  capricieux  et  aux  entraînemens 
d'une  brutale  anarchie.  Les  ressorts  employés  ont  varié  avec  les  temps; 

(1)  Lord  Palmerston  à  M.  Percy,  Foreign-Office,  9  Juin  1832j 


i70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  fond,  les  tendances  ont  toujours  été  les  mêmes;  des  esprits  pi'é\  GHns 
ont  pu  seuls  reprochera  notre  politique  un  changement  d'attitude.  La 
contradiction  n'a  jamais  été  qu'apparente.  11  est  vrai,  nous  avons  com- 
mencé par  combattre  en  Suisse  l'influence  de  l'Autriche,  puis  nous 
avons  fini  par  y  joindre  la  nôtre;  mais  en  1830  et  1831  qui  proté- 
g-ions-nous  contre  l'action  compressive  du  dehors,  sinon  les  opinions 
modérées  accomplissant  alors  judicieusement,  selon  le  droit  et  selon 
l'équité,  les  réformes  que  réclamaient  les  institutions  intérieures  de 
plusieurs  cantons  helvétiques?  Et  en  1846  et  1847  qui  défendions- 
nous,  sinon  encore  ces  mêmes  opinions  conservatrices,  résistant, 
selon  le  droit  et  l'équité,  aux  prétentions  oppressives  du  parti  radical? 
Si  donc  nous  avons  agi  d'abord  en  opposition  avec  l'Autriche,  nous 
avons  cependant,  à  ces  deux  époques,  soutenu  identiquement  les 
mêmes  principes,  les  seuls  qui  pussent  assurer  d'une  façon  stable  le 
repos  intérieur  et  l'indépendance  véritable  de  la  Suisse. 

En  1847,  le  gouvernement  français  en  était  arrivé,  après  mûres  dé- 
libérations, à  se  convaincre  que  le  sort  du  parti  conservateur,  le  seul 
dont  la  Suisse  peut  attendre  son  salut,  était  à  tout  jamais  compromis, 
si  la  France  et  l'Autriche  continuaient  à  faire  de  ce  malheureux  pays 
le  théâtre  d'un  perpétuel  antagonisme.  Avec  la  même  indépendance 
de  jugement  qui  lui  avait  fait  tenter  des  efforts  inutiles,  il  est  vrai, 
mais  sincères  et  répétés,  pour  s'entendre  avec  l'Angleterre  au  sujet 
des  affaires  de  la  Grèce,  par  les  mêmes  mobiles  désintéressés  qui  l'a- 
vaient plus  récemment  décidé  à  agir  à  Lisbonne  de  concert  avec  cette 
puissance,  le  ministère  du  29  octo])re  résolut  de  traiter  désormais  avec 
l'Autriche  des  affaires  de  la  Suisse  avec  plus  d'ouverture  qu'il  n'avait 
fait  jusqu'alors. 

Les  instructions  remises  à  M.  de  Bois-le-Comte,  nommé  à  Berne  vers 
la  fin  de  décembre  1846  pour  y  remplir  le  poste  d'ambassadeur  de 
France,  lui  signalaient,  dans  la  rivalité  qui  avait  régné  habituellement 
entre  les  agens  français  et  autrichiens,  ime  des  causes  les  plus  évidentes 
du  succès  des  radicaux  suisses.  «  La  position  respective  des  deux  grandes 
puissances  limitroph(!S  de  la  Suisse  a  subi  les  effets  des  changemens 
qu'éprouvait  la  situation  intérieure  de  ce  pays.  Sous  la  restauration , 
la  France  et  l'Autriche,  ne  voyant  dans  la  Suisse  qu'une  position  mih- 
taire  à  s'assurer  le  mieux  possible  l'une  contre  l'autre,  s'y  trouvaient 
en  rivalité.  Les  événemens  de  1830  avaient  rendu  plus  vive  cette  riva- 
lité, par  la  crainte  imminente  de  la  guerre,  et  y  avaient  ajouté  la  riva- 
lité des  opinions.  La  France  avait  pris  sous  sa  protection  les  nouvelles 
révolutions  renfermées  d'abord  dans  des  conditions  libérales  qui  ré- 
pondaient aux  nôtres.  L'Autriche  s'était  alliée  à  l'ancienne  aristocratie, 
qui  se  considérait  elle-même  comme  solidaire  du  régime  détruit  chez 
nous.  Cette  position  s'est  changé-e  par  degrés^  D'une  part,  les  révolu- 


DE   LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE  LA   FBASCE   DEPUIS   1830.       474 

tions  nouvelles,  en  se  laissant  envahir  par  le  radicalisme,  sont  sorties 
de  notre  alliance;  de  l'autre,  les  anciennes  aristocraties  suisses  ont  été 
si  complètement  abattues  et  dissoutes,  que  leur  reconstruction  a  cessé 
de  devenir  possible.  Chacune  des  deux  puissances  a  vu  ainsi  se  dis- 
soudre entre  ses  mains  l'élément  auquel  elle  avait  associé  son  action  : 
la  France,  l'élément  libéral  modéré;  l'Autriche,  l'élément  aristocrati- 
que. Et  sur  les  débris  communs  du  libéralisme  modéré  et  de  l'aristo- 
cratie, elles  ont  vu  s'établir  un  radicalisme  provocateur  et  propagan- 
diste au  dehors,  destructeur  au  dedans,  dont  la  contagion  atteint  à  la 
fois  leurs  frontières,  et  dont  le  but  avoué  tend  à  une  centralisation  in- 
compatible avec  la  conservation  de  la  neutralité  suisse.  Or,  dans  le 
système  de  paix  qui  prévaut  aujourd'hui  dans  les  cours  de  Paris  et  de 
Vienne,  le  maintien  de  cette  neutraUté  est  devenu  en  Suisse  l'intérêt 
dominant  pour  l'une  comme  pour  l'autre  de  ces  puissances.  La  France 
et  l'Autriche  se  sentent  de  la  sorte  reportées  l'une  vers  l'autre  en  Suisse 
plus  par  les  changemens  qui  s'y  sont  opérés  que  par  leur  volonté  pro- 
pre. Si,  malgré  toute  leur  puissance,  elles  n'ont  pu  empêcher  un  prin- 
cipe ennemi  d'y  détruire  l'élément  que  chacune  d'elles  avait  pris  sous 
sa  protection,  c'est  qu'elles  s'annulaient  réciproquement  (4).  » 

Pour  que  le  rapprochement  indiqué  dans  le  document  qu'on  vient 
de  lire  pût  obtenir  le  résultat  désiré,  il  fallait  convaincre  la  Suisse  ra- 
dicale de  la  réalité  de  cette  entente  entre  la  France  et  l'Autriche.  Non- 
seulement  cette  tâche  était  difficile  à  remplir  à  cause  des  souvenirs 
anciens  et  des  passions  actuelles  d'une  partie  du  peuple  suisse,  mais 
l'événement  récent  de  Cracovie  en  rendait  la  manifestation  assez  déli- 
cate. En  outre,  le  gouvernement  français,  quand  il  s'était  proposé  de 
marcher  aussi  d'accord  que  possible  avec  l'Autriche  dans  les  affaires 
de  Suisse,  était  loin  d'avoir  consenti  à  se  mettre  à  sa  remorque.  Mal- 
heureusement, l'enchaînement  des  circonstances  et  les  c<feséquences 
des  résolutions  antérieurement  prises  ne  laissaient  pas  non  plus  à 
cette  époque  à  l'Autriche  une  entière  liberté  d'action. 

Au  moment  où  le  nouvel  ambassadeur  de  France  arriva  en  Suisse, 
le  parti  radical  était  sur  le  point  de  se  rendre  maître  de  la  confédéra- 
tion par  une  suite  de  révolutions  intérieures  qu'il  avait  successivement 
suscitées  dans  les  cantons.  Cinq  années  lui  avaient  suffi  pour  étendre 
sa  domination  sur  le  Tessin  et  les  Grisons,  sur  Zurich,  Berne,  Vîwid 
et  Genève.  Encouragé  par  ses  rapides  succès  et  le  peu  de  résistance 
que  lui  avait  partout  opposé  le  parti^modéré,  il  réunissait  alors  toutes 
ses  forces  pour  emporter  par  la  contrainte  le  petit  nombre  de  cantons 
qui  avaient  résisté  à  ses  attaques  antérieures.  Après  avoir  échoué  par 
les  expéditions  violentes  des  corps  francs,  il  attendait  que  le  vote  de 

0^  Instructions  remises  à  M.  le  comte  de  Bois-le-Comte,  février  1&47. 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Saint-Gall,  en  lui  procurant  la  majorité  dans  la  diète,  lui  fournît  le 
moyen  de  revêtir  sa  tyrannie  de  la  forme  spécieuse  d'une  autorité  ré- 
gulière et  légale.  Les  élections  qui  devaient  avoir  lieu  à  Saint-Gall  al- 
laient décider  du  sort  de  la  Suisse.  Enfin ,  une  circonstance  qui  n'était 
pas  sans  gravité  par  elle-même  redoublait  encore  la  confiance  des 
hommes  exaltés,  et  devait  causer  un  premier  embarras  au  représen-j 
tant  du  gouvernement  français.  Au  i"  janvier  1847,  Zurich  cessait^ 
d'être  canton  vorort;  Berne  allait  prendre  la  direction  des  affaires  fé- 
dérales. Comme  on  sait,  le  gouvernement  particulier  du  canton  direc- 
teur devient,  pendant  tout  le  temps  qu'il  est  investi  de  cette  qualité, 
le  conseil  exécutif  de  la  Suisse  entière,  et  chargé  en  conséquence  des 
communications  officielles  du  corps  helvétique  avec  les  puissances 
étrangères.  Or,  le  gouvernement  particulier  de  Berne  était  alors  com- 
posé des  personnes  qui  avaient  pris  une  part  directe  et  personnelle  aux 
mouvemens  des  corps  francs;  le  chef  de  cette  expédition,  M.  Ochsen- 
bein,  y  exerçait  une  influence  prépondérante.  M.  de  Bois-le-Comte, 
quand  il  arriva  à  son  poste,  trouva  la  plupart  de  ses  collègues  du  corps 
diplomatique,  c'est-à-dire  les  ministres  de  Russie,  de  Prusse  et  d'Au- 
triche, non-seulement  décidés  à  quitter  pour  ce  motif  leur  résidence 
ordinaire  de  Berne,  mais  ayant  déjà  annoncé  leur  intention  d'une 
façon  qui  les  liait  irrévocablement,  tant  elle  avait  été  formelle  et 
presque  publique.  Déjà  M.  le  baron  de  Krudener,  ministre  de  Russie, 
avait  loué  ostensiblement  une  maison  à  Zurich;  M.  le  baron  de  Kay- 
sersfeld,  ministre  d'Autriche,  y  était  lui-même  installé  depuis  long- 
temps. Dès  la  première  entrevue  que  le  représentant  autrichien  eut 
avec  l'ambassadeur  de  France,  il  lui  exprima  la  confiance  que  l'agent 
de  la  France  ne  voudrait  point  adopter,  dans  une  occasion  si  signifi- 
cative, une  détermination  différente  de  celle  à  laquelle  il  s'était  lui- 
même  définitivement  arrêté.  Rompre  préalablement  avec  le  nouveau 
vorort  sans  avoir  à  articuler  contre  lui  des  griefs  autres  que  ceux  qui 
tenaient  à  la  manière  dont  il  était  composé,  s'ôter  à  l'avance  toute  oc- 
casion de  communiquer  non-seulement  avec  lui ,  mais  avec  tous  les 
envoyés  à  la  diète,  qui  allait  être  prochainement  réunie,  c'est-à-dire 
se  priver  de  gaieté  de  cœur,  par  une  brusque  cessation  des  rapports 
personnels,  des  seuls  moyens  qui  restaient  encore  d'agir  sur  nos  ad- 
versaires comme  sur  nos  amis,  et  sinon  de  faire  ainsi  un  peu  de  bien, 
du  moins  d'empêcher  peut-être  beaucoup  de  mal ,  c'était  une  mesure 
à  laquelle  l'ambassadeur  de  France  pouvait  être  obligé  d'avoir  plus 
tard  recours,  mais  qu'il  ne  lui  convenait  pas  d'adopter  au  début,  et 
uniquement  par  déférence  pour  ses  collègues  d'Autriche  et  de  Russie. 
M.  de  Bois-le-Gomte  se  prononça  très  nettement  à  cet  égard.  Tout  en 
protestant  en  termes  positifs  de  sa  ferme  volonté  de  marcher  habituel- 
lement d'accord  avec  M.  de  Kaysersfeld,  il  lui  fit  amicalement  sentir 


.  DE   LA    POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE   LA    FRANCE    DEPUIS    1830.        473 

([u'il  ne  se  regarderait  jamais  comme  obligé  d'acquiescer  après  coup 
à  des  déterminations  qui  n'auraient  pas  été  antérieurement  discutées 
et  convenues  entre  eux.  Les  premières  paroles  adressées  par  le  ministre 
de  France  au  représentant  d'une  puissance  avec  laquelle  il  était  dis- 
posé à  concerter  ses  démarches  étaient  de  nature  à  assurer  pour  l'a- 
venir cette  parfaite  indépendance  d'action  que  le  cabinet  français  n'a- 
vait jamais  voulu  aliéner. 

«  Je  n'apporte  dans  ce  pays,  dit  M.  de  Bois-le-Comte,  aucune  idée  plus  sin- 
cère, plus  fortement  prononcée  que  le  désir  de  m'enlendre  avec  vous.  Nous 
aurons ,  j'espère ,  de  longs  et  bons  rapports;  mais  je  ne  crois  pas  ces  rapports 
possibles,  si  chacun  ne  s'est  bien  expliqué  sur  le  caractère  qu'il  entend  leur 
donner.  Je  vous  répéterai  pour  cela  ce  que  j'ai  dit  successivement  dans  une 
position  analogue  à  trois  ministres  anglais,  qui  ont  été  mes  collègues.  Tous  les 
trois  ont  essayé  de  faire  avec  moi  ce  que  vous  faites  en  ce  moment,  d'aller  de 
l'avant  et  de  me  dire  ensuite  :  Me  voilà  là;  si  vous  n'y  venez  pas,  vous  rompez 
l'accord.  Je  leur  ai  répondu  à  tous  les  trois  :  «  Je  ne  comprends  l'accord  qu'à 
tt  la  suite  d'un  concert  préalable;  vous  me  trouverez  toujours  prêt  à  accorder 
«  mes  idées  avec  les  vôtres ,  à  les  soumettre  même  aux  vôtres ,  ou  du  moins  à 
«  en  sacrifier  une  grande  partie  pour  obtenir  l'avantage  d'une  marche  com- 
«  mune;  mais  je  ne  viendrai  jamais  me  réunir  à  une  démarche  faite  sans  mon 
«  consentement,  dans  l'idée  qu'en  prenant  les  devans  on  m'entraînerait  à  la 
«  suite.  »  Je  crois  donc,  monsieur  le  baron,  pour  fonder  entre  nous  les  bases 
d'une  entente  sérieuse  et  durable ,  devoir  commencer  par  vous  avouer  à  vous- 
même  la  grave  préoccupation  qui  va  d'abord  influencer  mon  opinion  (1).  » 

Cependant,  s'il  y  avait  à  prendre  grand  soin  de  notre  attitude  vis-à- 
vis  de  l'Autriche ,  il  n'importait  pas  moins  de  ne  pas  laisser  l'opinion 
de  la  Suisse  s'égarer  sur  les  intentions  de  notre  gouvernement.  Jus- 
qu'au 12  mai,  jour  où  devaient  avoir  lieu  les  élections  de  Saint-Gall, 
tout  espoir  de  transaction  n'était  pas  perdu.  Depuis  le  moment  où  il 
était  entré  en  Suisse,  M.  de  Bois-le-Gomte  ne  cessa  point,  dans  ses  con- 
versations avec  les  hommes  qui  pouvaient  exercer  quelque  influence 
sur  l'état  des  esprits,  de  s'attacher  à  caractériser  la  pohtique  que  la 
France  entendait  suivre  envers  le  corps  helvétique.  Non  content  de 
s'en  expliquer  avec  tous  ceux  que  sa  position  officielle  lui  donnait  oc- 
casion de  rencontrer,  l'ambassadeur  de  France  entreprit  dans  tous  les 
cantons  suisses,  du  mois  de  janvier  au  mois  de  mai  4847,  une  tournée 
quasi-officielle,  qui  avait  surtout  pour  but  de  le  mettre  à  même  de 
faire  entendre  un  langage  sincère,  net  et  amical,  aux  différens  chefs 
des  partis  qui  divisaient  alors  la  Suisse.  Nous  ne  saurions  donner  une 
idée  plus  juste  de  ces  entretiens  différens  dans  le  ton  et  dans  la  forme, 
suivant  les  personnes  et  les  localités,  mais  dont  le  fond  était  toujours 
à  peu  près  le  môme,  ni  faire  mieux  saisir  la  vraie  tendance  des  sages 
conseils  que  M.  de  Bois-le-Comte  s'efforçait  alors  de  faire  accepter  par 

(1)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  25  décembre  18i6,  n»  6. 


474.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  interlocuteurs,  qu'eu  rapportant  en  entier  les  paroles  qu'il  adressa  j 
à  Zurich  à  M.  Hottinger.  M.  Hottinger  était  alors  vice-secrétaire  d'état  j 
de  Zurich,  et  chargé  en  cette  qualité  des  relations  avec  le  corps  diplo-  | 
matique. 

«  On  nous  a  prêté  mille  prétentions  et  mille  préventions.  Les  uns  ont  pu- 
blié que  nous  nous  entendions  avec  rAutriche  pour  opprimer  la  liberté  en 
Suisse;  les  autres,  tout  au  contraire,  que  nous  sommes  ici  engagés  avec  elle 
dans  une  lutte  d'influence,  qui  assurera  toujours  le  secours  de  Tune  au  parti 
que  l'autre  menacera  :  ce  qui  laisse  à  chacun  des  deux  la  permission  de  se  mo- 
quer de  la  France  et  de  l'Autriche. 

«  Quand  j'ai  remis  la  protestation  sur  Cracovie  à  M.  Zehnder,  je  lui  ai  dit  : 
«  Cette  pièce  vous  prouve  que,  quand  l'Autriche  attaque  l'indépendance  d'u» 
«  état  secondaire,  nous  ne  nous  bornons  pas  seulement  à  nous  séparer  d'elle.  » 
Il  est  vrai  ensuite  que  des  personnes  m'ont  conseillé  de  faire  telle  ou  telle 
diose,  me  disant  que  j'acquerrais  par  là  plus  d'influence  que  la  légation  d'Au- 
triche; mais  que  voulez-vous  que  je  fasse  ici  de  cette  influence?  Le  jour  où  l'on 
dira  :  «  L'ambassade  de  France  a  l'influence  en  Suisse,  »  on  lui  demandera 
compte  de  la  conduite  de  MM.  Ochsenbein,  Fazy,  Druey,  et  tant  d'autres  :  c'est 
un  compte  que  je  ne  me  soucie  pas  d'avoir  à  rendre.  L'Autriche  a  besoin, 
comme  nous,  de  l'apaisement  de  ce  pays;  si  mon  collègue  y  contribue  plus  ef- 
ficacement que  moi,  je  vous  en  féhciterai  et  l'en  remercierai,  et,  quant  à  la 
part  d'influence  qu'il  pourrait  devenir  utile  que  je  me  fisse  un  jour,  j'ai  trop  le 
sentiment  de  ce  qu'est  la  France  pour  m'en  inquiéter  à  l'avance. 

«  On  a  dit  ensuite  que  nous  recherchions  en  Suisse  le  triomphe  de  certains 
hommes,  de  certain  parti,  de  certaines  formes  de  gouvernement. 

«  Nous  ne  combattons  ni  les  institutions  ni  les  hommes  :  nous  déplorons  le 
désordre  là  où  il  se  glisse;  voilà  tout. 

«  Vous  êtes  des  républicains;  vous  aviez  des  gouvernemens  aristocratiques, 
vous  les  avez  renversés  pour  en  prendre  de  démocratiques.  On  peut  faire  de 
l'ordre  avec  une  constitution  démocratique  comme  avec  une  constitution  aris- 
tocratique; seulement,  c'est  plus  difficile,  peut-être  aussi  est-ce  plus  sùi\ 

«  Nous  n'avons  blâmé  personne  comme  démocrate,  mais  plusieurs  comme 
radicaux,  c'est-à-dire  comme  destructeurs,  attaquant  à  la  fois  et  systématique- 
ment les  principes  sur  lesquels  repose  l'ordre  social. 

«  Est-ce  à  dire  pour  cela  que  nous  devipns  entreprendre  de  renverser  les 
radicaux,  aujourd'hui  maîtres  de  trois  quarts  des  gouvernemens  de  la  Suisse, 
ou  que  nous  les  croyions  incapables  de  devenir  des  hommes  d'ordre  et  de  faire 
de  l'ordre?  C'est  précisément  dans  l'esprit  contraire  que  le  conseil  que  je  vous 
donne  est  conçu  :  «  Que  chacun  reste  chez  soi.  » 

Il  semble  difficile  de  comprendre  comment  un  pareil  langage  a  ja- 
mais pu  exciter  la  sérieuse  indignation  des  patriotes  les  plus  jaloux  de 
l'indépendance  de  leur  pays.  Ce  sont  cependant  des  avis  de  cette  na- 
ture, donnés  avec  tant  de  ménagement,  qui  ont  été  unanimenaent  re- 
présentés par  les  journaux  radicaux  de  la  Suisse  coimne  une  insolente 
ingérance  de  la  diplomatie  française  dans  les  affaires  intérieures  des 
cantons  suisses.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  résultat  des  élections  de  Saint- 


i 


DE   LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE   DEPUIS   1830.        475 

ail,  qui  s'étaient  d'abord  présentées  sous  un  jour  assez  favorable,  vint 

ivir  toutes  chances  de  succès  aux  démarches  conciliatrices  essayées 
.ar  l'ambassadeur  français.  Les  efforts  des  deux  partis  s'étaient  portés 
jur  le  district  mixte  du  Reinthal.  Les  catholiques,  réunis  au  parti  mo- 

(■ré,  y  avaient  conquis  un  avantage  marqué;  mais  ils  avaient  négligé 
le  s'occuper  du  district  de  Gasler,  dont  ils  se  croyaient  sûrs;  ils  y  fu- 
rent battus  par  les:  exaltés.  Ainsi  des  circonstances  électorales  insigni- 
iantes  par  elles-mêmes  rauettaient  le  sceau  au  triomphe  du  parti  exalté 
3»  Suisse.  Il  avait  enfin  obtenu  ce  qu'il  recherchait  depuis  si  long- 
temps, le  moyen  de  revêtir  des  couleurs  d'une  fausse  légalité  le  joug 
despotique  qu'il  se  proposait  de  faire  peser  sur  ses  adversaires.  En- 
hardis par  leur  triomphe  du  3  mai  à  Saint-Gall ,  les  radicaux  bernois 
élurent,  le  27  du  même  mois,  l'ancien  commandant  des  corps  francs, 
M.  Ochsenbein,  chef  du  conseil  d'état  de  Berne,  et,  à  ce  titre,  chef  du 
vorort.  Enfin,  comme  si  ce  choix  n'avait  pas  par  lui-même  assez  de 
signification,  et  pour  bien  établir  qu'assurés  maintenant  de  leurs  forces 
I  ils  entendaient  marcher  à  la  conquête  des  cantons  récalcitrans,  ils  exi- 
gèrent de  leur  candidat  qu'avant  et  après  sa  nomination  il  rappelât, 
par  des  paroles  officielles,  le  souvenir  déplorable  auquel  il  devait  sa 
nouvelle  dignité.  Porter  ainsi  à  la  tête  de  l'état  le  chef  des  corps  francs, 
glorifiant  lui-même  hautement  dans  le  passé  une  entreprise  illégale, 
annonçant  pour  l'avenir  des  mesures  d'une  égale  violence,  c'était,  pouF 
le  parti  tout  entier,  réhabiliter  du  même  coup  le  principe  décrié  des 
corps  francs,  et  s'installer  lui-même  au  pouvoir  dans  la  personne  du 
plus  compromis  de  ses  chefs. 

Les  sept  cantons  ne  se  méprirent  pas  un  instant  sur  le  sens  des  pa- 
roles et  des  actes  de  leurs  adversaires.  S'ils  avaient  eu  quelques  doutes, 
ils  n'auraient  pu  les  conserver  après  la  discussion  et  le  vote  des  instruc- 
tions que  le  grand  conseil  de  Berne  avait  remises  à  ses  envoyés  à  la 
diète.  Les  radicaux  y  avaient  fait  passer  les  résolutions  les  plus  extrêmes. 
La  dissolution  immédiate  du  Sunderbund,  l'expulsion  des  jésuites  de 
la  Suisse  entière  par  tous  les  moyens  dont  peut  disposer  la  diète,  la 
révision  du  pacte  par  une  constituante  nommée  en  proportion  de  la 
population,  et  d'autres  propositions  analogues  y  avaient  été  adoptées  à 
la  majorité  de  120,  430  et  145  voix  sur  152  votans.  En  présence  de  ces 
menaces,  les  sept  cantons  n'hésitèrent  pas  à  maintenir  leur  alliance  et 
à  se  préparer  à  la  résistance.  Ni  à  ce  moment,  ni  plus  tard,  le  gouver- 
nement français,  ou  son  agent  en  Suisse,  n'ont  eu  à  se  demander  s'ils 
devaient  conseiller  à  la  ligue  du  Sunderbund  de  s'opposer  ou  de  se  sou- 
mettre aux  décisions  de  la  diète.  Leur  résolution  était  toute  prise. 

Placé  entre  des  agresseurs  si  arrogans  et  des  opprimés  si  faibles , 
mais  soutenus  par  le  sentiment  de  leur  droit  et  de  la  justice  de  leur 
cause,  que  pouvait  faire  le  représentant  d'un  gouvernement  qui,  plein 
de  respect  pour  le  principe  tutélaire  de  l'indépendance  des  états,  ne 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voulait  point  intervenir  prématurément  dans  les  discussions  intérieures 
de  la  diète,  aussi  long- temps  qu'il  n'y  serait  pas  contraint  par  la  viola- 
tion flagrante  des  traités?  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  hasarder  encore, 
sans  grand  espoir,  un  dernier  avertissement,  et,  par  une  manifestation,' 
publique  des  sentimens  de  sa  cour,  à  tâcher  de  jeter  quelque  inquié-^, 
tude  dans  l'esprit  des  radicaux,  et  faire  ajourner  ainsi,  autant  que  ce\m\ 
dépendait  de  lui,  une  lutte  devenue  imminente.  Voici  la  dépêche  dans 
laquelle  M.  de  Bois-le-Comte,  à  la  date  du  4  juin  1847,  rendait  compte  à 
IVL  Guizot  de  sa  première  entrevue  avec  le  nouveau  président  du  vo- 
rort. 

«  Les  instructions  que  votre  excellence  m'avait  données  prévoyaient  le  cas 
où  M.  Ochsenbein  serait  nommé  président  de  la  diète.  Je  devais  accepter  les 
rapports  officiels  avec  lui  et  lui  faire  la  visite  qui  est  prescrite  par  l'usage, 

a  Ses  deux  discours  changeaient  cependant  considérablement  la  position  : 
il  venait  de  glorifier  le  rôle  et  de  proclamer  les  principes  contre  lesquels  votre 
excellence  avait  si  énergiquement  protesté,  et  la  majorité  du  gi'and  conseil  de 
Berne,  après  avoir  entendu,  je  dirai  plus  juste,  après  avoir  exigé  et  obtenu  ce 
discours,  avait  jugé  M.  Ochsenbein  digne  maintenant  d'être  placé  à  la  tête  de 
la  confédération  suisse. 

«  L'ambassadeur  du  roi,  allant  en  cérémonie  le  lendemain  faire  à  M.  Ochsen- 
bein une  visite  que  les  envoyés  des  autres  cours  lui  refusent,  eilt  proclamé  l'a- 
bandon des  principes  que  votre  excellence  a  noblement  rappelés  à  la  Suisse. 

«  Je  n'avais  ici  du  corps  diplomatique  que  M,  Morier  :  j'ignorais  ses  instruc- 
tions, mais  je  connaissais  son  caractère,  et  j'avais  à  parler  d'un  intérêt  qui  ne 
pouvait  être  indifférent  à  aucun  de  ceux  qui  peuvent  désirer  la  conservation 
d'un  ordre  quelconque  en  Suisse. 

«  Je  fus  trouver  M.  le  ministre  d'Angleterre  et  lui  proposai  de  concerter 
notre  conduite;  je  trouvai  M.  Morier  très  frappé  de  la  situation,  n'en  attendant 
plus  que  désordres,  malheurs  et  désastres.  Il  m'exprima  le  regret  de  ne  pou- 
voir accorder  sa  conduite  à  la  mienne  :  «  J'ai  vainement  attendu,  me  dit-il, 
«  un  seul  mot  de  regret  sur  l'affront  qui  m'a  été  fait;  je  n'aurai  plus  rien  de 
*  commun  avec  eux,  je  ne  leur  répondrai  pas,  je  ne  les  verrai  pas;  je  renvoie 
tt  le  tout  à  ma  cour  :  elle  fera  ce  qu'elle  jugera  convenable  de  faire.  Je  vais 
«  passer  quinze  jours  à  la  campagne;  de  là,  je  pars  pour  Paris,  en  disant  à  ja- 
«  mais  adieu  à  ce  pays.  » 

«  J'avais  espéré,  dis-je  à  M.  Morier,  que  ces  circonstances  rapprocheraient 
complètement  ici  nos  deux  gouvernemens;  je  l'espère  encore,  car  je  ne  conce- 
vrais pas  deux  opinions  sur  de  tels  désordres ,  et  je  commence  ce  bon  accord 
par  vous  demander  d'éclairer  ma  conduite  par  votre  longue  expérience  de  ce 
pays  et  par  votre  bon  jugement. 

a  Confirmer  purement  et  simplement  par  une  visite  officielle  ce  que  M.  Ochsen- 
bein vient  de  faire  est  une  chose  que  ni  vous  ni  moi  ne  croirons  possible.  Je 
lialance  entre  trois  partis  : 

«  Répondre  à  leur  notification  que  je  l'ai  envoyée  à  mon  gouvernement  et 
que  j'attendrai  ses  ordres; 

tt  Y  répondre  en  rappelant  la  note  de  M.  Guizot; 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.   477 

(c  Y  répondre  par  un  simple  accusé  de  réception  ;  puis ,  faire  ma  visite  à 

Ochsenbein,  et  lui  dire  à  lui-même  toute  mon  opinion. 

«  Nous  discutâmes  les  trois  partis;  M.  Morier  le  fit  avec  le  plus  excellent 

nit  et  avec  les  mêmes  sollicitudes  que  s'il  se  fût  agi  de  sa  propre  conduite  : 

donna  la  préférence  au  troisième  parti;  c'était  aussi  mon  sentiment.  Nous 

uivions  que  nous  conservions  ainsi  plus.de  liberté  au  gouvernement  du  roi. 

itre  excellence,  en  effet,  reste  maîtresse  soit  de  laisser  les  choses  comme  elles 

int,  soit  de  confirmer  mon  discours  par  une  lettre  ostensible,  si  elle  juge 

lile  de  prononcer  davantage  la  position  prise,  soit  de  présenter  ce  que  j'ai  dit 

imme  n'étant  l'effet  que  d'une  inspiration  toute  personnelle,  si  elle  regarde 

ue  je  me  suis  trop  avancé. 

«  Je  répondis  par  un  simple  accusé  de  réception  à  la  notification  de  la  no- 
lination  de  M.  Ochsenbein,  et  lui  fis  demander  d'indiquer  le  jour  où  il  rece- 
rait  ma  visite  officielle.  Il  désigna  le  lendemain,  à  onze  heures. 
«  M.  Ochsenbein  vint  à  moi  avec  un  air  de  visage  doux  et  souriant.  C'est  un 
omme  d'une  quarantaine  d'années  et  d'une  taille  moyenne,  maigre,  assez 
ilancé;  d'un  châtain  très  clair  avec  d'énormes  moustaches  blondes.  J'avais  eu 
l'égard  de  ne  prendre  personne  avec  moi,  préférant  être  seul  avec  lui;  mais  il 
«'était  fait  lui-même  accompagner  de  M.  le  chancelier  Amrhyn,  en  grande  tenue. 
«  Je  lui  dis  :  «  Voulant  marquer  la  séparation  entre  mes  paroles  officielles 
0  et  notre  conversation  particulière,  j'ai  écrit  mon  discours;  ensuite,  désirant 
(  ne  pas  vous  donner  le  désavantage  de  répondre  d'improvisation  à  un  discours 
(  préparé,  je  vous  laisserai  mon  papier,  et,  si  vous  croyez  devoir  répondre,  vous 
<|  le  ferez  demain  en  me  rendant  ma  visite.  » 
«  Je  lus  alors  à  M.  Ochsenbein  ce  qui  suit  : 

tt Chaque  nation  est  indépendante,  mais  c'est  un  des  attributs  même  de 

«  son  indépendance  de  polivoir  en  restreindre  l'exercice  par  des  traités  avec  les 
«  autres  nations.  La  France  l'a  fait  plusieurs  fois  à  différentes  époques  de  son 
«  histoire,  nommément  en  renonçant  à  la  faculté  de  fortifier  plusieurs  parties 
«  de  son  propre  territoire. 

«  La  Suisse  a  fait  comme  la  France,  Tout  en  conservant  le  principe  de  son 
*  indépendance ,  elle  a  signé  un  traité  qui  en  limite  l'usage  en  des  points  dé- 
«  terminés.  Je  veux  parler  des  dispositions  de  l'acte  du  congrès  devienne, 
«  auxquelles  la  diète  de  Zurich  a  adhéré  par  une  déclaration  solennelle. 

«  L'acte  de  Vienne  reconnaît  non  pas  une  Suisse  unitaire,  mais  une  Suisse 
«  fédérative,  composée  de  vingt-deux  cantons. 

«  Si  un  ou  plusieurs  de  ces  cantons  viennent  donc  un  jour  nous  dire  que 
«  l'on  menace  leur  existence  indépendante,  qu'on  la  veut  contraindre  ou  dé- 
«  truire,  qu'on  marche  à  substituer  une  Suisse  unitaire  à  la  Suisse  cantonale 
«  que  reconnaissent  les  traités;  que  par  là  nos  traités  sont  atteints ,  nous  exa- 
«  rainerons  si  en  effet  nos  traités  sont  atteints.  La  nature  même  de  ces  sortes 
«de  questions,  les  considérations  de  droit  et  d'opportunité  à  y  porter,  les  ren- 
«  dent  tellement  dépendantes  des  circonstances  qui  s'y  rattachent  immédiate- 
«  ment,  qu'on  risque  toujours  de  s'égarer  en  les  traitant  prématurément;  aussi 
«  ne  l'avons-nous  pas  fait;  nous  nous  sommes  arrêtés  à  cette  seule  résolution, 
«  à  ce  seul  mot  :  nous  examinerons.  Je  suis  complètement  en  mesure  d'ajouter 
«  que  nous  le  ferons  dans  un  parfait  accord  d'esprit  et  d'intentions  avec  les 
«  puissances  signataires  du  même  traité ,  et  plus  particulièrement  avec  r.\u- 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  fl 

«  triche,  placée  envers  la  Suisse  dans  une  position  analogue  à  la  nôtre  par  h 
«  contiguïté  de  ses  frontières.  » 

«  M.  Ochsenbein,  après  m'avoir  écouté,  me  dit  :  «  Je  ne  répondrai  que  de- 
«  main  à  votre  discours,  puisque  vous  le  permettez  (1).  » 

Une  chose  est  surtout  digne  de  remarque  dans  le  document  que  nous, 
venons  de  citer,  jc'est  le  parfait  accord  de  vues  régnant  à  Berne  entre 
les  représentans  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  accord  tel  que  M.  de 
Bois-le-Comte,  incertain  sur  la  nature  de  la  manifestation  qu'il  conve- 
nait de  faire  au  nom  de  son  gouvernement,  ne  croyait  pouvoir  mieux! 
s'adresser  qu'au  ministre  d'Angleterre.  Cette  confiance  était  naturelle, 
car  rien  n'avait  alors  indiqué  que  le  gouvernement  britannique  envi- 
sageait les  affaires  de  Suisse  autrement  que  le  ministre  des  affaires 
étrangères  de  France;  elle  était  bien  placée,  car  non-seulement  M.  Me- 
ner en  était  digne  par  son  honorable  caractère ,  mais  un  long  mémo- 
randum inséré  dans  les  papiers  du  parlement  anglais  a  prouvé  qu'il 
iwrtait  sur  les  hommes  et  sur  les  choses  de  la  Suisse  un  jugement  en- 
tièrement conforme  à  celui  de  son  collègue  de  France  (2) .  Enfin  elle 
était  en  rapport  avec  les  intentions  du  gouvernement  français,  car  si 
le  ministre  des  affaires  étrangères  de  France  avait  donné  pour  instruc- 
tions à  son  agent  en  Suisse  de  se  rapprocher  autant  que  possible,  dans 
les  affaires  de  Suisse,  des  ministres  de  Russie,  de  Prusse  et  d'Autriche, 
il  ne  lui  avait  pas  moins  expressément  recommandé  de  se  ménager 
l'adhésion  du  représentant  de  l'Angleterre.  Il  ne  fallait  pas  moins ,  en 
effet,  que  cette  entente  de  toutes  les  grandes  puissances  pour  contenir 
l'efl'ervescence  que  ses  récens  succès  avaient  causée  au  parti  exalté 
qui  dominait  alors  dans  les  conseils  de  la  Suisse.  Afin  de  ne  rien  né- 
gliger de  ce  qui  pouvait  amener  un  aussi  précieux  concours ,  le  cabi-- 
net  français  chargea  son  ambassadeur  de  France  à  Londres  de  donner 
communication  à  lord  Palmerston  de  ce  qui  s'était  passé  à  Berne 
entre  M.  de  Bois-le-Comte  et  M.  Ochsenbein ,  et  de  lui  demander  en 
même  temps  de  joindre  l'influence  de  la  légation  anglaise  à  celle  des 
autres  cours.  Nous  reproduisons  ici  ce  premier  entretien  de  M.  de 
Broglie  avec  lord  Palmerston  au  sujet  des  affaires  de  Suisse. 

«  Je  lui  ai,  dès  l'abord,  donné  lecture  de  la  lettre  de  votre  excellence,  en 
date  du  20  juin ,  et  de  la  dépêche  adressée  au  comte  de  Flahaut.  Lord  Palmer- 
ston m'a  écouté  attentivement,  et  a  exprimé  sans  hésitation  son  approbation 
de  la  politique  du  gouvernement  du  roi.  J'ai  trouvé  moins  d'empressement 
chez  lui  quand  je  lui  ai  demandé,  conformément  aux  instructions  de  votre 
excellence,  s'il  était  disposé  à  s'associer  au  langage  que  nous  voulions  tenir  à 
la  diète  helvétique.  —  Analysons  un  peu  la  question,  m'a-t-il  dit  alors.  De 

(1)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  4  juin  I8i7,  n»  8. 

(2)  Voir  le  mémorandum  sur  les  affaires  de  Suisse  remis  à  lord  Palmerston  par 
M.  Morier.  (Papiers  parlementaires  sur  les  affaires  de  Suisse,  18i7-1848,  page  138.) 


DE  LA    POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE  LA  FRANCE  DEPUIS   1830.        479 

loi  peut-on  menacer  la  diète?  On  ne  peut  la  menacer  que  d'une  seule  chose, 
;  lui  retirer  la  garantie  de  la  neutralité,  et  cela  dans  un  seul  cas,  celui  où 
division  de  la  Suisse  en  vingt-deux  cantons  disparaîtrait  pour  faire  place 
une  république  unitaire.  Ce  cas  n'existe  que  dans  les  appréhensions  de  M.  de 
tetternich.  Cette  menace  n'est  pas  de  nature  à  effrayer  des  hommes  qui  se  pro- 
lettraient  de  bouleverser  toute  l'Europe. 

«  J'ai  fait  observer  à  lord  Palmerston  que  la  proposition  de  M.  de  Metternich 
laraissait  avoir  une  tout  autre  portée,  qu'elle  menaçait  la  Suisse  d'une  inter- 
rcntion  armée  que  nous  voulions  prévenir  avant  tout.  Nous  n'admettrions  la 
lensée  d'une  semblable  mesure  que  sous  l'empire  de  circonstances  extrêmes, 
7t  dont  nous  n'avons  pas,  quant  à  présent,  à  prévoir  la  possibilité.  Il  faudrait, 
(Kwr  la  justifier  à  nos  yeux,  que  la  tranquillité  des  états  voisins  fût  sérieuse- 
ment compromise,  ou  que  l'humanité  nous  fît  un  devoir  de  venir  au  secours 
jdu  pays  lui-même,  ravagé  par  la  guerre  civile.  Telle  est  notre  volonté  indivi- 
duelle. Mais  si,  la  diète  ne  tenant  aucun  compte  des  menaces  de  l'Autriche,  le 
cabinet  de  Vienne  met  ses  menaces  à  exécution,  et  entraîne  par  son  exemple 
ta  Sardaigne,  Bade  et  le  Wurtemberg,  nous  ne  pouvons  rester,  seuls  inactifs, 
!  C'est  pour  prévenir  une  pareille  éventualité  que  le  gouvernement  du  roi  désire 
et  demande  le  concours  du  gouvernement  de  sa  majesté  britannique.  —  J'ai 
exposé  ensuite,  en  peu  de  mots,  l'état  actuel  des  affah'es  en  Suisse,  et  la  marche 
que  les  événemens  me  paraissaient  devoir  prendre.  J'ai  exprimé  la  crainte  que 
le  directoire  fédéral ,  ayant  à  sa  tête  le  chef  des  corps  francs  et  se  fondant  sur 
le  sentiment  de  la  majorité  de  la  diète,  hostile  en  principe  à  la  présence  de  jé- 
suites, n'envahît  les  cantons  catholiques,  et  n'allumât  ainsi  la  guerre  civile. 

«  Ne  pourriez-vous  pas,  m'a  dit  lord  Palmerston,  déterminer  le  pape  à  retirer 
les  jésuites  de  Suisse? 

«  Cette  négociation,  ai-je  répondu,  serait  lente  et  difficile,  et  l'urgence  des 
circonstances  exige  une  prompte  détermination.  —  M.  de  Metternich,  a  repris 
le  principal  secrétaire  d'état,  ne  pourrait-il  pas  déterminer  les  cantons  catho- 
liques à  dissoudre  leur  ligue,  contraire  au  pacte  fédéral? 

«  J'ai  rappelé,  monsieur  le  ministre,  que  le  Sunderbund  n'est  point  un  traité 
écrit,  mais  un  pacte  tacite,  une  ligue  de  fait  contre  les  attaques  des  corps 
francs,  nécessaire  à  défaut  de  toute  protection  efficace  de  la  part  du  gouverne- 
ment fédéral;  que,  par  conséquent,  le  prince  de  Metternich  ne  demanderait 
pas  la  dissolution  d'une  pareille  alliance.  Il  me  paraissait  donc  avant  tout  dé- 
sirable d'obtenir  de  lui,  et,  par  son  exemple,  de  la  Sardaigne  et  des  petites 
puissances  allemandes,  et  sans  doute  aussi  de  la  Prusse  et  de  la  Russie,  une 
attitude  moins  menaçante  à  l'égard  de  la  diète  et  un  langage  plus  modéré.  Le 
cabinet  de  Vienne  pourrait  bien  revenir  aux  dispositions  plus  modérées  qui  l'ani- 
maient il  y  a  six  mois,  si  le  concours  de  la  France  et  de  l'Angleterre  lui  don- 
nait l'espoir  de  réunir  toute  l'Europe  dans  une  démarche  commune  et  identique. 
Cette  unanimité  ferait  hésiter  la  diète,  confiante  aujourd'hui  devant  l'Europe 
divisée,  et  qui  compte  peut-être  sur  l'appui  de  la  Grande-Bretagne. 

«  Lord  Palmei'ston,  après  un  instant  de  silence,  m'a  fait  remarquer,  en  me 
citant  de  récens  exemples,  combien  était  difficile  poui-  tout  gouvernement  an- 
glais une  intervention  quelconque  dans  les  affaires  d'un  pays  indépendant. 

«  J'ai  demandé  à  lord  Palmerston  si  ces  considérations  devaient  le  détourner 
absolument  de  toute  idée  de  concours  avec  le  giDavernement  du  roi  sur  cette 


480  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

question?  —  Pas  absolument,  m'a-t-il  répondu,  mais  il  faudrait  que  le  lan^agj 
adressé  à  la  diète  fût  bien  amical  et  bien  général,  bien  exempt  de  toute  siguiy 
fication  comminatoire.  —  J'ai  dû  remarquer,  monsieur  le  ministre,  que  nfi 
langage  commun,  quoique  modéré  sans  doute,  devait  cependant  provoquer 
Suisse  de  sérieuses  réflexions;  que  l'avenir,  enlin,  devait  paraître  menaçant,  sjj 
les  paroles  actuelles  ne  l'étaient  pas. 

«  J'ai  demandé,  en  terminant,  monsieur  le  ministre,  au  principal  secrétaiit 
d'état  de  sa  majesté  britannique,  si  je  pouvais  annoncer  à  mon  gouvernementj 
que,  dans  le  cas  où  les  instructions  destinées  à  l'ambassade  du  roi  en  Suissej 
seraient  communiquées  au  cabinet  anglais,  elles  seraient  prises  par  lui  en  sé- 
rieuse considération ,  afin  d'examiner  jusqu'à  quel  point  il  lui  serait  possible!- 
d'y  conformer  ses  propres  instructions.  —  Oh!  oui,  très  certainement,  m'aré-jj 
pondu  lord  Palmerston (1).  » 

On  voit  clairement  par  cette  dépêche  quel  était  le  but  honorable| 
poursuivi  par  la  diplomatie  française.  Loin  de  chercher  à  tenir  le  ca- 
binet anglais  en  dehors  de  l'entente  que  nécessitait  l'état  actuel  des! 
atï'aires  du  corps  helvétique,  elle  croyait  n'avoir  accompli  qu'une  pop-| 
tion  de  sa  tâche,  si  elle  n'arrivait  pas  à  réunir  dans  un  même  faisceau  | 
l'action  combinée  des  différentes  cours.  Afin  de  rendre  cette  action  ef- 
ficace, elle  cherchait  à  calmer  les  ressentimens  excessifs  de  l'Autriche 
et  à  éveiller  la  sollicitude  un, peu  endormie  de  l'Angleterre.  Si  les 
premières  ouvertures  n'avaientpas  été  accueillies  à  Londres  avec  ui 
empressement  bien  vif,  on  voit  du  moins  qu'elles  n'avaient  pas  et 
non  plus  positivement  repoussées. 

Il  ne  s'écoula  pas  beaucoup  de  temps  avant  que  notre  ministèi 
reçût  du  cabinet  de  Saint-James  des  paroles  meilleures  et  plus  posi- 
tives. Lord  Palmerston,  après  avoir  consulté  ses  collègues,  s'étaitl 
montré  disposé,  sinon  à  agir  à  Berne  en  commun  avec  les  cabinets  de* 
Paris  et  de  Vienne,  du  moins  à  faire  entendre  au  vorort  des  conseils 
qui  fussent  de  nature  à  seconder  les  vues  de  ces  deux  puissances. 

« J'ai  d'abord  donné  lecture  à  lord  Palmerston  des  instructions 

adressées  par  votre  excellence  à  M.  le  comte  de  Bois-le-Comte.  Lord  Palmerston 
a  paru  m' écouter  avec  un  vif  intérêt,  me  priant  à  plusieurs  reprises  de  relire 
les  passages  les  plus  importans,  et  il  m'a  témoigné  ensuite,  de  lui-même,  son 
entière  approbation  des  vues  et  des  sentimens  exprimés  par  le  gouvernement 
du  roi. — Je  lui  ai  demandé  dès-lors  s'il  consentirait  à  s'associer  à  notre  langage. 
Lord  Palmerston  m'a  répondu  qu'il  avait  déjà  entretenu  de  cette  affaire  deux 
de  ses  collègues,  dont  l'opinion  s'accordait  avec  la  sienne,  mais  qu'il  ne  pou- 
vait me  répondre  définitivement  avant  d'avoir  consulté  le  reste  du  conseil.  Il 
m'a  indiqué  cependant  la  tendance  générale  suivant  laquelle  il  pensait  que  les 
instructions  devaient  être  rédigées.  Selon  lui,  le  langage  de  l'Angleterre,  sans 
avoir  dans  la  forme  toute  l'autorité  que  peut  donner  au  nôtre  notre  position 
limitrophe  à  l'égard  de  la  Suisse,  doit  cependant  être  conçu  dans  le  même  es- 

(1)  Dépêche  de  M.  de  Broglie,  ambassadeur  à  Londres,  ù  M.  Guizot,  5  juillet  1817. 


DE  LA  POLITIQUE  I-XTÉRH'IRE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.    481 

lit.  Il  y  a  tout  lieu  de  croire,  en  conséquence,  monsieur  le  ministre,  qne 
"action  du  gouvernement  du  roi  sera  désormais  secondée  par  l'attitude  de  la 
légation  britannique  (t).  » 

Après  cet  assentiment  formel  donné  par  lord  Paîmerston  aux  instruc- 
j.ions  enyoyées  à  M.  de  Bois-le-Gomte,  après  les  engagemcns  positifs 
!)ris  verbalement  dans  sa  conversation  avec  l'ambassadeur  de  France, 
[ni  ne  se  serait  attendu  à  voir  la  légation  anglaise  à  Berne  prendre 
me  attitude  propre  à  ranimer  la  confiance  du  parti  modéré,  et  décon- 
certer un  peu  les  plans  du  parti  radical  ?  Nous  avons  quelque  embarras 
!.  le  dire,  ce  fut  précisément  le  contraire  qui  arriva.  A  M.  Morier,  qui 
jrenait  de  quitter  la  Suisse,  avait  succédé  M.  Peel,  en  qualité  de 
i:liargé  d'alfaires.  Au  lieu  de  se  renfermer  dans  la  réserve  que  son 
irédéccsseur  avait  gardée  vis-à-vis  les  membres  du  vorort  radical,  le 
;iouvel  agent  anglais  affecta  de  se  placer  avec  eux  sur  le  pied  des  plus 
ntimes  et  des  plus  familières  relations.  Était-ce  inexpérience  de  la 
)  lit  d'un  agent  encore  jeune?  On  aurait  pu  le  croire,  si  une  démarche 
uissi  éclatante  qu'inattendue  du  secrétaire  d'état  de  sa  majesté  bri- 
^nnique  n'était  venue  révéler  tout  à  coup  combien  il  avait  complète- 
ment oublié  les  assurances  qu'il  avait  données  dans  sa  conversation 
lu  8  juillet.  En  effet ,  au  lieu  de  s'unir  à  l'action  modératrice  que  les 
puissances  cherchaient  à  exercer  sur  les  projets  de  M.  Ochsenbein,  il 
îO  trouvait  que  lord  Paîmerston,  levant  spontanément  l'espèce  d'in- 
terdit dont  le  corps  diplomatique  avait  frappé  l'ancien  chef  des  corps 
francs,  lui  avait,  par  une  dépêche  officielle,  fait  parvenir  un  témoi- 
^age  direct  de  sa  considération  personnelle.  Nous  trouvons  dans  les 
papiers  communiqués  au  parlement,  à  la  date  du  14  août  1847,  la 
dépêche  par  laquelle  M.  Peel  rend  compte  de  la  manière  dont  il  trans- 
mit au  chef  des  corps  francs  les  félicitations  du  ministre  de  sa  majesté 
la  reine  de  la  Grande-Bretagne,  et  lui  fait  connaître  la  joie  infinie 
qu'elles  avaient  causée  à  celui  qui  avait  été,  de  sa  part,  l'objet  d'une  si 
flatteuse  distinction.  * 

«  Conformément  aux  instructions  de  votre  seigneurie,  j'ai  saisi  l'occasion 
l'exprimer  à  son  excellence  M.  Ochsenbein  l'opinion  favorable  que  le  gouver- 
nement de  sa  majesté  a  conçue  de  sa  personne,  en  raison  de  sa  haute  position, 
lie  son  caractère  bien  connu ,  et  de  sa  détermination  bien  manifeste  de  faire 
tout  ce  qui  sera  en  son  pouvoir  pour  maintenir  la  tranquillité  intérieure  de  la 
Suisse. 

«  Le  président  a  été  hautement  satisfait  des  sentimens  exprimés  dans  la  dé- 
pèche de  votre  excellence,  dont  je  m'efforçai  de  lui  communiquer  la  substance 
aussi  exactement  que  possible;  mais,  comme  il  m'a  demandé  de  lui  en  laisser 
une  copie,  je  ne  me  suis  pas  cru  autorisé  à  accéder  à  sa  demande  sans  l'ex- 
presse autorisation  de  votre  seigneurie. 

(t)  Dépêche  de  M.  de  Broglie  à  M.  Guizot,  Londres,  9  juillet  18i7. 

TOME  v.  31 


i.82  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

«  M.  Ochsenbein  m'a  à  plusieurs  reprises  assuré  de  sa  ferme  détermination 
de  s'opposer  à  l'emploi  des  moyens  qui  pourraient  amener  les  hostilités;  mais 
il  n'est  pas  probable  que,  poussé  par  une  société  appelée  le  club  de  l'Ours  et 
par  la  violente  animosité  des  ultra-radicaux,  il  soit  finalement  capable  de 
maintenir  les  opinions  plus  modérées  de  son  parti  (1).  » 

Ces  dernières  prévisions  de  M.  Peel  n'étaient  que  trop  fondées.  Le& 
ultra-radicaux  et  les  membres  du  club  de  l'Ours  n'eurent  pas  plus  tôt 
appris  que  lord  Palmerston  avait  chargé  le  représentant  de  l'Angle- 
terre à  Berne  de  complimenter  dans  la  personne  de  M.  Ochsenbein  le 
président  du  vorort  radical  et  unitaire,  qu'il  fut  à  l'instant  avéré, 
parmi  eux  et  chez  tous  les  meneurs  du  parti ,  que  l'Angleterre  était 
résolue  à  ne  pas  souffrir  l'intervention  de  la  France  dans  les  affaire» 
de  la  Suisse,  et  que  dès-lors  il  fallait  aller  de  l'avant,  car  il  n'y  ava^ 
plus  rien  à  craindre. 

Ce  fut  sous  le  coup  de  cette  impression  que  la  diète ,  après  avoii*^ 
déclaré  l'illégalité  de  la  ligue  du  Sunderbund  et  l'urgence  de  sa  dis- 
solution, s'ajourna  au  48  octobre,  afin  d'aviser  alors  aux  moyens 
d'exécution.  Pendant  que,  suivant  la  teneur  de  la  constitution  helvé- 
tique, les  conseils  généraux  de  chaque  canton  délibéraient  sur  les 
instructions  qui  devaient  mettre  leurs  envoyés  à  même  de  se  prononcer 
sur  le  mode  de  coercition  à  employer|vis-à-vis  des  cantons  récalcitrans, 
de  nouvelles  incitations  arrivaient  aux  exaltés  de  la  Suisse.  Cette  fois, 
c'étaient  des  Français  qui,  prenant  fait  et  cause  pour  les  radicaux 
suisses ,  protégés  de  lord  Palmerston ,  les  poussaient  à  braver  hardi* 
ment  le  gouvernement  français. 

Les  relations  des  radicaux  suisses  avec  les  républicains  français 
n'étaient,  avant  1847,  un  mystère  pour  personne.  Jamais  cependant 
cette  union  ne  fut  aussi  intime  et  aussi  apparente  qu'au  sein  de  ces 
nombreux  banquets  qui  ont,  pendant  l'été  et  l'automne  de  cette  même 
année,  servi  en  même  temps  à  célébrer  les  succès  des  radicaux  suisses 
et  à  préparer  le  prochain  triomphe  des  démagogues  français.  Tandis 
que  les  membres  de  notre  opposition  constitutionnelle ,  attachés  à  la 
poursuite  de  la  réforme  électorale,  s'animaient  à  l'exemple  des  braves 
habitans  de  la  Suisse ,  résistant  si  énergiquement  à  ce  qui  s'appelait 
alors  l'esprit  contre-révolutionnaire  du  gouvernement  français,  les 
chefs  futurs  du  gouvernement  sorti  depuis  des  barricades  de  février 
juraient,  dans  une  sorte  d'exaltation  prophétique,  d'initier  bientôt  la 
France  à  la  beauté  du  régime  inauguré  de  l'autre  côté  du  Jura.  Chose 
étrange,  ces  mêmes  mots  de  liberté,  d'égalité  et  de  fraternité,  inscrits 
sitôt  après  sur  le  drapeau  de  la  république  française,  avaient  d'abord 

(1)  M.  Peel  à  lord  Palmerston  (Papiers  parlementaires  relatifs  à  la  Suisse,  août  1847, 
page  164). 


DE  LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE  LA   FRANCE   DEPUIS    1830.        483 

trouvé  place  dans  une  lettre  écrite  par  un  radical  suisse,  s'excusant 
de  ne  pouvoir  assister  au  banquet  de  Châlons  :  «  Vous  l'avez  compris, 
écrivait  M.  Druey,  du  canton  de  Vaud ,  et  l'un  des  membres  de  la 
diète,  votre  cause  et  la  nôtre  sont  une.  Nous  sympathisons  avec  vous, 
•comme  vous  sympathisez  avec  nous.  Des  deux  côtés  du  Jura,  il  s'agit 
de  faire  passer  du  domaine  des  idées  dans  celui  des  faits  les  grands 
principes  de  liberté,  d'égalité,  de  fraternité  des  hommes,  qui  font  le 
Iwnheur  des  hommes  aussi  bien  que  la  gloire  des  sociétés.  »  On  ne 
saurait  trop  le  répéter,  car  c'est  l'exacte  vérité ,  ce  furent  surtout  ces 
encouragemens,  venus  de  France  et  d'Angleterre,  qui  raffermirent  les 
résolutions  ébranlées  du  vorort  radical.  Tenus  en  échec  par  les  décla- 
rations des  cours  de  France  et  d'Autriche,  M.  Ochsenbein  et  ses  amis 
avaient  long-temps  reculé  devant  la  responsabilité  de  donner  eux- 
mêmes  le  signal  de  la  guerre  civile.  Quand  ils  furent  assurés  de  trouver 
appui  dans  le  secrétaire  d'état  de  l'administration  whig  et  parmi  les 
chefs  de  l'opposition  française,  ils  reprirent  toute  confiance,  et  ne 
songèrent  plus  qu'à  précipiter  les  résolutions  de  la  diète. 

Cette  assemblée  ne  fut  pas  plus  tôt  réunie  qu'elle  mit  dans  sa 
marche  autant  de  vigueur  et  de  promptitude  qu'elle  avait  témoigné 
d'abord  d'hésitation  dans  ses  précédentes  délibérations.  Six  jours  après 
la  reprise  des  séances  (24  octobre  1847),  le  rassemblement  immédiat 
(l'une  armée  de  cinquante  mille  hommes  fut  décrété,  et  le  général 
Dufour  fut  nommé  pour  la  commander.  On  n'attendit  pour  commencer 
les  hostilités  que  le  temps  strictement  nécessaire  pour  achever  les 
préparatifs  militaires,  qui  furent  en  même  temps  poussés  avec  une 
singulière  vivacité.  Regardant  la  guerre  comme  déclarée ,  les  députés 
de  sept  cantons  se  retirèrent  le  29,  après  s'être  rendus,  en  dehors  des 
séances  officielles  de  la  diète ,  à  une  entrevue  provoquée  dans  un  but 
de  conciliation,  entrevue  pendant  laquelle  ils  furent  d'ailleurs  seuls 
à  vouloir  faire  des  concessions  sérieuses.  Les  mesures  votées  le  4  no- 
vembre furent  immédiatemeat  mises  à  exécution. 

Entre  le  29  octobre  et  le  5  novembre ,  c'est-à-dire  entre  le  départ 
des  envoyés  des  sept  cantons  du  Sunderbund  et  le  vote  de  la  guerre , 
se  placent  deux  épisodes  singuliers  dont  il  nous  faut  rendre  compte, 
mais  qu'aujourd'hui  même  encore  il  nous  serait  difficile  d'expliquer. 
11  en  résulte  en  effet  que,  dans  cet  instant  décisif  où  la  guerre  civile, 
près  d'éclater  en  Suisse,  pouvait  encore  être  évitée,  ce  ne  fut  ni 
l'Autriche  ni  la  France,  mais  l'Angleterre,  qui ,  par  son  agent  à  Berne 
et  son  ministre  des  affaires  étrangères  à  Londres,  mit  la  première  en 
avant  l'idée  de  cette  médiation  commune,  qu'elle  a,  par  des  moyens 
que  nous  révélerons  plus  tard,  fait  intentionnellement  échouer. 
Quels  furent  les  motifs  de  ces  démarches  inattendues?  Étaient-elles 
dictées  par  des  sentimens  d'humanité  tardivement  réveillés?  étaient- 
elles  inspirées  par  la  crainte  de  voir  la  France,  l'Autriche,  la  Prusse, 


•484  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

la  Russie  se  réunir  dans  un  concert  dont  l'Angleterre  serait  exclue, 
ou  bien  fallait-il  les  imputer  au  désir  d'entrer  dans  les  projets  des 
puissances,  afin  de  les  faire  plus  sûrement  avorter?  Nous  laissons  nos 
lecteurs  libres  de  choisir  entre  ces  diverses  explications.  Pour  ce  qui 
nous  regarde,  nous  nous  interdisons  d'exprimer  aucune  opinion;  nous 
ne  prétendons  point  scruter  les  intentions,  nous  racontons  les  faits,  et' 
nous  citons  les  pièces. 
Le  30  octobre,  M.  Peel  se  présenta  chez  M.  de  Bois-le-Comte. 

a  D'après  l'idée  que  j'ai  cherché  à  donner  à  \otre  excellence  du  caractère 
loyal  et  généreux  de  M.  Peel,  elle  ne  sera  pas  étonnée  de  ce  qu'elle  va  lire. 

«  M.  Peel  est  venu  hier  chez  moi.  Toutes  mes  opinions  sont  changées,  m'a- 
t-il  dit.  La  conduite  des  radicaux  dans  les  derniers  efforts  qui  viennent  d'être 
faits  pour  une  conciliation  a  été  indigne.  Ils  n'ont  rien  voulu  sincèrement;  ils 

se  sont  moqués  de  tout Mais  que  va  faire  la  Fi-ance?  qu'allons-nous  faire? 

Pensez-vous  véritablement,  monsieur  l'ambassadeur,  que  nous  laissions  écraser 
ces  braves  gens?  Voilà  qu'on  va  jeter  quatre-vingt  mille  hommes  sur  eux. 
Vont-ils  être  massacrés  devant  nous?  La  conduite  de  l'Autriche  est  inconce- 
vable. Et  là,  M.  Peel  m'a  dit  cette  phrase  que  je  citais  hier,  «  que  la  conduite 
«  de  M.  Kaysersfeldj,produirait  un  effet  tout  aussi  malheureux  que  celui  qu'or 
a  vaient  produit  les  précédentes  démarches  de  V Angleterre.  » 

«  Et  comme  je  ne  répondais  pas  partie  par  surprise  et  partie  par  embarras, 
M.  Peel  continua  : 

tt  Mais  ne  ferez-vous  donc  rien?  Un  mot  de  vous  suffirait.  Ils  ont  une  peur 
«  énorme  de  vous;  ils  sont  poltrons,  très  poltrons,  je  vous  assure 

«  —  Je  crains  de  vous  affliger,  mon  cher  Peel,  mais,  si  nous  laissons  écraser 
«  ces  braves  gens,  la  faute  en  aura  été  en  grande  partie  à  la  conduite  tenue 
«  ici  par  l'Angleterre.  On  ne  peut,  dans  ces  affaires,  agir  qu'avec  et  par  l'opi- 
«  nion,  et,  sans  l'attitude  que  votre  pays  a  tenue,  l'opinion  chez  nous  et  au 
«  dehors  nous  eût  laissé  une  liberté  d'action  que  peut-être  nous  eussions  pu 
«  employer  plus  utilement  en  faveur  des  conservateurs, 

tt  —  Mais  enfin  ne  pourrions-nous  pas  nous  mettre  d'accord?  Je  vous  en 
«  assure,  monsieur  l'ambassadeur,  je  suis  convaincu,  je  suis  tout-à-fait  dans 
a  vos  sentimens,  et  je  veux  encore  vous  remercier  de  l'accueil  que  vous  m'avez 
«  toujours  fait,  môme  lorsque  nos  sentimens  n'étaient  pas  les  mêmes.  »  Je  ré- 
pondis à  M.  Peel  qu'il  n'était  jamais  trop  tard  pour  chercher  à  établir  le  bon 
accord  entre  nos  gouvernemens.  Nous  nous  séparâmes  très  unis,  mais  très, 
tristes  (I).  » 

A  vingt-quatre  heures  de  distance  du  moment  où  M.  Peel  tenait  à 
M.  de  Bois-le-Comte  le  langage  qu'on  vient  de  lire ,  lord  Palmerslon 
faisait  faire  par  M.  de  Bunsen,  ministre  de  Prusse  à  Londres,  une  ou- 
verture de  même  nature  à  M.  de  Broglie. 

«  Avant-hier,  30  octobre,  vers  sept  heures  du  soir,  on  m'a  annoncé  M.  le 
ministre  de  Prusse.  Étonné  de  sa  visite  à  cette  heure  tardive,  je  ne  l'ai  pas  été 
moins  de  l'ouverture  qu'il  me  venait  faire.  «  Je  quitte,  m'a-t-il  dit,  lord  Pal- 

(I)  Djpèche  de  M.  tic  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  31  octobre  1847,  no  172. 


DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.  483 
«  merston  :  je  Tai  trouvé  très  préoccupé  de  la  collision  qui  s'approche  en  Suisse. 
«  Il  regrette  que  les  propositions  qu'il  a  fait  faire  au  Sunderbund,  d'abord  par 
«  l'entremise  de  l'Autriche  et  de  la  France,  puis  par  lord  Minto,  n'aient  pas  été 
«  accueillies  :  il  demande  si  l'on  ne  pourrait  pas  encore  prévenir  l'effusion  du 
«  sang  par  une  démarche  collective  des  grandes  puissances ,  et  m'a  invité ,  ou 
«  autorisé,  ou  engagé  (je  ne  suis  pas  bien  sûr  de  l'expression)  à  m'en  entre- 
«  tenir  avec  vous. 

«  Les  propositions  de  lord  Palmerston,  ai -je  répondu  à  M.  de  Bunsen,  ont 
«  été  fidèlement  transmises  au  Sunderbund,  et  lord  Palmerston  a  reçu,  en 
«  échange,  un  long  mémoire  de  M.  Siegwart  Mûller;  mais  je  lui  avais  fait  pres- 
a  sentir  d'avance  le  résultat  de  cette  tentative.  Lord  Palmerston  proposait  au 
«  Sunderbund  de  se  soumettre  et  de  poser  les  armes ,  sans  transaction  quant 
«  au  présent,  sans  garantie  pour  l'avenir  :  c'était  lui  proposer  de  se  rendre  à  dis- 
«  crétion;  il  n'était  pas  difficile  de  prévoir  la  réponse.  Quant  à  la  possibilité 
«  d'une  démarche  collective,  je  voudrais  y  croire,  mais  il  est  bien  tard;  au 
«  moment  où  nous  parlons,  probablement  les  premiers  coups  sont  déjà  portés; 
«  il  y  a  déjà  un  vainqueur  et  un  vaincu;  le  vainqueur,  suivant  toute  appa- 
«  rence ,  n'écoutera  point  nos  bons  conseils  et  préférera  poursuivre  ses  avan- 
«  tages.  D'ailleurs,  je  suis  sans  instruction  à  l'égard  de  cette  proposition  inat- 
«  tendue;  vous  de  même;  probablement  M.  le  comte  Dietrichstein  et  M.  de 
<  Brunow  sont  dans  le  même  cas;  il  faut  un  mois  au  moins  avant  que  nous 
«  ayons  tous  réponse  de  nos  gouvernemens.  Comment  se  flatter,  fussions-nous 
«  d'accord,  d'arriver  à  temps?  » 

«  M.  de  Bunsen  ayant  insisté  et  désiré,  en  tout  cas,  connaître  mon  opinion 
sur  ce  sujet,  je  lui  ai  demandé  la  permission  d'y  réfléchir,  et  nous  avons 
ajourné  au  lendemain  la  suite  de  notre  entretien  (1).  » 

Malgré  cet  appel  inopinément  venu  du  côté  même  oii  il  avait  le  plus 
de  motifs  de  redouter  quelque  opposition  à  ses  vues,  le  gouvernement 
français  eût  peut-être  encore  hésité  à  s'adresser  lui-même  directement 
aux  grandes  puissances  de  l'Europe  pour  les  inviter  à  s'interposer 
entre  les  partis  près  d'en  venir  aux  mains,  s'il  n'y  avait  été  comme 
provoqué  par  la  démarche  éclatante  des  sept  cantons ,  qui ,  prenant  le 
ciel  à  témoin  de  la  justice  de  leur  cause  et  des  efforts  qu'ils  avaient 
faits  pour  maintenir  l'union  avec  leurs  confédérés,  venaient  de  s'a- 
dresser successivement  à  la  France  et  aux  autres  cabinets  signataires  des 
actes  du  congrès  de  Vienne,  pour  leur  demander  de  reconnaître  expres- 
sément et  formellement  laposition  actuelle  et  les  droits  desdits  cantons  (2). 
Comme  nous  l'avons  établi,  les  cantons  de  la  Suisse  sont  autant  d'états 
souverains  et  égaux,  à  ce  point  que  les  ministres  étrangers  sont  accré- 
dités non  pas  seulement  auprès  de  la  diète,  mais  auprès  de  chacun  des 
vingt-deux  états  (3).  Lors  donc  qu'on  voyait  surgir  en  Suisse  deux  fédé- 

(1)  Dépèche  de  M.  de  Broglie  à  M.  Guizot.  Londres,  t*'  novembre  1847. 

(2)  Voir  la  déclaration  du  conseil  de  guerre  des  sept  cantons  de  Lucerne,  Uri,  Schwitz, 
Unterwalden  (haut  et  bas),  Zug,  Fribourg  et  Valais  (1er  novembre  1847). 

(3)  Les  lettres  de  créance  délivrées  par  le  gouvernement  français  à  son  ambassadeur 
près  le  corps  helvétique  sont  ainsi  libellées  :  «  A  nos  très  chers,  grands  amés,  alliés  et  con- 


486  REVUE  DES  DEL'X  MONDES. 

rations  d'états,  inégales  peut-être  en  force,  mais  à  coup  sûr  égales  en 
droits,  qui  prétendaient  toutes  deux  être  reconnues  par  les  puissances 
étrangères,  il  était  naturel  de  considérer  l'antique  confédération  helvé- 
tique comme  actuellement  anéantie  par  ce  nouvel  état  de  choses.  C'est 
le  point  de  départ  que  prit  le  gouvernement  français  dans  la  note  par 
laquelle  il  invitait,  le  4  novembre  18-47,  les  cours  d'Angleterre,  d'Au- 
triche, de  Prusse  et  de  Russie  à  interposer  leur  médiation  de  concert 
avec  la  France,  et  à  se  réunir  en  conférences  dans  une  ville  voisine  de  la 
Suisse,  afin  d'arrêter  la  guerre  civile,  et  de  rétablir  la  confédération  dis- 
soute (1).  Un  projet  de  note  identique  accompagnait  cette  proposition; 
elle  fut  communiquée  le  6  par  M.  de  Broglie  à  lord  Palmerston.  Déjà 
l'armée  radicale  était  en  marche;  si  la  médiation  n'était  promptement 
offerte,  le  sang  ne  pouvait  manquer  de  couler  dans  peu  de  jours.  Cepen- 
dant lord  Palmerston  attendit  jusqu'au  16  pour  répondre  à  la  commu- 
nication qu'il  avait  reçue  le  6.  Quelle  était  sa  réponse?  A  la  note  déjà 
tout  acceptée  par  les  cours  de  Berlin  et  devienne,  lord  Palmerston  offrait 
de  substituer  un  contre-projet,  et  insistait  pour  qu'avant  d'offrir  la  mé- 
diation aux  parties  belligérantes,  on  tombât  préalablement  d'accord  sur 
toutes  les  questions  que  la  médiation  pouvait  soulever;  et  comme  si  ce 
n'était  pas  assez  de  tous  ces  délais  pour  laisser  aux  forces  considérables 
des  radicaux  le  temps  d'écraser  la  faible  résistance  des  cantons  du  Sun- 
derbund,  le  secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique  faisait  hâter  sous 
main  la  marche  des  troupes  expédiées  de  Berne  contre  les  malheureux 
défenseurs  de  Fribourg  et  de  Lucerne,  Au  moment  où  il  traitait  avec 
les  grandes  puissances,  lord  Palmerston  se  flattait  que  la  victoire  du 
parti  radical  aurait  déjà  anéanti,  avec  la  résistance  du  parti  conserva-» 
ieur,  l'objet  même  de  la  médiation  et  les  concessions  qu'il  avait  été 
contraint  de  faire  à  ses  alliés.  En  donnant  à  M.  Peel  connaissance  du 
projet  de  note  concertée,  il  y  joignait  de  tels  accompagnemens  (ce  sont' 
les  propres  paroles  de  M.  Peel),  que  le  chargé  d'affaires  britannique  avait 
dû  croire  qu'il  ne  serait  jamais  question  d'en  faire  usage  (2). 

Ce  ne  fut  que  le  26,  deux  jours  après  la  prise  de  Lucerne,  que  le 
Palmerston  donna  enfin  son  assentiment  à  la  médiation  projetée, 
quoi  avaient  été  employés  de  si  longs  et  de  si  funestes  délais?  Pour  le 
savoir,  il  suffit  de  le  demander  aux  documens  officiels  qui  suivent; 
leur  témoignage  est  irrécusable. 

«  M.  Peel  disait  hier  à  l'ambassade  qu'il  avait  envoyé  quelqu'un  à  Lucerric 
Il  parait  très  embarrassé  depuis  quelques  jours;  son  langage  est  redevenu 

fédérés  le  président  et  députés  des  vingt-deux  cantons  composant  la  diète  helvétique  : 
nous  avons  nommé  M pour  résider  près  des  louables  cantons  composant  la  Confé- 
dération helvétique.  » 

(1)  Voir  le  projet  de  note  commune  adressé  aux  cabinets  de  Londres,  Vienne,  Berlin 
et  Saint-Pétersbourg,  4  novembre  1847.  (Pièces  communiquées  aux  chambres  françaises.) 

(2)  Correspondance  de  M.  de  Bois-le-Comte,  dépêche  du  15  décembre  1847. 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE  LA   FRANCE   DEPUIS   1830.        487 

comme  aux  premiers  temps.  On  pensait  qu'il  avait  bien  envoyé  à  Luceine, 
non  pas  dans  la  ville,  mais  bien  au  quartier-général,  pour  prévenir  le  général 
Dufour  et  lui  conseiller  de  presser  les  choses.  —  Je  cite  à  regret  cette  suppo- 
sition. Elle  montre  l'incertitude  qui  règne  encore  sur  tout  ce  qui  vient  de  cette 
part.  Il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  de  faux  au  fond  de  toute  la  position  prise 
par  la  cour  de  Londres,  pour  qu'un  caractère  vrai  et  généreux  comme  celui  de 
M.  Peel  ne  puisse  cependant  y  inspirer  à  personne  de  sécurité  (1). 

«  Ma  correspondance  de  Berne  continue  à  me  parler  de  l'extrême  embarras 
que  M,  Peel  montre  encore;  on  l'attribuait  au  faux  jeu  que  lord  Palmerston 
lui  aurait  fait  jouer;  mais,  au  fait,  ce  n'est  qu'une  supposition,  et  peut-être,  au 
contraire,  M.  Temperly  a-t-il  encore  été  tenté  d'arrêter  l'effusion  du  sang,  et 
de  faire  une  démarche  qui  aura  été  repoussée  comme  toutes  les  autres  démar- 
ches de  M.  Peel.  Le  seul  fait  certain  est  la  gêne  extrême  qui  se  montre  dans 
toute  l'attitude  de  M.  Peel  (2).  » 

Cependant,  si  la  victoire  définitive  des  radicaux  était  venue  assez  à 
temps  pour  empêclier  que  la  médiation  ne  portât  ses  fruits,  la  nou- 
velle de  cette  victoire  n'était  pas  arrivée  assez  vite  à  Londres  pour  dis- 
penser lord  Palmerston  de  signer  la  note  concertée.  La  note  concertée 
était  pour  la  politique  anglaise  tout  un  changement  de  système.  Par 
la  signature  apposée  à  cette  note,  lord  Palmerston  avait  adhéré  en  fait 
aux  principes  toujours  soutenus  par  les  grandes  puissances.  Il  en  était 
venu  à  nier  positivement  le  droit  que  les  cantons  radicaux  s'arro- 
geaient de  pouvoir,  en  dépit  des  traités,  opprimer  leurs  confédérés,  et 
substituer,  contre  l'esprit  de  la  constitution  helvétique  aussi  bien  que 
contre  la  lettre  même  des  traités,  le  système  unitaire  à  la  forme  fédé- 
rative;  en  un  mot,  de  radical  qu'il  avait  été  jusque-là  à  Berne  (pour 
nous  servir  d'une  expression  employée  par  son  agent  en  Suisse),  lord 
Palmerston  était  devenu  soudainement  conservateur.  On  comprend 
ce  qu'un  pareil  revirement  dut  causer  de  mauvaise  humeur  à  M.  Peel, 
qui  avait  dernièrement  reçu  et  suivi  des  instructions  tout  opposées. 

«  C'est  avec  beaucoup  de  regret,  monsieur,  que  je  dois  revenir  à  vous  par- 
ler de  M.  Peel.  Il  paraît  que  depuis  mon  départ  de  Berne  il  était  revenu  à  ses 
anciennes  amitiés,  et  qu'il  se  disposait  à  prendre  possession  de  la  situation, 
comme  s'il  avait  jusqu'au  bout,  et  sans  distinction,  soutenu  les  radicaux.  Il 
avait  fait  une  visite  de  félicitation  à  M.  Ochsenbein,  et  il  venait  de  l'inviter 
avec  d'autres  vainqueurs  à  un  grand  dîner  quand  il  a  reçu  ma  lettre,  qui  lui 
annonçait  l'entente  conclue  et  la  remise  que  je  faisais  immédiatement  de  la 
note  concertée.  Il  a  aussitôt  décctoimandé  le  dîner,  et,  M.  de  Massignac  étant 
venu  le  soir,  il  lui  a  parlé  en  ces  termes  : 

«  Si  je  pouvais  montrer  les  dépêches  de  lord  Palmerston,  on  penserait, 
comme  moi,  que  je  ne  saurais  remettre  la  note  qu'il  m'annonce.  Je  donnerai 
ma  démission  plutôt  que  de  le  faire.  Eh  !  le  puis-je  donc,  en  effet,  quand  je 
viens  de  faire  une  visite  à  M.  Ochsenbein  dans  un  sens  tout  opposé? 

(1)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  ik  M.  Guizot,  25  novembre  1847,  no  201. 

(2)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  88  novembre  i84T,  n»  207. 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Vous  comprenez,  ajouta  ensuite  M.  Peel  avec  plus  de  calme,  que  je  ne 
me  suis  pas  lié  a^'ec  des  gens  comme  les  radicaux  par  amitié  pour  eux;  mais 
la  guerre  est  finie,  et  l'on  m'a  fail  jouer  un  rôle  qui  me  blesse  beaucoup  (1).  » 

Quel  était  ce  rôle  que  l'on  avait  fait  jouer  à  M.  Peel,  et  dont  il  se 
montrait  alors  si  vivement  blessé?  La  dépêche  suivante  ne  laisse  aucune 
incertitude  à  ce  sujet. 

«  Attachant  une  juste  importance  à  établir  près  de  votre  excellence,  avec  le 
plus  de  certitude  possible,  quelles  ont  été  ici  les  intentions  et  la  conduite  du 
cabinet  anglais  dans  ces  dernières  circonstances,  j'avais  chargé  M.  de  Massi- 
gnac  de  confirmer,  par  un  témoignage  irrécusable,  ce  qui  ne  pouvait  encore, 
€e  notre  part,  être  considéré  que  comme  une  opinion,  un  soupçon,  le  double 
jeu  de  lord  Palmerston  qui  pressait  les  opérations  militaires  en  Suisse  et  re- 
tardait les  négociations  à  Londres,  afin  d'annuler  les  unes  par  les  autres;  j'avais 
exprimé  à  M.  de  Massignac  le  désir  qu'il  pût  en  avoir  l'aveu  de  la  bouche  même 
de  M.  Peel.  Voici  ce  qu'il  m'écrit  de  Berne  : 

«  L'affaire  de  la  mission  du  chapelain  de  la  légation  d'Angleterre  est  éclaircie. 

«  Ce  matin  (29  novembre  1847)  je  fus  chez  M.  le  ministre  d'Espagne.  Après 
avoir  causé  avec  lui  de  la  lettre  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  adresser  ce  ma- 
tin, et  à  laquelle  il  donne  son  entière  approbation  quant  à  l'exactitude  :  «  Je 
«  voudrais  bien  savoir,  lui  dis-je,  si  vi-aiment  Temperly  a  été,  de  la  part  de 
«  Peel,  dire  au  général  Dufour  de  presser  l'attaque  contre  Lucerne.  —  Qui 
«  est-ce  qui  en  doute?  me  répondit-il.  Pour  moi,  j'en  suis  sûr;  je  le  tiens 
«  bonne  source,  et  j'en  mets  ma  main  au  feu,  me  répéta-t-il  à  plusieurs  rè 
«  prises.  —  Je  le  crois,  ajoutai-je;  mais  j'aurais  quelque  intérêt  à  le  faire  avouer' 
«  à  Peel  lui-même,  et  devant  quelqu'un,  vous,  par  exemple.  » 

«  L'occasion  s'en  est  présentée  dès  ce  matin.  —  Nous  parlions  avec  Zayas  etS 
Peel  des  affaii-es  suisses  et  de  la  manière  dont  les  différens  cabinets  les  ju- 
geaient. «  Aucun  cabinet  de  l'Europe,  excepté  celui  de  l'Angleterre,  n'a  com-^ 
«  pris  les  affaires  de  Suisse,  dit  Peel,  et  lord  Palmerston  a  cessé  de  les  com- 
«  prendre  lorsqu'il  a  approuvé  la  note  identique.  —  Avouez  au  moins,  lu^ 
«  dis-je,  qu'il  a  fait  une  belle  fin,  et  que  vous  nous  avez  joué  un  tour  en  presrj 
«  sant  les  événemens.  »  Il  se  tut.  J'ajoutai  :  «  Pourquoi  faire  le  mystérieux! 
(c  Après  une  partie,  on  peut  bien  dire  le  jeu  qu'on  a  joué.  —  Eh  bien  !  c'esl 
«  vrai,  dit-il  alors  :  j'ai  fait  dire  au  général  Dufour  d'en  finir  vite.  »  Je  regarda 
M.  de  Zayas  pour  constater  ces  paroles.  Son  regard  me  cherchait  aussi. 

«  Cependant,  monsieur  l'ambassadeur,  je  n'ai  pas  voulu  vous  apprendre 
aveu  légèrement,  et,  ce  soir,  j'ai  demandé  à  M.  de  Zayas  s'il  considérait  l'ave 
comme  complet.  «  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voudriez  de  plus,  me  répondit-îl 
«  à  moins  que  vous  ne  vouliez  une  déclaration  écrite.  Quand  je  vous  disais 
«  matin  que  j'en  mettrais  ma  main  au  feu  (2)  1  » 

Nous  avons  hâte  de  sortir  de  ces  pénibles  détails,  que  nous  aurions 
préféré  ne  point  relater,  s'ils  n'eussent  été  nécessaires  pour  éclaircilj 
un  des  points  les  plus  curieux  de  notre  histoire  contemporaine.  Est-il 
besoin  maintenant  de  dire  quel  fut  le  succès  de  la  tactique  de  lord 

(1)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  2  décembre  1847,  no  212. 

(2)  Dépêche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  31  décembre  18 i7,  n"  240. 


DE  LA  POLITIQUE   EXTÉRIEURE  DE  LA   FRANCE   DEPUIS   1830.        i89 

Palmerston?  Pendant  qu'en  signant  la  note  concertée,  il  disait  à  M.  de 
Broglie  :  «Notre  médiation,  je  le  crains  bien,  sera  devancée  par  les 
événemens  (1);  les  radicaux  suisses,  obéissant  à  ses  exhortations,  en 
finirent  vite  non-seulement  avec  la  résistance  de  leurs  adversaires  de 
Fribourg  et  de  Lucerne,  mais  aussi  avec  les  principes  de  la  justice  et 
de  l'humanité.  On  s'est  étonné  du  peu  de  temps  qu'avait  duré  la  lutte, 
ou  plutôt  de  ce  qu'il  n'y  avait  point  eu  de  lutte  sérieuse.  Que  pouvaient 
300,000  individus,  les  plus  pauvres  de  la  Suisse,  contre  1,900,000  ha- 
bitans  des  cantons  les  plus  riches  et  les  plus  puissans?  Qu'on  ne  s'y 
méprenne  pas  toutefois,  ce  ne  fut  pas  leur  infériorité  numérique  qui 
paralysa  les  cantons  du  Sunderbund;  ce  fut  l'effet  moral  de  l'inconce- 
vable abandon  où  leur  cause  était  laissée  de  toutes  parts.  L'opinion 
publi(jue  française,  abusée  par  des  journaux  mal  informés  ou  aveuglés 
par  l'esprit  de  parti ,  s'était  prononcée  contre  eux.  Le  gouvernement 
anglais  les  avait  livrés  à  leurs  ennemis.  Enfin,  en  Suisse  même,  les 
hommes  les  plus  distingués  du  parti  modéré,  se  croyant  sans  doute  liés 
d'honneur  par  la  consigne  militaire,  avaient  consenti  à  servir  dans 
l'armée  radicale.  M.  Dufour,  le  général  en  chef,  et  cinq  sur  sept  des 
commandans  généraux,  étaient  conservateurs.  Leur  exemple  avait  en- 
trahié  la  plupart  des  officiers  inférieurs  qui  professaient  les  mêmes 
opinions.  Des  bataillons  entiers,  maudissant  le  joug  odieux  des  radi- 
caux, obéissant  cependant  aux  ordres  de  la  diète,  s'acheminaient,  le 
remords  dans  l'ame,  vers  le  théâtre  de  la  guerre.  En  voyant  s'avancer 
contre  eux  ces  chefs  et  ces  soldats ,  porteurs  du  brassard  fédéral ,  les 
mêmes  cantons  conservateurs,  qui  avaient  jadis  combattu  de  si  grand 
cœur  les  corps  francs,  furent  saisis  de  trouble  et  d'incertitude.  Eux  qui 
avaient  culbuté  sans  crainte  les  bandes  illégales  dirigées  par  le  volon- 
taire M.  Ochsenbein,  ils  hésitèrent  à  se  défendre  contre  les  troupes 
régulières  réunies  par  M.  Ochsenbein,  président  du  vorort,  et  menées 
contre  eux  par  un  général  conservateur  nommé  par  la  diète.  En  plu- 
sieurs endroits,  les  niasses  populaires  demandèrent  en  vain  à  être  me- 
nées au  combat;  leurs  chefs  préférèrent  capituler.  On  sait  ce  que  furent 
ces  capitulations,  oii  sait  surtout  comment  elles  furent  observées. 

Il  n'entre  point  dans  notre  intention  de  raconter  ce  que  fut  le  ré- 
siime  des  cantons  du  Sunderbund  après  le  triomphe  des  radicaux. 
>«ous  n'avons  pas  non  plus  à  dire  comment,  affranchi  par  son  succès 
des  ménagemens  qu'il  avait  gardés  jusqu'alors,  le  parti  vainqueur 
s  abandonna  à  ces  excès  grossiers  si  énergiquement  stigmatisés  par 
M.  de  Montalembert  à  la  tribune  de  la  chambre  des  pairs,  avec  une 
chaleur  et  des  accens  qui  ne  sont  pas  encore  sortis  de  la  mémoire  des 
gens  de  bien.  Nous  nous  renfermerons  strictement  dans  notre  sujet, 

(1)  Voir  les  dépêches  de  M.  de  Broglie  du  2  décembreJ1847,  communiquées  aux  cham- 
bres en  janvier  1848. 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  , 

en  constatant  simplement  l'universelle  réprobation  attirée  sur  la  diète 
par  son  rejet  déloyal  des  conditions  de  la  capitulation  qui  lui  avaient 
livré  les  portes  de  Fribourg,  par  les  actes  de  violence  et  de  spoliation 
éhontées  qu'elle  a  exercés  contre  les  vaincus,  et  par  le  joug  oppresseur 
et  tyrannique  qu'elle  leur  a  imposé.  Tant  d'iniquités  n'eurent  pas  seu- 
lement pour  effet  de  provoquer  la  démission  des  généraux  suisses, 
embarrassés  de  mettre  plus  long-temps  leur  épée  au  service  d'une 
cause  qui,  se  montrant  enfin  à  leurs  yeux  telle  qu'au  fond  elle  avait 
toujours  été,  soulevait  leur  cœur  d'indignation;  elles  ne  servirent  pas 
non  plus  seulement  à  désabuser  une  portion  du  public  européen,  elles 
modifièrentles  vues  de  ceux-là  même  qui  s'étaient  fait  au  débutles  alliés, 
nous  allions  presque  dire  les  complices  du  parti  radical  en  Suisse.  Le 
secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique  parut  presque  regretter  la 
bienveillance  qu'il  avait  témoignée  à  des  gens  qui,  après  en  avoir  fait 
un  si  bruyant  étalage  dans  le  temps  où  ils  en  avaient  besoin,  se  mon- 
traient, depuis  leur  victoire,  si  peu  disposés  à  la  reconnaître  par  vm 
peu  de  déférence  pour  ses  conseils.  En  effet,  le  nouvel  envoyé,  sir 
Strafford  Canning,  d'abord  bien  accueilli  par  M.  Ochsenbein  et  ses  amis, 
n'avait  pas  tardé  à  les  voir  s'éloigner  de  lui,  dès  qu'il  avait  voulu  leur 
prêcher  le  calme,  la  modération  et  la  justice.  Chaque  jour,  il  se  mon- 
trait plus  dégoûté  de  la  tâche  ingrate  qui  lui  avait  été  confiée  d'avoir 
à  faire  entendre  raison  à  de  pareils  protégés. 

« La  mission  de  sir  Strafford  Canning  touche  à  son  terme;  il  m'a  an- 
noncé hier  (écrit  à  M.  de  Bois-le-Comte  le  même  correspondant)  son  dessein 
<le  quitter  la  Suisse. 

«  Je  vois,  me  disait-il,  qu'on  ne  suit  pas  mes  conseils,  et  ma  position  devient 
intenable.  J'ai  appuyé  mes  démarches  officielles  de  lettres  particulières  et  ami- 
cales à  M.  Ochsenbein;  ce  matin  encore,  je  lui  ai  écrit  pour  lui  recommander 
l'amnistie.  Tout  cela  sera  sans  résultat.  Ochsenbein  et  Funck  ont  le  désir  du 
bien,  mais  les  autres  membres  du  gouvernement  sont  les  bras  des  clubs,  et,  si 
je  confonds  dans  mes  souvenirs  M***  et  M***  avec  les  ours  de  pierre  qu'on  voit 
5«r  la  porte  de  Berne,  ce  sera  leur  faute,  car  je  n'ai  pas  pu  avoir  l'honneur  de 
les  voir. 

«  Il  avait  un  air  triste  en  me  disant  ces  paroles.  Il  ajouta  que,  depuis  long- 
temps, il  s'apercevait  de  la  justesse  des  renseignemens  que  je  lui  avais  donnés 
sur  les  hommes  et  sur  les  choses;  qu'il  y  a  trois  mois,  il  avait  balancé  pendant 
trois  jours  pour  savoir  s'il  ne  partirait  pas  immédiatement;  que  lord  Palmer- 
ston  avait  laissé  à  son  jugement  de  partir  ou  de  rester;  qu'il  avait  pensé  que  sa 
présence  ferait  mieux  écouter  ses  conseils ,  mais  qu'aujourd'hui  il  était  désa- 
tjbusé  et  qu'il  allait  quitter  ce  pays  (1).  » 

Sans  doute,  s'il  n'eût  écouté  que  son  inclination,  sir  Strafford  Can- 
ning serait  parti  plus  tôt  d'un  lieu  où  ses  sages  conseils  étaient  si  mal 

(1)  Dépèche  de  M.  de  Bois-le-Comte  à  M.  Guizot,  23  janvier  1848. 


DE   LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE   DEPUIS   1830.        491 

reçus  et  si  peui  suivis;  mais  il  ne  pouvait  échapper  à  ce  représentant 
expérimenté  du  gouAernement  britannique  qu'en  continuant  à  Berne, 
même  avec  peu  de  chances  de  succès,  le  rôle  de  modérateur  que  la 
droiture  de  son  caractère  lui  aurait,  en  tout  temps,  fait  choisir,  alors 
même  que  les  intérêts  de  son  pays  ne  le  lui  auraient  pas  commandé,  il 
prenait  le  meilleur  moyen  de  parer  à  des  éventualités  qui  déjà  se  lais- 
saient entrevoir,  et  menaçaient  de  changer  en  un  échec  définitif  l'a- 
vantage que  la  politique  anglaise  avait,  on  sait  maintenant  à  quel  prix, 
remporté  en  Suisse. 

Le  dernier  incident  diplomatique  dont  il  nous  reste  maintenant  à 
rendre  compte  n'a  jamais  été  révélé  au  public,  et,  si  l'on  excepte  le 
petit  nombre  d'hommes  considérables  qui  y  ont  pris  part,  bien  peu  de 
personnes  en  ont  eu  connaissance.  11  nous  est  impossible  de  le  passer 
sous  silence,  non-seulement  parce  qu'il  se  rattache  directement  à  la 
question  suisse,  dont  nous  avons  cherché  à  raconter  fidèlement  toutes 
les  phases,  mais  encore  parce  que,  si  la  révolution  de  février  n'eût  pas 
éclaté,  il  est  probable  qu'il  eût  exercé  sur  la  politique  extérieure  de 
notre  pays  et  sur  le  sort  de  l'Europe  une  influence  considérable. 

Nous  avons  dit,  avec  quelques  détails,  comment,  à  la  fin  de  1846,  le 
gouvernement  français,  sans  rien  abandonner  de  la  politique  qui  lui 
était  propre,  sans  aller  rechercher  l'alliance  des  cours  du  Nord,  sans 
se  rapprocher  en  quoi  que  ce  soit  des  tendances  qui  caractérisaient 
particulièrement  la  politique  de  la  cour  de  Vienne ,  avait  cru  utile, 
pour  le  salut  de  la  Suisse  et  le  maintien  de  la  paix  du  monde,  de  faire, 
(le  l'autre  côté  du  Jura,  avec  l'Autriche,  ce  qu'il  avait  réussi  à  faire> 
pour  un  temps,  avec  l'Angleterre,  de  l'autre  côté  des  Pyrénées,  ce  qu'il 
avait  également  essayé  en  Grèce  avec  l'Angleterre  et  la  Russie,  c'est-à- 
dire  oublier  momentanément  l'antique  rivalité  d'influence,  afin  de 
s'occuper  ensemble  et  de  bonne  foi  d'un  intérêt  spécial,  pressant  et 
supérieur  à  toutes  les  dissidences  ordinaires.  De  la  fin  de  1846  à  la  fin 
de  1847,  cette  entente  de  la  France  avec  les  cabinets  de  Berlin,  de 
Saint-Pétersbourg,  et  en  particulier  avec  le  cabinet  de  Vienne,  avait 
été,  en  ce  qui  regardait  les  affaires  de  Suisse,  heureusement  main» 
tenue,  malgré  quelques  différences  de  conduite  plus  apparentes  que 
réelles.  Dans  l'action  commune,  la  France  avait  joué  le  rôle  principal 
et  le  plus  actif,  non  point  parce  qu'elle  était  plus  que  les  cabinets  de 
Russie,  de  Prusse  ou  d'Autriche,  animée  contre  les  gouvernemens  ra- 
dicaux de  la  Suisse,  mais,  tout  au  contraire,  parce  que,  moins  com- 
promise et  restée  de  plus  grand  sang-froid,  elle  n'avait  pas  prématu- 
rément rompu  comme  eux  les  liens  et  cessé  les  communications  qui 
lui  permettaient  d'agir  encore  sur  la  portion  restée  saine  de  ce  mal- 
heureux pays. 

Cette  entente  avait  été  d'une  nature  si  peu  exclusive,  que  rien  n'a- 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vait  été  négligé  de  notre  côté  pour  y  faire  adhérer  l'Angleterre,  à  tel 
point  que  le  tardif  assentiment,  à  grand'peine  arraché  à  lord  Pal- 
merston ,  avait  été  considéré  comme  un  succès  de  la  politique  fran- 
çaise. Cependant  la  médiation,  résultat  éphémère  de  l'entente  à  cinq, 
ayant  échoué  précisément  parce  que  l'Angleterre  y  était  entrée,  et 
entrée  dans  la  pensée  de  la  faire  échouer,  et  les  dangers,  conséquence 
de  l'état  violent  de  la  Suisse,  n'ayant  fait  qu'augmenter,  les  grandes 
puissances,  en  particulier  l'Autriche  et  la  Prusse,  devaient  être  con- 
duites à  chercher  dans  quelque  autre  combinaison  les  garanties  deve- 
nues nécessaires  à  la  paix  du  continent.  Ces  garanties,  elles  ne  pou- 
vaient les  trouver  ailleurs  que  dans  l'accord  avec  la  France,  elles  ne 
pouvaient  les  demander  à  d'autres  qu'au  gouvernement  français.  L'im- 
minence de  cette  situation,  qui  allait  rendre  notre  cabinet  arbitre  des 
destinées  de  l'Europe,  était  amèrement  pressentie  par  tous  les  corres- 
pondans  de  lord  Palmerston  à  l'étranger.  Il  ne  faut  que  parcourir 
les  dernières  pages  des  papiers  communiqués  au  parlement  d'An- 
gleterre en  4848  et  4849,  pour  y  voir  combien  souvent  de  Berne,  de 
Berlin  et  de  Vienne,  les  agens  anglais  appelaient  l'attention  du  prin- 
cipal secrétaire  d'état  de  sa  majesté  britannique  sur  les  voyages  de 
deux  des  plus  éminens  diplomates  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche, 
M.  le  général  Radowitz  et  M.  le  comte  Colloredo,  qui,  après  s'être 
rencontrés  en  Allemagne,  se  rendaient  à  Paris.  Ces  appréhensions 
des  agens  anglais  n'étaient  pas  dénuées  de  fondement.  Tel  était  en 
effet  le  résultat  de  la  politique  que  leur  chef  avait  jugé  convenable  de 
suivre  en  Espagne,  en  Italie,  en  Grèce,  et,  dernièrement  enfin,  dans 
les  affaires  de  Suisse.  Désespérant  de  pouvoir  jamais  s'entendre  avec 
celui  qui  s'était  fait ,  à  Madrid ,  le  patron  des  cabales  des  exaltés  espa- 
gnols, à  Rome,  à  Naples  et  en  Sicile,  le  promoteur  des  insurrections 
et  de  la  levée  de  boucliers  contre  l'Autriche,  en  Grèce,  un  agent  in- 
cessant de  troubles  et  de  désordre,  qui  avait  livré  les  conservateurs  de 
Fribourg  et  de  Lucerne  à  la  colère  des  radicaux  suisses,  les  grandes 
puissances  de  l'Europe  venaient  témoigner  à  la  France  le  désir  de  se 
concerter  avec  elle  à  l'exclusion  de  l'Angleterre.  M.  le  comte  Collo- 
redo et  le  général  Radowitz,  pendant  leur  séjour  à  Paris,  mirent  en 
avant  l'idée  d'une  entente  à  quatre  sur  les  affaires  de  Suisse.  Notre  ca- 
binet avait  accepté  leurs  ouvertures;  un  jour  était  pris  (le  45  mars) 
pour  donner  aux  arrangemens  déjà  débattus  une  forme  arrêtée  et  pré- 
cise. Ainsi  avait  été  définitivement  franchi  un  pas  immense.  Ces  mêmes 
puissances  du  Nord,  si  hostiles  en  4830,  qui  avaient  eu  si  grande  hâte, 
en  4840,  de  prendre  parti  contre  nous  et  pour  l'Angleterre  au  sujet 
des  affaires  du  Levant,  qui  étaient  restées  passives  et  neutres  en  4846 
après  les  mariages  espagnols,  en  4848  après  les  affaires  de  la  Suisse,  se 
mettaient  avec  nous  et  contre  l'Angleterre.  Nous  n'avions  pas  passé  de 


DE   LA    POLITIQUE   EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE   DEPUIS    1830.        493 

Jeur  côté,  elles  avaient  passé  du  nôtre.  C'était  le  tour  de  l'Angleterre 
(l'être  placée  dans  l'isolement. 

En  donnant  au  public  cette  suite  d'études  que  nous  terminons  au- 
jourd'hui sur  la  politique  extérieure  du  gouvernement  français  de 
1830  à  18-48,  notre  dessein  a  moins  été  de  nous  livrer  à  un  exainen 
complet  et  circonstancié  de  la  diplomatie  française  que  d'en  faire  res- 
sortir les  côtés  saillans;  nous  nous  sommes  attaché  aux  événemens 
décisifs  qui  ont,  pendant  ces  dix-huit  années,  mis  le  plus  en  relief  le 
fond  même  de  notre  politique  extérieure.  Nous  nous  sommes  abstenu 
de  toute  réflexion  générale  :  nous  nous  les  interdisons  encore.  Qu'il 
nous  soit  toutefois  permis,  au  moment  déposer  la  plume,  de  constater 
les  faits  en  les  résumant. 

En  1830,  le  gouvernement  français,  sorti  d'une  crise  révolution- 
naire que  nous  n'avons  pas  beson  de  juger  ici,  fruit  lui-même  d'une 
transaction  sur  le  mérite  de  laquelle  nous  n'avons  pas  à  nous  pro- 
noncer, se  trouve  en  présence  de  l'Europe  inquiète  et  troublée.  Les 
grandes  puissances,,  posées  face  à  face  de  lui,  une  exceptée,  lui  sont 
toutes  contraires.  Par  son  accord  avec  le  seul  gouvernement  dont  l'ori- 
gine fût  semblable  à  la  sienne,  le  seul  dont  il  pût,  avec  honneur  et 
sécurité,  rechercher  alors  l'amitié,  il  brave,  contient,  calme  et  fait 
peu  à  peu  tomber  les  dispositions  malveillantes  des  autres  cabinets. 
Quels  sont  les  résultats  de  cette  alliance  avec  l'Angleterre?  D'abord  la 
création  d'un  royaume  de  Belgique,  et  par  suite  une  sécurité  nouvelle 
acquise  pour  notre  frontière  du  nord;  peu  après,  l'établissement  du 
régime  représentatif  en  Espagne,  qui  nous  ménage  une  égale  sécurité 
pour  notre  frontière  du  midi;  enfin,  l'établissement  d'une  monarchie 
constitutionnelle  en  Portugal,  en  Grèce,  et,  comme  conséquence,  un 
surcroît  d'influence  en  Europe.  Cette  situation  se  prolonge  sans  modi- 
fication essentielle  jusqu'en  1840.  En  1840  survient  un  premier  dissen- 
timent avec  le  cabinet  anglais,  dirigé  par  lord  Palmerston.  Notre  pays 
découvre  aussitôt  combien ,  dès  qu'il  cesse  d'être  d'accord  avec  l'An- 
gleterre, les  autres  cabinets  européens  sont  empressés  à  s'unir  contre 
lui.  11  se  trouve  pour  un  temps  rejeté,  malgré  la  volonté  de  ceux  qui 
le  gouvernent,  dans  une  situation  isolée,  violente  et  presque  révolu- 
tionnaire devant  l'Europe.  Lord  Palmerston  est  remplacé  par  lord 
Aberdeen;  alors  l'entente  se  renoue,  sinon  entre  les  deux  nations,  du 
moins  entre  les  deux  cabinets.  Cette  seconde  alliance  avec  l'Angleterre 
semble  aussi  solide,  elle  est  plus  intime  peut-être  que  la  première.... 
Qu'elle  est  loin  cependant  de  porter  les  mêmes  fruits  !  A  peine  les  ef- 
forts des  ministres  des  deux  pays  suffisent-ils  à  prévenir  de  déplora- 
bles collisions.  Le  cabinet  tory  cède  bientôt  la  place  à  un  cabinet  whig, 
fit  lord  Palmerston  revient  aiix  affaires,  Alors  une  lutte  non  avouée,  i^ 


iOi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

o^t  vrai,  mais  réelle,  ardente,  du  côté  du  moins  de  l'Angleterre,  re- 
prend, non  pas  sur  un  seul  théâtre,  mais  sur  tous,  en  Espagne,  en 
Portugal,  en  Grèce,  en  Italie,  en  Suisse  et  partout.  Cependant,  cette 
fois,  le  gouvernement  français  résiste  efficacement  sans  que  le  pays 
lui-même  en  soit  le  moins  du  monde  troublé;  il  résiste,  en  ayant  par* 
fois  les  grandes  puissances  contre  lui,  parfois  neutres  entre  l'Angle- 
terre et  lui,  et  parfois  avec  lui.  Il  résiste  le  plus  souvent  avec  succès, 
rarement  avec  désavantage.  Si,  en  Portugal,  il  s'entend  pour  un  mo- 
ment avec  l'Angleterre,  c'est  son  opinion  qui  l'emporte.  En  Espagne, 
le  parti  français  triomphe,  et  l'Espagne  tranquille  et  prospère  retrouve 
aussitôt  des  jours  qu'elle  avait  presque  oubliés.  Notre  influence  do- 
mine en  Grèce,  la  Grèce  prend  paisiblement  son  rang  parmi  les  états 
constitutionnels  réguliers  de  l'Europe.  En  Italie,  au  contraire,  les  con- 
seils du  gouvernement  français  sont  dédaignés,  ce  sont  ceux  de  l'An- 
gleterre qui  l'emportent;  on  sait  ce  qu'est  devenue  l'Italie,  et  si  l'An- 
gleterre est  venue  la  tirer  du  naufrage  où  elle  l'a  précipitée.  En  Suisse, 
là  cause  radicale  triomphe ,  grâce  à  lord  Palmerston  ;  où  en  est  au- 
jourd'hui la  Suisse?  Voilà,  si  nous  avons  été  impartial,  et  nous  croyons 
sincèrement  l'avoir  été,  le  compte  de  la  politique  extérieure  du  gou- 
vernement de  1830. 

Nous  le  demandons  maintenant  :  quand  donc  les  ministres  de  ce 
gouvernement  (nous  les  prenons  tous  ensemble)  se  sont-ils  montrés 
inférieurs  à  la  tâche  qu'assume  quiconque  entreprend  de  conduire  les 
affaires  extérieures  d'un  grand  et  noble  pays  comme  la  France?  Quel 
jour  et  à  quel  moment  ont-ils  néghgé,  compromis  ou  trahi  les  grands 
intérêts  qui  leur  étaient  confiés ,  intérêts  de  toute  nature,  permanens, 
transitoires,  d'humanité  et  de  civilisation  générale,  tous  ces  intérêts 
multiples,  en  apparence  identiques  au  fond,  dont  l'ensemble,  aussi 
long-temps  que  la  France  conservera  son  nom ,  qu'elle  soit  empire  ou 
république,  monarchie  de  droit  divin  ou  monarchie  constitutionnelle^ 
ne  cessera  de  constituer  l'apanage  glorieux  que  nos  pères  nous  ont 
transmis,  et  que  naguère  encore  nous  espérions  passer  intact  à  nos 
enfans?  N'étaient-ce  pas  les  intérêts  permanens  de  la  France  qu'assu- 
raient les  ministres  du  dernier  gouvernement  en  créant  le  royaume 
de  Belgique,  en  favorisant  le  développement  du  régime  constitutionnel 
en  Espagne,  et  plus  tard  en  y  maintenant  sur  le  trône  la  dynastie 
qui  y  règne  depuis  Louis  XlY?  N'étaient-ce  pas  les  intérêts  transitoires, 
mais  également  sacrés  de  la  France,  que  ces  ministres  ont  servis,  lors- 
qu'ils ont  fait  pénétrer  si  loin  et  si  avant  au  dehors,  par  leurs  discours, 
par  leurs  actes  et  par  leurs  exemples,  non  point,  grâce  à  Dieu,  les 
doctrines  révolutionnaires ,  mais  les  idées  de  liberté  réglée ,  de  tolé- 
rance éclairée,  qui,  il  y  a  deux  ans,  paraissaient,  sous  leurs  auspices, 
près  de  triompher  partout?  N'était-ce  pas  enfin  à  la  cause  de  l'huma- 


DE  LA   POLITIQUE  EXTÉRIEURE   DE   LA   FRANCE   DEPUIS    1830.         495 

nité  et  de  la  civilisation  qu'ils  sacrifiaient  une  éphémère  popularité, 
quand  ils  retenaient  l'Italie  trop  prompte  à  provoquer  inconsidéré- 
ment l'Autriche,  quand  ils  sommaient  les  radicaux  suisses  de  respecter 
la  souveraineté  des  petits  cantons  catholiques?  Il  est  vrai,  en  Italie 
et  en  Suisse,  ils  ont  échoué;  pourquoi?  Par  leur  faute?  Non,  mais,  ce 
qui  est  triste  à  dire,  parce  que,  sur  ces  questions,  l'opinion  de  leur 
propre  pays  a  eu  le  tort  de  ne  les  point  soutehir.  Loin  de  nous  l'inten- 
tion d'accuser  indistinctement  les  adversaires  du  dernier  cabinet.  L'es- 
prit de  nos  institutions  autorisait  la  sévérité,  l'injustice  même  des  ju- 
gemens  qu'ils  ont  portés  sur  une  politique  qu'à  coup  sûr  ils  avaient  le 
droit  de  ne  pas  approuver.  Nos  reproches  vont  à  ceux  qui,  non  contens 
d'user  d'une  critique  amère,  ont  pris  ouvertement  parti  contre  leur 
gouvernement  et  pour  l'étranger.  A  eux  la  responsabilité  des  malheurs 
de  l'Italie  et  de  la  Suisse,  car,  il  ne  faut  pas  s'y  méprendre,  l'Angle- 
terre n'eût  point  réussi  à  pousser  les  Italiens  contre  les  Autrichiens, 
ni  les  radicaux  de  Berne  contre  les  conservateurs  de  Fribourg  et  de 
Lucerne,  sans  les  auxiliaires  inattendus  qu'elle  a  rencontrés  dans  une 
partie  de  l'opposition  française.  Que  chacun  réponde  donc  de  ses  actes. 
Nous  ne  nierons  pas  que  nous  ayons  été  aise  de  trouver,  dans  le  récit 
des  événemens  extérieurs  survenus  pendant  les  dix-huit  années  de  la 
monarchie  de  1830,  une  occasion  de  rendre  hommage  à  un  gouverne- 
ment que  nous  avons  soutenu,  servi  et  aimé,  parce  qu'il  donnait  sa- 
tisfaction à  notre  raison  et  à  nos  convictions  les  plus  chères.  Dieu  nous 
est  témoin,  cependant,  que  nous  avons  eu  aussi  un  autre  but.  Nous 
sommes  de  ceux  qui  ont  toujours  pensé  que  le  plus  triste  service  à 
rendre  aux  peuples  est  de  leur  apprendre  à  mépriser  les  gouverne- 
mens  auxquels  ils  ont  long-temps  obéi.  Selon  nous,  les  royalistes,  en 
1815,  ont  eu  grand  tort  d'insulter  ce  qu'il  y  avait  eu  de  glorieux  dans 
le  gouvernement  impérial ,  les  libéraux  n'ont  guère  agi  plus  sagement 
après  1830,  €n  dénigrant  les  années  douces  et  paisibles  de  la  restaura- 
lion.  De  semblables  injustices  n'ont  pas  même  profité  à  ceux  qui  se  les 
sont  permises.  De  nos  jours,  où  la  calomnie,  redoublant  d'audace, 
s'attache  à  dégrader  tous  les  régimes  passés,  afin  de  mieux  troubler  le 
présent  et  de  ruiner  plus  sûrement  l'avenir,  il  importait  plus  que  ja- 
mais de  placer  la  vérité  en  face  du  mensonge,  et  d'opposer  un  récit 
calme  et  précis  à  de  violentes  déclamations.  En  montrant  par  des  do- 
cimiens  multipliés  et  par  des  preuves  irrécusables  ce  qu'ont  été  au 
juste  les  relations  de  la  monarchie  de  1830  av«c  les  puissances  étran- 
gères, nous  n'avons  donc  pas  visé  seulement  à  venger  ce  gouvernement 
le  plus  récemment  tombé,  et  par  cela  même  le  moins  connu  peut-être 
et  le  plus  calomnié;  nous  avons  aussi  désiré  rendre  à  notre  pays  un 
peu  de  ce  respect  pour  son  histoire  et  pour  lui-même,  sans  lequel  il  ne 
tarderait  pas  à  descendre  du  premier  rang  des  nations. 

0.   d'HaCS?0NYILLE. 


L'ANGLETERRE 


A  L'OliVERTURE  DE  LA  SESSION  PARLEMENTAIRE  DE  4830. 


DES  CONSÉQUENCES  POLITIQUES  DES  RÉFORMES  COMMERCIALES 
DE  SIR  ROBERT  PEEL. 


L'Angleterre  nous  offre,  depuis  trois  ans,  le  spectacle,  jusqu'ici  sans 
exemple  chez  nos  voisins,  d'un  gouvernement  affranchi  de  toute  op- 
position. Les  ministres  actuels  ont  presque  toujours  rencontré  chez 
leurs  prédécesseurs  un  appui  cordial,  et  les  tories,  privés  de  leur  chef 
et  de  leurs  orateurs  par  la  désertion  de  sir  Robert  Peel  et  de  ses  amis, 
plus  désireux  de  se  venger  que  de  ressaisir  le  pouvoir,  indécis  et  di- 
visés sur  la  meilleure  conduite  à  tenir,  ont  rarement  essayé  d'entraver 
les  mesures  de  lord  John  Russell.  Us  ont  ainsi  tenu,  peut-être  un  peu 
'  malj^ré  eux,  la  promesse  faite  par  lord  George  Bentinck,  lorsqu'il  pour- 
suivait avec  acharnement  la  chute  de  sir  Robert  Peel.  Lord  George 
Bentinck  avait  déclaré  que  les  successeurs,  quels  qu'ils  fussent,  du 
ministre  renégat  auraient  le  champ  libre  et  une  franche  et  loyale 
épreuve  pour  leur  politique,  à  la  seule  condition  de  remplacer  au  pou- 
voir l'homme  que  les  tories  voulaient  jefgr  dehors  pour  avoir  trahi  et 
livré  l'agriculture  nationale.  Volontairement  ou  non,  la  promesse  a 
été  remplie,  et  M.  Disraeli  avait  le  droit  de  dire  en  juillet  1849  à  lord 
John  Russell  et  à  ses  collègues  que  depuis  trois  ans  ils  administraient 
sans  obstacle,  qu'ils  avaient  fait  prévaloir  et  avaient  pu  librement  ap- 


L'ANGLETERRE   A   l' OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  497 

•liquer  leurs  plans  et  leurs  idées,  et  qu'ils  ne  pouvaient  refuser  de 
aisser  juger  sur  les  résultats  de  ces  trois  années  la  politique  à  laquelle 
Is  s'étaient  associés  en  1846,  et  qu'ils  continuaient. 

Pendant  toute  la  durée  de  la  dernière  session,  le  ministère  whig  n'a 
jamais  eu  rien  à  redouter  pour  son  existence;  les  discussions  dont 
la  politique  extérieure  et  l'administration  des  colonies  ont  été  le  sujet 
n'ont  jamais  été  de  nature  à  l'alarmer  sur  le  pouvoir  dont  il  était  pai- 
sible possesseur.  Il  n'en  sera  plus  de  même  cette  année.  Tout  annonce, 
m  contraire,  une  session  fertile  en  débats  animés,  en  luttes  ardentes, 
m  mesures  décisives.  L'association  pour  la  protection  de  l'industrie 
pationale  et  l'association  pour  la  réforme  électorale  et  financière  ont 
Konsacré  l'intervalle  des  deux  sessions  à  agiter  les  esprits,  se  com- 
battant l'une  l'autre  par  des  publications  rivales,  et  opposant  réunion 
à  réunion  sur  toute  la  surface  de  l'Angleterre.  M.  Disraeli  a  com- 
mencé, et  M.  Cobden  a  repris  le  rôle  d'agitateur;  tous  deux  ont  par- 
couru les  principaux  comtés  d'Angleterre,  s'attaquant  et  se  répondant 
tour  à  tour  sans  pourtant  se  trouver  nulle  part  en  face,  et  s'ajour- 
nant  à  leur  rencontre  dans  le  parlement.  Lord  Stanley  vient  de  réunir 
les  principaux  membres  du  parti  tory  pour  décider  s'il  convient  d'atta- 
quer le  gouvernement  dès  le  premier  jour,  en  présentant  un  amende- 
ir^-nt  à  l'adresse,  ou  s'il  convient  mieux  d'attendre  une  occasion  plus 
favorable.  Le  gouvernement  de  son  côté,  jaloux  d'échapper  cette  fois 
au  reproche  de  s'endormir  dans  la  jouissance  du  pouvoir,  a  fait  pré- 
parer pour  l'ouverture  de  la  session  un  certain  nombre  de  mesures, 
entre  autres  un  nouveau  plan  d'administration  coloniale  et  un  projet 
(le  réforme  électorale. 

Changer  la  loi  électorale  et  déplacer  par  conséquent  le  centre  de  gra- 
vité du  pouvoir  politique  est  partout  une  entreprise  grave  et  péril- 
leuse, à  plus  forte  raison  en  Angleterre,  où  les  institutions  tirent  de 
leur  antiquité  une  grande  partie  de  leur  force,  et  où  bon  nombre  d'es- 
prits, en  1831 ,  repoussaient  encore  une  réforme  dont  ils  reconnaissaient 
la  justice,  de  crainte  d'affaiblir  le  prestige  delà  chambre  des  communes 
en  touchant  à  son  organisation  séculaire.  Lord  John  Russell,  en  com- 
battant les  propositions  de  réforme  électorale  présentées  par  les  radi- 
caux, a  plusieurs  fois  déclaré  qu'il  ne  regardait  pas  l'œuvre  de  1831 
comme  définitive,  et  qu'il  admettait  la  possibilité  d'un  progrès  ulté- 
rieur. Néanmoins  on  était  fondé  à  croire  que  les  whigs  se  tenaient 
pour  satisfaits  de  la  réforme  accomplie,  et  qu'ils  renvoyaient  à  un  ave- 
nir assez  lointain  toute  modification  de  la  loi  électorale.  On  a  donc  lieu 
d'être  surpris  de  voir  lord  John  Russell  proposer  lui-même  cette  année 
une  réforme  qu'il  déclarait  inopportune  et  prématurée  l'année  der- 
nière; on  est  en  droit  de  supposer  à  cette  détermination  imprévue  des 
motifs  d'une  impérieuse  nécessité.  Pour  nous,  la  conduite  du  minis- 

TOME  T.  32 


498  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

tère  whig  nous  semble  facile  à  expliquer;  elle  nous  paraît  la  consé- 
quence forcée  des  graves  changemens  introduits  par  sir  Robert  Pee 
dans  la  législation  économique  de  l'Angleterre.  Sir  Robert  Peel  a  prii 
pour  lui  le  côté  brillant  et  populaire  de  cette  révolution;  il  a  laissé  ; 
ses  successeurs  la  tâche  ingrate  de  la  compléter  et  de  la  terminer. 

Nous  sommes  de  ceux  qui  n'ont  point  épargné  les  éloges  à  sir  Ro 
bert  Peel.  Nous  l'avons  suivi  avec  une  sympathique  émotion  dans  tou 
le  cours  de  cette  session  mémorable  qui  mit  fin  à  son  pouvoir,  alorj 
que  lord  George  Bentinck  le  poursuivait  de  ses  philippiques,  quelque 
fois  brutales  et  souvent  éloquentes,  et  que  M.  Disraeli  l'accablait  d( 
ses  sarcasmes  les  plus  acérés  et  les  plus  amers;  alors  que,  déterminée 
tomber,  il  voyait  ses  anciens  adversaires,  les  whigs,  le  soutenir  avei 
enthousiasme  et  le  combattre  à  regret;  alors  que  M.  Cobden,  prêt  ; 
voter  contre  lui,  l'adjurait  de  garder  le  pouvoir  en  renonçant  à  son  bil 
-sur  l'Irlande.  Cette  session  ne  fut  qu'un  long  drame,  où  tout  l'intérê 
-s'était  concentré  sur  sir  Robert  Peel;  ces  luttes  ardentes  autour  d'ui 
homme  inflexible  qui  tenait  entre  ses  mains  les  destinées  de  l'Angle 
terre  rappelaient  la  fable  antique  de  Prométhée;  il  semblait  que  i; 
liberté  commerciale  remplaçât  le  feu  sacré,  et  dût  coûter,  comme  la 
la  vie  à  celui  qui  l'apportait.  On  ne  pouvait  pourtant  se  dissimulerai 
l'avenir  de  l'Angleterre  était  engagé  dans  cette  lutte  où  il  ne  s'agissai 
en  apparence  que  d'un  homme,  et  en  admirant  la  force  de  voient 
avec  laquelle  sir  Robert  Peel  imposait  au  parlement  l'abolition  des  loi 
«ur  les  céréales,  on  se  demandait  si  la  situation  de  la  Grande-BretagO' 
-exigeait  absolument  ce  remède  héroïque. 

Il  est  temps  aujourd'hui  de  juger  l'œuvre  de  sir  Robert  Peel, 
chercher  si  elle  a  produit  tous  les  résultats  que  ce  hardi  novateur  ei 
-attendait,  et  de  voir  si,  à  côté  de  la  plaie  qu'elle  guérissait,  elle 
créait  pas  une  plaie  nouvelle.  Peut-être  cet  examen  prouvera-t-il  qui 
la  célèbre  doctrine  du  libre  échange,  au  lieu  de  reposer,  comme  on  li 
croit  à  Manchester,  sur  des  principes  éternels,  applicables  à  tous 
demps  et  à  tous  les  pays,  n'est  qu'une  théorie  de  circonstance,  produit 
«t  justifiée  par  la  situation  exceptionnelle  de  l'Angleterre;  peut-êtr< 
prouvera-t-il  surtout  qu'une  impérieuse  nécessité  ne  laissait  à  nos  voi 
sins  que  le  choix  entre  deux  maux,  et  qu'elle  a  entraîné  sir  Rober 
Peel  à  sacrifier  aux  exigences  du  présent  l'avenir  de  l'Angleterre.  C'*îs 
une  question  de  fait  qui  est  ici  soulevée;  le  soin  de  débattre  la  ques 
tion  théorique  appartient  aux  économistes  de  profession. 

I. 

Dans  les  derniers  jours  de  la  session  de  4849,  M.  Disraeli  ût  au 
^e  la  chambre  des  communes  la  demande  d'une  enquête  sur  l'état  dt 


il 


I 


L'ANGLETERRE  A  L'OUYERTURE  DE  LA  SESSION.         499 

nation.  Celte  motion,  qui  fut  rejetée  à  une  forte  majorité,  fut  cepen- 

int  l'occasion  du  seul  débat  oii  l'existence  du  ministère  anglais  ait 

é  réellement  engagée  :  elle  renfermait  une  attaque  qui  s'adressait  à 

r  Robert  Peel  aussi  bien  qu'au  ministère;  car,  dans  les  collègues  de 

ird  John  Russell,  M.  Disraeli  combattait  moins  des  ministres  whigs  que 

s  continuateurs  de  la  politique  commerciale  de  1846.  Sir  Robert  Peel 

comprit  ainsi;  il  vint  en  aide  au  cabinet,  et  porta  avec  le  ministre 

8  l'intérieur,  sir  George  Grey,  tout  le  poids  de  la  discussion.  Il  re- 

(♦ndiqua  l'honneur  et  la  responsabilité  de  son  œuvre,  et,  suivant 

.  Disraeli  pas  à  pas  dans  toutes  ses  attaques,  il  entreprit  d'établir  que 

|!S  propres  prévisions  n'avaient  point  été  trompées.  Ce  discours,  on  le 

jomprend,  est  la  principale  pièce  du  procès. 

j  M.  Disraeli  prétendait  qu'une  enquête  parlementaire  aurait  pour  ré^ 
bltat  de  démontrer  qu'en  janvier  4846  toutes  les  branches  de  la  ri- 
hesse  nationale  prospéraient,  et  qu'en  juin  1848  elles  étaient  toutes 
ians  un  état  de  souffrance  profonde.  11  ajoutait  qu'au  moment  où  il 
larlait,  cette  souffrance  n'avait  fait  que  s'accroître.  Cependant  la  tran- 
i[uillité  intérieure  n'avait  point  été  troublée,  aucune  opposition  n'avait 
jté  faite  au  ministère;  celui-ci  n'avait  point  hérité  d'embarras  anté- 
fieurs,  puisque,  à  son  arrivée  au  pouvoir,  les  recettes  dépassaient  les 
lépenses.  Le  ministère  ne  pouvait  donc  renvoyer  ni  aux  événemens  ni 
i  personne  la  responsabilité  du  changement  désastreux  survenu  dans 
a  situation  de  l'Angleterre;  ce  changement  était  bien  le  résultat  de  la 
lx)litique  commerciale  inaugurée  par  sir  Robert  Peel  et  pratiquée  par 
[ord  John  Russell.  Le  mérite  de  l'œuvre  se  reconnaissait  à  ses  fruits. 
I  C'était  là  une  thèse  spécieuse  que  M.  Disraeli  a  développée  avec 
beaucoup  d'art  et  qui  fournissait  à  sa  verve  satirique  d'abondans  ma^ 
périaux;  mais  M.  Disraeli  choisissait  mal  son  terrain  :  en  se  faisant  un 
irgument  de  la  prospérité  dont  jouissait  l'Angleterre  au  commence- 
ment de  1846,  il  amnistiait  toute  l'administration  de  sir  Robert  Peel, 
sauf  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales,  et  sir  Robert  Peel  ne  manqua 
pas  de  se  prévaloir  de  cet  aveu  échappé  à  son  ennemi  le  plus  acharné. 
En  outre,  en  prenant  pour  second  terme  de  sa  comparaison  l'année 
1848,  M.  Disraeli  mettait  ses  adversaires  en  droit  de  lui  objecter  qu'il 
choisissait  une  année  exceptionnelle,  et  qu'il  s'armait  d'une  détressé 
passagère  facile  à  expliquer  par  une  disette  en  Irlande,  par  la  crise  des 
chemins  de  fer  et  par  le  contre-coup  des  révolutions  européennes. 

L'orateur  tory  croyait  aller  au-devant  de  l'objection  en  alléguant  que 
la  famine  de  l'Irlande  avait  été  un  mal  local,  que  les  spéculations  sur 
les  chemins  de  fer  remontaient  aux  années  antérieures,  et  enfin  qu'en 
1848  les  exportations  de  l'Angleterre  n'avaient  point  diminué  malgré 
la  crise  révolutionnaire.  M.  Disraeli  ne  pouvait  cependant  se  dissi- 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

muler  que  l'Angleterre  s'était  vue  dans  la  nécessité  de  nourrir  l'ir-i 
lande;  il  rappelait  lui-même  qu'un  emprunt  considérable  avait  étt'î 
contracté  pour  donner  du  pain  à  plusieurs  millions  d'hommes.  Si  Icvs! 
souffrances  ét-^icnt  pour  l'Irlande,  la  dépense  était  à  la  charge  de  l'An- 
gleterre. Quant  aux  actions  des  chemins  de  fer,  en  1 846  elles  étaient 
regardées  comme  un  placement  sûr  et  avantageux;  elles  formaient  unti 
partie  considérable  de  ce  capital  à  l'aide  duquel  les  classes  industrielles^ 
faisaient  le  commerce  étendu  qui  servait  d'argument  à  M.  Disraeli;  er 
1848,  ce  capital  s'était  évanoui  en  fumée  par  la  dépréciation  des  che-i 
mins  de  fer,  et  bien  des  gens  qui,  deux  ans  auparavant,  se  croyaient 
riches  et  étaient  riches  en  effet  avaient  passé,  comme  par  l'action  d'ur 
pouvoir  surnaturel,  de  l'opulence  à  la  misère.  Il  est  impossible  de  niei 
que  cette  destruction  presque  instantanée  d'un  capital  de  plusieun 
centaines  de  millions  ait  dû  exercer  une  influence  considérable  sur  k 
prospérité  de  la  classe  commerçante  et  industrielle;  il  est  également 
impossible  de  nier  que  les  révolutions  du  continent  ont  eu  leur  contre- 
coup en  Angleterre.  Chacun  sait  qu'aussitôt  après  février  1848,  toUtei 
les  maisons  françaises  qui  avaient  fait  des  commandes  en  Angletern 
retirèrent  leurs  ordres  :  croit-on  qu'il  n'en  ait  pas  été  de  même  de 
maisons  devienne,  de  Berlin  et  de  toute  l'Allemagne? 

M.  Disraeli  ne  pouvait  espérer  de  détruire  complètement  de  sembla 
blés  objections.  S'il  a  persisté  à  choisir  l'année  1848  comme  un  de 
deux  termes  de  sa  comparaison,  c'est  qu'en  opposant  aux  tableau; 
statistiques  de  1848  ceux  de  l'année  finissant  le  25  mars  1846,  il  poH' 
vait  conclure  qu'en  trois  ans  le  nombre  des  pauvres  valides  qui,  faut 
d'ouvrage,  avaient  dû  recourir  à  l'assistance  publique  s'était  accru  d 
74  pour  100  (666,338  au  lieu  de  382,417);  que  celui  des  indigens  se 
courus  s'était  accru  de  41  pour  100  (1,876,541  au  lieu  de  1,332,089) 
que  les  dépenses  faites  en  vertu  de  la  loi  des  pauvres  s'étaient  accrue 
de  25  pour  100  (154,500,000  francs,  au  lieu  de  123,550,000  fr.);  enfi^ 
que  les  taxes  locales  pour  venir  au  secours  des  indigens  s'étaient  a 
crues  en  moyenne  de  39  et  demi  pour  100  dans  les  comtés  manufac 
turiers  et  de  17  pour  100  dans  les  districts  agricoles.  En  outre,  l'ora 
leur,  pour  le  besoin  de  sa  thèse,  voulait  être  en  droit  de  dire  quec( 
n'était  pas  seulement  l'agriculture  qui  avait  reçu  un  coup  funestei 
mais  que  l'industrie  elle-même  avait  été  profondément  atteinte,  et  ii 
espérait  tourner  au  profit  de  la  démonstration  qu'il  entreprenait  l'in: 
contestable  détresse  de  l'industrie  anglaise  dans  les  premiers  mois  d(! 
1848.  M.  Disraeli  oubliait  que  qui  veut  trop  prouver  ne  prouve  rien,  e' 
il  allait  apprendre  à  ses  dépens  qu'il  n'est  jamais  prudent  d'étayer  d'ar! 
gumens  ruineux  la  meilleure  des  causes.  Si  ses  adversaires  parvenaienj 
à  établir  qu'il  y  avait  en  1849  amélioration  sur  1848,  ils  étaient  aussi] 


L'ANGLETERRE  A   L'OLVERTURE   DE   LA   SESSION.  501 

t  en  droit  de  conclure  que  M.  Disraeli  n'était  pas  fondé  à  invoquer 
ciiume  preuve  une  année  exceptionnelle  et  une  détresse  passagère  : 
fiite  son  argumentation  se  trouvait  invalidée  à  la  fois. 

(/est  ce  que  le  ministre  de  l'intérieur,  sir  George  Grey,  ne  manqua 
j|S  de  faire.  11  établit  à  son  tour  une  comparaison  entre  les  six  pre- 
ijiers  mois  de  1848  et  les  six  premiers  mois  de  1849,  et,  prenant  succes- 
reinent  un  certain  nombre  de  villes  industrielles,  il  démontra  que 
J!  nombre  des  pauvres  secourus  avait  décru  dans  une  proportion 
iftable,  que  les  dépenses  de  l'assistance  publique  avaient  diminué, 
jjfin  que  les  dépôts  dans  quelques  caisses  d'épargne  avaient  augmenté 
(  nombre  et  en  valeur.  Il  en  concluait  que  la  dépression  éprouvée 
(  1848  était  éphémère,  et  que  l'Angleterre  revenait  graduellement 
?a  situation  normale. 

M.  Disraeli  n'avait  rien  à  opposer  à  cette  réponse.  11  avait  égale- 
ent  été  mal  inspiré  en  voulant  se  faire  un  argument  de  la  détresse 
omentanée  des  manufacturiers  anglais.  11  devait  savoir  que  toute 
ise  industrielle  qui  est  produite  par  une  cause  étrangère  à  l'indus- 
ie  elle-même,  comme  une  disette,  une  commotion  politique,  etc., 
t  inévitablement  suivie  d'une  réaction  favorable  :  la  production,  en 
fet,  éprouve  un  temps  d'arrêt  pendant  lequel  les  approvisionnemens 
épuisent,  et  les  besoins  de  la  consommation  viennent  bientôt  rani- 
|ier  les  ateliers.  Après  deux  ans  de  chômage,  la  consommation  inté- 
eure  eût  suffi  pour  rendre  à  l'industrie  anglaise  son  activité,  à  plus 
>rte  raison  lorsque  les  révolutions  européennes,  en  paralysant  l'in- 
ustrie  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  affranchissaient  les  manu- 
icturiers  anglais  de  toute  concurrence  dans  les  marchés  des  deux 
londes.  Languissante  en  1848,  l'industrie  anglaise  réunissait,  en  1849, 
)us  les  élémens  de  prospérité.  Aussi  M.  Disraeli  fut-il  facilement  ac- 
iblé  par  sir  George  Grey  et  par  sir  Robert  Peel,  qui  prouvèrent  que 
L  consommation  du  sucre,  du  café,  du  tabac,  des  eaùx-de-vie,  s'était 
3nsidérablement  augmentée,  et  qui  lurent  dans  la  chambre  des  com- 
lunes  nombre  de  lettres  de  négocians  ou  de  manufacturiers  des  prin- 
ipales  villes  d'Angleterre  et  d'Ecosse,  témoignant  toutes  de  l'état  flo- 
issant  de  l'industrie.  Cette  activité  des  manufactures  anglaises  s'est 
ou  tenue  pendant  tout  le  cours  de  1849,  et  ne  paraît  point  encore  se 
alentir.  Néanmoins'  il  est  évident  qu'à  mesure  que  l'ordre  se  raffer- 
mira sur  le  continent,  et  que  l'industrie  française  ou  allemande  se 
elÔTera  de  ses  ruines,  l'industrie  anglaise  perdra  quelques-uns  de 
es  avantages  actuels;  mais  M.  Disraeli,  qui  s'était  fait  un  argument 
le  la  détresse  momentanée  de  1848,  ne  pouvait  contester  à  ses  adver- 
aires  le  droit  d'invoquer  à  leur  tour  la  prospérité,  peut-être  passa- 
gère, de  1849.  Quant  au  fait  allégué  par  lui,  et  prouvé  du  reste  par 
les  témoignages  authentiques,  que  des  fabricans  auraient  dû,  faute 


502  REVtJE  DES  DEUX  MONDES. 

d'acquéreurs,  exporter  des  articles  destinés  à  la  consommation  inté 
rieure,  il  ne  pouvait  suffire  évidemment  à  rerrdre  compte  de  l'accrois 
sèment  considérable  qu'avaient  éprouvé  toutes  les  exportations  di 
l'Angleterre. 

Que  reste-t-il  donc  de  toute  la  partie  du  discours  de  M.  Disraeli  <|u 
était  relative  à  l'industrie?  Un  seul  fait ,  celui  sur  lequel  il  a  le  moin 
appuyé,  et  qui  aurait  dû  être  au  contraire  le  point  de  départ  de  son  argu 
mentation.  Les  exportations  de  1848  ont  égalé,  pour  les  quantités  expor 
tées,  les  exportations  de  4  845  et  1 846;  mais  leur  valeur,  qui  était,  en  1 846 
de  59,500,000  livres,  n'a  plus  été,  en  4848,  que  de  53  millions  de  livres 
Ce  fait  prouve  que,  pour  la  même  quantité  de  travail,  l'Angleterre  ; 
reçu,  en  4848, 6,500,000  livres,  ou  462,500,000  fr.  de  moins  qu'en  4846 
Cette  dépréciation  dans  la  valeur  des  articles  exportés ,  et  notammen 
des  cotonnades,  a  fait  de  nouveaux  progrès  en  4849,  quoique  le  pri: 
de  la  matière  première,  du  coton,  ait  éprouvé  une  certaine  augmen 
tation.  D'où  vient  cette  dépréciation?  Sir  George  Grey  s'est  contenté  di 
répondre  que  si  les  fabricans  anglais  avaient  jugé  à  propos  de  vendri 
leurs  produits  moins  cher,  c'est  qu'ils  avaient  eu  intérêt  à  le  faire; 
par  une  allusion  aux  lettres  qu'il  avait  lues,  il  a  invité  ironiquemei 
M.  Disraeli  à  demander  lui-même  aux  négocians  anglais  s'ils  avaie 
pour  habitude  de  vendre  à  perte  et  de  s'en  féliciter. 

Toutefois  si  cette  dépréciation  des  articles  d'exportation  n'a  été  pro 
duite  ni  par  une  réduction  dans  les  bénéfices  des  fabricans  ni  par  un^ 
baisse  dans  le  prix  de  la  matière  première,  elle  ne  peut  s'expliquer  qu« 
par  une  diminution  dans  les  salaires.  Est-il  vrai  que  les  salaires  de 
ouvriers  aient  subi  un  abaissement  depuis  l'abolition  des  corn-laws'i 
C'est  là  un  fait  incontestable.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  le 
discours  de  sir  George  Grey  et  de  sir  Robert  Peel,  qui  font  un  si  ma- 
gnifique tableau  de  la  prospérité  de  l'industrie.  A  les  en  croire,  et  nou 
n'avons  nulle  raison  de  contester  leur  témoignage,  jamais  les  fabiicai 
n'ont  été  plus  satisfaits  :  à  l'exception  de  deux  ou  trois  industries  don" 
ils  reconnaissent  et  dont  ils  expliquent  l'état  de  souffrance,  toutes  le 
branches  de  la  fabrication  nationale  sont  en  pleine  activité,  toutes  \ 
usines  marchent,  et  marchent  sans  chômer  un  seul  jour  de  la  semaine] 
Ils  citent  des  lettres  de  presque  toutes  les  villes  industrielles  de  l'A» 
gleterre  et  de  l'Ecosse,  Bradford  ,Trowbridge,  Leicester,  Loughborough 
Nottingham,  Leeds,  Huddersfield ,  Manchester,  Dundee,  Glasgow,  Be; 
fast;  partout  l'activité  des  ateliers  est  la  même,  mais  partout  les  s 
laires  ont  diminué.  En  deux  ou  trois  endroits  seulement,  où  il  a  falb 
un  supplément  de  bras,  les  salaires  sont  demeurés  au  même  tau 
qu'en  4846  :  dans  tous  les  autres  centres  manufacturiers,  ils  ont  sub 
une  diminution.  Sir  George  Grey  et  sir  Robert  Peel  se  bornent  à  sou 
tenir  qu'avec  ces  salaires  réduits  les  ouvriers  sont  plus  heureux  qui 


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II 


L'ANGLETERRE   A   l'OUVERTURE  DE   LA  SESSION.  503 

i  .trois  ans,  à  cause  de  la  réduction  plus  considérable  encore  qu'ont 
rouvée  tous  les  articles  de  consommation. 

Ge  dernier  point  est  matière  à  controverse.  Nous  avons  vu  dix  cal- 
ils  différons,  et  tous  également  spécieux ,  qui  appuient  ou  renversent 
tte  thèse.  Sir  George  Grey  prétend  que  l'ouvrier  agricole,  chef  d'une 
mille  de  cinq  personnes,  a,  au  prix  actuel  du  pain  en  Angleterre,  un 
îoéfice  de  75  ou  même  de  100  francs  sur  l'année  1846,  quoique  son 
ilaire  ait  été  réduit  de  12  shillings  par  semaine  à  10  ou  de  10  à  8,  et  il 
iSiire  que,  la  diminution  des  denrées  alimentaires  équivalant,  pour 
;|uvrier  des  villes,  à  une  augmentation  de  salaire  de  25  pour  100  ou 
'lî  trois  douzièmes,  celui-ci  a  pu  supporter  sans  inconvénient  une  ré- 
iiction  de  deux  douzièmes,  ou  même  de  deux  dixièmes,  sur  le  prix 
lî  son  travail.  D'un  autre  côté,  le  marquis  de  Granby,  s'emparant 
I?  ce  fait,  que  le  travailleur  des  campagnes  a  subi  une  réduction  de 
shillings  par  semaine,  a  établi,  par  un  calcul  difficilement  contes- 
ihle,  que  le  bon  marché  du  pain  et  de  la  viande  en  1849,  comparati- 
lement  avec  les  années  précédentes,  ne  donne  qu'une  différence  de 
I  sh.  3  d.  par  semaine,  en  faveur  de  1849,  pour  la  consommation  d'une 
imille.  Par  conséquent,  l'ouvrier  qui  n'a  gagné  à  l'abolition  des  corn- 
aws  qu'une  économie  de  1,60  franc  par  semaine  sur  sa  dépense,  et  a 
lu  réduire  son  salaire  de  2,50,  subit  chaque  semaine  une  perte  sèche 
le  90  centimes.  C'est  pis  encore  pour  les  ouvriers  de  Manchester,  qui, 
lepuis  4846,  ont  vu  diminuer  leurs  salaires  d'un  quart  ou  d'un  tiers, 
în  1846,  les  tisseurs  recevaient  3  sh.  6  d.  par  pièce  de  54  mètres;  en 
849,  ils  ont  reçu  2  sh.  7  d.  En  1846,  ils  recevaient  4  sh.  6  d.  pour  la 
)ièce  de  plaid  de  64  mètres;  en  1849,  la  pièce  de  plaid  a  été  portée  à 
>6  mètres  et  le  salaire  réduit  à  3  sh.  En  1846,  le  tissage  d'une  pièce  de 
lu  mouchoirs  se  payait  4  sh.  6  d.;  en  1849,  il  ne  se  paie  plus  que  3  sh. 
i  d.  Les  tricoteurs  de  Nottingham  ne  travaillent  pas  à  la  tâche;  ils 
reçoivent  5  sh.  6  d.,  c'est-à-dire  6  fr.  25  cent,  par  semaine;  ils  ont  de- 
mandé, en  1849,  à  ce  que  leur  salaire  fût  porté  à  7  sh.  :  les  fabricans 
leur  ont  répondu  qu'ils  avaient  reçu  une  suffisante  augmentation  par 
la  diminution  du  pain.  On  voit  que  le  marquis  de  Granby  et  sir  George 
Grey  sont  loin  de  compte. 

Acceptons  pour  vrai  ce  qui  est  encore  sujet  à  contestation;  faisons  à 
sir  Robert  Peel  et  aux  free-traders  une  concession  complète;  admet- 
tons que  l'abaissement  du  prix  des  objets  de  consommation  compense 
et  fasse  même  un  peu  plus  que  compenser  la  réduction  opérée  dans 
les  salaires  :  un  fait  très  grave  reste  acquis  aux  protectionistes.  Au 
milieu  d'une  prospérité  sans  mélange,  quand  toutes  les  usines  travail- 
lent six  jours  par  semaine,  quand  les  partisans  de  la  liberté  commer- 
ciale n'échangent  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Angleterre  que  des  félicita- 
tations,  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales  a  eu  pour  conséquence 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

immédiate  une  réduction  dans  les  salaires  des  ouvriers.  Qui  donc  ava 
raison,  en  1846,  de  M.  Cobden  ou  de  lord  George  Bentinck?  M.  Gobde 
et  ses  alliés  de  toutes  les  dates  se  donnaient  comme  les  avocats  des  ou  | 
vriers;  c'est  au  nom  du  peuple,  dont  ils  voulaient  soulager  la  misère  | 
qu'ils  réclamaient  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales;  ils  plaidaient! 
cause  de  la  nation  entière  en  demandant  pour  elle  le  pain  à  bon  mai! 
ché.  Lord  George  Bentinck  répondait  qu'il  ne  s'agissait  pas  là  d'u ;|j,j|j 
intérêt  général,  mais  de  l'intérêt  particulier  des  lords  du  coton  et  à  ^ 
la  laine;  que  ceux-ci  voulaient  abaisser  le  prix  du  blé  pour  abaisse  ^^,j. 
dans  la  même  proportion  le  salaire  des  ouvriers,  qui  ne  gagneraien  ^ip, 
rien  à  ce  changement.  Cette  dernière  prédiction  est  aujourd'hui  en  ,( 
tièrement  vérifiée;  «  le  tour  [trick]  a  été  fait,  »  et  vienne  un  temjp  ^^ 
d'arrêt,  une  crise  qui  oblige  à  ralentir  la  production  et  à  diminuer  le  jl 
jours  de  travail  :  l'ouvrier  anglais  se  trouvera  de  nouveau  aux  prise  jjj 
avec  le  besoin;  il  sera  exactement  dans  la  même  situation  qu'avan  ^^ 
1846.  Les  manufacturiers  seuls  ont  gagné  à  cette  révolution  un  béné  ' 
lice  clair  et  net.  C'était  donc  sans  aucun  fondement  qu'on  faisait  in^ 
tervenir  dans  le  mémorable  débat  de  1846  soit  le  bien-être  du  pauti 
soit  la  prospérité  de  la  nation  en  général  :  il  n'y  avait  en  présence  qi 
deux  classes  rivales,  les  chefs  de  fabrique  et  les  propriétaires  foncier 
dont  les  intérêts  étaient  en  complète  opposition.  Ce  sont  les  premiè 
qui  l'ont  emporté;  nous  n'avons  aucun  sujet  de  nous  en  affliger  ou  i 
nous  en  réjouir;  nous  constatons  seulement  ce  fait,  et  nous  en  recher 
cherons  tout  à  l'heure  les  conséquences  politiques. 

Le  discours  le  plus  remarquable  qui  ait  été  prononcé  dans  cette  dis 
cussion  est  assurément  celui  de  sir  Robert  Peel ,  mais  il  est  en  mêmj 
temps  le  moins  concluant  de  tous.  C'est  une  habile  apologie  de  l'a^ 
ministration  de  l'ancien  chef  des  tories,  c'est  aussi  une  réfutation  ai 
mée  des  parties  faibles  du  discours  de  M.  Disraeli ,  mais  ce  n'est 
une  réponse  aux  plaintes  légitimes  de  l'agriculture  anglaise.  La  pre' 
mière  partie  de  ce  discours  résume  la  politique  commerciale  suivit 
par  sir  Robert  Peel  depuis  4842.  Cette  politique,  on  le  sait,  eut  pou 
objet  d'abaisser  successivement  les  droits  sur  toutes  les  matières  pre 
mières  employées  par  l'industrie.  Sir  Robert  Peel  prouve  par  d« 
chiffres  que  la  réduction  a  eu  pour  effet  de  développer  considérablj 
ment  les  exportations,  et  il  exalte  avec  abondance  les  mérites  de 
système.  En  cela,  il  enfonce  une  porte  ouverte;  il  avait  été  secondé  da 
l'adoption  de  ces  mesures  par  tout  son  parti,  et  M.  Disraeli  lui  a 
avec  raison  que  personne  n'avait  jamais  contesté  que  la  réduction 
la  suppression  des  droits  sur  les  matières  premières  ne  fussent  un  gr 
avantage  pour  l'industrie  et  une  mesure  utile. 

C'est  en  1846  que  sir  Robert  Peel  se  sépara  de  son  parti  en  proj 
sant  l'abolition  des  lois  sur  les  céréale?.  11  se  félicite  aujourd'hui  enj 


L'ANGLETERRE  A  L'OUVERTURE  DE  LA  SESSION.         505 

(jOj3  de  cette  mesure,  parce  qu'elle  a  aidé  l'Angleterre  à  traverser  sans 

oBistrophe  la  disette  de  1847,  parce  que  seule  elle  a  permis  d'alléger 

lesoulîrances  du  pays  en  appelant  au  secours  de  l'Angleterre  la  force 

plductive  des  autres  nations.  Sur  ce  point,  on  peut  répondre  à  sir  Ro- 

tif  t  Peel  qu'il  fait  gratuitement  honneur  à  sa  politique  d'une  efficacité 

qp^Ue  n'a  pas.  En  efl'et,  sous  le  régime  de  l'échelle  mobile,  au  prix  où 

te  lé  arriva  en  Angleterre  en  1847,  tout  droit  à  l'importation  se  serait 

farjivé  suspendu;  l'entrée  des  blés  étrangers  aurait  été  aussi  libre  par 

teuspension  que  par  la  suppression  définitive  des  droits.  Seulement,, 

dits  ce  cas,  l'agriculture  anglaise,  la  disette  passée,  se  serait  retrouvée 

3(3  la  protection  du  tarif,  au  lieu  d'être  à  jamais  privée  de  cette  pro- 

tiiion.  On  ne  peut  même  pas  dire  qu'il  y  ait  eu  économie  pour  la 

Bsse  de  la  nation,  attendu  que  les  sommes  nécessaires  à  l'entretien 

d  indigens  pendant  la  disette,  qu'elles  aient  été  dépensées  sous  la 

k  ne  d'augmentation  dans  les  poor-rates  ou  taxes  d'assistance,  ou  sous 

ic'orme  de  blés  achetés  à  l'étranger  et  revendus  au-dessous  du  prix 

dcquisition,  ou  enfin  sous  la  forme  d'une  subvention  directe  aux  indi- 

gis,  ont  toujours  été  dépensées.  Une  disette  entraîne  forcément  pour 

U3  nation  une  perte  de  capital  qu'on  ne  peut  ni  éviter  ni  alléger.  Sir 

Fibert  Peel  attribue  avec  plus  de  raison  à  l'abolition  des  corn-laws  le 

È  prix  des  denrées  alimentaires  et  une  part  d'influence  sur  l'activité 

djl'industrie  manufacturière.  Il  n'a  point  eu  de  peine  à  prouver,  plus 

empiétement  encore  ({ue  ne  l'avait  fait  sir  George  Grey,  que  l'indus- 

e  était  dans  un  état  prospère,  et  il  a  mis  à  néant  les  plaintes  que 

Disraeli  avait  faites  sur  le  sort  des  fabricans.  L'orateur  a  pris  de  là 

:asion  pour  exposer  et  glorifier,  dans  la  dernière  partie  de  son  dis- 

Lirs,  la  théorie  du  libre  échange,  telle  qu'elle  est  professée  à  Man- 

(ester.  Sans  contester  les  titres  d'Adam  Smith  aux  éloges  que  lui 

cerne  sir  Robert  Peel ,  sans  engager  ici  une  discussion  théorique, 

peut  faire  remarquer  que  l'adoption  des  doctrines  du  free-trade  par 

manufacturiers  anglais  n'a  point  été  le  résultat  spontané  du  pro- 

ès  des  lumières,  mais  le  contre-coup  d'une  impérieuse  nécessité.  Les 

)ricans  anglais  ont  renoncé  aux  droits  protecteurs  parce  que  ces 

oits  étaient  inutiles  à  presque  toutes  les  industries  anglaises,  ainsi 

le  le  prouvaient  les  relevés  des  douanes,  et  ensuite  parce  qu'ils  ne 

•uvaient  exiger  des  agriculteurs  l'abandon  de  la  protection  sans  com- 

encer  par  abandonner  eux-mêmes  le  tarif  qui  les  protégeait.  L'exemple 

)nné  par  eux  pouvait  seul  leur  créer  une  sorte  de  droit  à  réclamer  des 

lires  classes  de  la  nation  un  sacrifice  analogue  au  leur.  On  peut  de- 

ander  en  outre  si  les  doctrines  libre-échangistes  n'ont  pas  été  imposées 

l'Angleterre  par  la  persistance  du  peuple  américain  à  maintenir  chez 

li  le  système  protecteur.  Les  États-Unis  ont  toujours  été  et  sont  encore 

marché  le  plus  considérable  de  l'industrie  anglaise;  c'est  après  la 

ijerre  de  1812  seulement  qu'ils  ont  commis  cette  grande  erreur,  au 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ij 

point  de  vue  du  libre  échange,  de  vouloir  se  donner  une  industrie  na-'  ' 
tionale,  ef  d'en  favoriser  la  naissance  et  les  progrès  à  l'aide  d'un  taril 
douanier.  Or,  il  se  trouve  que,  depuis  quarante  ans,  la  qualité  de  tous' 
les  articles  manufacturés  s'est  améliorée,  le  prix  a  diminué  dans  une 
proportion  notable,  la  consommation  s'est  considérablement  accrue.  Le 
système  protecteur  n'a  donc  produit  aux  États-Unis  aucun  des  résultats! 
funestes  que  l'école  de  Manchester  a  coutume  de  lui  attribuer.  La  pro-' 
tection  n'a  pas  seulement  permis  à  l'industrie  américaine  de  grandir  et 
de  prospérer;  elle  a  réagi  sur  l'industrie  anglaise.  Le  fabricant  de  Lowell 
livre  aujourd'hui  avec  bénéfice  au  commerce  américain  de  très  beaux 
passemens  à  un  prix  inférieur  de  70  pour  100  à  ce  qui  était,  il  y  a  qua- 
rante ans,  à  Dundee  et  dans  toute  l'Ecosse  le  prix  de  revient  des  passe- 
mens les  plus  médiocres.  Nous  pourrions  citer  beaucoup  d'articles, 
notamment  les  tissus  de  soie  et  de  coton,  dont  le  prix  a  éprouvé  un  avi- 
lissement de  25,  de  30,  de  40  et  même  de  50  pour  100,  en  même  temps 
que  la  qualité  s'améliorait.  En  efTet,  le  fabricant  de  Manchester,  de  Not- 
tinghamou  de  Glasgow,  qui,  avant  la  guerre  de  1812,  réalisait  d'asse2[ 
beaux  bénéfices,  tout  en  fabriquant  mal  et  en  payant  des  droits  considé^ 
râbles  sur  les  matières  premières,  a  dû  sortir  de  son  apathie  pour  luttei 
contre  la  concurrence  que  la  protectioiî  lui  suscitait  au  sein  même  dfl 
son  marché  le  plus  important;  il  a  dû  fabriquer  mieux  et  abaisser  ses' 
prix.  A  chaque  effort  de  l'industrie  anglaise  a  correspondu  aux  États- 
Unis  un  progrès  nouveau,  et  le  commerçant  anglais,  à  qui  le  taril 
américain  ne  permettait  pas  d'écraser  ses  rivaux  par  un  grand  coup,  a 
dû  s'imposer  sans  cesse  de  nouveaux  sacrifices.  11  a  fallu  alors  que 
l'Angleterre  touchât  à  ses  propres  tarifs,  qu'elle  diminuât  presque 
d'année  en  année  les  droits  sur  les  cotons,  et  qu'elle  les  fît  enfin  dispa- 
raître entièrement.  Cela  n'a  pas  suffi  pour  tuer  l'industrie  américainejj 
aujourd'hui,  celle-ci  tend  à  se  développer  dans  les  parties  des  États 
Unis  qui  produisent  les  matières  premières,  dans  la  Géorgie, 
exemple,  et  dans  la  Caroline  du  sud,  de  telle  façon  que  l'usine 
trouvera  à  côté  du  champ  qui  produit  le  coton,  et  bénéficiera  du  prii 
que  coûte  le  transport  de  la  matière  première.  La  seule  chose  qui  em-"" 
pêche  le  manufacturier  américain  de  kiortipher  complètement  dan^jj 
cette  lutte,  c'est  le  haut  prix  de  la  main-d'œuvre  aux  États-Unis.  MH 
est  la  dernière  ressource  des  fabricans  anglais.  Après  avoir  opéré  surv- 
ies procédés  de  fabrication  toutes  les  simplifications  possibles,  après 
avoir  diminué,  autant  qu'il  était  en  eux,  et  le  prix  de  la  matière  pre- 
mière et  leurs  propres  bénéfices,  il  ne  reste  plus  de  réduction  possible 
que  sur  les  frais  de  production,  c'est-à-dire  sur  les  salaires.  Or,  les  en- 
quêtes parlementaires  faites  à  deux  reprises  depuis  1830,  et  dont  les 
résultats  sont  confirmés  par  une  enquête  volontaire  qui  se  poursuit  en 
ce  moment  même,  ont  démontré  que  le  salaire  des  ouvriers,  même 
quand  il  n'y  a  pas  de  chômage,  suffit  à  peine  à  les  empêcher  de  mou- 


iney: 
;ats9|j 
par^ 

seUs, 


I 


L'ANGLETERRE  A   L'OUYERTURE   DE   LA   SESSION.  507 

jie  faim.  Pour  réduire  encore  ces  misérables  salaires  sans  livrer 
famine  ceux  qui  les  reçoivent,  il  fallait  produire  une  baisse  dans 
ix  des  denrées  alimentaires,  dût-on  pour  cela  sacrifier  l'agri- 
ture  anglaise.  Voilà  pourquoi  les  fabricans  anglais,  placés  entre  la 
ne  et  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales,  ont  soutenu  si  énergique- 
nt  M.  Cobden  et  la  ligue,  et  ont  fini  par  remporter  la  victoire.  Il  est 
jteux  que  ce  triomphe  leur  assure  un  avenir  sans  nuages,  car  voici 
|j3  déjà  la  chambre  de  commerce  de  Manchester  pousse  un  nouveau 
ej  d'alarme,  dénonce  à  tous  les  sectateurs  d'Adam  Smith  les  tentatives 
files  par  les  planteurs  américains  pour  acclimater  chez  eux  la  fabri- 
c!ion  des  tissus,  et  demande  au  ministère  anglais  de  favoriser,  par 
r  résailles,  la  culture  du  coton  dans  l'Inde. 

1  n'est  donc  pas  besoin  d'engager  contre  sir  Robert  Peel  une  dis- 
(ssion  théorique;  ce  fait  incontestable,  que  chacun  des  progrès  de 
Industrie  américaine  a  nécessité  en  Angleterre  un  remaniement  de 
l'if  paraît  suffire  à  prouver  que  la  doctrine  des  free-traders  est  fille 
(  la  nécessité  et  non  pas  de  la  science.  On  est  aussi  fondé  à  conclure 
(  e  cette  doctrine  ne  repose  pas  sur  des  principes  d'une  vérité  éternelle, 
|.isqu'elle  ne  donne  pas  partout  les  mêmes  résultats,  et  puisque  des 
jits  avérés  viennent  la  démentir.  Jusqu'à  l'établissement  du  gouver- 
ijiment  fédéral,  et,  on  peut  même  dire,  jusqu'au  traité  de  Gand,  qui 
îjivit  la  guerre  de  4812,  les  États-Unis  ont  été  une  nation  exclusive- 
lent  agricole;  depuis  4812,  ils  sont  une  nation  industrielle  et  agricole, 
j  leur  prospérité,  leur  richesse,  se  sont  accrues  avec  une  rapidité  jus- 
le-là  sans  exemple.  Nous  voyons  bien  en  quoi  leur  système  de  pro- 
ction  a  été  funeste  aux  Anglais,  nous  ne  voyons  pas  en  quoi  il  a  nui 
IX  Américains.  Si  une  industrie  florissante  n'était  née  aux  États-Unis 
la  faveur  de  la  protection,  le  manufacturier  de  Glasgow  ou  de  Man- 
lester  ne  serait  sans  doute  pas  resté  au  même  point  qu'en  4812,  mais 
n'aurait  peut-être  pas  été  contraint  de  demander  la  suppression  des 
roits  que  l'Angleterre  percevait  sur  les  cotons  américains,  il  n'aurait 
tns  doute  pas  réclamé  et  obtenu  la  suppression  des  droits  sur  les  cé- 
3ales,  et  sir  Robert  Peel  n'aurait  pas  eu  besoin  de  jeter  sur  une  impé- 
euse  nécessité  le  voile  d'une  théorie  plus  brillante  que  solide. 
Voilà  cependant  tout  le  discours  de  sir  Robert  Peel ,  lorsqu'on  dé- 
ouille  sa  pensée  du  vêtement  splendide  qu'il  a  su  lui  donner.  Quant 
l'agriculture ,  il  n'en  est  pas  question  dans  ce  discours ,  qui  roule 
ourlant  «  sur  l'état  de  la  nation  anglaise.  »  On  ne  peut  prendre,  en 
flét,  comme  une  discussion  sérieuse  les  quelques  phrases  ironiques 
[ue  sir  Robert  Peel  a  adressées  aux  agriculteurs  :  il  ne  nie  pas  la  réa- 
ité  ni  l'étendue  de  leurs  souffrances;  il  se  borne  à  rappeler  qu'au 
emps  de  la  protection,  dans  les  années  4833  et  4834,  le  prix  des  grains 
;st  tombé  à  45  et  46  shillings  le  quarter,  et  qu'en  4836  le  prix  moyen 
même  été  de  39  shillings.  A  ce  moment,  les  plaintes  de  l'agriculture 


308  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

furent  extrêmes;  un  comité  fut  nommé  par  la  chambre  des  communes 
et  tous  les  agriculteurs  interrogés  par  ce  comité  s'accordèrent  à  pré 
dire  la  ruine  de  l'agriculture  anglaise.  Cette  ruine  ne  s'est  pas  réalisée 
parce  que  les  craintes  conçues  étaient  exagérées;  il  en  sera  de  mênni 
cette  fois,  parce  que  le  désespoir  des  classes  agricoles  vient  en  grandi; 
partie  d'une  peur  sans  fondement.  —  Sir  Robert  Peel  reconnaît  volon 
tiers  que  les  fabricans  anglais  sont  les  meilleurs  juges  de  tout  ce  qu' 
touche  à  leurs  intérêts  :  ne  met-il  pas  une  inégalité  trop  grande  entn 
l'intelligence  du  fabricant  et  celle  de  l'agriculteur  anglais? 

II. 

Nous  sommes  tout  prêt  à  faire  très  large  la  part  de  l'exagératioi 
dans  le  concert  de  plaintes  qui  s'élève  de  tous  les  coins  de  l'Angle 
terre;  mais  il  faut  faire  aussi  la  part  d'une  incontestable  détresse.  Sii 
Robert  Peel  lui-même  ne  nie  pas  que  les  souffrances  de  l'agricullurt 
ne  soient  considérables.  Sir  George  Grey,  avant  lui,  avait  fait  le  mèm( 
aveu  dans  les  termes  les  plus  explicites;  lord  John  Russell  l'a  reprodu: 
après  lui.  M.  Slaney,  qui  a  combattu  la  motion  de  M.  Disraeli,  a  co: 
mencé  par  reconnaître,  au  début  de  son  discours,  que  la  classe  agricolt! 
était  en  proie  à  une  détresse  extrême,  qu'on  pouvait  attribuer  en  parti( 
à  l'abolition  des  corn-laws  et  à  l'avilissement  du  prix  des  grains,  qui  ; 
été  la  conséquence  de  cette  mesure.  Il  n'est  pas  un  orateur,  pas  ur 
journal,  qui  ait  essayé  de  contester  ce  fait.  Les  protectionistes  anglaii 
sont  donc  parfaitement  en  droit  de  mettre  les  free-traders  en  préseuc» 
de  leurs  discours  et  de  leurs  promesses  d'autrefois,  et  de  leur  demandei 
ce  qui  est  advenu  de  toutes  leurs  belles  paroles.  A  entendre  autrefoii 
M.  Cobden ,  l'abolition  des  corn-laws  devait  tourner  au  profit  de  l'ou-^ 
vrier,  du  fermier  et  même  du  propriétaire.  Selon  M.  Hume,  elle  devai; 
faire  réaliser  à  la  nation  entière  une  économie  de  30  millions  de  franci 
par  semaine.  Ni  les  propriétaires  ni  les  fermiers  ne  se  sont  encon 
aperçus  qu'ils  aient  rien  gagné  à  ce  changement;  quant  aux  ouvriers 
on  a  vu  que  la  diminution  des  salaires  était  venue  détruire  pour  eu) 
le  bénéfice  de  la  diminution  des  céréales.  Aucune  des  promesses  quoi 
faisait ,  il  y  a  trois  ans ,  à  l'agriculture  ne  s'est  réalisée. 

M.  Cobden  disait,  par  exemple,  que  les  fermiers  anglais  n'avaie 
mil  besoin  d'un  tarif  protecteur,  attendu  que  la  nature  leur  assuraijj 
sur  les  étrangers  un  avantage  permanent  de  10  shillings  par  quartei 
Il  estimait  en  effet  à  cette  somme  les  frais  de  transport,  de  commii 
sion,  d'emmagasinement,  etc.,  des  grains  que  le  producteur  russe 
américain  voudrait  envoyer  sur  les  marchés  de  la  Grande-Bretagne 
M.  Cobden,  il  y  a  trois  mois,  répétait  encore  cette  assertion  dans  ur 
meeting  tenu  àLeeds.  Cette  protection  naturelle  s'est  trouvée  n'être  qu'ur 
songe.  Pendant  toute  l'année  1848,  la  farine  a  été  transportée  de  New- 


L'ail, .  . 
teM 
lifl 


L'ANGLETERRE   A   L'OCVERTURE   DE   LA   SESSION.  o09 

^k  à  Livei'pool  à  raison  de  1  shilling  ou  1  shilling  3  deniers  par  ba- 
ce  qui  équivaut  à  un  peu  moins  de  2  shillings  et  demi  par  quarter 
blé.  Bien  plus,  il  s'est  trouvé  des  armateurs  qui  ont  transporte  des 
s  américains  gratis  à  Liverpool ,  quand  on  leur  garantissait  un  fret 
retour,  c'est-à-dire  de  Liverpool  à  New-York.  Enfin  il  a  été  constaté, 
lord  John  Manners  en  donnait  récemment  la  preuve  dans  un  mee- 
g  à  Loughborough ,  que  le  fret  du  cabotage  d'un  port  du  canal  de 
nt-George  à  un  port  de  la  mer  du  Nord,  et  réciproquement,  est 
éil  au  fret  demandé  pour  apporter  des  grains  d'un  port  quelconque 
cHurope  en  Angleterre. 

j)n  avait  pensé  que  la  Russie,  dont  les  ports  sont  fermés  l'hiver  par 
llglace,  et  les  États-Unis  seraient  les  seuls  pays  qui  pourraient  entre- 
I  ndre  d'approvisionner  l'Angleterre;  c'est  dans  cette  hypothèse  que 
1  free-traders  avaient  établi  leurs  calculs.  11  s'est  trouvé  que,  dès  la 
[  ;raière  année,  il  est  venu  des  arrivages  considérables  de  la  Hol- 
lide,  de  la  Prusse,  de  la  France  et  même  de  la  Belgique.  Les  blés 
[ussiens  sont  venus  de  Stettin  à  Hull  avec  un  fret  égal  et  peut-être 
ilterieur  à  celui  du  cabotage  anglais;  les  frais  de  transport  du  fond  de 
l  Prusse  jusqu'à  Stettin  et  de  Stettin  à  Hull  ne  s'élèvent  par  quarter 
ti'à  2  sh.  6  d.  Le  rendement  du  blé  est  moins  considérable;  mais, 
inme  la  journée  d'un  laboureur,  qui  est  encore  de  2  francs  25  cent. 
2  francs  50  cent,  en  Angleterre,  n'est  que  de  60  à  75  cent,  en  Prusse, 
•  mme  la  terre  s'y  loue  à  raison  de  5  sh.  l'acre  au  lieu  de  18  et  20  sh., 
:  différence  dans  la  main-d'œuvre  et  dans  le  loyer  de  la  terre  permet 
IX  propriétaires  prussiens  de  livrer  leur  blé  avec  bénéfice  à  un  prix 
li  serait  désastreux  pour  le  fermier  anglais.  Aussi  les  importations 
!  blé  prussien  se  sont-elles  élevées  à  490,000  quarters  de  juillet  184»8 
iuin  1849.  De  l'aveu  de  sir  George  Grey,  on  regardait  la  France  comme 
1  pays  qui  importe  du  blé,  mais  qui  est  incapable  d'en  exporter.  On 
ibliait  que,  si  le  détestable  état  de  nos  routes  et  l'absence  de  chemins 
i  fer  et  de  canaux  permettent  aux  blés  de  la  mer  Noire  d'arriver  dans 
)s  provinces  du  midi  plus  facilement  que  les  blés  des  provinces  du 
intre,  nos  provinces  du  nord  et  de  l'ouest  produisent  plus  de  céréales 
i'elles  n'en  consomment ,  et  que  la  culture  du  colza  et  de  la  bette- 
ive  ne  s'est  propagée  dans  le  nord  que  parce  que  la  culture  du  blé  ne 
3nnait  pas  de  résultats  suffisamment  avantageux.  Aussi  ne  fut-on  pas 
eu  surpris  de  voir  les  blés  de  France  figurer  pour  480,000  quarters 
ans  les  importations  de  juillet  1848  à  juillet  1849,  tandis  que  les  blés 
es  Etats-Unis,  qui  avaient  seuls  paru  mériter  de  causer  quelque  in- 
uiétude,  n'y  figuraient  que  pour  538,000  quarters.  Les  prévisions  des 
ee-traders  ont  donc  été  complètement  trompées ,  et  ce  sont  les  agri- 
ulteurs  anglais  qui  ont  porté  la  peine  de  cette  erreur. 
Quels  argumens  le  ministre  de  l'intérieur  a-t-il  trouvés  pour  rassurer 
îs  agricult'^urs  après  avoir  reconnu  leur  détresse,  et  confessé  que  les 


81 0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  vives  inquiétudes  régnaient  parmi  eux?  Il  a  rappelé  que  l'avilis  î 
sèment  actuel  des  céréales  succédait  à  plusieurs  années  de  cherté,  et  i  > 
a  prouvé  que,  sous  le  régime  de  la  protection,  le  prix  des  grains  étai 
descendu  au-dessous  des  prix  de  1849.  Dans  les  cinq  premiers  moisdi 
1849,  le  prix  le  plus  bas  des  grains  a  été  de  44  sli.  le  quarter  et  le  priî 
moyen  de  45  sh.  3  d.  Dans  les  années  4834  et  1833,  le  prix  moyei 
fut  de  44  sh.  8  d.,  et,  pendant  neuf  semaines  de  1836,  il  descendi 
encore  plus  bas.  Ce  ne  fut  alors  qu'un  avilissement  passager;  pourquoi 
n'en  serait-il  pas  de  même  encore?  C'est  un  triste  remède  pour  le 
maux  présens  que  le  souvenir  des  maux  passés;  mais  l'attente  de  si 
George  Grey  a  été  trompée.  Il  présentait  ce  prix  moyen  de  45  sh.  comrai! 
la  limite  extrême  de  l'avilissement  des  grains;  ce  prix  n'était,  au  con 
traire,  que  le  point  de  départ  de  la  baisse,  qui  a  toujours  été  croissan 
depuis  juin  1849.  Au  25  décembre,  la  mercuriale  des  grains  publié 
par  la  Gazette  des  Marchés  donnait  pour  prix  38  sh.  par  quarter.  Depui 
1836,  jamais  le  prix  moyen  n'était  tombé  au-dessous  de  40  sh.  et  n'a 
vait  même  approché  de  celte  limite.  A  Noël  1835,  il  avait  été  de  36  sh.i 
mais,  trois  semaines  après,  il  était  déjà  remonté  au-dessus  de  39 
Pour  trouver  des  prix  aussi  bas  que  ceux  de  1849,  il  faut  remonter  jui 
qu'en  1822  et  même  au-delà.  On  peut  donc  dire  que  les  céréales 
subi,  cette  année,  en  Angleterre,  un  avilissement  qu'elles  n'avaiei 
point  éprouvé  depuis  trente  ans.  Malgré  ce  bas  prix,  et  quoique  la  n 
coite  ait  été  bonne  et  abondante  en  Angleterre,  les  importations  n'oD 
ni  discontinué  ni  diminué.  On  ne  peut  pas  dire  qu'elles  aient  été  pro 
voquées  par  la  perspective  d'obtenir  un  prix  très  élevé  en  Angleterr 
comme  en  1847  :  depuis  deux  ans,  la  baisse  a  été  continuelle  et  san 
aucun  temps  d'arrêt;  les  grains  expédiés  en  Angleterre  ont  dû  être  en 
voyés  dans  l'attente  d'un  prix  qui,  en  aucun  cas,  ne  pouvait  s'élevej 
au-dessus  de  45  sh.;  il  est  même  à  croire  que. les  importateurs  on 
calculé  sur  des  prix  inférieurs,  t  cause  du  bel  aspect  des  récoltes 
Angleterre.  Ainsi  se  trouvent  dérangés  tous  les  calculs  des  éconoinisi 
qui,  avant  qu'on  songeât  à  abolir  les  corn-laios.  prétendaient  *jue  I' 
libre  importation  des  grains  aurait  tout  au  plus  pour  effet  d'abaissi 
la  moyenne  des  prix  à  près  de  45  sh.,  et  qui  croyaient  qu'aucune  i 
portation  considérable  ne  pouvait  avoir  lieu  dès  que  le  prix  des  graiûi 
descendrait  au-dessous  de  45  et  même  de  48  sh.  le  quarter.  Aujour 
d'hui,  il  faut  faire  de  nouveaux  calculs;  et,  comme  on  n'estime  plu 
qu'à  4  ou  5  sh.  le  quarter,  les  frais  de  transport,  etc.,  qu'ont  à  «i; 
porter  les  grains  étrangers,  on  estime  que  le  prix  moyen  du  blé  sen 
à  l'avenir,  de  40  sh.  Tel  est  le  chiffre  adopté  par  M.  Gobden,  par  gi 
Robert  Peel  et  par  tous  les  hommes  qui  sont  ou  qui  se  croient  com 
pétens.  Nous  n'avons  nulle  raison,  du  reste,  de  contester  la  justesse  d 
cette  estimation;  seulement,  nous  dirons  qu'elle  n'a  rien  d'encours 
gémi  pour  le  laboureur  anglais.  Les  fermiers  des  Lothians,  les  plus  h£ 


il 


ïà 


L'ANGLETERRE    A   l'OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  511 

S  agriculteurs  de  la  Grande-Bretagne,  arrivent  à  joindre  les  deux 
Ijlits  quand  le  blé  est  à  45  sh.;  les  fermiers  d'Angleterre,  moins  habiles* 
qH  ceux  d'Ecosse,  n'en  peuvent  faire  autant  quand  les  prix  descendent 

dessous  de  50  sh.;  et,  pour  les  mauvais  terrains,  ce  prix  est  encore 

)  bas.  Sir  Robert  Peel  lui-même,  dans  son  manifeste  électoral  de 
f  nworth  en  4844,  proclamait  que  l'agriculture  anglaise  ne  pouvait 
«soutenir,  si  le  prix  du  blé  tombait  au-dessous  de  56  et  même  de 

sh.  Que  va-t-il  advenir,  si  le  prix  moyen  du  blé  ne  doit  plus  dé- 

ser  40  shillings? 

i/Vinsi,  deux  mauvaises  récoltes  successives,  une  bonne  récolteen4849 
Tjidue  à  vil  prix,  et  la  perspective  des  mêmes  prix  à  l'avenir,  telle  est, 
eji'e  moment,  la  situation  de  l'agriculture  anglaise.  On  devine  quelles 
cit  dû  être  les  conséquences  désastreuses  d'un  pareil  état  de  choses. 
Ilîiucoup  de  fermiers  ont  failli,  et  un  grand  nombre  n'ont  d'autre  al- 
tlnative  que  d'obtenir  une  remise  de  fermage  ou  de  déposer  leur 
lan;  ceux-là  seuls  résistent  encore  qui  ont  des  capitaux  à  eux  et  une 
f  tune  personnelle,  indépendamment  de  leur  matériel  d'exploitation. 
Ins  vingt  meetings,  on  a  entendu  des  fermiers  déclarer  qu'ils  avaient 
ajuitté,  les  uns  un  an  et  demi,  les  autres  deux  ans  de  fermage  sur 
lir  capital.  Combien  de  fermiers,  ou  n'ont  payé  qu'une  partie  de  leur 
Iiyer,  ou  n'ont  pu  rien  payer!  Le  seul  duc  de  Marlborough  a  eu,  à  la 
iiiint-Michel  dernière,  à  pourvoir  à  l'exploitation  de  7,000  acres  de  terre 
«lie  ses  fermiers  ont  abandonnées  par  résiliation  de  bail.  La  gêne  de  la 
)blesse  anglaise  est  extrême;  car,  sans  parler  des  propriétaires  qui 
ont  rien  reçu,  on  ne  trouverait  peut-être  pas  dans  la  chambre  de» 
rds  ou  dans  la  gentry  cent  personnes  qui  n'aient  été  obligées  ou  d'ac- 
rder  des  délais  à  leurs  fermiers  ou  de  leur  faire  une  remise  de  40, 
;  20  et  même  de  25  pour  400  sur  le  montant  des  fermages.  Il  est  im- 
)ssible  d'ouvrir  un  journal  anglais  sans  y  rencontrer  l'annonce  de 
its  semblables. 

Les  Anglais  n'ont  pas  pour  habitude  de  se  borner  à  se  plaindre.  Le» 
opriétaires  fonciers  et  les  fermiers  ont  commencé  de  concert,  dès  la 
ti  de  la  dernière  session,  une  agitation  qui  a  pris  de  jour  en  jour  de» 
coportions  plus  considérables.  Toutes  les  élections  partielles  qui  ont 
u  lieu  depuis  le  mois  de  juillet  dernier  ont  été  emportées  par  les  pro- 
îctionistes.  M.  Disraeli,  M.  Francis  Young,  le  duc  de  Richmond,  lord 
)hn  Manners,  M.  Newdegate,  ont  parcouru  l'Angleterre,  tenant  par- 
)ut  des  meetings  où,  après  avoir  fulminé  contre  le  libre  échange,  on 
otait  avec  acclamation  une  adresse  à  la  reine  pour  lui  demander  de 
issoudre  le  parlement  actuel  et  d'en  convoquer  un  autre  qui  repré- 
entât  plus  exactement  le  pays  et  pût  remédier  à  ses  maux. 
Quel  sera  le  remède  qui  guérira  les  plaies  de  l'agriculture?  Bien 
les  systèmes  sont  en  présence,  et  aucun  ne  nous  paraît  praticable, 
t.  Disraeli,  qui  s'est  mis  le  premier  en  campagne,  avait  commencé 


512  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

par  demander  deux  choses  :  d'abord  la  révision  et  une  répartition! 
plus  équitable  de  toutes  les  taxes  spéciales  qui  pèsent  exclusivement  suri 
l'agriculture  et  qui  s'élèvent  à  300  millions  par  an;  en  second  lieuj 
la  péréquation  des  taxes  locales.  En  etîet,  les  taxes  locales  en  Angle-i 
terre  sont  calculées  sur  des  évaluations  fort  anciennes,  car  elles  datent  j 
d'un  siècle  et  même  davantage.  Or,  depuis  ce  temps,  la  valeur  des 
terres  a  beaucoup  changé.  Dans  certaines  contrées,  les  terres  ont  été 
considérablement  améliorées;  dans  d'autres,  elles  sont  demeurées  sta- 
tionnaires;  dans  d'autres  enfin,  leur  produit  a  baissé,  lien  résulte  que 
la  répartition  des  taxes  locales,  qui  pouvait  être  fort  équitable  à  la  fin 
du  dernier  siècle,  a  cessé  de  l'être  aujourd'hui,  et  que  certains  comtés 
sont  fort  grevés,  tandis  que  d'autres  supportent  des  taxes  légères. 
M.  Disraeli  voulait  que  partout  les  taxes  locales  fussent  élevées  au  ni-| 
veau  de  celles  des  comtés  les  plus  grevés,  du  Buckinghamshire,  par| 
exemple.  L'accroissement  de  recettes  ainsi  obtenu  aurait  été  consacré 
à  la  formation  d'une  caisse  d'amortissement  dont  l'action  amèneraiji 
bientôt  les  fonds  publics  au-dessus  du  pair,  ce  qui  permettrait  au; 
agriculteurs  de  se  procurer,  au  taux  de  2  et  demi  ou  de  3  pour  100,  l 
sommes  nécessaires  à  l'amélioration  du  sol  ou  au  remboursement  di 
créances  hypothécaires.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  ce  pli 
n'a  rencontré  aucune  faveur;  l'idée  de  venir  indirectement  en  aide 
l'agriculture  en  lui  imposant  directement  une  charge  nouvelle  au  m 
ment  oîi  elle  succombait  sous  la  concurrence  étrangère  n'était  pas  d 
nature  à  faire  des  prosélytes  parmi  les  fermiers.  Les  critiques  aboD; 
dèrent.  M.  Disraeli  n'a  point  hésité  à  modifier  son  plan,  et,  sans  a 
donner  l'idée  de  créer  cette  caisse  spéciale  destinée  à  faire  baisser  ai 
profit  de  l'agriculture  l'intérêt  de  l'argent,  il  parle  maintenant  de  l'a- 
limenter avec  le  produit  de  droits  fixes,  mais  modérés,  sur  lescéréayi< 
importées  de  l'étranger,  et  spécialement  sur  le  blé.  D'autres  membn 
du  parti  protectioniste  proposent  pour  remède  l'égalisation  des  chargi 
publiques  :  ils  demandent  qu'on  fasse  pour  l'agriculture  ce  qu'on  a  fait 
depuis  dix  ans  pour  l'industrie.  On  a  supprimé  tout  impôt  sur  lesra 
lières  premières  :  qu'on  supprime  tout  impôt  direct  sur  l'agricultur 
sur  ses  produits  et  sur  les  matières  qu'elle  emploie,  les  droits  sur  le  hou- 
blon, sur  la  drêche,  sur  le  sel,  sur  les  portes  et  fenêtres.  Si  l'on  ne  veut 
pas  supprimer  les  impôts  directs  qui  pèsent  sur  la  propriété  foncière,! 
qu'on  assujétisse  à  l'impôt,  en  vertu  de  l'égalité,  les  capitaux  employ^ 
dans  l'industrie  et  les  capitaux  placés  dans  les  fonds  publics. 

On  sait  quel  est  le  système  de  M.  Cobden.  Ce  qui  cause,  suivant  lui 
la  détresse  de  l'agriculture,  ce  n'est  pas  l'abolition  des  corn-laws,  c'e 
le  poids  excessif  des  impôts  dont  elle  est  chargée,  et  qui  l'empêchent 
de  soutenir  la  concurrence  étrangère.  11  faut  donc  faire  disparaître  d 
budget  certaines  taxes  imposées  à  l'agriculture,  et  dont  le  produi' 
s'élève  à  250  millions;  mais  ce  n'est  pas  à  d'autres  taxes  qu'il  faut  de 


tu 


L'ANGLETERRE   A   l'OLVERTURE   DE   LA   SESSION.  M3 

!  iider  ces  250  millions,  il  faut  les  demander  à  une  courageuse  éco- 

iiie.  M.  Cobden  veut  donc  qu'on  supprime  les  dépenses  de  l'armée 

la  marine.  Ce  plan  n'est  pas  sérieux.  Un  grand  pays  a  toujours 

in  de  conserver  les  moyens  de  défendre  et  de  faire  respecter  son 

ixnidance.  Que  deviendrait  le  commerce  de  l'Angleterre,  si  elle 

lit  de  pouvoir  le  protéger  sur  toutes  les  mers,  faute  de  vaisseaux? 

i  Cobden  prétend  que  les  dépenses  que  nécessitent  chaque  année  l'ar- 

îîc  et  la  flotte  sont  une  perte  sèche  pour  l'Angleterre.  Nous  serions 

(lieux  de  savoir  si,  lorsque  M.  Cobden  était  encore  fabricant,  il  in- 

sivait  aux  frais  généraux  ou  aux  pertes  sèches  la  prime  annuelle  qu'il 

][!yait  pour  son  établissement  aux  compagnies  d'assurance. 

Ceux  qui  repoussent  à  la  fois  les  plans  des  protectionistes  et  le  plan 

(|  M.  Cobden  se  contentent  de  dire  que  l'agriculteur  anglais  ne  doit 

{'n  prendre  qu'à  son  ignorance  et  à  son  apathie,  s'il  est  vaincu  par 

J;  étrangers  sur  son  propre  marché.  Qu'il  amende  ses  terres  et  qu'il 

;ioliore  ses  procédés  de  culture;  il  verra  ses  récoltes  devenir  plus 

ijoductives,  et  il  pourra  vendre  meilleur  marché  que  les  étrangers. 

Demandez ,  disait  sir  George  Grey,  demandez  aux  fabricans  si ,  dans 

urs  ateliers,  ils  ont  encore  un  morceau  de  fer,  une  brique,  prove- 

bit  de  leurs  appareils  d'autrefois.  Depuis  trente  ans,  machines,  pro-, 

fiés  de  fabrication,  résultats,  tout  a  changé,  et  tout  coiitinue  encore 

rhanger.  »  Le  véritable  remède  aux  yeux  de  ceux-ci  est  donc  ce 

)  on  appelle  en  Angleterre  le  high  farming  System,  ou  l'emploi  des 

rands  procédés.  11  consiste  à  multiplier  la  main-d'œuvre  pour  ne 

mais  laisser  la  terre  en  repos,  et  à  combiner  l'emploi  des  amende- 

lens  avec  l'amélioration  du  sous-sol  par  les  asséchemens  ou  l'irriga- 

on ,  suivant  le  terrain.  Sir  Robert  Peel  est  du  nombre  de  ceux  qui 

roient  que  le  remède  aux  maux  de  l'agriculture  est  dans  les  progrès 

u'elle  peut  faire.  Dans  une  lettre  publiée  il  y  a  quelques  semaines,  et 

ni  a  fait  une  grande  sensation  en  Angleterre,  il  annonce  à  ses  fermiers 

lUe,  s'ils  paient  la  totalité  du  terme  échu ,  il  consacrera  20  pour  100 

lu  krmage  à  des  travaux  sur  leurs  fermes,  et  qu'à  la  même  condition 

1  en  fera  autant  l'été  prochain.  Il  offre  de  se  charger  des  travaux  d'as- 

echement,  si  le  fermier  veut  porter  les  matériaux  sur  les  lieux  et 

rnyer  -4  pour  100  de  la  dépense,  et  il  se  déclare  prêt  à  concourir  à 

exécution  de  toute  amélioration  permanente.  Il  prétend  qu'en  cer- 

ains  endroits  il  est  possible  d'augmenter  considérablement  la  pro- 

luction  avec  quelques  dépenses  et  des  efforts  bien  dirigés.  Un  pareil 

ilan,  qui  peut  convenir  à  de  riches  particuliers,  est  inexécutable;  il 

le  peut  jamais  devenir  d'une  application  générale,  parce  qu'il  exige 

ies  capitaux  que  les  fermiers  anglais  n'ont  pas  à  leur  disposition,  et 

que  les  propriétaires  eux-mêmes  ne  peuvent  pas  fournir,  à  moins 

fl'avoir  d'autres  revenus  que  celui  qu'ils  tirent  de  leurs  terres.  «  Sir 

TOME  V.  33 


514  inUE  DE»  MEirx  hokidis. 

Robert  Peel  en  parie  bien  à  son  aise,  disait,  il  y  a  quelques  i-^'"-'  i 
Henri  Bentinck,  lui  qni  a  les  trois  quarts  de  sa  fortune  dai 
publics,  à  l'atiri  de  toute  variation,  de  toute  perie  et  de  tout  niipùt. 
qui  peut  consacrer  une  partie  de  son  superflu  à  se  pa.-**'-  '    f-nfii 
de  derenir  un  agriculteur  modèle.  » 

L'agriculture  anglaise  est  déjà  supérieure  à  l'agrici  oh 

nent;  elle  peut  sans  doute  faire  encore  des  progrès,  n; .      ^jioj:! 

sufflraient-ils  à  la  tirer  de  la  détresse?  Cela  est  douteux.  On  peut  ani 
liorer  les  systèmes  de  culture  sur  le  continent  aussi  bien  qu'en  Anji 
terre,  le  champ  des  améliorations  y  est  même  plus  vaste,  puisque  ki 
est  encore  à  faire.  Les  progrès  seraient  rapides  le  jour  où  on  s'aperc^ 
vrait  en  France,  en  Belgique,  en  Prusse. que rexportî 

peut  devenir  une  industrie  lucrative.  Depuis  cinq  ans.  i; .     .,   :„. 

de  la  France  ont  toujours  été  en  croissant  :  quelques  travaux  de  vi; 
bilité,  l'achèvement  de  quelques  chemins  de  fer  ou  de  qi' 
naux,  en  permettant  aux  céréales  de  nos  departemensagiiL  .  .^  : ,. 
teindre  facilement  nos  ports  de  mer,  donneraient  à  ces  exportations  u 
très  grand  développement.  Les  perfectionncmens  les  plus  inipoi 
ne  ]>rocureraient  donc  jamais  à  l'agriculture  anglaise  qu'un  soûl 
ment  momentané,  et  elle  a  besoin  d'un  remède  d'une  efflcacité  durd 
ble.  11  importe  surtout  de  faire  disparaître  l'incertitude  qui  pèse  su 
elle.  L'agriculteur  anglais  est  obligé  de  faire  entrer  dans  ses  pré\i 
sions  les  accidens  de  toute  sorte,  l'inconstance  des  saisons,  les  varia 
tions  de  la  température  et  celles  de  la  consommation.  Maintenaiî'  -' 
sort  ne  dépend  plus  seulement  de  ces  conditions  déjà  si  mobiles,  mi 
des  vicissitudes  que  peuvent  éprouver  les  récoltes  de  tous  les  pays  di 
monde.  Il  a  été  écrasé  en  1849  par  la  concurrence  de  la  Prusse,  de^ 
Hollande  et  de  la  France;  en  1850,  les  États-l'nis,  qui  n'ont  eu  l'i 
dernière  qu'une  récolte  à  peine  suffisante,  inonderont  peut-être  \ei 
marchés  de  la  Grande-Bretagne,  et  jamais  il  ne  sera  possible  au  eu 
valeur  anglais  de  savoir  avec  probabilité  ce  qu'il  peut  craindre  r^ 
qu'il  i^eut  espérer. 

Aussi  la  presque  universalité  des  propriétaires  et  des  ciiltiv 
anglais  s'est-elle  ralliée  à  l'idée  du  rétablissement  d'un  droit  n 
sur  les  céréales  étrangères.  Telle  est  la  conclusion  de  presque  t< 
orateurs  qui  ont  parlé  dans  les  nombreux  meetings  tenus  depuis  1' 
de  juillet  1840;  c'est  aussi  celle  de  presque  toutes  les  pétitions 
dans  ces  réunions.  Le  bruit  s'est  répandu  un  instant,  dans  le  mois  de 
décembre,  qu'une  scission  avait  éclaté  au  seiii  du  cabinet,  qui  compte 
parmi  ses  membres  quelques-uns  des  plus  grands  propriétaires  an- 
glais. Trois  ou  quatre  ministres  devaient  se  retirer,  et  les  autres  a 
raient  proposé  le  rétablissement  d'un  droit  sur  le  blé.  Ce  qui  don 
quelque  apparence  de  fondement  à  cette  rumeur,  c'est  que  lord  Jol 


L'ANGLETERRE   A    l'OUVERTURE   DE   LA    SESSION.  515 

R^sell,  dans  le  discours  qu'il  avait  prononcé  en  résumant  le  débat  sur 
l'ai  de  la  nation,  avait  rappelé  qu'en  1841  il  avait  proposé  un  droit 
ffdéré  sur  les  céréales,  que  cette  offre,  jugée  insuffisante  par  les  to- 
rF,  lui  avait  coûté  le  pouvoir,  et  qu'il  croyait  encore  que  ce  plan, 
diaigneusement  repoussé,  eût  été  préférable  à  la  brusque  et  radicale 
8  )[)ression  des  com-laws.  M.  Disraeli  n'avait  pas  manqué  de  rappeler 
àon  tour  que  le  refus  des  protectionistes  leur  avait  été  dicté  par  sir 
fbert  Peel,  qui  trouvait  insuffisant  un  droit  de  8  shillings,  et  qui, 
€iq  ans  après,  passait  le  premier  dans  le  camp  du  libre  échange,  en 
Issant  en  route  son  armée.  11  ne  paraissait  pas  impossible  que  lord 
Jhn  Russell  et  ses  collègues,  éclairés  par  une  cruelle  expérience, 
jandonnassent  le  plan  de  sir  Robert  Peel  pour  revenir  à  leurs  idées 
•rsonnelles. 

Il  n'en  est  rien  cependant.  Quand  on  a  vu  que  le  ministère  avait 
•mandé  à  M.  Charles  Villiers  de  se  charger  de  proposer  l'adresse  d'u- 
ige  en  réponse  au  discours  du  trône,  toute  illusion  a  cessé.  C'est 
.  Villiers  (jui  le  premier  en  Angleterre,  et  long-temps  avant  M.  Cob- 
sn  et  la  ligue,  a  demandé  l'abolition  des  com-laws.  Pendant  bien  des 
anées,  il  a  présenté  à  cet  effet,  dans  la  chambre  des  communes ,  une 
lotion  qu'il  était  seul  ou  presque  seul  à  défendre.  Le  choix  d'un  tel 
oiuine  pour  être  l'organe  du  parti  ministériel  à  l'ouverture  de  la  ses- 
ion  indiquait  assez  clairement  que  le  ministère,  loin  de  se  diviser  et 
le  vouloir  revenir  sur  le  passé,  était  résolu  à  maintenir  l'abolition  des 
orn-laws. 

III. 

Le  ministère  anglais  avait  à  se  prononcer  entre  l'agitation  protec- 
ioniste  et  l'agitation  radicale  :  c'est  pour  celle-ci  que  les  collègues 
le  lord  John  Russell  ont  opté.  M.  Cobden  et  ses  amis  s'étaient  en- 
dormis depuis  leurs  grands  succès  de  18-46,  et,  au  commencement 
de  Vannée  qui  vient  de  finir,  ils  regardaient  avec  un  dédain  peu  dé- 
-uisé  les  efforts  du  parti  tory  pour  se  reconstituer;  mais,  quand  ils  ont 
vu  lord  Stanley,  le  duc  de  Richmond,  M.  Disraeli,  le  marquis  de 
<jrranby  rallier  peu  à  peu  autour  d'eux  l'ancienne  phalange,  un  mo- 
ment désorganisée  par  la  brusque  volte-face  de  sir  Robert  Peel;  quand 
ils  ont  vu  les  meetings  protectionistes  se  sucx^éder  avec  un  succès  tou- 
jours croissant,  les  populations  agricoles  s'agiter,  et  sept  ou  huit  élec- 
tions tourner  coup  sur  coupa  l'avantage  de  leurs  adversaires,  ils  ont 
compris  qu'il  était  temps  de  se  remettre  à  l'œuvre.  L'association  pour 
la  iéforine  électorale  et  financière  a  été  formée;  des  meetings  ont  été 
convwiués,  et  M.  Cobden  a  recommencé  ses  campagnes  de  1844  et 
184.5,  mais  avec  une  verve  un  peu  épuisée  et  sans  retrouver  ni  les 
vives  inspirations  ni  l'accueil  enthousiaste  d'autrefois.  Alors  chaque 


516  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

jour  amenait  pour  lui  un  triomphe  nouveau;  il  se  complaisait  à  ex- 
poser les  doctrines  nouvelles;  il  invoquait  le  témoignage  de  ces  illus- 
tres écrivains  anglais  qui  ont  créé  la  science  de  l'économie  politique, 
et,  en  regard  du  présent,  il  montrait  l'avenir,  que  son  imagination  pa- 
rait des  plus  brillantes  couleurs.  Cette  année,  au  contraire,  M.  Cobden 
était  sur  la  défensive;  il  rencontrait  partout  le  souvenir  de  ses  pro- 
messes passées;  il  lui  fallait  expliquer  comment  la  détresse  actuelle 
n'infirmait  en  rien  ses  doctrines;  il  lui  fallait  avouer  que  les  effets 
bienfaisans  du  libre  échange  de>  aient  être  achetés  au  prix  d'une  crise 
plus  ou  moins  longue  à  traverser,  et  que  les  peintures  séduisantes  qu'il 
en  avait  faites  s'appliquaient  à  l'époque  où  toutes  choses  seraient 
rentrées  dans  l'état  normal.  Une  semblable  thèse  prête  moins  à  l'élo- 
quence; il  est  difficile  de  passionner  les  masses  avec  une  apologie.  On 
remarqua  que  M.  Cobden,  après  avoir  annoncé  qu'il  irait  chercher 
M.  Disraeli  jusqu'au  fond  du  comté  de  Buckingham,  dont  il  est  le  re- 
présentant, évita  de  se  trouver  à  Aylesbury  en  plein  soleil  et  un  jour 
de  marché,  et  préféra  y  venir  haranguer  une  cinquantaine  de  per- 
sonnes dans  le  coin  d'une  auberge  le  soir  même  du  jour  où,  à  quel- 
ques lieues  de  là,  l'orateur  tory,  en  présence  d'une  nombreuse  et 
brillante  assistance,  constatait  que  son  antagoniste  fuyait  le  grand 
jour.  M.  Cobden  s'est  irrité  du  demi-succès  qu'il  obtenait,  et,  dans 
quelques  villes  manufacturières,  où  il  se  sentait  plus  à  l'aise,  parce  que 
tout  y  est  prospère  aujourd'hui ,  à  Leeds  par  exemple,  il  s'est  laissé 
aller  à  des  menaces  imprudentes  contre  les  protectionistes,  annonçant 
môme  que  les  libre-échangistes  auraient  recours  à  la  force,  si  on  vou 
lait  remettre  en  question  l'abolition  des  corn-laws.  M.  Cobden  s'est 
bientôt  aperçu  de  la  faute  qu'il  avait  commise.  A  ces  menaces,  d'autres 
menaces  ont  répondu.  A  York,  en  présence  de  plusieurs  membres  de 
la  pairie  et  de  la  chambre  des  communes,  en  présence  du  mair 
d'York,  un  fermier  a  rappelé  les  paroles  de  M.  Cobden,  et  a  ajouté,  au 
milieu  d'applaudissemens  frénétiques,  que  si  les  lords  du  coton  s'aW- 
saient  jamais  de  déployer  l'étendard  de  la  guerre  Civile,  les  fermiers  se 
lèveraient  à  leur  tour,  et  ne  s'arrêteraient  qu'après  avoir  pendu  Cob- 
den et  obligé  M.  Bright  à  remplir  le  rôle  d'exécuteur.  Ce  n'est  jamais 
impunément  qu'on  fait  appel  aux  passions  violentes.  Quelques  paroles 
agressives  et  menaçantes  de  M.  Cobden  ont  suffi  pour  changer  le  ca- 
ractère des  deux  agitations  qui  se  poursuivaient  simultanément  en 
deux  sens  contraires.  Les  protectionistes  avaient  convoqué  un  meeting 
à  Hinckley,  petite  ville  où  l'on  fabrique  beaucoup  de  chaussures,  et  où 
la  dimiimtion  du  blé  n'a  amené  encore  aucune  réduction  dans  les  sa> 
laires.  Les  ouvriers  cordonniers  promenèrent  dès  le  matin  dans  la  ville 
un  grand  pain  entre  deux  morceaux  de  lard  avec  cette  inscription  : 
«  Liberté  du  commerce.  »  Derrière  venait  un  pain  de  la  plus  petite  ai 
meiision,  auquel  était  suspendu  un  hareng  saur  avec  cette  inscription* 


I 

I 
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5tl 

I 

Il  m 

I 


L'ANGLETERRE   A   l'OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  317 

•otection.  »  Après  cette  exhibition,  ils  se  rendirent  en  foule  au  lieu 
protectionistes  étaient  assemblés  et  les  expulsèrent.  Les  choses 
ont  pas  toujours  passées  si  pacifiquement.  Plus  d'une  fois  les  pay- 
ât mis  les  libre-échangistes  à  la  porte,  et,  dans  les  villes  manufac- 
s,  on  a  vu  les  ouvriers  disperser  à  coup  de  pierres  des  réunions 
.  .  iculteurs,  assaillir  dans  les  rues  les  fermiers  isolés,  couvrir  de  boue 
KJnagistrats  qui  se  rendaient  aux  meetings.  Lord  Talbot  a  été  griève- 
niit  blessé  d'un  coup  de  pierre  au  moment  où  il  haranguait  des  fer- 
n  rs;  le  maire  de  Reading,  renversé  dans  la  boue  comme  il  revenait 
It  résider  une  réunion,  assommé  de  coups  de  bâton,  fut  arraché  pres- 
(i  mourant  des  mains  de  quelques  furieux.  M.  Cobden,  dans  la  tournée 
[i  l  a  faite  à  travers  les  comtés  agricoles  de  l'Angleterre,  a  pu  se  con- 
rajicre  par  lui-même  de  l'extension  qu'a  prise  l'agitation  protectio- 
ub,  de  la  détresse  qui  pèse  sur  les  fermiers,  et  de  l'état  d'exaspéra- 
i(l  où  ils  sont  arrivés;  il  a  pu  voir  combien  il  serait  facile  de  mettre 
ïui  prises  la  population  manufacturière  et  la  population  agricole,  et 
)rli  remarqué  que,  dans  les  dernières  réunions  où  il  a  pris  la  parole, 
iolangage  était  moins  acerbe  et  moins  irritant. 

e  ministère  anglais  a  suivi  avec  anxiété  lès  progrès  do  cette  double 
iglation  d'où  pouvait  sortir  à  chaque  instant  une  collision.  Les  deux 
mjvemens  ont  pris  trop  d'importance  pour  qu'il  lui  fût  possible  de 
i(ieurer  neutre  entre  eux  :  il  lui  fallait  absolument  s'appuyer  sur 
l'iji  des  deux  pour  tenir  tête  à  l'autre.  Son  choix  ne  pouvait  être  dou- 
te |:.  La  majeure  partie  des  whigs  ne  désirait  pas  l'abolition  complète 
1(1  corn-laws,  mais  tous  l'ont  acceptée  des  mains  de  sir  Robert  Peel, 
l'ont  votée  :  le  retour  à  la  protection  eût  été  un  pas  en  arrière, 
whigs  sont  une  fraction  considérable  de  la  chambre  des  com- 
s,  mais  ils  sont  incapables  de  former  jamais  par  eux-mêmes  une 
wiité  :  il  leur  faut  l'appoint  des  radicaux  et  l'appoint  des  amis  de 
iiJRobert  Peel;  le  retour  à  la  protection  eût  été  une  rupture  irrécon- 
iihle  avec  ces  deux  fractions,  et  aurait  eu  pour  résultat  de  mettre 
'  jvvhigs  à  la  merci  des  tories,  qui,  après  avoir  aidé  leurs  adversaires 
à  tablir  un  droit  sur  les  céréales,  entreprendraient  probablement  de 
^<  vemer  eux-mêmes.  Le  ministère  anglais,  sous  peine  d'abdiquer, 
^'ait,  donc  se  déclarer  pour  le  maintien  du  libre  échange.  Il  lui  fal- 
la  fois  resserrer  l'union  des  whigs  avec  les  radicaux,  et  trou- 
njle  moyen  de  faire  face  aux  assauts  qui  se  préparent.  11  va  avoir 
Cfxre  lui,  dès  le  début  de  la  session,  une  minorité  formidable  et  com- 
qui  ne  lui  laissera  point  de  relâche.  Lord  John  Russell  ne  se 
"'  iinule  pas  toute  l'influence  et  tous  les  moyens  d'action  dont  dis- 
i  la  grande  propriété  en  Angleterre;  il  a  vu  le  parti  tory,  complète- 
nt dissous  après  la  réforme  électorale  de  1831 ,  se  reformer  en  moins 
inq  ans  et  se  changer  peu  à  peu  en  une  majorité  considérable;  il 
qu'avec  des  forces  aussi  étroitement  balancées  qu'elles  le  sont  au- 


""PSrT 


518  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

jourd'hui,  un  événement  imprévu  peut  transférer  facilement  le  poi 
voir  des  whigs  aux  tories,  et  rien  ne  permet  de  prévoir  quel  serait  e 
ce  moment  le  résultat  d'une  élection  générale.  Il  a  donc  résolu  d'enî 
ployer  son  pouvoir  présent  à  assurer  à  son  parti  la  possession  de  l'av 
nir.  Une  nouvelle  réforme  électorale,  si  elle  pouvait  être  imposée  si 
parlement  actuel,  aurait  pour  effet  de  fortifier  dans  les  élections  futunÉl' 
l'influence  des  classes  commerçantes  et  d'affaiblir  d'autant  les  chancr 
de  l'aristocratie  foncière.  Lord  John  Russell,  qui,  l'année  dernier 
combattait  encore  comme  inopportune  toute  demande  de  réforme 
faisait  le  procès  au  suffrage  universel,  s'est  décidé  à  proposer  ce  qu 
repoussait  il  y  a  six  mois.  En  même  temps  que  se  répandait  la  no' 
velle  du  choix  fait  de  M.  Villiers  pour  présenter  l'adresse,  le  Tim 
annonçait,  d'une  façon  semi-officielle,  qu'un  paragraphe  du  discou^ 
de  la  reine  recommanderait  au  parlement  l'extension  du  droit 
toral.  Le  projet  ministériel  est  maintenant  connu  dans  ses  principa^^ 
détails,  et  il  aura  pour  conséquence  d'augmenter  considérablement P 
noml)re  des  électeurs.  L'alliance  du  parti  whigavec  le  parti  radical] 
donc  être  cimentée  par  un  lien  de  plus. 

Les  tories,  contre  toute  attente,  ont  accueilli  cette  nouvelle  a^ 
une  extrême  froideur.  Ils  avaient  coutume  de  dire  qu'ils  avaient  î! 
cepté  la  réforme  de  1831,  mais  à  la  condition  qu'elle  serait  définitif 
et  qu'il  ne  serait  plus  question  de  toucher  aux  vieilles  institutions  i 
l'Angleterre.  Leurs  journaux  ne  se  sont  point  armés  contre  le  pro 
de  lord  John  Russell  de  ce  qu'on  appelle  au-delà  du  détroit  «  le  pril 
cipe  de  finalité.  »  Ils  ont  déclaré,  au  contraire,  que,  la  loi  électori 
actuelle  étant  très  mauvaise,  les  tories  se  prêteraient  à  toute  modi- 
cation  qui  aurait  pour  effet  d'assurer  une  plus  grande  sincérité  à  1''^ 
pression  de  la  volonté  nationale.  Les  tories  se  montrent  fort  rassu  i' 
sur  l'extension  du  droit  de  suffrage,  et  même  sur  le  suffrage  univers' 
depuis  l'expérience  qui  en  a  été  faite  en  France.  Ils  se  flattent  quf 
entraîneraient  avec  eux  toute  la  population  des  campagnes  et  acquj 
raient  par  là  une  supériorité  incontestée.  Ils  savent  d'ailleurs  qu'ils! 
s'agit  point  encore  de  suffrage  universel,  et  ils  croient  n'avoir  rieif 
appréhender  d'une  extension  de  l'électorat.  Dans  beaucoup  de  peti' 
villes  anglaises,  le  commerce  de  détail  ressent  le  contre-coup  dd 
détresse  des  fermiers.  Ceux-ci,  en  effet,  ne  se  contentent  pas  d'écoi- 
miser  sur  leurs  dépenses  personnelles;  ils  emploient  beaucoup  ino^s 
d'ouvriers,  ils  ont  renoncé  à  tous  les  travaux  d'amélioration ,  et  s 
ouvriers  agricoles  sans  ouvrage,  en  retombant  à  la  charge  des  - 
roisses,  perdent  le  moyen  d'alimenter  le  commerce  de  détail.  Le  pj' 
tectionisme  est  donc  assuré  de  trouver  des  alliés  jusque  dans  les  rajS 
du  commerce. 

Aussi  est-ce  moins  l'extension  de  la  franchise  électorale  que  la  d" 
tribution  des  collèges  électoraux  qui  peut  porter  un  coup  funeste  » 


rsl. 

I 


L'ANGLETERRE   A  L'OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  519 

y.  t  i  tory.  L'Irlande  entière  ne  cdittipte  pas  autant  d'électeurs  que  le 
iistrict  ouest  du  comté  d'York,  qui  élit  M.  Cobden.  En  augmen- 
onsidérablement  le  nombre  des  électeurs,  on  a  chance  de  faire 
à  l'aristocratie  protestante  une  bonne  partie  des  collèges  ir- 
is, dont  elle  dispose  souverainement  sous  le  régime  de  la  loi  ac- 
;  mais  la  grande  question  est  de  savoir  si  aucune  tentative  ne 
lite  pour  modifier  en  Angleterre  la  répartition  des  collèges.  Lors 
I  .1  [>remière  réforme,  on  enleva  le  droit  de  nomination  à  une  foule 
i  '.  i  I  lages  où  quatre  ou  cinq  électeurs  quelquefois  élisaient  un  député, 
le  transporter  à  des  localités  considérables  qui  n'étaient  pas  re- 
liées. C'est  ainsi  que  Manchester  et  Liverpool  acquirent  le  droit 
deux  députés;  mais  le  même  privilège  fut  attribué  à  vingt-quatre 
\  I  s  peu  importantes,  situées  presque  toutes  dans  les  comtés  agri- 
c<  s,  et  où  les  tories  exercent  une  grande  influence.  Les  radicaux,  qui 
'1  nandent  le  suffrage  universel,  demandent  en  même  temps  que  la 
-cntation  soit  réglée  sur  le  chiffre  de  la  population  :  ils  se  plai- 
5  iil  que  le  comté  de  Buckingham,  avec  180,000  habitans,  ait  onze 
A  iités,  tandis  que  la  ville  de  Manchester,  qui  compte  250,000  habi- 
t;>.  et  paie  à  elle  seule  deux  fois  autant  de  taxes  et  de  contributions 
q;  tout  le  comté  de  Buckingham,  n'a  que  deux  représentans.  Il  est 
e«jtain  que  la  répartition  des  députés  d'après  la  population  aurait  pour 
el|t  d'augmenter  de  beaucoup  la  représentation  des  villes  industrielles, 
fous  ne  voulons  pas  préjuger  ce  que  proposeront  les  ministres 
lais,  ni  ce  que  fera  le  parlement;  mais,  en  admettant  que  la  nou- 
e  réforme  se  réduise  à  l'extension  de  la  franchise  électorale,  il  est 
lent  qu'elle  recrutera  les  nouveaux  électeurs  uniquement  dans  les 
ses  moyennes,  parmi  les  industriels  et  les  commerçans,  et  qu'elle 
par  conséquent,  pour  résultat  un  nouveau  déplacement  de  l'in- 
i.oe  politique  au  préjudice  de  la  propriété  territoriale.  C'est  un  pas 
e<l^dérable  dans  la  voie  où  l'on  était  déjà  entré  en  1831.  Autrefois, 
'•irat  était  le  privilège  exclusif  de  la  propriété  foncière;  la  ré- 
de  1831  fit  indirectement  la  part  des  autres  genres  de  propriété, 
ei| élevant  à  la  franchise  la  plupart  des  métropoles  industrielles;  la 
lie  réforme,  en  attachant  l'èlectorat,  non  plus  à  la  propriété,  mais 
'juittement  d'une  quotité  déterminée  des  charges  publiques,  élève 
vie  politique  quiconque  a  une  existence  indépendante,  ou  présu- 
3  telle.  Ce  pas  nouveau  est  la  conséquence  nécessaire,  fatale  de  l'abo- 
3n  des  corn-laws.  En  effet,  cette  mesure  révolutionnaire  a  sacrifié 
salut  de  l'industrie  anglaise  tous  les  intérêts  de  la  propriété  fon- 
'e,  qui  reste  encore  dépositaire  de  l'influence  souveraine  en  poli- 
le,  puisqu'elle  est  maîtresse  de  la  moitié  au  moins  des  collèges 
floraux,  et  qu'elle  dispose,  dans  presque  tous  les  autres,  d'une  for- 
lable  minorité.  Comment  croire  que  la  grande  propriété,  ainsi  at- 


ÎJ20  REVIE   DES  DEUX  3I0NDES. 

teinte  dans  sa  fortune,  ne  ferait  pas  usage  des  armes  qu'elle  a  entre  les 
mains  pour  ressaisir  le  pouvoir  et  changer  une  législation  qui  lui  es 
funeste;  comment  espérer  qu'avec  ses  immenses  ressources ,  elle  n( 
réussirait  pas  tôt  ou  tard  à  l'emporter  dans  le  parlement,  elle  qui  a  pi 
dire  avec  tant  de  raison,  par  la  bouche  de  lord  George  Bentinck 
qu'elle  avait  été  trahie,  mais  non  battue,  qu'elle  avait  été  victime  d'um 
surprise,  parce  que  quatre-vingts  personnes  avaient  voté  contre  leur 
engagemens  les  plus  solennels?  Pour  prévenir  ce  retour  probable  d 
la  fortune,  il  n'est  qu'un  moyen,  celui  de  mettre  le  libre  échange  sou 
la  garde  de  ceux  qui  en  profitent,  celui  d'appeler  au  partage  des  droit 
politiques  la  classe  que  ses  intérêts  rapprochent  de  l'industrie  plutc 
que  de  l'agriculture,  et  de  créer,  pour  la  défense  de  la  législation  nou 
velle,  un  corps  nouveau  d'électeurs. 

Nous  serions  tenté  de  croire  que  cette  mesure,  qui  est  nécessair 
pour  assurer  la  longévité  du  ministg^e,  n'est  pas  indispensable  pou 
maintenir  la  liberté  du  commerce  des  grains.  On  affecte  de  redout 
pour  le  cabinet  des  votes  de  coalition.  La  session  dernière,  on  ani 
çait  de  mois  en  mois  le  renversement  du  ministère,  parce  que  les 
ries  devaient  voter  avec  les  jeunes  peelites  sur  les  questions  de  politiq 
étrangère  et  les  questions  coloniales.  Le  ministère  a  toujours  eu 
majorité  considérable.  Cette  année,  sur  les  mêmes  questions,  les  te' 
ries  voteraient  avec  les  radicaux  contre  le  cabinet!  Cela  nous  para 
peu  probable.  On  sait  déjà  que,  sur  les  questions  coloniales,  le  minis 
tère  adopte  presque  entièrement  le  plan  des  radicaux ,  et  qu'il  va  o 
frir  à  toutes  les  colonies  une  liberté  à  peu  près  complète.  Restera 
donc  la  question  des  îles  Ioniennes  et  celle  des  réfugiés  italiens  que  j 
gouverneur  de  Malte  n'a  pas  voulu  laisser  débarquer.  Sur  ces  que; 
tions,  les  tories,  au  nom  de  l'humanité,  voteraient  avec  les  radicaux 
Nous  ne  croyons  pas  ces  derniers  disposés  à  fournir  à  leurs  adversai 
éternels  les  moyens  de  mettre  le  cabinet  en  minorité,  nous  ne  voJO! 
pas  surtout  ce  qu'ils  pourraient  gagner  à  un  changement  de  ministèr 
mais  supposons  que  cette  hypothèse  se  réalise  :  elle  aurait  pour  cons- 
quence  l'arrivée  au  pouvoir  des  tories.  Nous  doutons  fort  que  ceux- 
entreprissent  de  rétablir  des  droits  protecteurs.  Quelques-uns  des  pli 
ardens  d'entre  eux  sont  les  premiers  à  dire  que  l'épreuve  du  lib 
échange  n'a  pas  encore  été  assez  longue,  qu'il  faut  qu'elle  soit  cou 
plète  et  décisive.  M.  Disraeli  lui-même  a  été  quelque  temps  avant  •; 
se  décider  à  parler  du  rétablissement  d'un  droit  protecteur,  et  il  ne  l 
fait  qu'avec  une  répugnance  manifeste.  ! 

Les  chefs  des  tories  sont  des  hommes  aussi  patriotes  qu'éclairés;  ] 
ne  se  dissimulent  pas  que  l'abaissement  du  prix  des  grains  est  ui, 
question  d'existence  pour  l'industrie,  et  que  celle-ci  défendra  sa  vi 
toire  avec  l'énergie  du  désespoir.  Elle  ne  s'inquiète-  pas  du  contre-coii 


L'ANGLETERRE  A   l'OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  521 

lie  peut  recevoir  de  la  ruine  du  marché  intérieur.  Une  des  premières 
torités  économiques  de  la  Grande-Bretagne ,  M.  Jones,  commissaire 
t  cadastre,  dit ,  dans  un  ouvrage  sur  le  revenu  de  l'Angleterre,  que 
Ijgriculture,  après  avoir  mis  en  rései'v  e  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  propre 
(jasommation,  apporte  sur  le  marché  des  produits  pour  une  valeur  de 
^JO  millions  sterling.  Lorsque  l'agriculture  n'est  pas  prospère,  l'écono- 
i|ie  la  plus  habituelle  et  la  plus  facile  pour  les  fermiers  est  de  diminuer 
Ijnombre  des  bras  qu'ils  emploient.  Ils  arrivent  presque  impercepti- 
JJ3ment  à  économiser  25  pour  dOO  sur  les  frais  de  production;  mais 
11;  produits  ne  tardent  pas  à  être  réduits  dans  la  même  proportion,  et 
]■  fermiers  n'apportent  plus  sur  le  marché  que  75  millions  au  lieu 
(  100.  Ainsi,  sans  parler  des  salaires  supprimés,  qui  eussent  alimenté 
]|  petit  commerce,  voilà  une  valeur  de  25  millions  sterling  qui  eût  été 
(ihangée  contre  les  produits  de  l'industrie,  et  qui  disparaît  du  marché 
jtérieur, — 25  millions,  c'est-à-dire  un  capital  égala  la  moitié  de  tout 
!l  commerce  extérieur  de  l'Angleterre!  Mais  une  pareille  considération 
est  pas  de  nature  à  arrêter  l'industrie  anglaise;  l'approvisionnement 
1  marché  intérieur  n'est  pour  elle,  comme  le  disaient  les  orateurs  de 
I  ligue,  qu'une  bagatelle;  ce  qu'il  lui  faut  pour  ne  pas  succomber  sous 
encombrement  des  produits,  c'est  de  pourvoir  à  l'approvisionnement 
i  monde  entier.  Il  y  a  à  Manchester  tel  métier  qui  peut  fabriquer 
ir  semaine  trois  millions  de  mètres  de  calicot ,  et  qui ,  en  fonction- 
mt  toute  l'année,  suffirait  à  habiller  la  France  entière.  C'est  là  la 
randeur  à  la  fois  et  la  faiblesse  de  l'industrie  anglaise;  il  lui  faut  do- 
liner  tous  les  marchés  de  l'univers  ou  périr.  Tout  progrès  des  indus- 
ies  étrangères  lui  est  funeste,  et  aujourd'hui  elle  ne  peut  maintenir 
i  supériorité  qu'en  réduisant  aussi  bas  que  possible  les  frais  d'entre- 
en  de  ses  esclaves.  L'abolition  des  corn-laws  lui  assure  peut-être  un 
îpit  de  dix  ans;  elle  ne  se  laissera  pas  enlever  le  prix  de  tant  d'efforts. 
Cobdcn  disait  à  Leeds,  il  y  a  trois  mois,  que  si  le  parlement  taxait 
e  nouveau  le  pain  et  décrétait  la  ruine  de  l'industrie,  celle-ci  jetterait 
iir  la  place  publique  un  million  d'ouvriers  affamés,  et  qu'alors  sau- 
erait  qui  pourrait  le  trône  et  la  nation.  On  a  fait  remarquer  que  tel 
lubiste  irlandais  expiait  actuellement  aux  Bermudes  des  discours 
loins  incendiaires.  Le  22  janvier,  à  Sheffleld,  M.  Cobden  s'exprimait 
e  la  même  façon  :  «  Nous  n'entendons  pas  qu'on  nous  ramène  au 
assé.  J'en  avertis  ces  dignes  gentlemen  qui  font  tant  de  tapage  à 
'roydon,  à  Reading,  à  Worcester,  dans  leurs  réunions  publiques,  et 
ui  rossent  à  l'occasion  les  free-traders;  je  leur  déclare,  je  leur  signifie 
n  propres  termes  que  nous  n'entendons  pas  laisser  de  nouveau  taxer 
lotre  pain,  et,  dussent-ils  avoir  une  majorité  dans  le  parlement,  je 
es  mets  au  défi  de  l'oser  faire.  » 
Ce  qui  fait  des  Anglais  un  peuple  essentiellement  politique  et  tout- 


522  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

à-fait  digne  de  se  gouverner  lui-même,  c'est  qu'ils  prennent  pour  guide 
la  raison  et  jamais  l'amour-propre.  Ils  savent  discerner  avec  rapidité 
et  avec  une  admirable  rectitude  ce  qu'exige  l'intérêt  général  du  pays, 
et,  quel  que  soit  l'entraînement  des  passions  politiques,  quelles  que 
soient  les  suggestions  de  l'intérêt  privé ,  ils  s'imposent  sans  balancer 
les  plus  douloureux  sacrifices.  En  1815,  les  droits  sur  l'importation 
du  blé  furent  rétablis,  et  l'on  n'hésita  pas  à  faire  usage  de  la  force  pour 
réprimer  les  manifestations  séditieuses,  les  émeutes  que  provoqua 
cette  mesure  législative.  On  ne  se  mettra  pas  dans  la  même  nécessité, 
parce  que  les  temps  sont  changés,  parce  que  la  disproportion  des  forces 
a  également  changé,  parce  qu'aucun  homme  d'état  anglais  ne  voudra 
prendre  la  responsabilité  d'une  lutte  violente,  oii  le  triomphe  sérail 
acheté  au  prix  de  la  ruine  de  l'industrie  anglaise.  Quelques  membres 
de  l'aristocratie,  qui  ont  toujours  appartenu  à  la  cause  protectioniste. 
le  comprennent  ainsi,  et  acceptent,  sans  hésiter,  la  loi  de  la  nécessité. 
Lord  Yarborough,  plus  connu  sous  le  nom  de  lord  Worsley,  s'est  ex- 
primé ainsi  :  «  Je  crois  que  ceux  qui  encouragent  les  fermiers  à  at- 
tendre leur  soulagement  du  rétablissement  des  droits  protecteurs  n< 
font  que  se  tromper  eux-mêmes  et  tromper  autrui.  Je  suis  convainc 
que  la  tentative  de  rétablir,  en  vue  de  la  protection,  un  droit  sur  le 
droit  qui,  pour  atteindre  son  objet,  devrait  être  quelquefois  tout-à^ 
fait  prohibitif,  ne  peut  aboutir  qu'à  un  avortement  après  avoir  plongt 
le  pays  dans  une  agitation  convulsive  et  jeté  les  germes  d'une  animo- 
sité  plus  acharnée  entre  les  deux  classes  laborieuses  du  royaume.  « 
Lord  Drumlanrig  déclare,  dans  une  lettre  à  ses  tenanciers,  que,  «  dam 
sa  conviction  la  plus  intime,  la  cause  de  la  protection  est  perdue  poui 
toujours,  et  que,  malgré  l'atteinte  qu'en  reçoivent  ses  intérêts  indivi- 
duels, il  ne  peut,  comme  honnête  homme,  dire  qu'il  n'en  doit  pas  être 
ainsi.  »  Il  confesse  que  dans  une  contrée  comme  l'Angleterre,  où  il 
existe  une  classe  ouvrière  si  nombreuse  et  si  misérable,  l'intérêt  de 
paix  et  de  la  tranquillité  publique  exige  qu'aucune  tentative  ne  soi! 
plus  faite  pour  élever  artificiellement  le  prix  du  pain.  Au  meeting 
d'Harborough,  sir  H.  Halford,  après  avoir  rappelé  qu'il  avait  toujours 
soutenu  le  régime  de  la  protection,  après  avoir  déclaré  qu'il  le  croyait 
nécessaire  à  une  agriculture  aussi  lourdement  taxée  que  celle  de  l'An- 
gleterre, a  ajouté  :  «Néanmoins  je  ne  crois  pas  pouvoir,  en  conscience 
entretenir  chez  vous  l'espérance  d'un  prompt  soulagement  par  un  re 
tour  au  tarif  protecteur.  Les  grands  changemens,  comme  l'établisse 
ment  du  libre  échange,  ont  besoin  d'un  certain  temps  pour  une  épreuvi 
complète,  et  je  dois  convenir  que  si  l'agriculture  est  dans  une  détresse] 
profonde,  les  autres  portions  de  la  communauté  n'ont  point  encore 
regretter  ce  qui  a  été  fait.  » 
Nous  ne  croyons  pas  au  prochain  renversement  du  ministère  de  lor< 


« 


L'ANGLETERRE   A   l'OUVERTURE   DE  LA   SESSION.  ?>23 

Jfin  Russell,  nous  ne  croyons  pas  que  cet  événement,  s'il  arrivait,  dût 
a>ir  pour  conséquence  nécessaire  le  rétablissement  des  droits  sur  le 
II  nous  paraît  que  la  grande  propriété  se  sert  de  l'agitation  actuelle 
j  11  se  reconstituer  à  l'état  de  parti  politique  considérable;  il  n'est  pas 
dluteux  qu'elle  usera  de  la  puissance  qu'elle  reconquiert  peu  à  peu 
f  Lir  imposer  des  mesures  favorables  à  l'agriculture;  mais  elle  renon- 
<pa  tôt  ou  tard  à  réclamer  la  protection  directe  par  voie  de  droits 
isntrée.  D'un  autre  côté,  il  est  évident  que  la  situation  actuelle  ne 
jut  se  prolonger  sans  ruiner  les  agriculteurs  anglais,  et  personne  ne 
fut  plus  songer  à  regarder  comme  accidentelle  et  passagère  l'affluence 
«s  grains  étrangers  sur  les  marchés  anglais.  Les  illusions  sincères  ou 
iectée?:  des  free-traders  à  ce  sujet  sont  dissipées;  ils  sont  les  premiers 
convenir  qu'il  ne  faut  plus  s'attendre  à  ce  ([ue  le  prix  du  blé  dé- 
sse  en  moyenne  AO  ou  Ao  shillings.  Comment  viendra-t-on  en  aide 
I  agriculture?  On  lui  fera,  sans  nul  doute,  un  certain  nombre  de 
nccssions,  on  supprimera  quelques-unes  des  charges  qui  pèsent  sur 
le;  il  est  question  d'abolir,  cette  année,  le  droit  sur  le  houblon,  droit 
rt  onéreux  aux  agriculteurs  des  comtés  de  Kent,  de  Surrey  et  de 
iddlesex;  on  allégera  ou  on  répartira  mieux  un  certain  nombre  de 
xcs.  Toutefois  le  véritable  et  décisif  remède  sera  l'abaissement  des  fer- 
juiges.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  toutes  les  dissertations  des  journaux 
j  des  orateurs  whigs  ou  peelites  sur  les  progrès  réalisables  en  agri- 
plture,  et  sur  la  possibilité  de  produire  sans  perte  du  blé  à  AO  shill. 
Is  quarter,  ne  sont  que  de  mensongères  déclamations  et  des  paroles 
jerdues.  M.  Cobden,  M.  Bright,le  colonel  Thompson,  ont  été  plus  francs; 
uoiqu'il  dût  leur  coûter  de  tenir  un  pareil  langage  et  de  renier  leurs 
topies  d'autrefois,  ils  n'ont  point  hésité  à  prendre  les  propriétaires  à 
artie  et  à  les  désigner  comme  les  victimes  nécessaires  du  change- 
iient  qui  s'accomplit.  «  On  cherche,  disait  M.  Cobden  à  Bradford,  à 
tablir  entre  la  propriété  et  l'agriculture  une  solidarité  fictive.  Ce  n'est 
>oint  un  grand  intérêt  national  qui  est  en  péril,  c'est  le  revenu  des  pro- 
)riétaires.  L'agriculture  et  les  agriculteurs  sont  également  désintéres- 
és  dans  la  question,  les  propriétaires  seuls  sont  atteints,  qu'ils  sachent 
'exécuter.  Que  la  question  soit  vidée  au  sein  ou  en  dehors  du  parle- 
nent,  c'est  une  affaire  à  régler  entre  fermiers  et  propriétaires.  La  terre 
^st  la  matière  première  de  l'industrie  agricole;  les  tenanciers  sont 
aujourd'hui  en  perte,  parce  qu'ils  paient  pour  la  terre  un  loyer  trop 
élevé  :  qu'ils  obligent  les  propriétaires  à  leur  donner  la  matière  pre- 
mière à  bon  marché,  qu'ils  les  contraignent  à  rabaisser  leurs  fer- 
mages. »  On  objectait  au  colonel  Thompson  que  les  fermiers  étaient 
liés  envers  les  propriétaires  par  des  baux  à  longues  échéances,  et  que 
ceux-ci  avaient  droit  à  une  indemnité  pour  la  pei-te  qu'on  leur  impo- 
sait. «  Qu'ils  viennent,  répondit-il,  parler  d'indemnité,  et  nous  parle- 


o24fc  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rons  de  restitution!  Nous  leur  ferons  rendre  ce  qu'ils  ont  illégitime-! 
ment  reçu  à  l'aide  des  droits  sur  le  blé.  » 

Ce  langage  révolutionnaire  n'est  pas  demeuré  sans  écho  dans  lesj 
masses.  11  y  a  un  mois,  lord  Lennox  remerciait  les  électeurs  de  Shore-i 
ham  qui  venaient  de  le  nommer,  et,  en  leur  promettant  de  demeurerj 
fidèle  aux  principes  protectionistes,  il  démontrait  comment,  au  prix 
actuel  du  blé,  les  agriculteurs  étaient  nécessairement  en  perte.  «  Di- 
minuez vos  fermages  {lower  your  rents),  »  lui  crièrent  aussitôt  un  cer-' 
tain  nombre  de  voix,  et,  dans  tout  le  trajet  qu'il  fit  à  travers  la  \illej 
les  mêmes  voix  le  poursuivirent  avec  ce  cri.  Il  n'est  presque  pas  de 
meeting  protectioniste  où  quelques  libre-échangistes  n'aient  fait  en-^ 
tendre  obstinément  les  mêmes  paroles.  Ce  n'est  pas  seulement  chez 
les  free-traders  que  se  répand  la  conviction  qu'il  en  faudra  venir  à  ce 
moyen  extrême;  sir  Robert  Peel ,  comme  nous  l'avons  vu ,  veut  es- 
sayer de  consacrer  une  partie  de  ses  revenus  à  l'amélioration  de  ses 
terres,  dans  l'espérance  que  l'accroissement  des  produits  rendra  inutile 
la  diminution  du  fermage;  il  se  déclare  prêt  néanmoins  à  consentir 
sur  ses  baux  les  réductions  qui,  après  examen,  lui  paraîtront  légitimes 
Lord  Lyttelton  propose  à  ses  fermiers  une  sorte  d'assurance  mutuelle; 
il  est  prêt  à  annuler  tous  leurs  baux  et  à  en  passer  avec  eux  de  nou- 
veaux qui  ne  contiendraient  plus  la  stipulation  d'un  fermage  fixe,  maii 
certaines  conditions  d'évaluation  :  le  fermage  qu'il  aurait  à  recevoir 
serait  déterminé  chaque  année  par  le  cours  moyen  des  denrées,  pris 
comme  base  d'appréciation  des  produits  de  la  terre.  Lord  Drumlanrii^ 
a  été  plus  loin,  et  n'a  point  hésité  à  dire  que,  si  l'état  des  choses  m 
s'améliorait  pas,  les  propriétaires  n'avaient  qu'une  chose  à  faire,  c'étaî 
de  sacrifier  une  partie  de  leur  revenu. 

Qu'on  ne  croie  pas  qu'il  s'agisse  d'un  léger  sacrifice.  «  On  nous  coi 
seillc,  disait  un  fermier  dans  un  meeting  protectioniste,  d'exiger  dei 
propriétaires  un  rabais  de  20  pour  100  sur  les  fermages.  Est-il  sûr  que 
cela  suffise,  puisque  la  baisse  sur  le  prix  du  blé  équivaut  aujourd'hui 
à  26  pour  100?  Quand  nous  aurons  ruiné  les  propriétaires,  comment 
leur  demanderons-nous  d'améliorer  les  terres  et  de  nous  faire  des 
avances?  »  C'est  là  cependant  qu'il  en  faudra  venir  tôt  ou  tard;  la  crise 
actuelle  de  l'agriculture  ne  se  terminera  que  quand  la  classe  des  pro- 
priétaires fonciers  aura  sacrifié  un  cinquième  et  peut-être  un  quart  de 
son  revenu.  Ce  sera  la  ruine  de  l'aristocratie  territoriale.  Il  n'est 
presque  pas  de  famille  dans  la  noblesse  anglaise  qui  n'ait  une  parti 
de  ses  revenus  engagée  pour  le  service  de  dettes  impossibles  à  éteind 
quelques  membres  de  la  chambre  des  lords  ne  peuvent  pas  dispose! 
du  sixième  de  leur  revenu  pour  les  dépenses  de  leur  famille;  quelquei 
uns  ne  peuvent  soutenir  leur  rang  qu'au  moyen  de  leur  traitement  d 
ionctionnaires  publics.  On  a  vu  en  1848,  pour  la  première  fois,  le  chel 


I 


r 

il 


1/angleterre  a  l'ouveutlre  de  la  session.  KîS 

ime  maison  ducale  traîné  devant  la  cour  des  débiteurs  insolvables; 
duc  de  Buckingham  a  dû  vendre  les  collections  artistiques,  les  livres 
jusqu'au  riche  mobilier  de  son  château  de  Stov^^e;  son  fils,  le  mar- 
lis  de  Chandos,  à  qui  il  avait  fait  cession  de  ses  biens,  héritier  en 
iparence  d'un  revenu  de  plusieurs  millions,  ne  touche  en  réalité  que 
000  livres  par  an,  sur  lesquelles  il  est  obligé  de  faire  une  pension  à 
11  père  cl  une  autre  à  sa  mère  :  il  lui  reste  pour  vivre,  lui  et  ses  en- 
iis.  un  peu  plus  de  12,000  francs  par  an.  Nous  citons  ces  faits  et  ces 
li lires  parce  qu'ils  ont  été  constatés  dans  un  procès  public;  mais 
•mbien  de  grands  seigneurs  anglais  n'ont  point  comparu  devant 
s  tribunaux  et  se  débattent  contre  la  ruine!  et,  pour  emprunter  un 
Il  de  mots  à  nos  voisins,  «  combien  de  coronets  ne  valent  pas  une 
!iiii-couronne  !  » 

Il  est  inutile  d'insister  davantage  pour  faire  comprendre  quelle  per- 
irbation  profonde  apportera  dans  toutes  les  familles  de  l'aristocratie 
itte  perte  subite  et  sans  compensation  d'un  cinquième  ou  d'un, quart 
a  revenu.  Les  obligations  hypothécaires,  dtVjà  énormes,  s'accroîtront; 
ar  la  seule  accumulation  des  années,  elles  deviendront  hors  de  toute 
jroportion  avec  la  valeur  et  avec  le  revenu  des  terres,  et  il  faudra  prc- 
|3der  en  Angleterre,  comme  on  vient  de  le  faire  en  Irlande,  à  une 
quidation  générale  de  la  propriété  foncière.  Il  faudra  en  Angleterre, 
3mme  en  Irlande,  abolir  les  substitutions.  Nous  n'avons  pas  besoin 
6  dire  que  la  loi  qui  abolira  les  substitutions  détruira  la  base  territo- 
iale  de  l'aristocratie  anglaise;  sans  porter  une  atteinte  directe  à  la 
hambre  des  lords,  elle  lui  ôtera  toute  racine  dans  la  société.  La  no- 
lesse  anglaise  ne  sera  plus  qu'une  aristocratie  de  naissance. 
L'abolition  des  substitutions  aura  pour  résultat  en  Angleterre, 
omme  autrefois  en  France,  la  division  de  la  pi'opriété.  Pour  faire 
omprendre  toute  l'étendue  du  changement  qui  s'accomphra  alors,  il 
uffit  de  rappeler  que  l'Angleterre  ne  compte  qu'un  propriétaire  sur 
ioO  habitans;  que  le  sol  tout  entier  est  partagé  seulement  entre 
0,000  familles,  ce  qui  donne  à  chaque  propriété  une  étendue  moyenne 
le  566  hectares  ou  un  tiers  de  lieue  carrée,  et  un  revenu  moyen  de 
!5,000  francs.  Il  est  facile  de  se  représenter  quelles  seront  les  consé- 
[uences  économiques  de  cette  transformation  par  ce  qui  a  eu  lieu  en 
''rance,  où  la  production  agricole  a  triplé  depuis  1789,  et  par  ce  qui 
e  passe  tous  les  jours  dans  nos  départemens  du  nord ,  à  mesure  que 
es  petites  fermes  se  substituent  aux  grandes  exploitations,  La  divi- 
ion  de  la  propriété  n'a  pas  seulement  pour  effet  d'accroître  «ensible- 
nent  la  production ,  elle  développe  en  même  temps  le  bien-être  des 
ndividus  en  augmentant  la  part  du  travail  dans  la  distribution  des 
produits.  La  situation  de  la  classe  agricole  s'améliorera  incontestable- 
"nent  en  Angleterre,  à  mesure  qu'un  certain  nombre  de  fermiers  s'élè-» 


M26  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

veront  à  la  propriété,  et  qu'un  plus  grand  nombre  encore  de  journa- 
liers deviendront  tenanciers;  mais  nous  ne  voulons  rechercher  ici  que 
les  conséquences  politiques  d'un  pareil  changement.  On  no  nous  con- 
testera pas  qu'il  altérera  gravement  la  situation  de  l'aristocratie.  Nous 
disons  l'aristocratie,  car  nous  n'avons  point  ici  de  distinction  à  faire 
entre  whigs  et  tories,  qui,  tout  en  formant  deux  partis,  ne  sont  qu'une 
seule  classe.  Les  substitutions  ont  pour  objet  d'empêcher  que  la  pro- 
digahté,  l'inconduite,  la  folie  d'un  individu,  ne  détruisent  le  fruit  des 
efforts  de  plusieurs  générations,  et  ne  suffisent  à  consommer  la  ruine 
d'une  famille;  en  perpétuant  la  richesse,  elles  perpétuent  l'influence 
et  le  pouvoir.  Les  substitutions  détruites,  toutes  les  fortunes  passeront 
tour  à  tour  par  l'épreuve  de  la  mauvaise  conduite  ou  du  malheur,  et 
toute  grande  existence  brisée  ne  se  reconstruira  plus.  Ces  immenses 
domaines,  ces  estâtes  qui  comprennent  des  milliers  d'hectares,  seront 
dépecés  pour  satisfaire  l'ardente  ambition  de  ces  commerçans,  de  ces 
industriels  qui  aujourd'hui ,  à  moins  d'arriver  à  une  richesse  royale, 
sont  exclus  de  la  propriété,  et  n'ont  pour  leurs  économies  d'autre  pla- 
cement que  les  fonds  publics.  La  bourgeoisie  anglaise,  qui ,  par  l'effet 
de  la  nouvelle  réforme  électorale,  va  déposséder  l'aristocratie  d'une 
part  considérable  de  son  influence  politique,  la  remplacera  aussi  un 
jour  dans  la  possession  du  sol. 

Ainsi  sera  réalisée  la  substitution  des  classes  moyennes  à  la  classe 
aristocratique  comme  pouvoir  prépondérant.  Il  y  a  long-temps  que 
cette  révolution  a  commencé,  et  ce  siècle  ne  la  verra  peut-être  pas 
finir;  car  la  Providence  semble  accorder  à  l'Angleterre  le  privilège  heu- 
reux des  lentes  transformations  et  des  progrès  sagement  préparés. 
Il  y  a  plus  de  quarante  ans,  alors  que  l'aristocratie  anglaise  était  à 
l'apogée  de  sa  puissance,  et  que  le  parti  tory  semblait  maître  pour 
long-temps  des  destinées  de  l'Angleterre,  un  homme  d'un  coup  d'œil 
sûr  et  d'un  esprit  pénétrant  entrevoyait  et  prédisait  déjà  le  mouve- 
ment ascensionnel  des  classes  moyennes.  Francis  Horner,  écrivant  en 
1806  à  lord  Jeffrey,  alors  simple  commoner,  lui  disait  que  Fox  em- 
portait dans  la  tombe  le  parti  whig;  que  le  nom,  que  le  fantôme  du 
parti  pourraient  subsister  encore,  mais  que  le  parti  whig  était  bien 
mort.  Il  continuait  ainsi  :  «  Je  ne  puis  m'empècher  de  penser  qu'en 
dépit  des  apparences,  il  y  a  dans  la  classe  moyenne  de  ce  pays  une 
large  base  pour  la  fondation  d'un  parti  populaire,  reposant  sur  les  opi- 
nions, les  intérêts,  les  habitudes  de  ces  nombreuses  familles  dont  les 
traits  car|ictéristiques  sont  des  fortunes  médiocres,  mais  croissantes, 
une  éducation  soignée  donnée  aux  jeunes  gens,  et  la  pratique  sévère 
des  grandes  vertus  communes.  Je  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  là  la 
vraie  démocratie,  si  cette  classe  conserve  son  action  sur  l'opinion  pu- 
blique, à  laquelle  un  gouvernement  doit  toujours  obéir.  Plusieurs  cir- 


L'ANGLETERRE  A  L'oUVERTURE  DE  LA  SESSION.         527 

(  iistances  ont  concouru  dans  ces  derniers  temps  à  diminuer  la  juste 

îluence  de  cette  classe Je  suis  profondément  frappé  de  ce  fait,  que 

^rand  nombre  des  personnes  parmi  lesquelles  la  richesse  est  distri- 
u'e  dans  des  proportions  considérables  et  pourtant  égales,  l'éduca- 
)H  suffisamment  bonne  qui  accompagne  cette  richesse,  la  puissance 
■s  forces  physiques  et  des  forces  morales  qui  sont  ainsi  réunies  dans 
le  population  à  laquelle  l'ordre  et  la  liberté  sont  également  néces- 
ires,  tout  cela  constitue  un  état  de  choses  dont  on  n'a  vu  nulle  part 
^ccmple.  C'est  là  ce  qui  m'encourage  à  penser  que  la  cause  libérale 
<i  pas  encore  perdue  en  Angleterre.  » 
j  Horner  avait  raison,  les  whigs  sont  demeurés  comme  une  coterie 
jifluente,  mais  depuis  long-temps  ils  ne  forment  plus  un  parti.  Depuis 
JDX,  ils  ont  eu  quelquefois  le  pouvoir  entre  les  mains,  mais  ils  n'ont 
il  l'exercer  qu'à  la  condition  de  le  partager,  soit  avec  O'Connell,  soit, 
>mme  aujourd'hui,  avec  les  radicaux.  Ils  n'ont  pu  jamais  gouverner 
ii-  leurs  propres  forces;  ils  ont  été  les  précurseurs  des  classes  moyennes, 
près  1815,  on  vit  apparaître  en  Angleterre  des  idées  analogues  à  celles 
lue  la  révolution  de  1789  a  fait  prévaloir  en  France;  il  se  fonda,  pour 
éfendre  et  propager  ces  idées,  une  revue,  aujourd'hui  bien  déchue, 
lais  qui  jeta  pendant  dix  ans  un  vif  éclat,  la  Revue  de  Westminster.  Les 
lèves  de  Bentham  y  émirent  sur  l'éducation,  sur  la  sécularisation  né- 
essaire  de  l'enseignement,  sur  les  rapports  des  individus  et  de  l'état, 
ur  le  rôle  de  l'église  en  tant  que  corporation  au  sein  de  la  société  civile, 
ur  les  relations  des  pouvoirs,  sur  la  distribution  des  droits  et  de  l'in- 
luence  politiques,  des  opinions  qui  sont  vulgaires  en  France,  mais  qui 
Ont  beaucoup  moins  populaires  de  l'autre  côté  du  détroit.  Ces  mêmes 
pinions  furent  représentées  dans  le  parlement  par  un  certain  nombre 
le  députés  qui  votaient  avec  les  whigs  en  se  distinguant  .d'eux.  C'é- 
aient  presque  tous  des  hommes  d'une  fortune  indépendante,  d'une 
;ducation  brillante,  d'un  esprit  orné,  quelques-uns  alliés  à  de  grandes 
amilles,  ne  se  séparant  de  l'aristocratie  que  par  leurs  opinions,  ap- 
>ortant  dans  les  discussions  parlementaires  ces  habitudes  de  raison- 
lement  pliilosophique,  ce  goût  de  la  métaphysique,  qui  distinguèrent 
în  France  les  orateurs  de  la  constituante  et  de  la  législative.  Ils  jouèrent 
un  rôle  actif  et  considérable  au  moment  de  l'émancipation  des  catho- 
liques et  de  la  réforme  électorale;  ce  furent  eux  qui  entraînèrent  les 
Nvhigs  quand  ils  allèrent  se  heurter  contre  l'église  d'Irlande.  Depuis, 
quelques-uns  ont  disparu  de  la  scène  politique,  d'autres  se  sont  laissé 
absorber  par  les  vieux  partis;  M.  Hume,  le  doyen  de  la  chambre  des 
communes,  le  colonel  Thompson,  M.  Roebuck,  sir  William  Moles- 
worth  et  quelques  autres  encore  représentent  dans  le  parlement  actuel 
cette  fraction  jadis  influente,  aujourd'hui  éclipsée. 
Le  rôle  d'avant-garde  appartient,  en  effet,  maintenant  à  ceux  qu'un 


528  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

écrivain  satirique  appelait  les  radicaux  mal  élevés,  aux  hommes  de 
l'école  de  Manchester,  aux  fondateuis  de  la  fameuse  ligue.  Ce  ne  sont 
plus  des  hommes  à  idées  philosophiques,  remontant  toujours  aux 
principes.  L'école  de  Manchester  a  pour  les  idéologues  le  même  dé- 
dain que  Napoléon  ;  elle  invoque  surtout  les  faits  matériels,  elle  se 
vante  de  ne  juger  les  choses  que  parleur  côté  pratique,  et  de  conduire 
la  politique  comme  les  affaires  avec  des  livres  en  partie  douhle.  Ses  re- 
préscntans  sont  tous  des  hommes  sortis  des  rangs  les  plus  humhlesde 
la  société,  arrivés  à  la  fortune  par  le  travail  et  l'industrie,  et  à  l'in- 
fluence par  la  fortune;  ils  ne  sont  pas  plus  lihéraux  que  les  radicaux, 
mais  ils  ont  de  plus  qu'eux  l'amour-propre  de  la  roture.  Mettez  M.  Cob- 
den  sur  le  chapitre  de  Manchester  et  des  hommes  du  Lahcashire;  il 
ne  j)arlera  pas  dix  minutes  sans  faire  l'éloge  de  cette  race  patiente, 
industrieuse,  énergique,  pleine  de  volonté,  qui  mérite  d'avoir  et  qui 
aura  entre  ses  mains  la  conduite  de  l'Angleterre;  il  fera  l'éloge  de  ses 
compatriotes,  et  c'est  lui-même  qu'il  peindra.  Les  hommes  de  Man- 
chester ont,  les  premiers,  ai)porté  dans  la  politique  anglaise  la  distinc- 
tion et  la  jalousie  des  castes.  Toute  autre  influence  que  celle  qui  résulte 
du  travail  personnel  et  de  la  fortune  péniblement  acquise  leur  est 
importune  et  odieuse.  Ils  affectent  de  séparer  la  nation  en  deux 
parts  :  «  la  mousse  aristocratique  —  et  le  vieux  tronc  saxon,  »  les  para- 
sites whigs  et  tories  —  et  les  classes  laborieuses.  Ils  ne  font  point  de 
distinction  entre  les  partis,  ils  les  confondent  dans  une  égale  aniniad- 
version.  Quand  la  politique  ne  retient  pas  la  langue  de  M.  Cobden, 
ou  quand  il  se  laisse  entraîner  par  les  applaudissemens  d'un  auditoire 
complaisant,  les  whigs  ne  sont  pour  lui  que  des  roués  qui  s'empressent  i 
de  s'emparer  des  réformes  au  moment  où  elles  vont  réussir,  de  peurBi 
que  quelques  miettes  du  pouvoir  et  quelques  hochets  aristocratiques  < 
ne  tombent  entre  les  mains  des  fils  des  Saxons.  11  y  a  quelques  mois, 
au  bamiuet  de  Wakefield,  il  disait  :  «  Nous  n'aurons  pas  besoin  d'être 
en  majorité  pour  obtenir  le  gouvernement  à  bon  marché.  Quand  le 
peuple  de  Manchester,  de  Londres,  d'Edimbourg,  du  Lancashire  et 
du  Yorkshire  le  demandera  par  notre  bouche,  les  whigs  le  donne- 
ront. Si  nous  étions  en  majorité,  la  reine  devrait  nous  appeler,  et 
vous  comprenez  que  cela  ne  ferait  pas  leurs  affaires.  Ils  se  chargeront 
donc  de  faire  la  besogne  pour  nous,  quoi  qu'ils  puissent  avoir  au  fond 
du  cœur.  »  M.  Bright  disait  le  même  jour  :  «  Que  nous  importent  les 
whigs  et  les  tories  ?  Nos  pères  étaient  bien  bons  de  se  laisser  prendre  à 
ces  attrapes.  Il  nous  faudra  balayer  un  jour  de  la  scène  politique  bien 
des  choses  qui  y  tiennent  trop  de  place.  » 

C'est  là  un  langage  tout  nouveau,  et  qui,  avant  1837,  n'avait  jamais 
retenti  à  la  tribune  anglaise.  C'est  le  renversement  de  ce  qui  s'est  passé 
pendant  cent  soixante  ans.  La  nation  anglaise,  jusqu'ici,  s'est  divisée? 


I 


I 


L'ANGLETERRE   A    l'OUVERTURE   DE   LA   SESSION.  529 

t'n  partis  et  jamais  en  classes.  Deux  fractions  de  l'aristocratie,  s'ap- 
puyant  de  préférence,  l'une  sur  les  intérêts  agricoles,  l'autre  sur  les 
intérêts  commerciaux,  conduisaient  les  tories  et  les  whigs;  mais,  au 
sein  de  chaque  parti,  il  n'y  avait  point  de  solution  de  continuité  depuis 
les  premiers  rangs  de  l'échelle  sociale  jusqu'aux  derniers.  L'aristo- 
cratie a  toujours  été  la  première  à  appeler  dans  son  sein  tout  individu 
qui  s'est  élevé  par  la  science  ou  le  talent.  Il  en  est  résulté  que  les  dé- 
bats politiques  ont  toujours  été  un  duel  entre  les  partis  et  jamais  une 
lutte  entre  des  classes  différentes  de  la  société.  C'est  cet  état  de  choses 
que  l'école  de  Manchester  tend  à  changer  en  affectant  d'introduire  dans 
la  politique  des  classifications  nouvelles,  de  traiter  les  whigs  comme 
représentant  aussi  exclusivement  que  les  tories  les  intérêts  aristocra- 
tiques, et  de  se  donner  comme  seul  organe  de  l'élément  populaire  de 
la  nation.  Cette  classification  conduit  à  identifier  les  whigs  avec  les  to- 
ries et  à  substituer  les  luttes  de  classes  aux  luttes  d'opinions.  Qui  sait 
même  si  ce  qui  rfest  encore  en  ce  moment  que  l'effort  de  quelque^ 
hommes  ne  va  pas  devenir  l'œuvre  du  temps  et  des  événemens? 

Nous  ne  voulons  pas  voir  dans  cette  transformation  des  partis  un 
présage  de  malheur  pour  l'Angleterre,  ni  même  un  symptôme  de  dé- 
cadence. Peut-être  est-il  nécessaire  que  les  classes  commerçantes  et 
industrielles  soient  appelées  à  partager  la  possession  du  sol  aussi  bien 
que  l'influence  politique,  et  que  la  création  d'un  grand  corps  de  pro- 
priétaires vienne  opposer  une  barrière  infranchissable  au  socialisme, 
.dont  les  progrès  pourraient  être  rapides  dans  un  pays  où  la  propriété 
foncière  est  le  privilège  d'un  petit  nombre  de  familles,  et  oii  tant  de 
richesse  coudoie  tant  de  misère.  Nous  avons  seulement  le  droit  de  dire 
que  le  jour,  déjà  facile  à  prévoir.jOii  les  whigs  seront  rejetés  dans 
les  rangs  des  tories  et  auront  à  défendre  avec  eux  contre  les  classes 
moyennes  les  derniers  débris  de  l'influence  aristocratique,  ce  jour-là 
marquera  l'avènement  de  la  démocratie,  car  la  direction  de  l'intelli- 
gence aura  fait  place  à  la  domination  du  nombre;  et  l'œuvre  de  sir 
Robert  Peel  aura  porté  ses  dernières  conséquences.  Sir  Robert  Peel, 
en  abolissant  les  corn-laws,  a-t-il  obéi  à  une  inexorable  nécessité,  ou 
bien,  par  une  faiblesse  à  laquelle  les  plus  patriotiques  esprits  succom- 
bent quelquefois,  ne  voulant  pas  emprunter  à  ses  adversaires  une 
politique  qu'il  avait  combattue,  et  préférant  les  dépasser  pour  se  dis- 
tinguer d'eux,  a-t-il  devancé  l'heure  du  sacrifice?  C'est  là  une  ques- 
tion sans  importance  en  présence  des  faits  accomplis.  Une  seule  chose 
est  certaine,  c'est  qu'il  a  porté  le  premier  coup,  et  le  coup  décisif,  à 
ces  institutions  qui  ont  donné  à  l'Angleterre  cent  soixante  ans  de  pros- 
périté et  de  grandeur. 

Cucheval-Glarigny. 

TOME   V.  34 


ACADÉMIE  FRANÇAISE. 


RECEPTION  DE  M.  A.  DE  SAINT-PRIEST. 


Le  fait  est  désormais  avéré  :  l'Académie  française  subsiste,  et  la  ré- 
volution expire  à  la  porte  de  l'Institut.  Cette  noble  et  vieille  compagnie 
soutient  aujourd'hui  le  choc  des  ébranlemens  politiques  avec  le  même 
<;alme  qu'elle  avait  subi,  pendant  un  siècle  et  demi,  tout  le  feu  dt 
plaisanteries  de  ses  détracteurs.  Les  vociférations  des  clubs  n'ont  p« 
plus  étouffé  sa  voix  qu'autrefois  les  quolibets  des  cafés  où  déclamait 
Fréron  et  soupirait  le  Pauvre  Diable.  Nous  avons  entendu  l'autre  jour 
le  directeur  de  l'Académie  invoquer  un  usage  fondé  sur  un  précédent 
de  1776.  En  quel  autre  lieu  de  France  les  amateurs  du  passé  trouve- 
r(ùent-ils  une  pareille  bonne  fortune?  Tel  est  le  sort  des  institutions, 
sérieuses  ou  frivoles,  mais  fondées  en  conformité  véritable  avec  le 
génie  d'un  pays,  et  placées,  pour  ainsi  dire,  dans  le  courant  de  l'esprit 
national.  Ce  courant  les  emporte  avec  lui,  elles  surnagent  à  sa  surface. 
Bien  long- temps  avant  qu'il  y  eût  une  politique  au  monde,  l'Académie 
française  en  faisait,  comme  M.  Jourdain  de  la  prose,  sans  le  savoir.  Au 
niilieu  d'une  société  dont  les  divers  rangs  étaient  profondément  di- 
visés et  sourdement  hostiles,  où  l'impertinence  qui  tombait  d'en  haut 
ne  cessait  d'alimenter  l'envie  qui  grondait  en  bas,  ce  fut  dans  une 
compagnie  littéraire  que  le  privilège  et  le  talent  se  rencontrèrent,  pour 
la  première  fois,  sur  un  pied  d'égalité  un  peu  conventionnelle,  jmais 


ACADKUIB  FRANÇAISE.  o31 

irélude  d'une  égalité  véritable.  Ce  qu'elle  n'avait  jamais  voulu  faire 
ur  les  bancs  des  états-généraux  ni  même  du  parlement,  l'aristocratie 
rançaise  y  consentit  sur  les  fauteuils  de  l'Académie.  Elle  fit  à  son 
:oût,  ou,  si  l'on  veut,  à  ses  prétentions  littéraires,  le  sacrifice  qu'elle 
ivait  refusé  à  ses  intérêts  politiques.  L'Académie  française  est  le  seul 
théâtre  où  l'égalité  ait  été  concédée  sans  avoir  besoin  d'être  conquise. 
C'est  par  là  que  l'Académie  française  représente  éminemment  un 
(les  faits  les  plus  frappans  de  notre  histoire  :  le  mélange  de  l'esprit  lit- 
téraire à  tout  le  développement  social  et  politique  du  pays.  Peu  savante 
il  ordinaire,  lisant  peu  et  surtout  impatiemment,  la  nation  française 
tist  pourtant,  qui  ne  l'a  remarqué?  imbue  de  littérature  jusqu'à  la 
moelle  de  ses  os.  Les  lettres  ont  éclairé  ses  jours  de  gloire,  et  l'ont 
consolée  dans  ses  jours  d'humiliation  passagère  :  elle  est  restée  litté- 
raire dans  ses  plus  sombres  jours  de  crime.  Sa  première  révolution 
fut  préparée  dans  les  académies,  inaugurée  dans  les  théâtres,  et  resta 
académique  et  théâtrale  jusqu'au  pied  de  l'échafaud.  Que  de  tête» 
roulèrent  alors  pour  arrondir  une  période  !  Comme  l'instrument  de 
^mort  frappait  avec  la  froide  symétrie  d'une  antithèse  de  rhétorique! 
It,  hier  encore,  tout  un  peuple  frémissant  ne  s'arrêtait-il  pas  ébloui 
lar  le  faux  éclat  d'une  métaphore  et  charmé  par  les  accens  pompeux 
j'une  voix  moins  juste  que  sonore  !  Avec  un  peu  d'amour-propre  et 
loins  de  patriotisme,  l'Académie  pouvait  se  dù^qu'après  tout  la  ré- 
[lution  de  février  n'était  faite  que  pour  ^ovj^Êa  la  tête  des  affaires 
de  ses  membres  au  lieu  d'un  autre.  Ce^^^erait  donc  pas  un  des 
ps  bons  moyens  d'apprécier  en  YramÊ^e  véritable  état  de  l'opi- 
et  d'essayer  quelque  prévision  d^H^nir,  que  de  regarder  dans 
q^^sens  se  porte  le  mouvement  jLj^piire.  Là  où  est  la  vive  et  saine 
ht^^ture  du  pays,  là  sont  ses^^^ables  sentimens,  là  doit  s'arrêter 
le  IBpès  définitif.  A  ce  conu^Rious  devrions  reprendre  confiance, 
car^Ëil  y  a  cinquante  ans^^Hritérature  portait  à  pleine  voile  vers  la 
révd^ion,  elle  y  résiste^^Purd'hui  par  ses  meilleurs  organes.  Elle 
atta^Kt  alors,  elle  se^Hend  maintenant;  elle  détruisait,  elle  coii- 
sèrveWe  fut  un  advej^Pe  dangereux,  c'est  un  allié  que  nous  ne  de- 
vons pmdédaigner^Hacle  pour  miracle,  assurément,  il  lui  a  été  plus 
facile  a!^^d'abatj^Bes  murailles  de  Jéricho  au  son  de  la  trompette 
qu'il  ne1^É|erayBqourd'hui  de  relever,  par  une  harmonie  nouvelle, 
les  rempa^By^Kts  de  Thèbes;  mais  enfin  la  littérature  a  enfanté  la 
société  nou^^^  c'est  bien  le  moins  qu'elle  la  protège.  Elle  nous  a 
faits  tels  que  nous  sommes,  qu'elle  tâche  de  nous  conserver  comme 
elle  nous  a  faits.  Il  y  va  de  son  sort  comme  du  nôtre.  Au  sein  de  ten- 
tatives révolutionnaires  qui  puisent  uniquement  cette  fois  leur  force 
dans  des  appétits  matériels,  il  n'y  aurait  plus  de  place  pour  l'intelli- 
gence. La  révolution  qui  nous  menace  n'aurait,  en  fait  de  poésie,  pas. 


S32  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

même  de  3f«rseî7/atse  possible.  A  entendre  dès  à  présent  ses  promoteurs, 
on  voit  où  elle  irait  chercher  le  vocabulaire  de  son  éloquence,  et  la 
mort  où  elle  nous  enverrait  serait  véritablement  la  mort  sans  phrases. 

Cette  intime  solidarité  entre  la  politique  et  la  littérature  explique 
pourquoi  deux  fois  depuis  un  mois  l'Académie  a  disputé  l'attention 
publique  à  l'assemblée  nationale,  et  pourquoi  la  politique  y  a  pénétré, 
presque  à  l'insu  de  ceux-là  même  qui  l'y  introduisaient.  Assurément, 
M.  de  Noailles  et  M.  de  Saint-Priest  avaient  cent  bonnes  raisons  pour 
ne  pas  parler  de  politique  à  l'Académie,  et  entre  autres  le  sentiment  de 
réserve  qui  porte  toujours  les  hommes  de  goût  à  ne  pas  trop  parler 
des  affaires  de  leur  métier.  Il  n'y  a  pas  eu  moyen  cependant  de  l'éviter. 
La  politique  s'est  retrouvée  sous  leurs  plumes,  non  pas  cette  politique 
bruyante  qui  vit  d'émotions  et  s'exalte  pour  des  noms  propres,  mais 
la  politique  élevée,  paisible,  qui  se  nourrit  de  méditations,  qui  se  mêle 
à  tous  les  mouvemens  de  l'ame,  et  qui  finit  par  pénétrer,  en  quelque 
sorte,  à  tel  point  l'intelligence,  que  toutes  les  pensées  en  portent  l'em- 
preinte. Cette  politique  a  pris,  chez  M.  de  Noailles,  une  teinte  mélan- 
colique qui  convenait  au  génie  dont  il  consacrait  le  souvenir,  et  a|^ 
passé  dont  il  réveillait  la  cendre  éteinte.  M.  de  Saint-Priest  lui  a  donn^ 
au  contraire,  un  tour  vif,  railleur,  il  l'a  répandue  sur  tout  son  discoui-s 
avec  une  légèreté  élégante.  Entre  ces  deux  procédés  si, divers,  il  y  a 
plus  de  rapports  qu'on  ne  le  pense.  L'ironie  et  la  mélancolie  sont  deux 
formes  du  doute,  et  le  doute  est,  quoi  qu'on  fasse,  au  fond  de  l'esprit 
de  tous  ceux  qui,  de  nos  jours,  ont  réfléchi  ou  travaillé  pour  voir  leurs 
réflexions  déçues  et  leurs  travaux  emportés.  , 

M.  de  Saint-Priest  s'est  montré,  dans  son  discours,  tel  que  les  lec- 
teurs de  cette  Bévue  le  connaissent  :  toujours  net  et  piquant  dans  son 
style,  toujours  impartial  et  sensé  dans  ses  jugemens;  du  xvni"  siècle, 
par  la  précision  et  la  sobriété  de  la  forme,  par  un  certain  cachet  de 
distinction,  d'originalité  personnelle,  qui  manque  d'ordinaire  à  notre 
âge,  toujours  imitateur  et  trop  souvent  vulgaire;  du  xix%  par  la  lar- 
geur, de  la  critique  et  l'intelligence  des  idées  d'autrui.  Cette  critique 
large,  cette  intelligence  étendue,  avaient  beau  jeu  pour  se  développer. 
De  M.  Ballanche  à  M.  Yatout,  quelle  distance  à  parcourir!  que  de  cordes 
à  toucher  d'un  bout  à  l'autre  du  clavecin  !  M.  de  Saint-Priest  a  insisté 
avec  goût  sur  ce  rapprochement  que  le  hasard  amenait  et  que  l'art  eût 
évité  :  il  ne  savait  pas  ou  n'a  pas  pu  dire  que  l'orateur  achevait  le  pi- 
quant contraste  formé  par  la  réunion  des  deux  oraisons  funèbres.  U-  de 
Saint-Priest,  qui  sait  toujours  ce  qu'il  dit  et  même  un  peu  plus  qu'il 
n'en  dit,  ne  ressemblait  guère,  en  ce  point,  à  M.  Ballanche,  et  sa  plai- 
santerie, toujours  prise  au  fond  de  sa  pensée  et  soigneusement  cachée 
derrière  ses  mots,  n'est  pas  précisément  celle  de  M.  Vatout.  Cette  plai- 
santerie est  pourtant  ce  qui  lui  a  permis  de  donner  à  sou  discours 


ACADÉMIli:    FRANÇAISE.  533 

l'unité  qui  manquait  au  sujet.  11  n'y  avait  que  son  esprit  délié  qui  pût 
parcourir  avec  cette  heureuse  \olubilité  tant  de  tons  divers.  Il  n'y  avait 
que  sa  phrase  élégante  pour  faire  descendre  les  pensées  de  M.  Ballanche 
à  la  portée  de  la  foule  et  élever  les  jeux  de  mots  de  M.  Vatout  à  la  hau- 
teur académique. 

Le  public  a  vivement  goûté  le  ton  de  raillerie  fine  qui  domine  d'un 
bout  à  l'autre  du  discours  de  M.  de  Saint-Priest.  Entraîné  par  la  rapi- 
dité du  style,  ce  public  vraiment  français  s'est  moqué  de  lui-même 
de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Guidés  par  des  appréciations  tou- 
jours justes,  mais  aussi  toujours  critiques,  nous  avons  raillé  tous  nos 
essais  passés,  tous  nos  espoirs  futurs  de  gouvernement.  Nous  avons 
raillé,  sans  respect  pour  les  dieux,  cette  époque  inimitable  de  l'empire 
devenue  si  tôt  une  légende  et  presque  une  religion.  Nous  avons  raillé,  sans 
égard  pour  des  mésaventures  qui  sont  celles  de  tout  le  monde,  ces  dé- 
licates conceptions  de  la  théorie  politique  à  l'ombre  desquelles  nous 
avions  vécu  pourtant  et  même  grandi  pendant  trente  années,  et  qui 
ont  disparu  emportées  par  un  tourbillon  dans  un  sombre  jour  d'hiver  : 
assez  semblables  à  une  de  ces  mécaniques  savantes  dont  la  science  mo- 
derne a  parsemé  nos  vallées,  et  qu'un  troupeau  d'animaux  sauvages, 
chassé  des  forêts  par  la  faim,  serait  venu  dévaster  tout  d'un  coup. 
L'auditoire  a  suivi  avec  complaisance  tous  les  traits  décochés  par  M.  de 
Saint-Priest  contre  tout  ce  qui  a  été  déjà  et  ce  qui  peut  rêver  d'être 
encore.  Il  l'a  vu  accabler  les  novateurs  de  cette  forte  expression  :  les 
architectes  du  vide,  sourire  de  pitié  aux  prophètes  du  passé,  et,  sévère 
pour  les  systèmes  absolus,  se  montrer  aussi  sans  rémission  pour  tous 
les  mélanges.  Le  mariage  morganatique  du  droit  divin  et  de  la  souverai- 
neté populaire,  cette  douce  et  pacifique  espérance  des  âmes  conciliantes, 
est  sorti  tout  meurtri  de  cette  séance  impitoyable.  Ce  jugement  rapide, 
toujours  suivi  d'une  exécution  sonnnaire,  ne  s'est  arrêté  que  pour  se 
recueillir  dans  des  termes  pleins  d'émotion  devant  la  majesté  des 
infortunes  royales  et  devant  le  spectacle  touchant  d'une  mort  préma- 
turée couronnant  un  exil  volontaire.  En  un  mot,  au  bout  de  cette 
heure  qui  a  paru  si  courte  à  ceux  qui  l'ont  passée  en  compagnie  de 
M.  de  Saint-Priest,  après  avoir  écouté  les  conseils  salutaires  qui  ont 
terminé  son  discours,  chacun  est  sorti  dans  une  disposition  d'esprit 
parfaitement  appropriée  au  temps  où  nous  vivons,  avec  une  énergique 
résolution  de  sauver  la  société  menacée  et  une  assez  grande  incertitude 
sur  les  moyens  d'y  parvenir,  avec  une  forte  volonté  d'arriver  et  une 
complète  ignorance  du  but  à  atteindre,  avec  l'abîme  en  face  et  des 
ruines  autour  de  soi. 

Nous  ne  reprocherons  pas  à  M.  de  Saint-Priest,  à  Dieu  ne  plaise  !  le 
résultat  un  peu  pénible  où  il  nous  a  amenés  sans  avoir  l'air  d'y  tou- 
cher et  par  un  chemin  si  riant.  Nous  nous  sommes  bien  trop  amusés 


o34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  nous  plaindre.  Puis  l'artiste  s'inspire  de  ce  qu'il  voit,  et  tout 
ce  qu'on  voit  aujourd'hui  de  la  France  appelle  assez  naturellement 
la  critique.  D'ailleurs,  le  don  de  saisir  à  ce  degré  le  ridicule  et  de  le 
faire  passer  tout  d'un  trait  dans  l'esprit  d'un  auditoire  est  un  de  ces 
talens  qui  dominent  ceux  qui  le  possèdent.  Le  sarcasme  est  comme 
l'enthousiasme  de  l'antiquité,  il  maîtrise  le  devin  qu'il  anime.  Je  soup- 
çonne fort  M.  de  Saint-Priest  de  ne  pas  être  au  fond  si  sévère  pour  la 
France,  ni  même  pour  son  état  social  et  politique,  de  ne  pas  déses- 
pérer autant  de  nous  que  sa  verve  moqueuse  le  ferait  souvent  penser. 
Les  écrits  qui  l'ont  illustré,  à  défaut  d'autres  preuves,  viendraient  à 
notre  aide  dans  cette  supposition.  L'écrivain  qui,  dans  l'Histoire  de  la 
conquête  du  royaume  de  Naples,  nous  a  montré  la  France  toute-puis- 
sante en  Europe,  par  l'ascendant  du  génie  et  des  armes,  dès  le  temps 
même  de  saint  Louis,  bien  avant  les  malheurs  de  Crécy  et  d'Azin- 
court,  qui  nous  fait  retrouver  ainsi  tout  un  premier  siècle  de  gloire 
enseveli  dans  les  ténèbres  qui  l'ont  suivi,  sait  mieux  que  personne 
qu'une  nation  douée  d'une  telle  force  de  vie  peut  avoir  plus  d'une 
éclipse  sans  toucher  encore  à  son  déclin.  Sans  chercher  de  démons-^ 
Iration  ailleurs  que  dans  l'occasion  présente,  plus  d'un  passage  dl 
son  discours,  et  entre  autres  le  parallèle  entre  M.  Ballanche  et  M.  d< 
Maistre,  ce  morceau  capital  qui  résume  toute  la  pensée  de  l'orateui 
suffirait  pour  protester  contre  le  caractère  de  désenchantement  ui 
peu  trop  général  dont  certains  traits  sont  empreints.  M.  de  Saint» 
Priest,  qui  reproche  si  sévèrement  à  M.  de  Maistre  d'avoir  maudit  la 
France,  ne  voudrait  pas  faire  quelque  chose  d'analogue  en  la  décriant 
tout-à-fait. 

Cette  comparaison  était  appelée  par  le  sujet  même.  On  ne  pouvait 
faire  l'éloge  de  M.  Ballanche  sans  parler  de  M.  de  Maistre  qu'il  a  tour 
à  tour  admiré  et  combattu.  Élevés  dans  les  mêmes  opinions  monar- 
chiques et  religieuses,  éprouvant  au  spectacle  des  mêmes  horreurs  unej 
même  indignation,  attirés  l'un  et  l'autre  par  une  aspiration  pareilU 
vers  une  philosophie  plus  profonde  que  celle  qui  avait  enivré  \i 
xvni«  siècle,  M.  Ballanche  et  M.  de  Maistre  étaient  entrés  de  bonne'' 
heure,  même  sans  se  connaître,  dans  cette  correspondance  secrète  qui, 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  unit  les  esprits  d'élite.  Les  considéra- 
tions éloquentes  que  le  bruit  éloigné  des  massacres  de  Paris  inspirait 
à  l'émigré  savoyard  à  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  retentissaient  dans 
le  cœur  de  l'humble  bourgeois  de  Lyon,  qui  avait  vu  le  sang  couler  à 
flots  pressés  dans  les  rues  de  sa  ville  natale.  Devant  cet  assemblage  ef- 
frayant de  gloire  et  d'iniquités,  dans  ces  alternatives  d'héroïsme  et  de 
fureur,  entre  le  bruit  du  canon  de  Jemmapcs  et  les  cris  des  victimes 
de  l'Abbaye,  l'un  et  l'autre  durent  se  poser  cette  question  redoutable, 
qui  n'est  pas  encore  résolue  :  Mais  qu'est-ce  donc  que  cette  révolution 


ACADÉMIE   FRANÇAISE.  535 

française?  Est-ce  le  terme  de  la  civilisation  européenne?  ou  doit-elle 
en  sortir  renouvelée?  Est-ce  une  crise?  est-ce  une  mort?  est-ce  une 
expiation?  est-ce  un  supplice?  est-ce  le  mal?  est-ce  le  bien?  Étrange 
événement  dont,  depuis  soixante  ans  qu'il  dure,  le  caractère  ne  peut 
pas  encore  être  défini,  qui  tour  à  tour  apparaît  comme  un  bienfait 
inappréciable  ou  comme  un  mal  irréparable,  qui  a  retiré  à  l'arbre 
social  des  racines  sans  lesquelles  il  semble  qu'il  ne  peut  plus  vivre,  et 
lui  a  fait  pourtant  porter  des  fruits  d'égalité  et  de  justice  auxquels  on 
ne  peut  plus  renoncer  dès  qu'on  les  a  goûtés,  qui  nous  a  assuré 
toutes  sortes  de  libertés  précieuses,  excepté,  dirait-on,  la  liberté  d'être! 
Véritable  signe  de  contradiction  élevé  parmi  les  hommes,  tournant 
comme  un  phare  à  demi  éclairé  sur  son  pivot  mobile,  qui  tantôt  illu- 
mine la  mer  de  ses  feux,  tantôt  laisse  le  nautonnier  aux  prises  dans  la 
nuit  avec  la  tempête!  L'esprit  plus  profond  qu'étendu  de  M.  de  Maistre 
n'hésita  pas.  11  porta  sur  la  révolution  française  un  jugement  sans 
restriction,  et  qui  fut  aussi  sans  appel.  11  la  déclara  satanique  dans 
son  principe;  il  lui  reprocha  moins  encore  ses  crimes  que  son  esprit . 
et  93,  à  ses  yeux,  ne  fut  que  le  châtiment  de  89.  M.  de  Maistre  pro- 
nonça cet  arrêt  dès  1795;  il  vécut  trente  ans  depuis  sans  le  rapporter. 
Ni  les  pompes  de  l'empire,  ni  la  sagesse  du  code  civil,  ni  le  premier 
éclat  des  luttes  parlementaires  sous  la  restauration,  ni  cette  apparence 
d'une  société  régénérée  que  prit ,  sous  ses  yeux ,  la  France  glorieuse 
d'abord  et  puis  libre,  rien  ne  put  ébranler  son  jugement.  Hélas!  que 
dirait-il  aujourd'hui?  M.  Ballanche  fut  moins  téméraire  ou  moins 
ferme.  Averti  peut-être  par  l'atmosphère  qui  l'entourait,  par  la  classe 
d'où  il  sortait,  par  la  perspicacité  naturelle  de  son  esprit,  de  l'im- 
possibilité de  faire  un  pas  en  arrière  vers  le  passé,  il  vit  que,  s'il  con- 
damnait le  présent  sans  ménagement ,  il  faudrait  désespérer  sans  re- 
tour de  l'avenir  :  il  craignit  qu'il  n'y  eût  quelque  impiété  dans  ce 
désespoir.  Moins  confiant  pourtant  que  le  libéralisme  moderne  dans 
la  puissance  des  constitutions  écrites  pour  remplacer  les  traditions, 
moins  sûr  que  la  philosophie  rationaliste  du  temps  d'arrêt  que  la  rai- 
son saurait  trouver  elle-même,  il  passa  toute  sa  vie,  il  épuisa  tous  ses 
efforts  à  opérer  entre  des  idées  d'origines  contradictoires,  entre  des  re- 
grets, des  craintes,  des  scrupules  qui  se  heurtaient,  une  conciliation 
qui  ne  porte  jamais  la  paix  dans  son  esprit  ni  la  clarté  dans  ses  écrits. 
Ce  n'est  pas  tout-à-fait  à  nous,  dans  les  ténèbres  où  nous  sommes 
aujourd'hui  plongés,  de  lui  reprocher  de  ne  pas  avoir  vu  plus  clair. 
Si  dans  d'autres  temps  le  regard  de  M.  Ballanche  nous  sembla  parfois 
un  peu  trouble,  c'est  peut-être  que,  plus  étendu  que  le  nôtre,  il  aper- 
cevait plus  de  nuages  à  l'horizon  et  embrassait  plus  d'objets  à  la  fois. 
Mais  il  faut  laisser  exposer  à  M.  de  Saint-Priest  cette  différence  de 
jugement  entre  deux  hommes  si  rapprochés  de  croyance,  qui  ne  tarda 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  à  dégénérer  en  polémique.  Si  M.  de  Saint-Priest  n'avait  suivi  que 
ses  sympathies  d'écrivain  et  d'homme  de  talent,  à  coup  sûr  il  aurait 
donné  la  préférence  à  M.  de  Maistre.  La  force  de  la  pensée,  la  préci- 
sion du  style,  la  puissance  de  l'ironie,  ces  mérites  éminens  de  l'auteur 
des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  sont  des  qualités  auxquelles  M.  de 
Saint-Priest  n'a  pas  le  droit  d'être  insensible,  tandis  qu'il  en  a  dû 
coûter  à  son  esprit ,  qui  aime  à  marcher  droit ,  d'avoir  à  se  démener 
l'espace  de  quatre  gros  volumes  dans  les  régions  où  habitait  trop  sou- 
vent la  pensée  de  M.  Ballanche.  Malgré  ce  penchant  naturel  qu'il  a 
dû  avoir  à  combattre,  M.  de  Saint-Priest  n'hésite  pas  à  donner  dans  le 
différend  l'avantage  au  partisan  éclairé  de  la  société  nouvelle,  à  celui 
des  deux  chrétiens  qui  joignit  à  une  foi  aussi  pure,  bien  que  moins 
sévère,  une  charité  plus  bienveillante  pour  les  individus,  et  une  meil- 
leure espérance  de  la  bonté  de  Dieu  pour  le  monde. 

«  Tous  deux,  dit-il,  partirent  du  même  principe,  tous  les  deux  don- 
nèrent à  leur  système  la  base  éminemment  chrétienne  de  la  chute  du 
premier  homme....  Mais,  à  l'aspect  des  crimes  qui  décimaient  et  souil- 
laient la  patrie,  M.  Ballanche  n'avait  point  douté  de  son  avenir,  ni  dé- 
sespéré de  la  société.  M.  de  Maistre  l'avait  maudite.  Il  avait  surtout 
maudit  la  France,  et,  comme  pour  mieux  la  défier,  il  lui  avait  em*^ 
prunté  sa  langue.  A  cet  instrument  affaibli  et  faussé,  il  avait  su  res-- 
tituer  quelque  chose  de  sa  force  première.  Fils  des  montagnes,  ilavail 
rendu  à  notre  idiome  cette  saveur  native  qui  semblait  perdue.  Comme 
tous  les  grands  écrivains  d'un  temps  de  décadence,  M.  de  Maistre  étail 
doué  d'un  caractère  d'esprit  à  la  fois  subtil  et  rude,  âpre  et  maniéréJ 
mais  original,  mais  animé,  mais  vivant!  Son  style  sonne  comme  urtj 
écho  excessif  de  Malebranche  et  de  Pascal.  M.  Ballanche  fut  frappé  de 
cette  véhémence  souvent  naturelle  et  sincère,  quelquefois  factice  et 
préméditée,  de  cette  verve  aventureuse  du  sophisme  de  bonne  foi  qui 
force  l'attention  en  provoquant  l'impatience.  Il  se  sentit  attiré  par  l'é- 
loquence abrupte  du  théocrate  savoyard;  mais,  lorsqu'il  le  vit  adopter 
le  passé  tout  entier  sans  vouloir  en  rien  distraire,  le  couvrir  d'une 
protection  hautaine,  s'armer  de  toutes  les  ruines  pour  en  écraser  la 
génération  présente,  poursuivre  de  ses  dédains  et  de  ses  sarcasmes  les 
plus  beaux  génies,  éternel  honneur  de  la  France,  commenter  avec 
complaisance  les  abus  les  plus  odieux  de  la  tyrannie,  insulter  la  paix, 
diviniser  la  guerre,  chercher  des  circonstances  atténuantes  pour  la 
torture,  fairt;  du  plus  étrange  des  fonctionnaires  publics  l'arc-boutant 
de  la  société,  M.  Ballanche  ne  put  contenir  son  ame  courageuse  et 
tendre  devant  une  théorie  si  cruelle.  » 

Nous  connaissons  peu  d'exemples  d'un  plus  heureux  mélange  de  la 
critique  littéraire  et  du  jugement  philosophique  que  ce  morceau  achevé 
dans  toutes  ses  parties.  Les  admirateurs  de  M.  de  Maistre  (et  nous  nous 


ACADÉMIE  FRANÇAISE.  537 

comptons  dans  le  nombre)  tromeront  satisfaction  dans  cette  explica- 
tion intelligente  des  ressorts  de  son  talent.  Les  amis  absolus  de  la 
partie  contestable  de  ses  doctrines  s'en  plaindront  peut-être;  ils  regret- 
teront que  M.  de  Saint-Priest,  en  prononçant  le  mot  de  cruauté,  n'ait 
pas  rappelé  en  présence  de  quels  faits  l'ame  irritée  de  M.  de  Maistre 
s'était  exhalée  dans  ses  écrits.  C'était  une  génération  nourrie  par  des 
déclamations  sur  la  tolérance,  par  de  larmoyantes  idylles  sur  l'huma- 
nité, qui  tout  d'un  coup  s'enivrait  de  sang  humain.  Les  rhéteurs  de  la 
convention  avaient  passé  leur  jeunesse  à  tresser  des  bouquets  à  Clilo- 
ris  et  à  répéter  des  comédies  sentimentales.  Cette  littérature  douce- 
reuse des  dernières  années  du  xvnr  siècle,  arrivant  avec  l'écho  des 
cris  de  la  populace,  avait  je  ne  sais  quelle  saveur  à  la  fois  fade  et 
sanglante  qui  soulevait  le  cœur.  Ce  fut  le  dégoût  encore  plus  que  l'in- 
dignation qui  fit  M.  de  Maistre  orateur,  et  lui  inspira  ces  élans  d'élo- 
quence abrupte.  S'il  a  excusé  la  torture,  c'était  en  pensant  à  Fouquier- 
Tainville;  s'il  a  défendu  l'inquisition,  c'était  au  lendemain  du  comité 
de  salut  public.  Les  bourreaux  philosophes  de  Paris  ne  tarissaient  pas 
de  sensibilité  dans  leurs  paroles  :  par  un  mensonge  plus  excusable,  et 
pour  ne  les  imiter  en  rien,  le  chrétien  de  Saint-Pétersbourg  fut  souvent 
dur  dans  son  langage.  On  perdait  l'humanité  en  la  flattant.  M.  de 
Maistre  voulut  trop  souvent  la  sauver  en  l'offensant.  Ce  fut  un  tort, 
nous  l'avons  toujours  pensé;  mais  il  n'en  fut  pas  moins ,  depuis  Bos- 
suet  etFénelon,  le  premier  écrivain  de  génie  qui  eût,  en  français,  parlé 
aux  hommes  d'autre  chose  que  de  leurs  passions ,  de  leurs  intérêts  et 
de  la  terre.  Voilà  ce  que  M.  Ballanche  pensa  sans  doute,  et  voilà  pour- 
quoi, après  avoir  combattu  M.  de  Maistre,  il  ne  cessa  jamais  d'en  parler 
avec  une  sincère  admiration  et  versa  même  quelques  larmes  sur  sa 
tombe. 

Au  fond,  et  à  le  bien  prendre,  le  point  du  débat  entre  eux,  débat  qui 
dure  encore  et  dont  nous  ne  verrons  pas  la  solution,  c'est  de  savoir 
si  les  sociétés  chrétiennes  doivent  périr  comme  ont  péri  les  sociétés 
païennes.  Si  la  révolution  française  considérée  en  masse,  tout  le  bien 
et  tout  le  mal  compensé,  est  la  décadence  de  la  civilisation ,  comme 
elle  est  aussi,  non  pas  dans  ses  crimes  assurément  (nous  ne  donnerons 
jamais  aux  crimes  ces  excuses  fatalistes) ,  mais  dans  ses  idées  géné- 
rales et  dans  ses  résultats  sociaux,  le  développement  assez  naturel  de 
tous  les  principes  déposés  au  sein  des  sociétés  modernes  depuis  l'ère 
chrétienne,  il  s'ensuivrait  que  ces  sociétés  ont  trouvé  leur  mort  au 
bout  de  leur  développement  même.  Elles  seraient  alors  semblables 
aux  corps  mortels  qui  commencent  de  décliner  le  jour  où  ils  ont  at- 
teint leur  plénitude  de  croissance.  Elles  ne  seraient  pas  comme  l'ame 
chrétienne,  qui  ne  cesse  jamais  de  s'élever  et  de  grandir.  Gage  d'im- 
mortalité pour  les  individus  dans  une  autre  existence,  le  christianisme 


I 


o38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  le  serait  point  pour  les  sociétés  sur  cette  terre.  A  la  rigueur,  cela  se 
peut,  car  l'Évangile,  qui  a  tout  fait  pour  les  sociétés,  ne  leur  a  rien 
promis.  Il  n'a  fait  appel  directement  qu'à  l'individu.  Mais  un  chrétien 
est  excusable  de  vouloir  espérer  de  lui  un  bienfait  de  plus,  et  de  croire 
que  le  christianisme  communique  à  tout  ce  qu'il  touche,  homme,  so- 
ciété, civilisation,  patrie,  une  flamme  qui  peut  s'obscurcir,  mais  non 
pas  s'éteindre,  et  qui  se  rallumera  toujours  à  travers  les  âges.  Était-ce 
là  ce  que  voulait  dire  M.  Ballanche  sous  ce  nom  un  peu  métaphysique 
de  palingénésie  sociale?  Était-ce  cette  régénération  dont  il  parlait?  Nous 
serions  porté  à  le  penser;  mais  c'est  à  M.  de  Saint-Priest  que  nous  le 
demanderons.  Nous  craindrions,  faut-il  le  dire*^  d'aller  le  vérifier  nous- 
même.  Nous  aimerons  toujours  mieux  contempler  la  pensée  de  M.  Bal- 
lanche dans  le  miroir  limpide  où  son  panégyriste  la  reproduit. 

Nous  voilà  bien  loin  de  l'Académie,  bien  loin  surtout  de  M.  Vatout, 
dont  l'éloge  mérité  et  vivement  senti  forme  la  conclusion  du  discours. 
Tout  est  dans  tout  cependant,  et  rien  n'est  absolument  sans  rapport 
avec  rien,  dans  cette  grande  unité  que  les  révolutions  établissent  entre 
les  hommes.  Le  nom  de  M.  Vatout  se  rattache  d'une  façon  inséparable 
à  l'une  des  plus  belles  œuvres  de  ce  règne  pour  lequel  la  justice  de  la 
postérité  aura  tant  à  faire,  puisque  l'injustice  des  contemporains  a 
dépassé  la  mesure  commune  :  la  restauration  des  palais  royaux  et  la 
réconciliation  au  sein  de  la  gloire  de  tous  les  grands  souvenirs  de  la 
France.  S'il  y  a  eu  un  jour  oii  on  a  pu  croire  que  la  révolution  fran- 
çaise était  finie,  c'est  le  jour  où  Versailles  a  été  ouvert.  Versailles  ren-^j 
dait  un  passé  à  la  France,  sans  lui  enlever  son  présent.  Il  n'y  eut  ja- 
mais d'œuvre  plus  anti-révolutionnaire.  La  révolution  hait  le  passé, 
et  ses  images  lui  causent  des  accès  véritablement  frénétiques.  Les  ta- 
bleaux, les  statues,  sont  les  premiers  objets  de  ses  fureurs;  elle  y  re- 
connaît ses  ennemis.  Le  roi  qui  a  consacré  dans  ce  sanctuaire  la  mé- 
moire de  tous  les  grands  hommes,  le  prince  royal  qui  marchait  sur 
leurs  traces,  n'ont  plus  eux-mêmes  une  statue  qui  les  rappelle  à  la 
France.  La  voix  courageuse  de  M.  de  Saint-Priest  aura  la  première  fait 
entendre  aux  exilés  les  premiers  mots  du  jugement  de  l'avenir. 

L'émotion  de  ces  vicissitudes  mystérieuses,  les  souvenirs  d'une 
amitié  sincère  pour  M.  Vatout  avaient  communiqué  au  discours  de 
M.  Dupaty  une  sensibilité  qui  a  été  partagée  par  l'assemblée.  L'appré- 
ciation très  fine  du  genre  de  talent  de  M.  de  Saint-Priest  a  été  aussi 
très  applaudie  par  un  auditoire  qui  venait  d'avoir  le  modèle  sous  les 
yeux,  et  a  dignement  terminé  cette  séance,  une  des  plus  animées  dont 
l'Académie  garde  le  souvenir. 

Alb.  de  Broglie. 


II 


POÉSIE. 


LES  DEUX  CIMES. 


Aux  grands  monts  la  nature  a  fait  des  lots  divers 

Ainsi  qu'aux  grandes  âmes  : 
De  glaciers  éternels  ceux-ci  furent  couverts , 

Ceux-là  remplis  de  flammes. 

Toujours  dans  leur  cratère,  ou  lave,  ou  passion, 

Grondent  des  voix  latentes; 
Puis  le  volcan  s'éclaire,  à  chaque  éruption, 

De  gerbes  éclatantes. 

Jamais  phare  des  cieux  n'a  lui  d'un  feu  pareil. 

Quand  vient  la  nuit ,  il  semble 
Qu'un  astre,  ardent  rival  des  splendeurs  du  soleil , 

Surgit  du  mont  qui  tremble. 

De  ses  jets  flamboyans  il  embrase  les  airs , 

Rougit  les  eaux  voisines; 
Son  front  fait  envier  sa  couronne  d'éclairs 

Aux  jalouses  collines; 


o40  REVLE   DES   DEUX  MONDES. 

Vers  les  flots  qu'il  embrase,  en  voyant  ondoyer 

Ce  torrent  d'étincelles, 
On  dirait  que  ce  faîte  est  le  vivant  foyer 

Des  clartés  éternelles. 

Mais  l'ombre  va  bientôt  couvrir  du  mont  géant 

La  lave  refroidie; 
L'astre  éphémère  issu  du  cratère  béant 

N'était  qu'un  incendie; 

Rien  n'éclora  de  lui  ;  nul  rayon  créateur 
N'en  peut  sur  nous  descendre  ; 

11  ne  pleut  sur  nos  champs,  de  ce  soleil  menteur, 
Qu'une  infertile  cendre. 

Toi  donc,  que  ces  hauteurs  ont  souvent  ébloui, 

Gravis  un  jour  leur  cime  ! 
Tu  trouveras,  au  lieu  de  l'astre  évanoui, 

La  nuit  froide  et  l'abîme. 

Le  sein  de  la  montagne,  en  proie  à  ces  ardeurs, 

Se  ronge  et  se  consume  ; 
Il  exhale  à  tes  pieds  les  impures  odeurs 

Du  soufre  et  du  bitume. 

Telle  est  la  passion  :  brillant  foyer  d'abord , 

Chaleur,  clarté  sans  ombres; 
Puis,  sa  lave  se  change,  au  cœur  dont  elle  sort, 

En  caillons  durs  et  sombres. 

Et,  si  vient  quelque  enfant  par  l'éclair  abusé, 

Il  tombe  au  noir  cratère , 
En  respirant  du  mont  que  la  flamme  a  creusé 

Un  souffle  délétère. 

Préfère  donc,  mon  ame,  à  cette  cime  en  feu, 

Dont  l'éclat  n'est  qu'un  piège. 
Le  sommet  froid  et  pur,  paré,  sous  un  ciel  bleu, 

D'un  long  voile  de  neige. 

Son  rempart  de  glaciers  t'épouvantait  d'abord , 

Sa  froideur  te  repousse; 
Mais  SCS  pieds  sont  fleuris,  mais  un  flot  clair  en  sort 

Et  coule  dans  la  mousse, 


POÉSIE.  o4i 


Sitôt  que  le  soleil ,  de  ses  lèvres  d'amant, 

Portant  la  vie  en  elles, 
Rougit  sous  ses  baisers  et  presse  doucement 

Les  neiges  éternelles. 

Ce  mont  n'a  pas  de  feux,  mais  pas  de  gouffre  obscur. 

Pas  de  cendres  éteintes; 
Mais  les  rayons  du  ciel  embrasent  son  front  pur 

De  leurs  plus  vives  teintes; 

11  emprunte  d'en  haut  tout  l'éclat  dont  il  luit; 

Sa  blancheur  se  colore 
De  l'or  ardent  du  soir,  du  bleu  pur  de  la  nuit, 

Des  roses  de  l'aurore; 

Ses  pieds  sont  revêtus  du  frais  émail  des  prés, 

Et  ses  flancs  pour  ceinture 
Ont  la  chaste  forêt  où  les  chênes  sacrés 

Grandirent  sans  culture. 

Où  le  neigeux  ravin,  tout  en  fleurs  au  printemps. 

Nous  offre  un  lit  suave. 
Mais  le  mont  plein  d'éclairs  se  hérisse  en  tous  temps 

De  scorie  et  de  lave. 

Or,  quand  tout  flot  tarit,  éternel  réservoir. 

Source  où  l'été  s'abreuve, 
De  ses  grottes  d'azur  le  glacier  fait  pleuvoir 

L'eau  mère  du  grand  fleuve. 

Telle  est  la  froide  cime  :  une  vive  lueur 

Sur  sa  neige  étincelle, 
Et  la  fertilité  coule  avec  sa  sueur 

Dès  que  son  front  ruisselle. 

0  mon  cœur  !  pour  qu'en  toi  le  sommet  nourricier 

Garde  sa  sève  austère, 
Sois  donc  ainsi  !  pareil  aux  neiges  du  glacier 

Plus  qu'aux  feux  du  cratère. 

Victor  de  Laprade. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 


LES  LIVRES  ET  LES  THEATRES. 


«  Jusqu'à  présent,  lecteur,  suivant  l'antique  usage, 
Je  te  disais  bonjour  à  la  première  page. 
Mon  livre,  cette  fois,  se  ferme  moins  gaiement; 
En  vérité,  ce  siècle  est  un  mauvais  moment. 

Tout  s'en  va,  les  plaisirs  et  les  mœurs  d'un  autre  âge, 
Les  rois,  les  dieux  vaincus,  le  hasard  triomphant; 
Rosalinde  et  Suzon  qui  me  trouvent  trop  sage, 
Lamartine  vieilli  qui  me  traite  en  enfant. 

La  politique,  hélas!  voilà  notre  misère. 

Mes  meilleurs  ennemis  me  conseillent  d'en  faire. 

Être  rouge  ce  soir,  blanc  demain,  ma  foi,  non! 

Je  veux,  quand  on  m'a  lu,  qu'on  puisse  me  relire; 

Si  deux  noms,  par  hasard ,  s'embrouillent  sur  ma  lyre, 

Ce  ne  sera  jamais  que  Ninette  ou  Ninon.  » 

C'est  par  ce  sonnet  que  M.  de  Musset  termine  le  recueil  de  ses  poésies  nou- 
velles, écrites  pendant  ces  dix  dernières  années,  et  dont  ici  même  le  charme  est 
encore  présent  à  toutes  les  mémoires.  Si  nous  le  plaçons  en  tête  de  ces  pages, 
ce  n'est  pas  seulement  pour  y  répandre  comme  un  parfum  lointain  de  cette 
poésie  si  bien  douée  du  don  de  plaire;  c'est  aussi  quelque  peu  pour  réfuter  et 
contredire,  dans  l'intérêt  de  sa  gloire,  M.  de  Musset  lui-même.  Nous  qui  pré- 
tendons être,  non  pas  ses  meilleurs  ennemis,  mais  ses  amis  les  plus  sympathiques 
et  les  plus  constans,  nous  ne  voudrions  pas,  à  Dieu  ne  plaise!  lui  voir  faire  de 


REVUE   LITTÉRAIRE.  M'S 

politique;  d'éclatans  exemples  nous  disent  tout  ce  qu'y  perdent  les  poètes; 
iilement,  nous  n'osons  accepter  comme  sincère  cet  épilogue  un  peu  railleur, 
irtout  quand  nous  le  rapprochons  des  pages  qui  le  précèdent.  M,  de  Musset  a 
au  dire,  il  a  connu  d'auti'es  muses  que  ces  muses  légères  et  juvéniles  qui 
lurmuraient  à  son  oreille  les  doux  noms  de  Ninette  et  de  Ninon.  Déjà  les 
uits,  Kolla,  V Espoir  en  Dieu,  ont  révélé  en  lui  la  maturité  de  la  passion;  celle 
e  l'esprit  ne  lui  fera  pas  défaut,  quand  il  voudra  se  souvenir  que,  dans  nos 
jmps  périlleux  et  austères,  la  tâche  du  poète  devient  plus  sérieuse  et  plus 
rave.  Cette  tâche,  nous  le  savons,  n'est  pas  facile  à  préciser;  on  comprend 
éloignement  et  la  répugnance;  on  comprend  cette  persévérance  à  se  tenir  à 
écart,  à  vivre  de  ses  amours  et  de  ses  rêves  comme  dans  les  beaux  jours  de 
lîcurité  et  de  jeunesse,  à  se  jouer  avec  le  rayon  charmant  que  mit  en  vous  la 
lonne  fée,  et  qui  change  en  diamans  et  en  perles  les  larmes  et  la  rosée  du 
iiatin.  Le  Caliban  révolutionnaire  a  de  trop  hideuses  allures  pour  qu'Ariel  ne 
Mit  pas  excusable  de  s'enfuir  bien  loin  à  tire-d'aile,  de  se  dérober  à  la  fumée 
:t  au  bruit  dans  un  de  ces  nuages  d'or  trop  légers  pour  que  l'orage  y  gronde, 
!t  qui  s'envolent  vers  les  régions  sereines,  entre  l'horizon  et  l'azur.  Il  y  a  plus  : 
lans  un  moment  où  certains  de  nos  illustres,  non  contens  de  déserter  la  Muse, 
l'ont  pas  craint  de  la  profaner  en  faisant  de  leur  gloire  littéraire  une  sorte  de 
trospectus  à  leur  initiative  politique,  et  de  leur  rôle  politique  un  moyeu  d'ac- 
;réditer  auprès  du  vulgaire  leur  génie  et  leurs  livres,  on  trouve  quelque  chose 
d'aimable,  j'allais  dire  de  touchant,  dans  la  modeste  obstination  de  ce  poète 
Ijui  persiste  au  milieu  d'un  tel  conflit  de  grands  hommes,  et  reste  fidèle  à  ses 
jtnélodieuses  tendresses  parmi  toutes  ces  voix  qui  s'amplifient.  Cette  humilité 
tempérée  d'ironie,  cet  à  parte  insouciant,  cette  répugnance  à  se  commettre  avec 
les  gros  sophismes  et  les  gros  mots,  n'ont  rien  qui  surprenne  chez  l'écrivain 
qui  représente  le  mieux  de  nos  jours  les  vraies  traditions  de  l'esprit  français, 
avec  le  mélange  d'attendrissement  et  de  rêverie  qu'y  ont  ajouté  les  douleurs 
de  notre  siècle;  car  M.  de  Musset,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  est  bien  plus  héri- 
tier direct  de  cet  esprit-là  que  d'autres  poètes  plus  officiellement  célèbres,  chez, 
lesquels  la  corde  banale,  grossissant  la  note  et  le  son,  vibre  plus  complaisam- 
ment;  bien  plus  qu'eux,  il  a  le  droit  de  démentir,  de  repousser  le  Heul  liquidis 
immisi  fontibus  aprum,  dont  quelques-uns  de  ses  rivaux  poétiques  se  sont,  hé- 
las! chargé  la  conscience. 

Et  cependant  c'est  un  mal,  c'est  un  tort  peut-être,  c'est  au  moins  une  lacune, 
qu'un  talent  si  fin  n'ait  pas,  dans  ce  volume  qu'il  publie,  persiflé  ces  folies,  ces 
travers,  ces  doctrines  perverses,  qui  ont  leur  côté  ridicule  comme  leur  côté  dan- 
gereux. M.  de  Musset  n'a-t-il  pas  prouvé  qu'il  savait  aussi  rencontrer  à  ses  heures 
la  verve  sincère,  la  vive  et  franche  inspiration  de  Mathurin  Régnier,  non  moins 
que  l'idéale  ironie  et  la  fantaisie  étincelante?  A  une  époque  paisible,  où  les 
mensonges  et  les  passions  qui  nous  menacent  n'existaient  encore  qu'en  pré- 
lude, en  symptômes  précurseurs,  dans  une  sorte  de  travail  mystérieux  et  sou- 
terrain qui  s'accomplissait  aux  bas-fonds  de  la  société  avant  que  l'explosion 
révolutionnaire  les  fît  jaillir  et  éclater  à  la  surface,  M.  de  Musset  n'écrivait-il 
pas  son  admirable  satire  sur  la  Paresse,  que  nous  retrouvons  dans  ce  volume, 
et  où  l'on  rencontre  ces  vers,  qui  nous  sont  revenus  souvent  en  mémoire  pen- 
dant nos  sanglantes  collisions  : 


hA\  REVUE   DKS    DEUX   3I0NDES. 

...  «  Un  mal  dangereux  qui  touche  à  tous  les  crimes, 

i.a  sourde  ambition  de  ces  tristes  maximes 

Qui  ne  sont  même  pas  de  vieilles  vérités , 

Et  qu'on  vient  nous  donner  comme  des  nouveautés; 

Vieux  galon  de  Rousseau,  défroque  de  Voltaire, 

Carmagnole  en  haillons  volée  à  Robcspierie, 

Charmante  garde-robe  où  sont  emmaillottés 

Du  peuple  souverain  les  courtisans  crottés; 

Puis  enfin,  tout  au  bas,  la  dernière  de  toutes , 

La  fièvre  de  ces  fous  qui  s'en  vont  par  les  routes 

Arracher  la  charrue  aux  mains  du  laboureur, 

Dans  l'atelier  désert  corrompre  le  malheur; 

Au  nom  d'un  Dieu  de  paix  qui  nous  prescrit  l'aumône. 

Traîner  au  carrefour  le  pauvre  qui  frissonne. 

D'un  fer  rouillé  de  sang  armer  sa  maigre  main. 

Et  se  sauver  dans  l'ombre,  en  poussant  l'assassin.  » 

Nous  le  demandons  à  M.  de  Musset  :  est-ce  assez  aujourd'hui  que  de  réim- 
primer ces  beaux  vers,  écrits  il  y  a  huit  ans? 

Le  mal  des  gens  d'esprit,  c'est  leur  indifférence, 

a-t-il  dit  en  un  autre  endroit  de  cette  satire.  Voilà  justement  ce  dont  nous 
sommes  tentés  de  nous  plaindre  :  ce  mal  des  gens  d'esprit,  cette  indifférence  des 
talens  fins  et  délicats,  est  une  de  leurs  grâces;  mais  n'est-ce  pas  aussi  une  de 
leurs  vanités?  Que  cette  vanité  se  cache  sous  un  dédain  légitime,  en  face  de  nos 
pauvretés  et  de  nos  misères,  ou  bien  qu'elle  se  montre  dans  une  ambitieuse  envie 
d'intervenir,  de  prendre  part  au  tumulte  et  au  pêle-mêle  pour  s'en  faire  le  héraut 
et  le  guide,  n'est-ce  pas  toujours  un  symptôme  de  cette  maladie  du  siècle,  de  ce 
personnalisme  qui  se  préfère  aux  intérêts  de  l'humanité  et  de  la  vérité?  Voilà 
de  bien  grands  mots,  et  déjà  il  me  semble  entendre  M.  de  Musset  répliquer,  en 
souriant,  que  c'est  là  bien  de  l'appareil  et  du  bruit  à  propos  de  Ninette  et  de 
Ninon.  Pourtant  il  avait,  ce  nous  semble,  un  beau  pendant  à  donner  à  ses 
vers  sur  la  Paresse  :  au  lieu  de  vagues  symptômes  et  de  prévisions  confuses,  la 
révolution  plaçait  sous  ses  yeux,  dans  toute  leur  réalité  brutale,  ces  maxKc  dan- 
gereux qui  touchent  aux  crimes,  et  qui  pouvaient  bien  défrayer  un  de  ces  jets 
d'inspiration  indignée  et  soudaine,  où  l'élégance  du  ton  et  de  l'allure  relève, 
au  lieu  de  l'amoindrir,  l'énergique  franchise  de  la  pensée.  André  Chénier,  dont 
M.  de  Musset,  dans  une  des  plus  charmantes  pièces  de  son  nouveau  recueil, 
évoque  un  gracieux  souvenir  qu'il  entrelace  avec  un  souvenir  de  Molière  et  du 
Misanthrope,  André  Chénier  n'était  pas,  que  nous  sachions,  un  poète  de  trempe 
trop  commune,  trop  suspect  à  l'Attique  et  aux  abeilles.  Eh  ?)ien!  en  face  des 
crimes  et  des  folies  de  la  première  orgie  révolutionnaire,  ce  talent  si  pur  n'a-t-il 
pas  senti  tressaillir  en  lui  la  corde  vengeresse?  Cette  colère  virile  et  enflammée 
n'a-t-elle  pas  éclaté  dans  les  ïambes?  et  les  bourreaux  barbcinlleurs  de  lois  ne 
succèdent-ils  pas,  dans  ces  pages  mutilées  par  le  bourreau  lui-même,  au  sou- 
rire enivré  de  Néère  et  de  Camille?  Peut-être  M,  de  Musset  répliquera-t-il  que 
nous  n'en  sommes  pas  à  93,  que  les  barbouilleurs  de  lois,  s'il  en  existe  aujour- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  545 

ui,  ne  sont  pas  tout-à-fait  bourreaux,  et  que  pour  lui  il  n'y  a  eu  encore 
aire  Conciergerie  que  l'hôtel  des  gardes  nationaux  réfractaires ,  le  mie  Pri- 
n»,  comme  il  l'appelle?  Soit;  mais  la  parodie  maladroite,  le  plagiat  à  demi 
lent,  à  demi  mesquin ,  n'offrent-ils  pas  excellente  matière  à  la  satire,  par 
même  qu'étant  moins  grandioses  ils  sont  plus  risibles?  Ce  93  diminué  et 
1  corrigé,  criminel  d'intention,  grossier  et  puéril  de  fait,  ne  répondrait-il 
admirablement  à  ce  qu'eut  souvent  d'ironie  enjouée  le  talent  de  M.  de 
sset?  Cette  guerre  si  légitime  ne  porte-t-elle  pas  bonheur?  N'avons-nous  pas 
,  depuis  deux  ans,  un  écrivain  qui  a  mis  une  ingénieuse  persistance  à  ne 
nt  dépasser  sa  sphère,  et  qui  prétend  au  futile  et  au  léger  comme  d'autres 
nt  à  la  gravité  et  à  l'importance,  retremper  sa  verve  dans  une  lutte  inces- 
iite  contre  les  ridicules  de  notre  nouvelle  crise,  mêler  sans  disparate  ces 
abats  journaliers  aux  élémens  de  sa  critique  habituelle,  et  y  trouver  des 
iditions  de  rajeunissement  et  de  force  qui,  sous  peu  de  jours,  nous  l'espé- 
is,  vont  se  révéler  dans  un  livre  dont  l'éloquente  et  courageuse  préface  sera 
honneur  pour  les  lettres? 

Et  remaïquez  que  pour  M.  de  Musset  cette  veine  était  d'autant  mieux  indi- 
t  ée,  que  le  moment  où  ses  charmans  proverbes  le  rendaient  enfin  populaire 
I  accréditaient  son  nom  auprès  de  la  foule  se  combinait,  par  une  surprenante 
:  Qcontre,  avec  la  révolution  de  février.  Ces  deux  avénemens,  si  bizarrement 
ntraires,  étaient  presque  simultanés.  Les  caprices  de  la  renommée,  les  tem- 
i'risations  de  la  gloire,  permettaient  que  le  plus  exquis  de  nos  poètes  ne  fût 
iné  comme  un  maître  et  n'entrât  en  pleine  possession  de  sa  célébrité  qu'à 
nstant  même  où  le  grossier  et  le  brutal  envahissaient  la  politique.  N'y  avait-il 
s,  dans  ce  seul  contraste,  l'indication  d'une  route  à  suivre  et  d'une  place  à 
rendre,  indication  d'autant  plus  nette,  que  la  poésie  avait  son  transfuge  dans 
I  camp  des  envahisseurs?  Nous  ne  voudrions  pas  qu'on  pût  nous  taxer  d'hos- 
iité  systématique  envers  M.  de  Lamartine;  loin  de  nous  surtout  l'idée  de  faire 
ser  sur  ses  vers  la  responsabilité  d'aberrations  déjà  si  tristement  expiées  ! 
es  leçons,  depuis  quelque  temps,  n'ont  pas  manqué  à  M.  de  Lamartine;  mais 
méritait  d'en  recevoir  une  de  plus  :  c'eût  été  de  voir  le  poète  qu'il  trâîle  ée 
haut  et  avec  des  façons  si  cavalières  se  faire  l'interprète  des  rancunes  rail- 
:uses  de  la  civilisation ,  du  bon  sens  et  de  l'art ,  pendant  que  l'auteur  du  Lac 
des  Préludes  se  fourvoyait  dans  la  cohue.  M.  de  Musset  avait  là  un  excellent 
loyen  de  répondre  aux  conseils  quelque  peu  dédaigneux  que  lui  adresse  M.  de 
amartine  dans  une  pièce  qui  s'est  fait  bien  attendre,  et  que,  pour  sa  gloire, 
eût  dû  peut-être  ne  publier  jamais.  On  n'a  pas  oublie  les  beaux  vers  qu'é- 
rivait  ici  même  M.  de  Musset,  il  y  a  quatorze  ans,  quelques  jours  après  Joce- 
in,  et  où  son  talent,  encore  si  jeune  et  déjà  si  mûr,  trouvait,  pour  louer  son 
lorieux  émule,  des  accens  que  rien  n'a  dépassés  dans  la  poésie  moderne.  Il 
emble  qu'un  homme  tel  que  M.  de  Lamartine  n'eût  pas  dû  se  méprendre  à 
idéale  beauté  de  ce  langage;  M.  de  Lamartine  garda  le  silence.  C'est  aujour- 
'hui  seulement,  dans  la  nouvelle  édition  de  ses  Œuvres  complètes,  qu'il  publie 
;ette  réponse  tardive  :  elle  est  datée  de  i  840;  mais  ne  pourrait-on  pas  lui  attri- 
mer  une  date  plus  récente  encore?  C'est  un  doute  que  nous  exprimons,  et  rien 
le  plus.  Ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  que  cette  pièce  rétrospective  est,  de  tous 
wints,  indigne  et  de  M.  de  Musset  et  de  M.  de  Lamartine.  Un  pédagogue  su- 
tome  T.  —  SCPPLÉMEKT.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perbe  ne  parlerait  pas  autrement  à  un  écolier  tapageur  et  mutin.  On  dirait  un 
homme  ayant  réalisé  toutes  les  conditions  de  grandeur  et  d'héroïsme,  sauvé 
son  pays,  dépassé  Pitt  et  Nelson  après  avoir  égalé  Byron  et  Goethe,  et,  dans 
un  moment  de  complaisant  loisir,  s'adressant  à  quelque  adolescent  obscur  qui 
a  besoin  d'être  régenté.  Tant  de  sévérité  et  de  dédain  n'est  malheureusement 
justifié  par  aucune  des  qualités  poétiques  que  nous  admirions  dans  les  Médita- 
tions et  les  Harmonies.  Pour  la  limpidité  et  la  transparence,  l'élégance  et  la 
grâce,  toute  cette  poésie  est  bien  loin  de  celle  à  laquelle  elle  répond.  Vraiment, 
M.  de  Musset  n'est  ni  orgueilleux  ni  vindicatif;  il  ne  s'est  vengé  que  par  un  vers 
du  sonnet  que  nous  avons  cité.  S'il  eût  voulu  satisfaire  sa  vanité  ou  sa  ran- 
cune, il  n'avait  qu'à  placer  la  réponse  de  M.  de  Lamartine  en  regard  de  son  ad- 
mirable épîfre,  et  la  Marseillaise  de  la  paix  à  la  suite  de  son  Rhin  allemand  ; 
jamais  revanche  n'eût  été  plus  complète  et  plus  piquante. 

Il  est  grand  temps  de  donner  à  chacun  son  rang  et  sa  place ,  de  supprimer 
des  hiérarchies  imaginaires.  Les  anciens,  nous  le  comprenons,  éprouvent  ton- 
jours  une  certaine  répugnance  à  s'avouer  que  la  distance  qui  les  séparait  des 
nouveaux-venus  et  des  jeunes  s'est  peu  à  peu  amoindrie  ou  effacée.  Lorsqu'ils 
paraissent  en  convenir,  leurs  aveux  et  leurs  éloges  gardent  un  certain  air  ma- 
gistral, une  allure  de  supériorité,  de  condescendance  à  demi  voilée,  qui,  même 
dans  le  panégyrique,  renonce  difficilement  aux  honneurs  de  l'avertissement  et 
du  conseil.  Il  est  triste,  lorsqu'on  a  donné  autrefois  le  mot  d'ordre  et  la  con- 
signe, d'être  forcé  de  se  dire  que  les  disciples  d'alors  sont  à  leur  tour  devenus 
des  maîtres.  Les  plus  ingénieux,  les  plus  résignés  n'y  consentent  jamais  sans 
quelque  effort  où  se  trahit  l'humaine  faiblesse. 

Oui,  l'on  peut,  l'on  doit  regretter  que  M.  de  Musset  s'obstine  dans  sa  non- 
chalance et  sa  grâce,  qu'au  lieu  de  fantaisies  et  de  caprices  il  n'ait  pas  dit  sur 
ce  qui  se  passe  sous  nos  yeux  son  mot ,  ce  mot  décisif  que  lui  seul  poun'ait 
dire,  ce  vers  brûlant  qui  s'incrusterait  si  bien  dans  nos  ridicules  et  nos  folies. 
On  doit  regretter  que  ces  spectacles  désastreux  ou  grotesques  n'aient  pa& 
échauffé  sa  bile,  ne  lui  aient  pas  inspiré  ces  vigoureuses  haines  de  l'homme  auas 
rubans  verts  dont  il  parle,  en  un  passage  de  son  nouveau  recueil,  avec  un  ac- 
cent si  sincère  et  si  ému.  Cette  corde  nouvelle,  cette  veine  inexplorée,  eussent 
achevé  de  lui  donner,  non  pas  un  sérieux  qu'il  a  déjà,  et  que  nous  constate- 
rions, s'il  le  fallait ,  malgré  lui ,  mais  une  influence  plus  directe,  plus  efficace- 
sur  cette  génération  qui  l'aime ,  et  qui  a  tant  de  fois  tressailli  à  ses  adorables- 
accens.  Quant  au  talent  en  lui-même,  à  l'éclat  et  à  la  valeur  poétique  des  œu- 
vres, les  restrictions  ne  sont  plus  permises;  elles  ressembleraient  trop,  chei 
quelques-uns,  aux  secrètes  représailles  d'amours-propres  mécontens,  de  grands 
hommes  amoindris  et  remplacés. 

Après  tout,  l'étourderie  qui  embrouillerait  encore  Ninette  avec  Ninon  n'est- 
elle  pas  préférable  à  celle  qui,  dans  des  régions  plus  dangereuses  et  plus  hautes, 
confond  les  réalités  avec  les  chimères,  les  intérêts  véritables  avec  les  folles  aven- 
tures, et  fait  sortir  de  cette  confusion  funeste  le  malheur  et  la  ruine  d'un  pays? 
Ce  n'est  jamais  impunément  que  les  poètes  commettent  de  semblables  faute». 
Outre  le  mal  qu'ils  font  à  la  société,  à  leur  gloire  et  à  eux-mêmes,  il  est  biea 
rare,  quand  ils  retournent  à  la  poésie  pour  se  distraire  des  aft'ah*es  ou  se  con- 
soler des  disgrâces,  qu'ils  retrouvent  cette  justesse,  cette  distinction  et  cette 


REVUE   LITTÉRAIRE.  S'i" 

élégance,  fleurs  délicates  qui  ont  peine  à  s'acclimater  au  tumulte.  L'orageux 
langage  d'une  politique  turbulente  est  pour  eux ,  j'imagine ,  ce  que  fut  la 
Marseillaise  pour  M"«  Rachel  et  pour  les  grands  chanteurs  :  quelque  chose 
d'insolite  et  de  violent  qui  force  le  ton.  M.  Hugo,  nous  le  craignons,  n'é- 
chappera pas  à  ce  péril;  M.  de  Lamartine  y  a  déjà  succombé.  Dans  la  plupart 
des  pièces  inédites  que  renferme  la  nouvelle  édition  de  ses  œuvres,  on  cherche 
en  vain  la  muse  enchanteresse  qui,  des  Méditations  à  Jocelyn,  nous  a  si  sou- 
vent enivrés  de  ses  sourires  et  de  ses  larmes.  La  forme  n'y  est  pas  seulement 
incorrecte  :  on  sait  que  depuis  long-temps  M.  de  Lamartine  ne  prend  plus  la 
peine  de  corriger  et  d'assouplir  ses  vers;  l'inspiration  même  est  absente,  et  c'est 
à  peine  si  quelques  rares  lueurs  rachètent  çà  et  là  cette  poésie  traînante  et  em- 
barrassée. On  a  cité  le  Grillon  du  foyer;  c'est  là  un  charmant  sujet  de  rêverie 
intime  et  domestique,  un  thème  familier  autour  duquel  Burns  ou  les  lakistes 
eussent  enroulé  avec  grâce  et  mélancolie  un  petit  drame  d'intérieur.  Sans  doute 
le  sentiment  existe  dans  les  strophes  de  M.  de  Lamartine,  mais  l'exécution 
n'est-elle  pas  restée  bien  imparfaite  là  où  l'achèvement  et  la  ciselure  étaient 
nécessaires?  Parlerons-nous  du  Trophée  d'armes  orientales  ?  L'auteur  termine 
en  célébrant  l'homme  des  batailles  qui  fête  ses  fiançailles 

Avec  la  belle  mort  qu'il  cherche  au  lit  du  sang. 

Quel  vers!  quel  ton  criard!  On  rencontre,  à  chaque  instant,  de  ces  disso- 
nances dans  les  pièces  nouvelles  de  M.  de  Lamartine.  \  a-t-il  lieu  de  s'en 
étonner?  Chez  l'illustre  poète,  la  forme  a  toujours  été  moins  remarquable  que 
cette  puissance  de  souffle,  et  pour  ainsi  dire  ce  battement  d'ailes  qui  nous  en- 
levaient avec  lui  vers  les  régions  idéales.  Même  dans  le  Lac,  dans  le  Golfe  de 
Bdia,  dans  les  morceaux  les  plus  justement  admirés,  et  où  un  sentiment  in- 
comparable sauvait  et  emportait  tout,  la  langue  poétique  manquait  de  préci- 
sion et  de  nouveauté.  L'année  y  finissait  sa  carrière;  le  soleil  se  plongeait  dans 
le  sein'  de  Thétis;  le  vrai  style  de  la  poésie  moderne  y  était  encore  à  l'état 
d'enfance  et  s'y  permettait  des  banalités  de  Delille  ou  de  Chompré,  que  M.  Hugo 
s'est  interdites,  que  M.  de  Musset  a  naturellement  évitées.  Aujourd'hui  que  le 
souffle  est  épuisé  et  que  le  poète  a  cru  devoir  à  la  grandeur  de  ses  destinées 
politiques  le  sacrifice  de  toute  correction  dans  ses  vers,  il  est  tout  simple  qu'on 
soit  plus  choqué  de  ce  que  la  forme  garde  de  défectueux  et  d'insuffisant.  Non- 
seulement  les  pièces  inédites  n'ajouteront  rien  à  la  gloire  de  M.  de  Lamartine, 
mais  elles  aideront  à  découvrir  les  côtés  faibles  de  ce  talent,  qui,  non  content 
de  se  déserter,  a  fini  par  se  trahir. 

Pourtant,  malgré  l'entraînement  funeste  des  uns,  l'insouciance  mélancolique 
des  autres,  il  existe  encore  de  nobles  esprits  qui,  sans  s'imposer  l'ennui  de 
maudire,  de  réfuter  ou  de  haïr,  poursuivent,  avec  une  sérénité  que  rien  n'al- 
tère et  ne  décourage,  leurs  travaux,  leurs  études  et  leurs  rêves.  Sous  le  titre 
de  Littérature,  voyages  et  poésies,  M.  Ampère  nous  donne  deux  volumes  où 
éclate,  sous  de  nouveaux  aspects  et  avec  des  richesses  nouvelles,  cette  fa- 
culté compréhensive,  pénétrante,  que  nul  ne  possède  à  un  degré  plus  éminent. 
Ce  qui  donne,  selon  nous,  à  M.  Ampère  une  physionomie  originale  et  parti- 
culièrement attrayante,  c'est,  en  dehors  d'une  érudition  immense,  d'un  savoir 


M8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vivifiant  et  profond,  ce  talent  souple,  toujours  en  éveil,  et  s'appliquant  avec 
bonheur  à  tout  ce  qui  lui  offre,  sous  une  forme  sérieuse  ou  légère,  un  élément 
de  cette  vérité  qu'il  recherche,  de  cette  beauté  qu'il  aime.  Ainsi,  à  côté  de 
notices  sur  Goethe,  sur  Hoffmann,  sur  Chamisso,  d'entraînans  récits  de  voyages, 
de  beaux  travaux  sur  l'histoire  comparée  des  langues  et  des  littératures  du 
Nord,  M.  Ampère  publie  un  volume  de  vers,  et  cela  simplement,  sans  préten- 
tion, sans  emphase,  uniquement  parce  que  l'impression  pittoresque,  le  souve- 
nir historique,  l'étude  d'une  poésie  étrangère,  se  sont  revêtus  pour  lui,  à  certains 
jours,  des  tissus  éclatans  du  rhylhme,  et  ont  choisi  pour  interprète  la  langue 
sacrée.  Ainsi  compris,  l'art  des  vers  cesse  d'être  un  art  particulier,  abordable 
aux  initiés  seulement,  et  renfermant  des  secrets  de  mécanisme  et  de  métier;  il 
n'est  qu'une  expression  de  plus  donnée  à  l'émotion,  à  la  pensée  et  à  l'image, 
expression  libre,  spontanée,  se  soumettant  d'elle-même  et  sans  effort  à  cer- 
taines lois  qui  la  précisent  sans  l'entraver.  Il  accompagne  le  voyageur,  il  charme 
pour  lui  les  ennuis  de  la  route,  il  partage  ses  admirations  et  ses  aventures;  il 
mêle  à  d'arides  travaux  son  rayon  et  son  sourire,  faisant  passer  à  travers  une 
veillée  laborieuse  ses  brises  rafi-aîchissantes  et  embaumées.  Si  nous  ncnous 
trompons,  la  Muse  a  été  pour  M.  Ampère  plutôt  une  compagne  affectueuse 
qu'une  de  ces  initiatrices  superbes  auxquelles  on  demande  la  gloire  en  retour 
de  retentissans  hommages  :  doux  et  précieux  privilège  d'un  rare  esprit  cheï 
qui  le  travail  anime  tout,  ne  dessèche  rien,  chez  qui  la  science  elle-même  a 
ses  floraisons  charmantes,  et  qui  se  multiplie  sans  cesse,  embrassant  mille  ob- 
jets divers  pour  ouvrir  un  champ  plus  vaste  à  son  talent  de  bien  dire,  ou  variant 
les  formes  de  son  langage  pour  avoir  plus  de  moyens  d'interpréter  ce  qu'il  sent, 
ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  sait! 

Il  faut  en  convenir,  plus  les  temps  sont  orageux  et  tristes,  plus  il  y  a  de 
charme  à  s'enfermer  dans  de  tels  travaux,  et  aussi  à  essayer  de  les  définir  et  de 
les  louer.  Que  n'est-il  permis  de  s'y  attarder,  de  s'y  complaire,  de  se  créer,  à 
part  soi,  une  Athènes  fermée  aux  profanes,  interdite  à  la  barbarie  menaçante! 
Les  sujets  d'étude  sérieuse  ou  piquante,  d'admiration  sincère  et  féconde,  n'y 
manquent  pas.  Là,  c'est  l'Académie  française  conservant,  au  milieu  de  nos 
mœurs  nouvelles,  toute  sa  dignité  et  son  prestige,  ouvrant  ses  portes  à  un  pu- 
blic charmé  pour  la  réception  de  M.  de  Saint-Priest,  et  l'ingénieux  historien 
de  Charles  d'Anjou  triomphant  avec  éclat  des  difficultés  d'un  sujet  où  il  s'a- 
gissait d'encadrer  dans  le  même  éloge  deux  physionomies  bien  contraires, 
M.  Ballancheet  M.  Yatout.  Là,  c'est  un  homme  d'état  illustre,  plus  grand  peut- 
être  dans  l'adversité  que  dans  la  puissance,  profitant,  pour  retourner  à  la  litté- 
rature et  à  l'histoire,  des  loisirs  que  lui  ont  faits  nos  malheurs,  et,  au  milieu 
des  avortemens  douloureux  de  la  révolution  française,  se  demandant,  avec  l'im- 
partialité clairvoyante  du  moraliste,  du  politique  et  du  sage,  pourqiwi  la  révo- 
lution d'Anyleterre  a  réussi?  Oui,  ce  sont  là  de  nobles  exercices  pour  la  pensée, 
et  il  semble  qu'en  suivant  la  trace  de  ces  hommes  éminens,  on  s'affermisse  à  j 
leur  contact,  on  s'éclaire  de  leurs  leçons;  mais  ce  charme,  si  on  le  goûte  avec 
une  obstination  trop  exclusive,  a  aussi  son  inconvénient  et  son  péril.  Ce  qui 
nous  alarme  sur  l'avenir  de  la  société,  malgré  les  facultés  brillantes  et  les  cou- 
rageux services  de  ses  défenseurs,  c'est  justement  cet  abîme  qui  sépare  l'at- 
taque et  la  défense.  Il  faut  descendre  si  bas  sur  l'échelle  de  l'intelligence,  de 


I 


I 


REVUE  LITTÉRAIRE.  o49 

raison  et  du  goût,  pour  se  rencontrer  avec  les  hommes  et  les  œuvres  qu'il 
1  ait  nécessaire  de  combattre!  Comment  en  avoir  le  courage?  Comment  quitter, 
lia-  Timmondice  et  l'égout,  ces  régions  sereines  où  Ton  vivait  dans  le  cora- 
orce  et  la  familiarité  d'esprits  supérieurs?  Et  cependant,  tandis  qu'au  dehors, 
V  les  cimes  ou  à  mi-côte,  la  vérité,  le  bon  sens,  allument  encore  leurs  signaux 
mineux  et  rassurans,  la  sape  continue,  la  propagande  destructive  ne  se  lasse 
tint.  Au-dessous  de  cette  grande  et  belle  littérature  qui  saisit,  pour  se  révéler 
reprendre  date,  chaque  intérim  ou  chaque  temps  d'arrêt  de  nos  commotions 
)litiques,  il  en  existe  une  autre,  infatigable,  acharnée,  souterraine,  minant 
Ml  à  peu  les  profondeurs  sociales,  dans  l'espoir  qu'une  secousse  nouvelle  hâ- 
ta l'éboulement  et  fera  jaillir  à  la  surface  les  éclats  et  les  débris.  Et  qu'on  ne 
se  pas  que  cette  littérature  agressive  et  grossière,  hérissée  de  sophismes  et 
mensonges,  ne  mérite  pas  l'attention  des  hommes  chargés  de  discipliner  ou 
avertir  le  goût  public!  Il  suffirait,  pour  qu'elle  la  méritât,  qu'elle  fût  de  na- 
iie  à  exercer  sur  la  foule,  par  la  violence  même  et  la  crudité  des  tons,  une 
Jsastreuse  influence;  il  suffirait  qu'elle  renfermât,  dans  ses  excitations  perfi(Jes, 
m  s  la  succession  de  ses  tableaux,  où  se  heurtent,  en  de  perpétuels  contrastes, 
s  vertus  du  pauvre  avec  les  vices  du  riche,  les  plaisirs  de  l'opulence  avec  les 
rtures  de  la  misère,  les  grandeurs  de  la  révolte  avec  les  cruautés  du  pouvoir, 
;sez  d'élémens  de  haine,  de  ressentiment  et  de  désordre  pour  égarer  les  igno- 
ms  et  les  crédules.  D'ailleurs,  ces  cris  de  guerre  du  paradoxe  furieux  s'efTor- 
uit  d'infiltrer  dans  les  classes  souffrantes  la  contagion  de  ses  colères  ne  sont 
is  toujours  sans  entrain  et  sans  verve.  Il  y  a  parfois  du  talent  dans  ces  poé- 
es,  ces  chansons  démocratiques,  qui  ont  leurs  virtuoses  et  leurs  auditoires, 
t  qui  sont  aux  chansons  de  Déranger  ce  que  l'opposition  de  M.  Jules  Favre  est 
celle  de  Foy  et  de  Casimir  Périer.  Parmi  ces  hommes  qui  s'adonnent  à  la 
ropagande  socialiste,  qui  font  de  leurs  livres  le  catéchisme  ou  l'hymne,  la 
igende  ou  le  roman  du  communisme  et  de  la  démagogie,  il  en  est  un  surtout 
u'il  importe  de  signaler,  et  que  doit  flétrir  l'anathème  des  honnêtes  gens  : 
est  M.  Eugène  Sue. 

Personne  n'a  eu  moins  à  se  plaindre  de  la  société  polie  que  M.  Eugène  Sue. 
es  premiers  romans,  où  respirait  un  dédain  aristocratique,  un  parfum  de 
igh-life  et  de  dandysme  byronien  de  fort  médiocre  aloi,  mais  d'intention  très 
légante,  avaient  été  accueillis  avec  faveur,  et  le  nom  de  l'auteur  de  la  Sala- 
landre  et  de  la  Vigie  de  Koat-  Ven  était  devenu  presque  célèbre  avant  qu'on  se 
ât  aperçu  qu'il  ne  savait  pas  écrire.  Plus  tard,  une  remarquable  habileté 
'agencement  et  de  mise  en  scène,  un  talent  réel  pour  peindre  à  la  détrempe 
les  caractères  et  des  figures  qui,  à  distance,  ont  de  la  saillie  et  de  l'effet,  valu- 
ent  à  M.  Eugène  Sue  quelques-uns  de  ces  succès  démesurés  qu'il  faut  compter 
u  premier  rang  des  immoralités  littéraires  de  notre  temps.  M.  Eugène  Sue 
itait-il  alors  très  préoccupé  des  souffrances  du  pauvre,  des  problèmes  du  tra- 
ail  et  de  la  misère?  Point  :  on  entendait  parier  des  raffinemens  de  son  luxe, 
les  fastueuses  fantaisies  de  son  opulence,  surtout  de  son  empressement  à  pro- 
iter  de  ses  succès  pour  prendre  pied  dans  ce  monde  des  privilégiés  et  des 
leureux  qu'il  peint  aujourd'hui  sous  de  si  odieuses  couleurs.  Si  parfois  le  ro- 
nancier  essayait  de  devenir  satirique  et  incisif,  c'était  toujours  aux  dépens  de 
a  bourgeoisie,  qu'il  poursuivait  de  ses  impitoyables  sai-casmes,  qu'il  immolait 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  scrupule  à  sa  passion  désintéressée  d'aristocratie  et  de  noblesse.  M.  Eu- 
gène Sue  apportait  alors  dans  ces  tendances  cette  manie  d'exagération  à  laquelle 
échappent  rarement  ceux  qui  veulent  flatter  un  monde  dont  ils  ne  sont  pas,  et 
où  ils  espèrent  se  faire  adopter  à  foi'ce  de  complaisances. 

Hélas!  la  société  était  alors  assez  heureuse,  assez  paisible,  pour  se  permettre 
ces  concessions  et  ces  faiblesses.  Lorsque  parurent  les  Mystères  de  Paris^  on 
n'en  aperçut  pas  tout  d'abord  le  côté  coupable  et  dangereux,  et  la  curiosité  fut 
d'autant  plus  vive,  que  l'écrivain  nous  transportait  dans  des  régions  inconnues 
où  tout  était  découverte  et  surprise  pour  ses  lecteurs  habituels.  Il  est  pennis  de 
supposer  que  M.  Eugène  Sue,  en  commençant  les  Mystères  de  Paris,  ne  préten- 
dait qu'à  ce  succès  de  curiosité,  d'émotion  violente;  ensuite,  lorsque  les  positions 
se  dessinèrent,  lorsque,  effrayées  par  ce  succès  même,  des  voix  s'élevèrent  pour 
protester  contre  l'indécence  de  ces  peintures,  contre  les  miasmes  délétères  qui 
s'exhalaient  de  ces  récits,  l'auteur  jugea  convenable  d'alourdir  de  digressions 
humanitaires,  socialistes  et  économistes,  certaines  parties  de  son  ouvrage.  Une 
visa  plus  au  Lauzun  ni  au  Brummel,  mais  au  Vincent  de  Paule,  à  un  Vincent 
de  Paule  falsifié,  dont  les  tendresses,  imprégnées  de  fiel,  se  nourrissaient  de, 
Fourier  et  de  M.  Considérant.  Mélange  venimeux  et  funeste,  qui  alléchait,  par 
théories  alors  nouvelles  sur  le  partage,  le  droit  au  travail  et  l'assistance,  d 
imaginations  attirées  par  les  voluptueux  tableaux  des  jouissances  du  vice  op» 
lent  !  Une  fois  la  position  prise,  M.  Sue  ne  la  quitta  plus,  et  aujourd'hui 
voilà  tombé,  de  chute  en  chute,  aux  Mystères  du  Peuple! 

Qu'est-ce  donc  que  ce  livre  des  Mystères  du  Peuple,  qui  n'ose  pas  s'étaler  {^uxj 
regards  dans  les  librairies  ou  les  cabinets  de  lecture,  mais  qui  se  vend  à  domi 
cile ,  et  pour  lequel  on  demande  des  commis-voyageurs  qui  en  activent ,  d 
toute  la  France,  la  circulation  et  le  débit?  C'est  l'amas  de  tous  les  mensonges, 
de  toutes  les  calomnies,  de  tous  les  blasphèmes  qui  ont  attaqué  tour  à  tour  la 
religion,  la  noblesse,  la  royauté,  les  principes  d'autorité,  de  respect  et  d'ordre, 
mis  en  relief,  non  sans  habileté  et  sans  vigueur,  dans  un  de  ces  immenses 
récits  dont  M.  Sue  excelle  à  tisser  la  trame  grossière,  et  qui  donnent  à  l'en- 
seignement corrupteur  l'attrait  d'une  émotion  dramatique  ou  romanesque.  Oi 
a  peine  à  se  figurer  tout  ce  que  l'auteur  a  déjà  accumulé  de  monstruosité 
et  d'infamies  dans  cette  œuvre  dont  il  n'a  publié  encore  que  les  premiers  Cha- 
pitres. Sans  doute,  pour  le  lecteur  quelque  peu  éclairé  ou  délicat,  ces  mons 
truosités  perdent,  par  leur  excès  même,  beaucoup  de  leur  importance  et  de  leui 
péril.  On  hésite  entre  le  dégoût  et  le  mépris  lorsque  M.  Sue  nous  raconte  sor 
histoire  de  la  jeune  fille  enterrée  vivante  par  trois  moines  rouges,  lorsqu'il  met 
en  scène,  le  jour  même  de  la  révolution  de  février,  un  cardinal  auprès  duque; 
les  cardinaux  de  Richelieu  et  de  Lorraine  sont  des  modèles  de  libéralisme  et  dt 
douceur,  et  qui  discute  avec  son  neveu,  colonel  de  dragons,  sur  les  moyens  d( 
ramener  enfin  le  droit  du  seigneur  et  la  dîme.  On  sourit  de  pitié,  lorsque  lé  rO' 
mancier,  si  impitoyable  pour  les  évêques  et  les  cardinaux,  si  prodigue  d'in 
vectives  contre  les  ministres  et  les  cérémonies  du  christianisme,  s'éprend  d'ur 
bel  enthousiasme  pour  la  sublimité  du  culte  des  druides,  ou  bien  lorsque,  dé- 
clarant la  guerre  aux  cheveux  blonds  et  aux  nez  crochus,  indices  de  la  rac(' 
oppressive,  il  met  dans  la  bouche  de  son  héros,  modèle  de  toutes  les  vertu.'i 
et  insurgé  de  toutes  les  émeutes,  un  incroyable  abrégé  de  l'histoire  de  France,| 


II 


REVUE   LITTÉRAIRE.  551 

ans  lequel  les  droits  du  prolétaire,  du  disciple  de  Cabet  et  de  Louis  Blanc, 

iiit  réclamés  au  nom  de  Brennus  et  de  la  race  gauloise,  méchamment  oppri- 
lés  tantôt  par  les  Romains,  tantôt  par  les  Francs  !  Voilà  les  notions  historiques 
lie  M.  Eugène  Sue  développe  pour  la  plus  grande  édification  de  ses  lecteurs, 

,  afin  que  la  mystification  soit  complète,  il  a  soin  de  citer  en  note  les  noms 

s  plus  imposans  assimilés  aux  plus  équivoques  :  Augustin  Thierry  à  côté  de 
lillustre  Jean  Reynaud! 

Tout  cela ,  nous  en  convenons,  est  plus  méprisable  que  dangereux ,  et  plus 

dicule  que  méprisable;  mais  tout  cela,  par  malheur,  n'est  pas  destiné  au  pu- 
lie  qui  saurait  se  défendre  de  ces  appâts  grossiers.  Ces  pages  empoisonnées 

■ront  lues,  prises  au  sérieux  peut-être,  par  des  esprits  confians,  prompts  à 
emportement  et  à  l'erreur,  qui  y  chercheront  de  nouveaux  griefs,  de  nouveaux 
limens  de  cette  guerre  sociale  également  fatale  aux  vainqueurs  et  aux  vaincus, 
i  vère  et  douloureuse  leçon  pour  les  classes  élevées  !  Autrefois,  c'était  pour 
jlies  qu'on  écrivait  les  mauvais  livres  :  on  se  donnait  la  peine  alors  de  mêler 
;ux  enseignemens  corrupteurs  tous  les  raffinemens  de  l'atticisme,  de  la  civili- 
jition  et  de  l'art;  elles  souriaient  avec  indulgence,  elles  aimaient  à  jouer  avec 
e  feu  dont  elles  se  croyaient  maîtresses,  elles  imitaient  ces  rois  d'Orient  qui 
criaient  sur  eux  du  poison  contenu  dans  des  bagues  précieuses;  aujourd'hui, 
|i  poison  a  fait  éclater  la  bague.  Les  corrupteurs  ne  se  donnent  plus  le  souci 
je  chercher  dans  leurs  inventions  la  vraisemblance,  le  bon  sens,  la  délica- 
j2sse  et  la  grâce,  dont  n'aurait  que  faire  le  nouveau  public  auquel  ils  s'adres- 
ent.  Rien  ne  manque,  hélas!  à  ce  triste  contraste.  Autrefois,  ce  qui  rendait 
es  inventions  dangereuses,  c'étaient  justement  ces  qualités  d'esprit  et  de  goût 
ui  en  augmentaient  la  séduction  auprès  des  lecteurs  spirituels;  aujourd'hui, 
e  qui  les  rend  redoutables,  c'est,  au  contraire,  cette  absence  de  tout  esprit,  de 
oute  raison,  de  toute  bonne  foi,  de  toute  pudeur,  qui  décourage  la  polémique, 
t  éloigne  de  ces  fictions  hideuses  les  juges  les  mieux  faits  pour  les  réfuter  et 
es  flétrir  ! 

Désormais,  nous  le  croyons,  la  société  doit  être  plus  difficile  sur  ses  plaisirs, 
noins  accommodante  et  moins  favorable  aux  ouvrages  dont  les  allures  immo- 
ales,  atténuées  d'abord  par  l'entraînement  de  l'exécution  ou  la  curiosité  du 
uccès,  paraissent  plus  choquantes,  à  mesure  que  le  succès  s'amoindrit  et  que 
curiosité  se  lasse.  Cette  réflexion  nous  était  suggérée,  l'autre  soir,  par  la 
éprise  au  Théâtre-Français  de  Mademoiselle  de  Belle-Isle.  Il  y  a  dans  cette  pièce 
me  effronterie  de  corruption  mondaine,  de  vice  grand  seigneur,  sur  laquelle 
'attention  glissait  dans  les  temps  heureux,  mais  qu'il  n'est  plus  permis  de  mé- 
îonnaître,  maintenant  que,  suivant  l'expression  d'Alfieri,  citée  récemment  par 
H.  Sainte-Beuve,  il  y  a  lieu  d'amnistier  les  grands  pour  s'occuper  des  petits. 
L'auteur,  nous  en  sommes  sûr,  y  a  peu  songé,  et  peut-être  celte  parfaite  sé- 
curité de  conscience  dans  la  composition  d'une  pièce  immorale  n'est-elle  pas 
un  des  traits  les  moins  caractéristiques  de  certains  talens  de  notre  époque. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  comédie  de  Mademoiselle  de  Belle-Isle  a  paru  cette 
fois  bien  vieillie,  et  a  donné  lieu  de  rappeler  ce  mot  si  juste  et  si  terrible  pour 
plusieurs  de  nos  chefs-d'œuvre  :  «  Ils  ont  bien  plus  de  deux  cents  ans,  ils  en 
ont  dix  !  »  Sans  doute,  il  y  a  là  une  vive  hardiesse  de  main,  une  singulière 
aptitude  à  mener  lestement  au  but,  à  travers  accidens  et  hasards,  une  action 


î)52  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dramatique  habilement  nouée;  mais  que  de  clinquant,  que  de  fausses  pail- 
leltes  dans  les  scènes  qui  prétendent  à  la  distinction  suprême,  à  l'élégance 
proverbiale  de  Richelieu  et  de  ses  roueries  !  que  de  concrtti  de  mélodrame, 
que  de  formules  surannées  dans  les  scènes  de  passion  !  On  le  sait,  l'intérêt  prin- 
cipal de  cette  reprise  était  la  tentative  de  M"*  Rachel.  Cette  tentative  a-t-elle 
complètement  réussi?  Il  est  difficile  de  se  prononcer  :  l'impression  des  deux 
premiers  actes  a  été  froide  et  mélancolique.  L'actrice  était  évidemment  dé- 
paysée; ce  masque  tragique  qui  paraissait  presque  aussi  sombre  que  celui  d'Her- 
mione  et  de  Phèdre ,  cette  voix  qui  semblait  poursuivre  encore  le  rhythme  et 
l'alexandrin  absens,  contribuaient  mal  à  l'illusion  et  faisaient  peu  croire  à  la 
comédie.  Cependant  M"**  Rachel  a  retrouvé,  dans  les  scènes  dramatiques  du  troi- 
sième et  du  cinquième  acte,  plusieurs  de  ses  beaux  effets,  et  elle  n'a  pas  été  trop 
inférieure  à  elle-même  dans  tous  les  passages  où  elle  a  pu  se  sentir  entraînée, 
soutenue  par  un  souffle  lointain  de  ses  inspirations  habituelles.  Il  serait  in- 
juste, nous  le  répétons,  de  rien  conclure  de  ce  début.  Il  y  a  dans  la  tragédie 
toute  une  part  donnée  au  convenu ,  au  factice ,  toute  une  mélodie  prescrite, 
notée  d'avance  pour  l'expression  du  sentiment  et  de  la  passion.  Cette  mélopée 
uniforme  importunait  encore  M"^  Rachel,  et  c'est  là  peut-être  tout  le  secret  de 
la  différence  qu'ont  remarquée  les  esprits  chagrins  entre  certaines  inflexions  de 
Féminente  artiste  et  la  diction  si  admirablement  nuancée  de  M"*  Mars.  Ce  qu'on 
ne  saurait  contester  à  M"^  Rachel  dans  ce  rôle  de  M"*  de  Relle-Isle,  c'est  l'ex- 
trême distinction,  qualité  qui  ne  l'abandonne  jamais,  et  que  rendait  cette  fois 
plus  frappante  le  voisinage  d'une  actrice  assurément  fort  brillante  et  fort  pa- 
rée, mais  toujours  un  peu  soubrette  dans  le  rôle  de  la  mai-quise  de  Prie.  Au 
reste,  la  représentation  n'a  pas  manqué  d'ensemble.  Richelieu  a  eu  de  l'entrain 
et  de  l'ampleur;  le  chevalier  d'Aubigny  a  été  passionné  et  pathétique,  et  l'on 
peut  croire  qu'aux  représentations  suivantes  M"*  Rachel,  mieux  acclimatée  à 
cette  prose  très  différente  des  vers  de  Corneille  et  de  Racine,  atteindra  la  %Taie 
nuance  et  complétera  un  succès  où  se  mêlait ,  l'autre  soir,  un  sentiment  de 
tristesse  inspiré  par  des  traces  visibles  de  fatigue  et  de  soufl'rance. 

C'est  une  impression  beaucoup  plus  gaie  que  l'on  va  chercher  aux  Porche- 
rons,  le  nouvel  opéra  de  M.  Grisar,  qui  continue  la  bonne  veine  de  l'Opéra- 
Comique,  et  ajoute  à  la  réputation  musicale  de  l'auteur  de  Gilles  Bavisseur. 
Cette  fois,  M.  Grisar  a  eu  trois  actes  à  mettre  en  musique,  et  il  s'est  fort  habi- 
lement tiré  de  cette  tâche  difficile.  La  pièce,  un  peu  lente  dans  les  deux  pre- 
miers actes  et  fort  invraisemblable  dans  l'ensemble,  se  relève  et  s'anime  à  la 
fin;  le  troisième  acte  offrait  au  compositeur  un  excellent  cadre  dont  il  a  tiré 
bon  parti.  Chaque  soir,  on  applaudit  avec  chaleur  le  chœur  bachique,  les 
couplets  du  sergent,  pleins  de  mouvement  et  d'ampleur,  la  ronde  des  Porche- 
rons,  l'air  de  M"*  Darcier  et  le  finale.  Ce  qui  manque  à  cette  musique,  c'est  le 
développement  :  les  idées  sont  fines,  élégantes;  mais,  au  moment  où  l'on  s*at-U<ï 
tend  à  les  voir  prendre  leur  essor  et  se  traduire  en  mélodies,  elles  s'arrêtent, 
se  morcellent  ou  s'éteignent  dans  les  profondeurs  de  l'orchestre.  Toutefois  la 
distinction  et  l'élégance  sont  si  rares,  qu'il  y  a  lieu  d'applaudir  sincèrement  au 
succès  des  Porc/ieron^,  et  de  constater  les  progrès  de  M.  Grisar. 

Pendant  que  l'Opéra-Comique  fait  alterner  avec  bonheur  la  Fée  aux  Roses  et 
les  Percherons,  M"*  Ugalde  et  M"«  Daixier,  le  Théâtre-Italien  n'est  pas  toujours 


|j 


I      ai 


REVUE   LITTÉRAIRE.  553 

aussi  heureux  dans  ses  tentatives  pour  ramener  son  ancien  public.  Il  est  clair 
que,  là  aussi,  une  révolution  s'est  faite,  et  que,  soit  abaissement  de  la  fortune 
[(ublique,  soit  variation  du  goût,  soit  absence  de  nouveaux  virtuoses,  soit  la- 
cune dans  cette  belle  chaîne  de  l'art  italien,  qui,  pour  nous,  se  termine  à  Do- 
nizetti,  la  curiosité  et  la  vogue  se  détournent  de  ce  théâtre,  sur  lequel  planent 
tant  de  mélodieux  souvenirs.  Pourtant,  les  reprises  de  la  Cenerentola  et  du 
Barbier  réunissaient  encore  plusieurs  élémens  de  succès  et  d'intérêt.  Lablache 
a  reparu  avec  cette  voix  puissante,  cette  gaieté  olympienne  qui  s'étonne  de  ne 
plus  soulever  autour  d'elle  les  joyeuses  explosions  d'autrefois.  Dans  les  rôles  de 
Dandini  et  de  Figaro,  Ronconi  a  fait  preuve  d'une  souplesse  de  talent,  d'un  art 
incomparable  pour  fondre  l'expression  musicale  avec  la  situation  dramatique, 
d'une  verve  nerveuse  et  irrésistible  qui  ne  s'était  jamais  révélée  avec  tant  d'é- 
clat que  dans  ces  derniers  temps.  Quelques  jours  après,  le  Théâtre-Italien  fai- 
sait débuter  dans  Nabucco  une  grande  et  belle  personne,  M"*  Elvina  Froger, 
dont  la  voix ,  vibrante  et  étendue,  a  besoin  d'être  assouplie,  mais  qui  a  mérité 
parfois  d'être  associée  au  triomphe  de  Ronconi,  sublime,  comme  on  sait,  dans 
le  principal  rôle.  Enfin  M"*  Sophie  Yera  a  chanté  l'autre  soir  dans  la  Donna  del 
Lago,  et  le  rôle  poétique  et  passionné  d'Elena  lui  a  permis  de  déployer  des  qua- 
lités qu'on  ne  lui  soupçonnait  pas,  à  côté  de  ces  exquises  élégances,  de  ces 
délicats  ornemens  qui  avaient  si  bien  fait  valoir  les  beautés  de  Matilde  di 
Shabran  et  de  l' Eli  sir. 

En  d'autres  temps ,  il  n'en  eût  pas  fallu  davantage  pour  faire  prospérer  ce 
théâtre.  Aujourd'hui  ces  courageux  efforts  ne  sont  plus  appréciés  que  par  queir- 
ques  fidèles  dilettanti  auxquels  se  mêle,  de  temps  à  autre,  un  public  bien  dif- 
férent de  celui  qui,  dans  les  beaux  jours,  envahissait  ces  loges  brillantes  et 
battait  des  mains  aux  doux  accens  de  Malibran  et  de  Grisi.  Encore  une  fois, 
d'où  vient  cette  déchéance  que  fait  mieux  ressortir  la  prospérité  d'une  scène 
moins  importante  dans  l'art  musical?  Peut-être  est-ce  là  un  des  nombreux 
indices  de  cet  abaissement  général  qui  suit  les  révolutions  et  qui  s'applique 
également  aux  fortunes,  aux  idées,  aux  goûts,  à  cet  ensemble  matériel  et 
idéal  qui  compose  la  société.  Oui,  le  niveau  s'est  abaissé,  la  civilisation  et 
l'art  ont  descendu  un  échelon  :  pourront-ils  demeurer  dans  ces  régions  inter- 
médiaires? Est-ce  une  condition  de  notre  temps ,  que  nous  devions  nous  y  ré- 
signer et  nous  y  fixer?  Tout  au  haut,  sur  les  cimes  où  rayonnaient  les  clartés 
immortelles  et  les  lumineux  horizons,  nous  voyons  encore  quelques-uns  de  nos 
maîtres  continuant  leur  tâche  réparatrice  et  appelant  à  eux  les  intelligences 
lasses  et  découragées.  Tout  au  bas,  dans  ces  profondeurs  effrayantes  que  la 
révolution  a  creusées  et  où  s'agitent  tant  de  haines,  d'angoisses  et  de  misères, 
les  apôtres  de  rébellion  ou  de  désordre,  les  prédicateurs  de  mensonges  et  de 
crimes  nous  jettent  leurs  appels  fébriles;  ils  invitent  à  descendre,  à  tomber 
jusqu'à  eux,  les  esprits  menacés  d'affaissement  et  de  vertige.  C'est  entre  ces 
deux  appels  contraires  que  se  trouve  placée  aujourd'hui  la  société;  c'est  entre 
ces  deux  alternatives  qu'elle  doit  choisir  :  elle  n'hésitera  pas. 

Armand  de  Pontmartin. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  janvier  1850. 


Nous  nous  félicitons  d'avoir  toujours  prêché  l'union  du  président  et  d 
majorité  de  l'assemblée,  et  même  d'y  avoir  toujours  cru.  C'est  difficile,  nous 
disions-nous,  parce  que  la  constitution  ne  s'y  prête  pas;  mais  c'est  encore  plus 
nécessaire  que  ce  n'est  difficile,  et  c'est  là  ce  qui  nous  a  toujours  rassurés.  Nous 
n'avons  jamais  cru  aux  bruits  qui  se  répandaient  d'une  scission  profonde  entre 
le  président  et  la  majorité;  nous  n'avons  jamais  pris  au  sérieux  les  boutades 
que  nous  lisions  çà  et  là.  Cela  veut-il  dire  que  nous  pensons  qu'une  paix  béate 
et  parfaite  a  toujours  régné  et  régnera  toujours  entre  le  président  et  l'assem- 
blée? Non  assurément  :  il  n'y  a  pas  de  bon  ménage  qui  n'ait  ses  froideurs; 
mais  la  réconciliation  est  inévitable,  quand  la  séparation  est  impossible.  Entre 
le  président  et  l'assemblée,  le  divorce  n'est  pas  de  mise.  Cela  fait  que  nous 
sommes  décidés  à  prendre  avec  beaucoup  de  sang-froid  les  rumeurs  qui  ne 
manqueront  pas  de  se  répandre  de  temps  en  temps  sur  les  querelles  de  l'union. 
Ce  qu'on  a  dit  il  y  a  trois  semaines,  ce  qu'on  ne  dit  plus  depuis  huit  jours,  on 
le  redira,  nous  en  sommes  sûrs,  dans  un  mois  ou  deux.  Nous  nous  en  soucie- 
rons peu. 

Ce  qui  fait  l'union  en  politique,  ce  n'est  pas  d'avoir  les  mêmes  amis,  mais 
d'avoir  les  mêmes  ennemis.  Or,  il  est  évident  que  le  président  et  la  majorité  ' 
de  l'assemblée  ont  les  mêmes  ennemis.  Ce  qui  menace  le  président  menace 
l'assemblée,  ce  qui  menace  l'assemblée'menace  le  président.  Si  le  président  et 
l'assemblée  se  séparaient  l'un  de  l'autre,  la  démagogie  pourrait  leur  faire  tour 
à  tour  des  avances;  mais  ce  serait  pour  les  détruire  l'un  par  l'autre,  car  elle  t 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  3.55 

h  t  le  président  autant  que  rassemblée  et  rassemblée  autant  que  le  président, 
lu  qu'elle  les  regarde  avec  raison  comme  ses  deux  adversaires  et  ses  deux 
.  ..queurs.  Elle  veut  prendre  sa  revanche  sur  eux,  et  elle  annonce  haute- 
niit  qu'au  jour  de  son  triomphe  elle  ne  se  laissera  pas  tromper  et  amadouer 
cpme  elle  prétend  qu'elle  s'est  laissé  faire  au  24  février.  Et,  pour  le  dire  en 
pj-sant,  n'y  a-t-il  pas  de  quoi  trembler  ou  de  quoi  rire,  selon  les  goûts,  quand 
hliémagogie  prétend  qu'au  24  février  elle  n'a  fait  que  la  moitié  de  sa  besogne? 
(elle  est  donc  l'autre  moitié? 

"<e  jour  de  triomphe  qu'annonce  la  démagogie,  de  quoi  et  de  qui  l'espère- 
t  lie?  Elle  l'espère  du  suflrage  universel,  tel  qu'il  est  organisé  en  ce  moment. 
lo  a  raison;  nous  ne  craignons  pas,  quant  à  nous,  le  suffrage  universel  lors- 
(  il  est  vraiment  universel,  comme  il  l'a  été  au  10  décembre  1848.  Le  mouve- 
1  nt  national  qui  corrigeait  la'  révolution  de  février  sur  le  dos  de  ses  auteurs, 
(({ui  prenait  pour  devise  le  nom  de  Napoléon,  ce  mouvement  faisait  que  tout 
imonde  votait,  et,  comme  tout  le  monde  votait,  le  vote  a  été  bon.  Aux  élec- 
ins  de  mai  1849,  il  y  a  déjà  eu  moins  de  votans,  et  le  vote  déjà  a  été  moins 
In.  Que  sera-ce  aux  élections  prochaines,  si  l'apathie  des  électeurs  va  crois- 
jit,  si  les  inconvéniens  du  scrutin  de  liste  dégoûtent  chaque  jour  les  citoyens 
(  revercice  d'un  droit  qui  ne  leur  donne  pas  le  plaisir  de  faire  leur  volonté? 
1  pire  organisation  du  suffrage  universel  est  celle  qui,  fait  voter  le  petit  nom- 
1b  au  nom  et  sous  l'abri  du  grand  nombre.  Or,  n'est-ce  pas  l'organisation 
!|tuelle?  Il  me  faut  voter  sur  je  ne  sais  combien  de  noms  inconnus  en  faveur 
.m  seul  nom  que  je  connais  et  que  j'aime.  C'est,  comme  on  l'a  dit,  voter  sur 
lihantillon.  Si  l'on  voulait  garder  le  scrutin  de  liste  par  respect  pour  la  con- 
jtution,  et  cependant  avoir  l'opinion  réelle  de  l'électeur,  il  faudrait  prescrire 
le  le  nom  inscrit  le  premier  sur  la  liste  comptera  plus  que  tous  les  autaes. 
cette  manière,  l'électeur  aurait  la  faculté  de  dire  sa  pensée.  Hors  de  là,  tout 
t  vide  et  faux  dans  le  scrutin  de  liste,  et  tout  est  dangereux.  Unir  dans  la 
ême  loi  le  suffi'age  universel  et  le  scrutin  de  liste,  c'est  défaire  d'une  main  ce 
le  l'on  fait  de  l'autre.  Le  suffrage  universel  doit  être  essentiellement  spontané 
individuel;  avec  le  scrutin  de  liste,  il  devient  affaire  de  coterie  et  de  comité, 
cela  nécessairement.  Je  défie  qu'avec  le  scrutin  de  liste,  le  suffrage  uni- 
rsel  puisse  agir,  s'il  n'y  a  pas  des  comités  qui  préparent  la  liste,  et  qui  don- 
int  la  consigne.  Le  suffrage  universel  a  la  prétention  de  faire  voter  tous  les 
dividus;  le  scrutin  de  liste  a  pour  but  de  ne  faire  voter  que  les  partis.  C'est 
le  institution  essentiellement  oligarchique,  c'est-à-dire  faite  pour  la  domina- 
on  du  petit  nombre  sur  le  grand. 

Pour  éviter  l'ohgarchie  démagogique  que  nous  avons  déjà  supportée  en  fe- 
rler, il  faut  nécessairement  changer  l'organisation  du  suffrage  universel.  Or, 
ui  peut  faire  ce  changement,  sinon  le  président  et  l'assemblée,  s'ils  s'accor- 
ent  dans  leurs  volontés?  Avec  leur  accord,  une  bonne  loi  électorale  qui  inter- 
rétera  la  constitution  dans  le  sens  de  la  liberté  et  de  la  sincérité  du  suffrage 
niversel,  une  bonne  loi  est  possible.  Sans  leur  accord,  elle  est  impossible.  Voilà 
e  qu'il  faut  bien  comprendre.  Nous  continuons  à  réprouver  de  toutes  nos 
)rces  les  coups  d'état  violens  et  tapageurs  dont  la  mise  en  scène  ressemblerait 
quelque  mimodrame  du^Cirque-Olympique.  Nous  ne  voulons  que  des  chan- 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gemens  accomplis  par  les  corps  qui  sont  chargés  légalement  de  faire  la  loi  et 
de  l'exécuter.  Nous  ne  sommes  pas  non  plus  de  ceux  qui  croient  que  la  con- 
stitution ne  peut  avoir  que  le  sens  qu'il  plaît  à  la  montagne  de  lui  assigner. 
Cette  interprétation  exclusive  et  arbitraire,  ce  droit  de  proclamer  à  sa  fantaisie 
les  violations  de  la  constitution,  ont  été  vaincus  le  13  juin  1849.  La  constitution 
n'appartient  pas  seulement  à  ceux  qui  l'ont  faite ,  elle  appartient  à  ceux  qui 
l'ont  acceptée;  elle  n'a  donc  que  le  sens  que  lui  donnent  les  besoins  de  la  na- 
tion; elle  a  le  sens  qui  fait  vivre  la  société,  et  non  pas  le  sens  qui  la  ferait  in- 
failliblement périr.  Or,  ce  sens  vital  de  la  constitution,  qui  peut  le  proclamer, 
sinon  les  pouvoirs  créés  par  la  constitution  elle-même,  c'est-à-dire  le  président 
et  l'assemblée? 

L'accord  de  la  majorité  et  du  président  nous  paraît  donc  la  condition  indis- 
pensable du  salut  public;  mais,  pour  que  la  majorité  s'accorde  d'une  manière 
efficace  avec  le  président,  il  faut  que  la  majorité  soit  d'accord  avec  elle-même. 
Or,  l'accord  de  la  majorité  dépend  beaucoup  de  son  organisation.  Qu'on  nous 
permette  quelques  réflexions  à  ce  sujet. 

C'a  été  un  grand  bien  que  la  réunion  de  la  rue  de  Poitiers  et  plus  tard  du 
conseil  d'état.  Elle  a  singulièrement  aidé  à  la  recouvrance  du  pays;  mais  il  ne 
faut  pas  se  dissimuler  que,  dans  une  réunion  de  ce  genre,  l'accord  ne  peut  ai- 
sément avoir  lieu  que  sur  les  grands  principes  sociaux.  Une  fois  qu'on  entre 
dans  le  détail,  une  fois  qu'on  arrive  à  la  pratique,  l'accord  d'une  grande  réu- 
nion devient  difficile,  quand  surtout  cette  réunion  est  composée  de  nuances 
d'opinions  diverses.  Cette  diversité  de  nuances  est  inévitable,  et  de  plus  elle 
n'est  point  un  mal;  nous  ne  voudrions  pas  la  voir  s'effacer.  Que  faire  donc 
pour  la  maintenir  dans  ses  justes  limites?  Il  faut  que  chaque  nuance  ait  son  à 
parte,  et  que  ces  divers  à  parte  se  réunissent  dans  un  concert  intelligent  et  ré- 
fléchi. Venons  au  fait.  Il  y  a  dans  la  majorité  des  légitimistes,  des  bonapartistes 
et  des  orléanistes.  Si  vous  essayez  de  les  confondre  dans  une  grande  réunion 
et  de  les  faire  tomber  d'accord  sur  des  mesures  qui  ne  soient  pas  des  mesures 
immédiates  de  salut  public,  il  arrivera  infailliblement  de  deux  choses  l'une  :  ou 
bien  la  division  se  mettra  dans  le  camp,  ou  bien  les  violens  entraîneront  le 
corps  de  la  réunion.  Au  lieu  d'être  conduit  par  la  tête,  on  sera  conduit  par  la 
queue.  Le  moyen  d'éviter  cet  inconvénient,  c'est  que  chaque  nuance  ait  en  quel- 
que sorte  sa  réunion  à  part  pour  s'y  entendre  et  s'y  concerter  en  famille,  et 
que  ces  diverses  réunions  communiquent  entre  elles  par  leurs  chefs  naturels. 
Organisation  tout-à-fait  aristocratique,  nous  le  reconnaissons,  ou  fédérative, 
nous  l'avouons  encore;  mais  c'est  pour  cela  même  que  nous  l'aimons.  Quand 
il  y  a  dans  une  majorité  des  pensées  diverses,  qu'est-ce  qui  vaut  le  mieux  de 
mettre  aux  prises  ces  diverses  pensées  en  les  faisant  représenter  dans  chaque 
parti  par  les  plus  violens,  ou  de  les  mettre  en  face  les  unes  des  autres  en  les 
faisant  représenter  dans  chaque  parti  par  les  plus  éclairés?  Dans  le  premier 
cas,  la  lutte  est  inévitable;  dans  le  second  cas,  l'accord  est  probable.  Les  plus 
éclairés  sont  en  général  les  plus  modérés.  Il  n'y  a  donc  point  de  danger,  selon 
nous,  à  organiser  la  majorité  d'une  manière  aristocratique.  Devons-nous  crain- 
dre davantage  l'organisation  fédérative?  En  vérité,  non,  car  c'est  le  moyen  que 
!a  pensée  de  chaque  nuance  de  la  majorité  ait  sa  part  d'influence  dans  les  me- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  557 

es  soutenues  par  la  majorité.  Rien  d'ailleurs  ne  répond  mieux  à  la  nature 
le  la  majorité  que  cette  organisation  fédérative,  car  la  majorité  est  véritable- 
nent  une  fédération  de  salut  public. 

Parlons  plus  familièrement  :  avoir  son  chez  soi  et  se  faire  de  fréquentes  vi- 
giles, voilà  la  bonne  manière  d'être  bons  amis.  Les  ménages  en  commun  ne 
:-éussissent  pas  long-temps.  Il  faut  qu'on  ait  plaisir  à  s'aller  voir,  et  que  la 
réunion  ne  soit  pas  une  affaire  de  nécessité,  mais  l'effet  d'un  bou  penchant. 
Si  nous  ne  nous  trompons  pas,  ce  genre  d'organisation  où  chaque  parti  aura 
plus  de  liberté  et  où  la  majorité  aura  plus  de  cohésion  est  en  train  de  se  faire, 
et  nous  nous  en  félicitons.  Tout  ce  qui  donnera  à  la  majorité  plus  d'union  et 
plus  de  concert,  tout  ce  qui  assurera  la  prépondérance  de  la  majorité  dans  l'as- 
semblée, tout  ce  qui  imprimera  aux  délibérations  une  marche  plus  sûre  et 
plus  rapide,  importe  au  salut  de  la  société.  Rien  n'affaiblit  et  ne  discrédite  le 
gonvernement  parlementaire  comme  le  désordre  et  le  décousu  des  discussions. 
Rien  ne  l'honore  et  ne  le  remet  en  crédit  comme  l'ordre  et  la  gravité  des  déli- 
bérations. Comparez,  je  vous  en  prie,  l'effet  que  produit  une  délibération 
conduite  par  les  orateurs  de  la  montagne  avec  une  délibération  conduite  et 
animée  par  les  orateurs  de  la  majorité.  Après  les  violences  confuses  de  la  mon- 
tagne, le  pays  est  disposé  à  prendre  en  dégoût  la  liberté  de  la  tribune  elle- 
même  et  toutes  les  libertés;  il  demande  instamment  le  repos;  il  ne  comprend 
plus  l'ordre  que  sous  la  forme  du  silence.  Après  une  délibération  conduite  par 
les  orateurs  de  la  majorité,  le  pays,  ranimé  et  consolé  par  ce  noble  emploi  du 
talent  et  de  la  conscience,  croit  de  nouveau  que  le  gouvernement  parlemen- 
taire est  possible,  et  qu'il  faut  en  supporter  les  inconvéniens  pour  en  avoir 
les  avantages  et  l'honneur.  Quand  il  croit  cela,  le  pays,  selon  nous,  a  raison. 
Oui,  le  gouvernement  parlementaire  est  possible,  s'il  rentre  dans  les  habi- 
tudes morales  et  intellectuelles  qu'il  a  eues  si  long-temps,  s'il  reprend  cette 
discipline  salutaire  qui  s'appelle  dans  le  monde  la  bonne  éducation.  Voilà 
l'œuvre  à  laquelle  la  majorité  doit  consacrer  tous  ses  efforts.  Nous  savons  biea 
que  le  gouvernement  parlementaire  doit  se  transformer,  nous  savons  bien 
qu'il  ne  doit  pas  suivre  la  route  ancienne;  la  constitution  de  1848  donne  à 
l'assemblée  législative  plus  de  souveraineté  à  la  fois  et  moins  de  liberté  que 
n'en  avaient  les  chambres  de  la  monarchie  constitutionnelle.  L'assemblée  est 
plus  souveraine  que  les  chambres  dans  les  grands  jours,  elle  est  moins  libre 
tous  les  jours.  Elle  peut  accuser  le  président;  elle  peut  faire  des  lois  dictato- 
riales; elle  peut  beaucoup  dans  le  cercle  révolutionnaire;  elle  peut  moins  dans 
le  cercle  légal  et  administratif.  Elle  peut  beaucoup  enfin  là  où  elle  ne  veut  pas; 
elle  ne  peut  presque  rien  là  où  elle  serait  tentée  de  vouloir.  Nous  serions  dis- 
posés à  croire  que,  dans  le  régime  nouveau,  c'est  l'assemblée  qui  règne  et  le 
président  qui  gouverne  :  mauvais  partage,  selon  nous;  car  celui  qui  règne  sans 
gouverner  essaie  toujours  de  gouverner,  et  à  son  tour  celui  qui  gouverne  sans 
régner  essaie  de  régner. 

En  signalant  l'importance  et  l'utilité  politique  des  grandes  et  belles  discus- 
sions qui  honorent  et  qui  accréditent  le  gouvernement  parlementaire,  nous 
pensions  aux  débats  de  la  loi  sur  l'instruction  secondaire,  aux  discours  qui  les 
ont  animés,  et  surtout  à  celui  de  M.  Thiers.  Cette  grande  discussion  a  beau- 


Ôa8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coup  fait  pour  cette  réhabilitation  du  gouvernement  et  des  influences  parle- 
mentaires que  nous  aimons  à  signaler  dans  cette  quinzaine  :  non  pas  que  nous 
ayons  jamais  pensé  que  le  gouvernement  parlementaire  était  perdu;  il  ne 
s'agii,  dans  notre  pensée,  que  de  ces  oscillations  de  crédit  et  de  discrédit  qu'ont 
toutes  les  institutions  humaines,  grâce  au  bon  ou  au  mauvais  usage  qui  s'en 
faitL  Ces  oscillations  ne  sont  pas  des  révolutions,  grâce  à  Dieu;  elles  sont  pour- 
tant des  symptômes  qu'il  est  bon  d'étudier  et  de  signaler. 

Après  avoir  indiqué  l'effet  général  de  cette  discussion,  venons  à  ses  effets 
particuliers,  et  disons  quelques  mots  de  cette  grande  question  de  l'instruction 
publique,  qui  préoccupe  beaucoup  et  qui  cependant  ne  préoccupe  pas  encore 
autant  qu'elle  devrait  le  faire;  mais  nous  savons  bien  à  quoi  tient  cette  indif- 
férence relative.  Elle  tient  à  ce  qu'ayant  une  sorte  d'anxiété  générale,  nous 
avons  de  Ja  peine  à  avoir  une  sollicitude  particulière  sur  quelque  chose.  La 
question  de  l'instruction  publique  touche  à  ce  que  nous  appelons  les  grands  eV 
lointains  avenirs  de  la  société  :  or  il  y  a  un  avenir  plus  prochain  et  je  dirais 
volontiers  plus  présent,  qui  nous  tient  en  éveil ,  et  c'est  l'incertitude  de  cet 
avenir  prochain  qui  nuit  à  la  sollicitude  de  l'avenir  lointain. 

Les  diverses  pensées  qui,  dans  cette  grande  question,  partagent  l'assemblée 
et  le  pays,  se  sont  exprimées  librement  dans  la  première  délibération,  et  nous 
savons  déjà  à  quoi  nous  en  tenir  sur  les  intentions  des  principales  nuances  de 
la  majorité. 

Dans  cette  question,  tous  les  orateurs  veulent  la  conciliation  dans  le  présent- 
et  dans  l'avenir;  mais  la  plupart  réservent  leurs  rancunes  du  passé,  et  ils  s'en 
font  un  petit  titre  d'honneur  auprès  de  leurs  partisans.  Cela  fait  qu'avec  des 
orateurs  qui, avaient  tous  la  prétention  d'être  des  conciUateurs,  il  n'y  a  eu  que 
peu  de  discours  vi-aiment  concihans.  Les  conclusions  étaient  à  la  paix;  mais  les 
considérans  se  sentaient  de  1&  guerre.  M.  l'évoque  de  Langres  est  celui  qui  a 
pris  le  plus  lestement  cette  situation  intermédiaire  entre  la  paix  et  la  guerre, 
bénissantd' une  main,  réprouvant  de  l'autre.  Par  malheur,  c'est  la  main  politique 
qui  bénit  et  la  main  éyangélique  qui  réprouve.  M.  l'évêque  de  Langres  est  de 
ceux  qui  croient  que  l'Université  a  fait  tout  le  mal  dont  nous  souffrons.  Il  n'y 
a  pas  un  des  malheurs,  pas  une  des  fautes,  pas  une  des  faiblesses  de  notre  siè- 
cle qu'il  n'impute  à  l'Université.  C'^st  une  triste  liquidation  assurément  que 
celio  des  fautes  et  des  malheurs  de  nos  jours;  mais  est-ce  l'Université  qui  est 
seule' coupable?  n'y  a-t-il  que  l'Univeisité  qui  enseigne  et  qui  prêche  dans  le 
pays?  Il  y  a  partoi^ t  une  école,  dites-vous;  oui,  mais  il  y  a  partout  aussi  une 
chaire.  L'enseignement  moral  d.Q  la  population  n'est  pas  remis  seulement  aux 
maîtres  de»  diverses  écoles;  il^stneniis  aussi  au  clergé.  Qu'a  fait  le  clergé  pour 
empêcher  le  mal?  Le  clergé  existe  depuis  le  concordat;  les  maîtres  d'école 
n'existent  que  depuis  1S33.  Pourquoi  ne  demander  compte  de  l'état  moral  du 
pays  qu'à  l'Université?  Pour<}uoi.  n'en  pas  aussi  demander  compte  au  clergé? 
mais  il  y  a  surtout  quelqu'un  à  qui  on  oublie  toujours  de  demander  compte 
de  cet  état  et  qui  doit  être  rais  sur  la  sellette,  quelqu'un  qui  aime  mieux  ac- 
cusa les  autres  que  de  s'accuser  soi-même;  ce  quelqu'un  est  tout  le  monde. 
Oui,  c'est  la  société  elle-même  qui  est  coupable  des  maux  dont  elle  souffre  et 
doni  elle  se  plaint.  G'eat  la  société  eUe-même  tout  entière  qui  devrait  faire  sa 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  559 

confession  et  surtout  avoir  le  ferme  propos  de  revenir  au  bien.  Il  est  commode 
de  dire  tantôt  que  TUniversité  fait  beaucoup  de  mal  et  tantôt  que  le  clergé  ne 
fait  pas  beaucoup  de  bien ,  et ,  pendant  ce  temps,  on  se  représente  soi-même 
comme  étant  dans  l'état  d'innocence  primitive;  on  se  trouve  à  la  fois  malheu- 
reux et  innocent  :  sort  digne  d'intérêt  et  qui  nous  attendrit  sur  nous-mêmes. 
Aussi  les  plus  mondains  sont-ils,  par  le  temps  qui  court,  les  plus  empressés  à 
se  plaindre  de  l'état  du  monde  et  à  regretter  les  dures  austérités  de  l'école  et 
du  couvent,  à  la  condition  de  ne  s'imposer  aucune  privation.  Quels  saints  ils 
auraient  été,  s'ils  avaient  été  élevés  pour  cela!  Saint  Jérôme  quittait  Rome  pour 
le  désert;  ceux-ci  ne  vont  pas  au  désert  et  restent  à  Paris;  seulement,  ils  veu- 
lent qu'on  leur  sache  gré  d«  la  vocation  qu'ils  auraient  eue  pour  la  Thébaïde, 
et  ils  veulent  surtout  qu'on  sache  mauvais  gré  à  l'Université  de  ce  qu'ils  n'ont 
pas  la  vocation. 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui,  au  surplus,  que  la  société  s'en  prend  aux  écoles 
des  maux  qu'elle  ressent.  Toutes  les  vieilles  sociétés  en  sont  là.  Il  y  avait  dès 
la  temps  de  Quintilien  des  pères  de  famille,  et  ce  n'étaient  pas  toujours  les  plus 
sévères  dans  leur  vie,  qui  se  plaignaient  de  la  corruption  des  écoles.  A  cela,  que 
répondait  Quintilien?  Que  si  les  mœurs  se  corrompent  parfois  dans  les  écoles, 
elles  se  corrompent  aussi,  hélas  !  dans  la  maison  paternelle,  et  que  les  mauvais 
exemples  font  autant  de  mal  pour  le  moins  que  les  mauvais  discours.  Corrumpi 
mores  tn  scholis  putant;  nam  et  corrumpuntur  intérim,  sed  domi  qucque;  et  sunt 
multa  ejus  rei  exempla.  Plût  à  Dieu,  continue  Quintilien,  que  nous  ne  perdis- 
sions pas  nous-mêmes  les  mœurs  de  nos  enfans  !  A  peine  nés,  nous  les  éner- 
vons par  la  délicatesse.  Cette  éducation  molle,  que  nous  appelons  indulgente, 
ôte  la  force  et  la  vigueur  à  l'esprit  aussi  bien  qu'au  corps....  S'ils  disent  quel- 
que chose  de  licencieux,  c'est  pour  nous  un  divertissement;  nous  accueillons 
avec  des  rires  et  des  baisers  des  mots  que  nous  supporterions  à  peine  dans  des 
orgies  égyptiennes.  Pourquoi  s'en  étonner?  C'est  nous  qui  les  leur  avons  ap- 
pris; c'est  de  nous  qu'ils  les  ont  entendus;  ils  sont  témoins  de  nos  passions  et 
de  nos  plaisirs  criminels....  Tout  cela  passe  en  habitude,  bientôt  après  en  na- 
ture. Les  enfans  apprennent  ainsi  le  vice  avant  de  savoir  qu'il  y  a  des  vices,  et 
voilà  comment,  débauchés  et  énervés  avant  le  temps,  ils  viennent  dans  les  écoles, 
non  pas  y  prendre  la  corruption,  mais  l'y  apporter.  Non  accipiunt  ex  scholis 
mala  ista,  sed  in  scholas  afferunt. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  soyons  disposés  a  reconnaître  les  traits  de  la  civi- 
lisation moderne  dans  ce  portrait  de  la  civilisation  romaine  !  Nous  ne  voulons 
indiquer  qu'une  seule  analogie;  la  famille  accuse  l'école,  et  l'école  accuse  la 
femille.  Toutes  deux  ont  raison  l'une  contre  l'autre;  mais  à  quoi  leur  sert  d'a- 
voir raison?  A  quoi  leur  sert  de  se  trouver  Mutuellement  coupables?  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  employer  mutuellement  leurs  forces  à  se  repentir  et  à  se  corriger? 
Telle  était  la  conclusion  à  laquelle  arrivait  naguère; M.  iAlbert  de  Broglie  dans 
les  réflexions  sur  la  loi  de  l'instruction  secondaire  qu'il  a  publiées  dans  ce 
recueil.  Il  remarquait  que  la  société  avait  mauvaise  grâce  à  demander  à  l'Uni- 
versité la  rectitude  de  sentimens  et  l'austérité  de  vie,  toutes  les  vertus  enfin 
dont  eUe  se  dispense  elle-même.  Comme  nous  différons,  sur  beaucoup  de 
points  et  particulièrement  sur  le  choix  àss  remèdes,  d'avec  M.  Albert  de  Bro- 


360  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

glie,  nous  sommes  heureux  de  nous  rencontrer  avec  lui  dans  le  même  regard 
sur  les  causes  du  mal.  Nous  sommes  heureux  de  dire  avec  lui  que  c'est  le  lieu 
de  beaucoup  se  confesser  les  uns  aux  autres,  et  de  peu  s'accuser. 

Ces  sentimens  sont,  nous  n'en  doutons  pas,  dans  le  cœur  de  M.  l'évèque  de 
Langres;  mais  ils  ne  sont  pas  dans  son  discours,  ou,  s'ils  y  sont,  ils  sont,  chose 
étrange,  dans  la  partie  politique  plutôt  que  dans  la  partie  épiscopale.  Comme 
politique,  M.  de  Langres  consent  à  ce  concert  d'efforts  de  l'esprit  ecclésiastique 
et  de  l'esprit  philosophique,  de  l'église  et  de  l'Université,  qui  est  le  but  de  la 
loi;  mais,  comme  évêque,  il  croit  que  ce  concours  est  mal  entendu,  que  l'église 
peut  se  passer  de  l'Université,  qu'elle  n'a  pas  besoin  du  concours  des  laïques 
pour  sauver  la  société  et  pour  se  sauver  elle-même.  M.  de  Langres  veut  bien 
que  l'église  vienne  au  secours  de  l'état,  puisque  l'état  réclame  l'assistance  de 
l'église;  mais  c'est  pure  charité,  selon  M.  de  Langres,  et  c'est  même^  disons-le, 
une  charité  sans  humilité.  Eh  bien!  nous  sommes  convaincus  que  M.  de  Lan- 
gres est  à  ce  sujet  dans  une  erreur  dangereuse;  nous  sommes  convaincus  que, 
lorsque  M.  de  Langres  se  fait  tolérant  pour  être  bon  politique,  c'est  alors  qu'il 
est,  sans  le  savoir,  un  évêque  intelligent  des  besoins  de  l'église,  et  que,  lors- 
qu'il croit  pouvoir  rester  étranger  aux  destinées  de  l'état  pour  être  bon  évêque, 
c'est  alors  surtout  qu'il  méconnaît,  nous  ne  disons  pas  les  devoirs,  mais  les 
intérêts  et  les  droits  de  Téglise.  Qu'on  nous  entende  bien  :  nous  ne  voulons 
pas  renvoyer  ici  M.  de  Langres  aux  maximes  de  la  charité  chrétienne;  nous 
Tenvoyons  seulement  M.  de  Langres  aux  maximes  de  la  bonne  politique  ecclé- 
siastique. Il  faut  y  prendre  garde  en  effet  :  l'idée  que  l'église  peut  rester  étran- 
gère à  la  destinée  de  l'état,  sinon  par  charité  et  par  commisération,  l'idée  que 
l'église  n'a  point  besoin  du  concours  de  l'état,  et  que  l'état,  au  contraire,  a 
besoin  du  concours  de  l'église,  puisqu'il  le  réclame  dans  la  loi  de  l'instruction 
secondaire,  cette  idée  contient  le  principe  du  système  que  nous  regardons 
comme  le  plus  funeste  à  l'église  et  au  clergé,  le  système  de  la  séparation  absolue 
de  l'église  et  de  l'état,  le  système  qui  a  été  vivement  préconisé  peu  de  temps 
après  la  révolution  de  février,  le  système  enfin  que  le  clergé  ne  doit  pas  être 
salarié  par  l'état.  Entre  le  discours  de  M.  de  Langres  et  cette  doctrine  fatale 
et  profondément  révolutionnaire,  selon  nous,  les  liens  sont  étroits.  Si  l'église 
est  étrangère  à  l'état,  si  elle  peut  se  passer  de  lui,  d'autres  trouveront  que  l'état 
peut  aussi  se  passer  de  l'église.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  des  incrédules  et 
des  indifférens  qui  croient  cela;  ce  sont  des  hommes  profondément  religieux, 
comme  cela  se  voit  dans  les  communions  protestantes. 

De  môme  qu'il  y  a  des  gens  qui  croient  que  l'instruction  n'est  pas  et  ne  doit 
pas  être  un  service  de  l'état,  que  les  familles  doivent  donner  l'instruction 
aux  enfans  sans  que  l'état  ait  ni  16  droit  ni  le  devoir  de  savoir  quel  est  ce  genre 
d'instruction,  et  s'il  est  bon  ou  s'il  est  mauvais,  et  surtout  sans  que  le  budget 
ait  à  en  faire  les  frais,  qui  nous  dit  qu'il  ne  se  trouvera  pas  aussi  des  gens  pour 
croire  et  pour  dire  que  la  religion  et  le  culte  ne  sont  pas  et  ne  doivent  pas  être 
non  plus  un  service  de  l'état,  que  chaque  individu  doit,  comme  en  Amérique, 
faire  les  frais  de  son  culte?  M.  de  Langres  a  cru  prendre  le  beau  rôle  en  disant 
à  l'état  :  Nous  pouvons  nous  passer  de  vous;  il  a  pris  le  rôle  dangereux.  Sa 
question  amène  la  réponse  :  Nous  pouvons  aussi  nous  passer  de  vous.  Nous 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  561 

voyons  bien  que  la  double  suppression  de  Tinstruction  publique  et  du  clergé 
dans  le  budget  ferait  une  économie,  à  ne  regarder  que  les  chiffres;  mais  cela 
ferait  un  douloureux  déficit  dans  les  ressources  de  la  morale  publique.  La 
doctrine  de  M.  de  Langres  détruit  F  Université  :  c'est  son  beau  côté  à  ses  yeux; 
mais  elle  détruit  aussi  le  concordat  :  c'est  son  mauvais  côté  aux  nôtres. 

Si  le  vieil  esprit  de  discorde  a  été  beaucoup  représenté  dans  la  discussion,  l'es- 
prit nouveau,  l'esprit  de  transaction  et  d'union  y  a  été  représenté  aussi  d'une 
manière  éclatante  par  M.  de  Montalembert  et  par  M.  Thiers;  c'est  même,  grâce 
à  Dieu!  cet  esprit  qui  a  fini  par  prévaloir.  Le  discours  de  M.  Thiers  a  fixé  les 
bases  de  la  transaction,  et  personne  ne  les  déplacera  dorénavant.  Comment  ici 
ne  pas  signaler,  ne  fût-ce  que  par  un  mot,  les  services  éminens  que  M.  Thiers 
rend  à  la  cause  de  la  civilisation  avec  un  dévouement  que  rien  ne  lasse  et  rien 
ne  décourage?  Il  y  a  des  fermetés  qui  n'ont  pas  même  besoin  d'espérer  pour 
être  inébranlables,  et  c'est  une  de  ces  fermetés  stoïques,  mais  ardentes  et  ac- 
tives, une  de  ces  fermetés  comme  il  en  faut  aux  temps  où  nous  vivons,  que 
M.  Thiers  apporte  au  secours  de  notre  pays.  En  moins  de  quinze  jours,  il  fait 
ce  discours  sur  l'instruction  publique,  qui  est  Yultimatum  éloquent  des  amis 
de  la  paix  des  idées,  et  ce  rapport  sur  l'assistance  publique,  qui  est  le  manifeste 
des  amis*de  la  paix  sociale. 

Il  y  a,  comme  on  sait,  deux  manières  bien  différentes  d'entendre  le  dogme 
de  la  fraternité,  et,  par  suite,  de  résoudre  le  problème  de  l'assistance  publique. 
Il  y  en  a  une  qui  consiste  à  égarer  la  multitude  sur  la  nature  de  ses  droits,  à 
lui  dissimuler  ses  devoirs,  à  exagérer  en  elle  le  sentiment  de  ses  maux,  à  lui 
promettre  une  félicité  sans  bornes,  à  lui  dire  que  le  seul  obstacle  à  cette  félicité 
est  dans  la  résistance  d'une  société  égoïste.  Cette  manière  de  comprendre  la  fra- 
ternité et  l'assistance  publique  est  celle  des  apôtres  de  février.  Il  y  en  a  une 
autre,  qui  est  tout  l'opposé  de  la  première,  et  qui  consiste  à  dire  au  peuple 
l'exacte  vérité  sur  l'étendue  de  ses  droits  et  de  ses  devoirs,  sur  l'impossibilité 
de  guérir  toutes  les  souffrances,  sur  ce  qu'il  y  a  de  chimérique,  et  en  même 
temps  sur  ce  qu'il  y  a  de  praticable  et  de  sensé  dans  la  poursuite  des  améliora- 
tions sociales,  sur  les  résultats  obtenus  et  sur  ceux  qu'il  est  permis  d'espérer, 
résultats  moins  grands  que  nos  désirs  assurément,  et  qui  seront  toujours  bor- 
nés, comme  la  puissance  humaine.  Cette  seconde  manière  d'entendre  et  de  ré- 
soudre le  problème  de  l'assistance  est  celle  de  la  commission  dont  l'honorable 
M.  Thiers  a  été  l'organe  éloquent. 

Tout  le  monde  lira  ce  magnifique  travail  où  M.  Thiers,  avec  l'admirable  jus- 
tesse de  son  esprit,  a  posé  les  vrais  principes  de  la  bienfaisance  individuelle  et 
de  la  bienfaisance  publique,  en  les  séparant  du  faux  alliage  de  la  philanthropie 
socialiste,  et  en  montrant  encore  une  fois  les  illusions  et  les  mensonges  de 
cette  philanthropie.  C'est  la  philanthropie  socialiste  qui  a  dit  que  la  misère 
donnait  un  droit  contre  la  société  :  paroles  fatales,  qui  ont  déjà  semé  dans  le 
monde  des  germes  de  dissolution  que  la  sagesse  des  gouvernemens  aura  bien 
de  la  peine  à  étouffer.  Si  la  misère  donnait  un  droit ,  le  devoir  de  l'assistance 
serait  illimité,  et  l'assistance  illimitée  produirait  la  ruine  et  la  misère  de  tous. 
La  bienfaisance  individuelle  peut  être  illimitée,  mais  il  n'en  est  pas  de  même  de 
la  bienfaisance  publique.  Il  n'est  pas  permis  à  l'état  de  se  ruiner  pai'  l'aumône, 
car  son  trésor  est  le  patrimoine  de  tous,  celui  du  pauvre  aussi  bien  que  celui 
TOME  ▼.  36 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  riche,  et  ce  patrimoine  doit  être  administré  avec  prudence.  Si  la  misère 
donnait  un  droit,  la  bienfaisance  cesserait  d'être  libre  :  ce  ne  serait  plus,  par 
conséquent,  la  bienfaisance.  D'un  côté,  il  y  aurait  des  créanciers,  de  l'autre  des 
débiteurs;  des  créanciers  exigeans,  des  débiteurs  ruinés  et  insolvables.  Il  n'y 
aurait  plus  de  charité,  plus  de  reconnaissance,  et  ainsi  disparaîtraient  à  la  fois 
les  deux  sentimens,  les  deux  vertus  qui  ont  le  plus  contribué  jusqu'ici  à  rap- 
procher les  hommes  et  à  les  unir. 

La  misère  ne  peut  donc  pas  constituer  par  elle-même  un  droit  à  l'assistance; 
mais  la  société  n'en  doit  pas  moins  secourir  les  malheureux  dans  la  limite  de 
ses  ressources.  C'est  un  devoir  d'humanité,  et  ce  devoir,  quoi  qu'on  ait  dit,  la 
société  monarchique  n'y  a  jamais  manqué.  Ceux  qui  l'ont  accusée  d'indifférence 
pour  les  classes  pauvres  l'ont  calomniée.  Ce  n'est  pas  la  société  monarchique, 
il  est  vrai ,  qui  a  créé  la  nouvelle  acception  du  mot  assistance,  lés  mots  de 
charité  et  de  bienfaisance  lui  suffisaient;  mais  ce  n'est  pas  non  plus  la  révolu- 
tion de  février  qui  a  couvert  le  sol  de  la  France  de  tous  ces  établissemens  cha- 
ritables qui  font  l'honneur  de  notre  civilisation.  Ce  n'est  pas  la  révolution  de 
février  qui  a  fondé  les  sociétés  de  maternité,  les  crèches,  les  salles  d'asile,  les 
sociétés  de  patronage,  les  colonies  pénitentiaires  et  agricoles,  les  établissemens 
destinés  aux  enfans  trouvés,  ceux  des  sourds-muets  et  des  jeunes  aveugles; 
ce  n'est  pas  elle  qui  a  réglé  le  travail  des  enfans  dans  les  manufactures;  les 
caisses  de  secours  mutuels,  les  caisses  de  retraite,  les  caisses  d'épargne,  ce 
n'est  pas  elle  qui  les  a  instituées;  et  ces  grandes  aumônes  que  le  budget,  dans 
des  calamités  exceptionnelles,  a  offertes  plus  d'une  fois  à  des  populations  en- 
tières, ce  n'est  pas  la  révolution  de  1848  qui  les  a  votées.  Tout  cela  est  l'œuwe 
de  cette  monarchie  impitoyable  et  de  cette  société  qui  aimait  la  monarchie 
plus  qu'elle  ne  la  soutenait.  L'œuvre  n'est  pas  complète;  elle  ne  le  sera  jamais. 
îl  y  aura  toujours  des  pauvres  et  des  riches,  à  moins  qu'un  jour  il  n'y  ait  que 
des  pauvres;  mais  tous  les  moyens  de  diminuer  le  mal  sont  connus  et  appli- 
qués. Le  système  est  créé;  il  ne  reste  plus  qu'à  le  développer.  Ce  système,  qui 
^repose  sur  l'action  combinée  des  individus  et  de  l'état,  ne  pouvait  convenir 
'par  cela  même  aux  économistes  de  février,  dont  la  chimère  a  été  de  vouloir 
que  l'état  fût  chargé  de  tout  dans  la  société.  Ils  avaient  voulu  faire  de  l'état 
un  entrepreneur  universel,  un  banquier  universel,  un  instituteur  universel; 
ils  ont  voulu  en  faire  également  la  providence  universelle  des  pauvres,  comme 
si  sa  bourse  devait  y  suffire,  et  comme  si  d'ailleurs  son  caractère  convenait  à 
une  pareille  tâche.  La  bienfaisance  n'est  pas  une  affaire  d'administration  et  de 
police.  La  charité  individuelle,  par  sa  discrétion  et  sa  délicatesse;  la  charité 
religieuse,  par  les  consolations  sublimes  qu'elle  joint  à  l'aumône,  feront  tou- 
jours plus,  pour  le  pauvre,  que  la  charité  de  l'état,  qui  paie  l'aumône  à  bureau 
ouvert,  qui  ne  peut  connaître  les  misères  cachées,  et  qui  n'a  rien  de  ce  qu'il 
faut  pour  les  consoler.  L'état  ne  peut  intervenir  utilement  que  là  où  la  charité 
individuelle  et  la  charité  religieuse  sont  impuissantes.  Il  leur  sert  de  complé- 
ment. En  dehors  de  ce  système,  il  n'y  a  rien  de  vrai  ni  de  praticable.  Il  n'y  a 
que  des  théories  qui  bouleversent  tous  les  principes  sociaux;  il  n'y  a  que  des 
mensonges  ou  des  erreurs,  qui  finissent  toujours  par  aboutir  à  ceci  :  une 
'banque  universelle,  un  crédit  universel,  autrement  dit  le  papier  monnaie  et 
'la  banqueroute. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  .%3 

Sous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  de  sujets  qui  tournaient  nos  regards  plutôt 
AS  les  remèdes  de  nos  maux  que  vers  nos  maux  eux-mêmes.  La  mention  qu'il 

I  us  faut  faire  de  la  discussion  de  la  loi  sur  la  transportation  des  insurgés  de 
j  n  en  Algérie  vient  rompre  cette  suite  de  réflexions  consolantes;  mais  cette 
intion  a  aussi  son  utilité.  Elle  nous  montre  que  nous  sommes  toujours  sur 
1  même  abîme  et  que  le  volcan  brûle  et  gronde  toujours. 

La  montagne  n'aime  pas  qu'on  lui  parle  des  journées  de  juin,  et,  quand  elle 
»  parle  elle-même,  c'est  avec  un  sentiment  de  dépit  et  de  colère  qu'elle  ne 
]at  pas  dissimuler.  Les  journées  ;de  juin  ont  été  la  première  victoire  de  la 
•  it'té  contre  les  élémens  ligués  pour  la  détruire;  à  ce  titre,  elles  ont  dû  laisser 
souvenirs  amers  dans  cette  partie  de  l'assemblée,  qui  n'est  pas  cpnnue 
.qulci  pour  s'être  beaucoup  réjouie  des  victoires  de  la  société.  Il  ne  faut 
<  ne  pas  s'étonner  si,  de  ce  côté  de  rassemblée,  on  a  profité  d'une  occasion 
;i  s'offrait  naturellement  pour  chercher  à  réhabiliter  les  journées  de  juin^ 
assemblée  législative  s'est  résignée  à  entendre  l'apologie  des  journées  de 
,in,  et  sa  résignation  a  duré  quatre  séances.  Il  a  fallu,  dans  celte  enceinte  où 
îgent  les  généraux  illustres  qui  ont  vaincu  l'insurrection,  dans  cette  en- 
inte  où  siège  le  général  Cavaignac,  entendre  discuter  la  question  de  savoir 
lels  sont  les  vrais  auteurs  de  cette  guerre  impie,  qui  a  commis  le  crime,  qui 
i  provoqué,  qui  doit  répondre  du  sang  lépandu.  Nous  avions  cru  jusqu'ici, 
toute  la  France  avait  cru  comme  nous,  que  la  responsabilité  de  ces  fatales 
urnées  appartenait  tout  entière  à  la  politique  du  Luxembourg  et  des  ateliers. 
Iitionaux,  aux  circulaires  du  gouvernement  provisoire,  aux  bulletins  de  la 
îpublique  ;  nous  étions  dans  l'erreur.  L'insurrection  a  été  provoquée  par  le 
irti  modéré.  La  réaction  conspirait  ouvertement  contre  la  république  :  les 
irricades  n'ont  été  dressées  que  pour  défendre  la  république  contre  la  réac- 
jon.  Les  intrigues  et  les  complots  des  royalistes  avaient  poussé  le  pays  à  bout; 
j.  misère  a  fait  le  reste.  C'est  donc  aux  royalistes  qu'il  faut  demander  compte 
ja  sang  versé.  Les  insurgés  de  juin  ont  été  entraînés  par  un  mouvement  lé- 
iitime  dans  son  principe.  Ils  sont  plus  dignes  de  pitié  que  de  colère.  C'est 
.  Jules  Favre  qui  l'affirme,  et  qui  invoque  en  leur  faveur  des  circonstances 
tténuantes. 

II  fallait  une  réponse,  au  nom  de  l'armée,  à  cette  justification  des  journées  de 
lin.' C'était  l'armée  en  effet,  c'était  la  garde  nationale  qui  étaient  attaquées 
ans  leur  honneur.  Si  les  insurgés  de  juin  sont  innocens,  c'est  l'armée  qui  est 
oupable.  Si  la  cause  des  barricades  a  été  juste  et  légitime  dans  son  principe,  leS' 
ictieux  sont  ces  gardes  nationaux,  ces  pères  de  famille  qui  sont  allés  se  faire 
lier  devant  les  barricades  à  bout  portant.  Cette  réponse  que  l'honneur  des 
éfenseurs  de  l'ordre  exigeait,  M.  Léon  Faucher  et  le  général  Bedeau  se  sont 
hargés  de  la  faire,  et  ils  l'ont  faite  avec  un  sentiment  d'indignation  qui  a  été 
>resque  universellement  applaudi  par  l'assemblée.  En  somme,  la  réhabilitation 
ssayée  par  la  montagne  n'a  eu  d'autre  résultat  que  de  démontrer  une  fois  de  plus 
'obstination  du  parti  révolutionnaire.  Elle  a  montré  aussi  jusqu'où  pouvait  aller 
on  ingratitude.  Le  parti  révolutionnaire  se  plaint  amèrement  des  rigueurs  du 
ouvernement  actuel;  il  lui  reproche  sa  cruauté;  il  oppose  à  ce  système  de  trans- 
portation en  niasse  et  d^détention  arbitraire,  qui  est  devenu  le  régime  habi- 
uel  de  la  république,  les  lois  beaucoup  plus  douces  de  la  monarchie,  où  l'on 


564  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

pouvait  conspirer  tout  à  son  aise  et  attaquer  le  gouvernement  dans  la  rue  sans 
avoir  à  craindre  autre  chose  que  quelques  années  de  prison.  Certes  voilà  un 
rapprochement  qui  nous  touche,  et,  sauf  la  conclusion  qu'on  en  tire,  nous  le 
trouvons  fort  juste  en  effet.  Oui,  la  monarchie  constitutionnelle  était  plus  douce 
que  la  république,  elle  était  plus  modérée  dans  les  chàtimens  qu'elle  infligeait, 
elle  respectait  bien  davantage  la  liberté  et  la  vie  des  individus,  elle  était  plus  gé- 
néreuse; mais  pourquoi?  Parce  qu'elle  était  un  gouvernement  limité,  où  le  jeu 
régulier  des  institutions,  l'équilibre  des  forces  politiques,  le  frein  de  la  loi,  pro- 
curaient au  pouvoir  une  liberté  d'action  et  un  sentiment  de  sécurité  qui  le 
portaient  naturellement  à  l'indulgence,  tandis  que  la  république,  au  contraire, 
celle  du  moins  qu'on  nous  a  faite  en  1848,  exposée  à  de  continuelles  secousses 
par  la  mobilité  de  son  principe,  toujours  inquiète  ^u  lendemain ,  toujours  me- 
nacée de  périr  dans  un  conflit,  se  voit  forcée  de  demander  aux  lois  exception- 
nelles l'autorité  que  ne  peut  lui  donner  l'exei'cice  régulier  de  sa  constitution. 
Les  pouvoirs  faibles  sont  les  plus  violens;  l'extrême  licence  appelle  pour  con- 
tre-poids l'extrême  rigueur.  Aussi  les  lois  d'exception  ont-elles  été  le  régime 
ordinaire  de  la  France  depuis  la  révolution  de  février.  Oui,  nous  le  pensons 
comme  vous,  ces  transportations  en  masse,  ces  détentions  sans  jugement,  ces 
tribunaux  militaires,  cette  législation  de  l'état  de  siège  et  de  la  dictature,  tout 
cela  est  bien  rigoureux,  surtout  pour  une  nation  comme  la  nôtre,  qui  était  si 
fière  de  sa  civilisation  et  de  la  douceur  de  ses  mœurs;  mais  à  qui  la  faute?  et 
qui  a  droit  de  se  plaindre?  L'occasion  d'ailleurs  était  bien  choisie  pour  crier  à 
la  barbarie,  à  l'injustice!  Où  sont  donc  les  bourreaux  et  les  martyrs?  Quoi! 
voilà  des  hommes  qui  ont  commis  le  plus  grand  des  crimes,  qui  ont  voulu  dé- 
truire, non  pas  un  gouvernement ,  mais  la  société  même,  qui ,  pendant  trois 
jours ,  ont  arboré  le  drapeau  de  l'incendie  et  du  pillage  !  Pris  les  armes  à  la 
main,  un  décret  ordonnait  de  les  transporter  à  trois  mille  lieues  de  la  France; 
on  a  ditïëré  par  humanité  l'application  du  décret.  Par  des  grâces  individuelles 
ou  collectives,  on  a  réduit  successivement  leur  nombre  de  3,500  à  468,  et  enfin 
ces  derniers,  qui  sont  les  plus  endurcis  et  les  plus  dangereux,  on  les  transpor- 
tera en  Algérie,  presque  en  vue  de  la  France,  sur  des  terres  qu'ils  pouiTont  fer- 
tiliser par  le  travail.  Voilà  pourtant  ce  qu'on  appelle  un  excès  de  ci-uauté! 

La  politique  étrangère  vient  de  se  ranimer  sur  une  question  qui  nous  touché 
d'aussi  près  que  faisait,  il  y  a  un  an,  la  question  italienne.  Nous  voulons  parler 
des  réfugiés  allemands  et  italiens  qui  agitent  la  Suisse  et  des  démarches  faites 
par  les  puissances  européennes  pour  obtenir  leur  expulsion.  Selon  nou3,  il  y  a 
là  un  intérêt  européen,  mais  il  y  a  aussi  une  question  française.  C'est  sur  ces 
deux  points  que  nous  voulons  faire  quelques  courtes  réflexions.  Parlons  d'a- 
bord de  l'intérêt  européen. 

Il  y  a  trois  Europes  aujourd'hui;,  il  y  a  l'Europe  absolutiste,  l'Europe  Ubérale, 
l'Europe  démagogique.  Nous  ne  dirons  rien  pour  le  moment  de  l'Europe  absolu- 
tiste, La  lutte  engagée  entre  l'Europe  libérale  et  l'Europe  démagogique,  quant 
à  elle,  date  déjà  de  deux  ans.  Elle  a  commencé  en  1848,  au  mois  de  juin,  dans 
les  rues  de  Paris;  elle  a  continué  en  1849,  au  13  juin,  à  Paris  encore,  sur  le 
boulevard  de  la  Madeleine;  elle  s'est  poursuivie  à  Rome  contre  M.  Mazzini,  en 
Saxe  et  en  Bade  enfin  contre  les  démagogues  allemands.  Vaincue  en  1848, 
mais  non  pas  domptée,  la  démagogie  a  de  nouveau  offert  la  bataille  du  13  juin 


I 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  565 

1849.  Vaincue  encore,  elle  a  espéré  un  instant  que  son  drapeau  abattu  à  Paris 
se  relèverait  à  Rome  contre  notre  armée.  M.  Mazzini  a  été  vaincu  comme 
l'avait  été  M.  Ledru-Rollin,  et  vaincu  par  l'Europe  libérale;  n'oublions  jamais 
ce  point  capital.  Tel  est  aussi  le  caractère  de  la  victoire  remportée  par  la 
Prusse  en  Saxe  et  en  Bade.  C'est  encore  une  victoire  du  libéralisme  sur  la  dé- 
magogie. Les  démagogues  allemands  n'ont  pas  été  vaincus  par  les  armes  de 
la  Russie  ou  de  l'Autriche,  c'est-à-dire  par  des  puissances  qui  appartiennent. 
Tune  tout-à-fait ,  l'autre  beaucoup  à  l'Europe  absolutiste.  Us  ont  été  vaincus 
par  la  Prusse,  c'est-à-dire  par  une  puissance  libérale,  par  une  puissance  qui, 
à  l'heure  qu'il  est,  essaie  encore  de  conserver  ou  de  protéger  la  doctrine  de 
l'unité  allemande.  Nous  croyons  encore  pouvoir  compter,  parmi  les  victoires 
que  l'Europe  libérale  a  remportées  sur  l'Europe  démagogique,  le  résultat  des 
dernières  élections  en  Piémont.  Là  aussi  la  démagogie  offrait  la  bataille,  et  là 
aussi  elle  a  été  vaincue,  non  pas  par  les  armes,  mais,  ce  qui  vaut  mieux,  par 
les  votes  intelligens  du  pays. 

Si  nous  énumérons  les  diverses  victoires  que  l'Europe  libérale  a  remportées 
sur  l'Europe  démagogique,  c'est  pour  combattre  par  ces  souvenirs  un  penchant 
au  découragement  trop  fréquent  dans  le  parti  modéré.  Ce  découragement  a 
deux  mauvais  effets  :  d'une  part ,  il  nous  rend  plus  faibles  devant  nos  impla- 
cables ennemis;  d'autre  part,  il  nous  rend  faibles  aussi  devant  nos  alliés,  c'est- 
à-dire  devant  l'Europe  absolutiste.  Ces  alliés-là  sont  toujours  prêts  à  devenir 
nos  maîtres,  et  ils  sont  disposés  à  croire  que  nous  avons  grand  besoin  d'eux. 
Il  faut  savoir  un  peu  mieux  ce  que  nous  sommes  et  ce  que  nous  avons  fait  : 
l'Europe  libérale  s'est  jusqu'ici  sauvée  toute  seule;  voilà  la  vérité.  Ce  qu'elle  a 
fait  jusqu'ici,  il  faut  qu'elle  continue  à  le  faire. 

Or,  dans  la  question  des  démagogues  réfugiés  en  Suisse,  quel  est  l'intérêt 
de  l'Europe  libérale?  C'est  en  Suisse  que  la  démagogie  a  commencé  la  grande 
campagne  qu'elle  fait  depuis  deux  ans  contre  l'Europe  libérale.  Dans  ses  pre- 
mières attaques,  elle  a  profité  de  l'inexpérience  du  libéralisme,  et  elle  a  même 
tâché  de  lui  faire  croire  que  leur  cause  était  commune.  Le  24  février  a  cruel- 
lement détrompé  le  libéralisme,  et  depuis  ce  jour,  la  guerre  s'est  sérieusement 
engagée  entre  les  libéraux  et  les  démagogues.  Vaincus  partout,  les  démagogues 
se  sont  réfugiés  en  Suisse,  d'où  ils  étaient  partis,  et  c'est  de  là,  comme  d'une 
forteresse  toujours  prête  à  recueillir  leurs  défaites,  qu'ils  espèrent  recommencer 
leurs  incursions;  mais  ils  ont  perdu  leur  plus  grand  prestige,  l'illusion  qu'ils 
pouvaient  faire  sur  leur  caractère  et  sur  leurs  forces.  Ils  sont  connus,  ils  sont 
éprouvés;  on  sait  qu'ils  sont  insupportables  comme  maîtres  et  faibles  comme 
ennemis.  Tout  faibles  qu'ils  sont ,  cependant ,  ils  peuvent  encore  agiter  et  in- 
quiéter l'Europe  libérale,  et  ce  serait  une  grande  faute  de  les  laisser  conspirer 
à  leur  aise  dans  cette  citadelle  placée  au  milieu  du  continent ,  y  refaire  leurs 
forces,  épier  nos  faiblesses  et  nos  lassitudes,  et  nous  forcer  à  recommencer  les 
terribles  journées  que  nous  avons  traversées.  L'Europe  libérale  a  donc  intérêt 
à  l'expulsion  des  démagogues  réfugiés  en  Suisse. 

Comme  la  plupart  de  ces  démagogues  appartiennent  à  l'Allemagne,  la  Prusse 
et  l'Autriche,  qui  sont  chargées,  à  l'heui'e  qu'il  est,  du  soin  de  faire  la  police  en 
Allemagne,  parce  que  les  petits  états  sont  trop  faibles  pour  la  faire,  la  Prusse 
et  l'Autriche  ont  un  intérêt  plus  pressant  que  toute  autre  puissance  à  réclamer 


o66  REVDE   DES  DEUX  MONDES. 

l'expulsion  des  réfugiés  allemands.  Faut-il  en  effet  que  pour  être  prêtes  à  re- 
pousser l'invasion  démagogique,  la  Prusse  et  TAutriche  gardent  une  armée  tou- 
jours sur  pied?  Faut-il  qu'elles  continuent  à  faire  la  dépense  d'un  état  militaire 
ruineux?  Faut-il  qu'elles  s'exposent  à  faire  banqueroute,  si  elles  restent  armées, 
ou  à  se  voir  bouleversées  de  fond  en  comble,  si  elles  désarment?  C'est  impos- 
sible. Elles  demandent  donc  à  la  Suisse  de  chasser  les  démagogues  allemands 
et  d'assurer  par  cette  mesure  la  sécurité  de  l'Allemagne,  sinon  elles  y  pour- 
voiront elles-mêmes,  Cette  réclamation  nous  semble  juste,  légitime,  conforme 
au  droit  des  gens.  Nous  croyons  que  la  Suisse  y  déférera;  mais  si,  par  hasard, 
elle  n'y  déferait  pas,  si  les  intrigues  et  les  manœuvres  de  la  démagogie  parve- 
naient à  intéresser  la  Suisse  dans  sa  querelle,  si  la  Suisse  enfin  voulait  résister 
aux  demandes  et  ensuite  aux  armes  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  que  devrions- 
nous  faire  alors?  C'est  ici  que  commence  la  question  française. 

Faudrait-il  soutenir,  par  notre  diplomatie  d'abord  et  par  nos  armes  ensuite, 
la  résistance  de  la  Suisse  aux  réclamations  des  puissances  allemandes?  Fau- 
drait-il prendre  fait  et  cause  pour  la  démagogie,  faire  en  Suisse  le  contraire 
de  ce  que  nous  avons  fait  en  Italie?  Nous  ne  pensons  pas  que  personne  dans 
le  parti  libéral  conseille  cette  politique  insensée.  La  montagne  pourra  être  de 
cet  avis.  C'est  sa  cause,  en  effet,  qui  est  engagée  en  Suisse,  comme  elle  était 
engagée  à  Rome,  comme  elle  était  engagée  en  Saxe  et  en  Bade;  mais  ce  n'est 
pas  notre  cause.  Les  démagogues  allemands  sont  les  alliés  des  héros  des  barri- 
cades de  juin  1848:  ce  sont  donc  nos  ennemis,  il  serait  singulier  que  nous 
allassions  nous  battre  pour  eux. 

Nous  ne  ferons  pas  la  guerre  pour  les  réfugiés  allemands  et  italiens  rassem-^ 
blés  en  Suisse,  nous  n'irons  pas  défendre  M.  Mazzini  en  Suisse  après  l'avoir 
détruit  à  Uome  :  cela  est  évident;  mais  devons-nous,  si  la  Suisse  repousse  les 
réclamations  de  l'Allemagne,  ce  qu'encore  un  coup  nous  ne  croyons  pas,  de- 
vons-nous répéter  notre  expédition  d'Italie ,  et  aller  détruire  la  démagogie  à 
Lausanne  et  à  Genève,  comme  nous  l'avons  détruite  à  Rome,  pendant  que, 
de  leur  côté,  les  Prussiens  et  les  Autrichiens  la  détruiront  dans  les  cantons 
allemands  et  dans  les  cantons  italiens?  Nous  ne  sommes  pas  suspects  d'indul- 
gence pour  la  démagogie,  mais  notre  répugnance  ne  va  pas  jusqu'au  donqui- 
chottisme, et  nous  ne  nous  croyons  pas  obligés  d'aller  partout  dans  l'univers 
pourfendre  le  monstre  de  la  démagogie  :  c'est  assez  de  l'exterminer  chez  nous. 
Il  n'y  a,  d'ailleurs,  aucune  analogie  à  établir  entre  les  causes  de  notre  ex- 
pédition en  Italie  et  les  causes  qui  pourraient  nous  appeler  en  Suisse.  La  sub- 
stitution de  la  république  à  la  théocratie  pontificale  dans  les  murs  de  Ronie 
changeait  profondément  l'état  du  catholicisme  et  l'état  de  l'Europe.  Comme 
intéressés  à  l'indépendance  du  chef  de  la  chrétienté  catholique ,  comme  in- 
téressés au  maintien  de  l'équilibre  italien ,  nous  avions  droit  et  raison  d'in- 
tervenir à  Rome.  La  substitution  de  la  démagogie  à  la  démocratie  dans  le 
canton  de  Vaud  et  dans  le  canton  de  Genève  n'est  pas  un  changement  dans 
l'état  de  l'Europe.  Cela  peut  faire  de  Yaud  et  de  Genève  des  voisins  un  peu 
plus  malveillans  pour  nous,  cela  peut  nous  obliger  à  quelques  précautions  : 
c'est  un  changement  du  moins  au  plus,  non  du  tout  au  tout.  Il  y  a  déjà  bien 
long-temps  que  Vaud  et  Genève  appartiennent  à  la  démagogie;  nous  ne  sommes 
pas  intervenus.  Jusqu'ici,  les  réfugiés  de  la  Suisse  ne  nous  ont  pas  causé  d'em- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  567 

barras;  attendons,  mais  en  même  temps  n'hésitons  pas  à  déclarer  que  nous 
trouvons  justes  et  légitimes  les  plaintes  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche,  puisque 
les  réfugiés  allemands  de  la  Suisse  sont  pour  l'Allemagne  une  cause  d'inquié- 
tude; n'hésitons  pas  non  plus  à  dire  qu'en  pareil  cas  nous  agirions  de  même. 
Eh  quoi  !  dira-t-on,  vous  vous  joindrez  d'intention,  sinon  d'action,  aux  op- 
presseurs de  la  Suisse.  —  En  quoi  la  Suisse  sera-t-elle  opprimée  parce  qu'on 
l'empêchera  d'inquiéter  l'Allemagne?  —  Mais  si  la  Prusse  et  l'Autriche  victo- 
rieuses veulent  faire  une  contre-révolution  en  Suisse,  si  l'invasion  étrangère 
amène  le  triomphe  du  Sonderbund?  —  Chaque  phase  de  l'intervention  diploma- 
tique ou  militaire  qui  se  prépare  en  Suisse  devra  être  observée  avec  soin;  car 
chaque  phase  aura  sa  politique,  et  nous  aviserons ,  suivant  en  cela  le  vieux  et 
sage  proverbe  :  A  nouveau  fait,  nouveau  conseil.  Ce  que  nous  voulons  seule- 
ment dire  aujourd'hui,  c'est  que  nous  aurions  grand  tort  de  donner  un  appui 
quelconque  à  la  démagogie,  qui  est  le  mal  certain  du  jour,  par  crainte  de  l'ab- 
solutisme, qui  n'est  que  le  mal  éventuel  de  l'avenir. 


—  En  Piémont,  le  traité  de  paix  est  ratifié,  et  le  régime  représentatif  fonc- 
tionne, tant  bien  que  mal,  péniblement  si  l'on  veut,  mais  enfin  il  fonctionne, 
c'est  l'essentiel.  La  machine  gouvernementale,  que  l'impéritie  de  certains  con- 
ducteurs avait  fait  dérailler  et  conduite  au  bord  du  précipice,  est  désormais 
replacée  sur  sa  voie;  il  est  bon  qu'elle  chemine  d'abord  avec  précaution  et  en 
évitant  avec  soin  de  nouveaux  chocs.  Aujourd'hui  que  la  sécurité  est  rétablie 
aux  frontières,  en  même  temps  que  la  liberté  a  été  préservée  au  dedans  par  la 
prudente  énergie  de  M.  d'Azeglio  et  de  ses  collègues,  le  Piémont  a  surtout  af- 
faire de  réparer  silencieusement  ses  pertes,  de  panser  ses  blessures  et  de 
réorganiser  les  divers  services  intérieurs  que  deux  années  de  guerre  et  d'agi- 
tation ont  profondément  ébranlés.  «  Il  faut  que  le  Piémont  se  fasse,  pendant 
quelque  temps,  oublier  par  la  diplomatie  étrangère.  »  Ce  propos  caractérise 
parfaitement  la  situation,  et  si,  comme  on  le  dit,  il  a  été  tenu  par  le  roi  Victor- 
Emmanuel,  il  témoigne  d'un  judicieux  coup  d'œil  et  d'une  grande  sagesse 
politique. 

Il  est  des  rêves  qu'il  faut  ajourner,  des  pensers  qu'il  faut  laisser  dormir;  il 
est  aussi  des  illusions  dont  les  derniers  événemens  ont  démontré  la  vanité,  et 
dont  il  faut  se  défaire,  sous  peine  de  compromettre  irrémédiablement  les  vé- 
ritables et  solides  destinées  que  l'avenir  réserve.  Si  l'Italie,  jusqu'à  présent,  a 
manqué  au  Piémont,  le  Piémont  ne  doit  pas  se  mettre  dans  le  cas  de  manquer 
un  jour  à  l'Italie.  Au  lieu  de  risquer  sa  propre  existence  et  d'attirer  l'ennemi 
sur  le  dernier  rempart  de  l'indépendance  italienne,  sa  mission  aujourd'hiii  est 
de  réaliser  pacifiquement,  par  l'exercice  des  libertés  constitutionnelles,  le  type 
sur  lequel  les  divers  états  de  la  péninsule  devront,  par  la  suite,  tôt  ou  tard,  se 
modeler,  de  constituer  le  vigoureux  centre  de  gravité  qui  devra  attirer  et  con- 
denser les  fragmens  épars  de  la  patrie  commune.  Telle  était  autrefois  la  vieille 
poUlique  de  la  maison  de  Savoie;  c'était  la  bonne,  elle  avait  le  temps  pour 
principal  auxiliaire.  On  s'est  mal  trouvé  d'avoir  voulu  marcher  trop  vite.  Les 
événemens  ne  semblent-ils  pas  aujourd'hui  commander  d'y  revenir? 

C'est  pourquoi  nous  voyons  avec  plaisir  le  parlement  de  Tutin  occupé  à  dis- 


568  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

enter  de  bonnes  mesures  administratives  et  des  lois  de  finances  comme  celles, 
par  exemple,  que  le  gouvernement  soumet  en  ce  moment  à  son  approbation. 
Les  deux  prises  d'armes  contre  l'Autriche  et  les  frais  de  la  guerre  à  payer  ont 
mis  à  sec  cette  belle  réserve  métallique  que  le  roi  Charles-Albert  avait  amassée 
pour  le  jour  où  sa  race  jetterait  son  enjeu  dans  les  plaines  de  la  Lombardie. 
Les  ressources  futures  de  l'état  ont  été  aussi  entamées.  Le  gouvernement  sarde 
propose  en  ce  moment  aux  chambres  de  contracter  im  emprunt  de  4  millions 
de  rente;  le  capital  que  représente  cette  somme  n'est  assurément  pas  trop  con- 
sidérable pour  combler  les  découverts  du  trésor  et  les  dépenses  urgentes. 
36  millions  à  payer  à  l'Autriche,  4  millions  à  la  banque  de  Gènes,  iO  millions 
pour  le  remboursement  de  bons  du  trésor,  o  millions  à  affecter  à  l'araoï'tissement 
de  l'emprunt  de  1848, 13  ou  20  millions  que  réclament  les  travaux  de  chemins 
de  fer  commencés  et  qu'on  ne  peut  laisser  interrompus  sans  un  déchet  énorme, 
tel  est  le  bilan  qu'a  présenté  à  la  chambre  M.  Camille  de  Cavour,  dont  l'expé- 
rience en  ces  matières  est  incontestée,  et  dont  la  parole  acquiert  de  jour  en 
jour  une  plus  grande  autorité  dans  le  parlement.  M.  de  Cavour  a  soutenu  avec 
talent  le  projet  de  loi  du  ministère,  et  c'est  avec  un  vrai  plaisir  qu'on  voit  se 
produire  à  la  tribune  piémontaise,  où  tant  de  vaines  déclamations  avaient  jus- 
qu'ici retenti  et  retentissent  encore,  un  exemple  de  cette  éloquence  claire,  pra- 
tique, nourrie  de  faits,  qui  est  le  vrai  style  parlementaire.  Le  discours  de  M.  de 
Cavour  est  d'un  bon  augure  pour  l'avenir. 

Jusqu'à  présent,  les  avocats  de  la  gauche  avaient  à  Turin  le  dernier  mot 
dans  les  discussions;  désormais,  ils  devront  céder  le  pas  aux  esprits  pratiques, 
aux  véritables  hommes  de  gouvernement.  Parmi  ces  derniers,  le  ministre  de 
l'intérieur,  M.  Galvagno,  a  pris  une  bonne  place  à  côté  de  M.  d'Azeglio  par  la 
manière  dont  il  a  su  conduire  la  délicate  affaire  des  élections.  Il  est  juste  de 
citer  également  le  sénateur  Nigra,  ministre  des  finances.  M,  Nigra  était,  avant 
d'être  ministre,  le  premier  banquier  de  Turin.  Sa  capacité  est  reconnue,  et  il 
possède  en  outre  une  qualité  que  l'ombrageuse  délicatesse  du  caractère  national 
exige  impérieusement,  avant  toute  autre,  de  ceux  qui  prennent  part  à  l'admi- 
nistration de  la  chose  publique  :  il  faut  au  vieil  honneur  piémontais  des  réputa- 
tions non-seulement  sans  reproche,  mais  encore  telles  que  l'ombre  d'un  soupçon 
ne  les  puisse  atteindre.  Le  double  renom  bien  constaté  de  M.  Nigra  doit  faire  es- 
pérer que  les  finances  sardes  verront  réparer  le  désordre  immense  dans  lequel 
elles  sont  tombées.  Avec  un  peu  de  résolution  et  d'habileté,  il  ne  sera  pas  dif- 
ficile, d'ailleurs,  au  gouvernement  du  roi  Victor-Emmanuel  de  faire  jaillir  de 
nouvelles  ressources  d'un  pays  jusqu'à  présent  fort  ménagé,  et  où  il  existe  pour 
l'impôt  plus  d'une  source  encore  intacte. 

Au  demeurant,  la  situation  est  bonne,  et  il  ne  tient  qu'aux  Piémontais  de 
l'améliorer.  Pour  cela,  certaines  questions  de  drapeau  et  de  cocarde  nous  pa- 
raîtraient inopportunes  à  soulever.  Ce  qui  est  fait  est  fait.  Le  Piémont  a  assez 
noblement  conquis  ses  couleurs  pour  que  personne,  pas  même  ses  adversaires, 
songe  à  les  lui  contester.  Il  serait  donc  peu  raisonnable  de  se  donner  des  airs 
de  défi  au  moment  où  les  relations  normales  se  renouent  avec  les  puissances 
étrangères.  C'est  au  dedans  qu'il  faut  s'occuper,  nous  le  répétons  encore.  Ré- 
tablir les  finances,  restaurer  l'administration,  réglementer  le  système  électoral 
et  la  presse,  pousser  la  construction  des  chemins  de  fer,  etc.,  voilà  plus  qu'il 


I 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  569 

on  faut  pour  remplir  la  présente  législature,  commencée  dans  des  conditions 
■lativement  très  favorables,  si  on  les  compare  à  ce  que  Tétat  de  choses  anté- 
eur  pouvait  à  bon  droit  faire  appréhender. 

—  Le  Portugal  est  en  ce  moment  travaillé  par  une  dangereuse  crise  morale. 
,e  malheureux  petit  pays  se  fractionne,  comme  on  sait,  en  trois  partis  politi- 
iies  :  le  parti  chartiste  ou  modéré,  dirigé  depuis  sept  ans  par  le  comte  de 
homar  (l'un  des  Costa-Cabral);  le  parti  septembriste  ou  démagogique,  dont 
i  direction  flotte  un  peu  au  hasard  parmi  les  membres  de  l'opposition  parle- 
iientaire,  et  enfin  le  parti  miguéliste  ou  absolutiste,  dont  le  chef  est  toujours 
>  Londres.  Sous  l'impulsion  vigoureuse  et  homogène  du  comte  de  Thomar,  le 
cul  homme  d'état  vraiment  remarquable  que  le  Portugal  ait  produit  dans  ces 
lerniers  temps,  le  parti  modéré  a  acquis  dans  les  chambres  une  prépondérance 
ju'on  ne  songe  même  pas  à  lui  contester;  mais  le  danger  n'a  fait  que  changer 
le  place.  Par  cela  même  qu'ils  sont  sans  direction  réelle  et  qu'aucune  prélen- 
îion  immédiate  ne  vient  les  diviser,  en  appelant  chacun  d'eux  autour  d'un 
drapeau  distinct,  les  deux  partis  extrêmes  se  sont  peu  à  peu  confondus  dans 
une  étroite  solidarité  d'opposition.  Par  cela  même  encore  que  ces  partis  n'a- 
vaient aucune  chance  dans  le  parlement  c'est  sur  l'opinion  qu'ils  ont  jeté  leur 
dévolu,  et  ils  comprennent  à  merveille  leur  terrain.  Exploitant  cette  tendance 
qu'ont  les  masses,  dans  tout  pays  où  l'esprit  public  n'est  pas  encore  formé,  à 
personnifier  chaque  système  dans  un  homme,  ils  ont  pris  très  habilement  pour 
point  de  mire  le  principal  représentant  de  la  politique  modérée.  La  croisade 
de  calomnies  organisée  par  les  journaux  septembristes  et  miguélistes  contre 
celui-ci  dépasse  déjà  toute  mesure.  En  veut-on  un  échantillon?  Dernièrement, 
un  ancien  magistrat  est  décoré  pour  ses  services;  le  hasard  veut  que  ce  magis- 
trat soit  le  créancier  d'un  carrossier  qui,  vers  la  même  époque,  a  vendu  à  beaux 
deniers  comptans  une  calèche  au  comte  de  Thomar,  et  vite  on  imprime  que  le 
ministre  s'est  fait  donner  une  calèche  pour  prix  d'une  décoration.  Tout  le  reste 
à  l'avenant.  Le  comte  de  Thomar  n'a  pas  cru  manquer  à  sa  dignité  en  oppo- 
sant à  ces  étranges  inventions  les  preuves  les  plus  minutieuses  et  les  plus  for- 
melles, et  nous  n'oserions  lui  en  faire  un  reproche.  L'honneur  d'un  homme 
d'état  a  d'autres  exigences  que  l'honneur  de  l'homme  privé,  car  la  calomnie 
qui  s'adresse  au  premier  n'atteint  pas  que  lui  seul.  A  une  époque  récente,  nous 
avons  vu  des  attaques  tout  aussi  odieuses  et  tout  aussi  niaises  à  la  fois  obtenir 
chez  nous,  auprès  du  peuple,  un  certain  crédit,  grâce  au  dédain  même  qui  en 
haut  les  protégeait.  Le  comte  de  Thomar  a  relancé  la  calomnie  jusqu'à  Lon- 
dres, où  le  Morniny-Post,  qui  s'en  était  fait  l'écho,  s'est  vu  obligé  de  rétracter 
ses  accusations. 

Tout  impuissant  qu'il  est,  ce  dévergondage  d'attaques  n'en  est  pas  moins  pour 
le  Portugal  un  symptôme  très  inquiétant.  Une  société  est  moralement  bien 
malade,  lorsque  les  plus  impudentes  accusations  trouvent  dans  l'inertie  de  l'o- 
pinion assez  d'encouragemens  pour  oser  se  produire  ainsi  au  grand  jour.  Nous 
avons  appris  à  nos  dépens  à  quoi  aboutit  cette  espèce  de  spleen  social,  moitié 
indifférence,  moitié  curiosité,  qui  n'accepte  pas  la  calomnie  politique,  mais  qui 
ne  s'en  révolte  pas,  qui  ne  veut  pas  la  révolution,  mais  gui  finalement  la  subit. 
Une  société  qui  s'ennuie  se  prépare  de  terribles  distractions,  nous  en  savons 


370  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

quelque  chose.  Le  Portugal  n'est  pas  précisément  blasé,  comme  nous  Tétions, 
par  Texcès  du  bien-être.  Isolé,  depuis  plus  d'un  siècle,  par  la  politique  anglaise, 
de  tout  mouvement  commercial;  dévasté,  durant  de  longues  années,  par  la 
guerre  civile,  ce  pays  est  arrivé  aux  dernières  limites  de  la  misère  et  du  dé- 
couragement; mais  le  découragement  n'est  pas  moins  dangereux  que  l'ennui. 
Le  ministère  Costa-Cabral  et  la  majorité  qui  l'appuie  doivent  sérieusement  se 
préoccuper  de  cette  situation,  qui  appelle  plus  que  jamais  une  politique  vigou- 
reuse et  persistante,  agressive  même  au  besoin. 

C'est  cette  politique  qui  a  sauvé  l'Espagne,  en  régénérant  son  esprit  public  et 
en  groupant  autour  du  ministère  Narvaez  toutes  les  forces  vives  de  la  nation. 
Le  cabinet  de  Madrid  va  faire  une  nouvelle  expérience  de  sa  force,  en  dissolvant 
le  congrès  et  en  déférant  de  nouveau  la  politique  conservatrice  au  jugement 
des  électeurs.  Quelques  journaux  français  ont  cru  devoir  envisager  cette  disso- 
lution comme  un  expédient  extrême,  une  sorte  de  coup  d'état  :  c'est  là  une  erreur 
grossière.  Il  est  d'usage,  dans  presque  toutes  les  monarchies  constitutionnelles, 
de  ne  pas  attendre,  pour  faire  appel  aux  électeurs,  que  la  chambre  élective  ail 
atteint  la  limite  extrême  de  son  mandat;  or,  le  congrès  a  déjà  dépassé  d'un  an 
le  terme  qui  était  habituellement  assigné  à  sa  durée.  Toute  nouvelle  prolon- 
gation de  ses  pouvoirs  serait  donc  un  manque  de  déférence  et  un  acte  de  dé- 
fiance vis-à-vis  du  pays.  Le  cabinet  a  d'ailleurs  une  impatience  bien  naturell 
et  très  honorable  à  coup  sûr  de  faire  sanctionner  officiellement  par  la  natio]j| 
ses  immenses  réformes,  qui  ont  été  posées  en  principe  dans  le  cours  de  la  pré 
sente  législature.  Il  n'attend,  pour  publier  l'ordonnance  de  dissolution,  que 
vote  de  la  proposition  tendant  à  convertir  immédiatement  en  loi,  avant  tout 
discussion  de  détail,  le  projet  de  budget  pour  1850,  tel  que  l'a  accepté  la  coi 
mission. 

Cette  proposition  a  été  également  très  mal  interprétée  par  quelques-uns 
nos  journaux,  qui  la  considèrent  tout  à  la  fois  comme  un  fait  inconstitutionnij 
et  comme  une  reculade  du  cabinet  Narvaez  devant  l'opposition  :  c'est  exacte 
ment  le  contraire.  Abusant  de  la  lettre  du  règlement  pour  placer,  malgré  li 
le  gouvernement  dans  une  situation  extra-légale,  la  minorité,  dès  la  présenta 
tion  de  la  loi  du  budget,  avait  imaginé  une  foule  d'amendemens,  qui,  si  !'( 
avait  suivi  la  marche  habituelle,  auraient  ajourné  l'adoption  de  ce  budget 
sept  ou  huit  mois  et  condamné  l'administration  à  percevoir,  durant  ce  loi 
délai,  l'impôt  sans  autorisation  préalable.  La  proposition  dont  il  s'agit  déjoi 
ce  complot.  En  la  formulant,  le  ministère  a  voulu  prouver  qu'il  tenait  à  hoi 
neur  de  rester  dans  la  légalité  la  plus  stricte,  et  que,  bien  loin  d'éluder  ceï 
taines  attaques  dont  on  le  menaçait,  il  se  sentait  assez  fort  pour  hâter  l'heure 
des  explications.  C'est  à  la  fois  un  acte  de  haute  constitutionnalité  et  un  défi 
formel  jeté  à  l'opposition. 

Ce  défi  s'adresse,  du  reste,  bien  moins  aux  exaltés  qu'aux  conservateurs 
dissidens.  Le  ministère  avait  hâte  d'en  finii-  avec  cette  coterie  haigneuse  qui 
le  harcèle  depuis  quelques  mois,  et  qui,  en  affublant  de  principes  modérés  der 
prétentions  qui  l'étaient  fort  peu,  aurait  pu  jeter  à  la  longue  une  fâcheuse  ui- 
certitude  dans  les  espi'its.  Les  ministres  et  les  orateurs  de  la  majorité  l'ont 
saisie  corps  à  corps,  acceptant  toutes  ses  interpellations,  les  provoquant  même 
et  la  relançant  sans  pitié  dans  sa  retraite  dès  qu'elle  cherchait  à  éluder  le 


H 


I 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  571 

combat.  Devant  cet  inexorable  parti  pris  d'explications  qui  les  mettait  sans  cesse 
dans  l'alternative  de  faire  amende  honorable  au  cabinet  ou  de  rompre  ouver- 
tement avec  leurs  collèges  électoraux  en  passant  le  Rubicon  de  l'opposition  ex- 
trême, les  conservateurs  dissidens  faisaient,  il  faut  l'avouer,  assez  piètre  figure. 
Cette  campagne  parlementaire  aura  de  bons  résultats.  C'est  à  la  fois  une  leçon 
pour  les  ambitions  mécontentes  qui  pourraient  être  tentées  à  l'avenir  de  sa- 
crifier l'homogénéité  de  la  majorité  à  leurs  petits  calculs,  et  pour  les  électeurs 
qui  s'étaient  laissé  prendre  à  de  faux  semblans  de  modération.  Un  incident  de 
la  plus  haute  portée  a  signalé  cette  discussion,  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  a  dû  se 
terminer  par  un  vote  approbatif.  M.  Mon  a  énergiquement  défendu  le  minis- 
tère, confondant  en  tout  la  cause  de  celui-ci  avec  sa  propre  cause.  Le  pays 
saura  les  confondre  aussi. 

Voici  ce  qu'on  nous  écrit  de  Madrid  sur  l'ensemble  de  cette  situation  :  «  La 
discussion  relative  à  la  mise  en  vigueur  immédiate  du  budget  de  1 850  a  fourni 
au  cabinet  l'occasion  de  faire  justice  de  certaines  accusations,  en  s'appuyant  sur 
les  aveux  de  ceux  qui  les  avaient  mises  en  circulation.  C'est  ainsi  que  M.  Vas- 
quez  Queipo,  qui  a  quitté  tout  d'un  coup  le  sous-secrétariat  de  l'intérieur,  sous 
prétexte  que  le  ministre,  comte  de  San-Luis,  avait  exercé  une  influence  illé- 
gale dans  l'élection  de  M.  Bermudez,  a  été  forcé,  en  plein  parlement  et  en  ré- 
ponse à  une  interpellation  du  ministre,  de  confesser  que,  malgré  tous  les  bruits 
que  l'opposition  avait  répandus,  jamais  il  n'avait  en  la  moindre  connaissance 
d'une  démarche  quelconque,  pas  même  d'une  insinuation  de  la  part  du  gou- 
vernement en  matière  d'élection.  Il  a  déclaré  aussi  que  les  fonds  secrets  du 
ministère  ont  été  administrés  avec  la  plus  rigoureuse  légalité,  au  point,  a-t-il 
dit,  que  le  ministre  s'est  montré,  dans  l'emploi  de  ces  fonds,  plus  mesquin  qu'il 
ne  convenait  au  service  public. 

«  Le  ministère  a  hâte  de  dissoudre  les  cortès  le  plus  tôt  possible,  et  la  majorité 
désire  elle-même  de  nouvelles  élections  pour  s'épurer  de  tous  les  élémens  équi- 
voques qui  étaient  entrés,  sous  des  masques  plus  ou  moins  décevans,  dans  sa 
composition.  La  conduite  de  M.  Yasquez  Queipo,  l'enfant  gâté  du  cabinet,  le 
confident  de  ses  plus  secrètes  pensées,  a  été  une  de  ces  sévères  leçons  que  nous 
qualifions  d'un  nom  très  expressif  et  qui  n'a  pas  sa  traduction  en  français  : 
escarmiento.  Heureusement,  maintenant  que  M,  Queipo  a  déserté  avec  armes  et 
bagage,  et  qu'il  figure  dans  les  rangs  de  l'opposition,  il  se  trouve  dans  l'impos- 
sibilité de  jouer  un  double  jeu. 

«  Il  ressort  de  cette  longue  et  orageuse  discussion  une  vérité  qui  fera 
époque  dans  l'histoire  de  nos  institutions  libérales.  Pour  la  premièi'e  fois  de- 
puis que  nous  vivons  sous  le  régime  d'une  constitution,  le  budget  ne  sera  pas 
un  vain  mot.  C'est  ce  que  M.  Bravo  Murillo  a  déclaré  à  plusieurs  reprises  dans 
la  chambre,  en  ajoutant  que  le  jour  où  il  se  sentirait  impuissant  à  tenir  cet 
engagement  solennel,  il  quitterait  immédiatement  son  poste.  C'est  là  le  signe 
d'une  ère  nouvelle  pour  notre  crédit;  c'est  l'avant-coureur  indispensable  du 
règlement  de  notre  dette  étrangère,  sujet  continuel  des  méditations  et  de  la 
sollicitude  de  notre  cabinet.  Nous  espérons  tout  de  la  sagesse  et  de  la  droiture 
de  M.  Bravo  Murillo,  soutenu  comme  il  l'est  par  la  fermeté  et  la  décision  de 
notre  iron  duke. 

«  Au  reste,  tous  ceux  qui  connaissent  à  fond  l'Espagne  savent  que  le  désordre 


572  REVUE  DES  DEL'X  MONDES. 

de  nos  finances  date  du  temps  de  Philippe  II,  que  ce  inallieurcux  sol  d'Espagne  ^^^ 
n'a  pas  cessé  d'être  sillonné,  depuis  1800,  par  toute  espèce  de  guen'e  :  guerre 
d'invasion,  guerre  de  succession,  guerre  de  parti;  que  la  perte  de  nos  colonies, 
dont  les  produits  nous  ont  fait  négliger  pendant  des  siècles  nos  ressources  in- 
térieures, vint  donner  le  coup  de  grâce  à  nos  finances,  et  tout  homme  qui  se 
connaît  tant  soit  peu  en  économie  politique  doit  savoir  combien  il  est  diffi- 
cile de  remplir  un  vide  creusé  par  tant  de  générations,  de  mettre  l'ordre  là  où 
le  désordre  est  emaciné,  dans  les  intérêts  et  les  habitudes  d'une  immense  bu- 
reaucratie, etc. 

a  J'appelle  aussi  votre  attention  sur  le  tarif  dernièrement  publié,  et  qui,  sans 
être  une  déclaration  ouverte  et  franche  en  faveur  de  la  liberté  du  commerce, 
peut  être  considéré  comme  un  pas  de  géant  dans  le  sens  libéral.  La  prépondé- 
rance des  manufacturiers  catalans  est  un  obstacle  à  une  réforme  plus  franche. 
Cependant  ces  messieurs  comprennent  déjà  que  leur  monopole  ne  sera  pas 
éternel,  que  l'opinion  publique  se  soulève  contre  leurs  prétentions,  et  que  le 
gouvernement  et  les  cortès  ne  sont  pas  disposés  à  leur  sacrifier  le  bien-être  de 
la  nation,  les  intérêts  des  consommateurs,  de  l'agriculture  et  du  commerce.  . 


BLLLETIK  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Le  duc  d'Augustenbourg  et  la  révolte  du  Holstein,  par  C.  Wegener  (ijT 
—  La  cause  première  des  agitations  dont  le  Danemark  méridional  a  été  le 
théâtre  depuis  plusieurs  années  n'est  point  demeurée  inaperçue  pour  ceux  qui 
ont  envisagé  de  près  la  question.  Ils  ont  de  bonne  heure  remarqué  que  le  mou- 
vement n'avait  pas  le  caractère  de  spontanéité  qu'on  se  plaisait  à  lui  attribuer 
en  Allemagne,  et  que  la  main  d'une  puissante  famille  princière,  intéressée  à 
l'indépendance  des  duchés  de  Schleswig  et  de  Holstein,  se  cachait  derrière  les 
démonstrations  du  parti  germanique. 

Des  documens  nouveaux,  des  lettres  saisies  dui-ant  la  guerre  récente,  la  cor- 
respondance des  princes  d'Augustenbourg,  et  surtout  celle  du  chef  de  cette 
famille  durant  les  six  années  qui  ont  précédé  la  révolution  dernière,  ne  laissent 
plus  aucun  prétexte  aux  incertitudes.  Il  est  démontré,  par  la  curieuse  publica- 
tion de  M.  Wegener,  que  le  duc  d'Augustenbourg,  aujourd'hui  débordé  par  la 
démagogie  allemande,  a  fomenté  dans  une  pensée  essentiellement  personnelle, 
c'est-à-dire  dans  la  pensée  de  rétablir  la  souveraineté  féodale  de  sa  maison,  ces 
tendances  germaniques  hostiles  au  Danemark  que  l'on  nous  donnait  corn; 
des  manifestations  instinctives  du  génie  de  la  race  allemande. 

Rien  ne  coûtait  au  noble  duc,  et  si  ce  n'est  dans  la  guerre,  pour  laquelle  il 
ne  semble  point  avoir  de  vocation,  il  a  partout  payé  de  sa  personne.  Il  ne  s'est 
point  contenté  de  susciter  et  d'encourager  les  savans  du  Holstein,  d'éditer  leurs 
œuvres  de  ses  deniers,  de  provoquer  des  démonstrations  populaires,  de  dessiner 
et  de  mettre  en  circulation  des  bannièi'es  pour  le  duché  imaginaire  de  Schleswig- 
Holstein;  il  a  lui-même  parcouru  une  partie  de  l'Europe  pour  gagner  les  cabi- 

tl)  1  vol.  in-8o,  Copenhague,  1849. 


1^^^' 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  373 

^ts  à  sa  cause,  et  il  n'a  pas  dédaigné  de  prendre  maintes  fois  la  plume,  de 

imbattre  à  côté  des  journalistes  mis  par  lui  en  avant  pour  séduire  l'opinion 

ipulaive.  Le  pastoral  se  mêle  plus  d'une  fois  aux  raffinemens  de  la  diplomatie; 

merveilleux  intervient  môme  par  instans.  Tandis  que  les  publicistes  com- 

ilsent  et  commentent  la  fameuse  charte  de  1460  et  semblent  prendre  à  tâche 

endormir  l'Europe  entière,  de  tendres  jeunes  filles  brodent  des  drapeaux, 

autres  font  circuler  des  pétitions;  les  associations  musicales,  les  Liedertafeln, 

lantent  les  chants  du  pays,  des  hymnes  patriotiques,  ou  bien  encore  des  agens 

■voués  du  prince,  travestis,  s'en  vont,  à  la  faveur  de  la  nuit,  tenter  tel  ou  tel 

lurnaliste  dont  la  conscience  résiste.  Il  était  plus  facile  d'entraîner  les  AUe- 

lands  du  Holstein  que  les  Danois  du  Schleswig,  et  cependant  l'ingénieuse 

ypothèse  du  duché-uni  de  Schleswig-Holstein  échouait  radicalement,  si  les 

lanois,  qui  forment  la  majorité  du  Schleswig,  refusaient  de  prendre  part  aux 

aanifestations  habilement  ménagées  par  le  chef  présomptif  de  ce  duché.  On  mit 

lonc  un  soin  particulier  à  séduire  les  Danois  du  Schleswig. 

Dans  une  lettre  du  15  novembre  1843,  un  pasteur  Lorenzen,  qui  s'était  chargé 
le  diriger  cette  besogne,  donne  au  duc  le  conseil  de  renoncer  pour  l'instant  au 
•rojet  d'une  association  patriotique  dont  celui-ci  avait  conçu  le  plan.  Le  pasteur 
.orenzen  annonce  que  les  agens  envoyés  pour  fonder  cette  association  man- 
[uent  d'habileté,  et  qu'il  est  nécessaire  d'en  chercher  d'autres,  entourés  de 
jIus  d'estime  et  de  confiance.  Comme  les  obstacles  viennent  surtout  des  paysans 
danois,  il  est  indispensable  de  fonder  un  journal  populaire,  et,  comme  ces 
paysans  ne  comprennent  point  l'allemand,  il  importe  que  le  journal  soit  publié 
în  danois.  M.  Wegener  ajoute,  d'après  les  pièces  officielles,  que  le  duc  approuva 
la  proposition,  fournit  de  l'argent  et  envoya  des  agens  à  un  imprimeur  de 
Sonderbourg  avec  de  fortes  sommes,  tandis  qu'un  autre  agent  plus  intime  s'y 
rendait  la  nuit.  L'imprimeur  résista  quelque  temps,  dans  la  crainte  de  perdre 
jtous  ses  abonnés  danois;  mais,  le  duc  lui  ayant  fait  présent  d'une  presse  méca- 
inique  et  s'étant  engagé  sur  l'honneur  à  le  soutenir,  il  se  rendit.  Les  armes  du 
Schleswig-Holstein,  dessinées  par  la  main  du  duc,  furent  imprimées  en  tête  du 
journal.  Après  les  armoiries  vinrent  les  drapeaux,  que  l'on  promena  dans  toutes 
les  solennités  où  s'agitait  le  parti  germanique.  Un  somptueux  échantillon  de 
cet  étendard  était  sorti  des  mains  des  filles  du  duc  d'Augustenbourg;  il  fut  dé-  " 
ployé  pour  la  première  fois  dans  la  fête  chantante  de  Wurzbourg,  en  1845,  au 
milieu  des  initiés  et  des  plus  fidèles  champions  de  la  cause.  L'enthousiasme 
fut  grand,  si  l'on  en  croit  une  lettre  d'un  conseiller  Jasper  au  duc  :  «  Nous 
attendons  avec  une  grande  impatience,  écrit-il  de  Schleswig,  la  belle  bannière, 
présent  digne  de  l'auguste  donateur.  Elle  sera  saluée  avec  admiration,  recon- 
naissance et  enthousiasme,  non-seulement  à  Wurzbourg,  mais  dans  tous  les 
cantons  de  la  patrie  allemande.  On  dit  que  ce  drapeau  sera  conservé  ici,  dans 
la  maison  du  bailli  Pauly,  et  aucun  ordre  arbitraire  n'empêchera  les  pèlerins 
de  s'y  rendre  en  foule,  comme  tout  récemment  à  la  sainte  robe  de  Trêves.  » 

L'important,  après  avoir  enrôlé  sous  cette  bannière  la  population  germa- 
nique sur  le  terrain  des  duchés,  était  d'intéresser  la  publicité  allemande  à  l'en- 
treprise et  de  mettre  sur  pied  le  bon  vieua$  Michel  Allemand  lui-même;  de  là 
le  voyage  du  duc  en  Allemagne.  Il  fallait  plus,  car  l'intégrité  du  Danemark  est 
garantie  par  les  traités;  il  fallait  s'assurer  le  concours  de  l'Angleterre  et  de  la 


'574  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

France.  La  difficulté  était  sérieuse.  Une  lettre  du  prince  de  Noër-Augusten- ' 
bourg  au  duc  indique  à  cet  égard,  sans  circonlocutions  diplomatiques,  le  pli: 
que  la  famille  entendait  suivre.  «  A  ta  place,  dit  le  prince  de  Noër,  j'écrirn 
au  roi  Léopold,  et  je  lui  demanderais  s'il  ne  serait  pas  possible  d'obtenir  m, 
promesse  de  garantie  en  faveur  de  tes  droits  de  la  part  de  la  France  et  de  l'An- 
gleterre. Ensuite,  je  me  rendrais  promptement  à  Berlin  et  à  Vienne  avec  ! 
même  but;  de  Vienne  j'irais  par  Bruxelles  éventuellement  à  Paris  et  à  Londi 
Je  te  recommande  d'ailleurs  la  plus  grande  circonspection  en  parlant  des 

nois,  soit  en  public,  soit  en  particulier,  car  tout  est  rapporté Brûle 

lettre  après  l'avoir  lue.  » 

Le  duc  trouva,  en  effet,  de  l'appui  à  Berlin ,  dans  quelques  petites  cours, 
notamment  auprès  du  poète-roi  de  Bavière.  A  Vienne,  il  eut  moins  de  sucd  \ 
Enfin,  aux  renseignemens  qui  lui  vinrent  de  Paris  et  de  Londres,  il  vit  prorap-  u,^,, 
tcment  qu'il  n'y  avait  rien  à  tenter  de  ce  côté.  Ne  pouvant  compter  sur  les  L- r,j 
gouvernemens,  il  fit  faire  auprès  de  quelques  journaux  de  Paris  et  de  Londres 
les  démarches  qui  avaient  si  bien  réussi  en  Allemagne.  Quelques  -ims  se  lais- 
sèrent prendre  au  prétexte  de  nationalité  mis  en  avant  par  le  parti  germanique 
du  Holstein;  mais,  sitôt  que  la  question  eut  été  élucidée  par  la  discussion,  il 
n'y  eut  plus,  en  Angleterre  et  en  France,  qu'un  seul  et  même  sentiment.  L'on  | 
tint  pour  incontestable  que  le  droit  et  le  bon  sens  étaient  du  côté  du  Dane- 
mark. Quel  était  donc  le  véritable  état  des  choses  après  tant  d'activité  dépensée? 
Les  Allemands  du  Holstein  et  ceux  du  Schleswig  étaient  profondément  remués. 
Les  Danois  du  Schleswig,  loin  de  s'îtssocicr  à  ces  agitations,  poussaient  des | 
cris  d'alarme  et  suppliaient  le  gouvernement  de  prendre  des  mesures  pour  ga- 
rantir l'unité  du  royaume.  Toute  la  presse  allemande  servait  le  duc  avec  cha- 
leur. Le  roi  de  Prusse  l'appuyait  dans  des  vues  que  l'on  connaît,  sachant  bien 
que  si  ce  duché  de  Schleswig-Holstein  devenait  jamais  indépendant  du  Dane- 
mark, ce  serait  pour  tomber  sous  l'influence,  peut-être  même  sous  la  domina- 
tion de  la  Prusse.  L'Angleterre  et  la  France,  secondées  par  l'Autriche,  don- 
naient, au  contraire,  au  roi  de  Danemark  des  assurances  de  bon  vouloir,  e|| 
l'encourageaient  à  prévenir,  par  quelque  mesure  énergique,  les  difficultés 
pouvaient  surgir  de  cette  question.  La  lettre-patente  publiée  en  juillet  1846 
était  due  en  partie  à  ces  encouragemens. 

Les  princes  d'Augustenbourg  n'ignoraient  point  que  le  roi  Louis-Philippe, 
en  particuUer,  mis  de  bonne  heure  au  courant  du  débat,  et  mu  par  des  senti- 
mens  très  amicaux  pour  le  roi  de  Danemark,  avait  pris  ses  intérêts  fort  à  cœur. 
Aussi  la  révolution  de  février  fut-elle  accueillie  avec  enthousiasme  par  la  fa- 
mille d'Augustenbourg.  Le  prince  de  Noër  en  eut  le  premier  connaissance. 
Sur-le-champ,  il  écrivit  au  duc  :  «Je  t'envoie  ci -jointes  les  importantes  nouvelles 
de  Paris,  lui  dit-il.  Qu'est  devenu  maintenant  le  soutien  de  la  lettre-patente 
(le  roi  des  Français),  lui  sur  l'autorité  duquel  le  Danemark  s'appuyait  avec 
confiance? Que  va  devenir  Metternich  avec  sa  stupide  politique?  La  pre- 
mière chose  que  fera  la  France,  ce  sera  d'exiger  une  constitution  pour  le  Mila- 
nais et  de  voler  au  secours  des  Italiens.  Que  la  Prusse  prenne  garde  à  ses 
provinces  rhénanes.  Le  roi  des  Belges  peut  également  faire  son  paquet.  Bref, 
dans  le  moment  actuel,  tout  chancelle.  »  C'était  la  situation  la  plus  favorable 
Cfue  les  princes  d'Augustenbourg  pussent  désirer.  Ils  redoublèrent  donc  d'ac- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  575 

^<•  en  se  distribuant  les  rôles.  De  là  le  soulèvement  du  Holstein  et  la 

question  était  d'abord  purement  féodale.  L'esprit  révolutionnaire  s'y  est 
depuis,  dans  le  Holstein  du  moins.  Les  Danois  du  Schleswig  ont  donné  à 
gouvernement  les  preuves  les  plus  positives  de  leur  soumission  et  de  leur 
lement.  Aux  termes  du  dernier  armistice,  pendant  que  les  négociations 
iii'suivent  avec  lenteur,  des  troupes  suédoises  occupent,  on  le  sait,  le  nord 
11  M'iileswig,  et,  sur  ce  point,  le  Danemark  n'a  rien  à  craindre  :  sur  ce  terrain, 
1  aix  reste  profonde;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  dans  le  midi,  parmi  les 
lands  des  deux  duchés.  La  présence  des  troupes  prussiennes  a  fortifié  là 
rii  germanique,  et  l'esprit  d'insurrection  y  conserve  toute  sa  force  et  toutes 
pérances.  Bien  mieux,  l'administration  étant  ainsi  désorganisée  dans  le 

Jsiein,  ce  duché  ayant  paru  présenter  aux  agitateurs  allemands  une  sécurité 
ils  ne  trouvaient  pas  ailleurs,  la  démagogie  y  a  établi  l'un  des  foyers  de  sa 
pagande.  Le  duc  d'Augustenbourg  se  trouve  donc  singulièrement  dépassé, 
'est  trop  tôt  réjoui  des  révolutions  de  Paris,  de  Berlin  et  de  Vienne.  Il  lui 
ait,  sans  doute,  une  secousse  assez  puissante  pour  soulever  les  passions  de 
lemagne  contre  le  Danemark,  et  briser  l'unité  de  ce  royaume;  mais  il  ne 
ait  pas  que  le  mouvement,  en  rapprochant  les  deux  duchés  de  l'Allemagne, 
de  nature  à  donner  une  impulsion  trop  forte  à  l'idée  d'unité  germanique, 
le  idée,  sans  être  près  de  triompher,  est  menaçante  pour  la  souveraineté 
î  le  duc  ambitionnait.  Dans  l'hypothèse  où  le  duché  de  Schleswig- Holstein 
Tiendrait  indépendant,  il  ne  pourrait  donc  plus  offrir  au  duc  d'Augusten- 
U'g  la  perspective  d'un  pouvoir  bien  assuré  ni  bien  durable.  Ainsi  le  pro- 
teur  de  la  révolte  du  Holstein  serait  puni  par  son  propre  succès.  Il  ne  possède- 
t  que  l'ombre  de  l'état  dont  il  a  si  long-temps  rêvé  la  conquête.  Toutefois 
lis  avons  l'espoir  qu'il  n'aura  pas  même  cette  consolation.  Bien  que  l'on 
ibue  au  gouvernement  français  l'intention  d'entrer  en  rapports  plus  étroits 
iC  la  Prusse,  nous  pensons  que  la  France,  ramenée  à  un  sentiment  plus 
û  de  ses  intérêts,  restera  unie  à  l'Angleterre,  à  l'Autriche  et  à  la  Russie 
ur  sauvegarder  l'intégrité  du  Danemark,  et  que  ni  la  Prusse,  ni  la  déma- 
jjgie  allemande,  ni  le  duc  d'Augustenbourg,  ne  prévaudra  contre  cette  al- 
luce. 

—   ESPANA    GEOGRAFICA,   HISTORICA,    ESTADISTICA   Y   PINTORESCA,    pOÎ"    doU    F.  de 

iliado  (t).  —  L'Espagne,  nous  avons  essayé  de  le  démontrer  plus  d'une  fois  par 
s  exemples,  a  retrouvé  depuis  assez  long-temps  ce  mouvement  de  la  vie  lit- 
raire  qu'on  s'était  accoutumé  à  considérer  comme  suspendu  dans  son  sein, 
imagination  surtout  a  repris  son  essor,  s'est  retrempée  à  ses  sources;  il  y  a 
comme  un  travail  profond,  d'où  elle  est  sortie  aussi  active  que  jamais,  et 
^ec  les  ressources  nouvelles  que  lui  offraient  les  élémens  confus  d'une  époque 
citée.  Les  richesses  lyriques  ne  sont  guère  moindres  en  Espagne  que  dans  les 
itres  pays  durant  la  période  récente  que  nous  avons  traversée.  Le  théâtre 

(1)  Madrid,  1849. 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  plus  abondant  sans  aucun  doute,  aussi  original  et  plus  digne  de  remarque 
que  chez  la  plupart  des  peuples  de  l'Europe  moderne.  La  poésie,  le  roman,  la 
critique  même,  ont  su  produire  des  travaux,  des  essais  dignes  d'attention.  Ce 
qui  a  manqué  jusqu'ici  au-delà  des  Pyrénées,  ce  sont  plutôt  des  livres  d'une 
utilité  directe,  pratique,  usuelle,  renfermant  des  renseignemens  sûrs,  des  don- 
nées certaines  sur  le  pays,  sur  ses  intérêts,  sur  son  industrie,  sur  son  organi- 
sation administrative.  Ce  sont  des  œuvres  de  peu  d'ambition  auxquelles  l'esprit 
espagnol  semble  ne  se  prêter  que  difficilement,  et  qui  ont  pourtant  de  l'intérêt 
non-seulement  pour  les  Espagnols  eux-mêmes,  mais  aussi  pour  les  étrangers, 
habituellement  peu  ou  point  informés  de  ces  détails  matériels.  A  vrai  due,  ces 
enseignemens  utiles,  ces  documens  statistiques,  ces  notions  usuelles,  que  nous 
voudrions  voir  divulgués  par  des  ouvrages  sans  prétention,  le  gouvernement  lui- 
même  les  possède-t-il?  Il  en  a  manqué  trop  souvent  jusqu'à  ces  -derniers  temps; 
les  élémens  de  désordre,  si  multipliés  en  Espagne  autrefois,  suffisaient  à  expli* 
quer  son  ignorance;  les  révolutions  prolongées  l'expliquent  encore  aujourd'hui. 
C'est  cette  absence  de  renseignemens  certains  qui  a  rendu  si  laborieuses,  si 
peu  sûres,  si  vaines  parfois,  les  tentatives  diverses  accomplies  pour  la  réorga- 
nisation administrative,  pour  l'organisation  nouvelle  d'un  système  d'impôt 
que  M.  Mon  n'a  pu  mener  à  bout  qu'à  force  de  ténacité,  de  pei'sistance,  et  en 
soulevant  contre  lui  des  animosités  de  plus  d'une  sorte.  Jusque-là,  le  plus  sou- 
vent on  spéculait  dans  le  vide,  en  mettant  des  conjectures  à  la  place  des  réa- 
lités. On  décrétait  des  organisations  sur  le  papier,  et  ces  organisations  rencon- 
traient un  obstacle  invincible  dans  les  faits;  le  chifl're  même  de  la  population 
est  encore  mal  connu  en  Espagne;  on  ignore  dans  quelle  proportion  elle  a  pu 
s'accroître.  On  peut  faire  des  calculs  de  probabilité  à  ce  sujet,  raisonner  par  à 
peu  près  et  rien  de  plus.  Il  règne,  depuis  quelque  temps,  au-delà  des  Py- 
rénées, une  certaine  émulation  à  combler  ces  lacunes  regrettables;  il  faut  sur- 
tout citer  les  travaux  de  M.  Madoz.  Quant  à  M.  Mellado,  son  Espagne  géogra- 
phique et  statistique  réunit  assez  de  renseignemens  pour  offrir  un  certain  intérêt 
d'utilité  publique  :  c'est  un  tableau  fort  étendu  de  la  Péninsule,  province  par 
province.  La  plus  petite  localité  n'est  point  oubliée  dans  la  description  géogra- 
phique de  M.  Mellado.  L'auteur  y  joint  le  chilï're  de  la  population,  autant  qu'on 
peut  l'obtenir,  la  quantité  des  impôts  perçus  dans  chaque  circonscription,  l'in- 
dication des  industries  locales,  le  détail  des  produits  de  la  terre,  etc.,  etc.  Il 
peut  s'être  encore  glissé  plus  d'une  erreur  dans  le  travail  de  M.  Mellado,  ce 
n'en  est  pas  moins  un  inventaire  utile  auquel  l'auteur  a  cru  devoir  ajouter 
l'agrément  de  quelques  illustrations  qui  s'allient  assez  bien  avec  la  nature  géo- 
graphique de  l'ouvrage.  Un  livre  de  ce  genre  est  dans  tous  les  cas  une  de  ces 
tentatives  à  encourager  dans  un  pays  où  ce  qui  fait  défaut  le  plus  souvent, , 
c'est  un  certain  fonds  de  connaissances  pratiques,  de  renseignemens  usuels, 
essentiels  dans  toutes  les  positions. 


V.  DE  Mars. 


i- 


¥ 


LA  BOURGEOISIE 


RÉVOLUTION  FRANÇAISE. 


PREMIERE  PARTIE. 

ES  POUVOIRS  ET  LES  PARTIS  A  L'OUVERTURE  DE  LA  GRISE  RÉVOLUTIONIVAIRE. 


C'est  le  propre  de  l'histoire  de  réunir  les  dates  que  les  contempo- 
ains  séparent,  et  de  placer  les  faits  sous  la  lumière  de  leurs  plus  loin- 
Itaines  conséquences.  Il  faut  embrasser  à  distance  les  grandes  périodes 
révolutionnaires  et  renoncer  à  les  juger  tant  que  les  germes  d'abord 
obscurs  qu'elles  recèlent  n'ont  pas  été  mûris  sous  les  larmes  et  le  sang 
des  générations.  Il  y  a  moins  de  deux  années  que  les  meilleurs  esprits 
[considéraient  la  révolution  de  1830  comme  la  conclusion  du  grand 
mouvement  de  89,  et  trouvaient  dans  la  monarchie  constitutionnelle 
élue,  appuyée  sur  l'influence  viagère  des  classes  élevées  par  leur  in- 
telligence et  par  leur  travail,  la  seule  application  pratique  des  idées 
versées  dans  le  monde  à  la  fin  du  dernier  siècle.  Au  moment  où  ce  ré- 
gime dominait  la  France  et  semblait  à  la  veille  de  devenir  celui  de 
presque  toute  l'Europe,  la  nue  s'est  tout  à  coup  déchirée,  et,  nous  ar- 

TOME  V.   — •   15   FKTRIKR   1850,  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rachant  à  notre  sécurité  confiante,  elle  a  ouvert  devant  nos  regards 
d'autres  horizons  et  de  plus  obscures  profondeurs.  Au  principe  du  droit 
politique  proportionnel  à  l'aptitude  individuelle  qui  semblait  univer- 
sellement accepté  par  la  conscience  du  pays,  s'est  trouvée  substituée, 
comme  par  un  changement  à  vue,  la  doctrine  de  la  souveraineté  nu- 
mérique, absolue  dans  son  droit,  illimitée  dans  ses  applications. 

La  France  de  1848  ne  se  croyait  pas  à  coup  sûr  arrivée  à  l'une  de 
ces  extrémités  où  l'on  change  tout  à  coup  la  loi  de  sa  vie  sociale,  et  ja- 
mais la  main  de  Dieu  n'imprima  aux  destinées  d'un  grand  peuple  une 
impulsion  plus  indépendante  des  volontés  humaines.  Toutefois  n'ou- 
blions pas  que  le  principe  promulgué  le  24  février  1848  n'est  pas  plus 
étranger  à  la  révolution  de  i  789  que  celui  qui  prévalut  au  9  août  1830. 
Tous  deux  se  révélèrent  presque  simultanément  à  nos  pères  durant  la 
crise  qui  renversa  l'antique  société  française.  L'histoire  de  la  révolu- 
tion n'est  autre  que  celle  de  la  lutte  engagée  entre  les  classes  moyennes 
et  les  classes  populaires  sur  les  débris  du  régime  détruit  par  leurs  com- 
muns efforts.  L'idée  bourgeoise  et  l'idée  démocratique  ont  été  les  deux 
pôles  du  monde  qui  sortit  en  89  des  eaux  de  l'abîme.  La  première  af- 
fectait la  forme  constitutionnelle  sous  Louis  XVI  aussi  bien  que  sous 
Louis-Philippe;  la  seconde  proclamait  tumultueusement  la  république 
en  1792  comme  en  1848,  et  les  hommes  qui  envahissaient  le  Palais- 
Bourbon  pour  en  chasser  les  députés  choisis  par  les  électeurs  censitaires 
continuaient  l'œuvre  de  ceux  qui  s'insurgeaient  contre  le  marc  d'ar- 
gent, qui,  au  10  août ,|braqu aient  leurs  canons  contre  la  royauté  con- 
stitutionnelle et  mitraillaient,  sous  le  commandement  de  Westermann, 
les  sections  commandées  par  Mandat. 

Depuis  l'ouverture  [des  états-généraux  jusqu'à  la  convocation  de  la 
législative  à  la  fin  de  1791,  la  bourgeoisie  domina  le  mouvement  révo- 
lutionnaire et  fit  prévaloir  ses  idées  dans  la  rédaction  des  institutions 
constitutionnelles.  La  scène  changea  lorsque,  après  la  dispersion  de  la 
noblesse  émigrée,  le  peuple  vint  tout  à  coup,  comme  un  hôte  inattendu, 
occuper  la  place  restée  vide  à  la  table  du  festin.  Alors  un  duel  acharné 
s'engagea  entre  les  [classes  qui  avaient  renversé  l'ancien  régime  et  le» 
masses  qui  prétendaient  donner  à  la  révolution  commencée  un  autre 
sens  et  une  portée  très  différente.  Vaincue  sous  la  convention  et  dé- 
cimée par  la  terreur,  la  bourgeoisie  retrempa  son  courage  dans  son 
ScUig  versé  à  flot,  et,  sans  avoir  inspiré  le  9  thermidor,  elle  se  trouva 
derrière  Tallien  pour  en  profiter.  Seule  responsable  du  directoire,  elle 
eut  seule  aussi  l'honneur  du  consulat;  l'empire  lui  maintint  la  prépon- 
dérance par  son  système^  d'administration  et  par  sa  législation  civile, 
tout  en  associant  àfson  œuvre  gigantesque  les  classes  agricoles  qu'il 
enivra  de  la  seule  poésie  qu'elles  comprennent,  celle  de  la  victoire  et 
dfi  la  guerwB.  En  4815,  on  vit  recommencer,  entre  les  fils  eu  tiers-état 


■ 


LA   BOURGEOISIE  ET   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  579 

t  les  représentans  de  la  vieille  société  vaincue  en  89,  une  lutte  rétro- 
ipt'ctive  entretenue  par  d'amers  ressentimens  et  des  souffrances  d'à- 
nour-propre  plutôt  que  par  une  opposition  naturelle  d'intérêts;  enfin, 
a  révolution  de  1830  inaugura  l'avènement  incontesté  de  la  bour- 


geoisie à  la  direction  suprême  des  alîaires.  Le  principe  fondamental 
lu  vieux  droit  historique  ayant  été  ce  jour-là  déplacé,  toutes  les  espé- 
rances qui  paraissaient  puiser  leurs  forces  dans  ce  principe  se  trouvè- 
rent atteintes  à  leur  source  même;  elles  cessèrent  de  se  produire  et 
l'on  dut  cesser  de  les  évoquer.  Ce  fut  désormais  contre  d'autres  enne- 
?nis  que  les  classes  industrielles  et  lettrées  furent  contraintes  d'engager 
une  lutte  plus  incertaine  dans  ses  résultats.  Au  24  février,  la  pierre 
mgulaire  du  gouvernement  de  la  bourgeoisie  fut  déplacée  comme  celle 
de  la  vieille  société  aristocratique  l'avait  été  en  1830.  En  proclamant  la 
[loi  du  suffrage  universel,  la  France  prit  le  contre-pied  de  toutes  les 
ithéories  que  les  classes  moyennes  étaient  parvenues  à  faire  triompher 
depuis  l'ouverture  de  la  révolution. 

C'est  l'histoire  de  cette  lutte,  si  vive  encore  sous  nos  yeux,  et  qui  se 
prolongera  long-temps  dans  l'avenir,  que  je  voudrais  esquisser  dans  ses 
j  phases  diverses  et  ses  principales  péripéties.  11  y  aurait,  ce  semble,  un 
grand  intérêt  à  suivre  le  conflit  souvent  obscur,  mais  toujours  réel,  des 
deux  élémens  qui,  depuis  plus  d'un  demi-siècle,  se  disputent  la  direc- 
tion de  la  société  nouvelle,  et  à  juger  la  valeur  des  idées  politiques  qui 
Si;  sont  produites  sous  le  couvert  de  l'un  et  de  l'autre. 

Dans  ce  tableau,  nous  rencontrerons  la  bourgeoisie  au  premier  plan, 
car  elle  seule  provoqua  par  ses  efïorts  infatigables ,  à  partir  du  milieu 
du  xviii*  siècle,  l'agitation  qui  aboutit  à  l'appel  au  pays  et  à  la  con- 
vocation des  états-généraux.  Quel  est  donc  l'esprit  de  cette  puissance 
à  la  fois  si  audacieuse  et  si  timide,  qui  a  déployé  tant  de  ressources  pour 
conquérir  le  pouvoir  et  si  peu  pour  le  conserver?  Qu'était  la  bour- 
geoisie française  à  l'ouverture  de  la  révolution?  Quelle  éducation  avait- 
-dle  reçue  du  passé?  Quelle  direction  allait-elle  à  son  tour  imprimer  à 
l'avenir?  Avant  d'aller  plus  loin,  j'ai  besoin  de  rappeler  sommairement 
les  phases  principales  de  son  développement  à  travers  les  siècles,  car 
jamais  corporation  politique  ne  fut  autant  que  la  bourgeoisie  fran- 
çaise en  parfaite  harmonie  avec  elle-même  aux  périodes  décisives  de 
son  histoire. 

Lorsque  le  flot  des  grandes  invasions  eut  versé  son  limon  répara- 
teur sur  le  monde  épuisé  de  corruption  et  de  vieillesse,  deux  classes 
d'hommes  surnagèrent  seules  au  sein  du  grand  naufrage.  D'un  côté 
paraissent  les  conquérans,  demeurés,  selon  le  droit  antique  de  la  guerre, 
maîtres  des  terres  comme  des  personnes;  de  l'autre  était  la  foule  des 
Taincus,  ékangers  d'origine,  de  mœurs,  de  langage,  et  qui  n'avaient 
à  mettre  en  commun  que  l'étendue  de  leur  infortune.  La  barrière  qui 


580  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

les  séparait  ne  demeura  pas  sans  doute  infranchissable,  et,  dès  les 
premiers  jours  de  l'établissement  des  Francs  au  sein  des  Gaules,  l'au- 
torité du  savoir,  celle  plus  grande  encore  du  sacerdoce  catholique, 
ouvrit  à  bon  nombre  de  Gallo-Romains  l'accès  aux  richesses  et  aux 
premières  dignités.  Cependant  la  société  n'en  restait  pas  moins  parquée 
en  deux  castes  aussi  profondément  divisées  que  celles  de  l'Inde  :  la  caste 
dominatrice,  organisée  en  aristocratie  militaire,  et  celle  des  anciens 
habitans,  déshérités  de  la  possession  du  sol,  devenu  le  gage  et  le  signe 
exclusif  de  la  suprématie  sociale.  Placée  durant  plusieurs  siècles  sous 
une  sorte  d'état  de  siège,  la  nation  fut  soumise  à  des  vainqueurs  qui 
exerçaient,  en  vertu  du  droit  de  la  guerre,  les  attributions,  rares  d'ail- 
leurs en  ces  temps-là,  de  l'administration  et  de  la  justice.  On  ne  con- 
naissait pas  d'autres  magistratures  que  celle  de  l'épée  dans  une  société 
fondée  sur  la  conquête,  et  la  seule  fonction  publique  était  la  fonction 
militaire.  L'étendue  des  devoirs  imposés  par  celle-ci  résultait  de  la  me- 
sure selon  laquelle  chacun  avait  été  admis  au  partage  de  la  propriété 
conquise;  l'état  des  personnes  fut  donc  subordonné  à  celui  des  terres, 
et  celles-ci  se  trouvèrent  naturellement  enlacées  dans  le  réseau  de  fer 
qui  embrassait  dans  ses  étreintes  le  vaste  territoire  des  Gaules.  Pourtant, 
quelque  resserrées  qu'en  fussent  les  mailles,  la  lime  des  révolutions 
et  la  rouille  des  âges  ne  pouvaient  manquer  de  les  relâcher.  A  la  pre- 
mière entreprise  q[ui  contraignit  les  barons  à  quitter  leurs  domaines 
pour  s'aventurer  dans  de  lointaines  expéditions,  ils  durent  mobiliser 
une  partie  de  leur  fortune  territoriale;  aussi  les  croisades  fondèrent- 
elles  en  Europe  la  puissance  de  l'argent,  en  même  temps  que  le  réveil 
des  sciences  et  des  arts  préparait  l'avènement  d'une  classe  interposée 
entre  les  serfs  de  la  glèbe  et  leurs  rudes  dominateurs.  Cette  classe 
acheta  à  prix  débattu,  lorsqu'elle  ne  le  conquit  point  à  coups  de  pi- 
que, le  droit  de  posséder,  de  commercer,  de  délibérer  et  de  s'armer. 
En  face  du  donjon  perché  sur  le  rocher  s'élevèrent  les  tours  des  cités 
municipales ,  et  la  puissance  publique,  qui  ne  s'était  inquiétée  jus- 
qu'alors que  des  influences  rurales  et  militaires,  dut  bientôt  compter 
avec  un  élément  nouveau. 

En  engageant  ses  fiefs  aux  navigateurs  qui  le  transportaient  outre 
mer,  à  l'usurier  dont  il  réclamait  l'assistance  pour  payer  sa  rançon  ou 
pour  armer  ses  vassaux,  le  baron  féodal  faisait  plus  qu'obérer  son  pro- 
pre patrimoine  :  il  portait  une  grave  atteinte  à  l'ordre  de  choses  sorti 
de  la  conquête,  car  il  déplaçait  la  propriété  territoriale,  qui  lui  servait 
de  base;  en  transférant  celle-ci  en  d'autres  mains,  il  appelait  des 
hommes  nouveaux  à  la  jouissance  de  tous  les  droits  réels  et  person- 
nels réputés  alors  inhérens  à  la  propriété  même.  Les  anoblissemens 
vinrent  élargir  promptement  la  brèche  ouverte  par  l'aliénation  des 
seigneuries.  Les  seigneurs  avaient  fait  des  bourgeois  pour  se  procurer 


LA   BOURGEOISIE  ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  581 

l(>  l'argent,  les  rois  firent  des  nobles  dans  la  même  pensée.  Rien  n'est 
(lus  curieux  que  de  suivre  de  règne  en  règne  la  progressive  élévation 
hi  prix  des  lettres  d'anoblissement,  devenue  l'une  des  ressources  ordi- 
naires du  fisc  royal,  comme  nos  passeports  et  nos  ports  d'armes. 

On  peut  observer,  sous  les  premiers  Valois,  les  perturbations  déjà 
[>rofondes  introduites  au  sein  de  cette  grande  fédération  militaire  par 
l'aliénation  des  fiefs,  l'usage  des  anoblissemens  et  la  formation  des 
grands  capitaux  mobiliers.  Des  coups  non  moins  sensibles  y  étaient 
[portés  d'un  autre  côté  par  ces  chefs  qui,  à  force  de  persévérance  et 
Id'adresse,  étaient  enfin  parvenus  à  échanger  leur  pavois  pour  un  trône 
héréditaire.  La  royauté  française  avait  profité  avec  une  entente  admi- 
rable de  toutes  les  circonstances  qui  l'avaient  mise  en  mesure  d'en- 
foncer ses  racines  dans  le  sol  de  la  patrie  et  d'étendre  au  loin  son  om- 
brage et  ses  rameaux. 

La  justice  avait  long-temps  manqué  à  la  société  au  milieu  de  ces 
luttes  quotidiennes  qui  se  renouvelaient  sur  tous  les  points  du  terri- 
toire, et  les  barons  désertaient  leurs  tribunaux  pour  courir  à  l'ennemi, 
ils  ne  paraissaient  guère  plus  à  la  cour  du  suzerain  qu'à  leurs  propres 
assises;  aussi  les  rois  profitèrent-ils  de  leur  négligence  et  de  leur  dé- 
dain pour  substituer  des  légistes  à  leurs  nobles  conseillers.  Introduits 
auprès  de  princes  auxquels  manquaient  les  premiers  rudimens  de 
l'instruction  littéraire,  ces  légistes  parvinrent  à  se  rendre  nécessaires 
et  ne  tardèrent  pas  à  conquérir  la  confiance  du  suzerain  par  une  ap- 
titude au  travail  et  une  étendue  de  connaissances  que  faisaient  res- 
sortir encore  la  souplesse  de  leur  conduite  et  la  chaleur  de  leur  dé- 
vouement. Tout  le  monde  sait  comment  l'introduction  du  droit  écrit 
vint  faire  de  la  justice  une  profession  savante,  et  par  quel  concours 
d'heureuses  circonstances  les  humbles  baillis  des  domaines  de  la  cou- 
ronne se  trouvèrent  naturellement  portés  aux  plus  hautes  charges  de 
l'élat. 

Devenue  le  principal  point  d'appui  de  la  royauté  dans  sa  lutte  contre 
l'aristocratie  territoriale ,  la  bourgeoisie  naissante  prit  les  mœurs  que 
lui  faisait  sa  condition  :  elle  parut  plus  occupée  de  s'assurer  la  réa- 
lité du  pouvoir  que  d'en  conquérir  les  apparences ,  se  montrant  très 
humble  en  même  temps  que  très  résolue  dans  l'avancement  de  sa  for- 
tune et  la  poursuite  de  ses  desseins.  Vouée  à  l'extension  de  la  puis- 
sance royale,  par  intérêt  autant  que  par  reconnaissance,  elle  seconda 
les  rois  dans  leur  politique,  les  excita  dans  leurs  passions,  et  les  servit 
trop  souvent  dans  leurs  vengeances.  Ennemie  naturelle  de  l'aristocra- 
tie féodale,  elle  observait  aussi,  avec  une  jalouse  inquiétude,  l'influence 
du  clergé,  car  cette  influence  faisait  concurrence  à  la  sienne;  c'était 
d'ailleurs  un  obstacle  à  l'omnipotence  qu'elle  ambitionnait  pour  la 
royauté  et  qu'elle  l'excitait  incessamment  à  conquérir.  Combattre  la 


582  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

noblesse,  contenir  le  clergé,  étendre  les  prérogatives  de  la  couronne  en 
centralisant  de  plus  en  plus  le  pouvoir,  telles  furent  les  maximes  dont 
s'inspira  la  bourgeoisie  française  dès  le  commencement  du  xiv»  siècle. 
Lorsque  la  maison  de  Valois  épuisait  le  vieux  sang  de  la  chevalerie  pour 
assurer  l'indépendance  du  territoire  contre  l'étranger  et  pour  fonder 
celle  du  suzerain  contre  ses  vassaux;  lorsqu'elle  confisquait  les  richesses 
du  Temple  et  dressait  l'échafaud  de  ses  moines  héroïques;  quand,  en- 
tourée de  ses  conseillers  juifs  et  florentins,  elle  préparait  ses  édits  sur 
les  monnaies  et  poursuivait  la  double  proie  du  pouvoir  et  de  l'or;  lors- 
qu'elle luttait  enfin  contre  les  princes  confédérés  dans  Paris  et  contre 
les  Jacques  insurgés  dans  les  provinces,  la  royauté  faisait  la  politique 
et  les  affaires  de  la  bourgeoisie;  elle  s'inspirait  de  l'esprit  qui  devait 
animer  l'opposition  janséniste  des  parlemens  sous  Louis  XV,  présider 
sous  Louis  XVI  à  la  rédaction  des  cahiers  transmis  par  les  bailliages, 
et  faire  enfin  explosion  à  la  tribune  de  la  constituante  en  résistant  à 
la  fois  à  l'émigration  et  à  la  montagne. 

Assise  sur  les  fleurs  de  lis  et  introduite  dans  les  conseils  des  rois,  là 
classe  moyenne  ne  s'arrêta  plus  dans  le  cours  ascendant  de  sa  fortune. 
De  nouveaux  rapports  s'étaient  établis  entre  les  peuples,  et  les  hommes 
subissaient  chaque  jour  l'excitation  de  besoins  nouveaux.  Une  situa- 
tion plus  assise  avait  fait  naître  l'industrie,  éveillé  l'esprit  de  spécula- 
tion,  et,  dès  l'ouverture  du  xv^  siècle,  on  voit  le  commerce  maritime 
combiner  ses  opérations,  du  fond  de  l'Orient  aux  grands  marchés  de 
l'Europe.  Tandis  que  l'imprimerie  multipliait  la  pensée  de  l'homme, 
la  boussole  ouvrait  à  son  activité  des  voies  jusqu'alors  ignorées.  L'es- 
prit de  chevalerie  et  l'esprit  d'entreprise,  étroitement  associés,  inspi- 
raient les  héroïques  aventuriers  à  la  voix  desquels  les  Amériques  et  les 
Indes  sortaient  du  sein  des  eaux  avec  leur  soleil  éternel  et  leurs  trésors 
inépuisables.  Les  sens  reculaient  la  limite  des  désirs  autant  que  l'in- 
telligence élargissait  la  sphère  des  idées;  les  combinaisons  de  la  poli- 
tique et  celles  du  négoce  commençaient  à  s'étendre  d'un  hémisphère  à 
un  autre,  et  la  lettre  de  change  était  venue  supprimer  la  distance 
entre  les  capitaux,  comme  la  vapeur  l'a  de  nos  jours  supprimée  entre 
les  peuples.  Aux  scolastiques  du  xhi«  siècle,  aux  légistes  du  xiv*,  le 
xv«  siècle  ajouta  ses  hardis  navigateurs  portugais,  ses  fabricans  des 
Flandres  si  redoutables  à  nos  rois,  et  ses  marchands  d'Italie  qui  allaient 
échanger  leurs  comptoirs  pour  des  trônes.  A  ce  contingent,  le  xvi*  siècle 
joignit  bientôt  ses  artistes  et  ses  savans;  l'âge  suivant  constitua  la  pua- 
sance  officielle  des  gens  de  lettres  et  créa  l'irrésistible  magistrature  de 
l'esprit  :  il  ne  restait  plus  qu'à  joindre  à  toutes  ces  forces  l'escouade 
des  économistes  et  la  franc-maçonnerie  des  philosophes  pour  voir  se 
dérouler,  dans  l'infinie  variété  de  ses  origines  et  de  ses  aptitudes,  la 
puissante  armée  qui  commença  la  révolution  de  89,  fit  à  son  profit 


LA  BOURGEOISIE  ET  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.'  883 

celle  de  1830,  et  qui,  en  1848,  a  vu  poser  devant  elle  un  nouveau  pro- 
blème dont  elle  ne  paraissait  soupçonner  ni  la  gravité  ni  l'imminence. 
Le  prodigieux  mouvement  imprimé  à  l'esprit  humain  depuis  1^ 
luttes  de  la  papauté  et  de  l'empire  jusqu'au  règne  de  Charles-Quint 
amena  l'explosion  de  la  réforme;  mais  quoique  le  protestantisme  ait 
pris  naissance  au  sein  des  classes  moyennes,  dans  les  corporations 
riches  et  lettrées,  quoique  celles-ci  lui  aient  fourni  ses  plus  ardens 
propagateurs,  il  retarda  les  progrès  politiques  de  la  bourgeoisie,  bien 
loin  de  les  avancer.  Dans  presque  toute  l'Europe,  l'aristocratie  et  la 
royauté  se  concertèrent  pour  confisquer  la  réforme  à  leur  profit;  l'une, 
épuisée  d'argent,  en  fit  un  moyen  de  servir  sa  cupidité;  l'autre,  avide 
de  pouvoir,  en  fit  un  instrument  pour  étendre  sa  puissance.  En  An- 
gleterre, en  Allemagne  et  dans  les  pauvres  monarchies  du  Nord,  la 
noblesse  répara,  au  moyen  d'immenses  confiscations,  sa  fortune 
ébranlée  par  de  longues  guerres  et  des  dissensions  sanglantes.  Les 
choses  se  passèrent  autrement  en  France  :  l'ardente  foi  religieuse  des 
masses  et  l'instinct  politique  des  classes  moyennes,  promptement 
éveillé,  empêchèrent  les  nouvelles  doctrines  de  devenir  un  instru- 
ment aux  mains  de  l'aristocratie.  Les  bourgeois  ne  tardèrent  pas  à 
comprendre  que  le  protestantisme,  embrassé  par  les  grandes  factions 
de  cour,  qui  avaient  besoin  d'un  point  d'appui  pour  s'imposer  au  mo- 
narque, était  devenu  le  drapeau  de  ses  adversaires  naturels;  aussi  se 
rejetèrent-ils  presque  tous  dans  la  résistance  catholique.  L'avocat  David 
conçut  la  pensée  de  la  ligue ,  et  les  classes  moyennes  poursuivirent 
r€xécution  de  cette  œuvre  immense  avec  une  persévérance  audacieuse. 
Elles  faillirent  réaliser  à  leur  profit,  dès  cette  époque,  en  s'appuyant 
sur  des  motifs  religieux,  le  changement  dynastique  qu'elles  oat  opéré 
en  1830,  en  se  prévalant  de  motifs  constitutionnels.  La  substitution  de 
la  populaire  maison  de  Guise  à  la  maison  de  Valois,  d'une  royauté 
nationale  à  une  monarchie  décrépite,  la  consécration  du  principe  de 
la  souveraineté  du  peuple  dans  les  matières  de  gouvernement  et  la 
transformation  d'une  dynastie  de  gentilshommes  en  une  dynastie  mu- 
nicipale, telles  furent  les  tentatives  que  le  xvi«  siècle  fut  très  près  de 
réaliser,  telles  furent  les  doctrines  qui  firent  circuler  dans  toutes  les 
"Villes  et  dans  toutes  les  corporations  du  royaume  très  chrétien  une  fé- 
brile exaltation  de  patriotisme  et  de  foi.  Si  la  ligue  avait  triomphé,  un 
mouvement  analogue  à  celui  de  89  se  serait  produit  en  France  deux 
siècles  plus  tôt,  et,  se  greffant  sur  le  sentiment  catholique  qui  s'épa- 
ûouissait  alors  dans  toute  sa  sève,  il  aurait  vraisemblablement  donné 
des  fruits  moins  amers  et  arrosés  de  moins  de  sang;  mais,  dans  la 
grande  lutte  contre  la  réforme,  la  bourgeoisie  succomba  après  une  ré^ 
sistance  de  tous  points  admirable.  Elle  ne  céda  point  en  France,  comme 
die  dut  le  faire  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  à  l'ascendant  de  Taris- 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tocratie,  dont  les  efforts  dans  cette  grande  crise  ne  furent  pas  plus 
heureux  que  les  siens.  Les  masses  demeurées  catholiques,  aussi  lîien 
que  la  noblesse  devenue  protestante,  furent  également  vaincues  chez 
nous  par  la  royauté.  L'habileté  politique  de  Henri  IV  la  rendit  maî- 
tresse de  ce  terrain  si  long-temps  disputé.  Donnant  par  sa  situation 
même  des  gages  aux  uns  et  aux  autres  sans  inspirer  une  entière  con- 
fiance à  personne,  le  Béarnais  imposa  aux  deux  partis  une  transaction 
dont  il  resta  le  garant  et  l'arbitre.  Renonçant  désormais  à  dicter  ses 
conditions  à  la  couronne,  la  noblesse  alla  mourir  dans  les  armées  du 
roi  ou  chercher  à  la  cour  les  vains  honneurs  d'une  brillante  domesti- 
cité. Oubliant,  de  son  côté,  les  rêves  politiques  qu'elle  avait  poursuivis, 
durant  la  ligue,  dans  les  parloirs  aux  marchands  et  les  salles  des 
hôtels-de-ville,  la  bourgeoisie  rentra  dans  l'obscurité  de  ses  comptoirs 
et  dans  ses  études,  ne  s'occupant  plus,  dans  le  cours  du  siècle  suivant, 
que  du  soin  de  consolider  et  d'étendre  sa  fortune. 

Aucune  maison  souveraine  n'affecta  de  s'entourer  plus  exclusive- 
ment de  noblesse  que  la  maison  de  Bourbon,  et  nulle  ne  lui  porta 
néanmoins  de  plus  rudes  coups.  Jamais  dynastie  ne  prépara  d'une 
manière  plus  efficace  l'avenir  politique  des  classes  sur  lesquelles  elle 
semblait  faire  tomber,  dans  ses  relations  habituelles,  le  poids  de  son 
indifférence,  pour  ne  pas  dire  de  son  mépris.  Pendant  que  les  hommes 
de  qualité  obtenaient  le  désastreux  privilège  de  se  ruiner  à  Versailles 
et  rachetaient  par  de  vaines  satisfactions  de  vanité  la  perte  de  leur  in- 
fluence locale,  pendant  qu'un  ridicule  préjugé  écartait  la  noblesse  des 
carrières  industrielles,  de  la  plupart  des  professions  libérales  et  des 
fonctions  même  de  la  magistrature,  le  gouvernement  royal  secondait, 
par  tout  son  système  d'administration,  les  progrès  des  hommes  nou- 
veaux, et  ceux-ci  conquéraient  dans  les  affaires  une  importance  qui 
faisait  ressortir  de  plus  en  plus  l'humilité  de  leur  situation  dans  l'état.i 
En  même  temps  que  la  royauté  commettait  l'irréparable  faute  de 
s'isoler  de  la  bourgeoisie  par  une  étiquette  infranchissable,  elle  gou- 
vernait de  manière  à  tomber  promptement  dans  sa  dépendance  abso- 
lue, de  telle  sorte  que  la  monarchie  grandissait  chaque  jour  par  ses 
mesures  ceux  qu'elle  blessait  au  cœur  par  ses  dédains. 

L'homme  d'état  qui  a  eu  peut-être  au  plus  haut  degré  les  préjugés 
du  gentilhomme  fut,  personne  ne  l'ignore,  le  grand  initiateur  de  la 
bourgeoisie.  Le  cardinal  de  Richelieu  se  fût  écrié  volontiers,  comme 
l'organe  de  la  noblesse  aux  états  de  1614,  que  «  c'était  grande  inso- 
lence de  vouloir  établir  quelque  sorte  d'égalité  entre  le  tiers  et  la  no- 
blesse, qu'il  y  avait  entre  eux  autant  de  différence  comme  entre  le 
maître  et  le  valet,  »  et  pourtant  ce  ministre  livrait  à  d'obscurs  com-^ 
missaires  les  plus  hautes  têtes  du  royaume.  Il  ne  décapita  pas  seule»-; 
ment  l'aristocratie  dans  ses  chefs,  il  l'attaqua  avec  acharnement  et 


LA   BOURGEOISIE   ET   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  585 

corps  à  corps  dans  son  organisation  même.  La  création  des  intendances 
fut  pour  la  noblesse  un  plus  rude  coup  que  l'exécution  du  duc  de  Mont- 
morency, et*  si  la  prescience  avait  chez  Richelieu  égalé  l'instinct  du 
pouvoir,  il  aurait  pu  déterminer  avec  une  certitude  presque  mathé- 
matique l'instant  où  ses  mesures  administratives  auraient  amené  la 
révolution  politique  la  plus  contraire  à  sa  nature  et  à  son  génie.  En 
assurant  par  la  puissance  de  sa  volonté  et  la  persévérance  de  ses  efforts 
rétablissement  d'une  marine,  en  créant  de  grandes  compagnies  indus- 
trielles sous  le  patronage  de  l'état,  en  fondant  des  colonies,  en  étendant 
et  en  consolidant  la  dette  publique,  Richelieu  assurait  au  négoce  et  à 
la  finance  une  prépondérance  manifeste  sur  la  noblesse  territoriale,  qui 
n'avait  plus  à  courir  d'autre  carrière  que  celle  des  armes,  et  que  ses 
mœurs  élégantes  préparaient  à  la  dissipation,  comme  ses  devoirs  mili- 
taires à  la  ruine.  11  semble  d'ailleurs  que  cet  homme  prît  plaisir  à  évo- 
([uer  lui-même  toutes  les  puissances  et  toutes  les  forces  appelées  à  faire 
bientôt  contre  son  œuvre  une  explosion  terrible.  Pendant  qu'il  im- 
posait silence  aux  parlemens,  il  constituait  les  gens  de  lettres  en  cor- 
poration délibérante.  Non  content  de  faire  jouer  ses  drames,  le  pa- 
tron de  Laubardemont  se  faisait  journaliste  et  fondait  la  Gazette  de 
France.  L'impitoyable  ministre  qui  condamnait  à  l'indigence  la  mère 
(le  son  roi  comblait  de  largesses  les  écrivains  les  plus  obscurs,  et 
Ihomme  qui  ne  permettait  pas  aux  grands  du  royaume  de  s'asseoir  en 
sa  présence  voulait  qu'un  poète  se  tînt  devant  lui  assis  et  couvert. 

Colbert  continua  l'œuvre  de  Richelieu  avec  une  prévoyance  de  l'a- 
venir qui  aurait  fait  reculer  le  ministre  de  Louis  XIII,  si  celui-ci  l'avait 
possédée.  L'homme  qui  cou^TÎt  la  France  d'innombrables  manufac- 
tures, le  fondateur  de  l'Académie  des  sciences,  le  créateur  de  l'in- 
scription maritime,  l'organisateur  des  tarifs  de  protection  pour  notre 
navigation  et  notre  industrie,  ne  se  dissimulait  pas  les  conséquences 
politiques  qu'entraîneraient  à  leur  suite  les  fécondes  innovations  qu'il 
suggérait  au  jeune  monarque  dont  il  possédait  la  confiance.  Au  sein  des 
pompes  de  Versailles,  où  la  grandeur  de  ses  fonctions  ne  le  protégeait 
pas  toujours  contre  de  frivoles  dédains,  le  fils  du  marchand  de  Reims 
semblait  déjà,  de  son  austère  et  profond  regard,  mesurer  le  prochain 
avenir  qui  ferait  à  la  fois  sa  gloire  et  sa  vengeance.  L'ancien  intendant 
de  Mazarin  savait  que  la  nation  ne  supporterait  plus  long-temps  le  joug 
de  ces  fières  beautés  dont  il  était  condamné  à  subir  les  dispendieux 
caprices;  il  ne  prenait  guère  au  sérieux  ces  brillans  seigneurs  qui 
avaient  abandonné  leurs  manoirs  pour  vivre  des  bienfaits  du  roi,  et 
dont  les  prérogatives  ardemment  disputées  consistaient  à  donner  la 
chemise  au  monarque  et  à  lui  présenter  le  bougeoir. 

L'éclat  que  répandait  alors  la  royauté,  dans  la  plénitude  de  sa  force 
et  de  sa  gloire,  parvint  à  masquer,  duraat  le  cours  de  ce  long  règne,  le 


586  REVCB  DES  DECX  MONDES. 

froissement  que  faisait  déjà  naître  un  désaccord  chaque  jour  plus  sen- 
sible entre  les  mœurs  de  la  cour  et  les  intérêts  nouveaux  qui  commen- 
çaient à  dominer  dans  la  nation.  Le  prestige  qui  entourait  le  mo- 
narque masquait  ce  qu'il  y  avait  de  contradictoire  dans  la  situation 
d'un  gouvernement  placé  sous  la  dépendance  des  capitalistes,  puisqu'il 
ne  vivait  que  d'anticipations  et  d'emprunts,  et  dans  les  habitudes  d'une 
cour  qui  repoussait  les  hommes  d'industrie  et  de  finances  et  se  mon- 
trait inabordable  à  quiconque  ne  justifiait  point  d'une  extraction  no- 
biliaire. A  la  mort  de  Louis  XIV,  une  dette  publique  de  plus  de  deux 
milliards  témoignait  à  la  fois  et  des  malheurs  du  grand  règne  et  des 
nécessités  qui  allaient  bientôt  changer  la  face  de  cette  société  impré- 
Toyante  et  dissipatrice.  Aux  derniers  jours  de  sa  vie,  le  vieux  roi,  ré- 
duit aux  extrémités ,  recevait  Samuel  Bernard  à  Marly;  il  laissait  ap- 
procher de  sa  personne  en  l'entourant  de  séductions  et  de  flatteries  un 
Juif  qui  voulait  bien  consentir  à  prêter  quelques  millions  à  son  gou- 
vernement aux  abois. 

Ce  fut  l'un  des  premiers  symptômes  de  l'effroyable  confusion  qui, 
sous  l'empire  d'une  convoitise  sans  exemple ,  allait  bientôt  altérer  les 
mœurs,  supprimer  les  distances,  bouleverser  toutes  les  fortunes  et 
toutes  les  imaginations.  Sous  la  régence,  il  devint  impossible  de  ne  pas 
pénétrer  la  portée  du  mouvement  de  transformation  qui  allait  faire 
grandir  les  classes  moyennes  par  l'irrémédiable  dégradation  des  classes 
supérieures.  Louis  XIV  serait  mort  de  honte,  s'il  avait  pu  deviner  que 
ces  fiers  gentilshommes  qui  se  pressaient  autour  de  lui  chez  M""  de 
Maintenon,  et  qui  affectaient  d'imiter  la  pieuse  gravité  du  monarque, 
quitteraient  bientôt  les  galeries  de  Versailles  pour  courir  les  tripots  de 
Paris,  solliciteraient  pour  leurs  fils  la  main  de  la  fille  d'un  aventurier, 
écossais,  prodigueraient  les  flatteries  à  sa  maîtresse,  et  se  querelle* 
raient  comme  des  laquais  pour  se  disputer  des  actions.  Il  serait  mort 
de  colère,  s'il  avait  pu  soupçonner  que  les  jugeurs  en  robe  rouge  qu'il 
allait  visiter  dans  son  costume  de  chasse  casseraient,  avant  même  que 
ses  restes  fussent  déposés  à  Saint-Denis ,  le  testament  par  lequel  il  s'ef- 
forçait de  survivre  à  lui-même. 

Il  n'y  avait  pourtant  dans  tout  cela  rien  que  ne  laissât  prévoir  la 
nature  même  des  choses.  «Lorsqu'un  gouvernement  dépense  chaque 
année  plus  qu'il  ne  reçoit,  et  telle  fut  la  situation  de  la  monarchie 
française  depuis  Richelieu  jusqu'à  Galonné,  il  est  contraint  d'avoir  re- 
cours au  crédit  et  d'en  subir  tous  les  engouemens  comme  toutes  les 
inconstances.  Lorsqu'une  aristocratie,  dépouillée  de  toute  participa» 
tion  au  pouvoir  politique,  n'a  plus  d'autre  privilège  que  de  faire  des 
dettes  et  de  contracter  des  mésalliances  pour  les  payer,  il  n'y  a  point 
à  s'étonner  si  cette  aristocratie  finit  par  se  montrer  peu  scrupuleuse 
sur  les  moyens  de  relever  sa  fortune.  Enfin,  quand  de  grandes  corpo- 


LA   BOURGEOISIE  ET  LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  587 

rations  judiciaires  conservent  seules,  dans  le  désordre  des  mœurs,  la 
confusion  des  idées,  et  au  milieu  des  inquiétudes  générales  sur  la  for- 
tune publique,  des  habitudes  graves,  un  esprit  de  corps  énergique  et 
une  longue  suite  dans  leurs  desseins,  il  est  de  toute  évidence  qu'il  doit 
venir  un  jour  où  l'ascendant  de  ces  corporations  sera  irrésistible. 

Quoique  le  parlement  eût  abdiqué  toute  prétention  politique  depuis 
la  fronde ,  qui  lui  avait  si  mal  réussi ,  et  où  il  s'était  montré  si  infé- 
rieur à  sa  tâche ,  son  influence  s'étendait  chaque  jour  sur  le  royaume 
au  point  de  dominer  toutes  les  autres.  Les  cours  souveraines ,  enne- 
mies de  la  noblesse  d'épée,  surveillantes  jalouses  du  clergé  et  des 
ordres  religieux,  continuaient  avec  ardeur  dans  le  cours  du  xviii^  siècle 
l'œuvre  qu'elles  avaient  entreprise  dès  leur  fondation.  Toutes  les  juri- 
dictions inférieures  s'inspiraient  de  la  même  pensée ,  et,  depuis  les 
clercs  de  la  basoche  jusqu'aux  premiers  présidens,  plus  de  cinquante 
mille  familles  vivaient  sous  le  même  patronage  et  grandissaient  à 
l'ombre  des  mêmes  institutions.  La  double  prérogative  attribuée  aux 
rois  de  France,  selon  le  mot  d'un  spirituel  contrôleur-général,  de  créer 
I  des  charges  à  volonté  et  de  trouver  toujours  des  sots  pour  les  acheter, 
avait  amené  la  formation  d'une  classe  intermédiaire  que  ces  honneurs 
obteims  à  prix  d'argent  séparaient  de  la  roture  sans  la  confondre  avec  la 
noblesse,  qui  s'obstinait  à  lui  fermer  ses  rangs.  La  société  de  l'ancien 
régime  était  donc  sourdement  minée  par  les  souffrances  les  plus  aiguës 
de  l'amour-propre  non  moins  que  par  l'effet  des  malheurs  publics.  Un 
concert  tacite  s'établit  entre  la  plupart  des  magistrats  du  royaume,  les 
propriétaires  d'offices  et  de  charges  municipales,  les  banquiers,  les 
traitans  et  les  industriels,  pour  renverser  un  état  de  choses  qui  infli- 
geait à  leur  vanité  des  blessures  si  gratuites  et  si  profondes.  Depuis 
cinquante  ans,  les  chefs  de  la  bourgeoisie  financière  et  les  gens  de 
lettres  côtoyaient  la  noblesse  de  trop  près  pour  ne  pas  s'efforcer  de 
renverser  la  barrière  purement  morale  qui  les  séparait  d'elle. 

Les  classes  moyennes  n'apportaient  d'ailleurs  dans  leurs  dispositions 
révolutionnaires  aucune  pensée  de  nivellement,  et  étaient  fort  loin  de 
soupçonner  la  direction  que  prendrait  par  la  suite  le  mouvement  si 
vivement  suscité  par  elles.  On  peut  même  dire  qu'aucune  portion  de  la 
vieille  société  française  ne  désirait  peut-être  autant  que  la  bourgeoisie 
maintenir  la  distance  qui  la  séparait  du  peuple ,  et  qu'aucune  n'était 
au  fond  plus  jalouse  gardienne  de  ses  prérogatives  et  de  ses  privilèges. 
Ses  mœurs  autant  que  ses  intérêts  la  rendaient  absolument  rebelle  à 
l'égalité  entendue  dans  le  sens  démocratique  que  nous  lui  attribuons 
aujourd'hui.  L'égalité  par  en  haut  ne  présuj^osait  nullement  pour 
elle  l'égalité  par  en  bas.  La  vie  sociale  était  alors  distincte  et  tranchée 
par  les  habitudes ,  par  le  costume  comme  par  l'esprit  des  classes  di- 


588  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

verses  dont  se  composait  cette  vaste  mosaïque.  L'existence  du  compa- 
gnon ouvrier  était  aussi  étrangère  à  celle  du  maître,  dont  il  était  sé- 
paré par  le  privilège  de  maîtrise,  que  la  vie  du  maître  était  distincte 
de  celle  du  bourgeois,  et  la  petite  bourgeoisie  n'attachait  pas  moins  de 
prix  au  droit  de  porter  de  la  poudre  que  la  noblesse  au  droit  de  porter 
l'épée.  Lorsque  s'agitait  durant  le  cours  du  xvni'  siècle  le  vague  ins- 
tinct d'une  réforme  politique,  il  n'était  pas  un  conseiller  de  présidial, 
pas  un  échevin ,  pas  un  procureur,  pas  un  marchand ,  pas  même  un 
maître  ouvrier  qui  n'eût  reculé  à  la  pensée  de  confondre  dans  une 
immense  unité  tous  les  rangs  et  toutes  les  classes,  et  la  plupart  auraient 
abjuré  toute  espérance  novatrice,  s'ils  avaient  pu  soupçonner  que  le 
dernier  mot  d'une  réforme  serait  d'attribuer  à  tous  les  mêmes  droits 
politiques ,  et  de  faire  monter  le  peuple  au  niveau  de  la  bourgeoisie, 
qui  n'aspirait  elle-même  qu'à  partager  les  prérogatives  de  la  noblesse. 
Pour  les  esprits  qu'échauffait  pendant  le  règne  de  Louis  XV  le  pre- 
mier souffle  de  la  vie  publique,  pour  les  parlementaires ,  les  gens  de 
lettres  et  de  finances ,  le  peuple  était  une  abstraction  dont  on  tenait 
encore  peu  de  cortipte.  Si  les  économistes  tombaient  d'accord  de  dé- 
grever les  denrées  de  première  nécessite ,  d'alléger  les  impôts  qui  pe- 
saient sur  les  classes  pauvres,  si  leS  plus  hardis  admettaient  en  principe 
la  liberté  du  commerce  et  de  l'industrie,  et  réclamaient  des  modifica- 
tions au  régime  des  maîtrises  et  jurandes,  personne  n'avait  la  pensée 
d'attribuer  aux  masses  un  rôle  actif  dans  les  affaires  publiques,  et  nul 
ne  soupçonnait,  même  à  la  veille  de  la  grande  crise,  que  celles-ci  fus- 
sent destinées  à  porter  un  poids  décisif  dans  les  solutions  réservées  à 
l'avenir. 

J.-J.  Rousseau  fut  le  premier  des  grands  écrivains  du  xvni*  siècle 
qui  étendit  la  sphère  où  se  concentraient  alors  les  spéculations  et  les 
espérances  des  novateurs.  Étranger  à  la  France  par  son  origine,  il 
n'avait  pas,  comme  les  Français,  la  croyance  innée  de  la  monarchie. 
Non  moins  humilié  par  les  financiers  que  par  les  grands  seigneurs  dans 
les  orageuses  vicissitudes  de  sa  vie,  il  éprouvait  une  amère  et  poignante 
joie  en  attaquant  dans  ses  bases  la  société  qui  avait  si  lourdement  pesé 
sur  son  orgueil,  et  en  secouant  la  poussière  de  ses  souliers  sur  ce  monde 
dont  il  prédisait  la  ruine.  Sans  tenir  aucun  compte  des  données  de 
l'histoire  et  des  situations  établies,  Rousseau  prétendit  remonter  à 
l'origine  même  du  pouvoir,  saisir  à  leur  source  les  lois  primordiales 
du  pacte  établi  entre  les  hommes  et  déterminer  les  conditions  normales 
de  toute  souveraineté  légitime.  La  passion  démocratique  vint  colorer 
de  ses  teintes  empourprées  un  fond  de  métaphysique  assez  vulgaire, 
et  l'auteur  du  Contrat  social  ouvrit  le  premier  la  brèche  qu'élargirent 
successivement  Raynal,  Mably,  Thomas  Payne,  Robespierre,  Babœuf, 


LA   BOURGEOISIE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  589 

aint-Simon  et  Fourier,  esprits  divers  sans  doute  par  leurs  tendances 
omme  par  leurs  destinées,  mais  tous  issus  de  la  même  pensée,  inspirés 
e  la  même  passion. 

Ce  n'était  pas  à  l'auteur  du  Contrat  social  que  la  bourgeoisie  deman- 
;iit  ses  inspirations  politiques  :  si  elle  répétait  ses  maximes,  c'était 
ans  la  plus  parfaite  ignorance  de  leur  portée  inévitable.  Pour  elle 
ussi  bien  que  pour  la  noblesse,  Rousseau  n'était  guère  qu'un  rêveur 
loquent  dont  la  portée  pratique  n'allait  pas  au-delà  de  quelques  in- 
lovations  dans  la  manière  de  nourrir  et  d'élever  les  petits  enfans.  Il 
liait  réservé  à  un  autre  publiciste  de  donner  une  direction  plus  pré- 
ise  aux  pensées  de  ces  hommes  nouveaux ,  artisans  de  leur  propre 
ortune,  qui  s'agitaient  jusqu'à  lui  dans  la  tumultueuse  confusion  de 
eurs  espérances.  Montesquieu  fut  leur  véritable  initiateur,  et  c'est  à 
Esprit  des  lois  qu'il  faut  remonter  comme  à  la  source  du  grand  mou- 
.ement  qui,  après  avoir  agité,  durant  près  d'un  demi-siècle,  tous  les 
îarlemens  du  royaume,  aboutit  enfin  à  la  convocation  des  états-géné- 
raux et  à  la  formation  de  l'assemblée  nationale.  Le  docte  président  au 
parlement  de  Bordeaux  offrait,  par  ses  habitudes  comme  par  les  ten- 
lances  de  son  esprit,  le  plus  complet  contraste  avec  le  citoyen  de  Genève. 
L'un  professait  pour  les  faits  le  respect  que  l'autre  affectait  pour  les 
principes,  et,  pendant  que  celui-ci  s'efforçait  de  donner  aux  problèmes 
isociaux  la  précision  des  solutions  mathématiques,  celui-là  ne  deman- 
dait d'enseignement  qu'à  l'histoire  et  à  l'étude  des  législations  com- 
parées. Montesquieu  avait  une  foi  profonde  dans  la  royauté  :  les  con- 
ditions à  peu  près  irréalisables  qu'il  attribuait  à  la  république  constatent 
qu'il  ne  considérait  pas  cette  forme  de  gouvernement  comme  de  nature 
à  devenir  pour  les  sociétés  modernes  l'objet  d'un  essai  sérieux.  La 
démocratie  n'existait,  à  ses  yeux,  que  dans  les  écrits  de  Thucydide  et 
les  souvenirs  de  l'Agora  d'Athènes.  Le  savant  parlementaire  ne  séparait 
pas  la  monarchie  des  institutions  qui  s'étaient  développées  à  son  ombre; 
il  allait  jusqu'à  proclamer  les  heureuses  conséquences  de  la  vénalité 
des  charges  et  de  l'hérédité  des  offices.  Il  ne  comprenait  pas  la  mo- 
narchie sans  une  hiérarchie  complète  qui  lui  servît  de  base  et  dont 
«lie  fût  elle-même  le  sommet;  mais  il  voulait  que  la  noblesse  cessât 
■d'être  une  caste  pour  devenir  une  institution,  qu'elle  conquît  des  pou- 
voirs politiques  au  lieu  de  vains  honneurs,  qu'elle  réclamât  des  droits 
au  lieu  de  privilèges;  il  la  comprenait  élargie  et  transformée,  et  la 
voulait  d'un  accès  prompt  et  facile  pour  tous  ceux  que  le  progrès  na- 
turel de  la  société  amenait  à  sa  tête;  il  entendait  enfin  que  les  familles, 
au  lieu  de  demeurer  marquées  d'une  sorte  de  sceau  primordial  inef- 
façable, y  entrassent  par  leur  élévation  ou  en  sortissent  parleur  déca- 
dence. Régulariser,  sans  le  détruire,  l'état  de  choses  qu'il  avait  sous 
les  yeux,  en  substituant  un  régime  de  garantie  au  régime  du  bon  plaisir 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  le  droit  mobile  et  personnel  au  droit  de  la  naissance,  tel  fut  le  grand 
travail  poursuivi  par  Montesquieu  avec  le  chaleureux  concours  des 
gens  de  lettres,  des  gens  de  loi  et  des  gens  de  finance.  Les  premiers  pré- 
paraient la  révolution  en  agitant  les  intelligences,  les  seconds  profitaient 
dans  la  même  pensée  du  droit  de  l'enregistrement  pour  exciter  les  par- 
leraens  à  prendre  pied  dans  la  sphère  législative,  les  troisièmes  impor 
saient  enfin  des  conditions  chaque  jour  plus  étroites  pour  prix  d'un 
concours  que  le  désordre  financier  rendait  de  plus  en  plus  nécessaire. 
Le  gouffre  du  déficit  s'élargissait  en  effet  chaque  année,  et  lorsque 
Louis  XVI,  avec  des  ressources  annuelles  de  plus  en  plus  insuffisantes, 
se  vit  contraint  de  faire  face  aux  dépenses  extraordinaires  nécessitées 
par  la  guerre  d'Amérique,  il  devint  évident  pour  tout  le  monde  que  M 
crise  financière  allait  ouvrir  la  crise  politique. 

Rousseau  partait  de  la  démocratie  pom'  arriver  à  la  république; 
Montesquieu  s'appuyait  sur  la  bourgeoisie  pour  aboutir  à  la  monarchie 
constitutionnelle.  L'un  aspirait  à  propager  dans  tous  les  rangs  le  sen- 
timent de  l'égalité,  l'autre  à  faire  circuler  sous  des  formes  régulières 
la  vie  politique  dans  les  classes  éclairées  de  la  nation.  Le  dernier  mot 
du  Contrat  social  était  nivellement,  le  dernier  mot  de  l'Esprit  des  lois 
était  liberté.  Ces  deux  hommes  ont  entr'ouvert  deux  larges  voies  paral- 
lèles, pour  ne  pas  dire  opposées,  et  la  trace  de  leur  action,  non  moins 
diverse  que  puissante,  est  demeurée  sensible  à  toutes  les  phases  de  la 
révolution  française.  Nous  la  retrouvons  encore  toute  grande  ouverte 
sous  nos  yeux.  Le  parti  socialiste  et  le  parti  constitutionnel  tiennent 
en  effet  par  toutes  leurs  racines  à  ces  deux  grandes  écoJes  du  dernier 
siècle,  et  M.  Louis  Blanc  ne  sort  pas  moins  manifestement  de  l'écolede 
Rousseau  que  M.  Guizot  de  celle  de  Montesquieu. 

Les  économistes  avaient  partagé  a^  ec  l'auteur  d^  l'Esprit  des  lois  la 
tâche  de  préparer  l'éducation  politique  de  la  classe  qui  élevait  ses  pré* 
tentions  au  niveau  de  sa  foj^tune.  Si  quelques  esprits  de  cette  secte 
professaient,  en  matière  commerciale,  des  idées  de  liberté  absolue  pett 
compatibles  avec  les  intérêts  de  la  bourgeoisie  productive,  les  homme» 
les  plus  influens  de  l^cole  suivirent  la  féconde  tradition  de  Golbert,  d 
ramenèrent  la  science  du  ,gouvernem€ïnt  à  l'art  d'augmenté  la  ri- 
chesse publique  par  la  projtwfAi©»  4w  tmvaii  national  et  l'awgmentatio» 
du  capital  réel. 

Le  courant  des  idées  cxiMinnae  celui  des  faits  conduisait  donc  à  un 
changement  profond  d«ms  l^g  conditions  d'une  société  jusqu'aloi» 
toute  militaire.  Le  travail  et  l'industrie  se  relevaient  chaque  jour 
4ans  l'opinion  du  discrédit  que  les  institutions  faisaient  encore  peser 
sur  eux.  Maintenir  la  suprématie  du  sang  sur  l'intelligence  dans  uîi 
siècle  où  les  rois  sollicitaient  l'honneur  de  correspondre  avec  Voltaire, 
continuer  à  professer  la  suprématie  de  la  carrière  des  armes  sur  Ic^ 


LA  BOURGEOISIE  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  591 

irofessions  libérales,  lorsque  celles-ci  dispensaient  presque  exclusi- 
ement  la  considération  et  la  fortune,  c'était  une  impossibilité  par- 
iiitement  comprise  du  prince  égoïste  qui  régnait  sur  la  société  dont  il 
làtait  la  corniption  par  ses  exemples,  et  dont  il  prédisait  la  catastrophe 
ivec  une  sagacité  peu  commune.  Durant  la  longue  vie  de  Louis  XV, 
atmosphère  fut  comme  imprégnée  de  fluide  révolutionnaire.  11  faisait 
explosion  dans  les  salons,  où  l'esprit  fort  avait  fait  alliance  avec  la  ga- 
lanterie, dans  les  académies,  devenues  les  fojers  de  la  vaste  conspiration 
ourdie  contre  toutes  les  croyances  qui  gouvernent  les  hommes,  dans 
les  parlemens  surtout ,  demeurés  les  seuls  organes  de  la  pensée  pu- 
blique. La  magistrature  fut  le  centre  et  l'instrument  le  plus  actif  de 
l'opposition  de  la  bourgeoisie  contre  un  gouvernement  que  celle-ci  as- 
pirait à  partager  beaucoup  plus  qu'à  détruire.  Aussi  le  nom  des  parle- 
mens remplit-ii  la  première  période  de  la  crise  qui  s'ouvrit  à  la  mort 
de  Louis  XIV  pour  se  prolonger  jusqu'à  la  convocation  de  la  première 
assemblée  des  notables.  Ces  grandes  compagnies  jouissaient  alors  de 
îtoute  la  faveur  publique,  parce  qu'elles  se  montraient  sympathiques  à 
Itoutes  les  idées  qui  germaient  dans  la  nation;  on  flattait  tous  leurs  pré- 
jugés, on  allait  au-devant  de  leurs  prétentions  les  moins  admissibles. 
Pour  les  exciter  à  prendre  en  main  la  cause  du  pays,  on  paraissait  les 
congidérer  comme  ses  représentans  naturels,  et  l'on  s'accordait  pour 
fermer  les  yeux  sur  le  titre  plus  qu'équivoque  en  vertu  duquel  des 
agens  choisis  par  la  couronne  pour  rendre  la  justice  en  son  nom  pré- 
tendaient exercer  un  contrôle  sur  le  pouvoir  politique  en  changeant  le 
«ens  naturel  de  la  formalité  de  l'enregistrement. 

Une  telle  prétention  ne  comportait  pas  l'examen;  mais  ces  corps 
avaient  alors  une  si  grande  autorité  dans  l'opinion,  que  leur  concours 
était  réclamé  par  les  intérêts  les  plus  élevés,  et  leurs  décisions  par- 
tout acceptées  comme  souveraines.  Lorsque  s'engagea  la  lutte  relative 
^u  testament  de  Louis  XIV,  la  couronne  fut  mise  en  dépôt  au  greffe,  et 
l'on  vit  les  princes  du  sang  invoquer  avec  humilité  les  secours  du  parle- 
ment, qualifié  par  eux  de  conseil  suprême  de  la  nation,  afin  d'obtenir  un 
point  d'appui  contre  les  légitimés.  Le  régent,  menacé  par  ceux-ci  et  par 
l'Espagne,  avait  incliné  le  pouvoir  royal  sous  une  juridiction  qui  dispo- 
sait d'une  force  morale  dont  les  difficultés  politiques  faisaient  pour  la 
première  fois  comprendre  toute  l'importance.  Ces  éclatanssuccès  avaient 
mis  le  parlement  de  Paris  en  goût  de  s'assurer  une  puissance  à  l'ex- 
tension de  laquelle  les  rivalités  de  tous  les  grands  corps  de  l'état  sem- 
blaient concourir  à  l'envi.  Il  est  à  remarquer  qu'à  cette  époque  per- 
sonne ne  prononçait  encore  le  mot  d'états-généraux.  On  le  trouve  jeté 
comme  en  passant  dans  les  mémoires  de  Fénelon  qui  contiennent  l'ad- 
mirable tableau  des  misères  publiqV  ^  à  la  fin  du  grand  règne;  il  ap- 
paraît comme  une  menace  dans  un  manifeste  des  coalisés  voulant 


I 

wirt. 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prendre  des  garanties  contre  Louis  XIV  vaincu ,  et  Philippe  V  le  laur 
çait  à  tout  hasard  dans  une  déclaration  contre  le  régent  sans  soupçon- 
ner  le  sens  qu'il  prendrait  un  jour. 

Vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV,  l'agitation  parlementaire  prend 
quelque  chose  de  violent  et  de  convulsif.  C'est  une  lutte  quotidienne 
organisée  sur  tous  les  points  du  royaume  entre  la  couronne  et  les  ma-  \^'f^ 
gistrats;  ce  ne  sont,  du  côté  de  la  cour,  que  lits  de  justice,  jussions  ^ '' 
menaçantes  et  ordres  d'exil;  ce  ne  sont,  du  côté  des  compagnies  judi- 
ciaires, que  refus  constans,  paroles  amères  et  prétentions  exorbitantes. 
La  guerre  devient  plus  vive  encore  sous  Louis  XVI ,  qui ,  après  avoir 
commencé  par  rappeler  les  parlemens ,  se  trouve ,  après  dix  ans  de 
règne,  dans  la  nécessité  de  leur  imposer  l'enregistrement  des  édits 
même  les  plus  utiles. 

Il  est  facile  de  s'assurer,  dans  le  cours  des  années  qui  précèdent  im- 
médiatement 89,  que  l'opposition  parlementaire  est  stimulée  par  un 
principe  nouveau  beaucoup  plus  énergique  que  celui  qui  l'avait  inspi- 
rée jusqu'alors.  C'est  que  le  peuple  commence  à  descendre  dans  l'arène 
et  à  se  masser  derrière  la  bourgeoisie,  qui  seule  avait  exposé  ses  griefs 
et  ses  prétentions  par  l'organe  des  magistrats,  par  les  traités  des  phi-  ^ 
losophes  et  les  écrits  des  économistes.  Déjà  les  clameurs  de  la  place  fll 
publique  se  mêlent  aux  débats  des  académies;  la  classe  moyenne,  en-  ™ 
gagée  dans  une  lutte  que  les  résistances  de  la  cour  rendent  incertaine, 
accepte  en  pleine  sécurité  un  concours  dont  elle  ne  soupçonne  pas 
encore  le  véritable  caractère,  et  dont  elle  croit  d'ailleurs  rester  la  maî- 
tresse de  régler  les  limites  et  les  conditions.  t  m  i 

A  la  fin  du  xviii*  siècle,  le  peuple  n'apportait,  il  est  vrai,  dans  les  dé-  fl| 
bats  politiques  aucune  des  théories  qu'on  produit  en  son  nom  de  nos  ^^^ 
jours  :  on  n'avait  pas  encore  érigé  à  l'état  de  croyances  des  systèmes  des-      = 
tinés  à  justifier  toutes  ses  cupidités  et  à  consacrer  toutes  ses  passions;  fli 
mais,  si  les  lois  fondamentales  de  l'humanité  n'étaient  pas  encore  mises  " 
en  question ,  les  masses  souffraient  cruellement  dans  leur  existence 
matérielle,  qu'une  série  d'années  calamiteuses  avait  rendue  précaire  et  jH 
difficile.  Le  prix  élevé  des  céréales ,  les  impôts  qu'une  administration  " 
ignorante  faisait  peser  sur  les  denrées  de  première  nécessité,  au  risque 
de  tarir  la  consommation  à  sa  source,  les  entraves  imposées  aux  tra- 
vailleurs par  les  privilèges  des  maîtrises,  faisaient  couver  au  sein  des 
populations  de  sourdes,  mais  implacables  colères.  Ces  griefs  étaient 
d'une  tout  autre  nature  que  ceux  de  la  bourgeoisie ,  et  l'on  pouvait 
prévoir,  ce  semble,  que  s'ils  se  produisaient  jamais  en  môme  temps, 
le  cri  des  uns  finirait  bientôt  par  étouffer  la  voix  des  autres. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  deux  mouvemens  se  développèrent  avec  une 
simultanéité  qui  fut  la  cause  première  de  nos  malheurs.  Us  reçurent 
des  circonstances  un  mot  d'ordre  commun.  La  bourgeoisie  mécon- 


LA   BOURGEOISIE  ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  393 

ente  et  le  peuple  affamé  réclamèrent  à  grands  cris  la  convocation  des 


:tats-généraux,  et  cet  irrésistible  élan  eut  bientôt  triomphé  de  toutes 
es  résistances.  Quoique  les  parlemens  comprissent  trop  bien  que  la 
onvocation  des  représentans  de  la  nation  mettrait  fin  au  rôle  politique 
}u'à  défaut  d'autres  organes  l'opinion  consentait  à  leur  attribuer,  ils 
le  purent  s'empêcher  de  répéter  eux-mêmes  le  formidable  cri  dans 
iCquel  semblaient  s'exhaler  toutes  les  douleurs  et  toutes  les  espérances 
l'un  grand  peuple.  Lorsque  la  France  est  sous  l'empire  d'une  idée 
fixe,  la  puissance  de  celle-ci  devient  irrésistible.  Aussi  l'habileté  des 
hommes  qui  gouvernent  ce  pays  consiste-t-elle  à  mesurer  d'une  vue 
nette  et  ferme  la  véritable  portée  des  mouvemens  qui  l'agitent.  Comme 
l'architecte  qui  creuse  tout  d'abord  jusqu'à  la  couche  assez  solide 
pour  supporter  les  fondemens  du  nouvel  édifice,  il  faut  qu'ils  pénè- 
trent du  premier  coup  jusqu'à  l'idée  qui  se  dégagera  du  sein  des  révo- 
lutions, et  qu'ils  la  proclament  sans  hésiter,  au  lieu  d'user  leur  popu- 
larité dans  des  combinaisons  intermédiaires  et  stériles.  Malheureuse- 
ment la  perception  distincte  du  but  à  atteindre  et  le  courage  d'une 
résolution  décisive  manquèrent  à  tous  les  ministres  auxquels  Louis  XVI 
confia  successivement  le  soin  de  réaliser  tout  le  bien  qui  était  dans 
son  cœur.  On  les  vit  lutter  pendant  plusieurs  années  pour  prévenir, 
puis  après  pour  retarder  la  convocation  des  états-généraux ,  de  telle 
sorte  qu'au  lieu  de  faire  reporter  jusqu'au  trône  l'initiative  d'une  me- 
sure devenue  inévitable,  ils  ne  parurent  céder  que  devant  la  banque- 
route devenue  imminente.  M.  de  Galonné  avait  essayé  de  donner  le 
change  à  l'opinion  en  réunissant  une  assemblée  de  notables  qui,  choisis 
par  la  couronne  avec  un  pouvoir  purement  consultatif,  ne  parurent 
appelés  que  pour  donner  une  sanction  nouvelle  à  ce  régime  du  bon  plai- 
sir, auquel  la  France  souhaitait  alors  avec  passion  de  se  soustraire, 
même  au  prix  d'une  révolution.  M.  de  Lamoignon ,  doué  d'une  ima- 
gination plus  féconde  et  d'une  érudition  plus  malheureuse ,  conçut 
la  pensée  de  sa  cour  plénière,  renouvelée  des  champs-de-mai,  et  ce  mi- 
nistre résolut  le  problème  de  s'aliéner  du  même  coup  les  parlemens, 
dont  il  limitait  les  attributions,  et  l'opinion  publique,  à  laquelle  il  re- 
fusait la  seule  satisfaction  qu'elle  consentît  désormais  à  accepter. 

Les  hypothèses,  souvent  dangereuses  lorsqu'on  en  place  la  réalisa- 
tion dans  l'avenir,  le  sont  encore  davantage  quand  on  s'en  sert  pour 
éclairer  le  passé.  Toutefois  j'ai  la  conviction  réfléchie  qu'une  autre 
marche,  suivie  au  début  de  la  révolution  française,  aurait  pu  imprimer 
aux  événemens  une  direction  très  différente  de  celle  qu'ils  prirent  si 
malheureusement,  et  je  crois  fermement  qu'il  n'aurait  pas  été  au-des- 
sus de  la  puissance  des  hommes  d'état  de  maintenir  au  mouvement  de 
89  le  caractère  d'une  réforme  modérée  dans  le  sens  où  l'entendait  alors 
la  portion  intelligente  du  tiers-état.  A  la  fin  du  xviii*  siècle,  cette  por- 

TOME  V.  38 


S94  REVUE  DIS  DEUX  MONDES. 

tion  de  la  société  arrivait  au  pouvoir  politique  par  un  progrès  naturel 
et  par  un  droit  aussi  incontestable  que  celui  qui  avait  assuré  son  af- 
franchissement civil  à  la  fin  du  xni«  siècle.  Comme  toutes  les  puis- 
sances dont  le  jour  est  venu,  le  tiers  fut,  au  début  de  la  crise,  confiant 
dans  sa  force  et  modéré  dans  ses  exigences.  Son  droit  d'ailleurs  était 
si  manifeste,  qu'avant  l'ouverture  des  funestes  débats  suscités  par  la 
vérification  des  pouvoirs,  débats  qu'il  aurait  été  facile  d'éviter,  ce  droit 
n'était  même  contesté  par  la  noblesse  dans  aucune  de  ses  principales 
applications.  Il  importe  beaucoup,  en  effet,  et  à  la  vérité  historique,  et 
à  l'honneur  de  la  nation ,  de  constater  que  les  réclamations  du  tiers- 
état,  dans  ce  qu'elles  avaient  de  fondamental,  ne  rencontrèrent  aucun 
repoussement  systématique  au  sein  des  deux  ordres  privilégiés. 

Pour  le  nier,  il  faudrait  n'envisager  que  les  violences  de  la  lutte,  sans 
remonter  aux  dispositions  antérieures  à  cette  lutte  même  et  aux  circon- 
stances qui  la  provoquèrent  si  soudainement.  Lorsqu'on  dépouille  dans 
un  esprit  d'impartialité  les  cahiers  dressés  dans  les  bailliages  aux  pre- 
miers mois  de  1789  pour  servir  d'instructions  aux  députés  des  trois 
ordres,  on  demeure  frappé  de  leur  magnifique  accord  sur  les  questions 
principales.  Le  clergé  s'entend  sur  presque  tous  les  points  avec  le  tiers- 
état;  la  noblesse  avoue  la  plupart  des  grands  principes  contre  lesquels 
ne  protestent  timidement,  et  à  mots  couverts,  que  quelques  rares  dé- 
putations  des  provinces.  On  peut  dire,  par  exemple,  que  les  articles 
suivans,  inscrits  aux  cahiers  des  trois  ordres,  n'étaient  l'objet  d'aucune 
contestation. 

Dans  l'ordre  politique,  la  noblesse  et  le  clergé  admettaient  aussi  net- 
tement que  le  tiers-état  la  reconnaissance  de  ce  dogme  vieux  comme 
la  monarchie,  que  la  souveraineté,  originairement  émanée  de  la  na- 
tion et  déléguée  par  elle,  ne  pouvait  s'exercer  dans  sa  plénitude  que 
par  l'accord  de  la  représentation  nationale  avec  le  chef  héréditaire  de 
l'état.  Les  trois  ordres  proclamaient  à  l'envi  l'urgence  de  constituer 
la  nation  d'après  des  bases  permanentes  déterminées  par  l'assemblée 
des  états-généraux,  et  personne  ne  contestait  à  ceux-ci  le  droit  exclusif 
de  contrôler  les  dépenses  et  de  voter  l'impôt.  On  proclamait  avec  une 
entière  sincérité  la  résolution  de  renoncer  à  toutes  les  immunités  et 
privilèges,  tant  financiers  que  personnels,  qui  imprimaient  aux  terres 
la  qualité  des  personnes  et  qui  faisaient  de  la  noblesse  comme  un  état 
dans  l'état.  La  convenance  de  ce  sacrifice  est  exposée  dans  tous  les  ca- 
hiers du  clergé  aussi  formellement  que  dans  ceux  du  tiers;  elle  n'est 
contestée  dans  aucun  des  mandats  de  la  noblesse,  et  le  seul  débat  que 
pût  susciter  la  rédaction  d'un  certain  nombre  de  ceux-ci  roulait  sur  la 
question  de  savoir  si  l'on  reconnaîtrait  à  la  noblesse  le  droit  de  faire 
spontanément,  comme  ordre,  le  sacrifice  de  ses  privilèges  pécuniaires, 
ou  si  l'on  entendait  le  lui  imposer  en  vertu  d'un  droit  étranger  et  supé- 


LA   BOURGEOISIE  ET  LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  593 

iHir  au  sien.  Le  plus  complet  accord  se  faisait  d'ailleurs  remarquer 

lur  la  suppression  immédiate  des  derniers  vestiges  du  servage,  pour 

idmissibilité  des  citoyens  de  toutes  les  conditions  aux  emplois  pu- 

lics,  sans  autre  distinction  que  Jeur  valeur  personnelle. 

Dans  l'ordre  moral ,  on  admettait  unanimement  les  points  suivans  : 

l)erté  de  la  presse  sous  le  régime  de  lois  purement  répressives ,  édu- 

ition  des  enfans  pauvres  et  abandonnés  aux  frais  de  l'état ,  liberté  des 

iiltes  pleinement  acceptée  au  point  de  vue  constitutionnel  par  le  clergé 

ii-même,  qui  se  borne  à  demander  que  la  religion  catholique  con- 

(3rve  la  qualité  de  religion  de  l'état. 

Pour  l'ordre  judiciaire,  tous  les  cahiers  réclamaient  avec  une  insis- 
ance  égale  l'imité  de  législation  en  matière  civile  et  criminelle,  la 
iippression  de  toutes  les  juridictions  exceptionnelles  et  privilégiées,  la 
)ublicité  des  débats,  la  formation  d'une  jurisprudence  commune  à  tout 
e  royaume,  la  réforme  et  la  codification  des  lois  de  procédure,  la  re- 
bute et  l'adoucissement  des  lois  pénales.  11  en  était  ainsi,  dans  l'ordre 
idministratif,  pour  la  création  d'assemblées  provinciales  contrôlant  la 
gestion  de  tous  les  délégués  de  l'autorité  royale,  pour  l'unité  des  poids 
it  mesures,  et  pour  l'étude  d'une  nouvelle  division  électorale  du 
royaume  d'après  la  double  base  de  la  population  et  du  revenu.  Enfin ^ 
dans  l'ordre  économique,  on  proclamait  généralement  la  liberté  de 
l'industrie,  la  liberté  de  circulation,  la  suppression  de  toutes  les  douanes 
intérieures,  le  remplacement  de  la  gabelle,  des  tailles  et  de  la  capita- 
tion  par  un  système  d'impôt  territorial  et  mobilier  établi  de  manière 
à  ne  pas  élever  le  prix  des  matières  premières  et  à  atteindre  tous  les 
fruits  sans  jamais  affecter  le  capital. 

Tel  fut  le  résumé  des  vœux  de  la  France  solennellement  consultée. 
C'était  là  le  fruit  mûri  par  la  nature  et  par  les  siècles,  le  résultat  com- 
biné du  génie  historique  et  du  progrès  contemporain.  Jamais  plus 
\aste  ensemble  de  vues  politiques  ne  sortit  d'une  enquête  nationale,  et 
l'Europe  n'a  guère  trouvé,  après  soixante  années,  rien  de  plus  fécond 
que  ces  réformes,  sorties  au  début  de  nos  malheurs  du  noble  cœur  de 
tout  un  peuple. 

Plusieurs  points  délicats  restaient  sans  doute  à  débattre  entre  le 
tiers-état  et  les  deux  anciens  ordres  privilégiés,  et  ces  points  ne  pou- 
vaient manquer  d'engendrer  les  plus  dangereuses  collisions,  si  la 
force  modératrice  de  la  royauté  n'intervenait  pas  en  temps  utile  pour 
imposer  une  transaction  nécessaire.  Après  les  concessions  spontané- 
ment faites  et  les  principes  proclamés  par  les  privilégiés,  après  les  sa- 
crifices qu'ils  consommèrent  plus  tard  sans  hésiter,  il  demeure  dé- 
montré que  ces  difficultés  touchaient  bien  moins  aux  intérêts  qu'aux 
amours-propres,  et  que  pour  les  résoudre  il  s'agissait  beaucoup  plus 
de  ne  pas  blesser  un  juste  orgueil  que  de  maintenir  des  avantages  ma- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tériels  dont  on  était  alors  disposé  à  faire  soi-même  bon  marché.  En  se 
rappelant,  d'un  côté,  l'attitude  politique  du  clergé,  si  constamment 
favorable  à  la  cause  populaire  depuis  l'ouverture  de  l'assemblée  natio- 
nale jusqu'au  fatal  projet  de  la  constitution  civile,  en  se  souvenant 
aussi  de  l'empressement  avec  lequel  la  noblesse  fut  elle-même,  au 
4  août  1789,  au-devant  du  sacrifice  de  ses  derniers  privilèges,  il  est 
impossible  de  méconnaître  la  pureté  des  intentions  et  l'admirable  dés- 
intéressement que  tous  les  représentans  de  la  nation  française  appor- 
tèrent aux  débats  de  l'assemblée.  Comment  de  si  hautes  et  si  généreuses 
pensées  aboutirent-elles  à  de  si  terribles  catastrophes?  quelles  causes 
détournèrent  si  soudainement  le  cours  d'une  révolution  qui  s'ouvrait 
large  et  facile?  comment  enfin  ce  port  heureux  de  l'égalité  civile ,  de 
la  liberté  politique  et  de  la  monarchie  constitutionnelle,  où  la  France 
semblait  toucher  à  l'ouverture  des  états-généraux,  ne  s'est-il  ouvert 
pour  elle  qu'après  vingt-cinq  ans  de  luttes  sanglantes  et  de  mutuelles 
proscriptions?  Ce  travail  aura  pour  but  d'expliquer  cette  déplorable 
déviation,  en  faisant  remonter  à  certains  hommes  et  à  certains  actes 
une  responsabilité  dont  on  a  fait  tant  d'efforts  pour  les  dégager  en  l'im- 
putant à  la  fatalité  des  circonstances. 

Les  progrès  de  l'homme  sur  cette  terre  d'épreuves  sont  toujours 
achetés  par  de  longues  souffrances,  et  les  nations  enfantent  aussi  dans 
la  douleur.  Cette  loi  mystérieuse,  qui  a  ses  racines  dans  les  profon- 
deurs mêmes  de  notre  nature,  pesa  de  tout  son  poids  sur  la  France  au 
temps  de  sa  transformation  politique,  et  ce  fut  à  travers  une  voie  dou- 
loureuse qu'elle  s'achemina  vers  le  but  qu'elle  se  croyait  déjà  si  près 
d'atteindre.  Trois  intérêts  se  trouvèrent  d'abord  en  présence  :  celui  de 
la  bourgeoisie,  celui  de  la  noblesse  et  celui  de  la  royauté.  L'analyse 
des  causes  secondes  mises  en  jeu  par  la  Providence  pour  son  œuvre 
d'expiation  et  de  justice  permet  d'imputer  une  part  à  peu  près  égale 
dans  nos  malheurs  à  l'esprit  irréligieux  de  la  bourgeoisie,  au  défaut 
complet  d'esprit  politique  chez  la  noblesse  et  à  l'absence  de  toute  ini- 
tiative et  de  toute  résolution  du  côté  de  la  royauté. 

Le  tiers-état  avait  ses  passions  natives  comme  tous  les  grands  corps; 
on  ne  saurait  s'étonner  qu'il  en  ait  subi  l'influence.  Ces  passions 
étaient,  en  effet,  les  élémens  mêmes  de  sa  vie  sociale,  et,  en  suivant  à 
travers  l'histoire  les  développemens  de  la  bourgeoisie  française,  nous 
les  avons  vus  se  résumer  en  trois  points  :  chaleureux  dévouement  à  la 
royauté,  seul  représentant  possible  du  pouvoir  administratif  centralisa 
inimitié  incurable  contre  l'aristocratie  de  naissance;  suspicion  con- 
stante contre  l'influence  exercée  par  le  clergé  dans  l'ordre  temporel. 
Ce  fut  sur  ce  dernier  sentiment  que  se  greft'a,  au  xvn'  siècle,  l'hérésie 
janséniste;  ce  fut  par  lui  que  le  jansénisme  descendit  fort  avant  dans 
les  classes  moyennes,  à  l'esprit  desquels  il  ne  convenait  pas  moins  par 


LA   BOURGEOISIE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  597 

ardeur  de  sa  foi  religieuse  que  par  son  esprit  d'indépendance  en  ma- 

ière  politique. 

Que  les  classes  moyennes  entretinssent  contre  les  classes  aristocrati- 
jues  des  antipathies  profondes,  il  n'y  avait  donc  point  à  s'en  étonner 
li  à  s'en  plaindre;  qu'elles  ouvrissent  leur  cœur  à  une  doctrine  reli- 
gieuse sévère  et  en  rapport  avec  leurs  secrets  instincts,  il  n'y  avait  en- 
bore  à  cela  rien  que  de  naturel.  Malheureusement  un  plus  détestable 
breuvage  avait  touché  les  lèvres  de  la  bourgeoisie  et  pénétré  jusqu'à 
ison  cœur.  Elle  avait  bu  à  longs  traits  la  coupe  que  Voltaire  versait  alors 
à  l'Europe,  et  le  rationalisme  déclamatoire  de  Jean-Jacques  Rousseau 
avait  à  la  fois  échauffé  son  cerveau  et  desséché  son  cœur.  Les  fils  des 
rudes  ligueurs  du  xvi*  siècle  étaient  devenus  esprits  forts  et  sceptiques 
au  xviii%  et  lorsque  les  événemens  les  appelèrent  sur  la  scène  politique, 
après  une  retraite  de  deux  siècles,  ils  s'y  présentèrent  l'esprit  troublé, 
le  cœur  vide  de  foi,  et  après  avoir  tari  dans  leur  propre  sein  les  sources 
de  la  charité  et  de  l'amour.  Les  classes  lettrées  croyaient  avoir  découvert 
pour  l'intelligence  un  autre  flambeau  et  pour  la  vie  une  autre  règle  que 
la  loi  toujours  ancienne  et  toujours  nouvelle  qui  remonte  par  le  passé 
jusqu'à  l'origine  des  sociétés,  et  s'associe  pour  l'avenir  à  toutes  les 
phases  de  leurs  développemens  successifs.  La  bourgeoisie  répudiait  les 
croyances  de  ses  ancêtres,  le  culte  du  foyer  domestique,  et,  cessant 
de  comprendre  la  gloire  dont  ses  pères  l'avaient  couverte  en  triom- 
phant du  protestantisme,  représenté  par  une  aristocratie  calviniste,  elle 
attendait  alors  de  la  raison  humaine  la  solution  de  tous  les  problèmes, 
aussi  bien  que  la  satisfaction  de  toutes  ses  vanités.  Elle  s'était  faite 
rationaliste  avec  Rousseau,  impie  avec  Diderot  et  cynique  avec  Vol- 
taire. Cette  altération  du  sentiment  religieux  a  été  l'origine  première 
de  ses  fautes,  la  cause  inspiratrice  de  ses  plus  funestes  résolutions. 
Personne  n'ignore  que  l'esprit  philosophique  provoqua  dans  la  consti- 
tuante les  mesures  qui  contribuèrent  le  plus  puissamment  à  susciter 
des  résistances  à  la  révolution  et  à  en  transférer  la  direction  de  la  classe 
moyenne  au  peuple  lui-même;  et,  lorsque  nous  serons  conduits  à  re- 
chercher les  causes  qui,  en  4848,  arrachèrent  si  soudainement  le  pou- 
voir à  la  bourgeoisie,  au  faîte  de  sa  puissance  et  de  sa  force,  nous  re- 
trouverons cette  même  infirmité  originaire,  dont  l'effet  est  de  la  rendre 
aussi  confiante  dans  les  succès  que  timide  dans  les  revers. 

La  noblesse  avait,  comme  la  classe  moyenne,  ses  passions  natives, 
ses  préjugés  invétérés  et  ses  illusions  déplorables.  Ni  ses  traditions,  ni 
ses  mœurs,  ni  ses  idées,  n'avaient  prédisposé  l'aristocratie  française  à 
la  vie  publique;  elle  ne  possédait  aucune  des  qualités  qui  mettent  en 
mesure  d'en  conjurer  les  orages.  La  noblesse  n'avait  été  au  sein  de  la 
monarchie  qu'une  admirable  école  d'honneur  et  de  courage  militaires. 
Elle  avait  accepté  sans  résistance  le  rôle  auquel  les  rois  avaient  si  long- 


S98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  travaillé  à  la  réduire;  lorsqu'elle  eût  pu  devenir  un  grand  pou- 
voir dans  l'état,  elle  avait  consenti  à  n'être  que  l'épée  de  la  royauté.  Au 
XV*  siècle,  elle  s'était  laissé  décapiter  par  Louis  XI;  au  xvi%  elle  avait 
fléchi  sous  le  génie  de  Henri  IV,  après  lui  avoir  frayé  les  voies  du 
trône;  au  xvn%  elle  avait  perdu  par  deux  fois,  durant  la  minorité  4e 
Louis  XIII  et  celle  de  Louis  XIV,  l'occasion  d'intervenir  activement 
dans  les  affaires  de  son  pays.  Lorsqu'elle  eût  pu  exiger  des  garanties 
pour  la  nation  et  pour  elle-même,  elle  s'était  bornée  à  stipuler  de» 
gouvernemens  et  des  pensions  au  profit  de  ses  chef»;  elle  s'était  enÔD 
montrée,  depuis  trois  siècles,  plus  dénuée  d'esprit  politique  qu'il  n'est 
possible  de  le  croire  et  de  l'exprimer. 

Une  éducation  faite  dans  les  camps  et  à  Versailles,  dans  la  dissipa- 
tion de  la  guerre  et  des  plaisirs,  l'avait  mal  préparée  au  rôle  diifieije 
que  les  circonstances  allaient  lui  imposer.  On  pouvait  prévoir  que  sa 
confiance  en  elle-même  l'empêcherait  souvent  de  voir  les  périls,  et 
qu'elle  aimerait,  mieux  les  affronter  par  son  courage  que  les  pcér 
venir  par  sa  prudence;  il  fallait  enfin  peu  de  perspicacité  pour  devi- 
ner que  ses  formes  blessantes  lui  feraient  perdre  presque  toujours  le 
profit  de  ses  meilleures  intentions.  Aussi  vit-on  bientôt  la  noblesse, 
laissée  sans  direction  par  la  cour,  livrer  de  dangereux  combats  pour 
des  questions  secondaires  ou  de  déplorables  futilités,  lorsqu'elle  aban- 
donnait sans  hésitation  et  sans  arrière-pensée  les  prérogatives  les  plus 
fructueuses  et  les  plus  utiles.  Le  grand-maître  des  cérémonies,  à  che- 
val sur  l'étiquette  comme  un  procureur  sur  la  procédure,  ne  contribua 
pas  peu  à  faire  évanouir,  pai'  ses  pointilleries ,  les  patriotiques  dispo- 
sitions que  chacun  apportait  à  l'ouverture  des  états-généraux.  De  plus, 
si  la  noblesse  ne  marchandait  pas  son  sang  à  la  France,  elle  s'était  ac- 
coutumée à  confondre  la  patrie  avec  le  monarque,  sa  personnification 
vivante,  et  avait  consenti  à  descendre  au  rang  d'une  grande  coiiipagnie 
de  gardes  du  corps.  Aussi  était-il  manifeste  que  l'esprit  de  concihation 
et  de  sacrifice  si  loyalement  apporté  par  les  gentilshommes  dmis  la 
discussion  des  intérêts  généraux  ne  résisterait  pas  à  la  plus  légère  at- 
teinte portée  à  la  dignité  de  la  couronne.  La  noblesse  ne  s'inquiétait 
point  de  l'opinion  publique  tant  qu'elle  était  en  règle  avec  la  royauté 
et  avec  elle-même;  ce  fut  pour  cela  qu'après  le  départ  du  roi  pour 
Varennes  eUe  abandonna  le  sol  au  moment  où  il  tremblait  sous  la 
violence  4e  la  tempête,  et  que  l'on  vit  expirer  dans  les  tristes  conci- 
liabules de  Goblentz  le  dernier  souffle  de  l'esprit  héroïque  qui  avait 
fait  les  croisades. 

Les  dignitaires  de  l'ordre  dn  clergé  avaient  dans  une  certaine  me- 
sure subi  l'influence  des  mêmes  idées.  Poursuivie  en  France,  depuis 
le  règne  des  Valois,  par  les  suspicions  parlementaires;  conduite,  par 
l'apparition  du  piotestantisme,  à  réclamer  l'aixpui  du  bras  sécuher. 


I 


LA  BOURGEOISIE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  Wè 

1  lilise  avait  consenti  à  mettre  sa  démocratique  hiérarchie  au  service 
(  la  cour.  L'épiscopat était  devenu,  comme  le  cordon  bleu,  un  privi- 
l>e  de  la  naissance,  et  chez  les  plus  pieux  évêques  les  préjugés  du 
{ ntilhomme  s'unissaient  aux  vertus  de  leur  état.  La  vie  et  le  génie, 
<ii  en  est  la  splendeur,  semblèrent  se  retirer  de  l'église  gallicane,  après 
u'elle  eut  vendu  son  droit  d'aînesse  pour  de  tristes  avantages  et  mis 
1  jeunesse  éternelle  à  l'abri  d'un  pouvoir  vieillissant.  On  avait  vu  le 

(  Mgé  français  suivre  Louis  XIV  à  l'extrémité  de  toutes  ses  entreprises. 

>rsque  dans  sa  jeunesse  ce  prince  altier  menaçait  le  saint-siége,  il  n'y 
•  ait  pas  eu  un  avertissement  pour  l'arrêter  à  la  limite  du  schisme; 

isque,  plus  tard,  Louis  traqua  ses  sujets  protestans,  imposant  sa  foi 

lyale  de  la  même  autorité  qu'il  prescrivait  la  légitimation  de  ses  bâ- 
irds,  le  clergé  gallican  avait  eu  le  malheur  d'applaudir  à  ces  actes 
luvages.  La  déclaration  de  1682  et  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes 
usaient  sur  les  prélats  de  cour  d'un  poids  égal.  Sous  la  régence,  ceux-ci 

avaient  pas  résisté,  lorsqu'un  prince  conçut  l'insolente  pensée  de 
oiiner  l'abbé  Dubois  pour  successeur  à  Fénelon,  et  le  nouvel  arclie- 
èque  de  Cambrai  avait  trouvé  des  consécrateurs  nombreux  et  em- 
iressés.  Sous  Louis  XV,  le  clergé  s'était  tu  devant  des  monstruosités 
lont  l'univers  chrétien  croyait  que  la  Rome  des  Césars  avait  emporté 
)our  jamais  le  nom  et  le  souvenir.  Durant  tout  le  cours  du  xviii*  siècle, 
1  avait  déployé  peu  de  zèle  et  peu  de  lumière;  il  s'était  montré  faible 
i;)ar  l'intelligence  et  par  la  charité,  et  il  avait  laissé  passer  en  des  mains 
pnnemies  le  feu  sacré  de  la  science,  l'un  des  dons  de  l'esprit  de  vérité. 
La  masse  de>ce  clergé  était  d'ailleurs  pleine  de  foi,  et  beaucoup  moins 
répréhensible,  sous  le  rapport  des  mœurs,  que  le  monde  n'affectait  de 
le  croire  et  de  le  dire.  Une  seule  chose  lui  manquait  pour  retrouver  sa 
puissance  morale,  la  rupture  des  liens  qui  l'enchaînaient  à  la  société 
[politique;  mais,  du  sein  de  sa  miséricordieuse  justice,  Dieu  allait  épan- 
cher sur  lui  ce  trésor  des  persécutions  où  l'église  se  retrempe  comme 
lame  humaine,  il  allait  rendre  toute  sa  force  à  cette  parole  des  pre- 
miers siècles,  que  le  sang  est  la  semence  des  chrétiens  (1). 

Une  bourgeoisie  qui  méconnaissait  le  sens  chrétien  de  l'œuvre  d'é* 
mancipation  préparée  pour  le  monde,  un  clergé  mou  et  tiède,  une  no- 
blesse dont  l'éducation  avait  égaré  le  dévouement  et  faussé  les  instincts 
généreux,  tels  étaient  donc  les  élémens  qui  allaient  se  mêler  dans  la 
fournaise  ardente  où  fermentaient  tant  de  passions.  Aucune  de  ces 
forces  ne  pouvait  évidemment  ni  se  conduire  elle-même  ni  dominer 
les  autres,  et  une  seule  chance  s'offrait  pour  la  solution  régulière  de 
tant  de  difficultés  :  c'était  que  le  seul  pouvoir  alors  respecté  par  les 

^t)  Sanguis  est  semen  christianorum  (Tertull.,  Apolog.) 


les 

1 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diverses  classes  de  la  nation  prît,  en  temps  opportun,  l'initiative  d'une  PS 
transaction  basée  sur  une  idée  large  et  féconde.  | 

Ce  rôle  avait  été  celui  de  la  royauté  à  toutes  les  époques  de  notre  i 
histoire.  Sous  sa  puissante  influence,  des  populations  diverses  d'origine, 
opposées  d'intérêts,  s'étaient  condensées  dans  une  unité  incomparable. , 
Après  avoir  couvé  la  France  sous  son  aile,  la  royauté  l'avait  agrandie 
par  son  épée.  Louis  XIV  avait  eu  le  rare  bonheur  d'arriver  pour  achever 
cette  œuvre,  et  de  représenter  la  royauté  française  au  moment  où  les  ; 
autres  monarchies  de  l'Europe  étaient  en  pleine  décadence.  L'Autriche  i 
était  alors  tenue  en  échec  par  les  armes  ottomanes  et  par  les  agitations 
de  la  Hongrie;  l'Allemagne  du  traité  de  Westphalie  était  impuissante, 
parce  qu'elle  était  divisée;  l'Espagne  semblait  atteinte  de  la  langueur 
dont  allait  expirer  la  triste  descendance  de  Charles-Quint;  en  Angle- 
terre, régnait  une  dynastie  besoigneuse  et  menacée,  qui  attendait  de 
Versailles  les  subsides  que  lui  refusaient  ses  parlemens;  au  nord  de 
l'Europe,  la  Suède  et  la  Pologne,  dévouées  à  la  France  ou  achetées  par 
soii  or,  venaient  compléter  cet  assujettissement  du  monde,  auquel  les 
circonstances  avaient  plus  concouru  que  l'action  personnelle  du  mi 
narque.  Malheureusement  ce  jet  brillant  fut  le  dernier  éclat  du  flani' 
beau  près  de  s'éteindre.  A  l'ouverture  du  xvin*  siècle,  la  scène 
l'Europe  se  trouva  tout  à  coup  changée,  les  derniers  regards  du  grand 
roi  purent  même  contempler  des  transformations  sans  exemple  et  voir 
la  France  entrer  brusquement  à  son  tour  dans  cette  période  de  déca- 
dence qui  se  prolonge  jusqu'à  nous,  et  que  les  miracles  de  l'empi 
n'ont  suspendue  qu'un  moment. 

A  la  Moscovie  des  faux  Démétrius  avait  succédé  la  Russie  de  Pierre  I' 
et  de  Catherine  II;  l'électorat  de  Brandebourg  était  devenu  le  royaum* 
du  grand  Frédéric,  et  ce  prince,  dont  nous  assistâmes  la  grandeur 
naissante,  infligeait  à  nos  armes  des  défaites  ignominieuses;  la  Hongrie 
insurgée  desTékeli  et  des  Ragotski  était  devenue  l'héroïque  armée  d( 
Marie-Thérèse  d'Autriche;  l'Angleterre,  ranimée  par  une  révolution 
avait  appelé  à  la  couronne  une  famille  dans  laquelle  s'incarnaient! 
toutes  les  antipathies  nationales  contre  la  France;  l'Espagne  elle-mêmej 
avait  retrouvé,  sous  Charles  III,  un  reste  de  grandeur  qui  rendait  not 
abaissement  plus  sensible;  bientôt  enfin  la  Pologne,  notre  plus  con- 
stante alliée,  disparaissait  par  un  grand  crime  que  la  France  n'avait  eu 
ni  assez  de  pénétration  pour  prévenir,  ni  assez  de  courage  pour  châ- 
tier. Méprisée  pour  ses  scandales  au  dedans,  pour  son  impuissance  au 
dehors,  chassée  de  tous  les  continens,  battue  sur  toutes  les  mers,  la 
monarchie  de  Louis  XV  avait  emporté  avec  elle  l'honneur  de  la  nation 
et  l'avenir  de  la  royauté;  elle  avait  rompu  le  lien  mystérieux  qui  asso- 
ciait, depuis  des  siècles,  les  destinées  de  l'une  et  de  l'autre.  Cette  mo- 


LA   BOURGEOISIE   ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  601 

tî  chie  avait  cessé  de  diriger  une  société  dont  le  gouvernement  n'était 
(jormais,  pour  elle,  qu'un  moyen  de  battre  monnaie  et  de  payer  de 
mteux  plaisirs.  La  royauté  avait  perdu,  avec  le  respect  d'elle-même, 
il^^>ns  politique  qui  avait  fait  sa  force.  Confinée  dans  la  corruption  et 
LUS  l'égoïsme,  elle  n'avait  plus  de  mission  sociale,  et,  après  avoir  été 
liiie  de  la  France,  elle  en  était  devenue  le  chancre. 
Ce  fut  alors  que  les  vues  impénétrable  de  la  Providence  élevèrent 
>i-  le  trône  comme  sur  uii  Calvaire  la  victime  dont  les  vertus  n'eurent 
[>  la  puissance  de  détourner  le  cours  de  tant  de  fautes  accumulées, 
1  lis  dont  le  sang  n'a  sans  doute  pas  coulé  en  vain  pour  la  France  et 
[  ur  sa  race.  Louis  XVI,  qui,  par- la  pureté  de  sa  conscience,  la  recti- 
jiie  de  son  esprit  et  la  solidité  de  son  instruction,  aurait  été  un  admi- 
ible  roi  dans  un  état  bien  ordonné,  était  plus  incapable  qu'aucun 
]  ince  de  prévenir  une  révolution ,  en  opérant  par  sa  propre  initiative 
ne  grande  transformation  politique.  Il  se  méfiait  à  la  fois  des  autres 
i  de  lui-même;  il  voyait  toujours  le  côté  faible  des  idées  comme  des 
1  rsonnes,  et  moins  de  lumières  lui  aurait  peut-être  laissé  plus  de  con- 
gé. Son  esprit,  en  doutant,  faisait  promptement  vaciller  son  cœur, 
.mais  prince  ne  trouva  moins  dans  ses  agens  les  qualités  qui  man- 
iaient à  lui-même,  et  il  eut  vingt  ministres  sans  avoir  un  conseiller. 
On  est  frappé  d'une  émotion  douloureuse  en  voyant  par  quels  expé- 
lens  et  quels  subterfuges,  par  quelle  succession  de  projets  incohérens 
•1  bizarres  les  hommes  appelés  dans  ses  conseils  s'efforcent  soit  de 
févenir  la  crise  qui  s'avance,  soit  d'en  contrarier  la  direction  natu- 
i3lla  C'est  un  vieillard  infatué,  prenant  la  révolution  française  pour 
ne  fronde,  et  qui  lui  oppose  des  chansons;  c'est  un  prodigue  charlatan 
ui  prend  pour  retarder  la  banqueroute  la  même  marche  que  ces  no- 
lires  en  déconfiture  qui  donnent  une  fête  à  la  veille  de  partir  pour 
ruxelles;  c'est  un  archevêque  qui  se  croit  un  Richelieu,  parce  qu'il 
orte  légèrement  le  joug  de  ses  devoirs  et  de  son  état;  c'est  un  magis- 
rat  à  l'esprit  raide  et  court ,  qui  se  flatte  de  faire  reculer  son  siècle  en 
li  opposant  des  mascarades  historiques;  c'est,  en  remontant  plus 
faut,  Turgot  lui-même,  grand  administrateur  et  grand  penseur  assu- 
ément,  qui  pourtant ,  dans  ses  actes  et  dans  ses  plans,  s'arrête  au  côté 
urement  économique  de  la  réforme,  et  ne  paraît  pas  comprendre  que 
ien  n'est  désormais  possible,  au  sein  de  cette  société  si  profondément 
roublée,  avant  d'y  avoir  gravement  modifié  les  conditions  du  pouvoir 
K)htique. 

M.  Necker  aperçut  le  premier  la  portée  du  mouvement  qui  com- 
nençait.  Le  successeur  de  Calonne  comprit  qu'il  s'agissait  de  changer 
a  constitution  de  l'état,  et  non  pas  seulement  d'équilibrer  les  recettes 
ivec  les  dépenses  en  réformant  quelques  parties  de  l'administration.  Il 
ni  dès  l'abord  que  la  révolution  avait  une  double  tendance  et  mar- 


I 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chait  à  un  double  but  :  améliorer  la  condition  matérielle  du  peuple  ea 
assurant  sa  subsistance,  élever  la  condition  morale  de  la  bourgeoiae 
en  lui  attribuant  une  large  part  au  pouvoir  politique.  Cependant,  m  \^^ 
M.  Necker  pénétra  avec  une  sagacité  dont  témoignent  ses  écrits  toute  la 
portée  d'une  œuvre  à  laquelle  l'associaient  son  origine  plébéienne,  sa 
fortune  laborieusement  créée  et  ses  idées  empruntées  à  Delolme  et  à 
Montesquieu ,  il  faut  reconnaître  qu'il  ne  manqua  pas  moins  de  réso- 
lution pour  la  préparer  que  d'énergie  pour  la  conduire.  Prévoyant  la 
tempête  sans  détourner  la  foudre,  il  livra  à  toutes  les  chances  du  ha- 
sard les  événemens  que  sa  popularité  comme  sa  position  lui  comman- 
daient de  faire  effort  pour  diriger,  et  ses  dispositions  incertaines  et 
mal  concertées  ajoutèrent  des  périls  nouveaux  et  plus  redoutables  à 
ceux  qui  naissaient  déjà  de  la  force  des  choses.  Plus  occupé  de  l'effet 
de  ses  mesures  sur  l'opinion  que  de  la  sérieuse  pratique  du  gouverne» 
ment,  M.  Necker  tenait  sa  tâche  pour  accomplie  quand  il  avait  provo- 
qué des  résolutions  éclatantes  et  des  concessions  populaires,,  s'inquié^ 
tant  peu  d'en  suivre  l'application  et  d'en  pressentir  les  conséquences. 
S'il  arracha  aux  hésitations  de  la  couronne  la  convocation  des  états- 
généraux,  s'il  fit  prévaloir  le  doublement  de  la  représentation  en  faveur 
du  tiers-état,  il  ne  prit  aucune  disposition  pour  diriger  l'action  d» 
puissantes  forces  évoquées  par  lui  vers  un  but  connu  et  déterminé 
d'avance. 

La  convocation  immédiate  des  états-généraux  avait  été  rendue  né- 
cessaire, à  la  fin  de  4788,  par  l'état  insurrectionnel  des  principale» 
provinces  de  la  monarchie.  Le  doublement  du  tiers  était  une  mesure 
vivement  réclamée  par  l'opinion ,  votée  d'ailleurs  par  la  seconde 
semblée  des  notables,  et  qui  paraissait  en  soi  fort  rationnelle,  rien  n'é- 
tant assurément  plus  juste  que  d'accorder  à  l'ordre  qui  représentait  à 
lui  seul  vingt-cinq  millions  d'hommes  une  représentation  numérique- 
ment égale  à  celle  des  deux  autres  ordres  réunis;  mais,  en  conseillaat 
de  telles  mesures  à  la  couronne,  il  fallait  en  prévoir  au  moins  les  con- 
séquences les  plus  prochaines.  Or,  n'était-il  pas  évident  qu'une  fois  k 
bourgeoisie  en  possession  d'un  nombre  de  députés  égal  à  celui  des  re- 
présentans  dé  la  noblesse  et  du  clergé,  elle  exigerait  tout  d'abord  la 
vérification  des  pouvoirs  en  commun ,  et  qu'elle  résisterait  énergique- 
ment  à  la  mise  en  pratique  de  l'ancien  système,  qui  consistait  à  faire 
voter  les  trois  ordres  séparément,  en  reconnaissant  à  chacun  d'eux  ua 
droit  de  veto  sur  les  délibérations  des  deux  autres?  Consentir  à  la  dfr- 
libération  séparée,  c'était,  en  effet,  rendre  complètement  illusoire  pour 
le  tiers-état  le  bénéfice  de  l'augmentation  du  nombre  de  ses  dépuAés, 
puisque,  si  les  ordres  avaient  délibéré  séparément,  il  n'y  aurait  eu  nul 
avantage  pour  lui  à  siéger  au  nombre  de  500  au  lieu  du  nombre  de  250, 
Si  donc  la  concession  faite  par  la  royauté  avait  une  signification  sé^ 


I 


LA   BOURGEOISIE  ET   LA  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  603 

ruse,  elle  voulait  dire  que  les  membres  composant  l'assemblée  des 
éits-généraux  délibéreraient  en  commun,  et  que  les  votes  seraient 
cnptés  par  tête  et  point  par  ordre.  Aucune  hésitation  n'était  possible 
le  point ,  et  la  royauté,  en  se  montrant  irrésolue  au  début  de  la 
,  se,  laissait  croire,  ou  qu'elle  regrettait  la  concession  spontanément 
i  te  par  elle,  ou  qu'elle  n'en  avait  pas  par  avance  mesuré  la  portée. 

Une  telle  concession,  sans  doute,  avait  une  immense  gravité,  car 
(  0  rendait  impossible  aux  deux  ordres  privilégiés  de  disputer  la  pré- 
indérance  aux  députés  du  tiers-état;  mais,  après  s'être  enivré  des 
i  plaudissemens  qui  l'accueillirent,  ne  pas  se  sentir  assez  de  résolu- 

n  pour  trancher  le  nœud  du  mode  de  vérification  des  pouvoirs,  de 

iléiibération  en  commun  et  du  vote  par  tête,  livrer  à  tous  les  pé^ 
;ls  d'une  lutte  de  corps  la  plus  grave  des  difficultés  du  temps,  c'était 
onner  la  mesure  de  sa  faiblesse,  et  convier  des  mains  plus  hardies  à 

;mparer  des  rênes  qu'on  abandonnait  soi-même.  Le  mode  de  vérifl- 
ition  des  pouvoirs  était  la  plus  dangereuse  pierre  d'achoppement  que 
s  états-généraux  pussent  rencontrer  à  l'entrée  de  la  carrière,  et  l'ir- 
•sistible  autorité  exercée  par  le  roi  sur  sa  fidèle  noblesse  devait  être 
isolûment  employée  pour  obtenir  de  celle-ci  un  sacrifice  que  son 
onneur  lui  commandait-  impérieusement  de  n'accorder  qu'à  la  vo- 
»nté  du  prince  lui-même.  L'aristocratie  française  pouvait  bien  re- 
oncer  de  son  plein  gré  à  des  privilèges  pécuniaires  et  à  des  avantages 
ersonnels;  mais  était-il  raisonnable  d'espérer  que,  sans  y  être  conviée 
ar  le  roi,  elle  abandonnerait  jusqu'au  principe  de  sa  propre  existence 
omme  ordre?  Pouvait-on  croire  qu'en  se  soumettant,  contrairement 
ux  précédens  historiques,  à  la  vérification  commune  et  au  vote  par 
He,  elle  consentirait  à  brûler  en  quelque  sorte  de  sa  propre  main,  à 
i  porte  des  états-généraux,  ses  lettres  de  noblesse?  Le  monarque  seul 
cuvait  demander  une  telle  chose  à  des  gentilshommes  au  nom  des 
ms:  chers  intérêts  de  la  patrie.  Garder  une  attitude  de  neutralité, 
['était  pousser  manifestement  la  noblesse  à  une  résistance  commandée 
>ar  le  soin  de  son  honneur  et  par  celui  de  ses  intérêts.  Le  vote  par 
ête  l'annulait  complètement  dans  l'assemblée  des  états,  car  le  tiers,  as- 
iuré  de  n'être  jamais  en  minorité,  puisque  sa  représentation  était  égale 
i  celle  des  deux  autres  ordres  réunis,  pouvait  compter  sur  une  ma- 
orité  considérable  dans  toutes  les  discussions  importantes,  d'après 
'esprit  bien  connu  du  clergé  inférieur.  Celui-ci  adhérait,  en  effet,  au 
tiers-état  avec  une  ardeur  dont  il  donna  bientôt  des  preuves,  puisque 
son  attitude  détermina  la  réunion.  Enfin,  la  noblesse  elle-même 
comptait  parmi  les  plus  illustres  de  ses  membres  un  parti  chaleureu- 
sement dévoué  à  la  cause  de  la  révolution,  et  qui  ne  s'en  sépara  point, 
même  au  plus  fort  de  la  tempête.  La  vérification  des  pouvoirs  en 
commun ,  impliquant  le  vote  par  tête  et  la  fusion  des  trois  ordres. 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

équivalait  donc  pour  la  noblesse  à  une  véritable  abdication  aux  mains 
■du  tiers-état,  certain  de  demeurer  maître  de  toutes  les  délibérations. 

L'état  des  esprits  et  les  périls  de  la  chose  publique  avaient  rendu  sans 
doute  cette  abdication  nécessaire,  mais  elle  ne  pouvait  être  honorable- 
ment réclamée  que  par  le  seul  pouvoir  auquel  l'aristocratie  française 
faisait  profession  de  n'avoir  rien  à  refuser.  Cependant  les  conseillers 
de  Louis  XVI  n'avaient  pas  plus  d'avis  sur  cette  question  que  sur  la 
plupart  de  celles  qui  s'élevèrent  bientôt  après.  Le  discours  du  roi  à 
l'ouverture  des  états-généraux,  son  allocution  à  la  séance  royale  du 
23  juin,  la  diffuse  harangue  de  M.  de  Barentin,  l'exposé  de  M.  Necker 
non  moins  vague  sur  cet  article,  tout  constate  que  le  malheureux 
prince  était,  comme  son  gouvernement,  sans  idées  arrêtées  sur  le  mode 
à  suivre  dans  les  délibérations  aussi  bien  que  sur  la  direction  qu'il  con- 
venait de  leur  imprimer.  Durant  six  mortelles  semaines,  le  problème 
du  mode  de  vérification  mit  l'assemblée  dans  une  fermentation  plus 
funeste  à  la  monarchie  que  n'auraient  pu  l'être  les  résolutions  les  plus 
désastreuses.  Loin  de  faire  de  sérieux  efï'orts  pour  terminer  cette  dé- 
plorable crise,  le  ministère  la  compliqua  par  des  négociations  inco- 
hérentes, et  les  procès- verbaux  des  conférences  tenues  chez  le  garde- 
des-sceaux  pour  amener  entre  les  ordres  une  conciliation  qui  devenait 
impossible  du  moment  où  la  royauté  hésitait  à  l'imposer  prouvent  que 
la  résolution  comme  le  génie  ne  manquaient  pas  moins  aux  magistrats 
devenus  ministres  qu'aux  banquiers  transformés  en  hommes  d'état. 

Si  la  royauté  avait  eu  et  la  conscience  de  sa  force  et  celle  de  sa  mis- 
sion, elle  aurait  profité  de  la  popularité  passagère  peut-être,  mais  cer- 
taine, que  lui  aurait  donnée  une  intervention  opportune  dans  l'affaire 
de  la  vérification,  pour  soumettre  à  l'assemblée,  qui  s'ignorait  encore 
elle-même,  un  projet  de  constitution.  Alors  il  n'aurait  pas  été  impos- 
sible, en  satisfaisant  à  tous  les  vœux  légitimes  de  la  bourgeoisie,  de 
maintenir  à  la  vieille  aristocratie  française  une  position  à  la  hauteur 
de  ses  services  et  de  ses  lumières.  Transformer  une  caste  inabordable 
en  un  corps  politique  facilement  accessible  à  toutes  les  supériorité 
naturelles,  faire  rentrer  la  noblesse  dans  le  droit  commun  sans  renon- 
cer à  profiter  de  son  dévouement  héréditaire  et  de  ce  qu'elle  conservait 
encore  d'influence  locale,  empêcher  la  chaîne  des  temps  de  se  rompre 
pour  n'avoir  pas  un  jour  à  la  renouer,  telle  était  la  tentative  à  laquelle 
son  propre  intérêt  conviait  la  royauté. 

L'établissement  de  deux  chambres,  dont  la  première  aurait  réuni 
les  personnages  les  plus  éminens  des  anciens  ordres  privilégiés  et  toutes 
les  illustrations  nationales,  dont  la  seconde,  recrutée  par  l'élection, 
aurait  laissé  à  la  noblesse  la  chance  d'y  balancer  souvent  l'ascendant 
de  la  bourgeoisie,  une  organisation  provinciale  assise  sur  des  bases 
analogues  qui  aurait  prévenu  le  développement  d'une  centralisation 


LA   BOURGEOISIE  ET   LA   RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  605 

eigérée  :  c'était  là  ce  qu'il  y  avait  de  réalisable  et  de  véritablement 
IJatique  dans  les  idées  dont  le  cours  fut  si  malheureusement  abandonné 
àjui-même;  mais,  au  lieu  d'ouvrir  à  la  régénération  du  pays  une  issue 
iturelle  en  abordant  les  questions  par  leur  grand  côté  et  en  sacrifiant 
)  de  Brézé  pour  sauver  le  roi,  on  immola  sans  résistance  les  grandes 
floses  pour  défendre  avec  opiniâtreté  les  petites.  Au  lieu  de  marcher 
lie  sur  des  charbons  ardens  pour  ne  s'y  point  brûler,  on  propagea  l'in- 
(ndie  par  une  conduite  vacillante  et  dilatoire.  On  opposa  des  lenteurs 
s  impatiences,  au  risque  de  les  faire  dégénérer  en  implacables  co- 
1  es;  l'on  s'entoura  d'esprits  médiocres,  lorsqu'il  aurait  été  facile  de 
s  ni  parer  au  début  d'hommes  puissans  et  populaires  qui  auraient 
(  nné  prise  au  pouvoir  par  leurs  vices  autant  que  par  leurs  grandes 
(lalités;  on  perdit,  en  un  mot,  dans  l'opinion  publique,  l'honneur 
(  la  résistance  aussi  bien  que  le  mérite  des  concessions,  et  le  gou- 
^  nicment  de  l'un  des  princes  les  plus  sincèrement  aimés  qu'ait  eus  la 
ance  ne  se  trouva  en  mesure  d'exercer  aucune  action  sur  les  partis, 
Irsque  tous  invoquaient  à  l'envi  son  arbitrage. 
Si,  au  mois  de  mai  1789,  la  couronne  s'était  résolue  à  limiter  elle- 
ème  son  pouvoir  en  y  associant  pour  l'avenir  deux  assemblées  déli- 
hantes,  si  elle  s'était  jetée  résolument  dans  les  bras  des  patriotes 
lairés  qui  ne  croyaient  pas  que  la  France  dût  repousser  la  monarchie 
présentative  par  la  seule  raison  que  l'Angleterre  devait  à  cette  forme 
^  gouvernement  sa  forte  et  glorieuse  liberté,  si  elle  avait  pris,  pour 
;soudre  les  questions  fondamentales,  toute  la  peine  qu'elle  prit  pour 
s  empêcher  d'aboutir,  elle  aurait  trouvé  dans  la  majorité  des  trois 
•dres  un  appui  solide  et  permanent.  Il  suffit,  pour  en  rester  con- 
lincu,  d'étudier  les  dispositions  premières  de  l'assemblée,  avant  que 
incjuiétude  peu  fondée,  mais  générale,  sur  des  projets  prêtés  à  une 
)iir  qui  n'en  avait  aucun,  eût  conduit  la  constituante  à  se  laisser 
iriger  par  quelques  tribuns  et  à  subir  l'influence  des  grossiers  préju- 
és  de  la  foule.  Si  un  homme  politique  avait  occupé  le  trône  ou  s'était 
iulement  trouvé  placé  à  ses  côtés,  la  France  se  fût  reposée  un  quart 
e  siècle  plus  tôt  à  l'ombre  des  féconde  s  institutions  qu'elle  accueillit 
vee  bonheur  en  1814,  dont  la  forme  survécut  à  la  révolution  de  1830, 
t  (]u'à  la  veille  de  la  crise  de  1848  tout  le  monde  s'accordait  à  procla- 
iier  conformes  à  ses  besoins  et  à  son  génie. 

Il  n'y  aurait  même  rien  de  paradoxal  à  maintenir  qu'un  établisse- 
nent  constitutionnel  appuyé  sur  deux  chambres  aurait  été  fondé  en 
789  dans  des  conditions  bien  moins  précaires  qu'après  la  révolution 
ft  l'empire.  Si  quelque  chose  a  nui  parmi  nous  à  la  pratique  des  in- 
titulions libres,  ce  sont  assurément  les  souvenirs  que  nous  a  légués 
'anarchie  et  les  habitudes  d'esprit  que  nous  a  laissées  le  despotisme. 


I 
i 

606  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

Faire  passer  la  France  de  l'ancien  régime  à  la  monarchie  constitution., 
nelle  aurait  été  moins  difficile  que  d'imposer  la  royauté  des  Bourboas 
au  pays  qui  les  avait  deux  fois  proscrits,  et  de  donner  des  mœurs  libé-  i^ 
raies  à  la  génération  qui  avait  grandi  sans  autre  foi  que  celle  de  la  ^'~ 
force,  sans  autre  culte  que  celui  de  la  gloire.  C'est  vers  ces  institutions 
pondérées  qu'inclinera  [dans  tous  les  temps  l'esprit  de  la  bourgeoisie, 
parce  que  ce  mode  de  gouvernement  tend  à  fonder  la  hiérarchie  so- 
ciale sur  la  double  base  des  intérêts  et  des  lumières.  Plus  la  société 
sera  dominée  par  le  mouvement  démocratique ,  et  plus  elle  s'écartera 
de  ce  type;  plus  les  classes  éclairées  domineront  dans  la  nation,  et  plus 
elles  feront  d'efforts  pour  s'en  rapprocher.  Cette  formule  ne  s'applique 
pas  moins  rigoureusement  au  passé  qu'à  l'avenir. 

Comment  arriva-t-il  que  la  bourgeoisie,  pleinement  maîtresse  à  ses  ^ 
débuts  du  mouvement  de  89,  ait  permis  qu'il  changeât  si  promptement 
de  nature  entre  ses  mains?  Sous  quelles  influences  le  tiers-état  dé« 
mantela-t-il  pièce  à  pièce  la  royauté,  qu'il  avait  reçu  de  l'unanimité 
de  ses  mandataires  mission  de  conserver  puissante,  à  laquelle  la  grande 
majorité  de  ses  membres  portait  d'ailleurs  attachement  et  respect?  Par 
quels  motifs  promulgua-t-il  des  institutions  manifestement  incompa- 
tibles avec  un  gouvernement  pondéré  comme  avec  ses  propres  intérêts? 
Comment  la  république  sortit-elle  enfin  d'une  crise  d'où  la  France  en- 
tendait faire  sortir  la  régénération  de  la  monarchie? Ici  nos  communs 
malheurs  s'expliquent  par  nos  communes  fautes,  et  c'est  surtout  dans 
un  temps  où  l'on  appelle  tous  les  partis  honnêtes  à  s'unir  pour  sauver  fr,  iel 
la  société  compromise,  qu'il  importe  d'étudier  l'enchaînement  des  cir- 
constances par  lesquelles  chacun  d'eux  se  trouva  poussé  en  dehors  d«  ^h 
ses  propres  voies. 

Ce  qui  saisit  d'abord  dans  le  cours  de  la  révolution  française,  c'est  j|s,ta 
l'entraînement  exercé  par  les  événements  sur  les  volontés.  On  n'al- 
lègue pas  d'autre  explication  pour  les  faits,  on  ne  cherche  pas  d'ordi-  il 
naire  d'autre  excuse  pour  les  fautes.  Du  jour  où  Louis  XVI  ouvrU    It 
l'assemblée  des  états-généraux,  entouré  de  toutes  les  pompes  royales,   i 
jusqu'à  celui  où  la  république  fut  acclamée  au  10  août,  les  partis  |l 
n'ont  pas  cessé,  dit-on,  d'être  dominés  par  une  force  supérieure  à  leur  M 
force  propre,  et  leurs  actes  ont  été  moins  souvent  l'expression  de  leurs  il 
pensées  que  de  leur  situation.  Si  l'on  vit  les  citoyens  auxquels  leurs  It 
cahiers  avaient  donné  la  mission  expresse  de  fonder  la  liberté  sur  la 
monarchie  faire  à  la  royauté  une  guerre  qui  devait  aboutir  à  sa  ruine, 
ne  faut-il  pas  se  rappeler  qu'un  désastreux  concours  de  circonstances 
leur  fit  considérer  cette  royauté  comme  hostile  à  la  révolution,  et 
comme  aspirant  à  se  débarrasser  par  les  armes  de  la  représentation 
nationale?  Si  l'assemblée  constituante  eut  des  acclamations  pour  les 


LA  BOURGEOISIE  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE.  607 

[inqueurs  de  la  Bastille,  et  voila  la  statue  de  la  justice  devant  de 

listres  assassinats,  n'est-ce  pas  parce  que  la  concentration  de  régi- 

|ens  nombreux  autour  de  son  enceinte  permit  même  aux  esprits  les 

honnêtes  et  les  moins  timides,  d'appréhender  une  tentative  de 

d'état?  Si  trois  mois  plus  tard  elle  se  fit  conduire  à  Paris,  remor- 

par  une  nouvelle  insurrection  triomphante ,  n'est-ce  pas  parce 

'elle  ne  se  croyait  point  en  sûreté  à  Versailles,  et  parce  que  dans  cette 
osphère  parfois  échauffée  par  tant  de  passions,  parfois  attiédie  par 
iai  de  faiblesse,  de  terribles  anxiétés  pesaient  sur  les  intelligences  les 
jis  fermes  et  les  consciences  les  plus  droites?  Si  les  députés  du  tiers 
{ pelèrent  le  peuple  autour  de  la  salle  des  Feuillans  et  scellèrent  avec 
1  clubs  un  pacte  destiné  à  leur  devenir  bientôt  funeste,  n'est-ce 
I  int  parce  que  le  peuple  leur  paraissait  un  instrument  nécessaire 
I  ur  résister  à  l'hostilité  de  la  noblesse  et  du  clergé,  dont  l'une  était 
lisssée  dans  sa  foi  politique,  l'autre  dans  sa  foi  religieuse ,  et  dont 
apposition  finit  bientôt  par  susciter  celle  de  l'Europe?  En  rédigeant 
I  constitution  de  1791,  la  bourgeoisie,  ajoute-t-on,  songea  beaucoup 
ijoins  à  consigner  ses  idées  dans  la  législation  qu'à  prendre  des  ga- 
ijnties  contre  des  intentions  secrètes  et  des  répugnances  qui  se  ma- 
ijfestaient  sous  toutes  les  formes.  Lorsque,  près  d'être  chassée  de  la 
îlène  politique  par  les  redoutables  auxiliaires  qu'elle  y  avait  fait  mon-; 
lir,  elle  luttait  conti'e  la  populace,  cette  bourgeoisie  avait  encore  la 
Ijrme  conscience  de  n'avoir  manqué  ni  à  sa  cause  ni  à  ses  devoirs, 
!jr,  selon  l'éternelle  tendance  des  passions  humaines,  elle  avait  dû 
ijnquiéter  beaucoup  moins  de  contenir  son  adversaire  du  lendemain 
(iie  d'assurer  son  triomphe  sur  celui  de  la  veille.  Ainsi,  les  partis, 
«gagés  dans  la  lutte  et  toujours  détournés  de  leur  but  par  les  obsta- 
(is,  traversèrent  la  tourmente  sans  parvenir,  même  un  seul  jour,  à 
(  nner  la  véritable  mesure  d'eux-mêmes,  et  la  révolution  devint  un 
lig  combat,  durant  lequel  le  discernement  des  moyens  et  le  choix 
(  s  armes  ne  manquèrent  pas  moins  aux  vainqueurs  qu'aux  vaincus. 

La  pression  exercée  par  les  événemens  sur  le  libre  arbitre  de 
iltomme  est  assurément  la  loi  qui  saisit  le  plus  vivement  l'intelligence 
{.  spectacle  des  grandes  perturbations  sociales.  Toutefois  elle  a  effron- 
Itnent  menti  à  la  vérité  l'école  qui,  de  nos  jours,  a  cherché  dans  le 
l^oureux  enchaînement  des  effets  et  des  causes  la  justification  de  tous 
Is  crimes,  l'explication  presque  mathématique  d'actes  dont  l'énergie 

serait  mesurée  à  celle  des  résistances  que  la  révolution  trouvait  en 
Ise  d'elle.  L'irrésistible  cri  de  la  conscience  humaine  suffirait  pour 

ire  évanouir  de  telles  chimères.  Rien  n'est  plus  faux  d'ailleurs  que 
point  de  vue ,  parce  que  rien  n'est  plus  incomplet ,  et  que  l'en- 

mble  des  phénomènes  échappe  à  qui  ne  remonte  point  jusqu'à  la  loi 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  lo  domine,  et  par  laquelle  se  confondent  l'irrésistible  action  de  la 
Providence  et  l'action  spontanée  de  l'agent  responsable.  La  révolution 
française  est  l'un  de  ces  momens  où  la  main  de  Dieu  resplendit  plus 
visiblement  dans  son  œuvre  :  pour  l'économie  de  ses  éternels  desseins, 
les  hommes  deviennent  ou  les  instrumens  de  sa  justice  lorsqu'ils  ver- 
sent le  sang,  ou  les  instrumens  de  sa  miséricorde  lorsqu'ils  l'étanchent; 
mais,  quand  on  remonte  avec  quelque  sagacité  jusqu'à  l'origine  des 
mouvemens  devenus  les  plus  irrésistibles  dans  leur  cours,  il  est  facile 
de  distinguer  le  moment  suprême  où  ces  mouvemens  ont  été  provoqués, 
soit  par  une  faute  de  conduite  qui  pouvait  être  facilement  évitée,  soit 
par  une  mauvaise  passion  qu'on  avait  alors  pleine  liberté  de  combattre. 
Les  factions  n'arrivent  jamais  à  perdre  leur  libre  arbitre  qu'après  avoir 
abusé  de  leur  liberté,  semblables  en  ceci  aux  hommes  qui  ont  cessé  de 
s'appartenir  à  eux-mêmes,  mais  qui,  lorsqu'ils  se  sentent  le  plus  irré- 
sistiblement entraînés  jusqu'au  fond  de  l'abîme,  gardent,  en  remon- 
tant aux  jours  bénis  de  l'innocence  et  de  la  jeunesse,  un  souvenir  dis- 
tinct de  l'heure  où  pour  la  première  fois  le  pied  leur  a  glissé  sur  le 
bord.  Si  la  stérile  analyse  des  faits  conduit  à  mettre  en  doute  la  pleine 
liberté  des  agens  qui  les  consomment,  une  plus  vaste  synthèse  rend 
bientôt  toute  son  éclatante  évidence  aux  principes  générateurs  de  la 
moralité  humaine. 

Rien  ne  semble  d'abord  plus  irrésistible  que  la  pente  qui,  de  89  à  93, 
entraîna  la  royauté  française  à  sa  chute,  fit  passer  la  direction  du  mou^ 
venient  des  classes  moyennes  aux  classes  populaires,  transforma  la 
monarchie  en  république,  et  nécessita  la  terreur  pour  triompher  de 
l'Europe.  Qui  pourrait  douter  cependant  que  cette  crise  n'eût  amené 
des  résultats  très  différens^  si  Louis  XVI  avait  joint  aux  vertus  de 
l'homme  privé  quelques-unes  des  qualités  du  prince,  ou  si  seulement, 
à  la  veille  d'assembler  les  états-généraux,  dont  il  décida  la  convoca- 
tion, M.  Necker  avait  eu  un  plan  de  conduite  pour  le  lendemain?  Les 
constitutionnels  ne  dépassèrent  si  promptement  les  bornes  où  ils  en- 
tendaient s'arrêter,  ils  ne  furent  si  vite  entraînés  par  le  torrent,  que 
parce  qu'au  début  de  leur  carrière,  lorsqu'ils  avaient  encore  le  pou- 
voir d'être  justes,  ils  commirent  l'irréparable  faute  de  couvrir  de  leur 
indulgence  les  premiers  excès  commis  contre  leurs  adversaires,  et 
parce  qu'au  lieu  de  venger  résolument  le  premier  sang  versé,  ils  eurent 
le  malheur  de  demander  si  ce  sang  était  pur.  Les  girondins  ne  mon- 
tèrent à  leur  tour  sur  l'échafaud  du  31  octobre  que  parce  qu'ils  avaient 
eu  la  criminelle  faiblesse  de  laisser  dresser  celui  du  21  janvier,  et  si  les 
montagnards  se  trouvèrent  bientôt  contraints  d'employer  des  moyens 
qui  devaient  nécessairement  entraîner  leur  propre  chute,  c'est  parce 
qu'ils  avaient  systématiquement  organisé  la  terreur  pour  triompher 


LA   BOURGEOISIE  ET   LÀ  RÉVOLUTION   FRANÇAISE.  609 

(  leurs  adversaires,  et  se  débarrasser  de  toutes  les  résistances,  au 
lu  de  compter  avec  elles.  Chacun  fut  donc  l'artisan  de  sa  chute,  et, 
<  lis  cette  longue  série  d'attentats  enchaînés  les  uns  aux  autres,  il  n'est 
]  s  une  violence  qui  n'ait  été  le  fruit  d'un  crime,  pas  une  erreur  po- 
)  i(iue  qui  n'ait  été  provoquée  par  une  infraction  aux  lois  morales  du 
(Voir  et  de  la  justice. 

N'excusons  pas  plus  les  crimes  de  ces  horribles  temps,  en  les  présen- 
int  comme  nécessaires  qu'en  les  colorant  comme  dramatiques;  la  vê- 
te demeurera  aussi  étrangère  aux  spéculations  de  l'esprit  fort  qu'aux 
îitaisies  de  l'artiste  :  pour  comprendre  cette  histoire  si  étrangement 
lissée,  il  faut  tout  simplement  en  revenir  à  la  morale  et  au  bon  sens. 
est  temps  que  la  conscience  publique  ne  la  laisse  plus  travestir  en 
le  sentine  de  corruption  pour  empoisonner  les  générations  qui  s'é- 
\ent;  il  est  temps  qu'elle  contraigne  les  esprits  orgueilleux  et  les 
leurs  corrompus  à  rendre  enfin  à  Dieu  et  aux  hommes  la  part  qui 
ur  revient  dans  les  sanglantes  transformations  de  l'humanité. 
Ces  études  auront  pour  but  d'esquisser  ce  travail  de  redressement 
de  justice,  et  de  montrer  que  ce  sont  les  fautes  librement  faites  par 
s  partis  qui  ont  créé  d'abord  à  ceux-ci  toutes  leurs  difficultés,  quel- 
ue  irrésistibles  que  soient  bientôt  devenues  ces  difficultés. 

^  Louis  de  Carné. 

{La  seconde  partie  à  un  prochain  n°.) 


■h:-; 


.1  •ï'I  lih  ijo.  i.n/îf  ni  . 
TOME  V.  '  39 


LA  BAVOLETTE. 


DERNIÈRE  PARTIE.* 


V. 

En  reprenant  ses  esprits,  Claudine,  que  nous  avons  laissée  évanouie 
entre  les  bras  des  estafiers,  se  trouva  sur  un  grand  lit  orné  de  rideaux 
d'une  étoffe  riche,  mais  râpée,  dans  une  chambre  basse,  où  le  luxe  et 
la  malpropreté  se  disputaient  visiblement  la  place.  Des  fauteuils  de  ve- 
lours montraient  en  maints  endroits  leurs  entrailles  de  crin.  Sur  une 
console  en  bois  de  rose  était  une  caisse  contenant  un  arbuste  mort  de- 
puis long-temps,  et  dont  les  fils  d'araignée  unissaient  ensemble  les  ra- 
meaux gris  de  poussière.  Des  ustensiles  ébréchés  reposaient  sur  une 
vieille  toilette  que  surmontait  une  glace  de  Venise  étoilée  et  fendue. 
Sur  un  guéridon  bancal  étaient  un  plat  de  viande,  un  pain  et  des  as- 
siettes, la  plupart  écornées.  A  côté  du  lit  se  tenait  assise  une  grosse 
femme,  dont  le  nez  rouge,  les  traits  durs  et  le  front  balafré  semblaient 
en  harmonie  avec  le  mobilier.  Elle  attendait  paisiblement  qu'il  plût  à 
la  malade  de  revenir  à  la  vie.  L'aspect  de  ce  visage  brutal  produisit 
une  impression  si  pénible  sur  la  pauvre  bavolette,  qu'elle  refermâtes 
yeux  pour  se  plonger  encore  dans  les  ténèbres  et  l'insensibilité.  Cepen- 
dant ses  souvenirs  lui  rappelant  une  scène  de  violence,  elle  se  souleva 
sur  un  coude  et  demanda  où  elle  était. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  l*»  février. 


LA   BAVOLETTE.  611 

—  Vous  êtes  en  lieu  sûr,  dit  la  vieille  à  la  balafre;  vous  n'y  man- 
aerez  de  rien.  J'ai  reçu  trois  pistoles  d'avance.  Vous  plaît- il  manger 
u  boire?  Nous  avons  du  vin  clairet.  Vous  ferez  chère-lie  et  dormirez 

votre  aise.  On  ne  vous  gênera  point,  à  moins  que  vous  n'ayez  fan- 
isie  de  sortir. 

La  balafrée  ne  comprit  pas  que  sa  voix  rauque  et  ses  paroles  aug- 
lentaient  l'eflroi  de  la  jeune  fille,  au  lieu  de  la  rassurer.  Elle  reprit  le 
icot  qu'elle  avait  posé  sur  ses  genoux,  et  haussa  les  épaules  d'un  air 
j  pitié.  Claudine  ne  répondait  que  par  des  larmes.  Après  un  moment 
j  silence,  la  vieille  poursuivit  son  discours  : 

—  Quelle  idée  avez-vous  eue,  ma  mignonne,  dit-elle,  en  repoussant 
s  galanteries  de  M.  de  Bue?  Ce  gentilhomme  n'est-il  pas  bien  fait  et 
e  bonne  mine?  Appartient-il  à  une  bavolette,  tout  joli  qu'est  son 
linois,  de  faire  ainsi  la  mijaurée,  lorsqu'elle  s'est  déjà  vendue? 

—  C'est  une  lâche  calomnie  !  s'écria  Claudine  impétueusement. 

—  Allons,  reprit  la  balafrée,  laissons  les  grimaces.  Upe  laitière  en 
ou-de-soie  rose  avec  collet  de  dentelles,  cela  parle  clair.  Vous  avez 
aérité  une  leçon;  mais  vous  n'en  mourrez  point.  Montrez-vous  hu- 
maine, et  l'on  vous  pardonnera  le  verre  en  main.  Votre  amoureux  est 
in  cœur  d'or. 

Au  milieu  de  ses  pleurs,  Claudine  écoutait  avec  attention  ces  dis- 
x»iirs,  dont  chaque,  mot  contenait  quelque  trait  de  lumière.  Ce  monde 
ii  poli  et  si  charmant,  que  son  imagination  avait  embelli  à  plaisir,  elle 
b  voyait  enfin  tel  qu'il  était,  avec  l'apparence  des  vertus,  mais  au 
tond  pervers  et  livré  à  ses  passions.  Deux  nobles  figures  surnageaient 
bcore  dans  ce  naufrage  :  celles  du  héros  de  Rocroy  et  de  la  princesse 
inconnue.  Claudine  baisa  le  bracelet  qu'elle  avait  à  son  bras  en  s'écriant 
pec  transport  : 
î  —  Ah  !  chère  princesse,  que  ne  puis-je  vous  confier  la  défense  de 

iion  honneur  ! 
—  Vous  moquez-vous  des  gens,  interrompit  la  vieille,  avec  votre 
rincesse?  M.  de  Bue  m'a  raconté  cette  histoire.  L'on  vous  aura  sans 
oute  appelée  à  quelque  partie  de  plaisir  où  il  manquait  une  femme. 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  Claudine. 

—  Ne  savez-vous  donc  pas  encore,  reprit  la  balafrée,  chez  qui  vous 
êtes  allée  chercher  ces  bijoux  et  ces  robes? 

—  Chez  une  princesse  appelée  Marie. 

—  Oh!  l'excellente  affaire!  dit  la  vieille  en  éclatant  de  rire.  On  se 
sera  bien  diverti  de  votre  sottise,  pauvre  innocente.  La  princesse  qui 
vous  a  donné  ce  bracelet  et  à  qui  M.  de  Bue  vous  a  menée  sous  les 
arbres  de  la  place  Royale,  c'est  la  plus  folle  et  la  plus  étourdie  des 
libertines.  M"*  de  L'Orme. 

Le  nom  de  cette  célèbre  courtisane  était  connu,  même  des  paysans 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  i 

(le  Saint-Mandé.  A  cette  découverte,  la  bavolette  demeura  comme 
anéantie.  Le  personnage  de  Marion  de  L'Orme,  substitué  dans  son  es- 
prit à  une  créature  angélique,  y  mit  une  confusion  épouvantable.  Si^ 
dans  ce  moment,  on  eût  dit  à  Claudine  qu'elle  avait  pris  quelque  filou 
pour  le  prince  de  Condé,  elle  l'aurait  cru  volontiers.  Le  résultat  de  ses 
réflexions  fut  aussi  prompt  que  déterminé.  Ne  comptant  plus  que  sur 
elle-même,  elle  appela  toute  son  énergie  pour  lutter  contre  les  méchans, 
et  son  cœur  s'ouvrant,  comme  le  temple  de  Janus  au  signal  de  la  guerre, 
les  sentimens  amers  y  pénétrèrent,  ayant  à  leur  tête  la  défiance,  le  mé- 
pris et  l'orgueil  offensé.  Ses  larmes  s'arrêtèrent.  Elle  se  leva,  et,  quit- 
tant les  attitudes  mélancoliques,  elle  mangea  le  repas  qu'on  lui  servit. 
Pour  la  première  fois,  elle  employa  la  ruse,  en  laissant  croire  à  la 
vieille  balafrée  qu'elle  se  rendait  à  ses  avis.  Cette  feinte  résignation  lui 
servit  à  connaître  les  intentions  de  l'ennemi.  Elle  apprit  que  M.  de 
Bue,  empêché  par  ses  devoirs  militaires,  avait  remis  au  soir  l'accom- 
plissement de  ses  projets;  c'est  pourquoi  elle  résolut  de  s'évader  avant 
la  fin  du  jour,  à  quelque  prix  que  ce  fût.  L'œil  aux  aguets  et  l'oreille 
attentive,  elle  étudia  les  localités  et  les  bruits  du  dehors,  afin  d'en 
tirer  les  inductions  qui  lui  pouvaient  être  utiles.  Des  voix  d'hommes 
qu'elle  entendit  lui  donnèrent  à  penser  qu'un  barbier  ou  un  étuviste 
habitait  l'étage  inférieur.  Une  enseigne  qu'elle  reconnut  par  la  fenêtre 
la  confirma  dans  cette  idée.  Les  boutiques  de  ces  gens-là  étaient  alors 
des  tripots.  Le  lieu  avait  été  merveilleusement  choisi  pour  y  com- 
mettre un  acte  de  violence  avec  impunité;  mais  aussi  le  grand  con- 
cours de  monde  offrait  quelque|espoir  d'y  trouver  du  secours.  Sur  la 
table  à  manger  était  un  méchant  couteau  mal  aiguisé,  mais  capable 
encore  de  faire  une  blessure.  Claudine  s'en  empara.  Elle  prit  incon- 
tinent un  parti  extrême,  et,  se  jetant  sur  la  vieille,  qui  ne  songeait  à 
rien  : 

—  Vous  êtes  morte,  lui  dit-elle,  si  vous  ne  me  laissez  sortir  d'ici. 

—  Sainte  Vierge  !  répondit  la  balafrée.  Vous  voulez  rire  sans  doute. 
Ne  jouons  pas  avec  les  couteaux,  ma  mignonne.  Comment  pourrais-je 
vous  laisser  sortir?  nous  sommes  enfermées. 

—  Vous  mentez,  reprit  Claudine.  Vous  avez  les  clés;  ouvrez  cette 
porte,  ou  je  vous  tue. 

—  Sur  le  corps  du  divin  Sauveur!  s'écria  la  balafrée,  je  vous  jure 
que  je  n'ai  point  les  clés. 

—  Eh  bien  !  vous  allez  mourir,  dit  Claudine. 

Dans  les  yeux  de  la  bavolette  brillait  une  lueur  où  perçait  l'exalta- 
tion de  son  ame. 

—  Un  moment  !  dit  la  vieille.  Que  votre  volonté  soit  faite;  mais  c'est 
grand  dommage. 

Elle  tira  une  clé  de  sa  poche,  et  se  dirigea  vers  la  porte,  suivie  de 


LA   BAVOLETTE.  613 

Claudine  l'arme  haute.  La  serrure  s'ouvrit,  la  porte  tourna  sur  ses 
;ctnds,  et  la  bavolette,  franchissant  les  degrés  de  bois,  se  trouva  dans 


a  boutique  du  barbier.  La  compagnie,  qui  menait  un  bruit  d'enfer, 
c  tut  subitement  à  l'apparition  d'une  dame.  Les  cornets  de  dés  res- 
L'ient  en  l'air,  et  le  cavalier  sur  la  sellette  écarta  le  bras  qui  peignait 
es  cheveux  pour  regarder  cette  personne  intrépide  qui  bravait  les 
égards  des  curieux.  Aussitôt  le  barbier  se  jeta  devant  la  porte. 

—  On  ne  passe  point,  mademoiselle,  dit-il;  vous  êtes  sous  ma  garde, 
13  réponds  de  vous,  et  d'ailleurs  je  ne  sais  qui  vous  êtes.  Vous  pour- 
icz  emporter  de  chez  moi  quelque  objet. 

—  En  effet,  répondit  Claudine,  j'emporte  ce  couteau,  que  je  vais  te 
endre  en  te  le  plongeant  dans  la  gorge.  Je  t'apprendrai  à  quoi  l'on 
l'expose  en  prêtant  sa  maison  à  des  ravisseurs. 

—  J'ai  vu  quelque  part  cette  belle  irritée,  dit  un  jeune  homme  con- 
refait,  mais  vêtu  fort  richement. 

—  Monsieur  de  Boutteville,  reprit  Claudine,  vous  ici,  dans  ce  lieu 
nfâme,  et  de  moitié  peut-être  dans  le  complot  contre  mon  honneur  ! 

—  Non,  mademoiselle,  répondit  Boutteville;  j'ignorais  que  vous  fus- 
siez ici,  et  je  vous  prêterai  main-forte  pour  en  sortir,  si  l'on  vous  y  re- 
tient malgré  vous. 

—  Ah  !  monsieur,  poursuivit  Claudine ,  que  les  temps  sont  changés 
Jepuis  le  jour  où  je  m'assis  à  table  auprès  de  vous!  Votre  mère  et  votre 
aimable  sœur  m'avaient  enseigné  à  chérir  la  vertu;  d'autres  ont  pris 
5oin  de  me  faire  détester  en  eux  le  vice  et  la  perfidie.  Adieu,  mon- 
sieur; nous  nous  reverrons,  j'espère,  en  meilleure  compagnie. 

Et,  se  tournant  vers  le  barbier  avec  un  geste  de  mépris  :  —  Misé- 
rable, lui  dit-elle,  ôte-toi  de  mon  chemin. 

VL 

Dans  l'exécution  de  son  rapt,  M.  de  Bue  n'avait  pas  si  bien  pris  ses 
mesures  que  des  soupçons  ne  se  fussent  éveillés  dans  le  village.  Au 
bruit  de  son  carrosse,  des  paysans  s'étaient  mis  aux  fenêtres.  La  préci- 
pitation et  les  airs  agités  qui  accompagnent  d'ordinaire  une  action  cou- 
pable avaient  été  remarqués.  On  reconnut  tout-à-fait  les  signes  d'un 
enlèvement,  lorsqu'on  se  fut  communiqué  ses  observations  entre  voi- 
sins. On  savait  le  retour  de  Claudine,  et,  en  ne  la  retrouvant  plus  chez 
elle,  on  comprit  ce  qui  était  arrivé.  Dame  Simonne,  sortie  de  sa  prison, 
fut  abordée  à  l'entrée  du  village  par  des  commères  pressées  d'éclaircir 
ce  mystère.  Maître  Simon  rentra  bientôt  et  se  joignit  au  conciliabule. 
Comme  il  n'était  qu'entre  deux  vins,  et  que  sa  raison  ne  paraissait  pas 
trop  endommagée ,  on  lui  conseilla  de  faire  quelque  démarche.  L'oc- 
casion était  belle  d'employer  le  crédit  qu'il  prétendait  avoir  sur  le 


014  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

prince  de  Condé.  Il  mit  sans  tarder  son  habit  des  dimanches,  et  partU 
pour  Saint-Maur,  où  demeurait  son  altesse. 

La  nouvelle  fronde  succédait  alors  à  l'ancienne ,  et  M.  le  prince  eti 
était  lame.  Autour  de  lui  se  remuait  la  cabale  nombreuse  et  turbu- 
lente des  petits-maîtres,  qui  avait  remplacé  celle  des  importans,  menée 
par  M.  de  Beaufort.  Quelques  procédés  maladroits  de  M.  le  cardinal, 
des  paroles  hautaines  de  la  régente,  avaient  séparé  le  héros  de  Rocroy 
du  parti  de  la  cour,  et  il  s'apprêtait  à  donner  de  la  tablature  au  mi- 
nistre. Quatre  cents  gentilshommes,  jeunes,  actifs,  pourvus  d'armes 
et  de  chevaux  et  ne  demandant  qu'à  s'en  servir,  trouvaient  table  ou- 
verte à  Saint-Maur  et  à  l'hôtel  de  Condé.  Jamais  prince,  hormis  le  feu 
cardinal  de  Richelieu,  n'avait  eu  un  état  de  maison  si  considérable.  Les 
propos  insolens  contre  la  reine  se  débitaient  ouvertement,  et,  comme 
ils  étaient  rapportés  au  Louvre  par  des  espions ,  les  choses  s'enveni- 
maient davantage  de  jour  en  jour. 

Malgré  les  recommandations  de  sa  femme  et  des  commères,  maître 
Simon  ne  laissa  pas  de  prendre  des  rafraîchissemens  sur  la  route* 
11  arriva  vers  le  soir  à  Saint-Maur,  la  tête  un  peu  échauffée.  Un 
grand  mouvement  régnait  dans  l'intérieur  du  château.  On  voyait 
partout  des  lumières.  Des  feux  infernaux  sortaient  par  les  fenêtres 
basses  des  cuisines  :  c'étaient  les  apprêts  du  souper.  Le  suisse  se  mit  à 
rire  lorsqu'un  paysan  lui  vint  demander  à  parler  à  M.,  le  prince.  Ce- 
pendant, comme  on  ne  savait  point  s'il  n'apportait  pas  quelque  avis  des 
émissaires  de  la  cabale,  les  circonstances  étant  graves,  le  consigne  crut 
devoir  interroger  maître  Simon  avant  de  lui  fermer  la  porte.  Dans  ses 
efforts  pour  dissimuler  son  ivresse,  le  paysan  eut  précisément  l'air  d'un 
homme  qui  ne  veut  point  dire  toute  sa  pensée.  11  parla  d'une  fille  en- 
levée à  laquelle  son  altesse  s'intéressait,  ce  qui  prit  aux  yeux  du  con- 
signe l'apparence  d'une  commission  politique  habilement  déguisée. 
Tandis  que  M.  le  prince  et  ses  quatre  cents  petits-maîtres  se  prome- 
naient dans  une  galerie  et  changeaient  en  paroles  non  seulement  le 
gouvernement  de  la  France,  mais  la  face  de  l'Europe  entière,  la  de- 
mande d'audience  de  maître  Simon  passait  de  bouche  en  bouche,  et 
montait  par  degrés  depuis  la  loge  du  suisse  jusqu'au  cabinet  du  secré^ 
taire.  M.  de  Gourville,  confident  intime  de  M!  le  prince,  sortit  de  la  ga- 
lerie et  revint  bientôt  après,  riant  aux  éclats,  raconter  à  ses  amis  qu'on 
avait  pris  un  ivrogne  pour  un  agent  secret  de  la  cabale.  La  requête  du 
paysan  n'aurait  pas  pénétré  plus  loin,  si  la  duchesse  de  Longueville 
n'en  eût  plaisanté  avec  son  frère.  Les  noms  de  Simon  et  du  village  de 
Saint-Mandé,  les  mots  de  fille  enlevée,  frappèrent  M.  le  prince,  qui  avait 
une  mémoire  prodigieuse.  Au  grand  étonnement  de  Gourville,  son  al- 
tesse donna  l'ordre  de  faire  entrer  le  paysan  dans  un  petit  salon.  Maître 
Simon,  tout  ébahi,  regardait  un  lustre  orné  de  vingt  chandelles  et  ne 


LA   BaVOLETTE.  613 

avait  en  quel  endroit  marcher,  avec  ses  souliers  ferrés,  pour  ne  point 
àter  les  tapis.  Une  porte  dérobée  s'ouvrit  en  face  de  lui ,  et  il  vit  pa- 
;ùtre  un  jeune  homme  blond  et  petit,  mais  d'un  port  tout-à-fait  hé- 
oïque  et  d'un  visage  singulièrement  fier. 

—  Étes-vous  le  père  de  Claudine  Simon?  demanda  le  prince. 

—  Oui,  monseigneur,  répondit  le  paysan;  je  m'appelle  Simon,  nour- 
isseur  à  Saint-Mandé. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé  à  votre  flUe? 

—  Je  ne  saurais  vous  le  dire  au  juste,  monseigneur. 

—  Alors,  que  diable  me  voulez-vous? 

—  Voici  ce  que  c'est ,  monseigneur.  J'étais  sorti  dès  le  matin  pour 
iller  chez  une  personne  à  qui  ma  femme  fournit  du  lait  depuis  vingt- 
[iiatre  ans.  Cela  commence  à  compter,  vingt-quatre  ans!  Aussi  j'es- 
lère  obtenir  une  avance  d'argent,  car  les  temps  sont  durs,  et  la  guerre 
lous  a  ruinés. 

—  Supprimez  ces  détails  inutiles  et  allez  au  fait,  interrompit  M.  le 
Drince. 

—  Le  fait,  monseigneur,  reprit  Simon,  le  fait  important  n'est  pas 
^u'un  nourrisseur  de  plus  ou  de  moins  soit  ruiné ,  pourvu  que  mon- 
seigneur et  le  roi  notre  maître  se  portent  bien.  J'étais  hors  du  logis, 
^oilà  le  fait.  Je  rentrais  à  la  brune,  et  non  pas  ivre,  comme  le  disent 
mes  ennemis.  Que  m'apprend-on?  Que  ma  fille  Claudine,  mon  seul 
^ien,  a  été  vue  en  habits  de  soie  magnifiques,  avec  un  bracelet  d'or 
et  de  pierreries  à  son  bras;  qu'un  carrosse  gris,  comme  sont  ceux  de 
llouage,  s'est  arrêté  devant  ma  pauvre  maison,  s'en  est  allé  tout  aus- 
sitôt ,  et  que  depuis  on  n'a  plus  revu  ma  fille. 

—  Eh  bien  !  mon  ami ,  je  ne  puis  rien  à  cela.  Claudine  a  manqué  à 
ses  devoirs;  on  l'aura  séduite.  Je  ne  doute  point  que  sa  vertu  n'ait 
beaucoup  résisté.  L'amour  l'aura  emporté  dans  son  cœur  sur  les  scru- 
pules. 11  faut  de  l'indulgence  pour  les  faiblesses  des  filles.  Si  la  vôtre 
revient,  pardonnez-lui.  Je  l'excuse  et  je  vous  plains,  mais  je  ne  puis 
me  mêler  de  cette  affaire. 

—  Si  votre  altesse  s'en  veut  mêler,  reprit  le  paysan ,  je  ne  la  trou- 
verai point  indiscrète. 

—  J'entends  bien,  répondit  M.  le  prince  en  riant.  C'est  moi  qui  ne 
veux  point  m'en  occuper,  non  pas  par  indifférence,  car  j'aimais  Clau* 
dine,  et  j'apprends  avec  chagrin  qu'elle  n'est  plus  sage. 

—  Pour  sage,  monseigneur,  je  n'ai  point  dit  qu'elle  ne  l'était  plus. 

—  Maudit  homme!  ne  peux-tu  parler  catégoriquement?  Ta  fille 
a-t-elle  été  débauchée ,  oui  ou  non?  Ne  viens-tu  pas  de  me  raconter 
qu'elle  avait  quitté  volontairement  ton  logis? 

—  Oh  !  que  nenni ,  monseigneur.  Les  commères  assurent  qu'on^'a 
prise,  qui  par  les  pieds,  qui  par  la  tête.  Est-ce  là  quitter  volontaire- 
ment un  logis?  î  irm»/'  ■ 


(il 6  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

—  C'est  différent.  Explique-toi  donc.  On  l'a  enlevée  de  force,  et  qui 
est  le  ravisseur? 

—  Je  n'accuse  personne. 

—  Parle  sans  crainte.  Sais-tu  qui  a  enlevé  ta  fille? 

—  Plût  au  ciel,  monseigneur  !  je  saurais  où  l'aller  chercher. 

—  Je  m'en  charge.  Retourne  chez  toi,  et  tâche  d'être  sobre,  car  tes 
ennemis  ont  raison  de  dire  que  tu  bois.  Je  m'enquerrai  de  Claudine, 
et,  si  on  l'a  détournée  par  la  violence,  je  ferai  poursuivre  le  ravisseur;  j  ,*^^ 
mais  je  t'avoue  que  je  n'ai  guère  d'espoir  qu'elle  soit  innocente.  Ces 


robes  de  soie  et  ce  bracelet  d'or  ne  paraissent  pas  de  bon  augure  pour 
sa  vertu. 

—  Cela  me  tracasse  en  effet,  monseigneur.  Est-il  juste  qu'une  fille 
ait  des  bijoux,  quand  son  père  va  vêtu  comme  me  voilà?  Je  suis  un 
honnête  homme;  mais,  quand  on  m'aura  rendu  ma  fille,  en  serai-je 
plus  riche? 

—  Tu  te  consolerais  donc  de  sa  perte  pour  de  l'argent? 

—  Je  voudrais  ma  fille  d'abord ,  et  puis  de  l'argent  pour  me  con-* 
soler. 

—  Maître  Simon ,  dit  le  prince  avec  un  regard  foudroyant ,  tu  es  li; 
coquin.  Écoute-moi  :  si  tu  te  joues  de  ma  crédulité,  si  j'apprends  que 
tu  sais  où  est  ta  fille  et  que  tu  n'as  d'autre  envie  que  d'obtenir  le  prix 
de  son  déshonneur,  je  te  ferai  rouer  de  coups  de  bâton. 

Le  paysan,  au  lieu  de  protester  contre  un  soupçon  si  horrible,  se  mit 
à  pleurer  et  balbutier,  en  sorte  que  son  altesse,  perdant  patience,  lui 
tourna  le  dos  et  sortit  par  la  porte  dérobée.  De  retour  dans  la  galerie, 
le  prince  raconta  en  peu  de  mots  à  ses  amis  le  sujet  de  sa  conférence 
avec  maître  Simon.  Parmi  ses  auditeurs  était  le  président  de  Bellièvre, 
l'un  des  esprits  éminens  du  parlement,  qui  prit  note  du  nom  de  Clau- 
dine Simon,  et  promit  de  la  faire  chercher  par  le  lieutenant  de  pohce. 
Un  gentilhomme  qui  prêtait  l'oreille  à  la  conversation  quitta  le  groupe 
où  il  était,  et  s'approcha  du  président  de  BeUièvre. 

—  Prenez  garde,  monsieur,  lui  dit-il;  vous  allez  découvrir  deux 
gibiers  au  lieu  d'un. 

—  De  Bue ,  dit  le  prince ,  vous  êtes  un  mauvais  sujet.  Je  gage  que 
vous  avez  des  nouvelles  de  ma  bavolette  enlevée. 

—  Il  est  vrai ,  répondit  M.  de  Bue ,  j'en  ai  de  toutes  fraîches.  La  ba- 
volette a  pris  goût  au  beau  monde;  elle  fait  aujourd'hui  amitié  avec 
M"«  de  L'Orme,  qui  lui  a  enseigné  le  moyen  de  bien  vivre  et  de  sub- 
juguer les  cœurs.  Je  les  ai  vues  ensemble,  ce  matin,  aussi  parées  l'une 
que  l'autre,  sans  doute  à  la  suite  de  quelque  partie  de  plaisir. 

—  Aïe!  s'écria  le  prince,  voilà  ma  bavolette  à  bonne  école!  Elle  n'a 
plus  que  faire  de  ma  protection ,  et  je  n'irai  point  la  déranger.  J'en 
suis  fâché,  j'avais  de  l'estime  pour  cette  fille  :  n'y  pensons  plus;  mais 
voyons  l'autre  gibier  de  BellièvTC. 


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LA   BA VOLETTE.  617 

—  L'autre  gibier,  reprit  de  Bue ,  c'est  un  ancien  péché  du  feu  pré- 
ident  de  Clievry.  M"^  de  L'Orme  avait  reçu  de  ce  magistrat  un  bra- 
;('lct  en  perles  fines  d'une  valeur  considérable,  et  ce  bracelet  figure  à 
»rcsent  au  joli  bras  de  Claudine. 

—  Assez  !  dit  M.  de  Bellièvre;  tirons  un  voile  sur  les  erreurs  de  la 
pour  des  comptes.  Oubliez  votre  bavolette,  monseigneur,  et  prions 
k.  de  Bue  de  ne  point  écrire  ses  mémoires. 

Maître  Simon  cheminait  sur  la  route  de  Saint-Mandé,  tandis  qu'on 
végayait  ainsi  aux  dépens  de  sa  fille.  Pour  supporter  les  reproches  sé- 
vèrcs  du  prince,  il  voulut  puiser  des  forces  au  cabaret,  et  laissa  le 
este  de  sa  raison  au  fond  du  verre.  Claudine,  de  retour  au  logis,  at- 
lendait  son  père  avec  impatience.  Lorsqu'il  arriva,  le  maudit  homme 
lit  cent  rodomontades  au  sujet  de  son  ambassade.  Il  se  vanta  d'avoir 
parlé  vertement  et  captivé  l'admiration  de  tous  les  petits-maîtres; 
mais,  à  travers  les  fumées  du  vin,  Claudine,  à  force  d'interrogations, 
finit  par  obtenir  un  récit  moins  embelli  de  l'entrevue,  et ,  devinant 
tout  à  coup  les  odieux  soupçons  du  prince  : 

—  Malheureux!  dit-elle  à  son  père,  vous  m'avez  perdue  par  cette 
fatale  ambassade.  J'avais  sauvé  mon  honneur,  vous  venez  de  détruire 
ma  réputation. 

L'ivrogne  ne  manqua  pas  de  se  mettre  en  colère,  et  puis  il  pleura  et 
se  coucha  en  maugréant  contre  tout  le  genre  humain.  Claudine  passa 
la  nuit  entière  à  réfléchir  aux  moyens  de  réparer  les  fautes  de  son 
père,  mais  la  réflexion  ne  fit  qu'augmenter  ses  angoisses.  Le  mal  dont 
cUe  n'avait  point  la  mesure  lui  semblait  grandir  à  chaque  effort  de 
son  esprit.  Un  abîme  s'ouvrait  devant  elle,  dont  ses  regards  ne  pou- 
vaient percer  les  ténèbres.  Dès  les  premières  lueurs  du  matin,  elle  fut 
chassée  hors  du  lit  par  des  pensées  intolérables.  Dame  Simonne,  qui 
l'entendit  marcher  dans  sa  chambrette,  la  vint  trouver.  Claudine  avait 
repris  ses  habits  de  bavolette. 

—  Ma  mère,  dit-elle  d'un  air  sombre  et  résolu,  je  vais  partir.  Il  faut 
que  je  sache  où  en  est  ma  réputation.  Je  ne  rentrerai  ici  qu'après 
l'avoir  reconquise,  et,  si  elle  doit  périr,  je  succomberai  avec  elle. 
N'essayez  point  de  me  détourner  d'un  dessein  inébranlable.  Je  ne  vous 
laisserai  pas  ignorer  le  sort  de  votre  fille.  Prenez  la  moitié  de  cette 
somme  d'argent ,  achetez  ce  qui  vous  est  nécessaire;  vivez  paisible- 
ment ,  loin  de  ce  monde  brillant  et  trompeur  où  je  me  suis  follement 
jetée. 

En  parlant  ainsi ,  Claudine  tirait  de  leur  cachette  les  louis  d'or  de 
M"«  de  L'Orme,  en  faisant  deux  parts,  l'une  pour  sa  mère  et  l'autre 
pour  elle,  et,  après  avoir  plié  un  petit  paquet  de  linge,  qu'elle  mit 
sous  son  bras,  elle  se  tourna  vers  dame  Simonne  par  un  mouvement 
brusque. 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Adieu,  dit-elle  d'une  voix  ferme,  adieu!  Évitons  un  attendrisse- 
ment qui  m'enlèverait  mon  courage.  Je  retourne  là-bas,  sur  le  champ 
de  bataille,  et  je  jure  d'en  rapporter  mon  honneur,  qui  est  tombé 
dans  la  mêlée  comme  le  bâton  de  M.  le  prince  à  Rocroy. 

Dame  Simonne,  subjuguée  par  l'accent  passionné  qui  accompagnait 
ces  paroles,  demeura  muette  et  immobile.  Elle  se  mit  à  la  fenêtre 
pour  suivre  du  regard  sa  fille,  qui  marchait  à  grands  pas  dans  la  di- 
rection de  Saint-Maur.  Au  moment  d'entrer  sous  les  premiers  arbres 
du  bois  de  Vincennés,  Claudine  s'arrêta  pour  jeter  un  dernier  coup 
d'œil  en  arrière.  Elle  porta  une  main  à  ses  lèvres,  agita  son  mouchoir 
et  disparut. 

VIL 

La  cour  du  château  de  Saint-Maur  était  pleine  de  chevaux  et  de  va- 
lets d'écurie.  Les  petits-maîtres  s'apprêtaient  à  enfourcher  leurs  mOBh 
tures  pour  aller  braver  en  face  la  reine  et  le  cardinal.  M.  le  prince, 
qui  ne  se  doutait  point  de  ce  qui  l'attendait  au  Louvre,  souriait  en 
voyant  les  airs  conquérans  de  ses  gentilshommes.  Il  descendait  les 
degrés  du  perron  avec  M.  de  La  Rochefoucauld,  lorsqu'une  jeune  fille, 
qui  s'était  glissée  dans  la  foule,  se  présenta  devant  lui. 

—  Monseigneur,  dit-elle,  excusez  mon  indiscrétion.  Vous  êtes  cou- 
vert de  gloire;  moi,  je  n'ai  que  ma  petite  réputation  d'honnête  fille. 
Ne  souffrez  point  qu'elle  me  soit  lâchement  ravie  par  un  de  vos  amis! 

—  Ma  belle,  répondit  le  prince,  c'est  ici  un  conseil  de  guerre  et  non 
point  une  cour  d'amour.  Nous  jugerons  votre  procès  plus  tard.  Il  s'agit 
d'une  affaire  galante  avec  M.  de  Bue,  n'est-ce  pas?  Cela  ne  presse  point. 
Revenez  demain.  Je  vous  promets  toute  l'attention  et  toute  l'indulgence 
que  vous  pourrez  souhaiter;  mais,  si  j'en  crois  les  apparences,  votre 
conscience  n'est  pas  nette.  Vous  ne  citerez  pas  à  mon  tribunal  M"*  de 
L'Orme,  et  vous  n'exhiberez  point  certain  bracelet  dont  l'origine  paraît 
enveloppée  de  nuages.  Votre  père  m'a  tenu  des  propos  de  coquin,  et 
mieux  vaudrait  vous  taire  que  d'ajouter  l'effronterie  à  des  péchés  d'al- 
côve pour  lesquels,  après  tout,  on  ne  vous  pendra  point. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  galanterie,  reprit  Claudine  avec  énergie,  maîS 
d'un  crime  que  les  lois  condamnent.  Écoutez-moi  de  grâce,  et  je  con* 
fondrai  le  traître  qui  me  ravit  l'honneur  par  un  mensonge,  après  avoir 
voulu  me  l'ôter  par  des  violences  contre  ma  personne.  Votre  altesse, 
d'ailleurs,  se  trompe  en  disant  que  je  ne  citerai  point  M"*  de  L'Orme. 
J'appellerai,  au  contraire,  son  témoignage,  et,  quant  au  bracelet  qu'elle 
m'a  donné,  j'en  ferai  connaître  l'origine. 

—  Oh!  voilà  qui  est  grave,  dit  le  prince.  Monsieur  de  Bue,  préparez 
votre  défense,  car  nous  vous  ferons  votre  procès  en  règle.  Aujourd'hui 


LA   BAVOLBTTE.  ClD 

nous  allons  à  la  guerre,  et  j'ai  besoin  de  tout  mon  monde.  A  demain 
lonc,  Claudine,  et  compte  sur  moi,  mon  enfant.  —  Messieurs,  au 
Mazarin  ! 

Le  prince  sauta  sur  son  cheval ,  et  tonte  la  bande  des  petits-maîtres 
[)artit  à  franc  étrier.  Les  dernières  paroles  du  héros  de  Rocroy  et  son 
air  bienveillant  rendirent  quelque  espérance  à  la  pauvre  bavolette. 
Celui-là  du  moins ,  parmi  tant  de  gens  sans  foi  et  sans  scrupule ,  ne 
manquait  point  à  la  grandeur  de  son  caractère,  et  ne  faisait  pas  bon 
jnarché  de  l'honneur  d'une  fdle.  Pour  employer  à  la  confusion  de  son 
rnnemi  le  délai  d'un  jour  qu'elle  devait  supporter,  Claudine  voulut 
sassurer  le  témoignage  favorable  de  M"*  de  L'Orme.  Elle  prit  donc  le 
chemin  de  Paris  et  marcha  résolument ,  soutenue  par  l'exaltation  de 
son  esprit.  Une  pluie  fine  et  glacée  tombait;  la  route  était  mauvaise, 
et  la  distance  fort  grande.  Notre  héroïne,  accablée  de  fatigue,  se  perdit 
vingt  fois  dans  les  rues  du  Marais  avant  de  trouver  l'hôtel  qu'elle 
cherchait.  Marion  de  L'Orme,  qui  était  en  belle  humeur,  se  mit  à  rire 
en  la  voyant. 

—  Comme  te  voilà  faite,  ma  fille!  lui  dit-elle.  Il  n'y  a  que  Ja  vertu 
pour  aller  ainsi  mouillée,  transie  et  couverte  de  boue.  Quel  nouveau 
malheur  me  viens-tu  confier?  Te  veut-on  faire  passer  encore  pour  une 
voleuse? 

Claudine  raconta  en  peu  de  mots  son  aventure,  le  piégé  que  lui  avait 
tendu  M.  de  Bue,  son  enlèvement,  son  séjour  dans  une  maison  mal- 
honnête, l'ambassade  déplorable  de  son  père  et  la  promesse  du  prince 
de  lui  rendre  justice.  Afin  de  ne  point  blesser  la  personne  qui  l'écou- 
tait,  elle  eut  soin  d'exprimer  avec  modération  son  horreur  pour  les 
soupçons  qui  pesaient  sur  elle,  et  implora  en  termes  simples  et  mesurés 
le  témoignage  d'une  amie  qui  savait  la  pureté  de  sa  conduite.  Marion, 
qui  eût  bravé  avec  un  front  d'airain  les  regards  d'une  reine,  baissa 
les  yeux  devant  cette  bavolette  que  la  défense  de  sa  réputation  menait 
si  loin,  à  travers  tant  de  fatigues  et  d'obstacles. 

—  Hélas!  dit-elle  en  soupirant,  il  n'est  donc  pas  en  mon  pouvoir  de 
faire  un  peu  de  bien?  J'avais  pourtant  usé  de  précaution.  J'avais  re- 
noncé au  plaisir  si  doux  de  contempler  mon  ouvrage  et  d'entendre 
l'expression  de  la  reconnaissance.  Il  se  trouve  au  bout  de  tout  cela  que 
mes  présens  sont  funestes,  et  qu'en  voulant  secourir  cette  pauvre  fille 
je  l'ai  poussée  dans  un  abîme . 

M'"*  de  L'Orme  passa  la  main  sur  son  front  comme  pour  en  écarter 
des  pensées  pénibles  : 

—  Rassure-toi,  ma  fille,  reprit-elle  d'un  ton  plus  animé;  je  ne  souf- 
frirai point  que  mes  bienfaits  te  portent  malheur.  Je  ne  veux  pas  même 
souffrir  que  tu  te  prives  d'un  seul  de  mes  présens.  Il  ne  sera  pas  au 
pouvoir  de  quelques  écervelés  de  me  fermer  les  mains  quand  je  les. 


620  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ouvre,  ni  de  te  remettre  le  bavolet  sur  la  tète,  s'il  me  convient  d'y  poser 
des  fleurs  ou  des  perles.  Nous  leur  montrerons  qu'une  brave  fille  peut 
avoir  à  la  fois  bonne  renommée  et  ceinture  dorée.  Commence  donc 
par  ôter  ces  jupes  mouillées.  Je  te  vais  parer  comme  une  princesse. 
Nous  passerons  cette  journée  ensemble.  Demain,  je  te  mènerai  dans 
mon  carrosse,  ton  bracelet  au  bras,  par  devant  le  tribunal  imposant 
de  Saint-Maur.  Juges  et  accusateurs,  je  les  veux  tous  voir  à  tes  ge- 
noux. 

Un  cœur  de  dix-huit  ans  s'ouvre  aisément  à  l'espoir  et  à  la  confiance. 
Claudine,  rassurée  par  ces  discours,  se  laissa  parer  des  atours  que  Ma- 
rion  lui  voulut  donner.  Elle  quitta  son  bavolet  et  se  transforma  encore 
en  personne  de  qualité.  Sa  toilette  était  achevée  lorsqu'on  entendit 
dans  la  rue  un  tumulte  extraordinaire.  Des  cavaliers  couraient  au  ga- 
lop portant  leurs  chapeaux  au  bout  de  leurs  épées  en  signe  d'allé- 
gresse. M"*  de  L'Orme  se  mit  à  son  balcon,  et,  comme  les  gens  qui  se 
réjouissaient  ainsi  étaient  des  officiers  du  cardinal,  elle  pensa  que  la 
nouvelle  fronde  avait  mal  débuté.  Parmi  les  passans,  Marion  recon- 
nut un  gentilhomme  mazarin  et  lui  demanda  les  nouvelles. 

—  C'est,  lui  répondit-on,  que  les  princes  de  Condé,  de  Conti  et 
Longueville  sont  arrêtés.  M.  de  Miossens  les  a  conduits  à  Vincennes. 
Leurs  amis  les  attendaient  à  la  porte  Saint-Antoine  pour  les  délivrer; 
mais  on  les  a  fait  sortir  par  la  porte  Richelieu ,  et  à  cette  heure  ils 
sont  au  donjon. 

Peu  d'instans  après,  une  bande  de  cavaliers  du  parti  des  princes  tra- 
versa la  rue  en  grand  désordre,  poursuivie  par  un  détachement  de 
mousquetaires  qui  la  serrait  de  près.  Deux  ou  trois  coups  d'arquebuse 
résonnèrent  au  loin,  et  puis  le  bruit  s'éteignit. 

—  Ma  pauvre  enfant ,  dit  M"«  de  L'Orme,  voilà  ton  procès  ajourné. 

—  Il  est  perdu,  répondit  Claudine  en  pleurant. 

Tandis  que  Marion  tâchait  de  consoler  la  bavolette,  on  entendit  des 
voix  d'hommes  dans  l'escalier:  c'était  la  compagnie  ordinaire  qui  fré- 
quentait chez  les  personnes  galantes.  M"*  de  L'Orme  proposait  à  Clau- 
dine de  la  présenter  à  ce  beau  monde;  mais  la  jeune  fille  ne  le  voulut 
point  et  se  cacha  dans  un  boudoir  d'où  elle  pouvait  suivre  la  conver- 
sation. La  plupart  de  ces  gentilshommes  étaient  de  petits  cerveaux  qui 
se  ruinaient  dans  la  dissipation.  Une  sorte  d'émulation  existait  entre 
eux,  qui  leur  faisait  dire  cent  sottises.  Non  contens  de  parler  phébus, 
ils  grasseyaient  horriblement  et  prononçaient  quantité  de  mots  d'une 
façon  particulière  qu'on  appelait  le  dernier  goût.  Au  lieu  de  dire  j'ai 
eu,  par  exemple,  ils  disaient  j'ai  èhu.  Ils  ne  prononçaient  point  bon- 
heur, malheur,  mais  bonhur,  malhur,  et  juraient  sur  leur  honnur  (1). 

(1)  Cette  affectation  de  langage  des  petits-maîtres  de  1650  rappelle  celle  des  incroxjahles. 
Leur  manière  de  prononcer  certains  mots  est  restée  en  usage  chez  les  paysans. 


LA  BAVOLETTE.  621 

Du  fond  de  sa  cachette,  Claudine  ne  fit  pas  d'abord  grande  attention 
ux  façons  de  ces  étourdis.  Cependant  sa  curiosité  s'éveilla  peu  à  peu, 
ille  s'aperçut  avec  étonnement  que  M'^"  de  L'Orme  parlait  tout  à  coup 
!3ur  phébus  et  laissait  son  naturel ,  qui  était  le  plus  charmant  du 
londe,  pour  plaire  à  ces  jeunes  fous,  en  imitant  leurs  grimaces  à  la 
jiiode.  On  supplia  la  maîtresse  du  logis  de  chanter.  On  admira  fort  les 
ttitudes  gracieuses  qu'elle  avait  en  accordant  son  luth;  on  n'écouta 
tresque  point  sa  chanson,  mais  on  applaudit  avec  transport  lorsqu'elle 
ut  fini.  On  la  consultait  sur  la  comédie  en  vogue,  sur  le  génie  de 
auteur,  sur  le  mérite  des  comédiens,  et  ses  avis  étaient  accueillis 
omme  les  décrets  d'une  souveraine. 
Claudine  se  prit  à  réfléchir  en  observant  cette  scène,  dont  les  plus 
)etites  nuances  la  frappaient  à  cause  de  leur  nouveauté, 

— 11  n'est  point  difficile,  se  disait-elle,  de  se  faire  adorer  de  ces 
jeunes  gens,  et,  si  je  fusse  née  parmi  ce  monde-là,  je  n'aurais  pas 
çrand'peine  à  y  briller. 

Ce  fut  bien  autre  chose  quand  l'un  de  ces  petits  messieurs  s'avisa  de 
vouloir  montrer  de  l'érudition  et  de  parler  d'histoire  avec  Marion. 
Claudine  reconnut  qu'ils  faisaient  tous  deux  quantité  de  bévues  et  d'a- 
^lachronismes,  dont  le  curé  de  Saint-Mandé  se  serait  fort  diverti,  s'il  eût 
été  présent,  La  bavolette  ne  revenait  point  de  sa  surprise. 

—  Est-il  possible,  pensait-elle,  que  des  gentilshommes  ne  sachent 
point  ce  que  mon  curé  m'a  enseigné? 

I  Dans  le  boudoir  de  M'"  de  L'Orme,  les  murs  étaient  ornés  de  glaces 
de  Venise;  Claudine,  assise  sur  un  sofa,  voyait  son  image  répétée 
plusieurs  fois  par  tous  ces  miroirs.  Elle  éprouvait  un  plaisir  infini  à 
contempler  sa  magnifique  toilette,  ses  dentelles,  son  riche  bracelet  et 
l'ensemble  charmant  que  présentait  sa  personne  ainsi  accommodée. 

II  lui  semblait  admirer  une  étrangère,  tant  la  transformation  était 
complète;  mais  bientôt,  en  songeant  que  cette  image  si  séduisante  était 
la  sienne,  un  éclair  soudain  lui  pénétra  dans  l'esprit  : 

—  Je  suis  belle  aussi  !  s'écria-t-elle  avec  joie.  Il  ne  tiendrait  qu'à  moi 
de  plaire,  de  régner  de  par  ces  yeux  bleus,  cette  bouche  de  rose,  cette 
taille  de  nymphe  et  cette  jeunesse  en  fleur.  Qui  m'empêche  de  gras- 
seyer comme  une  fauvette,  d'apprendre,  en  écoutant  les  autres,  à  mal 
prononcer  quelques  mots,  de  faire  comme  si  je  jouais  du  luth  pour 
choisir  des  poses  'gracieuses  en  accordant  cet  instrument,  de  chanter 
une  chanson  afin  qu'on  me  trouve  une  voix  délicieuse?  Ne  saurais-je 
pas  aussi  regarder  les  gens  en  dessous  d'un  air  hypocrite  pour  feindre 
la  tendresse  et  donner  à  entendre  au  premier  venu  que  je  le  distingue 
entre  mille?  Tout  cela  est-il  donc  impossible  à  une  fille  de  ma  condi- 
tion? Mais  je  n'aurais  pas  même  besoin  de  m'abaisser  à  ces  manèges. 
Il  suffit  de  vouloir  plaire  pour  y  réussir.  On  ne  croit  point  à  la  vertu 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  bavolette.  Eh  bien!  faisons-nous  grande  dame,  et  celui  dont  je 
repousserai  l'amour  se  tiendra  pour  bien  repoussé,  celui  que  j'acca- 
Ijlerai  de  mépris  se  tiendra  pour  bien  accablé,  bien  méprisé.  Je  don" 
nerai  à  celui-ci  un  brevet  de  galant  homme,  à  celui-là  un  certificat  de 
sottise;  et,  si  quelqu'un  s'avisait  de  se  vanter  de  mes  bonnes  grâces,  un 
mot  suffirait  à  le  couvrir  de  ridicule.  Je  n'aurai  plus  besoin  des  arrêts 
de  M.  le  prince.  Ce  n'est  point  assez  d'échapper  à  la  calomnie;  je  pré- 
tends me  venger  des  calomniateurs.  Me  disculper,  me  défendre,  (juand 
je  suis  innocente  et  outragée!  Fi  donc!  c'est  à  moi  de  juger,  de  con- 
damner les  coupables,  de  les  forcer  à  demander  grâce  et  de  les  punir^ 
s'il  me  plaît  d'être  sans  pitié. 

VIII. 

De  tous  temps  il  y  eut  trois  moyens  d'être  femme  à  la  mode  :  la 
beauté,  la  fortune  et  l'esprit.  M"«  de  L'Orme  en  employait  un  quatrième 
dont  notre  héroïne  ne  voulait  point  se  servir.  Claudine,  privée  de  for- 
tune, n'avait,  à  proprement  parler,  que  la  beauté;  mais,  pour  y  ajou- 
ter l'esprit,  il  ne  lui  manquait  qu'un  peu  de  culture.  Avec  l'argent  que 
lui  avait  donné  Marion,  elle  prit  un  logement  modeste,  mais  commode, 
dans  la  rue  Saint-Côme  (1),  et  s'y  enferma  durant  quatre  mois  pour  y 
refaire  son  éducation.  Un  maître  à  danser  lui  enseigna  plus  de  ma- 
nières qu'elle  n'en  voulait  avoir,  en  conservant  le  naturel ,  qu'elle  es- 
timait avant  toutes  choses.  Un  joueur  de  luth  lui  apprit  en  un  jour  à 
tourner  avec  grâce  les  chevilles  de  cet  instrument;  mais  elle  ne  s'en 
tint  pas  là ,  et  elle  sut  bientôt  assez  de  musique  pour  accompagner  sa 
voix.  Quant  aii  maître  de  langue  et  de  bel  esprit,  elle  lui  donna  la  plus 
grosse  part  de  son  temps ,  et  profita  de  ses  leçons  avec  une  ardeur  in- 
croyable. 

Une  fois  assurée  de  pouvoir  se  montrer  avec  avantage,  Claudine 
sortit  de  sa  retraite  et  se  rendit  un  matin  chez  M"^  de  L'Orme ,  suivie 
d'une  prude-femme,  selon  la  coutume  des  jeunes  filles  de  la  bour- 
geoisie. Elle  n'eut  pas  fait  cent  pas  dans  la  rue  qu'elle  put  lire  dans 
les  yeux  des  passans  l'effet  de  sa  bonne  mine  et  de  sa  beauté.  Quelques 
jeunes  gens,  la  voyant  eîi  équipage  de  demoiselle,  la  saluèrent  pour 
feindre  de  la  connaître.  Son  maître  à  danser  lui  avait  appris  l'inclina- 
tion de  tête  par  laquelle  on  répondait  à  ces  hommages  avec  la  modes- 
tie et  la  civilité  de  rigueur.  Claudine  connut  le  fruit  qu'elle  avait  tiré 
de  ces  leçons  au  respect  qu'inspiraient  la  simplicité  de  sa  parure  et  sa 
démarche  décente,  relevée  par  la  contenance  austère  de  sa  prude- 
femme. 

Elle  arriva  ainsi  devant  le  petit  hôtel  de  M"^  de  L'Orme.  Un  appareU 

(1)  Aujourd'hui  rue  de  La  Harpe. 


Il 


LA  BAVOLETTE.  623 

iméraire  en  couvrait  la  façade;  des  tentures  noires  pendaient  le  long 

les  murs.  Les  passans  entraient  comme  en  un  lieu  public  et  sortaient 

ivec  des  airs  consternés.  Toutes  les  portes  étaient  ouvertes.  Claudine 

>6nétra  jusque  dans  la  chambre  à  coucher,  illuminée  par  des  cierges. 

Sur  un  lit  de  parade,  elle  aperçut  le  corps  de  Marion  couvert  d'habits 

nagnifiques.  La  mort  n'avait  point  altéré  son  beau  visage.  Elle  sem- 

i)lait  dormir.  Quelques  personnes  priaient  autour  du  lit,  mais  Claudine 

ne  remarqua  parmi  elles  aucun  des  adorateurs  frivoles  de  la  femme  à 

la  mode.  Un  sanglot  déchirant  lui  fit  tourner  la  tête  vers  un  homme 

prosterné  à  côté  d'elle,  et  qui  portait  le  petit  collet.  La  douleur  de  cet 

homme  paraissait  si  profonde  que  Claudine  en  eut  les  larmes  aux  yeux. 

Dans  ce  moment,  l'abbé  se  releva,  et,  voyant  l'émotion  de  sa  voisine, 

il  lui  dit  en  lui  prenant  la  main  : 

—  Si  vous  l'avez  connue,  vous  l'avez  aimée,  mademoiselle,  et  vous 
partagez  mes  regrets. 

—  C'était  ma  seule  amie,  répondit  Claudine. 

-^  Ah!  mademoiselle,  reprit  l'homme  au  petit  collet,  que  n'ai-jepu 
[donner  dix  ans  de  ma  vie  pour  prolonger  la  sienne!  Elle  ne  m'aimait 
I  point.  Elle  m'a  mis  cent  fois  au  désespoir  par  ses  mépris  et  son  indif- 
!  férence.  Jamais  le  dévouement  le  plus  tendre  n'a  pu  trouver  grâce 
pour  ma  laideur  dans  cet  esprit  léger;  mais  que  ne  suis-je  encore  en 
butte  à  ses  railleries?  Qui  me  rendra  ses  dédains,  ses  cruautés  avec  sa 
présence?  J'aurais  fini  par  toucher  quelque  jour  ce  cœur  ouvert  à  tant 
d'autres  et  fermé  pour  moi;  et  quand  elle  n'eût  jamais  dû  s'attendrir 
en  ma  faveur,  je  trouverais  plus  doux  de  mourir  à  ses  genoux  que  de 
vivre  sans  elle,  comme  je  vais  le  faire. 

Celui  qui  regrettait  ainsi  M"''  de  L'Orme  était  un  garçon  de  trente-six 
sas,  petit,  mal  fait,  avec  de  gros  sourcils  fort  mobiles  qui  lui  donnaient 
un  masque  de  comédie.  Cependant  la  passion  prêtait  à  son  visage 
quelque  chose  de  touchant  qui  n'était  pas  sans  agrément.  Il  demanda 
humblement  à  Claudine  la  permission  d'aller  la  voir  pour  l'entretenir 
de  la  défunte  et  chercher  des  consolations  près  d'une  personne  qui 
partageait  son  chagrin.  A  cet  effet,  il  déclina  ses  noms  et  qualités  : 

—  Je  suis,  dit-il  avec  vivacité,  Claude  Quillet,  abbé,  médecin,  poète, 
secrétaire  de  M.  le  maréchal  d'Estrées,  admirfeiteur  exalté  de  tout  ce  qui 
est  beau ,  et  par  conséquent  votre  serviteur,'  mademoiselle. 

Claudine  dit  à  M.  Quillet  son  nom  -et  sa  demeure,  lui  fit  une  ré- 
vérence, et  se  retira  suivie  de  sa  prude-femme.  Dès  le  lendemain, 
l'abbé  accourut  à  Saint-Côme.  Il  revenait  duconVoi  de  M"*^  de  L'Orme, 
dont  il  raconta  les  détails  avec  tant  de  larmes,  que  son  rabat  en  était 
baigné (1).  L'intérêt  que  lui  témoignait  Claudine,  en  partageant  sa 

(1)  Marioa  de  L'Ormb  fut  enterrée  le  l«r  juillet  1650,  selon  les  gazettes  du  temps. 


024  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

douleur,  bien  qu'avec  moins  d'emportement,  fut  un  grand  soulage- 
ment à  ses  peines.  A  force  de  vanter  les  mérites  de  la  défunte,  il  épuisa 
son  sujet  et  se  vit  naturellement  amené  à  en  traiter  un  autre.  11  parla 
de  ses  démêlés  avec  le  cardinal  de  Richelieu ,  qui  l'avait  voulu  mettre 
en  jugement  pour  avoir  appelé  jonglerie  la  possession  des  nonnes  de 
Loudun.  U  raconta  sa  fuite,  ses  voyages  en  Italie,  son  séjour  à  Rome, 
les  services  qu'il  y  avait  rendus  à  l'ambassadeur  de  France  et  son  re- 
tour dans  sa  patrie  après  la  mort  du  cardinal.  Les  poètes  discourent 
volontiers  de  leurs  ouvrages.  Sous  le  prétexte  de  consulter  M""  Simon, 
Quillet  l'entretint  longuement  d'un  poème  qu'il  voulait  entreprendre 
en  latin,  et  dont  il  exposa  la  matière,  le  plan  et  divers  épisodes.  Toutes 
ces  choses  avaient  pour  Claudine  l'attrait  de  la  nouveauté;  elle  y  pre- 
nait plaisir,  et  prouvait  à  l'auteur  par  ses  réponses  qu'elle  le  compre- 
nait à  merveille.  Elle  lui  donna  même  quelques  avis  dont  il  reconnut 
le  bon  sens  et  qu'il  se  promit  de  suivre  dans  son  travail  (1).  La  com- 
plaisance de  l'oreille  est  pour  moitié  dans  l'esprit  d'une  femme.  Per- 
sonne n'avait  encore  si  bien  écouté  Quillet.  Aussi,  lorsqu'il  eut  lon- 
guement parlé,  il  se  récria  sur  l'intelligence  et  les  vues  profondes  de 
M"*  Simon.  L'admiration  le  prit  à  la  gorge,  et  il  en  eut  une  crise  si 
soudaine,  qu'il  posa  le  genou  en  terre  devant  Claudine  en  lui  disant 
avec  feu  : 

—  Souffrez  que  je  vous  le  déclare,  ô  mademoiselle!  j'aurais  porté 
ma  tête  sur  l'échafaud  pour  Marion;  je  me  ferais  saigner  aux  quatre 
membres  pour  vous.  Je  retrouve  en  vous  une  Marion  plus  jeune,  plus 
pitoyable  peut-être,  et  assurément  aussi  digne  de  ma  passion. 

—  Relevez-vous ,  monsieur  l'abbé ,  répondit  Claudine.  Vous  êtes  un 
peu  prompt  à  vous  enflammer.  Il  faut  prendre  garde  à  cela.  Je  n'ai  pas 
autant  de  ressemblance  avec  la  pauvre  Marion  que  votre  imagination 
le  veut  bien  supposer.  Je  vis  d'autre  manière  qu'elle... 

—  Il  est  vrai,  interrompit  Quillet.  J'aimais  sa  folie,  j'adorerai  votre 
sagesse.  Rien  ne  pourrait  m'en  empêcher.  Agréez  seulement  mes  res- 
pects, car  je  ne  suis  pas  si  téméraire  que  de  prétendre  davantage.  Dai- 
gnez m'admettre  souvent  comme  aujourd'hui  aux  délices  de  votre 
conversation,  et  je  m'estimerai  le  plus  favorisé  des  mortels. 

—  Mon  bon  monsieur  Quillet,  répondit  Claudine,  revenez  me  voir 
aussi  souvent  qu'il  vous  plaira.  U  n'est  point  nécessaire  de  vous  jeter 
à  mes  pieds  pour  obtenir  cette  permission. 

L'abbé  se  releva,  et,  comme  s'il  eût  été  seul,  il  se  mit  à  parcourir  la 
chambre  en  se  disant  à  lui-même  avec  des  élans  de  joie  : 

—  Quillet,  mon  ami,  tu  es  un  heureux  homme.  Tu  allais  infaillible- 
ment mourir  de  chagrin,  et  voilà  que  le  ciel  a  placé  sur  ton  chemin  ia 

(1)  Le  poème  latin  de  Claude  Quillet,  Callipœdia,  parut  en  1655. 


LA   BAVOLETTE.  625 

veille  personne  qui  te  pût  consoler,  un  astre  pour  la  beauté,  un  ange 
(lour  la  douceur,  une  enchanteresse  pour  les  grâces.  Remercie  Dieu  de 
•ette  rencontre,  (Juillet.  Ne  sois  point  ingrat. 

Quand  il  eut  achevé  son  monologue,  l'abbé  prit  congé  de  Claudine 
fit  courut  parler  d'elle  à  tous  ses  amis.  11  en  entretint  particulièrement 
M.  d'Estrées  avec  des  hyperboles  incroyables.  Le  maréchal  avait  l'es- 
prit court ,  mais  il  recherchait  volontiers  les  gens  qui  l'avaient  plus 
long  que  lui.  11  voulut  voir  cette  beauté  dont  M.  Quillet  vantait  si  haut 
les  grâces.  Un  personnage  de  son  âge  et  de  sa  qualité  n'était  point  de 
ceux  qui  trouvaient  les  portes  fermées.  Claudine  le  reçut  avec  les  lion- 
neurs  qu'il  méritait.  Elle  écouta  les  radotages  du  maréchal ,  ses  rodo- 
montades militaires,  ses  anecdotes  souvent  insipides  touchant  son  am- 
bassade à  Rome,  avec  autant  de  complaisance  que  les  récits  de  M.  Quillet, 
iet,  comme  elle  parla  peu,  le  vieillard  fut  enchanté  d'elle.  M.  d'Estrées, 
frère  de  la  belle  GabrieUe ,  était  d'amoureuses  manières.  11  se  croyait 
tout  permis  avec  les  femmes,  en  sorte  que,  dès  la  seconde  visite  à 
M"*  Simon ,  il  commença  sans  préambule  par  lui  déclarer  sa  flamme. 
Au  premier  mot,  il  se  vit  couper  la  parole. 

—  Monsieur  le  maréchal,  lui  dit  Claudine,  vous  êtes  un  brave  mili- 
taire, et  je  vous  répondrai  avec  la  franchise  des  gens  de  votre  profes- 
sion. Je  suis  trop  loyale  et  je  vous  veux  trop  de  bien  pour  vous  laisser 
perdre  votre  temps.  Sachez  donc  que  je  suis  déterminée  à  vivre  hon- 
nêtement et  à  n'écouter  personne  plus  favorablement  que  vous.  Si 
vous  daignez  accepter  mon  amùtié,  vous  pourrez  vous  convaincre  de 
la  vérité  de  mes  paroles  et  de  la  fermeté  de  mes  résolutions  en  obser- 
vant ma  conduite  à  venir.  N'allez  pas  plus  loin,  je  vous  prie,  dans 
votre  déclaration,  et  causons,  s'il  vous  plaît,  d'autre  chose. 

—  Par  ma  foi  !  dit  le  vieux  maréchal,  voilà  une  explication  comme 
je  les  aime.  Je  crois  à  votre  sincérité  aussi  bien  qu'à  votre  vertu.  Tou- 
chez là,  mademoiselle;  soyons  amis,  et  je  me  divertirai  à  voir  de  plus 
jeunes  que  moi  se  brûler  à  la  chandelle. 

Depuis  ce  moment,  M.  d'Estrées  ne  s'avisa  plus  de  prendre  des 
libertés  avec  Claudine,  et  lui  témoigna  plus  d'estime  qu'à  personne  au 
monde.  Quillet  allait  partout  célébrant  les  charmes  de  son  amie.  En  sa 
qualité  de  poète,  il  voyait  les  auteurs  à  la  mode,  l'abbé  Conrart,  Col- 
letet  et  l'iUustre  Chapelain,  dont  la  gloire  atteignait  à  son  apogée,  car 
la  Pucelle  n'avait  point  encore  paru.  Ces  divers  personnages,  toujours 
en  quête  d'applaudissemens,  souhaitèrent  les  suffrages  de  M"«  Simon 
avec  d'autant  plus  d'appétit,  que  la  jeunesse  et  la  beauté  n'étaient  point 
l'apanage  de  leurs  admirateurs  ordinaires.  Ils  arrivèrent  tous  à  la  fois 
dans  le  nouveau  temple  ouvert  au  bel  esprit.  De  son  côté,  le  maréchal 
d'Estrées  amenait  avec  lui  des  gens  de  cour  et  des  militaires.  En  peu 
de  jours,  le  petit  salon  de  Claudine  devint  un  pays  de  conversatioa 

TOJIE  V.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  peuplé  que  l'hôtel  Rambouillet,  mais  plus  diversement.  On  y 
voyait  de  tout  :  des  habits  brodés,  des  baudriers,  des  ordres  royaux, 
des  rabats  et  des  perruques  dont  le  mauvais  état  témoignait  la  science 
et  la  célébrité.  Arthénice  et  ses  amis  en  conçurent  de  l'inquiétude.  La 
petite  académie  de  la  vicomtesse  d'Auchy  n'en  dormit  point  de  trois 
on  quatre  nuits.  M"^  Scudéry,  chez  qui  l'on  se  réunissait  chaque  sa- 
medi, fit  preuve  d'habileté  en  ne  montrant  point  de  jalousie.  La  bonne 
demoiselle  demanda  son  antique  carrosse,  et  se  rendit  tout  droit  à  la 
rue  Saint-Côme  pour  embrasser  sa  riA^ale.  Sa  visite  était  annoncée. 
Claudine  vint  recevoir  l'illustre  Sapho  (c'était  le  nom  poétique  qu'( 
donnait  à  la  sœur  du  grand  Scudéry)  jusque  sur  les  degrés  de  sa  ms 
son.  Elle  lui  accorda  la  droite,  la  porte,  le  tapis  de  pied,  le  fauteuil  dcT' 
cérémonie,  comme  à  une  duchesse,  en  sorte  que  Sapho  ne  se  sentit 
pas  d'aise  de  tant  d'honneurs.  Boileau,  qui  était  au  collège  en  ce 
temps-là,  n'avait  point  encore  dit  de  M"°  Scudéry  qu'elle  tenoit  bou- 
tique de  verbiage.  Elle  jouissait  d'un  immense  renom,  et  d'ailleurs  Clai 
dine  n'était  pas  d'humeur  à  marchander  avec  les  réputations  établit 
Sapho  débuta  par  lui  donner  un  baiser  de  comédie  avec  de  granc 
démonstfations  d'amitié. 

—  Ma  toute  belle,  dit-elle  en  s'asseyant,  je  me  viens  lamenter  ai 
vous  dans  le  tète-à-tête  du  malheur  d'avoir  de  l'esprit.  Je  sais  que  voii^ 
êtes  une  des  lumières  de  ce  siècle,  que  vous  avez  un  génie  vaste  et 
capable  de  tout;  partant,  vous  êtes,  ainsi  que  moi,  l'une  des  personnes 
les  plus  à  plaindre  du  monde.  Que  de  soins  ne  faut-il  point  pour  obli-^ 
ger  les  gens  à  converser  d'autre  chose  que  de  frivolités!  J'y  passe  mA 
vie,  et  je  m'y  consume.  Dieu  soit  loué  !  vous  m'aiderez  à  cette  be« 
sogne  dont  Hercule  ne  fût  point  venu  à  bout.  De  quoi  parle-t-on  chez 
vous?  Contez-moi  vos  subterfuges  et  les  efforts  de  votre  autorité;  je 
vous  dirai  à  mon  tour  comment  je  gouverne  mon  peuple  chaque  sa- 
medi. 

—  Mon  Dieu!  mademoiselle,  répondit  Claudine,  je  n'ai  point  de 
peuple.  On  se  gouverne  à  son  gré  chez  moi.  Le  hasard  .décide  du  tour 
de  la  conversation,  et,  comme  je  ne  suis  ni  une  lumière  de  ce  siècle, 
ni  un  génie  vaste,  j'échappe  aux  tourmens  et  aux  fatigues  qui  accablent 
une  femme  de  votre  savoir  et  de  votre  mérite. 

M"^  Scudéry  avait  Tame  noble  et  incapable  d'envie.  Elle  sourit  avec 
bonté  à  l'inexpérience  de  Claudine,  et  lui  donna  force  conseils.  Cepen- 
dant, sous  le  prétexte  d'une  conférence  entre  généraux  d'armée,  elle 
voulait  par  curiosité  procéder  à  une  sorte  d'examen.  M"«  Simon  ne 
l'esquiva  point;  Sapho  changea  ses  batteries,  et  tourna  la  conversation 
sur  les  matières  abstraites,  sur  la  philosophie,  la  politique  et  les  lettres. 
Ses  étalages  d'érudition,  ses  longues  phrases  et  ses  expressions  aca- 
démi(iues  formaient  un  contraste  plaisant  avec  la  simplicité,  le  naturel 


LA   BAVOLETTE.  627 

t  le  langage  tout  impromptu  de  son  interlocuteur.  Ce  naturel  était 
are  alors  dans  le  pays  du  bel  esprit,  et  M"«  Scudéry  n'en  sentait  point 
avantage;  mais,  en  demeurant  persuadée  de  sa  supériorité,  comme 

^on  âge  et  sa  gloire  l'y  autorisaient,  elle  apprécia  les  connaissances,  la 

mémoire,  la  facilité  à  tout  saisir  de  M"«  Simon. 

—  Ce  n'est  point,  lui  dit-elle  en  prenant  congé,  ce  n'est  point  une 
rivale  que  je  vois  en  vous,  ma  toute  belle;  c'est  un  compagnoffd'armes. 
Nous  siégeons  toutes  deux  sur  la  colline  du  Parnasse.  Ainsi  que  des 
officiers  vigilans,  nous  écarterons  les  mauvais  soldats  et  distribuerons 
î  la  véritable  valeur  nos  sourires  et  nos  applaudissemens. 

—  Je  n'ai  point  la  prétention  d'occuper  un  grade  dans  cette  illustre 
armée,  répondit  Claudine.  Vous  y  avez  le  bâton  de  maréchal,  mademoi- 
selle, et  la  distribution  des  récompenses  vous  appartient.  Pour  moi,  je 
me  contenterai  de  m'asseoir  sur  l'herbe  de  la  colline  et  d'encourager 
tous  les  combattans  qui  monteront  à  l'assaut,  qu'ils  soient  valeureux 
ou  faibles,  bons  soldats  ou  maraudeurs. 

Ce  n'était  pas  une  petite  épreuve  qu'un  entretien  avec  Sapho.  Clau  - 
dine  n'en  soupçonnait  point  le  danger,  et  n'en  eut  que  plus  de  succès. 
M"«  Scudéry,  de  retour  chez  elle,  employa  son  exagération  et  ses  plus 
beaux  effets  d'éloquence  à  louer  la  modestie  et  les  qualités  de  M"*  Si- 
mon. Ella  raconta  les  détails  de  sa  visite  à  Saint-Côme  avec  plus  de 
frais  qu'un  voyage  aux  Grandes-Indes.  A  l'instant  même,  la  réputation 
de  Claudine  grandit  de  vingt  coudées.  M.  de  Scudéry  en  personne  vou- 
lut connaître  cette  nouvelle  merveille,  et  lui  répéter  la  description 
qu'il  aimait  à  faire  de  son  gouvernement  de  Notre-Dame- de-la-Garde. 
11  ennuya  fort  M"^  Simon;  mais  il  ajouta  par  sa  présence  un  lustre  in- 
comparable aux  réunions  de  la  rue  Saint-Côme. 

On  devine  aisément  que,  parmi  tant  de  gens  empressés,  Claudine  eut 
à  supporter  bien  des  déclarations  d'amour.  Tous  les  plus  jeunes,  les 
plus  riches,  les  plus  galans  ou  les  plus  célèbres  s'émancipaient  à  pein- 
dre les  feux  dont  ils  brûlaient.  C'était  comme  une  procession  de  pèle- 
rins à  l'entour  d'une  madone  inexorable.  Lorsque  M.  d'Estrées  voyait 
quelque  joli  garçon  se  pencher  d'un  certain  air  sur  le  bras  de  son  fau- 
teuil et  souffler  un  mot  tendre  à  travers  les  moustaches  blondes  de  Clau- 
dine (1),  il  s'approchait  d'elle  et  lui  demandait  si  ce  dernier  galant  se- 
rait plus  heureux  que  les  autres. 

—  Pas  davantage,  répondait  M"''  Simon. 

—  Mais,  reprenait  le  maréchal,  à  quel  prétendant  votre  cœur  ré- 
serve-t-il  donc  la  couronne  ?  Serait-ce  au  pauvre  roi  Charles  II  que  nous 
voyons  errer  loin  de  son  trône  ? 

—  Mon  cœur,  répondait  Claudine,  est  plus  indépendant  que  l'An- 

(t)  On  appelait' moustaches  les  longues  boucles  frisées  des  femmes. 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gleterre  et  la  Hollande  elle-même;  il  ne  veut  ni  lord  Protecteur,  ni 
grand  Pensionnaire.  Tout  souverain  demande  des  impôts,  et  je  n'ai 
point  dessein  d'en  payer. 

—  Prenez  garde  de  tomber  dans  l'anarchie  comme  M"*  de  L'Orme  ou 
Ninon  de  Lenclos. 

—  Ne  craignez  rien,  j'ai  un  gouvernement  à  mon  usage;  vous  le 
connaîtrez  quelque  jour. 

M.  d'Estrées  se  frottait  les  mains  et  regardait  les  jeunes  gens  d'un  air 
de  pitié,  en  répétant  :  —  La  plaisante  fille  que  cette  petite  Simon! 

Le  maréchal  eut  ainsi  le  passe-temps  de  voir  repousser  une  kyrielle 
de  soupirans  de  toutes  conditions.  Parmi  les  plus  notables,  on  peut 
citer  les  suivans  :  M.  Luillier,  vieux  maître  des  comptes,  perdu  de 
débauche,  mais  riche,  qui  parut  fort  surpris  de  son  échec,  et  se  fit 
mettre  à  la  porte  pour  avoir  poussé  l'aventure  jusqu'à  des  offres  d'ar- 
gent; son  fils  Chapelle,  alors  âgé  de  vingt-cinq  ans,  et  l'un  des  plus 
agréables  esprits  de  ce  temps-là;  M.  Lecamus,  fils  du  conseiller  d'état, 
jeune  homme  bien  fait  et  capable  de  plaire;  Saint-Hierry,  espèce 
d'homme  à  bonnes  fortunes,  qui  ne  se  vantait  point  de  toutes  ses 
mésaventures  :  voilà  pour  la  robe.  Dans  l'épée,  il  y  eut  un  nombre 
plus  considérable  d'amoureux  éconduits  :  le  plus  remarquable  de 
ceux-ci  était  Ruvigny,  l'ancien  amant  de  M"»  de  Rohan,  et  dont  la  dis- 
grâce étonna  si  fort  les  habitués  de  la  rue  Saint-Gôme,  que  la  vertu  de 
Claudine  en  fut  réputée  imprenable  comme  la  citadelle  de  Lérida.  On 
verra  tout  à  l'heure  quel  était  le  dessein  secret  de  notre  héroïne,  quelle 
idée  fixe  la  soutenait  inébranlable  au  milieu  de  ces  écueils,  et  par  où 
ses  rigueurs  devaient  finir. 

IX. 

Les  femmes  pouvaient  alors  recevoir  de  la  compagnie  à  peu  de  frai^ 
car  elles  ne  donnaient  point  à  manger.  Quelques  rafraîchissemens  si 
fisaient.  La  plus  grosse  dépense  était  en  chandelles,  encore  ne  tenait- 
pas  à  un  grand  luxe  de  lumières,  et,  pourvu  qu'on  trouvât  les  plaisil 
de  l'esprit,  on  ne  regardait  point  au  reste.  Si  pourtant  le  lecteur 
demandait  comment  Claudine  pouvait  subvenir  à  l'état  de  maisol 
qu'exige  un  salon  toujours  ouvert,  il  faudrait  lui  rappeler  que  l'orfévi 
du  pont  aux  Changeurs  avait  promis  de  racheter  à  bon  compte  le  m£ 
gnifique  bracelet  du  feu  président  de  Chevry.  Lorsqu'elle  eut  atteii 
le  bout  de  son  argent,  Claudine  porta  en  cachette  ce  bracelet  à  maîtr 
Labrosse,  qui  lui  en  donna  une  grosse  somme.  Les  gens  du  monde  n^ 
s'imiuiètent  point  des  affaires  d'une  maîtresse  de  maison,  pourvu  qu'elle 
leur  fasse  bon  visage.  Ceux  qui  fréquentaient  l'académie  de  Saint- 
Côme,  comme  on  disait  moitié  sérieusement,  moitié  par  plaisanterie. 


LA   BAVOLETTK.  629 

r  songeaient  pas  à  s'enquérir  si  le  directeur  de  cette  académie  avait 
t  comptant,  des  rentes  ou  des  dettes.  Ils  ne  se  doutaient  point  de 
IjConomie  qu'entretenait  avec  soin  M"*  Simon  dans  son  logis  pour 

onger  la  courroie  et  gagner  du  temps.  Sous  les  dehors  de  l'aisance, 

e  déguisait  souvent  les  expédiens  d'une  personne  nécessiteuse,  sans 

l'on  en  eût  le  moindre  soupçon. 

Tout  cela  durait  depuis  six  mois,  et  les  ressources  de  Claudine  tiraient 
|leur  fin,  lorsqu'un  événement  politique,  qu'elle  attendait  avec  impa- 

;nce,  vint  changer  la  face  des  choses.  Le  43  février  d051,  les  princes 

luttèrent  le  donjon  de  Vincennes.  Leur  accommodement  avec  la  cour 

ij  fit  aux  dépens  du  cardinal  Mazarin,  qui  sortit  du  royaume  le  A  mars 

livant.  M.  le  prince  reparut  aussi  fier  qu'auparavant,  et  le  prit  si 

Ijiut  avec  la  reine,  qu'il  ressemblait  plus  à  un  vainqueur  dictant  ses 

liinditions  qu'à  un  prisonnier  obtenant  sa  grâce.  Entre  sa  sortie  de 

iincennes  et  son  départ  pour  la  Guienne,  il  passa  un  certain  temps  à 

'iiris,  où  il  tint  avec  ses  petits-maîtres  une  conduite  et  un  langage  à 

jijiériter  cent  fois  une  nouvelle  punition,  s'il  n'eût  été  le  plus  fort. 

i^ians  ce  moment,  la  cabale  des  princes,  introuvable  depuis  un  an,  se 

fjiontra  partout  et  se  répandit  dans  les  salons  et  les  lieux  publics. 

*[Au  rebours  des  autres  dames  qui  tenaient  académie,  M"*  Simon 

1  i'avait  point  d'officieux  chargés  de  courir  après  les  gens  de  réputation. 

jUe  ne  refusait  l'entrée  à  personne,  mais  elle  n'envoyait  pas  davantage 

;s  amis  faire  des  recrues.  Cette  fois,  elle  risqua  une  infraction  à  sa 

îgle  de  conduite ,  en  témoignant  une  grande  curiosité  de  connaître 

3s  petits-maîtres  dont  on  parlait  tant.  Aussitôt  les  courtisans  de  la 

pe  Saint-Côme  s'évertuèrent  à  rechercher  les  heureux  mortels  que 

|;ur  souveraine  désirait  voir.  Ce  fut  à  qui  en  amènerait  le  plus.  En 

loins  d'une  semaine,  il  vint  trente  gentilshommes  de  la  cabale,  les 

ns  obscurs,  les  autres  fameux.  M.  de  Bue ,  sans  soupçonner  que  la 

emoiselle  pût  être  sa  bavolette  de  Saint-Mandé,  arriva  un  soir,  intro- 

uit  par  l'abbé  Quillet,  à  qui  Claudine  avait  donné  le  mot.  De  Bue 

emeura  ébahi  en  face  de  la  maîtresse  de  maison ,  et  la  regarda  d'un 

ir  si  troublé,  que  le  maréchal  d'Estrées  le  crut  blessé  au  cœur  d'un 

rait  empoisonné. 

—  Nous  sommes,  dit  Claudine  avec  un  dégagement  parfait,  de  fort 
nciens  amis,  M.  de  Bue  et  moi.  Il  y  a  bien  sept  ans  que  nous  nous 
onnaissons.  Je  n'étais  en  ce  temps-là  qu'une  pauvre  petite  fille;  mais, 
e  lendemain  du  jour  où  j'eus  l'honneur  de  rencontrer  M.  de  Bue,  je 
is  aussi  connaissance  avec  des  personnes  qui  passent  pour  être  de 
[ualité,  comme  M.  de  Boutteville,  son  aimable  sœur  et  son  excellente 
Tîère. 

—  Quoi  !  s'écria  le  maréchal  d'Estrées,  vous  aviez  des  amis  de  cette 
olée ,  et  vous  n'en  disiez  rien!  Allez,  vous  êtes  une  fille  originale,  et 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  plus  piquante  espèce.  Non,  en  vérité,  on  ne  vit  jamais  de  femme 
comme  vous,  adorable  Claudine! 

L'engouement  du  vieux  maréchal  et  le  chorus  dont  les  assistans 
l'assaisonnèrent  firent  comprendre  à  M.  de  Bue  que  le  terrain  n'était 
pas  bon  pour  la  guerre,  c!est  pourquoi  il  se  confondit  en  respects  et 
en  civilités  pour  la  souveraine  de  ce  pays.  Le  lendemain ,  il  revint 
chez  M"«  Simon,  et,  tandis  qu'il  balbutiait  un  compliment,  le  maré- 
chal d'Estrées  parut ,  conduisant  par  la  main  M.  de  Boutteville. 

—  Je  vous  avais  promis,  monsieur  le  duc,  dit  Claudine,  que  nous 
nous  reverrions  un  jour  en  meilleure  compagnie  que  celle  d'un  bar- 
bier des  halles. 

—  En  effet,  répondit  M.  de  Boutteville,  la  compagnie  est  fort  diffé- 
rente, mademoiselle,. et  ressemble  si  peu  à  l'autre,  que  je  voudrais 
savoir  le  mot  de  cette  double  énigme. 

C'est  une  étrange  histoire,  reprit  Claudine.  Je  vous  la  raconterai  un 
jour  que  je  serai  de  loisir. 

M.  de  Bue  rougissait  et  pâlissait  tour  à  tour  à  l'aspect  do  l'orage 
qu'un  mot  de  plus  lui  pouvait  faire  crever  sur  la  tête.  M"*  Simon  eut 
pitié  de  son  air  défait  et  malheureux.  Elle  s'approcha  de  lui  en  sou^ 
riant,  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Vous  êtes  puni,  n'est-ce  pas?  Revenez  me  voir  en  signe  de  votre 
repentir,  et  n'oubliez  point  que  je  suis  élève  de  vdtre  maître  le  grand 
Condé. 

—  Ah  !  répondit  de  Bue,  vous  me  faites  sentir  combien  je  suis  loi» 
de  ce  prince,  qui  est  aussi  mon  modèle. 

Le  jour  suivant,  Quillet,  qui  avait  reçu  des  instructions  secrètes, 
amena  un  capitaine  des  mousquetaires,  qui  faillit  tomber  à  la  renverse 
en  saluant  M"''  Simon. 

—  Monsieur  Thomas  des  Riviez,  dit  Claudine,  soyez  le  bienvenu. 
Vous  aimez  la  compagnie  des  personnes  de  qualité.  J'ai  pensé,  en  effet, 
qu'il  serait  bon  à  un  jeune  homme  de  se  faire  des  amis  au-dessus  de 
lui.  Je  vous  recommanderai  à  M.  le  maréchal  d'Estrées. 

Thomas  eût  voulu  se  cacher  au  centre  de  la  terre.  Il  regardait  pïw 
quelle  issue  il  pourrait  s'enfuir;  mais  M"«  Simon  le  conduisit  dans  l'em- 
brasure d'une  fenêtre. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  ne  me  jugez  point  d'après  vous-même;  J» 
mérite  qu'on  ait  de  moi  une  meilleure  opinion.  Je  vous  ai  beaucoup' 
aimé.  Les  erreurs  d'une  fille  de  la  campagne  trouveront  grâce  à  vos 
yeux.  Ne  songeons  plus  à  nos  fautes  passées.  Je  ne  plaisante  point  en 
vous  promettant  la  protection  de  M.  d'Estrées.  Votre  fortune  m'occupe, 
et  j'ai  à  cœur  de  vous  laisser  un  heureux  souvenir.  Quittez  donc  cefc 
mr  de  désespoir,  et  attendez  sans  effroi  la  vengeance  de  votre  amie 
d'enfance. 


LA   B A  VOLETTE.  631 

Kn  sortant  de  la  rue  Saint-Côme ,  le  duc  de  Boutteville  se  rendit 
iez  sa  sœur,  qui  avait  épousé  M.  de  Châtillon.  Le  grand  Condé  s'y 
i)uvait.  Quand  son  cousin  vint  à  dire  en  quel  état  il  avait  vu  la  ba- 
flette  de  Saint-Mandé ,  M.  le  prince  poussa  un  cri  de  surprise  et  de 
je. 

I —  La  bonne  histoire!  dit-il  en  riant.  Claudine  ayant  maison!  Clau- 
dine courtisée  par  la  fleur  de  nos  gentilshommes,  encensée  par  les 
ji»ètes  et  tenant  académie!  Par  Dieu!  j'en  suis  ravi.  Elle  doit  être 
liiarmante  et  bien  demoiselle  dans  ses  airs  et  son  maintien,  car  je  l'ai 
Ijujours  considérée  fort  au-dessus  du  bavolet.  Savez-vous  que  nos 
l'écieuses  en  doivent  enrager?  Pour  mettre  le  comble  à  leur  dépit,  je 

•|:!ux  aller  chez  ma  protégée  en  grand  équipage,  et  je  crierai  par-dessus 

|s  toits  que  le  salon  d'Arthénice  est  un  cabaret  auprès  du  délicieux 

pjour  de  Saint-Côme. 

1  Un  saisissement  profond  parcourut  les  railgs  des  habitués  à  l'entrée 
u  premier  prince  du  sang  dans  la  maison  de  M"*  Simon.  L'émoi 
agna  jusqu'à  M.  d'Estrées  lui-même.  Claudine  marcha  au-devant  du 
éros  de  Rocroy  avec  autant  d'assurance  que  de  gravité. 

—  Monseigneur,  lui  dit-elle,  ce  que  vous  voyez  ici  est  votre  ouvrage. 
l'est  pour  avoir  contemplé  de  près  le  soleil  de  votre  gloire  et  de  votre 
énie,  c'est  pour  avoir  recueilli  de  votre  bouche  un  mot  d'encoura- 
ement,  comme  une  rosée  bienfaisante,  que  l'émulation  a  poussé  dans 
non  pauvre  cœur.  Je  vous  dois  tout,  mon  amour  du  bien,  mon  envie 
ïe  plaire,  mon  goût  pour  les  jouissances  de  l'esprit  et  l'estime  des 
personnes  qui  m'entourent. 

Le  prince  baisa  la  main  de  Claudine  de  la  meilleure  grâce  du  monde. 

"T- J'admire  donc  mon  ouvrage  avec  un  plaisir  infini,  mademoiselle, 
l'épondit-il;  mais  vous  attribuez  au  soleil  de  ma  gloire  plus  de  fécon- 
jiité  qu'il  n'en  a.  L'amour  du  bien  avait  été  semé  dans  votre  cœur  de 
jta  main  de  Dieu.  J'ai  rendu  mes  devoirs  à  des  têtes  couronnées,  et  j'ai 
baisé  des  mains  royales,  jamais  pourtant  avec  plus  de  respect  que  celui 
dont  je  suis  pénétré  en  ce  moment.  C'est  devant  la  vertu,  la  constance 
dans  le  bon  chemin,  le  courage  et  l'envie  de  bien  faire  que  je  m'in- 
cline. La  beauté,  car  la  vôtre  est  éblouissante,  les  grâces  et  l'esprit  ne 
viennent  qu'à  la  suite.  Messieurs,  j'étais  le  premier  en  date  dans  l'a- 
mitié de  M"''  Simon.  Ne  soyez  donc  point  jaloux  de  mes  libertés.  Après 
avoir  été  son  protecteur,  je  me  déclare  avec  vous  son  admirateur,  l'un 
de  ses  courtisans,  et  membre  de  son  académie. 

—  Celui-là  aussi  !  murmura  M.  d'Estrées;  celui-là  aussi  était  de  ses 
amis  avant  moi  !  Vous  verrez  qu'elle  connaîtra  le  roi  un  de  ces  matins. 
Quant  au  respect  de  M.  le  prince  pour  notre  amie,  il  n'a  pas  grand'- 
pcine  à  surpasser  celui  dqnt  ce  héros  refuse  obstinément  le  tribut  à  la 
reine. 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Le  prince  passa  deux  grandes  heures  chez  M"*  Simon.  Il  causa 
gaiement  avec  toute  la  compagnie,  et  ne  demanda  son  carrosse  qu'à 
minuit,  en  promettant  de  revenir  souvent  à  Saint-Côme.  M.  de  Bue  et 
Thomas  des  Riviez  avaient  été  sur  des  épines  pendant  cette  soirée  so- 
lennelle. Si  Claudine  eût  voulu  abuser  de  ses  avantages,  elle  aurait  pu 
se  venger  de  leurs  méchans  procédés  de  façon  à  les  accabler  pour  la 
vie  et  les  ruiner  dans  l'esprit  des  honnêtes  gens.  La  générosité  du 
vainqueur  fit  succéder  à  la  crainte  une  émotion  plus  douce  dans  leur 
ame.  Tous  deux  se  reprirent  incontinent  de  passion  pour  la  bavolette 
transformée.  De  Bue  n'hésita  point  à  exprimer  son  repentir  d'abord, 
et  ensuite  ses  tendres  sentimens.  La  première  partie  de  son  discours 
fut  écoutée  avec  bonté. 

—  J'y  songerai,  dit  M"«  Simon,  et  je  vous  donnerai  une  réponse 
avant  huit  jours. 

Cette  parole  peu  sévère  semblait  permettre  quelque  espoir,  en  sorte 
que  l'amour  de  M.  de  Bue  en  augmenta  de  moitié. 

Thomas  des  Riviez  vint,  à  son  tour,  solliciter  son  pardon,  et,  comme 
il  l'obtint  sans  difficulté ,  il  risqua  un  mot  de  tendresse.  Claudine  en 
fut  émue.  L'agitation  de  sa  gorgerette  allait  trahir  le  feu  qu'elle  pen- 
sait éteint  et  qui  se  réveillait  dans  son  cœur.  Un  effort  prodigieux  de 
sa  volonté  étouffa  subitement  l'incendie. 

—  J'y  songerai ,  répondit-elle ,  et  je  vous  donnerai  réponse  avant 
huit  jours. 

Le  petit  capitaine  de  mousquetaires  proposait  à  son  ancienne  amie 
un  mariage  en  bonne  forme;  il  est  donc  à  croire  que  ses  offres  étaient 
plus  sérieusement  pesées  que  celles  de  son  rival.  M.  de  Bue  n'avait  pas 
grandes  chances  de  réussir;  mais  il  n'en  savait  rien.  Selon  toute  appa- 
rence, Claudine  songea  beaucoup  à  Thomas  des  Riviez  durant  ce  délai 
d'une  semaine.  On  s'aperçut,  à  la  pâleur  de  son  visage,  qu'elle  avait 
le  sommeil  troublé.  L'abbé  Quillet,  qui  l'aimait  plus  véritablement  que 
les  autres,  en  conçut  de  l'inquiétude  et  pressa  de  questions  celle  qui 
faisait  ou  sa  joie  ou  ses  peines,  selon  l'humeur  où  elle  était.  11  paraît 
que  l'abbé  reçut  la  confidence  qu'il  souhaitait.  On  le  vit  tenir  conseil 
avec  sa  souveraine ,  changer  de  visage  comme  elle ,  pousser  des  sou- 
pirs, veiller  jusqu'à  l'aurore  et  parler  en  termes  obscurs  de  ses  craintes 
et  de  sa  perplexité.  La  semaine  était  presque  écoulée,  lorsqu'un  matin 
Quillet  prit  un  carrosse  de  louage  et  courut  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
ville  pour  inviter  diverses  p'îrsonnes  à  souper  chez  M"*  Simon.  M.  le 
prince  ayant  accepté  le  premier,  et  M.  de  Boutteville  après  lui,  le  reste 
n'eut  garde  de  refuser.  M.  d'Estrées  prêta  ses  valets,  son  cuisinier,  sa 
vaisselle  et  tout  le  nécessaire.  Un  mouvement  inusité  anima  la  maison 
de  Claudine,  et,  vers  dix  heures  du  soir,  un  fort  beau  souper  se  trouva 
servi  dans  la  modeste  académie  de  Saint-Côme. 


LA   B A VOLETTE.  633 

X. 

Le  suisse  de  M.  le  maréchal,  en  grand  uniforme  devant  la  porte  de 
"'^  Simon,  répondait  aux  visiteurs  ordinaires  que  la  maîtresse  du  logis 
(3  recevait  point  ce  soir-là.  Chaque  personne  ainsi  repoussée  jetait  un 
'gard  d'étonnement  sur  les  fenêtres  plus  éclairées  que  d'habitude  et 
^  retirait  en  baissant  la  tête.  M.  de  Bue  et  Thomas  des  Riviez,  guidés 
ar  un  égal  empressement,  se  rencontrèrent  liez  à  nez  en  présence  du 
uisse,  qui  les  pria  de  monter  après  leur  avoir  demandé  leurs  noms, 
ans  se  douter  qu'ils  fussent  rivaux,  ils  se  toisèrent  d'un  air  peu  cour- 
ais le  long  des  degrés;  mais  en  arrivant  dans  le  salon,  où  ils  trouvè- 
ent  M.  (Juillet  chargé  de  les  recevoir,  tandis  que  mademoiselle  achevait 
a  toilette,  ils  se  mirent  tous  deux  à  regarder  de  travers  ce  personnage 
i  familièrement  installé.  Bientôt  après  entra  M.  Chapelain,  l'illustre 
wète;  ensuite  vint  le  vieux  maréchal  d'Estrées,  et  puis  M.  de  Boutte- 
.  ille;  trois  ou  quatre  seigneurs  de  la  cabale  des  petits-maîtres,  et  que 
dlaudine  avait  vus  à  Saint-Maur,  arrivèrent,  précédant  M.  le  prince.  Le 
secrétaire  Gourville  était  du  nombre.  Le  grand  Condé  parut  enfin. 
Quillet  courut  avertir  M"*  Simon  que  ses  convives  étaient  réunis;  la 
porte  du  petit  appartement  s'ouvrit,  et  l'on  vit  entrer  dans  le  salon  une 
jeune  paysanne  en  habits  de  fête  portant  les  jupons  courts,  le  bavolet 
de  toile  bise,  la  croix  d'or  au  cou  et  les  bras  nus  comme  pour  une  danse 
de  village. 

—  Monseigneur,  dit  Claudine  en  allant  vers  M.  le  prince,  nous  fêtons 
aujourd'hui  le  jour  où  j'eus  l'honneur  de  vous  connaître  sur  la  grand'- 
route  de  Saint-Mandé.  J'ai  repris,  à  cette  occasion,  mon  humeur  des 
dimanches  et  le  sans-façon  de  la  campagne.  Vous  souperez  avec  une 
bavolettë  bien  élevée . 

—  Vous  êtes  à  croquer  dans  ce  costume,  répondit  M.  le  prince.  Je 
veux  manger,  boire  et  chanter  comme  un  paysan. 

On  se  récria  sur  la  gentillesse  de  la  bavolettë.  M.  d'Estrées  s'extasiait; 
Quillet  avait  les  larmes  aux  yeux;  de  Bue  et  des  Riviez  ne  disaient  mot, 
mais  leurs  regards  enflammés  parlaient  à  défaut  de  leurs  lèvres.  Le 
maître  d'hôtel  du  maréchal  annonça  qu'on  avait  servi,  et  la  compa- 
gnie se  mit  à  table.  M.  le  prince  tint  si  bien  parole,  qu'il  mangea  de 
tout,  ne  laissa  jamais  son  verre  plein,  eut  une  pointe  de  vin  et  fit  as- 
saut de  folie  avec  qui  voulut  lui  tenir  tête,  ce  dont  Claudine  s'acquitta 
le  mieux  du  monde.  Le  repas  dura  une  heure,  pendant  laquelle  régna 
une  liberté  de  bon  ton  qui  ne  se  rencontrait  en  aucune  académie  de 
bel  esprit.  M.  Chapelain  lui-même  perdit  un  peu  de  sa  raideur;  il  lui 
échappa  des  phrases  d'une  brièveté  inattendue  et  des  pensées  qui 
n'eussent  point  trouvé  leur  place  dans  un  poème  épique,  tant  elles  ap- 
prochaient de  la  plaisanterie.  Au  dessert,  tout  le  monde  parlait  à  la 


634  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fois.  Sur  un  signe  que  lui  fit  M"«  Simon ,  Quillet  se  leva  et  demanda 
un  moment  de  silence,  en  disant  que  la  reine  des  bavolettes  avait  un 
petit  discours  à  prononcer.  Chacun  prêta  l'oreille,  et  Claudine,  s'adres- 
sant  à  ses  convives  d'une  voix  haute  et  ferme  : 

—  Messieurs,  dit-elle,  nous  avons  bu  tout  à  l'heure  à  la  sortie  de 
M.  le  prince  du  donjon  de  Vincennes;  mais  vous  ne  savez  point  que 
l'emprisonnement  de  son  altesse,  le  18  janvier  de  l'année  dernière, 
m'a  fait  plus  de  chagrin  et  m'a  porté  un  coup  plus  funeste  qu'à  per- 
sonne en  France.  Monseigneur  lui-même  a  peut-être  oublié  que  le  len^ 
demain  de  cette  fatale  journée  il  devait  juger  un  procès  d'où  dépen.- 
dait  la  réputation  de  Claudine  Simon. 

—  Non,  interrompit  M.  le  prince,  je  ne  l'ai  point  oublié;  l'accusation 
est  abandonnée.  11  n'y  a  plus  sujet  à  procès. 

—  Votre  altesse  se  trompe,  reprit  Claudine.  Les  rôles  sont  changés 
aujourd'hui;  c'est  moi  qui  suis  l'accusateur,  et  nous  trouverons  peut- 
être  l'accusé  sans  chercher  bien  loin. 

—  De  Bue,  s'écria  le  prince,  voilà  une  pierre  dans  ton  jardin.  Tu  es 
sur  la  sellette.  Vive  Dieu  !  je  te  veux  juger.  Prenons  que  nous  sommes 
ici  en  plein  Châtelet  :  je  serai  le  prévôt  de  Paris;  MM.  de  Boutteville  et 
d'Estrées  seront  les  conseillers.  Quillet  fera  l'huissier  audiencier,  et 
M.  Chapelain,  la  plume  fichée  dans  sa  perruque,  représentera  le  gref- 
fier le  plus  imposant  du  monde.  M"*  Simon  sera  partie  civile,  avocat, 
procureur  et  tout  ce  qu'il  lui  plaira.  Fiez-vous  à  moi,  je  vais  débrouiller 
cette  affaire  avec  le  bon  sens  et  la  justice  de  maître  Sancho  Pança  dans 
son  gouvernement.  La  parole  est  à  la  partie  plaignante. 

—  La  plaignante,  dit  Claudine,  accuse  ledit  seigneur  de  Bue  de  l'a- 
voir fait  enlever  le  42  janvier  1650,  par  trois  estaflers,  de  son  domicile 
sis  au  village  de  Saint-Mandé;  de  l'avoir  arrachée  par  la  violence  et 
soustraite  à  la  surveillance  de  ses  père  et  mère;  de  l'avoir  transportée 
dans  un  carrosse  au  quartier  des  halles  à  Paris,  où  il  l'a  enfermée 
chez  un  barbier  étuviste  dont  la  maison  était  réputée  infâme,  dans  le 
dessein  de  se  livrer,  sur  la  personne  de  ladite  Claudine  Simon,  à  des 
actes  criminels,  dont  l'accomplissement  n'a  été  déjoué  que  par  des  cir- 
constances indépendantes  de  sa  volonté. 

—  Qu'as-tu  à  répondre  à  cela,  de  Bue?  dit  M.  le  prince. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  reprit  Claudine  :  ledit  de  Bue,  n'ayant  point 
réussi  dans  ses  coupables  projets,  à  cause  de  l'heureuse  évasion  de  sa 
victime,  a,  par  des  propos  faux  et  perfides,  donné  à  entendre  que  la- 
dite Claudine  Simon  se  serait  volontairement  livrée  à  lui,  après  s'être 
vendue  à  d'autres.  Ces  propos  ont  été  tenus  à  Saint-Maur  chez  son  al" 
tesse  M.  le  premier  prince  du  sang,  en  présence  des  amis  dudit  prince, 
ce  qui  a  dû  faire  Un  tort  à  la  réputation  de  Claudine  Simon,  dont  elle 
ne  peut  apprécier  exactement  toute  l'étendue  et  la  gravité. 

—  Qu 'as-tu  à  répondre?  dit  le  prince  d'un  ton  plus  sévère. 


LA   BAVOLETTE.  ^  655 

)e  Bue,  consterné,  cacha  son  visage  entre  ses  mains. 

—  Morbleu!  s'écria  le  héros  de  Rocroy,  ceci  passe  la  plaisanterie. 
Ctte  conduite  est  tout  simplement  indigne  d'un  gentilhomme.  Je  ne 
r  plus,  messieurs.  De  Bue,  tu  n'es  plus  à  moi;  je  te  chasse. 

—  Un  moment!  interrompit  Claudine.  Pour  tous  dommages-intérêts, 
jiiie  voulais  obtenir  que  l'aveu  complet  et  ingénu  du  crime.  Le  silence 
d  l'accusé  équivq,ut  à  cet  aveu  qui  répare  publiquement  le  tort  fait  à 

réputation.  Je  me  déclare  satisfaite.-  Je  pardonne  à  mon  ennemi , 
€je  supplie  monseigneur  de  laisser  à  mon  oubli  des  injures  son  faible 
fsrite  en  usant  de  clémence  à  l'égard  du  coupable.  Sortons  mainte- 

I  lit  du  Châtelet  et  constituez-vous,  messieurs,  en  cour  d'amour  pour 
iger  une  autre  affaire.  Parmi  les  convives  ici  présens,  j'ai  plusieurs 
iiiorateurs  qui  se  disent  fort  épris  de  ma  personne  très  indigne.  Les 
ils  m'ont  offert  leur  nom  et  leur  fortune  avec  leur  main,  et  ces  ou- 
JTtures  honnêtes  méritent  ma  reconnaissance;  les  autres  se  sont  ex- 
|iqués  moins  clairement  et  n'ont  pas  été  au-delà  de  la  peinture  plus 

II  moins  vraie  de  leur  flamme  amoureuse.  Je  ne  trahirai  point  leur 
ijicret;  mais  je  prierai  monseigneur  et  ses  conseillers  de  me  donner 
|:ur  a^is  sur  la  conduite  que  je  dois  tenir. 

ji  —  Il  n'y  a  point  à  balancer,  dit  M.  le  prince.  Choisissez  un  bon  mari 
ijans  la  première  catégorie.  Ne  consultez  que  votre  cœur,  ma  chère 
Claudine.  Je  vous  ferai  un  cadeau  de  noces  qui  lèvera  les  difficultés, 
[il  s'en  présente.  Et  plus  tard,  dans  la  seconde  catégorie,  je  vous  au- 
brise  à  prendre  un  amant,  si  le  mari  vous  donne  des  sujets  de  mé- 
jontentement,  car  je  vous  crois  une  femme  incomparable,  un  trésor 
le  vertu.  Tel  est  mon  avis  et  celui  de  mes  conseillers.  N'est-il  pas  vrai, 
nessieurs  ? 

l.es  conseillers  se  rangèrent  unanimement  à  l'opinion  de  M.  le 
H'ince. 

—  Eh  bien!  reprit  Claudine,  voici  le  moment  de  vous  ouvrir  le 
fond  de  ma  pensée  :  l'aventure  du  42  janvier,  les  procédés  insolens  et 
jcruels  de  mon  ravisseur,  le  coup  porté  à  mon  honneur,  ne  m'ont  in- 
spiré, depuis  un  an,  qu'un  ardent  désir,  celui  d'arriver  où  je  suis  ici 
à  cette  heure,  de  tirer  vengeance  noblement  du  mal  qu'on  m'avait 
fait,  de  forcer  les  gens  à  me  reconnaître  pour  une  honnête  fille  ca- 
lomniée. Afin  d'atteindre  ce  but  difficile,  j'ai  travaillé,  étudié,  invoqué 
le  secours  et  les  leçons  des  maîtres  de  langue,  de  musique  et  de  bel 
esprit;  j'ai  acquis  des  manières  et  ce  qu'on  appelle  du  monde.  Je  le 
confesse  à  ma  honte  :  les  hommages,  les  respects,  les  adorations,  les 
flatteries  et  même  les  déclarations  d'amour  ne  m'ont  presque  point 
touchée.  Ma  fierté  rancunière,  l'épée  à  la  main,  montait  la  garde  aux 
portes  de  mon  cœur,  et  n'y  laissait  rien  pénétrer,  comme  disent  les 
dames  qui  cultivent  le  phébus.  Un  seul  de  mes  amouteux,  meilleur 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  autres,  méritait  assurément  d'être  choisi,  mais  il  porte  le  petit 
collet. 

—  Nous  lui  ferons  donner  dispense,  s'écria  le  prince.  Quillet,  tu  es 
préféré;  tu  épouseras  ma  protégée. 

—  Non,  monseigneur,  poursuivit  Claudine.  Je  me  reprocherais 
amèrement  de  répondre  à  l'amour  de  M.  Quillet,  à  son  exaltation,  à 
sa  tendresse  profonde,  dévouée  et  délicate  par  une  simple  et  froide 
amitié.  Ce  mariage  est  impossible.  Je  ne  suis,  vous  dis-je,  qu'une  hon- 
nête fille,  et  non  pas  un  trésor,  ni  une  femme  incomparable.  Repre- 
nez ces  titres  élogieux  dont  je  suis  indigne.  Ma  rancune  ne  retombe 
pas  seulement  sur  M.  de  Bue,  mais  sur  le  monde  entier.  Elle  n'est  point 
assouvie  encore,  et  je  ne  dormirai  bien  qu'après  avoir  rompu  avec  ce 
monde  brillant  et  trompeur  dont  les  dehors  charmans,  les  faux  sem- 
blans  de  vertu  m'avaient  séduite  et  attirée.  Je  suis  partie  de  Saint- 
Mandé,  mon  petit  paquet  sous  le  bras,  à  la  recherche  de  mon  honneur. 
Je  le  tiens  aujourd'hui,  et  je  m'en  vais  avec  ce  bagage  précieux  dans 
mon  village  pour  n'en  plus  sortir.  Ce  souper  est  un  repas  d'adieu. 
Mon  voyage  est  achevé.  Bavolette  je  l'ai  entrepris,  et  bavolette  je  m'en 
retourne. 

—  Cela  n'est  pas  sérieux?  dit  M.  de  Boutteville. 

—  Vous  n'aurez  point  cette  barbarie!  s'écrièrent  Quillet  et  le  maré- 
chal d'Estrées. 

—  J'ai  grand'peur  qu'elle  n'en  démorde  point,  dit  le  prince. 

—  Rien  n'est  plus  sérieux,  reprit  Claudine.  Monseigneur,  j'ai  voué 
à  votre  caractère  une  admiration  extrême  ;  vous  êtes  le  modèle  que 
j'aurais  suivi  si  le  ciel  m'eût  faite  homme;  mais  il  y  a  dans  vos  grandes 
qualités  des  points  que  l'ame  d'une  femme  peut  comprendre  et  imiter. 
Descendez  en  vous-même.  Essayez  de  vous  mettre  à  ma  place  en  ima- 
gination, et  dites  ce  que  vous  feriez. 

—  Je  ferais  comme  toi,  mon  enfant,  dit  M.  le  prince,  car  l'orgueil 
est  ma  passion  dominante.  Je  lui  devrai  sans  doute  mes  erreurs;  mais 
le  peu  de  bien  que  j'ai  fait,  la  gloire  que  j'ai  acquise,  c'est  de  lui  qu'ils 
me  viennent.  Je  t'approuve  à  regret.  Va,  ma  fille.  Retourne  à  ton  vil- 
lage. Jouis  de  ton  triomphe;  dors  avec  la  satisfaction  de  la  fierté  ven- 
gée. Et  s'il  te  plaît  quelque  jour  de  revenir  dans  ce  monde  qui  te  perd 
avec  tant  de  chagrin,  parmi  ces  amis  qui  te  pleureront,  je  t'en  don- 
nerai les  moyens.  Tu  seras  bien  reçue  chez  moi.  Messieurs,  buvons  à 
la  sagesse  de  cette  jeune  fille. 

On  versa  rasade;  tous  les  convives  burent  avec  des  vivats,  après  quoi 
on  passa  dans  le  salon.  Une  paysanne  s'y  trouvait,  plus  simplement 
vêtue  que  la  maîtresse  du  logis  :  c'était  dame  Simonne,  qui  saisit  sa 
fille  entre  ses  bras  et  la  couvrit  de  baisers. 

—  Vous  le  voyez,  messieurs,  dit  Claudine,  mon  projet  est  sérieux. 


LA   BAVOLETTE.  637 

oici  ma  mère  qui  vient  me  chercher,  et  nous  allons  retourner  en- 
mble  à  notre  village. 

En  effet ,  M"'  Simon  s'enveloppa  d'un  capuchon  de  grosse  laine  et 
(•({uipa  en  voyageuse.  M.  le  prince  réclama  le  plaisir  de  lui  baiser  les 
lues,  les  autres  lui  baisèrent  les  mains,  et  elle  partit  avec  sa  mère 
our  Saint-Mandé  dans  le  carrosse  de  M.  d'Estrées,  laissant  à  Quillet 
•■  soin  de  veiller  à  ses  petits  intérêts.  L'abbé  se  chargea  de  vendre  son 
lobilier,  et  lui  en  porta  le  prix,  qu'elle  remit  à  dame  Simonne.  Les 
arisiens  parlèrent  pendant  un  mois  de  l'étrange  fin  de  l'académie  de 
aint-Côme,  et  puis  ils  s'occupèrent  d'autre  chose.  M.  le  prince  alla 
lire  la  guerre  civile  en  Guienne.  M.  d'Estrées  fut  d'un  autre  parti ,  et 
emmena  Quillet  avec  lui.  De  Bue  reçut  un  coup  de  feu,  dont  il  mourut 
ous  les  murs  de  Bordeaux.  Thomas  des  Riviez  servit  la  reine  en  bon 
oldat,  et  devint  commandant  au  régiment  de  Royal-Italien.  Quant  à 
ï.  de  Boutteville,  on  sait  qu'il  devint  le  célèbre  maréchal  de  Luxem- 
lourg. 

Lors  du  combat  du  faubourg  Saint-Antoine,  par  où  se  termina  la 
ronderie,  Claudine  pria  pour  le  succès  de  son  héros  favori.  Le  ciel 
l'exauça  qu'imparfaitement  ses  prières.  M.  le  prince  quitta  la  France, 
;t  ne  rentra  en  grâce  qu'au  bout  d'un  long  temps.  A  son  retour  dans 
;a  patrie,  ce  grand  capitaine  habita  le  château  de  Chantilly  pendant 
les  loisirs  que  lui  laissa  la  victoire. 

La  chronique  dit  bien  que  Claudine  Simon  ne  se  maria  point,  et  que 
[a  constance  du  pauvre  Quillet  ne  réussit  pas  à  l'ébranler  dans  sa  ré- 
solution de  rester  fille;  mais  cette  chronique  n'ajoute  point  que  le 
cœur  de  la  bavolette  soit  demeuré  toujours  insensible.  M"**  Simon 
quitta  son  village  pour  aller  vivre  dans  une  jolie  chaumière,  située 
dans  les  bois,  sur  les  confins  du  parc  de  Chantilly.  Elle  n'entra  jamais 
au  château,  mais  on  vit  souvent  M.  le  prince  prendre  tout  seul  le 
cliemin  de  la  chaumière.  Depuis  ce  moment,  les  bonnes  gens  de  Saint- 
Mandé  ont  perdu  les  traces  de  leur  bavolette,  et  ceux  de  Chantilly  ne 
recueillirent  sur  elle  aucun  renseignement,  d'où  l'on  pourrait  con- 
clure qu'eUe  enveloppa  de  mystère  le  reste  de  sa  vie.  Peut-être  cette 
jeune  fille  avait-elle  au  fond  pour  le  vainqueur  de  Rocroy  un  senti- 
ment plus  tendre  que  l'admiration.  L'abbé  Quillet  eut  en  sa  possession 
des  lettres  du  prince  de  Condé  qui  venaient  de  M"*  Simon.  Ces  auto- 
graphes se  retrouveront  quelque  jour  dans  une  des  collections  que 
font  les  curieux,  et  on  pourra  sans  doute  connaître,  en  les  lisant  avec 
attention ,  en  quels  termes  était  M.  le  prince  avec  l'héroïne  de  cette 
histoire. 

Paul  de  Musset. 


DES 


LETTRES  DE  CICÉRON 


sA  PROPOS 


DE  LA  RÉVOLUTION  DE  FÉVRIER. 


Depuis  soixante  ans,  l'histoire  d'Angleterre  a  fourni  seule  à  la  France 
toutes  les  comparaisons,  toutes  les  allusions  de  la  politique  :  jusqu'à 
ces  derniers  temps,  en  effet,  les  révolutions  des  deux  pays  offraient 
les  traits  les  plus  singuliers  de  ressemblance;  notre  histoire  paraissait 
suivre  pas  à  pas  celle  de  nos  voisins.  On  peut  dire  que  la  conscience 
de  ces  rapports,  les  rapprochemens  hardis  offerts  par  la  tribune  et  paï 
la  presse  à  l'imagination  populaire,  furent  pour  beaucoup  dans  la  chute 
de  la  restauration  et  dans  l'établissement  de  la  monarchie  de  juillc 
Comme  l'Angleterre,  la  France  avait  fait  monter  son  toi  sur  l'écl 
faud;  comme  l'Angleterre,  elle  avait  traversé  l'anarchie  et  la  di( 
ture  pour  arriver  à  une  restauration,  —  et  voilà  que,  suivant  jusqu' 
bout  la  ressemblance  fatale,  la  restauration  fléchissait  aussi  sous  le 
poids  de  fautes  inévitables:  c'est  alors  que  la  polémique  ardente  des 
partis,  poursuivant  jusqu'au  bout  le  parallèle,  appela,  prophétisa,  pr©* 
voqua  une  seconde  et  pacifique  révolution,  qui  devait,  comme  en  An- 
gleterre, substituer  un  rameau  d'une  sève  plus  verte  et  plus  jeune  à 
l'antique  chêne  sous  lequel  la  France  s'abritait  depuis  tant  de  siècles. 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  C39 

é\énemeiit  arrha  selon  les  prédictions,  en  partie  à  cause  des  pré- 
ictions;  tous  les  esprits  se  trouvaient  avertis  et  préparés;  ceux  qui 
tplaudissaient  à  la  chute  des  Bourbons  et  ceux  qui  la  déploraient 
ivaient  également  contemplée  depuis  quelques  années  comme  l'es- 
)ir  ou  la  catastrophe  inévitable  de  l'avenir;  avec  un  accent  différent^ 
us  s'écriaient  :  «  Nous  l'avions  bien  dit!» 

Pendant  dix-huit  années  d'un  règne  florissant,  la  comparaison  a  pu 
3ntinuer.  Rien  n'y  manquait,  pas  même,  comme  on  l'a  dit  sans 
atterie,  la  prudence  et  la  fermeté  d'un  autre  Guillaume;  mais  la  Pro- 
i  dence  ne  renferme  pas  l'infinie  variété  de  ses  desseins  dans  des  symé- 
létries  historiques.  La  révolution  de  février  a  coupé  court  aux  com- 
araisons  :  disons  plus,  entre  deux  nations,  dont  l'une  aboutit,  par  ce 
u'on  a  appelé  le  régime  parlementaire,  au  gouvernement  des  Pitt, 
es  Canning  et  des  Peel,  l'autre  aux  folies  du  gouvernement  provisoire 
t  aux  étranges  conceptions  de  l'assemblée  constituante,  les  rapports 
t  aient  sans  doute  plus  apparens  que  réels.  Nous  avions  emprunté  les 
loms  et  les  formes;  nous  n'avions  pu  prendre  en  même  temps  l'esprit, 
jui  seul  donne  la  vie  aux  institutions  politiques.  Un  moment  les  deux 
vociétés  s'étaient  rencontrées  et  s'étaient  jointes  dans  la  même  voie; 
nais  c'étaient  deux  lignes  perpendiculaires  qui  se  croisent,  et  non  deux 
lignes  parallèles  qui  se  suivent.  La  révolution  anglaise  était  née  de 
'esprit  religieux,  des  passions  religieuses,  si  l'on  veut;  la  révolution 
française ,  de  la  philosophie  et  des  sectes  économiques  du  dernier 
siècle.  Là  peut-être  est  le  secret  de  leurs  destinées  si  différentes.  Com- 
ment de  ces  origines  opposées  arriver  à  un  résultat  commun?  — 
Quoi  qu'il  en  soit  d'ailleurs  du  passé,  l'histoire  d'Angleterre  n'a  plus 
d'exemples  pour  notre  situation  présente,  et  cependant,  dans  la  pro- 
fonde nuit  qui  nous  cache  notre  destinée  de  demain,  hors  de  toutes 
les  voies  battues,  dans  ces  chemins  ténébreux  dont  parle  Dante  et  qui 
déconcertaient  son  courage,  nous  voudrions  retrouver  quelque  trace 
qui  témoignât  que  d'autres  avant  nous  ont  passé  par  ces  sombres  défi- 
lés. Ce  n'est  pas  le  danger,  mais  je  ne  sais  quelle  solitude  étrange  au 
milieu  de  l'inconnu,  qui  effraie  l'esprit  humain.  Si  a  d'autres  époques 
le  monde  a  souffert  des  maux  semblables,  s'il  a  traversé  les  mêmes 
épreuves,  et  si  cependant  il  n'a  pas  péri  dans  la  lutte;  si  la  vigueur  du 
bon  sens,  si  la  santé  de  Lame  se  sont  retrouvées  entières  après  des 
secousses  qui  semblent  devoir  laisser  à  jamais  le  trouble  au  fond  des 
intelligences  comme  au  fond  des  sociétés,  —  alors  nous  arrivons  à  con- 
templer nos  malheurs  présens  avec  autant  de  douleur  sans  doute,  mais 
avec  plus  de  calme  :  si  cette  génération  doit  périr,  le  monde  n'en  re- 
viendra pas  moins  à  la  lumière,  le  genre  humain  reprendra  le  cours  de 
ses  destinées;  c'est  une  épreuve  qui  finira,  ce  n'est  pas  la  fin  de  toutes 
choses! 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  défaut  de  l'Angleterre,  c'est  peut-être  dans  l'histoire  des  derniers 
jours  de  la  république  romaine  que  nous  trouverons  ces  traces  hu- 
maines que  nous  cherchons,  ce  spectacle  qui  doit  nous  éclairer  sur 
nous-mêmes.  Si  nous  ne  nous  laissons  pas  détourner  par  les  diflerences 
de  noms  et  de  mœurs,  nulle  époque,  en  effet,  n'offre  avec  nos  temps 
des  rapports  aussi  intimes;  malgré  les  dix-neuf  siècles  qui  nous  sépa- 
rent, malgré  le  christianisme  qui  a  renouvelé  la  face  des  sociétés,  nous 
n'y  rencontrons  pas  seulement  ces  apparences  et  cette  physionomie 
semblables  que  nous  offraient  les  annales  de  l'Angleterre  :  nous  y  re- 
trouvons la  ressemblance  des  esprits,  nos  pensées,  nos  impressions  de 
chaque  jour,  nous-mêmes  enfin.  Oui,  malgré  les  différences  de  la  forme 
et  du  costume,  nous  sommes  plus  en  sympathie  avec  les  craintes  et  les 
espérances  qui  agitaient  alors  le  monde  romain  qu'avec  les  passions  qui 
mettaient  aux  prises  les  puritains  et  les  cavaliers.  Seulement,  pour  sai- 
sir et  serrer  de  près  tous  les  points  qui  rapprochent  des  temps  si  éloi- 
gnés, il  faut  sortir  de  l'histoire  officielle,  de  la  représentation  pompeuse 
et  convenue  :  les  noms  et  les  habits  y  jouent  un  trop  grand  rôle;  les 
masques  cachent  les  figures.  Heureusement  l'antiquité  nous  a  laissé 
des  mémoires  qui  font  tomber  ces  masques,  des  mémoires  qui  ressus- 
citent pour  nous  la  société  romaine  au  moment  même  de  cette  crise 
suprême  qui  aboutit  dans  la  politique  à  l'empire,  dans  la  philosophie 
au  christianisme. 

Ces  mémoires,  ce  sont  les  lettres  de  Cicéron.  Je  n'imagine  pas  en 
avoir  fait  la  découverte  et  ne  dirai  pas  comme  La  Fontaine  :  «  Avez- 
vous  lu  Baruch?  »  Nous  avons  tous  lu  les  lettres  de  Cicéron;  mais  il  en 
est  des  livres  comme  des  tableaux,  qu'il  faut  regarder  à  leur  jour:  il 
faut  que  le  lecteur  soit  préparé  lui-même,  que  son  œil,  éclairé  par 
une  lumière  nouvelle,  retrouve  dans  des  lointains  effacés,  dans  des 
fonds  obscurs  d'abord  et  qui  paraissaient  sans  nuance,  des  traits,  des 
contours,  des  images  qui  se  révèlent  peu  à  peu  à  lui.  L'histoire  est  le 
meilleur  commentaire  de  l'histoire,  le  lendemain  explique  ce  que  la 
veille  avait  laissé  obscur,  nous  en  savons  tous  plus  sur  les  révolutions 
que  le  pacifique  abbé  Vertot,  qui  s'était  fait  leur  historiographe  en 
titre  :  il  n'est  rien  de  tel  que  d'en  avoir  vu  une  pour  les  comprendre 
toutes.  —  Dans  le  dernier  siècle ,  un  homme  d'autant  d'érudition  que 
d'esprit,  le  président  de  Brosses,  traducteur  de  Salluste,  avait  entrepris 
la  réhabilitation  de  Catilina,  ou  plutôt,  —  car  ces  jeux  imprudens  de 
l'esprit  qui  consistent  à  prendre  quelque  grand  criminel ,  Robespierre 
ou  Danton,  pour  en  faire  des  saints  ou  des  bergers  d'idylle,  n'affli- 
geaient pas  alors  la  conscience  publique,  —-  le  président  de  Brosses  ne 
croyait  pas  à  la  conjuration  de  Catilina;  il  faisait  ressortir  avec  beau- 
coup de  vraisemblance,  pour  ses  contemporains,  les  monstruosités  des 
plans  qu'on  prêtait  aux  conjurés,  l'impossibilité  de  supposer  que  des 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  641 

1  rimes  auxquels  on  ne  refusait  pas  le  bon  sens  et  le  courage  eussent 
n;  d'aussi  abominables  folies;  il  défendait  enfin  Catilina  en  niant  sa 
(ijuration,  et  il  la  niait  parce  qu'il  ne  pouvait  la  comprendre.  Au- 
hui  le  moindre  écolier  entend  mieux  son  Salluste  que  le  savant 


in 


sident  du  siècle  passé  :  —  nous  connaissons  tous  Catilina;  non-seule- 

ii[  il  a  conspiré,  mais  il  a  vaincu;  il  a  régné  un  jour  sur  Rome  sur- 

1  >i'  et  consternée  :  — ce  jour-là  la  véracité  de  Salluste  a  été  vengée. 

i  imagination  n'avait  donc  pas  prêté  aux  conjurés  les  odieux  com- 

(ju'il  raconte;  tout  paraissait  invraisemblable,  faux  ou  exagéré,  il 

ntans,  pour  des  lecteurs  tranquilles,  au  sein  d'une  société  calme 

j^ulière;  aujourd'hui,  tout  est  vrai  pour  ceux  qui  sont  jetés  au  mi- 

I  [  des  mêmes  complots,  qui  ont  assisté  aux  mêmes  saturnales.  11  n'est 

!  isqu'à  ce  ton  déclamatoire,  tant  reproché  à  Salluste,  qui  ne  vienne 

icr  aux  rapports  des  deux  époques.  Qui  n'a  présentes  encore  à  l'es- 

!jt  les  pompeuses  proclamations  du  gouvernement  provisoire,  ces 

I  nds  mots  vides  de  sens  qu'on  jetait  au  p^euple  le  plus  spirituel  de 

l'urope?  Audace  des  méchans,  perversité  des  sophistes,  crainte  et 

fiblesse  des  gens  de  bien,  nous  n'avons  plus  à  nous  étonner  de  rien; 

Càt  ainsi  qu'il  en  a  été  chez  nous!  Nous  savons  comment  on  émeut  le 

piple  sur  un  mot,  et  comment  de  cette  émotion  les  habiles,  avec  un 

t(ir  de  main,  font  une  révolution  :  ils  nous  l'ont  dit  eux-mêmes,  et 

a;c  quelle  audace!  Yoilà  les  commentaires  que  l'histoire  fournit  à 

l'istoire,  le  passé  et  le  présent  s'éclairent  l'un  par  l'autre. 

1. 

.es  lettres  de  Cicéron  ont  dix-neuf  siècles  de  date;  le  grand  orateur 
V  ait  un  demi-siècle  avant  Jésus-Christ.  Ces  lettres  semblent  avoir  été 
éfites  par  un  homme  de  nos  jours,  tant  la  ressemblance  est  frappante, 
-non-seulement  entre  les  événemens  des  deux  époques,  c'est  la  res- 
snblance  superficielle,  —  mais  entre  les  pensées  et  les  sentimens  :  c'est 
S' celle-là  que  j'insisterai.  Je  repousserais  d'ailleurs,  si  elle  se  rencon- 
tit,  toute  allusion  à  des  personnages  du  jour;  ma  pensée  est  plus  sé- 
r  use  et  la  comparaison  plus  générale.  Les  personnages  avec  lesquels 
rus  font  vivre  les  lettres  de  Cicéron  ne  rappellent  pas  seulement 
t  elques  figures  contemporaines ,  ils  ressemblent  à  tout  le  monde,  et 
(acun  peut  y  reconnaître  non-seulement  son  voisin,  mais  lui-même. 
Uihna,  ce  n'est  pas  tel  ou  tel  des  tribuns  de  l'Hôtel-de-Ville,  c'est  la 
iirbe  des  esprits  factieux  et  chimériques, 

Ce  tas  d'hommes  perdus  de  dettes  et  de  crîmes. 

]  s  Catons  sont  plus  rares,  j'en  conviens;  cependant  qui  ne  reconnaî- 
tiit,  dans  ce  caractère  majestueux  et  inutile,  quelques  traits  communs 

TOME  V.  41 


(542  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  ces  hommes  opiniâtres  aussi  et  sincères  dans  leur  foi  politique, 
fidèles  à  la  religion  du  passé  jusqu'à  ne  pas  voir  les  choses  du  présent. 
qui ,  après  César  et  Lucrèce ,  croient  qu'on  peut  revenir  à  Numa  et 
aux  livres  sibyllins,  —  respectables  jusque  dans  leurs  erreurs,  dont  il 
est  difficile  de  se  servir  et  plus  difficile  de  se  passer  :  hommes  pleins 
du  regret  des  traditions  et  du  respect  de  l'autorité,  qui  ont  sapé  les 
pouvoirs  nouveaux  dix-huit  années  durant ,  et  qui ,  en  aidant  à  les  ren- 
verser, ont  hâté,  sans  le  savoir,  et  leur  propre  ruine  et  celle  de  Rome^ 
—  Octave,  ce  n'est  pas  seulement  le  neveu  de  César,  c'est  tout  homme 
qui ,  arrivé  au  pouvoir,  en  comprend  dès  ce  moment  les  conditions  et 
veut  les  réaliser  à  son  profit.  —  Quant  à  Cicéron ,  c'est  l'image  de  lé 
France,  telle  que  l'ont  faite  soixante  années  de  révolution,  c'est  II 
France  nouvelle,  pleine  de  lumières  et  d'esprit,  sans  principes  certai 
inquiète,  hésitante,  doutant  d'elle-même  et  des  autres,  détestant^ 
tyrannie,  incapable  de  la  liberté,  pleine  d'élans  sublimes,  prompte  « 
désespoir,  mais  d'une  trempe  élastique,  fléchissant  sans  rompre,  c 
chant  à  s'accommoder  au  mal  quand  elle  n'a  pas  su  l'empêcher,  o: 
née  à  vivre  par  tous  les  grands  et  les  petits  côtés,  achetant,  vend 
écrivant ,  conjecturant  sur  l'avenir,  sans  fiel  ni  esprit  de  vengea 
dépensant  ses  haines  en  bons  mots,  inhabile  à  l'effort  de  chaque  jûi 
mais  sachant  combattre  et  mourir  à  tel  moment,  comme  un  digne 
main  :  telle  est  la  France,  tel  fut  Cicéron.  Devant  les  assassins  envoya 
par  Antoine,  le  grand  orateur  retrouva  tout  son  courage.  Sa  mort  fi 
au-dessus  de  sa  vie;  elle  en  rejeta,  elle  en  fit  oublier  toutes  les  erreû 
et  les  faiblesses.  Les  longues  vies  sont  pleines,  hélas!  de  démentis;  k 
révolutions  des  empires  se  reproduisent  dans  la  vie  de  chacun  et  pré 
sentent  des  contrastes  plus  tristes  encore  sur  un  théâtre  plus  réd 
De  grands  seigneurs  se  font  républicains,  les  jacobins  de  la  terrei 
deviennent  sénateurs  de  l'empire  ou  gentilshommes  de  la  cha 
sous  la  restauration.  11  faut  vivre,  dit-on,  et  la  moitié  de  la  vie  se 
à  contredire  l'autre;  il  faut  vivre,  et  pour  vivre  on  perd  tout  ce  q 
selon  le  vers  énergique  du  poète,  vaut  la  peine  qu'on  vive  : 

Et  propter  vitam ,  vivendi  perdere  causas. 

Quand  il  faut  mourir,  au  contraire,  on  se  retrouve,  et  l'on  se  montij 
tel  qu'on  était  réellement  et  au  dedans.  L'ame  prête  à  quitter  le  cor)j 
se  manifeste  déjà  telle  qu'elle  sera  pour  la  vie  de  l'histoire  et  de  X*\ 
ternité;  c'est  le  dernier  jour  qui  grandit  ou  qui  rapetisse,  qui  absoij 
ou  qui  condamne.  Les  anciens  demandaient  aux  dieux  non  pas  seulfj 
ment  une  vie  heureuse,  mais  une  mort  suffisamment  glorieuse.  Si 
patrie  devait  jamais  périr,  souhaitons-lui  aussi  de  ne  pas  s'affaisser  8i 
elle-même,  de  ne  pas  disparaître  sans  bruit  et  sans  gloire  de  ce  moût 


■'M 
h 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  ÉÂ'S 

lie  occupa  si  long-temps  cette  première  place  que  les  Romains 
liaient  dans  le  monde  ancien! 

Origine,  instincts  et  tendances  politiques,  préjugés  même,  tout 
Hifirme  cette  ressemblance  et  cette  sorte  de  fraternité  qui  nous  frappe 
litre  Cicéron  et  la  France  nouvelle.  Comme  la  France  issue  des  flancs 
(  ce  vigoureux  tiers-état  qui ,  depuis  des  siècles,  faisait  la  force  du 
avs  sans  prendre  part  encore  à  son  gouvernement,  Cicéron  sort  de 

i  ordre  intermédiaire  des  chevaliers  romains,  qui  représentait  ce 
u  on  appelle  de  nos  jours  les  classes  moyennes  :  il  rompt  les  barrières 
ui  s'opposent  à  leur  légitime  ambition,  il  partage  avec  l'aristocratie 
itiicienne  les  grandes  charges  de  la  république,  le  gouvernement 
lïs  provinces,  il  fait  entrer  au  consulat  un  homme  nouveau.  Les  hommes 
rjuveaux,  voilà  le  tiers-état  de  la  république  romaine,  voilà  la  révo- 
dion  de  1789.  On  peut  voir  dans  les  auteurs  du  temps  quelles  ré- 
siances,  quels  combats  Cicéron  eut  à  soutenir  pour  arriver  au  con- 
iiat  et  faire  triompher  définitivement  la  classe  qu'il  représentait.  Plus 
i  république  romaine  étendait  son  empire,  plus  on  voyait  à  découvert 
s  vices  d'un  gouvernement  oii  l'univers  avait  été  livré  à  quelques  fa- 
illies patriciennes.  Fortifier  le  pouvoir  en  l'étendant,  le  préserver  des 
tiaques  violentes  ou  insensées  de  la  multitude  en  lui  agrégeant  une 
lasse  de  citoyens  nouvelle,  active,  pleine  d'influence,  occupant  les  em- 
jlois  grands  et  petits  de  la  magistrature,  ayant  la  ferme  des  impôts  à 
iome  et  dans  les  provinces  :  telle  fut  la  pensée  politique  de  Cicéron, 
l'tte  pensée  générale  et  généreuse  que  tout  homme  qui  aspire  au  pou- 
oir  doit  lier  aux  plans  de  son  ambition  personnelle  sous  peine  de 
'être  qu'un  ambitieux  vulgaire.  Cicéron,  parvenu  au  consulat,  ne 
Dulait  pas  y  être  arrivé  seul  :  il  voulait  faire  entrer  avec  lui  dans  le 
Quvernement  de  la  république  l'ordre  entier  des  chevaliers  romains; 

se  glorifie  constamment  de  leur  appartenir;  il  est  leur  chef  avoué, 
îur  protecteur  en  toute  occasion,  même  quand  ils  ont  tort,  ce  qui  est 

propre  de  l'esprit  de  parti  (1).  Cette  qualification  d'homme  nouveau 
ue  ses  ennemis  lui  donnaient  avec  dédain ,  Cicéron  s'en  faisait  un 
tre  de  gloire  et  surtout  d'influence  :  c'étaient  de  nouvelles  forces  qui 
enaient  concourir  avec  lui  au  gouvernement.  «  Ne  changerez-vous  pas 
3  nom  obscur  et  ridicule  de  Cicéron  (2)?  »  lui  demandait-on,  et  il  ré- 


(1)  Lettre  22.  a  Voici  une  autre  prétention  des  membres  de  l'ordre  équestre  (il  s'agis- 
lit  d'un  bail  de  ferme  à  résilier)  qui  vraiment  n'est  pas  soutenable,  que  j'ai  soutenue 

îpendant  et  réussi  à  colorer Le  sénat,  en  les  refusant,  se  les  serait  mis  tous  à 

9s;  aussi  me  suis-je  empressé  d'intervenir  en  première  ligne;  je  me  suis  fort  étendu 
ir  la  nécessité  de  maintenir  Tunion  entre  les  deux  ordres,  c'est  le  salut  de  la  répu- 
lique.  » 

(2)  On  sait  que  cicer  signifie  pois  chiche. 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pondait  :  «  Je  le  ferai  si  glorieux,  qu'on  oubliera  son  origine.  »  Aux 
patriciens  qui  lui  montraient  les  images  de  leurs  aïeux,  il  disait  ce 
mot,  que  plus  d'un  maréchal  de  l'empire  a  pu  répéter  de  nos  jours 
avec  la  même  fierté  :  «  Je  suis  un  ancêtre,  moi!  » 

La  carrière  politique  de  Cicéron  offre  trois  parties  bien  distinctes, 
qu'on  retrouverait  facilement  dans  la  vie  de  la  plupart  des  hommes 
parlementaires  depuis  1789  :  —  dans  la  première,  il  attaque  le  pouvoir; 
dans  la  seconde,  il  possède  ce  pouvoir  et  le  défend;  dans  la  troisième, 
il  se  résigne  au  mal  dans  la  crainte  du  pire.  —  A  bien  aller  au  fond  des 
choses,  les  célèbres  plaidoyers  contre  Verres  ne  sont  qu'une  attaque 
contre  le  patriciat ,  une  censure  amère  des  vices  et  des  scandales  de 
l'administration  romaine.  Les  idées  rigoureuses  d'ordre  et  de  probité 
dans  la  gestion  de  la  fortune  publique  ne  datent  en  France  que  de  89; 
elles  étaient  pareillement ,  à  l'époque  de  Cicéron ,  une  nouveauté  sans 
précédens.  Verres  n'avait  guère  fait  plus  ni  autrement  que  ce  que  tous 
les  gouverneurs  romains  faisaient  par  coutume  ou  par  tolérance.  Le 
gouvernement  d'une  province  était  une  sorte  de  fief  financier,  où  les 
patriciens  romains  allaient  puiser  ces  énormes  richesses  dont  les  scan- 
dales et  les  excès  étonnent  l'imagination.  Entre  les  mains  des  égoïstes 
et  des  voluptueux,  ces  richesses  fournissaient  à  la  table  de  LucuUus, 
aux  jardins  de  Crassus,  aux  débauches  d'Antoine;  les  ambitieux  s'ffli 
servaient  pour  nourrir,  pour  amuser,  pour* corrompre  ce  peuple  ro- 
main ,  que  ses  victoires  avaient  fait  le  maître  du  monde.  Là  comme 
partout,  la  corruption  était  venue  à  la  suite  d'un  système  électif  établi 
sur  des  bases  trop  larges.  11  est  si  naturel,  lorsque  le  riche  sollicite  le 
pauvre,  le  grand  le  petit,  l'homme  instruit  l'ignorant,  que  ceux-ci 
cherchent  à  tirer  quelque  profit  d'une  situation  momentanément  in- 
tervertie, qu'ils  veuillent  mettre  à  prix  une  chose  si  hautement  prisée!  j 
Cette  corruption  inévitable  était  pratiquée  dans  des  proportions  dignes  j 
de  la  grandeur  romaine.  Que  sont  les  dépenses  d'un  candidat  au  par^ 
lement  anglais,  ou  les  marchés  électoraux  reprochés  à  nos  députés,  ài  **' 
côté  des  profusions  de  la  Rome  patricienne?  Ceux  qui  briguaient  les'  *^^ 
charges  publiques  jetaient  dans  cette  poursuite  leur  patrimoine  entier; 
il  y  avait  une  émulation  ruineuse.  On  donnait  au  peuple  des  spectacles. 
pour  lesquels  l'Afrique  et  l'Asie  étaient  mises  à  contribution;  on  faisait'  ï**^f 
venir  d'Egypte  et  de  Sicile  des  vaisseaux  chargés  de  blé.  César  distri- 
buait au  peuple  les  trésors  qu'il  avait  amassés  dans  les  Gaules,  et  lui 
léguait  par  son  testament  soixante  millions  de  notre  monnaie.  Ainsi 
donc,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  ces  grandes  spoliations  se  ré-; 
pandaient  sur  le  peuple  :  c'était  là  le  tribut  que  lui  payait  l'univers;  c'est 
grâce  aux  distributions  publiques,  aux  spectacles,  aux  largesses  desi 
patriciens  que  le  citoyen  romain  menait  cette  vie  oisive  et  opulente 
dont  nous  retrouvons  les  traces  partout.  Les  théâtres,  les  bains,  les  jeux 


m.i 
liiepc 


''ï  ;ir 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  645 

lu  cirque,  les  exercices  du  champ  de  Mars,  les  réunions  au  Forum, 
artageaient  sa  journée;  il  ne  s'occupait  guère  que  de  la  chose  publi- 
uc,  laissant  à  ses  maîtres  le  profit  et  l'honneur  de  fournir  à  tous  ses 
esoins.  C'était  l'idéal  de  cet  état  de  fainéantise  souveraine  qu'on  a 
oulu  ressusciter  naguère  et  nous  faire  accepter  sous  le  nom  dérisoire 
c  droit  au  tjravail.  Le  citoyen  à  Rome  ne  procédait  pas  par  des  voies 
étournéesj  il  n'acceptait  d'autre  travail  que  celui  de  gouverner  le 
londe  : 

Tu  regere  iraperio  populos,  Romane,  mémento  ! 

n'avait  nul  souci  à  prendre  de  lui-même,  la  république  lui  garan- 
ssait  sa  liste  civile.  —  Les  dépouilles  de  l'univers  et  l'institution  de 
(esclavage,  voilà  à  quel  prix  s'alimentait  la  superbe  oisiveté  de  Rome. 
Le  procès  de  Verres ,  agrandi  par  le  génie  de  l'orateur,  n'était  donc 
is  une  cause  particulière  qui  se  plaidât  à  l'écart  dans  le  sanctuaire 
(3  la  justice  :  c'était  une  accusation  politique  contre  l'aristocratie  ro- 
laine.  On  voyait,  pour  la  première  fois,  ouvertes  au  grand  jour,  les 
)urces  impures  d'où  découlaient  tant  de  richesses.  Les  provinces  dé- 
luillées  par  les  concussions  étaient  les  témoins,  le  peuple  le  juge,  Ci- 
;ron  l'accusateur;  l'accusé,  c'était  le  patriciat  romain.  Les  plus  grands 
jrsonnages  de  Rome,  les  Lentulus,les  Scipion,  étaient  compromis 
IMS  cette  accusation  de  Verres ,  à  la  famille  duquel  ils  étaient  alliés. 
!  ne  poursuis  point  des  rapprochemens  forcés,  mais  comment  ne  pas 
^marquer  que  la  plupart  des  révolutions  sont  précédées  et  presque 
(augurées  par  quelque  grand  scandale  judiciaire?  Rien  ne  pervertit 
us  les  idées  morales  des  peuples  que  de  voir  les  rangs  supérieurs  de 
société  atteints  et  flétris  par  ces  cours  de  justice  dont  la  mission  est 
;  juger  les  malfaiteurs  vulgaires.  ,Cette  terrible  égalité  lève  toutes 
s  barrières  du  respect.  Cest  ainsi  qu'avant  la  révolution  de  1789  et 
lie  de  1848,  des  procès  trop  fameux  sont  venus  exciter  les  soupçons 
)puiaires  et  préparer  l'explosion  des  haines  sociales. 
Après  le  procès  de  Verres  commence  pour  Gicéron  une  phase  nou- 
ille, et,  comme  on  dit  aujourd'hui,  la  période  de  gouvernement  et  de 
sistance  :  c'est  la  seconde  époque  de  sa  vie  parlementaire.  Parvenu 
i  pouvoir  par  ses  attaques  éloquentes  contre  le  sénat  et  les  patriciens, 
ms  le  voyons  occupé  à  leur  rendre  ce  qu'il  avait  pu  leur  enlever 
'!  force  et  d'autorité.  Cela  est  triste  à  dire;  mais,  excepté  pour  les 
)mmes  de  guerre,  qui,  comme  César  et  Napoléon,  dominent  par 
,5  armes  et  s'imposent  plus  qu'ils  ne  sont  acceptés,  c'est  presque  tou- 
.urs  par  les  voies  de  la  popularité  que  le  pouvoir  s'acquiert.  On  ar- 
ve  par  l'opposition,  puis  les  bons  esprits  s'éclairent  vite  à  la  lumière 
!s  affaires,  et  adoptent  les  maximes  qu'ils  avaient  combattues;  car 
.  ne  parle  pas  des  ambitieux  qui  changert  par  calcul,  criant,  'selon 


646  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

la  fortune,  vive  le  roi  ou  vive  la  ligue,  je  parle  des  âmes  les  plus  droites. 
Le  point  de  vue  a  changé  pour  elles  :  voir  de  plus  près,  c'est  voir  au- 
trement. Voilà  comment  varient  les  gens  de  bien;  le  public  cependant 
n'entre  pas  dans  ces  explications,  et  juge  sur  les  paroles  du  passé  : 
inattentif  et  soupçonneux ,  pour  lui ,  les  convertis  sont  des  renégats. 
Avouons-le,  ces  reviremens  d'opinion  sont  la  nécessité,  mais  aussi  le 
scandale  des  gouvernemens  populaires.  A  ce  régime,  l'autorité  se  dé- 
considère vite ,  et  les  efforts  les  plus  sincères  ne  suffisent  plus  pour 
réparer  le  mal  et  remettre  l'ordre  dans  les  consciences.  Comme  un 
général,  après  avoir  ruiné  et  démantelé  une  place  par  tous  les  moyens 
que  lui  fournit  l'art  de  la  guerre,  se  hâte,  une  fois  qu'il  en  est  maître, 
de  fermer  les  brèches,  de  relever  les  remparts  et  de  se  fortifier  à  son 
tour  contre  les  attaques  qu'il  prévoit,  ainsi  font  les  hommes  arrivés 
au  pouvoir  par  l'opposition;  mais  la  sécurité  est  moins  grande  pour 
eux  derrière  ces  murailles  ébranlées,  qu'elle  ne  l'était  pour  les  pre- 
miers assiégés  :  on  sait  sur  quel  point  doit  s'ouvrir  la  tranchée;  eux 
mêmes  ont  appris  à  ceux  qui  les  attaquent  maintenant  quelle  muraille 
il  faut  battre  en  brèche,  sur  quel  point  il  faut  donner  l'assaut.  Toute 
ville  assiégée  finit  par  être  prise  :  celle-ci  en  dix  ans,  cette  autre  en 
dix  jours;  ce  n'est  qu'une  question  de  temps.  On  n'a  pas  vu  en  France, 
hélas!  depuis  1789,  une  minorité  qui,  à  un  jour  donné,  he  soit  deve- 
nue majorité,  une  opposition  qui  n'ait  fini  par  s'emparer  un  moment 
du  pouvoir.  Chaque  opinion  a  toujours  ainsi  une  chance  d'arriver  en  ( 
renversant  le  gouvernement  :  perspective  peu  rassurante  assurément, 
et  qui  donne  à  la  société  à  peu  près  le  degré  de  sécurité  que  des  assié^ 
gés  peuvent  goûter  à  la  veille  d'un  assaut.  —  Mais  enfin  attaquer  le 
pouvoir,  le  saisir,  le  défendre  à  son  tour,  c'est  l'action,  c'est  la  vie, 
c'est  l'exercice  sur  le  grand  théâtre  du  monde  des  grandes  facultés  que 
Dieu  accorde  à  quelques  esprits  d'élite.  L'histoire  s'en  entretient  deux 
mille  ans  après,  et  hors  des  idées  chrétiennes  il  n'est  rien  de  plus  beau 
que  cette  immortalité  humaine.  «  Que  pensera  de  moi  l'histoire  dans 
quelques  siècles?  s'écrie  Cicéron;  voilà  ce  que  je  me  demande  chaque 
jour  et  sur  quoi  je  règle  ma  conduite.  »  ' 

Quel  triste  spectacle,  au  contraire,  suit  bientôt  ce  bruit  et  cette  ar- 
deur !  On  se  fatigue  de  tant  de  luttes  acharnées,  on  arrive  à  une  lassi- 
tude universelle,  on  sent  de  soi-même  et  des  autres  un  découragement;  ^  ^^ 
sans  remède,  on  ne  croit  plus  à  cette  pierre  philosophale  de  la  poHti-!  ii^l 
que,  l'accord  de  la  liberté  et  de  l'autorité,  qu'on  a  vainement  poursui-j  f  k%, 
vie.  Le  désir  du  repos,  arrivant  avec  l'âge  ou  la  disgrâce,  s'empare  d€j  ** 
l'ame  et  vous  livre  sans  défense  à  la  tyrannie;  celle-ci  vous  promet  auj  |j| 
moins  une  fin  douce  et  paisible.  Alors,  au  lieu  de  combattre  les  fac- 
tions, on  cherche  à  se  ménager  avec  elles;  on  avait  démasqué  et  pua' 
Catihna,  on  flatte  César,  on  espère  dans  Octave.  — Qu'espère-t-on?  — ] 


liC 


i 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  617 

Vivre,  engraisser  les  poissons  de  ses  viviers,  souper  avec  quelques 
amis  en  parlant  tout  bas  du  pouvoir  nouveau  qui  vous  laisse  vivre. 

«  Quant  à  nous,  quoi  que  ce  soit  qu'on  nous  accordé,  il  faut  dire  merci.  Je 
jouis  du  temps  qu'on  me  donne,  je  souhaite  qu'on  m'en  donne  toujours;  cela 
ne  durera  peut-être  pas.  En  attendant,  puisque  moi,  homme  de  courage  et  phi- 
losophe tout  ensemble,  j'ai  décidé  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  beau  que  de  vivre, 
je  ne  puis  me  défendre  d'aimer  celui  à  qui  je  dois  de  vivre  encore...  Je  reste 
volontiers  à  table,  et  j'ai  souvent  nos  deux  amis  à  côté  de  moi...  Nous  parlons 
alors  sans  contrainte  et  de  tout.  Vous  admirez  que  notre  servitude  soit  si 
joyeuse;  que  voulez-vous  donc  que  je  fasse?  Faut-il  en  perdre  la  santé,  me 
mettre  à  la  torture?...  Je  soupe,  cela  est  meilleur,  et  je  ris  aux  larmes,  même 
des  choses  les  plus  tristes  (1).  » 

Telles  sont  les  trois  périodes  bien  marquées  dans  la  vie  de  Cicéron  : 
c'est  en  vain  que,  dans  ses  discours  officiels,  il  cherche  à  les  fondre 
en  une  chimérique  unité;  je  ne  sais  s'il  réussissait  à  tromper  ses  au- 
j  diteurs,  mais  il  ne  peut  pas  abuser  les  lecteurs  de  ses  lettres  :  la  vérité, 
et  par  conséquent,  hélas!  la  mobilité  des  opinions,  voilà  le  charme  de 
ce  recueil.  Les  lettres  de  Cicéron,  en  y  comprenant  un  certain  nombre 
de  réponses  de  ses  illustres  amis,  sont  au  nombre  de  près  de  mille.  Il 
reste  malheureusement  peu  de  lettres  antérieures  à  son  consulat  et  à 
la  conjuration  de  Catilina  :  à  dater  de  cette  époque,  elles  se  suivent 
avec  abondance.  Cicéron  revient  d'ailleurs  si  souvent  sur  les  événe- 
mens  de  cette  glorieuse  année  de  sa  vie,  que  cette  perte  est  moins  sen- 
sible; c'est  surtout  dans  les  lettres  à  Atticus  que  l'homme  se  livre  tout 
entier,  c'est  là  qu'on  voit  mieux,  dégagées  du  langage  officiel,  toutes 
les  circonstances  de  détail  et  les  impressions  intimes  par  lesquelles 
la  tristesse  de  ces  temps  touche  à  la  tristesse  des  nôtres,  et  nous  y 
associe  en  quelque  sorte. 

Çà  et  là  cependant  sont  des  lettres  moins  confiantes,  adressées  à  des 
hommes  publics;  elles  nous  montrent  aussi  cette  pratique  de  deux  lan- 
gages différens,  que  l'on  retrouve,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  tous  les  gou- 
vememens  libres,  où  l'on  a  une  pensée  pour  la  publicité  et  une  autre 
pour  les  amis,  où  l'on  se  moque  à  table  de  ce  qu'on  a  dit  pompeusement 
à  la  tribune  (2).  Ce  n'est  pas  dans  ces  lettres,  on  le  comprend,  qu'il 

(1)  Voyez  lettres  463  et  482.  Je  me  suis  servi  pour  les  citations  de  l'excellente  tra- 
duction de  MM.  Savalette  et  Defresne  dans  la  collection  Nisard.  Les  lettres  y  sont  ran- 
gées suivant  l'ordre  chronologique,  sans  distinction  des  lettres  à  Atticus  ou  des  lettres 
familières,  et  des  révélations  fort  instructives  sortent  souvent  de  cette  nouvelle  classifi- 
cation. 

(2)  «  C'est  à  qui ,  écrit-il ,  gémira  sur  la  situation  ;  mais  nul  n'a  garde  d'en  parler  au 
Forum....  On  s'exprime  toutefois  avec  un  incroyable  abandon  dans  les  réunions  domes- 
Uques  et  à  table.  Là ,  nous  prenons  notre  revanche.  Les  dispositions  du  peuple  pour  la 
réaction  se  manifestent  surtout  dans  les  théâtres  et  à  tous  les  spectacles;  on  y  saisit  les 
moindres  allusions.  » 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faut  chercher  la  pensée  de  Cicéron,  le  dernier  mot  n'y  est  jamais;  avec 
Atticus,  au  contraire,  il  dit  toujours  ce  dernier  mot  ou  il  promet  de 
le  dire;  car  il  craint  quelquefois  que  sa  correspondance  ne  soit  ouverte 
et  lue.  «  Qui  se  fait  scrupule,  dit-il,  si  vous  le  chargez  d'une  lettre  de 
quelque  poids,  de  l'alléger  en  en  lisant  le  contenu?  Je  ne  veux  pas  ex- 
poser ma  correspondance  à  être  interceptée  à  Rome; les  puissans 

sont  curieux.  »  On  voit  que  le  cabinet  noir  date  d'avant  Jésus-Christ. 
Toutefois,  avant  d'entrer  dans  le  détail  même  et  les  nuances  d'une 
correspondance  intime,  presque  quotidienne,  il  faut  rappeler  en  quel- 
ques mots  et  prendre  dans  son  ensemble  la  situation  de  la  république  à 
cette  époque. 

IL 

Marius  et  Sylla  avaient  porté  les  premiers  coups  à  la  constitution: 
l'abdication  de  Syllà  n'avait  fait  que  laisser  la  place  libre  aux  complots 
de  Catilina,  et  bientôt  à  l'ambition  irrésolue  de  Pompée  :  en  conser- 
vant tous  les  noms  des  magistratures  républicaines,  le  grand  Pompée 
fut  en  effet  le  maître  de  Rome.  Cette  époque  des  deux  triumvirats, 
qui  s'étend  depuis  le  consulat  de  Cicéron  jusqu'à  sa  mort,  est  une  des 
plus  singulières  que  nous  offre  l'histoire;  comment  caractériser  le  gou- 
vernement de  ce  quart  de  siècle,  qui  vit  l'agonie  d'un  monde  et  l'en- 
fantement d'un  autre?  Ce  n'était  pas  encore  l'empire,  ce  n'était  plus  la 
république  (1).  Auguste  allait  commencer  au  Capitole  l'empire  des  Cé- 
sars, et  bientôt  les  chrétiens  devaient  inaugurer,  dans  les  catacombes, 
le  règne  du  Christ. 

«  La  cité  se  meurt  en  ce  moment  d'un  mal  étrange;  personne  n'est  content, 
chacun  se  plaint  et  gémit  :  sur  ce  point,  on  s'entend  à  merveille,  on  crie  tout 
haut  ;  mais  pour  des  remèdes ,  point  ;  il  n'y  a  plus  dans  le  corps  de  l'état  ni 
nerfs  ni  sang,  il  a  perdu  même  la  couleur  et  jusqu'à  l'apparence  de  la  vie  : 
tout  est  en  suspens;  on  parle  de  dictature,  les  honnêtes  gens  font  la  grimace 
à  ce  mot.  Pompée  dit  tout  haut  qu'il  n'en  veut  pas;  ses  amis  la  réclament  pour 
lui;  la  veut-il,  ne  la  veut-il  pas?  qui  peut  le  dire?  Le  sénat  cependant  et  sur- 
tout les  consulaires  éclatent  en  vains  murmures.  »  (46  et  lo5.) 

Tout  fléchissait  sous  Pompée,  en  attendant  que  tout  se  courbât  de- 
vant César.  Celui-ci,  qui  savait  mieux  les  chemins  du  pouvoir  suprême, 
ne  s'adressait  pas  au  sénat  jaloux,  mais  à  la  multitude;  c'est  par  elle 
qu'il  vaincra.  11  prête  un  instant  quelque  appui  à  son  rival  pour  pré- 
parer, par  cet  exemple,  sa  propre  grandeur.  A  côté  se  place  l'insi- 
gnifiante figure  de  Crassus,  un  de  ces  hommes  médiocres  que  les 

(1)  Cicéron  était  né  l'an  107  avant  Jésus-Christ.  Il  fut  consul  l'an  65  et  mourut  l'an  *t, 
ù  l'dge  de  65  ans. 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  649 

hommes  supérieurs  mettent  entre  eux  pour  ne  pas  se  heurter:  c'est  le 
premier  triumvirat.  Puis  les  deux  rivaux  cessent  de  se  contraindre; 
l'armée  de  César  passe  le  Rubicon,  la  république  se  réfugie  dans  le  camp 
de  Pompée.  Impuissant  à  tenir  la  balance  entre  les  deux  adversaires, 
dont  l'un,  dit-il,  ne  veut  pas  de  maître,  et  l'autre  ne  veut  pas  d'égal, 
Cicéron  se  décide  pour  ce  qu'il  appelle  la  bonne  cause,  sans  la  moindre 
illusion  sur  ce  qui  va  suivre.  «  11  est  certain,  écrit-il,  que  le  droit  est 
avec  Pompée,  mais  il  est  certain  aussi  que  notre  ami  sera  vaincu.  » 
Puis,  après  les  hésitations  qu'explique  une  vue  tellement  distincte  et 
claire  de  l'avenir,  il  rejoint  Pompée,  et  bientôt  la  bataille  de  Pharsale 
donne  le  monde  à  César.  Cicéron  n'imita  point  le  stoïque  Caton;  il 
ne  se  raidit  point  contre  le  sort;  sa  nature,  nous  le  verrons  suffisam- 
ment, n'était  point  montée  à  l'héroïsme;  il  se  résigna  en  philosophe  et 
chercha  à  apaiser  le  vainqueur.  Pendant  que  Caton  se  déchirait  les 
entrailles  à  Utique,  Cicéron  donnait  à  souper  à  César  dans  sa  villa  de 
Tusculum.  Il  désirait  et  redoutait  depuis  long-temps  cette  entrevue. 
Il  voulait  avoir  une  explication  avec  César,  justifier  sa  conduite,  faire 
de  la  politique  enfin  avec  celui  qui  était  alors  le  maître.  César  lui  parla 
littérature. 

«  Eh  bien!  cet  homme  si  incommode,  je  suis  loin  de  m'en  plaindre  en  vé- 
rité; —  il  a  été  charmant.  —  Il  avait  avec  lui  deux  mille  hommes,  cela  me  fit 
trembler  pour  le  lendemain;  mais  on  y  pourvut  en  plaçant  des  gardes,  et  les 
soldats  campèrent  dans  le  jardin...  11  fit  une  promenade  sur  le  rivage;  à  la  hui- 
tième heure,  il  prit  un  bain.  On  lui  lut  les  vers  sur  Mamurra,  mais  il  ne  sour- 
cilla point,  se  fit  oindre  et  se  mit  à  table.  Comme  il  avait  pris  un  vomitif,  il 
but  et  mangea  avec  autant  d'appétit  que  de  gaieté ,  —  services  magnifiques  et 
somptueux;  de  plus,  propos  de  bon  goût  et  d'an  sel  exquis;  —  enfin,  si  vous 
voulez  tout  savoir,  la  plus  aimable  humeur  du  monde.  Trois  tables  abondam- 
ment servies  étaient  préparées  dans  trois  salles  pour  les  intimes  de  sa  suite. 
Rien  ne  manquait  au  commun  des  affranchis  et  aux  esclaves;  —  les  affranchis 
•  principaux  furent  mieux  traités  encore.  Qu'ajouter  de  plus?  On  disait  :  Voilà 
un  homme  qui  sait  vivre;  —  Thôte  que  je  recevais  n'est  pourtant  pas  de  ceux 
à  qui  Ton  dit  :  «  Au  revoir,  cher  ami  1  et  ne  m'oubliez  pas  à  votre  retour!  » 
C'est  assez  d'une  fois. — D'ailleurs,  pas  un  mot  d'afiaires  sérieuses,  on  n'a  parlé 
que  de  littérature.  —  Cependant  il  a  paru  charmé  de  tout,  et  il  était  le  plus 
aimable  qu'on  puisse  imaginer.  —  Telle  a  été  cette  journée  d'hospitalité,  ou 
d'auberge,  si  vous  voulez,  qui  m'effrayait  tant,  vous  le  savez,  et  qui  n'a  rien 
eu  de  fâcheux.  » 

Après  la  mort  du  dictateur,  Cicéron  sembla  sortir  de  sa  léthargie  : 
il  lutta  contre  Antoine  avec  la  même  force  d'invectives  qu'il  avait  mon- 
trée autrefois  contre  Catilina;  mais,  pour  accabler  Antoine,  les  philip- 
piques  ne  suffisaient  pas  :  il  fallait  des  légions  et  un  général.  La  répu- 
blique ne  pouvait  se  défendre  contre  un  des  héritiers  te  César  qu'en  se 


6o0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jetant  dans  les  bras  de  l'autre.  Gicéron  se  rapprocha  d'Octave  et  lui 
livra  le  sénat.  Une  fois  maître  de  Rome ,  Octave  s'empressa  de  traiter 
avec  Antoine;  son  ambition  était  plus  patiente  que  celle  de  César,  et  il 
n'avait  pas  soumis  les  Gaules;  tous  deux  formèrent  avec  Lépide  le  se- 
cond triumvirat.  On  sait  les  gages  sanglans  qu'échangèrent  les  trium- 
virs; la  tête  de  Gicéron. fut  livrée  à  la  rancune  et  aux  vengeances  d'An- 
toine, et  aujourd'hui,  après  que  les  siècles  ont  passé  sur  les  mânes 
apaisés  de  ces  grands  hommes,  ce  lâche  abandon  ternit  plus  le  nom 
d'Auguste  aux  yeux  de  la  postérité  que  l'usurpation  de  la  puissance 
souveraine  et  l'asservissement  de  la  patrie.  Je  n'écris  point  l'histoire 
de  ces  événemens  :  la  grandeur  du  théâtre,  la  grandeur  des  acteurs, 
la  grandeur  des  historiens,  en  ont  fait  l'entretien  des  générations;  la 
ressemblance  sourde  et  confuse  de  l'époque  romaine  avec  les  desti- 
nées de  notre  pays  depuis  cinquante  ans  se  retrouve  dans  la  plus  sèche 
analyse;  il  serait  puéril  cependant  de  vouloir  chercher  dans  chaque 
événement  de  l'histoire  romaine  une  comparaison  exacte,  une  chrono- 
logie qui  s'accordât  symétriquement  avec  les  faits  de  notre  propre  his- 
toire. C'est  la  marche  générale  des  esprits,  c'est  l'atmosphère  où  ils  se 
meuvent ,  qui  sont  les  mêmes.  Ce  sont  ces  rapports  que  je  voudrais 
surtout  mettre  en  relief;  pour  cette  œuvre,  les  lettres  de  Gicéron  sont 
d'un  incomparable  secours;  elles  nous  font  vivre  dans  l'intimité  de 
ces  grands  hommes  et  dans  le  secret  même  du  temps;  elles  en  reflè- 
tent vivement  toutes  les  incertitudes,  les  variations,  le  trouble.  Ce  n'est 
pas  seulement  l'histoire  réelle  et  détaillée  des  choses,  c'est  un  tableau 
animé ,  une  analyse  subtile  et  délicate  des  maladies  morales  du  siècle 
de  Gicéron  et  du  nôtre.  Gicéron  les  décrit  d'autant  mieux,  qu'il  les  res- 
sent toutes;  on  ne  naît  pas  impunément  à  ces  époques  de  doute  univer- 
sel et  de  révolution  dans  les  esprits;  le  scepticisme  et  le  découragement 
atteignent  les  âmes  les  plus  fortes.  Il  ne  s'agit  plus  seulement  de  faire 
le  bien,  chose  assez  difficile  à  toute  heure,  mais  de  savoir  où  il  est. 
L'énergie  qu'on  eût  employée  à  l'action  s'épuise  à  discourir  sur  ce 
qu'il  faut  faire.  La  vertu  ne  suffit  plus  à  conduire  l'homme;  les  de- 
voirs sont  douteux  et  obscurs;  le  bien,  par  certaines  faces,  ressemble 
au  mal,  et  le  mal  a  des  côtés  par  lesquels  il  touche  au  bien  :  il  faut 
mettre  de  l'esprit  dans  la  conscience ,  et  c'est  un  hôte  dangereux  à  y 
introduire.  Un  écrivain  moderne  dépeint  en  termes  pleins  d'énergie 
cette  situation  et  l'influence  déplorable  qu'elle  exerce  sur  la  conduite 
des  hommes  publics  :  —  «  Les  personnages  politiques  de  ces  époques 
de  trouble  et  de  révolution  sont  inévitablement  atteints  par  la  con- 
tagion universelle;  il  faudrait  vivre  dans  la  retraite  pour  maintenir 
la  constance  de  son  caractère ,  pour  être  jusqu'au  bout  loyal  roya- 
liste ou  ferme  républicain  :  mais ,  pour  qui  veut  arriver  et  se  mê- 
ler aux  affaires ,  il  faut  renoncer  à  l'apparence"  même  de  la  fidéhté; 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  60 1 

il  faut  observer  et  suivre  tous  les  mouvemens  des  réactions  les  plus 
(>l)posées,  se  tenir  incessamment  préparé  à  passer  d'un  camp  dans  un 
autre,  enfin  saisir  le  moment  décisif  pour  abandonner  la  cause  qui  va 
périr,  tourner  le  dos  à  ses  anciens  compagnons,  au  besoin  les  combattre 
ri  les  persécuter,  pour  le  plus  grand  profit  des  nouveaux  alliés  qu'on 
sCst  donnés.  Cette  situation  développe  des  talens  et  des  vices  particu- 
liers. A  ce  régime,  l'esprit  s'aiguise  et  abonde  en  expédiens;  il  discerne 
les  signes  des  temps  avec  une  sagacité  qui  confond  le  vulgaire;  on  dirait 
un  Mohican  qui  suit  une  piste  à  travers  les  bois;  ces  hommes  pren- 
nent sans  effort  le  ton  et  les  allures  de  chaque  parti  qui  triomphe;  ils 
semblent  n'en  avoir  jamais  connu  d'autres.  Ne  leur  demandez  d'ail- 
leurs ni  la  constance,  ni  la  probité,  ni  aucune  de  ces  vertus  qui  appar- 
tif^nnent  à  la  noble  famille  de  la  vérité;  pour  eux,  la  politique  n'est  pas 
une  science  dont  le  but  soit  la  félicité  des  nations:  c'est  un  jeu  exci- 
tant, où  le  hasard  et  l'habileté  peuvent  donner  la  richesse,  le  pouvoir, 
une  couronne  peut-être,  et  un  autre  coup  de  dé  leur  enlever  aussi  la 
fortune  et  la  vie  (1).  » 

A  ce  tableau,  tracé  de  main  de  maître,  ose-t-on  dire  qu'il  manque 
un  dernier  trait?  C'est  qu'au  milieu  de  la  contagion  universelle  on  ne 
sent  pas  son  mal;  quand  tout  tourne,  il  n'y  a  plus  de  point  fixe  qui 
vous  a\  ertisse  de  votre  propre  changement  :  c'est  ainsi  que  nous  sommes 
emportés,  sans  le  savoir,  par  le  mouvement  de  la  terre.  Voici  ce  qu'é- 
crit Cicéron  à  un  de  ses  amis  :  c'est  la  page  de  l'historien  anglais  mise 
en  maximes  d'état. 

«  Nos  principes  sont  qu'il  ne  faut  jamais  lutter  contre  le  plus  fort,  qu'on 
doit  se  garder  de  détruire,  même  quand  on  le  pourrait,  les  pouvoirs  qui  se 
forment;  que  lorsque  tout  change  autour  de  soi,  quand  les  dispositions  des  gens 
(le  bien  se  modifient  comme  le  reste,  il  ne  faut  pas  s'opiniâtrer  dans  ses  opi- 
nions; qu'en  un  mot,  il  faut  marcher  avec  son  temps....  Lorsqu'en  changeant 
<le  voiles  et  en  déviant,  on  peut  arriver  au  but  de  sa  course,  n'est-il  pas  ab- 
surde de  persister,  en  dépit  de  tous  les  dangers,  dans  la  première  direction 
qu'on  aura  prise?....  Ainsi,  ce  que  nous  devons  nous  proposer,  nous  autres 
hommes  d'état,  ce  n'est  pas  l'unité  de  langage  ou  de  conduite,  mais  l'unité  du 
but  :  tant  que  les  choses  se  passent  entre  citoyens  sans  armes,  il  faut  préférer 
le  plus  honnête  parti;  mais,  quand  la  guerre  éclate  et  que  deux  camps  sont  en 
présence,  on  doit  se  ranger  autour  du  plus  fort,  chercher  enfin  la  raison  où  se 
trouve  la  sûreté  :  voilà  ma  politique.» 

Cicéron  n'avait  été  amené  à  cette  résignation  fatale  que  dans  cette 
troisième  et  dernière  période  de  sa  carrière  politique  dont  je  signalais 
tout  à  l'heure  la  tristesse.  Il  faut  pénétrer  d'abord  avec  lui  dans  la  pre- 
mière époque  de  sa  vie.  Il  est  juste  de  montrer  par  quels  services  si- 

(1)  Macaulay,  page  72. 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnalés  rendus  à  sa  patrie  le  grand  orateur  mérite  qu'on  ne  le  juge  pas 
trop  sévèrement,  même  sur  ses  propres  aveux. 

m. 

Le  grand  événement  de  la  vie  de  Cicéron ,  c'est  la  conjuration  de 
Catilina.  A  ce  titre  seul ,  nous  nous  y  arrêterions  déjà  avec  quelque 
préférence;  mais  ce  sont,  nous  l'avons  dit,  les  rapports  du  siècle  de 
Cicéron  et  du  nôtre  que  nous  cherchons  à  mettre  en  évidence,  et,  à 
ce  point  de  vue  surtout,  la  conjuration  de  Catilina  mérite  qu'on  l'étu- 
dié avec  attention  :  c'était  moins  une  conjuration  politique  qu'une 
tentative  de  bouleversement  social;  on  ne  proscrivait  pas  tant  les  sé- 
nateurs que  les  riches,  on  ne  voulait  pas  tant  s'emparer  des  magistra- 
tures que  des  fortunes.  Écoutons  plutôt  les  conjurés  eux-mêmes.  Le 
discours  que  nous  a  conservé  Salluste  est  un  programme  tout  entier 
de  socialisme  :  Catilina  commence  par  retracer  en  quelques  traits  pleins 
d'amertume  l'extrême  richesse  des  privilégiés ,  l'extrême  misère  du 
grand  nombre,  o  C'est  pour  ces  aristocrates,  dit-il,  que  les  rois,  les  na- 
tions, les  provinces,  paient  leurs  tributs:  pour  eux  seuls  les  honneurs, 
le  loisir,  la  fortune;  pour  vous  le  travail ,  les  dangers  et  la  misère; 
mais  tous  ces  biens  sont  à  vous,  si  vous  savez  les  conquérir  :  c'est 
votre  patrimoine  qu'ils  dévorent,  c'est  votre  misère  qui  fait  leur  opu- 
lence. Leurs  palais  remplis  de  statues  et  de  vases  d'or  et  d'argent, 
leurs  jardins  où  ils  se  promènent  sous  des  ombrages  épais,  resserrent 
l'étroite  et  fétide  demeure  où  vos  femmes  et  vos  enfans  expirent  sur 
un  grabat.  »  Puis,  après  avoir  évoqué  ces  sombres  tableaux,  qui  ont 
allumé  de  tout  temps  la  fureur  et  la  cupidité  des  classes  pauvres ,  il 
leur  montre  aussi  l'infâme  capital ,  qui  les  tient  esclaves  et  les  livre  à 
la  tyrannie  de  leurs  créanciers.  «  Réveillez* vous ,  s'écrie-t-il,  et  faites- 
vous  vous-mêmes  justice  !  Qu'on  abolisse  les  dettes,  et  que  les  aristo- 
crates soient  condamnés  à  rendre  gorge!  »  Toute  la  science  des  théories 
socialistes  se  retrouve  dans  ce  discours.  On  y  a  devancé  les  fameuses 
doctrines  du  capital  sans  intérêt,  de  l'émancipation  du  travailleur, 
de  l'égalité  des  salaires  (1);  il  n'y  manque  que  la  fraternité.  Écar- 
tez les  plis,  toujours  un  peu  fastueux,  de  la  toge  romaine,  essayez 
de  vêtir  ces  hommes  à  la  moderne,  donnez  des  habits  ou  des  blouses 
à  tout  cet  auditoire  d'hommes  à  longues  barbes  que  Salluste  nous  re- 
présente réunis  au  fond  d'un  club,  ténébreux,  loin  des  regards  de  la 
police ,  ramassés  dans  les  sentines  de  la  grande  ville ,  ambitieux  re- 
butés, gens  ruinés,  repris  de  justice  ou  destinés  à  l'être  bientôt  :  ne 


(1)  Corpus  liberum  habere;  —  ssevitia  feneratorum;  —  propter  raagnitudinem  aeris 
alicni;  —  argentum  aère  solutum.  (Sallustii  Bellum  Catilinarium.) 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  653 

1  oirez-voiis  pas  entrer  dans  un  de  ces  étranges  sanctuaires  de  la  dé- 
lagogie  que  la  révolution  de  février  avait  ouverts  dans  Paris,  et  d'où 
:  sont  élancés,  comme  de  leur  forteresse,  les  hommes  du  15  mai  et 
u  24  juin  (1)? 

On  sait  avec  quel  courage  Cicéron  dénonça  les  coupables ,  les  con- 
jiidit  devant  le  sénat  et  précipita  leur  condamnation  et  leur  supplice, 
•endant  deux  nuits,  la  ville  fut  en  proie  à  la  terreur  universelle.  Des 
apports  annonçaient  que  les  conspirateurs  devaient  armer  les  esclaves, 
ou  lever  les  jardiniers  et  les  ouvriers  des  faubourgs,  et  mettre  le  feu 
ux  quatre  coins  de  Rome.  Le  sénat  ordonna  aux  consuls  de  veiller 
ur  la  république;  Rome  était  mise  en  état  de  siège.  Malgré  les  efforts 
les  complices  que  l'insurrection  avait  au  sein  même  de  l'assemblée, 
nalgré  les  orateurs  qui  soutenaient  que  le  peuple  seul  pouvait  pro- 
loncer  sur  une  accusation  de  ce  genre,  malgré  César,  qui ,  compa- 
ant  la  mort  à  un  sommeil,  affectait  de  trouver  la  peine  trop  légère 
it  voulait  sauver  les  accusés  en  les  condamnant  à  la  prison,  le  sénat 
)rononça  la  peine  capitale.  «  Jugement  sans  justice!  vengeance  sur  des 
innemis  désarmés  !  »  répétèrent  long-temps  après  les  amis  de  Catilina 
;t  ses  successeurs.  Le  sénat  proclamait  Cicéron  le  père  de  la  patrie,  les 
adieux  le  surnommaient  le  bourreau.  Ainsi  s'accomplissait  cette  pre- 
mière tragédie,  qui,  pas  plus  que  les  combats  de  juin  et  la  transporta- 
ion  des  insurgés,  ne  terminait  la  guerre  sociale.  On  avait  amassé  des 
deux  côtés  de  nouvelles  haines;  la  vengeance  avait  un  aliment  et  une 
lamme  de  plus.  Catilina ,  d'ailleurs ,  qui  eût  pu  se  réfugier  dans  les 
jaules ,  s'était  fait  tuer  sur  un  monceau  de  morts.  L'histoire  garde 
quelque  pitié  pour  les  factieux  qui  savent  mourir.  La  guerre  recom- 
mença bientôt  sous  d'autres  formes  :  vaincue  par  les  armes ,  la  rébel- 
lion se  réfugia  dans  les  magistratures  électives  que  le  suffrage  uni- 
jversel  lui  livrait  ;  les  propositions  parlementaires  devinrent  de  vraies 
machines  de  guerre.  Sous  le  tribun  Rullus,  on  présenta  une  loi  agraire 
qui  rappelle  les  propositions  les  plus  célèbres  de  l'année  1848  :  c'était 
l'abolition  du  prolétariat.  On  devait  vendre  toutes  les  propriétés  mu- 
Inicipales,  les  anciens  domaines  des  rois,  les  terres  et  les  forêts  de 
l'état,  tout  le  butin,  or  et  vases  précieux,  appartenant  au  trésor  pu- 
blic, enfin  les  terres  de  la  Campanie,  qui  formaient  un  des  revenus 
les  plus  importans  de  la  république.  De  cet  amas  prodigieux  de  ri- 
chesses, dix  commissaires  extraordinaires  devaient  composer  des  lots 
que  le  sort  assignerait  à  chaque  citoyen  sans  fortune. 

Cicéron  réussit  à  faire  rejeter  la  loi  :  déjà  cependant  son  courage 
mollissait  contre  ces  attaques  incessantes;  ce  ne  fut  pas  sans  hésitation 

(1)  In  abditam  partem  aedium—  barbatuli  juvenes  —omnibus  arbitriis  proculamo- 
tis,  —  omnes  undique  sacrilegii,  conyicti  judiciis,  aut  pro  factis  judicium  timentes.  (Sal- 
lustii  Bellum  Catilinarium.) 


()oA  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  livra  un  nouveau  combat  aux  révolutionnaires.  Là  où  la  harangue 
officielle  ne  nous  montre  que  fermeté  et  résistance,  les  lettres  nous 
initient  aux  agitations  de  son  esprit;  on  voit  les  coulisses  du  théâtre 
parlementaire  :  —  «  Il  y  a  trois  partis  à  prendre  sur  la  loi  agraire  :  la 
combattre,  il  y  a  de  la  gloire  au  bout;  rester  neutre ,  c'est-à-dire  aller 
faire  un  tour  à  Tusculum;  parler  pour  la  loi,  César  espère  que  je  pren- 
drai ce  parti,  et  alors  paix  avec  tout  le  monde,  vieillesse  tranquille. 
Oui,  mais  que  devient  mon  allocution  dans  le  ïïi*  livre  de  l'histoire  de 
mon  consulat?  «  Soutiens  jusqu'au  bout,  me  dit  Calliope,  le  coura- 
«  geux  et  noble  rôle  oii  tu  as  signalé  ta  jeunesse  et  illustré  ton  consu» 
«  lat.  »  Et  tout  y  est  sur  le  ton  de  ces  maximes.  —  Comment  faire?  » 
En  sortant  de  son  consulat,  Cicérou  jurait  «  qu'il  avait  sauvé  la  ré- 
publique. »  Nous  aussi,  combien  de  fois  n'avons-nous  pas  sauvé  la 
patrie  ?  Je  ne  sais  pourquoi  ces  malades  que  les  médecins  sauvent  pé- 
riodiquement finissent  assez  vite  par  mourir.  Cicéron  remphssait  sa 
lettre  des  hommages  qu'il  se  décernait  à  lui-même  :  il  déclarait  qu'il 
avait  bien  mérité  de  la  patrie;  il  se  voyait  l'arbitre  de  la  république, 
au  faîte  des  honneurs,  lorsque  l'exil  et  la  ruine  étaient  à  sa  porte.  Ea 
vain  ses  ennemis,  Clodius  en*  tête,  avaient  signé  un  acte  d'accusa- 
tion contre  lui;  il  comptait  les  foudroyer  de  son  éloquence. — Le  24  fé- 
vrier n'est  pas  venu  plus  inopinément.  —  «  Ma  confiance  est  entière, 
disait-il  (1)  :  vienne  l'accusation  de  Clodius,  l'Italie  se  lèvera  ea 
masse,  et  j'en  sortirai  plus  glorieux  que  jamais.  L'armée  des  g^ns  de 
bien  et  mênie  des  demi-gens  de  bien  se  serre  autour  de  moi.  S'il  ose 
en  appeler  à  la  violence,  je  trouverai  dans  le  zèle  de  mes  amis  de  quoi 
repousser  la  force  par  la  force;  c'^st  à  qui  engagera  pour  moi  sa  per- 
sonne, ses  enfans,  ses  amis,  ses  cliens,  ses  affranchis,  ses  esclaves,  sa 
fortune  enfin;  la  vieille  phalange  des  honnêtes  gens  est  toute  ardeur!  » 
On  tourne  la  page,  Cicéron  est  en  fuite  :  un  décret  de  bannissement 
est  rendu  contre  lui;  des  peines  sont  portées  contre  ceux  qui  lui  don- 
neraient asile.  II  se  cache  loin  des  grands  chemins,  il  erre  seul  sur  le 
rivage ,  attendant  que  la  tenjpête  lui  permette  de  mettre  la  mer  entre 
ses  proscripteurs  et  lui.  Alors  il  s'écrie,  avec  ces  retours  amers  sur  le 
passé  qui  mettent  les  infortunes  des  grands  personnages  hors  de  toute 
proportion  avec  celles  des  cooditions  ordinaires  de  la  vie  ;  «  Qui  jamais 
tomba  de  si  haut,  dans  une  si  juste  cause,  avec  plus  de  ressources 
personnelles  dans  son  lalent,  ^on  expérience  et  son  crédit,  défendu 
par  une  plus  forte  ligue  de  tous  les  gens  de  bien  !  Comment  oublier  ce 
que  je  fus,  ne  pas  sentir  ce  que  je  suis!  Quels  honneurs  j'ai  perdus! 
quelle  famille  !  quelle  fortune  !  Rome  enfin ,  et  ma  gloire  avec  elle  !  » 

(1)  Lettres  52  et  45. 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE. 


635 


IV. 


S  douleurs  de  l'exil ,  la  plus  amère  peut-être  est  ce  mécontente- 
M  intérieur,  cette  plainte  qui  s'élève  au  fond  du  cœur  contre  les 
is  qui  n'ont  pas  su  nous  sauver,  —  amis  imprévoyans  ou  faibles  qui 
|t  laissé  venir  le  péril  ou  ne  l'ont  pas  conjuré.  —  On  se  sent  presque 
r  lins  sévère  contre  les  ennemis  qui  ont  précipité  votre  ruine  :  ceux-là 
c  moins  ne  vous  ont  pas  trompé.  Cicéron  n'échappait  pas  à  ce  besoin 
c  récrimination;  il  s'accusait,  il  accusait  le  fidèle  Atticus.  «  Vous  avez 
tl  it  su ,  lui  écrit-il ,  et  pas  un  mot  n'est  sorti  de  votre  bouche.  Ne  me 
Ircez  plus  de  vos  belles  paroles;  votre  amitié  eût  dû  être  non  plus 
4jicère,  mais  plus  active.  » 

111  ne  s'agissait  pas  cependant  de  revenir  sur  le  passé.  Si  l'amitié  n'a- 
jit  pas  été  active,  la  haine  des  ennemis  l'était  toujours  et  poursuivait 
victime.  A  peine  en  sûreté,  hors  de  l'Italie,  Cicéron  apprit  que  dans 
pillage  de  sa  maison  ses  papiers  avaient  été  enlevés.  Quelques  re- 
s  rétrospectives  du  temps  en  publiaient  de  nombreuses  copies.  «  Je 
s  consterné  de  ce  discours  qui  se  répand,  écrit-il.  Oui,  parez  le  coup, 
I  est  possible.  Je  l'ai  fait  dans  un  mouvement  de  colère.  J'avais  été 
voqué;  mais  je  l'avais  supprimé  avec  tant  de  soin,  que  je  ne  croyais 
8  qu'il  en  restât  une  seule  copie.  Au  reste ,  comme  l'écrit  est  d'une 
^ligence  de  style  qui  ne  m'est  pas  ordinaire,  je  crois  qu'il  sera  facile 
î  le  désavouer.  Désavouez-le  donc,  si  d'ailleurs  ma  position  n'est  pas 
DS  remède.  » 

Cicéron ,  on  le  voit ,  avait  cette  maladie  qui  tourmente  l'exilé  et  lui 
e  même  la  douceur  du  repos,  —  l'attente  :  il  écoutait  les  moindres 
^ts  de  Rome,  et  à  chaque  mouvement  de  la  place  publique,  à  chaque 
libération  du  sénat ,  il  s'imaginait  qu'on  allait  décréter  son  rappel, 
«ennuis  de  tous  genres,  des  embarras  de  fortune,  venaient  ajouter 
8on  malheur.  Ses  biens  avaient  été  confisqués,  ses  maisons  pillées  ou 
eées;  Terentia  sa  femme,  et  sa  fille,  sa  chère  Tullie,  ne  vivaient  que 
*  secours  précaires  obtenus  de  ses  amis.  Des  grandeurs  de  la  vie  po- 
lîque  il  tombait  dans  les  soins  étroits  et  petits  des  conditions  malai- 
«s;  ses  lettres  trahissent  la  tristesse  profonde  de  son  ame;  la  dou- 
ur  du  père  de  famille  s'y  mêle  partout  aux.  regrets  de  sa  disgrâce.  — 
^J'ai  reçu  vos  trois  lettres,  écrit-il  à  Terentia  et  à  Tullie,  et  les  ai  pres- 
iio  effacées  par  mes  larmes;  le  chagrin  me  tue,  et  je  souffre  moins 
icore  de  mes  maux  que  des  vôtres  et  de  ceux  de  nos  enfans.  Vous 
(S  bien  malheureuses,  mais  je  suis  plus  malheureux  que  vous;  car, 
la  peine  est  pour  vous  tous ,  la  faute  est  à  moi  seul.  Le  difficile 
tait  de  me  chasser,  ce  n'est  rien  que  de  m'empêcher  de  revenir, 
outefois,  tant  que  vous  conserverez  de  l'espoir,  je  me  tiendrai  prêt.  » 


6o6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cicéron  cependant  n'était  point  oublié  de  ses  amis.  Ils  travaillaient 
activement  à  lui  faire  rouvrir  les  portes  de  Rome,  et  dix-huit  mois 
après  il  rentrait  dans  sa  patrie.  On  sait  comment  se  font  les  restaura- 
tions; le  même  peuple  qui  avait  chassé  de  Rome  le  grand  consul  se 
pressait  sur  son  passage.  Les  villes  envoyaient  des  députations  pour  le 
féhciter.  «Enfin,  de  la  porte  Capène,  dit-il,  j'aperçus  les  degrés  des 
temples  couverts  d'une  masse  de  peuple  qui  me  témoignait  sa  joie  par 
des  acclamations  qui  ne  cessèrent  point  jusqu'au  Capitole.  »  Dans  le 
Forum ,  même  affluence  de  citoyens.  Il  harangua  le  peuple,  et,  malgré 
la  modération  de  ses  paroles,  les  partisans  de  Clodius  furent  insultés  et 
hués.  Le  sénat,  de  son  côté,  s'occupait  de  lui  faire  restituer  ses  maisons 
et  ses  biens.  Contenu  par  cet  espoir,  Cicéron,  loin  de  triompher  de  son 
rappel,  observait  une  conduite  prudente  et  ménageait  tous  ceux  de  qui 
pouvait  dépendre  la  restitution  qu'il  sollicitait.  Il  rend  compte  d'une 
délibération  importante  au  sénat. 

«  Moi,  je  me  tais  d'autant  plus  que  les  pontifes  n'ont  encore  rien  décidé  pour 
ma  maison.  S'ils  annulent  le  séquestre,  j'aurai  un  terrain  magnifique,  les  con- 
suls feront  estimer  ce  qui  était  dessus  et  démolir  ce  qu'on  y  a  élevé;  on  éva- 
luera tout  ce  que  j'ai  perdu...  Les  consuls  m'ont  adjugé  à  dire  d'experts  2  mil- 
lions de  sesterces  (230,000  francs)  pour  le  sol  de  ma  maison.  Du  reste,  ils  ont 
taxé  très  peu  généreusement  ma  maison  de  Tusculum  à  200,000  sesterces  et 
celle  de  Formies  à  250,000.  Tout  ce  qu'il  y  a  d'honnêtes  gens  et  de  bas  peuple 
même  blâme  cette  mesquinerie;  ceux  qui  m'ont  rogné  les  ailes  ne  veulent  pas 
qu'elles  repoussent.  » 

Au  fait,  Cicéron  devait  se  trouver  heureux  de  recouvrer  à  peu 
près  sa  fortune  entière;  les  premiers  proscrits,  au  temps  de  Sylla, 
avaient  été  traités  tout  autrement.  Leurs  biens  avaient  été  vendus  au 
profit  des  proscripteurs  ou  distribués  à  la  populace.  Quand  la  dictature 
de  Sylla  eut  cessé,  les  enfans  des  proscrits  purent  rentrer  à  Rome; 
mais ,  comme  les  émigrés  en  France  à  l'époque  du  consulat,  ils  y  ren- 
trèrent pauvres  et  dépouillés-  Les  lois  qui  les  avaient  spoliés  furent 
maintenues,  et  les  ventes  déclarées  inviolables.  Cicéron  prêta  l'appui 
de  son  talent  à  cette  transaction  révolutionnaire  :  il  s'opposa  à  ce  qu* 
les  domaines  nationaux,  comme  on  les  appelait  déjà,  pussent  être  re- 
vendiqués; il  prononça  un  très  beau  discours  pour  exhorter  ces  mal- 
heureux à  la  résignation.  Ce  discours,  il  l'avait  oublié  sans  doute, 
quand  il  eut  à  plaider  pour  sa  maison..  On  le  voit  épuiser  toutes  les  sub- 
tilités de  la  dialectique  pour  établir  que  la  consécration  n'avait  pas  été 
faite  régulièrement  :  il  suppute  le  prix  des  moellons  et  des  briques,  et 
marchande  jusqu'au  dernier  as.  Ainsi,  dans  les  révolutions,  toujours 
deux  poids  et  deux  mesures,  même  pour  les  esprits  les  plus  droits. 
Cicéron  avait  d'ailleurs  repris  ses  études  littéraires  et  ses  travaux  du 
barreau.  De  nombreux  cliens  remplissaient  chaque  matin  sa  demeure, 


m 


CN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  657 

et  le  protégeaient  au  besoin  contre  les  insultes  des  partisans  de  Clodius; 
mais  son.ame,  excitée  par  les  émotions  \ives  de  la  politique,  dévorée 
par  cette  saveur  acre  qui  irrite  comme  un  poison  ceux  qui  sont  bannis 
des  affaires,  ne  lui  permettait  plus  de  reprendre  intérêt  à  ce  qui  avait 
fait  autrefois  et  sa  joie  et  sa  gloire.  —  «  11  faut  que  je  vous  avoue,  mon 
clier  frère,  écrit-il,  ce  que  je  voudrais  me  cacher  à  moi-même  :  c'est 
un  supplice  cruel  que  de  penser  qu'il  n'y  a  plus  pour  moi  ni  répu- 
blique ni  magistrature,  que  je  dois  consumer  dans  les  vains  travaux 
du  barreau  ou  employer  à  des  études  purement  littéraires  le  temps 
de  ma  vie  où  il  m'appartenait  de  jouir  d'une  autorité  puissante  au 
sein  du  sénat!  C'est  une  torture  que  de  me  voir  réduit  à  l'inaction  en 
face  de  mes  ennemis,  et  quelquefois  même  contraint  de  les  défendre, 
de  n'avoir  plus  enfin  la  liberté  ni  de  ma  pensée,  ni  de  ma  parole,  ni 
de  ma  haine  !  » 

Au  fond,  il  était  tout  entier  aux  affaires  publiques;  il  cherchait  à  se 
ménager  entre  Pompée  et  César.  La  chose  était  plus  facile  en  ce  mo- 
ment, car  ces  deux  ambitions  avaient  fait  trêve,  et  Pompée  se  rendait 
garant  auprès  de  Cicéron  de  la  modération  et  du  désintéressement  de 
son  rival.  Cicéron  profitait  avidement  de  l'autorisation  que  Pompée 
lui  donnait  de  se  rapprocher  de  César  et  plus  sans  doute  que  le  pre- 
mier ne  l'eût  voulu.  11  voyait  souvent  César,  il  concertait  ses  discours 
avec  lui  et  lui  recommandait  ses  amis;  il  s'occupait  même  d'un  poème 
sur  l'expédition  de  César  dans  la  Grande-Bretagne.  Ce  n'était  pas  la 
poésie,  mais  la  politique,  qui  était  sa  muse  inspiratrice.  Cette  conduite 
ne  manquait  pas  de  censeurs.  «  On  m'accuse  de  palinodie,  dit-il,  pour 
les  éloges  que  je  donne  à  César.  Les  gens  de  bien,  mon  ami,  ne  sont 
plus  ce  qu'ils  ont  été  un  jour.  La  décadence  se  voit  non  pas  seule- 
ment sur  les  visages,  qu'il  est  pourtant  si  facile  de  faire  mentir,  mais 
dans  le  langage  et  dans  tous  les  votes  du  sénat;  c'est  donc  une  néces- 
sité pour  les  citoyens  sages ,  au  nombre  desquels  je  veux  que  l'on  me 
compte,  de  changer  à  leur  tour  de  marche  et  de  système.  Platon ,  qui 
fera  toujours  autorité  pour  moi,  le  prescrit  positivement.  Ajoutez  que 
les  procédés  vraiment  divins  de  César  pour  moi  et  pour  mon  frère  m'en 
font  un  devoir.  Comment  d'ailleurs,  après  un  bonheur  comme  le  sien 
et  tant  de  victoires,  ne  pas  lui  rendre  hommage?  » 

César  venait  en  effet,  après  plusieurs  pourparlers,  de  lui  offrir  le 
gouvernement  de  la  Cilicie.  Tout  en  regrettant  de  s'éloigner  du  grand 
jour  de  Rome  et  du  théâtre  de  la  politique,  Cicéron  espérait  trouver  à  ces 
frontières  reculées  de  l'empire  romain  quelque  occasion  de  guerre  qui 
lui  donnât  ce  qui  avait  toujours  manqué  à  son  ascendant ,  l'autorité  et 
la  gloire  militaire.  Rien  de  plus  curieux  que  la  lettre  qu'il  écrivait 
quand  l'affaire  n'était  pas  encore  décidée;  on  la  dirait  de  quelque  per- 
TOMK  y.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sonnage  du  jour,  bien  décidé  à  priver  la  république  de  ses  service* 
tant  que  la  république  ne  voudra  pas  les  accepter. 

«  Oui,  je  désire,  et  depuis  long-temps,  visiter  Alexandrie  et  l'Orient;  mais 
accepter  une  telle  mission,  dans  de  telles  circonstances  et  de  telles  mains,  gare 
les  propos  de  nos  gens  de  bien!  Que  diront-ils  en  effet?  Que  Tintérêt  m'a  fait 
transiger  sur  mes  principes;  Caton  surtout  va  se  répandre  en  reproches,  Caton, 
dont  je  compte  la  voix  pour  cent  mille  !  Le  mieux ,  je  crois ,  est  d'attendre  et 
de  voir  venir.  Si  on  me  fait  des  avances,  je  serai  à  mon  aise  et  me  consulterai, 
et  puis,  souvent  on  a  bonne  grâce  à  refuser.  Ainsi ,  dans  le  cas  où  on  vous  en 
toucherait  quelque  chose,  ne  dites  pas  non  absolument.  » 

Cicéron  partit  pour  la  Cilicie;  à  peine  y  était-il  qu'il  comptait  déjà 
les  jours  qu'il  devait  y  passer.  Ses  préoccupations,  ses  intérêts,  ses  re- 
grets étaient  à  Rome.  Il  faut  voir  dans  ses  lettres  avec  quelle  impor- 
tunité  il  exige  de  ses  amis  des  nouvelles  de  chaque  jour,  des  détails 
minutieux  sur  tout  le  monde.  «  Que  fait  Pompée?  que  dit  César?  que 
devient  la  république?  »  et  quelquefois  aussi  :  a  Comment  fait-on  pour 
se  passer  de  moi  (1)?  » 

V. 

La  patience  de  Cicéron  fut  bientôt  à  bout.  Il  revint  à  Rome  sans  at- 
tendre l'arrivée  de  son  successeur.  La  guerre  civile  allait  éclater  :  peut- 
être  avait-il  espéré  aider  à  une  réconciliation,  servir  de  médiateur 
entre  César  et  Pompée;  mais  voilà  que  tout  à  coup  il  s'arrête  obstiné- 
ment aux  portes  de  Rome  :  une  étrange  ambition  avait  envahi  son  ame 
tout  entière.  S'il  entrait  à  Rome,  il  ne  pourrait  plus  prétendre  aux 
honneurs  triomphaux,  et  ces  honneurs,  il  les  voulait  à  tout  prix;  il  ne 
s'agit  plus  alors  de  la  république  qui  va  périr,  des  légions  de  César 
qui  passent  le  Rubicon,  de  la  liberté  qui  doit  trouver  son  tombeau  à 
Pharsale  :  il  s'agit  de  sa  vanité  ! 

Cicéron  avait  remporté  quelque  mince  avantage  sur  les  Parthes  en 
Cilicie.  Il  avait  été  salué  imperator  par  ses  soldats  sur  les  bords  de 
rissus,  précisément,  comme  il  a  soin  de  nous  l'apprendre,  aux  mêmes 
lieux  où  Alexandre  défit  Darius.  Il  demandait  que  le  sénat  sanctionnât 
sa  gloire  et  lui  accordât  les  honneurs  triomphaux  (2).  Caton  se  mo- 

(1)  On  lui  faisait  arriver  tous  les  Journaux  du  temps;  un  de  ses  amis  lui  écrit:  «  Vous 
trouverez  dans  le  journal  que  je  vous  envoie  les  opinions  individuelles  comme  elles  ont 
été  prononcées  au  sénat.  Prenez  ce  que  vous  voudrez.  Il  y  a  beaucoup  à  passer,  les  nou- 
velles de  théâtre,  les  funérailles,  et  autre  fatras.  Le  bon  toutefois  y  domine.  » 

(2)  Ce  n'était  pas  le  triomphe,  mais  ce  que  les  historiens  ont  appelé  le  petit  triomphe, 
des  félicitations  solennelles  et  une  entrée  publique  où  ne  figurait  pas  cependant  l'armée 
victorieuse. 


UN   PARALLÈLE  HISTORIQUE.  659 

|;iit  publiquement  de  ses  prétentions;  César,  au  contraire,  l'habile 
u%  lui  promettait  de  parler  en  sa  faveur.  On  éprouve  une  secrète 
à  voir  Cicéron  poursuivre  opiniâtrement  sa  demande  avec  un 
mge  singulier  de  vanité  et  de  moquerie  de  cette  vanité  même- 
■  m;  disposition  à  ne  pas  prendre  au  sérieux  ses  propres  désirs  est  un 
^  symptômes  les  plus  certains  des  époques  de  décadence.  On  pour- 
rit des  plaisirs  dont  on  sait  le  vide,  on  est  malheureux  de  ne  pas  ob- 
feiir,  et  ce  qu'on  obtient  n'a  plus  de  charme.  Tout  en  importunant 
$5  amis  de  ses  prétentions,  Cicéron  fait  l'esprit  fort;  il  se  raille  agréa- 
iîinent  des  honneurs  triomphaux.  Quelle  misère  pour  un  philosophet 
i  n'a  pas  parlé  autrement  à  la  dernière  assemblée  constituante  de 
s  décorations,  misérables  hochets  de  la  vanité! 

((  Peut-être  me  demanderez- vous  comment  il  se  fait  que  je  tienne  tant  à  ce. 
ne  sais  quoi  d'honneurs  triomphaux  que  j'attends  du  sénat?  Je  répondrai 
ec  franchise  que,  s'il  est  un  homme  au  monde  que  sa  nature  et  plus  encore, 
le  sens,  ses  réflexions  et  ses  études  éloignent  du  goût  d'une  vaine  gloire  et 
s  applaudissemens  du  vulgaire,  cet^i  homme,  à  coup  sûr,  c'est  moi;  mais  il 
est  impossible  de  ne  pas  mettre  un  grand  prix  à  l'opinion  du  sénat  et  du 
bple,  et  aux  témoignages  qui  la  peuvent  mettre  en  évidence...  Je  vous  de- 
Btnde  d'employer  tous  vos  efforts  pour  que  les  félicitations  du  sénat  me  soient 
cernées  avec  le  plus  d'éclat  et  de  promptitude  possibles,  » 

,iàux  époques  fermes  et  sincères  rien  de  pareil  :  alors  on  croit  et  on 
nk  sérieusement,  on  ne  se  moque  pas  de  ses  propres  sentimens;  l'es- 

;t  d'analyse  n'a  pas  détruit  par  avance  la  valeur  des  biens  quon  a 
rtihaités;  on  n'outrage  pas  sa  propre  idole.  Les  distinctions  et  les  hon- 
Burs  ont  plus  besoin  encore  du  respect  de  ceux  qui  les  obtiennent 
ne  des  hommages  de  la  foule.  Voyez  comme  Saint-Simon  parle  du 
)rdon  bleu  :  quelle  ardeur  sincère  dans  ses  désirs!  quelle  constance, 

elle  foi  dans  son  ambition,  dans  sa  jalousie  même!  Il  n'affecte  pas 
Il  philosophie  de  Cicéron,  il  hait  les  rivaux  qu'on  lui  préfère,  il  les: 
énigre  :  «  Le  cordon  bleu  est  profané ,  dit-il ,  on  vient  de  le  donner  à 
l.  ***!  »  Mais  on  ne  profane  que  les  choses  sacrées,  et  le  lendemain 
aint-Simon  est  aussi  ardent  à  sa  poursuite  que  la  veille.  Voici ,  au 
ontraire,  un  illustre  écrivain  de  nos  jours  qui,  comme  Cicéron,  arrive, 
ar  les  lettres  et  l'éclat  de  son  talent ,  au  gouvernement  de  son  pays  i 
(  st  encore  du  cordon  bleu  qu'il  s'agit.  Après  la  guerre  d'Espagne, 
11  1823,  M.  de  Chateaubriand  pensait  avoir  mérité  le  cordon  bleu^ 
A)  roi  le  lui  faisait  attendre,  à  tort,  je  crois  :  le  service  qu'il  venait 
le  rendre  était  immense;  mais  voyons  comment  il  demandera  ces 
lonneurs  triomphaux  de  la  restauration.  Avec  le  respect  de  Saint- 
^imon  ou  avec  les  railleries  de  Cicéron?  croira-t-il  le  premier  à  ce 
ju'il  désire,  ou  se  montrera-t-il  esprit  fort?  Hélas  !  j'ai  dit  en  commen- 


660  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

çant  que  nous  avions  plus  les  pensées  et  les  sentimens  des  Romains 
de  la  décadence  que  des  Anglais  du  xvn*  siècle,  faut-il  dire  que  des 
Français  de  Louis  XIV,  de  nos  grands-pères  eux-mêmes!  Qu'on  en 
juge  :  «  Nous  nous  soucions  d'un  cordon  bleu  comme  des  nœuds  du 
ruban  de  Léandre,  dit  l'auteur  du  Congrès  de  Vérone  (car  c'est  dans  un 
ouvrage  historique  qu'il  s'explique  ainsi);  nous  ne  nous  mesurons  pas 
à  l'aune  d'un  bandeau  de  soie...,  mais  nous  sommes  sensible  à  l'injure; 
cette  zone  bleue  dont  on  aurait  remarqué  l'absence  sur  notre  poitrine 
aurait  prouvé  que  les  autres  rois  s'étaient  trompés  en  nous  conférant 
leurs  premiers  ordres...  »  Et  il  ajoute  :  «Ces  misères  à  l'époque  du 
renversement  des  trônes  font  pitié  (1)!  » 

Cicéron  fut  moins  heureux  d'ailleurs  que  M.  de  Chateaubriand,  qui 
força  la  main  à  Louis  XVIII ,  et  eut  son  niban  de  Léandre.  Cicéron 
n'obtint  pas  les  honneurs  triomphaux;  il  en  resta  brouillé  avec  Caton, 
qui  lui  rendait  Justice  sur  son  intégrité,  sa  modération,  sur  tout  enfin, 
excepté  sur  l'éclat  de  sa  victoire;  mais  laissons  là  les  puérilités  des 
grands  hommes. 

L'esprit  de  Cicéron  était  trop  sagace  pour  ne  pas  voir  l'imminence 
de  la  guerre  civile.  A  Rome,  tout  était  tumulte  et  sédition  :  les  par- 
tisans de  Pompée  et  ceux  de  César  commençaient  la  guerre  avant  leurs 
chefs.  Quelle  guerre  !  Les  clameurs ,  les  insultes ,  les  luttes  corps  à 
corps  étaient  passées  de  la  place  publique  dans  l'enceinte  du  sénat. 
Qu'était  devenue  cette  sagesse  majestueuse  qui  faisait  dire  à  l'envoyé 
de  Pyrrhus  qu'il  avait  parlé  à  une  assemblée  de  rois?  On  interrom- 
pait les  orateurs  par  des  cris,  des  sifflets,  par  des  hurletnens,  pour  me 
servir  de  l'expression  qu'employait  dernièrement  le  président  d'une 
assemblée  tumultueuse  aussi.  Ici  cependant  il  y  a  un  trait  de  plus; 
écoutons  Cicéron  : 

«  Notre  ami  parla  hier ,  ou  plutôt  voulut  parler;  car ,  dès  qu'il  se  leva ,  la 
bande  des  Clodiens  fit  tapage ,  et  durant  tout  le  discours  ce  fut  un  concert  de 
vociférations  et  d'injures.  Après  quMl  eut  conclu,  car,  il  faut  le  dire  à  sa  louange, 
il  tint  bon  jusqu'à  la  fin,  disant  tout  ce  qu'il  avait  à  dire  et  commandant  par-; 
fois  le  silence  avec  autorité,  —  après  donc  qu'il  eut  conclu,  Clodius  se  leva  à  son 
tour;  mais  alors  les  nôtres  firent  un  tel  bruit,  par  représailles,  que  notre  homme 
en  perdit  les  idées ,  la  voix ,  la  couleur.  Cette  scène  a  duré  depuis  la  sixième 
heure  jusqu'à  la  huitième.  Les  injures  et  les  vers  obscènes  sur  Clodius  et  Clodia 
ne  furent  pas  épargnés.  Vers  la  neuvième  heure,  et  comme  à  un  signal  donné, 
voilà  les  Clodiens  qui  se  mettent  à  cracher  sur  les  nôtres.  Nous  perdons  pa-^ 
tience.  Ils  font  un  mouvement  pour  nous  expulser;  mais  les  nôtres  les  chargel  " 
et  les  mettent  en  fuite  :  Clodius  est  précipité  de  la  tribune ,  moi  je  ra'esquii 
de  crainte  d'accident.  » 

(1)  Congrès  de  Vérone,  vol.  II,  ch.  vi. 


UN  -PARALLÈLE   HISTORIQUE.  664 

Cependant  en  Italie,  des  Apennins  aux  rivages  de  la  mer  Tyrrhé- 
lienne,  les  chemins  se  couvraient  de  soldats.  Les  vétérans  de  Sylla 
agitaient  dans  les  campagnes,  on  armait  les  affranchis  et  les  esclaves, 
iuel  parti  prendrait  Cicéron"?  Bien  que  ses  vœux  fussent  pour  la  cause 
le  Pompée,  il  délibérait  en  règle  sur  cette  question;  il  la  plaidait  vis- 
i-vis  de  lui-même  et  de  ses  amis  avec  une  abondance  intarissable;  il 
pn  connaissait  le  fort  et  le  faible,  et  de  tout  cet  amas  d'argumentations 
fcontradictoires  il  lui  restait  ce  qui  reste  des  longues  délibérations, 
l'incertitude.  César  marchait  sur  Rome;  il  s'était  déjà  emparé  des  villes 
pie  la  côte.  «  Est-ce  d'un  général  du  peuple  romain  que  nous  parlons  ou 
id'un  autre  Annibal?  s'écriait  Cicéron.  Quoi!  avoir  une  armée  à  soi  dans 
la  république,  s'emparer  des  citoyens  romains,  ne  rêver  qu'abolition 
des  dettes,  proscriptions,  etc.!»  Cependant  le  général  romain  marchait 
Icomme  Napoléon  au  retour  de  l'île  d'Elbe.  Les  populations  des  cam- 
jpagnes  se  soulevaient  et  se  rangeaient  sous  ses  aigles.  Les  consuls 
'avaient  abandonné  Rome.  «  Pompée  fuyant  est  un  spectacle  qui  a  re- 
mué toutes  les  âmes,  »  disait  Cicéron;  lui-même  cependant  se  prépa- 
jrait  aussi  à  quitter  Rome  :  on  y  craignait  déjà  les  horreurs  du  pil- 
lage et  de  l'incendie.  Toutes  les  femmes  de  distinction  avaient  quitté 
la  ville  :  Terentia  et  Tullie  s'étaient  réfugiées  dans  une  de  leurs  maisons 
I  de  campagne,  à  Formies.  Des  quartiers  entiers  étaient  déserts.  Chacun 
était  en  proie  à  ces  soucis  de  fortune ,  à  ces  préoccupations  de  la  vie 
matérielle,  si  bien  connues  du  Paris  de  février  et  de  mars  1848.  Per- 
sonne ne  payait  plus;  la  monnaie  se  cachait;  le  change  de  l'or  était 
monté  à  un  taux  extraordinaire.  Cicéron  envoyait  sa  vaisselle  chez  le 
fondeur.  —  a  Assurez-vous  au  moins  qu'il  n'y  ait  point  d'alliage  dans 
l'or  de  Cœlius,  écrit-il.  C'est  bien  assez  de  tant  perdre  sur  le  change 
sans  perdre  encore  sur  l'or.  Je  vous  en  conjure,  cherchez,  rassemblez 
chez  moi  tout  ce  qui  peut  être  de  défaite ,  meubles  ou  vaisselle,  et  le 
peu  qu'on  en  tirera,  mettez-le  en  sûreté.  »  Il  ne  pouvait  rien  obtenir 
de  ses  débiteurs.  «  Egnatius  ne  manque  pas  de  bonne  volonté,  écrit-il, 
et  il  reste  fort  riche;  mais  les  temps  sont  si  durs,  qu'il  ne  peut  pas 
même  se  procurer  l'argent  qui  lui  est  nécessaire  pour  partir  :  on  ne 
trouve  nulle  part  à  emprunter  et  à  aucun  taux.  » 

VL 

Plus  le  moment  de  prendre  une  détermination  virile  approchait, 
plus  Cicéron  comprenait  que  l'opinion  de  ses  amis  et  sa  propre  con- 
science l'attachaient  aux  destinées  de  Pompée  et  du  sénat,  plus  aussi , 
par  une  réaction  naturelle  chez  les  gens  en  qui  les  facultés  de  l'esprit 
l'emportent  sur  l'énergie  du  cœur,  il  recherchait  les  prétextes  qui  pou- 
vaient le  retenir  en  Italie.  Pourquoi  Pompée  avait-il  fui?  Pourquoi, 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  livrant  Rome  à  son  rival ,  lui  avait-il  livré  l'apparence  et  je  ne  sais 
quelle  image  de  la  république  même  contre  laquelle  il  était  impie  de 
s'armer?  Toute  la  doctrine  moderne  et  quelque  peu  matérialiste  qui 
ne  voit  dans  la  patrie  que  le  sol,  toutes  les  théories  qui  ont  dicté  les 
sanglantes  lois  de  proscription  contre  les  émigrés  sont  déjà  dans  les 
lettres  de  Cicéron;  nous  y  retrouvons  ce  reproche  adressé  à  tous  ceux 
que  les  discordes  civiles  forcent  à  chercher  un  refuge  à  l'étranger: 
s'ils  quittent  le  pays,  c'est  pour  lui  apporter  bientôt  les  malheurs  de 
la  guerre  civile,  pour  y  rentrer  à  la  suite  des  étrangers,  des  barbares; 
le  nom  des  Cosaques  nous  vient  presque. 

«  Si  Pompée  a  de'serté  Tltalie,  ce  n'est  pas  la  nécessité  qui  Ty  forçait;  sa 
pensée,  dès  le  commencement ,  croyez-moi ,  a  été  de  bouleverser  la  terre  et  les 
mers,  de  jeter  sur  Fltalie  des  flots  de  peuples  sauvages,  et  de  les  mener  ainsi 
à  la  conquête  de  Rome.  Un  pouvoir  à  la  Sylla ,  voilà  ce  qu'il  envie;  vienne 
l'été,  et  vous  verrez  la  malheureuse  Italie  foulée  aux  pieds  par  des  soldats  et 
des  esclaves  en  armes...  Allons,  disent  nos  amis,  et  en  bons  citoyens  portons  la 
guerre  en  Italie  par  terre  et  par  mer.  Leur  dessein ,  il  est  manifeste;  ils  veu- 
lent affamer  Rome  et  l'Ifalie,  puis  dévaster  et  brûler  tout.  Si  c'est  un  crime 
que  de  laisser  dans  le  besoin  ses  vieux  parens,  quel  nom  donner  à  ces  fureurs 
de  nos  chefs,  qui  vont  faire  périr  par  la  faim  la  patrie  elle-même,  la  plus  vé- 
nérable et  la  plus  sacrée  des  mères?  Ce  n'est  pas  seulement  mon  imagination 
qui  s'en  épouvante;  j'ai  tout  entendu  de  mes  oreilles.  Ces  vaisseaux  qu'on  ras- 
semble de  tous  côtés,  d'Alexandrie,  de  la  Colchide,  de  Tyr,  de  Rhodes,  etc., 
c'est  pour  intercepter  les  convois  destinés  à  l'Italie....  Et  moi,  à  qui  on  a  donné 
les  noms  de  père  et  de  sauveur  de  la  patrie,  j'appellerais  sous  ses  murs  les 
Gètes,  les  Arméniens  et  les  barbares  habitans  de  la  Colchide  (1)  !  » 

Et  cependant  il  fallait  partir  pour  rejoindre  Pompée;  on  n'envoyaït 
pas  à  notre  héros  des  quenouilles,  comme  aux  émigrés  retardataires 
lors  de  la  première  révolution,  mais  la  désapprobation  et  les  murmures 
de  ses  amis  allaient  toujours  croissans.  Après  avoir  craint  de  partir, 
Cicéron  craignait  de  partir  trop  tard  :  il  savait  quel  accueil  défiant  l'af- 
tendait  dans  le  camp  de  Pompée.  Là  comme  à  Coblentz,  on  établissait 
des  dates  et  des  catégories  de  dévouement;  nulle  irrésolution  de  l'an- 
cien consul  n'avait  échappé  à  ses  amis.  11  craignait  le  premier  regard 
de  Pompée  comme  celui  de  Méduse,  disait-il.  Malheur  à  qui,  dans  les 
discordes  civiles,  ne  peut  pas  trouver  dans  l'honneur,  dans  sa  conscience^ 
dans  les  antécédens  de  ses  pères  ou  de  sa  propre  vie,  les  motifs  déter- 
minans  de  sa  conduite!  On  se  décide  dans  la  vie  ordinaire,  on  juge  un 
procès  avec  sa  raison;  mais,  lorsqu'il  s'agit  d'allumer  la  guerre  dans  sa 
patrie,  la  raison  aux  prises  avec  de  redoutables  problèmes  est  impuis- 
sante à  inspirer  ce  courage  résolu,  cette  ardeur  de  la  volonté  nécessaires 
à  de  si  rudes  épreuves;  les  devoirs  sur  lesquels  on  délibère  sont  biefl 

{!)  Lettres  340-45,  357. 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  663 

-  d'être  désertés.  Ce  n'est  guère  par  l'argumentation  qu'on  arrive 

dévouement  et  au  sacrifice;  aussi  est-ce  avec  une  sorte  de  désespoir 
<\ç  Cicéron  s'écriait:  «J'agis  contre  tous  les  enseignemens  de  l'his- 
K;  et  contre  ma  propre  pensée.  Si  je  veux  partir,  d'ailleurs,  c'est 

tins  encore  pour  aider  une  faction  dans  ses  violences  que  pour  ne 
[i  être  témoin  des  violences  de  l'autre.  Ne  croyez  pas  qu'on  s'arrête 
€  chemin.  Ne  les  connaissez-vous  pas  tous  aussi  bien  que  moi,  les  Cé- 
triens?  Ne  savez-vous  pas  qu'il  n'y  a  plus  de  lois,  plus  de  magistrats, 
I  is  de  justice?  que  les  fortunes  particulières  et  la  fortune  publique 
1  suffiront  pas  aux  débauches,  aux  profusions  et  aux  besoins  de  tant 
i  misérables  qui  manquent  de  tout?  Donc,  atout  prix,  je  veux  m'em- 
irquer.  Sortons  donc  de  ces  lieux  et  partons,  n'importe  par  quelles 
lers,  par  où  il  vous  plaira ,  mais  partons;  rien  ne  peut  plus  me  rete- 
ir....  si  tel  est  toutefois  votre  avis,  »  ajoute-t-il.  Et  il  écrivait  en  même 
l|inps  à  un  ami  de  César  :  «  Partir  sans  votre  aveu,  c'est  à  quoi  je  n'ai 
;inais  songé.  Vous  connaissez  mes  petites  propriétés;  il  faut  bien  que 
j  vive,  pour  n'être  pas  à  charge  à  mes  amis,  et  je  me  tiens  plus  vo- 
jntiers  dans  celles  qui  bordent  la  mer;  c'est  ce  qui  a  fait  croire  à  un 
jpart....  »  Puis  cependant  il  a  quelque  honte  du  mensonge,  car  l'irré- 
^lution  en  donne  toutes  les  apparences ,  et  il  continue  :  «  Je  n'y  ré- 
bgnerais  pas  trop  peut-être,  si  le  repos  était  au  bout;  mais  guerroyer 
[;  me  battre  contre  un  homme  qui  doit  être  assez  content  de  moi,  et 
pur  un  homme  que  je  ne  contenterai  jamais!  » 
I  Peut-être  fallait-il  à  ce  caractère  irrésolu  une  impulsion  étrangère 
^  quelque  événement  imprévu  qui  décidât  pour  lui  :  ce  fut  la  crainte 
je  ne  pouvoir  plus  partir  qui  détermina  son  départ.  Antoine,  instruit 
je  ses  projets,  lui  signifia  qu'il  avait  l'ordre  de  César  de  le  retenir  en 
alie.  Alors  seulement  Cicéron  voulut  sérieusement  partir,  et  partit  en 
fi'et.  «A  défaut  de  vaisseau,  je  prendrais  plutôt  une  nacelle  pour  me 
auver  de  ces  mains  parricides.  Je  suis  piqué  au  vif. . .  » 

La  bataille  de  Pharsale  lui  rendit  bientôt  sa  liberté.  11  ne  suivit  ni 
iaton  à  Utique  ni  les  fils  de  Pompée  en  Espagne;  il  croyait  avoir  suf- 
isamment  acquitté  sa  dette  envers  le  sénat,  et  se  hâta  de  revenir  en 
talie.  Tout  dans  le  camp  de  Pompée  avait  choqué  cet  esprit  sage  et 
nodéré.  «  Je  me  suis  éloigné  de  Pompée,  et  ne  m'en  repens  pas  : 
^'étaient  des  projets  atroces,  un  pêle-mêle  effroyable  avec  les  barbares, 
a  proscription  arrêtée  non  par  tête,  mais  par  masse,  les  biens  de  tous 
:eux  qui  sont  restés  là-bas  regardés  comme  un  butin  légitime.  »  Ces 
;)révisions  étaient  bien  vraisemblables.  Dans  les  momens  de  réaction , 
\m  veut  parler  de  modération  et  d'indulgence  devient  suspect  à  son 
propre  parti;  la  multitude  est  maîtresse. 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VIL 


Après  quelque  séjour  dans  l'une  de  ses  villas,  Cicéron  prit  la  résolu- 
tion de  revenir  à  Rome.  Il  eût  bien  voulu  faire  aussitôt  sa  paix  ave( 
César;  mais  le  vainqueur  de  Pompée  s'oubliait  dans  les  bras  de  Cléo- 
pâtre.  Gomme  au  plus  fort  des  mauvais  jours  de  93,  la  grande  ville  of- 
frait aux  personnages  consulaires  compromis  aux  yeux  des  vainqueur; 
une  retraite  et  une  obscurité  que  la  province  n'aurait  pu  leur  donner 
—  «  La  licence  du  glaive  est  partout;  cependant  c'est  sur  les  bordi 
étrangers  que  les  attentats  se  renouvellent  le  plus  efl'rontément  :  voilî 
ce  qui  me  fait  rester  à  Rome.  A  l'exil,  j'ai  préféré  ma  famille  et  mer 
chez  moi,  si  on  peut  dire  d'ailleurs  qu'il  y  a  un  chez  soi  dans  les  temps 
où  nous  vivons ,  et  que  quelque  chose  vous  appartient.  On  mesun 
en  ce  moment  toute  la  campagne  de  Veies  et  de  Capène  pour  la  par- 
tager au  peuple.  11  n'y  a  pas  bien  loin  de  là  à  ma  villa  de  Tusculum 
mais  je  ne  veux  pas  m'en  préoccuper,  je  jouis  de  ce  qu'on  me  laisst 
jusqu'au  dernier  jour  (1).  »  Cicéron  cependant  avait  déjà  réussi  à 
faire  pardonner  sa  courte  apparition  au  camp  de  Pompée;  peu  à  pei 
il  rentrait  en  faveur  auprès  des  puissans  du  jour.  Les  derniers  Pu, 
péiens  qui  venaient  après  lui  implorer  la  clémence  et  la  générosité  d 
vainqueur  trouvaient  en  lui  un  protecteur  utile  et  chaleureux.  Qui  n'î 
admiré  la  célèbre  harangue  pour  Marcellus,  et  cette  incomparabl 
éloquence  qui  n'est  surpassée  que  par  la  généreuse  clémence  du  vain 
queur?  Ce  fut  une  de  ces  grandes  scènes  comme  l'antiquité  nous  er 
offre,  et  pour  lesquelles  me  manquent  malheureusement  les  compa 
raisons  que  je  cherche  dans  les  temps  modernes.  Marcellus  s'étai 
jeté  aux  pieds  de  César,  le  sénat  se  leva  tout  entier,  comme  un  seu 
homme,  tendant  les  bras  vers  le  maître  :  «  César  se  sentit  vaincu,  mais 
moi,  dit  Cicéron,  je  fus  plus  vaincu  encore  par  la  magnanimité  df 
César.  C'est  le  premier  beau  jour  dont  nous  sommes  témoins  depuis 
nos  misères;  ce  jour  m'a  paru  si  beau,  que  j'ai  cru  y  voir  comme 
une  nouvelle  aurore  de  la  république.  » 

Dès  ce  moment,  Cicéron  renonça  à  la  lutte,  et,  sans  renier  ses  amis. 
se  laissa  prendre  peu  à  peu  à  l'attrait  de  ce  grand  homme,  «  qui  n'aime 
que  les  hommes  supérieurs ,  en  sorte  que  son  amitié  est  une  gloire. 
La  résignation,  cette  triste  et  dernière  vertu  des  vaincus,  voilà  la  déesse 
dont  Cicéron  embrassa  les  autels.  11  accepta  le  gouvernement  de  fait, 
comme  nous  disons;  tout  au  plus  si  son  opposition  modeste  et  pru- 
dente s'échappait  quelquefois  en  plaisanteries  et  en  mots  satiriques. 
Ces  propos  de  table  valaient  ce  que  valent  les  épigrammes  des  jour- 

(1)  Lettres  463-476. 


UN   PARALLÈLE   HISTORIQUE.  665 

aux  ou  les  caricatures  du  Charivari;  César  en  riait  lorsqu'ils  étaient 
laisans. 

Cicéron  ni  la  société  de  son  temps  n'avaient  au  fond  de  l'ame  ces 
octrines  qui  soutiennent  encore  l'homme,  quand  les  événemens  de 
i  vie  semblent  l'avoir  terrassé.  —  Nulle  croyance  religieuse  dans  les 
sprits;  le  paganisme  se  mourait  comme  la  république,  et  le  chris- 
janisme  n'était  pas  encore  né.  C'était  comme  un  interrègne  de  Dieu. 
Les  esprits  erraient  dans  cette  profonde  nuit  dont  les  ombres  re- 
doublent aux  heures  qui  précèdent  le  lever  du  jour.  La  religion  qui 
avait  fondé  Rome,  consacré  par  quelque  prodige  chacune  de  ses  in- 
stitutions, qui  lui  avait  promis  et  donné  l'empire  du  monde,  cette  re- 
ligion avait  disparu.  César  avait  pu  dire  en  plein  sénat,  dans  son  dis- 
cours contre  Catilina,  que  rien  ne  subsistait  de  l'homme  après  la  mort, 
et  que  les  enfers  étaient  de  vaines  fables  auxquelles  le  peuple  môme 
ne  croyait  plus.  — 11  n'y  croyait  plus  en  etîet;  les  antiques  cérémonies 
n'étaient  plus  pour  le  Romain  que  des  formes  vides,  qui  avaient  cessé 
de  lui  imposer.  Le  culte  des  vestales,  le  feu  sacré,  image  visible  et 
symbole  de  la  ville  éternelle,  avaient  encore  quelque  pouvoir  sur 
l'imagination;  ils  n'en  avaient  plus  sur  l'ame  et  la  conscience. 

Et  cependant,  en  ces  temps-là  même,  les  doctrines  rigoureuses  et 
sublimes  de  Zenon  triomphaient  dans  quelques  âmes  d'élite.  Le  stoï- 
cisme est  la  protestation  la  plus  éclatante  de  l'esprit  humain  en  faveur 
de  sa  propre  dignité,  l'acte  le  plus  énergique  de  sa  puissance.  Les 
systèmes  matérialistes  enchaînent  l'homme  à  la  terre  et  y  confinent  sa 
pensée.  Larehgion  l'enlève  jusqu'au  ciel;  mais,  là  aussi,  la  grandeur 
qui  lui  est  propre  se  perd  et  s'anéantit  dans  l'infinie  grandeur.  — Je  ne 
sais  par  quelle  vigoureuse  et  sublime  spontanéité  le  stoïcisme  élevait 
et  soutenait  l'homme  dans  une  région  particulière,  à  une  hauteur  qui 
n'est  pas  le  ciel,  et  où  la  terre  a  déjà  disparu  :  par  une  inconséquence 
qui  fait  sa  gloire,  le  stoïcisme  méprisait  les  choses  de  ce  monde  sans  se 
sentir  enflammé  pour  celles  de  l'autre.  Parvenu  à  ces  sommets  de  la 
pensée  que  dépassent  seules  la  foi  et  l'extase,  l'homme  regardait  d'en 
haut  toutes  choses,  et  je  ne  sais  quel  orgueil  austère  de  ne  devoir  qu'à 
lui-même  son  élévation  suffisait  à  son  cœur. 

Toutefois  cette  doctrine  ne  put  jamais  avoir  que  de  rares  disciples  : 
la  philosophie  sensuelle,  les  dogmes  d'Épicure,  trouvaient  au  con- 
traire dans  toutes  les  tentations  de  la  vie  romaine,  dans  les  déré- 
glemens  de  l'esclavage,  des  auxiliaires  puissans  qui  propageaient 
rapidement  ses  poisons.  C'était  la  philosophie  du  jour;  elle  régnait 
à  Rome  et  avait  empoisonné  tous  les  cœurs.  Peu  à  peu  l'arbre  por- 
tait ses  fruits;  les  mœurs  s'étaient  corrompues  comme  les  doctri- 
nes; les  auteurs  du  temps  nous  ont  laissé  de  cette  société  des  pein- 
tures qui,  grâce  à  Dieu,  seraient  calomnieuses  pour  la  nôtre.  Quand 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  foi  aux  mystérieuses  destinées  de  l'ame  immortelle  s'est  éteinte  ou 
obscurcie  au  fond  des  cœurs,  chose  étrange,  la  vie  elle-même  semble 
perdre  de  son  étendue.  Après  avoir  rejeté  l'idée  d'une  autre  vie,  on  en 
vient  à  croire  à  peine  au  lendemain  ;  tout  se  concentre  sur  le  moment 
présent  et  s'y  borne;  l'œil  n'embrasse  plus  même  l'horizon  de  cette 
existence  si  courte  ici-bas.  Lorsque  le  soleil  cesse  d'éclairer  les  som* 
mets  élevés  des  montagnes,  la  nuit  tombe  aussi  sur  la  demeure  des 
hommes,  et  les  objets  qui  nous  environnent  disparaissent  aussi  com- 
plètement pour  nos  yeux  que  les  plus  reculés. 

La  nature  de  Cicéron ,  d'une  grandeur  purement  humaine  et  tem- 
pérée par  le  bon  sens,  n'avait  jamais  pu  s'exalter  jusqu'aux  hauteurs 
du  stoïcisme.  En  philosophie  comme  en  politique,  il  était  du  juste- 
milieu.  Il  s'était  tenu  entre  Zenon  et  Épicure  comme  entre  Pompée 
et  César.  Il  appartenait  à  la  secte  des  nouveaux  académiciens;  c'était 
l'éclectisme  d'alors.  «  La  vérité  et  l'erreur,  disaient-ils,  n'ont  point  de 
caractère  certain;  la  vérité  existe  sans  doute ,  mais  pour  nous  toutes 
les  vérités  sont  mêlées  d'erreurs,  et  réciproquement;  les  apparences 
des  unes  et  des  autres  nous  trompent  sans  cesse;  on  peut  admettre  des 
probabilités,  non  des  certitudes.  La  vie  se  règle  sur  le  probable  de 
chaque  jour;  c'est  tout  ce  qu'on  peut  dire.  »  On  comprend  ce  que 
doit  valoir  une  telle  règle  pour  la  conduite  de  la  vie;  point  de  religion 
positive,  point  de  philosophie  dogmatique;  tout  est  remis  en  question 
chaque  matin.  A  Rome,  comme  de  nos  jours,  on  avait  renversé  ces 
remparts  protecteurs  que  les  convictions  religieuses  et  philosophiques 
élèvent  le  long  de  la  route  de  la  raison  humaine.  On  s'appuyait  sur  le 
vide  et  le  néant. 

C'est  là  et  non  ailleurs ,  c'est  dans  la  philosophie  de  Cicéron  qu'il 
faut  chercher  les  causes  de  ces  étranges  faiblesses,  de  ces  défaillances 
d'ame  qui  nous  surprennent  quelquefois  dans  cet  homme,  qui  fut  aussi 
grand  un  jour  que  les  plus  grands  hommes.  Son  esprit,  vaste  et  in- 
certain, comprenait  tout  et  n'affirmait  rien;  les  lumières  si  vives  de 
son  intelligence  n'éclairaient  souvent  que  le  trouble  et  la  confusion 
des  desseins  :  tout  était  chez  lui  matière  à  controverse,  même  le  de- 
voir. Il  doutait,  il  délibérait  quand  il  fallait  agir,  et  s'il  agissait  enfin, 
au  fort  même  de  l'action,  il  s'arrêtait  pour  délibérer  encore;  il  préfé- 
rait toujours  les  partis  mitoyens,  le  juste-milieu,  les  transactions,  aux 
résolutions  tranchées  et  énergiques,  parce  que  celles-ci  n'admettent 
point  de  retour,  et  que  rien  n'était  jamais  irrévocablement  décidé  au 
fond  de  l'ame  de  Cicéron.  Il  n'avait  jamais  été  franchement  ni  pour 
Pompée,  ni  pour  César;  il  essaya  plus  tard  de  se  tenir  entre  Brutus  et  le 
jeune  Octave;  de  nos  jours,  il  eût  inventé  le  parti  de  la  république  hon- 
nête et  modérée.  C'est  que  sa  philosophie  n'était  que  le  doute,  à  peine 
d^uisé  par  la  magnificence  des  paroles  ou  l'éloquence  de  l'exposition. 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  667 

lez  lui,  rien  de  stable,  rien  de  solide  qui  dure  et  qui  résiste 

éias!  telle  a  été  aussi  la  destinée  d'une  génération  élevée  hors  de 
lute  croyance  dogmatique  et  jetée  en  proie  au  doute  universel  :  in- 
3rtaine,  sceptique  et  malheureuse  de  son  incrédulité,  se  sentant  bannie 
u  ciel,  elle  n'a  pas  trouvé  à  s'attacher  plus  solidement  aux  choses 
(3  ce  monde.  Les  révolutions  l'ont  promenée  à  travers  les  formes 
us  plus  diverses  de  gouvernement,  comme  la  philosophie  à  travers 
es  systèmes.  D'où  lui  serait  venue  la  foi,  et  en  quelle  chose?  Née  à 
leine  il  y  a  un  demi-siècle,  elle  a  vu  naître  ou  mourir  toutes  choses. 
jt&  temples  étaient  fermés  à  sa  naissance,  et  elle  peut  dire  quel  jour 
i)ieu  a  reparu  sur  l'autel;  elle  peut  dire  aussi  ce  que  valent  la  frater- 
nité républicaine  aboutissant  à  la  place  de  la  Révolution  et  la  gloire 
militaire  à  Waterloo.  La  légitimité  et  la  majesté  de  ses  huit  siècles 
ne  l'ont  pas  touchée,  elle  n'y  a  vu  que  des  vieilleries;  la  monarchie  par- 
lementaire lui  a  été  annoncée  par  les  plus  beaux  esprits  comme  le 
refuge  glorieux  et  assuré  où  elle  pourrait  arrêter  ses  destinées  :  elle 
l'a  tentée  avec  tous  les  moyens  qui  font  le  succès,  un  roi  sage  et  habile, 
les  orateurs  les  plus  éloquens  au  Forum,  la  liberté  et  la  prospérité 
publique  au-delà  de  tout  ce  qui  a  été  dans  le  passé;  rien  n'a  satisfait 
l'ardeur  et  l'effrayante  mobilité  de  ses  goûts  et  de  ses  dégoûts.  Retom- 
bée dans  la  république  après  avoir  parcouru  le  cycle  entier  des  gouver- 
nemens ,  elle  en  est  aujourd'hui  à  considérer  les  questions  de  gouver- 
nement comme  peu  de  chose.  Oui,  l'histoire  aura  peine  à  le  croire, 
mais  à  cette  heure,  que  la  monarchie  ou  l'empire  soient  relevés,  que  la 
république  persiste,  ce  n'est  plus  là  ce  qui  constitue,  sépare  ou  réunit 
les  partis  :  c'est  la  société  même  et  l'humanité  que  les  architectes  de 
Babel  veulent  rebâtir  et  que  d'autres  s'efforcent  de  préserver.  De  la 
discussion  :  si  le  roi  doit  régner  ou  gouverner,  on  est  arrivé  à  celle-ci  : 
si  la  propriété  est  un  vol  ou  un  droit  légitime.  Aux  pétitions  qui  de- 
mandaient une  certaine  augmentation  dans  le  nombre  des  électeurs, 
on  a  répondu  par  le  suffrage  universel.  Une  fois  lancé  sans  lest  à  tra- 
vers l'espace,  l'esprit  humain  ne  s'arrête  pas,  et  la  logique  emporte  la 
raison  :  c'est  que  l'on  ne  fait  pas  plus  sa  part  au  doute  qu'au  feu;  et 
quand  le  doute  est  devenu  le  fondement  même  de  l'éducation,  la  loi 
de  l'esprit,  s'étonner  de  la  solitude  et  des  ruines  qu'il  sème  vite  au- 
tour de  lui  rappelle  trop  la  naïveté  de  l'enfant  étonné  si  l'étincelle 
produit  l'incendie. 

A  l'époque  de  sa  vie  que  nous  retraçons,  Cicéron  penchait  tous  les 
jours  davantage  vers  les  doctrines  d'Épicure;  ces  doctrines  favorisaient 
ses  principes  sur  la  soumission  au  pouvoir  établi,  elles  lui  donnaient  ces 
plaisirs  matériels  que  l'on  n'a  pas  le  temps  de  goûter  dans  le  mouvement 
des  grandes  ambitions,  et  qui  consolent  quelquefois  les  gens  obscurs 
de  leur  obscurité  même.  La  tristesse  des  temps,  l'incertitude  du  len- 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demain ,  ajoutaient  une  étrange  saveur  à  ces  plaisirs  de  la  société  ro- 
maine. Pendant  que  Brutus  et  quelques  stoïciens  pâles  et  froids  prépa- 
raient dans  le  silence  le  poignard  qui  tua  César,  Cicéron  et  les  honnêtes 
gens  de  son  temps,  la  bonne  compagnie,  comme  nous  dirions  aujour- 
d'hui, soupaient  à  Rome.  C'était  une  affaire  :  on  se  hâtait  de  jouir 
d'une  fortune  qui  demain  pouvait  vous  être  enlevée. 

«  Votre  lettre  me  charme;  j'ai  ri  et  j'ai  vu  que  vous  pouviez  rire.  Vous  ne 
me  reconnaîtriez  plus,  tant  je  suis  devenu  un  bon  convive.  Je  n'ai  plus  à  me 
nourrir  de  préoccupations  politiques,  de  discours  au  sénat.  Je  me  jette  corps 
et  biens  dans  la  cause  d'Épicure,  mon  ancien  ennemi.  Mon  estomac  ne  veut 
pas  de  ses  excès ,  mais  j'aime  le  goût  de  bonne  chère  que  vous  mettiez  jadis 
dans  votre  somptueuse  existence.  Préparez-vous,  vous  avez  affaire  à  un  gour- 
mand qui  commence  à  s'y  entendre...  Savez-vous  bien  que  j'ai  souvent  à  ma 
table  les  gens  les  plus  délicats  de  Rome?...  Hier,  la  Junon  aux  yeux  de  bœuf  (1) 
était  des  nôtres,  et  quelques  autres  encore;  mais  voyez  mon  audace,  j'ai  été 
jusqu'à  donner  à  souper  à  Hirtius  sans  avoir  de  paon...  On  vient  d'inventer  pour 
les  champignons  et  pour  les  petits  choux  des  assaisonnemens  qui  en  font  ce 
qu'il  y  a  de  plus  délicieux.  Je  suis  tombé  sur  un  de  ces  plats  au  repas  des  au- 
gures chez  Lentulus,  et  j'en  ai  été  malade  toute  la  nuit.  » 

Mais  cette  disposition  à  l'insouciance,  ce  besoin  de  s'étourdir  même 
dans  des  distractions  peu  dignes  de  son  grand  esprit,  étaient  loin  d'être 
l'état  habituel  et  le  fond  de  l'ame  de  Cicéron.  Les  voluptés  romaines 
pouvaient  traverser  un  instant  cette  ame  ouverte  à  tout,  inquiète,  cu- 
rieuse, et  occuper  quelque  coin  obscur  de  cette  vaste  intelligence  :  elles 
ne  l'avaient  jamais  ni  remplie  ni  satisfaite.  Au  milieu  de  ces  débau- 
ches d'honnêtes  gens,  on  voit  la  tristesse  qui  monte  au  front  et  une 
larme  qui  vient  à  ses  yeux.  «  Hélas!  dit-il  en  finissant,  n'ai-je  pas  assez 
pleuré  sur  la  patrie,  pleuré  plus  amèrement  et  plus  long-temps  que 
jamais  aucune  mère  sur  son  fils  unique?  » 

Jamais  Cicéron  n'avait  été  plus  malheureux.  Il  traversait  une  de 
ces  phases  douloureuses  oii  tout  est  remis  en  question,  convictions, 
croyances,  intérêts,  et  la  vie  tout  entière.  Qui  de  nous,  après  soixante 
ans  de  révolutions  et  de  ruines ,  n'a  été  atteint  des  mêmes  anxiétés  et 
n'a  pas  senti  la  foi  à  ses  plus  chères  doctrines  chanceler  au  fond  de 
son  cœur?  Cicéron  passait  à  travers  ces  dures  angoisses;  il  voyait 
tomber  tout  ce  qu'il  avait  aimé  et  respecté  jadis.  Après  avoir  sauvé  la 
république  des  fureurs  de  Catilina,  il  se  demandait  si  cette  république 
pour  laquelle  il  avait  combattu  toute  sa  vie,  violente,  tumultueuse, 
déchirée  par  les  factions ,  livrée  comme  une  pâture  de  chaque  jour 
aux  excitations  de  quelques  tribuns ,  valait  la  sécurité ,  la  paix  dont 

(l)  La  belle  Glodia,  sœur  et  maîtresse  de  Clodius,  dont  la  femme  de  Cicéron  était  fort 
jalouse. 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  669 

^ome  et  le  monde  jouissaient  sous  l'autorité  d'un  seul.  11  souffrait, 
1  attendait,  et  il  se  taisait.  Avec  sa  Yoix  s'éteignait  aussi  ce  gouver- 
aement  dont  il  avait  été  quelque  temps  l'ame,  et  dont  il  reste  en- 
core aujourd'hui  le  plus  glorieux  représentant,  le  gouvernement  de 
la  parole.  De  la  tribune  d'Athènes ,  ce  gouvernement  était  passé  dans 
le  Forum  :  c'est  de  là  qu'il  régnait  sur  le  monde,  conquis  par  les 
armes  romaines.  L'éloquence  était  devenue  non  pas  seulement  l'in- 
strument, mais  l'institution  la  plus  importante  de  l'état.  Par  elle, 
et  par  elle  seule ,  on  arrivait  au  pouvoir,  aux  magistratures  souve- 
raines. Cet  art  merveilleux  de  bien  dire,  qui  ne  devrait  que  servir 
d'ornement  à  l'art  de  bien  faire,  était  devenu  peu  à  peu  le  but  même 
de  la  politique.  Quand  Cicéron  avait  prononcé  une  de  ses  immortelles 
harangues ,  il  croyait  que  Rome  était  sauvée ,  et  qu'il  ne  restait  plus 
qu'à  rendre  grâce  aux  dieux.  11  restait  à  gouverner,  et  c'était  alors  que 
la  faiblesse  du  caractère  et  de  la  conduite  contrastait  péniblement  avec 
la  magnificence  du  langage. 

César  parlait  aussi ,  mais  il  agissait  surtout.  «  Cet  homme  ne  dort 
ni  ne  s'arrête  jamais,  »  disait  avec  effroi  Cicéron.  Le  jour  où  l'homme 
d'action,  le  vainqueur  des  Gaules,  se  trouva  en  face  de  l'homme  de  la 
tribune,  le  gouvernement  de  la  parole  dut  périr.  Un  dernier  effort  ce- 
pendant nous  a  valu  les  Philippiqués;  mais  Antoine  chargea  ses  licteurs 
de  répondre  aux  invectives  de  Cicéron,  et  la  tête  du  grand  orateur  fut 
clouée  à  la  tribune  aux  harangues.  Ce  fut  dans  l'antiquité  la  fin  de  cet 
empire  de  l'éloquence,  dont  Ésope,  en  parlant  des  langues,  «  la  meil- 
leure et  la  pire  chose  qui  soit  au  monde ,  l'organe  de  toute  vérité,  la 
source  de  toute  erreur,  »  avait  déjà  donné  la  définition  la  plus  complète. 
Bien  des  siècles  après,  un  gouvernement  dans  lequel  aussi  la  parole 
a  le  premier  rôle  et  règne  sur  les  autres  pouvoirs  de  la  société ,  con- 
traints ou  persuadés  par  elle ,  le  gouvernement  parlementaire,  a  été 
pratiqué  d'abord  en  Angleterre,  puis  en  France.  On  a  relevé  la  tribune 
aux  harangues;  on  a  retrouvé  et  ressuscité  ce  gouvernement  de  l'es- 
prit, cette  haute  république  des  intelligences,  dont  la  brillante  filiation 
remonte  à  la  Grèce  et  à  Rome.  Ce  n'est  point,  en  effet,  dans  les  bois  de 
la  Germanie  que  ce  beau  système  a  été  trouvé;  c'est  bien  plutôt,  ce  nous 
semble,  dans  l'Agora  ou  au  Forum  (1).  Pourquoi  les  grandes  etsohdes 
destinées  que  celte  forme  de  gouvernement  poursuit  en  Angleterre  ne 
nous  ont-elles  pas  été  accordées?  Les  hommes,  assurément,  n'ont  pas 
manqué  chez  nous  à  l'épreuve;  nous  avons  vu,  nous  avons  entendu  des 
orateurs  que  l'histoire  nommera  après  l'orateur  romain,  et  qui  le  sur- 
passaient par  la  hauteur  et  la  fermeté  du  caractère.  Ce  gouvernement, 
fondé  sur  la  grandeur  même  et  la  responsabilité  de  l'esprit  humain, 

(1)  Esprit  des  Lois,  liv.  II,  chap.  vi. 


670  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

doit-il  disparaître  pour  nous  dans  quelque  obscure  tempête?  A  Rome, 
au  moins,  il  eut  la  gloire  de  ne  tomber  que  devant  le  grand  César;  nous, 
nous  serions  tombés  devant  l'ivrogne  Antoine  ou  la  tourbe  sans  nom 
des  complices  de  Catilina  !  Que  le  ciel  écarte  de  la  patrie  une  telle  honte  ! 
L'avenir  est  triste  et  obscur;  il  n'est  pas  fermé.  Tout  n'est  pas  dit  sur 
notre  destinée.  Étudions  cette  époque  curieuse  de  la  décadence  de  la 
république  romaine,  sans  découragement,  sans  parti  irrévocablement 
pris,  avec  la  volonté  énergique  au  contraire  de  guérir,  et  de  nous  pré- 
server d'autant  plus  des  maladies  de  la  décadence  romaine  que  nous 
en  reconnaîtrons  en  nous-mêmes  les  premiers  symptômes.  Rome  a  péri 
par  la  jalousie  des  grands  politiques,  par  les  ambitions  personnelles, 
par  l'égoïsme  des  partis  rivaux;  l'anarchie  est  descendue  du  sénat  dans 
la  place  publique.  Nous  sommes  sur  ces  pentes  fatales  qui  ont  conduit 
la  société  romaine  à  sa  fin;  qu'un  effort  vigoureux  nous  rejette  loin  de 
l'abîme. 

Nous  aurions  voulu  pousser  plus  loin  cette  étude  :  les  efforts  déses- 
pérés de  Brutus  pour  la  liberté  romaine,  le  neveu  de  César  recevant 
de  Rome  fatiguée  et  indécise  la  succession  d'un  grand  homme,  toute 
cette  partie  de  l'histoire  romaine  a  bien  aussi  gagné  aux  événemens 
du  jour  cet  à-propos  qui  remet  à  la  mode  les  vieilleries  d'un  autre  âge. 
Il  nous  suffit  cependant  d'avoir  éveillé  la  pensée  de  ces  rapproche- 
mens;  ils  se  feront  d'eux-mêmes.  L'esprit  public  n'a  pas  besoin  de  ces 
clés  avec  lesquelles  on  expliquait  autrefois  les  allusions  du  Télémaque. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  seulement  des  conseils  et  des  exemples  qu'il 
faut  chercher  dans  les  lettres  de  Cicéron,  il  y  a  autre  chose  à  leur  de- 
mander, et  je  voudrais  qu'on  eût  pu  l'entrevoir  à  travers  la  partie  pu- 
rement politique  que  j'ai  mise  en  relief  :  c'est  le  charme  et  la  douceur 
des  senti  mens  privés.  Par  ce  côté-là,  on  peut  dire,  et  cette  fois  à  la 
louange  de  tous  les  deux,  que  Cicéron  représente  aussi  la  France  nou- 
velle; si  nous  avons  trouvé  l'homme  public  faible,  incomplet,  plein 
d'inconséquences  et  de  trouble ,  l'homme  privé  nous  montre  des  ver- 
tus douces  et  intimes,  qui  manquaient  à  la  Rome  antique,  et  dont 
l'histoire  tiendra  compte  à  notre  temps  ;  un  caractère  aimable,  les  af- 
fections les  plus  tendres  de  la  famille,  des  amitiés  sérieuses  et  char- 
mantes, un  soin  touchant  pour  les  inférieurs,  quelque  chose  enfin  de 
simple  et  de  bon,  comme  la  familiarité  du  génie.  Quelle  tendresse  pour 
son  fils  !  Comme  il  voudrait  lui  laisser  sa  gloire  en  héritage  !  Quelle 
douleur  et  quels  regrets  pour  sa  fille  Tullie  !  On  admire  Cicéron  dans 
ses  discours;  on  l'aime  dans  ses  lettres  :  l'excellent  homme  !  comme  il 
vous  promène  avec  plaisir  dans  ses  maisons  et  ses  jardins  !  quelles 
bonnes  heures  on  passe  avec  lui  dans  cette  bibliothèque  si  habilement 
mise  en  ordre  par  son  affranchi,  le  cher  Tyron!  Qu'on  sait  bon  gré  à 
cet  esprit  supérieur  de  vous  montrer  ses  petites  préoccupations  de  pro- 


UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  671 

priétaire,  ses  grands  projets  pour  acheter  la  vigne  du  voisin,  tout,  jus- 
iju'à  cette  paresse  qui  le  saisissait  quelquefois  au  milieu  de  ses  prodi- 
gieux travaux!  «  Toute  raison  m'est  bonne  pour  ne  rien  faire,  ma  foi; 
j'ai  le  travail  en  horreur,  je  me  suis  laissé  prendre  à  la  paresse  avec 
«lélices,  et,  si  le  temps  n'est  pas  bon  pour  la  pêche,  je  m'amuse  à  comp- 
ter les  vagues  de  la  mer.  » 

Nous  vivons  dans  une  atmosphère  lourde  et  chargée  qui  rend  diffi- 
cile tout  effort  pour  nous  arracher  aux  préoccupations  constantes  de 
notre  esprit;  nous  comptons  aussi  les  vagues  de  la  mer  et  prêtons 
l'oreille  à  la  tempête.  Les  lettres  de  Cicéron  nous  attirent  par  ce  côté 
même  qui  nous  montre  nos  soucis  et  nos  maux,  et  notre  propre  image 
reflétée  dans  ce  vif  tableau  d'un  monde  disparu  :  c'est  nous  d'abord 
que  nous  y  cherchons,  que  nous  poursuivons  sous  des  noms  étrangers; 
mais  peu  à  peu  l'intérêt  égoïste  cesse,  et,  avec  lui,  la  souffrance.  — 
Nous  échappons  au  présent;  on  oublie  Paris,  les  dictateurs  d'hier,  les 
tribuns  d'aujourd'hui,  et  ce  sombre  avenir  qui  nous  menace,  pour 
songer  à  tous  ces  grands  hommes  avec  lesquels  s'est  passée  notre  jeu- 
nesse, qui  furent  nos  maîtres,  et  dont  nous  nous  sentons  rapprochés 
par  la  douleur.  A  ceux  qui  reprendront  dans  leur  bibliothèque  et  qui 
voudront  relire  ces  lettres  de  Cicéron,  oubliées  peut-être  depuis  les 
temps  heureux  du  collège,  j'ose  promettre  le  seul  genre  d'intérêt  que 
l'esprit  puisse  accepter  au  milieu  des  tristesses  de  notre  âge  mûr,  la 
seule  consolation,  hélas!  que,  dans  une  lettre  restée  célèbre,  Sulpitius 
trouvait  à  donner  à  Cicéron  pleurant  la  mort  de  sa  fille,  cette  plainte 
universelle,  cet  écho  de  douleur  que  chaque  siècle  envoie  à  ceux  qui 
le  suivent.  Ils  verront  comment  on  souffrait  aussi,  autant  que  nous  et 
comme  nous,  il  y  a  bientôt  deux  mille  ans. 

Emile  de  Langsdorff. 


ESPAGNE  ET  ANGLETERRE. 


Je  n'ai  point  cherché  à  établir  un  parallèle  entre  ces  deux  pays.  Ce 
parallèle  ou  plutôt  ce  contraste  s'est  offert  à  moi  de  lui-même.  Je  ve- 
nais de  visiter  l'Espagne.  Cet  état  de  l'ame,  naturel  après  un  grand 
malheur,  qui  vous  pousse  en  avant  parce  qu'on  craint  le  retour,  me 
fit  monter  à  Cadix  sur  un  bateau  à  vapeur  qui  partait  pour  Lisbonne, 
et  qui,  de  Lisbonne,  me  conduisit  à  Southampton.  Ainsi  je  fus,  sans 
dessein,  transporté  brusquement  du  sud  de  la  Péninsule  en  Angle- 
terre. Jamais,  dans  mes  différons  voyages,  aussi  soudaine  et  aussi  com- 
plète opposition  ne  m'avait  frappé.  Ai-je  dû  à  ce  hasard  de  sentir  plus 
vivement  le  caractère  de  deux  pays  si  contraires ,  comme  on  apprécie 
mieux  l'intensité  de  deux  couleurs  diverses  par  leur  juxtaposition? 
Je  ne  sais;  mais  j'ai  cru  bien  faire  en  consacrant  quelques  pages  à  re- 
produire l'impression  que  j'ai  ressentie  de  cette  diversité;  peut-être  en 
jaillira-t-il  un  jour  plus  vif  sur  la  nature  des  deux  contrées  et  des  deux 
peuples ,  et  les  observations  que  leur  étude  m'a  suggérées  emprunte- 
ront-elles à  ce  contraste  quelque  nouveauté. 

Avant  le  contraste ,  un  mot  sur  les  ressemblances.  Elles  ne  sont  pas 
nombreuses;  mais  on  ne  doit  pas  les  omettre,  si  l'on  veut  être  vrai. 

L'Espagne  et  l'Angleterre  sont  isolées  de  l'Europe ,  celle-ci  par  l'O- 
céan, celle-là  par  les  Pyrénées;  mais  l'Océan  rapproche  encore  plus 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  673 

(jii'il  ne  divise!,  et  de  nos  jours  surtout  on  doit  dire,  au  rebours  d'Ho- 
race, Oceanus  sociahilis.  On  va  en  neuf  heures  de  Paris  à  Londres;  il 
faut  plus  de  temps  pour  franchir  les  monts  qui  s'élèvent  entre  lu 
France  et  l'Espagne.  La  Péninsule  ibérique  est  véritablement  une  île, 
et  l'île  de  Bretagne  est  comme  une  péninsule  (jue  la  vapeur  rattache  au 
continent.  Les  deux  royaumes,  si  l'on  excepte  d'une  part  l'Andalousie 
et  de  l'autre  l'Irlande,  sont  habités  par  un  peu[)le  grave  et  fier,  calme 
et  réservé,  qui  montre  un  égal  sentiment  de  dignité  contenue.  Un  sin- 
gulier rapport  existe  entre  ces  deux  pays  :  chacun  d'eux  a  transporté 
sa  civihsation  et  sa  nationalité  dans  le  Nouveau-Monde;  une  partie  de 
l'Amérique  est  anglaise,  l'autre  est  espagnole. 

Ï.es  États-Unis,  c'est  une  moitié  de  l'Angleterre,  c'est  l'Angleterre 
ustrielle  et  commerçante,  de  laquelle  on  aurait  retranché  l'Angle- 
[•e  aristocratique  et  féodale.  Abattez  la  Tour  et  Westminster,  ne  lais- 
à  Londres  que  la  Cité  et  les  docks;  rçnversez  les  antiques  catlié- 
les,  déracinez  les  chênes  séculaires  de  Windsor  et  les  cèdres  de 
Blenheim;  abattez  les  murs  des  châteaux  de  Warwick  et  d'Arundel, 
et  remplacez-les  par  des  usines  et  des  manufactures;  que  les  vieilles 
\illes  au  caractère  historique,  York,  Durham,  Chester,  Oxford,  dis- 
paraissent; que  Manchester,  Birmingham,  Leeds,  Sheffield,  s'envelop- 
pant  de  leur  atmosphère  de  fumée,  que  Liverpool,  étalant  l'incroyable 
mouvement  de  son  commerce  cosmopolite,  restent  seules  debout,  et 
vous  aurez  les  États-Unis. 

Au  fond,  les  mœurs  politiques  des  États-Unis  ne  diflérent  pas  essen- 
tiellement des  mœurs  politiques  de  l'Angleterre.  Le  self-government 
précéda  en  Amérique  le  gouvernement  républicain,  qui  n'en  fut  qu'un 
développement  et  une  transformation.  C'est  le  vieil  esprit  saxon  qui 
règne  encore  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  sur  ces  bords  où  l'Angle- 
terre projette  son  image  à  la  fois  élargie  et  diminuée.  De  même  l'Es- 
pagne américaine  offre  une  contre-épreuve  fidèle  de  l'Espagne  d'Eu- 
rope. Mon  excellent  compagnon  de  voyage,  le  docteur  Boulin,  qui  avait 
vu  la  Nouvelle-Grenade  avant  de  voir  l'ancienne,  était  frappé  à  tout  mo- 
ment de  cette  ressemblance,  et,  dans  un  pays  nouveau  pour  lui ,  re- 
trouvait un  pays  connu.  L'Espagne  et  l'Angleterre  ont  donc  eu  toutes 
deux  le  privilège  de  se  reproduire  et  de  se  redoubler  pour  ainsi  dire 
sur  le  sol  du  Nouveau-Monde ,  destinée  commune  qui  les  rapproche 
par  un  endroit,  tandis  que  tant  de  différences  les  séparent. 

C'est  de  ces  différences  que  je  voudrais  donner  au  lecteur  le  vif  sen- 
timent, tel  que  je  f  ai  éprouvé  à  chaque  pas.  Les  plaines  poudreuses  et 
nues  de  la  Castille  et  de  la  Manche  ressemblent  peu  aux  grasses  prai- 
ries du  Hampshire,  les  rives  arides  du  Mançanarez  aux  bords  verdoyans 
de  l'Avon,  et  le  soleil  africain  de  l'Andalousie  à  cet  astre  si  souvent  dé- 
pouillé de  rayons  qui  éclaire  de  son  disque  pâle  une  terre  brumeuse. 

TOME  V.  43 


674  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

On  voit  l'Espagne  à  travers  un  nuage  de  poussière  et  l'Angleterre  à 
travers  un  voile  de  brouillard. 

La  manière  de  voyager  n'est  pas  moins  différente  que  l'aspect  deg] 
lieux  :  ici ,  de  lourdes  diligences  traînées  par  huit  mules  chamarrées 
de  panaches  et  retentissantes  de  grelots,  que  presse  de  ses  cris  et  de 
ses  jappemens  le  zagal  qui  court  à  côté  d'elles;  un  quart  d'heure  perdu 
à  chaque  relais;  une  couchée  toutes  les  nuits,  qui  parfois,  il  est  vrai, 
commence  à  dix  heures  pour  finir  à  minuit;  des  routes  détestables  dèS( 
qu'on  s'éloigne  des  grandes  lignes  de  communication;  là,  dans  toutes^ 
les  directions,  le  prosaïque  et  rapide  wagon  avec  son  odieux  fracas  de 
ferrailles  en  mouvement,  la  locomotive  qui  hurle  et  siffle  comme  une; 
bête  furieuse,  mais  emporte  le  voyageur  sans  s'arrêter  ni  jour  ni  nuit» 
Nul  pays  n'est  plus  propre  à  l'établissement  des  chemins  de  fer  que 
l'Espagne  centrale,  formée,  comme  on  sait,  d'immenses  plateaux;  mais 
quand  y  aura-t-il  des  chemips  de  fer  en  Espagne?...  On  a  entrepris 
d'en  conduire  un  de  Madrid  à  Aranjuez,  c'est-à-dire  à  huit  lieues;  cette- 
vaste  conception  n'a  pu  encore  être  menée  à  fin.  En  Angleterre,  le  voya- 
geur voit  partout  des  villes  opulentes,  de  beaux  villages,  de  magnifiques* 
châteaux,  d'élégans  cottages,  des  haies  bien  entretenues,  des  arbres... 
les  plus  beaux  arbres  du  monde  !  En  Espagne ,  les  champs  cultivés 
eux-mêmes  ont  l'aspect  du  désert,  les  villages  sont  rares,  presque  point» 
de  châteaux,  peu  de  maisons  de  campagne,  peu  de  fermes,  et  les  Espa- 
gnols semblent  être  tous  de  l'opinion  d'un  vieux  paysan  qui  me  disait, 
avec  un  accent  que  je  n'oublierai  pas  :  —  Des  champs  inhabités,  c'est 
ce  que  j'aime!  [Campos  sin  poblacion  es  mi  passion!) 

Les  souvenirs  de  mes  deux  voyages  s'opposent  sans  cesse  dans  mott 
esprit.  Je  me  rappelle,  par  exemple,  mon  arrivée  à  Baylen,  vers  midiy 
par  un  jour  brûlant  de  juin  :  un  palmier,  le  premier  que  j'eusse  ren- 
contré, m'annonçait  l'Andalousie;  des  lauriers-roses,  comme  en  Grèce 
et  en  Asie  mineure,  s'élevaient  parmi  les  rochers;  des  marchandes 
d'oranges  et  des  marchands  d'eau  entouraient  la  voiture  en  criant. 
Tout  était  blanc  de  poussière,  tout  donnait  au  toucher  une  sensation 
de  vive  chaleur,  tout  était  aride,  éblouissant,  ardent.  Au  même  instant^ 
je  me  retrace  les  prairies  de  Windsor;  je  me  vois  revenant,  par  une 
calme  soirée,  le  long  des  rives  vertes  et  fraîches  de  la  Tamise,  qui  seih 
pentait  dans  le  crépuscule  et  sur  laquelle  voguaient  tranquillement  de 
beaux  cygnes,  tandis  que  des  groupes  de  promeneurs  paisibles  appa- 
raissaient errans  sur  les  gazons  ou  assis  sous  des  hêtres  magnifiques. 
Entre  ces  deux  tableaux  que  j'aperçois  simultanément  dans  ma  pensée, 
il  y  a  une  distance  infinie  :  ils  se  rapportent  à  deux  zones,  ils  appar- 
tiennent à  deux  mondes. 

Sans  doute,  il  se  trouve  en  Espagne  des  régions  boisées  et  verdoyantes, 
les  montf^nes  de  la  partie  septentrionale  de  la  Péninsule,  près  de  Gre^ 


I 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  67î^ 

iiado  le  cours  du  Darro  et  du  Xenil ,  la  huerta  de  Valence;  sans  doute 
aussi,  on  trouve  en  Augl<i terre  des  régions  dénuées  de  végétation  :  telle 
est  la  grande  plaine  de  Salisbury,  qu'on  traverse  en  allant  à  Stonc- 
Henge,  et  qui  lait  penser  à  la  cam[)agne  romaine;  mais  ce  sont  des 
exceptions  qui  ne  changent  pas  le  caractère  général  du  pays.  La  con- 
iiguiation  géographique  des  deux  contrées  est  profondément  distincte  : 
1  Espagne  est  traversée  par  des  chaînes  abruptes  et  hérissées  qu'on 
i\)\)c\\(\  sierras,  ce  qui  veut  dire  scie;  ces  sierras  la  partagent  nettement 
Il  plusieurs  bassins  assez  profonds.  11  n'y  a  de  division  pareille  dans 
i;i  Grande-Bretagne  que  celle  qui  sépare  l'Ecosse  méridionale  de  l'Ecosse 
(lu  nord.  L'Angleterre  même,  sauf  le  pays  de  Galles,  \)lacé  à  la  cir- 
conférence, et  quelques  parties  un  peu  montueuses  du  centre,  comme 
le  Derbyshire,  l'Angleterre  n'offre  guère  à  l'œil  du  voyagenr  que  des 
collines  arrondies  et  peu  élevées;  les  diverses  parties  du  sol  ne  sont 
point  séparées  par  des  barrières  difficiles  à  franchir  :  aussi  l'unité  na- 
tionale, qui  a  eu  besoin  d'un  si  long  temps  pour  s'établir  en  Espagne, 
et  encore  imparfaitement,  s'est-elle  établie  de  bonne  heure  en  Angle- 
(Mre.  Tandis  que  les  Fspagnes  ne  sont  pas  encore  bien  fondues  en  un 
tuème  royaume,  les  sept  royaumes  saxons  étaient  déjà  réunis  dans  les 
mains  d'Egberl  au  ix*  siècle. 

Les  rivières  anglaises  n'opposent  pas  non  plus  d'obstacle  aux  com- 
munications. Ce  sont  pour  la  j)lupart  des  cours  d'eau  d'une  médiocre 
-tendue,  peu  larges,  peu  profond!?,  aui  glissent  à  fleur  ^3  1^^;^;-^,  ^^^^g 
un  lit  qu'ils  remplissent.  Lçs  ûeuves,  en  Espagne,  sont  des  torrens,  en 
Angleterre  des  canaux» 

L'aspect  des  populations  ne  diffère  pas  moins  que  l'aspect  et  la  con- 
llguration  des  deux  contrées.  J'étais  à  Chester  pendant  les  courses  de 
clievaux;  je  me  retraçais,  à  cette  occasion,  ces  divertissemens  qu'en 
Espagne  on  ai)pelle  les  courses  et  que  nous  appelons  les  combats  de  tau- 
reaux. Tout  à  coup,  sur  les  vertes  pelouses  de  Cliester,  m'apparut  l'am- 
phithéàtre  de  Cadix,  avec  la  voûte  d'un  ciel  africain  pour  coupole  et 
une  foule  ardente,  tapageuse,  bariolée  de  mille  couleurs,  échelonnée 
sur  les  mille  gradins,  cette  foule  qui ,  long-temps  avant  que  le  spec- 
tacle commence,  s'agite  et  s'émeut  du  moindre  incident,  et,  quand  le 
spectacle  a  commencé,  y  prend  part  et  y  joue  son  rôle  avec  tant  de 
passion.  Je  croyais  entendre  les  rires,  les  sifflets,  les  cris  d'admiration 
ou  de  rage  à  chaque  phase  du  terrible  drame.  Je  revoyais  aussi  le  côté 
repoussant  du  tableau ,  le  sang  ruisselant  au  soleil ,  les  entrailles  des 
che\aux  traînées  par  eux  dans  la  poudre,  les  picadores  écrasés  sous  le 
poids  de  leurs  montures  ou  lancés  dans  l'air  par  le  taureau,  contre 
lequel  il  ne  leur  est  pas  permis  de  se  défendre  sérieusement ,  car  re- 
gorgement de  la  victime  est  réservé  au  toréador;  enfin  cet  égorgement 
renouvelé  sept  ou  huit  fois  de  suite,  boucherie  que,  pour  ma  part,  je 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

goûte  peu ,  'mais  qui  transporte  d'admiration  une  multitude  enivrée. 
Cette  multitude  elle-même  forme  la  partie  la  plus  curieuse  de  ce  ta- 
bleau, qui  repousse  et  attache  tout  ensemble,  dans  lequel  l'horrible  et 
le  gracieux  se  confondent,  et  qui  laisse  l'ame  comme  éblouie  par  le 
sourire  des  femmes,  la  splendeur|du  soleil  et  l'éclat  du  sang. 

Au  pied  des  vieux  remparts  de  Chester,  sur  une  verte  et  fraîche 
prairie,  dans  une  brume  légère, ^.étaient  paisiblement  assis  ou  se  pro- 
menaient sans  bruit  des  hommes  et  des  femmes  dont  le  costume  n'a- 
vait rien  de  pittoresque.  Cette  foule  attendait  patiemment  que  le  mo- 
ment fût  venu  de  jouir  sans  trouble  de  l'élégant  et  innocent  spectacle 
qui  se  préparait.  Ce  moment  venu, (quand  les  chevaux  passaient  comme 
l'éclair  devant  les  spectateurs,  il  y  avait  bien  parmi  ceux-ci  un  mou- 
vement d'intérêt  pour  le  concurrent  qui  dépassait  les  autres  ou  pour 
celui  qui  était  distancé  par  un  rival  plus  heureux;  mais  cette  émotion 
disparaissait  presque  aussi  vite  que  l'objet  qui  l'avait  fait  naître.  La 
véritable  émotion  était  ailleurs,  et  elle  ne  se  trahissait  par  aucun 
signe  :  c'était  celle  des  parieurs,  qui ,  impassibles ,  perdaient  ou  ga- 
gnaient des  sommes  considérables.  Un  intérêt  d'argent  était  au  fond  de 
ce  plaisir,  comme  de  presque  tout  en  Angleterre.  Un  autre  signe  de 
l'Angleterre,  c'était  le  chemin  de  fer  passant  sur  un  viaduc  (jui  bordait 
une  extrémité  de  l'hippodrome.  On  vit  les  trains  courir  à  travers  les 
airs  et  lutter  avec  les  locomotives  animées  qu'ils  remplacent  presque 
"Pâi  lOlu.  Cette  fois,  la  vapeur  n'avait  pas  l'avantage;  elle  n'égalait  point 
la  vitesse  des  rivaux  qu'elle  est  [accoutumée  à  devancer.  11  est  vrar 
({u'clle  ne  cherchait  pas  à  l'atteindre.  Si  la  vapeur  l'eût  voulu,  elle  eût 
gagné  le  prix. 

Mieux  encore  que  dans  les  plaisirs,  la  diversité  des  deux  peuples  se 
manifeste  dans  ce  qu'il  y  a  chez  l'homme  de  plus  profond ,  de  plus  in- 
time, dans  la  religion. 

Entrez  dans  une  église  espagnole,  et  vous  serez  ébloui  du  luxe  d'or- 
nementation qui  frappera  vos'^  regards.  Partout  des  tableaux  dont  le 
coloris  chaud,  riche,  puissant,  même  lorsqu'ils  n'ont  pas  un  grand 
mérite,  rappelle  l'école  à  laquelle  ils  appartiennent.  Parmi  ces  pein- 
tures vulgaires,  on  rencontre  des  chefs-d'œuvre  de  Murillo  ou  de  Zur- 
baran.  D'admirables  sculptures  en  bois  révèlent  un  talent  qu'on  ne  peut 
guère  admirer  ailleurs;  on  est  surtout  frappé  de  la  magnificence  des 
retablos  qui  sont  placés  au-dessus  des  autels,  immenses  tableaux  com- 
posés à  la  fois  de  figures  peintes  et  de  figures  sculptées,  dans  lesquels 
la  dorure  étincelle  au  milieu  des  couleurs,  où  l'architecture  mêle 
l'effet  de  ses  saillies  et  de  ses  profils  à  l'éclat  des  peintures  et  au  relief 
des  statues  :  décoration  d'une  incroyable  richesse,  souvent  surchargée, 
toujours  splendide. 

Passez  de  l'église  espagnole  à  l'église  anglaise,  que  voyez-vous"? 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  677 

Des  murs  nus  et  froids  à  regarder.  Nulle  peinture,  si  ce  n'est  parfois 
un  tableau  isolé  au  fond  du  chœur,  laissé  là  comme  par  grâce,  et 
que  j'ai  été  étonné  de  trouver  dans  plusieurs  cathédrales,  notamment 
à  Lincoln  et  à  Winchester.  Du  reste,  nul  autre  ornement  que  des  tom- 
beaux, et  en  général  quels  tombeaux!  Rien  de  plus  médiocre  que  les  trois 
({uarls  au  moins  des  tombes  de  Westminster  et  des  monumens  funèbres 
de  Saint-Paul.  Dans  cette  dernière  église ,  combien  l'on  sent  ce  froid 
dont  je  parlais  tout  à  l'heure  !  combien  la  nudité  des  murailles,  l'ab- 
sence de  tout  tableau ,  de  tout  ornement,  oppresse  le  cœur  !  Les  tom- 
beaux rangés  alentour  n'ont  rien  de  religieux;  rien  ne  rappelle  la 
religion:  ses  mystères,  ses  souvenirs,  ses  personnages,  sont  absens. 
C'est  un  musée,  et  un  musée  dénué  de  chefs-d'œuvre;  c'est  un  temple 
de  la  gloire  humaine,  ou  mieux  de  la  gloire  anglaise,  dans  lequel  elle 
s'entoure  de  ses  saints  et  de  ses  martyrs,  c'est-à-dire  de  ses  magistrats 
et  de  ses  capitaines.  Je  me  sentais  en  vérité  moins  de  dévotion  pour 
cette  invisible  et  orgueilleuse  divinité  que  pour  l'humble  et  populaire 
madone  espagnole,  toute  parée  qu'elle  était  de  tatîetas,  de  pompons  et 
de  dentelles.  L'aspect  glacial  du  chef-d'œuvre  de  Wren  me  faisait 
regretter  les  chapelles  ornées  à  l'excès,  j'en  conviens,  de  Burgos,  de 
Séville  et  surtout  de  Tolède.  Ce  qu'on  pourrait  opposer  en  Angleterre 
aux  merveilleuses  cathédrales  des  villes  que  je  viens  de  nommer,  ce 
sont  les  miracles  de  l'architecture  gothique,  les  cathédrales  de  Lin- 
coln ,  d'York ,  de  Durliam ,  de  Salisbury,  de  Winchester,  de  Glasgow, 
qui  offrent  toutes  des  types  si  variés  et  si  remarquables.  Sur  le  terrain 
de  l'architecture  du  moyen-àge,  l'Angleterre  ne  craint  nulle  com- 
paraison. Je  reviendrai  tout  à  l'heure  à  la  question  de  l'art  en  lui- 
même  ,  je  ne  parle  en  ce  moment  que  du  rapport  des  édifices  sacrés 
avec  le  sentiment  religieux. 

Cette  froideur  du  style  employé  dans  la  décoration  des  églises  se 
retrouve  dans  le  culte,  surtout  dans  le  culte  officiel.  Autre  chose  sont 
les  sermons  populaires,  tels  qu'on  les  entend  le  dimanche  dans  les  pro- 
menades publiques  à  Londres  et  tels  que  je  les  ai  entendus,  au  miheu 
des  rues  d'Edimbourg,  prêches  avec  un  singulier  mélange  d'exaltation 
et  de  bouffonnerie  par  les  successeurs  directs  des  puritains  de  Walter 
Scott;  mais  le  service  divin,  tel  qu'il  s'exécute  dans  les  églises,  et  sur- 
tout dans  les  églises  épiscopales,  est  ce  que  je  connais  de  plus  glacé. 
Il  me  revient  encore  à  ce  sujet  un  souvenir  qu'on  me  permettra  de 
citer,  parce  qu'il  peut  donner  une  idée  de  la  physionomie  du  culte 
anglican. 

Je  me  trouvais  à  Durham  un  dimanche.  Au  moment  oii  je  venais 
de  visiter  la  cathédrale ,  je  m'aperçus  que  le  service  divin  allait  com- 
mencer. J'eus  la  pensée  d'y  assister;  mais,  voyant  que  toutes  les  places 
semblaient  avoir  un  propriétaire,  je  m'adressai  à  un  monsieur  qui 


678  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

portait  un  petit  hianteau  noir,  et  lui  demandai  où  je  devais  me  placer. 
Il  se  mit  à  marcher  devant  moi,  et,  m' ayant  conduit  dans  le  chœur, 
m'indiqua  une  stalle  dans  laquelle  je  m'établis.  Comme  la  hiérarchie 
est  partout  en  Angleterre,  il  y  avait  pour  le  premier  rang  un  livre  de 
prières  in-folio,  un  livre  in-quarto  pour  le  second  rang,  un  livre  in- 
douze  pour  le  troisième,  tous  du  reste  magnifiquement  reliés  en  ma- 
roquin rouge.  On  m'avait  mis  au  second  rang ,  à  l'in-quarto.  Le  ser- 
vice commença;  on  lut  des  prières  et  des  passages  de  l'Écriture.  Au 
lieu  des  beaux  et  simples  chants  qui  se  font  entendre  ordinairement 
dans  les  églises  protestantes ,  c'était  ici  une  psalmodie  nasillarde  très 
désagréable.  Tous  les  assistans  offraient  l'aspect  d'un  grand  recueille- 
ment extérieur  :  chacun  était  immobile,  sans  tourner  la  tête,  sans 
lever  les  yeux.  Au  bout  d'un  certain  temps,  j'avoue  que  je  commençai 
à  être  frappé  de  la  monotonie  du  service  anglican.  Les  prières,  les 
psaumes ,  les  passages  de  l'Ancien  et  du  Nouveau-Testament ,  se  suc- 
cédaient sans  motif  apparent.  L'office  catholique  forme  un  ensemble, 
€t,  si  j'osais  le  dire,  un  drame  sacré  qui  marclie  et  se  développe,  qui  a 
un  commencement,  un  milieu  et  une  fin;  mais  ici  il  n'y  avait  nulle 
raison  pour  que  cette  série  d'exercices  pieux  sans  lien  et  sans  but  final 
eût  un  terme.  Aussi  ne  se  terminait-elle  pas.  Elle  ne  fut  interrompue 
que  par  la  lecture  d'une  dissertation  sur  un  point  d'histoire  ecclésias- 
tique. Cette  froide  lecture  remplace  notre  sermon.  Du  reste,  une  fois 
pris  au  piège  de  ma  dévote  curiosité,  il  me  fallut  aller  au  bout  du 
service,  qui  dura  deux  heures  et  demie.  Là  où  tout  le  monde  est  im- 
mobile, où  l'on  est  confus  de  tousser,  où  se  moucher  est  presque  un 
scandale,  se  lever  et  sortir  est  impossible.  L'évêque  seul,  ce  qui  m'é- 
tonna  un  peu ,  prit  cette  permission  et  disparut  pendant  une  heure 
environ  pour  ne  Reparaître  qu'à  la  fin  de  la  cérémonie,  ce  qui  me 
sembla  un  singulier,  mais  fort  enviable  privilège  de  sa  dignité.  Du 
reste,  je  n'aperçus  dans  l'église  ni  un  homme  ni  une  femme  du  peu- 
ple; je  ne  sais  si  on  leur  permettrait  d'entrer.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
qu'ils  n'y  viennent  pas.  Les  méthodistes  recueillent  dans  leurs  cha- 
pelles les  classes  inférieures,  pour  lesquelles,  à  en  juger  parDurham, 
il  n'y  a  point  de  place  dans  les  cathédrales. 

Les  églises  espagnoles  sont  ouvertes  à  tous  :  le  mendiant  y  coudoie 
le  grand  seigneur;  là  c'est  l'excès  contraire.  Le  laisser-aller  y  domine 
comme  le  formalisme  en  Angleterre,  et  je  crois  qu'il  y  a  plus  de  piété 
chez  ces  jeunes  Anglaises  qui ,  sans  faire  un  mouvement,  se  levant  ou 
s'asseyant  comme  par  ressort,  pendant  deux  heures  ne  détournent  pas 
les  yeux  de  leur  livre  de  prières,  que  chez  les  belles  Espagnoles  vêtues 
de  la  mantille  noire,  le  voile  noir  rejeté  en  arrière  de  la  tête,  que  je 
voyais  assises  par  terre,  dans  les  églises  de  Cadix,  entendre  ainsi  la 
messe  en  jouant  constamment  de  l'éventail  et  du  regard. 


If 

~    MO] 


ESPAGNE  ET   ANGLETERRE.  •  679 

Chez  les  deux  peuples,  le  sentiment  religieux  existe,  seulement  cha- 
cun d'eux  le  ressent  et  le  manifeste  à  sa  manière;  mais ,  hélas  !  il  faut 
le  reconnaître,  il  se  trouve,  des  deux  parts,  beaucoup  d'habitude,  de 
routine,  d'apparence  extérieure.  En  Angleterre,  le  sentiment  religieux 
est  souvent  remplacé  par  le  respect  religieux ,  et  l'on  traite  Dieu  un 
peu  comme  un  souverain  constitutionnel,  devant  lequel  on  plie  le  ge- 
nou dans  les  circonstances  solennelles  et  dont  on  s'occupe  médiocre- 
ment dans  le  cours  de  la  vie  ordinaire,  comme  un  souverain  pour  le- 
quel on  éprouve  un  attachement  rationnel,  parce  qu'on  voit  en  lui  le 
garant  de  l'ordre  public  plutôt  qu'on  ne  ressent  une  tendresse  émue 
et  prescjue  amoureuse  à  la  manière  de  sainte  Thérèse.  Je  n'oublierai 
jamais  un  Anglais  avec  lequel  je  me  trouvais  dans  une  voiture  publi- 
que. C'était  le  dimanche.  11  tira  sa  montre  et  me  dit:  —  A  cette  heure, 

a  femme  est  à  l'église.  —  Elle  prie  pour  vous,  lui  dis-je.  11  parut 

nné  de  ma  conjecture  sentimentale,  et  me  répondit  froidement  :  — 
bnsieur,  c'est  l'usage  {Tis  acustom,  sir). 

Du  reste,  dans  un  tout  autre  genre,  il  y  a  place  aussi  dans  la  rehgion, 
telle  que  la  pratiquent  les  Espagnols,  pour  les  convenances,  et  un  culte 
tout  extérieur.  J'ai  vu  une  magnifique  procession  défiler  dans  les  rues 
de  Madrid;  les  autorités  civiles  et  militaires  marchaient  en  tête.  La 
partie  officielle  et  matérielle  de  la  cérémonie  était  très  imposante,  mais 
rien  de  moins  édifiant  que  l'attitude  et  les  discours  de  la  foule.  Même 
au  moment  où  passa  le  saint-sacrement,  je  n'observai  point  cette  émo- 
tion électrique  qui,  en  Italie,  dans  un  pareil  instant,  traverse  soudain 
une  foule  rieuse  et  la  précipite  à  genoux.  A  peine  donnait-on  une 
marque  convenable  de  respect;  mais  la  distraction  et  la  gaieté  générales 
n'étaient  pas  réellement  interrompues,  et  je  crois  que  dans  cette  foule 
plus  d'un  aurait  pu  me  dire  comme  l'Anglais  :  C'est  l'usage. 

Une  autre  ressemblance,  qui  ne  fait  honneur  à  aucun  des  deux  pays, 
c'est  que  l'un  et  l'autre  ont  donné  à  l'Europe,  —  hélas  !  la  France  a  bien 
quelque  chose  à  se  reprocher  sur  ce  chapitre,  —  le  plus  odieux  exemple 
d'intolérance  et  de  persécution  religieuse.  Si  les  atrocités  de  l'inquisition 
déshonorent  les  annales  de  l'Espagne,  les  barbaries  de  Henri  VIII,  qui 
brûlait  impartialement  sur  un  même  bûcher  des  protestans  et  des  ca- 
tholiques, ont  quelque  chose  de  plus  horrible  et  de  plus  complet,  et 
les  cruautés  religieuses  ont  souillé  le  pouvoir  glorieux  d'Elisabeth, 
comme  le  règne  détesté  de  Marie.  C'est  seulement  de  nos  jours  que  les 
incapacités  politiques  qui  frappaient  les  papistes  ont  été  supprimées,  au 
grand  scandale  des  dévots,  et  la  législation  anglaise  conserve  encore 
des  dispositions  pénales  contre  les  catholiques,  dispositions  que  certes 
on  ne  craint  pas  de  voir  appliquer,  mais  que  le  parlement  a  récemment 
refusé  d'abroger  par  un  vieux  respect  pour  ce  principe  d'intolérance 
qui  a  tant  de  peine  à  sortir  des  cœurs,  quand  une  fois  il  y  est  entré. 


C80  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Les  Anglais  appellent  les  Espagnols  une  nation  bigote;  mais  je  n'ai 
rien  trouvé  en  Espagne  qui  approche  en  ce  genre  de  la  fureur  avec  la- 
quelle un  parti  religieux  vient  d'accueillir  une  mesure  qui  a  pour  but. 
non  d'autoriser  la  distribution  des  lettres  à  Londres  le  dimanche, —qui 
pourrait  admettre  un  moment  la  pensée  d'une  telle  énormité  !  —  mais 
d'employer  quelques  commis  à  expédier  plus  loin  les  lettres  qui,  ce 
jour-là,  passent  par  Londres.  Pendant  que  j'étais  dans  cette  ville,  je 
voyais  les  murs  couverts  d'immenses  placards  sur  lesquels  on  lisait  les 
protestations  furibondes  de  ceux  qui,  voyant  dans  cette  mesure  le  plus 
grand  des  malheurs,  la  desécration  du  sabbat  (ce  n'étaient  pas  des  Juifs), 
dénonçaient  à  l'indignation  publique  ce  qu'ils  appelaient  avec  modé- 
ration le  crime  gigantesque.  Quand  la  superstition  est  encore  aussi  floris- 
sante dans  la  capitale  d'un  peuple  éclairé ,  ce  peuple  ne  doit  pas  se 
montrer  trop  sévère  pour  les  superstitions  plus  poétiques  au  moins 
d'un  autre  peuple;  car  il  n'en  est  pas  de  plus  contraire  à  la  lettre 
comme  à  l'esprit  du  Nouveau-Testament ,  non  pas  certes  que  l'obser- 
vation raisonnable  du  dimanche ,  mais  que  le  fanatisme  du  sabbat. 

Quant  aux  capitales  des  deux  royaumes,  ce  serait  méconnaître  Londres 
que  de  lui  comparer  Madrid.  On  ne  peut  comparer  à  Londres  que  Paris. 
Paris  l'emporte  certainement  sur  Londres  par  ses  quais,  ses  boulevards, 
ses  monumens;  mais  il  offre  moins  de  grandeur,  moins  d'espace,  des 
rues  moins  larges,  un  aspect  moins  imposant.  Paris,  quand  on  vient 
de  Londres,  fait  un  peu  l'effet  d'une  charmante  ville  de  province.  Pour 
Madrid,  c'est  une  capitale  moderne  où  il  n'y  a  guère  à  admirer  que  des 
collections,  d'abord  un  merveilleux  musée  de  peinture,  qui  renferme 
à  la  fois  les  chefs-d'œuvre  de  l'école  espagnole  et  beaucoup  de  chefs- 
d'œuvre  des  grands  maîtres  de  toutes  les  écoles,  à  commencer  par 
Raphaël;  ensuite,  le  musée  d'histoire  naturelle,  très  pauvre  à  certains 
égards,  mais  possesseur  d'un  trésor  unique,  le  squelette  antédiluvien 
du  mégatherium,  et  d'une  collection  de  minéraux  qui,  pour  la  beauté  et 
la  grandeur  des  échantillons,  n'a  pas,  je  crois,  d'égale  dans  le  monde. 
Pourtant  ces  richesses,  sauf  les  tableaux,  ne  sont  rien  auprès  de  celles 
que  renferme  le  Musée  britannique.  Là,  sous  le  même  toit,  sont  réunis 
les  chefs-d'œuvre  dont  Phidias  avait  orné  le  Parthénon  et  qui  montrent^ 
ce  qu'était,  dans  Athènes,  l'art  grec,  à  l'époque  de  sa  plus  haute  pei 
fection;  les  bas-reliefs  du  temple  arcadien  de  Phigalie,  qui  font  voirai 
qu'était  dans  le  même  temps  l'art  grec  en  province;  les  bas-reliefs  du 
monument  consacré  à  Mausole  par  Artémise;  le  musée  lycien,  unique 
en  Europe;  le  musée  assyrien,  qui  m'a  paru  inférieur  à  celui  de  Paris, 
ce  qui  lui  permet  d'être  encore  infiniment  remarquable;  le  musée 
égyptien,  très  riche  et  admirablement  arrangé  sous  la  direction  sa- 
vante de  M.  Birch;  la  collection  des  antiquités  grecques,  si  bien  con- 
fiée aux  soins  de  M.  Newton;  les  collections  d'histoire  naturelle,  d'une 


ESPAGNE  ET   ANGLETERRE.  681 

incroyable  magnificence.  Grâce  à  leurs  colonies,  à  leur  commerce,  à 
leurs  flottes,  les  Anglais  ont,  en  oiseaux  et  en  coquilles,  des  trésors 
aussi  éblouissans  pour  l'œil  du  curieux  qu'intéressans  pour  l'étude  du 
savant,  et  tout  cela  se  tient.  Le  public,  admis  trois  fois  par  semaine, 
l'été  pendant  neuf  heures,  l'hiver  pendant  six,  et  toujours  très  nom- 
breux, passe  d'une  richesse  à  l'autre.  11  ne  faut  pas  oublier  que  la  biblio- 
thèque est  placée  dans  le  même  édifice.  Le  Musée  britannique,  c'est  le 
Louvre,  la  Bibliothèque  nationale  de  la  rue  Richelieu  (1)  et  le  Muséum 
du  Jardin  des  Plantes.  Je  ne  connais  aucun  endroit  du  monde  où  l'on 
puisse  passer  plus  d'heures  intéressantes  et  profitables  qu'au  Musée  bri- 
tannique. Sauf  le  musée  et  ÏArmeria,  qui  contient  une  collection  d'armes 
plus  curieuse  que  tout  ce  qu'on  voit  en  ce  genre  à  la  Tour  de  Londres, 
Madrid  n'ofi're  pas  un  grand  intérêt;  la  nature,  aux  environs,  est  laide, 
le  climat  rude,  la  ville  sans  caractère.  On  ne  trouve  guère  le  cachet 
espagnol  que  dans  la  physionomie  et  le  costume  de  la  partie  féminine 
de  la  population. 

Cette  population  et  celle  de  Londres  sont ,  comme  on  peut  croire, 
loin  de  se  ressembler.  Pour  sentir  vivement  ce  contraste,  je  n'ai  qu'à 
me  transporter  en  esprit  de  la  Puerta  del  Sol  dans  le  Strand  :  ce  sont 
les  quartiers  les  plus  animés  des  deux  capitales.  Là  une  foule  d'oisifs  de 
toute  condition,  les  uns  couchés  sur  les  marches  d'une  église,  les  autres 
devisant  par  petits  groupes  l'indolente  cigarette  à  la  bouche,  et  respi- 
rant paisiblement  l'air  et  le  soleil;  ici,  une  multitude  pressée,  affairée, 
qui  ne  s'arrête  point,  qui  ne  fume  point,  qui  ne  forme  point  de  groupes 
pour  causer  paresseusement,  mais  qui  roule  rapide  et  muette  comme 
un  fleuve  dont  le  lit  est  plein.  Si  vous  prenez  le  pas  du  flâneur,  im- 
médiatement vous  recevez  un  coup  de  coude.  Vous  avez  arrêté  celui 
qui  vous  suivait  et  qui  vous  heurte  en  vous  dépassant.  Joignez  à  ce 
courant  humain  des  cabriolets  de  place  qui  vont  comme  le  vent,  une 
file  d'omnibus  qui  se  touchent  de  si  près,  qu'il  n'arrive  presque  jamais 
de  les  attendre,  et  qu'il  s'en  trouve  toujours  un  à  votre  portée  quand 
il  vous  prend  la  fantaisie  d'y  monter.  Voilà  le  spectacle  que  présente 
une  grande  partie  de  la  ville.  Imaginez  enfin  un  large  fleuve  sillonné 
d'omnibus  à  vapeur  partant  toutes  les  minutes  d'un  point  ou  d'un 
autre,  se  croisant  sans  cesse,  quais  mobiles,  pour  ainsi  dire,  qui  rem- 
placent les  quais  véritables,  d'où  l'on  voit  la  ville  se  dérouler  à  droite 
et  à  gauche  comme  une  décoration,  et,  si  l'on  descend  la  Tamise 
au-dessous  de  Londres,  s'élever  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  une 
forêt  de  mâts  :  je  le  veux  bien;  mais  alors  il  faut  que,  comme  dans 
Macbeth ,  ce  soit  une  forêt  qui  marche.  Imaginez  tout  cela ,  si  vous  le 

(1)  Celle-ci  contient,  il  est  vrai,  bien  plus  de  livres  et  de  manuscrits,  et  au  Musée  bri- 
tannique il  n'y  a  point  de  tableaux. 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvez ,  sang  l'avoir  vu ,  et  vous  aurez  une  idée  du  mouvement  inces- 
sant et  incroyable  de  cette  Babylone,  et  vous  comprendrez  les  tableaux 
de  Martins,  et  ces  foules  immenses,  ces  processions  interminables  dont 
il  remplit  ses  toiles.  On  ne  flâne  pas  dans  les  rues  de  Londres.  Le  beau 
monde  fait  le  tour  d'Hyde-Park,  en  voiture  ou  à  cheval;  la  classe 
moyenne  va  voir  passer  les  voitures  et  les  chevaux,  on  mène  les  en- 
fans  à  la  promenade;  mais  il  n'y  a  rien  qui  ressemble  aux  promeneui*s 
de  la  grande  allée  des  Tuileries  ou  du  boulevard  des  Italiens.  Compa- 
rez enfin  au  mot  pasear,  qui  semble  se  prélasser  paresseusement,  ce 
monosyllabe  pressé  walk. 

A  Londres,  on  peut  appliquer  à  la  puissance  du  peuple  anglais  ce 
qu'on  lit  à  Saint-Paul  sur  le  tombeau  de  l'architecte  qui  l'a  élevé  :  si 
vous  cherchez  le  monument  de  sa  gloire,  regardez  autour  de  vous. 
Partout  des  rues  larges  comme  la  rue  Royale  et  longues  comme  la  rue 
Saint-Denis;  des  places  renfermant  un  jardin  :  c'est  ce  qu'on  appelle 
un  square;  partout  de  l'espace ,  partout  le  sentiment  de  l'étendue,  de 
l'immensité.  Pas  de  barrières ,  pas  de  limites  à  cette  vaste  agrégation 
d'hommes  qui  s'étend  indéfiniment  des  deux  côtés  d'un  grand  fleuve, 
touche  à  quatre  comtés,  a  englouti  vingt  villages,  et  compte  aujour- 
d'hui deux  millions  et  demi  d'habitans;  et  ce  prodigieux  accroissement 
ne  s'arrête  point,  car  en  dix  ans,  de  1839  à  184.9,  la  population  s'est 
augmentée  de  quatre  cent  mille  âmes,  et  pendant  le  seul  mois  de  juillet 
on  a  bâti  quatre  cents  maisons. 


Les  personnes  qui  n'ont  pas  vu  Londres  dans  ces  dernières  années  B| 
it  peine  à  se  figurer  ce  mouvement  démesuré,  que  l'introduction  des  ~ 


ont 

omnibus  a  augmenté  considérablement,  et  que  l'usage  des  chemins  de 
fer  étend  à  toute  l'Angleterre.  Maintenant  tout  le  monde  est  en  mou- 
vement, tout  le  monde  se  déplace  d'un  bout  de  la  Grande-Bretagne  à 
l'autre;  rien  n'est  plus  curieux  que  de  voir  emporté  par  ce  mouvement 
perpétuel  un  peuple  dont  la  physionomie  demeure  si  tranquille,  et 
dont  cette  impétuosité  ne  dérange  pas  le  flegme.  On  va  en  seize  heures 
à  Edimbourg,  en  quatorze  heures  à  Dublin.  Quand  la  mer  se  rencontre 
sur  la  route,  on  trouve  un  bateau  à  vapeur  au  débarcadère  et  l'ofi 
passe  la  mer.  Pour  pouvoir  faire  franchir  à  un  chemin  de  fer  le  dé- 
troit qui  sépare  le  pays  de  Galles  de  l'île  d'Anglesey,  on  élève  en  ce 
moment,  à  400  pieds  au-dessus  des  plus  hautes  marées,  un  tunnel 
aérien  qu'on  appelle  un  pont  tuhulaire.  Les  tours  qui  soutiennent  ce 
miracle  de  hardiesse  ressemblent  aux  pylônes  de  Thèbes  :  on  dirait 
l'œuvre  d'un  peuple  de  Titans  civilisés.  Jusqu'ici,  il  fallait  toujours 
soutenir  un  pont  par  des  arches  ou  le  suspendre  par  des  liens  de  fer;  le 
principe  des  ponts  tubulaires  est  autre  :  on  fait  le  pont,  on  le  hisse  à 
400  pieds;  on  pose  une  de  ses  extrémités  sur  une  rive,  l'autre  sur  l'aiitrie 
rive  du  bras  de  mer  à  franchir,  comme  un  enfant  place  une  planche 


I 


■ 


ESPAGNE   ET    ANGLETERRE.  G83 

en  travers  d'un  ruisseau;  puis  les  wagons  passent  dedajis  et  les  vais- 
seaux passent  dessous.  A  Conway,  où  un  semblable  pont  est  déjà  exé- 
cuté, il  n'a,  en  efïet,  d'autre  appui  que  les  deux  bords  du  détroit; 
près  de  Bangor,  on  a  élevé  des  tours  sur  les  rochers  qui  s'élèvent  au 
milieu  et  des  deux  côtés  du  détroit  de  Menai.  Le  pont  total  se  compose 
de  quatre  ponts,  qui  ont  chacun  460  pieds  de  long  :  c'est  à  peu  près 
la  hauteur  de  la  grande  pyramide. 

Londres  n'est  pas  l'Angleterre,  comme  Paris  est  la  France.  Si  nous 
sortons  de  Londres,  nous  trouvons  Manchester,  qui  ne  désespère  pas, 
avec  le  temps,  d'égaler  la  capitale,  et  qui  commence  à  se  comparer 
avec  elle;  Birmingham,  qui,  par  ses  industries  variées,  se  suffit  à  soi- 
même,  et,  sans  vouloir  le  disputer  à  la  métropole,  se  borne  à  n'en 
tenir  nul  compte;  Liverpool,  dont  les  docks,  plus  étonnans  que  les  docks 
,de  Londres,  donnent  encore  mieux  le  sentiment  du  contact  avec  tous 
les  points  du  globe.  C'est  là  ce  que  devrait  être  Cadix,  placé  sur  le 
Chemin  de  l'Afrique,  de  rAméricpie  et  de  l'Asie;  mais  Cadix,  charmante 
ville  assise  sur  son  rocher,  est  une  aimable  morte  endormie  sous  ses 
palmiers,  et  dont  le  blanc  linceul  est  baigné  par  l'Océan.  Je  n'ai  p^s 
vu  Barcelone,  mais  j'ai  peine  à  croire  qu'on  trouve  là  cette  activité 
cyclopéenne  de  Manchester,  de  Leeds,  de  Sheffleld  surtout,  Sheffield, 
cette  grande  forge  aux  mille  cheminées,  où  incessamment  la  meule 
tourne  et  le  marteau  frappe,  et  qu'obscurcit  une  atmosphère  de  fu- 
mée, tandis  qu'à  deux  pas  les  vertes  prairies  brillent  au  soleil. 

C'est  à  Sheffleld  qu'il  faut  aller  chercher  ces  èonwes  lames  auxquelles 
même  en  anglais  Tolède  a  donné  son  nom;  car  la  manufacture  d'armes 
de  cette  ville  est  aujourd'hui  dans  un  état  déplorable,  ou  plutôt  il  faut 
s'adresser  au  duc  de  Luynes,  qui  a  retrouvé  le  secret  des  vrais  damas, 
et  qui  est  une  preuve  vivante  de  l'inconvénient  des  situations  hérédi- 
taires; car,  érudit  du  premier  ordre  et  doué  de  la  dextérité  pratique 
des  artisans  inventeurs,  s'il  n'eût  été  duc  et  bien  des  fois  millionnaire, 
il  eût  conquis  par  son  savoir  une  position  sociale  élevée  ou  eût  fait  sa 
fortune  comme  ouvrier. 

Presque  autant  que  les  usines  et  les  fabriques,  les  vieilles  cathédrales 
et  les  vieux  châteaux  couvrent  l'Angleterre.  C'est  le  contraste  de  cette 
Angleterre  monumentale  du  moyen-âge  avec  l'Angleterre  industrielle 
de  nos  jours,  qui  donne  un  si  grand  intérêt  à  ce  pays  pour  le  voyageur 
dont  l'ame  est  ouverte  à  plus  d'un  genre  d'impression.  Je  me  trouvai 
à  Birmingham  pendant  une  exposition  de  l'industrie,  admirant  les 
produits  de  cette  industrie  si  multiple,  m'ébahissant  devant  les  manu- 
factures de  tout  genre,  dans  lesquelles  j'allais  contempler  des  machines 
qui  coupent  le  fer  comme  du  beurre,  l'aplatissent  comme  du  coton 
ou  le  crèvent  comme  du  papier,  ces  intelligentes  machines  qui  sem- 
blent changer  de  rôle  avec  l'homme  en  exécutant  tout  ce  qui  est  dif- 


684  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

flcile  ou  compliqué  et  ne  lui  laissant  faire  que  ce  qui  est  purement 
mécanique,  présenter,  par  exemple,  un  billot  à  la  roue  ingénieuse  (jui 
doit  y  tailler  une  poulie  ou  rattacher  les  fils  brisés  pendant  que  la 
mule-jenny  va  et  vient  comme  une  ouvrière  habile  et  diligente.  Quand 
j'eus  assez  admiré  tout  cela,  je  pris  le  chemin  de  fer,  et  en  deux  heures 
me  voilà  à  Kenilworth ,  en  présence  d'un  des  plus  grands ,  d'un  des 
plus  beaux  débris  du  moyen-âge,  parmi  les  gigantesques  ruines  du 
château  de  Leicester  tout  plein  des  souvenirs  historiques  d'Elisabeth 
et  des  souvenirs  romanesques  de  la  pauvre  Amy  Robsart,  à  plusieurs 
siècles  de  la  mule-jenny  et  de  la  vapeur,  bien  que  je  n'en  fusse  qu'à 
quelques  lieues.  Un  quart  d'heure  de  plus  et  le  chemin  de  fer  me  con- 
duisit à  Warwick  :  c'était  encore  un  château  du  moyen-âge,  empreint 
de  toute  la  grandeur  de  la  féodalité;  mais  ici  le  moyen-âge  était  debout, 
le  château  n'est  pas  en  ruines,  il  est  habité.  Ces  tours  tapissées  de 
lierre,  ces  murs  massifs  et  crénelés  abritent  les  meubles  les  plus  pré- 
cieux et  les  tableaux  des  }>lus  grands  maîtres.  Entre  deux  chefs-d'œu- 
vre, on  s'approche  de  la  fenêtre,  et  l'on  voit  que  le  château,  entouré 
d'un  parc  magnifique,  est  suspendu  au  sommet  d'un  rocher  pittoresque, 
au-dessus  du  cours  charmant  de  l'Avon,  qui,  à  quelques  lieues  de  là,  vit 
naître  Shakspeare;  dans  cette  serre  qu'on  aperçoit  là-bas  est  le  plus 
grand  vase  antique,  le  fameux  vase  de  Warwick.  Tout  cela  est  réuni, 
art,  nature,  souvenirs,  antiquités,  et  tout  cela  est  à  une  heure  et  demie 
des  prodiges  industriels  de  Birmingham. 

Le  même  jour,  on  peut  voir  ce  Sheffield,  le  Saint-Étienne  de  l'An- 
gleterre, York  et  Lincoln  avec  leurs  superbes  cathédrales.  Après  s'être 
promené  sous  les  beaux  ombrages  de  Durham,  avoir  vu  la  paisible 
ville  épiscopale  élever  au-dessus  du  feuillage  les  tours  d'une  église  si 
curieuse  par  son  architecture  de  différens  âges,  on  peut  visiter  New- 
castle,  le  grand  magasin  de  charbon  de  terre,  son  curieux  musée  géo- 
logique, le  pont  colossal  qu'elle  élève  en  ce  moment  à  travers  les  airs 
et  finir  la  journée  à  Edimbourg,  sous  les  arceaux  brisés  d'Holyrood. 
dans  la  chambre  à  coucher  de  Marie  Stuart.  S'il  vous  reste  deux 
heures,  vous  pourrez  visiter  Abbotsford ,  le  château  créé  et  immorta- 
lisé par  Walter  Scott,  qui  l'appelait  son  meilleur  roman;  —  saluer  sa 
tombe,  poétiquement  placée  sous  une  arcade  solitaire  de  l'abbaye  en 
ruine  de  Dreyburg,  vous  asseoir  sur  une  pierre  où  il  avait  coutume  de 
s'asseoir  parmi  les  débris  de  l'incomparable  Melrose,  ou  suivre  sa 
poésie  à  travers  les  singuliers  ornemens  des  colonnes  de  la  chapelle  de 
Roslin. 

Le  moyen-âge  et  les  monumens  qu'il  a  enfantés  sont  donc  toujours 
à  côté  du  temps  présent  et  de  l'activité  industrielle  qui  le  caractérise  : 
cette  opposition  a  son  charme;  mais  il  faut  avouer  qu'il  y  a  aussi  un 
grand  charme  en  Espagne  à  oublier  entièrement  le  présent,  à  se  trans- 


ESPAGNE   ET    ANGLETERRE.  685 

porter  complètement  au  sein  du  moyen-âge  en  gravissant  les  rues 
tortueuses  de  Tolède,  au  règne  de  Philippe  II  en  pénétrant  dans  le 
monastique  palais  de  l'Escurial,  ou  au  sein  des  mœurs  de  l'Orient  en 
contemplant,  pour  employer  une  phrase  que  M"*  de  Staël  trouvait  un 
charme  poétique  à  prononcer,  les  orangers  de  Grenade  et  les  vieux 
palais  des  rois  maures. 

Il  n'est  rien  en  Angleterre  qui  ressemble  aux  trois  localités  que  je 
viens  de  nommer.  Tolède,  vieille  ville  aux  rues  étroites,  inclinées,  tor- 
tueuses, perchée  sur  un  rocher  que  le  Tage  ceint  de  flots  rougcâtres, 
Tolède  avec  ses  remparts ,  ses  portes  arabes ,  ses  mosquées ,  ses  syna- 
I  gogues,  son  étonnante  cathédrale,  Tolède,  c'est  le  moyen-âge  espagnol 
encore  vivant.  Rien,  en  Angleterre  ni  ailleurs,  ne  ressemble  à  l'Escu- 
rial, à  cet  édifice  moitié  couvent,  moitié  palais,  que  Philippe  II  pouvait 
I  seul  créer  :  sombre  et  morne  comme  lui-même;  rien  ne  m'a  laissé  un 
souvenir  plus  profond  qu'une  journée  passée  à  errer  dans  les  cloîtres 
muets  et  déserts  de  l'Escurial.  J'éprouvais  un  sentiment  d'incroyable 
mélancolie,  quand  je  montais  les  longs  escaliers  de  granit,  quand  j'en- 
tendais les  pas  de  mon  guide  retentir  sur  les  dalles  des  corridors  aban- 
donnés, quand  je  regardais  les  jardins  symétriques ,  les  petits  bassins 
emprisonnés  entre  de  hautes  murailles.  Là ,  je  me  figurais  voir  Phi- 
lippe II  pensif  et  malade,  épouvantant  les  hommes  et  effrayé  de  Dieu. 
Puis  j'entrais  dans  l'église,  où,  au  fond  de  la  nef  obscure,  des  deux  côtés 
d'un  immense  escalier  de  porphyre  rouge,  sont  agenouillées  les  sta- 
tues d'or  de  Philippe  II  et  de  Charles  V.  Je  me  sentais  comme  accablé 
de  stupeur  en  considérant  cet  édifice  si  majestueux  et  si  triste,  si  splen- 
dide  et  si  sombre. 

Quelques  jours  après,  j'étais  dans  la  cathédrale  ou  plutôt  dans  la 
mosquée  de  Cordoue.  Sans  l'odieux  chœur  qu'on  a  imaginé  de  planter 
au  milieu  et  que  le  sacristain  voulait  me  faire  admirer,  j'aurais  pu  me 
croire  au  Caire,  dans  la  mosquée  de  Touloun.  Celle-ci  cependant  ne 
présente  pas  un  nombre  si  prodigieux  de  colonnes.  Du  moins  on  a  épar- 
gné le  Mirhab  tourné  vers  la  Mecque,  et  les  mosaïques  arabes  ont  con- 
servé toute  leur  fraîcheur.  Un  musulman  pourrait  y  faire  ses  dévotions 
comme  un  chrétien  pourrait  faire  sa  prière  dans  Sainte-Sophie.  Sin- 
guher  spectacle  !  les  deux  cultes  ennemis  ont  emprunté  à  l'art  d'un 
peuple  qu'ils  maudissent  le  plus  étonnant  de  leurs  sanctuaires. 

Certes  j'ai  admiré  souvent  en  Angleterre  ce  qui  manque  presque  tou- 
jours en  France  :  les  libres  abords  d'une  cathédrale  plantés  d'arbres 
et  verdoyans  de  gazons.  La  flèche  de  Salisbury  gagne  beaucoup  à  s'é- 
lancer du  milieu  de  la  verdure.  En  France,  je  ne  me  rappelle  guère 
que  Saint-Ouen  à  Rouen  qui  soit  de  la  sorte  entouré  de  beaux  arbres, 
et  encore  Saint-Ouen  n'a  point  à  ses  pieds  ce  tapis  de  verdure  veloutée 
iveli}et  green)  sur  lequel  est  posée  l'église  de  Salisbury.  U  en  est  à  pçu 


086  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près  de  même  à  Winchester,  à  Diirham  et  ailleurs;  mais  combien  ces 
alentours  des  cathédrales  anglaises,  tout  aimables  (ju'ils  sont,  restent 
loin  pour  moi  de  la  cour  qui  précède  la  cathédrale  de  Cordoue,  comme 
toutes  les  autres  mosquées,  avec  ses  orangers  et  son  palmier  près  de  la 
foritaine! 

Pour  Grenade,  c'est  le  lieu  incomparable.  Beauté  des  arbres,  fraf- 
chcur  des  eaux,  tout  ce  qui  manque  si  souvent  à  l'Espagne;  vue  ad- 
mirable sur  cette  mer  de  verdure  qu'on  appelle  la  Vega,  et  sur  les  ra- 
vins pittorcs(|ues  au  fond  desquels  coulent  d'un  côté  le  Darro,  de 
l'autre  le  Xenil ,  si  fameux  dans  les  ballades  moresques;  champs  de 
cactus,  végétation  africaine  tapissant  le  flanc  des  montagnes  que  cou- 
ronnent les  blancs  sommets  de  la  Sierra-Nevada,  —  les  plus  beaux  sites 
de  l'Angleterre  et  de  l'Ecosse  ne  sauraient  offrir  cette  opposition  mer- 
veilleuse de  la  puissance  et  de  la  grâce  réunies;  elles  n'ofl'rent  rien  non 
plus  qu'on  puisse  comparer  à  l'Alhambra. 

Je  ne  décrirai  pas  l'Alhambra.  La  parole  n'a  rien  à  faire  avec  les 
raille  caprices  de  l'art  moresque,  ces  ornemens  infiniment  variés  dont 
la  fantaisie  la  plus  libre  et  la  plus  gracieuse  a  semé  les  murs  et  les 
voûtes  de  l'Alhambra,  et  que  l'immortel  auteur  du  Dernier  des  Ahen- 
cerrages  a  si  poétiquement  comparés  à  ces  étoffes  de  l'Orient  que  brode 
dans  l'ennui  du  harem  le  caprice  d'une  femme  esclave.  Cependant  je 
ne  puis  nommer  l'Alhambra  sans  donner  un  souvenir  à  cette  mer- 
veilleuse soirée  à  la  fin  de  laquelle  je  vis  la  lune  descendre  dans  la 
cour  des  Abencerrages ,  frapper  tour  à  tour  comme  d'une  tache  mobile 
de  lumière  les  portiques  élégans,  les  sveltes  colonnes,  les  lions  bizarres 
de  la  fontaine,  pénétrer  dans  la  salle  des  Ambassadeurs,  que  la  nuit  rem- 
plissait, et  faire  jaillir  de  cette  nuit  comme  un  feuillage  lumineilx  les 
ornemens  les  plus  délicats,  les  plus  finement  fouillés  de  ce  monument 
sans  pareil.  Quelles  heures  dans  une  vie  que  les  heures  passées  à  épier 
la  lune  se  glissant  dans  le  petit  jardin  de  l'infante  Lindaraxa!  à  re- 
garder d'en  haut  les  grands  arbres  qui  montaient  vers  nous  du  sein 
de  la  nuit,  et  venaient  blanchir  leur  tête  dans  la  clarté  de  la  lune  ré- 
pandue à  nos  pieds,  tandisi  qu'au-dessous  Grenade  étalait  ses  lumières 
dispersées  et  que  brillait  en  mêhie  tetnps  un  feu  allumé  dans  la  moft- 
tagne  pour  éclairer  une  danse  dte  bohémiens,  et  la  petite  lumière  qui 
précédait  un  prêtre  allant  porter,  à  travers  la  foule  agenouillée,  le 
viatique  à  un  mourant! 

Oserai-je  dire  (|uel  monument,  en  Angleterre,  a  éTeillé  en  moi  un 
souvenir  de  l'Alhambra?  C'est  le  château  de  Windsor.  Il  est  bien  en- 
tendu que  les  différences  sont  énormes;  mais  Windsor  est  composé, 
comme  l'était  l'Alhambra,  d'un  certain  nombre  de  tours  liées  par  des 
murs  entre  elles  et  avec  un  palais  fortifié,  placé  au  sommet  d'un  es- 
carpement. En  se  promenant  sur  la  terrasse  de  Windsor,  on  voit  mon- 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  687 

ter  vers  soi  les  cimes  des  arbres  plantés  au  bas  de  cette  terrasse,  comme, 
en  regardant  par  la  fenêtre  de  la  salle  des  Ambassadeurs,  on  se  penche 
Ters  les  sommets  des  grands  arbres  dont  la  racine  plonge  dans  la  base 
de  la  colline  escarpée  qui  porte  le  palais- des  rois  de  Grenade.  Toute 
ressemblance  s'arrête  là.  Je  dois  ajouter  cependant  que  la  chapelle  de 
Saint-George  à  Windsor  est  d'un  gothique  fleuri  presque  aussi  léger 
et  presque  aussi  délicat  que  les  décorations  féeriques  de  l'Alhambra. 

L'architecture,  et  l'architecture  du  moyen-âge,  est,  comme  je  l'ai 
dit,  le  seul  art  dans  lequel  l'Angleterre  excelle.  Le  génie  de  la  sculp- 
ture me  paraît  lui  avoir  été  refusé;  il  n'a  pas  non  plus  été  donné  à 
l'Espagne,  sauf  le  talent  indigène,  en  ce  pays,  de  la  sculpture  en  bois. 
Mais,  pour  la  peinture,  quelle  différence!  L'école  espagnole  est  une 
grande  école.  Certainement  elle  a  reçu  l'inspiration  de  l'Italie,  elle  s'est 
ins[)irée  aussi  de  la  Flandre,  mais  elle  n'en  ofi're  pas  moins  un  carac- 
tère particulier  et  profondément  original.  Murillo  a  sa  lumière,  Velas- 
quez  a  son  coloris,  Zurbaran  a  ses  moines.  Ce  pays  des  contrastes  en 
littérature,  qui  a  produit  les  Amadis  et  les  romans  picaresques,  pleins 
d'histoires  de  filous  et  de  mendians;  qui  a  opposé  dans  le  don  Qui- 
chotte l'idéal  exalté  jusqu'à  la  folie  et  la  plus  prosaïque  réalité;  qui, 
dans  ses  drames  profanes  ou  sacrés,  place  toujours  la  bouffonnerie  à 
côté  du  lyrisme,  ce  pays,  en  peinture,  a  produit  les  ineffables  gloires 
de  Murillo  et  ces  mendians,  ces  teigneux  au  milieu  desquels  resplendit 
de  pureté  et  de  charité  l'idéale  figure  de  sainte  Elisabeth.  Ne  cher- 
chez point  de  telles  merveilles  chez  les  peintres  anglais.  Hogarth  est 
un  peintre  ingénieux ,  un  satiriste  comme  Svs^ift ,  un  moraliste  et  un 
prosateur  comme  Addison.  Reynolds  a  de  la  science,  du  coloris,  de 
la  pensée;  il  peut  être  mâle,  il  sait  être  gracieux  :  il  a  bien  écrit  sur 
l'art,  et  sa  peinture  est  bien  écrite.  Flaxman*  possède  le  secret  d'une 
«implicite  pleine  d'effet,  qui  n'est  ni  sans  grandeur  ni  sans  manière; 
mais  que  tout  cela  est  loin  de  Murillo  et  de  Velasquez  ! 

Aujourd'hui,  les  arts  sont  le  côté  faible  des  Anglais.  Leur  langue 
met  la  mélodie  en  fuite,  et  ils  nous  rendent  le  service  d'avoir  une 
oreille  encore  plus  barbare  que  la  nôtre.  En  architecture,  ils  vont  du 
grec  au  gothique,  copiant  tantôt  l'antiquité,  tantôt  le  moyen-âge 
(celui-ci  plus  heureusement),  et  n'inventant  rien;  mais  qui  invente 
en  architecture'?  Leur  peinture  a  quelque  mérite  de  couleur.  Cette 
couleur  est  bien  parfois  fantastique  et  impossible,  mais  il  faut  recon- 
naître aussi  qu'en  passant  sur  les  ponts  de  Londres,  quand  le  soleil 
perce  à  demi  une  brume  jaunâtre  et  la  funiée  qui  flotte  au-dessus  de 
l'immense  chaudron ,  pour  parler  comme  lord  Byron ,  on  voit  certains 
effets,  certains  caprices  de  lumière  qui  ne  ressemblent  à  rien,  si  ce 
n'est  à  des  effets  bizarres  qu'on  a  rencontrés  chez  les  peintres  anglais. 
On  croit  voir  dans  le  ciel  des  fragmens  de  la  palette  de  Gainsborough. 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quant  à  la  sculpture  anglaise,  il  m'est  impossible  de  l'admirer  beau- 
coup; elle  me  semble  presque  toujours  ou  molle ,  ou  sèche ,  ou  insi- 
gnifiante, ou  affectée.  Un  des  groupes  les  plus  vantés  est  celui  qui 
s'élève  sur  la  place  de  la  bourse  à  Liverpool,  et  qui  représente  la  mort 
de  Nelson.  Comme  Nelson  a  remporté  quatre  grandes  victoires,  le 
sculpteur  a  placé  au-dessus  de  la  tête  du  héros,  dans  la  main  de  la 
gloire,  quatre  couronnes  (jui  se  tiennent  par  un  fil  de  fer. 

Si  les  Anglais  produisent  peu  de  chefs-d'œuvre  d'art,  ils  en  achètent 
beaucoup.  M.  Waagen,  juge  si  compétent,  estime  que  la  moitié  des 
beaux  tableaux  qui  existent  se  trouve  en  Angleterre;  l'autre  moitié  est 
dispersée  dans  le  reste  du  monde.  Grâce  à  lord  Elgin,  que  je  bénis 
pour  son  forfait ,  et  qui  a  sauvé  de  mille  chances  de  destruction  les 
marbres  du  Parthénon ,  les  Anglais  possèdent  les  plus  belles  œuvres 
du  ciseau  humain.  Ils  ont  accueilli  Haendel,  qui,  dans  l'histoire  de 
l'art,  figure  presque  comme  un  compositeur  anglais.  Nulle  part  la 
grande  musi({ue  de  Palestrina,  de  Haydn,  de  Beethoven,  de  Mendel- 
sohn ,  n'est  plus  souvent  exécutée  qu'en  Angleterre. 

Malgré  cela,  la  vraie  vie  de  l'Angleterre,  ce  n'est  pas  l'art,  c'est  la 
politique.  En  Angleterre ,  plus  que  partout  ailleurs ,  les  affaires  de  la 
nation  sont  les  affaires  de  chacun,  et  l'intérêt  général  se  confond  avec 
l'intérêt  privé;  de  plus,  rien  n'étant  centralisé,  chaque  ville,  chaque 
bourg,  chaque  commune,  peuvent  s'occuper  de  ce  qui  les  concerne. 
De  là  cette  vie  politique  qui  est  partout  active  et  présente  en  Angle- 
terre. 

En  Espagne,  j'ai  été  frappé  de  l'absence  de  la  vie  politique,  des  sen- 
timens  et  des  passions  politiques.  Il  y  a  à  Madrid  une  assemblée  où 
l'on  fait  des  discours  et  des  lois,  il  y  a  aussi  des  cafés  où  on  lit  les 
journaux;  mais,  dans  tout  le  reste  de  l'Espagne,  le  gros  de  la  popula- 
tion m'a  paru  fort  indifférent  aux  discours  et  aux  journaux.  11  y  a 
plus,  je  n'ai  jamais  pu  surprendre,  dans  le  langage  des  Espagnols  que 
le  hasard  m'a  fait  rencontrer,  la  trace  d'un  sentiment  politique  quel- 
conque. Dans  les  diligences,  on  me  parlait  souvent  de  la  révolution  de 
février,  jamais  des  nombreux  bouleversemens  que  l'Espagne  a  subis 
depuis  vingt  ans.  En  arrivant  à  Séville,  on  me  montrait  jusqu'où 
avaient  porté  les  bombes  d'Espartero,  mais  il  m'était  impossible  de 
découvrir  si  mes  interlocuteurs  étaient  pour  ou  contre  Espartero.  Ce 
n'est  pas  qu'ils  craignissent  de  manifester  leur  opinion,  car  on  s'ex- 
primait en  toute  liberté,  et  souvent  avec  beaucoup  de  verve,  sur  la 
conduite  privée  de  la  reine;  mais,  à  ma  grande  surprise,  l'esprit  de 
parti  semblait  anéanti.  Je  n'y  pouvais  rien  comprendre,  et  je  finis- 
sais par  croire  que  les  querelles  en  apparence  si  acharnées  des  partis 
étaient  nées  d'une  agitation  superficielle  qui  n'atteignait  pas  le  cœur  de 
la  nation,  que  l'on  avait  joué  à  la  guerre  civile,  les  masses  par  désœu- 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  689 

k  rement  et  par  goût  des  aventures,  et  les  chefs  pour  gagner  l'enjeu  de 
;i  partie,  c'est-à-dire  le  pouvoir  :  si  bien  que  le  pays  long-temps  le 
plus  agité  de  l'Europe  était  devenu  le  plus  tranquille  depuis  qu'une 
main  vigoureuse  avait  comprimé  les  ambitions  individuelles  qui  le 
troublaient  à  la  surface. 

Voilà  pour  les  ditîerences  politiques,  voici  pour  les  diversités  so- 
ciales. Le  Castillan  et  l'Anglais  sont  fiers  tous  deux,  et  respectent  dans 
leur  personne,  l'un  le  gentleman,  l'autre  le  caballero;  mais  chacun 
peut  se  dire  et  se  croire  caballero,  tandis  que  pour  être  gentleman  il 
faut  avoir  de  l'argent.  En  Espagne,  tout  le  monde  est  noble.  A  Gre- 
inade,  mon  cicérone,  qui  s'appelait  Ximenès,  ne  doutait  point  qu'il  ne 
fût  parent  du  cardinal  de  ce  nom.  Les  formes  du  langage  sont  pom- 
peuses et  aristocratiques  :  on  s'adresse  à  un  décrotteur  ou  à  un  men- 
idiant  en  employant  la  troisième  personne  et  l'expression  consacrée 
votre  merci,  qui  correspond  à  votre  seigneurie.  En  Angleterre,  sauf 
les  lords  et  les  évoques,  sir  est  adressé  à  tout  le  monde,  comme  en  fran- 
çais monsieur;  mais  le  rapport  des  classes  n'en  est  pas  moins  un  rap- 
port d'inégalité  :  seulement  c'est  une  inégalité  consentie  qui  ne  blesse 
personne  et  dont  tout  le  monde  s'arrange  à  merveille.  En  toute  cir- 
constance, chacun  se  place  naturellement  d'après  sa  situation  sociale. 
Sur  l'impériale  des  voitures  publiques,  il  n'est  interdit  à  personne  de 
prendre  place  sur  la  banquette  de  devant;  mais,  en  fait,  il  arrive  que 
presque  toujours  cette  banquette  est  occupée  par  des  gentlemen.  La 
place  à  côté  du  cocher,  qui  est  réputée  la  meilleure,  est  en  général 
donnée,  d'un  consentement  tacite,  au  personnage  le  plus  considérable, 
et  on  ne  la  lui  dispute  point.  J'ai  observé  que  celui-ci  ne  manque  ja- 
mais d'adresser  plusieurs  fois  la  parole  au  cocher,  qui  m'a  paru  ré- 
pondre constamment,  sans  familiarité  et  sans  obséquiosité,  comme  à 
un  supérieur,  non  comme  à  un  maître.  En  Espagne,  c'est  autre  chose  : 
là  régnent  la  liberté,  l'égahté,  la  fraternité...  du  cigare.  Un  mendiant 
s'arrête  devant  un  grand  d'Espagne  en  disant  :  Haciame  el  favor  de  su 
candela,  ou  en  ne  disant  rien  du  tout.  Le  grand  d'Espagne  prête  son  ci- 
gare au  mendiant,  qui  allume  le  sien.  Du  reste,  le  mendiant  a  l'air  aussi 
noble  et  souvent  plus  noble  que  le  grand  d'Espagne;  il  n'y  a  nulle  ef- 
fronterie dans  sa  requête,  que  l'usage  autorise,  et  son  geste  en  rendant 
le  cigare  est  plein  de  courtoisie.  L'égalité  n'est  point  arrogante  en  Es- 
pagne; l'inégalité  n'est  ni  basse  ni  insolente  en  Angleterre. 

Le  contraste  que  je  poursuis  entre  les  deux  peuples  que  je  compare 
•  ■st  aussi  grand  dans  leurs  langues  et  dans  leur  littérature  que  dans 
tout  le  reste.  L'espagnol  est  le  plus  plein,  le  plus  sonore  des  idiomes 
néo-latins.  L'anglais  est  le  plus  contracté,  le  plus  bref  des  idiomes  ger- 
maniques. L'un  est  une  langue  d'oisifs  superbes,  de  gens  qui  n'ont 
rien  autre  chose  à  faire  qu'à  écouter  leur  parole  retentissante;  l'autre 

TOMfi  V.  44 


690  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  la  langue  d'un  peuple  énergique  et  afïairé,  qui  n'a  point  de  temps 
à  perdre,  et  à  qui  un  monosyllabe  suffit  pour  exprimer  rapidement  sa 
pensée,  ou  traduire  sa  Tolonté  dans  le  moindre  délai  possible.  Quelle 
magnifique  langue  que  celle  où  des  mouchettes  s'appellent  despabilla- 
deras,  et  un  éteignoir  apagador !  Quelle  langue  expressive  et  prompte 
que  celle  où  dog  veut  dire  suivre  quelqu'un  à  la  trace,  comme  un  chien 
suit  sa  proie,  et  où.  dans  l'usage  familier,  eut  veut  dire  sembler  nepm 
reconnaître  quelqu'un  pour  rompre  une  fâcheuse  connaissance! 

La  littérature  anglaise  et  la  littérature  espagnole  sont  profondément 
nationales,  bien  que  toutes  deux  aient  subi  une  influence  étrangère  et 
conquérante  :  la  première,  l'influence  des  Normands;  la  seconde,  celte, 
des  Arabes.  L'une  et  l'autre  ont  un  théâtre  purement  indigène,  et  qui 
ne  doit  rien  à  l'imitation  de  l'antiquité;  mais  Shakspeare  est  le  poète 
^e  la  passion,  et  Galderon  le  poète  de  la  fantaisie  :  le  premier  est  un 
grand  peintre  d'histoire  et  de  portraits,  le  second  un  musicien  mer- 
veilleux qui  a  produit  d'admirables  symphonies  dramatiques;  l'un 
dessine  fortement  des  caractères  vrais,  l'autre  se  joue  avec  des  événe- 
mens  invraisemblables,  et  se  plaît  parmi  des  personnages  impossibles; 
l'un,  enfin,  a  exprimé  avec  une  profondeur  que  nul  n'a  surpassée  tous 
les  sentimens  de  l'ame,  hormis  un  seul,  le  plus  intime  et  le  plus  puis- 
sant, le  sentiment  religieux;  l'autre,  dans  les  Autos  sacr amentales,  a 
symbolisé  tous  les  sujets  dramatiques  qu'il  empruntait  tour  à  tour  à 
l'histoire  et  à  la  fable,  pour  y  retrouver  et  y  reproduire  le  mystère  fon- 
damental du  christianisme,  l'incarnation,  le  dogme  souverain  du  ca'- 
iholicisme,  la  présence  réelle.  Cervantes  est  un  génie  de  la  même  fa- 
mille que  Shakspeare;  mais  le  romancier  méridional  a  représenté  îa 
vie  humaine  par  deux  types  qui  la  contiennent,  et,  comme  on  dit  au- 
jourd'hui assez  pédantesquement,  la  résument  tout  entière,  par  don 
iiuichotte  et  par  Sancho,  c'est-à-dire  par  l'idéal  et  par  le  réel.  Il  a  con- 
centré et  condensé,  pour  ainsi  dire,  tout  l'enseignement  moral  que 
l'observation  de  notre  nature  lui  avait  fourni  dans  une  œuvre  clas^ 
sique.  Le  poète  du  Nord  a  dispersé  les  trésors  qu'il  devait  à  une  obser- 
vation encore  plus  profonde  et  infiniment  plus  variée  dans  une  foule 
de  créations  romantiques,  admirables,  sans  doute,  mais  dont  aucune 
peut-être  n'offre  un  tout  aussi  achevé  que  Don  Quichotte. 

La  littérature  anglaise  est  plus  inhérente  au  sol  natal  que  la  litté- 
rature espagnole,  on  y  retrouve  mieux  son  empreinte.  Sans  parler  de 
rÉcosse,  où  l'on  va  de  Waller  Scott  à  Ossian,  et  des  champs  cultivés  et 
décrits  par  Burns,  le  fermier-poète,  à  la  Bruyère  maudite,  immorta- 
lisée par  Shakspeare,  il  y  a  cent  localités  en  Angleterre  auxquelles 
sont  liées  les  créations  de  la  poésie  nationale.  L'aspect  de  la  falaise  de 
©ouvre  rappelle  la  peinture  que  Shakspeare  trace,  dans  le  Bot  Lear, 
4es  effets  d'un  escarpement  iraniense,  d'où  l'œil  plonge  d'en  haut  sur 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  691 

la  grève,  peinture  qui  donne  le  vertige  au  lecteur  aussi  bien  qu'à  Ed- 
iiar.  Les  chênes  et  les  verdoyantes  retraites  de  Windsor  évoquent  le 
souvenir  du  début  harmonieux  de  la  muse  de  Pope.  Les  bords  de  la 
Saverne  ont  la  fraîcheur  des  inspirations  que  leur  demandait  Milton, 
jeune  encore,  avant  que  les  orages  politiques  lui  eussent  révélé  l'enfer. 
En  mémoire  de  Sliakspeare,  on  va  visiter  les  bords  de  l'Avon,  dont 
il  fut  le  cygne,  et,  en  contemplant  cette  nature  si  douce,  si  paisible,  si 
rejwsée,  on  s'étonne  d'abord  qu'elle  ait  vu  naître  l'auteur  CCHamlet, 
<le  Macbeth,  d'Othello,  mais  on  se  rappelle  bientôt  que  nul  entre  les 
auteurs  dramatiques  n'a  plus  que  Shakspeare  fait  vivre  les  person- 
nages de  leur  vie  propre  et  n'a  moins  parlé  par  leur  bouche.  On  se 
souvient  d'ailleurs  qu'il  a  aussi  créé  Desdémone,  Juliette,  Imogène, 
({u'il  a  composé  des  sonnets  pleins  de  délicatesse,  et  que  ses  contewï- 
porains  l'ont  appelé  le  cygne  de  l'Avon  avant  moi,  qui  le  nommais 
ainsi  tout  à  l'heure  peut-être  à  l'étonnement  de  mon  lecteur.  En  aper- 
cevant de  la  terrasse  de  Windsor  les  tours  et  les  clochers  d'Eton,  à 
l'horizon  le  voyageur  reconnaît  que  c'est  de  là  que  Gray  les  contem- 
|)lait  quand  il  murmura  le  premier  vers  de  son  ode  mélancolique. 

,  Ye  distant  spires,  ye  antique  towers! 

A  chaque  pas ,  en  Angleterre ,  on  trouve  une  localité  que  la  poésie 
<»u  le  roman  ont  consacrée.  A  Londres ,  il  n'est  pas  un  quartier  où  ne 
soit  présent  le  souvenir  d'un  grand  écrivain  de  l'Angleterre.  On  montre 
à  l'étranger  la  place  où  était  le  théâtre  du  Globe,  sur  lequel  fut  joué 
Shakspeare,  et  le  café  littéraire  où  Johnson  rendait  ses  arrêts. 

La  terre  d'Espagne  a  aussi  ses  souvenirs  poétiques.  Les  passages  des 
Pyrénées  s'appellent  encore  aujourd'hui  des  joor^«  comme  dans  les  ro- 
mances chevaleresques;  Burgos  montre  le  coffre  sur  lequel,  suivant 
une  de  ces  romances,  le  Cid  emprunta  mille  maravédis  à  des  Juifs  qui 
croyaient  le  coffre  plein  de  pierres  précieuses.  Le  Cid,  ayant  payé  les 
Juifs,  fit  ouvrir  le  coffre  devant  eux;  il  était  plein  de  sable,  et  comme 
ils  s'étonnaient,  le  Cid  leur  dit  :  Ce  cofl're  contenait  mieux  que  des  pierres 
précieuses,  il  contenait  la  parole,  ou,  selon  l'énergique  expression  de 
la  romance,  la  vérité  du  Cid,  langage  altier  et  chevaleresque  s'il  en  fut; 
mais  cette  application  de  la  chevalerie  aux  affaires  eût  de  nos  jours 
mené  le  Cid  en  cour  d'assises. 

Cependant  il  y  a  bien  moins  de  lieux  consacrés  par  cette  popularité 
que  dispensent  les  grands  écrivains  en  Espagne  qu'en  Angleterre.  C'est 
un  Français  qui  n'est  jamais  sorti  de  son  pays,  c'est  Le  Sage  auquel  on 
pense  plus  qu'à  nul  autre  auteur  en  traversant  les  villes  de  l'Espagne, 
tant  il  s'était  empreint  de  la  couleur  espagnole  par  son  contact  avec 
les  romanciers  de  la  Péninsule,  à  la  famille  desquels  il  appartient  sans 
cesser  jamais  d'être  Français  par  l'art  et  le  style,  et  qu'il  a  tous  sur- 


C92  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

passés.  Il  ne  leur  doit  point  Gil  Blas  comme  a  voulu  le  faire  croire 
l'orgueil  castillan,  c'est  aujourd'hui  chose  démontrée.  Mais  que  les  Es- 
pagnols aient  songé  à  soutenir  cette  thèse  et  pu  la  soutenir  avec  quel- 
que apparence  de  vérité,  c'est  une  forte  preuve  et  un  grand  éloge  delà 
fidélité  des  tableaux  de  Le  Sage. 

Pour  les  étrangers,  la  littérature  espagnole  est  presque  tout  entière 
dans  Don  Quichotte.  C'est  don  Quichotte  et  Sancho  Pança  que  l'on 
cherche  sans  cesse  et  que  parfois  je  croyais  apercevoir  quand  passait 
un  maigre  officier  le  casque  en  tête ,  chevauchant  sur  une  rossinante 
qui  galopa  tout  au  plus  une  fois  dans  sa  vie,  ou  un  paysan  de  la 
Manche  se  dandinant  sur  un  descendant  du  précieux  grison.  11  n'est 
pas  une  auberge  qui  ne  fasse  songer  à  celles  que  l'ingénieux  hidalgo 
prenait  pour  des  châteaux,  pas  une  fille  d'auberge  qui  n'éveille  le  gra- 
cieux souvenir  de  Maritorne,  pas  un  moulin  à  vent  qui  ne  fasse  un  peu 
l'effet  d'un  géant ,  pas  un  troupeau  de  moutons  qu'on  ne  soit  tenté  de 
prendre ,  à  travers  le  nuage  de  poussière  qu'il  soulève ,  pour  l'armée 
du  grand  roi  Alifanfaron.  Ce  qui  est  plus  sérieux,  la  folie  que  Cervantes 
prête  à  son  héros  semble  moins  invraisemblable  dans  ce  pays,  où  l'on 
marche  si  long-temps  sans  rencontrer  un  homme  ou  une  maison ,  où 
rien  ne  ramène  à  la  vie  réelle,  où  l'amant  de  Dulcinée  pouvait  se  livrer 
à  toutes  ses  rêveries  chimériques  sans  en  être  réveillé  par  le  spectacle 
de  la  vie  quotidienne  ou  troublé  par  les  moqueries  des  passans.  Placez 
don  Quichotte  en  France  ou  en  Angleterre;  il  n'aura  pas  fait  cent  pas 
qu'il  y  aura  foule  autour  de  lui ,  et  il  sera  conduit  chez  le  maire  ou  le  juge 
de  paix;  mais,  dans  les  déserts  de  la  Manche,  il  pouvait  se  croire  tout 
à  son  aise  en  pays  de  romancerie,  dans  les  lieux  infréquentés  parcourus 
par  les  chevaliers  errans,  au  fond  du  royaume  de  Micomicon,  jusqu'à 
ce  qu'il  rencontrât  un  lieu  habité,  ce  qui,  dans  le  centre  de  l'Espagne, 
même  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  atteints  de  la  folie  de  don  Quichotte, 
est  toujours  presque  une  aventure. 

Voilà  assez  de  rapprochemens  entre  les  deux  pays  que  je  compare;  le 
lecteur  pourrait  se  lasser  avant  moi  de  voyager  ainsi,  un  pied  en  Es- 
pagne et  l'autre  en  Angleterre;  je  finirai  par  un  mot  sur  leur  avenir. 

Tous  deux  sont,  en  ce  moment,  avec  la  Belgique,  la  Hollande  et  la 
Russie,  les  seuls  en  Europe  qui  n'aient  pas  été  atteints  par  le  der- 
nier cataclysme  politique.  Sont-ils  pour  cela  garantis  de  tout  boule- 
versement futur?  On  n'oserait  l'affirmer  pour  l'Espagne;  sa  tranqui 
lité  actuelle  tient  à  l'énergie  d'un  homme,  à  la  lassitude  des  parti 
Cette  facilité  à  se  jeter  dans  les  soulèvemens  et  les  pronunciamientoi 
peut  entraîner  encore  les  populations  désœuvrées  et  aventureuses  de 
la  Péninsule.  L'avenir  de  la  Grande-Bretagne  est-il  plus  assuré?  II 
semble,  à  voir  cette  société  si  sensée,  si  régulière,  avec  son  patrio- 
tisme égoïste,  son  ambition  prudente,  son  respect  pour  les  traditions 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  693 

(  l;i  loi,  qu'elle  est  assise  sur  une  base  inébranlable,  et  que,  retran- 
(  (>('  dans  son  île,  derrière  le  rempart  de  ses  mers,  elle  peut, — comme 
i-ait  superbement  Canning,  — Éole  politique,  déchaîner  les  tempêtes 
:  I  le  monde  sans  être  ébranlée;  mais,  en  y  regardant  de  près,  on  aper- 
i  it  bien  des  fentes  qui  lézardent  l'édifice  séculaire,  si  majestueux  au 
(Miiier  coup  d'oeil  et  si  solide  en  apparence.  Il  n'y  a  pas,  je  le  crois, 
danger  prochain  pour  l'Angleterre;  mais  n'y  a-t-il  pas  un  dan- 
r  éloigné  et  un  danger  formidable?  Cette  puissance  extérieure  à  la- 
lelle  sa  grandeur  commerciale  est  liée  est-elle  bien  assise?  Cet  em- 
le  de  l'Inde,  déjà  si  démesuré  et  qu'une  fatalité  invincible  agrandit 
iijours  davantage,  ne  fmira-t-il  pas  par  rencontrer  à  l'Occident  un 
itre  empire  que  la  fatalité  semble  pousser  vers  l'Orient.  Ces  popula- 
)ns  nombreuses  que  l'Angleterre  contient  par  la  force,  mais  dont  elle 
a  pu  entamer  ni  la  religion  ni  les  mœurs,  aidées  d'un  appui  étranger, 
;  peuvent-elles  se  soulever  du  cap  Comorin  jusqu'à  l'Himalaya?  La 
;volte  de  Vélore,  qui  mit  en  péril  la  domination  anglaise  dans  l'Inde, 
;t-elle  si  ancienne?  Voici  que  le  Gap  repousse  les  convicts  que  lui  en- 
oie  la  métropole,  voici  que  les  îles  Ioniennes  ne  sont  contenues  que  par 
s  supplices,  voici  que  le  Canada  commence  à  demander  l'annexion 
ux  États-Unis.  Depuis  l'invention  de  la  vapeur,  l'envahissement  de  l' An- 
leterre,  que,  sans  ce  secours,  Napoléon  avait  cru  possible,  l'est  devenu 
ien  davantage,  et,  en  cas  d'invasion,  trois  millions  d'affamés  se  lève- 
aient  en  Irlande;  cette  Irlande  est  une  plaie  sans  remède.  Le  peuple 
nglais  fait  chaque  jour  de  généreux  efforts  pour  guérir  le  mal  qu'il 
causé,  mais  il  semble  que  ses  anciens  torts  sont  inexpiables.  En  An- 
leterre  même,  à  Londres  et  dans  les  villes  manufacturières,  il  existe 
ies  misères  qui  surpassent  toutes  nos  misères.  Les  classes  supérieures 
ont  beaucoup  pour  les  combattre,  et  me  préserve  le  ciel  de  leur  re- 
user cette  justice  qu'on  ne  leur  rend  pas  toujours!  mais  pourront-elles 
aire  assez?  L'abîme  que  le  prolétariat  a  creusé  sous  la  société  britan- 
lique  pourra-t-il  être  comblé  par  les  sommes  énormes  qu'on  y  enfouit 
:haque  jour?  Rien  ne  donne  une  plus  haute  idée  du  génie  de  la  civili- 
ation  que  les  quartiers  opulens  de  Londres;  mais  il  y  a  aussi  à  Londres 
es  quartiers  de  la  peste  et  de  la  faim.  Le  choléra  a  forcé  de  fouiller 
lans  cette  fange  empoisonnée,  et  il  en  est  sorti  de  terribles  menaces  et 
le  formidables  leçons.  Chaque  jour,  des  enquêtes  courageusement 
aites  par  l'état  ou  entreprises  par  les  particuliers,  dans  ce  pays  de  pu- 
blicité, révèlent  des  douleurs  inouïes.  Un  soir,  après  avoir  visité  dans 
la  matinée  les  docks  de  Londres,  encore  ébloui  de  ce  mouvement  in- 
croyable, de  cette  activité  gigantesque,  j'ouvris  le  journal,  et  j'y  lus 
l'histoire  d'un  homme  qui  venait  de  se  pendre  après  avoir  étranglé  sa 
femme  et  ses  trois  enfans,  parce  qu'il  n'avait  pas  de  pain  à  leur  donner. 
Autre  danger  moins  redouté,  mais  aussi  réel  !  Un  parti  se  forme  en 


€94  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Angleterre,  qui,  bien  qu'éloigné  des  idées  de  bouleversement, 
prépare  peut-être  la  voie  :  c'est  un  parti  bourgeois,  hostile  à  l'aristo- 
cratie, ce  qui  est  très  nouveau  en  Angleterre.  Ge  parti  aspire  à  fain 
prévaloir  en  toute  chose  les  intérêts  de  l'industrie  sur  ceux  de  la  tcnv 
c'est  l'école  de  Manchester.  Aujourd'hui,  il  demande  la  réforme  pi 
une  agitation  à  laquelle  s'associe  le  chartiste  O'Gonnor.  Une  révolu- 
tion s'opère  sourdement  dans  une  portion  de  la  classe  moyenne.  Cette 
classe  moyenne,  jusqu'à  présent  si  respectueuse  pour  l'aristocratie,  e 
qu'on  voit  encore  en  général  si  occupée  de  tout  ce  que  fait  celle-ei 
cette  classe  moyenne  qui,  dans  les  voitures  pubUques ,  s'enquiert  di 
nom  du  nobleman  qui  habite  le  château  devant  lequel  on  passe,  à 
moment  où  il  y  viendra  chasser,  des  hôtes  qu'il  y  doit  recevoir;  cett( 
classe  moyenne  est,  sur  plusieurs  points  de  l'Angleterre,  insensible- 
ment remplacée  par  une  autre  qui  n'est  point  en  respect  devant  Taris 
tocratie ,  qui  n'a  point  le  goût  du  passé ,  qui ,  en  toute  chose,  aimt 
le  nouveau,  que  ce  nouveau  s'appelle  libre  échange,  hydrothérapie 
église  indépendante ,  société  de  tempérance ,  orthograplie  phonétic^ue 
qui,  en  un  mot,  est  rationnelle  et  non  traditionnelle.  C'est  principa- 
lement à  Birmingham  que  ce  mouvement  ma  été  signalé  par  des  per- 
sonnes qui  connaissaient  le  pays  depuis  plus  long-temps  que  moi.  J'^ 
ai  été  frappé  moi-même.  J'ai  entendu  un  jeune  lïiinistre  dissident 
d'une  grande  éloquence,  d'une  renounnée  populaire  et  d'un  caractèrt 
respecté,  tonner  contre  l'aristocratie,  et  prophétiser  l'avènement  de  lîi 
république  en  Angleterre.  Je  l'ai  entendu  en  chaire  prêcher  contre  k 
jeûne  national  devant  un  public  choisi,  appartenant  aux  familles  kf 
plus  honorables  de  Birmingham.  Ge  sont  là,  si  je  ne  me  trompe,  dee 
signes  précurseurs  d'un  changement  radical  dans  les  formes  de  la  so- 
ciété anglaise. 

L'édifice  reUgieux,  qui  est  le  soutien  de  l'édifice  politique,  oïïrem 
core  une  façade  parfaitement  intacte.  Personne  n'élève  la  voix  coiitr 
le  christianisme.  Lord  Byron,  pour  l'avoir  attaqué,  a  perdu  sa  plae 
dans  le  Panthéon  des  grands  hommes,  qui  s'ouvre  pour  Addison;  l 
poète  Shelley,  qui  avait  le  travers  de  se  croire  athée ,  a  vu  l'état  Iw 
enlever  ses  enfans.  Les  hommes  les  moins  croyans  sont  prêts  à  cofltt 
battre  pour  l'observation  du  dimanche;  mais  cet  édifice  est  lui-raêmi 
composé  de  matériaux  bien  divers,  bien  incohérens.  U  y  a  dans  la  toi 
ture  plus  d'une  poutre  vermoulue ,  et  dans  les  fondations  plus  d'un 
pierre  rongée  par  le  temps.  L'église  anglicane  veut  être  protestante 
sans  laisser  à  l'esprit  aucune  liberté.  Les  doctrines  historiques  des 
théologiens  allemands,  de  ceux  que,  dans  leur  patrie,  on  accuse  àepie- 
tisme,  terrifient  les  docteurs  d'Oxford  et  leur  semblent  l'abomination 
.  de  la  désolation.  Gette  prétention  à  l'omnipotence  de  l'église  sur  la  rai- 
son, hors  du  catholicisme,  est  une  gageure  insoutenable,  bien  que  sou- 


i 


ESPAGNE   ET   ANGLETERRE.  695 

I  me  avec  un  aplomb  extraordinaire,  et  l'incrédulité  absolue  ne  sau- 

jit  être  loin  de  cette  foi  aveugle  qu'on  veut,  contre  toute  logique^ 

!  pctuer  au  sein  de  la  religion  du  libre  examen.  Le  protestantisme 

lais,  entre  le  puseysme,  qui  le  pousse  vers  le  catholicisme,  et  l'u- 

iairianisme,  qui  le  pousse  vers  la  philosophie,  s'efforce  en  vain  de  se 

uniponner  à  la  tradition  qu'il  a  rejetée.  Tiraillé  en  tout  sens,  divisé 

1  sectes  qui  se  subdivisent  elles-mêmes,  comme  en  ce  moment  le 

u'ihodisme,  il  chancelle,  et  avec  lui  la  société  politique,  dont  il  est  le 

IIS  sûr  fondement. 

Sans  doute  toutes  ces  agitations  sont  le  produit  de  la  vie,  sinon  de  la 
iité,  et  la  tranquillité  religieuse  de  l'Espagne,  qui  a  sacrifié  ses 
loines,  et  dont  la  philosophie  est  encore  à  naître,  cette  tranquillité 
'lit  au  sommeil  de  l'ame  et  de  l'intelligence.  Cependant  cette  nation 
est  pas  morte;  depuis  vingt  ans,  elle  a  accompli  une  grande  évolu- 
on;  elle  est  sortie  du  moyen-âge.  La  chrysalide  engourdie  pendant 
lie  s'opérait  la  transformation,  la  transformation  accomplie,  vapeut- 
tie  se  réveiller  et  déployer  ses  ailes.  Déjà  un  grand  progrès  écono- 
niiiue  s'est  réalisé.  Qui  nous  dit  qu'une  ère  de  renaissance  ne  viendra 
tas  pour  cette  race  héroïque  qui ,  durant  huit  siècles,  a  combattu  à 
a\ant-garde  de  la  chrétienté?  Ni  l'intelligence,  ni  le  courage  ne  lui 
iianquent.  11  lui  manque  une  impulsion  et  un  but;  le  but  peut  se  pré- 
(  Jiter  :  qu'il  se  présente,  et  l'impulsion  sera  donnée.  Du  reste,  dans  le 
«in  de  la  nation  espagnole,  il  n'y  a  point  de  haines  sérieuses  de  classes 
3t  de  partis;  la  mendicité  au  soleil  n'atteint  jamais  à  l'affreuse  misère 
It's  tristes  climats  du  Nord.  Il  se  passera  bien  du  temps  avant  que  la 
population  croissante  et  l'industrie  développée  outre  mesure  fassent 
naître  pour  l'Espagne  les  dangers  qui  menacent  les  autres  pays.  A  la 
fois  protégée  contre  l'Europe  par  les  Pyrénées ,  et  communiquant  par 
Li  mer  avec  l'Amérique  et  l'Orient,  sa  situation  est  incomparable.  On 
peut  donc  ne  pas  désespérer  de  ce  noble  peuple,  qui  fut  si  grand ,  qui 
ne  porte  pas  sur  son  front  la  marque  d'un  peuple  condamné.  L'Es- 
pagne a  eu ,  comme  l'Angleterre,  le  passé;  elle  n'a  pas,  comme  elle, 
le  présent;  à  qui  sera  l'avenir? 

J.-J.  Ampère. 


NICOLAS  POUSSIN. 


Nicolas  Poussin  naquit  aux  Andelys,  près  de  Rouen ,  au  mois  de 
juin  de  l'année  1594  :  il  précéda  de  dix  ans  Corneille,  son  compatriote, 
qui  devait  être  son  émule  par  la  grandeur  du  génie,  la  rectitude  du 
caractère,  la  force  de  la  pensée,  la  pureté  et  la  simplicité  des  mœurs. 
Ces  deux  grands  hommes,  ces  deux  grands  artistes,  ces  deux  robustes  ' 
frères  en  poésie  ouyrent  splendidement  ce  xvn*  siècle  français  qui  de-  i 
vait  Yoir  mûrir  les  fruits  les  plus  nombreux,  les  plus  variés,  les  plus; 
exquis  du  mouvement  d'idées  qui  commence  à  la  renaissance  italienne  : 
et  vient  finir  sur  le  seuil  d'un  monde  nouveau ,  à  l'Esprit  des  Lois  et 
au  Contrat  social.  Il  paraît  d'abord  étonnant  de  rencontrer  un  des 
premiers  peintres  du  monde  dans  un  pays  qui  n'est  certainement  pas 
la  patrie  de  la  peinture  moderne  et  dans  un  temps  qui  venait  de  voir 
mourir  les  plus  grands  artistes  de  l'Italie,  et  se  perdre  sous  l'empire  de 
nouveautés  médiocres  ou  bizarres  la  tradition  de  leurs  doctrines;  mais 
certaines  époques  sont  comme  ces  saisons  fécondes  qui  donnent  la  vie 
aux  moindres  semences.  Le  xvn»  siècle  ressemble  à  ces  jours  d'été 
cliauds,  mais  un  peu  voilés,  qui  présentent  dans  un  moment  unique  et 
admirable  des  fleurs  et  des  fruits  déjà  mûrs.  La  gerbe  ([u'il  apporte  au 
trésor  de  la  science  et  de  l'art  est  peut-être  plus  belle  qu'aucune  autre: 
il  en  est  de  plus  brillantes  peut-être,  il  n'en  est  point  de  plus  harmo- 
nieuses et  de  plus  complètes.  On  pourrait  encore  comparer  ce  temps  à 


NICOLAS  POUSSIN.  697 

!  lomme  dans  la  vigueur  de  l'âge  :  un  corps  robuste,  un  esprit  étendu 

lin,  des  pensées  fortes  et  délicates,  nombreuses,  précises;  de  vastes 

rations,  mais  retenues  dans  les  limites  des  forces  humaines;  rien 

I  la  fougue  inutile  de  l'extrême  jeunesse,  rien  non  plus  de  la  sagesse 

ïiile  de  la  caducité;  jamais  de  ces  chimères  trompeuses  qui  égarent 

ifs  premiers  pas,  que  le  grand  soleil  de  midi  disperse,  et  qui  revien- 

mt,  lorsque  la  raison  décline,  misérablement  dégrader  nos  dernières 

iijiées.  Ce  siècle  adulte  ne  connaissait  ni  cette  inquiétude,  ni  cette  tris- 

>so  maladive  qui  nous  dévore,  et  qui  fait  si  intimement  partie  de 

)us-mêmes,  qu'il  paraît  impossible  d'en  découvrir  le  germe  et  de  la 

'  loger  :  mal  héréditaire  qui  circule  dans  nos  veines ,  et  ([ue  nous 

uns  sucé  au  sein  de  nos  mères  avec  la  vie. 

Il  ne  nous  reste  que  des  documens  incertains  et  peu  nombreux  sur 

jeunesse  de  Poussin.  Son  père,  Jean  Poussin,  était  originaire  de 

•issons,  d'une  bonne  famille,  probablement  noble,  mais  ruinée  pen- 

mt  les  guerres  qui  dévastèrent  la  France  au  xvi«  siècle.  Jean  Poussin 

:it  part  lui-même  aux  dernières  campagnes,  et  Félibien  rapporte  que 

3  fut  à  la  suite  du  siège  de  Vernon,  auquel  il  avait  assisté  avec  un  de 

.'S  oncles,  qu'il  épousa  Marie  de  Laisement,  veuve  d'un  procureur  de 

Aie  ville  (1).  Nicolas  Poussin  naquit  de  ce  mariage.  Son  père,  qui 

i>ait  d'une  petite  pension  (2),  lui  fit  faire  les  études  habituelles.  S'il 

ait  en  croire  la  tradition,  l'enfant,  d'ailleurs  appliqué,  passait  une 

oiine  partie  de  ses  heures  de  leçons  à  couvrir  ses  livres  et  ses  cahiers 

t'  dessins,  incorrects  sans  doute,  mais  qui  témoignaient  déjà  de  ses 

lispositions.  Quintin  Yarin,  peintre  médiocre  d'Amiens,  dont  le  nom 

erait  inconnu,  s'il  n'était  associé  à  celui  de  Poussin  dans  l'histoire, 

(•ressentit  son  talent,  lui  donna  quelques  leçons,  et  engagea  ses  parens 

i  ne  pas  contrarier  son  goût  (3). 

(1)  L'opinion  de  Félibien  sur  la  noblesse  de  la  famille  de  Poussin  a  été  suivie  par  tous 
es  biographes  de  ce  peintre.  Une  phrase  d'une  lettre  à  M.  de  Ghantelou  nous  semble 
eter  quelques  doutes  sur  la  question.  Poussin  dit,  en  parlant  de  ses  parens,  qu'il  re- 
•ommande  à  son  protecteur  :  o  Ce  sont  gens  pauvres  et  ignorans  qui  auront  besoin  de 
/otre  secours,  etc.  »  {Con\,  p.  341.  Didot.)  Plus  loin,  p.  149,  il  nomme  un  sien  neveu 
at  ce  rustique  personnage  ignorant  et  sans  cervelle.  »  Il  faut  pourtant  remarquer  que 
l'ignorance  était  loin  d'être  au  xyu^  siècle  le  partage  exclusif  de  la  roture. 

(2)  Vojez  la  Biographie  universelle  de  Michaud.  Les  travaux  critiques  et  biographi- 
ques sur  Poussin  sont  nombreux  et  en  général  très  insignifians.  Les  plus  importans  sans 
contredit,  et  pour  mieux  dire  ceux  dont  ou  a  tout  tiré,  sont  :  Félibien,  Etitretiens  sur 
la  vie  des  Peintres;  Bellori,  Vite  di  Pittori,  et  surtout  la  Correspondance  complète  de 
Poussin,  publiée  en  1824.  Nous  ne  citerons  que  pour  mémoire  la  Vie  du  Poussin  par 
Gastellan  (1811),  la  notice  donnée  par  de  Piles  dans  V Abrégé  de  la  Vie  des  Peintres,  les 
Mémoires  sur  la  Vie  de  Poussin  de  Maria  Graham,  et  Y  Essai  sur  la  Vie  et  les  Tableaux 
de  Poussin  par  Gambry.  Parmi  ces  ouvrages,  les  uns  sont  de  simples  résumés  biogra- 
phiques, les  autres  des  études  qui  s'adressent  spécialement  aux  artistes. 

(3)  Félibien,  Entretiens,  etc.,  IV,  p.  342. 


698  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

Le  jeune  Poussin,  encouragé  par  Varin,  quitta  tout  pour  la  peinture. 
Ses  progrès  furent  si  rapides,  qu'il  n'eut  bientôt  plus  rien  à  appreadt» 
de  son  maître.  Les  ressources  bornées  de  sa  petite  ville  ne  lui  suffi- 
saient plus;  il  quitta  les  Andelys  sans  le  consentement  et  probablement 
même  à  l'insu  de  son  père,  et  arriva  à  Paris  en  1612. 11  avait  dix-h«it 
ans.  Poussin  fit,  dès  son  arrivée,  la  connaissance  d'un  jeune  gentil- 
homme poitevin  qui  avait  le  goût  des  beaux-arts  et  lui  donna  un  lo- 
gement dans  sa  maison.  Après  avoir  travaillé  pendant  quelque  temps 
dans  l'atelier  de  Ferdinand  Elle  de  Matines,  un  assez  bon  peintre  de 
portraits,  il  passa  dans  celui  de  Lallemand ,  peintre  fort  peu  habile, 
suivant  Félibien,  et  dont  il  ne  nous  est  rien  resté;  mais  son  maître  vé- 
ritable, après  son  propre  génie,  ce  fut  Raphaël. 

Quoiqu'un  siècle  presque  entier  se  fût  écoulé  depuis  la  mort  du  chef 
de  l'école  romaine,  ses  tableaux,  et  même  les  gravures  d'après  lui, 
étaient  fort  rares  en  France;  le  roi  seul  en  avait  et  ne  les  montrait  pa* 
à  tout  le  monde.  On  sait  l'efiét  que  produisirent,  vingt  ans  plus  tard, 
quelques  copies  de  ce  maître  que  le  maréchal  de  Créqui  rapporta  ée 
Venise  et  de  Rome  (1).  Poussin  avait  fait,  par  l'intermédiaire  de  son 
protecteur,  la  connaissance  d'un  mathématicien  du  roi  attaché  attt 
galeries  du  Louvre,  qui  possédait  une  collection  de  gravures  d'aprè» 
les  meilleurs  tableaux  des  écoles  italiennes,  et  même  quelques  dessins 
originaux  de  Raphaël  et  de  Jules  Romain.  11  eut  la  liberté  de  voir«t 
de  revoir  ce  trésor,  et  même  d'en  copier  les  pièces  les  plus  importantes. 
On  peut  facilement  se  représenter  la  surprise  et  l'admiration  que  de- 
vaient causer  aux  peintres  français  de  cette  époque  les  chefs-d'œuviie 
des  écoles  italiennes.  C'étaient  comme  des  jours  ouverts  sur  un  monde 
inconnu,  qu'ils  avaient  à  peine  rêvé.  Ils  passaient  sans  transition  d'une 
obscurité  à  peu  près  complète  à  la  plus  vive  lumière  qui  eût  jamais 
éclairé  les  arts. 

Les  progrès  de  Poussin  furent  sans  doute  rapides,  mais  il  ne  nous 
reste  absolument  rien  d'authentique  qui  puisse  être  rapporté  avec  ceP»! 
titude  à  cette  épocjue  de  sa  vie.  Son  protecteur,  rappelé  dans  le  Poitou, 
l'engagea  à  le  suivre.  Le  jeune  artiste  s'y  décida,  plus  par  reconnais 
sance  que  par  ambition.  D'ailleurs  il  pensait  sans  doute  que  son  temps 
ne  serait  pas  absolument  perdu ,  qu'il  pourrait  étudier,  et  que  les  tra- 
vaux de  décoration  qu'il  s'était  engagé  à  faire  dans  le  château  de  son 
ami  ne  lui  seraient  pas  inutiles.  Ses  espérances  furent  déçues.  Traité 
comme  une  sorte  de  domestique  par  la  mère  du  jeune  gentilhomme, 
chargé  de  travaux  sans  rapport  avec  son  art,  à  peine  supporté  comme 

(1)  On  peut  consulter  sur  ce  sujet,  et  en  général  sur  l'état  de  la  peinture  en  France  à 
cette  époque,  l'excellent  travail  de  M.  Vitet  sur  Lesueur.  Voyez  la  Revue  des  Deux 
Mondes  du  1"  juillet  1841. 


I 


NICOLAS   POUSSIN.  69î> 

hôte  incommode  et  indiscret,  irrité,  découragé,  humilié,  il  partit 

pauvre  que  devant  pour  revenir  à  Paris.  Il  faisait  la  route  à  pieds 

lait  obligé  de  s'arrêter  de  lieu  en  lieu  pour  gagner  de  quoi  conti- 

1  son  voyage.  La  tradition  rapporte  qu'il  peignit  jusqu'à  des  ensei- 

^  de  cabaret  pour  acquitter  le  prix  de  son  modeste  repas.  Ces  atteintes 

a  misère,  qui  souillent  et  dégradent  les  talens  médiocres,  donnent 

|iis  d'éclat,  de  grandeur  et  de  force  au  génie.  C'est  probablement  à 

(•  te  époque  qu'il  faut  rapporter  les  deux  tableaux  de  Poussin  que  l'on 

^vait  dans  l'église  des  capucins  de  Blois  (1)  au  milieu  du  xvii^  siècle, 

isi  que  les  Bacchanales  du  château  de  Cheverni. 

Je  voyage,  qui  doit  avoir  duré  plusieurs  mois,  avait  tellement  fati- 
\  é  Poussin,  qu'il  tomba  malade  en  arrivant  à  Paris  et  fut  obligé  de 
iloiirner  aux  Andelys  pour  se  rétablir  (2).  Il  y  passa  un  an,  et  revint 
;  Paris  dans  l'intention  bien  arrêtée  d'aller  à  Rome.  11  partit  en  effet, 
1  lis  on  ne  sait  quel  contre-temps  le  força  de  s'arrêter  à  Florence,  d'où 
)  revint  en  France.  Une  seconde  fois,  il  fut  encore  moins  heureux  et 
'  dépa,ssa  pas  Lyon.  En  1(323,  étant  à  Paris,  il  fut  invité  par  les  jé- 

ites,  qui  célébraient  la  canonisation  de  saint  Ignace  et  de  saint  Xavier, 

( oncourir  pour  la  peinture  à  la  détrempe  des  tableaux  représentant 
s  miracles  de  ces  deux  saints. 

Avant  cette  époque  déjà.  Poussin  avait  fait  la  connaissance  du  ca- 
ilier  Marin,  qui  travaillait  alors  à  son  poème  à' Adonis,  et  qui  prenait 
rand  plaisir  à  voir  l'imagination  du  peintre  en  tirer  des  sujets  de  ta- 
leaux.  Marin  voulut  l'emmener  à  Rome  vers  1622  (3),  mais  Poussin 
n'était  pas  en  état,  dit  Félibien,  de  quitter  Paris.  »  Était-ce  encore 
i  pauvreté  qui  l'enchaînait,  ou  le  concours  dont  nous  avons  parlé,  ou 

désir  d'achever  quelques  tableaux  commencés  et  en  particulier  la 
lort  de  la  Vierge  (4),  conservée  long-temps  dans  une  des  chapelles  de 
«otre-Dame,  et  qui  date  de  cette  époque?  Félibien  et  Bellori  regardent 
e  tableau  comme  un  des  meilleurs  de  sa  première  manière;  mais  ce 
[ue  nous  en  savons  nous  suffit  pour  affirmer  que  la  Mort  de  la  Vierge 

(1)  Des  renseignemeDs  qui  nous  ont  été  fournU  avec  infiniment  d'obligeance  par 
AU.  Dusommerard  et  Duban  nous  portent  à  croire  que  ces  tableaux,  non-seulement  ne 
out  plus  dans  l'église  des  capucins,  mais  qu'ils  ne  sont  pas  même  à  Blois,  et  qu'il  faut 

les  regarder  comme  perdus. 

(2)  Nous  remarquons  une  fois  pour  toutes  que  Félibien  et  Bellori,  qui  nous  ont  con- 
servé la  plupart  de  ces  détails,  ne  donnent  point  de  dates,  et  que  les  indications  chro- 
aologiques  manquent  de  1612  à  1623. 

(3)  L'auteur  de  l'article  de  la  Biographie  universelle  de  Michaud  a  commis  une  erreur 
en  disant  que  le  cavalier  Marin  fit  la  connaissance  de  Poussin  après  avoir  vu  ses  tableaux 
commandés  par  les  jésuites.  Ces  tableaux  sont  de  1623,  et  le  cavalier  Marin  retourna  à 
Rome  en  1622. 

(4)  Ce  tableau  avait  été  commandé  à  Poussin  par  la  corporation  des  orfèvres,  qui  était 
dans  l'usage  d'offrir  tous  les  ans  un  tableau  à  l'église  métropolitaine  de  Paris. 


700  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

ne  faisait  pas  pressentir  le  génie  de  l'auteur  futur  de  l'Image  de  la  m 
humaine  ei  du  Testament  d'Fudamidas  (i). 

Poussin  avait  connu  Philippe  de  Champagne  au  collège  de  Laon.  Ils 
demeurèrent  quelque  temps  ensemble.  Duchesne  les  avait  employés 
l'un  et  l'autre  à  la  décoration  du  Luxembourg,  et,  quoique  Poussin  se 
fût  vite  dégoûté  des  misérables  travaux  qu'un  maître  ignorant  lui  im- 
posait, il  n'est  pas  douteux  qu'il  demeura  lié  avec  Chamj)agne,  dont 
l'esprit  sérieux  n'était  pas  sans  analogie  avec  le  sien.  On  aime  à  se  per- 
suader que  cette  amitié  l'aida  à  traverser  sans  trop  de  souffrance  ces 
douze  années  de  travaux  obscurs  et  incessans,  de  tentatives  infruc- 
tueuses et  sans  doute  aussi  de  misère,  après  lesquelles  commence,  avec 
le  voyage  de  Poussin  à  Rome,  la  période  vraiment  féconde  et  glorieuse 
de  la  vie  du  peintre. 


I. 

Poussin  arriva  à  Rome  au  commencement  de  l'année  4624.  Il  y  fut^ 
reçu  par  le  cavalier  Marin,  qui,  avant  son  départ  pour  Naples,  où  il  de- j 
vait  mourir,  lui  ouvrit  les  trésors  du  palais  Barberini;  mais  il  paraît] 
que  cette  protection  ne  lui  fut  d'aucune  utilité  pécuniaire.  Il  resta  pen- 
dant long-temps  très  pauvre,  «  se  passant,  »  dit  Félibien,  «  de  peu  dej 
diose  pour  sa  nourriture  et  pour  son  entretien.  »  Sa  peinture  trouva  si 
peu  d'accueil  parmi  les  amateurs  de  Rome,  éblouis  par  la  manière  lâ- 
chée et  le  pinceau  brillant  du  Guide,  qu'il  fut  réduit  à  donner  pour 
8  livres  un  tableau  représentant  un  prophète,  et  pour  60  écus  la  Peste 
des  Philistins,  qui,  plus  tard,  en  fut  vendue  1 ,000  au  cardinal  de  Riche- 
lieu. Il  était  logé  avec  le  sculpteur  Duquesnoi,  aussi  pauvre  que  lui  pour 
le  moins.  11  l'aidait  à  modeler  des  figurines  d'après  l'antique,  et  c'est 
avec  lui  qu'il  mesura  quelques-unes  des  plus  célèbres  statues  de  Rome, 
et  en  particulier  l'Antinous.  Bellori  assure  avoir  vu  le  travail  original 
de  Poussin,  et  nous  en  a  conservé  un  trait.  11  n'est  pas  douteux  que  ces 
travaux  de  sculpture  eurent  une  grande  influence  sur  sa  manière,  et 
contribuèrent  à  donner  à  ses  figures  cette  sécheresse  de  contours  et  ce 
caractère  abstrait  des  formes  que  ses  détracteurs  lui  ont  tant  reprochés. 
Il  faut  remarquer  encore  que  Poussin,  frappé  de  l'admirable  perfec- 
tion de  l'antique,  et  ne  remarquant  pas  assez  que  les  qualités  de  la 
sculpture  ne  sont  pas  celles  de  la  peinture,  n'a  presque  jamais  peint  d'a- 
près le  nu.  En  se  promenant  dans  les  vignes  voisines  de  Rome  et  dans 

(1)  Il  nous  reste  pourtant  un  tableau  qui  pourrait  bien  être  antérieur  au  premier 
voyage  de  i\ome.  C'est  la  Sainte  Cécile  du  musée  de  Montpellier.  Cet  ouvrage,  d'ailleurs 
très  authentique  et  remarquable,  a  quelque  chose  de  presque  gothique  qui  sent  plus 
Jean  Cousin  que  Raphaël. 


I 


NICOLAS  POUSSIN.  701 

S  campagnes,  il  dessinait  les  statues  qui  s'y  trouvaient  en  grand 
ombre,  et  jusqu'aux  moindres  fragmens  antiques;  d'une  autre  part, 
notait  avec  le  plus  grand  soin  les  gestes  et  les  attitudes  des  gens  qu'il 
ncontrait.  Quoique  nous  n'en  ayons  aucune  preuve  positive,  il  nous 
araît  probable  que  Poussin  travaillait  surtout  de  pratique,  qu'il  ap- 
liquait  pour  ainsi  dire  les  gestes  et  les  poses  des  personnages  qu'il 
vait  remarqués  aux  souvenirs  des  statues  pris  comme  fond  de  son 
tavail.  11  est  résulté  de  cette  habitude  que  plusieurs  de  ses  tableaux 
ni  quelque  chose  de  mal  accordé,  comme  si  les  gestes  et  les  expres- 
ions  avaient  été  ajoutés  après  coup  aux  personnages.  Il  faut  attribuer 
la  même  cause  l'absence  fréquente  de  la  partie  agréable,  de  cette 
leur  de  la  beauté,  à  laquelle  on  ne  doit  pas  donner  trop  d'importance, 
nais  qu'il  ne  faut  pas  négliger  outre  mesure  et  sans  utilité.  Hàtons- 
lous  d'ajouter  que  Poussin  était  bien  loin  de  se  borner  à  étudier  l'an- 
ique  et  à  collectionner  des  traits,  des  attitudes,  des  gestes.  Il  aval*- 
ait  copier  par  son  beau-frère  Dughet  une  partie  du  Traité  de  pers- 
pective du  père  Matteo  Zoccolini,  maître  du  Dominiquin,  et  de  celui 
ie  Vittellione,  11  s'était  approprié  ces  deux  ouvrages  en  y  ajoutant  sans 
iloute  de  son  propre  fonds;  il  discourait  même  de  la  perspective  scien- 
tifique avec  une  si  grande  supériorité,  que  ses  amis  crurent  pendant 
l<jng-temps  qu'il  avait  écrit  un  ouvrage  sur  cette  matière,  et  qu'il  fal- 
lut une  lettre  très  positive  de  Dughet  pour  les  dissuader.  Il  avait  étudié 
l'anatomie  avec  Nicolas  Larche  et  sur  les  figures  de  Vesale,  la  peinture 
théorique  dans  les  livres  d'Albert  Diirer,  d'Alberti  et  de  Léonard  de 
Vinci,  Enfin,  ses  tableaux  montrent  quelle  étude  profonde  et  suivie  il 
dut  faire  des  poètes  et  de  la  Bible. 

C'était  à  cette  époque  un  esprit  mûri  et  développé  par  des  travaux 
de  toute  sorte,  profond ,  clair  et  sensé;  un  véritable  esprit  français, 
dans  la  bonne  acception  du  mot,  comme  on  le  dirait  de  Descartes  ou 
de  Corneille,  moins  analyste  que  le  premier,  aussi  poétique  que  le  se- 
cond, qui  garda  pendant  soixante-douze  ans  l'enthousiasme  de  l'art,  ce 
(jui  lui  permettait  de. dire  tout  à  la  fin  de  sa  vie  :  «En  vieillissant,  je 
me  sens  toujours  plus  enflammé  du  désir  de  me  surpasser  et  d'atteindre 
la  plus  haute  perfection.  » 

Au  commencement  du  séjour  de  Poussin  à  Rome ,  deux  peintres 
agirent  particulièrement  sur  lui  :  Titien  et  le  Dominiquin.  Il  allait  sou- 
vent voir  <à  la  villa  Ludovisi  un  tableau  du  premier  de  ces  maîtres, 
représentant  des  jeux  d'enfans.  Ses  ouvrages  de  cette  époque  témoi- 
gnent très  vivement  de  l'influence  du  coloriste  vénitien.  Nous  ne  fe- 
rons que  rappeler  deux  admirables  Bacchanales  de  la  galerie  nationale 
de  Londres,  celle  surtout  où  le  peintre  a  placé  une  jeune  fille  qui 
presse  une  grappe  de  raisin  dans  une  coupe  que  deux  enfans  se  dispu- 
tent. Ce  tableau  date  certainement  du  premier  séjour  que  Poussin  fit 


70Ï2  REVLK    DES    DEUX    MONDES. 

à  Roin(j,  ou  même  de  son  voyage  a  Florence  et  à  Venise.  U  jiorte,  dans 
tous  les  cas,  la  tract;  bien  évideote  de  l'influence  que  les  Véni tiens  exeiv 
cènint.  sur  lui.  Cette  influenet;  est  bien  plus  rnanif(;ste  (,'ncore  dans  un 
tableau  eonstîrvé  à  la  gahîiie  Colonne,  représentant  une  scène  du  Dé- 
cameron,  et  que  l'on  prendrait  j>our  un  Tintoret,  si  l'on  ne  considérait 
que  la  transpar«!rice  brillante  de  la  coul(;ur,  la  riclicsse  d<;  la  pâte,  la 
vigu(;ur  et  lasolidiUîdu  dair-obscur.  Ce  tableau  a  dû  être  l'ait  ]>eiidant 
le  séjour  même  ^lu  peintre  à  Venise.  Craignant  toutefois  (|ue  cette 
préoccupation  tï'O])  exclusive  de  la  couleur  ne  nuisît  à  la  sévérité  de 
son  dessin,  le  ]>(!intre  français  se  mit  bi<!utôt  a  étudier  leDoruini(juin. 
La  force  des  expr(;ssions,  la  vérité  du  dessin,  le  mérite  de  com|)08ition, 
qui  dislitiguent  plusieurs  d(;s  ouvrages  du  l)oniini(juin,  l'avaient  vive- 
ment frappé,  et,  il  alla  juscpi'à  proclanier  la  Communion  de  saint  Jérôme, 
non  pas  hsclid-d'œuvre  de  la  p(Mnture,  comme  on  l'a  avancé,  mais  l'un 
des  trois  plus  beaux  tableaux  qui  fussent  à  Kome  à  cette  épo(pi(!.  Les 
ideux  autres  étai(;nt  la  7'r  ans  figuration  de  Kapbaël  et  la  Descente  de 
Croix  d(!  Daniel  de  Volterre. 

11  y  avait  dans  l'église  de  Saint-Grégoire  deux  tal)l<;aux,  représentant 
la  Marche  au  supplice  vX  la  Flagellatùm  de  saint  André.  Le  premier  était 
du  Cuidc,  l'autre  du  Do)nini<|uin.  La  foule  des  jeun(!S  peintres  étudiait 
ou  copiait  le  premier.  Poussin  prescjue  seul  était  au  second.  Le  Doiruni- 
quin,  méconnu,  pauvre  et  mourant,  ayant  appris  qu'un. jeum;  homme 
copiait  son  tableau,  vX  déclarait  ne-ttcnuînt  qu'il  le  préférait  à  celui  de, 
son  rival,  se  fit  trans|>orter  dans  l'église.  Poussin  le  croyait  mort,  et,: 
le  prenant  pour  un  étr*anger,  se  mit  à  lui  détailler  avec  feu  les  beauté» 
de  sa  propre  œuvre.  Le  Dorniniquin  (;nd)rassuc(!tami  inconnu  qui  ve- 
nait de  le  venger  de  l'injustice;  de  ft(!S  contenq)orains. 

Une  lettre  sans  datt;,  adressa  au  chevalier  del  Pozzo,  se  rattache  à 
ces  i)remii'res  années  du  séjour  de  Poussin  à  Kouk;;  elle  nous  le  inontre 
encore  pauvre  et  déjà  attaqué  de  la  maladie  cruelle  (|ui  ne  le  quitta 
plus.  «  ie  m'enhardis  à  vous  <îcrire  la  [)résent3,  ne  pouvant  point  venirj 
vous  sahuîr  à  cause  d'une  infirmité  (|ui  m'est  survenue,  pour  vous] 
suj)()lier  humblement  de  m'aider  en  (juelque  chose.  Je  suis  malade  la 
plupart  du  temps,  et  n'ai  aucun  autre  revenu  \)Ovlv  vivre  que  le  travail 

de  mes  inains J'ai  d(;ssiné  l'éléphant  dont  il  m'a  paru  (ju<;  votre 

ft<;igneurieavoit  envie,  et  je;  lui  en  fais  prés(;nt.  Il  est  monté  par  Annibal 
et  armé  à  J'anti((iie.  Je  }M;nse  tous  les  jours  à  vos  dessins,  et  j'en  aurai 
bi<;rdot  fini  (|U(;lqu'im.  »  Poussin  se;  S(;rait-il  souvenu  d(;  ses  mauvais 
jours,  en  composant  plus  tai'd  son  Repos  dans  le  Désert  (i)?  et  l'élé- 
phant ((u'il  a  mis  dans  le  [)ay8age  serait-il  le  même  que  nous  ve- 


{\)  C'est  le  tableau  gravé  par  Morghen.  Il  est  maintenant  chez  M.  Forcade  à  Marseille, 
venant  de  la  galerie  Fesch. 


NICOLAS  POUSSIN.  703 

ions  de  voir  armé  à  l'antique  et  monté  par  Annibal?  La  lettre  que 
nous  avons  citée  doit  être  de  1628  ou  de  1629  au  plus  tard,  car  Poussin 
lemeura,  depuis  cette  époque,  chez  son  compatriote  Dugliet,  et  il  était 
par  conséquent  à  l'abri  des  plus  dures  atteintes  de  la  misère.  Il  avait 
t'pousé,  en  4629,  une  des  filles  de  son  hôte,  nommée  Anna-Maria,  qui 
1  avait  soigné  avec  dévouement  pendant  une  maladie.  11  avait  employé 
sa  dot  à  acheter  une  maison  sur  le  mont  Pincio,  à  côté  de  celle  de  Sal- 
vator  Rosa,  vis-à-vis  de  celle  du  Lorrain.  C'est  sans  doute  à  cette 
époque  qu'il  faut  placer  le  terme  de  sa  longue  et  laborieuse  jeunesse. 
Des  travaux  importans  l'occuperont  seuls  désormais;  mais  il  se  passera 
l)ien  des  années  avant  qu'il  ait  forcé  l'attention  des  Romains,  blasés 
par  leurs  écoles  bâtardes,  et  conquis  l'universalité  des  suffrages  qui 
devaient  plus  tard  accueillir  chacun  de  ses  chefs-d'œuvre. 

11  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  tous  les  tableaux  qu'il  fit 
(le  1630  à  1642,  époque  de  son  voyage  en  France,  soient  de  la  même 
valeur  et  aient  la  même  perfection.  Ses  compositions  gracieuses  de 
cette  première  période,  malgré  des  qualités  éminentes,  sont  loin,  à 
l)ien  des  égards,  de  ses  autres  productions.  Poussin  n'a  jamais  connu 
cette  beauté  du  visage  qui  coule  du  pinceau  de  Raphaël  comme  d'une 
source  divine.  Il  est  vrai  qu'il  rachetait  ce  défaut, par  tant  de  force, 
d'ampleur,  de  distinction  dans  les  formes  générales,  de  goût  dans  les 
attitudes  et  dans  l'arrangement  des  draperies,  qu'on  oublie  de  remar- 
([uer  cette  absence  fréquente  de  la  grâce  dans  la  beauté;  mais  le  défaut 
existe,  et  le  temps,  qui  a  noirci  ses  tableaux  plus  que  beaucoup  d'autres, 
ne  suffit  pas  à  le  laver  de  tout  reproche  à  cet  égard. 

La  Mort  de  Germanicus  est  le  premier  grand  tableau  qui  fut  com- 
mandé à  Poussin  (1).  C'est  aussi  la  première  de  ces  compositions  pa- 
thétiques dans  lesquelles  il  excelle  et  que  nous  verrons  reparaître  sous 
une  forme  plus  admirable  encore  dans  l'Extrême-Onction  et  le  Testa- 
ment d'Eudamidas.  La  Prise  de  Jérusalem,  le  Frappement  du  Rocher,  la 
première  suite  des  Sacremens,  peinte  pour  le  chevalier  del  Pozzo  (2), 
datent  du  premier  séjour  à  Rome.  Il  y  faut  joindre  deux  œuvres  de 
pleine  maturité,  la  Manne  et  \ Enlèvement  des  Sabines.  Poussin  a  sur- 
passé ces  deux  tableaux,  mais  il  n'a  mis  au  même  degré  dans  aucun 
autre  des  qualités  de  premier  ordre  et  les  défauts  qu'on  a  coutume  de 
lui  reprocher. 

Le  tableau  de  la  Manne  ne  présente  pas  une  action  principale  qui 

(1)  Par  le  cardinal  Barberini,  dans  la  famille  duquel  il  est  encore. 

(2)  Cette  admirable  suite  des  Sacremens,  si  connue  par  la  gravure,  se  trouve  chez  le 
duc  de  Rutland,  venant  de  la  collection  Bocca  Paduli,  où  elle  était  encore  à  la  fin  du  siècle 
dernier.  La  seconde  suite,  plus  belle  encore  à  notre  avis,  peinte  plus  tard  pour  M.  de  Chan- 
telou,  est  maintenant  chez  lord  EUesmere  (ancienne  galerie  Stafford),  avec  le  Frappe^ 
ment  du  Rocher.  Ces  tableaux  viennent  de  la  galerie  d'Orlâms. 


70i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attire  vivement  l'attention  et  à  laquelle  les  épisodes  soient  franehement 
subordonnés.  Ces  épisodes  forment  le  tableau  véritable,  c'est  d'eux  que 
ressort  la  pensée  claire  que  le  peintre  a  voulu  exprimer.  C'est  ainsi 
que  Poussin  l'explique  lui-même  dans  une  lettre  adressée  à  son  ami 
Stella,  et  citée  par  Félibien  :  «  J'ai  trouvé,  dit-il,  une  certaine  distri- 
bution pour  le  tableau  de  M.  de  Chantelou,  et  certaines  attitudes  natu- 
relles qui  font  voir  dans  le  peuple  juif  la  misère  et  la  faim  où  il  étoit 
réduit,  et  aussi  la  joie  et  l'allégresse  où  il  se  trouve,  l'admiration  dont 
il  est  touché,  le  respect  et  la  révérence  qu'il  a  pour  son  législateur, 
avec  un  mélange  de  femmes,  d'enfans  et  d'hommes  d'âges  et  de  tem- 
péramens  ditférens,  choses  qui,  comme  je  le  crois,  ne  déplairont  pas 
à  ceux  qui  les  sauront  bien  lire  (1).  »  C'est  bien  cela.  On  voit  clairement, 
dans  le  tableau  de  la  Manne,  la  misère  de  tout  ce  peuple,  et  aussi  sa 
joie,  sa  reconnaissance,  à  la  vue  du  miracle  qui  le  sauve;  mais  pour- 
quoi Moïse  et  Aaron  sont-ils  au  second  ou  au  troisième  plan?  pourquoi 
surtout  des  épisodes,  admirablement  traités  d'ailleurs,  forment-ils  cha- 
cun un  tableau  complet,  tellement  qu'on  pourrait  les  détacher  sans  en 
affaiblir  la  valeur  propre  et  sans  anéantir  l'ouvrage  lui-même?  Si  l'on 
considère  avec  quel  soin  les  figures  de  Moïse  et  d' Aaron  sont  traitées, 
l'importance  des  personnages  qui  les  entourent,  on  se  convaincra  fa?» 
cilement  que  c'est  bien  là,  autour  de  Moïse,  qu'est  le  tableau,  et  que  la 
pensée  du  miracle  est  bien  la  grande  pensée,  la  pensée  poétique  (jui 
devait  le  dominer.  Ce  n'est  que  plus  tard  que  l'analyse,  le  raisonne- 
ment, le  travail  de  la  pensée,  ont  refroidi  le  premier  jet,  interverti  les 
rôles  et  fait  une  œuvre  descriptive,  et  pour  ainsi  dire  littéraire,  d'une 
œuvre  où  devait  dominer  l'imagination.  Une  seule  figure  a  échappé  à 
cette  transformation  fâcheuse  :  c'est  celle  d'une  jeune  fille,  à  la  droite 
du  tableau,  tendant  sa  robe  à  la  manne  qui  tombe  du  ciel,  dans  un 
mouvement  sublime  de  confiance  et  d'abandon.  Il  faut  remarquer  en- 
core qu'une  autre  préoccupation  inverse  de  la  première  se  fait  claire- 
ment apercevoir  dans  cette  œuvre  considérable.  Malgré  le  soin  que 
l'auteur  a  pris  de  diversifier  les  attitudes,  les  gestes,  les  expressions  de 
ses  personnages,  on  pourrait  nommer  les  statues  qui  lui  ont  servi  de 
modèles.  Poussin  est  évidemment,  dans  ce  beau  tableau,  hors  jusqu'à 
un  certain  point  de  la  voie  véritable  et  naturelle  de  la  peinture.  L'En- 
lèvement des  Sabines  prêterait  à  des  remarques  semblables.  Cependant 
cette  scène  tumultueuse  est  traitée  avec  une  telle  supériorité,  que  l'é- 
motion domine  tout  autre  sentiment.  L'audace  des  attitudes,  le  mélange 
de  férocité  et  d'amour  qui  éclate  dans  les  traits  de  ces  futurs  maîtres 
du  monde,  font  comprendre  ce  que  Marini  disait  de  Poussin  au  car- 
dinal Barberini  :  Vedete  un  giovane  cke  a  una  furia  di  diavolo. 

(1)  Correspondance,  Didot,  353.  Le  tableau  est  de  1637  ou  38. 


I 


NICOLAS  POUSSIN.  705 

l'n  tableau  dont  aucun  document  n'atteste  la  date  précise  se  ratta- 
k;  évidemment  à  cette  époque  de  la  vie  du  peintre.  C'est  l'Image  de 
i  Vie  humaine,  qui  se  trouvait  dans  la  galerie  Fesch,  et  qui  est,  grâce 
l.i  belle  gravure  de  Morghen,  présente  à  tous  les  souvenirs.  Le  Temps 
)iis  les  traits  d'un  vieillard  assis  et  jouant  de  la  lyre  fait  danser 
uatre  femmes  qui  représentent  les  quatre  âges  de  la  vie,  ou,  suivant 
autres,  les  quatre  saisons  de  l'année  :  un  enfant  tenant  un  sablier  est 
ses  pieds.  Dans  le  ciel,  sortant  des  nuages  de  l'horizon,  paraît  le  So- 
■il,  précédé  de  l'Aurore,  suivi  des  Heures,  qui  semblent  danser  en 
olant.  Nous  ne  voulons  relever  ni  l'aplomb,  la  justesse  de  l'allégorie, 
i  la  beauté  et  la  distinction  des  ligures,  ni  l'excellence  du  coloris, 
lais  seulement  cette  figure  du  Temps,  qui  découvre  aux  yeux  tout  un 
londe  mystérieux  et  inconnu.  Elle  rappelle  certains  tableaux  de  Léo- 
ard  de  Vinci,  que  l'on  trouve  bizarres  d'abord,  ensuite  sublimes.  Il 
a  dans  tout  ce  corps  chétif  et  amaigri,  dans  ce  visage  à  la  fois  débon- 
laire  et  railleur,  sardonique  et  souriant,  quelque  chose  qui  laisse  sous 
me  angoisse  singulière.  C'est  dans  cette  puissance  de  transporter  la 
M  Misée  bien  au-delà  de  l'image  qu'il  faut  chercher  le  caractère  poé- 
ique  de  Poussin.  Cette  puissance  est  d'ailleurs  le  trait  fondamental , 
îîssentiel,  pour  ainsi  dire  unique  du  peintre.  Poussin  est  idéaliste  tou- 
oiirs  et  dans  tout,  non  pas  qu'il  se  soit  jamais  imaginé  de  changer,  de 
corriger,  d'embellir  la  nature  :  l'idéal  n'est  point  la  réalité  remaniée, 
ransformée,  arrangée  au  gré  de  l'imagination,  mais  la  réalité  vue 
usqu'aux  entrailles  dans  le  moment  sublime  du  génie.  L'art  fixe  irré- 
vocablement cette  image,  qui,  même  pour  l'artiste,  ne  brille  que  le  temps 
l'un  éclair.  Nous  pouvons  avoir  aussi  continuellement  sous  les  yeux 
m  dans  la  mémoire  cette  nature  sans  voiles  que  nos  préoccupations, 
los  passions  ou  notre  médiocrité  nous  empêchent  souvent  d'apercevoir. 
Le  tableau  du  Temps  ne  justifie  guère  les  reproches  qu'on  a  adressés 
i  la  couleur  de  Poussin.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ces  reproches  existent,  et 
nous  ne  voulons  pas  les  nier,  mais  limiter,  distinguer,  séparer  le  vrai 
du  faux.  11  est  impossible  d'admettre  le  blâme  sous  la  forme  absolue 
que  quelques  personnes  lui  donnent  et  qu'une  étude  superficielle  légi- 
time au  premier  abord.  Ce  mot  de  couleur  est  employé  par  les  peintres 
pour  exprimer  tout  ce  qui  n'est  ni  le  dessin,  ni  la  disposition,  ni  l'ex- 
pression. 11  est  certain  qu'adopte  dans  ce  sens  beaucoup  trop  large,  ce 
mot  prête  à  une  foule  d'équivoques.  11  est  vrai  que  Nicolas  Poussin  n'a 
ni  cet  éclat  dans  les  draperies,  ni  cette  vérité,  cette  transparence  des 
chairs,  ces  admirables  qualités  du  clair-obscur  et  de  la  pâte  qui  don- 
nent aux  tableaux  de  Corrége,  de  Rubens  ou  de  Paul  Véronèse  une  in- 
croyable réalité;  mais  il  est  faux  qu'il  n'eût  pas,  et  à  un  haut  degré,  la 
plupart  des  qualités  du  coloriste.  Ces  qualités,  dont  le  nombre  est  con- 

TOME  V.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sidérable,  peuvent  se  ranger  sous  deux  chefs  qu'il  suffira  de  nommer 
pour  éclaircir  singulièrement  la  question  : 

1°  La  perspective  aérienne,  qui  s'exprime  par  le  clair-obscur,  ou  par 
la  valeur  relative  des  ombres,  sans  égard  à  la  couleur  proprement  dite; 

2°  La  couleur  locale,  qui  consiste  dans  la  valeur  du  ton  jugé  indé- 
pendamment de  ce  qui  l'entoure. 

La  perspective  aérienne,  l'harmonie  des  tons  entre  eux,  la  dégrada- 
tion et  la  subordination  des  ombres  et  des  lumières  font  si  bien  partie 
des  qualités  du  coloriste,  que  nous  disons  tous  les  jours  qu'une  sépia, 
un  dessin  au  bistre  et  même  un  dessin  au  crayon  noir  ont  de  la  cou- 
leur, quoiqu'il  n'y  ait  aucune  nuance  dans  un  dessin  et  qu'il  ne  se 
trouve  dans  la  sépia  ou  dans  le  bistre  qu'une  gamme  de  valeurs  rela- 
tives. Ces  remarques  n'atténuent  pas  les  reproches  légitimes  que  l'on 
fait  à  la  couleur  de  Poussin;  elles  les  renferment,  nous  le  répétons, 
dans  de  justes  limites,  et,  quant  à  la  vivacité  que  quelques  personnes 
mettent  à  discuter  cette  question ,  nous  sommes  bien  loin  de  nous  en 
plaindre.  La  couleur  est  l'organe  propre  de  la  peinture,  et  les  autres 
arts,  sculpture,  poésie,  musique,  sont  inhal)iles  à  exprimer  comme 
elle  le  fait  les  plus  intimes  et  les  plus  légères  émanations  de  la  vie. 
Elle  a  le  pouvoir  de  saisir  et  de  fixer,  au  moyen  de  la  couleur,  ces  al' 
térations  subites,  témoins  plus  vrais  de  nos  passions  que  l'expression 
des  gestes  ou  de  la  physionomie,  que  nous  changeons  et  faisons  men- 
tir à  notre  volonté.  N'est-ce  pas  elle  qui  donne  aux  yeux  le  feu  de  la 
colère,  l'ardeur  du  désir,  qui  charge  les  paupières  de  langueur  et  de 
volupté,  et  qui  trace  autour  des  orbites  ce  cercle  nuageux  et  bleuâtre, 
signe  de  la  fatigue  ou  de  la  douleur?  On  ne  peut  assez  remarquer  (|i! 
l'importance  de  cette  couleur  locale,  et,  bien  loin  de  la  ravaler,  nous 
reprochons  aux  naturalistes  de  la  compromettre  en  la  réduisant  à  la 
ressemblance  vulgaire  et  brutale.  La  couleur  aussi,  comme  la  compo- 
sition, est  idéalisée  par  le  génie,  et  c'est  cette  idéalisation  qui  fait  que 
nous  nous  souvenons  des  yeux,  du  front,  des  cheveux  d'une  femme 
de  Corrége,  de  l'épaule  d'une  courtisane  de  Rubens,  plus  que  de  tous 
les  dessins  des  Carrache  ou  de  Jules  Romain. 

La  réputation  de  Poussin  fut  lente  à  s'établir.  On  le  regarda  long- 
temps moins  comme  un  peintre  que  comme  un  penseur.  Il  vivait  très 
retiré,  et  employait  le  temps  que  lui  laissait  la  peinture  à  faire,  dans 
les  environs  de  Rome,  de  Iqngues  et  solitaires  promenades,  pendant 
lesquelles  il  méditait  ses  tableaux.  Ses  biographes  racontent  qu'il  allait 
souvent  s'asseoir,  le  matin ,  avec  Claude  Lorrain ,  sur  la  terrasse  de  la 
Trinité-du-Mont,  et  qu'il  passait  des  heures  entières  à  discourir  sur  la 
peinture  ou  les  antiquités.  11  n'ava,it  point  d'élèves,  il  avait  peu  d'amis. 
Sans  être  misantlirope,  il  aimait  la  solitude,  et  s'était  fait  à  cette  vie  de 


I 


li 


NICOLAS  POUSSIN.  707 

loiiie,  dont  la  monotonie  et  le  calme  convenaient  à  son  caractère  et  à 
i  nature  de  son  génie.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'il  ait  reçu  avec 
int;  sorte  d'etïroi  les  premières  offres  qui  lui  furent  faites  d'aller  à 
>;iris.  Il  écrivait,  le  45  janvier  1638,  à  M.  de  Chantelou,  qui  avait  été 
liargé  de  faire  les  premières  ouvertures  :  «  Pour  la  résolution  que 
nonseigneur  de  Noyers  désire  savoir  de  moi,  il  ne  faut  pas  s'imaginer 
[lie  je  n'aie  été  en  grandissime  doute  de  ce  que  je  dois  répondre;  car, 
ipi'ès  avoir  demeuré  l'espace  de  quinze  ans  entiers  dans  ce  pays-ci, 
issez  heureusement,  mêmement  m'y  étant  marié  et  étant  dans  l'espé- 
•aiice  d'y  mourir,  j'avois  conclu  en  moi-même  de  suivre  le  dire  ita- 
icn  :  Chi  sta  bene  non  si  muovel  »  Il  ajoutait  :  «  J'ai  été  fortement 
hianlé  par  une  note  de  M.  de  Chantelou,  mêmement  je  me  suis  résolu 
le  suivre  le  parti  que  l'on  m'offre,  principalement  parce  que  j'aurai 
)ar-delà  meilleure  commodité  de  vous  servir,  monsieur,  vous  à  qui  je 
^o^ai  toute  ma  vie  étroitement  obligé.  Je  vous  supplie,  s'il  se  présen- 
oit  la  moindre  difficulté  à  l'accomplissement  de  notre  affaire,  de  la 
laisser  aller  à  qui  la  désire  plus  que  moi...  Ce  qui  me  fait  promettre 
i3st  en  grande  partie  pour  montrer  que  je  suis  obéissant;  mais  cepen- 
[lant  je  mettrai  ma  vie  et  ma  santé  en  compromis  par  la  grande  diffi- 
culté qu'il  y  a  à  voyager  maintenant...  Mais  enfin  je  remettrai  tout 
ulre  les  mains  de  Dieu  et  entre  les  vôtres.  » 

On  voit  avec  quelle  peine  Poussin  se  décida  à  venir  en  France.  Il  n'a- 
vait sans  doute  pas  oublié  les  douze  pénibles  années  qu'il  avait  pas- 
sées à  Paris,  et  il  prévoyait  probablement  qu'on  ne  pouvait  s'y  soutenir 
'et  y  garder  son  rang  que  par  mille  intrigues  et  la  perte  de  tout  repos; 
mais  le  roi  était  décidément  las  de  Vouet  :  il  nomma  Poussin  l'un  de 
ses  peintres  ordinaires,  et  le  pressa  lui-même  de  venir  occuper  son 
poste  dans  une  lettre  que  Félibien  nous  a  conservée  (1).  Il  était  d'ail- 
leurs difficile  de  résister  aux  instances  de  M.  de  Noyers  et  aux  proposi- 
tions précises  et  honorables  qu'il  faisait  à  Poussin.  «  Je  vous  fais  écrire 
et  je  vous  confirme  par  celle-ci,  qui  vous  servira  de  première  assurance 
de  la  promesse  que  l'on  vous  a  faite,  jusqu'à  ce  qu'à  votre  arrivée  je 
vous  mette  en  mains  les  brevets  et  les  expéditions  du  roi.  Je  vous  en- 
verrai 1 ,000  écus  pour  les  frais  de  votre  voyage;  je  vous  ferai  donner 
1,000  écus  de  gages  pour  chacun  an,  un  logement  commode  dans  la 
maison  du  roi,  soit  au  Louvre,  à  Paris,  soit  à  Fontainebleau,  à  votre 
choix;  je  vous  le  ferai  meubler  honnêtement  pour  la  première  fois  que 
vous  y  logerez,  si  vous  voulez,  cela  étant  à  votre  choix.  Je  vous  con- 
firme que  vous  ne  peindrez  point  en  plafond  ni  en  voûte,  et  que  vous 
ne  serez  engagé  que  cinq  années,  ainsi  que  vous  le  désirez,  bien  que 

(1)  Louis  XIII  au  sieur  Poussin.  Correspondance,  p.  4, 


708  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

j'espère  que,  lorsque  vous  aurez  respiré  l'air  de  la  patrie,  difficilement 
le  quitterez-vous.  » 

Poussin  écrivit  à  M.  Lemoine  qu'il  acceptait  toutes  ces  conditions; 
mais  on  voit  percer  dans  cette  réponse  de  la  tristesse  et  comme  un 
pressentiment  des  ennuis  qui  l'attendaient  à  Paris.  «  Quand  j'ai  eu 
pensé  au  choix  que  me  donne  ledit  M.  de  Noyers  d'habiter  à  Fontaine- 
bleau ou  à  Paris,  j'ai  choisi  la  demeure  de  la  ville  et  non  pas  celle  des 
champs,  où  je  vivrois  déconsolé.  C'est  pourquoi  vous  prierez  de  jua 
part  notre  dit  seigneur  qu'il  lui  plaise  de  me  faire  ordonner  quelque 
pauvre  trou,  pourvu  que  je  sois  auprès  de  vous.  »  Malgré  ces  dé- 
tails, qui  marquent  une  intention  bien  arrêtée  de  se  rendre  à  Paris, 
Poussin  semble  hésiter  encore.  Tantôt  c'est  le  tableau  de  la  Manne  qui 
n'est  pas  achevé,  tantôt  d'autres  ouvrages  commencés  pour  «  des  per- 
sonnes de  considération  avec  qui  il  veut  en  sortir  honnêtement,  »  tantôt 
«  son  misérable  mal  qui  n'est  pas  guéri,  et  qui  le  forcera  de  retomber 
entre  les  mains  des  bourreaux  de  chirurgiens.  »  Il  craint  d'avoir  fait  ' 
«  une  grande  folie  en  abandonnant  la  paix  et  la  douceur  de  sa  [)etite 
maison  pour  des  choses  imaginaires.  »  Enfin,  il  semble  renoncer  tout- 
à-fait  à  son  projet ,  et  il  écrit  à  MM.  de  Noyers  et  Chantelou  pour  se 
dégager;  mais  M.  de  Chantelou  s'était  trop  avancé  pour  ne  pas  aller 
jusqu'au  bout  :  il  vint  à  Rome  dans  le  courant  de  l'année  1040,  et  en 
ramena  Poussin  presque  de  force.  Poussin  laissa  sa  femme  à  Rome; 
il  prétexta  le  désir  qu'il  avait  de  lui  éviter  les  fatigues  d'un  emména- 
gement. 11  est  possible  qu'il  prévît  que  son  séjour  ne  serait  pas  long. 
Il  ne  put  cependant  se  décider  à  partir  seul,  et  emmena  son  beaU" 
frère  Duffhet. 


II. 

Pendant  le  xvi"  siècle,  la  peinture  française  n'avait  eu  qu'un  seul 
représentant  distingué;  mais,  lorsque  Poussin  revint  à  Paris,  Jean 
Cousin  était  mort  depuis  long-temps  (!)  et  sans  laisser  d'école.  11  avait 
été  entraîné  lui-même,  à  la  fin  de  sa  vie,  par  l'influence  malheureuse 
de  l'invasion  italienne  et  des  décorateurs  de  Fontainebleau.  Ses  der- 
niers ouvrages  sont  loin  d'égaler  ce  beau  Jugement  dernier  du  Louvre 
et  ces  merveilleux  vitraux  qui  ornent  encore  aujourd'hui  plusieurs  de 
nos  églises.  Léonard  de  Vinci  mourut  peu  de  temps  après  son  arrivée 
en  France,  en  laissant  des  chefs-d'œuvre,  mais  point  d'élèves  ni  de 
tradition.  Poussin  trouva  donc  les  esprits  peu  préparés  à  apprécier  son 
talent  sérieux  et  élevé.  Le  crédit  de  Vouet  baissait  à  la  cour,  mais  sa 

(1)  Jean  Cousin  vivait  encore  ea  1589.  On  ignore  Uépoqpe  précise  de  sa  mort. 


NICOLAS  POUSSIN.  709 

IK'inture  facile  et  brillante  avait  gardé  tout  son  prestige  aux  yeux  du 
|iublic.  Vouet  était  avide  d'argent,  peu  délicat  sur  les  moyens  qu'il 
{ niployait,  et  bien  décidé  à  ne  pas  se  laisser  enlever  une  place  qui  lui 
rapportait  honneur  et  profit.  Il  organisa  contre  Poussin  ce  qui  pouvait 
1(^  mieux  lui  réussir  contre  un  tel  homme,  une  guerre  de  chicanes  qui 
lassa  le  grand  artiste,  mais  ne  laissa  au  peintre  médiocre  qu'une  vic- 
toire honteuse  dont  il  ne  jouit  pas  long-temps  (i). 

Poussin  arriva  à  Paris  dans  les  derniers  jours  de  l'année  1640. 
M.  de  Noyers  l'attendait  avec  impatience  et  le  reçut  avec  de  grandes 
(l(''monstrations  d'estime  et  d'amitié.  Il  le  présenta  aussitôt  au  cardinal 
(le  Richelieu,  qui  «  l'embrassa,  dit  Félibien,  avec  cet  air  agréable  et 
engageant  qu'il  avoit  pour  toutes  les  personnes  d'un  mérite  extraordi- 
naire. »  Les  prévisions  fâcheuses  qui  avaient  tant  obsédé  Poussin  sem- 
J)Icnt  s'être  totalement  évanouies  pendant  un  instant,  et  c'est  avec  une 
joie  d'enfant  qu'il  raconte  au  cardinal  Antonio  del  Pozzo,  frère  de  son 
protecteur,  le  bon  accueil  qu'on  lui  a  fait,  et  donne  mille  détails  puérils 
sur  sa  maison  des  Tuileries.  «  Je  fus  conduit  le  soir  par  son  ordre  (de 
jM.  de  Noyers)  dans  l'appartement  qui  m'avoit  été  destiné.  C'est  un  petit 
palais,  car  il  faut  l'appeler  ainsi.  Il  est  situé  au  miheu  du  jardin  des 
Tuileries;  il  est  composé  de  neuf  pièces  en  trois  étages,  sans  les  appar- 
i  temens  d'en  bas,  qui  sont  séparés.  Ils  consistent  en  une  cuisine,  la  loge 
^  du  portier,  une  écurie,  une  serre  pour  l'hiver,  et  plusieurs  autres  petits 
•  iidroits  où  l'on  peut  placer  mille  choses  nécessaires.  Il  y  a  en  outre  un 
grand  et  beau  jardin  rempli  d'arbres  à  fruit,  avec  une  grande  quantité 
de  fleurs,  d'herbes  et  de  légumes;  trois  petites  fontaines,  un  puits,  une 
belle  cour  dans  laquelle  il  y  a  d'autres  arbres  fruitiers.  J'ai  des  points 
de  vue  de  tous  côtés,  et  je  crois  que  c'est  un  paradis  pendant  l'été... 
—  En  entrant  dans  ce  lieu,  je  trouvai  le  premier  étage  rangé  et  meublé 
noblement,  avec  toutes  les  provisions  dont  on  a  besoin,  même  jusqu'à 
du  bois  et  un  tonneau  de  bon  vin  vieux  de  deux  ans...  J'ai  été  fort  bien 
traité  pendant  trois  jours  avec  mes  amis,  aux  dépens  du  roi  (2).  » 

Nous  ne  craignons  pas  de  pénétrer  dans  ce  que  beaucoup  de  lecteurs 
appelleront  peut-être  les  minuties  du  caractère  de  ce  grand  homme. 
Poussin  aimait  le  bruit  de  l'eau,  et  il  parle  de  ses  fontaines;  il  aimait 
l'ombre  des  arbres,  et  peut-être  même  leurs  fruits,  et  il  parle  de  son 
jardin.  On  sait  pour  quelles  misères  nous  avons  changé  ces  puéri- 
lités !  Rien  ne  manque  à  ces  hommes  d'élite  du  xvii*  siècle.  Ils  ont  à  la 
fois  les  puérilités  que  nous  venons  de  voir  et  «  les  heures  d'élection  » 
dont  parle  quelque  part  Poussin;  ils  embrassent  la  vie  dans  sa  notion 

(1)  Vouet  mourut  en  164t,  suivant  Félibien.  U  nous  paraît  probable  que  ce  ne  fut  que 
plus  tard,  peut-être  seulement  en  1648. 

(2)  Félibien,  IV,  27. 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  plus  vaste,  et  des  choses  les  plus  basses  jusqu'aux  plus  élevées  la 
parcourent  tout  entière  avec  la  même  égalité. 

Dès  son  arrivée  à  Paris,  Poussin  se  mit  au  travail,  faisant  tout  ce 
qu'on  lui  demandait  :  des  frontispices  pour  une  bible  et  pour  un  Vir- 
gile, qui  sont  des  chefs-d'œuvre;  des  cartons  pour  la  galerie  du  Louvre| 
des  projets  pour  ses  deux  tableaux  de  la  Cène  et  du  Saint  Xavier,  et 
pour  le  Baptême  de  Jésus-Christ ,  qu'il  avait  promis  au  chevalier  del 
Pozzo.  On  le  laissa  commencer  assez  tranquillement.  Le  roi  l'avait  reçu 
de  la  manière  la  plus  flatteuse;  il  l'avait  entretenu  long-temps,  et  avait 
dit  en  se  tournant  vers  les  courtisans  :  «  Voilà  Vouet  bien  attrapé.  » 
11  n'y  avait  pas  moyen  de  lutter  contre  une  pareille  faveur.  Le  brevet 
du  2 mars  164fl,  dont  Féhbien  nous  a  conservé  le  texte  (1),  qui  nomme 
Poussin  premier  peintre  du  roi,  dit  en  propres  termes:  «  Sa  majesté 
l'a  choisi  et  retenu  pour  être  son  premier  peintre  ordinaire,  et  en  cette 
qualité  lui  a  donné  la  direction  générale  de  tous  les  ouvrages  de  pein- 
ture et  d'ornement  qu'elle  fera  ci-après  pour  l'embellissement  de  ses 
maisons  royales,  voulant  que  ses  autres  peintres  ne  puissent  faire  au- 
cuns ouvrages  pour  sa  majesté  sans  en  avoir  fait  voir  les  dessins  et  reçu 
sur  iceux  les  avis  et  conseils  dudit  sieur  Poussin.  » 

Poussin  employa  la  plus  grande  partie  de  cette  année  4  641  à  pr^ 
parer  les  dessins  nécessaires  à  la  décoration  de  la  grande  galerie 
Louvre.  «  La  grande  galerie  s'avance  fort,  écrit-il  à  M.  de  Chanteloi 
et  néanmoins  il  y  a  fort  peu  d'ouvriers...  Je  me  suis  occupé  sans  cesi 
à  travailler  aux  cartons,  lesquels  je  me  suis  obligé  de  vernir  sur  chaque 
fenêtre  et  sur  chaque  trumeau,  m'étant  résolu  d'y  représenter  une  suite 
de  la  vie  d'Hercule,  matière  certes  capable  d'occuper  un  bon  dessina- 
teur tout  entier  (2).  »  Mallieureusement,  Poussin  savait  peu  de  corabiefl- 
de  précautions  il  faut  envelopper  les  meilleures  intentions.  Fort  de  la 
commission  positive  qu'il  avait  reçue  du  roi  d'ordonner  les  travaux  de» 
la  galerie,  et  en  homme  qui  se  sent  capable  de  la  remplir,  il  attaqua  dé' 
front  son  projet,  sans  trop  ménager,  à  ce  qu'il  semble,  les  susceptibilités 
et  les  intérêts  d'autrui.  11  fit  abattre  les  constructions  massives  et  sa 
goût  que  Le  Mercier,  architecte  du  roi,  avait  élevées,  et  se  fit  de 
homme  puissant  un  ennemi  de  plus,  qui  alla  se  joindre  à  la  phalange  dé* 
ses  envieux.  Fouquières,  peintre  flamand  qui  avait  été  chargé  de  peindri 


(1)  Félibien,  IV,  28.  Le  texte  de  ce  brevet  ne  laisse  pas  que  d'être  fort  embarrassant. 
Le  titre  de  premier  peintre  du  roi  y  est  donné  à  Poussin  de  la  manière  la  plus  positive. 
Ce  brevet  est  du  2  mars  1641.  Or  Vouet  (d'après  les  biographes)  n'est  mort  qu'en  juin 
de  la  même  année.  Si  cette  date  de  la  mort  était  exacte,  la  contradiction  s'expliquerait 
encore,  car,  déjà  malade,  il  aurait  pu  donner  sa  démission  ou  être  remplacé;  mais  l'expli- 
cation devient  plus  difficile,  si,  comme  le  dit  Félibien,  il  se  maria  en  16*0  et  eut  trois 
enfans  de  ce  mariage. 

(2)  Correspondance,  p.  55. 


1 


NICOLAS  POUSSIN.  711 

>iir  les  trumeaux  et  entre  les  fenêtres  de  la  galerie  les  principales  villes 
(le  France,  prétendait  tout  subordonner  à  ses  tableaux.  Poussin  paraît 
ne  l'avoir  guère  mieux  reçu  que  les  autres.  «  Le  baron  Fouquières, 
ilit-il,  est  venu  me  trouver  avec  sa  grandeur  accoutumée;  il  trouve 
Uni  étrange  que  l'on  ait  mis  la  main  à  la  grande  galerie  sans  lui  en 
avoir  communiqué  aucune  chose.  Il  dit  avoir  un  ordre  du  roi,  con- 
jlirmé  par  monseigneur  de  Noyers,  touchant  ladite  direction,  et  prétend 
que  les  paysages  sont  l'ornement  principal  dudit  lieu  ,  étant  le  reste 
seulement  des  accessoires.  J'ai  bien  voulu  vous  écrire  ceci,  seulement 
pour  vous  faire  rire.  »  Ce  Fouquières,  qui  se  prétendait  noble  et  ne 
|)('ignait  que  l'épée  au  côté,  est  un  exemple  remarquable  de  l'espèce  de 
u  iigeance  que  le  temps  exerce  sur  les  hommes  que  l'engouement  du 
l)ul)lic  ou  leurs  propres  intrigues  élèvent  au-dessus  de  leur  véritable 
mérite.  Félibienle  nomme  excellent  paysagiste,  et  il  est  tombé  dans  un 
tel  oubli,  que  le  Louvre,  qu'il  devait  décorer,  ne  possède  aucun  de  ses 
ouvrages,  et  que  nous  en  avons  vainement  cherché  dans  les  musées 
de  Hollande  et  de  Belgique  (i).  Fouquières  était  loin  cependant  de 
manquer  absolument  de  mérite.  Ses  paysages  n'ont  rien  qui  rappelle 
le  style  de  Poussin  ou  la  couleur  du  Lorrain;  mais,  quoique  les  fonds 
[de  ceux  que  nous  avons  vus  soient  fort  gâtés,  on  y  distingue  des  qua- 
jlités  réelles,  de  l'entente  dans  la  disposition  de  la  lumière,  de  la  solidité 
dans  les  terrains,  un  dessin  sans  force,  mais  pas  incorrect,  une  couleur 
sans  éclat,  mais  qui  ne  manque  pas  d'agrément. 

Les  menées  et  les  intrigues  de  Le  Mercier  et  de  Vouet  commencè- 
rent, vers  la  fin  de  cette  année,  à  inquiéter  Poussin;  elles  ne  ralentis- 
saient pas  son  activité,  mais  elles  le  fatiguaient  et  l'aigrissaient,  comme 
le  témoignent  ses  lettres  de  cette  époque.  «  Je  travaille  sans  relâche, 
tantôt  à  une  chose ,  tantôt  à  une  autre.  Je  supporterois  volontiers  ces 
fatigues,  si  ce  n'est  qu'il  faut  que  des  ouvrages  qui  demanderoient 
beaucoup  de  temps  soient  expédiés  tout  d'un  trait.  Je  vous  juji-e  que,  si 
je  demeurois  long-temps  dans  ce  pays,  il  faudroit  que  je  devinsse  un 
véritable  strappazzone,  comme  ceux  qui  y  sont.  Les  études  et  les  ob- 
servations sur  l'antiquité  n'y  sont  connues  d'aucune  manière,  et  qui  a 
l'inclination  à  l'étude  et  à  bien  faire  doit  certainement  s'en  éloigner, 

«  J'ai  fait  commencer,  d'après  mes  dessins,  les  stucs  et  les  peintures 
de  la  grande  galerie,  mais  avec  peu  de  satisfaction  (quoique  cela  plaise 
à  ces....),  parce  que  je  ne  trouve  personne  pour  seconder  un  peu  mes 
intentions,  quoique  je  fasse  les  dessins  en  grand  et  en  petit  (2).  » 

Poussin  espéra  long-temps  que  son  activité,  les  résultats  de  son  tra- 
vail, que  l'on  pouvait  déjà  entrevoir,  et  surtout  le  succès  de  ses  ta- 

(1)  Fouquières  est  né  à  Anvers  et  a  long-temps  travaillé  à  Bruxelles. 

(2)  Au  chevalier  del  Pozzo.  Coi'^espondance,  p.  64. 


712'  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bleaux  {la  Cène,  maintenant  au  Louvre,  avait  réussi  au-delà  de  ses  es- 
pérances), désarmeraient  ses  ennemis,  ou  tout  au  moins  le  défendraient 
devant  ses  protecteurs  et  les  personnes  compétentes  sans  qu'il  eût  a 
s'en  mêler;  mais  il  devint  évident  que  les  calomnies  ridicules  mises  en 
circulation  par  Vouet  et  par  ses  amis  étaient  arrivées  jusqu'au  roi ,  et 
que  le  cardinal  ni  même  M.  de  Noyers  ne  défendaient  plus  leur  pro- 
tégé avec  la  même  ardeur  qu'auparavant.  Poussin  fit  un  mémoire  où 
il  démontrait  à  la  fois  l'absurdité  des  accusations  portées  contre  lui  et 
la  sottise  de  ses  ennemis.  Ce  mémoire,  dont  il  ne  nous  reste  malheu- 
reusement que  des  fragmens,  est  un  chef-d'œuvre  d'élévation,  de  vi- 
gueur, de  clarté,  et  il  est  incroyable  qu'il  n'ait  pas  convaincu  les  moins 
clairvoyans.  Poussin  pulvérise  les  argumens  de  ses  adversaires,  et  il 
expose  les  siens  propres  avec  une  force  et  un  feu  qui  étonnent  chez  un 
homme  «  dont  ce  n'est  pas  le  métier  de  savoir  bien  écrire,  »  et  qui  «a 
vécu  avec  des  personnes  qui  ont  su  l'entendre  par  ses  ouvrages  (1).  » 
Toutefois  ce  mémoire  ne  tira  point  Poussin  des  mille  tracas  qu'on  lui 
faisait,  car,  au  printemps  de  1642,  il  écrit  à  M.  de  Chantelou  :  «Je  né 
saurois  bien  entendre  ce  que  monseigneur  désire  de  moi  sans  une  ex- 
trême confusion,  d'autant  qu'il  m'est  impossible  de  travailler  en  même 
temps  à  des  frontispices  de  livres,  à  une  Vierge,  au  tableau  de  la  cour 
grégation  de  Saint-Louis,  à  tous  les  dessins  de  la  galerie,  enfin  à  des  ta- 
bleaux pour  des  tapisseries  royales.  Je  n'ai  qu'une  main  et  une  débile 
tête,  et  ne  peux  être  secondé  de  personne  ni  soulagé.  » 

Poussin  regrettait  tous  les  jours  davantage  de  s'être  engagé  dans  une 
affaire  qu'il  ne  voulait  pas  rompre  et  qu'il  ne  savait  comment  délier. 
Il  se  décida  à  demander  un  congé  pour  aller  chercher  sa  femme  qu'il 
avait  laissée  à  Rome;  il  partit  à  la  fin  de  septembre  1641.  Les  ennuis 
qu'il  venait  de  subir  semblent  lui  avoir  dicté  le  sujet  du  dernier  ta- 
bleau qu'il  ait  fait  à  Paris,  qui  représente  le  Temps  emportant  la  Vérité 
pour  la  soustraire  à  l'Envie  et  à  la  Calomnie.  Poussin  ne  devait  pas  re- 
venir à  Paris,  mais  sa  correspondance  prouve  d'une  manière  péremp- 
toire  (2)  qu'il  ne  comptait  rester  à  Rome  que  peu  de  temps,  que  son 
but  principal  était  bien  d'en  ramener  sa  femme,  et  qu'il  n'y  a  jamais 
eu  dans  cette  demande  de  congé  la  perfidie  et  la  mauvaise  foi  qu'on  y 
a  voulu  voir. 

Il  ne  nous  reste  des  travaux  faits  pour  la  galerie  du  Louvre  qu'une 
partie  des  dessins  représentant  la  vie  d'Hercule.  Les  monumens  réels 
que  Poussin  a  laissés  à  Paris  du  séjour  qu'il  y  fit  sont  les  trois  tableaux 
que  nous  avons  déjà  nommés  :  le  Baptême,  la  Cène  et  le  Saint  Xavier. 
Le  Baptême,  ouvrage  très  soigné,  dans  la  manière  ordinaire  de  l'au- 

'f 

(1)  Voyez  Félibien,  IV,  41.  l 

(2)  Correspondance,  p.  217. 


NICOLAS  POUSSIN.  713 

feiir,  est,  à  notre  avis,  loin  d'égaler  ses  meilleurs  tableaux  de  cette 
époque.  Il  nous  suffira  de  rappeler  les  deux  admirables  suites  des  Sa- 
\cremens  (l'une  un  peu  antérieure,  l'autre  un  peu  postérieure  à  son  sé- 
jour à  Paris),  et  en  particulier  l' Extrême-Onction,  dont  Poussin  lui- 
jnèmé  n'aurait  jamais  égalé  la  grande  ordonnance  et  le  pathétique,  s'il 
n'eût  fait  plus  tard  le  Testament  d' Eudamidas  (1)  et  le  Massacre  des 
Innocens. 

Le  tableau  du  Baptême  témoigne  de  l'agitation  extrême  de  l'esprit 
de  Poussin  à  cette  époque.  Il  renferme  des  beautés  incomparables,  et 
cependant  l'effet  total  est  loin  de  satisfaire  complètement;  l'application 
y  est  visible,  et  la  volonté  plutôt  que  l'entraînement  poétique  y  conduit 
ce  pinceau  à  l'ordinaire  si  docile  et  si  spontané.  Malgré  l'avis  contraire 
de  la  plupart  des  critiques,  nous  n'hésitons  pas  à  mettre  aussi  dans  la 
classe  des  œuvres  inégales  le  grand  tableau  de  la  Cène,  fait  pour  la 
chapelle  de  Saint-Germain  et  conservé  au  Louvre.  Les  têtes  des  apôtres 
manquent  de  distinction ,  l'ensemble  de  la  scène  a  quelque  chose  de 
théâtral,  enfin  la  lumière  de  la  lampe  donne  aux  chairs  et  aux  drape- 
ries une  couleur  à  la  fois  rouge  et  terne  de  l'effet  le  plus  désagréable. 
Nous  ne  comprenons  pas  que  les  peintres  ne  s'affranchissent  pas  une 
lionne  fois  et  pour  toujours  de  cette  soçte  d'exigence  traditionnelle 
qui  les  oblige  à  représenter  l'institution  de  l'eucharistie  comme  une 
action  clandestine  faite  à  la  lumière  fausse  d'une  lampe  dans  un  lieu 
enfumé.  Certes,  si  quelque  chose  doit  se  passer  à  la  pleine  lumière  du 
soleil,  c'est  bien  ce  premier  repas  de  la  fraternité  chrétienne.  Cène  n'a 
d'ailleurs  jamais  voulu  dire  que  souper,  repas  du  soir,  et  il  serait  bien 
facile  de  représenter  la  Cène  le  soir,  mais  de  jour;  la  lumière,  au  lieu 
de  devenir  une  difficulté  presque  insurmontable,  serait  alors  un  auxi- 
liaire puissant.  Il  n'y  aurait  qu'à  imiter  l'excellent  exemple  de  Léonard 
de  Vinci.  Poussin  est  tombé  plusieurs  fois  dans  cette  regrettable  erreur 
et  notamment  dans  son  admirable  Cène  de  la  suite  des  Sacremens. 

Le  plus  considérable  des  ouvrages  que  Poussin  fit  à  Paris  est  le  Mi- 
racle de  saint  Xavier.  Ce  tableau,  de  la  plus  grande  dimension,  puisque 
les  figures,  au  nombre  de  quatorze,  sont  plus  fortes  que  nature,  dé- 
ment l'opinion  vulgaire  touchant  l'infériorité  constante  des  grands 
ouvrages  de  ce  maître.  Il  représente  saint  Xavier  rappelant  une  jeune 
tille  à  la  vie.  La  jeune  fille  est  couchée  presque  en  travers  du  tableau. 
On  voit  sa  tête ,  ses  bras ,  sa  poitrine  et  une  partie  de  son  corps.  Saint 
Xavier  est  de  l'autre  côté  du  ht,  debout,  les  mains  et  la  tête  levés  vers 
le  ciel ,  appelant  la  puissance  de  Dieu  au  secours  de  la  faiblesse  hu- 

(1)  Le  Testament  d'Eudamidas  passe,  nous  ne  savons  pourquoi,  pour  postérieur  aux 
Sacremens.  Il  nous  paraît  au  contraire  le  premier  jet  plus  simple  et  plus  puissant  de 
l'Ëxtn'me-Ondion.  C'est  évidemment  la  même  composition  réduite  à  ses  premiers  élé- 
mens.  Du  reste,  les  documeus  manquent  absolument  sur  ce  tableau,  qui  n'existe  plus. 


71 4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maine.  Jésus-Christ,  les  bras  étendus,  entouré  d'anges,  paraît  dans  h 
ciel.  Le  miracle  s'opère;  la  jeune  fille  commence  à  secouer  le  lourd 
sommeil  de  la  mort.  La  femme  qui  soutient  sa  tête  vient  de  lire  la  vie 
dans  ses  yeux.  La  mère,  en  voyant  son  enfant  renaître,  se  précipite 
sur  son  corps.  Les  gestes  d'étonnement  et  d'admiration  des  assistans 
achèAent  d'expliquer  d'une  manière  parfaitement  claire  un  sujet  qiii 
n'est  pas  absolument  dans  les  moyens  de  la  peinture;  car  le  retour  à 
la  vie  ne  peut  pas  s'exprimer  par  une  de  ces  actions  significative,  tout 
entière  et  absolument  déterminée  dans  un  instant  que  saisit  le  peintre, 
et  qui  est  tout  son  tableau ,  mais  par  une  série  de  mouvemens  succes- 
sifs. Poussin  a  victorieusement  tourné  la  difficulté  en  faisant  lire  aux 
spectateurs  l'effet  du  miracle  plus  dans  l'émotion  des  assistans  que 
dans  la  figure  même  de  la  jeune  fille.  La  peinture,  qui  doit  toujours 
demeurer  absolument  objective,  ne  perd  pas  son  caractère;  seulement 
le  sujet  n'est  plus  la  morte,  mais  ceux  qui  la  voient  renaître. 

Toutes  les  têtes  de  ce  tableau  sont  admirablement  vivantes.  On  re- 
marque cependant  de  la  sécheresse  dans  quelques  parties  et  quelque 
chose  de  cerné  dans  les  contours.  La  couleur  est  des  meilleures,  ar- 
gentée et  harmonieuse.  Ce  bel  ouvrage,  qui  nous  paraît  l'emporter  sut 
la  plupart  des  grandes  toiles  de  Poussin ,  attira  pourtant  à  l'auteur 
les  dégoûts  qui  le  forcèrent  à  quitter  Paris  ou  plutôt  à  n'y  pas  revenir. 
On  reprochait  à  son  Christ  de  ressembler  à  un  Jupiter  tonnant  plus 
qu'à  un  Dieu  de  miséricorde.  Poussin  répondit  à  merveille  :  «  Ceux 
qui  prétendent  que  le  Christ  ressemble  plutôt  à  un  Jupiter  tonnant 
qu'à  un  Dieu  de  miséricorde  peuvent  être  persuadés  qu'il  ne  me  mail* 
quera  jamais  d'industrie  pour  donner  à  mes  figures  des  expressions 
conformes  à  ce  qu'elles  doivent  représenter,  mais  qu'il  ne  peut  et  ne 
doit  s'imaginer  un  Christ,  en  quelque  action  que  ce  soit,  avec  un  vi* 
sage  de  Torticolis  ou  de  père  Douillet ,  vu  qu'étant  sur  la  terre  parmi 
les  hommes  il  étoit  difficile  de  le  considérer  en  face  (d).  » 

Le  départ  de  Poussin  ne  causa  probablement  un  très  vif  regret  qu'à 
Philippe  de  Champagne  et  à  Lesueur.  Nous  avons  vu  qu'il  avait  conntt 
le  premier  autrefois  au  collège  de  Laon,  et  qu'il  avait  travaillé  avec 
lui  à  la  décoration  du  Luxembourg.  C'était  peut-être  le  seul  de  ses 
amis  de  jeunesse  qu'il  eût  retrouvé,  et  ces  deux  hommes  étaient  liés 
autant  par  la  nature  de  leurs  caractères  que  par  des  rapports  de  talent 
et  de  goût.  Lesueur  était  de  beaucoup  leur  cadet.  Il  avait  abandonné 
Vouet  et  s'était  attaché  à  Poussin,  dont  la  peinture  avait  été  pour  lui 
une  sorte  de  révélation.  La  pauvreté  l'empêcha  de  suivre  à  Rome  son 
nouveau  maître,  mais  Poussin  lui  resta  tendrement  attaclié,  comme  à 
un  élève  digne  de  le  comprendre  et  qu'il  n'avait  pas  espéré.  L'absence 

(1)  Correspondance,  p.  95. 


1 


NICOLAS  POUSSIN.  715 

n'(»iîaça  pas  cette  liaison  naissante,  et  Poussin  ne  cessa  pas  d'envoyer  à 
Lesueurdes  conseils  et  des  dessins  (jui  pussent  remplacer  les  exemples 
(|ui  lui  manquaient. 

Ce  départ  de  Poussin,  chassé  de  son  pays  par  des  intrigues  hon- 
teuses, est  déplorable.  11  brisa  sans  retour  la  dernière  chance  qui  res- 
tait à  la  peinture  française  de  se  relier  fortement  à  la  tradition  ita- 
lienne du  grand  siècle.  11  fallait  un  homme  de  l'autorité  de  Poussin 
pour  réunir,  pour  discipliner  et  pour  gouverner  une  foule  d'artistes 
sans  doctrine  et  sans  traditions,  et  pour  fonder  une  véritable  école 
nationale.  Nous  souiïrons  encore  de  ce  malheur,  et  nos  artistes  conti- 
nuent à  gaspiller  les  plus  beaux  talens,  à  tenter  toutes  les  voies  et  à 
courir  tous  les  hasards.  Le  destin  des  trois  plus  grands  peintres,  des 
trois  seuls  grands  peintres  du  xvu«  siècle,  est  d'ailleurs  remarquable. 
Poussin  s'exila  pour  échapper  aux  tracasseries  de  la  cour;  Lorrain, 
<{ue  le  hasard  avait  conduit  à  Rome,  y  resta,  et  on  sait  comment  Le- 
sueur  expia  son  génie. 


m. 

Poussin  rentra  le  6  novembre  1642  dans  sa  petite  maison  du  mont 
Pincio,  qu'il  ne  devait  plus  quitter.  Il  apprit  bientôt  la  mort  de  Riche- 
lieu; quelque  temps  après,  celle  du  roi,  suivie  de  la  retraite  de  M.  de 
Noyers.  Ces  nouvelles,  qui  lui  arrivèrent  coup  sur  coup,  l'atfectèrent 
\  ivement.  Il  écrivait  le  9  juin  1643  à  M.  de  Ghantelou  :  «  Je  vous  as- 
sure, monsieur,  que,  dans  la  commodité  de  ma  petite  maison  et  dans 
î  état  de  repos  (fu'il  a  plu  à  Dieu  de  m'octroyer,  je  n'ai  pu  éviter  un 
I  ertain  regret  qui  m'a  percé  le  cœur  jusqu'au  vif,  en  sorte  que  je  me 
suis  trouvé  ne  pouvoir  reposer  ni  jour  ni  nuit;  mais  à  la  fm,  quoi  qu'il 
t n'arrive,  je  me  résous  de  prendre  le  bien  et  de  supporter  le  mal.  Ce 
nous  est  une  chose  si  commune  que  les  misères  et  les  disgrâces,  que 
Je  m'émerveille  que  les  hommes  sensés  s'en  fâchent  et  ne  s'en  rient 
plutôt  que  d'en  soupirer.  Nous  n'avons  rien  à  propre,  mais  tout  à 
louage.  »  Pascal  n'eût  pas  dit  autrement.  La  saveur  puissante  d'un 
nrofond  sentiment  moral  se  retrouve  dans  ces  graves  paroles  comme 
dans  celles  de  presque  tous  les  grands  hommes  de  ce  temps.  Cette  ré- 
signation sereine,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  faiblesses  mala- 
dives et  les  découragemens  puérils,  provient  d'une  appréciation  har- 
die et  lucide  de  la  réalité.  Ces  hommes  robustes  ne  pensaient  pas  qu'il 
fût  utile  de  vivre  dans  un  tourbillon  d'erreurs  ni  de  cacher  sous  des 
imaginations  mensongères  ce  que  la  vie  humaine  a  de  douloureux  et 
de  difficile.  Les  lettres  de  Poussin  portent  à  chaque  page  l'empreinte  de 
la  pensée  de  la  mort  toujours  présente,  mais  il  s'y  môle  un  sentiment 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  jeunesse  qui  en  éloigne  les  terreurs.  11  n'est  pas  rare  d'y  rencontrer 
certains  mots  qui  ouvrent  des  jours  inattendus  sur  cette  grande  ame.  11 
écrivait  à  M.  de  Cbantelou  :  «  Le  pauvre  M.  Snelles,  croyant  s'en  re- 
tourner jouir  de  la  douceur  de  la  patrie,  car  il  n'en  avoit  qu'une  seule 
dont  il  avoit  été  long-temps  privé,  n'a  pas  eu  le  bonheur  de  la  toucher 
de  ses  pieds  seulement;  à  peine  l'a-t-il  vue  de  loin ,  et  il  a  rendu  l'es- 
prit à  Nice,  en  Provence,  n'ayant  été  malade  que  trois  jours.  Et  puis, 
qu'ai-je  à  faire  de  tant  tenir  compte  de  ma  vie,  qui  désormais  me  sera 
plutôt  fâcheuse  que  plaisante'?  La  vieillesse  est  désirée  comme  le  ma- 
riage, et  puis,  quand  on  y  est  arrivé,  il  en  déplaît.  Je  ne  laisse  pas 
pourtant  de  vivre  allègre  le  plus  que  je  peux....  » 

C'est  à  ce  retour  à  Rome,  et  par  conséquent  à  l'année  4642,  que  les 
critiques  et  les  biographes  rapportent  ce  qu'ils  appellent  la  seconde 
manière  de  Poussin.  11  ne  faudrait  pas  croire  cependant  qu'il  se  soit 
fait  dans  sa  peinture  une  révolution  considérable;  Poussin  ne  fit  que 
persévérer  dans  la  route  qu'il  avait  suivie  jusque-là.  Il  continua  à  pra- 
tiquer et  à  perfectionner  le  système  large  et  savant  qu'il  avait  inauguré 
par  la  Manne  et  l'Enlèvement  des  Satines,  et  plus  anciennement  encore 
par  la  Mort  de  Germanicus  et  le  Frappement  du  rocher;  mais,  sans  laiss 
perdre  à  son  dessin  rien  de  son  exactitude  et  de  sa  sévérité,  il  l'adoucf 
et  lui  donna  plus  de  moelleux  et  d'agrément.  Les  figures,  aussi  bi€ 
étudiées  que  par  le  passé,  deviennent  plus  vivantes,  les  draperies  oi 
plus  d'ampleur  et  accusent  le  nu  sans  le  seiTer;  enfin,  c'est  de  cett 
époque  que  date  l'introduction  presque  constante  de  paysages  impoi 
tans  dans  ses  tableaux  d'histoire. 

Il  n'est  pas  impossible  que  les  critiques  passionnées  auxquellt 
Poussin  fut  en  butte  pendant  son  séjour  à  Paris  aient  eu  sur  le  déve 
loppement  de  son  génie  une  heureuse  influence.  Il  n'est  certainemer 
pas  de  pays  où  l'injustice  soit  plus  fréquente  et  plus  extrême  qu'e 
France,  il  n'y  en  a  pas  où  l'on  soit  plus  rarement  au  point  vrai  sai 
exagération;  mais  il  y  a  presque  toujours  au  fond  des  critiques  les  ph 
envenimées  par  la  haine  une  part  de  vérité  sans  laquelle  les  détracteui 
n'auraient  aucune  prise  sur  le  public.  Il  se  peut  très  bien  que,  le  pi 
mier  moment  de  chagrin  et  d'humeur  passé,  Poussin  ait  démêlé  soi 
la  haine  de  ses  ennemis  le  bon  sens  de  ses  juges  et  en  ait  tfiit  son  profil 
Quoi  qu'il  en  soit,  les  tableaux  de  cette  époque  diffèrent  de  ceux  qu| 
Poussin  fit,  soit  à  Rome  avant  son  voyage,  soit  en  France,  non  pa 
absolument,  mais  assez  pour  qu'un  œil  exercé  les  reconnaisse  sans 
guère  se  tromper.  Un  des  premiers  tableaux  qui  occupèrent  Poussin 
dès  son  arrivée  à  Rome  fut  le  petit  Ravissement  de  saint  Paul  (1),  que 

(1)  Poussin  a  répété  ce  tableau.  Celui  du  Louvre  fut  peint  seulement  en  1649  pour 
Scarron.  L'original  était  à  la  galerie  d'Orléans,  et  a  passé  en  Angleterre  comme  les  deux 
suites  des  Sacremens  et  tant  d'autres  belles  choses. 


NICOLAS  POUSSIN.  717 

î.  de  Chantelou  lui  avait  demandé  pour  servir  de  pendant  à  la  Vision 
"Ézéchiel  de  Raphaël.  Cet  excellent  ouvrage,  quoique  l'arrangement 
les  jambes  de  saint  Paul  et  des  anges  ne  soit  pas  parfaitement  heureux, 
laraît  avoir  mis  la  modestie  de  Poussin  à  une  bien  rude  épreuve.  «  Je 
rains,  écrit-il,  que  ma  main  tremblante  ne  me  manque  dans  un  cu- 
rage qui  doit  accompagner  celui  de  Raphaël.  J'ai  de  la  peine  à  me 
ésoudre  à  y  travailler,  à  moins  que  vous  ne  me  promettiez  que  mon 
ableau  ne  servira  que  de  couverture  à  celui  de  Raphaël,  ou  du  moins 
}u'ils  ne  paroîtront  jamais  l'un  auprès  de  l'autre,  croyant  que  l'affec- 
ion  que  vous  avez  pour  moi  est  assez  grande  pour  ne  permettre  pas 
[lie  je  reçoive  un  atîront.  »  Il  ajoutait  en  envoyant  le  taljleau  (2  dé- 
•cmbre  1643)  :  «  Je  vous  supplie,  tant  pour  éviter  la  calomnie  que  la 
lionto  que  j'aurois  que  l'on  vît  mon  tableau  en  parangon  de  celui  de 
lAaphaël,  de  le  tenir  séparé  et  éloigné  de  ce  qui  pourroit  le  ruiner  et 
lui  faire  perdre  le  peu  qu'il  a  de  beauté.  » 

Peu  de  temps  après  la  mort  de  Richelieu,  Mazarin  ayant  rappelé 
M.  de  Noyers  au  poste  qu'il  occupait  précédemment,  celui-ci  écrivit  à 
PiHissin  pour  l'inviter  à  revenir  terminer  la  galerie  du  Louvre.  Cette 
I»i  oposition  plut  peu  à  Poussin,  qui  répondit  «  qu'il  ne  désiroit  y  re- 
(Durner  (à  Paris)  qu'aux  conditions  de  son  premier  voyage,  et  non  pour 
acliever  seulement  la  galerie,  dont  il  pouvoit  bien  envoyer  de  Rome 
ies  dessins  et  les  modèles;  qu'il  n'iroit  jamais  à  Paris  pour  y  recevoir 
l'emploi  d'un  simple  particulier,  quand  on  lui  couvriroit  d'or  tous  ses 
ouvrages  (1).  »  Au  fond.  Poussin  ne  voulait  pas  quitter  Rome.  Peut-être 
s'en  aperçut-on.  On  n'insista  pas,  et  il  resta. 

Quoique  les  biographes  n'indiquent  en  aucune  manière  à  quelle 
époque  furent  achevés  deux  tableaux  admirables,  —  le  Testament  d'Eu- 
damidas  et  le  Massacre  des  Innocens,  —  nous  ne  croyons  pas  beaucou[) 
risquer  en  les  plaçant  après  le  retour  de  Poussin  à  Rome,  vers  1045, 
lorsqu'il  eut  achevé  la  seconde  suite  des  Sacremens.  Ces  deux  ou- 
vrages, qui  ont  pour  sujets  de  ces  actions  patliétiques  qu'affectionne 
Poussin,  dans  lesquelles  on  peut  montrer  d'une  manière  poignante  le 
jeu  des  passions  et  des  sentimens,  sont  traités  avec  une  largeur,  une 
franchise,  qui  reportent  aux  meilleurs  temps  de  la  peinture.  Eudami- 
das,  soldat  de  Corinthe,  laisse  par  son  testament  sa  femme  à  nourrira 
l'un  de  ses  amis,  et  à  l'autre  le  soin  de  marier  sa  fdle.  Le  moribond 
est  couché  en  travers  du  tableau,  le  haut  du  corps  découvert,  dictant 
au  notaire,  qui  est  assis  près  du  lit,  du  côté  du  spectateur,  ses  der- 
nières intentions.  Un  médecin  d'une  tournure  superbe,  la  main  gauclit- 
sur  son  propre  cœur,  la  droite  sur  celui  du  mourant,  épie  les  derniers 
mouvemensdelavie.  La  femme  d'Eudamidas  est  assise  sur  le  pied  du 

(1)  Félibien,  IV,  U. 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lit;  elle  a  la  tête  appuyée  sur  sa  main ,  mais  elle  se  détourne  pour  m; 
pas  laisser  voir  sa  douleur.  Sa  fille,  à  ses  pieds,  s'abandonne  à  son  dés- 
es[)oii".  Voilà  bien  ce  moment  unique  et  précieux  de  la  peinture  quj 
sur-prend  une  action  compliquée  dans  l'instant  où  ses  détails  ont  en 
même  temps  toute  leur  signification.  Le  Massacre  des  Innocens  est  plus 
simple  encore,  s'il  est  possible;  c'est  un  épisode  grandi  jusqu'à  de  venir 
un  sujet,  et  l'originalité  de  cette  composition  étonne  et  augmente  l'ad- 
miration. Derrière  les  colonnes  d'un  temple,  un  soldat  denii-nu  se  pré- 
pare à  égorger  un  enfant  qu'il  vient  d'arracher  à  sa  mère;  il  a  mis  le  pied 
sur  le  ventre  du  malheureux,  il  lève  le  bras,  il  va  frapper;  la  mère 
s'attache  à  lui,  le  retient;  on  voit  qu'elle  l'a  supplié  long- temps,  qu'elle 
lui  a  disputé  son  fils;  elle  n'a  plus  d'espoir,  mais  elle  jette  par  un  der- 
nier effort  son  bras  devant  l'arme  meurtrière.  Sur  le  second  plan,  une 
autre  femme  s'enfuit.  11  est  impossible  d'exprimer  le  saisissement  que 
produit  ce  tableau,  ce  qui  tient  sans  doute  à  ce  qu'il  est  dans  les  plus 
vraies  et  les  meilleures  voies  de  la  peinture.  Nous  nous  méfierons  tou- 
jours des  tableaux  ou  des  statues  qui  peuvent  se  raconter  sans  perdre 
toute  leur  valeur. 

Poussin  excelle  dans  la  représentation  des  scènes  énergiques,  qui 
permettent  et  demandent  des  expressions  fortes  et  des  pantomimes 
j)assionnées  :  il  réussit  également  dans  les  sujets  gracieux,  qui  peuvent 
s'exprimer  par  l'arrangement  élégant  des  groupes,  par  les  poses  ou  les 
gestes  des  personnages;  mais  il  est  beaucoup  moins  heureux  lorsqu'il 
s'agit  de  représenter  le  visage  humain  pour  lui-même,  et  ne  tirant  ses 
ressources  que  de  sa  propre  beauté.  C'est  ainsi  que  ses  madones,  bien 
(|ue  quelques-unes  d'entre  elles  soient  admirables,  manquent  non-seu- 
lement de  cette  beauté  mystique  que  la  peinture  donne  ordinairement 
à  la  Vierge,  mais  même  de  la  beauté  naturelle  d'une  jeune  femme,  de 
l'expression  touchante  d'une  jeune  mère.  Ce  sentiment  vif  et  constant 
de  la  beauté  de  la  figure  humaine,  ce  sentiment  ([u'eurentà  un  si  liai 
degré  Raphaël  et  les  Florentins,  manque  presque  toujours  à  Poussii 
Les  visages  de  ses  personnages  ne  sont  absolument  beaux  que  lorsqu'il 
sont  assez  secondaires  pour  qu'il  puisse  leur  prêter  les  traits  imm( 
biles  et  .même  les  ressemblances  des  statues.  L'obligation  de  donne 
à  ses  figures  princii)ales  des  ^traits  expressifs  l'a  conduit  aux  ph 
grandes  beautés  dans  les  sujets  énergiques,  et  à  des  types  ou  insigr 
fians  ou  voisins  de  la  laideur  dans  ses  tableaux  de  sentiment.  Noi 
ne  prendrons  pour  exemple  que  ce  cibarmant  et  poétique  tableau  de 
Jeunes  filles  à  la  fontaine.  Sur  le  premier  plan,  Éliézer  (et  qu'il  nous  soit^ 
permis  de  remarquer  en  passant  combien  ce  type,  qui  reparaît  dans 
plusieurs  ouvrages  de  Poussin,  notamment  dans  le  Booz  de  l'Été,  est 
malheureux),  Éliézer,  disons-nous,  oiïre  des  présens  à  Rébecca,  qu'il 
a  tioiivée  au  milieu  de  ses  compagnes,  occupées  à  puiser  de  l'eau.  Il 


NICOLAS  POUSSIN.  719 

^t  évident  que  les  traits  de  Rébecca  doivent  exprimer  à  la  fois  le 

oiible  de  la  pudeur,  la  modestie,  et  aussi  le  vif  plaisir  qu'elle  éprouve. 

, Il  bien!  ces  sentimens,  qui  se  trouvent  les  uns  et  les  autres  sur  le  vi- 

age  de  la  jeune  fille,  sont  bien  loin  de  produire  l'effet  gracieux  qu'on 

Jn  pourrait  attendre.  Ils  semblent  décomposés,  mis  l'un  à  côté  de 

l'autre;  ils  ne  naissent  pas  sur  ce  visage  intimement  unis  et  modifiés 

es  uns  par  les  autres,  mais  ils  semblent  se  heurter  sur  un  masque  in- 

lifférent.  11  est  vrai  que  la  pose  charmante  de  Rébecca  et  la  grâce  de 

oute  sa  personne  parlent  mieux  que  ne  le  sauraient  faire  les  traits  les 

»lus  heureux,  et  nous  nous  sentons  presque  honteux  de  critiquer  une 

erablable  merveille. 

Ce  tableau  est,  du  reste,  l'un  des  plus  populaires  de  Poussin.  C'est 
(ans  ce  bel  ouvrage,  ainsi  que  dans  la  Manne  et  la  Femme  adultère, 
(u'il  faut  étudier  l'étendue  de  sa  science  et  la  sûreté  de  son  goût. 
11  est  fâcheux  que  ce  tableau  ait  poussé  au  noir;  les  couleurs  des  véte- 
aiens,qui  avaient,  comme  l'atteste  la  description  qu'en  donne  Félibien, 
beaucoup  de  variété  et  d'éclat,  ont  tellement  changé,  qu'on  peut  à  peine 
les  distinguer  aujourd'hui.  L'usage  pernicieux,  mis  à  la  mode  par  les 
peintres  bolonais,  de  mettre  sur  les  toiles  des  préparations  rouges  ou 
foncées  eut  sur  les  ouvrages  de  Poussin  une  influence  déplorable,  et 
a  certainement  causé  souvent  ces  disparates  qui  nous  choquent  dans 
plusieurs  des  plus  beaux  ouvrages  de  ce  grand  maître.  Le  Guerchin  et 
les  Carrache  pouvaient  se  servir  sans  danger  de  ces  toiles  sombres;  la 
puissance  de  leurs  empâtemens  rendait  vaine  l'action  que  les  oxydes 
(les  dessous  pouvaient  avoir  sur  les  couleurs.  Poussin  peignait  sans 
empâter,  avec  des  couleurs  légères  et  très  étendues,  et  les  préparation? 
foncées  ont  tellement  agi  sur  les  parties  les  plus  délicates  de  quelques- 
uns  de  ses  tableaux,  qu'ils  en  sont  devenus  méconnaissables.  Nous  ne 
citerons  que  le  Moïse  foulant  aux  pieds  la  couronne  de  Pharaon  {i  )  et 
les  Enchanteurs  de  Pharaon  dont  les  verges  sont  changées  enserpens. 

Poussin  s'est  cependant  bien  gardé  d'employer  toujours  et  pour 
tous  les  sujets  des  toiles  foncées.  11  raisonnait  pour  cela  comme  pour 
toutes  choses,  prenant  des  toileà  blanches  dans  l'occasion,  comme  des 
couleurs  brillantes  lorsqu'elles  convenaient  à  son  sujet.  Le  Frappement 
du  rocher,  le  Ravissement  de  saint  Paul  du  Louvre,  la  Scène  du  Déca- 
méron  du  palais  Colonne,  et  les  deux  belles  Bacchanales  de  la  galerie 
nationale  de  Londres  (2),  nous  prouvent  évidemment  que  Poussin  em- 

(1)  Il  va  sans  dire  que  nous  parlons  du  tableau  du  Louvre  et  nullement  de  l'excellente 
répétition  appartenant  au  duc  de  Bedfort,  qui  est  parfaitement  conservée. 

(2)  Ces  deux  beaux  ouvrages  que  nous  réunissons,  parce  qu'ils  méritent  l'un  et  l'autre 
d'être  cités  et  qu'ils  sont  conservés  dans  le  même  musée,  sont  cependant  d'une  valeur 
inégale  et  de  dates  bien  différentes.  L'un,  dont  nous  avons  dit  un  mot,  est  probablement 
antérieur  au  voyage  de  Paris  :  il  n'a  de  parfaitement  bien  que  le  groupe  de  la  jeune  fille 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ploya  les  préparations  claires  pour  toutes  sortes  de  sujets  et  à  toutes  les 
époques  de  sa  vie. 

La  Femme  adultère  est  probablement  un  des  derniers  tableaux  très 
importans  et  entièrement  historiques  qu'ait  faits  Poussin.  C'est  aussi  un 
de  ses  chefs-d'œuvre.  Nous  n'en  parlons  que  pour  en  marquer  la  place, 
persuadé  que  nous  sommes  que  ce  bel  ouvrage  est  dans  toutes  les 
mémoires.  On  a  reproché  à  la  figure  du  Christ  son  caractère  un  peu 
commun  :  le  corps  est  trop  court,  défaut  que  Poussin  a  rarement 
évité  dans  les  ouvrages  de  sa  vieillesse.  Cette  imagination  dramati- 
que a  indiqué  par  un  personnage  du  second  plan  un  contraste  (jui 
achève  de  donner  au  tableau  sa  signification  morale  ;  c'est  une  jeune 
femme  qui,  en  voyant  l'humiliation  et  le  désespoir  de  la  pécheresse, 
presse  tendrement  son  enfant  contre  son  cœur. 


IV. 

La  valeur  de  Poussin  comme  paysagiste  n'a  jamais  été  contestée. 
Nous  n'avons  donc  pas  à  l'établir,  mais  à  la  définir  et  à  l'expliquer.  On 
dit  assez  généralement  que  le  sentiment  de  la  nature  est  né  au  xviii*  siè- 
cle, avec  Rousseau;  mais  on  oublie  que  la  littérature  n'est  pas  l'organe 
unique  de  ce  sentiment,  qu'elle  n'en  est  même  pas  l'organe  naturel  et 
principal,  et  qu'elle  ne  l'exprime  qu'à  l'aide  de  figures  très  hardies,  qui 
ne  lui  appartiennent  pas  en  propre,  et  qu'elle  emprunte  aux  souvenirs 
de  la  peinture.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  ce  sentiment  profond  de  la 
nature,  qui  la  tient  pour  une  réalité  ne  tirant  sa  signification  que  d'elle 
même,  est  tout  moderne.  La  peinture  le  doit  à  Poussin,  la  littérature] 
Rousseau. 

Les  Grecs  mêmes,  qui,  en  fait  de  beauté,  ont  tout  connu,  sont  resté! 
presque  étrangers  à  ce  sentiment,  et,  si  on  voulait  en  trouver  l'origine 
antique,  il  faudrait  la  chercher  dans  l'Inde  plutôt  que  dans  la  Grèce.  Le 
panthéisme  revêt  la  nature  de  toute  la  valeur  qu'elle  ôte  aux  individus; 
l'homme  se  dépouille  volontiers  pour  enrichir  cette  mère  qu'il  adore; 
il  s'abîme  dans  la  contemplation  en  attendant  qu'il  s'anéantisse  dans  la 
substance  de  cette  divinité  superbe  et  terrible.  L'anthropomorphisme 
grec,  au  contraire,  appauvrit  plutôt  la  nature  pour  en  enrichir  l'homme. 
La  Grèce,  idolâtre  de  la  beauté,  ne  prend  qu'une  chose  dans  la  nature, 
la  plus  belle,  la  forme  humaine;  elle  la  divinise  et  laisse  tomber  le 
reste,  comme  un  lange  désormais  inutile  à  son  enfant  devenu  dieu. 

et  des  deux  enfans;  le  reste,  bien  admirable  cependant,  manque  en  certaines  parties  de 
la  sûreté  de  goût  et  de  la  largeur  de  style  qui  distinguent  Poussin,  L'autre  est  un  des 
tableaux  les  plus  exquis  de  Poussin  et  de  la  peinture;  il  doit  être  conlemporain  de  l'Ar-' 
cadie. 


NICOLAS  POUSSIN.  721 

1  faut  ajouter  cependant  que,  si  cet  amour  passionné  de  la  nature 
]ui  caractérise  les  siècles  modernes  ne  se  retrouve  pas  chez  les  Grecs 
nciens,  il  n'est  pas  non  plus  absolument  étranger  à  ces  admirables 
)rganisations.  Platon  en  fournirait  de  nombreux  exemples,  et  il  est 
inpossible  de  lire  le  chœur  A' Œdipe  à  Colone  :  «  Étranger,  te  voici 
iaiis  le  séjour  le  plus  délicieux  de  l'Attique,  etc.,  »  ou  le  commence- 
Tient  de  Phèdre,  sans  se  sentir  transporté  dans  la  sphère  désintéressée 
lont  nous  parlons. 

Il  est  une  autre  manière  d'admirer  ou  d'aimer  la  nature,  beaucoup 
)lus  commune,  beaucoup  plus  accessible  au  grand  nombre,  dont  nous 
le  nions  nullement  la  légitimité,  mais  que  nous  séparerons  nettement 
le  la  première.  A  côté,  au-dessous  de  ce  sentiment  profond,  passionné, 
peu  soucieux  de  conduire  au  plaisir,  religieux  puisqu'il  n'a  rien 
l'égoïste,  s'en  trouve  un  autre  préoccupé  avant  tout  de  volupté,  de 
plaisir,  d'agrément.  La  nature  sert  à  l'amour;  là  est  son  prix:  Galatée 
s'enfuit  sous  les  saules,  et  leur  léger  ombrage  n'est  qu'un  voile  irritant 
pour  sa  beauté.  Cette  muse  facile  qui  s'endort  au  murmure  des  fon- 
taines et  couronne  de  roses  brillantes  sa  coupe  pleine  de  toutes  les 
ivresses,  cette  muse  inspire  souvent  Théocrite,  Horace,  Virgile.  Elle  a 
exercé  un  empire  aussi  puissant  sur  les  peintres  que  sur  les  poètes,  et  l'on 
pourrait  suivre  dans  toutes  les  écoles  cette  trace  voluptueuse  qui  a  peut- 
être  trouvé  dans  notre  Watteau  son  représentant  le  plus  distingué. 

L'amour  de  la  nature,  tel  que  Poussin  l'a  connu  et  traduit,  se  dis- 
lingue du  panthéisme  de  l'Inde,  aussi  bien  que  du  poétique  matéria- 
lisme de  la  Grèce.  Son  œuvre  est  sévère  d'un  bout  à  l'autre,  et,  quoi- 
qu'il ait  souvent  représenté  dans  ses  tableaux  les  scènes  les  plus  libres 
de  la  mythologie  et  des  poètes  anciens,  la  hauteur  du  style  l'a  toujours 
sauvé  de  la  licence.  Les  personnages  de  ses  paysages  augmentent  or- 
dinairement le  sentiment  mélancolique  que  nous  fait  éprouver  la  na- 
ture. Cette  nature,  qui  nous  jette  dans  une  douloureuse  rêverie,  est 
pleine  de  beauté,  toujours  jeune,  toujours  bienfaisante;  mais  elle  est 
silencieuse,  et  la  contemplation  de  ses  merveilles,  nous  arrachant  à 
notre  vie  fiévreuse  et  hâtée,  au  tourbillon  qui  nous  aveugle  et  nous  en- 
traîne, remplit  nos  cœurs  d'un  sentiment  mêlé  d'angoisse  et  d'un  bon- 
heur délicieux.  Il  est  possible  que  la  vue  de  l'immortelle  jeunesse  de 
la  nature,  que  nous  comparons,  sans  en  avoir  conscience,  à  la  durée 
fugitive  de  notre  propre  existence,  soit  l'une  des  causes  de  l'émotion 
qu'elle  nous  fait  éprouver;  il  se  peut  aussi  qu'elle  possède  des  forces 
mal  définies  qui  correspondent  à  des  organes  mystérieux  de  notre  être; 
mais  il  est  impossible  d'expliquer,  par  une  cause  uniquement  phy- 
sique, matérielle,  brutale,  l'impression  poignante  que  font  sur  notre 
esprit  certains  paysages.  N'est-ce  pas  ce  sentiment  qu'éprouvait  Télé- 
maque,  et  que  Fénelon  exprime  dans  de  si  éloquentes  paroles?  «  Il  se 

TOME  V.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  ^9 

sentait  ému  et  embrasé;  je  ne  sais  quoi  de  divin  semblait  fondre  soif 
coeur  au  dedans  de  lui.  Ce  qu'il  portait  dans  la  partie  la  plus  intime 
de  lui-même  le  consumait  secrètement;  il  ne  pouvait  ni  le  contenir,  ni 
le  supporter,  ni  résister  à  une  si  violente  impression;  c'était  un  senti- 
ment vif  et  délicieux  qui  était  mêlé  d'un  tourment  capable  d'arracliei* 
la  vie.  » 

Les  préoccupations  graves  de  l'esprit  de  Poussin  paraissent  dans 
ses  paroles  comme  dans  ses  tabljpaux.  «  Un  jour,  dit  Félibien,  qu'il 
se  promenait  dans  la  campagne  de  Rome  avec  un  étranger,  celui-ci 
lui  demanda  quelque  antiquité  pour  garder  en  souvenir.  Poussin  se 
baissa,  ramassa  dans  l'herbe  une  poignée  de  terre  mêlée  de  morceaux 
de  porphyre  et  de  marbre,  et,  la  lui  donnant  :  Emportez  cela,  sei- 
gneur, pour  votre  cabinet,  et  dites  :  Voilà  Rome  ancienne.  »  C'est  bien 
le  même  homme  qui  s'écriait  :  «Nous  n'avons  rien  en  propre,  mais 
tout  à  louage  !  »  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  remarquer  que  chez  Poussin, 
comme  chez  Rousseau,  le  sentiment  de  la  nature  se  développe  avec 
l'âge.  La  politique,  l'histoire,  les  mœurs  remplissent  les  premiers  ou" 
vragcs  de  Rousseau.  La  nature  ne  paraît  pas,  si  nous  ne  nous  trompons, 
avant  la  Nouvelle  Héloïse,  et  elle  y  est  subordonnée  à  la  passion;  mais 
on  voit  bientôt  ce  sentiment  se  développer  et  devenir  le  texte  d'otl^* 
vrages  admirables,  les  Confessions,  les  Lettres  à  M.  de  Malesherbes,  les 
Rêveries  d'un  promeneur  solitaire.  Chez  poussin ,  la  gradation  est 
moins  régulière,  mais  le  chemin  que  fait  son  esprit  est  le  même. 
D'abord  la  nature  ne  paraît  qu'au  même  titre  que  l'architecture;  elle 
sert  de  fond,  elle  est  le  lieu  de  la  scène,  lieu  quelcpiefois  très  important, 
comme  dans  la  Manne,  les  Jeunes  Filles  à  la  fontaine,  ou  les  Aveugles 
de  Jéricho,  mais  toujours  subordonné.  Plus  tard,  elle  grandit  jusqu'à 
balancer  en  importance  les  personnages,  et  enfin  jusqu'à  servir  de 
thème  propre  à  d'incomparables  ouvrages. 

Les  principaux  peintres  italiens,  qui  furent  presque  tous,  à  des  de- 
grés divers,  de  grands  paysagistes,  ne  se  sont  cependant  servis  de  la 
nature  que  pour  les  fonds  de  leurs  tableaux.  Les  quelques  paysages  qu'il* 
nous  ont  laissés  peuvent  passer  pour  des  jeux  de  leurs  pinceaux  ou 
tout  au  moins  pour  des  exceptions.  Poussin,  bien  au  contraire,  est 
aussi  grand  paysagiste  que  peintre  d'histoire.  11  a  même  dans  le  paysage 
une  supériorité  plus  éclatante,  et  il  domine  d'une  telle  hauteur  touâ 
ses  rivaux,  qu'il  est  impossible  de  les  lui  comparer. 

Les  paysages  de  Poussin  sont  très  nombreux.  Cependant  il  faut  re- 
garder comme  apocryphes  un  grand  nombre  d 'œuvres  que  l'on  voit 
sous  son  nom  dans  les  musées  et  dans  les  collections  particulières.  Les 
plus  célèbres  sont  les  Quatre  Saisons  que  le  Louvre  a  le  bonheur  de 
posséder,  et  les  huits  grands  paysages  gravés  en  collection,  parmi 
lesquels  on  trouve  le  Diogène,  la  Mort  de  Phocion,  le  Polyphème  de 


NICOLAS  POUSSIN.  723 

Madrid  et  l'admirable  Campagne  d'Athènes  de  la  galerie  nationale  de 
Londres  (1). 

Les  Saisons,  dans  les  quatre  tableaux  qui  portent  ce  nom ,  sont  indi- 
ijuces  par  des  épisodes  tirés  de  l'Ancien  Testament  :  le  Printemps  par 
Adam  et  Eve  dans  le  jardin  d'Éden,  l'Été  par  Ruth  et  Booz,  l'Automne 
par  les  deux  Hébreux  emportant  la  grappe  de  raisin  de  la  terre  pro- 
mise, enfin  l'Hiver  par  le  déluge.  Ce  tableau  est  une  des  conceptions 
les  plus  dramatiques  que  nous  connaissions.  Ce  ciel  obscur,  ces  rochers 
humides  et  verdàtres,  ces  eaux  lourdes  et  troublées;  les  expressions  de 
ces  deux  hommes  sur  le  premier  plan,  qui  se  cramponnent  l'un  à  une 
planche,  l'autre  à  la  tête  d'un  cheval;  la  désolation  de  cette  mère  qui 
tente  un  effort  suprême  pour  sauver  son  enfant;  les  cris,  les  supplica- 
tions de  deux  personnages  dont  le  bateau  chavire  et  qui  vont  périr, 
tous  ces  épisodes  mettent  devant  les  yeux  des  spectateurs  cette  scène 
terrible  avec  une  effroyable  réalité.  L'Été  est  une  charmante  idylle. 
Inaction  n'est  presque  rien  :  quelques  moissonneurs  dans  les  blés;  sur 
le  premier  plan,  Booz  permet  à  Ruth  de  glaner  dans  son  champ;  plus 
loin,  quelques  jeunes  filles,  aussi  blondes  que  les  épis  qu'elles  coupent; 
la  vie  et  la  gaieté  d'un  beau  jour  de  moisson!  Ce  tableau  a  noirci,  et  il 
faut  consulter,  pour  le  bien  juger,  la  belle  gravure  de  Pesne.  L'Au- 
tomne est  un  des  ouvrages  les  plus  admirés  de  Poussin  pour  la  grande 
ordonnance  des  plans,  la  simplicité  des  lignes,  l'excellente  qualité  de 
la  couleur.  Nous  lui  préférons  cependant  le  paysage  paisible  et  su- 
perbe du  Printemps,  à  l'exception  toutefois  des  personnages,  qui  ne 
nous  paraissent  pas  heureux.  Cette  grande  nature  respire  une  paix, 
une  fraîcheur,  une  innocence  inexprimables  (2). 

Le  Diogène  du  musée  du  Louvre  (3)  ne  le  cède  aux  précédons  ni  par 
la  largeur  du  dessin,  ni  par  le  choix  des  formes  et  le  charme  de  l'ar- 
rangement; il  les  surpasse  par  une  perspective,  toujours  admirable  chez 
Poussin,  mais  véritablement  merveilleuse  dans  ce  dernier  ouvrage. 
On  peut  voir  aussi  dans  ca  tableau, avec  quel  soin  Poussin  traitait  ses 
premiers  plans  et  quelle  consciencieuse  attention  il  apportait  jusque 

(1)  Bien  que  notre  intention  ne  puisse  être  de  donner  ici  un  catalofïue  complet  de 
l'œuvre  du  grand  paysagiste,  nous  croyons  devoir  rappeler  encore  un  des  plus  puissans 
et  des  plus  poétiques  paysages  de  Poussin.  C'est  celui  de  la  galerie  Sciarra.  Il  représente 
un  lac  entouré  de  la  plus  vigoureuse  végétation.  L'horizon  est  échelonné  de  montagnes 
qui  se  dégradent  dans  des  teintes  d'un  bleu  sévère  et  se  perdent  dans  des  nuages  sculp- 
turaux. Le  premier  plan  est  largement  évidé  et  semé  de  chapiteaux  renversés  et  de  fûts 
de  colonnes.  Jérémie  est  assis  et  écrit  ses  prophéties.  Simplicité,  richesse,  équilibre,  choix 
des  détails,  sérieux  de  l'idée,  toutes  les  grandes  qualités  de  Poussin  se  trouvent  réunies 
dans  ce  tableau. 

(2)  Ces  quatre  tableaux  ont  été  commencés  en  1660  et  terminés  eu  1664  pour  le  duc  de 
Richelieu. 

(3)  Fait  pour  M.  Lumagne  en  1618. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  les  moindres  détails.  Il  répondit  un  jour  à  une  personne  qui  lui 
demandait  comment  il  était  parvenu  à  cet  étonnant  degré  de  perfec- 
tion :  «  Je  n'ai  rien  négligé.  »  —  «  J'ai  souvent  admiré,  dit  Buonaventure 
d'Argonne,  le  soin  (ju'il  prenait  pour  la  perfection  de  son  art.  A  l'âge 
oii  il  était,  je  l'ai  rencontré  parmi  les  débris  de  l'ancienne  Rome  et 
quelquefois  dans  la  campagne  et  sur  les  bords  du  Tibre,  dessinant  ce 
qu'il  remarquait  le  plus  à  son  goût.  Je  l'ai  vu  aussi  qui  ramassait  des 
cailloux,  de  la  mousse,  des  fleurs  et  d'autres  objets  semblables,  qu'il 
voulait  peindre  exactement  d'après  nature.  » 

Si  le  fait  d'être  sans  rivaux  était  le  signe  de  la  plus  haute  supério- 
rité, le  paysagiste  dominerait,  cliez  Poussin,  le  peintre  d'histoire;  car 
ni  Titien  (qui  est  si  grand  paysagiste  quelquefois),  ni  les  Hollandais, 
ni  même  Claude  Lorrain ,  ne  peuvent  lui  être  sérieusement  comparés; 
mais  la  question  ne  doit  pas  se  poser  ainsi.  Le  génie  de  Poussin  peintre 
d'histoire  a  été  traversé  par  des  circonstances  contraires  que  nous  avons 
expliquées,  et  qui  l'ont  fait  plus  d'une  fois  dévier  de  la  route  véritable, 
qui  était  aussi  sa  pente  naturelle.  Le  paysagiste  n'a  rien  eu  à  combattre. 
Il  avait  sous  les  yeux  une  nature  superbe,  et  il  n'a  rien  reçu  de  son 
temps  que  les  excellens  exemples  des  grands  maîtres  du  xvi*  siècle 
italien.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  comme  paysagiste  seulement.  Poussin 
est  encore,  et  nous  craignons  qu'il  ne  soit  toujours,  sans  rivaux. 


V. 

Poussin  mourut  à  Rome  le  19  novembre  1665,  âgé  de  soixante-onze 
ans  et  cinq  mois.  Il  avait  passé  hors  de  son  pays  la  plus  grande  moitié 
de  cette  longue  vie;  il  vit  tomber  l'un  après  l'autre  tous  les  amis  qu'il 
s'était  faits  sur  cette  terre  étrangère,  et  grandir  l'isolement  autour  de 
lui.  Le  chevalier  del  Pozzo,  qui  l'avait  aimé  et  patronné  pendant  trente- 
sept  ans,  était  mort  en  1657.  Cette  perte  cruelle  fit  entrer  Poussin  dans 
l'irrévocable  période  de  la  vieillesse.  Les  infirmités  qu'il  avait  suppor- 
tées jusque-là  avec  une  vigueur  juvénile  commencent  à  l'abattre,  et 
ses  lettres  prennent  une  teinte  de  tristesse  continue  qu'elles  n'avaient 
pas  auparavant ,  mais  elles  témoignent  aussi  du  calme  et  du  courage 
qu'il  conserva  dans  son  isolement  jusqu'à  la  fin.  Il  se  plaint  de  ce  que 
sa  main  «  débile  et  tremblante  »  ne  veut  plus  obéir  à  sa  pensée.  «  Si  la 
main  vouloit  obéir,  écrit-il  à  M.  de  Chantelou,  je  pourrois,  je  crois,  la 
conduire  mieux  que  jamais;  mais  je  n'ai  que  trop  l'occasion  de  dire 
ce  que  Thémistocle  disoit  en  soupirant  sur  la  fin  de  sa  vie,  que  l'homme 
décline  et  s'en  va  lorsqu'il  est  prêt  à  bien  faire.  Je  ne  perds  pas  cou-  . 
rage  pour  cela,  car,  tant  que  la  tête  se  portera  bien ,  quoique  la  ser- 
vante soit  débile,  il  faudra  que  celle-ci  observe  les  plus  excellentes 


« 


NICOLAS   POUSSIN.  725 

larties  de  l'une,  qui  sont  du  domaine  de  l'autre  (1).  »  11  écrivait  en- 
(»ro  :  «  On  dit  que  le  cygne  chante  plus  doucement  lorsqu'il  est  voisin 
lo  la  mort;  je  tâcherai,  à  son  imitation,  de  faire  mieux  que  jamais  : 
est  peut-être  le  dernier  ouvrage  que  je  ferai  pour  vous  (2).  » 
Les  derniers  tableaux  de  Poussin,  ceux  qu'il  acheva  de  1657  à  1664, 
)ien  que  l'effort  s'y  laisse  quelquefois  apercevoir,  démontrent  que  ce 
^land  génie  conserva  non-seulement  sa  lucidité  et  sa  puissance,  mais 
son  activité  jusqu'au  bout.  En  1664,  il  perdit  sa  femme,  sa  compagne 
dévouée  de  trente  années,  et  cette  date  marque  le  dernier  terme  de  sa 
\ie  d'artiste,  car  depuis  lors  il  ne  fit  plus  que  traîner  dans  le  chagrin 
let  les  infirmités  un  misérable  reste  d'existence.  Et  cependant,  avec 
quelle  admiration  et  quel  contentement  ne  retrouve- t-on  pas  cette 
grande  ame  digne  d'elle  et  intacte  dans  ce  corps  souffrant  et  délabré! 
Nous  citons,  pour  en  témoigner,  la  lettre  si  noble  et  si  touchante,  en 
{quelque  sorte  son  testament,  qu'il  adressa  peu  de  temps  avant  sa  mort 
là  M.  de  Chantelou  :  «  Je  vous  prie  de  ne  pas  vous  étonner  s'il  y  a  tant 
j  de  temps  que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  donner  de  mes  nouvelles.  Quand 
vous  connoîtrez  la  cause  de  mon  silence,  non-seulement  vous  m'excu- 
serez ,  mais  vous  aurez  compassion  de  mes  misères.  Après  avoir,  pen- 
dant neuf  mois,  gardé  dans  son  lit  ma  bonne  femme,  malade  d'une 
toux  et  d'une  fièvre  d'étisie  qui  l'ont  consumée  jusqu'aux  os,  je  viens 
de  la  perdre.  Quand  j'avois  le  plus  besoin  de  son  secours,  sa  mort  me 
laisse  seul,  chargé  d'années,  paralytique,  plein  d'infirmités  de  toutes 
sortes,  étranger  et  sans  amis,  car  en  cette  ville  il  ne  s'en  trouve  point. 
Voilà  l'état  auquel  je  suis  réduit;  vous  pouvez  vous  imaginer  combien 
il  est  affligeant.  On  me  prêche  la  patience,  qui  est ,  dit-on ,  le  remède 
à  tous  maux  :  je  la  prends  comme  une  médecine  qui  ne  coûte  guère, 
mais  aussi  qui  ne  guérit  de  rien.  Me  voyant  dans  un  semblable  état, 
lequel  ne  peut  durer  long-temps,  j'ai  voulu  me  disposer  au  départ. 
J'ai  fait,  pour  cet  effet,  un  peu  de  testament,  par  lequel  je  laisse  plus 
de  10,000  écus  de  ce  pays  à  mes  pauvres  parens,  qui  habitent  aux 
Andelys.  Ce  sont  gens  grossiers  et  ignorans,  qui ,  ayant  après  ma  mort 
à  recevoir  cette  somme,  auront  grand  besoin  du  secours  et  de  l'aide 
d'une  personne  honnête  et  charitable.  Dans  cette  nécessité,  je  viens 
vous  supplier  de  leur  prêter  la  main,  de  les  conseiller  et  de  les  prendre 
sous  votre  protection,  afin  qu'ils  ne  soient  pas  trompés  ou  volés.  Ils 
vous  en  viendront  humblement  requérir,  et  je  m'assure,  d'après  l'ex- 
périence que  j'ai  de  votre  bonté,  que  vous  ferez  volontiers  pour  eux 
ce  que  vous  avez  fait  pour  votre  pauvre  Poussin  pendant  l'espace  de 
vingt-cinq  ans.  J'ai  si  grande  difficulté  à  écrire,  à  cause  du  tremblement 

(1)  15  mars  1658. 

(2)  2i  décembre  1059. 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  ma  main,  que  je  n'écris  point  présentement  à  M.  de  Chambrai  (1), 
que  j'iionore  comme  il  le  mérite,  et  que  je  prie  de  tout  mon  cœur  de 
m 'excuser.  Il  me  faut  huit  jours  pour  écrire  une  méchante  lettre,  peu 
à  peu,  deux  ou  trois  lignes  à  la  fois,  et  le  morceau  à  la  bouche;  hors 
de  ce  temps-là,  qui  dure  fort  peu,  la  débilité  de  mon  estomac  est  telle, 
qu'il  m'est  impossible  d'écrire  quelque  chose  qui  se  puisse  lire  (2).  » 

Poussin  n'avait  pas  d'enfans.  Cette  dernière  année  qu'il  passa  à 
pleurer  sa  femme  avant  de  mourir  lui-même  dut  être  remplie  d'une 
bien  terrible  amertume.  Le  foyer  était  désert,  les  rêves  envolés!  Une 
vie  noble,  bien  remplie,  et  ce  grand  cœur  qui  fut  le  trait  distinctif  de 
Poussin,  ne  dispensent  personne  de  ces  terribles  réalités  de  la  douleur. 
Non-seulement  Poussin  n'avait  pas  d'enfans,  mais,  ses  derniers  amis 
étant  tous  morts  avant  lui ,  il  demeurait  absolument  seul  dans  cette 
Rome  pleine  de  tombeaux.  Après  avoir,  pendant  son  séjour  en  France, 
tant  désiré  d'y  revenir  et  de  la  revoir,  il  la  nommait  maintenant  «  cette 
ville  où  il  n'y  a  pas  d'amis.  »  Il  se  ressouvenait,  avec  des  regrets,  de 
la  patrie,  que  l'on  peut  abandonner  pendant  la  jeunesse,  mais  dans 
laquelle  il  faut  retourner  pour  mourir. 

Nous  possédons  trois  portraits  de  Poussin.  L'un  d'eux,  le  meilleur^ 
celui  qu'il  fit  en  1650  pour  M.  de  Chantelou,  est  au  Louvre;  les  autres  n'en 
sont  que  la  répétition  (3).  Ce  portrait,  que  M.  de  Chantelou  attendit  pen- 
dant des  années,  devait  d'abord  être  fait  par  Mignard;  il  est  curieux  de 
\()ir  les  raisons  qui  ont  engagé  Poussin  à  s'exécuter  (quoiqu'il  n'ait  pas 
fait  de  portraits  depuis  vingt-cinq  ans,  écrit-il)  et  à  le  faire  lui-même.- 
M  J'aurois  déjà  fait  faire  mon  portrait  pour  vous  l'envoyer,  comme  vous 
désirez,  mais  il  me  fâche  de  dépenser  une  dizaine  de  pistoles  pour  une 
tète  de  la  façon  de  M.  Mignard,  qui  est  celui  qui  les  fait  le  mieux,  quoi- 
qu'elles soient  froides ,  fardées,  sans  force  et  sans  vigueur.  »  On  di- 
rait ce  jugement  écrit  d'aujourd'hui. 

Poussin  s'est  représenté  assis  dans  l'ombre,  drapé  d'un  manteau  noir 
à  larges  plis,  la  main  appuyée  sur  un  petit  portefeuille  à  esquisses;  ses 
yeux  sont  noirs,  pleins  de  feu  et  profondément  enfoncés  sous  des  sour- 
cils épais;  le  nez  est  aquilin  et  massif;  la  bouche,  quoique  trop  grande, 
est  belle,  la  moustache  rare.  Ses  cheveux,  longs,  noirs  et  abondans,  sont 
partagés  sur  le  milieu  de  la  tête  par  une  ligne  qui  descend  jusque  sur 
le  front.  Ce  front  porte  entre  les  sourcils  ces  rides  «  qui  appartiennent 
exclusivement,  dit  Lavater,  à  des  gens  d'une  haute  capacité,  qui  pen- 

(1)  Frère  cadet  de  M.  de  Ghantekiu. 

(2)  16  novembre  1664. 

(3)  L'une  de  ces  copies  était  pour  M.  Pointel,  un  des  meilleurs  amis  de  Poussin  et  ban- 
quier à  Paris.  Poussin  fit  pour  lui  plusieurs  ouvrages,  entre  autres  Rdbecca,  —  Mdise 
sauvé;  —  en  1648-49,  la  Vierge  aux  dix  figures,  —  le  Polyphcrne  du  musée  de  Madrid; 
•—  en  1651,  l'Orage  et  le  Temps  sei^ein;  —  en  1653,  Jésus-Christ  et  Madeleine. 


NICOLAS  POUSSIN.  727 

>ont  sainement  et  noblement.  »  La  tête  est  très  belle,  intelligente  et  puis- 
;ante,  telle  qu'on  en  rencontre  un  grand  nombre  dans  ce  temps.  Poussin 
îst  de  la  famille  des  Corneille,  des  Descartes,  des  Pascal,  et  il  porte 
ette  parenté  sur  son  visage. 

L'œuvre  de  Poussin  est  immense.  Nous  avons  catalogué  plus  de  deux 
cents  tableaux  de  sa  main,  et  on  sait  qu'il  ne  se  faisait  jamais  aider 
par  personne.  Il  travaillait  très  vite  et  régulièrement,  occupant  ses 
soirées  à  dessiner  et  à  composer,  et  peignant,  après  sa  promenade  du 
matin,  sans  interruption  jusqu'à  la  nuit.  11  trouvait  cependant  moyen 
d'interrompre  ce  labeur  incessant  pour  soigner  les  affaires  que  ses  amis 
de  France  avaient  à  Rome.  Il  leur  faisait  copier  des  tableaux  et  leur 
achetait  des  vases,  des  bustes  antiques,  et  jusqu'à  des  gatits  et  des  cordes 
de  guitare.  L'amitié  de  M.  de  Chantelou  lui  avait  valu  beaucoup  de 
connaissances  qui  lui  demandaient  des  tableaux,  et  entre  elles  Scarron, 
qu'on  ne  s'attend  guère  à  trouver  là.  Poussin  fit  pour  lui  un  Ravisse- 
ment de  saint  Paul  et  peut-être  deux  ou  trois  autres  tableaux.  Il  en  fut 
mal  récompensé,  car  Scarron  prit  ce  prétexte  pour  lui  envoyer  ses 
vilains  livres,  ce  qui  désolait,  plus  que  de  raison,  cette  noble  nature. 
«  J'ai  reçu  du  maître  de  la  poste  de  France  un  livre  ridicule  de  facéties 
de  M.  Scarron,  sans  lettre  et  sans  savoir  qui  me  l'envoie.  J'ai  parcouru 
ce  livre  une  seule  fois,  et  c'est  pour  toujours  :  vous  trouverez  bon  que 
je  ne  vous  exprime  pas  tout  le  dégoût  que  j'ai  pour  de  pareils  ou- 
vrages... J'avois  déjà  écrit  à  M.  Scarron  en  réponse  à  la  lettre  que  j'a- 
vais reçue  de  lui  avec  son  Typhon  burlesque;  mais  celle  que  je  viens 
de  recevoir  me  met  dans  une  nouvelle  peine.  Je  voudrois  bien  que  l'en- 
vie qui  lui  est  venue  lui  fût  passée  et  qu'il  ne  goûtât  pas  plus  ma  pein- 
ture que  je  ne  goûte  son  burlesque.  Je  suis  marri  de  la  peine  qu'il  a 
prise  de  m'envoyer  son  ouvrage  ;  mais  ce  qui  me  fâche  davantage, 
c'est  qu'il  me  menace  d'un  sien  Virgile  travesti  et  d'une  épître  qu'il 
m'a  destinée  dans  le  premier  livre  qu'il  imprimera.  Il  prétend  me  faire 
rire  d'aussi  bon  cœur  qu'il  rit  lui-même,  tout  estropié  qu'il  est;  mais, 
au  contraire,  je  suis  prêt  à  pleurer  quand  je  pense  qu'un  nouvel  Éros- 
trate  se  trouve  dans  notre  pays.  »  On  s'étonne  un  peu  d'entendre  ap- 
peler Érostrate  ce  boiteux  grimaçant  dont  Louis  XIV  devait  hériter.  Au 
reste,  Scarron  aimait  la  peinture;  il  l'avait  cultivée  dans  sa  jeunesse. 
11  fit,  dès  1634,  à  Rome  la  connaissance  de  Poussin.  Leur  liaison  ne 
paraît  cependant  pas  avoir  été  fort  intime,  car  ce  n'est  qu'après  beau- 
coup d'hésitations  et  sur  les  recommandations  très  pressantes  et  très  réi- 
térées de  M.  de  Chantelou  que  Poussin  se  décida  à  travailler  pour  lui. 
On  ne  peut  pas  dire  que  Poussin  ait  fait  école,  mais  il  est  resté  l'un 
des  deux  ou  trois  maîtres  les  plus  fructueusement  {étudiés  et  les  plus 
admirés  des  artistes  et  des  gens  de  goût.  Ses|seuls  élèves  directs  furent 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  Dughet  (4)  et  Sébastien  Bourdon.  Dughetle  paysagiste  est  un 
très  grand  peintre,  mais  il  porte  un  nom  redoutable  qui  lui  a  été  fatal* 
Nous  avons  laissé  l'Angleterre  accaparer  ses  meilleurs  ouvrages,  et 
nous  n'en  possédons  presque  plus  d'importans.  Quant  à  Sébastien  \ 
Bourdon,  on  n'a  qu'à  parcourir  son  œuvre  gravé  pour  se  convaincre 
que  les  leçons  de  Poussin  ne  furent  pas  vaines.  Les  ouvrages  de  cet 
homme  étonnant,  qui  imitait  à  la  fois  Poussin  et  Salvator  Rosa,  sont 
extrêmement  inégaux,  mais  on  y  rencontre  des  beautés  de  premier 
ordre. 

Poussin  n'a  pas  composé  d'ouvrage  sur  la  théorie  de  la  peinture, 
comme  on  l'a  cru  et  dit  de  son  temps  et  plus  tard.  Jean  Dughet,  auquel 
M.  de  Chantelou  écrivit  en  1666  pour  savoir  la  vérité  à  ce  sujet,  lui 
répondit  :  «  Vous  m'écrivez  que  M.  Cerisiers  (2)  vous  a  dit  avoir  vu 
un  livre  fait  par  M.  Poussin,  lequel  traite  de  la  lumière  et  des  ombres, 
des  couleurs  et  des  proportions  :  il  n'y  a  rien  de  vrai  dans  tout  cela. 
Cependant  il  est  constant  que  j'ai  entre  les  mains  certains  manuscrits 
qui  traitent  des  lumières  et  des  ombres,  mais  ils  ne  sont  pas  de  M.  Pous- 
sin, ce  sont  des  passages  extraits  par  moi,  d'après  son  ordre,  d'un  ou- 
vrage original  que  le  cardinal  Barberini  possède  dans  sa  bibliothèque; 
l'auteur  de  cet  ouvrage  est  le  père  Matteo,  maître  de  perspective  du 
Dominiquin,  et  il  y  a  bien  des  années  que  M.  Poussin  m'en  fit  copier 
une  bonne  partie  avant  que  nous  allassions  à  Paris,  comme  il  me  fit 
copier  aussi  quelques  règles  de  Vitellione;  voilà  ce  qui  a  fait  croire  à 
beaucoup  de  personnes  que  M.  Poussin  en  étoit  l'auteur.  » 

On  se  demande  ce  qui  manqua  à  cet  étonnant  génie,  à  ce  légitime; 
héritier  de  Raphaël,  pour  tenir,  sans  contestation,  le  rang  que  lui  as-i 
signe  un  §i  prodigieux  ensemble  d'ouvrages  admirables.  Rien,  sans 
doute,  que  d'être  né  un  siècle  plus  tôt.  Au  xvu"  siècle,  la  tradition  des 
grands  maîtres  italiens  était  déjà  perdue.  Poussin,  au  lieu  de  s'aban- 
donner au  courant  naturel  et  tout-puissant  de  son  art,  dut  s'adresser 
à  la  science,  discuter,  se  refroidir.  De  là  ce  quelque  chose  de  tendu, 
de  voulu,  de  cherché,  qui  le  met  souvent  en  hostilité  avec  le  principe 
fondamental  des  beaux-arts,  et  qui  rappelle  qu'il  appartient  à  une  épo- 
que plus  scientifique  que  poétique.  De  là  aussi  ces  oscillations  fré- 


(1)  Gaspard  Dughet  (dit  Gaspard  Poussin)  peintre  de  paysage,  naquit  à  Rome  en  1613 
d'une  famille  originaire  de  Paris.  Jean  Dughet  était  graveur,  et  nous  lui  devons  la  repro- 
duction de  plusieurs  ouvrages  de  Poussin.  Le  premier  mourut  à  Rome  en  1675.  C'est  lui 
qui  passe  pour  avoir  accompagné  Poussin  cà  Paris;  mais,  comme  il  ressort  de  la  lettre  de 
Jean  Dughet  à  M,  de  Chantelou  qu'il  y  alla,  nous  pensons  que  les  biographes  se  sont 
trompes.  Ils  peuvent  du  reste  y  être  allés  tous  les  deux. 

(2)  Négociant  de  Lyon,  pour  lequel  Poussin  fit  les  deux  beaux  paysages  où  l'on  porte- 
le  corps  de  Phocion  et  où  on  recueille  ses  cendres. 


NICOLAS  POUSSIN.  729 

iientes  entre  la  sculpture  et  la  littérature,  empruntant  à  l'une,  avec 
i  beauté  des  formes,  le  caractère  trop  abstrait  des  figures,  à  l'autre  sa 
iberté,  mais  en  môme  temps  quelque  chose  d'analytique,  de  descriptif, 
out-à-fait  contraire  à  la  véritable  notion  de  la  peinture.  Les  arts  se 
ont  partagé  le  champ  de  l'idéal;  leurs  limites  sont  positives  et  natu- 

|3lles,  ils  ne  doivent  pas  les  franchir.  Ces  limites  ne  sont  pas  un  escla- 
age,  mais  une  force,  et  c'est  un  entraînement  fatal  qui  pousse  à  les 
épasser.  La  sculpture  exprime  les  modifications  générales  que  les 
Butimens  font  éprouver  à  la  forme  humaine;  mais  il  faut,  pour  que 
?,es  modifications  soient  de  son  domaine,  que  des  gestes  précis,  des 
)0ses  significatives,  une  contraction  bien  visible  des  traits,  accusent 
jjès  nettement  le  but  que  l'artiste  s'est  proposé  et  qu'il  doit  atteindre 
sans  recourir  aux  mille  ressources  de  la  peinture.  S'il  s'agit  d'une 
action,  il  faut  qu'elle  soit  simple,  limitée  à  un  plan,  puisque  la  per- 
spective aérienne  est  seule  capable  de  montrer  l'étendue  en  profon- 
deur, telle  enfin  que  le  relief  puisse  l'expliquer  sans  le  secours  des 
expressions  les  plus  délicates  des  traits  et  sans  les  ressources  de  la 
couleur.  En  général,  les  sentimens  déliés,  les  affections  provenant 
I d'une  cause  morale,  et  qu'un  geste  large  et  simple  ou  même  une  atti- 
tude ne  suffisent  pas  à  expliquer,  dépassent  les  moyens  de  la  sculpture, 
ill  faut  donc  renoncer  à  faire  exprimer  au  marbre  les  nuances  et  les  dé- 
licatesses les  plus  exquises  de  la  pensée.  Le  sculpteur  devra  veiller 
ciiulement  à  ce  qu'une  passion  violente  n'agisse  jamais  sur  le  corps  hu- 
main de  manière  à  le  déformer.  La  douleur  produira  l'accablement, 
mais  non  pas  ces  gestes  brisés,  cette  bouche  ouverte  par  des  cris  qu'on 
n'entend  pas,  ces  contorsions  du  désespoir;  gestes,  contorsions  qui, 
commentés  par  des  yeux  creux  et  glacés,  exciteraient  en  nous  l'hor- 
reur plutôt  que  la  pitié. 

La  peinture  a  des  ressources  infinies  qui  lui  sont  propres.  Les  épi- 
sodes, les  attributs,  les  personnages  et  les  actions  secondaires,  la  per- 
spective des  objets,  les  modifications  les  plus  fugitives  des  traits,  sont 
les  mots  d'une  langue  nouvelle  chargée  de  révéler  mille  choses  qui 
échappent  à  la  sculpture.  Le  peintre  a  même  la  liberté  de  prolonger 
le  moment  de  l'action;  la  scène  se  déroule  sous  son  pinceau  avec  plus 
d'aisance  et  de  largeur;  il  transporte  le  spectateur,  au  moyen  des  por- 
tions secondaires  du  tableau,  hors  du  strict  moment  de  l'action,  dans 
l'avenir  et  dans  le  passé.  La  scène  que  l'on  a  sous  les  yeux  a  pour  ainsi 
dire  un  prologue  et  un  épilogue  qui  l'agrandissent  et  la  complètent. 
Ce  n'est  pas  encore  la  liberté  de  la  poésie,  ce  n'est  pas  encore  l'idée 
vue  sans  voiles  et  face  à  face  comme  elle  peut  l'être  dans  la  langue,  et 
on  pourrait  soutenir  cependant  que  la  peinture  est  le  mieux  partagé 
de  tous  les  arts,  car  à  la  grande  liberté  qu'il  tient  de  la  poésie  il  joint 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  certitude  que  donne  le  témoignage  des  sens.  Cette  réalité  tangible 
n'est  pas  à  dédaigner,  car  nous  avons  au-dedans  de  nous  non-seule- 
ment un  peu  de  Montaigne ,  comme  on  l'a  dit ,  mais  aussi  un  peu  de 
Thomas,  qui  ne  croit  que  lorsqu'il  peut  voir  et  toucher. 

Il  faut  que  cet  entraînement  qui  pousse  les  artistes  à  passer  d'une 
sphère  dans  une  autre  soit  bien  fort  et  bien  naturel  pour  que  Poussin 
lui-même  y  ait  cédé  à  plusieurs  époques  de  sa  vie  et  dans  quelques- 
uns  de  ses  ouvrages  les  plus  importons.  Du  reste,  bien  loin  de  s'en 
étonner,  on  doit  admirer  la  puissance  de  son  originalité  et  la  sûreté 
de  son  goût,  qui  lui  ont  permis  de  résister  autant  qu'il  l'a  fait  aux 
courans  mauvais  et  contraires  qui  sillonnaient  alors  l'Italie.  On  ne 
se  dit  pas  assez  combien  c'est  un  grand  malheur  de  venir  lorsque  la 
tradition  n'existe  plus  et  que  l'enseignement  qu'elle  donnait  si  abonr 
damment  est  fermé.  Au  lieu  d'être  aidé  par  toutes  choses,  il  faut  se 
défier  de  tout  et  quelquefois  tout  combattre;  il  faut  user,  à  retrouver 
péniblement  ce  que  nous  aurions  appris  vingt  ans  plus  tôt  en  même 
temps  que  la  parole,  des  forces  qui  devraient  servir  à  nous  élever.  Ce 
fruit  de  la  science  n'a  d'ailleurs  jamais  ni  la  beauté,  ni  la  saveur,  ni 
la  vertu  de  ceux  qui  mûrissent  au  soleil  fécond  de  la  nature.  Dien 
nous  garde  de  vouloir  affaiblir  en  rien  l'importance  de  la  valeur  indi- 
viduelle et  la  puissance  de  la  volonté;  mais  il  faut  bien  avouer  que  ni 
l'une  ni  l'autre  ne  sont  capables  de  faire  un  de  ces  hommes  si  grands 
qu'ils  ne  méritent  pas  le  moindre  reproche  et  qu'on  s'incline  devant 
eux  sans  songer  à  les  critiquer.  Lorsque  le  flot  naturel  ne  porte  plus, 
le  plus  grand  talent  est  entraîné  par  les  systèmes,  et,  s'il  est  assez  ro^ 
buste  pour  leur  résister,  il  contracte  dans  la  lutte  une  habitude  de  rair 
deur  qui  devient  elle-même  un  défaut.  11  y  a  une  puissance  du  ciel 
qui  donne  le  génie  et  qui  marque  ses  élus  d'un  tel  sceau  qu'il  est  im- 
possible de  les  méconnaître;  mais  il  y  a  une  puissance  des  choses  qui 
obscurcit  déplorablement  la  marque  divine,  contre  laquelle  on  peut 
lutter  jusqu'à  n'être  pas  vaincu,  mais  sans  pouvoir  espérer  d'être  jamais 
absolument  vainqueur. 

Ch.  Clément. 


UN 


HUMORISTE  A^GLO-MRICil^. 


HALLIBURTON. 


I.  —  The  Attahcé  or  Sam  Stick  in  England,  by  Halliburton,  2  vol.  iii-8o. 

II.  —   The  Letters  Bag  or  Life  in  a  steamer,  ^  vol.  in-So. 

m.  —  The  Old  Judge  or  Life  in  a  Colony,  2  vol.  ia-80j  Londres,  H .  Colburn  ;  Paris,  Baudry. 


Ce  sont  d'étranges  livres  que  ceux  du  romancier  anglo-américain 
iHalliburton,  et  l'impression  qui  en  reste  est  singulièrement  mélangée. 
Il  y  a  là  tout  à  la  fois  l'intérêt  d'un  récit  de  voyage  et  le  charme  d'un 
roman  de  mœurs  intimes.  La  fantaisie  de  la  caricature  y  alterne  avec 
la  réalité  banale  des  faits  divers  d'un  journal  quotidien.  A  côté  de  types 
connus,  à  côté  d'observations  qui  s'appliquent  à  tous  les  pays  et  à  tous 
les  temps ,  se  placent  de  grotesques  figures  que  nous  saluons  pour  la 
première  fois ,  des  idylles  humoristiques  pleines  de  sentimentalité  la- 
kiste,  des  portraits  à  la  façon  d'Hogarth,  des  dissertations  sur  les  tombes 
qui  feraient  honneur  à  l'auteur  des  Nuits.  Imaginez  une  suite  d'es- 
quisses sans  autre  lien  entre  elles  que  le  cadre  factice  (jui  les  réunit, 
la  maigre  fable  qui  sert  à  l'auteur  de  prétexte  pour  raconter  ses  inter- 
minables histoires  :  vous  aurez  une  idée  des  livres  d'Halliburton,  livres 
mal  composés  et  pleins  de  pages  excellentes ,  tout  bariolés  d'ailleurs 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  patois  américain ,  de  langage  anglais  provincialisé ,  de  jargon  de 
nègre,  de  pêcheur  et  de  marin.  Ce  ne  sont  pas  des  peintures  de 
mœurs  à  proprement  parler;  il  n'y  a  aucun  tableau  complet  :  ce  sont 
des  traits  épars,  des  anecdotes  décousues,  mais  indiquant  mieux  en 
réalité  les  mœurs  d'une  nation  que  les  descriptions  étudiées  de  cer- 
tains voyageurs,  ou  les  créations  abstraites  de  la  plupart  des  roman- 
ciers. La  confusion  de  ses  récits  est  amusante,  la  trivialité  en  est  in- 
structive. Nous  avons  essayé  de  nous  rendre  compte  du  caractère 
particulier  de  l'observation  d'Halliburton ,  et  cette  analyse  nous  a  dé- 
voilé immédiatement  tout  un  côté  du  travail  qui ,  à  l'heure  qu'il  est, 
s'accomplit  dans  l'humanité ,  tant  il  est  vrai  que  tout  chemin ,  tout 
sentier  conduit  au  même  but ,  au  même  point  que  les  grandes  routes 
les  mieux  battues,  les  plus  poudreuses  et  les  plus  fréquentées.  Ce  mo- 
deste peintre  de  mœurs  est  un  philosophe  aussi,  d'autant  plus  philo- 
sophe qu'il  ne  fait  pas  de  théories,  qu'il  n'a  pas  de  systèmes;  mais  il 
est  le  miroir  le  plus  fidèle  de  toute  une  portion  de  l'humanité  et  pour- 
rait dire  mieux  que  M.  Clay  lui-même  vers  quelles  destinées  marche 
l'Amérique. 

Si  vous  avez  jamais  cherché  à  comprendre  les  divers  dialectes  de 
cette  immense  Babel  qui  s'appelle  l'humanité  au  xix«  siècle  (et  par  dia- 
lectes nous  n'entendons  pas  ici  les  langues  humaines,  mais  bienlesi 
sottises  articulées  qu'elles  enveloppent  et  revêtent),  vous  avez  peut-être 
remarqué  combien,  dans  ce  siècle  de  lumières,  nous  étions  peu  véri- 
tablement observateurs.  Le  caractère  de  l'observation  a  tout  au  moins! 
singulièrement  changé.  Nous  ne  savons  plus  voir  clair  à  côté  de  nous, 
nos  voisins  sont  pour  nous  comme  s'ils  n'étaient  pas,  nos  amis  et  nos 
ennemis  sont  pour  nous  des  anges  et  des  démons;  le  moindre  défauil 
ou  la  moindre  bonne  qualité  découverte  chez  l'un  ou  chez  l'autre  gê-| 
nerait  singulièrement  nos  illusions;  les  hommes  sont  pour  nous  tou  j 
d'une  pièce;  ils  n'ont  pas  de  nuances  dans  le  caractère  et  d'accens  dif  ! 
férens  dans  la  passion;  la  variété  nous  étonne  et  nous  eiîraie;  ce  qu 
nous  charme,  c'est  l'uniformité.  Il  n'y  a  rien  dans  la  httérature  qu 
marque  mieux  l'état  des  esprits  que  cette  décadence  de  l'observation! 
De  notre  temps,  l'observateur  ou  celui  qui  se  dit  tel  exerce  un  véri| 
table  métier.  Il  s'efforce  d'observer,  il  cherche  matière  à  observation! 
il  va  dans  les  lieux  où  il  espère  rencontrer  des  spectacles  excentrique- 
et  des  variétés  d'hommes  qu'il  ne  pourrait  rencontrer  ailleurs;  ■ 
guette,  il  espionne,  il  écoute  aux  portes ,  il  est  friand  de  scandales  ( 
lit  la  Gazette  des  Tribunaux.  Il  y  a,  dans  un  observateur  moderne,  d; 
statisticien,  du  criminaliste,  du  chirurgien,  du  procureur,  du  naturs! 
liste;  il  dresse  des  tables  de  caractères,  des  catégories  de  vices,  diî| 
sèque  profondément  de  certains  crimes,  constate  avec  la  plus  extrêmj 
minutie  les  développemens  de  certaines  monstruosités.  Bref,  l'obseï' 


€ 


UN  HUMORISTE  ANGLO-AMÉRICAIN.  733 

valion  de  notre  temps  n'est  plus  humaine;  elle  devient  sociale.  Ce  n'est 
lias  l'homme  que  nous  étudions,  ce  sont  bien  plutôt  certaines  excrois- 
sances de  la  civilisation. 

L'observation  est  aujourd'hui  une  étude  véritable.  Nous  ne  connais- 
sons plus  les  hommes  par  une  longue  intimité,  mais  nous  les  pre- 
nons pour  sujet  d'analyse.  Jadis  on  n'observait  pas  ainsi.  Ce  n'était  pas 
un  travail,  un  effort;  on  n'était  pas  aux  aguets,  on  ne  courait  pas  les 
aventures  morales;  on  ouvrait  les  oreilles  et  l'on  entendait,  on  ouvrait 
les  yeux  et  on  regardait.  Là  se  bornaient  toutes  les  finesses  et  toutes 
les  ruses  des  hommes  d'autrefois;  ils  profitaient  des  leçons  que  leur 
donnaient  leurs  semblables  par  le  spectacle  de  leurs  vices  et  de  leurs 
vertus,  ils  savaient  que  telle  passion  est  condamnable  et  telle  autre 
ivouable,  ils  connaissaient  les  conséquences  que  les  passions  entraînent 
iprès  elles  elles  influences  qu'elles  répandent  sur  la  vie  :  tout  se  bornait 
à.  De  nos  jours,  nous  savons  peut-être  beaucoup  mieux  analyser  les 
)assions,  mais  à  coup  sûr  nous  savons  beaucoup  moins  leur  essence, 
eurs  qualités  fondamentales.  Toute  notre  science  psychologique  ne 
lous  rend  pas  meilleurs,  toute  notre  connaissance  de  certaines  classes 
l'hommes^ne  nous  fait  pas  mieux  connaître  les  hommes  en  général, 
joute  notre  curiosité  du  mal  ne  nous  empêche  pas  d'y  tomber,  et,  en 
in  de  compte,  malgré  toutes  nos  études,  nous  n'en  sommes  ni  moins 
rompes  ni  moins  bernés  pour  avoir  étudié  l'homme  scientifiquement 
)lutôt  que  par  la  longue  éducation  de  la  vie. 

C'est  ce  caractère  de  l'observation  moderne  qu'on  retrouve  chez  Hal- 
iburton.  Le  romancier  anglo-américain  n'a  pas  toutefois,  comme  les 
oyageurs  et  les  touristes,  comme  les  analystes  et  les  romanciers  con- 

iîinporains,  de  système  sur  l'humanité;  il  n'appartient  pas  à  un  parti 
olitique,  il  ne  juge  pas  les  peuples  au  point  de  vue  whig  ou  au  point 
e  vue  tory;  il  n'a  pas  de  parti  pris  dogmatique,  d'idées  préconçues; 
[n'est  pas  démocrate  comme  miss  Martineau,  ni  radical  comme  Charles 
ickens,  ni  aristocrate  comme  l'auteur  d'Jfochelaga,  ni  grossièrement 
atriote  comme  Fenimore  Gooper  dans  son  Voyage  en  Europe.  Peu 
iii  importent  les  partis,  peu  lui  importent  les  passions  et  les  hommes; 
jartout  où  il  y  a  matière  à  observation ,  il  s'informe,  dessine  et  décrit. 
i  vous  êtes  fatigué  des  énormes  systèmes  sur  l'avenir  du  monde, 
i  en  même  temps  vous  êtes  curieux  d'observer  les  tressaillemens  des 
ations  et  de  surveiller  minute  par  minute  leurs  tendances  et  leurs 
jésirs,  ouvrez  Halliburton.  Il  n'est  pas  pédant ,  ce  qui ,  de  notre  temps, 
^t  un  incontestable  avantage;  il  vous  donnera  peu  de  détails  sur  le 
»mmerce  américain,  sur  la  marine  anglaise,  sur  la  situation  politique 
u  nouveau  continent;  il  ne  vous  ennuiera  pas  de  lamentations  ou  de 
•lies  illusions,  mais  il  vous  montrera  les  hommes,  ce  qu'ils  disent  et 
'  qu'ils  pensent.  Vous  serez  mieux  renseigné  avec  lui  sur  les  jurons 


734  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

propres  à  la  race  anglo-saxonne  que  sur  les  finances,  sur  les  habi- 
tudes de  taverne  et  les  bavardages  de  place  publique  que  sur  les  bille 
votés  dans  la  dernière  session.  11  vous  apprendra  combien  la  par- 
tie mécanique  d'une  nation,  combien  ses  lois,  ses  institutions,  ses 
constitutions  et  même  ses  idées  mentent  affreusement,  et  combien 
au  contraire  les  habitudes,  les  mœurs,  les  conversations  expriment 
mieux  la  vie  réelle.  Si  on  ne  voit  pas  derrière  les  récits  d'Hallibur- 
ton  un  système  armé  de  toutes  pièces,  on  y  sent  un  très  sincère  Ob' 
servateur  des  tendances  de  son  siècle;  on  sent  un  philosophe,  sinon 
un  métaphysicien.  11  ne  commente  pas  ses  observations,  mais  dans 
son  livre  le  plus  remarquable,  the  Clockmaker,  toutes  ses  observations 
portent  coup.  Ce  n'est  pas  la  nature  humaine,  à  proprement  parler, 
qu'il  étudie,  mais  le  costume  qu'elle  a  revêtu  en  Amérique  et  le  lan^- 
gage,  l'idiome  particulier  dans  lequel  l'humanité  s'y  exprime.  Bien 
qu'il  ne  s'explique  pas  sur  l'unité  future  du  monde  américain,  on  la 
voit  se  former  par  détails,  par  places,  dans  ces  immenses  wagons  qui 
entraînent  après  eux  des  populations  entières,  dans  ces  steamers  où  se 
trouvent  mêlées  toutes  les  conditions  sociales.  Bien  qu'il  n'ait  pas  de 
système  sur  la  fusion  des  races  et  qu'il  n'entre  à  cet  égard  dans  aucun 
détail  physiologique  ou  philologique,  on  voit  aussi  cette  fusion  s'ac- 
complir dans  la  grande  mêlée  des  peuples  qu'Halliburton  nous  décrit^ 
dans  ce  rendez-vous  où  aucune  race  ne  manque,  où  l'Européen  vient 
retremper  son  caractère  et  où  le  nègre  coudoie  l' Anglo-Saxon.  C'est 
par  là  que  l'observation  d'Halliburton  a  véritablement  un  caractère 
historique.  Sam  Slick  n'est  pas  seulement  un  personnage  comique,  une 
sorte  de  Gil  Blas  américain;  c'est  un  historien  facétieux  et  un  chroni- 
queur bouffon. 

Halliburton  est  un  Anglais  des  colonies  de  l'Amérique  septentrionale, 
il  paraît  avoir  passé  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  dans  la  Nouvelle- 
Ecosse,  bien  qu'il  parle  de  l'Angleterre  en  homme  très  renseigné  et  qui 
ne  tient  pas  ses  renseignemens  de  seconde  main.  La  plupart  des  frag- 
mens  qui  composent  son  dernier  ouvrage,  the  Old  Judge,  ont  déjà  paru 
dans  le  Fraser' s  Magazine  en  iSAI.  Bien  qu'il  soit  Anglais  d'origine,  il 
n'a  pas  trouvé  sous  sa  plume,  pour  juger  les  Américains,  les  expres- 
sions malveillantes  et  les  railleries  peu  charitables  que  les  écrivains 
anglais  ont  dirigées  contre  eux.  Il  est  exempt  de  préjugés  à  leur  égard. 
Il  ne  les  aime  ni  ne  les  déteste;  il  constate  leur  obstination,  leur  per- 
sévérance, leur  infatigable  activité,  leur  âpreté  au  gain,  leur  manie 
vantarde,  leur  brutalité,  enfin  leur  mélange  d'excellentes  et  de  détes- 
tables qualités.  Qàant  à  la  Nouvelle-Ecosse  et  aux  colonies,  le  respect 
qu'il  a  pour  sa  grande  patrie,  l'Angleterre,  ne  va  pas  jusqu'à  lui  faire 
oublier  les  lieux  plus  humbles  où  il  a  vécu.  Il  aime  ses  compatriotes 
les  nez  bleus  {blue  noses,  —  surnom  des  habitans  de  la  Nouvelle-Ecosse), 


UN  HUMORISTE  ANGLO-AMÉRICAIN.  735 

!  plus  d'une  fois  il  reproche  à  l'Angleterre  de  les  abandonner  et  de 
op  dédaigner  les  hommes  qui  parlent  l'idiome  anglais  aux  extrémités 
u  nouveau  continent.  11  a  composé,  dans  cet  esprit  modéré  de  critique 
(ditique,  une  curieuse  lettre  à  lord  John  Russel,  lettre  qui  forme  la 

I  éface  du  livre  intitulé  la  Vie  sur  le  bateau  à  vapeur.  U  décrit ,  avec 
lie  complaisance  souvent  ennuyeuse  pour  nous,  habitans  d'un  conti- 
ent bien  différent ,  les  plus  petits  détails  de  la  vie  privée  et  de  la  vie 
aciale  de  ces  lointains  pays.  Son  dernier  livre,  par  exemple,  est  le  ta- 
•leau  minutieux  des  mœurs  de  la  Nouvelle-Ecosse  et  des  colonies  en- 
ironnantes. 

Le.style  et  la  manière  d'Halliburton  sont  un  style  anglais,  une  ma- 
tière anglaise  de  seconde  main,  non  pas  une  manière,  un  style  anglais 
la  façon  des  Américains  de  l'Union.  Les  purs  Américains  imitent 

II  tant  qu'ils  peuvent  imiter.  Washington  Irving  et  Cooper  ne  font 
uère  autre  chose,  ils  cherchent  à  retourner  vers  la  source  abandonnée, 
ïaliiburton  sort  de  cette  source  elle-même;  il  est  comme  un  ruisseau 
[ui,  sorti  d'un  grand  fleuve,  s'en  va  à  travers  la  campagne  arroser 
jnelque  coin  ignoré.  Le  ruisseau  n'a  pas  l'aspect  du  fleuve,  il  s'har- 
nonise  avec  les  lieux  agrestes  qu'il  parcourt;  cependant  ses  eaux  sor- 
ent  du  fleuve,  elles  en  ont  les  qualités  essentielles  et  la  couleur.  Ainsi 
ïaliiburton  a  toutes  les  qualités  anglaises,  la  fermeté,  la  force,  et  aussi 
nus  les  défauts  anglais,  la  minutie  et  la  prolixité;  mais  il  a  surtout 
a  qualité  fondamentale  du  génie  britannique,  l'humour,   et  cette 
puissance  d'expression  et  de  trait,  qui  grave  aussi  solidement  que  sur 
jl'acier  les  impressions  que  la  réalité  fait  sur  l'esprit  et  sur  l'imagina- 
pon.  Il  a  aussi  le  don  que  nous  appellerons,  faute  d'un  autre  mot,  le 
Hon  de  différencier  ses  personnages  et  de  comprendre  les  différences 
J9ssentielles  des  caractères  et  des  passions.  Enfin,  dernière  et  suprême 
qualité,  il  a  le  don  de  l'indifférence  :  peu  lui  importent  ses  personnages, 
il  n'a  pour  eux  aucune  préférence;  il  les  met  en  scène,  mais  ne  s'inté- 
resse à  eux  qu'afin  de  les  rendre  plus  ressemblans,  il  ne  s'identifie  pas 
avec  eux.  C'est,  en  un  mot,  un  curieux,  une  sorte  de  touriste  séden- 
taire; il  étudie  les  peuples  qu'il  dépeint  sans  vivre  de  la  même  vie 
qu'eux,  il  les  étudie  comme  un  naturaliste  son  herbier. 

Halliburton  est  encore  un  des  écrivains  anglais  modernes  qui  excel- 
lent le  mieux  à  faire  la  caricature,  la  charge  d'un  personnage;  il  la 
fait  aussi  bien  peut-être  que  Dickens,  et  mieux  à  notre  avis  que  Thac- 
keray.  Thackeray,  talent  fin  et  délicat,  dessine  trop  littérairement  ses 
caricatures.  Dickens  met  sur  ses  pieds,  comme  on  dit  vulgairement, 
un  statisticien,  un  industriel,  un  avare,  ^'une  façon  très  remarquable; 
mais  toujours,  malheureusement,  il  y  a  chez  lui  une  arrière-pensée 
philosophique.  Halliburton  comprend  la  caricature  telle  qu'elle  doit 
être  comprise,  soit  dans  l'art  du  dessin,  spit  en  littérature.  Il  n'y  voit 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'un  moyen  plus  direct  et  souvent  plus  efficace  de  rendre  les  obser- 
vations qu'il  a  recueillies  ou  les  traits  prédominans  d'un  caractère.  Ce 
grossissement  du  trait  principal  d'un  caractère  ou  d'une  physionomie, 
qui  fait  apparaître  tous  les  défauts  et  toutes  les  laideurs  d'une  âme  et 
d'un  visage  comme  s'ils  étaient  vus  à  la  loupe,  constitue  essentielle- 
ment la  caricature.  Dickens  l'oublie  trop  souvent,  Halliburton  ne  l'ou- 
blie jamais.  Dickens  fait  des  leçons  de  morale,  il  a  un  but  visible  dans 
tout  ce  qu'il  écrit,  et  ce  défaut  gâte  trop  souvent  ses  plus  charmantes 
fantaisies  :  il  veut  prouver  et  démontrer  quelque  chose.  Halliburton 
ne  cherche  à  rien  prouver,  et  c'est  ce  qui  rend  si  amusantes  certaines 
de  ses  pages.  En  elTet,  lorsque,  dans  la  caricature,  on  aperçoit  par  der- 
rière un  esprit  diflerent  de  l'esprit  du  grotesque  et  de  l'excentrique,  à 
l'instant  le  charme  s'évanouit;  le  portrait  chargé  rentre  dans  le  cercle 
des  choses  connues,  il  perd  sa  physionomie  originale  et  tombe  dans  le 
domaine  des  faits  habituels.  Ce  n'est  plus  un  personnage  singulier  et 
amusant  que  nous  avons  sous  les  yeux,  mais  une  sorte  de  mécanique 
vivante,  mise  en  mouvement  par  un  vice  ou  une  vertu ,  dont  l'au- 
teur tient  les  fils.  Le  grand  mérite  du  caricaturiste,  c'est  de  nous  laisser 
ignorer  qu'il  a  une  méthode,  c'est  de  nous  cacher  le  travail  d'analyse 
qu'ont  nécessité  ses  créations;  ce  mérite,  nous  le  répétons,  distingue 
essentiellement  Halliburton. 

On  connaît  maintenant  les  divers  caractères  de  ce  talent  original. 
Déjà,  au  reste,  un  des  plus  remarquables  écrits  d'Halliburton,  le  Clock- 
maker.  a  trouvé  ici  même  un  très  compétent  appréciateur  (1).  Le  der- 
nier ouvrage  du  romancier  anglo-américain  n'est  pas  moins  digne 
d'attention  que  ses  précédens  récits.  Il  est  intitulé  le  Vieux  Juge.  C'est 
une  suite  d'esquisses  de  la  vie  des  habitans  de  la  Nouvelle-Ecosse  et 
des  colonies  anglaises  voisines,  le  Canada  excepté.  Ce  livre,  qui  n'est 
pas  inférieur  au  Clockmaker,  est  peut-être,  par  la  nature  même  du  sujet, 
moins  intéressant  et  moins  instructif.  Néanmoins  il  offre  des  tableaux 
de  mœurs  singulières,  et  mérite  d'être  étudié.  Le  pays  où  se  passent 
les  principaux  épisodes  racontés  par  Halliburton  a  une  histoire  qu'il 
importe  avant  tout  de  bien  connaître. 

La  Nouvelle-Ecosse  se  nommait  jadis  Acadie;  elle  nous  a  appartenu 
avant  cette  longue  décadence  de  la  France  qui  va  de  1715  à  1789,  et 
qui  s'étend  depuis  Rossbach  jusqu'à  Québec.  Le  8  novembre  1603, 
Henri  IV  établit  un  gentilhomme  du  nom  de  M.  de  Monts,  et  apparte- 
nant à  sa  maison,  lieutenant-général  de  l'Acadie;  il  lui  donna  en  même 
temps  plein  pouvoir  pour  convertir  et  soumettre  les  habitans.  M.  de 
Monts  partit  pour  une  première  expédition  avec  Champlain  et  M.  Poii- 


(t)  Voyez,  dans  la  livraison  du  15  avril  1841,  l'article  de  M.  Philarète  Chasles  sur  le 
roman  de  Halliburton  :  the  Clockmaker. 


UN    HUMORISTE   ANGI.O- AMÉRICAIN.  737 

rincourt,  visita  la  plus  grande  partie  du  pays,  et  revint  en  France, 
ans  l'automne  de  1605,  pour  chercher  les  hommes  et  les  ohjets  néces- 
aires  à  une  complète  colonisation.  Lorsque  de  Monts  et  Poutrincourt 
(vinrent,  ils  ne  trouvèrent  que  deux  hommes  sur  quarante  qu'ils 
>  aient  laissés.  Ces  deux  hommes,  les  plus  braves  incontestablement 
le  la  troupe,  méritent  d'être  nommés  :  ils  s'appelaient  Lataille  et  Mé- 
[uclet.  Les  autres,  voyant  se  prolonger  outre  mesure  l'absence  des  se- 
ours  qui  leur  avaient  été  promis,  étaient  partis,  dans  la  pensée  que  de 
!(vnts  avait  abandonné  son  projet  de  colonisation.  Les  deux  hommes 
estans  étaient  à  table  lorsqu'un  sauvage  vint  les  avertir  qu'un  vais- 
eau  était  en  vue.  Tel  est  le  commencement  de  la  civilisation  dans  l'A- 
adie ,  l'origine  de  sa  colonisation.  Jamais  colonisation  ne  fut  entre- 
prise avec  aussi  peu  d'hommes  et  accomplie  aussi  gaiement.  Lorsque 
t's  premières  difficultés  furent  vaincues,  l'existence  de  nos  colonisa- 
eurs  devint  aussitôt  joyeuse;  la  sociabilité  française  était  impatiente  de 
;e  montrer  sur  ce  sol  sauvage.  On  en  jugera  par  les  deux  traits  sui- 
,  ans  :  Poutrincourt  revenait  d'un  voyage  d'exploration,  et  avait  laissé 
i  Port-Royal,  siège  principal  de  la  colonie  (aujourd'hui  Annapolis),  un 
:olon,  nommé  Marc  Lescarbot,  avocat  de  profession,  et  qui  nous  a  con- 
servé dans  son  journal  le  récit  de  ses  aventures.  Pour  fêter  dignement 
e  retour  de  Poutrincourt,  Lescarbot  établit  sur  le  bord  de  la  mer  un 
théâtre  du  haut  duquel  il  récita  à  son  ami  une  poétique  épître,  le  fé- 
licitant de  son  heureux  retour.  Le  second  trait  est  plus  curieux  encore  : 
Poutrincourt  établit  l'ordre  du  bon  temps,  dont  étaient  membres  les 
[)rincipaux  officiers  de  l'escadre.  Chacun  à  son  tour  était  maître  d'hôtel. 
Champlain  fut  le  premier  qui  entra  en  office.  Chaque  soir,  le  maître 
Id'hôtel  du  jour  remettait  entre  les  mains  de  son  successeur  les  insi- 
gnes de  son  ordre.  Chacun  d'eux  ainsi  devint  cuisinier  distingué,  tant 
leur  émulation  était  excitée.  Us  inventèrent  des  mets  nouveaux,  et, 
long-temps  après,  Lescarbot  trouvait  la  cuisine  de  Paris  bien  infé- 
rieure à  celle  qu'il  faisait  lui-même  en  Acadie.  Ce  devait  être  un  assez 
bizarre  spectacle  que  de  les  voir,  ces  chevaliers  de  l'ordre  du  bon  temps, 
recevant  à  leur  table  les  chefs  sauvages  en  costume  de  maître  d'hôtel, 
bêchant,  labourant,  semant  pour  la  première  fois  du  blé  dans  ces  con- 
trées, construisant  des  forts  et  versifiant  des  épîtres  poétiques  lues  au 
bord  de  la  mer  sur  un  théâtre  improvisé. 

Long-temps  l'Acadie,  comme  le  Canada,  a  été  la  terre  désirée,  la 
contrée  chérie,  l'Eldorado  de  tous  les  aventuriers  de  France  et  même 
de  l'Europe.  Les  esprits  audacieux,  les  imaginations  aventureuses,  les 
jeunes  gens  sans  fortune,  considéraient  le  Canada  et  l'Acadie  comme 
le  lieu  où  ils  pourraient  rencontrer  la  gloire  et  la  fortune  que  leur 
refusait  leur  patrie.  L'amour  des  expéditions  aventureuses  et  cette 

TOME  V.   —   SUPPLÉMENT.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sorte  de  curiosité  passionnée  du  nouveau  et  du  merveilleux  qui  agite 
l'esprit  des  peuples  barbares  ou  extrêmement  civilisés  s'unissaient  à 
l'amour  du  lucre  et  aux  intérêts  les  plus  matériels.  L'envie  de  con- 
naître des  sauvages,  de  les  combattre  et  de  les  soumettre,  les  espé- 
rances de  gain  fondées  sur  les  chances  de  la  pêche  et  du  commercé, 
agissaient  également  sur  les  esprits  des  aventuriers,  et  étaient  les  deux 
causes  principales  de  ces  lointaines  excursions.  Et  ce  n'étaient  pas 
seulement  les  Français  qui  se  lançaient  dans  ces  aventureuses  entre- 
prises :  des  Allemands  et  des  Belges  y  prirent  part  aussi,  mais  lorsque 
déjà  les  colonies  de  l'Amérique  du  Nord  allaient  passer  des  mains  de 
la  France  dans  les  mains  de  l'Angleterre.  Cette  émigration  eut  lieu 
quelque  temps  après  la  fondation  d'Halifax,  capitale  de  la  Nouvelle- 
Ecosse,  et  dont  l'antiquité  ne  remonte  pas  plus  haut  que  1749.  Ainsi, 
pendant  deux  siècles,  ce  petit  coin  de  terre  a  subi  des  invasions  aussi 
nombreuses  que  l'Occident  à  l'arrivée  des  barbares.  Là,  les  hommes 
qui  remplaçaient  les  Celtes  et  les  Romains  étaient  les  aboi'igènes,  les 
sauvages  indiens  du  pays.  Chaque  lois  que  les  traités  étaient  rompus 
et  que  la  guerre  recommençait  entre  la  France  et  l'Angleterre,  les 
Anglais  attaquaient  et  dévastaient  les  possessions  françaises,  et  rui»- 
naient  leur  commerce.  Ces  perpétuels  combats  durèrent  jusqu'en  1760, 
époque  à  laquelle  les  colonies  françaises,  c'est-à-dire  le  Canada,  l'Aca- 
die,  l'île  du  prince  Edouard  et  le  cap  Breton,  tombèrent  entre  les  mains 
des  Anglais. 

Voilà,  en  résumé,  toute  l'histoire  de  ce  petit  pays  depuis  le  jour  où 
commencèrent  les  irruptions  et  les  invasions  successives  des  peuples 
civilisés.  Maintenant  il  n'y  reste  plus  guère  de  traces  de  ses  anciens 
maîtres.  Les  Français,  qui  en  ont  toujours  été  moins  réellement  pos- 
sesseurs que  du  Canada,  n'y  ont  laissé  aucune  marque  de  leur  passage. 
Quelques  familles  protestantes,  une  ville  habitée  par  elles,  quelques 
villes  et  quelques  villages  habités  par  les  descendans  des  émigrans 
hollandais  et  allemands,  sont  les  derniers  vestiges  des  anciens  jours, 
si  près  de  nous  encore  pourtant.  Aujourd'hui  la  population  est  tout  en- 
tière anglaise  ou  du  moins  anglo-saxonne;  Halliburton  ne  nous  dit 
pas  s'il  reste  çà  et  là  quelques  sauvages.  Ceux  des  habitans  de  l'Acadie 
qui  ne  sont  pas  d'origine  anglaise  descendent  de  ces  Américains  connus 
sous  le  nom  de  loyalistes,  qui,  lors  de  la  guerre  entre  les  États-Unis  et 
l'Angleterre,  émigrèrent  et  se  fixèrent  dans  les  colonies  et  les  îles  du 
Nord  de  l'Amérique.  Cependant  il  y  a  un  fait  qui  frappe  à  la  lecture 
d'Halliburton  :  c'est  que  les  Anglo-Saxons  sujets  de  l'Angleterre  de- 
viennent de  plus  en  plus  des  Anglo-Saxons  américains.  Ils  s'aiwcrt<j«- 
nisent  singulièrement.  M.  Blue  Nose  (nez  bleu),  le  sujet  de  John  Bull, 
prend  de  plus  en  plus  des  allures  et  un  ton  d'Yankee.  Us  commencent 


UN   HUMORISTE   ANGLO-AMÉRICAIN.  739 

i  parler  la  même  langue,  c'est-à-dire  un  anglais  déjà  corrompu;  ils 
;()nt  bruyans,  parleurs,  rusés  et  assez  peu  scrupuleux.  11  y  a  chez  eux 
les  demi-squatters  et  des  demi-marins,  un  mélange  des  deux  classes 
1"  hommes  sur  lesquelles  reposent  les  États-Unis.  Quelquefois  le  même 
iidividu  est  squatter  et  marin  à  la  fois  :  il  construit  des  vaisseaux  et 
aboure  les  champs.  Pas  de  riche  propriétaire  foncier.  Là,  comme  en 
Viiiérique,  la  propriété  est  créée  par  l'homme  et  pour  l'homme,  c'est- 
i-dire  qu'elle  établit  de  très  minimes  relations  entre  les  habitans  d'un 
môme  pays.  Les  possesseurs  du  sol  n'y  vivent  point  réunis  en  groupes  : 
pas  d'association,  de  communes,  de  villages,  mais  des  maisons  isolées, 
;ans  aucun  lien  entre  elles.  Quant  au  reste  de  la  population,  elle  se 
:;ompose  de  pêcheurs  de  morue  ou  encore  d'officiers  et  de  soldats  des 
Iroupes  anglaises,  de  midshipmen  et  de  capitaines  de  la  flotte  de  sa 
majesté.  Ajoutez  à  cela  une  tendance  démocratique  très  prononcée, 
des  meetings  en  plein  vent,  des  tribuns  populaires  réclamant  l'égalité, 
t  vous  ne  serez  plus  étonnés  si,  de  jour  en  jour,  les  colonies  anglaises 
jdu  nord  de  l'Amérique  font  mine  de  vouloir  se  rapprocher  des  États- 
lUnis. 

Les  mœurs  du  peuple  deviennent  donc  démocratiques,  et  ainsi  de 
jour  en  jour  plus  américaines;  mais  quant  aux  mœurs  des  hautes 
'classes,  de  ces  classes  qu'on  appelait  autrefois  .la  société  et  que  nous 
ai»i)elierons  aujourd'hui  la  société  officielle,  pour  celles-là,  elles  sont 
tout-à-i'ait  anglaises;  elles  n'ont  rien  de  démocratique  ni  d'américain; 
il  y  a  dans  ces  mœurs  les  mêmes  excentricités,  les  mêmes  raides  atti- 
tudes, le  même  ennui,  les  mêmes  conversations  tour  à  tour  policées 
ou  concises,  délayées  ou  monosyllabiques,  qu'en  Angleterre;  seule- 
ment ,  ce  sont  les  mœurs  anglaises  provincialisées.  Les  mœurs  de  cette 
société  officielle  sont  pleines  de  maladresses,  de  gaucherie;  il  y  a  en 
elles  de  la  recherche  et  de  l'effort.  Cette  vie  de  la  société  acadienne, 
telle  que  la  décrit  Halliburton,  c'est  ce  que  nous  appellerions  en  France 
la  vie  de  province  par  opposition  à  la  vie  de  Paris.  Seulement  supposez 
notre  vie  de  province  à  deux  cents  lieues  de  la  France,  en  Algérie,  ou, 
mieux  encore,  à  Pondichéry. 

On  aura  une  idée  des  mœurs  acadiennes  par  la  haute  société  d'Ha- 
lifax ou  plutôt  d'Illinoo,  ville  fantastique  inventée  par  Halliburton,  et 
dont  il  a  fait  comme  le  centre  de  tous  les  faits  qu'il  a  recueillis  et  de 
toutes  les  histoires  qu'il  raconte.  Tâchez  un  peu  de  vous  rappeler  quel 
personnage  important  un  préfet  est  dans  nos  provinces;  rappelez-vous 
avec  quel  soin  on  s'enquiert  des  plus  menus  détails  de  son  existence; 
comme  le  chef-lieu  du  département  est  agité  à  la  nouvelle  de  son  ar- 
rivée, et  les  propos  qui  circulent  à  son  occasion,  les  singulières  et  vul- 
gaires inquiétudes  qui  agitent  tous  les  esprits!  Est-il  marié?  est-il  jeune? 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelle  physionomie  a-t-il?  Est-ce  un  homme  du  monde?  Aurons- 
nous  des  bals  cet  hiver?  Transportez  au-delà  de  l'Océan  atlantique  et 
à  l'extrémité  septentrionale  du  nouveau  continent  ces  conversations, 
ces  inquiétudes,  ces  graves  événemens  qui  s'appellent  une  soirée  à  la 
préfecture,  un  diner  oiTert  au  préfet  ou  un  6a/  monté  par  ses  soins.  Un 
riche  marchand  du  nom  de  Channing  s'est  mis  en  tête  d'offrir  un  re- 
pas splendide  au  gouverneur  de  la  colonie,  sir  Hercule  Sampson,  qui 
accepte  son  invitation.  Pendant  toute  une  semaine,  la  maison  du  mal- 
heureux négociant  est  mise  sens  dessus  dessous  sous  le  prétexte  des 
nombreux  apprêts  exigés  pour  cette  réception  solennelle.  Les  casseroles 
sont  fourbies,  les  glaces  lavées,  l'argenterie  brille,  et  la  plus  belle  bi- 
jouterie sort  des  coffres  et  des  armoires.  Bref,  la  maison  tout  entière 
subit  une  opération  comparable  à  l'opération  du  massage;  elle  en  sort 
meurtrie  et  rajeunie.  Enfin,  le  jour  désiré  arrive.  Sir  Hercule  Samp- 
son se  présente  en  compagnie  de  lady  Sampson,  dont  la  toilette  est 
toujours  pleine  d'énormes  contrastes,  de  miss  Sampson,  qui'parle  avec 
les  lèvres  seulement,  et  ne  dansse  zamais  qu'avec  quelques  offissiers  du 
soissante-sissième,  et  de  ses  deux  aides-de-camp,  sir  Edward  Dumpkoff 
et  M.  Trotz.  Sir  Edward  Dumpkoff  est  un  personnage  adorable  de  stu- 
pidité et  de  sottise;  il  ne  prononce  jamais  qu'un  mot,  qu'il  lâche  à  tout 
propos,  excellent,  et  il  a  trouvé  spirituel  d'ajouter  à  tous  les  mots  une 
désinence  de  son  invention  qui  leur  donne  une  terminaison  en  bus. 
M.  Trotz  est  un  loustic  désagréable  qui  sait  inventer  et  découvrir  les 
choses  les  plus  offensantes  ou  celles  qui  peuvent  le  mieux  blesser  votre 
amour-propre  ou  votre  vanité  d'habitant  de  la  Nouvelle-Ecosse.  Ainsi, 
par  exemple,  il  s'informera  avec  beaucoup  de  candeur  du  moment  où 
la  province  a  cessé  d'être  une  colonie  pénitentiaire,  et,  si  vous  lui  ob- 
jectez qu'elle  n'a  jamais  été  une  colonie  pénitentiaire,  il  vous  répon- 
dra qu'il  était  excusable  de  l'avoir  cru,  que  les  mœurs  et  les  habitudes 
de  ce  peuple  lui  auraient  fait  penser...,  etc.  Bref,  on  s'arrête  à  causer 
quelques  instans  avant  le  dîner,  et  voici  le  prologue  comique  de  cette 
soirée  comique  : 

«  Quelques  personnes  de  la  compagnie  prirent  des  sièges  à  l'exemple  de 
excellence;  mais  le  gouverneur,  qui  s'était  assis  auprès  de  mistress  Channing 
était  sans  repos  et  semblait  mal  à  l'aise.  D'abord  il  se  porta  un  peu  plus  en 
avant  sur  la  petite  ottomane  où  il  était  assis,  puis  il  se  pencha  en  arrière  autant 
qu'il  lui  était  possible;  finalement  il  se  leva  et  se  retourna  pour  s'assurer  de  la 
cause  de  l'incommodité  qu'il  éprouvait,  et  aussitôt  il  s'écria: 

«  —  Ah  !  mon  Dieu  !  j'ai  tué  le  chat!  Y  a-t-il  quelque  chose  de  plus  étrange? 
combien  c'est  désagréable! 

«  Mistress  Channing  dit  que  le  chat  n'était  que  blessé. 

«  —  Pardonnez-moi ,  répondit-il  ;  je  souhaite  de  tout  mon  cœur  qu'il  soit 


IN   HUMORISTE  ANGLO- AMÉRICAIN.  741 

seulement  blessé,  car  alors  il  y  aurait  quelque  espérance  de  le  sauver;  mais  il 
est  aussi  mort  que  Jules  César. 

«  —  Je  l'avais  élevé  moi-même,  sir  Hercule,  continua-t-elle...  et... 

«  —  Oh!  si  vous  l'aviez  élevé  vous-même,  madame,  ce  devait  être  un  agneau, 
et  alors  c'est  d'autant  plus  fâcheux  pour  moi;  je  vous  demande  dix  mille  par- 
dons !  Mon  Dieu  !  c'est  temble  ! 

«  Mistress  Channing  essaya  d'excuser  encore  le  gouverneur.  —  Ce  n'était 
qu'un  mauvais  animal,  excellence,  et  je... 

« —  Oui,  un  mauvais  animal,  vraiment,  répondait  le  gouverneur  inconso- 
lable; mais  il  est  de  toute  vérité  que  mes  yeux  ne  se  sont  jamais  guéris  des  at- 
teintes qu'ils  ont  reçues  jadis  en  Egypte. 

«  —  Il  reviendra,  je  vous  assure,  sir  Hercule!  il  reviendra  en  le  remuant 
fortement... 

«  —  Jamais!  jamais!  ma  chère  madame,  persistait  à  dire  le  gouverneur.  Tout 
chat  qu'il  soit,  quand  bien  même  il  aurait  en  lui  cinquante  vies  au  lieu  de  neuf, 
il  n'en  reviendra  jamais. 

«  Ici  lady  Sampson  intervint.  Tirant  de  son  sein  une  énorme  lorgnette,  elle 
examina  le  chat  défunt  et  le  proclama  un  très  bel  échantillon  de  l'animal  do- 
mestique; puis,  après  une  plus  exacte  inspection,  elle  s'écria  : 

«  —  Mais  où  donc  avez-vous  pris  ces  beaux  yeux?  ma  chère  mistress  Chan- 
ning, et  ces  griffes  brillantes  et  aiguës?  Ce  sont  les  plus  magnifiques  que  j'aie 
jamais  vus.  Où  donc  les  avez-vous  pris? 

«  Lady  Sampson  était  une  enthousiaste  d'animaux  domestiques  et  pressait 
son  amie  d'accepter  un  véritable  modèle  de  chat  angora  qu'elle  lui  enverrait  le 
lendemain  matin.  Il  avait,  disait-elle,  une  queue  splendide  comme  celle  d'un 
chien  épagneul,  une  queue  touffue  qui,  dans  son  opinion,  était  la  plus  belle 
chose  qu'il  y  eût  au  monde.  Elle  demanda  alors  à  une  dame  qui  était  auprès 
d'elle  si  elle  n'était  pas  passionnée  pour  les  chats,  mais  celle-ci  répondit  qu'elle 
était  désolée  de  confesser  son  ignorance  ou  sa  maladresse,  qu'elle  n'avait  jamais 
élevé  qu'un  chat,  et  qu'elle  l'avait  tué  en  le  rasant. 

«  —  Excellent,  dit  sir  Edward  Dumpkoff,  pensez  un  peu  à  cela;  raser  les 
chatibus  ! 

«  Mais  Trotz,  qui  ne  manquait  jamais  une  occasion  de  dire  une  imperti- 
nence, demanda  si  dans  ce  pays  c'était  la  coutume  de  raser  les  chats,  et  observa 
que  ce  serait  une  profession  capitale  pour  les  jeunes  singes  qu'il  avait  vus  quel- 
ques soirées  auparavant  à  une  assemblée  publique.  Lady  Sampson,  dont  la 
pénétration  n'était  pas  des  plus  vives,  lui  expliqua  gravement  que  raser  un 
chat  était  un  terme  de  l'art  signifiant  la  tonsure  rase  et  égale  de  toutes  les 
extrémités  saillantes  et  irrégulières.  » 

Voilà  le  prologue  du  dîner,  voyons  l'épilogue.  Ce  n'est  plus  sir  Her- 
cule Sampson ,  le  gouverneur;  cette  fois  c'est  sir  Edward  Dumpkopff, 
l'aide-de-camp,  qui  en  fait  les  frais.  —  Miss  Sampson,  dont  vous  con- 
naissez le  défaut  de  prononciation ,  chante  et  prie  sir  Edward  de  lui 
choisir  un  chant  : 


742  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

«  —  Ah  !  dit  sir  Edward,  ce  charmanl  petit  chantibus  que  vous  chantiez  si 
divinement  et  si  doucement  ;  il  commençait  par  ces  paroles  :  «  Oh  !  chantez- 
moi  encore  ces  chants.  » 

«  Divinement  et  doucement  sont  des  expressions  fortes,  surtout  lorsqu'elles 
s'appliquent  à  la  voix  de  quelqu'un.  Elle  en  fut  contente,  et  consolée  d'en 
avoir  fini  avec  cet  horrible  italien,  elle  commença  :  Çante-moi  ces  çants  encore. 
A  l'exception  de  son  défaut  de  prononciation,  elle  chantait  suffisamment  bien, 
car  assez  généralement  les  dames  font  bien  lorsqu'elles  sont  flattées. 

«  —  Excellent!  s'écria  sa  seigneurie.  Je  vous  remercie,  je  vous  remercie. 
C'est  exquis;  mais  il  y  a  un  beau  petit  chant  qui  commence  ainsi  :  «  Chante- 
a  moi  ces  chants  encore.  »  Serions-nous  assez  heureux  pour  l'obtenir? 

«  Miss  Sampson  le  regarda  pour  voir  ce  qu'il  voulait  dire;  mais,  hélas!  sa  face 
inaltérable  ne  racontait  rien.  Froide  et  brillante  comme  un  clair  de  lune,  sa 
physionomie  portait  toujours  son  calme  habituel  et  son  intéressante  expres- 
sion. C'était  assez  étrange,  elle  venait  justement  de  chanter  cet  air,  mais  il 
s'exprimait  toujours  singulièrement.  Est-ce  qu'il  la  plaisantait ,  ou  bien  dési- 
rait-il réellement  l'entendre  répéter?  Les  jeunes  demoiselles  au  doux  tempé- 
rament, comme  miss  Sampson,  adoptent  généralement  l'interprétation  la  plus 
agréable  à  leurs  vœux,  et  elle  chanta  l'air  de  nouveau  dans  sa  meilleure  ma- 
nière et  avec  un  excellent  efl'et. 

«  —  Excellent ,  dit  sir  Edward ,  mais ,  je  vous  en  pi*ie,  ne  nous  abandonnez 
pas  encore  ;  il  y  a  un  petit  chantibus  que  je  vous  ai  entendu  chanter  une  fois. 
C'est  une  belle  chose;  en  vérité,  c'est  rafraîchissant  d'écouter  de  tels  sons. 

«  —  Quel  est  ce  chant?  demanda  la  jeune  fille  charmée,  regardant  son  ga- 
lant et  charmant  ami,  tout  en  exécutant  une  gamme  chromatique  sur  le  pia- 
no. Quel  est-il? 

«  —  Peut-être  que  je  vais  me  le  rappeler  :  Chantez-moi  ces  chants  encore.  » 

«  Ses  yeux  s'obscurcirent  soudainement,  elle  fut  près  de  se  trouver  mal,  etc.» 

Eh  bien  !  que  vous  en  semble?  n'est-ce  pas  une  excellente  caricature 
que  sir  Edward?  Ces  mœurs  ne  sont-elles  pas  tout  anglaises?  n'est- 
ce  pas  la  même  excentricité,  les  mêmes  singularités,  les  mêmes  plai- 
santeries énormes,  tout  cela  seulement  devenu  plus  excentrique,  plus 
singulier,  plus  énorme  par  l'éloignement?  Est-ce  que  vous  ne  sentez 
pas  toute  une  civilisation  provincialisée,  pétrifiée  et  tournant  au  ridi- 
cule et  au  factice?  On  ne  se  douterait  guère  que  nous  sommes  dans 
la  Nouvelle-Ecosse,  on  imaginerait  bien  plutôt  que  ces  scènes  se  pas- 
sent dans  quelque  province  de  l'Angleterre,  parmi  des  marchands 
enrichis .  retirés ,  des  bourgeois  du  Marais  de  Londres  et  quelques 
membres  arriérés  de  la  gentry,  n'était  la  conclusion,  qui  vient  nous 
confirmer  que  nous  sommes  bien  à  Halifax.  Les  nègres  qui  servent 
dans  la  maison  de  M.  Channing  se  sont  affublés  des  vêtemens  des 
convives.  La  cuisinière  noire  a  ceint  l'épée  du  gouverneur  et  s'est  af- 
fublée de  ses  habits,  les  autres  ont  endossé  l'habit  militaire  de  Trotz 


UN   HUMORISTE   ANGLO-AMÉRICAIN.  743 

et  de  sir  Edward,  et  tous  dansent  en  rond  autour  de  l'appartement, 
lorsque  les  invités  de  Channing  qui  se  retirent  arrivent  et  les  sur- 
prennent. Les  nègres  s'enfuient  en  criant  :  Voilà  le  gouverneur!  — Et 
sir  Edv^^ard  ne  trouve  pour  finir  dignement  sa  soirée  que  ce  mot  j 
excellent. 

Maintenant  voici  un  tableau  des  mœurs  judiciaires  qui  nous  révèle 
en  même  temps  un  coin  de  la  vie  populaire  dans  ce  pays.  Un  procès 
portant  sur  les  conventions  faites  entre  des  pêcheurs  de  morue  est  sur 
le  point  d'être  jugé  devant  les  tribunaux.  Un  nommé  John  Barkins  a 
choisi  pour  son  défenseur  l'avocat  Barclay.  Il  a  contre  lui  de  puissans 
témoins  à  charge,  entre  autres,  un  certain  Lillum,  Américain,  dont 
il  redoute  beaucoup  l'habileté.  Pour  l'embarrasser  et  le  réduire  à 
néant,  il  a  trouvé  un  des  expédiens  les  plus  ingénieux  dont  un  plai- 
deur se  soit  encore  avisé.  Demandez-lui,  dit-il  à  son  défenseur,  de- 
mandez-lui combien  de  nageoires  a  une  morue.  Il  le  réveille  pendant 
la  nuit,  il  le  fatigue  pendant  la  journée,  il  va  le  trouver  encore  le 
soir  pour  lui  demander  s'il  a  bien  retenu  la  question.  Enfin,  l'affaire 
est  arrivée  devant  le  tribunal ,  et  le  dernier  des  témoins  est  précisé- 
ment le  redoutable  Lillum. 

«  C'est  lui,  dit  Barkins,  plaçant  ses  bras  autour  de  mon  cou  et  m'étouflant 
ou  à  peu  près ,  c'est  lui;  demandez-lui  combien  de  nageoires  a  une  morue  et 
qu'il  réponde  par  un  seul  mot.  N'oubliez  pas,  voilà  la  question. 

«  — Si  vous  ne  vous  asseyez  pas  immédiatement,  monsieur,  lui  dis-je  d'une 
voix  haute  et  impérieuse,  et  si  vous  ne  me  laissez  pas  conduire  l'affaire  devant 
la  cour,  je  me  retirerai. 

«  Il  s'assit,  et,  grognant  tout  haut,  il  plaça  ses  mains  sur  sa  figure  et  mur- 
mura :  Il  n'y  a  pas  de  dépendance  pour  un  homme  qui  sommeille  au  gouver- 
nail. 

«  Je  commençai  toutefois  de  la  façon  dont  le  désirait  mon  pauvre  client,  car 
je  remarquais  combien  il  était  inquiet  sur  la  question  qui  devait  arrêter  et  ré- 
duire à  son  nec  plus  ultra  le  vieux  Lillum.  Il  en  était  bien  plus  inquiet  que  du 
résultat  du  procès,  quoiqu'il  fût  pleinement  convaincu  que  l'un  dépendait  de 
l'autre. 

«  —  Depuis  combien  d'années  êtes-vous  engagé  dans  les  pêches  du  Labrador, 
monsieur? 

«  —  Depuis  vingt  ans. 

((  _  Vous  êtes,  par  conséquent,  très  au  courant  de  tout  ce  qui  concerne  la 
pêche  de  la  morue? 

..    «  _  Parfaitement;  je  la  connais  aussi  bien,  sinon  mieux,  qu'aucun  homme 
qui  soit  dans  Plymouth. 

«  Ici  Barkins  me  tira  par  le  pan  de  l'habit  et  me  dit  : 

«  —  Demandez-lui... 

«  _  Restez  tranquille,  monsieur,  et  ne  m'interrompez  pas.  —  Telle  fut  la 
réponse  consolante  qu'il  reçut. 


744  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  —  Ainsi  donc,  après  une  aussi  longue  expérience,  monsieur,  vous  pouvez 
connaître  une  morue  à  première  vue? 

«  —  Je  le  pense. 

«  — Cela  ne  se  justifiera  pas,  monsieur.  Osez -vous  jurer  que  vous  le 
pouvez  ? 

«  —  Je  ne  suis  pas  venu  ici  pour  qu'on  me  fasse  passer  pour  fou. 

«  —  Non  certes,  monsieur,  non.  Je  vous  demande  seulement  de  me  répon- 
dre oui  ou  non.  Pouvez-vous  jurer  que  vous  reconnaîtriez  une  morue  en  la 
voyant? 

«  —  Oui ,  monsieur,  aussi  vrai  que  je  connais  mon  nom. 

«  —  Eh  bien!  alors,  monsieur,  combien  de  nageoires  a  une  morue?  répondez 
d'un  seul  mot. 

«  Ici  Barkins  frappa,  non  plus  sur  le  rebord  de  la  table,  mais  sur  mon  dos 
avec  une  telle  force  qu'il  me  fit  tomber  en  avant  sur  les  deux  mains. 

«  —  Oui,  dit  Barkins,  qu'il  réponde  à  cette  question.  L'avocat  vous  tient  ici. 
Combien  de  nageoires  a  une  morue?  répondez  d'un  seul  mot. 

«  —  Je  puis  répondre  sans  hésitation. 

«  —  Combien  de  nageoires,  alors? 

«  — Attendez...  Trois  sur  le  dos  et  deux  sous  le  ventre,  cela  fait  cinq;  deux 
sur  le  cou,  cela  fait  sept;  deux  sur  les  épaules,  cela  fait  neuf.  Neuf,  monsieur. 

«  — Je  savais  bien,  s'écria  Baïkins,  qu'il  ne  pourrait  pas  répondre  à  ma 
question,  et  cependant  ce  drôle  a  l'impudence  de  se  dire  un  pêcheur. 

«  Ici  je  priais  la  cour  d'intervenir,  et  j'invitais  mon  infortuné  et  colérique 
client  à  garder  le  silence. 

«  —  N'y  a-t-il  pas  en  outre,  dis-je,  une  petite  nageoire  entre  la  mâchoire  in- 
férieure et  la  gorge? 

«  —  Je  crois  qu'il  en  est  ainsi. 

«  —  Vous  croyez  !  Alors,  monsieur,  vous  êtes  dans  le  doute  et  vous  ne  recon- 
naîtriez pas  une  morue  à  première  vue.  Allez,  je  ne  vous  adresserai  pas  d'autre 
question.  Allez,  monsieur,  permettez-moi  de  vous  engager  à  être  plus  exact 
dans  vos  réponses  une  autre  fois. 

«  Il  y  eut  un  universel  éclat  de  rire  dans  toute  la  cour,  et  Baïkins  profita  de 
ce  tumulte  momentané  pour  passer  sa  main  sous  la  table  et  me  serrer  la  cuiss 
au  point  de  séparer  l'os  de  la  chair. 

«  —  Bénie  soit  votre  ame,  mon  cher  poisson  d'eau  douce,  me  dit-il;  voi 
avez  gagné  la  cause  après  tout  !  Je  vous  avais  bien  dit  qu'il  ne  pourrait  pas 
pondre  à  cette  question.  C'est  un  grand,  un  très  grand  succès,  n'est-ce  pas?  i 

Est-ce  que  vous  ne  reconnaissez  pas  les  excentricités  des  tribunaux] 
anglais,  seulement  poussées  à  l'extrême?  Mais  le  rôle  de  John  Barkii 
est  complètement  neuf  et  original.  Il  faut  lire  aussi,  sur  ces  mœurs  des" 
pêcheurs,  les  chapitres  qu'Halliburton  a  consacrés  aux  fêtes  intitulées 
Merrymakings,  fêtes  dans  lesquelles  on  célèbre  le  complet  achèvement 
d'un  vaisseau  ou  d'un  steamer  par  un  pic-nic  que  donnent  le  construc- 
teur et  le  propriétaire  du  bâtiment.  Dans  toutes  ces  mœurs  de  la  Nou- 
velle-Ecosse, il  y  a  deux  choses,  deux  tendances,  deux  traditions,  pour 


UN   HUMORISTE   ANGLO-AMÉRlCÀIN.  745 

ainsi  dire;  tout  ce  qui  appartient  aux  institutions,  aux  coutumes,  au 
gouvernement  est  anglais;  tout  ce  qui  est  instinctif,  tout  ce  qui  est  de 
l'individualité  humaine  est  américain.  Un  mauvais  présage  pour  l'An- 
gleterre ! 

Nous  passerons  par-dessus  le  Sac  aux  lettres  ou  la  Vie  dans  un  steamer, 
livre  inférieur  et  qui  ne  répond  pas  au  but  que  l'auteur  s'était  pro- 
posé, pour  aller  droit  à  Sam  Slick.  M.  Philarète  Chastes  nous  a  fait 
connaître  les  opinions  de  Sam  Slick  à  une  époque  où  il  n'était  que 
simple  marchand  d'horloges.  Sam  Slick  est  aujourd'hui  attaché  d'am- 
bassade près  le  cabinet  de  Saint-James.  C'est  un  grand  personnage,  et 
qui  sent  bien  toute  son  importance.  0  Sam  Slick,  quel  beau  type  de 
démocrate  vous  êtes!  L'ancien  horloger  a  toujours  les  mêmes  ruses, 
les  mêmes  audaces,  le  même  scepticisme  à  l'endroit  des  hommes; 
mais  il  n'a  plus  cette  naïveté  qui  brillait  au  milieu  de  toutes  ces  ruses 
et  de  tout  ce  scepticisme.  Aujourd'hui  Sam  Slick  est  factice;  il  sent 
le  parvenu.  Il  est  grossier  et  cassant.  Lui  qui  autrefois  était  si  diplo- 
mate et  si  subtil,  qui  ne  disait  jamais  rien  en  l'affirmant,  et  qui  cal- 
culait toujours ,  maintenant  il  affirme  toujours  et  il  ne  calcule  plus 
rien,  même  ses  expressions;  il  est  d'une  grossièreté  insigne.   Lord 
John  Russell  s'appelle  pour  lui  Johnny  Russell;  il  a  dîné  la  veille  chez 
Norfolk  on  chez  Russel.  Un  républicain  comme  lui  se  garderait  bien 
de  mettre  devant  le  nom  propre  la  qualification  de  comte  et  de  duc. 
Dans  ce  livre,  les  deux  anciennes  qualités  de  Slick  commencent  à  de- 
venir de  monstrueux  défauts;  son  chauvinisme  et  son  bavardage  s'en- 
flent outre  mesure.  Nous  craignons  bien  que  ces  deux  défauts  de  Slick 
ne  soient  les  deux  caractères  grandissans  des  États-Unis.  Les  Améri- 
cains du  nord  commencent  à  parler  beaucoup ,  et ,  à  l'heure  qu'il  est, 
l'antique  race  saxonne  commence  à  se  diviser,  non  plus  d'intérêts , 
mais  de  caractère.  L'Américain  n'a  plus  rien  conservé  de  l'antique 
Angleterre.  La  respectabilité  anglaise,  la  dignité  protestante,  y  ont  com- 
plètement disparu;  l'Amérique  ne  conserve  phis  les  traditions  morales 
de  l'Angleterre,  ce  grand  pays  silencieux,  comme  l'appelle  un  éminent 
écrivain  anglais.  Les  Américains  ne  sont  plus  silencieux  du  tout;  ils 
parlent  infiniment.  Leur  vie  n'est  plus  intérieure  comme  celle  des 
Anglais,  qui  a  su  rester  telle  malgré  le  plus  fort  régime  de  liberté  dans 
lequel  l'homme  ait  été  appelé  à  vivre;  elle  devient  tout  extérieure, 
toute  de  place  publique,  et  elle  prend  les  qualités  et  les  défauts  de  la 
place  publique;  leur  caractère  s'en  ressent,  ils  deviennent  rusés,  sour- 
nois, railleurs,  hélas  !  et  même  fourbes.  Nous  ne  hasardons  rien;  tout 
cela  ressort  beaucoup  trop  des  livres  d'Halliburton  et  de  tous  les  récits 
que  les  voyageurs  européens  nous  ont  envoyés  dans  ces  derniers  temps. 
Le  dieu  Dollar  commence  à  prendre  la  place  du  dieu  du  calvinisme. 
Sam  Slick  est  très  amusant  pourtant  encore  avec  son  chauvinisme 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  sa  haine  de  l'Angleterre.  Il  est  fermement  convaincu  que  l'Amé- 
rique est  le  plus  glorieux  pays  du  monde;  c'est  sous  ce  rapport  un 
Américain  complètement  moderne,  non  plus  un  Américain  du  temps 
de  Franklin,  mais  un  digne  disciple  de  Jefferson  et  surtout  de  Jackson, 
dont  il  a  perpétuellement  le  nom  à  la  bouche.  Il  faut  voir  avec  quelle 
emphase  il  prononce  le  nom  glorieux  de  Bunker-Hill,  avec  quel  en- 
train il  chante  des  refrains  patriotiques  dans  le  goût  de  celui-ci  : 
et  Oh  !  avez-vous  entendu  parler  de  la  bataille  d'Orléans  où  les  garçons 
yankees  donnèrent  une  frottée  aux  Anglais?...  Oh  !  le  nom  de  l'Anglais 
est  taureau  et  le  nom  du  Français  grenouille,...  etc.  »  Il  n'établit  d'autre 
différence  entre  l'Angleterre  et  l'Irlande  que  celle-ci,  c'est  qu'en  An- 
gleterre il  pleut  toute  la  journée,  tandis  qu'en  Irlande  il  pleut  le  jour 
et  la  nuit.  Ses  opinions  politiques  ne,  manquent  d'ailleurs  ni  d'à-pro- 
pos  ni  de  bon  sens,  on  y  reconnaît  le  vigoureux  bon  sens  de  la  race 
anglo-saxonne,  la  seule  qualité  que  les  Américains  aient  conservée  de 
la  mère-patrie;  ses  critiques  politiques  sont  délicieuses  d'humour. 
Oui,  Sam  Slick  a  bien  jngé  notre  temps;  voyez  plutôt  :  «  La  différence 
qui  existe,  dit-il,  entre  un  tory,  un  whig,  un  radical  et  un  chartiste, 
la  voici  :  un  tory  est  un  complet  gentleman,  un  gentleman  dans  toute 
sa  personne  et  qui  met  une  chemise  blanche  tous  les  jours;  le  whig, 
est  encore  un  gentleman,  beaucoup  moins  cependant  que  le  tory,  eV^^ 
il  ne  met  une  chemise  blanche  que  tous  les  deux  jours;  le  radical  n'est 
pas  du  tout  gentleman  et  il  ne  change  de  chemise  que  tous  les  huit 
jours;  quant  au  chartiste,  c'est  un  être  dégoûtant  qui  n'a  jamais  qu'une  : 
chemise,  et  qui  ne  la  quitte  que  lorsqu'elle  est  tombée  en  lambeaux.» 
Spirituel,  judicieux,  profond  Sam  Slick  ! 

Pour  vous  faire  mieux  juger  de  la  verve,  de  l'esprit,  du  patriotisme . 
et  des  travers  de  Sam  Slick,  écoutons-le  parler  lui-même  :  nous  sommes 
sur  le  bateau  à  vapeur  qui  le  conduit  en  Angleterre.  A  une  imperti- 
nence que  débite  Sam  Slick  contre  l'Angleterre,  son  interlocuteur  J 
répond. 

«  Pardonnez-moi,  monsieur  Slick,  mais  ce  n'est  pas  là  la  disposition  avec  la-»^ 
quelle  vous  devriez  visiter  l'Angleterre , 

«  —  Et  quelles  sont  donc  les  dispositions,  reprit-il  avec  beaucoup  de  chaleur» 
dans  lesquelles  ils  nous  ont  visités?  Maudits  soient-ils!  Voyez  Dickens;  La^j 
Fayette  excepté,  y  eut-il  jamais  un  homme  aussi  vanté  par  nous  que  Dickens? 
Et  qu'était  donc  Dickens?  Ce  n'était  pas  un  Français  ami  de  notre  nation;  ce 
n'était  pas  un  compatriote  qui  eût  des  droits  sur  nous;  ce  n'était  pas  un  colo- 
nist  qui ,  bien  qu'Anglais  de  nom,  est  pourtant  Américain  de  naissance,  moitié 
de  l'un,  moitié  de  l'autre,  et  ainsi  une  sorte  de  demi-frère.  Non,  c'était  un 
maudit  Anglais,  et,  ce  qui  est  pire,  un  écrivain  anglais,  et  cependant,  parce 
qu'il  était  un  homme  de  génie,  parce  que  le  génie  a  l'univers  pour  thème  et 
le  monde  pour  patrie,  et  le  genre  humain  pour  lecteur,  et  qu'il  n'est  pas  un 


UN   HUMORISTE  ANGLO- AMÉRICAIN.  747 

citoyen  de  cet  état  ou  de  celui-là,  mais  un  citoyen  de  l'univers,  nous  l'avons 
bien  reçu ,  nous  l'avons  fêté,  nous  l'avons  escorté,  nous  l'avons  accueilli  avec 
transport,  nous  l'avons  honoré;  mais  pour  cela  nous  a-t-il  honorés?  Qu'a-t-il  dit 
de  nous  à  son  retour?  Lisez  son  livre.  Non,  ne  lisez  pas  ce  livre,  car  il  n'est 
pas  digne  d'être  lu,  A-t-il  dit  un  mot  de  toute  cette  réception  dans  ce  livre? 
Dans  ce  livre,  qui  sera  lu,  traduit  et  lu  encore  dans  toute  TEurope,  a-t-il  dit 
un  mot  de  cette  réception?  Répondez-moi,  le  pourrez-vous?  Sa  mémoire  était 
mauvaise,  il  la  perdit  avec  le  mal  de  mer.  —  Mais  son  livre  de  notes  était  sain 
et  sauf  sous  la  serrure  et  la  clé,  et  les  cochons  de  New-York,  et  l'homme  que 
les  rats  mangent  en  prison,  et  l'homme  barbare  du  Kentucky,  et  toutes  ces 
histoires  n'étaient  pas  confiées  à  la  mémoire  :  tout  cela  était  noté  et  imprimé. 

«  Mais  ce  n'est  pas  là  l'afTaire.  Que  quelqu'un,  en  Angleterre,  me  cherche 
une  querelle  sur  mon  pays,  ou  ne  me  donne  pas  la  position  à  laquelle  j'ai 
droit  en  Angleterre  et  dans  la  société,  comme  attaché  de  notre  légation,  et, 
comme  le  dit  Cooper,  moi  aussi  je  -deviens  belligérant.  Je  puis  moucher  une 
chandelle  aussi  fortement  que  vous  pouvez  l'allumer;  suspendez  une  orange, 
je  la  pèlerai  d'abord  avec  la  balle,  et  puis  je  la  partagerai.  0  ciel!  je  ferai  des 
jours  à  leurs  jaquettes,  en  vérité. 

«  Jubc,  Japan,  vous,  drôle,  infernal  noir,  nègre  puant,  qu'est-ce  que  vous 
tenez  là? 

c(  —  Une  pomme,  monsieur. 

«  —  Otez  votre  chapeau,  et  placez  cette  pomme  sur  votre  tête,  et  puis  tenez- 
vous  de  côté,  à  l'ouverture  de  cette  porte,  et  tenez-vous  ferme,  ou  bien  vous 
pourriez  avoir  la  chance  de  voir  carder  votre  bonnet,  et  voilà  tout. 

«  Alors,  tirant  un  pistolet  de  son  mackintosh,  il  se  promena  avec  résolu- 
tion de  l'autre  côté  du  pont,  et  examina  son  amorce  : 

«—Grands  dieux!  monsieur  Slick,  dis-je  alarmé;  qu'allez -vous  faire? 

«  _  Je  vais,  dit-il  avec  une  grande  froideur,  mais  en  même  temps  avec  une 
égale  fermeté,  je  vais  faire  un  trou  à  cette  pomme. 

«  _  C'est  honteux,  monsieur,  dis-je.  Comment  pouvez-vous  penser  à  de 
telles  choses?  Supposez  que  vous  manquiez  votre  coup,  vous  tuez  qet  infortuné 
garçon. 

«  —  Je  ne  puis  supposer  une  telle  chose,  monsieur;  je  ne  puis  le  manqiier. 
Je  ne  puis  le  manquer  si  j'essaie.  Tenez  votre  tète  droite.  Jubé,  et,  après  tout, 
quand  je  le  manquerais,  c'est  peu  important.  L'Amalécite  incirconcis  ne  vaut 
pas  trois  cents  dollars;  c'est  un  fait,  voilà  au  plus  haut  son  prix.  Ètes-vous  prêt, 
Jubé? 

«  —  Oui,  Massa. 

a  _  Vous  ne  ferez  pas  une  telle  chose,  monsieur!  dis-je  saisissant  son  bras 
avec  mes  deux  mains.  Si  vous  essayez  de  tirer  cette  pomme,  il  n'y  aura  plus 
aucune  relation  entre  nous.  Vous  devriez  être  honteux  de  vous-même,  mon- 
sieur ! 

«  _  Massa,  dit  Jubé,  laissez-lui  faire  feu;  il  ne  me  touchera  pas  un  cheveu. 
Je  n'ai  pas  la  moindre  crainte.  Il  le  fait  souvent  pour  s'entretenir  la  main. 
Massa  est  un  grand  tireur.  Il'  atteint  si  légèrement  l'oreille  de  l'écureil,  qu'il 
s'en  va  se  grattant  la  tête;  il  ne  le  manque  jamafs.  Laissez-lui  tirer  la  pomme, 
Massa. 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  —  Oh!  oui,  dit  Slick,  Jubé  est  un  chrétien.  Il  est  aussi  bon  qu'un  Anglais 
blanc;  c'est  la  même  chair,  seulement  un  peu  plus  noire;  c'est  le  même  sang, 
seulement  il  n'est  pas  aussi  vieux.  Oh  !  oui,  un  Anglais  et  lui  sont  frères  de 
toute  façon.  » 

Arrêtons-nous.  Slick  daigne  épargner  son  malheureux  esclave;  mais 
est-ce  assez  d'impudence,  de  cynisme,  de  vanterie?  Quel  mépris  de  la 
vie  humaine  !  Voilà  un  républicain,  un  démocrate  qui  a  toujours  à  la 
bouche  les  mots  d'égalité  et  de  fraternité.  Hommes,  instruisez-vous,  pre- 
nez exemple,  vous  surtout,  Européens.  L'homme  est  toujours  l'homme 
partout  et  toujours.  Les  systèmes  sont  des  masques,  les  doctrines  des 
travestissemens,  la  civilisation  elle-même  est  un  manteau.  Ce  qu'il  y  a 
de  réel,  c'est  la  nature  humaine;  ce  qu'il  y  a  de  vrai,  ce  sont  les  in- 
stincts, les  passions,  les  ambitions;  ce  qui  est  solide  et  sonnant  comme 
une  monnaie,  ce  sont  les  intérêts  et  les  tendances  des  peuples.  Qu'im- 
porte la  constitution  américaine,  son  sénat  et  son  président?  Ce  qui  im- 
porte, ce  sont  les  villes  qui  se  bâtissent,  les  comptoirs  qui  se  forment, 
les  intérêts  qui  entrent  en  lutte,  l'individualité  sauvage  qui,  en  dépit 
du  mot  de  fraternité,  fait  litière  de  la  vie  humaine,  foule  à  ses  pieds 
une  race  d'hommes  tout  entière,  conserve  l'esclavage  pour  s'épargner 
des  soins  vulgaires  et  pour  aller  plus  vite,  pour  plus  vite  faire  ses  af- 
faires. Remercions  donc  Sam  Slick,  puisqu'il  nous  a  ramenés  à  la 
réalité  et  aux  vrais  intérêts  américains,  que  nous  voyons  toujours  à 
travers  un  masque  libéral  et  démocratique;  remercions  aussi  M.  Hal- 
liburton, puisqu'il  nous  a  révélé  les  tendances  qui  entraînent  l'Amé- 
rique et  les  colonies  anglaises  elles-mêmes  vers  un  but  commun,  et 
souhaitons  qu'il  continue  à  nous  renseigner  long-temps  et  aussi  agréa- 
blement sur  son  pays  et  sur  les  contrées  qu'il  a  visitées. 


Emile  Montégut. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  février  1850. 

Nous  n'aimons  pas  les  commérages,  et  nous  profitons  de  l'avantage  que 
nous  avons  de  ne  parler  que  tous  les  quinze  jours,  pour  ne  pas  tenir  grand 
compte  des  rumeurs  et  des  médisances  de  la  polémique  quotidienne.  A  parler 
tous  les  jours,  il  est  peut-être  bon  d'enregistrer  les  anecdotes  du  monde  poli- 
tique à  mesure  qu'elles  se  produisent;  mais  comme  ces  anecdotes  n'ont  sou- 
vent qu'un  jour  de  vie,  à  quoi  bon  les  mentionner  au  bout  de  quinze  jours, 
pour  dire  qu'elles  sont  nées  et  qu'elles  sont  mortes?  11  n'y  a  que  les  anecdotes 
qui  deviennent  des  événemens  qui  doivent  figurer  dans  ces  entretiens  de  la 
quinzaine.  Pourquoi ,  par  exemple,  disserter  à  perte  de  vue  sur  les  audiences 
de  M.  de  Lamartine  à  l'Elysée?  Le  premier  jour,  on  disait  que  le  président  avait 
appelé  M.  de  Lamartine  à  l'Elysée.  Que  voulait  et  que  pouvait  faire  le  prési- 
dent de  la  république  avec  l'historien  du  24  février?  Là-dessus,  mille  conjec- 
tures. Bientôt  on  apprend  que  ce  n'est  pas  le  président  qui  a  appelé  M.  de  La- 
martine à  l'Elysée;  c'est  M.  de  Lamartine  qui  a  demandé  une  audience.  — 
Oui,  dit-on,  mais  il  y  a  eu  deux  audiences,  et  on  prétend  que  c'est  la  seconde 
qui  signifie  quelque  chose;  on  raconte  même  ce  qui  s'est  dit  dans  ces  audiences. 
Il  est  vrai  qu'on  raconte  plutôt  ce  que  M.  de  Lamartine  a  dit  que  ce  que 
M.  de  Lamartine  a  entendu.  Or,  ce  qui  importe,  ce  ne  sont  pas  les  paroles  de 
M.  de  Lamartine;  il  imprime  beaucoup  :  ceux  qui  sont  curieux  peuvent  savoir 
aisément  ce  que  dit  M.  de  Lamartine.  Ce  qui  importe,  ce  sont  les  paroles  du 
président;  on  ne  nous  en  dit  rien.  Nous  tenons  donc  ces  conversations  pour 
apocryphes  ou  pour  indifférentes,  parce  que  nous  sommes  tentés  de  croire  que 
ce  sont  de  purs  monologues  de  M.  de  Lamartine.  Qui  peut,  en  effet,  s'imagi- 
ner que  le  président  veuille  emprunter  une  politique  à  M.  de  Lamartine?  M.  de 


7."0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Lamartine  a  trop  de  politiques  diverses  et  successives  pour  qu'un  homme 
comme  le  président,  dont  le  mérite  jusqu'ici  a  été  de  n'en  avoir  qu'une,  veuille 
le  prendre  pour  conseiller.  Il  n'y  a  pas  de  mal  d'avoir  beaucoup  de  conseillers 
divers,  {)Ourvu  que  ce  ne  soit  pas  en  un  seul  homme,  car  dans  ce  cas  alors,  au 
lieu  de  choisir  entre  des  conduites  difîérentes,  on  ne  choisit  qu'entre  des  idées 
contradictoires. 

Si  nous  ne  tenons  pas  grand  compte  des  audiences  de  M.  de  Lamartine,  fe- 
rons-nous plus  grand  état  des  prétendues  mésintelligences  du  général  Chan- 
garnier  et  du  président  de  la  république?  Pendant  deux  ou  trois  jours,  on  s'a- 
bordait mystérieusement.  —  Oui,  ils  sont  brouillés!  —  Oh  !  et  pourquoi? — Pour 
ceci,  pour  cela  :  c'est  grave.  — Puis,  au  bout  de  deux  ou  trois  autres  jours,  on 
s'abordait  encore  mystérieusement.  —  Eh  bien!  vous  savez  :  ils  sont  réconciliés. 
—  Oh!  et  pourquoi?  —  On  vous  disait  alors  pourquoi  le  président  de  la  républi- 
que et  le  général  Changarnier  s'étaient  réconciliés,  comme  on  vous  avait  dit 
poutquoi  ils  s'étaient  brouillés.  Quant  à  nous,  qui  doutions  de  la  brouille  et 
de  la  réconciliation ,  on  nous  prenait  pour  des  sceptiques  ou  des  indifférens. 
IndifTérens  !  comment  le  serions-nous?  Ne  courons-nous  pas  le  risque  commun? 
Si  le  président  s'éloignait  du  général  Changarnier,  si  la  division  se  mettait 
entre  le  chef  du  pouvoir  exécutif  et  ses  plus  énergiques  et  ses  plus  intelligens 
coopérateurs,  nous  serions  bientôt  en  proie  au  socialisme,  le  président  avec 
nous  et  le  général  Changarnier  avec  le  président.  Nous  ne  sommes  donc  pas 
indifférens,  mais  nous  sommes  sceptiques,  parce  que  nous  croyons  que  là  où 
les  situations  sont  communes,  là  où  les  intérêts  sont  les  mêmes,  les  intentions 
ne  peuvent  pas  être  opposées. 

Aussi  vous  croyez,  nous  dira-t-on,  qu'il  n'y  a  pas  eu  la  momdre  froideur 
entre  le  président  de  la  république  et  le  général  Changarnier,  et  c'est  comme 
cela  que  vous  vous  tenez  informés?  —  Il  serait  fort  agréable  assurément  pour 
nos  lecteurs  que  nous  leur  racontassions  la  querelle  du  président  de  la  répu- 
blique et  du  général  Changarnier;  mais  quoi?  le  public  a  des  romanciers  atti- 
trés :  il  peut  leur  demander  le  récit  de  cette  querelle.  Cela  veut-il  dire  que 
nous  sommes  prêts  à  jurer  sur  notre  iête  que  le  président  de  la  république  et 
le  général  Changarnier  ont  toujours  été  en  toutes  choses  du  même  avis?  Il  y  a 
des  gens  qui  entendent  d'une  façon  singulière  l'union  des  hommes  d'état;  ils 
semblent  croire  que  cela  doit  être  une  union  à  la  manière  des  amoureux,  union 
des  cœurs  et  des  âmes.  Us  font  des  idylles  politiques.  Nous  n'en  sommes  pas 
là;  nous  laissons  la  pastorale  aux  bergers  de  Florian  ou  de  Gessner,  et  nous 
croyons  que  la  parfaite  identité  d'opinions  et  d'idées  n'est  pas  de  notre  temps. 
Nous  nous  contentons  de  penser  qu'il  importe  peu  entre  gens  sérieux  que  les 
avis  ne  soient  pas  toujours  lefe  mêmes  en  toutes  choses,  quand  la  conduite  est 
la  même  dans  les  occasions  décisives.  Le  président  de  la  république  et  le  gé- 
néral Changarnier  ont  pensé  et  parlé  différemment  sur  un  point  :  soit  !  Vous 
avez  entendu  leur  entrelien  de  tt>te-à-tête  :  soit!  Nous  demandons,  quant  à  nous, 
si  jamais  ils  ont  agi  différeraïnent.  Vous  croyez  savoir  qu'ils  ne  sont  pas  d'ac- 
cord, et  vous  vous  donnez  d'avance  l'émotion  du  danger  que  doit  créer  leur 
division.  Quant  à  nous,  les  voyant  agir  d'accord,  nous  continuons  à  jouir  de  la 
sécurité  que  nous  donne  cette  bonne  intelligence. 

Il  y  a  eu  tout  récemment  une  occasion  où  Paris  a  pu  voir  si  le  chef  du  pou- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  751 

i)ir  exécutif  était  d'accord  avec  ses  coopérateurs;  nous  voulons  parler  de  Ta- 
attage  des  arbres  de  la  liberté.  Où  a-t-on  surpris  dans  Faction  du  pouvoir  le 
loindre  tiraillement?  Personne  a-t-il  semblé  vouloir  transiger  avec  l'émeute? 
irsonne  a-t-il  songé  à  se  faire  une  popularité  de  mauvais  aloi? 
Nous  ne  croyons  pas  qu'aucun  de  ceux  qui  ont  planté  les  arbres  de  la  liberté 
il  pu  se  dire  : 

Mes  arrière-neveux  me  devront  cet  ombrage. 

Ce  sont  des  arbres  malheureux  et  qui  n'inspirent  aucune  idée  de  calme  et  de 
epos.  Plantés  dans  des  jours  d'orage,  c'est  dans  des  jours  d'orage  aussi  qu'on 
es  arrache.  D'où  est  venu  le  trouble  qu'a  causé  leur  abattage?  Il  y  avait  de  ces 
irbres  qui  gênaient  la  circulation  et  d'autres  qui  étaient  morts.  La  voirie  s'était 
chargée  de  les  abattre,  car  c'était  une  pure  question  de  voirie.  Les  lenteurs 
de  l'exécution  ont  fait  que  les  passions  politiques  se  sont  mêlées  de  l'affaire. 
Les  troubles  qui  ont  eu  lieu  ont  révélé  le  véritable  esprit  de  la  population,  et 
!nous  voulons  constater  cet  état  des  esprits  en  bien  comme  en  mal  :  en  bien, 
Iparce  que  la  véritable  population  ouvrière  n'a  pris  aucune  part  à  l'émeute,  et 
jque  le  petit  nombre  des  factieux  a  été  de  plus  en  plus  visible;  en  mal,  parce 
iqu'il  est  impossible  de  nier  qu'il  n'y  ait  en  France  et  à  Paris  un  certain  nombre 
d'hommes  incorrigibles,  qui  seront  des  factieux  tant  qu'ils  ne  seront  pas  nos 
maîtres.  Ces  hommes  sont  ceux  du  15  mai  et  du  24  juin  1848;  ils  ont  été  pris 
en  flagrant  délit  de  guerre  civile;  ils  ont  été  transportés  à  Brest.  L'amnistie  les 
a  ramenés  à  Paris.  Sont-ils  changés?  le  pardon  qu'ils  ont  reçu  a-t-il  touché 
leur  cœur?  Pas  le  moins  du  monde.  Depuis  le  jour  où,  au  Luxembourg,  une 
parole  fatale  leur  a  été  dite  :  Vous  serez  tous  rois  !  depuis  ce  jour-là,  nous 
sommes  tous  des  sujets  révoltés,  et  tant  qu'ils  ne  régneront  pas,  ils  se  croiront 
dépouillés  et  détrônés.  Ce  sont  des  prétendans,  et,  pour  reprendre  leur  affreuse 
couronne,  ces  prétendans  se  croient  tout  permis,  l'insulte,  la  violence,  l'assas- 
sinat. Voyez  comment  ils  ont  traité  le  général  de  Lamoricière!  S'il  y  a  des 
noms  qui  soient  populaires  dans  l'armée  et  dans  le  pays,  ce  sont  ceux  de  nos 
généraux  d'Afrique.  Le  général  Lamoricière  est  un  de  ces  noms;  de  plus,  il 
est  d'une  réaction  modérée  :  on  dit  même  qu'il  se  pique  d'une  tendresse  par- 
ticulière pour  la  constitution  de  1848,  et  non  pas  seulement  d'une  résigna- 
tion intelligente,  ce  qui  est  le  sentiment  du  plus  grand  nombre.  Cependant 
ni  ses  services,  ni  sa  prédilection  pour  la  constitution  de  1848,  n'ont  sauvé 
le  général  Lamoricière  de  la  violence  des  bandes  de  juin.  Il  y  a  en  effet,  il 
faut  bien  se  le  répéter,  un  peuple  de  juin  qui  a  juré  la  perte  de  la  grande  so- 
ciété française.  Entre  ces  deux  sociétés,  la  paix  et  la  réconciliation  sont  im- 
possibles, et  c'est  en  vain  que  la  grande  société  française  cherche  sans  cesse  à 
ouvrir  son  sein  à  cette  petite  et  méchante  société,  qui  n'y  rentre  que  pour  la 
déchirer. 

L'émeute  des  arbres  de  la  liberté  a  produit  une  vive  impression  sur  l'assem- 
blée législative.  Elle  a  été  un  nouvel  avertissement  de  l'état  des  esprits;  elle  a 
augmenté  le  penchant,  chaque  jour  plus  visible,  dans  les  diverses  nuances  de 
la  majorité  à  se  rapprocher  et  à  maintenir  leur  union.  Ce  qui  nous  plaît  dans 
ce  penchant,  c'est  qu'il  devient  une  habitude  et  une  conviction.  Ce  n'est  pas  la 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nécessité  qui  le  crée,  ce  n'est  pas  non  plus  une  sorte  d'enthousiasme  passager. 
On  apprend  à  se  supporter  mutuellement,  à  avoir  pout  les  défauts  les  uns  des 
autres  une  patience  intelligente;  on  passe  enfin  de  l'amour  au  ménage.  Cela      1 1 
nous  rassure  et  nous  fait  croire  à  la  durée  de  l'union  du  grand  parti  modéré.        ji 

Cet  esprit  d'union  s'est  surtout  montré  dans  deux  lois  discutées  pendant       i 
cette  quinzaine  dans  l'assemblée  :  l'une  est  la  loi  sur  l'enseignement,  où  tout      ii 
le  monde  parle  de  s'unir  et  de  se  rapprocher;  l'autre  est  la  loi  sur  le  séquestre 
des  biens  de  la  famille  d'Orléans,  où,  sans  que  personne  ait  pris  soin  de  dire      ! 
qu'il  fallait  rester  uni,  tout  le  monde  cependant  s'est  entendu.  Nous  devons      I 
excepter  M.  Huguenin  et  M.  de  Larochejaquelein. 

M.  Huguenin  est  un  montagnard,  et  si,  à  ce  titre,  il  déteste  les  rois,  s'il  les 
poursuit  de  sa  haine  jusque  dans  l'exil,  s'il  leur  reproche  leurs  richesses, 
s'il  croit  à  toutes  les  calomnies  répandues  à  ce  sujet,  s'il  les  répète,  s'il  les  tire 
du  discrédit  où  elles  sont  ensevelies,  M.  Huguenin,  après  tout,  est  à  son  aise 
pour  dire  et  faire  tout  cela  :  c'est  un  montagnard;  mais  pourquoi  M.  de  Laro- 
chejaquelein, dans  une  discussion  de  ce  genre,  vient-il  raviver  de  tristes  sou- 
venirs? Pourquoi  semble-t-il  céder  encore  à  de  vieilles  rancunes?  M.  de  Laro- 
chejaquelein est  un  de  ceux  qui  ont  parlé  le  24  février  1848;  tous  ceux  qui,  ce 
jour-là,  ont  parlé  doivent  s'en  souvenir,  pour  se  taire  dans  toutes  les  questions 
qui  touchent  à  la  dynastie  qui  est  tombée  le  24  février,  non  pas  au  profit  d'une . 
autre  dynastie,  mais  au  profit  de  l'anarchie. 

Il  y  a  un  mot  qui  a  joué  un  grand  rôle  dans  le  discours  de  M.  Hugueni 
contre  les  biens  de  la  famille  d'Orléans,  c'est  celui  des  coupes  sombres.  Le  md 
n'appartient  pas  à  M.  Huguenin;  il  date  d'avant  1848.  On  disait  alors  beaucoup 
que  la  liste  civile  épuisait  les  forêts  de  la  couronne  en  les  exploitant  selon 
méthode  allemande,  au  lieu  de  les  exploiter  par  coupes  réglées  à  la  manier 
française.  Un  jour  même,  à  la  tribune  de  la  chambre  des  pairs,  il  nous  en  soi 
vient,  M.  le  marquis  de  Boissy  estimait  les  coupes  sombres  faites  par  la  list 
civile  à  75  millions.  Aujourd'hui,  le  chilTre  a  baissé  :  il  n'est  plus  que  de  25  mi 
lions.  C'est  25  millions  que  M.  Huguenin  demande  au  domaine  privé  pour  d^ 
dommagement  des  coupes  qu'il  a  faites  dans  les  bois  de  la  liste  civile.  En  1847| 
M.  de  Montalivet,  à  la  chambre  des  pairs,  montrait  à  M.  de  Boissy  le  vide  et  1 
calomnie  de  ce  chiffre  de  75  millions.  Nous  verrions  avec  plaisir  le  gouverne 
ment  entrer  dans  l'examen  de  cette  créance  de  25  millions,  et  percer  enfin 
grand  mystère  d'erreurs  ou  de  calomnies.  Si  l'état  a  des  droits,  qu'il  les  fass 
valoir  :  rien  de  plus  juste;  mais  s'il  n'en  a  pas,  que  la  calomnie  se  taise.  Noul 
nous  souvenons  à  ce  propos  qu'avant  1848,  c'était  surtout  la  forêt  de  Villers 
Coterets  qui,  disait-on,  avait  été  dévastée.  Or,  voici  comment  la  forêt  de  Villei 
Coterets  avait  été  dévastée.  Cette  forêt,  au  moment  où  l'administration  de 
liste  civile  en  a  pris  possession,  avait  1,900  hectares  de  futaie  pleine  au-dessus 
de  cent  ans.  «  D'après  l'aménagement  ancien,  disait  M.  de  Montalivet  à  M. 
Boissy,  j'avais  le  droit,  non  pas  le  devoir,  mais  le  droit  de  prendre  75  hectare 
par  an;  c'est  un  peu  plus  de  1,000  hectares  que  j'aurais  pu  donner  l'ordre  d'exî 
ploiter  depuis  quinze  ans.  Eh  bien!  il  a  disparu  295  hectares  de  futaie  seule-* 
ment,  et  ils  sont  aujourd'hui  réensemencés  naturellement,  au  moyen  du  système 
des  éclaircies.  Dans  cette  forêt,  je  le  répète,  il  reste,  à  l'heure  qu'il  est,  4 ,600  hec-| 
tares  de  futaie  pleine,  quand  il  pourrait  n'en  plus  exister  que  900  environ.  » 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  753 

Nous  ne  cachons  pas  qu'un  de  nos  motifs  pour  souhaiter  que  le  gouverne- 
cnt  actuel  fasse  une  enquête  sérieuse  sur  les  répétitions  que  l'état  a  droit 
\ercer  contre  le  domaine  privé,  c'est  la  persuasion  où  nous  sommes  qu'il 
iiura  je  ne  sais  combien  de  faits  de  ce  genre  qui  seront  mis  en  lumière  par 
nquête.  II  a  plu  à  la  Providence  que  la  liquidation  de  la  liste  civile  du  roi  le 
us  accusé  d'avarice  et  de  cupidité  ait  été  faite  par  les  ennemis  même  ou  tout 
I  moins  par  les  adversaires  de  ce  roi,  que  tous  les  papiers  soient  tombés  entre 
iirs  mains,  qu'ils  aient  pu  tout  publier  et  tout  dévoiler.  Eh  bien!  qu'est-il 
suite  de  leurs  investigations?  Quel  fait  a  pu  être  publié  qui  ne  fût  à  Thon- 
•ur  du  roi  Louis-Philippe  et  de  sa  famille?  On  le  sait  maintenant,  ce  n'est  pas 
fortune  de  la  France  qui  a  servi  à  la  fortune  de  la  famille  d'Orléans;  c'est  bien 
utôt  la  fortune  de  la  famille  d'Orléans  qui  a  servi  à  l'embellissement  de  la 
lance.  Nous  n'avons  pu  relire  sans  émotion  les  paroles  par  lesquelles  M.  de 
ontalivet,  le  3  août  1847,  finissait  la  défense  qu'il  faisait  de  l'administration  de 
.  liste  civile  :  «  Permettez-moi,  en  faisant  un  retour  sur  ces  accusations  et  sur 
nt  d'autres,  de  dire  un  dernier  mot  à  la  chambre.  Devant  la  pensée  nationale 
ni  a  restauré  Versailles,  devant  la  pensée  monarchique,  populaire  et  filiale  qui 
restauré  le  château  de  Henri  IV  à  Pau,  devant  la  pensée  artistique  et  royale 
ui  a  restauré  si  noblement  et  si  fidèlement  ce  musée  de  palais  qu'on  appelle 
lontainebleau,  devant  cette  pensée  touchante  qui  a  élevé  une  chapelle  à  la  mé- 
loire  d'un  aïeul  sur  les  rivages  de  l'Afrique,  à  la  mémoire  d'un  fils  à  Neuilly 
t  à  la  mémoire  de  toute  une  famille  royale  à  Dreux,  devant  cette  pensée  d'a- 
lélioration  qui  se  porte  incessamment  sur  toutes  les  parties  du  domaine  de  la 
ourohne  et  sur  les  forêts  en  particulier,  devant  tous  ces  résultats,  je  me  ré- 
tigne  à  comprendre  la  froideur  et  l'impassibilité,  car  en  définitive  je  ne  fais 
lue  me  soumettre  au  fait  de  cette  fatale  indiflérence  qui  travaille  et  mine  la 
ociétc  tout  entière;  mais  qu'en  face  de  tous  ces  magnifiques  résultats,  qu'en 
ice  des  charges  énormes  qu'ils  ont  imposées  à  la  liste  civile  aussi  bien  qu'au 
omaine  privé,  on  vienne  prononcer  le  mot  de  bénéfices,  oh  !  alors,  messieurs, 
B  mot  devient  odieux,  et  je  suis  obligé  de  dire  à  notre  honorable  collègue  que 
e  prononcer  de  nouveau,  ce  serait  mêler  une  ironie  amère  à  la  plus  révol- 
ante des  injustices.  » 

La  chute  de  la  calomnie  est,  pour  les  amis  de  la  famille  d'Orléans,  une  des 
lonsolations  de  la  chute  du  trône.  C'est  pour  cela  que  sur  les  coupes  sombres 
lous  désirons  une  enquête,  et  que,  pour  commissaires  de  l'enquête,  nous  dé- 
irons aussi  qu'on  prenne  quelques-uns  même  des  accusateurs,  ceux  de  la  veille 
!t  ceux  du  lendemain. 

Un  titre  de  la  loi  sur  l'enseignement  est  déjà  voté,  celui  qui  établit  le  con- 
eil  de  l'instruction  publique,  et  qui  en  détermine  l'organisation  et  les  attribu- 
ions. Il  n'y  a  eu  sur  l'organisation  de  ce  conseil  qu'une  seule  controverse  im- 
[wrtante,  c'est  celle  qu'a  soulevée  M.  l'abbé  de  Cazalès.  Pendant  que  quelques 
personnes  s'effraient  de  voir  entrer  les  évêques  dans  le  conseil  de  l'instruction 
publique  et  qu'ils  craignent  l'influence  de  l'esprit  clérical ,  M.  de  Cazalès  s'ef- 
fraie de  l'immixtion  du  clergé  dans  les  affaires  du  gouvernement.  Les  uns 
veulent  que  l'église  ne  quitte  pas  la  Thébaïde,  afin  que  l'église  soit  toujours 
faible,  les  autres  veulent  que  l'église  ne  quitte  pas  la  Thébaïde,  afin  qu'elle  soit 
toujours  forte.  De  ces  deux  craintes,  quelle  est  la  vraie?  où  est  le  danger?  Quant 
TOME  v.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  M.  l'évêque  de  Langres,  il  ne  sait  pas  s'il  doit  entrer  ou  non  dans  le  conseil 
de  Tinstriiction  publique,  et  il  reste  sur  le  seuil,  faisant  toutes  sortes  de  ré» 
serves,  et  étonné  de  voir  qu'à  chaque  réserve  on  lui  réponde  fort  simplement 
que  ces  réserves-là  sont  toutes  naturelles,  qu'elles  n'ont  rien  qui  puisse  in- 
quiéter personne.  M.  de  Langres  s'attendait-il  donc  à  des  obstacles?  les  souhai- 
tait-il? Allons  au  fond  des  choses;  nous  concevons  le  système  de  M.  de  Cazalès; 
c'est  l'indépendance  absolue  de  l'église  qu'il  soutient.  Ce  système-là  aboutit  à 
mettre  l'église  catholique  en  France  dans  la  situation  où  elle  est  en  Amérique. 
Chaque  communion  fera  les  frais  de  son  culte;  point  de  culte  rétribué  par 
l'état.  Est-ce  là  qu'en  veut  venir  M.  de  Langres?  Il  y  marche,  car,  en  disant 
sans  cesse  :  Nous  entrons  dans  le  conseil  de  l'instruction  publique  à  condition 
d'en  sortir  le  jour  où  nous  nous  y  trouverons  contrariés  dans  notre  conscience; 
cela  veut  dire  :  Nous  y  entrons  poiu"  n'être  jamais  contrariés,  c'est-à-dire  pour 
être  les  maîtres,  ou  bien  cela  ne  veut  rien  dire  du  tout.  Si  c'est  pour  être  les 
maîtres  en  toutes  choses  que  les  évêques  entrent  dans  le  conseil  de  l'instruc- 
tion publique,  il  valait  mieux  ne  le  composer  que  d' évêques.  La  loi  n'a  pas. 
fait  cela;  elle  a  voulu  faire  une  part  au  clergé  dans  le  gouvernement  de  l'in- 
struction publique,  comme  elle  a  fait  sa  part  à  la  magistrature,  à  l'Institut,  au 
conseil  d'état,  à  l'ancienne  Université.  Si  le  clergé  veut  plus  que  sa  part  légi- 
time, le  clergé  se  retirera,  comme  le  dit  M.  l'évêque  de  Langres;  mais  M.  l'é- 
vêque de  Langres  croit  peut-être  que  les  évêques,  en  se  retirant  ainsi,  li'm- 
ront  à  secouer  la  poussière  de  leurs  pieds  que  contre  l'Université,  qui  est,  comme 
on  sait,  damnable  à  merci.  Non;  ils  auront  aussi  à  secouer  la  poussière  de  leurs 
pieds  contre  la  magistrature,  contre  l'Institut,  contre  le  conseil  d'état,  contre 
l'enseignement  libre,  c'est-à-dire  contre  toute  la  société.  Il  y  a  lieu  d'y  regam 
der  à  deux  fois,  car  si  le  clergé  excommunie  ainsi  toute  la  société,  ce  sera  le 
clergé  qui  se  trouvera  en  dehors  de  la  société,  en  même  temps  que  la  société  st; 
trouvera  en  dehors  de  l'église  :  ce  sera  la  séparation  absolue  de  l'église  et  de 
l'état. 

Nous  croyons,  quant  à  nous,  que  les  réserves  de  M.  de  Langres  n'expriment 
que  l'incertitude  de  l'honorable  évêque  et  n'expriment  pas  vm  parti  pris  de  la 
part  de  l'épiscopat;  car,  si  c'est  un  parti  pris,  l'amendement  de  M.  de  Cazalès 
est  la  seule  résolution  sage  et  honorable.  Il  vaut  mieux  ne  pas  entrer  que  d'en- 
trer pour  sortir. 

Après  l'organisation  du  conseil  de  l'Université  vient  l'organisation  des  con- 
seils  académiques.  La  loi  crée  un  conseil  académique  par  département.  Nous 
approuvons,  quant  à  nous,  cette  mesure;  mais  nous  l'approuvons  par  les  mo- 
tifs qu'a  si  bien  indiqués  M.  Thiers,  et  non  par  ceux  qu'a  donnés  M.  de  Mon- 
talembert.  M.  de  Montalembert  veut  la  décentralisation  intellectuelle  de  la^, 
France;  nous  ne  demandons  pas  mieux,  si  cela  est  possible.  Il  veut  qu'il  y 
des  gens  d'esprit  et  de  science  ailleurs  qu'à  Pai'is,  où  cependant,  selon  lui, 
n'y  en  a  déjà  plus  beaucoup  :  soit  !  nous  consentons  de  grand  cœur  à  cette  bonne 
pensée,  car  nous  sommes  convaincus  que,  lorsqu'il  y  aura  en  province  plus  de 
science  et  plus  d'esprit  encore  qu'il  n'y  en  a,  Paris  lui-même  en  vaudra  mieux. 
Mais  comment  M.  de  Montalembert  s'y  prend-il  pour  décentraliser  l'instruc- 
tion? Érige-t-il  des  facultés  des  sciences  et  des  facultés  des  lettres  en  beaucoup 
de  lieux?  Non,  il  institue  des  conseils  académiques.  Comment  alors  compose-t-il 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  755 

I  conseils  académiques,  qu'il  charge  de  présider  aux  études?  les  compose-t-il 
savans,  de  lettrés,  de  professeurs,  d'hommes  qui  appartiennent  à  l'Univer- 
5?  —  Oh!  non;  M.  de  Montalembert  a  trouvé  que  l'Université  avait  un  autre 
t  encore  que  ceux  qu'il  lui  a  long-temps  reprochés  :  l'Université  ne  t'ait  ni 
ilénistes  ni  latinistes!  Et  cela  dit,  pour  faire  des  latinistes  et  des  hellénistes, 

de  Montalembert  s'adresse  avec  confiance  aux  membres  des  conseils-géné- 
IX.  Le  recours  nous  semble  bizarre,  et  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  eu 
m  jeu  à  montrer  que  l'Université  savait  encore  passablement  enseigner  le 
îc  et  le  latin,  et  que  personne,  surtout  en  France,  n'enseignait  les  lettres 
ssi  bien  que  l'Université,  et  n'en  maintenait  le  culte  avec  plus  de  scrupule. 

Barthélémy  Sàint-Hilaire,  qui  défend  fort  bien  l'Université  lorsqu'il  ne  mêle 
s  le  dossier  de  l'Université  avec  le  dossier  de  la  république,  a  eu  un  véri- 
fie succès  quand  il  a  démontré  que  ces  bacheliers  refusés  dont  on  se  fait 

argument  contre  l'Université,  c'est  des  étabUssemens  libres  et  des  établis- 
aens  ecclésiastiques  qu'ils  sortent  presque  tous,  quand  il  a  conseillé  à  M.  de 
►ntalembert  de  ne  pas  opposer  à  l'érudition  française  l'érudition  allemande 

ses  témérités  panthéistiques,  quand  surtout,  changeant  la  défense  en  at- 
jue,  il  a  demandé  compte  à  M.  de  Montalembert  du  style  et  du  goût  des 
rivains  et  des  sermonnaires  de  l'école  néo-catholique.  Il  aurait  dû ,  pour 
re  tout-à-fait  juste,  ajouter  que  M.  de  Montalembert  n'a  point  donné  lui- 
âme  dans  ces  vices  du  temps.  A  quoi  dd  reste  faut-il  s'en  prendre  du  mau- 
is  goût  qui  a  régné  pendant  quelques  années  dans  la  chaire  chrétienne,  sinon 
la  débilité  des  études  du  clergé?  Toutes  ses  traditions  le  poussent  vers  le 
in  goût  et  le  grand  style,  qui  semblent,  pour  ainsi  dire,  faire  partie  de  son 
thodoxie,  en  France  surtout,  dans  le  pays  de  Bossuet,  de  Fénelon,  de  Bour- 
iloue,  de  Massillon,  Si  le  clergé  a  trébuché,  s'il  a  penché  du  côté  du  mauvais 
»ût,  si  les  grands  dogmes  du  christianisme  ont  été  annoncés  en  style  roman- 
jue,  ce  sont  les  mauvaises  études  du  clergé  qu'il  faut  en  accuser.  Cela  aussi 
en  s'était  déjà  vu  en  France,  au  commencement  du  xvu*  siècle,  avant  la  rc- 
snéràtion  des  études  ecclésiastiques  entreprise  par  le  cardinal  Duperron,  le 
jdinal  de  Berulle  et  le  cardinal  de  Richelieu;  alors  aussi  le  style  de  la  littéra- 
ire et  de  la  chaire  ecclésiastiques  était  subtil,  prétentieux,  affecté.  Les  fortes 
udes  que  fit  alors  le  clergé  sous  l'inspiration  des  trois  grands  cardinaux  que 
îus  avons  nommés  rendirent  au  clergé  français  le  bon  goût  et  le  bon  style. 

Vouloir  ôter  à  l'Université  l'honneur  de  bien  enseigner  les  lettres  et  confier 

soin  aux  conseils-généraux,  c'est  un  paradoxe  que  le  talent  de  M.  de  Mon- 
ilembert  lui-même  ne  pouvait  pas  soutenir.  Nous  croyons  cependant  avec  lui 
UL'il  est  bon  de  confier  le  gouvernement  de  l'instruction  publique  dans  les  dé- 
artemens  aux  conseils  académiques,  et  d'introduire  dans  ces  conseils  des 
lembres  des  conseils-généraux;  mais  d'une  part  nous  nous  gardons  bien  de 
tmfondre  le  gouvernement  de  l'instruction  publique  avec  l'enseignement,  et 
lOus  remercions  M.  Thiers  de  la  distinction  qu'il  a  faite  à  ce  sujet;  d'une  autre 
art,  nous  croyons  que  les  conseils  académiques  ne  doivent  pas  être  exclusive- 

ent  composés  de  membres  étrangers  à  l'enseignement.  Un  mot  d'abord  sur 

I  point.  Les  anciens  conseils  académiques  n'étaient  pas  exclusivement  corn- 
osés  de  membres  appartenant  à  l'enseignement,  mais  les  membres  de  l'en- 
nement  y  avaient  la  majorité.  Nous  ne  demandons  pas  la  même  faveur, 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  nous  demandons  qu'on  ne  tombe  pas  dans  l'excès  opposé.  Que  fera  le  rec- 
teur dans  le  conseil  académique,  s'il  est  le  seul  qui  connaisse  les  matières  de 
l'enseignement,  et  que  cependant  ce  conseil  ait  à  décider  des  questions  qui 
touchent  à  l'enseignement?  En  fait  d'instruction,  chacun  a  sa  petite  méthode 
et  son  système;  chacun  veut  enseigner  comme  il  a  appris.  De  deux  choses  l'une  : 
ou  il  faudra  ôter  aux  conseils  académiques  la  compétence  absolue  en  matière 
d'enseignement,  ou  il  faudra  donner  au  recteur  un  ou  deux  assesseurs  dans  le 
conseil. 

Ce  que  les  conseils  académiques  auront  surtout  à  surveiller,  c'est  la  direction 
morale  de  l'enseignement.  C'est  là  ce  que  M.  Thiers  appelle  avec  raison  le  gou- 
vernement de  l'instruction,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  bon  que  les  conseils-gé- 
néraux aient  grande  part  à  ce  gouvernement.  L'esprit  général  de  la  société  y 
pénétrera  plus  aisément,  et,  loin  de  devenir  plus  clérical,  l'enseignement  de- 
viendra plus  laïque  que  jamais;  nous  craignons  même  qu'il  ne  le  devienne  trop, 
et  que  l'esprit  de  la  société  ne  pénètre  dans  l'enseignement  pour  l'abaisser, 
pour  le  rendre  plus  usuel  et  plus  pratique,  moins  lettré,  moins  philosophique. 
Le  siècle  tourne  plutôt  vers  l'industrialisme  que  vers  la  théologie.  Il  faudra 
donc,  nous  en  sommes  convaincus ,  lutter  énergiquement ,  afin  d'empêcher  les 
conseils  académiques  de  se  mêler  de  l'enseignement  afin  de  l'abaisser,  et,  dans 
cette  lutte,  nous  sommes  persuadés  que  l'administration  de  l'instruction  pu- 
blique, si  elle  veut  l'engager,  sera  puissamment  soutenue  par  M.  Thiers;  car 
ce  qui  l'inquiète  avec  raison,  c'est  l'abaissement  continu  des  esprits.  Pour- 
tant M.  Thiers  ne  s'en  prend  pas  à  l'Université.  Nous  reconnaissons  là  l'esprit 
juste  et  pénétrant  de  M.  Thiers.  Non,  quand  il  y  a  un  mal  général  et  continu, 
soyez  sûr  que  ce  n'est  pas  quelqu'un  ou  quelque  chose  qui  en  est  coupable  : 
c'est  tout  le  monde.  Comme  M.  Thiers  a  bien  peint  notre  société  et  cette  hâte 
Imprudente  de  tout  le  monde  :  les  pères  voulant  que  leurs  enfans  aient  fini  leurs 
études  le  plus  tôt  possible  et  qu'ils  entrent  bien  vite  dans  le  monde  et  dans  une 
profession;  les  enfans  et  les  jeunes  gens,  en  proie  au  même  vertige  d'impa- 
tience, se  hâtant  vers  un  état  et  surtout  vers  la  fortune,  voulant  tout  avoir  et 
se  dispensant,  au  nom  de  leur  génie  prétendu,  de  ces  deux  conditions  du  suc- 
cès, le  travail  et  le  temps!  Échouent-ils?  ils  s'en  prennent  à  la  société.  Il  y  a  un 
droit  que  nous  nous  étonnons  de  ne  pas  voir  inscrit  dans  les  programmes  des 
faiseurs  d'avenir,  c'est  le  droit  de  la  vanité  à  la  fortune  et  à  la  gloire.  C'est  ce  droit- 
là  qui  fait  le  fonds  de  toutes  les  réclamations  et  de  toutes  les  insurrections. 

Le  discours  de  M.  Thiers  est  un  chef-d'œuvre  de  raison  et  de  bon  goût.  Nous 
savons  bien  qu'il  ne  corrigera  personne,  mais  au  moins  il  accuse  tout  le  monde. 

Nous  ne  voulons  pas  finir  cette  énumération  des  discussions  de  l'assemblée  lé- 
gislative sans  dire  un  mot  de  la  Grèce,  car  nous  ne  voulons  en  dire  qu'un  mot, 
et  voici  pourquoi  :  la  brusque  attaque  que  lord  Palmerston  et  l'amiral  Parker 
viennent  de  se  permettre  contre  la  Grèce  et  contre  son  commerce  est  une  bou- 
tade, et  alors  cette  boutade  n'aura  aucun  effet,  ou  c'est  le  commencement  de 
quelque  chose,  et  alors  c'est  une  question  que  nous  ne  voulons  pas  traiter  en 
courant.  Toutes  les  questions  aussi  bien  qui  naissent  en  Orient  ont  ce  cai'ac- 
tère  :  elles  peuvent  n'être  rien;  elles  peuvent  être  tout.  Ainsi ,  quand  la  flotte 
anglaise  a  franchi  les  Dardanelles,  cela  pouvait  être  entre  la  Russie  et  l'Angle- 
terre le  commencement  de  la  grande  lutte  qui  sera  la  fin  de  l'Europe.  11  a  plu 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  737 

u  de  la  paix  que  ce  ne  fût  rien  qu'un  simple  accident  de  mer.  L'amiral 

était  entré  dans  les  Dardanelles  comme  dans  une  rade  de  sauvetage; 

[  itlaire  n'a  donc  plus  été  qu'un  incident  à  noter  dans  le  livre  de  bord,  au 

ij  (•  l'être  dans  l'histoire  :  tant  mieux!  mais  il  semble  que  l'amiral  Parker, 

]  Il  vaut  pas  être  l'homme  de  grands  événemens,  soit  l'homme  de  beaucoup 

)lils  incidens,  et  voilà  qu'il  entre  dans  le  Pirée,  comme  il  était  entré  dans 

udanelles,  non  plus  pour  raison  de  sauvetage,  mais  pour  suivre  une  sorte 

locès  en  dommages  et  intérêts.  N'est-ce  que  cela?  C'est  une  brutalité,  et 

i  ie  la  part  de  la  puissante  Angleterre,  à  l'égard  de  la  faible  Grèce,  a  l'air 

brutalité  d'un  homme  contre  une  femme. 

l  sujet  des  réclamations  de  l'Angleterre  est  misérable,  futile  :  tout  le  monde 

(  de  ce  côté-ci  de  la  Manche  comme  de  l'autre;  mais  quand,  la  cause  étant 

f  ile,  les  moyens  d'action  sont  si  grands,  cela  inquiète  d'autant  plus.  De  là 

il  conjectures:  l'Angleterre  veut  saisir  cette  occasion  d'anéantir  le  cabotage 

1  e  qui  nuit  à  son  commerce;  —  l'Angleterre,  dans  la  lutte  qu'elle  prévoit 

;  i  Russie,  veut  s'emparer  de  la  Morée,  afin  de  fermer  l'Archipel;  —  l'An- 

.;  ne  veut  pas  faire  la  guerre  à  la  Russie  :  elle  aime  mieux  partager 

I  lit  avec  la  Russie  que  de  le  lui  disputer,  et  elle  prend  déjà  ses  sûretés 

)i  e  la  Grèce.  Conjectures  vaines  que  tout  cela,  d'où  résulte  cependant  cette 

jihision,  qu'en  Orient  rien  n'est  indifTérent,  que  tout  y  est  sensible,  vulné- 

ilî,  le  Pirée  comme  les  Dardanelles,  que  tout  y  peut  devenir  une  cause  de 

u  re,  et  que  ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'attention  de  l'Europe  est  vivement 

XI  ée  par  l'incident  du  Pirée. 

i  commission  du  budget  a  enfin  terminé  ses  travaux ,  et  M.  Vitet  a  dé- 

0  son  rapport  sur  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Avignon.  Les  discussions  de 
a  emblée  vont  d'ici  à  quelques  jours  tourner  aux  finances.  C'est  pour  nous 
riarer  à  cette  nouvelle  phase  des  délibérations  législatives  que  nous  croyons 
eliir  analyser  avec  quelque  détail  le  rapport  de  M.  Vitet. 

a  remarque  depuis  quelque  temps,  sur  plusieurs  points  de  la  France,  que  le 
3  ilisme  se  déplace,  qu'il  abandonne  les  localités  les  plus  industrieuses  et  les 

1  actives,  pour  se  porter  de  préférence  dans' des  départemens  où  le  travail 
s  eut  à  reprendre;  que  là  où  l'industrie  s'est  réveillée,  où  les  capitaux  circu- 
î  ,  où  les  populations  travaillent,  la  propagande  socialiste  se  sent  mal  à 
ce,  et  se  voit  forcée  de  fuir  dans  d'autres  lieux,  où  elle  espère  rencontrer 
(  iveté  et  la  misère.  Ces  pérégrinations  du  socialisme  sont  un  symptôme  qui 
i'|t  pas  à  négliger.  Elles  nous  montrent  ce  que  nous  avons  à  faire  pour  le 

ibattre.  Si  la  propagande  socialiste  échoue  devant  les  populations  qui  tra- 
ient, si  elle  n'a  plus  de  refuge  que  dans  les  localités  oisives  et  misérables, 
lut  se  hâter  de  rouvrir  les  usines  que  la  révolution  de  1848  a  fermées,  de 
umer  les  hauts  fourneaux  qu'elle  a  éteints,  de  faire  revivre  cette  industrie 
elle  a  frappée  de  mort,  il  faut  rendre  à  la  vie  industrielle  et  commerciale 
départemens  de  l'est  et  du  midi,  que  les  décrets  du  gouvernement  provi- 
e  et  les  doctrines  du  Luxembourg  ont  couverts  de  ruines.  Or,  parmi  les 
ijsures  financières  qui  semblent  appelées  à  produire  ces  résultats,  il  n'en  est 
de  plus  urgente  ni  de  plus  généralement  réclamée  que  celle  dont  l'assem- 
e  vient  d'être  saisie  par  le  rapport  de  M.  Vitet  :  nous  voulons  paxler  du 
'jet  de  loi  relatif  au  chemin  de  fer  de  Paris  à  Avignon. 


758  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  rappeler  ici  les  vicissitudes  de  cette  alïaire  nii| 
l'importance  et  la  multiplicité  des  intérêts  qui  s'y  rattachent.  Arrivons  tai|| 
conclusions  du  rapport.  La  commission,  d'accord  avec  le  gouvernement, 
arrêtée  aux  bases  suivantes  :  —  Le  chemin  dé  fer  de  Paris  à  Avignon  sera  coiii   . 
directement  à  une  compagnie;  cette  compagnie  prendra  l'engagement  d'acbeveijiîfcfJ 
les  travaux  sur  toute  la  ligne  :  elle  recevra  en  échange  le  droit  d'exploiter  \m\-m  'i  T 
dant  quatre-vingt-dix-neuf  ans;  elle  recevra,  en  outre,  la  garantie  d'un  mininii; 
d'intérêt  de  5  pour  100  sur  un  capital  de  260  millions,  évalué  à  forfait.  Les 
néfices  au-dessus  de  8  pour  100  seront  partagés  entre  l'état  et  la  compa. 
Après  quinze  années  d'exploitation,  l'état  aura  la  faculté  de  racheter  la  li- 
prix  convenu.  Telles  sont  les  conditions  principales.  Ces  conditions  moiiiii 
sur  plusieurs  points  le  projet  primitif  du  gouvernement  :  elles  ont  princiji  i 
ment  pour  effet  de  supprimer  certaines  concessions  onéreuses  que  M.  Lad 
avait  proposées,  et  qui  avaient  soulevé  à  juste  titre  de  vives  réclamations,  i 
le  projet  de  M.  Lacrosse,  l'état  se  chargeait  de  la  traversée  de  Lyon;  la  i 
mission  a  rejeté  cette  clause,  qui  laissait  trop  de  marge  à  l'imprévu,  l1,  i  i 
même  temps,  elle  a  augmenté  d'un  chiflre  proportionnel  le  capital,  dont  l'in- 
térêt est  garanti.  La  commission  a  également  supprimé  cette  subvention  de, 
1.^,500,000  francs,  que  le  gouvernement  olTrait  à  titre  de  prime  aux  action-i 
naires  de  Lyon  et  d'Avignon ,  de  Cette  et  de  Fampoux ,  alin  de  leur  doB 
l'occasion  de  recouvier  une  partie  de  leurs  cautionnemens,  en  devenant  la 
souscripteurs  de  la  nouvelle  entreprise.  On  a  pensé  avec  raison  que  cette  cl 
faisait  jouer  au  gouvernement  un  rôle  peu  digne  et  peu  équitable.  En  effet,  s'I 
croit  que  les  compagnies  frappées  de  déchéance  ont  mérité  leur  sort,  pourqua 
leur  rendrait-il  leurs  cautionnemens?  S'il  reconnaît,  au  contraire,  qu'il  a  con?] 
Iribué  lui-même  à  faire  naître  les  illusions  qui  ont  causé  leur  ruine,  pourq 
hésiterait-^il  à  rembourser  directement  et  intégralement  des  sommes  do^  < 
possession  doit  gêner  sa  conscience? 

Les  adversaires  du  projet  de  loi  n'ont  pas  attendu  les  débats  de  la  tribond 
pour  l'attaquer.  Ils  lui  reprochent  de  sacrifier  au  monopole  d'une  comp«gnil 
les  intérêts  du  trésor  et  ceux  des  particuliers.  Examinons.  Pour  le  trésoi',  il 
avait  à  opter  entre  deux  systèmes  :  l'exécution  par  l'état  ou  un  appel  à  l'iadii 
trie  privée.  L'exécution  par  l'état,  qui  peut  y  songer  sérieusement  dans  la  «A 
tuation  actuelle  de  nos  finances?  Ce  système  sera  cependant  soutenu  à 
tribune.  Nous  verrons  sur  quels  raisounemens  on  l'appuiera.  Jusque-là,  BOT 
croyons  que  le  gouvernement  et  la  commission ,  en  faisant  appel  à  l'industi 
privée,  ont  adopté  la  seule  voie  qui  fût  praticable  dans  ce  temps-ci.  Loin  de  «'e 
plaindre,  on  devrait  s'estimer  heureux  d'apprendre,  par  le  rapport  de  M.  Vite^ 
qu'il  y  a  en  ce  moment  des  capitaux  qu'une  pareille  aventure  n'efl'raio  pas,et< 
acceptent,  à  leurs  risques  et  périls,  \\n  fardeau  sous  lequel  l'état  succomber 

.Mais,  dit-on,  le  fardeau  n'est  pas  si  lourd  que  vous  le  prétendez;  avecraban 
don  des  travaux  faits,  avec  un  bail  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  avec  un  mini- 
mum d'intérêt  de  5  pour  100,  la  compagnie  concessionnaire  n'est  pas  à  plain-^^ 
dre;  le  seul  danger,  c'est  qu'elle  fasse  de  trop  beaux  bénéfices!  Voilà  le  '^^H 
gage  des  gens  qui  ne  supportent  pas  qu'une  compagnie  puisse  se  tirer  d'afl'an'e,TT 
et  qui  croient  que  l'intérêt  de  l'état  est  de  ruiner  tous  ses  cliens.  Nous  avons 
entendu  ce  langage  sous  la  monarchie,  et  l'on  sait  les  beaux  résultats  qu'il  a 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  759 

0(1  ts.  Il  a  fait  insérer  dans  les  contrats  des  conditions  désastreuses  pour  les 
itJjreneurs;  il  a  provoqué  l'agiotage  en  exagérant  aux  yeux  du  public  la  va- 
illes concessions  oflertes  par  l'état;  il  a  bouleversé  les  fortunes  privées,  et 
ii>|  il  a  exposé  le  trésor  lui-même,  dont  le  crédit  se  mesure  toujours  à  la 
irité  commune. 

à  ce  qu'on  gagne  à  disputer  aux  compagnies  industrielles  le  juste  prix 
r  concours.  La  république,  nous  l'espérons,  sera  plus  sage  à  cet  égard 
monarchie.  L'occasion  d'ailleurs  serait  mal  choisie  pour  parler  des  exi- 
de  l'industrie  privée.  Ces  exigences,  où  sont-elles?  Quels  sont  les  capi- 
érieux  qui,  dans  l'état  actuel  du  crédit,  pourraient  se  charger  de  terminer 
de  Paris  à  Avignon,  sans  réclamer  avant  toutes  choses  l'abandon  des 
faits,  une  longue  durée  de  jouissance  et  une  garantie  d'intérêt?  L'a- 
»des  travaux  faits  n'est  pas  une  concession,  c'est  une  nécessité.  Le  gou- 
ent  s'était  trompé  dans  l'origine  sur  l'évaluation  des  dépenses.  Il  avait 
iiî  le  prix  moyen  du  kilomètre  à  330,000  francs;  le  prix  réel  est  de  560,000. 
;e  aujourd'hui  de  cette  erreur  qu'après  avoir  consommé  154  millions, 
trouve  exactement,  pour  la  dépense,  dans  la  même  situation  qu'en  1845, 
l'on  adjugeait  la  totalité  de  la  ligne  sur  le  pied  de  350,000  francs  par 
«ire.  L'abandon  des  travaux  faits,  moyennant  l'engagement  de  terminer 
«v  n'est  donc  pas  une  faveur;  c'est  une  condition  nécessaire  du  contrat. 
A  au  bail  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  c'est  autre  chose.  Voilà  une  con- 
«1  lourde  en  effet,  et  qui  nous  ramène,  après  quinze  ou  vingt  ans  d'ex- 
ce,  à  nos  premiers  essais  de  chemins  de  fer;  mais  à  qui  la  faute?  La 
ion  n'est  pas  de  savoir  si  cette  concession  est  pénible  pour  le  trésor;  la 
ion  est  de  savoir  s'il  peut  se  dispenser  de  la  faire.  Or,  lorsque  la  rente  est 
issous  du  pair,  lorsque  les  capitaux,  pour  mille  raisons,  tremblent  de  se 
Être  dans  l'industrie,  trouverez-vous  des  compagnies  sérieuses  qui  ac- 
nt  de  l'état  les  conditions  que  faisait  la  monarchie  dans  ses  dernières  an- 
En  1845,  les  soumissionnaires  du  chemin  de  Lyon  ne  demandaient  à 
qu'un  bail  de  quarante  et  un  ans;  en  t850,  on  lui  demande  quatre-vingt- 
leuf  ans!  Toute  proportion  gardée,  la  différence  nous  semble  raisonnable, 
ms  pensons  qu'il  faut  payer  un  peu  l'honneur  et  le  plaisir  de  vivre  en  ré- 
ique.  A  notre  avis,  une  durée  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans  est  une  con- 
on  inévitable;  on  ne  trouvera  pas  de  capitaux  à  plus  bas  prix.  Quant  à  la 
itie  d'intérêt,  le  plus  simple  raisonnement  suffit  pour  démontrer  que  cette 
îe  ne  peut  être  attaquée  par  ceux  qui  croient  aux  bénéfices  exagérés  de 
reprise.  Si  l'affaire  est  excellente  pour  la  compagnie  concessionnaire,  il 
livident  que  la  garantie  d'intérêt  ne  coûtera  rien  au  trésor.  Le  trésor  ne 
'"rait  perdre  que  si  les  chances  de  l'exploitation  devenaient  mauvaises.  Or, 
I"  ttre  rassuré  sur  ce  point,  on  peut  relire  les  évaluations  présentées  en  1845 
M.  Dufaure,  On  y  verra  que,  selon  toutes  probabilités,  le  produit  net  du 
nain  ne  peut  descendre  au-dessous  de  13  miUions,  c'est-à-dire  au-dessous 
^liiffre  à  partir  duquel  la  garantie  d'intérêt  serait  exigible.  Il  ne  faut  donc 
tn^p  s'inquiéter  des  mauvaises  chances  que  peut  courir  la  compagnie  con- 
iionnaire,  et  il  ne  faut  pas  non  plus  trop  s'alarmer  des  bénéfices  qu'elle  peut 
e,  puisque  l'état  partage  avec  elle  au-dessus  de  8  pour  100,  et  puisqu'il  a  la 
jlté  de  racheter  la  ligne  entière  après  quinze  ans  d'exploitation. 


Il 


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iL'clat 

aiiltfi 

iittce 
fer,  I 


titiit 


760  REVUE   DES   DELX   MONDES. 

Si  le  trésor  est  à  couvert,  quels  sont  donc  les  intérêts  compromis?  On  parle 
des  intérêts  du  centre  et  de  l'ouest,  et  par  là  il  faut  entendre,  non  pas  les  in- 
térêts des  populations,  mais  ceux  de  quelques  compagnies  très  ardentes  dans  le 
débat.  La  commission  a  fait  à  ces  intérêts  la  juste  part  qui  leur  est  due.  Les 
droits  de  la  ligne  du  centre  ont  été  réservés  pour  l'avenir.  S'il  est  reconnu  plus 
tard  que  la  ligne  de  la  Bourgogne  ne  suffit  pas,  celle  du  Bourbonnais  pourra 
être  complétée.  Rien  ne  s'y  oppose.  Quant  à  présent ,  pour  donner  une  satis- 
faction immédiate  aux  intérêts  du  centre,  voici  les  concessions  qu'on  leur  ac- 
corde. On  rectifie  le  tracé  du  chemin  de  Lyon  à  Avignon;  le  chemin  prendra 
la  rive  droite  du  Rhône  à  la  sortie  de  Lyon,  et  empruntera,  jusqu'à  Givors,  les 
parcours  du  chemin  de  Saint-Étienne.  Les  tarifs  différentiels  seront  interdits. 
Les  transports  d'Avignon  à  Givors  seront  payés  sur  le  même  taux  que  les  trans- 
ports d'Avignon  à  Lyon.  Enfin,  pour  dissiper  toute  appréhension  de  monopole, 
la  commission  consent  à  accepter  deux  compagnies,  l'une  de  Paris  à  Lyon, 
l'autre  de  Lyon  à  Avignon,  à  la  condition  toutefois  qu'elles  seront  solidaire-  î^ 
ment  responsables  vis-à-vis  l'état  de  l'exécution  des  clauses  du  cahier  des  charges.  ^ 
Il  était  difficile  de  faire  plus  sans  donner  gain  de  cause  à  des  prétentions  dé-  |>u* 
raisormables,  et  sans  ruiner  d'avance  l'entreprise  qu'il  s'agit  de  fonder.  Les  in-  F" 
têrêts  du  centre  comprendront  la  nécessité  de  se  calmer.  Aucun  engagement  | 
n'a  été  pris  avec  eux;  leur  avenir  est  assuré;  ils  sont  suffisamment  garantis  j^lt  J 
contre  le  monopole  :  c'est  tout  ce  qu'ils  peuvent  légitimement  désirer,  à  moins  h^'' 
qu'ils  ne  veuillent  le  monopole  pour  eux-mêmes,  et  c'est  à  quoi  ils  arriveraient 
en  efiet,  si  la  ligne  du  centre  devenait  la  ligne  de  Nantes  à  la  Méditerranée. 

Considéré  sous  le  point  de  vue  financier,  le  projet  de  la  commission  renferme 
une  clause  qu'il  importe  de  signaler.  Les  sommes  produites  par  les  appels  de  i 
fonds  devront  être  versées  au  trésor.  Des  mains  de  l'état,  elles  passeront  dans  i 
celles  des  entrepreneurs  en  paiement  des  travaux;  mais,  comme  les  travaux 
iront  nécessairement  moins  vite  que  les  appels  de  fonds,  il  en  résultera  que  le 
trésor,  au  bout  de  quelques  mois,  se  verra  dépositaire  de  fortes  avances  qui  lui 
donneront  le  moyen  de  se  libérer  avec  la  Banque  et  d'attendre  le  moment  favo- 
rable pour  émelti-e  un  emprunt.  l't 

Tel  est,  dans  son  ensemble,  le  système  exposé  par  M.  Vitet  dans  un  rapport  ^B| 
qui  doit  être  cité  comme  un  modèle  de  discussion  financière.  Ce  système  ré-  " 
pond-il  à  toutes  les  objections?  Nous  ne  le  pensons  pas;  mais  il  a  le  mérite  d'of- 
frir une  solution  inunédiate,  et  c'est  là  aujourd'hui  le  point  capital.  Toutefois, 
nous  insisterons  sur  un  danger  que  la  commission  n'a  pas  évité,  et  qui  a  été 
jusqu'ici  la  plaie  de  toutes  les  entreprises  de  chemins  de  fer.  Nous  voulons  par- 
ler de  l'évaluation  arbitraire  de  la  dépense.  L'honorable  rapporteur  recon- 
naît lui-même  que  le  chiffre  de  260  millions  ne  repose  que  sur  des  probabilités. 
Or,  si  la  dépense  excède  ce  chiffre,  quel  sera  le  sort  des  concessionnaires?  A 
quoi  aura  servi  la  garantie  de  o  pour  100?  Et  si  le  découragement  se  jette  en- 
core dans  l'entreprise,  qu'arrivera-t-il?  On  nous  permettra  de  rappeler  à  ce 
sujet  qu'il  y  a  plusieurs  mois,  lors  de  l'apparition  du  projet  de  M.  Lacrosse, 
nous  avons  parlé  d'un  nouveau  plan  de  concession  qui  aurait  justement  pour 
but  de  soustraire  les  entreprises  de  chemins  de  fer  au  danger  des  évaluations 
incertaines.  Ce  plan  consisterait,  nous  l'avons  dit,  à  séparer,  dans  toute  afUurc 
de  chemin  de  fer,  trois  élémens  qui  doivent  demeurer  distincts  :  l'opération 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  7G1 

iière,  la  construclion  et  Texploi talion.  On  confierait  aux  ingénieurs  la 
action,  à  des  entrepreneurs  spéciaux  l'exploitation,  aux  hommes  de 
;e  la  commandite.  La  construction  et  l'exploitation  sei-aient  concédées  à 
t.  L'état  traiterait  directement  avec  les  constructeurs  et  les  entrepreneurs, 
n  il  traiterait  indirectement  avec  eux  par  l'intermédiaire  des  capitalistes, 
ce  système,  il  n'y  a  plus  rien  d'inconnu,  rien  d'imprévu.  La  spécialité  et 
rience  doivent  amener  l'exactitude  rigoureuse  des  calculs.  Chacun  fait 
étier,  et  s'en  acquitte  sous  sa  responsabilité.  L'état  sait  à  quoi  il  s'en- 
il  sait  aussi  sur  quoi  compter.  Le  constructeur,  l'entrepreneur,  fournis- 
in  cautionnement;  s'ils  échouent,  l'état  est  garanti.  Telle  est  la  combi- 
a  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et  qu'il  serait  inutile  d'indiquer  ici  plus 
«ment  :  système  erroné  ou  chimérique  sur  quelques  points,  mais  qui  nous 
i  aussi  renfermer  des  idées  justes  dont  on  pourrait  profiter.  Nous  voyons, 
rapport  de  M.  Vitet,  que  ce  nouveau  plan  a  eu  peu  de  succès  devant  la 
ission.  Il  lui  reste  à  se  produire  plus  heureusement  à  la  tribune, 
discussion  qui  va  s'ouvrir  à  l'assemblée  sur  le  chemin  de  Paris  à  Avi- 
a  une  importance  qu'on  s'efforcerait  en  vain  de  dissimuler  pour  se  sous- 
s  aux  devoirs  qu'elle  impose.  Jusqu'ici,  depuis  la  révolution  de  février, 
les  efforts  du  parti  de  l'ordre,  en  ce  qui  touche  les  questions  de  finances, 
i  tendre  nécessairement  à  empêcher  le  mal,  à  lutter  contre  les  faux  prin- 
à  défendre  les  impôts,  à  protéger  l'administration  et  le  budget.  Du  reste, 
le  grand,  rien  de  considérable  n'a  été  tenté.  On  a  vécu  humbleinent,  au 
te  jour.  On  s'est  tenu  sur  la  défensive;  on  a  fait,  en  matière  de  finances, 
politique  de  résistance.  Nous  entrons  aujourd'hui  dans  la  politique  d'ac- 
Demander  aux  capitaux  260  millions  pour  accomplir  une  gtande  œuvre 
trielle ,  pour  ranimer  le  crédit ,  pour  combattre  le  socialisme  par  le  tra- 
ce n'est  plus  là  seulement  résister  :  c'est  agir.  Espérons  que ,  pour  agir 
nent,  on  comprendra  la  nécessité  d'agir  de  concert  dans  la  discussion,  et 
1  se  fera  au  scrutin  des  concessions  réciproques.  Autrement,  tout  serait 
.  Il  ne  faudrait  pas  renouveler  aujourd'hui  le  spectacle  des  rivalités  in- 
ielles  que  nous  avons  vues  sous  la  monarchie.  Des  rivalités  industrielles 
pos  du  chemin  de  Paris  à  Avignon  auraient  le  double  danger  de  suspendre 
Iniment  l'exécution  du  chenfiin  et  de  créer  des  inimitiés  politiques.  Ce  se- 
e  plus  agréable  passe-temps  qu'on  pût  ofl'rir  aux  ennemis  de  la  société, 
session  du  parlement  anglais  s'est  ouverte  le  31  janvier,  et,  pour  la  pre- 
e  fois  depuis  l'existence  du  cabinet  whig,  l'adresse  en  réponse  au  discours 
reine  a  donné  lieu  à  un  débat.  Le  ministère  s'y  attendait;  il  avait  intro- 
dans  le  discours  de  la  reine  une  phrase  provocatrice  qui  était  une  sorte  de 
été  aux  avocats  de  la  protection,  et,  dans  la  prévision  de  la  lutte  qui  devait 
ager,  il  avait  adressé  à  tous  ses  partisans  l'invitation  la  plus  pressante  d'as- 
à  l'ouverture  du  parlement.  Jamais  la  chambre  des  lords  n'avait  été  si 
breuse,  et  les  journaux  ont  signalé  ironiquement  la  présence  d'un  certain 
bre  de  législateurs  habitués  à  voter  par  procuration  et  qui  cette  fois  ont 
de  leur  personne.  Aussi  le  ministère,  qui,  l'année  dernière,  n'avait  dû  l'a- 
age  en  plusieurs  circonstances  qu'aux  votes  par  procuration,  dont  le  duc 
feVellington  disposait  en  sa  faveur,  a-t-il  eu,  cette  année,  dans  la  chambre 
ords  une  majorité  réelle  et  sérieuse  de  29  voix. 
1  majorité  ministérielle  a  naturellement  été  beaucoup  plus  considérable 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  chambre  des  communes;  mais  là  elle  était  facile  à  prévoir.  Toutes  1, 
fois  que  l'abolition  des  lois  sur  les  céréales  est  mise  en  question,  tous  les  rad 
eaux  sans  exception  et  tous  les  anciens  amis  de  sir  Robert  Peel  sont  continr 
de  voter  avec  les  whigs;  la  réunion  de  ces  trois  fractions  forme  une  majoi; 
de  80  à  100  voix.  Cependant  le  chiffre  de  la  majorité  ministérielle  a  été  un  [> 
plus  considérable,  et,  contre  toute  attente,  les  protectionnistes,  qui  comptaie 
réunir  230  et  même  2o0  voix,  n'en  ont  réuni  que  192.  Ce  résultat,  qui  a  su 
pris  tout  le  monde,  s'est  expliqué  quand  les  journaux  ont  publié  les  listes  ( 
vote.  Un  certain  nombre  de  protectionnistes  se  sont  abstenus,  et  quelques-ui  ; 
douze  ou  quinze,  ont  voté  avec  le  ministère.  Là-dessus  grande  douleur  etgran 
irritation  des  journaux  tories,  qui  ont  accusé  les  habitudes  corruptrices  d 
whigs  et  la  cupidité  des  gens  qui  ont  des  fils  ou  des  parens  à  pourvoir. 

Là  n'est  pas  le  secret  de  ces  votes  ou  de  ces  abstentions  également  inatte 
dues;  il  est  dans  l'alliance  annoncée  du  ministère  avec  les  radicaux  et  dans 
projet  de  réforme  électorale  si  bruyamment  acclamé  parla  presse  ministériel 
Un  certain  nombre  de  tories  ont  craint  que,  si  le  chiffre  de  la  minorité  et 
assez  considérable  pour  justifier  les  sérieuses  inquiétudes  conçus  par  le  min 
tère,  celui-ci  ne  fît  usage  de  la  majorité  actuelle  pour  introduire  une  rt'IVn  i 
radicale  dans  la  loi  des  élections,  et  pour  exécuter  ainsi  les  menaces  prolén 
chaque  matin  par  ses  journaux.  Ils  espéraient  au  contraire  qu'en  retrouvant | 
sécurité  des  dernières  années ,  lord  John  Russell  retrouverait  aussi  ses  rcpt 
gnances  pour  de  nouveaux  changemens  dans  la  loi  fondamentale.  Us  ont  do, 
voté  pour  le  ministère,  ou  se  sont  abstenus  de  voter  contre  lui.  Trois  jours  npi 
la  discussion  de  l'adresse,  le  gouvernement  a  présenté  un  bill  pour  modilit'i 
loi  électorale  en  Irlande;  M.  Hume  a  demandé  au  nom  des  radicaux  si  c'étj 
là  l'explication  de  la  phrase  ambiguë  du  discours  de  la  reine,  et  si  le  gouveri 
ment  comptait  s'en  tenir  à  cette  mesure.  Lord  John  Russell  a  répondu  affirn, 
tivement  et  a  déclaré  qiie  cette  année  le  ministère  ne  voulait  pas  aller  plus  l0| 

Les  radicaux,  à  leur  tour,  ont  fait  éclater  leur  mécontentement  et  ont  Cj 
à  la  tricherie.  Le  Daily -News,  dont  les  relations  avec  les  radicaux  ont  ij 
avouées  par  M.  Bright  lui-même,  qui,  dans  deux  ou  trois  meetings,  a  fait  i 
véritables  réclames  en  faveur  de  ce  journal ,  a  formellement  accusé  le  min  ^ 
tère  d'avoii'  joue  un  double  jeu,  de  s'être  servi  de  la  réforme  électorale  cou 
d'un  épouvantail  pour  intimider  les  plus  peureux  des  tories,  et  comme  d'Ij 
amorce  pour  gagner  les  voix  des  radicaux ,  et  de  se  moquer  des  uns  et 
autres  aujourd'hui  que  le  tour  est  joué.  M.  Hume,  dans  le  débat  relatif  à  WW 
Ceylan  et  dans  une  discussion  toute  personnelle  qui  s'est  engagée  entre  lord . 
Russell  et  un  député  radical,  n'a  point  épargné  les  amertumes  au  ministèT 
Cependant,  quelque  ressentiment  que  les  radicaux  éprouvent  de  la  décepti 
dont  ils  se  disent  les  victimes,  ils  ne  songent  point  encore  à  retirer  leur  appui 
gouvernement.  Ainsi  tories  et  radicaux  étaient  d'accord,  il  y  a  quelques  jou 
pour  accuser  le  ministre  des  colonies,  le  comte  Grey,  d'avoir  fait  avorter  l'i, 
quête  ordonnée,  la  session  dernière,  sur  la  conduite  de  son  parent  lord  T( 
rington,  gouverneur  de  Ceylan;  M.  Disraeli  s'est  empressé  de  rédiger  un  am( 
dément  qui  englobait  dans  le  même  blâme  le  ministère  tout  entier.  M.  Brii 
en  a  fait  aussitôt  la  remarque  et  a  déclaré  ne  pouvoir  s'associer  à  la  moti 
de  M.  Disraeli,  qui  a  été  repoussée.  M.  Hume  a  présenté  alors  un  amendera* 
qui  n'attaquait  que  le  comte  Grey  et  mettait  les  autres  ministres  hors  de  eau 


I  REVUE.   —  CHRONIQUE.  763 

ittu  par  lord  John  Russell,  cet  amendement  a  été  rejeté,  mais  seulement 
ajorité  de  9  voix,  parce  que  les  tories,  avec  qui  les  radicaux  n'avaient 
ultt  voter,  ne  s'en  étaient  pas  moins  ralliés  à  l'amendement  de  M.  Hume. 
:i  donc  comment  la  situation  se  dessine,  d'après  les  premières  discussions 
•lement.  Les  tories  sont  sortis  de  leur  réserve  et  ont  pris  vis-à-vis  du  mi- 
i  une  attitude  décidéipent  hostile.  Dans  la  discussion  de  l'adresse,  le  duc 
àhinond  et  M.  Disraeli  ont  nettement  déclaré  tous  les  deux  qu'ils  pour- 

it  le  renversement  du  ministère,  pour  arriver,  par  la  dissolution  du 

mt,  à  un  changement  dans  la  législation  sur  l'agriculture.  Les  radi- 
trompés  dans  l'espoir  d'obtenir  dès  cette  année  la  réforme  électorale,  ont 
l'une  cordiale  coopération  à  la  froideur,  sans  arriver  encore  à  l'hostilité. 
t  du  ministère  dépend  donc  plus  que  jamais  de  l'attitude  que  prendront 
vis  de  lui  les  amis  de  sir  Robert  Peel, 

protectionnistes  viennent  d'obtenir  un  nouveau  succès  électoral;  le  dé- 
fi Colchester  a  donné  sa  démission ,  et  lord  John  Manners,  qui  a  échoué 
lïpool  en  1846  et  l'année  dernière  à  Londres  contre  le  baron  Lionel  de 
hild ,  a  été  élu  à  une  grande  majorité.  Les  tories  gagnent  en  lui  un 
le  éclairé  et  un  brillant  orateur  :  ils  l'ont  accablé  d'applaudissemens,  quand 
venu  reprendre  son  ancienne  place  à  la  chambre  des  communes.  Des 
sérieux  vont  s'engager  dans  cette  chambre  sur  une  motion  àe  M.  Hume 
eui"  de  la  réforme  électorale,  sur  une  motion  de  M.  Disraeli  relative  aux 
»  d'alléger  la  situation  de  l'agriculture,  et  enfin  sur  les  affaires  de  Grèce, 
ces  trois  occasions,  les  partis  se  compteront  d'une  manière  définitive. 
Olparle  depuis  quelques  jours,  en  Espagne,  d'une  nouvelle  tentative  carlo- 
'"-'■i'j;ique.  Mis  en  circulation  par  la  presse  opposante  et  repoussé  d'abord 

lain  par  les  journaux  modérés,  ce  bruit  a  pris  peu  à  peu  assez  de  con- 
pour  que  le  général  Narvaez,  dans  l'une  des  dernières  séances  du 

.  ait  cru  devoir  faire  allusion  à  la  nécessité  prochaine  où  serait  le  gou- 

II  lient  de  prendre  des  mesures  énergiques  pour  le  maintien  de  l'ordre. 
a()qu'il  en  soit,  l'insuccès  de  cette  coalition  ne  saurait  être  un  seul  instant 
)uiux.  Aujourd'hui  comme  en  1848,  et  plus  qu'en  1848,  les  divers  élémens 

vise  à  réunir  sous  son  drapeau  sont  ou  annulés,  ou  paralysés,  ou  mu- 

iiit  hostiles. 

Ilbord  il  n'y  a  pas  de  place  en  Espagne  pour  un  parti  républicain.  Ainsi 

!TOons  l'avons  démontré  à  plusieurs  reprises,  les  intérêts  sociaux  delà 

)-iile  offrent  cette  transposition  singulière,  que  l'esprit  conservateur  est 

lé  par  le  peuple,  l'esprit  de  progrès  par  le  trône  et  l'aristocratie.  Le 

me  espagnol  n'est  jamais  parvenu  à  jouer  un  rôle  actif  qu'en  se  met- 

1  suite  des  progressistes  constitutionnels;  or,  les  idées  démagogiques 

■  lurip  peu  en  faveur  depuis  deux  ans  pour  que  ce  dernier  parti  se  résigne 

ajepter  leur  concours.  Sans  base  réelle  dans  le  pays  et  isolés  de  la  seule 

qui  pût  leur  communiquer  quelque  force,  les  radicaux  ne  peuvent 

l'porter  au  montémolinisme  qu'un  appui  stérile  et  compromettant. 

montémolinisme  n'est  lui-même  qu'un  mot.  Les  susceptibiUtés  fuéristes 

3  griefs  ecclésiastiques,  c'est-à-dire  les  deux  élémens  constitutifs  de  l'an- 

parti  carliste,  sont  aujourd'hui  ou  rassurés  ou  désintéressés.  Les  avances 

i  par  le  prétendant  à  l'esprit  révolutionnaire  suffiraient  d'ailleurs  pour  les 

lier  dans  le  parti  gouvernemental,  s'ils  n'y  étaient  déjà. 


B  t> 


764  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

C'est  par  là  qu'ont  si  ridiculement  échoué  les  tentatives  insurrectionni^ 
de  1848,  et  la  situation  est  aujourd'hui  bien  autrement  forte  pour  le  gotror- 
nement.  Toutes  les  complications  extérieures  et  intérieures  ont  disparu.  L 
France,  qui  était  alors  un  foyer  de  propagande  démagogique,  est  redevenue  pou 
l'Espagne  un  point  d'appui  conservateur.  Le  Foreign-Office  a  trop  intérêt  à  fair/ 
oublier  non-seulement  à  la  nation  espagnole,  mais  encore  aux  deux  graml 
partis  anglais,  son  odieuse  intrigue  d'il  y  a  deux  ans,  pour  qu'il  soit  tente  d  ' 
la  recommencer.  Les  capitaux,  autrefois  absorbés  par  l'agiotage,  et  quiavaien 
tout  à  gagner  au  désordre,  se  sont  peu  à  peu  tournés  vers  des  spéculations  re 
gulières  et  sérieuses  dont  le  succès  dépend  du  maintien  de  la  tranquillité 
blique;  ce  qui  était  un  danger  pour  l'ordre  devient  une  garantie.  Les  manufac  [* 
turiers  catalans  en  veulent  au  gouvernement  d'avoir  porté  le  premier  coup 
leur  monopole,  mais  le  reste  du  pays  s'est  prononcé  avec  une  unanimité  tell 
pour  le  principe  de  la  liberté  commerciale,  qu'ils  n'oseraient  pas  courir,  comm 
en  1840  et  en  1843,  les  chances  d'une  insurrection.  L'armée  contrebandière,  a 
auxiliaire  traditionnel  des  intérêts  protectionnistes,  est  d'ailleurs  désorganiséf 
La  dissolution  et  le  désarmement  des  gardes  nationales  lui  ont  enlevé  son  ar 
senal.  Le  nouveau  tarif,  en  réduisant  considérablement  le  bénéfice  des  impor 
tations  frauduleuses,  a  diminué  d'autant  l'appât  qui  le  jetait  dans  la  gueri 
civile.  La  gendarmerie  enfin  {guardia  civil),  récemment  introduite  en  Es] 
est  assez  bien  organisée  pour  découvrir  et  pour  disperser  à  temps  toute  aggl 
mération  de  factieux.  Ainsi,  plus  impuissante  que  jamais  par  elle-même, 
coalition  carlo-démagogique  n'a  plus  en  outre  à  compter  sur  la  diversion d''' 
ces  intérêts,  qui  trouvaient  jadis  leur  compte  au  désordre,  de  quelque  côté  qu" 
vînt.  Ajoutons  que  Tétat-major  du  prétendant  est  passé  dans  les  rangs  de  l'ai 
mée  constitutionnelle.  Cabrera  excepté,  tous  les  généraux  carlistes  se  sont  en 
pressés  de  profiter  d'une  amnistie  qui  leur  assurait  la  reconnaissance  de  Imo^J"''?' 
grades,  et  les  officiers  inférieurs  ont  suivi  cet  exemple  par  milliers. 


ÎO 


—  MiLOSCH  Obrénowitch  ,  ou  Coup  d'ckil  sur  l'histoire  de  la  Servie  di 
A  1 839,  par  le  prince  Michel  Milosch  Obrénowitch  (  1  ) .  —  Cet  écrit  est  un  p 
rique.  S'il  n'eût  été  inspiré  au  prince  Michel  Obrénowitch  que  par  la  piété 
il  n'y  aurait  eu  qu'à  s'incliner  devant  un  sentiment  si  respectable;  mais,  en  d^' 
fendant  son  père,  l'auteur  défend  aussi  un  intérêt  personnel ,  l'intérêt  de 
dynastie  que  Milosch  avait  fondée. 

Cette  dynastie  a  été  renversée  du  trône  princier  de  Servie,  parce  qu'elle 
clinait  trop  manifestement  du  côté  des  Russes.  Aujourd'hui  la  Russie 
lourdement  sur  les  peuples  du  Danube;  c'est  le  moment  de  ramener  sUr 
scène  le  nom  de  Milosch,  de  le  faire  sonner  le  plus  haut  possible  devant 
populations  serbes  émues  par  les  événemens.  Si  le  prince  Michel  Obrénoi/fil 
n'a  pas  obéi  à  cette  préoccupation  d'intérêt  personnel,  il  aurait  dû  cl 
d'autres  circonstances.  Il  y  aura  dans  quinze  jours  sept  ans  accomplis  qu 
paru  dans  cette  Revue  le  travail  plein  d'intérêt  qu'il  prétend  réfuter.  Il  a  eu  toi 
le  temps  d'y  répondre,  et,  s'il  n'a  voulu  profiter  de  la  crise  actuelle  de  rOriei 
européen,  il  pouvait  encore  ajourner  cette  réponse.  M.  Cyprien  Robert,  avt 
autant  de  droiture  que  de  science,  a  raconté  (l*""  mars  1843)  l'existence  pol 

(1)  Paris,  1  vol.  Chez  Franck,  rue  Richelieu,  67. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  765 

de  Milosch.  Il  en  a  fait  un  vif  tableau,  dans  lequel  les  fautes  de  ce  prince 
ut  point  ménagées,  parce  que  la  vérité  le  voulait  ainsi.  Le  prince  Michel 
('  M.  Robert  d'injustice, 
u  point  de  vue  littéraire,  nous  nous  bornerons  à  une  seule  observation.  Le 
1(0  Michel  a  cherché  Ténergie  dans  la  violence  des  expressions.  La  violence 
Il  jours  inutile  dans  une  langue  comme  la  nôtre,  où  l'écrivain,  pour  rendre 
;   ssions  les  plus  virulentes,  a  la  ressource  des  formes  les  plus  délicates  et 
!(  nuances  les  plus  variées. 
iissi  bien,  ce  qui  mérite  l'attention  dans  l'écrit  du  prince  Michel,  ce  sont 
iiis  les  anecdotes  qu'il  allègue  en  témoignage  de  l'héroïsme  et  de  la  pru- 
'  de  son  père,  que  l'es  vues  secrètes  de  l'écrivain,  ses  ambitions,  son  esprit 
fue.  Le  courage  et  la  sagacité  de  Milosch,  personne  n'en  a  jamais  douté. 
>\ue  l'humble  porcher  des  forêts  serbes  devînt,  à  la  manière  d'Agamem- 
( ,  im  pasteur  d'hommes,  il  lui  a  fallu  une  nature  qui  fût  au-dessus  du  vul- 
,'i  e;  pour  que  de  l'état  de  servitude  et  de  misère  où  il  a  passé  sa  jeunesse,  il 
u  tu  s'élever  au  trône  de  Servie,  il  a  dû  déployer  des  qualités  qui  ne  sont  point 
i    nortée  des  intelligences  communes.  Nous  sommes  prêts  à  reconnaître  avec 
nce  Michel  cette  vigueur  d'esprit  et  cette  valeur  brillante  qui  ont  donné  à 
Il  un  rôle  si  influent  dans  l'histoire  contemporaine  de  son  pays.   Qu'il 
<oit  permis  cependant  de  faire  quelques  réserves.  D'abord  cette  fierté  de 
je  et  cette  pénétration  qui  furent  les  dons  incontestables  de  cette  nature 
lie  ne  sont  point  aussi  rares  en  Servie  que  le  prince  Michel  essaie  de 
0.  croire.  Tserni-George,  sans  avoir  l'habileté  rusée  de  Milosch,  a  montré 
i   Diavoure  beaucoup  plus  éclatante.  Sous  ce  rapport,  Milosch  a  eu  des  supé- 
liirs  et  beaucoup  d'égaux.  La  Serbie  est  une  pépinière  de  soldats.  La  poésie 
»ple  et  forte,  naturelle  au  peuple  serbe,  jetant  sur  ces  caractères  un  reflet 
il  temps  primitifs,  les  revêt  volontiers  d'une  apparence  tout  homérique.  Mi- 
le h,  à  cet  égard,  ne  peut  prétendre  à  être  une  exception.  D'ailleurs,  quel 
u  ûc  a-t-il  fait  de  son  pouvoir?  Où  conduisait-il  son  pays?  Au  despotisme  au 
il  ans,  à  l'asservissement  au  dehors.  Il  était  de  ceux  qui,  aveuglés  par  un  pa- 
titisme  inintelligent,  voulaient  bouleverser  l'Orient,  et  livraient  ainsi  fatale- 
tuil  la  Turquie  aux  Russes.  Le  mouvement  populaire  et  vraiment  national 
luel  les  Serbes  se  débarrassèrent,  en  1842,  de  la  dynastie  de  Milosch,  en 
a  lit  au  trône  le  fils  de  Tserni-George,  donna  un  haut  témoignage  du  bon 
^<s  de  ce  petit  peuple.  Par  des  erremens  analogues  à  ceux  des  Hellènes,  les 
vins  avaient  été  long-temps  les  ennemis  du  sultan;  sous  l'influence  de  la  dy- 
ti.   de  Milosch,  ils  étaient  devenus  des  alliés  de  la  Russie.  Ils  prenaient 
mêmes  une  direction  tout  opposée  en  appelant  au  pouvoir  suprême  le 
Alexandre  Georgewitch.  Au  prix  de  quelques  concessions,  ils  mettaient 
edsdu  sultan  l'hommage  de  leur  vassalité,  ils  lui  apportaient  leur  belli- 
-uv  dévouement. 

on  sait  que  Milosch  avait  abdiqué  dès  1839,  pour  ne  point  courir  le  risque 
Jtre  expulsé  directement  par  voie  d'insurrection  populaire.  Ses  fils  Milan  et 
bel  ont  régné  après  lui;  c'est  sur  ce  même  prince  Michel  qu'a  éclaté,  en 
It2,  l'orage  formé  sur  la  tête  de  son  père,  dont  il  n'a  d'ailleurs  été  sur  son 
ne  que  l'instrument.  Le  peuple  serbe  s'est  fait  justice  d'accord  avec  le  sultan 
malgré  la  Russie,  qui,  on  se  le  rappelle  sans  doute,  ne  voulant  pas  recon- 
tre l'élection  du  prince  Alexandre,  exigea  une  contre-épreuve.  Cette  contre- 


766  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

épreuve  n'a  pas  été  moins  significative  que  l'élection  même,  et  c'est  pourquoion 
a  le  droit  de  regarder  le  choix  d'Alexandre  Georgewitch  comme  la  plus  exacte 
expression  des  vœux  du  pays. 

Le  prince  Michel  Obrénowitch  raconte  avec  complaisance  un  grand  nombre 
d'anecdotes  où  il  essaie  de  mettre  en  relief,  sous  un  jour  qui  ne  manque  poini 
de  couleur  locale,  le  patriotisme  de  Milosch.  Il  en  est  une  que  le  jeune  princv 
ignore  peut-être,  et  qui  nous  semble  peindre  assez  exactement  l'ambition  et  la 
pensée  du  vieux  knèze  des  Serbes. 

Jusque  dans  l'exil  où  il  avait  précédé  son  fils,  Milosch,  avec  l'impatience 
d'une  forte  volonté  à  laquelle  les  instrumens  font  défaut  à  l'heure  même  où 
l'occasion  se  présente,  poursuivait  encore  l'idée  d'un  bouleversement  de  l'em- 
pire turc.  C'était  en  1839,  en  pleine  question  d'Orient.  Dans  son  ardeur,  qui 
l'eût  dévoré  s'il  eût  été  d'une  constitution  moins  robuste,  il  était  à  la  recherche 
de  toute  alliance  qui  pût  le  conduire  à  son  but.  La  France,  qui,  sous  couleur  de 
régénérer  la  Turquie  par  le  sabre  de  Méhémet-Ali,  aidait  alors  follement  à  la 
détruire,  paraissait  à  Milosch  une  alliée  commode  et  facile  à  entraîner  dans 
des  tentatives  que  l'on  appelait  intelligentes  et  généreuses.  Milosch  ne  songeait 
donc  qu'à  confier  au  cabinet  français  les  idées  et  les  plans  dont  il  était  si  fort 
épris.  Retiré  alors  dans  les  riches  possessions  où  il  s'était  assuré  un  refuge 
par  prévoyance  en  Valachie,  il  résolut  de  s'en  ouvrir  à  l'agent  et  consul-géné- 
ral de  Bucharest  (1).  Le  prince  entoura  cette  confidence  de  précautions  mys- 
térieuses et  d'un  grand  appareil  de  réserve.  Tout  cela  se  passait  aux  heures  les 
plus  sombres  de  la  nuit.  Milosch  y  apportait  d'autant  plus  de  persévérance  et 
de  ténacité,  que  l'agent  français  y  avait  dû  mettre  d'abord  plus  de  défiance.  Le 
prince  exilé  déployait  dans  ces  entrevues  tout  ce  que  son  éloquence  orientale 
savait  emprunter  d'argumens  spécieux  et  de  pensées  caressantes.  Capable  de 
s'émouvoir  et  surtout  de  paraître  ému,  il  développait  ses  plans  avec  cette  cha- 
leur qui,  chez  les  Orientaux,  est  souvent  le  voile  de  la  finesse.  Il  parlait  abon- 
damment des  sentimens  et  des  forces  politiques  qui  s'éveillaient  dès-lors  an 
sein  des  trois  grandes  provinces  slaves  de  Servie,  de  Bulgarie  et  de  Bosnie, 
entremêlant  au  tableau  des  vertus  guerrières  de  ces  peuples  ce  que  lui-même 
avait  fait  naguère  d'expéditions  hasardeuses  à  l'aide  de  leurs  bras.  D'ailleurs  il 
n'oubliait  pas  la  mise  en  scène.  Lorsqu'il  pensa  que  ces  entrevues  pouvaient  être 
moins  mystérieuses  sans  inconvénient,  il  y  fit  quelquefois  intervenir  sa  dévouée 
et  digne  compagne,  la  princesse  Loubitza,  «  celle  qui  plus  d'une  fois,  disait-il, 
entourée  de  ses  femmes,  avait  tenu,  pendant  les  engagemens  nocturnes  des 
Serbes  contre  les  Turcs ,  les  torches  qui  devaient  servir  de  signaux  de  rallie- 
ment à  l'armée  serbe.  »  Or,  quelle  était  la  conclusion  de  tous  ces  discours?  In- 
variablement cette  pensée  plus  d'une  fois  formulée  catégoriquement,  que  si  la 
France  y  voulait  consentir,  Milosch  était  prêt  à  prendre  au  sein  de  la  Turquie 
d'Europe  le  rôle  que  Méhémet-Ali  jouait  alors  avec  tant  d'éclat  apparent  dans 
la  Turquie  d'Asie.  Telle  était,  en  efïet,  l'ambition  permanente  de  Milosch.  C'est 
pourquoi  nous  pensons  que  sa  chute  a  été  utile. 

Le  fils  de  Tserni-George  n'a  point  les  antécédens  ni  les  titres  personnels  de 
Milosch.  La  jeunesse  d'Alexandre  s'est  passée  dans  l'obscurité  de  l'exil  et  une 
misère  qui  ne  présageaient  pas  sa  présente  élévation.  Non,  le  prince  Alexandre 

(1)  M.  Adolphe  Billecocq,  qui  venait  de  succéder  à  M.  de  Ghâteaugiron, 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  767 

oint  ces  séductions  d'un  diplomate  et  d'un  victorieux  dont  Milosch  savait 
Il  faire  usage;  mais,  si  le  nouvel  élu  de  la  nation  serbe  ne  possède  point 
l'hors  brillans  et  ce  prestige  d'une  renommée  personnelle,  il  y  supplée 
lie  droiture  de  sentimens  bien  constatée,  par  une  énergie  de  volonté  qui 
iint  encore  faibli.  Nous  avons  eu  l'occasion  précieuse  d'entendre  de  sa 
iche  l'expression  de  ses  sentimens  et  de  ses  vœux.  Malgré  la  réserve  diplo- 
tique  commandée  à  un  prince  protégé  par  la  Russie,  on  voyait  assez  claire- 
nt  combien  il  tenait  à  l'estime  de  la  France;  mais,  s'il  semblait  attacher 
.ucoup  de  prix  à  être  apprécié  chez  nous,  ce  n'était  point  en  ambitieux 
;é  aux  aventures.  Il  jugeait  mieux  des  intentions  et  des  intérêts  de  l'Occi- 
it.  Lui  aussi,  il  paraissait  compter  grandement  sur  l'appui  bienveillant  de  la 
Jlomatie  française,  non  dans  l'idée  de  créer  des  embarras  au  sultan,  dans  la 
iisée,  au  contraire,  d'associer  plus  étroitement  les  intérêts  de  son  peuple  à  ceux 
l'empire  ottoman.  Le  prince  de  Servie,  comme  tous  les  patriotes  intclligens 
i  ont  coopéré  à  son  élection,  était  convaincu  qu'il  n'y  avait  d'avenir  pour  les 
étiens  de  la  Turquie  que  dans  le  progrès  régulier  de  leurs  institutions  et  de 
r  race  sous  la  suzeraineté  ottomane.  Il  était  persuadé  que  le  salut  de  ces  peu- 
s  se  trouve  ainsi  lié  au  salut  des  Turcs  et  que  la  plus  impérieuse  nécessité 
mande  aux  uns  comme  aux  autres  de  se  tenir  cordialement  unis.  Cette  poli- 
ae  est  précisément  celle  qui  convient  à  la  France  dans  les  affaires  d'Orient. 
i  donc  le  prince  Michel  Obrénowitch  a  pensé  que  la  crise  de  l'Europe  orien- 
pouvait  être  favorable  à  la  réhabilitation  de  son  père  et  rouvrait  un  chemin 
X  ambitions  de  sa  famille,  il  pourrait  bien  avoir  fait  un  faux  calcul.  Il  court 
uid  risque  de  trouver  très  peu  d'écho  en  France.  Sera-t-il  plus  heureux  sur 
autre  terrain  dans  l'Europe  orientale  elle-même?  Les  circonstances  en  dé- 
eront,  et  ces  circonstances  dépendent  elles-mêmes  de  la  politique  des  cabi- 
ts  en  Orient.  Si  la  France  et  l'Angleterre  consentaient  à  rester  unies  comme 
es  l'ont  été  un  moment  à  Constantinople ,  il  n'y  aurait  aucune  raison  de 
lindre  pour  la  tranquillité  des  provinces  danubiennes.  Si,  au  contraire,  les 
iix  cabinets  de  l'Occident  se  divisent,  Tagitation  continue,  la  propagande  russe 
développe  et  se  fortifie.  Dans  ce  cas,  les  idées  du  prince  Michel  Obrénowitch 
luvent  leur  application.  Milosch  réhabilité  devient  un  instrument  dont  la 
ssie  peut  se  servir  pour  agiter  les  Serbes.  Espérons  que  les  intentions  dont 
écrit  est  un  des  indices  seront  déjouées  par  la  prévoyance  des  Turcs  et  par 
iBion  des  cabinets  de  l'Occident.  H.  Desprez. 

De  la  Civilisation  chrétienne  chez  les  Francs,  par  M.  Ozanam  (1).  —  Le 
emier  volume  des  Études  germaniques  de  M.  Ozanam  a  été  cité  dans  cette 
vue  avec  éloges.  Il  paraît  que  ces  éloges  étaient  mérités,  car  l'Académie  des 
îcriptions  a  accordé  le  grand  prix  Gobert  à  cet  important  travail,  complété 

un  volume  qui  traite  de  la  civilisation  chrétienne  chez  les  Francs.  Nous 
pialerons  dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage  de  M.  Ozanam  les  mérites 

recommandaient  la  première  avec  un  intérêt  de  plus,  celui  qui  s'attache 
108  origines  nationales.  L'auteur  expose  d'abord  l'état  du  christianisme  chez 
Germains  avant  l'invasion ,  chapitre  de  l'histoire  de  ces  peuples  qu'on  est 
'P  porté  à  négliger;  il  ne  faut  pas  oublier  qu'une  portion  des  barbares  étaient 

(1)  Paris,  chez  Lecoffre. 


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768  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

déjà  chrétiens  et  par  là  quelque  peu  Romains.  Vient  ensuite  le  christianisme 
en  présence  de  l'invasion,  et  ces  apôtres,  souvent  martyrs,  qui  quelquefois  Tar- 
rêtent  ou  la  modèrent,  ces  écrivains  qui,  en  déplorant  les  maux  qu'elle  en- 
traîne, comprennent  et  même  saluent,  comme  Orose,  l'avenir  qu'elle  doit 
amener.  Bientôt  les  Francs  paraissent  sur  la  scène.  L'église  intervient  alors  pour 
discipliner  la  barbarie  et  la  transformer  insensiblement  en  civilisation,  malgré 
de  longues  résistances,  avec  une  patience  infinie.  Puis  des  missions  partent  de 
Rome,  de  l'Irlande,  de  l'Angleterre,  de  la  Gaule,  pour  aller  chercher  les  plus  in- 
dociles, les  plus  sauvages  de  ces  populations  et  étendre  sur  elles  progressivement 
les  bienfaits  du  christianisme;  enfin  le  génie  de  Charlemagne,  inspiré  par  l'église, 
fonde  la  société  moderne.  Tel  est  le  sujet  qu'a  traité  M.  Ozanam.  En  le  lisant, 
on  en  comprend  toute  la  grandeur.  Une  portion  est  surtout  remarquable  dans 
ces  études,  ainsi  qu'il  les  appelle  modestement,  études  qui  sont  un  livre  plein 
de  recherches  solides  et  neuves,  présentées  avec  un  rare  talent;  je  veux  parler  de 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  culture  des  lettres  à  travers  ces  âges  sanglans.  La 
transmission  des  études  pendant  l'époque  mérovingienne  n'avait  pas  encore  été 
démontrée  aussi  complètement  dans  toute  sa  suite,  se  prolongeant  sans  inter- 
ruption jusqu'à  Charlemagne.  Il  est  curieux  et  quelquefois  piquant  de  voir  à 
quel  point  cette  culture  s'est  continuée  sous  les  Mérovingiens,  d'apprendre  que 
ces  grands  missionnaires,  en  qui  on  est  accoutumé  à  ne  trouver  que  des  saints, 
étaient  aussi  des  lettrés,  qui  fondaient  l'école  à  côté  de  l'église  et  ne  dédaignaient 
pas  de  mêler  les  jeux  innocens  d'une  muse  encore  pénétrée  des  traditions  de 
la  littérature  antique  à  l'accomplissement  des  plus  graves  et  des  plus  héroïques 
devoirs  de  l'apostolat.  Saint  Boniface  ne  nous  apparaît  pas  moins  grand,  parce 
qu'il  répond  aux  vers  que  lui  adresse  sa  parente,  la  belle  et  savante  Lioba,  en 
lui  envoyant  dix  pommes  d'or  cueillies  sur  l'arbre  de  vie  où  elles  pendaient  parmi 
les  fleurs ,  c'est-à-dire  dix  énigmes  en  acrostiche ,  dont  chacune  désigne  une 
vertu  chrétienne,  et  dans  lesquels  le  nom  de  Jupiter,  employé  comme  expres- 
sion poétique,  n'est  pas  loin  du  nom  plus  sérieusement  invoqué  du  Christ.  Le 
chapitre  qui  traite  des  écoles  romaines,  barbares  et  carlovingiennes,  est  peut- 
être  la  portion  la  plus  originale  du  livre.  Cette  histoire  de  l'enseignement  se 
perpétuant  à  travers  une  époque  d'ignorance  otTre  un  intérêt  d'autant  plus  vif»j 
qu'il  est  assez  inattendu.  Nous  citerons  particulièrement  tout  ce  qui  se  rap- 
porte au  grammairien  inconnu  qui  prit  le  nom  de  Virgile,  à  l'espèce  de  confrérie 
littéraire  qui  se  cachait,  comme  lui,  sous  des  noms  empruntés  à  l'antiquité  et, 
comme  lui,  enveloppait  ses  productions  bizarres  d'un  langage  énigmatique, 
moins  encore  par  prudence  que  par  ce  goût  du  recherché ,  de  l'obscur,  du 
détourné  qui  se  manifeste  aux  époques  les  plus  barbares  comme  les  plus  avan- 
cées, qui  faisait,  par  exemple,  employer  par  les  scaldes  de  la  Scandinavie,  pour 
désigner  un  glaive  ou  un  guerrier,  des  périphrases  auprès  desquelles  les  com- 
modités de  la  conversation  sont  une  manière  toute  naturelle  de  nommer  un 
fauteuil.  A  travers  ces  puérilités  extraordinaires,  un  intérêt  sérieux  se  fait  con^ 
stamment  sentir  :  c'est  celui  qui  s'attache  à  la  culture  de  l'esprit  humain,  per- 
sistant à  travers  les  plus  grands  bouleversemens  de  la  société,  spectacle  ^^K 
notre  temps  a  besoin  pour  ne  pas  se  décourager  dans  ses  épreuves,     i.-i.  A.       '* 

lu 

V.  DE  Mars. 


ri 


BELLAH. 


I. 


Ce  chevalier  que  tu  vois  là-bas  avec  des  armes  dorées, 
c'est  le  valeureux  Laurcalco,  seigneur  du  Ponl  d'Argent; 
cet  autre...  est  le  redoutable  Micocaicmbo,  grand-duc  de 
Quirocie.  {Don  Quichotte.) 


Au  fond  d'une  petite  baie  découpée  par  l'Océan ,  sur  la  côte  sud  du 

l[iistère,  s'abrite  le  village  de  F...,  qui,  avant  d'être  infesté  par  les 

ctistes,  recelait  de  très  jolies  femmes  sous  de  charmans  costumes. 

;'  I heureusement  les  artistes  sont  venus;  les  femmes  de  F...  ont  appris 

t  (lies  avaient  beaucoup  de  couleur  et  de  cachet,  qu'elles  étaient  pit- 

l'(sques  enfin;  aussi  commencent-elles  à  porter  gauchement  leurs  vê- 

t  liens  nationaux,  et  à  paraître  empruntées  sous  les  coiffes  maternelles. 

En  l'année  1795,  c'était  un  phénomène  à  noter  que  le  calme  heureux 

nt  jouissait  ce  petit  village ,  paisiblement  assis  sur  sa  grève  entre 

l^céan  et  la  révolution.  Jusqu'à  cette  époque,  l'insurrection  bretonne 

ait  fait  peu  de  recrues  dans  cette  partie  extrême  de  la  péninsule.  La 

publique  y  était  à  la  vérité  peu  goûtée,  surtout  depuis  qu'elle  avait 

ange  l'évêché  en  département.  Les  pêcheurs  de  F...  en  particulier 

ifeiv aient  pas  appris  avec  indifférence  cette  niche  d'un  pouvoir  tracas- 

;r,  comme  leur  recteur  appelait  le  comité  de  salut  public;  mais  ce 

luvoir,  tracassier  effectivement ,  ayant  borné  à  cet  enfantillage  ses 

pports  directs  avec  les  pêcheurs ,  ceux-ci  n'avaient  pas  donné  suite 

leur  projet  d'aller  joindre  les  gars  de  Coquereau  et  de  Bois-Hardy  : 


TOME   V.   ~   1"   MARS    1850. 


49 


770  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

on  respectait  leurs  barques ,  leurs  femmes,  leurs  maisons;  leur  vieux 
recteur  même ,  malgré  l'imprudence  de  son  langage,  était  ou  ignoré 
ou  toléré;  bref,  ces  bonnes  gens,  voyant  que  la  république  les  oubliait, 
s'étaient  pris  de  leur  côté  à  oublier  la  république. 

Telles  étaient  les  dispositions  à  la  fois  sensées  et  généreuses  des  ha- 
bitans  de  F...  vis-à-vis  de  la  convention  nationale,  lorsque,  le  12  juin 
1795,  à  l'aube,  cette  harmonie,  fruit  d'une  mutuelle  tolérance,  fut 
troublée  inopinément  par  un  bruit  de  coups  de  crosse  dont  retentis- 
saient les  portes  les  plus  notables  de  l'endroit.  Les  habitans,  éveillés 
en  sursaut,  aperçurent  avec  confusion,  sur  la  place  de  l'église,  les  uni- 
formes bleus  et  les  plumets  rouges  des  grenadiers  de  la  république. 
Un  détachement  d'une  cinquantaine  d'hommes,  précédé  par  deux  of- 
ficiers à  cheval ,  venait  d'envahir  le  bourg,  violant  ainsi  tous  les  droits 
des  neutres  que  le  fait  semblait  avoir  acquis  à  ce  petit  coin  du  monde,^ 
vierge  encore  de  toutes  traces  révolutionnaires. 

Cependant  la  panique  causée  dans  le  village  par  cette  brutale  agres- 
sion céda  peu  à  peu  aux  assurances  pacifiques  des  officiers  et  aux  pro- 
cédés amicaux  des  soldats.  11  ne  resta  bientôt  plus  aux  habitans  d'autre 
souci  que  de  deviner  le  but  de  l'expédition.  Malgré  la  faiblesse  du  déta- 
chement, le  rang  de  l'un  des  officiers,  qui  portait  les  épaulettes  de  com- 
mandant, semblait  indiquer  que  l'objet  de  cette  promenade  mihtaire 
n'était  pas  sans  importance.  Derrière  la  petite  colonne  républicaine,, 
plusieurs  chevaux  de  selle  étaient  menés  à  la  main  par  un  paysan  bre- 
ton, vêtu  rigoureusement  du  vieux  costume  national,  supplément 
d'une  apparence  débonnaire  sans  doute ,  mais  nouveau  mystère  jeté 
sur  un  événement  déjà  suffisamment  inexplicable. 

Au  moment  où  les  braves  pêcheurs  de  F...  se  perdaient  dans  ces  in- 
certitudes, ils  en  furent  distraits  par  un  autre  spectacle  également 
inusité  :  une  frégate,  anglaise  selon  toute  vraisemblance,  venait  d'ap- 
paraître au  sud  de  leur  baie,  manœuvrant  évidemment  de  façon  à  s'ap- 
procher de  la  côte  aussi  près  que  la  prudence  le  permettait  à  un  navire 
de  cette  dimension.  Ce  second  événement  eut  l'avantage  de  fournir 
aux  indigènes  l'explication  naturelle  du  premier  :  il  était  clair  que  la 
frégate  allait  jeter  sur  la  côte  un  corps  d'invasion  dont  les  bleus  arri- 
vés le  matin  avaient  mission  d'empêcher  le  débarquement.  Or,  il  suf- 
fisait d'une  simple  comparaison  mentale  entre  les  forces  du  détache- 
ment républicain  et  celles  que  pouvaient  contenir  les  larges  flancs  de 
la  frégate  pour  prévoir  l'issue  inévitable  de  la  lutte.  Cette  ingénieuse 
découverte  mit  fin  aux  transes  publiques;  toutefois  elle  ne  fut  pas 
admise  dans  le  village  avec  une  satisfaction  sans  mélange,  car,  poUir 
rendre  justice  à  la  population  de  la  côte  armoricaine ,  les  couleurs  de 
la  vieille  Angleterre  n'y  étaient  pas  vues_^de  meilleur  œil  que  celles  de 
la  république  française. 


BELLAH.  771 

Par  une  singularité  remarquable ,  l'idée  que  l'apparition  de  la  fré- 
ik'  avait  éveillée  dans  l'esprit  des  pêcheurs  était  précisément  celle 
li  s'accréditait  parmi  les  soldats  épars  sur  la  grève.  Enfans  grossiers, 
ais  pieux,  de  cette  république  dont  l'héroïsme  était  le  pain  quoti- 
cn  et  nécessaire,  élevés  au  bruit  de  fabuleuses  hardiesses,  pleins  de 
l  orgueil  patriotique  qu'engendrent  les  grands  souvenirs  et  qui  fait 
litre  de  grandes  actions,  ces  braves  gens  ne  voyaient  pour  la  plu- 
ut  rien  de  choquant  dans  le  combat  prodigieusement  inégal  qu'ils 
•oyaient  prochain.  Cette  question  se  discutait  au  reste  avec  chaleur 
ins  un  groupe  formé  de  cinq  ou  six  jeunes  grenadiers  dont  l'inexpé- 
ence  avait  cru  devoir,  en  face  de  cette  crise  imminente ,  prendre 
mseil  d'un  sergent  à  moustaches  grises.  Ce  personnage,  nommé 
ruidoux,  au  lieu  de  répondre  immédiatement  aux  interpellations  de 
s  inférieurs,  jugea  bon  d'affermir  au  préalable  sa  dignité;  il  prit  dans 
m  chapeau  un  petit  mouchoir  à  carreaux ,  retendit  avec  précaution 
u'  le  sable ,  et  s'assit  avec  une  certaine  majesté  railleuse  sur  ce  mo- 
l'ste  tapis.  Puisant  alors  du  tabac  par  petites  pincées  dans  une  bourse 
1  cuir  dont  le  nom  m'échappe,  il  se  mit  à  bourrer  une  pipe  en  terre 


court  tuyau  avec  la  circonspection  méthodique  d'un  homme  qui 
iiinaît  le  prix  des  choses.  Après  avoir  passé  le  pouce  sur  l'orifice  du 
)uraeau,  de  manière  à  égaliser  la  surface  du  précieux  végétal,  Brui- 
oux  tira  un  briquet  et  le  battit  avec  cérémonie.  Lorsqu'enfm  la  pipe 
liumée  fut  bien  assujettie  au  coin  de  ses  lèvres,  le  grave  sergent  s'é- 
piidit  de  tout  son  long  sur  le  sable ,  interposa  entre  sa  nuque  et  la 
lève  humide  ses  deux  mains  jointes,  et,  poussant  vers  le  ciel  d'é- 
ormes  flocons  de  fumée  :  —  Maintenant,  dit-il,  qu'est-ce  que  tu  me 
lisais  l'honneur  de  m'objecter,  Colibri? 

—  Ce  n'est  pas  moi ,  sergent ,  répondit  le  jeune  homme  gauche  et 
Hifflu  que  Bruidoux  désignait  sous  le  sobriquet  amical  de  Colibri;  ce 
3nt  les  camarades  qui  disent  que  ce  grand  diable  de  vaisseau  va  dé- 
arquer un  tas  de  ci-devant ,  et  que  nous  sommes  ici  pour  l'en  empê- 
her.  Est-ce  que  vous  croyez  ça,  vous,  sergent? 

-  A  cette  question ,  dit  Bruidoux ,  il  est  possible  que  les  savans 
issent  une  cinquantaine  de  réponses.  Quant  à  moi.  Colibri,  je  n'enfe- 
ai  que  deux  :  primo,  je  le  crois;  secundo,  je  l'espère. 

Sur  ces  paroles ,  qui  empruntaient  à  la  bouche  d'où  elles  étaient 
nianées  une  autorité  sibylline ,  les  jeunes  grenadiers  se  regardèrent 
urtivement  en  se  communiquant  l'un  à  l'autre  leurs  secrètes  impres- 
ions  par  un  hochement  de  tête  accompagné  d'une  moue  particulière 
le  la  lèvre  inférieure. 

—  Sergent ,  reprit  timidement  Colibri ,  dans  le  temps  que  vous  fai- 
iez  la  guerre  en  Amérique,  je  dois  supposer  que  vous  avez  un  peu 
lavigué  ? 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Naturellement,  mon  garçon ,  la  route  de  terre  n'étant  pas  encore 
inventée  quand  je  passai  dans  le  Nouveau-Monde,  et  la  traversée  à  la 
nage  offrant  alors,  comme  aujourd'hui ,  d'étonnantes  difficultés. 

—  Eh  bien!  sergent,  vous  devez  savoir  combien  d'hommes  peut 
porter  un  vaisseau  de  la  force  de  celui  qui  est  en  vue? 

—  Sur  un  navire  de  cette  taille,  répliqua  flegmatiquement  Brui- 
doux,  j'ai  vu  jusqu'à  quinze  cents  gaillards  avec  leur  fourniment,  et 
il  y  en  avait  qui  jouaient  du  violon  sans  avoir  les  coudes  plus  gênés 
(ju'un  aveugle  sur  une  place  publique. 

—  Ainsi ,  dit  Colibri ,  aux  yeux  de  qui  cette  déclaration  ouvrait  une 
fâcheuse  perspective,  ainsi  vous  pensez,  sergent,  que  la  frégate  peut 
débarquer  un  millier  d'hommes? 

—  Sans  plus  de  difficulté  que  je  n'en  ai  moi-même  à  cracher.  En- 
suite, jeune  homme? 

—  Nous  ne  sommes  que  cinquante,  fit  observer  Colibri  avec  réserv. 

—  Après?  dit  Bruidoux. 

—  Us  seront  vingt  contre  un,  sergent. 

—  Veux-tu  me  faire  le  plaisir  de  me  dire,  reprit  le  vieux  soldat,  quel 
est  le  nom  de  cette  pendeloque  bariolée  qui  est  perchée  au  haut  de 
leur  mât,  et  qui  commence  à  me  tirer  l'œil  désagréablement? 

—  C'est  le  pavillon  anglais,  dit  Colibri. 

—  Bon  !  Et  serais-tu  assez  aimable  pour  me  rappeler  à  la  mémoire 
les  nom,  prénom  et  qualités  de  ce  bijou-ci?  demanda  le  sergent  en 
montrant  de  la  main  un  guidon  tricolore  que  le  vent  agitait  au-dessus 
d'un  faisceau  de  baïonnettes. 

—  C'est  le  drapeau  de  la  république. 

—  Une  et  indivisible,  citoyen  Colibri.  Or,  mon  garçon,  comme  par 
le  temps  qui  court  on  est  exposé  aux  plus  désagréables  rencontres,  si 
jamais  tu  te  trouvais  à  l'improviste  en  face  dune  armée  de  Prussiens, 
d'Anglais  ou  de  fédéralistes  quelconques,  attache -moi  un  chiffon 
comme  celui-ci  au  catogan  du  général  ennemi ,  et  tu  le  verras  subite- 
ment tourner  les  talons  avec  toute  son  armée,  ni  plus  ni  moins  qu'un 
jeune  ci-devant  à  qui  le  cuisinier  de  madame  sa  mère  accroche  un 
torchon  dans  le  dos.  Voilà. 

—  Mais,  sergent,  reprit  Colibri,  si  nous  sommes  venus  pour  nous 
battre,  à  quoi  serviront  les  chevaux  de  selle  que  ce  grand  paysan  à 
longs  cheveux  menait  en  laisse  derrière  nous? 

—  Ces  chevaux,  dit  le  sergent  après  une  minute  de  réflexion, 
selon  toute  apparence,  destinés  à  des  prisonniers  de  marque. 

—  Voyez  !  cria  tout  à  coup  Colibri ,  la  frégate  ne  marche  plus. 
Le  sergent  Bruidoux ,  quittant  sa  pose  nonchalante,  se  souleva 

le  coude,  mit  sa  main  en  forme  d'abat-jour  au-dessus  de  ses  yeux,  et 
considéra  un  moment  la  frégate  avec  attention.  —  Ils  sont  en  panne, 


BELLAH.  773 

prit-il ,  et,  si  je  ne  me  trompe,  ils  mettent  les  embarcations  à  la  mer. 
uis  une  heure  d'ici,  mes  cnfans,  nous  échangerons  des  tapes.  —  Là- 
ssus,  Bruidoux  secoua  les  cendres  de  sa  pipe,  et,  s'occupant  de  la 
)iirrer  uiie  seconde  fois  avec  une  aussi  tendre  précaution  que  la  pre- 
liorc :  —  Une  chose  qu'il  te  sera  agréable  de  savoir,  Colibri,  ajouta- 
il,  c'est  que  nous  sommes  hors  de  la  portée  de  leurs  canons.  Si  cette 
)!(^  au  lieu  d'être  émaillée  de  récifs  une  lieue  à  la  ronde,  était  une 
^  ces  côtes,  comme  j'en  ai  vu ,  le  long  desquelles  un  vaisseau  de  haut 
)rd  se  promène  aussi  tranquillement  qu'une  dame  dans  un  salon ,  la 
éuate,  vois-tu,  se  serait  embossée  à  notre  gauche,  tandis  que  les 
oupes  de  débarquement  nous  auraient  abordés  par  la  droite.  De  la 
nie,  nous  aurions  été  à  la  fois  fusillés  de  front  et  raflés  en  écharpe, 
'  (jui  eût  rendu  notre  situation  véritablement  critique. 
Comme  le  sergent  achevait  ces  mots,  la  frégate  mit  une  embarcation 
la  mer.  Cette  circonstance  excita  un  intérêt  nouveau  parmi  les  pê- 
leurs  et  les  soldats.  Des  regards  railleurs  ou  perplexes  se  portaient 
ntôt  vers  la  mer,  tantôt  sur  le  chef  des  troupe*  républicaines,  qui, 
isté  sur  un  rocher,  examinait  à  travers  une  lorgnette  les  mouvemens 
I  navire  anglais.  Ce  personnage,  qui  ne  paraissait  pas  âgé  de  plus  de 
iigt-cinq  ans,  portait  le  lourd  uniforme  de  commandant  de  la  répu- 
ique  avec  une  élégance  peu  commune  dans  les  mœurs  militaires  de 
>Uo  époque.  Le  genre  de  beauté  répandu  sur  sa  physionomie,  la 
liesse  parfaite  de  tous  les  traits  physiques  où  les  yeux  des  douairières 
KHchent  des  signes  de  race,  auraient,  à  vue  de  pays,  assuré  au  jeune 
licier  un  accueil  fraternel  dans  les  salons  de  Vérone.  La  noblesse  de 
m  front  et  la  douceur  pensive  de  ses  yeux,  contrastant  avec  la  fer- 
i(  té  des  lignes  de  la  bouche,  lui  auraient  attiré  une  attention  flatteuse 
uns  toute  réunion  de  femmes,  sans  acception  de  parti.  A  quelques 
is  derrière  lui  se  tenait  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans  à  peine, 
iiv  cheveux  blonds  et  aux  joues  rosées,  portant  un  léger  uniforme 
l'aide-decamp  :  cet  adolescent  figurait  en  qualité  de  lieutenant  dans 
^lat-major  du  général  Hoche,  et  depuis  quelques  jours  il  partageait 
k  ec  le  jeune  chef  de  bataillon  le  commandement  de  la  colonne  expé- 
litionnaire. 

'  —  Commandant  Hervé,  cria  tout  à  coup  le  plus  jeune  des  deux  of- 
cicn-s  remarquant  que  le  flot  envahissait  le  rocher  qui  servait  d'obser- 
laloire  à  son  supérieur,  je  vous  avertis  que  la  marée  monte;  vous  aurez 
!e  l'eau  à  mi-jambe  tout  à  l'heure. 

Le  commandant  Hervé  se  retourna  avec  une  mine  distraite,  regarda 
aguement  le  petit  aide-de-camp  de  l'air  d'un  homme  qui  doute  si  on 
a  appelé;  puis  il  revint  à  sa  lorgnette  et  à  ses  observations.  Le  petit 
ide-de-camp  éclata  de  rire.  — Je  vous  dis,  commandant,  reprit-il  en 
e  faisant  un  porte-voix  de  ses  deux  mains,  je  vous  dis  que  la  marée 


774;  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

VOUS  gagne,  et  que  tous  allez  vous  noyer;  —  vous  noyer,  entendez- 
vous  ! 

Le  commandant  tressaillit  comme  un  homme  qui  s'éveille,  promena 
autour  de  lui  des  regards  étonnés,  et,  s'apercevant  que  ses  bottes 
étaient  déjà  submergées  jusqu'à  la  cheville,  il  s'élança  d'un  bond  sur 
la  grève  en  murmurant  une  imprécation  dont  le  caractère  contenu  et 
discret  annonçait  des  habitudes  distinguées;  car  un  homme  bien  élevé 
diffère  d'un  cuistre  jusque  dans  les  grossièretés  où  peuvent  l'entraîner 
les  surprises  de  la  passion.  Puis  le  jeune  homme,  ayant  fait  rentrer 
l'un  dans  l'autre  les  tubes  de  sa  lorgnette,  commença  sur  le  sable  une 
promenade  r,ipide,  sans  autre  but  apparent  que  de  calmer  une  grande 
agitation  d'esprit. 

Les  soldats  inquiets  ne  perdaient  pas  un  seul  des  mouvemens  de  leur 
chef. 

—  Je  suis  sûr,  hasarda  Colibri,  parlant  assez  haut  pour  être  entendu 
de  Bruidoux  sans  s'adresser  directement  à  lui,  je  suis  sûr  que  le  com- 
mandant regrette  de  ne  pas  avoir  amené  tout  le  bataillon.  —  Bruidoui 
continuant  de  fumer  avec  une  placidité  orientale,  Colibri  s'enhardit  : 
—  Il  faut,  dit-il,  que  le  général  ait  été  trompé  sur  les  forces  de  l'ennemi; 
autrement  il  serait  venu  lui-même  avec  deux  ou  trois  batteries 

—  Pourquoi  pas  avec  toute  la  division,  l'état-major  et  la  musique? 
interrompit  d'une  voix  tonnante  le  sergent  Bruidoux.  Ne  faudrait-il 
pas  que  la  république  elle-même  se  mît  en  marche  avec  tous  les  sans- 
culottes  de  France  et  de  la  ci-devant  Navarre,  pour  conserver  la  fraî- 
cheur du  teint  du  citoyen  Colibri?  Le  général,  dis-tu,  moineau  plumé? 
Tu  vas  t'amuser  à  épiloguer  sur  les  idées  du  général,  toi,  à  présenti 
Assistes-tu  à  son  conseil?  As-tu  lu  seulement  le  manuel  du  vrai  trou- 
pier"? J'en  doute,  et  voici  pourquoi  j'en  doute,  c'est  que  tu  es  tout-à-fait 
étranger  à  la  théorie  de  l'effet  moral;  ainsi.  Colibri,  tu  ne  peux  pas  te 
fourrer  dans  la  tête  (ju'il  y  ait  une  crânerie  délicieuse  et  un  effet  mo- 
ral magnifique  dans  le  simple  fait  d'opposer  cinquante  grenadiers  à 
un  millier  de  ci-devant....  Que  nous  devions  être  hachés  jusqu'au  der- 
nier, c'est  ce  qui  me  crève  l'œil,  comme  à  toi;  mais  l'effet  moral  n'ea 
sera  pas  moins  produit,  et  les  ci-devant  sauront  le  cas  qu'on  fait  d'eux. 
Et  maintenant.  Colibri,  comme  ton  courage  me  paraît  entaché  de  mo- 
dérantisme,  je  dois  te  prévenir  que  si  tu  sentais,  pendant  que  les  prunes 
l'arriveront  par  devant,  des  coups  de  crosse  te  survenir  par  derrière, 
il  ne  faudrait  pas  t'abandonner  à  une  frivole  surprise,  vu  que  je  con- 
nais personnellement  celui  qui  te  la  ménage. 

Avant  que  le  sergent  Bruidoux  eût  pu  constater  sur  le  visage  de  son 
subordonné  l'effet  moral  de  sa  période,  une  exclamation  partie  du 
groupe  qui  l'entourait  attira  ses  regards  vers  la  mer  :  il  reconnut  alors 
avec  étonnement  qu'un  seul  canot  s'était  détaché  de  la  frégate,  et  fai- 


nS 


I 


BELL  AH.  T7i> 

lit  force  de  rames  vers  le  rivage,  tandis  que  le  noble  vaisseau  courait 
s  bordées  à  deux  lieues  de  la  côte.  —  Us  nous  envoient  un  parle- 

icntaire,  reprit  le  sergent;  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  une  conduite 
udente  pour  ne  pas  dire  plus.  Me  feras-tu  l'amitié  de  m'apprendre, 
)libri,  toi  qui  as  des  yeux  d'aigle  empaillé,  ce  que  tu  aperçois  dans 

'tte  nacelle? 

—  Sauf  le  respect  que  je  vous  dois,  sergent,  je  crois  y  apercevoir 
ne  demi-douzaine  de  jupons. 

—  Alors,  dit  Bruidoux,  ce  sont  des  Écossais.  Je  ne  connais  dans 
)utes  les  armées  du  monde  civilisé  que  les  Écossais  qui  portent  des 
jpons. 

—  Sergent,  répliqua  Colibri,  les  Écossais  portent-ils  aussi  des 
)iffes? 

—  Des  coiffes?  dit  Bruidoux;  je  ne  le  crois  pas.  Tu  veux  dire  des 
irbans? 

—  Il  y  a  bien  certainement  au  moins  une  Coiffe,  sergent.  Ce  sont 
lutôt  des  Écossaises. 

—  Tout  est  possible,  reprit  le  sergent,  en  se  recouchant  avec  philo- 
Dphie;  mais  si  les  femmes  se  mettent  de  la  partie,  bonsoir. 

Pendant  cet  entretien,  le  commandant  Hervé,  assis  sur  la  quille 
une  barque  renversée,  traçait  sur  le  sable  avec  le  fourreau  de  son 
abre  des  figures  cabalistiques,  tandis  que  ses  yeux  distraits  semblaient 
ire  des  mots  invisibles  dans  le  monde  confus  des  souvenirs  ou  des  es- 
t tances.  Une  main,  qui  touchait  doucement  son  épaule,  l'arracha 
oudain  à  sa  rêverie;  en  même  temps  une  voix  claire  et  presque  enfan- 
ine  disait  derrière  lui  : 

—  Eh  bien  !  voilà  un  heureux  moment  pour  vous,  Pelven? 

j  —  Heureux!  Francis,  répondit  le  jeune  homme  en  souriant  d'un  air 
pensif,  je  n'en  sais  rien.  J'ai  assez  vécu  déjà  pour  savoir  qu'on  ne  peut 
lualifier  un  moment  d'heureux  ou  de  malheureux  que  lorsqu'il  est 
coulé. 

—  Comment?  reprit  Francis  en  interrogeant  d'un  œil  plein  d'af- 
ection  le  regard  mélancolique  de  son  ami,  cette  barque  ne  va-t-elle 
ms  jeter  dans  vos  bras  une  sœur  bien-aimée?  N'est-ce  pas  là  le  bon- 
leur  après  lequel  vous  soupirez  depuis  deux  ans? 

—  Et  sais-je  seulement,  dit  Pelven,  si  je  vais  retrouver  en  elle  la 
œur  dont  je  me  souviens  et  que  j'espère?  Elle  a  vécu  si  long- temps  au 
lîilieu  de  mes  ennemis  !  Elle  apprend  de  tout  ce  qui  l'entoure  à  haïr 
'uniforme  que  je  porte. 

—  Non,  non,  ce  n'est  pas  cela!  s'écria  le  jeune  aide-de-camp  avec 
ime  vivacité  qui  couvrit  son  front  d'une  rougeur  subite.  11  ne  faut  que 
Javoir  d'elle  ce  que  vous  m'avez  dit,  Hervé,  ce  que  vous  avez  bien 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Toulu  me  montrer  de  ses  lettres,  pour  qu'un  tel  soupçon  soit  impos- 
sible, indigne! 

—  Et  puis,  reprit  Hervé  souriant  de  l'emportement  chevaleresque 
du  jeune  homme,  ma  sœur  ne  vient  pas  seule.  Elle  est  accompagnée 
de  plusieurs  personnes,  qui,  j'en  suis  sûr,  ne  m'aiment  pas,  et  vous 
pouvez  comprendre,  Francis,  qu'il  m'est  pénible  de  ne  voir  que  de  la 
froideur  et  de  l'hostilité  sur  des  visages  autrefois  familiers  et  amis. 

—  Y  aurait-il  une  indiscrétion  extraordinaire,  commandant  Hem, 
à  vous  demander  un  dénombrement  de  l'équipage  féminin  du  canot? 

—  Dans  un  temps  oîi  la  pohtesse  est  une  perle  des  plus  rares,  heu- 
tenant  Francis,  il  m'est  impossible  de  ne  pas  satisfaire  une  curiosité 
qui  s'exprime  avec  une  si  pointilleuse  convenance.  Je  ne  vous  dirai 
rien  de  M"*  Andrée  de  Pelven,  ma  sœur,  dont  je  ne  vous  ai  sans  doute  < 
que  trop  parlé.  — Francis  rougit  de  nouveau.  — Mais,  continua  le 
commandant,  vous  avez  excusé  cette  faiblesse  dans  un  frère.  Outre 
cette  jeune  personne,  le  canot  que  vous  voyez  à  une  demi-lieue  en  mer  ' 
s'honore  de  porter  M""'  Éléonore  de  Kergant,  autrefois  chanoinesse;  elle  | 
est  sœur  du  marquis  de  Kergant,  mon  tuteur:  c'est  l'ennemie  la  plus' 
acharnée  que  je  connaisse  à  la  république  française,  et  l'amie  la  plus 
tendre  que  l'étiquette,  le  haut  savoir-vivre  et  la  poudre  à  la  reine  aient 
conservée  en  ce  temps  d'abomination.  Derrière  cette  dame,  et  à  une 
distance  respectueuse,  vous  apercevrez  une  jeune  Basse-Brette  qui^ 
promettait  d'être  une  des  plus  belles  créatures  dont  regard  d'homme] 
puisse  être  charmé.  Elle  se  nomme  Alix.  C'est  la  fille  du  citoyen  Kado, 
ce  grand  guide  breton  qui  a  amené  les  clievaux,  et  que  vous  voyez  ap- 
puyé contre  ce  màt.  Je  vous  prie  d'observer  en  passant  que  cet  homme, 
avec  ses  cheveux  pendans,  son  large  cliapeau,  ses  braies  bouffantes  ei\ 
son  habit  à  la  Louis  XIV,  est  à  sa  façou  un  type  d'une  grande  beauté, 
qui  peut  vous  donner  une  idée  de  celle  qui  caractérise  sa  fille.  Ahx  al 
été  élevée  au  château  :  elle  y  vit  dans  une  condition  mixte;  ce  n'esU 
pas  une  demoiselle,  et  ce  n'est  pas  une  femme  de  chambre.  Elle  a  les 
mains  blanches  et  sait  l'orthographe.  Enfin,  à  une  distance  plus  res- 
pectueuse encore,  je  suppose,  vous  remarquerez  ou  vous  ne  remar- 
querez pas  une  fille  de  chambre  anglaise,  ou  écossaise,  ou  je  ne  sais 
pas  quoi,  une  miss  Mac-Grégor,  qui  compte  des  cliefs  de  clan  parmi 
ses  ancêtres,  et  que  des  malheurs  quelconques  ont  réduite  à  l'escla- 
vage. Comme  la  chanoinesse  l'a  attachée  tout  récemment  à  son  ser- 
vice, je  ne  l'ai  jamais  vue;  toutefois,  si  vous  tenez  à  son  portrait,  le 
voici  :  c'est  une  gauche  et  grande  personne  rousse,  qui  prend  du  tabac 
en  cachette.  Étes-vous  content,  Francis? 

—  Pas  encore,  commandant;  car,  si  je  ne  me  trompe,  il  y  a  cinq 
femmes  dans  le  canot,  et  vous  ne  m'en  avez  nommé  que  quatre. 


BELLAH.  777 

—  C'est  juste,  reprit  Hervé  de  Pelven,  et  il  poursuivit  avec  un  em- 
barras qui  n'échappa  point  à  son  ami  :  il  y  a  encore  ou  du  moins  il 
doit  y  avoir,  car  je  ne  distingue  rien  d'ici ,  M"^  Bellah  de  Kergant,  fille 
du  marquis  et  nièce  de  la  chanoinesse.  Ce  nom  de  Bellah  est  de  tra- 
dition dans  la  famille  depuis  les  Conan  et  les  Alain. 

—  Quoi!  est-ce  tout?  demanda  Francis.  Pas  un  mot  d'éloge  et  pas 
une  épigramme.  Me  voilà  contraint  de  penser  que  la  jeune  dame  est 
contrefaite  ou  parfaite,  puisque  votre  pinceau  ne  daigne  pas  ou  n'ose 
pas  s'occuper  d'elle. 

—  11  est  toujours  délicat  de  parler  de  ses  ennemis,  dit  Hervé,  et  j'ai 
le  regret  de  compter  M"^  de  Kergant  parmi  les  plus  ardens  adversaires 
de  la  cause  que  je  soutiens.  Elle  est  l'amie  de  ma  sœur;  je  puis  dire 
qu'elle  a  eu  pour  moi-même,  pendant  de  longues  années,  les  senti- 
mens  qu'on  a  pour  un  frère;  mais  je  ne  suis  plus  maintenant,  pour 
elle,  qu'un  misérable  souillé  du  sang  de  son  roi,  sali  de  la  poussière 
de  toutes  ses  reliques  en  ruines...  Une  minute  de  silence  suivit  ces 
paroles  que  le  jeune  commandant  avait  prononcées  d'une  voix  émue 
et  vibrante;  puis  il  reprit  :  —  Vous  la  verrez,  Francis,  vous  me  direz  si 
jamais  peintre  a  fait  luire  sur  un  plus  divin  visage  la  pureté  d'une  vierge 
et  l'ame  d'une  martyre.  —  Hervé  s'interrompit  encore,  et  ce  ne  fut 
qu'après  avoir  détourné  la  tête  pour  cacher  l'altération  de  ses  traits 
qu'il  ajouta  :  —  C'est  une  lutte  quelquefois  bien  rude ,  monsieur 
Francis,  que  celle  des  croyances  et  des  devoirs  que  fait  éclore  l'âge 
d'homme  contre  les  plus  doux  sentimens  de  l'enfance. 

Le  jeune  commandant,  en  achevant  ces  mots,  se  leva  et  fit  avec  pré- 
cipitation quelques  pas  sur  la  grève,  tandis  que  le  petit  lieutenant  de- 
meurait à  la  place  où  il  venait  de  recevoir  cette  demi-confidence,  les 
yeux  humides  et  le  front  couvert  d'un  nuage  mélancolique  auquel  la 
légèreté  habituelle  de  sa  physionomie  prêtait  un  touchant  caractère. 

Nous  profiterons  du  court  intervalle  qui  sépare  encore  le  canot  an- 
glais du  rivage  pour  compléter,  aussi  brièvement  que  possible,  une 
exposition  malheureusement  indispensable  aux  plus  humbles  récits. 
—  Hervé  et  sa  sœur,  orphelins  dès  leurs  premières  années,  avaient 
été  légués  à  la  tutelle  du  marquis  de  Kergant,  vieil  ami  du  comte  de 
Pelven,  leur  père.  Le  marquis  s'était  acquitté  avec  une  pieuse  délica- 
tesse d'un  engagement  formé  au  pied  d'un  lit  d'agonie.  Les  deux 
tristes  enfans  avaient  trouvé  au  foyer  du  loyal  gentilhomme  une  place 
fraternelle  à  côté  de  Bellah,  sa  fille  unique;  ils  avaient  partagé  avec 
elle  les  bienfaits  d'une  éducation  pleine  d'une  sévère  sollicitude.  — 
Quand  il  eut  atteint  sa  seizième  année,  Hervé  fut  envoyé  dans  un  col- 
lège de  Paris,  d'où  il  ne  sortit  que  pour  entrer  à  l'école  militaire  de 
Brienne.  A  la  fin  de  chaque  été,  le  jeune  homme  venait  passer  quel- 
ques semaines  au  château  de  Kergant;  mais,  s'il  y  rapportait  toujours 


778  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  même  vénération  reconnaissante  pour  son  tuteur  et  la  même  ten- 
dresse pour  les  deux  charmantes  sœurs  qui  l'accueillaient  les  larmes 
dans  les  yeux,  il  avait  senti  d'année  en  année  des  idées  nouvelles 
prendre  dans  son  esprit  la  place  des  principes  dont  son  enfance  avait 
été  nourrie.  Le  jour  où  le  marquis  apprit  l'issue  fatale  du  voyage  du 
roi  Louis  XVI  à  Varennes,  prévoyant  l'effort  désespéré  par  lequel  la 
noblesse  bretonne  devait  signaler  son  dévouement  à  ses  religions  atta- 
quées, il  rappela  subitement  son  pupille  :  Hervé  obéit  et  revint  à 
Kergant.  — 11  y  vécut  quelques  mois  dans  de  cruelles  angoisses  d'es- 
prit, entre  les  puissans  souvenirs  de  son  cœur  et  les  profondes  convic- 
tions de  son  intelligence.  Puis  il  prit  sa  résolution  et  partit  secrète- 
ment pour  Paris.  Peu  de  temps  après,  M.  de  Kergant  apprenait  par  une 
lettre  respectueuse  que  le  fils  du  comte  de  Pelven  servait  comme  vo- 
lontaire dans  les  troupes  de  la  république.  —  A  partir  de  ce  jour,  bien 
que  M"*  de  Pelven  pût  remarquer  dans  la  conduite  de  son  tuteur 
envers  elle  un  redoublement  d'égards  et  de  bienveillance,  elle  n'osa 
plus  prononcer  le  nom  de  son  frère,  aimant  mieux  le  voir  oublié  qu'oit^ 
tragé.  Les  autres  habitans  du  château  observèrent  strictement  la  même 
réserve,  témoignant  tous  ainsi  une  égale  réprobation  pour  le  parti 
qu'avait  pris  Hervé,  bien  que  ce  sentiment  empruntât  des  nuances  dis- 
tinctes aux  idées  et  au  caractère  de  chacun.  Le  marquis  considérait 
absolument  le  fils  de  son  ancien  ami  comme  un  renégat  et  comme  un 
félon,  qui,  également  traître  à  Dieu  et  au  roi,  ne  méritait  de  pardon 
ni  en  ce  monde  ni  en  l'autre.  M"^  de  Kergant ,  la  chanoinesse,  voyait 
apparaître,  dans  le  champ  étroit  et  fantasque  de  ses  préjugés,  l'ancien 
pupille  de  son  frère  sous  les  formes  les  plus  inouïes  :  elle  le  voyait 
brandissant  une  pique  qui  se  terminait  par  une  tête  saignante;  elle  le 
voyait  revêtu  d'une  carmagnole  extraordinaire  et  dansant  sans  aucune 
méthode  des  ça  ira  inconvenans  sous  des  lanternes  humaines;  elle  le 
voyait  enfin  courant  le  guilledou  sous  l'étrange  costume  qu'elle  prê- 
tait aux  sans-culottes,  prenant  au  pied  de  la  lettre  cette  dénomination 
politique. 

Pour  la  jeune  Bellah,  il  existait  au  milieu  des  révolutionnaires  un 
homme  né  avec  les  plus  nobles  qualités,  mais  égaré  jusqu'au  crime  et 
frappé  d'un  vertige  sans  nom;  elle  éprouvait  une  telle  horreur  pour 
cette  désertion  de  tous  ses  autels  domestiques,  que  jamais  la  fière  en- 
fant n'osa  ni  ne  voulut ,  dès  ce  moment ,  mêler  le  nom  du  traître  aui 
plus  secrets  murmures  de  ses  prières.  Peut-être  espérait-elle  au  fond 
de  l'ame  que  Dieu  daignerait  lire  ce  nom  proscrit  dans  ses  yeux  hu- 
mides. Aussi  bien  M"*  de  Kergant  avait  une  habitude  innocente  qu'(m 
retrouvera  chez  quelques  femmes  trop  chastes  pour  relever  leurs 
charmes  par  les  plus  simples  artifices  de  la  coquetterie,  mais  assez 
femmes  encore  pour  conserver  l'instinct  de  leur  beauté.  Jamais  ses 


BELL AH.  779 

eux  ne  se  seraient  permis  un  de  ces  traits  imprévus,  une  de  ces  atta- 
jiies  furtives,  un  de  ces  éblouissemens  magiques  qui  doublent  l'éclat 
les  savans  regards  féminins.  Bellah,  si  nous  osons  appliquer  une  figure 
ulgaire  à  cette  douce  image,  n'avait  qu'un  tour  dans  sa  gibecière, 
juim  carreau  dans  son  arsenal,  mais  il  était  décisif:  elle  dressait  tout 
loucement  vers  le  ciel  sa  prunelle  ctincelante  et  noyée.  C'est  à  propos 
le  quoi  sa  tante  disait  qu'elle  faisait  des  coquetteries  au  bon  Dieu.  Or, 
!  est  possible,  disons-nous,  que  ce  jeu  mystique  de  prunelles,  quand 

intervenait  dans  les  prières  de  la  jeune  royaliste,  remplaçât  éloquem- 
iient  le  nom  que  ses  lèvres  dédaignaient  de  prononcer. 

Hervé  de  Pelven  arrivait ,  le  fusil  sur  l'épaule ,  à  l'armée  de  la  Mo- 
elle, comme  le  général  Hoche  en  prenait  le  commandement  eu  chef. 
La  conduite  de  Hervé  dans  une  affaire  d'avant-postes  lui  valut  presque 
lîUTiédiatement  le  grade  de  lieutenant.  Plus  tard,  à  l'attaque  des  lignes 
le  Wissembourg,  comme  son  bataillon  se  repliait  en  désordre  devant 
l'artillerie  formidable  d'une  redoute  autrichienne,  il  s'élança  seul  sur 
ies  fascines,  une  flamme  tricolore  à  la  main,  et  s'y  tint  debout  pendant 
iune  minute  sous  la  fusillade,  par  un  miracle  d'audace  et  de  bonheur. 
Les  républicains ,  ramenés  et  électrisés  par  son  exemple ,  le  retrouvè- 
jrent  mourant  au  milieu  des  cadavres  ennemis.  Le  général  en  chef,  té- 
moin de  ce  fait  d'armes ,  voulut  que  le  brave  jeune  homme  conservât 
le  commandement  du  bataillon  qu'il  venait  de  sauver  et  d'illustrer; 
jmais  Hervé  n'était  pas  encore  sorti  du  lit  de  douleur  où  ses  blessures 
l'avaient  jeté,  quand  le  général  Hoche,  livré  une  première  fois  par  sa 
ifortune,  toujours  souriante  et  toujours  prête  à  le  trahir,  passa  de  son 
Icamp  victorieux  dans  les  prisons  du  comité  de  salut  public.  Hervé  per- 
dait plus  qu'un  protecteur  :  les  égards  touchans  et  les  attentions  affec- 
tueuses que  Hoche  lui  avait  témoignés,  tenant  plus  de  compte  du  rap- 
port de  leur  âge  que  de  la  différence  du  rang ,  lui  donnaient  le  droit 
de  prévoir  et  déjà  de  regretter  un  ami  dans  le  chef  qui  lui  était  en- 
levé. 

Ce  fut  à  cette  époque  que  Pelven  apprit,  par  une  lettre  datée  de  Lon- 
dres, que  sa  sœur  Andrée,  M"*  Bellah  de  Kergant  et  la  chanoinesse 
avaient  émigré  en  Angleterre  sur  l'ordre  et  par  les  soins  du  mar- 
quis; quant  au  marquis  lui-même,  la  lettre  d'Andrée  n'en  parlait  point. 
Hervé  eut  la  pénible  explication  de  cette  réserve  en  voyant  peu  de 
temps  après  le  nom  de  M.  de  Kergant  figurer  parmi  les  noms  des  chefs 
royalistes  qui  firent  dans  l'ouest  une  si  redoutable  diversion  à  nos 
guerres  de  frontière.  A  partir  de  ce  jour,  le  jeune  officier  reçut  à  des 
intervalles  rapprochés  des  lettres  de  sa  sœur  :  le  mystère  de  cette  cor- 
respondance, qui  ne  pouvait  s'entretenir  que  par  des  voies  détournées, 
altéra  la  confiance  que  le  patricien  converti  s'était  d'abord  attirée  dans 
l'armée  républicaine.  Malgré  les  hautes  qualités  militaires  qu'il  conli- 


780  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

nua  de  déployer,  le  demi-soupçon  tjui  pesait  sur  lui  le  retint  dans  le 
commandement  où  ses  premiers  pas  l'avaient  élevé ,  commandement 
qui ,  à  cette  époque  de  rapides  fortunes  comme  de  chutes  profondes, 
pouvait  paraître  subalterne  à  un  jeune  homme  de  mérite  et  de  cou- 
rage. 

L'ennui  de  cette  situation  douteuse  acheva  d'assombrir  le  caractère 
de  Hervé,  qui  s'était  senti  envahir  dès  long-temps  par  une  invincible 
mélancolie.  La  fièvre  d'enthousiasme  qui  avait  en  même  temps  inspiré 
et  soutenu  sa  généreuse  résolution  s'était  apaisée,  une  fois  le  sacrifice 
accompli;  car  la  nature ,  en  permettant  aux  fibres  de  l'ame  humaine 
de  se  tendre  jusqu'aux  tons  aigus  de  l'enthousiasme,  a  limité  la  durée 
possible  de  cet  effort,  qui  userait  la  vie  en  se  prolongeant.il  ne  restait 
à  Hervé  que  le  calme  soutien  d'une  conviction  élevée  et  ferme  :  c'était 
assez  pour  qu'il  ne  se  repentît  point ,  trop  peu  pour  qu'il  fût  heureux. 
II  est  donné  à  un  petit  nombre  d'ames  de  trouver  un  bonheur  qui  leur 
suffise  dans  la  mâle  nourriture  des  idées ,  de  la  raison  et  des  faits.  La 
plupart  ont  besoin  d'une  sorte  de  superflu  délicat  qui ,  pour  elles,  est 
aussi  le  nécessaire.  Trop  faibles  peut-être,  il  leur  faut  de  temps  en 
temps  chercher  un  refuge  et  puiser  de  nouvelles  forces  dans  des  dis- 
tractions d'une  nature  moins  sévère;  douées  peut-être  aussi  d'une  or- 
ganisation plus  exquise,  elles  unissent  à  leurs  aspirations  viriles  des 
penchans  plus  tendres  qui  veulent  également  être  satisfaits. 

Hervé  n'avait  connu  toute  la  valeur  de  son  sacrifice  qu'après  l'avoir 
consommé.  Alors  seulement  ses  sentimens,  dégagés  du  tumulte  de  ses 
irrésolutions ,  lui  étaient  apparus  dans  toute  leur  sincérité.  11  s'était 
aperçu ,  à  la  fidélité  implacable  de  sa  mémoire ,  de  l'impression  plus 
que  fraternelle  que  les  traits  de  M"*  de  Kergant  lui  avaient  laissée 
comme  un  souvenir  vengeur.  Quand  même  Hervé  eût  assez  peu  connu 
le  caractère  de  Bellah  pour  conserver  des  doutes  sur  la  façon  dont  elle 
devait  apprécier  sa  conduite ,  les  lettres  d'Andrée  l'auraient  suffisam- 
ment édifié  à  ce  sujet.  Non-seulement  M"*  de  Kergant  n'ajoutait  jamais 
aux  lettres  de  son  amie  un  mot  de  politesse  pour  l'homme  qui  avait 
été  si  long-temps  son  frère,  mais  il  était  de  plus  évident  qu'Andrée 
elle-même  se  trouvait  liée  sur  ce  point  par  d'inflexibles  prohibitions. 
C'est  de  quoi  Hervé  pouvait  juger  par  la  concision  de  cet  invariable 
post-scriptum  :  «  Bellah  va  bien.  »  Une  seule  fois  Andrée  osa  étendre 
les  limites  de  ce  cruel  bulletin,  et  à  la  suite  de  la  formule  habituelle: 
«  Bellah  va  bien,  »  Hervé  eut  l'étonnement  de  lire  ces  mots  :  «  Elle  est 
belle  comme  une  sainte.  »  On  ne  saurait  dire  pourquoi  ce  petit  supplé- 
ment, qui  était  bien  d'une  femme,  irrita  Hervé  au  point  qu'il  com- 
mença à  prendre  pour  de  la  haine  le  sentiment  violent  que  la  pensé 
de  M""  de  Kergant  soulevait  dans  son  cœur. 

Cependant  le  9  thermidor  rendit  le  général  Hoche  à  son  pays.  A] 


BELLAH.  781 

•1'.',  peu  de  temps  après,  au  commandement  des  côtes  de  Brest,  il 

cmta  ses  forces  de  plusieurs  corps  détachés  de  l'armée  du  Nord.  La 

)"  demi -brigade,  dans  laquelle  servait  Pelven,  fut  la  première  que 

)che  songea  à  réclamer,  et  Hervé  rentra  en  armes  sur  la  terre  na- 

le.  Il  trouva  en  grande  faveur  auprès  du  général  le  jeune  homme 

le  nous  connaissons  sous  le  nom  de  Francis.  Suivant  les  commérages 

ystérieux  de  l'état-major,  la  mère  toute  jeune  encore  de  cet  enfant 

Hait  rencontrée  avec  le  général  républicain  dans  les  prisons,  et  lui 

ait  recommandé  son  fils  en  partant  pour  le  terrible  tribunal  d'où 

ai  ne  revenait  pas.  Soit  simple  piété  pour  le  vœu  d'une  mère  mou- 

iiite,  soit  ressouvenir  de  quelque  sentiment  plus  doux,  il  est  certain 

10  le  général  avait  placé  sur  cette  jeune  tête  une  vive  affection. 

Un  jour  d'hiver  de  l'année  1794,  Hoche,  rejoignant  son  quartier- 

!;néral  avec  trois  bataillons,  fut  attaqué  sur  les  bords  de  la  Vilaine 

ir  les  blancs  de  Stofflet.  Du  haut  d'un  tertre  où  il  se  tenait  pendant 

combat,  il  vit  tout  à  coup  son  jeune  aide-de-camp  enlevé,  presque 

ses  pieds,  par  cinq  ou  six  partisans.  Au  même  instant,  un  officier 

ipublicain  s'élançait,  les  rênes  aux  dents,  au  travers  du  groupe  en- 

emi  qui  entraînait  le  brave  enfant,  et,  soulevant  le  prisonnier  par  le 

3llet  de  son  habit,  il  rapportait  ce  trophée  vivant  jusqu'au  pied  de 

éminence,  sur  laquelle  tout  l'état-major  battit  des  mains.  Par  cette 

rouesse  chevaleresque,  Hervé  avait  fortifié  d'un  sentiment  de  vive 

i3Connaissance  l'intérêt  amical  que  Hoche  lui  témoignait.  Quant  à 

rancis,  il  avait  conçu  pour  son  libérateur  une  affection  passionnée  et 

bthousiaste. 

!  Quelques  semaines  plus  tard  fut  signée  la  première  pacification  de 
i  Vendée  et  de  la  Bretagne.  Hervé  reçut  alors  une  lettre  de  sa  sœur, 
ui  le  priait  d'obtenir  pour  elle  et  pour  ses  compagnes  d'émigration 
1  liberté  de  rentrer  en  France  :  elle  demandait ,  en  outre,  qu'une  es- 
[orte  de  soldats  républicains  les  protégeât  jusqu'à  Kergant  contre  les 
houans  ennemis  de  la  pacification,  qui  pourraient  vouloir  se  venger 
ur  elles  de  la  part  que  le  marquis  avait  prise  à  cet  heureux  résultat, 
lalgré  le  peu  de  fond  qu'il  faisait  sur  cette  paix  incomplète.  Hoche 
l'imagina  pas  que  la  présence  de  deux  ou  trois  femmes  pût  accroître 
es  dangers  que  la  Bretagne  préparait  encore  à  la  république.  Le 
I  thermidor  avait  d'ailleurs  fait  succéder  au  régime  de  la  terreur  un 
ystème  plus  clément.  Enfin  le  marquis  de  Kergant  se  trouvait  au 
lombre  des  chefs  royalistes  amnistiés.  Hoche  n'hésita  donc  pas  à  faire 
:ette  innocente  concession  à  un  homme  dont  il  était  personnellement 
e  débiteur,  et  dont  le  caractère  lui  inspirait  une  confiance  absolue. 
—  Le  lecteur  connaît  maintenant  les  motifs  qui  amenaient  sur  la  côte 
le  F...  le  détachement  de  grenadiers  républicains  que  nous  y  aban- 
lonnons  depuis  trop  long-temps. 


782  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  canot  anglais  touchait  au  rivage;  il  entrait,  porté  par  la  niaree 
haute,  dans  une  petite  anse  que  formait,  au  bas  de  la  grève,  un  groupe 
de  rocliers  à  fleur  d'eau.  Hervé  et  Francis  s'approchèrent  des  rochers 
pour  aider  au  débarquement,  tandis  que  les  soldats  se  rangeaient  avec 
curiosité  à  quehjues  pas  derrière  eux.  Seul  le  sergent  Bruidoux  était 
demeuré  loin  de  là,  étendu  sur  le  dos,  suivant  de  l'œil  des  mouettes 
dans  l'espace,  et  protestant  par  sa  pose  dédaigneuse  contre  la  scène  de 
protocole  qui  menaçait  de  donner  un  démenti  à  sa  science  prophé- 
tique. Quand  le  canot  fut  à  quelques  pieds  des  récifs,  les  rameurs  l'ar- 
rêtèrent brusquement  :  en  même  temps  le  jeune  midshipman  qui 
commandait  l'embarcation  sautait  sur  le  banc  de  l'avant,  et,  saluant 
avec  politesse  :  —  Monsieur  l'officier,  dit-il  tandis  que  Hervé  portait 
la  main  à  son  chapeau,  si  vous  êtes  celui  que  je  suppose,  vous  ne  trou- 
verez point  mauvais  que  je  vous  demande  vos  titres  avant  de  remettre 
entre  vos  mains  le  précieux  dépôt  qui  m'est  confié. 

—  Mais,  monsieur,  interrompit  vivement  une  voix  de  femme  dans 
le  canot,  je  vous  assure  que  c'est  mon  frère  ! 

Hervé  fit  de  la  main  un  signe  d'amitié  à  la  jolie  fille  qui  venait  de 
parler;  puis,  tirant  un  papier  de  sa  poche,  il  le  piqua  au  bout  de  son 
sabre,  et  le  présenta  au  midshipman.  Celui-ci  lut  alors  à  haute  voix  te 
commission  qui  était  conçue  en  ces  termes  :  «  En  vertu  des  pouvoirs 
qui  me  sont  confiés  par  la  convention  nationale,  j'autorise  à  rentrer  et 
à  séjourner  librement  sur  le  territoire  de  la  république  les  citoyennes 
Éléonore  Kergant,  fille  majeure,  ci-devant  chanoinesse,BellahKergant 
et  Andrée  Pelven,  filles  mineures,  accompagnées  des  citoyennes  Alix 
Kado  et  Mac-Grégor,  leurs  domestiques  officieuses.  Signé  Hoche.  » 
Après  avoir  achevé  cette  lecture,  pendant  laquelle  M""'  Éléonore  de 
Kergant  avait  cru  devoir  hausser  les  épaules  à  plusieurs  reprises,  le 
midshipman  remit  le  papier  à  la  vieille  dame,  et  le  canot  vint  touchffl* 
les  rochers.  Trompant  l'empressement  de  Hervé,  la  chanoinesse  s'é- 
lança sur  le  rivage  en  faisant  un  plié  Pompadour,  puis  elle  se  retourna 
en  toute  hâte  et  offrit  tour  à  tour  la  main  à  chacune  de  ses  compagnes 
d'exil.  Soit  hasard,  soit  cruauté  préméditée  de  M'"^  de  Kergant,  ce  ftît 
Andrée  qui  débarqua  la  dernière. 

—  Mon  frère  !  s'écria-t-elle  en  sautant  dans  les  bras  de  Hervé  et  en 
essuyant  avec  ses  cheveux  blonds  les  pleurs  qui  inondaient  son  visage 
en  feu,  vous  voilà  donc!  vous  voilà  enfin!  et,  mon  Dieu!  vous  voilà 
comme  je  vous  ai  quitté...  N'est-ce  pas  singulier,  Bellah?  Moi,  je  crai- 
gnais de  le  retrouver  avec  les  cheveux  tout  gris  ! 

—  Mais,  chère  enfant,  dit  en  riant  Hervé,  songez  qu'il  y  a  deux  ans 
seulement  que  nous  ne  nous  sommes  vus. 

—  Seulement  !  reprit  la  jeune  fille;  mais  je  trouve  que  c'est  bien  as- 
sez de  temps,  cela,  deux  ans  ! 


BELLAH.  783 

—  Beaucoup  trop,  certainenwint,  mais  pas  assez,  uia  chère,  pour 
ire  arriver  un  homme  à  la  décrépitude. 

—  Enfin,  tant  mieux;  mais  je  le  croyais,  moi,  dit  Andrée  en  faisant 
moue;  puis  elle  éclata  de  rire,  sauta  encore  une  fois  au  cou  de  son 

ère,  et  s'appuya  sur  son  bras  pour  remonter  la  grève  jusqu'au  vil- 
ige.  —  La  chanoinesse,  de  son  côté,  avait  pris  avec  précipitation  le 
ras  de  Bellah,  comme  pour  déjouer  toute  tentative  polie  dont  l'of- 
cier  républicain  eût  pu  concevoir  la  téméraire  pensée. 
A  quelques  pas  de  là,  le  guide  breton  était  assis  sur  le  plat  bord 
une  barque,  tenant  dans  ses  mains  la  main  de  sa  fille,  et  lui  parlant 
pavement  dans  la  vieille  langue  de  ses  aïeux.  La  beauté  en  quelque 
orte  judaïque  d'Alix  empruntait  un  attrait  particulier  à  l'élégance  de 
on  costume  national.  La  majesté  régulière  de  son  visage,  qu'illumi- 
laient  de  grands  yeux  noirs,  s'encadrait  à  ravir  sous  une  coiffe  bre- 
onne,  dont  les  blanches  ailes  relevées  venaient  se  rattacher  sur  le  haut 
le  la  tête.  Rien  dans  la  pose  ou  dans  la  façon  de  marcher  d'Alix  ne 
éinoignait  cet  embarras  qui  donne  souvent  de  la  gaucherie  aux  mou- 
'emens  des  femmes  de  condition  inférieure. 

Hervé  ne  put  s'empêcher  de  remarquer  avec  quelle  splendeur  la 
)lus  humble  de  ses  compagnes  d'enfance  avait  tenu  toutes  les  pro- 
nesses  de  sa  beauté  naissante;  mais  cette  beauté  soutenait  mal  la  com- 
paraison avec  celle  de  Bellah,  qui  cependant  offrait  à  peu  près  le 
nème  type,  adouci  par  une  culture  d'intelligence  plus  délicate  :  c'était 
la  même  dignité,  avec  moins  de  parfum  sauvage  et  une  distinction  de 
formes  plus  exquise.  Bellah  semblait  être  le  second  exemplaire  d'une 
ï'uvre  divine,  empreint  de  plus  de  soin  dans  les  détails  que  le  pre- 
mier, et  gagnant  en  perfection  ce  qu'il  pouvait  avoir  perdu  en  force 
Iprimitive. 

Tandis  que  le  commandant  Hervé  continuait  de  gravir  le  rivage, 
jécoutant  avec  ravissement  la  voix  de  sa  jeune  sœur,  doux  écho  des 
années  disparues,  le  petit  aide-de-camp  s'éloignait  à  pas  lents,  le  cœur 
serré  par  cette  tristesse  que  nous  inspire  une  fête  de  famille  dont  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  prendre  notre  part. 


IL 

SGANARELLE. 

Ah!  monsieur,  c'est  nn  speclie.  Je  le  reconnais 
aa  marcher.       (Molikre  ,  Festin  de  Pierre.) 

Sur  l'ordre  de  leur  commandant,  les  soldats  eurent  bientôt  repris 
les  armes  et  formé  leurs  rangs.  Les  femmes  montèrent  les  chevaux 
préparés  pour  elles  et  prirent  place  au  milieu  du  détachement,  qui  sortit 


784  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

du  village,  précédé  par  le  garde-chasse  Kado.  Afin  de  prêter  le  moins 
possible  aux  conjectures,  Hervé,  suivant  les  prescriptions  du  général, 
devait  éviter  de  traverser  les  lieux  habités,  et  la  petite  troupe  se  trouva 
bientôt  engagée,  sur  les  pas  du  guide  gigantesque,  dans  des  sentiersà 
peine  frayés  au  milieu  de  landes  marécageuses  ou  d'arides  bruyères. 
Hervé,  quittant  avec  regret  sa  sœur,  à  laquelle  la  chanoinesse  venait 
d'adresser  une  question  impérative ,  rapprocha  son  cheval  de  celui 
du  jeune  aide-de-camp,  qui  marchait  en  tête  de  la  caravane. 

—  Eh  bien  !  Francis,  lui  dit-il,  avais-je  tort  de  mal  présumer  de  cette 
entrevue? 

—  Mille  fois  tort,  commandant,  à  moins  que  vous  ne  mettiez  en 
balance  dans  votre  cœur  le  cant  d'une  vieille  tête  à  frimas  et  la  ten- 
dresse expansive  de  cet  ange  qui  est  votre  sœur. 

—  Non,  sans  doute;  mais  maintenant  que  vous  avez  vu  de  vos  yeux 
M"*  de  Kergant,  Francis,  qu'en  pensez-vous? 

—  Elle  est  agréable,  commandant  Hervé. 

—  Vraiment!  agréable,  lieutenant  Francis?  Vous  êtes  modéré  dans 
vos  expressions,  monsieur.  Et  l'accueil  qu'elle  m'a  fait,  avez-vous  la 
bonté  de  le  trouver  agréable  aussi  ? 

—  Ni  agréable,  ni  autrement,  ma  foi,  car  elle  ne  vous  en  a  pas  fait 
du  tout;  mais  votre  sœur,  Pelven,  votre  charmante  sœur... 

— Ma  charmante  sœur,  interrompit  Hervé  avec  un  peu  d'humeur, 
n'a  pas  besoin  d'être  défendue,  n'étant  pas  attaquée,  que  je  sache. 

Francis  ne  répondit  point  et  regarda  Hervé  avec  une  expression  de 
surprise  et  de  chagrin  qui  calma  aussitôt  l'emportement  du  jeune 
homme.  —  Pourquoi  diantre  aussi ,  reprit-il  en  riant ,  me  répondre 
Andrée  quand  je  vous  parle  Bellah?  Mais  là  véritablement,  mon  cher 
Francis,  avouez  que  M"«  de  Kergant  est  d'une  beauté  en  quelque  sorte 
effrayante. 

—  Effrayante  est  le  mot,  dit  Francis.  Je  lui  avais,  il  y  a  un  moment, 
ramassé  sa  cravache.  Elle  m'a  remercié  en  fixant  ses  yeux  sur  les  miens 
avec  une  telle  précision  de  regard,  que  j'en  ai  frémi  jusqu'à  la  plante 
des  pieds.  J'ai  voulu  lui  riposter  par  une  phrase  de  politesse,  mais  je 
n'ai  pu  émettre  qu'une  manière  de  grognement  sourd,  et  je  vous  con- 
fesse que  je  lui  en  garde  rancune.  C'est  une  beauté  extraordinaire 
sans  doute,  mais  qui  étonne  plus  qu'elle  ne  touche.  Quelle  différence, 
mon  cher  Pelven,  avec... 

—  Avec  la  chanoinesse,  dit  vivement  Hervé  :  assurément  la  diffé- 
rence est  notable;  je  vous  loue  de  l'avoir  remarquée. 

Tout  en  causant,  les  deux  jeunes  gens  avaient  pris  un  peu  d'avance 
sur  le  reste  de  l'escorte,  qui  gravissait  en  ce  moment  la  pente  escarpée 
d'une  colline;  le  paysage  était  formé  par  une  chaîne  de  croupes  nues, 
entre  lesquelles  des  ruisseaux  couraient  à  travers  des  roches.  La  figne 


BELL AH.  785 

t  S  uniformes  qui  ondulait  en  suivant  les  détours  des  sentiers,  l'aspect 
fiicieux  de  la  cavalcade  féminine,  les  voiles  flottans,  les  plumes  blan- 
(  es  que  le  vent  agitait  sur  le  léger  feutre  des  amazones,  cette  vie, 
(  mouvement  et  ces  couleurs  dans  ce  site  sauvage  offraient  une 
;  tio  d'un  intérêt  pittoresque  qui  n'échappa  point  aux  deux  officiers. 

•  Voyez  donc,  Pelven,  s'écria  Francis,  ne  vous  faites-vous  pas  à  vous- 
]  Mue  reflet  d'un  enchanteur  qui  emmène  captive  une  nichée  de 
] incesses,  avec  la  reine  douairière,  s'entend? 

—  Je  me  ferais  plutôt  l'effet  d'un  enchanté  que  d'un  enchanteur, 
ipliqua  Hervé.  Je  vous  dirai  de  plus,  Francis,  que  je  n'aime  pas  ce 
]  ys  perdu;  je  n'ai  qu'une  confiance  très  bornée  dans  notre  guide;  c'est, 
i  ;i  façon,  un  très  honnête  homme,  mais  royaliste  comme  le  tigre  royal 
]i-même.  Je  vous  prie  de  le  surveiller.  Tenez,  par  exemple,  que  fait-il 
]-bas,  je  vous  le  demande? 

Le  garde-chasse  suivait  alors  la  corniche  d'une  lande  coupée  à  pic  sur 
j  droite,  et  s'arrêtait  de  temps  en  temps  pour  pousser  du  pied  des 
iigmens  de  rocher  dans  l'abîme  invisible  de  la  vallée. 

— Mais,  dit  Francis,  à  ce  qu'il  me  paraît,  le  citoyen  Kado  se  divertit 

•  !  la  plus  innocente  façon. 

—  L'innocence  même  du  divertissement  m'est  suspecte,  reprit  Hervé. 
1  homme  d'une  physionomie  et  d'un  caractère  aussi  graves  ne  se 
ic  point  sans  raison  à  des  jeux  d'enfant.  Tenez,  il  écoute  à  présent; 
\ient  de  pencher  la  tête  du  côté  du  précipice. 

—  Bon!  il  écoute  le  bruit  de  ses  pierres  qui  ricochent  de  rocher  en 
dier.  Je  vous  dis  que  ce  digne  sauvage  a  le  goût  des  plaisirs  simples... 

—  Silence!  interrompit  Hervé,  en  touchant  le  bras  du  jeune  licute- 
mt.  N'avez-vous  pas  entendu?... 

— Entendu  quoi? 

—  On  a  sifflé,  et  j'ai  vu  le  guide  échanger  un  coup  d'oeil  avec  la  cha- 
jinesse. 

—  J'ai  bien  entendu  en  effet  quelque  chose  comme  un  sifflement  ou 
)inme  le  souffle  du  vent  dans  les  bruyères.  Quant  à  l'œillade  entre  la 
lanoinesse  et  le  sauvage,  je  l'ai  perdue  et  je  la  regrette;  mais,  en  vê- 
te, commandant,  je  ne  comprends  rien  à  vos  appréhensions.  Ne 
)mmes-nous  pas  suffisamment  protégés  par  la  présence  de  votre  sœur? 
ouvez-vous  supposer  qu'elle  ait  trempé  dans  un  complot  dont  son 
ère  serait  la  première  victime  ? 

—  Elle  pourrait  n'en  rien  savoir. 

—  Et  puis,  j'ai  beau  considérer  la  tête  poudrée  de  la  chanoinesse,  je 
-bis  bien  qu'elle  ressemble  à  une  enseigne  de  marchand  de  cannes 

ir  laquelle  il  a  neigé,  mais  je  ne  saurais  croire  qu'il  y  puisse  germer 
ne  idée  sanguinaire. 

—  La  vieille  dame  est  madrée,  lieutenant,  quelle  que  puisse  être  sa 
toux.  X.  ^0 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête,  et  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'ait  fort  politique  en  Angleterre.  Penir 
être,  telle  que  vous  la  voyez,  a-t-elle  commercé  directement  avecPitl. 

—  Je  plains  Pitt,  dit  Francis. 

—  Soit;  mais,  parmi  les  idées  qui  auraient  pu  éclore  sous  ce  crâne  de 
chanoinesse,  que  diriez-vous  de  celle-ci,  je  suppose?  En  attirant  dans 
un  guet-apens  l'escorte  du  commandant  Hervé,  et  en  épargnant  toute- 
fois ledit  commandant,  on  ferait  peser  sur  lui  un  soupçon  de  complicik 
qui  le  compromettrait  sans  ressource  aux  yeux  de  la  république,  et  de 
la  sorte  il  se  trouverait  rejeté  bon  gré  mal  gré  dans  la  sainte  cause 
royaliste.  Hein? 

—  Hum  !  dit  Francis,  voilà  qui  est  spécieux;  mais,  pour  avoir  une 
pareille  pensée,  il  faudrait  qu'ils  ne  connussent  pas  le  commandant 
Hervé. 

—  La  passion  pourrait  les  aveugler  au  point  de  me  faire  cette  injure. 
Au  reste,  ce  sont  là  de  folles  idées;  je  voulais  vous  rappeler  seulement 
qu'après  tout  nous  sommes  en  pays  ennemi,  et  qu'il  est  convenable 
d'avoir  les  yeux  ouverts. 

—  Soyez  tranquille ,  commandant,  je  veillerai  sur  le  guide ,  suf la 
reine-mère  et  même  sur.... 

—  Ma  charmante  sœur?  demanda  doucement  Hervé. 

—  Non,  monsieur  de  Pelven,  non; — j'aimerais  autant  soupçonner 
la  statue  même  de  l'innocence;  je  voulais  parler  de  cette  belle  fleur 
sauvage,  de  la  fille  du  garde-chasse. 

Andrée,  en  se  rapprochant  de  son  frère,  mit  fin  à  l'entretien  des 
deux  jeunes  gens.  On  était  au  milieu  de  la  journée  :  la  caravane  sui- 
vait les  courbes  d'un  sentier  des  deux  côtés  duquel  s'étendait  à  perte 
de  vue  une  plaine  d'un  aspect  désolé  :  des  touffes  de  grands  genêts  de 
la  hauteur  d'un  homme  prêtaient  seules,  par  intervalle,  une  appa- 
rence de  culture  à  ce  désert  breton;  çà  et  là  sortaient  du  sol  dépouiUé 
des  arêtes  de  granit  recouvertes  de  noirs  lichens.  Cinq  ou  six  chaur 
mières  étaient  perdues  au  centre  du  plateau;  mais  ces  enseignes  de  la 
présence  des  hommes  n'avaient  rien  de  rassurant  pour  l'œil  du  voya- 
geur :  elles  portaient  un  caractère  misérable  et  sombre  qui  était  fait 
pour  ajouter  un  sentiment  d'alarme  aux  ennuis  de  la  solitude. 

La  caravane  fit  une  halte  d'une  demi-heure  dans  cette  triste  oasis. 
Devant  la  porte  de  la  cabane  qui  était  la  plus  voisine  du  chemin  étsH 
assis  sur  un  escabeau  un  jeune  homme  déguenillé,  à  l'œil  hagard  et 
aux  traits  flétris  :  il  exposait  alternativement  chacune  de  ses  mains  aux 
rayons  du  soleil  avec  une  mine  de  satisfaction  stupide.  «  C'est  mon 
pauvre  gars  que  le  bon  Dieu  a  frappé,  »  dit  une  vieille  femme  qui  était 
sortie  de  la  cabane  en  voyant  Hervé  s'approcher  d'un  air  d'intérêt. 
Hervé  mit  une  pièce  d'argent  dans  la  main  de  la  malheureuse  mère  et 
s'éloigna  de  cet  affligeant  spectacle;  mais,  s'étant  brusquement  retourné 


^ 


BELL AH.  787 

Iques  minutes  après,  il  fut  surpris  de  voir  le  pauvre  gars  engagé 
is  une  conversation  animée  avec  le  garde-chasse  :  il  étendait  les 
is  vers  le  nord,  et  lui  parlait  avec  une  extrême  volubilité.  S'aperce- 
it  que  les  regards  de  Hervé  étaient  fixés  sur  lui,  il  retomba  soudain 
is  son  attitude  hébétée.  —  Quelle  pitié!  n'est-ce  pas,  monsieur?  dit 
clo  en  passant  à  côté  du  jeune  commandant.  Celui-ci  ne  répondit 
mais,  se  défiant  d'un  idiot  si  intelligent,  il  veilla  à  ce  qu'il  ne 
tTenouer  ses  relations  avec  le  guide. 

3n  ne  tarda  pas  à  se  remettre  en  marche,  et  les  heures  s'écoulèrent 
isqu'aucun  incident  nouveau  vînt  confirmer  les  soupçons  de  Pelven. 
soleil  touchait  à  son  déclin;  Francis,  éprouvant  le  charme  particu- 
r  à  cet  instant  du  jour,  se  livrait  avec  une  gaieté  expansive  à  la  facile 
I  !sic  de  son  âge.  Il  composait  à  haute  voix,  chemin  faisant,  une  sorte 
à  ballade  en  style  de  chevalerie  où  chacun  des  personnages  de  l'ex- 
|;lition  avait  son  rôle.  Hervé  ne  pouvait  s'empêcher  de  sourire  à  l'im- 
JDvisation  épique  de  son  jeune  ami,  et  au  caractère  à  la  fois  héroïque 
burlesque  qu'elle  lui  prêtait. 

:  S'arrêtant  tout  à  coup  au  nom  de  la  fille  des  Mac  Gregor,  ainsi  qu'il 
I  pelait  la  femme  de  chambre  écossaise  :  —  Savez-vous ,  dit  Francis, 
l'elle  me  paraît  la  femme  de  chambre  la  plus  discrète  et  l'Écossaise 
plus  voilée  qu'on  puisse  voir?  J'ai  le  regret  de  vous  dire,  comman- 
nt,  que  je  ne  lui  ai  trouvé  aucun  air  de  ressemblance  avec  la  cari- 
ture  rousse  que  vous  m'aviez  donnée  pour  son  portrait. 

Je  vous  ai  dit,  Francis,  que  je  ne  l'avais  jamais  vue,  et  j'ajoute 
le,  si  elle  continue  de  voyager  avec  la  même  chasteté,  je  ne  la  verrai 
mais. 

—  J'ai  été  plus  heureux,  dit  Francis.  Une  trahison  du  vent  m'a 
^sé  entrevoir  un  ovale  gracieux  et  une  double  batterie  de  perles  de 

plus  belle  eau.  Quant  k  la  cambrure  de  la  taille  et  à  la  finesse  des 
ains,  vous  pouvez  en  juger  comme  moi. 

—  Il  me  semble,  sire  chevalier,  dit  en  riant  Hervé,  que  ceci  regarde 
B  écuyers. 

A  quelques  pas  de  là,  comme  pour  justifier  les  paroles  de  son  com- 
tandant,  le  sergent  Bruidoux,  qui  pouvait  passer  pour  l'écuyer  prin- 
pal  de  l'aventure,  charmait  les  ennuis  de  la  marche  en  traitant  à 
jtnd  la  question  effleurée  par  ses  supérieurs.  — Il  y  a,  disait  Bruidoux, 
ni  aimait  à  pérorer  vaille  que  vaille  sur  toutes  les  matières,  il  y  a  des 
iiimes  de  toutes  sortes.  Il  y  en  a  qui  attirent  le  regard  par  leur  em- 
onpoint,  et  il  y  en  a  qui  sont  faites  comme  des  sabres  de  cavalerie, 
es  unes  sont  brunes  et  les  autres  sont  blondes.  Il  y  en  a  qui  ont  de  la 
udeur  et  d'autres  qui  n'en  ont  pas,  et  je  dois  te  dire,  pour  ton  in- 
triiction,  Colibri,  que  celles  qui  en  ont  le  plus  sont,  la  plupart  dn 
3mps,  celles  qui  en  ont  le  moins. 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Comment  cela,  sergent?  dit  Colibri,  que  cette  révélation  était  faito 
pour  surprendre. 

—  Comment?  le  voici:  tiens,  Colibri,  je  suis  curieux  de  savoir  ce 
que  tu  penserais,  toi,  si  tu  voyais  à  l'improviste  une  femme  nue  dans 
un  bois? 

Cette  image  hypothétique  couvrit  d'une  teinte  écarlate  le  visage  de 
Colibri.  — Dame!  sergent,  répondit-il  en  se  dandinant  avec  une  sorte. 
de  pruderie,  je  penserais...  une  femme  nue  dans  un  bois,  sergent? 

—  Oui,  dans  un  bois;  voyons,  quelle  opinion  prendrais-tu  d'elle? 

—  Sergent,  je  crois  que  j'en  prendrais  une  opinion  un  peu  drôle. 

—  C'est  cela,  reprit  Bruidoux.  Eh  bien!  moi  qui  te  parle,  j'ai  vu 
dans  les  bois  du  Canada  des  citoyennes  qui  étaient  aussi  peu  vêtues 
que  mon  nez,  et  je  puis  t'assurer.  Colibri,  que  ces  créatures  étaient 
mieux  défendues  par  leur  simple  innocence  que  par  une  redoute  de 
cent  vingt  canons  du  plus  fort  calibre.  C'est  ce  qui  te  prouve,  mon  gar- 
çon ,  le  peu  de  cas  qu'il  faut  faire  des  aunes  d'étoffe  et  des  momeries, 
quand  il  s'agit  de  passer  l'inspection  d'un  objet.  Et,  pour  en  revenir  à 
la  citoyenne  écossaise  en  question,  je  te  dirai  que  toutes  ses  cachotte- 
ries me  font  tout  juste  autant  d'effet  moral  qu'une  prune  verte,  et  que, 
si  je  ne  devais  fidélité  à  une  certaine  payse  dont  le  nom  respectable  est 
inscrit  sur  mon  bras  gauche,  j'aurais  déjà  offert  mon  cœur  et  ma 
main,  n'iiyiporte  laquelle,  à  ladite  citoyenne. 

—  Ainsi,  dit  Colibri,  vous  croyez,  sergent,  que,  malgré  son  voile  et 
tous  ses  falbalas,  elle  ne  s'offenserait  pas  d'une  proposition  qui  lui  se- 
rait faite  avec  civisme  et  politesse? 

—  Il  t'est  loisible  de  t'en  assurer,  Colibri. 

—  Mais  n'y  voyez-vous  réellement  aucun  danger,  sergent? 

—  Je  n'y  en  vois  réellement  que  deux,  reprit  Bruidoux  :  c'est,  primo, 
que  la  princesse  ne  te  coupe  la  figure ,  et ,  secundo,  que  le  comman- 
dant ne  te  passe  son  sabre  au  travers  du  corps;  mais  que  cela  ne  t'ar- 
rête pas ,  mon  garçon.  Tel  que  tu  me  vois  en  ce  jour,  sache  que  je 
serais  moi-même  une  pauvre  espèce  d'individu,  si  je  n'avais  com- 
mencé, en  amour  comme  en  guerre,  par  être  étrillé  avec  des  circon- 
stances dont  le  détail  te  ferait  frémir.  Je  ne  t'en  citerai  qu'une  :  c'était 
en  85;  elle  était  brune  comme  le  diable;  elle  s'appelait  Loïsa,  et  n'avait 
que  le  tort  d'appartenir  à  une  famille  princière... 

Dès  le  début  de  cet  épisode  intime ,  Bruidoux  fut  subitement  inter- 
rompu par  des  exclamations  qui  partaient  coup  sur  coup  de  tous  les 
points  de  la  colonne.  La  nuit  était  tout-à-fait  tombée,  mais  très  claire: 
on  était  arrivé  sur  le  revers  d'une  lande  montueuse,  et  on  commen- 
çait à  en  descendre  le  versant;  le  fond  de  l'étroite  vallée  qu'on  avait 
sous  les  yeux  disparaissait  à  moitié  sous  les  ténèbres ,  à  moitié  sous  le 
voile  de  blanches  vapeurs  qui  s'élevaient  des  marécages.  A  une  demi- 


BELL AH.  789 

:  environ,  on  apercevait,  sortant  du  sein  de  la  brume,  le  sommet 
.  is  d'une  colline,  et,  plus  haut,  se  dessinant  nettement  sur  le  ciel, 
1;  masse  noire  et  déchirée  d'une  ruine  féodale.  Sur  un  pan  de  mur 
i'.lt;  s'ouvraient,  avec  une  sorte  de  clairvoyance  fantastique,  deux  fe- 
i^lrcs  ogivales  emplies  des  pâles  clartés  de  la  lune,  dont  le  disque  était 
i  isible.  Hervé  et  Francis  avaient  fait  halte  les  premiers  devant  cette 
ai)arition.  Les  femmes,  obéissant  à  un  vague  sentiment  de  terreur, 
a  lient  serré  leurs  rangs  et  s'étaient  rapprochées  des  deux  officiers. 

—  N'est-ce  pas  là,  mademoiselle,  dit  le  commandant  Hervé  en  se 
tirnant  vers  l'Écossaise,  qui  avait  enfin  soulevé  son  voile,  n'est-ce  pas 
liiu  paysage  de  votre  patrie? — La  jeune  fille  s'inclina  sans  répondre. 

—  Mon  frère,  demanda  Andrée,  devons-nous  véritablement  passer  la 
I  it  dans  cette  horreur  qui  nous  regarde  là-bas? 

—  Vous  savez,  ma  chère,  dit  Hervé,  que  je  n'ai  trempé  en  rien  dans 
>trc  itinéraire;  il  faudra  vous  en  prendre  à  l'honnête  Kado,  si  votre 
cambre  à  coucher  vous  déplaît. 

—  Je  mourrai  de  frayeur  là-dedans ,  je  vous  assure ,  reprit  Andrée. 

—  J'espère,  dit  la  chanoinesse  sur  le  mode  pointu  et  solennel  qui 
(itinguait  son  élocution,  j'espère  que  M""  de  Pelven  sera  vite  récon- 
(  iée  avec  ce  vieux  château,  quand  elle  saura  qu'il  a  été  construit  par 
IS  braves  ancêtres ,  et  que  c'est  le  plus  ancien  patrimoine  de  sa  fa- 
illie. 

—  Bon!  s'écria  Andrée,  grand  merci!  Il  ne  manquait  plus  que  cela. 
hs  braves  ancêtres,  madame?  Eh  bien!  la  petite-fille  de  mes  braves  an- 
•  très  est  une  poltronne,  voilà  tout.  Mon  Dieu  !  et  moi  qui  ai  tous  leurs 
)rtraits  dans  la  tête!  Je  suis  bien  sûre  de  les  voir  défiler  toute  la 
lit  à  la  queue  leu  leu,  depuis  Olivier  aux  grands  pieds  jusqu'à  Geof- 
by  barbe  torte. 

—  Et  quand  vous  les  verriez,  ma  chère ,  interrompit  une  voix  dont 
timbre  singulièrement  doux  et  grave  accéléra  tout  à  coup  les  mou- 

;mens  du  cœur  de  Hervé,  qu'en  pourriez- vous  redouter?  Vous  êtes 
ur  descendante  loyale;  vous  avez  conservé  l'honneur  de  leur  nom 

la  fidéhté  de  leurs  croyances...  Ce  n'est  pas  vous,  Andrée,  qui  devez 
aindre  de  voir  en  face  ceux  qui  ont  su  vivre  et  mourir  pour  leur 
ieu  et  pour  leur  roi. 

Le  jeune  commandant  républicain  avait  senti  le  sang  lui  monter  au 
isage. 

—  Si  je  connais  l'histoire  de  ma  famille ,  dit-il  d'un  accent  un  peu 
nu,  plus  d'un,  parmi  ceux  dont  parle  M""  de  Kergant,  est  mort  en 
Dinbattant  contre  le  roi  pour  sa  patrie  :  la  patrie  d'un  Breton,  dans  ce 
!mps-là,  c'était  la  Bretagne;  aujourd'hui,  c'est  la  France. 

En  achevant  ces  mots,  Hervé  poussa  son  cheval  dans  le  sentier  ra- 
oteux  qui  descendait  en  serpentant  sur  le  revers  de  la  colline.  Francis, 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

après  avoir  donné  au  détachement  l'ordre  de  reprendre  la  marche,  re- 
joignit son  ami.  — Vous  aviez  raison ,  commandant ,  dit-il ,  ce  n'est  pas 
une  femme  ordinaire;  sa  voix  a  je  ne  sais  quelle  sonorité  pénétrante 
qui  surprend  l'ame.  J'admire  que  vous  ayez  pu  lui  répondre.  Moi,  j'au- 
rais pris  la  fuite. 

—  Elle  me  hait,  murmura  Pelven,  elle  me  hait,  et,  ce  qui  est  pire, 
elle  me  méprise. 

—  Qu'elle  ne  vous  aime  pas,  commandant  Hervé,  cela  se  peut,  quoi- 
que le  contraire  soit  possible  aussi;  mais Eh  bien!  qu'est-ce  qui 

prend  au  guide?  Le  voilà  qui  fait  des  signes  de  croix  à  tour  de  bras. 

—  Quelque  superstition  bretonne!  dit  Hervé.  S'étant  alors  approché 
du  guide,  il  crut  l'entendre  prier  à  voix  basse,  et  il  le  vit  porter 
ferveur  à  ses  lèvres  les  médailles  d'un  énorme  chapelet.  Étonné,  dr  r 
accès  subit  de  dévotion,  le  jeune  homme  posa  doucement  sa  main  <ni 
l'épaule  du  guide,  qui  tressaillit.  —  Pardon,  mon  ami,  dit  Pel 
mais  ce  chemin  est  difficile,  et  nous  avons  besoin  de  tout  votre  z»  li 
Le  moment  est  mal  choisi  pour  vous  absorber  dans  vos  prières 

—  Ce  n'est  pas  au  fds  de  ceux  qui  dorment  là-bas,  répondit 
ment  le  Breton  en  étendant  la  main  vers  le  château  ruiné,  de 
^u'il  n'est  pas  bon  de  prier,  quand  on  descend  dans  la  vallée 
Groac'h. 

—  Vous  savez ,  Kado,  que  je  n'ai  jamais  habité  cette  contrée  :  j'i 
absolument  les  mystères  de  cette  vallée,  dont  j'entends  le  nom  pouj^ 
première  fois. 

—  C'est  un  mauvais  temps,  mon  maître,  dit  le  garde-chasse  se 
une  sorte  d'emphase  solennelle,  quand  l'oiseau  s'égare  dans  le  but 
où  son  père  et  sa  mère  ont  chanté  sur  son  nid. 

—  Kado,  interrompit  Hervé  avec  sévérité,  nous  avons  été  amis 
trefois;  ne  me  le  faites  pas  oublier.  Je  vous  demande  si  cette  vaffl 
présente  quelque  danger  particulier,  pour  que  vous  jugiez  bon  de  li 
conjurer? 

—  Ce  vallon  est  hanté,  dit  Kado  en  baissant  la  voix  et  en  approc 
le  chapelet  de  sa  bouche. 

—  Que  ne  preniez-vous  une  autre  route?  N'accusez  que  vous  de 
ridicules  frayeurs. 

—  Je  n'éprouve  point  de  frayeur,  répondit  le  Breton...  J'ai  travers 
seul,  la  nuit,  bien  des  vallons  hantés,  et  je  n'ai  jamais  eu  peur.  Éî 
conscience  est  entre  eux  et  moi.  Celui  dont  la  conscience  est  tranquille 
les  pierres  ne  dansent  pas  devant  lui.  Laissez-moi  prier,  monsiem 
Hervé,  car  je  ne  prie  pas  pour  moi. 

—  Et  pour  quel  criminel  priez-vous  donc,  maître  Kado? 
Cette  question  était  adressée  sur  un  ton  de  colère  et  de  menace 

le  guide  sembla  dédaigner,  car  il  répondit  aussitôt  sans  aucun  trou 


BELL  AH.  7tH 

\  m  que  sa  voix  parût  adoucie  par  une  nuance  de  tristesse  :  —  Je 

nais,  mon  maître,  pour  ceux  qui  ont  oublié  leurs  prières  en  appre- 

t  à  menacer  ceux  du  pays  qui  les  ont  bercés  tout  petits  sur  leurs 

.. .  lOUX. 

i  Ali  appel  fait  à  de  chers  souvenirs  par  une  voix  autrefois  amie  amollit 
-iidain  jusqu'à  l'attendrissement  la  fierté  du  jeune  homme.  Par  un 
•mulier  caprice  de  son  ame,  il  se  trouva  plus  sensible  à  la  réproba- 
l>ii  naïve  de  ce  paysan,  dont  il  connaissait  la  rude  probité  d'intelli- 
jnce,  qu'à  l'anathème  tombé  des  lèvres  de  Bellah.  Il  ne  put  même 
!>ister  au  désir  de  combattre  les  préventions  au  nom  desquelles  cet 

iiime  simple  l'avait  condamné. 

—  Vous  avez  raison ,  mon  pauvre  Kado ,  reprit-il ,  c'est  un  temps 
illieureux  que  celui  qui  rend  ennemis  les  enfans  de  la  même  terre 

I  do  la  même  maison;  mais  à  qui  la  faute?  Vous  qui  avez  l'ame  droite 
.  (jui  me  connaissez,  pouvez-vous  croire  que  j'aie  renoncé  à  toutes 

es  affections  sans  être  entraîné  par  quelque  devoir  nouveau  dont  Dion 

0  faisait  une  loi  ? 

—  Il  n'y  a  pas  de  devoirs  nouveaux,  dit  Kado  d'un  ton  sentencieux  : 
'  (|ui  était  juste  pour  mon  père  est  juste  pour  moi.  La  vérité  ne 
lange  pas. 

—  Et  pourtant,  reprit  Hervé,  je  vous  ai  entendu  conter  à  vous-même 
lie  dans  un  temps  bien  éloigné  de  nous  les  gens  du  pays  priaient  de- 
mi des  pierres  comme  des  païens. 

—  Oui,  mon  maître. 

—  Eh  bien  !  c'était  la  vérité  pour  eux;  puis,  quand  la  religion  de  la 
oix  fut  connue ,  les  premiers  qui  renoncèrent  aux  faux  dieux  pour 
Liivre  la  loi  nouvelle  furent  appelés  infidèles  et  traîtres.  On  leur  donna 
es  noms  que  vous  me  donnez ,  et  on  leur  dit  ce  que  vous  me  dites  : 
ik;  la  vérité  ne  change  pas.  Elle  avait  changé  cependant. 

—  C'est  que  la  loi  de  l'Évangile  était  bonne,  dit  le  Breton  en  hochant 
)  tête  :  celle-là  n'ordonnait  pas  aux  hommes  de  dépouiller  et  de  tuer 
iirs  frères. 

—  Elle  leur  ordonnait,  répliqua  Hervé  avec  force,  de  se  traiter  les  uns 
es  autres  comme  des  enfans  du  même  sang,  des  créatures  de  la  même 
rgile,  et  c'est  parce  qu'il  y  a  des  hommes  orgueilleux  qui  ont  oublié 
ette  loi ,  qui  se  sont  crus  d'une  nature  supérieure  à  celle  de  leurs 
rères,  et  qui  les  ont  méprisés  et  opprimés,  c'est  pour  cela  que  la  cause 
ie  la  vérité  et  de  la  justice  est  avec  ceux  qui  combattent  ces  hommes. 

—  Si  je  vous  entends  bien ,  mon  maître ,  dit  le  garde-chasse ,  qui 
ivait  prêté  une  attention  extraordinaire  aux  paroles  du  jeune  officier, 
!es  hommes  sont  ceux  que  nous  appelons  les  seigneurs ,  les  gentils- 
lommes;  mais  tous  vos  pères,  à  vous ,  ont  été  seigneurs.  Vous  dites 
ionc  que  vos  pères  étaient  criminels  ? 


I 


àtrf.51 


p:oi 


i\r 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Mes  pères,  mon  vieil  ami ,  se  croyaient  justes  en  agissant  comme 
ils  le  faisaient.  Dieu  a  éclairé  le  temps  où  nous  vivons  d'une  lumi^ 
qu'il  avait  refusée  à  leur  temps.  J'aurais  été  coupable,  moi,  de  resici 
attaché  par  mon  intérêt  aux  coutumes  de  mes  pères,  quand  ma  c(jii- 
science  me  montrait  l'iniquité  de  ces  coutumes.  Ils  ont  fait  leur  éS- 
voir,  et  je  fais  le  mien. 

—  Ce  sont,  dit  Kado,  des  idées  qui  ne  m'étaient  jamais  venues.  — 
Puis  il  réfléchit  un  moment  avant  de  reprendre  :  —  Je  n'ai  jamais 
étudié,  monsieur  Hervé,  comme  vous  savez,  et  j'ai  bien  de  la  peine  à 
signer  mon  nom;  mais  j'ai  l'habitude  de  penser  souvent  à  ce  que  j'en- 
tends dire,  excepté  aux  choses  de  la  religion,  qui  n'appartiennent  qu'ai  F  ^• 
bon  Dieu.  Eh  bien  !  mon  maître,  on  dit  que  vous  voulez  qu'il  n'y  ait 
plus  ni  grands  ni  petits,  ni  riches  ni  pauvres,  mais  que  tout  le  monde 
soit  égal.  Là-dessus ,  j'ai  à  vous  dire  que  cela  ne  se  peut  pas  :  le  bon  ' 
Dieu  a  fait  des  forts  et  des  faibles,  des  gens  qui  ont  de  l'esprit  et  d'au- 
tres qui  n'en  ont  pas,  des  vaillans  et  des  paresseux;  vous  aurez  beÉ|! 
détruire  des  créatures,  vous  ne  referez  pas  la  volonté  de  Dieu. 

—  Vous  pouvez  ajouter,  mon  vieux  Kado ,  que  nous  serions  de  mF' 
sérables  fous,  si  nous  avions  de  pareilles  idées.  Loin  de  penser  à 
changer  ce  que  Dieu  a  fait,  nous  tâchons,  autant  qu'il  est  possible  à 
des  hommes,  de  régler  notre  justice  sur  la  sienne.  La  religion  V0B|.  '■' 
dit-elle,  Kado,  que  Dieu  damne  les  enfans  dans  le  ventre  de  l 
mère?  Non,  n'est-ce  pas?  11  jette  les  hommes  sur  la  terre  avec  la  liberté 
de  s'y  conduire  bien  ou  mal ,  et  il  attend  ,  pour  les  juger,  qu'ils  aient 
vécu.  Eh  bien!  notre  république  veut  de  même  qu'aucun  homme  ne 
soit  condamné  au  désespoir  pour  le  seul  fait  de  sa  naissance,  mais  que 
chacun  puisse  librement  exercer  les  dons  qu'il  a  reçus  de  Dieu,  afin  de 
mériter  par  ses  propres  œuvres  d'être  heureux  ou  malheureux;  notre 
république  prétend  que  tous  ses  enfans  aient  un  droit  égal  à  la  servlTi 
et  à  l'honorer  en  s'honorant  eux-mêmes,  car  sa  première  loi  est  q 
le  travail  profite  à  qui  a  la  peine. 

—  Ce  sont  des  choses  qui  paraissent  justes,  dit  le  Breton  d'un  air 
méditatif.  Il  y  a  sûrement  du  bon  et  du  beau  dans  tout  cela.  Ce  n'est] 
pas  ce  qu'on  nous  avait  dit.  Je  vous  remercie  d'en  avoir  causé  a 
moi.  Je  vous  ai  vu  tout  enfant,  monsieur  Hervé;  c'est  moi  qui  vous  ai 
fait  tirer  votre  premier  coup  de  fusil;  vous  étiez  un  brave  brin  de  gen-  ; 
tilhomme.  Les  liirondelles  s'en  vont  quand  la  mauvaise  saison  arrivK^^Bl 
Je  suis  bien  content  de  savoir  que  vous  avez  eu  une  autre  raison  pour^' 
nous  quitter.  J'aurai  le  cœur  moins  gros  en  pensant  à  vous  main- 
tenant. 

Kado  fit  quelques  pas  en  silence  et  la  tête  baissée;  puis  il  ajouta  avec 
mélancolie  : 

—  Je  suis  trop  vieux.  Si  j'étais  plus  jeune,  j'aimerais  à  réfléchir  là- 


X' 


BELLAH.  793 

IIS,  car  il  y  a  du  bon  et  du  beau;  mais  à  mon  âge,  voyez-vous,  mon 
]  fie,  si  je  voulais  m'ôter  du  cœur  tant  de  choses  et  de  gens  que  j'y 
au  fin  fond  depuis  si  long-temps,  j'aurais  beau  avoir  mieux  pour 

i  'inplacer,  je  sens  bien  que  j'en  mourrais.  N'en  parlons  donc  plus, 
;()iis  prie. 

-  Donnez-moi  votre  main ,  Kado ,  dit  Hervé.  Et  il  serra  d'une 
ti  II  te  cordiale  la  main  tremblante  d'émotion  que  le  vieux  garde- 
l>s(!  lui  tendit  avec  une  surprise  empressée. 

ti  se  retournant,  Hervé  aperçut  le  petit  aide-de-camp  à  ses  côtés. 
~  Que  me  disiez-vous  donc ,  Kado,  reprit-il ,  de  ce  vallon  de  la 
i  ac'h,  comme  vous  l'appelez? 

-  Je  disais,  mon  maître,  qu'il  est  hanté. 

-  Hanté!  Que  signifie  cela,  commandant?  dit  Francis. 

-  Cela  signifie,  mon  cher  lieutenant,  que  le  vieux  Guillaume,  au- 
iit  dit  le  diable,  tient  cour  plénière  dans  cette  vallée,  et  que  vous 

1  /.  [)robablement  y  voir  se  trémousser  au  clair  de  lune  des  groac'h, 
'  t-;i-dire  des  fées,  et  des  korandons  qui  sont  de  petits  bouts  de  ci- 
(  IIS,  sorciers  de  leur  métier. 

-  Bon  !  reprit  en  riant  Francis.  Nous  allons  donc  rire.  Je  me  fais 
u  >  véritable  fête...  Un  geste  et  une  exclamation  du  garde-chasse,  qui 

'  ait  arrêté  tout  à  coup,  firent  taire  le  jeune  homme.  La  petite  cara- 

.(  était  alors  aux  deux  tiers  environ  de  la  descente,  et  continuait  de 

ivic  lentement  le  sentier  tortueux  et  escarpé  qui  dégénérait  en  un 

\  itable  escalier  de  rochers.  Malgré  leur  confiance  dans  leurs  mon- 

ti  i  s,  qui,  comme  tous  les  chevaux  de  nos  côtes  montagneuses,  avaient 

h  même  sûreté  d'allure  que  les  mules  des  sierras  espagnoles,  les 

f«:imes  et  les  soldats  eux-mêmes,  donnant  toute  leur  attention  aux  dif- 

fliHpsde  la  route,  gardaient  un  profond  silence.  L'exclamation  du 

(ît  l'entretien  qui  suivit  purent  donc  être  entendus  et  commentés 

jitjue  dans  les  derniers  rangs  de  la  colonne. 

ûido  s'était  arrêté,  le  bras  levé  et  le  cou  tendu,  dans  l'attitude  d'un 
famine  qui  attend  que  ses  oreilles  lui  confirment  quelque  grave  évé- 
Dmeut. 

-  Qu'y  a-t-il?  dit  Hervé  avec  précaution. 

-  .le  m'étais  trompé,  répondit  Kado ,  et  j'en  remercie  le  bon  Dieu; 
Men  que  je  n'aie  rien  vu  de  semblable  de  mes  yeux...  Le  guide 

I  rompit  brusquement,  et,  frissonnant  de  tousses  membrescomme 
proie  à  une  puissante  terreur:  — Non,  non!  reprit-il,  je  ne  me 
mpais  pas;  ce  sont  elles  !  Écoutez,  mon  maître  ! 
Pelven  et  tous  ceux  qui  le  suivaient  prêtèrent  l'oreille.  Ils  enlendi- 
lat  alors  distinctement  un  bruit  de  coups  sourds  et  réguliers,  assez 
Tîblable  au  son  que  ferait  un  marteau  frappant  sur  une  enclume  de 
is.  Les  coups  cessaient  par  intervalles,  puis  reprenaient  avec  la  même 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

force.  Des  bruits  pareils  semblaient  s'élever  à  la  fois  de  plusieurs  points  ' 
du  vallon. 

—  Quel  diantre  de  bruit  est-ce  là?  dit  Francis.  On  dirait  des  femmes 
qui  battent  du  linge.  jr 

—  Oui ,  répondit  le  garde-chasse  sur  un  ton  grave  et  triste ,  elles  IH^ 
battent  le  linge  des  morts.  —  En  même  temps,  il  découvrit  sa  tête,  leva 
les  yeux  vers  le  ciel,  et  commença  une  prière  à  voix  basse.  ' 

Hervé  se  trouvait  dans  un  embarras  pénible  :  il  sentait  la  nécessité  ' 
de  couper  court  à  cette  scène,  qui  pouvait  être  d'un  effet  contagieux  sur 
l'esprit  des  femmes,  et  même  sur  l'intelligence  de  quelques-uns  de  ses 
soldats;  mais  tout  moyen  violent  lui  répugnait  vis-à-vis  de  l'homme  !  ' 
avec  lequel  il  venait  de  renouer  si  fortement  une  ancienne  amitié.  Au, 
milieu  de  ses  irrésolutions ,  il  se  sentit  légèrement  presser  le  bn».  \ 
—  Mon  frère,  murmura  la  voix  caressante  d'Andrée,  vous  allez  mej 
gronder;  mais  je  vous  dirai  que  j'ai  des  frissons  terribles...  Ce  sont 
des  lavandières  de  nuit,  ne  le  croyez-vous  pas? 

—  Allons,  folle  !  répondit  Hervé  en  riant;  puis,  se  penchant  à  l'orei 
du  garde-chasse  :  —  Mon  bon  Kado,  lui  dit-il  tout  bas,  marchez,  je  vc 
en  prie.  N'effrayez  pas  ma  sœur.  —  Kado  regarda  un  moment  le  jei 
homme  avec  indécision,  et  soupira  longuement,  après  quoi  il  se  reï 
en  marche  en  roulant  un  chapelet  entre  ses  doigts.  Hervé  se  retoi 
alors  vers  les  soldats  :  —  Mes  enfans,  leur  cria-t-il  gaiement,  il  pai 
qu'il  y  a  en  bas  des  ci-devant  lavandières;  mais  vous  savez  que  la  : 
publique  ne  les  reconnaît  pas  :  ainsi,  en  avant! 

—  Mon  commandant,  répondit  Bruidoux,  voici  d'ailleurs  Colibri  qtti| 
va  leur  donner  de  l'ouvrage  avec  ses  six  douzaines  de  bas  de  soie.  -*4 
Rassuré  sur  l'état  moral  de  sa  troupe  par  les  rires  qui  saluèrent  la 
santerie  du  sergent,  le  commandant  Hervé  reprit  avec  plus  de  tra 
quillité  sa  place  à  côté  de  Francis. 

Cependant,  à  mesure  qu'on  approchait  du  bas  de  la  lande,  les 
bizarres  qui  s'élevaient  de  la  vallée  déserte  devenaient  de  plus  en  pÉ 
distincts,  imitant,  à  s'y  méprendre,  le  retentissement  particulier  d't 
battoir  sur  du  linge  mouillé,  et  quelquefois  aussi  le  bruit  plus  sec  dti 
bois  heurtant  la  pierre. 

—  Puis-je  vous  demander,  commandant,  dit  Francis,  quelle  espèce' 
d'animal  est  au  juste  ce  qu'on  appelle  une  lavandière,  en  terme  de 
grimoire? 

—  Les  lavandières,  lieutenant,  sont  des  femmes  diaboliques  qui,  sui 
le  minuit,  font  une  lessive  de  linceuls.  On  ajoute  qu'elles  prient  les 
passans  de  les  aider  à  tordre  leur  linge,  et  qu'en  ce  cas,  le  seul  moyeB||îHfl 
de  salut,  c'est  de  tordre  avec  soin  du  même  côté  que  ces  dames;  si  OD 
tord  à  rebours,  on  est  rompu. 

—  Ahi  !  dit  Francis,  merci  de  l'avis,  commandant.  Je  voudrais  savoii 


BELLAH.  793 

!  liitenant  à  quelle  cause  vous  attribuez,  dans  votre  for,  la  musique 
i  cnle  qui  afflige  nos  oreilles,  car  voilà  le  brouillard  qui  se  dissipe; 
lime  éclaire  en  plein  la  vallée,  et  je  n'y  vois  réellement  aucune  ap- 
),(  ace  d'habitation. 

-  En  effet;  mais  il  y  a  un  coin  du  vallon  que  nous  ne  pouvons  aper- 
(!)ir  d'ici,  à  cause  de  ce  rocher  que  nous  tournons.  Il  suffit  d'un 
t»  i  berger  frappant  les  pierres  du  chemin  avec  un  bâton  pour  pro- 
lire  ce  bruit. 

-  Ma  foi,  je  ne  crois  pas,  commandant,  à  moins  que  vous  ne  sup- 
r(i('z  une  douzaine  de  petits  bergers  avec  une  douzaine  de  gros  bâtons. 

-  Ne  pourrait-il  pas  y  avoir  quelque  cascade  par  là? 

-  Jamais  cascade  n'eut  une  sonorité  de  ce  genre.  Voilà  qui  est  extrê- 
rnient  bizarre  après  tout.  Cela  sent  diablement  le  soufre  par  ici,  ne 

I  i\cz-vous  pas,  Pelven? 

-  Nos  oreilles  nous  servent  mal  la  nuit,  reprit  Hervé  répondant  à  ses 
I  "i(;s  pensées.  Ces  coups  sont  certainement  extraordinaires.  Croyez- 

aux  esprits,  Francis? 

-  Mais  je  commence,  mon  commandant.  Tenez,  c'est  absurde,  mais 
j(^uisému. 

-  Chut!  dites-le  tout  bas  au  moins,  mon  garçon.  Eh  bien!  fran- 
c'inent,  j'allais  m'émouvoir  aussi  quand  j'ai  découvert  le  mot  de 
l'ii^ine.  Cette  vallée  a  un  écho  qui  répète  le  bruit  du  sabot  des  che- 
V  i\  sur  le  rocher;  j'ai  vingt  fois  entendu  des  échos  aussi... 

-  Sur  ma  vie  !  s'écria  Francis,  lavandières  ou  diables,  les  voilà  ! 
.('S  deux  officiers  étaient  alors  arrivés  de  l'autre  côté  du  rocher  qui 

II  r  avait  caché  jusqu'à  ce  moment  une  partie  de  la  vallée.  Hervé  jeta 
l  \eux  sur  le  point  que  Francis  lui  désignait,  et  aperçut  avec  stupé- 
f  tion,  à  une  distance  de  quelques  centaines  de  pas,  un  groupe  de 
Inities  vêtues  de  blanc,  les  unes  agenouillées  devant  des  flaques  d'eau, 
I  autres  paraissant  étendre  du  linge  sur  des  touffes  d'herbes  maré- 

:<  lises.  —  Quelques  cris  étouffés  et  des  murmures  confus  apprirent 
<  même  temps  à  Hervé  que  les  femmes  et  les  soldats  venaient  de  dé- 
uvrir  cet  étrange  spectacle. 

-  Ah  çà  !  Colibri,  dit  Bruidoux,  voici  le  moment  de  tirer  tes  bas  de 
îie  de  ta  malle. 

-  Hervé,  s'écria  Andrée,  enlaçant  de  ses  bras  le  corps  de  son  frère. 
< l'est-ce  que  cela,  au  nom  du  ciel? 

-  Ce  sont  des  chouans,  ma  chère.  On  m'avait  averti  que  je  trouve- 
is  ces  messieurs  ici.  Restez  là  et  ne  craignez  rien. 

Comme  il  achevait  ce  pieux  mensonge,  dont  le  but  était  de  substituer 
imotion  franche  d'un  danger  connu  aux  hallucinations  qui  trou- 
aient l'esprit  de  sa  sœur,  Hervé  crut  remarquer  que  la  chanoinesse 
isait  un  brusque  mouvement  de  surprise,  et  fixait  sur  lui  un  regard 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pénétrant.  Ce  regard  réveilla  tous  ses  soupçons  oubliés;  il  se  pencha 
vers  Francis,  et  lui  dit  avec  vivacité  :  —  Voyez  !  la  chanoinesse  ne 
montre  aucune  inquiétude;  c'est  quelque  piège. 

—  Ah  !  tant  mieux  !  répondit  le  jeune  garçon  en  respirant  avec  bruit. 
Chargeons-nous,  commandant? 

Les  deux  jeunes  gens,  se  retournant  alors  avec  curiosité  vers  la 
vallée,  virent  que  les  lavandières  continuaient  leurs  travaux,  sans  aucun 
souci  apparent  de  la  présence  du  détachement  républicain.  La  conte- 
nance des  soldats  devenait  inquiète. 

—  Ceci  n'a  que  trop  duré,  murmura  Hervé.  Mesenfans,  poursuivit-il 
à  haute  voix,  nous  allons  leur  faire  plier  leur  linge.  Chargez  vos  armes. 

—  Mesdames,  et  vous  aussi,  Kado,  demeurez  derrière  ce  rocher,  je  vous 
prie.  —  On  entendit  le  bruit  des  baguettes  de  fer  dans  les  canons  de 
fusil.  Puis,  les  deux  officiers,  ayant  formé  leur  troupe  en  un  peloton 
serré,  commencèrent  d'avancer  sur  le  sol  humide  de  la  vallée. 

A  mesure  qu'ils  approchaient  des  nocturnes  ouvrières,  soit  illusion 
produite  par  la  lumière  incertaine  de  la  lune,  soit  disposition  particu- 
lière de  leur  esprit,  les  soldats  voyaient  peu  à  peu  les  formes  et  la  sta- 
ture de  ces  êtres  inconnus  croître  jusqu'à  des  dimensions  véritabli 
ment  surnaturelles.  Ils  n'en  étaient  plus  séparés  que  par  un  intervalli 
de  quarante  pas  environ,  quand  tout  à  coup  la  troupe  fantastique  quiti 
son  travail,  et  forma  une  ronde  bizarre  accompagnée  d'une  sourde  in- 
CKintation,  pareille  au  bourdonnement  d'une  ruche.  Hervé  ordonna  de 
faire  halte. 

—  Hé!  là-bas!  cria-t-il,  qui  vive?  — Puis,  après  un  court  silence  : 

—  Je  vous  avertis,  qui  que  vous  soyez,  reprit-il,  que  je  ne  veux  pai 
exposer  un  seul  de  mes  hommes  dans  cette  sotte  rencontre.  Rendez- 
vous,  ou  nous  faisons  feu.  En  joue,  mes  enfans. 

—  Gare  l'eau  !  murmura  Bruidoux. 
Les  lavandières  cependant  continuaient  leur  ronde  et  leur  mysté 

rieuse  mélopée. 

—  Allons,  feu  !  dit  Hervé. 
Dès  que  la  fumée  se  fut  un  peu  dissipée  et  que  les  soldats  pu 

constater  l'effet  de  la  décharge,  une  vive  hilarité  éclata  dans  les  rangS 
on  apercevait  toutes  les  actrices  du  ballet  fantastique  étendues  de  letli 
long  et  sans  mouvement  sur  la  terre,  assez  semblables  à  ces  nappes  di 
toile  blanche  qu'on  expose  à  la  rosée  de  la  nuit. 

—  Ça  leur  apprendra,  dit  Bruidoux,  à  danser  des  danses  malhoni 
nêtes  au  clair  de  la  lune! 

Cependant  Hervé,  se  défiant  d'un  résultat  aussi  complet,  fit  recharge 
les  armes,  et  ordonna  aux  grenadiers  de  conserver  leur  ordre  de  ba 
taille,  après  quoi  le  détachement  se  remit  en  marche,  précédé  parles 
deux  jeunes  officiers.  Us  n'avaient  pas  fait  dix  pas,  quand  soudain  ler' 


É}! 


BELLAH.  797 

jiriies  blanches  qui  gisaient  pêle-mêle  sur  le  sol  se  relevèrent  toutes 

;  i  fois  et  prirent  le  trot  à  travers  la  plaine,  en  sautant  et  en  cabriolant 

un  air  de  grande  vitalité.  — A  moi,  Francis!  cria  Hervé,  au 

[![)!  et  vous,  mes  enfans,  en  chasse,  à  volonté!  — En  même  temps, 

enfonçait  rudement  ses  éperons  dans  les  flancs  de  son  cheval,  et 

!  lançait,  côte  à  côte  avec  le  jeune  lieutenant,  sur  les  traces  des  fugi- 

l's.  Malheureusement  le  sol  de  la  vallée  était  marécageux,  etles.che- 

iix  s'embourbaient  à  tout  instant  dans  des  fondrières  que  les  fan- 

iiies  blancs  avaient  assez  d'instinct  ou  de  connaissance  des  lieux 

iiir  éviter.  Les  grenadiers  s'étaient  précipités  en  désordre  à  la  suite 

leurs  chefs,  et  leur  course,  souvent  interrompue,  à  laquelle  se  mê- 

t  un  concert  de  cris,  d'appels,  d'imprécations  et  d'éclats  de  rire, 

oiita  une  nouvelle  scène  de  sabbat  à  toutes  celles  dont  le  vallon  hanté 

ait  été  le  théâtre. 

La  troupe  des  lavandières,  arrivée,  moitié  courant,  moitié  dansant, 
l'extrémité  de  la  vallée,  commençait  à  gravir  le  coteau  sur  le  haut 
iquel  s'élevaient  les  grands  débris  féodaux.  Hervé  et  Francis  redou- 
crent  d'eflbrts,  et  eurent  enfin  la  joie  d'entendre  sonner  sous  les  pieds 
!  leurs  chevaux  le  terrain  plus  ferme  de  la  colline.  Pelven  avait  quel- 
iios  pas  d'avance  sur  son  ami.  —  Commandant,  cria  Francis,  attendez- 
loi  !  —  Et  voyant  que  Hervé  continuait,  sans  l'écouter,  l'escalade  de 
.  lande  :  —  Prenez  garde,  reprit-il,  vous  allez  vous  enferrer  !  11  y  a 
ut-être  une  centaine  de  chouans  là-haut. 

—  Quand  il  y  en  aurait  cent  mille  avec  le  grand  chouan  lui-même, 
ipondit  Hervé  que  le  dépit  mettait  hors  de  lui,  par  le  diable,  j'en 
lerai  un! 

Au  même  moment,  le  jeune  commandant  atteignit  le  sommet  de 
L  rampe,  et,  apercevant  les  lavandières  à  une  portée  de  pistolet,  il 
Hissa  un  cri  de  triomphe,  car,  sur  le  sol  uni  du  plateau,  la  lutte  de- 
enait  d'une  inégalité  qui  paraissait  décisive  en  faveur  des  cavaliers, 
es  fugitives,  se  sentant  serrées  de  près,  firent  un  détour  sur  la  droite, 
i  coururent  de  toute  la  vitesse  de  leurs  jambes  du  côté  des  ruines; 
lais  Francis,  prévoyant  cette  manœuvre,  avait,  tout  en  gravissant  la 
alline,  gagné  du  terrain  dans  la  même  direction,  et  Pelven  le  vit  ap- 
araître  tout  à  coup  à  deux  cents  pas  de  lui ,  galopant  de  façon  à  cou- 
er  la  route  aux  lavandières,  qui  se  trouvaient  prises  entre  les  deux  of- 
ciers.  Hervé  les  vit  s'engager  derrière  un  pan  de  muraille  isolé  qui 
nrtait  des  décombres  d'une  poterne  extérieure;  mais,  à  sa  vive  sur- 
rise,  bien  qu'un  large  espace  vide  séparât  ce  pan  de  mur  du  château, 
i  ne  les  vit  point  reparaître  de  l'autre  côté.  Francis  éprouva  le  même 
tonnement.  —  Elles  sont  cachées  derrière  ce  mur!  s'écria-t-il.  —  Peu 
l'instans  après,  tous  deux,  faisant  sauter  leurs  chevaux  par-dessus  les 
lébris,  vinrent  tomber  chacun  d'un  côté  de  la  muraille  isolée.  Ils  purent 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

alors  en  voir  les  deux  laces,  et  se  convaincre  que  toute  trace  des  lavan- 
dières avait  disparu.  Les  deux  jeunes  gens  descendirent  aussitôt  de 
cheval,  s'agenouillèrent  sur  le  sol,  et  se  mirent  à  examiner  la  place, 
soulevant  les  décombres  et  frappant  la  terre  de  la  poignée  de  leurs  sa- 
bres; mais,  soit  que  la  nuit,  devenue  plus  obscure,  déjouât  leurs  re- 
cherches, soit  qu'ils  eussent  tort  d'attribuer  à  l'ordre  naturel  des  évé- 
nemens  la  cause  de  cette  disparition,  ils  ne  découvrirent  rien  qui  pût 
leur  expliquer  humainement  l'issue  désagréable  de  leur  poursuite. 


III. 


Seigneur,  j'ai  reçu  un  soufflet. 

(Molière,  le  Sicilien.) 


—  Voilà,  dil  Hervé  en  se  relevant,  une  comédie  que  je  regretterai 
long-temps  de  n'avoir  pu  faire  tourner  au  tragique. 

—  Mais  je  compte  bien,  commandant,  qu'aussitôt  nos  hommes  ar- 
rivés, nous  allons  effondrer  le  terrain  jusqu'à  la  découverte  du  pot  ai 
roses. 

—  Ce  n'est  pas  mon  avis;  outre  que  nous  manquons  des  instrumt 
nécessaires,  je  ne  me  soucie  ni  de  faire  tuer  mes  grenadiers  un  à  un  pa 
le  soupirail  d'une  cave,  ni  de  nous  exposer  à  une  nouvelle  déconvenue,! 
si,  comme  je  le  suppose,  ces  gens-là  ont  d'autres  issues  pour  nousj 
échapper.  Il  faut  simplement  faire  bonne  garde  cette  nuit  pour  teq^j 
la  fantasmagorie  dans  sa  boîte  jusqu'à  demain. 

—  Soit,  commandant;  mais  la  chanoinesse  va  rire  de  toutes  ses  pat 
d'oie. 

—  A  son  aise!  nous  rirons  à  notre  tour,  quand  le  temps  en  sera  venu^ 
Silence!  j'entends  nos  gens. 

Les  soldats  accouraient,  en  effet,  haletans  et  couverts  de  boue; 
poussèrent  des  cris  de  joie  en  apercevant  leurs  officiers,  et  vinrent 
ranger  autour  d'eux  avec  curiosité.  Hervé  leur  conta,  le  prenant  si 
sa  conscience,  que  les  chouans  avaient  eu  le  temps  de  redsscent 
l'autre  flanc  de  la  colline  avant  qu'il  eût  atteint  le  plateau;  il  indiqufl 
même,  sur  un  point  de  l'horizon,  un  bois  de  sapins  où,  disait-il,  il  avail 
jugé  inutile  de  les  poursuivre.  Ces  explications  commençaient  à  l'em- 
barrasser, quand  il  fut  tiré  de  peine  par  l'arrivée  des  femmes  et  du 
guide.  Andrée  descendit  de  cheval  et  se  jeta  toute  tremblante  au  coUi 
de  son  frère,  qui  lui  répéta  brièvement  la  fable  dont  il  venait  de  réga- 
ler les  grenadiers.  Puis,  ayant  laissé  une  sentinelle  au  pied  de  la  mu- 
raille, sous  prétexte  de  faire  observer  le  bois  de  sapins,  il  prit  le  bras 
de  la  jeune  fille  et  se  dirigea  vers  le  château,  suivi  de  toute  l'escorte. 


BELLAH.  799 

—  Mon  enfant,  dit  Hervé  à  sa  sœur,  saisissant  un  moment  où  la  cha- 
lincsse  ne  pouvait  l'entendre,  sentez-vous  encore  dans  votre  cœur  un 
]  u  d'intérêt  pour  moi? 

—  Un  peu  d'intérêt!  Hervé,  mon  Dieu!  est-ce  d'intérêt  qu'il  s'agit 
litre  deux  orphelins  comme  nous?  Dites  de  l'afl'ection, — la  plus  vive, 
I  plus  tendre  affection. 

—  Je  vous  remercie,  ma  chère  Andrée;  vous  effacez  une  triste  idée 
(  mon  esprit. 

—  Quelle  idée? 

—  L'idée  que  ma  sœur  pouvait  être  complice  de  quelque  entreprise 
Mitre  mon  honneur  d'homme  et  de  soldat. 

—  Votre  honneur,  Hervé?  c'est  un  mot  sur  lequel  j'ai  peur  que  nous 
•  nous  entendions  pas. 

—  Je  vais  donc  vous  l'expliquer  comme  je  l'entends,  moi,  reprit  sé- 
■rement  Hervé.  Mon  honneur  consiste  à  servir  jusqu'à  la  mort  les 
)uleurs  que  voici,  et  je  dois  vous  dire,  Andrée,  que  tout  projet  qui 
irait  pour  but  de  me  faire  manquer  à  ce  devoir  tournerait  à  la  con- 
asion,  au  regret  et  au  deuil  de  ceux  qui  l'auraient  conçu. 

—  Au  nom  du  ciel!  mon  frère,  dit  Andrée  en  regardant  Hervé  de  cet 
ir  étonné  et  candide  qui,  dans  l'œil  de  la  plus  jeune  femme,  est  sou- 
Bnt  une  tricherie,  quel  soupçon  avez-vous  donc  contre  moi? 

—  Contre  vous  en  particulier,  aucun;  mais  la  scène  qui  vient  de  se 
asser  n'a  pas  été,  j'en  ai  peur,  aussi  inexplicable  pour  toutes  ces  dames 
lue  pour  vous;  je  crains  qu'elle  ne  soit  le  prélude  de  jongleries  moins 
anocentes,  et  c'est  pourquoi  je  vous  dis,  afin  que  vous  le  répétiez,  que 
î  suis  incapable  de  préférer  jamais  la  vie  à  l'honneur  de  mourir  avec 
les  soldats. 

En  entendant  ces  paroles  qui  lui  révélaient  la  nature  des  appréhen* 
ions  de  Hervé,  la  jeune  fille  laissa  échapper,  comme  malgré  elle,  un 
rofond  soupir:  —  Dieu  merci!  s'écria-t-elle  avec  empressement,  j'ai 
i  certitude  que  vous  et  les  vôtres  ne  courez  pas  plus  de  risques  que 
lous-mêmes  dans  ce  voyage.  — Et,  approchant  ses  lèvres  de  la  joue  de 
on  frère  :  —  Vous  savez  bien  d'ailleurs,  poursuivit-elle  sur  un  ton  de 
ly stère,  que  nous  sommes  au  moins  deux  ici  qui  ne  faisons  pas  bon 
larché  de  votre  vie,  commandant. 

Laissant  cette  goutte  d'opium  dans  l'oreille  du  jeune  homme  soup- 
onneux,  M"^  de  Pelven  s'élança,  en  sautillant  de  degré  en  degré  comme 
m  oiseau ,  dans  le  vestibule  du  manoir  abandonné. 

L'édifice  vaste  et  irrégulier  que  les  gens  du  pays  appelaient  le  châ- 
eau  de  la  Groac'h  portait  l'empreinte  des  difierens  âges  qu'il  avait  tra- 
ersés  depuis  sa  fondation.  La  masse  principale  des  ruines,  le  haut 
lonjon  encore  debout  et  les  restes  d'une  enceinte  crénelée  gardaient 


S6 


ivtt 


M 


800  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'imposant  caractère  d'une  forteresse  du  xn*  siècle.  Des  constructions 
plus  basses  présentaient,  dans  la  disposition  particulière  de  leurs  m- 
sises,  les  indices  d'une  époque  d'arcliitecture  encore  plus  reculée,  tan- 
dis que  le  bâtiment  à  pignon  qui  formait  l'aile  opposée  au  donjon  sem- 
blait remonter  à  peine  aux  derniers  temps  des  Valois.  Cette  partie  de 
l'édifice  était  encore  garnie  de  ses  fenêtres  et  de  ses  balcons  à  feuil- 
lages de  fer. 

Ce  fut  dans  ce  pavillon  que  M""  de  Pelven  rejoignit  Bellah  et  la  cha- 
noinesse.  Elles  parcoururent,  guidées  par  le  garde-chasse,  les  pièces 
délabrées  qui  composaient  le  premier  étage.  On  fit  à  la  hâte  des  pré-  vi 
paratifs  pour  la  nuit  dans  les  deux  chambres  qui  paraissaient  offrir 
l'abri  le  plus  sûr;  puis  Kado  servit  aux  femmes  quelques  provisions  ^^ 
dont  on  s'était  muni  au  dernier  village  qu'on  avait  traversé.  Le  repas   à 
fut  court  et  silencieux.  Andrée  et  Bellah  ne  tardèrent  pas  à  se  retirer 
dans  la  chambre  qui  leur  était  destinée.  La  chanoinesse  partagea  la 
sienne  avec  Alix ,  et  la  suivante  écossaise  prit  possession  d'un  petit  orfr  ■} 
toire  pratiqué  dans  une  tourelle.  Des  lits  de  camp  avaient  été  dresi 
à  l'avance  par  la  prévoyance  de  Kado,  à  qui  avait  été  confié  le  soin 
régler  l'itinéraire  de  l'expédition. 

Quand  Bellah  et  Andrée  se  trouvèrent  seules  dans  leur  gran 
chambre,  qu'éclairait  une  lampe  de  nuit,  elles  s'agenouillèrent  d'u: 
mouvement  commun  et  prièrent  quelque  temps  à  voix  basse.  Andn 
se  releva  la  première,  et,  s'approchant  d'une  fenêtre,  elle  parut  consii 
dérer  avec  intérêt  ce  qui  se  passait  dans  l'enceinte  du  vieux  chàteaa 
Les  soldats  avaient  allumé  çà  et  là  des  feux  dont  les  lueurs  tremblaient 
par  intervalles  au  travers  des  ogives  ou  des  cintres  mutilés;  chacuj 
s'établissait  de  son  mieux  pour  la  nuit.  Sur  la  pelouse  qui  s'étendai 
devant  la  façade  du  manoir,  le  commandant  Hervé  se  promenait  seu 
occupé  sans  doute  à  tourner  et  retourner  dans  son  cerveau  les  dei 
niers  mots  de  sa  sœur,  avec  cet  enfantillage  inquiet  qui  caractérise! 
amans.  Tout  à  coup  il  s'arrêta  et  leva  les  yeux  vers  la  fenêtre  d'i 
Andrée  l'observait.  La  jeune  fille  se  rejeta  vivement  en  arrière  et  se  mi 
à  marcher  avec  agitation  dans  sa  chambre,  en  chilfonnant  un  mo] 
choir  entre  ses  doigts.  Bellah  venait  de  quitter  sa  pieuse  attitude,  el 
remarquant  l'animation  extraordinaire  qui  colorait  le  visage  d'Andréeî 
—  Qu'as-tu  donc,  ma  sœur?  dit-elle  avec  anxiété.  Pour  toute  réponse; 
Andrée  repoussa  la  main  qui  essayait  de  prendre  la  sienne  et  continttiB 
de  marcher  rapidement  en  torturant  son  petit  mouchoir.  ji 

—  Qu'est  cela?  reprit  Bellah.  Sommes-nous  fâchées  et  à  quel  sujeti 

—  Écoute,  dit  Andrée  en  s'arrêtant  brusquement  devant  elle,  cell 
ne  peut  durer.  Je  ne  dormirai  pas  cette  nuit  ni  les  nuits  suivantes,  j< 
ne  dormirai  plus  jamais. 


BELL  A  II.  801 

—  Comment!  as-tu  peur  à  ce  point-là?  Mais  voyons,  ma  mignonne, 
•lis  ayec  toi...  Tes  braves  aïeux  ne  songent  guère  à  nous  elï'rayer... 

Mlleurs  nous  avons  de  la  lumière,  et  tu  sais  que  les  esprits.... 

—  Eh!  je  me  moque  bien  des  esprits!  repartit  Andrée  en  faisant  cla- 
I  '!■  ses  doigts:  je  me  moquai  bien  de  mes  aïeux!  Je  voudrais  n'en 

jamais  eu. 
V  cette  vive  réponse,  M"*  de  Kergant  leva  vers  le  ciel  sa  prunelle 
-Mjiliante,  parle  mouvement  ravissant  qui  lui  était  familier;  puis  elle 
:t  :  —  Mais  alors  qu'est-ce  qui  vous  empêche  de  dormir  et  de  me 
u->er  dormir  moi-même,  mademoiselle? 

—  Je  n'en  sais  rien ,  dit  Andrée. 

^I'"^  de  Kergant  soupira,  fit  un  geste  à  peine  indiqué  de  compassion 
d  icate,  et  répliqua  enfin  doucement  :  — Ma  chère,  moi  non  plus. 

—  Votre  tante  est  un  vieux  dragon  !  cria  Andrée  avec  force. 

—  Ma  sœur  ! 

—  Et  vous  en  êtes  un  autre,  Bellah. 

—  Allons,  dit  tranquillement  M"«  de  Kergant  en  adressant  pour  la 
si'onde  fois  au  ciel  un  regard  digne  de  lui. 

Andrée  perdit  toute  patience. 

—  L'idée  ne  vous  est  pas  venue,  s'écria-t-elle,  d'engager  mon  frère 
àpouper  avec  sa  sœur!  Non,  vous  l'avez  laissé  à  la  porte  comme  un 
('ion.  Mon  pauvre  frère!  comme  nous  le  trompons!  Et  voilà  comme 
A  us  le  traitez,  encore!...  Ta  tante,  c'est  bien,  je  l'avais  prévu....  mais 
i, .  toi  qui  sais  combien  Hervé  te.... 

La  capricieuse  enfant  parut  hésiter  à  finir  une  phrase  dont  le  regard 
dix  et  fier  de  sa  sœur  aînée  semblait  en  même  temps  conjurer  et  dé- 
igner  l'explosion. 

—  Je  sais,  moi ,  dit  Bellah ,  que  le  commandant  Hervé  est  le  frère  de 
n  plus  tendre  amie,  et  c'est  parce  que  je  le  sais,  Andrée,  que  j'ai 
]  faire  violence  à  mes  sentimens  au  point  de  traiter  comme  un  étran- 

r,  moi  noble  et  chrétienne,  celui  que  je  connais  pour  un  apostat  et 
ur  un  gentilhomme  qui  a  forfait  à  son  nom. 

—  C'est  ainsi!  s'écria  Andrée.  Eh  bien!  aussi  vrai  que  vous  venez 
fi  deux  mots  d'effacer  dix  ans  d'affection,  l'apostat  et  le  félon  va  sa- 
lir à  l'instant  quel  service  vous  attendez  de  lui.  Il  saura  au  moins 
l'il  n'est  pas  le  seul  traître  ici.  Laissez-moi  passer! 

—  Andrée,  dit  M""  de  Kergant,  vous  ne  ferez  pas  cela! 

—  Je  vais  le  faire,  reprit  Andrée,  dont  les  lèvres  serrées  annonçaient 
le  ferme  détermination.  Vous  m'avez  fait  rougir  de  mon  frère;  je 
iuxque  vous  rougissiez  devant  lui. 

Bellah  saisit  avec  une  terreur  suppliante  la  robe  d'Andrée,  et,  tom- 
mt  presque  à  genoux  devant  elle  :  —  Par  le  nom  de  ta  famille,  dit- 
le,  par  le  salut  de  ton  ame,  reste,  chère  Andrée! 

TOME  y,  5i 


8il2  REVUE   DES   DEUX  MONDES.  | 

—  Non,  non  !  vous  avez  été  sans  pitié ,  je  le  serai ,  répondit  la  jeune 
fille  en  frappant  la  terre  du  pied  avec  une  sorte  d'égarement.  Laissez- 
moi.  ! 

En  même  temps  elle  s'élança  vers  la  porte.  Bellah  se  releva  et  se  tint 
immobile;  ses  traits  avaient  revêtu  la  pâleur  d'un  marbre  tumulaire, 
mais  son  ame  de  feu  se  trahissait  par  l'éclair  de  ses  regards  et  par  la 
mobilité  de  ses  narines  enflées  de  courroux;  elle  leva  d'un  geste  royal 
l'index  de  sa  main  droite,  et,  parlant  avec  une  solennité  exaltée  :  — 
Andrée  de  Pelven,  dit-elle,  voilà  l'hospitalité  que  vous  donnez  sous  le 
toit  de  vos  pères  !  Ce  lieu  sera  bien  véritablement  maudit  désormais, 
grâce  à  vous;  mais,  puisque  cela  est  sérieux,  puisqu'il  faut  que  ce  mal- 
heur arrive,  retirez- vous  à  votre  tour.  J'épargnerai  à  vos  lèvres  la  honte 
d'une  délation,  et  vous  verrez  si  je  rougirai  en  appelant  le  rnartyre  sur 
ma  tête. 

La  jeune  enthousiaste,  les  lèvres  encore  frémissantes,  se  dirigea  avec 
dignité  vers  la  porte  contre  laquelle  Andrée  était  adossée,  l'œil  fixe  et 
tout  le  corps  tremblant.  Au  moment  où  Bellah  la  touchait  pour  l'écai 
ter  de  sa  route ,  la  pauvre  enfant  cessa  de  trembler;  son  gracieux 
sage  se  couvrit  d'une  pâleur  mortelle,  ses  yeux  se  fermèrent,  et  e] 
glissa  lentement  jusqu'à  terre.  Bellah  se  laissa  tomber  à  deux  genoi 
reçut  dans  ses  bras  la  tête  de  son  amie,  et,  couvrant  de  baisers  le  fn 
et  les  cheveux  de  la  frêle  créature  :  —  Sainte  vierge  Marie,  dit-e! 
qu'ai- je  fait?  Andrée,  ma  sœur!  Mon  Dieu!  pardonnez-lui...  Seo 
rez-la!  Pauvre  cœur!  pauvre  cœur!  C'est  moi,  Andrée...  11  n'est  rien 
arrivé,  va!  Pauvre  innocente,  elle  ne  sait  où  elle  est...  Comment  ai-j( 
pu  me  fâcher  avec  elle?  Voyons,  parle-moi...  Je  ferai  ce  que  tu  vou- 
dras, mais  parle-moi,  ma  petite  sœur! 

Andrée  revenait  doucement  à  la  vie  sous  cette  pluie  de  caresses; 
elle  ouvrit  les  yeux,  sourit  comme  un  enfant  qui  s'éveille,  et,  a] 
puyant  un  doigt  contre  sa  joue  :  —  Avoue,  dit-elle,  que  tu  l'aimes 
peu! 

—  Bon!  elle  rêve  encore,  dit  Bellah.  Voyons,  te  sens-tu  mieux? 

—  Je  me  sens  mieux,  si  tu  l'aimes;  je  me  sens  plus  mal,  si  tu  Bi 
l'aimes  pas,  reprit  Andrée. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

—  Ton  Dieu  sera  son  Dieu ,  ta  loi  sera  sa  loi  quand  tu  voudrj 
Puis,  se  relevant  vivement,  et  sautant  au  cou  de  Bellah  :  —  Eco 
continua  Andrée,  je  ne  te  demande  pas  de  lui  crier  par  la  fenêtre 
Commandant,  je  vous  adore!  Mais  tu  lui  dois  bien  un  dédommage 

ment  après  toutes  ses  disgrâces Il  faut  lui  donner  quelque  chese 

Voyons,  quoi? 

—  Rien,  en  vérité. 

—  Ah  !  j'y  suis,  reprit  la  petite  fille  enlevant  avec  prestesse  la  plum« 


h 


BELL AH.  803 

lanche  du  chapeau  de  Bellah;  quel  triomphe,  ma  belle,  que  de  faire 
}»rter  à  un  officier  républicain  les  couleurs  du  roi! 
Cet  adroit  compromis  ne  fut  pas  du  goût  de  M"*  de  Kergant:  elle  s'é- 
I ira  pour  ressaisir  la  plume  dont  sa  sœur  adoptive  se  préparait  à 
'i'v  si  traîtreusement;  mais  Andrée,  plus  leste  en  général  dans  ses 
(uivemens  que  son  amie,  avait  diVjà  entr'ouvert  la  fenêtre,  et  Bellah 
airiva  que  pour  donner,  par  sa  présence  visible,  une  signification 
ils  précieuse  au  léger  gage  qui  tombait  en  voltigeant  sur  la  tête  du 
inunandant  Hervé.  Andrée  éclata  de  rire,  et  M"*  de  Kergant  se  retira 
écipitamment  de  la  fenêtre  en  haussant  les  épaules  d'un  air  de  dépit 
(le  dignité. 

Cependant  on  eût  pu  croire  que  le  charmant  projectile  qui  gisait 
ix  pieds  du  commandant  Hervé  était  doué  au  fond  de  quelque  pro- 
iété  féerique,  car  le  jeune  homme,  depuis  qu'il  en  avait  éprouvé 
iiiperceptible  contact,  paraissait  avoir  pris  racine  à  la  place  où  cet 
énement  avait  interrompu  sa  marche.  Il  sentait  qu'on  devait  l'ob- 
r\er  de  la  fenêtre,  et  il  demeurait  dans  une  véritable  angoisse,  les 
u.v  fixés  sur  le  plumet  mystérieux,  n'osant  le  relever  et  n'osant  pas 
ivantage  le  négliger.  S'il  le  relevait  amoureusement,  quel  ridicule 
avait-il  pas  à  redouter,  en  supposant  que  le  hasard  ou  une  espiègle- 
V  d'Andrée  eût  dirigé  cette  plume  dans  son  vol?  Si,  au  contraire, 
sV'u  éloignait  avec  insouciance,  ne  risquait-il  pas  d'offenser  grave- 
II  lit  celle  dont  il  espérait,  au  fond  dé  l'ame,  que  lui  venait  ce  discret 
icssage?  Entre  ces  deux  appréhensions  funestes,  Hervé  se  décida  pour 
H  parti  moyen.  Il  ramassa  le  petit  panache  du  bout  des  doigts,  non 
w  c  la  mine  d'un  amant  empressé,  mais  de  l'air  d'un  homme  qui 
Olive  quelque  chose  et  dont  la  curiosité  est  éveillée.  Il  reprit  ensuite 
i  promenade  en  examinant  sa  trouvaille  avec  une  sorte  de  naïveté  non- 
lalante,  comme  s'il  eût  dit:  —  Tiens!  c'est  une  plume  d'autruche, 
où  diable  est  tombée  cette  plume,  et  qui  se  serait  attendu  à  trouver 
no  plume  d'autruche  dans  cette  partie  du  monde?  —  Mais,  dès  que  le 
une  homme  se  vit  protégé  contre  tout  regard  curieux  par  l'angle  du 
lanoir,  il  changea  de  contenance,  approcha  vivement  la  plume  de  ses 
ivres;  puis,  souriant  à  sa  propre  faiblesse,  il  détacha  les  agrafes  de 
)n  uniforme,  plia  le  panache  en  quatre  et  le  fit  immédiatement  pas- 
r,  en  forme  et  en  esprit,  à  l'état  de  relique. 

Après  avoir  caché  son  trésor  du  même  visage  qu'on  cache  une  mau- 
aise  action,  le  commandant  Hervé,  voyant  que  le  repos  et  le  silence 
araissaient  régner  dans  la  retraite  des  jeunes  filles  comme  dans  toutes 
is  autres  parties  des  ruines,  put  se  diriger  vers  le  vestibule  du  ma- 
oir  où  Francis  avait  cherché  un  abri  contre  la  fraîcheur  de  la  nuit, 
e  jeune  commandant  franchissait  déjà  les  degrés  du  perron  qui  for- 


804;  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mait  le  seuil  du  vestibule,  quand  un  dernier  mouvement  de  prudence 
lui  fit  retourner  les  yeux  vers  le  pan  de  mur  isolé  au  pied  duquel  sa 
chasse  aux  lavandières  s'était  terminée  d'une  façon  si  énigmatique. 
Hervé  avait  choisi  lui-même  le  soldat  qui  venait  de  remplacer  la  pre- 
mière sentinelle  à  ce  poste  important  :  c'était  un  jeune  grenadier 
nommé  Robert,  dont  le  courage  et  l'intelligence  lui  étaient  particuliè- 
rement connus.  Il  ne  l'aperçut  point;  mais,  à  la  place  où  ses  yeux  le 
cherchaient,  il  vit  sortir  des  décombres  un  linge  blanc  qu'on  semblait 
agiter  afin  d'attirer  son  attention. 

Hervé  se  hâta  de  redescendre  le  perron  .et  se  dirigea  rapidement, 
<{uoique  avec  précaution,  vers  la  poterne.  Lorsqu'il  n'en  fut  plus  éloi- 
gné que  d'une  dizaine  de  pas,  il  put  distinguer  la  sentinelle,  qui,  l'ayant 
reconnu  lui-même,  ôtait  le  mouchoir  qu'elle  avait  placé  au  bout  de  sa 
haïonnette  et  se  contentait  de  lui  faire  des  signes  avec  la  main,  comme 
pour  l'engager  à  redoubler  d'activité  et  de  mystère.  Deux  secondes  plus 
tard,  Hervé  était  près  du  mur,  face  à  face  avec  le  soldat. 

—  Eh  bien  !  Robert ,  dit-il  à  voix  basse  après  s'être  convaincu  que 
tout  était  solitaire  autour  d'eux,  qu'y  a-t-il  donc? 

—  Il  y  a,  commandant,  répondit  le  soldat  articulant  ses  paroles  du 
bout  des  lèvres  avec  un  effroi  mêlé  de  gaieté,  il  y  a  qu'il  dépend  de 
nous  de  prendre  la  pie  sur  le  nid,  et  le  roi  sur  son  trône,  et  les  coiff- 
tisans,  et  toute  la  vieille  ci-devant  boutique.  On  voulait  vous  en  faire 
avaler  gros  comme  une  cathédrale  et  long  comme  d'ici  en  Chine.  Vous 
êtes  trahi. 

—  Trahi?  Comment!  par  qui?  Vite,  parle!  s'écria  Hervé. 

—  Plus  bas,  commandant,  plus  bas!  Voici  l'histoire  :  je  me  prome- 
nais paisiblement  l'œil  braqué,  suivant  l'ordre,  sur  le  bois  de  sapins; 
mais  ouiche!  ce  n'est  pas  là  qu'est  le  nœud.  Tout  à  coup,  qu'est-ce  que 
j'entends  derrière  moi  ou  au-dessous  de  moi?  je  ne  savais  pas  trop... 
un  grand  bruit  de  voix,  comme  qui  dirait  des  clabauderies  d'avocats. 
Moi  qui  aime  naturellement  à  m'instruire,  je  me  tourne,  je  me  re- 
tourne, et  finalement  voilà  que  je  mets  le  nez  sur  l'enclonure,  et  que... 

Le  soldat  s'interrompit,  et  demeura  la  bouche  béante  en  faisant  un 
geste  de  suprême  terreur;  puis  Hervé  vit  le  malheureux  jeune  homme 
bondir  en  arrière  et  s'affaisser  lourdement  sur  le  sol.  En  même  temps, 
il  avait  entendu  dans  son  oreille  l'explosion  d'une  arme  à  feu,  et, 
frappé  à  la  tête  d'une  rude  commotion,  il  tombait  lui-même  privé  de 
tout  sentiment,  à  quelques  pas  du  grenadier. 

Alors  un  homme  d'une  taiUe  athlétique,  celui  qui  venait  de  com- 
mettre cette  double  violence  avec  un  si  cruel  succès,  quitta  le  pied  du 
mur,  d'oij  il  paraissait  être  sorti,  et  jeta  un  coup  d'œil  curieux  sur  le 
château.  Pendant  ce  temps,  un  individu  d'une  apparence  plus  frêle 


I 


I 


BELLAH.  805 

;  penchait  sur  le  corps  inanimé  du  commandant  républicain,  et  lui 
ilpait  la  tète  avec  intérêt.  — Il  n'y  a  point  de  mal,  je  crois,  dit-il  d'une 
liv  dont  le  timbre  était  d'une  remarquable  douceur. 
—  Le  coup  de  feu  les  a  éveillés,  dit  l'autre.  Ils  vont  tous  accourir  ici. 
'la  nous  fait  beau  jeu  de  l'autre  côté.  —  En  achevant  ces  mots,  il 
:  ngagea,  à  la  suite  de  son  compagnon,  dans  une  large  ouverture  pra- 
|iice  au  bas  de  la  muraille,  et  qui  se  referma  aussitôt,  de  manière  à 
'  laisser  aucune  trace  de  leur  passage. 


IV. 


Comment  vons  nommez-vons?  —  J'ai  nom  Éliacin. 

Racine. 

Au  bruit  de  la  détonation,  tous  les  soldats,  guidés  par  Francis,  s'é- 
ient  précipités  en  désordre  vers  le  lieu  d'où  paraissait  être  parti  le 
^al  d'alarme.  Le  jeune  lieutenant  poussa  un  douloureux  gémisse- 
ent  en  voyant  étendu  sur  les  débris  le  corps  immobile  de  son  ami; 
lais  son  désespoir  se  calma,  quand,  à  la  clarté  d'une  torche,  il  eut  pu 
ssurer  que  Hervé  n'avait  sur  toute  sa  personne  aucune  apparence 
î  blessure. 

—  La  main  qui  a  frappé  ce  coup-là,  dit  gravement  Bruidoux  en  ra- 
lassant  le  chapeau  du  commandant,  qui  portait  les  manjues  d'une 
rrible  pression;  le  poing,  dis-je,  qui  a  confectionné  cette  omelette, 
est  certainement  pas  attaché  au  bras  d'une  demoiselle. 

—  Il  faut  encore  dire  merci  au  misérable,  quel  qu'il  soit,  répondit 
•ancis,  du  moins  il  n'a  pas  voulu  verser  le  sang. 

—  M'est  avis,  au  contraire,  mon  lieutenant,  qu'il  en  a  versé  une 
leine  cruche.  Je  ne  savais  pas  ce  qui  clapotait  comme  cela  sous  mes 
ieds,  mais 

—  Malheur  à  moi  !  s'écria  Francis,  en  retombant  à  genoux  près  du 
Drps  de  Hervé;  il  faut  que  j'aie  mal  regardé;  ceci  annonce  une  hor- 
Jble  blessure  ! 

—  Horrible  en  effet,  dit  Bruidoux  sur  un  ton  sérieux  et  chagrin  qui 
e  lui  était  pas  habituel;  mais  vous  ne  la  cherchez  pas  où  elle  est,  lieu- 
;nant.  Voici  le  blessé,  ou  plutôt  le  défunt,  car  le  garçon  me  paraît 
voir  passé  l'arme  à  gauche...  Oui,  sa  dernière  garde  est  montée. 

Tout  en  parlant,  le  sergent,  avec  l'aide  des  soldats,  essayait  de  relever 
ï  corps  de  Robert,  qu'un  amas  de  décombres  les  avait  empêchés  de 
•  1  ouvrir  plus  tôt. 

—  Mort?  Ètes-vous  sûr  qu'il  soit  mort,  vieux  Bruidoux?  N'y  a-t-il 
r aiment  rien  à  faire. 

—  Rien,  si  ce  n'est  une  ci-devant  prière,  citoyen  lieutenant.  La 


805  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

balle  a  choisi  la  meilleure  place,  comme  une  aristocrate  qu'elle  était; 
elle  est  allée  se  loger  dans  le  cœur.  C'est  une  pitié,  continua  Bruidoux, 
s'adrcssant  aux  soldats  qui  l'entouraient,  c'est  une  pitié  que  de  voir 
une  noisette  de  plomb,  lancée  par  un  lâche  coquin,  entrer  si  facilement 
dans  la  poitrine  d'un  brave  homme.  Je  donnerais  mon  œil  gauche 
pour  tenir  deux  minutes  en  tête  à  tête  la  guenon  de  lavandière  qui  a 
mis  son  doigt  de  carogne  sur  la  détente!...  Inutile  de  vous  dire,  ci- 
toyens, qu'il  n'est  pas  question  de  laisser  notre  camarade  étendu  là 
comme  une  vieille  guêtre.  11  aura  son  lit  de  six  pieds,  tout  comme  s'il 
était  né  duc  et  pair  sous  l'ancien  régime.  Hem!  hem!  j'aimais  ce  gar- 
çon, mes  enfans;  c'était  un  brave.  11  n'avait  pas,  plus  que  moi-même, 
l'étoffe  d'un  général  en  chef;  mais,  autour  de  la  marmite  comme  en 
face  d'une  ligne  ennemie,  il  y  avait  du  plaisir  à  lui  serrer  le  coude  : 
c'était  un  compagnon  d'une  tenue  irréprochable...  Hem!  hem!  ci- 
toyens, une  larme  peut  tomber  sur  une  moustache  grise  sans  la  désho- 
norer, quand  il  s'agit  de  dire  adieu  à  un  ami Pauvre  diable  de 

Robert,  citoyens le  voilà  flambé! 

Ainsi  conclut,  en  passant  sa  manche  sur  ses  yeux,  le  peu  acadé- 
mique Bruidoux.  La  solennité  de  l'heure  et  du  lieu,  la  présence  du 
cadavre,  aux  traits  duquel  le  reflet  vacillant  des  torches  semblait  prê- 
ter une  vie  fantastique,  enfin  le  caractère  respecté  de  l'orateur,  avaient 
puissamment  secondé  l'eliet  moral  de  sa  funèbre  improvisation  :  les 
grenadiers  qui  formaient  le  naïf  auditoire  de  Bruidoux  se  regardèrent 
en  hochant  la  tête  d'un  air  satisfait,  comme  pour  se  dire  qu'un  soldat 
ne  pouvait  souhaiter  à  sa  mémoire  un  panégyriste  plus  disert  que  leur 
vieux  sergent. 

Pendant  ce  temps,  Francis  était  parvenu  à  rappeler  son  ami  à  la  vie; 
mais  la  faiblesse  de  Hervé  ne  lui  permettait  pas  encore  de  répondre 
aux  questions  empressées  du  jeune  lieutenant.  Quelques  soldats,  sous 
la  direction  de  Bruidoux,  s'occupèrent  de  creuser,  avec  leurs  sabres 
une  fosse  dans  laquelle  furent  ensevelis  les  restes  de  leur  malheureux 
camarade.  D'autres,  formant  avec  leurs  fusils  une  sorte  de  brancard, 
se  mirent  en  devoir  de  transporter  leur  commandant  jusqu'au  châ- 
teau. Ils  étaient  environ  aux  deux  tiers  du  chemin,  quand  le  bruit  as- 
sez rapproché  d'une  nouvelle  détonation  les  arrêta  subitement.  Hervé 
fit  un  mouvement  pour  se  relever;  mais  il  retomba  aussitôt,  épuisé  par 
cet  inutile  effort.  Francis,  laissant  près  de  lui  deux  grenadiers,  s'é- 
lança avec  le  reste  de  la  troupe  dans  la  direction  du  donjon,  derrière 
lequel  le  coup  de  feu  semblait  être  parti. 

La  sentinelle,  placée  à  cet  endroit  des  ruines,  fut  trouvée  à  son  poste, 
rechargeant  son  fusil.  Interrogée  par  Francis  sur  les  motifs  de  cette 
alerte,  elle  répondit  qu'elle  avait  vu  sortir  tout  à  coup  du  bas  de  l'es- 
carpement sur  le(}uel  le  donjon  était  assis  de  ce  côté  une  procession 


BELLAH.  807 

;  fantômes  blancs  et  noirs;  qu'après  leur  avoir  crié  :  qui  \ive!  sans 
cevoir  de  réponse,  elle  avait  fait  feu.  Le  soldat  ajouta  avec  une  lé- 
re  émotion  dans  la  voix  qu'ils  avaient  disparu  aussitôt,  comme  si  la 
lie  se  fût  refermée  sur  eux.  Un  épais  brouillard,  s'élevant  d'une  pc- 
{('  rivière  qui  coulait  au  pied  du  donjon,  expliquait  plus  naturellc- 
i(  nt  à  Francis  la  nouvelle  disparition  de  leur  insaisissable  ennemi.  Il 
'  put  retenir  un  mouvement  d'amer  dépit;  puis,  recommandant  à  la 
ntinelle  une  active  vigilance,  il  courut  retrouver  Pelven,  qui,  tout- 
fait  remis  de  son  étourdissement,  venait  lui-même  à  sa  rencontre. 
es  deux  jeunes  gens,  après  s'être  mis  réciproquement  au  courant  des 
.  cnemens  dont  ils  avaient  été  témoins,  permirent  aux  grenadiers  d'al- 
r  reprendre  leur  sommeil  interrompu. 

—  Je  ne  doute  pas,  dit  Hervé,  quand  il  fut  seul  avec  son  ami,  que 
lut  ceci  ne  soit  arrivé  à  l'insu  de  ma  sœur;  car  elle  m'assurait  ce  soir 
lème  qu'à  sa  connaissance  nous  ne  courions  aucun  danger,  et  je  la 
lis  incapable  d'un  mensonge.  Ce  qu'il  me  paraît  le  plus  raisonnable 
imaginer,  c'est  que  nous  avons  troublé  une  bande  de  chouans  dans 
i  retraite.  Nous  ne  pouvons  malheureusement  songer  à  les  poursuivre 
travers  cette  brume. 

—  Et  Robert  vous  a  laissé  entendre  qu'il  supposait  une  sorte  de  com- 
licité  entre  nos  voyageuses  et  les  avocats  du  souterrain? 

—  Le  pauvre  garçon  semblait  le  croire,  reprit  Hervé,  et  le  ménage- 
icnt,  un  peu  brutal  toutefois,  dont  on  a  usé  envers  moi  me  le  per- 
laderait.  Il  y  a  de  la  chanoinesse  là-dedans;  mais  il  faut  que  ma  sœur 
)it  trompée  elle-même. 

—  J'en  jurerais,  dit  Francis. 

—  C'est  inutile,  reprit  Hervé;  mais,  en  vérité,  ma  tête  me  fait  plus 
e  mal  que  je  ne  voudrais.  J'ai  grand  besoin  de  repos  et  je  m'étends 
t.  Tâchez  de  dormir  de  votre  côté. 

Les  deux  jeunes  gens  se  séparèrent  après  être  convenus  de  laisser 
morer  aux  femmes,  et  surtout  à  Andrée,  les  événemens  de  la  nuit, 
111  d'épargner  aux  unes  de  l'inquiétude ,  et  de  ne  pas  donner  aux 
litres  le  prétexte  d'un  triomphe  secret. 

C-omme  Francis,  après  avoir  quitté  le  commandant,  passait  devant 
i  laçade  du  manoir,  il  ne  put  s'empêcher  de  remarquer  avec  surprise 
!  calme  absolu  (jui  continuait  de  régner  dans  cette  partie  privilégiée 
u  château.  Que  les  coups  de  feu  et  le  tumulte  auquel  ils  avaient  donné 
eu  eussent  respecté  le  repos  des  jeunes  filles,  cela  s'expliquait  par  l'o- 
iniâtreté  de  sommeil  qui  est  une  des  douces  fortunes  de  leur  âge; 
mis  ni  la  chanoinesse,  ni  le  garde-chasse  ne  pouvaient  invoquer,  pour 
bsoudre  leur  surdité ,  une  aussi  agréable  excuse  :  leur  insensibilité 
quivoque,  en  redoublant  les  vagues  soupçons  du  jeune  lieutenant, 
li  inspira  une  idée  vengeresse  qu'il  saisit  aussitôt  avec  une  joie  en- 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fantine.  11  ramassa  im  fragment  de  moellon ,  et ,  s'étant  assuré  qu'on  loi 
ne  l'observait  pas,  il  prit  la  pose  de  David  devant  Goliath,  et  lança  a  r 
pierre  résolument  dans  la  fenêtre  de  la  chanoinesse,  après  quoi  il  k 
courut  se  pelotonner  derrière  un  mur,  en  riant  tout  bas  de  ce  fou 
rire  qui  est  plus  familier  aux  écoliers  qu'aux  empereurs.  Au  bruit  de 
vitraux  brisés  qui  annonça  le  succès  complet  du  divertissement  de 
Francis,  quelques  soldats,  couchés  çà  et  là  dans  les  ruines,  levèrent 
la  tête  avec  inquiétude;  mais  le  silence  profond  qui  succédait  à  cette 
etTraction  leur  fit  croire  qu'ils  avaient  été  dupes  d'une  des  mille 
plaisanteries  que  les  démons  de  la  nuit  inventent  pour  torturer  les 
mortels,  et  ils  se  rendormirent  aussitôt.  Au  même  instant ,  Francis 
voyait  une  ombre  s'approcher  avec  précaution  de  la  fenêtre  endom*^ 
magée,  et  il  croyait  reconnaître  la  silhouette  effilée  de  celle  qu'il  avait 
eu  principalement  pour  but  de  désobliger.  L'ombre  de  la  chanoinesse 
parut  appliquer  quelque  chose  comme  un  nez  à  l'une  des  vitres  in- 
tactes. Francis  se  pencha  vivement  et  ramassa  une  seconde  pierre  :  cet 
âge  est  sans  pitié.  L'ombre  alors,  soit  qu'elle  eût  terminé  ses  investiga- 
tions ,  soit  qu'elle  fût  guidée  par  un  de  ces  pressentimens  salutaires 
que  le  ciel,  dans  sa  miséricorde  infinie,  envoie  aux  vieilles  filles  comme 
aux  autres  créatures,  l'ombre  se  retira,  et  l'affaire  n'eut  pas  d'autres 
suites. 

Environ  trois  heures  après  la  conclusion  innocente  de  cet  épisode, 
tous  les  soldats  étaient  debout ,  étirant  au  soleil  leurs  bras  engourdis. 
Le  garde-chasse  Kado  s'occupait  de  seller  les  chevaux  avec  sa  gravité 
habituelle,  tandis  que  Hervé  et  Francis,  retirés  un  peu  à  l'écart,  sem- 
blaient engagés  dans  une  vive  discussion.  Le  sergent  Bruidoux  ôta  sa 
pipe  de  sa  bouche,  s'approcha  avec  modestie  des  deux  officiers,  et,  por- 
tant la  main  à  son  chapeau  :  —  Salut  et  fraternité,  citoyens,  dit-il.  Vou? 
voilà  frais  comme  une  pomme  ce  matin,  commandant.  Je  vois  avec 
charme  que  ce  coup  de  poing  numéro  un  n'a  pas  produit  sur  votre 
teint  plus  d'effet  moral  qu'une  caresse  physique  de  jeune  fille...  Et 
est-ce  votre  avis,  citoyens,  que  nous  quittions  la  baraque  avant  de  sa- 
voir au  juste  comment  est  fait  le  ci-devant  boudoir  de  ces  dames  la- 
vandières ? 

—  C'est  précisément,  répliqua  Hervé,  ce  que  je  disais  au  lieutenant. 
Bien  que  nous  ayons  tout  lieu  de  croire  que  les  drôles  ont  déguerpi,  il 
est  bon  d'examiner  leur  gîte.  Le  plus  léger  indice  peut  nous  révéler 
le  but  de  leur  réunion. 

—  Très-bien!  s'écria  Francis.  Qui  vous  dit  le  contraire?  Seulement 
allons -y  tous.  Il  n'est  pas  juste  que  vous  couriez  seul  la  chance  d'être 
pris  au  piège. 

—  Et  où  diable  voyez-vous  un  piège?  reprit  Hervé.  Ne  vous  ai-je  pas 
montré,  au  bas  du  donjon,  la  porte  par  laquelle  ils  sont  sortis?  Ils  l'ont 


BELLAH.  809 

i>-sée  toute  grande  ouverte.  Si  c'est  un  piège,  il  est  bien  fin.  AUumez- 
oi  une  torchç,  Bruidoux.  Je  ne  veux  pas,  encore  un  coup,  lieutenant, 
lun  seul  de  nos  hommes  hasarde  un  cheveu  dans  cette  affaire.  C'est 
scz,  c'est  beaucoup  trop  que  j'aie  à  me  reprocher  déjà  la  mort  de 
ol)ert. 

—  Permettez-moi,  dit  Bruidoux,  qui  revenait  avec  une  torche  allu- 
100  à  la  main,  et  deux  autres  sous  le  bras,  permettez-moi,  citoyens, 
;  NOUS  mettre  d'accord.  Allons-y  tous  trois;  s'il  y  a  des  dames,  eh 
ieri  !  elles  n'en  auront  que  plus  sujet  4e  se  réjouir. 
Hervé,  malgré  le  désir  qu'il  éprouvait  de  visiter  seul  le  souterrain 
ispect,  consentit  à  cet  arrangement,  dans  la  crainte  d'éveiller  par  de 
ins  longs  refus  la  défiance  du  loyal  sergent.  Tous  trois  alors,  ayant 
)nrné  le  donjon,  commencèrent  à  descendre  laborieusement  le  ma- 
lelon  abrupt  qui  lui  servait  de  base,  en  s'aidant  des  arbustes  rabou- 
ris  qui  croissaient  entre  les  fentes  du  rocher;  ils  se  trouvèrent  bientôt 
quelques  pieds  au-dessus  du  fond  d'un  ravin,  devant  la  petite  porte 
ue  le  commandant  Hervé  avait  découverte  d'en  haut,  et  qui  était 
lénagée  de  façon  à  ne  pouvoir  être  aperçue  facilement  du  côté  de  la 
laine.  Cette  porte,  adaptée  au  rocher,  fermait  l'entrée  d'une  espèce 

0  caverne  étroite  et  obscure.  Hervé,  sa  torche  à  la  main,  y  pénétra 
Il  se  courbant,  suivi  de  près  par  ses  deux  compagnons.  Au  bout  de 
uclques  pas,  ce  couloir  les  conduisit  dans  ime  vaste  salle  voûtée,  à 
Kfuelle  des  arceaux  parfaitement  intacts  prêtaient  un  caractère  de 
Dinbre  élégance  architecturale.  Des  torches  fumaient  encore  sur  le 

01  humide  :  c'était  du  reste  la  seule  trace  qui  pût  faire  deviner  le 
éjour  récent  d'êtres  vivans  dans  cette  retraite.  La  cave  principale 
otrmiuniquait  par  des  portes  cintrées  avec  des  chambres  plus  petites, 
lans  lesquelles  les  deux  jeunes  gens  et  le  sergent  continuèrent  leurs 
»(;r(juisitions;  Hervé  s'engagea  dans  la  partie  des  souterrains  quide- 
ait  correspondre  à  l'aile  du  manoir  occupée  durant  la  nuit  par  la 
liaiioinesse.  Dans  l'angle  d'un  caveau,  la  lumière  rouge  de  sa  torche 
claira  tout  à  coup  les  degrés  d'un  escalier  en  vis  qui  s'enfonçait  sous 
a  voûte.  Hervé  s'élança  précipitamment  sur  les  degrés,  mais,  à  la  hau- 
eur  de  la  voûte,  l'escalier  était  rompu;  cinq  ou  six  marches  avaient 
i  '  arrachées  et  gisaient  sur  les  degrés  inférieurs,  laissant  un  inter- 
valle tju'il  était  impossible  de  franchir.  Après  un  examen  minutieux 
le  ces  débris,  Hervé  demeura  convaincu  qu'ils  dataient  de  la  nuit,  et 
>t's  soupçons  contre  la  politique  chanoinesse  furent  fortifiés  par  cette 
li'couverte.  Une  visite  attentive  dans  l'appartement  de  la  vieille  dame 
n'eût  pas  manqué  d'éclairer  à  cet  égard  les  conjectures  du  jeune 
onimandant;  mais  telle  avait  été  son  éducation,  que  la  pensée  de 
jvioler  la  chambre  à  coucher  d'une  femme,  cette  femme  eût-elle  cent 
iaiis,  devait  être  écartée  avec  répugnance  par  les  habitudes  de  son  esprit. 


bJO  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Hervé  rejoignit  le  petit  ai  de -de-camp  dans  un  caveau  éloigné,  au 
moment  où  celui-ci  venait  de  mettre  la  main  sur  un  énorme  verrou 
qui  fermait  une  sorte  de  trappe  ou  de  porte  basse  et  large,  pratiquée 
dans  le  mur,  et  à  laquelle  on  parvenait  par  une  rampe  en  terre  d'une 
pente  rapide.  En  réunissant  leurs  efforts,  les  deux  jeunes  gens  enle- 
vèrent la  barre  du  verrou;  aussitôt  la  porte  s'abaissa  comme  un  pont- 
levis,  et  la  clarté  du  jour  pénétrant  à  flots  dans  le  souterrain  leur  fit 
reconnaître  que  le  hasard  les  avait  amenés  à  l'ouverture  mystérieuse 
qui  la  veille  avait  englouti  les  lavandières  si  à  propos,  et  qui  avait 
donné  passage  au  meurtrier  de  Robert.  La  porte  était  formée  de  fortes 
planches  de  chêne,  recouverte  en  dedans  de  plaques  de  fer,  et  revê- 
tue à  l'extérieur  d'une  légère  maçonnerie  qui  cadrait  hermétiquement 
avec  celle  du  reste  de  la  muraille.  Les  jeunes  gens  profitèrent  de  cette 
issue  pour  sortir  du  souterrain;  mais,  comme  ils  mettaient  le  pied  sur 
la  terre  ferme,  ils  entendirent  de  grands  cris  dans  les  caveaux,  et  ils 
allaient  s'y  précipiter  de  nouveau,  quand  BruidoUx  apparut  triom- 
phalement à  l'ouverture,  tramant  par  l'oreille  un  captif  d'une  espèce 
inattendue. 

Aux  cris  du  vieux  sergent,  les  grenadiers,  le  garde-chasse  et  la  bril- 
lante troupe  des  émigrées  étaient  accourus  au  pied  de  la  muraille.  Le 
prisonnier,  au  milieu  du  cercle  curieux  qui  l'entourait,  s'occupait 
tranquillement  de  se  frotter  les  yeux,  pour  dissiper  l'éblouissement 
que  lui  avait  causé  la  lumière  subite  du  soleil.  C'était  un  enfant  d'une 
dizaine  d'années,  aux  yeux  bleus  et  à  la  physionomie  gracieuse;  ses 
cheveux  noirs  étaient  coupés  carrément  sur  le  front,  et  flottaient  par 
derrière  sur  ses  épaules  :  il  portait  une  veste  longue  de  laine  brune 
et  des  culottes  bouffantes.  Au  premier  coup  d'œil  que  Hervé  jeta  sur 
l'enfant,  il  le  reconnut,  et  regarda  aussitôt  Kado  avec  une  expression 
mêlée  de  reproche  et  de  pitié,  à  laquelle  le  guide  répondit  par  un 
signe  imperceptible  de  douleur.  En  même  temps  les  femmes  avaient 
échangé  à  la  dérobée  des  regards  de  confusion  craintive. 

—  Imaginez-vous,  commandant,  dit  Bruidoux ,  que  ce  double  fils  de 
lavandière  dormait  comme  un  loir  sur  un  tas  de  paille.  Sa  maman 
l'aura  oublié  dans  la  bagarre.  Je  lui  ai  adressé,  tant  par  gestes  qu'au- 
trement, deux  ou  trois  questions  de  politesse;  mais  le  petit  muscadin 
paraît  étranger  aux  usages  des  salons,  et  il  est  muet  comme  un  poisson. 

Pendant  que  le  sergent  parlait ,  l'enfant  avait  promené  autour  de 
lui  des  yeux  ébahis;  puis,  croisant  ses  bras  sur  son  dos,  il  dit  avec  une 
naïveté  parfaitement  jouée,  si  elle  l'était  :  —  Oh!  oh!  que  voilà  de 
beaux  messieurs  donc,  et  de  belles  dames  aussi!  Bonjour,  la  société. 
Ah  çà  !  qu'est-ce  que  vous  venez  faire  dans  le  pays,  vous  autres? 

—  Mais  qu'est-ce  que  tu  y  fais  toi-même,  galopin?  s'écria  Bruidoux. 
Ne  va-t-il  pas  nous  demander  nos  papiers  à  présent? 


BELL  AH.  811 

Tous  les  doutes  que  Hervé  pouvait  conserver  encore  sur  lu  duplicité 
mt  on  usait  envers  lui  s'étaient  à  peu  près  évanouis  devant  les  traits 
n  connus  de  l'enfant  captif;  mais  le  jeune  officier,  ému  de  l'an- 
isse  qui  se  lisait  sur  les  lèvres  pâles  et  contractées  de  Kado,  hésitait 
;profiter  rigoureusement  de  ses  avantages. 

Mon  petit  ami ,  dit-il  à  l'enfant ,  tu  as  la  mine  bien  éveillée  pour 
jouer  un  rôle  de  niais.  Il  faut  nous  dire  la  vérité,  ou  ton  âge  même  ne 
pourra  te  garantir  d'un  châtiment  sévère.  Tu  as  passé  la  nuit  avec  des 
gens  que  nous  avons  plus  d'une  raison  de  tenir  pour  nos  ennemis. 

—  Je  crois  bien!  murmura  Bruidoux;  quand  ce  ne  serait  que  le  ci- 
vant  coup  de  poing. . . 

Silence!  sergent,  reprit  Hervé.  Voyons,  petit,  qui  est-ce  qui  t'a 
induit  ici? 

—  C'est  la  Groac'h,  dit  l'enfant,  la  Groac'h  de  la  vallée. 

—  La  Groac'h!  interrompit  Bruidoux;  je  m'en  vais  t'en  donner,  des 
oac'h!  Et  est-ce  aussi  ta  calotine  de  Groac'h  qui  a  lâché  la  dé- 

te?... 

—  Citoyen  sergent,  dit  vivement  Hervé,  fmissons-en.  Cette  tâche 
n'est  pas  la  nôtre;  nous  ne  perdrons  pas  plus  de  temps  à  l'interroger  : 
fouiUez-le  seulement.  Cet  enfant  appartient  à  la  loi;  elle  a  frappé  des 
têtes  plus  jeunes,  bien  qu'il  m'en  coûte  de  le  rappeler;  mais  c'est  à 
((uoi  auraient  dû  songer  les  gens  de  peu  de  cœur  qui  ont  sacrifié  la 
pauvre  créature. 

—  Oui  !  oui  !  dit  en  riant  le  petit  garçon ,  allez  votre  train  !  la  fée  me 
sauvera  bien.  —  Entre  nous,  messieurs,  je  vous  dirai  que  c'est  ma 
femme. 

—  Et  voilà  probablement  son  cadeau  de  noces,  reprit  Bruidoux  en 
tirant  de  la  poche  du  jeune  prisonnier  une  toupie  avec  sa  corde.  Tu  au- 
rais mieux  fait,  mon  bonhomme,  de  t'en  tenir  à  ce  jeu-ci,  qui,  comme 
vous  savez ,  citoyens,  n'est  pas  un  divertissement  de  potentat ,  mais 
tout  simplement  une  récréation  honnête  et  démocratique.  Quand  j'a- 
vais l'âge  de  ce  marmot,  je  passais  le  dimanche  et  le  reste  de  la  se- 
maine à  jouer  avec  une  citoyenne  de  ce  calibre  sous  le  porche  de  l'é- 
glise. C'est  ce  qui  faisait  dire  à  notre  curé  que  je  finirais  par  où  j'avais 
commencé,  c'est  à  savoir  par  la  corde;  tout  ça  parce  qu'un  jour  je  lui 
avais  planté  mon  clou  dans  ses  souliers  à  boucles,  histoire  de  faire 
plaisir  à  mon  père,  qui  était  cordonnier  dans  notre  endroit. 

Ce  disant,  le  vieux  sergent  avait  roulé  industrieusement  la  corde 
autour  de  la  toupie,  après  quoi  il  la  lança  sur  le  sol,  observa  un  mo- 
ment ses  rapides  évolutions  avec  un  sourire  paternel,  puis,  se  bais- 
sant soudain,  il  la  cueillit,  selon  son  expression,  dans  le  creux  de  sa 
main  droite,  et  continua  d'applaudir  par  une  douce  hilarité  aux  rota- 
tions infinies  de  la  citoyenne. 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  les  femmes  venaient  de  monter  à  cheval  ;  Kado  s'étant 
approché  pour  tenir  l'étrier  au  commandant  Hervé,  celui-ci  se  pencha 
à  l'oreille  du  Breton,  et  lui  dit  à  demi-voix  :  —  Vous  êtes  sévèrement 
puni  de  m'avoir  trompé,  Kado,  et  je  le  suis,  moi,  d'avoir  cru  à  votre 
bonne  foi.  —  Le  vieux  garde-chasse  tressaillit,  et  répondit,  les  yeux 
baissés  vers  la  terre  :  —  Oui ,  oui ,  monsieur,  l'épreuve  est  dure;  elle 
pouvait  être  pire  si  vous  l'aviez  voulu,  je  le  sais...  Vous  avez  eu  pitié 
de  l'enfant...  est-ce  que  vous  emmènerez  le  pauvre  petit  gars? 

—  Si  je  faisais  mon  devoir,  Kado,  j'emmènerais  le  père  avec  le  fils. 

—  L'enfant  est  bien  faible,  mon  maître...  j'aimais  à  le  regarder,  car 
sa  défunte  mère  et  lui  c'est  tout  un...  On  dit  qu'Alix  me  ressemble; 
mais  le  petit,  c'est  sa  mère  toute  vivante.  11  est  bien  faible,  monsieur, 
et  s'il  y  a  de  la  prison  au  bout  de  tout  cela,  de  la  prison,  ou  bien... 

Le  garde-chasse  s'interrompit  en  portant  la  main  à  sa  gorge,  comme 
s'il  eût  été  suffoqué  par  la  violence  de  son  émotion. 

—  Maître  Kado,  reprit  Hervé,  je  n'ai  déjà  que  trop  cédé  à  d'anciens 
sentimens  dont  vous  autres  paraissez  faire  si  peu  de  cas.  Pouvez-vous 
et  voulez-vous  m'avouer  tout  haut,  devant  ces  hommes,  ce  qui  se 
passe  et  ce  que  l'on  médite? 

Le  Breton,  après  avoir  regardé  autour  de  lui  avec  un  air  d'indécision 
douloureuse,  leva  une  main  vers  le  ciel,  et  dit  d'un  ton  ferme  :  —  L'en- 
fant est  entre  les  mains  de  Dieu. 

—  Prenez  vos  rangs,  et  en  marche  !  cria  Hervé. 

—  Commandant,  dit  Bruidoux,  amenant  par  le  collet  le  fils  du  garde- 
chasse,  le  petit  singe  ne  voulait-il  pas  jouer  des  jambes  pour  aller  re- 
trouver son  épouse? 

—  Je  le  mets  sous  votre  garde,  sergent;  vous  m'en  répondez. 

—  En  ce  cas,  approche,  mon  garçon,  reprit  Bruidoux  en  saisissaiîl 
une  longue  et  forte  courroie  qui  a^ait  servi  à  attacher  des  paquets.  Il 
passa  un  bout  de  la  courroie  autour  de  sa  ceinture,  lia  fortement 
l'autre  bout  au  corps  du  jeune  captif,  et  rejoignit,  en  cet  équipage,  le 
détachement,  qui  descendait  la  colline  des  ruines,  au  milieu  des  der- 
nières vapeurs  du  matin. 

Octave  Feuillet. 

(La  seconde  partie  au  prochain  n°.) 


ESSAI  SUR  L'HISTOIRE 


DE  LA 


FORMATION  ET  DES  PROGRÉS 


DU  TIERS-ÉTAT. 


LES  ÉTATS-GÉNÉRAVX  DE  161!l  ET  LE  MINISTÈRE  DU  CARDINAL  DE  RIGHELIEC.t 


Parmi  les  mesures  fiscales  qu'une  impérieuse  nécessité  suggéra  au 
gouvernement  de  Henri  IV,  il  en  est  une  qui  eut  pour  le  présent  et 
dans  la  suite  de  graves  conséquences  :  c'est  le  droit  annuel  mis  sur 
tous  les  offices  de  judicature  et  de  finance,  et  vulgairement  nommé  la 
paulette  (2).  Au  prix  de  cette  espèce  de  taille,  les  magistrats  des  cours 
souveraines  et  les  officiers  royaux  de  tout  grade  obtinrent  la  jouissance 
de  leurs  charges  en  propriété  héréditaire.  Le  premier  résultat  de  cette 
innovation  fut  d'élever  à  des  taux  inconnus  jusqu'alors  la  valeur  vé- 
nale des  offices;  le  second  fut  d'attirer  sur  les  fonctionnaires  civils  un 

(1)  Ce  morceau  fait  partie  de  l'Introduction  du  Recueil  des  Monumens  inédits  de  l'His- 
toire du  Tiers-État,  dont  le  premier  volume  paraîtra  bientôt.  La  Reime  a  déjà  publié 
deux  chapitres  de  ce  travail.  Voyez  les  livraisons  du  15  mai  et  du  !«'  juin  18^6. 

(2)  Du  nom  du  traitant  Paulet,  qui  en  prit  la  ferme  ;  ce  droit  était  d'un  soixantième 
<de  la  iinance  ù  laquelle  on  évaluait  l'office. 


814  REVUE    DES   DEIX    MONDES. 

nouveau  degré  de  considération,  celui  qui  s'attache  aux  avantages  de 
l'hérédité.  Moins  de  dix  ans  après,  on  voyait  des  passions  et  des  inté- 
rêts de  classes  soulevés  et  mis  aux  prises  par  les  elfets  de  ce  simpli 
(expédient  financier.  Le  haut  prix  des  charges  en  écartait  la  noblesse, 
dont  une  partie  était  pauvre,  et  dont  l'autre  était  grevée  de  substitu- 
tions, et  cela  arrivait  au  moment  même  où,  plus  éclairés,  les  nobles 
comprenaient  la  faute  que  leurs  aïeux  avaient  faite  en  s'éloignant  des 
offices  par  aversion  pour  l'étude,  et  en  les  abandonnant  au  tiers-état.  De 
là,  entre  les  deux  ordres,  de  nouvelles  causes  d'ombrage  et  de  rivalité, 
l'un  s'irritant  de  voir  l'autre  grandir  d'une  façon  imprévue  dans  des 
positions  qu'il  regrettait  d'avoir  autrefois  dédaignées;  celui-ci  com- 
mençant à  puiser  dans  le  droit  héréditaire  qui  élevait  des  familles  de 
robe  à  côté  des  familles  d'épée,  l'esprit  d'indépendance  et  de  fierté,  la 
haute  opinion  de  soi-même,  qui  étaient  auparavant  le  propre  des  gen- 
tilshommes. 

Quelque  remarquable  qu'eût  été,  dans  le  cours  du  xvi®  siècle,  le 
progrès  des  classes  bourgeoises,  il  avait  pu  s'opérer  sans  querelle  d'a- 
mour-propre ou  d'intérêt  entre  la  noblesse  et  la  roture;  la  grande 
lutte  religieuse  dominait  et  atténuait  toutes  les  rivalités  sociales.  Au- 
cun procédé  malveillant  des  deux  ordres  l'un  envers  l'autre  ne  parut 
aux  états- généraux  de  1576  et  de  1588.  Mais,  après  l'apaisement  des 
passions  soulevées  par  la  dualité  de  croyance  et  de  culte,  d'autres  pas- 
sions assoupies  au  fond  des  cœurs  se  réveillèrent;  et  ainsi,  par  la  force 
des  choses,  le  premier  quart  du  xvii«  siècle  se  trouva  marqué  pour 
recueillir  et  mettre  au  jour,  avec  les  griefs  récens,  toute  l'antipathie 
amassée  de  longue  main  entre  le  second  ordre  et  le  troisième.  Cette 
collision  éclata,  en  1614,  au  sein  des  états  convoqués,  à  la  majorité  de 
Louis  XllI,  pour  chercher  un  remède  à  ce  qu'avaient  produit  de  dila- 
pidations et  d'anarchie  les  quatre  ans  de  régence  écoulés  depuis  le  der- 
nier règne  (1). 

Ce  fut  le  14  octobre  que  l'assemblée  se  réunit  en  trois  chambres  dis- 
tinctes au  couvent  des  Augustins  de  Paris;  elle  comptait  quatre  cent 
soixante-quatre  députés,  dont  cent  quarante  du  clergé,  cent  trente- 
deux  de  la  noblesse,  et  cent  quatre-vingt-douze  du  tiers-état.  Parmi 
ces  derniers,  les  membres  du  corps  judiciaire  et  les  autres  officiers 
royaux  dominaient  par  le  nombre  et  par  l'influence.  Dès  la  séance  d'ou- 
verture, on  put  voir  entre  les  deux  ordres  laïques  des  signes  de  jalou- 
sie et  d'hostilité;  le  tiers-état  s'émut  pour  la  première  fois  des  diffé- 
rences du  cérémonial  à  son  égard  (2);  l'orateur  de  la  noblesse  s'écria 

(1)  Voyez  le  rapport  de  mon  frère  Amédée  Thierry  sur  le  concours  du  prix  d'histoire, 
décerné  en  1844  par  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques.  (Mémoires  de  l' Aca- 
démie, t.  V,  p.  826.) 

(2)  «  Je  remarquai  que  mondit  sieur  le  chancelier,  parlant  en  sa  harangue  à  messieur? 


DE  LA   FORMATION   Et   DES   PROGRÈS   DU   TIERS-ÉTAT.  815 

1  is  sa  harangue  :  «  Elle  reprendra  sa  première  splendeur  cette  no- 

olesse  tant  abaissée  maintenant  par  quelques-uns  de  l'ordre  inférieur 

)us  prétexte  de  quelques  charges;  ils  verront  tantôt  la  différence 

li'il  y  a  d'eux  à  nous  (1).  »  La  même  affectation  de  morgue  d'une 

; .  la  même  susceptibilité  de  l'autre,  accompagnèrent  presque  toutes 

L  communications  de  la  chambre  noble  avec  la  chambre  bourgeoise. 

land  il  s'agit  d'établir  un  ordre  pour  les  travaux,  le  clergé  et  la  no- 

sse  s'accordèrent  ensemble,  mais  le  tiers-état,  par  défiance  de  ce 

li  venait  d'eux,  s'isola  et  fit  tomber  leur  plan,  quoique  bon.  Peu 

rès,  la  noblesse  tenta  une  agression  contre  la  haute  bourgeoisie;  elle 

fsolut  de  demander  au  roi  la  surséance  et  par  suite  la  suppression 

1  droit  annuel  dont  le  bail  allait  finir,  et  elle  obtint  pour  cette  requête 

>>ontiinent  du  clergé.  La  proposition  des  deux  ordres  fut  adressée 

.1  tiers-état,  qu'elle  mit  dans  l'alternative,  ou  de  se  joindre  à  eux  et 

'  livrer  ainsi  les  premiers  de  ses  membres  à  la  jalousie  de  leurs  ri- 

lu.v,  ou.  s'il  refusait  son  adhésion,  d'encourir  le  blâme  de  défendre 

ir  égoïsme  un  privilège  qui  blessait  la  raison  publique,  et  ajoutait  un 

ùuvel  abus  à  la  vénalité  des  charges. 

Le  tiers-état  fit  preuve  d'abnégation.  Il  adhéra,  contre  son  intérêt, 
la  demande  de  suspension  de  la  taxe  moyennant  laquelle  les  offices 
talent  héréditaires,  et,  pour  que  cette  demande  eût  toute  sa  portée 
ji>ique,  il  la  compléta  par  celle  de  l'abolition  de  la  vénalité  (2).  Mais, 
xigeant  des  deux  autres  ordres  sacrifice  pour  sacrifice,  il  les  requit  de 
olliciter  conjointement  avec  lui  la  surséance  des  pensions,  dont  le 
iiiiire  avait  doublé  en  moins  de  quatre  ans  (3),  et  la  réduction  des 
oilles  devenues  accablantes  pour  le  peuple.   Sa  réponse  présentait 
;«»nme  connexes  les  trois  propositions  suivantes  :  supplier  le  roi,  l^de 
émettre  pour  l'année  courante  un  quart  de  la  taille;  2°  de  suspendre 
a  perception  du  droit  annuel,  et  d'ordonner  que  les  offices  ne  soient 
>ius  vénaux;  3"  de  surseoir  au  paiement  de  toutes  les  pensions  accor- 
i'cs  sur  le  trésor  ou  sur  le  domaine.  La  noblesse,  pour  qui  les  pén- 
is de  cour  étaient  un  supplément  de  patrimoine,  fut  ainsi  frappée 
t'a.  représailles;  mais,  loin  de  se  montrer  généreuse  et  d'aller  droit, 
comme  ses  adversaires,  elle  demanda  que  les  propositions  fussent  dis- 
jointes, qu'on  s'occupât  uniquement  du  droit  annuel,  et  qu'on  remît 
à  la  discussion  des  cahiers  l'allaire  des  pensions  et  celle  des  tailles.  Le 

«  du  clergé  et  de  la  noblesse,  mettoit  la  main  à  son  bonnet  carré,  et  se  découvroit,  ce 
«  qu'il  ne  fit  point  lorsqu'il  parloit  au  tiers-état.»  (Relation  des  élals-i;énéraux  de  1614, 
par  Florimond  Rapine,  député  du  tiers-état  de  Nivernais,  Des  États-Généraux,  etc., 
RecneildeMayer,  t.  XVI,  p.  102.) 

(1)  Mercure  français,  troisième  continuation,  t.  III,  année  1614,  p.  32. 

(2)  Voyez  le  discours  du  lieutenant-général  de  Sainfc«,  Relation  des  Etats  de  1614 
par  Florimond  Rapine,  p,  167. 

(3)  Depuis  ia  mort  de  Henri  IV. 


816  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

clergé  fit  la  même  demande,  entourée  de  ménagemens  et  de  paroles 
captieuses  qui  n'eurent  pas  plus  de  succès  auprès  du  tiers-état  que  la 
franchise  égoïste  des  gentilstiommes  (1).  Ayant  délibéré  de  nouveau, 
la  chambre  du  tiers  décida  qu'elle  ne  séparerait  point  ses  propositions 
l'une  de  l'autre,  et  elle  fit  porter  ce  refus  par  l'un  de  ses  membres  les 
plus  considérables,  Jean  Savaron,  lieutenant-général  de  la  sénéchaus- 
sée d'Auvergne. 

Cet  homme  d'un  grand  savoir  et  d'un  caractère  énergique  parla  deux 
fois  devant  le  clergé,  et  termina  ainsi  son  second  discours  :  «  Quand 
«  vous  vous  buttez  à  l'extinction  du  droit  annuel,  ne  donnez- vous  pas 
«  à  connoître  que  votre  intention  n'est  autre  que  d'attaquer  les  offi- 
ce ciers  qui  possèdent  les  charges  dans  le  royaume,  puiscfue  vous  sup- 
«  primez  ce  que  vous  devriez  demander  avec  plus  d'instance,  à  savoir, 
«  l'abolition  des  pensions  qui  tirent  bien  d'autres  conséquences  que  le 
a  droit  annuel  ?  Vous  voulez  ôter  des  coffres  du  roi  seize  cent  mille 
«  livres  qui  lui  reviennent  par  chacun  an  de  la  paulette,  et  voulez  sur- 
«  charger  de  cinq  millions  l'état  que  le  roi  paye  tous  les  ans  pour 
«  acheter  à  deniers  comptans  la  fidélité  de  ses  sujets.  Quel  bien,  quelle 
«  utilité  peut  produire  au  royaume  l'abolition  de  la  paulette,  si  vous 
«  supportez  la  vénalité  des  offices  qui  cause  seule  le  dérèglement  en 
«  la  justice?...  C'est,  messieurs,  cette  maudite  racine  qu'il  faut  ar- 
«  racher,  c'est  ce  monstre  qu'il  faut  combattre  que  la  vénalité  des 
«  offices  qui  éloigne  et  recule  des  charges  les  personnes  de  mérite  et 
«  de  savoir,  procurant  l'avancement  de  ceux  qui ,  sans  vertu  bien  sou- 
«  vent,  se  produisent  sur  le  théâtre  et  le  tribunal  de  la  justice  par  la 
«  profusion  d'un  prix  déréglé  qui  fait  perdre  l'espérance  même  d'y 
«  pouvoir  atteindre  à  ceux  que  Dieu  a  institués  en  une  honnête  mé- 
«  diocrité.  Par  ainsi,  messieurs,  nous  vous  supplions  humblement  de 
«  ne  nous  refuser  en  si  saintes  demandes  l'union  de  votre  ordre.  C'est 
«  pour  le  peuple  que  nous  travaillons,  c'est  pour  le  bien  du  roi  que 
«  nous  nous  portons,  c'est  contre  nos  propres  intérêts  que  nous  coni- 
«  battons.  » 

Devant  la  noblesse,  Savaron  s'exprima  d'un  ton  haut  et  fier,  et,  sou: 
ses  argumens,  il  y  eut  de  l'ironie  et  des  menaces.  Il  dit  que  ce  n'était 
point  le  droit  annuel  qui  fermait  aux  gentilshommes  l'accès  des  char- 
ges, mais  leur  peu  d'aptitude  pour  elles,  et  la  vénalité  des  offices;  que 

(1)  «  Quelques  belles  paroles  qu'il  pût  prononcer  (l'archevêque  d'Aix),  si  ne  put-il  ja- 
«  mais  faire  départir  notre  compagnie  de  sa  résolution  de  demander  conjointement  les- 
«  dites  propositions,  parce  qu'on  voyoit  clairement  qu'il  y  avoit  de  l'artifice,  et  que  !o 
«  clergé  et  la  noble.>se  s'entendoient  à  la  ruine  des  officiers  et  à  la  continuation  de  l.i 
«  charge  et  oppression  du  pauvre  peuple,  et  ne  vouloient  point  qu'on  demandât  le  rc- 
«  tranchement  de  leurs  pensions,  tant  ils  faisoient  marcher  leurs  intérêts  avant  tout.  ;> 
{Relation  de  Florimond  Rapine,  p.  182.) 


DE  LA  FORMATION  ET  DES  PROGRÈS  DU  TIERS-ÉTAT.  817 

iiils  devaient  demander  plutôt  que  l'abolition  de  ce  droit,  c'était 
de  la  vénalité;  que,  du  reste,  la  surséance  de  la  paulette,  la  réduc- 
(les  tailles  et  la  suppression  des  pensions  ne  pouvaient  être  dis- 

m(('s;  que  l'abus  des  pensions  était  devenu  tel,  que  le  roi  ne  trouvait 

f  -  de  serviteurs  qu'en  faisant  des  pensionnaires,  ce  qui  allait  à  rui- 
'i;  trésor,  à  fouler  et  opprimer  le  peuple,  et  il  ajouta  en  finissant  : 

riitrez,  messieurs,  dans  le  mérite  de  vos  prédécesseurs,  et  les  portes 
•lis  seront  ouvertes  aux  honneurs  et  aux  charges.  L'histoire  nous 

i>l)rend  que  les  Romains  mirent  tant  d'impositions  sur  les  Fran- 

lis  (1),  que  ces  derniers  enfin  secouèrent  le  joug  de  leur  obéissance, 
.  I  |)ar  là  jettèrent  les  premiers  fondements  de  la  monarchie.  Le  peuple 

st  si  chargé  de  tailles,  qu'il  est  à  craindre  qu'il  n'en  arrive  pareille 
i  liose.  Dieu  veuille  que  je  sois  mauvais  prophète  (2)  !  »  Singulières 
pôles,  qui  semblent  retentir  comme  un  présage  lointain  de  révolution. 

.a  noblesse  ne  répondit  que  par  des  murmures  et  des  invectives  à 
l'^iteur  du  tiers-état;  le  clergé  avait  loué  son  message  en  lui  refusant 
bit  concours;  resté  seul  pour  soutenir  ses  propositions,  le  tiers  réso- 
li  (le  les  présenter  au  roi.  Il  en  fit  le  premier  article  d'un  mémoire 
i]i  contenait  sur  d'autres  points  des  demandes  de  réforme,  et  il  envoya 
a  Louvre,  avec  une  députation  de  douze  membres,  Savaron,  chargé 
e2ore  une  fois  de  porter  la  parole.  L'homme  qui  avait  donné  aux 
f  1res  privilégiés  des  leçons  de  justice  et  de  prudence  fut,  devant  la 
i  V  auté,  l'avocat  ému  et  courageux  du  pauvre  peuple  :  «  Que  diriez- 
(.  ous,  sire,  si  vous  aviez  vu,  dans  vos  pays  de  Guyenne  et  d'Auvergne, 
«  es  hommes  paître  l'herbe  à  la  manière  des  bêtes  ?  Cette  nouveauté 
<  it  misère  inouie  en  votre  état  ne  produiroit-elle  pas  dans  votre  ame 
«ovale  un  désir  digne  de  votre  majesté,  pour  subvenir  à  une  cala- 
«nité  si  grande?  Et,  cependant,  cela  est  tellement  véritable,  que  je 
'Confisque  à  votre  majesté  mon  bien  et  mes  offices,  si  je  suis  con- 
vaincu de  mensonge  (3).  »  C'est  de  là  que  partit  Savaron  pour  de- 
;  ander,  avec  la  réduction  des  tailles,  le  retranchement  de  tous  les 
ans  dénoncés  dans  le  mémoire  du  tiers-état,  et  pour  traiter  de  nou- 
aii.  avec  une  franchise  mordante,  les  points  d'où  provenait  le  dés- 
dn-d  entre  le  tiers  et  les  deux  autres  ordres  :  «  Vos  officiers,  sire, 
secondant  l'intention  du  clergé  et  de  la  noblesse,  se  sont  portés  à 
re([uérir  de  votre  majesté  la  surséance  du  droit  annuel  qui  a  causé 
un  prix  si  excessif  es  offices  de  votre  royaume,  qu'il  est  malaisé 
j 

(1)  C'est-à-dire  les  Francs.  Le  soin  de  distinguer  ces  deux  noms  est  une  précaution 
î  la  science  moderne;  ici,  leur  confusion  involontaire  donnait  encore  plus  de  force  au 
iscours. 

(2)  Procès-verbal  et  cahier  de  la  noblesse  es  états  de  l'an  1615,  manuscrit  delà  Biblio- 
lèque  du  roi,  fonds  de  Brienne,  numéro  283,  fol.  52,  verso. 

(3)  Relation  de  Florimond  Rapine^  p.  198. 

TOME  V,  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  qu'autres  y  soient  jamais  reçus  que  ceux  qui  auront  plus  de  biens 

«  et  de  richesses,  et  bien  souvent  moins  de  mérite,  suffisance  et  capa- 

«  cité  :  considération  à  vrai  dire  très-plausible,  mais  qui  semble  être 

«  excogitée  pour  donner  une  atteinte  particulière  à  vos  officiers,  et  non 

«  à  dessein  de  procurer  le  bien  de  votre  royaume.  Car  à  quel  sujet 

«  demander  l'abolition  de  la  paulette,  si  votre  majesté  ne  supprime  de 

«  tout  point  la  vénalité  des  offices?...  Ce  n'est  pas  le  droit  annuel  qui 

«  a  donné  sujet  à  la  noblesse  de  se  priver  et  retrancher  des  honneurs 

«  de  judicature,  mais  l'opinion  en  laquelle  elle  a  été  depuis  longues 

«  années  que  la  science  et  l'étude  affaiblissoit  le  courage,  et  rendoit 

«  la  générosité  lâche  et  poltronne...  On  vous  demande,  sire,  que  vous 

«  abolissiez  la  paulette,  que  vous  retranchiez  de  vos  coffres  seize  cent 

«  raille  livres  que  vos  officiers  vous  payent  tous  les  ans,  et  l'on  m 

«  parle  point  que  vous  supprimiez  l'excès  des  pensions,  qui  sont  telle- 

«  ment  effrénées,  qu'il  y  a  de  grands  et  puissants  royaumes  qui  n'ont 

«  pas  tant  de  revenu  que  celui  que  vous  donnez  à  vos  sujets  pour  ache- 

«  ter  leur  fidélité...  Quelle  pitié  qu'il  faille  que  votre  majesté  fournisse, 

«  par  chacun  an,  cinq  millions  six  cent  soixante  mille  livres  à  quoi  se 

«  monte  l'état  des  pensions  qui  sortent  de  vos  coffres  !  Si  cette  somme 

«  étoit  employée  au  soulagement  de  vos  peuples,  n'auroient-ils  pas  de 

(f  quoi  bénir  vos  royales  vertus  ?  Et,  cependant,  l'on  ne  parle  rien 

«  moins  que  de  cela,  l'on  en  remet  la  modération  aux  cahiers,  et  veut- 

«  on  à  présent  que  votre  majesté  surseoye  les  quittances  de  la  paulette. 

«  Le  tiers-état  accorde  l'un,  et  demande  très-instamment  l'autre  (1).  » 

Cette  harangue  fut  un  nouveau  sujet  d'irritation  pour  la  noblesse, 

qui  en  éprouva  un  tel  dépit  qu'elle  résolut  de  se  plaindre  au  roi.  Elle 

pria  le  clergé  de  se  joindre  à  elle;  mais  celui-ci,  se  portant  médiateur, 

envoya  l'un  de  ses  membres  vers  l'assemblée  du  tiers-état  lui  exposer 

les  griefs  de  la  noblesse ,  et  l'inviter,  pour  le  bien  de  la  paix ,  à  faire 

quelque  satisfaction.  Quand  le  député  eut  parlé,  Savaron  se  leva  et  dit 

fièrement  :  que  ni  de  fait ,  ni  de  volonté ,  ni  de  paroles ,  il  n'avait  ot 

fensé  messieurs  de  la  noblesse;  que ,  du  reste ,  avant  de  servir  le  roi 

comme  officier  de  justice,  il  avait  porté  les  armes,  de  sorte  qu'il  avait 

moyen  de  répondre  à  tout  le  monde,  en  l'une  et  en  l'autre  profession. 

Afin  d'éviter  une  rupture  qui  eût  rendu  impossible  tout  le  travail  des 

états ,  le  tiers ,  acceptant  la  médiation  qui  lui  était  offerte ,  consentit  à 

faire  porter  à  la  noblesse  des  paroles  d'accommodement;  et  pour  que 

toute  cause  d'aigreur  ou  de  défiance  fût  écartée,  il  choisit  un  nouvel 

orateur,  le  lieutenant  civil  de  Mesmes.  De  Mesmes  eut  pour  mission  de 

déclarer  que  ni  le  tiers-état  en  général ,  ni  aucun  de  ses  membres  en 

particulier,  n'avait  eu  envers  l'ordre  de  la  noblesse  aucune  intention 

{{)  Relation  de  Florimond  Rapine,  p.  199  et  suiv. 


DE    LA    FORMATION    ET    DES   PROGRÈS   DU    IIURS-ÉTAT.  810 

inte.  Il  prit  un  langage  à  la  fois  digne  et  pacifique;  mais  le  ter- 
lait  si  brûlant,  qu'au  lieu  d'apaiser  la  querelle,  son  discours  l'en- 
ii.  Il  dit  que  les  trois  ordres  étaient  trois  frères,  enfans  de  leur 
commune  la  France;  que  le  clergé  était  l'ainé,  la  noblesse  le 
ic,  et  le  tiers-état  le  cadet;  que  le  tiers-état  a\ait  toujours  reconnu 
•blesse  comme  élevée  de  quelques  degrés  au-dessus  de  lui ,  mais 
I  iissi  la  noblesse  devait  reconnaître  le  tiers-état  comme  son  frère, 
pas  le  mépriser  au  point  de  ne  le  compter  pour  rien;  qu'il  se 
\  ait  souvent  dans  les  familles  que  les  aînés  ruinaient  les  maisons, 
II'  les  cadets  les  relevaient  (1).  Non-seulement  ces  dernières  paroles, 
li   la  comparaison  des  trois  ordres  avec  trois  frères,  et  l'idée  d'une 
i  parenté  entre  le  tiers-état  et  la  noblesse,  excitèrent  chez  celle-ci 
!]  rage  de  mécontentement.  L'assemblée,  en  tumulte,  fit  des  repro- 
lux  députés  ecclésiastiques  présens  à  la  séance,  se  plaignant  que 
, Muyé  du  tiers-état,  venu  sous  leur  garantie,  eût  apporté,  au  lieu  de 
;  nations,  de  nouvelles  injures  plus  graves  que  les  premières.  Après 
!  (uigs  débats  sur  ce  qu'il  convenait  de  faire,  il  fut  résolu  qu'on  irait 
(I  Ic-champ  porter  plainte  au  roi. 

"audience  demandée  ne  fut  obtenue  qu'après  deux  jours;  la  no- 

)1  se  en  corps  s'y  présenta.  Son  orateur,  le  baron  de  Senecey,  termina 

ncxorde  verbeux  par  cette  définition  du  tiers-état  :  «  Ordre  composé 

(  I  peuple  des  villes  et  des  champs  :  ces  derniers  quasy  tous  hom- 

'  lagers  et  justiciables  des  deux  premiers  ordres,  ceux  des  villes, 

tMigeois,  marchands,  artisans,  et  quelques  officiers;  »  et  il  conti- 

c(  Ce  sont  ceux-ci  qui,  méconnoissant  leur  condition,  sans  l'aveu 

(  e  ceux  qu'ils  représentent,  veulent  se  comparer  à  nous.  J'ai  honte, 

(  rc,  de  vous  dire  les  termes  qui  de  nouveau  nous  ont  offensés;  ils 

(  emparent  votre  état  à  une  famille  composée  de  trois  frères;  ils  di- 

(  Mit  l'ordre  ecclésiastique  être  l'aîné,  le  nôtre  le  puîné,  et  eux  les 

(  adots,  et  qu'il  advient  souvent  que  les  maisons  ruinées  par  les  aînés 

(ont  relevées  par  les  cadets.  En  quelle  misérable  condition  sommes- 

«loiis  tombés,  si  cette  parole  est  véritable!...  Et,  non  contens  de  se 

«iiic  nos  frères,  ils  s'attribuent  la  restauration  de  l'état,  à  quoi  comme 

Il  irance  sait  assez  qu'ils  n'ont  aucunement  participé,  aussi  chacun 

»nnoît  qu'ils  ne  peuvent  en  aucune  façon  se  comparer  à  nous,  et 

croit  insupportable  une  entreprise  si  mal  fondée.  Rendez-en ,  sire , 

e  jugement,  et,  par  une  déclaration  pleine  de  justice,  faites-4es  mettre 

în  leur  devoir  (2).  »  A  cet  étrange  discours,  supplique  de  l'orgueil 

1)  Procès-verbal  et  cahier  de  la  noblesse  es  états  de  l'an  1615,  manuscrit  de  la  Biblio- 
que  du  roi,  fonds  de  Brienne,  numéro  283,  fol.  61,  verso.  {Relation  de  Florimond 
pine,  p.  226.) 

;2)  Procès-verbal  et  cahier  de  la  noblesse,  manuscrit  de  la  Bibliothèque  du  roi,  fonda 
Brienne,  numéro  283,  fol.  63,  verso. 


820  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

en  délire,  la  foule  des  députés  nobles  qui  accompagnaient  l'orateur  fit 
succéder,  en  se  retirant,  des  marques  d'adhésion  unanime  et  des  mois 
tels  que  ceux-ci  :  «  Nous  ne  voulons  pas  que  des  fils  de  cordonniers  et 
«  de  savetiers  nous  appellent  frères.  Il  y  a  de  nous  à  eux  autant  de  dif- 
«  férence  qu'entre  le  maître  et  le  valet.  » 

Le  tiers-état  reçut  avec  un  grand  calme  la  nouvelle  de  cette  audience 
et  de  ces  propos;  il  décida  que  son  orateur  serait  non-seulement  avoué, 
mais  remercié;  qu'on  n'irait  point  chez  le  roi  pour  récriminer  contre 
la  noblesse,  et  qu'on  passerait  au  travail  des  cahiers  sans  s'arrêter  à  de 
pareilles  disputes.  Alors  le  clergé  vint  de  nouveau  s'entremettre  pour 
la  réconciliation,  demandant  que  des  avances  fussent  faites  par  le 
tiers-état;  le  tiers  répondit  que  cette  fois ,  comme  la  première ,  il  n'y 
avait  eu  de  sa  part  aucune  intention  blessante;  que  messieurs  du 
clergé  pouvaient  eux-mêmes  le  faire  entendre  à  la  noblesse,  à  laquelle 
il  ne  voulait  donner  aucune  autre  satisfaction,  désirant  qu'on  le  laissât 
en  paix  travailler  à  son  cahier,  et  s'occuper  d'affaires  plus  importantes. 
Mais  la  brouillerie  des  deux  ordres  tenait  tout  en  suspens;  le  gouver- 
nement, sans  se  porter  juge,  redoubla  d'instances  pour  la  paix;  il  vint 
de  la  part  du  roi  un  commandement  au  tiers-état  de  faire  quelque  dé- 
marche qui  pût  contenter  la  noblesse;  et  plusieurs  jours  se  passèrent 
sans  que  cet  ordre  fût  obéi.  Pendant  ce  temps,  le  mémoire  contenant 
les  demandes  du  tiers  passa  à  l'examen  du  conseil.  La  noblesse  et  le 
clergé  en  appuyèrent  tous  les  articles,  hors  celui  qui  était  l'objet  de 
la  dissidence;  et,  quant  à  celui-là,  il  fut  promis  par  le  premier  mi- 
nistre que  le  chiffre  des  pensions  serait  annuellement  réduit  dm 
quart,  et  que  les  plus  inutiles  seraient  supprimées.  Ce  concours  et  cette 
victoire  ouvrirent  les  voies  au  raccommodement.  Le  tiers-état  fit  re- 
mercier les  deux  premiers  ordres  de  leur  coopération  bienveillante. 
Ses  envoyés  auprès  de  la  noblesse  ne  désavouèrent  que  l'intention  d'of- 
fense, et  on  leur  répondit  convenablement.  Ainsi  fut  terminé  ce  dif- 
férend, d'oii  ne  pouvait  sortir  aucun  résultat  politique,  mais  qui  isf 
remarquable,  parce  que  le  tiers-état  y  eut  le  beau  rôle,  celui  du  des- 
intéressement et  de  la  dignité ,  et  que  là  se  montra  au  grand  jour,  en 
face  de  l'orgueil  nobiliaire,  un  orgueil  plébéien  nourri  au  sein  de  l'é- 
tude et  des  professions  qui  s'exercent  par  le  travail  intellectuel. 

Une  querelle  bien  plus  grave,  et  sans  aucun  mélange  d'intérêts  pri- 
vés, survint  presque  aussitôt,  et  divisa  de  même  les  trois  ordres,  met- 
tant d'un  côté  le  tiers-état,  et  de  l'autre  le  clergé  et  la  noblesse.  Elle  eut 
pour  sujet  le  principe  de  l'indépendance  de  la  couronne  vis-à-vis  de 
l'église,  principe  qu'avaient  proclamé,  trois  cent  douze  ans  auparavant, 
les  représentans  de  la  bourgeoisie  (1).  En  compilant  son  cahier  générai 

(1)  Aux  états-généraux  de  1302. 


DE   LA   FORMATION   ET   DES   PROGRÈS    DU   TIERS-ÉTAT.  821 

S  cahiers  provinciaux,  le  tiers-état  prit  dans  le  cahier  de  l'Ue-de- 

',  et  plaça  en  tête  de  tous  les  chapitres  un  article  contenant  ce 

.  iiit  :  «  Le  roi  sera  supplié  de  faire  arrêter  en  l'assemblée  des  états, 

tir  loi  fondamentale  du  royaume  qui  soit  inviolable  et  notoire  à 

.  que,  comme  il  est  reconnu  souverain  en  son  état,  ne  tenant  sa 

ronne  que  de  Dieu  seul,  il  n'y  a  puissance  en  terre,  quelle  qu'elle 

■■     spirituelle  ou  temporelle,  qui  ait  aucun  droit  sur  son  royaume 

en  priver  les  personnes  sacrées  de  nos  rois,  ni  dispenser  ou  ab- 

(idie  leurs  sujets  de  la  fidélité  et  obéissance  qu'ils  lui  doivent,  pour 

!}  l(jue  cause  ou  prétexte  que  ce  soit.  Tous  les  sujets,  de  quelque 

(ilité  et  condition  qu'ils  soient,  tiendront  cette  loi  pour  sainte  et 

V  i table,  comme  conforme  à  la  parole  de  Dieu,  sans  distinction, 

i;  livoque  ou  limitation  quelconque,  laquelle  sera  jurée  et  signée 

p   tous  les  députés  des  états,  et  dorénavant  par  tous  les  bénéficiers 

e officiers  du  royaume...  Tous  précepteurs,  régens,  docteurs  et  pré- 

dateurs  seront  tenus  de  l'enseigner  et  publier.  » 

(  s  fermes  paroles,  dont  le  sens  était  profondément  national  soùs 

Il  couleur  toute  monarchique,  consacraient  le  droit  de  l'état  dans 

']i  de  la  royauté,  et  déclaraient  l'affranchissement  de  la  société  ci- 

il  Au  seul  bruit  d'une  pareille  résolution,  le  clergé  fut  en  alarme; 

;  demander  au  tiers-état  et  n'obtint  de  lui  qu'avec  peine  commu- 

ittion  de  l'article  qui,  en  même  temps,  fut  communiqué  à  la  no- 

Gelle-ci,  en  délaissant  la  cause  commune  des  laïques  et  de  l'état, 

1..  complaisance  pour  complaisance  à  la  chambre  ecclésiastique; 

i>  les  démarches  collectives  des  deux  premiers  ordres  furent  inu- 

l   auprès  du  tiers;  il  ne  voulut  ni  retirer  ni  modifier  son  article, 

t  e[)Oussa  comme  elle  le  méritait  la  proposition  de  s'en  tenir  à  une 

Claude  de  publication  du  décret  du  concile  de  Constance  contre 

iloctrine  du  tyrannicide  (1).  Il  s'agissait  là  de  la  grande  question 

n<'  dans  la  guerre  de  la  ligue  entre  les  deux]principes  de  la  royauté 

'  tinie  par  son  propre  droit,  et  de  la  royauté  légitime  par  l'ortho- 

(  ic;  le  débat  de  cette  question,  que  le  règne  de  Henri  IV  n'avait 

(il  résolue (2),  et  à  laquelle  sa  fin  tragique]donnait  un  intérêt  som- 

1  cl  pénétrant,  fut,  par  une  sorte  de  coup  d'état,  enlevé  à  la  discus- 

ii  des  ordres,  et  évoqué  au  conseil,  ou  plutôt  à  la  personne  du  roi. 

■ur  l'invitation  qui  lui  en  fut  faite,  le  tiers-état  remit  au  roi  le  pre- 

i  article  de  son  cahier,  et,  quelques  jours  après,  le  président  de  la 

ijtnibre  et  les  douze  présidens  des  bureaux  furent  mandés  au  Louvre. 

oique  Louis  XllI  fût  majeur,  la  reine-mère  prit  la  parole  et  dit  à  la 

)  Voyez ,  daos  la  Relation  de  Florimond  Rapine,  des  états-généraux ,  etc.,  t.  XVI, 
)artie,  p.  112-16*,  le  discours  du  cardinal  du  Perron,  orateur  du  clergé,  et  la.  réplique 
ilobert  Miron,  président  du  tiers-état. 
Henri  IV  n'avait  régné  qu'en  vertu  d'une  transaction  avec  ses  sujets  catholiques. 


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822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

députation  :  que  l'article  concernant  la  souveraineté  du  roi  et  la  sûrelc 
de  sa  personne  ayant  été  évoqué  à  lui,  il  n'était  plus  besoin  de  le  re- 
mettre au  cahier,  que  le  roi  le  regardait  comme  présenté  et  reçu,  et 
(ju'il  en  déciderait  au  contentement  du  tiers-état.  Cette  violence  faite 
a  la  liberté  de  l'assemblée  y  excita  un  grand  tumulte;  elle  comprit  ce 
que  signifiait  et  à  quoi  devait  aboutir  la  radiation  qui  lui  était  pres- 
crite. Durant  trois  jours,  elle  discuta  si  elle  se  conformerait  aux  ordres 
de  la  reine.  Il  y  eut  deux  opinions  :  l'une  qui  voulait  que  l'article  fût 
maintenu  dans  le  cahier,  et  qu'on  protestât  contre  les  personnes  qui 
circonvenaient  le  roi  et  forçaient  sa  volonté;  l'autre  qui  voulait  qu'on 
se  soumît  en  faisant  de  simples  remontrances.  La  première  avait  pour  Ite 
elle-la  majorité  numérique;  mais  elle  ne  prévalut  point,  parce  que  le   t 
vote  eut  lieu  par  provinces,  et  non  par  bailliages  (1).  Cent  vingt  dé-   ikiiIi 
pûtes,  à  la  tête  desquels  étaient  Savaron  et  de  Mesmes,  se  déclarèn 
opposans  contre  la  résolution  de  l'assemblée,  comme  prise  par 
moindre  nombre.  Ils  demandaient  à  grands  cris  que  leur  opposition 
fût  reçue  et  qu'il  leur  en  fût  donné  acte.  Le  bruit  et  la  confusion  rem- 
plirent toute  une  séance,  et,  de  guerre  lasse,  on  s'accorda  pour  un 
moyen  terme;  on  convint  que  le  texte  de  l'article  ne  serait  point  in- 
séré dans  le  cahier  général,  mais  que  sa  place  y  resterait  formellement 
réservée.  En  elTet,  sur  les  copies  authentiques  du  cahier,  à  la  première 
page,  et  après  le  titre  :  Des  lois  fondamentales  de  l'état,  il  y  eut  un  es- 
pace vide,  et  cette  note  :  «  Le  premier  article  extrait  du  procès-verbal  ^^^^ 
«  de  la  chambre  du  tiers-état  a  été  présenté  au  roi  par  avance  du  pré- 
«  sent  cahier,  et  par  commandement  de  sa  majesté,  qui  a  promis  d€ 
«  le  répondre.  » 

Cette  réponse  ne  fut  pas  donnée,  et  la  faiblesse  d'une  reine  que  ri 
étrangers  gouvernaient  fit  ajourner  la  question  d'indépendance  poui 
la  couronne  et  le  pays.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  soixante-sept  ans  quo 
les  droits  de  l'état,  proclamés  cette  fois  dans  une  assemblée  d'é\  êques.  j 
furent  garantis  par  un  acte  solennel,  obligatoire  pour  tout  le  cierge  ||ii^! 
de  France.  Mais  la  célèbre  déclaration  de  1682  n'est,  dans  sa  partie 
fondamentale,  qu'une  reproduction  presque  textuelle  de  l'article  i! 
cahier  de  1615,  et  c'est  au  tiers-état  que  revient  ici  l'honneur  de  l'ini- 
tiative (2).  Tout  ce  qu'il  y  avait  de  fort  et  d'éclairé  dans  l'opinion  pu- 

(1)  Les  provinces  étaient  très  inégales  en  nombre  de  représentans;  mais  le  vote  pu i" 
bailliages,  qui,  dans  cette  occasion,  fut  réclamé  inutilement,  répondait  presque  au  vole 
par  tête. 

(2)  «Nous  déclarons,  en  conséquence,  que  les  rois  et  les  souverains  ne  sont  souni« " 
«  aucune  puissance  ecclésiastique,  par  l'ordre  de  Dieu,  dans  les  choses  temporelles;  qu'ils 
«  ne  peuvent  être  déposés  ni  directement  ni  indirectement  par  l'autorité  des  clés  de  , 
«  l'église;  que  leurs  sujets  ne  peuvent  être  dispensés  de  la  soumission  et  de  l'obéissance 
«  qu'ils  leur  doivent,  ni  absous  du  serment  de  fidélité;  et  que  cette  doctrine,  nécessaire 
«  pour  la  tranquillité  publique,  et  non  moins  avantageuse  à  l'église  qu'j  l'état,  doit  être 


a( 


I 


DE   LA   FORMATION   ET  DES  PROGRÈS  DU  TIERS-ÉTAT.  823 

(lu  temps  lui  rendit  hommage  et  le  vengea  de  sa  défaite.  Pen- 
ic  les  ordres  privilégiés  recevaient  de  la  cour  de  Rome  des  brefs 
îcitation  (1),  à  Paris  des  milliers  de  bouches  répétaient  ce  qua- 
lii  composé  pour  la  circonstance,  et  qu'aujourd'hui  l'on  peut  dire 
i)f|étique  : 

0  noblesse,  ô  clergé,  les  aînés  de  la  France, 

Puisque  Thonneur  du  roi  si  mal  vous  maintenez , 
'     Puisque  le  tiers-état  en  ce  point  vous  devance, 
;     Il  faut  que  vos  cadets  deviennent  vos  aînés  (2) . 

A|x  demande  de  garanties  pour  la  souveraineté  et  pour  la  sûreté  du 

là'.,  le  tiers  joignit  dans  son  cahier,  sous  le  même  titre  :  Des  lois 

lé^mentales  de  l'état,  la  demande  d'une  convocation  des  états-gén<'- 

u|Lous  les  dix  ans,  et  il  fut  le  seul  des  trois  ordres  qui  exprima  ce 

3^  Le  cahier  de  1615  rappelle  par  le  mérite  et  dépasse  en  étendue 

de  J560  (3).  Il  a  ce  caractère  d'abondance  inspirée  qui  se  montre 

randes  époques  de  notre  histoire  législative.  Institutions  politi^ 

civiles,  ecclésiastiques,  judiciaires,  militaires,  économiques,  il 

asse  tout,  et,  sous  forme  de  requête,  statue  sur  tout  avec  un  sens 

e  décision  admirables.  On  y  trouve  l'habileté  prudente  qui  s'at- 

à  ce  qui  est  pratique  et  de  larges  tendances  vers  le  progrès  à 

,  des  matériaux  pour  une  législation  prochaine,  et  des  vœux  qui 

Itvaient  être  réalisés  que  par  un  ordre  de  choses  tout  nouveau.  Je 

rais  donner  une  idée  complète  de  cette  œuvre  de  patriotisme  et 

gesse  (4);  mais  il  faut  que  je  me  borne  à  l'analyse  de  quelques 

s.  Je  choisirai  parmi  les  demandes  qui ,  appartenant  au  tiers-état 

ne  se  rencontrent  dans  le  cahier  d'aucun  des  deux  autres  ordres  : 

le  les  archevêques  et  évêques  soient  nommés  suivant  la  forme 

Tite  par  l'ordonnance  d'Orléans  (5),  c'est-à-dire  sur  une  liste  de 

olablement  suivie  comme  conforme  à  la  parole  de  Dieu,  à  la  tradition  des  saints 

îs  et  aux  exemples  des  saints.  »  (Déclaration  du  19  mars  1682,  Manuel  du  Droit 

;  ecclésiastique  français,  par  M.  Dupin,  p.  126.) 

Voyez  procès-verbal  et  cahier  delà  noblesse,  manuscrit  de  la  Bibliothèque  du  roi, 

de  Brienne,  numéro  283,  fol.  172. 

Manuscrit  de  la  Bibliothèque  du  roi,  collection  Fontanieu.  (Pièces,  lettres  et  négo- 

ns).  P.  187. 

On  y  compte  659  articles  formant  neuf  chapitres  intitulés  :  Des  lois  fondamentales 

tat,  de  l'état  de  l'église,  des  hôpitaux,  de  l'Université,  de  la  noblesse,  de  la  justice, 
(  nances  et  domaines,  des  suppressions  et  révocations,  police  et  marchandise. 

Ce  que  je  dis  s'applique  à  l'ensemble  et  non  à  tous  les  articles  du  cahier;  plusieurs 
re  eux  portent  la  trace  inévitable  des  préjugés  qui  dominaient  alors,  tels  que  le  sys- 
(  prohibitif,  l'utilité  des  lois  somptuaires  et  la  nécessité  de  la  censure. 

Ce  mode  d'élection  mitigée,  s'il  fut  jamais  suivi  régulièrement,  ne  pnt  l'être  que 
[561  à  1579;  l'ordonnance  de  Blois,  rendue  à  cette  dernière  date,  laisse  au  roi  la 

té  de  nomination  pure  et  simple. 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trois  candidats  élus  par  les  évêques  de  la  province,  le  chapitre  de  l'é- 
glise cathédrale  et  vingt-quatre  notables,  douze  de  la  noblesse  et  douze 
de  la  bourgeoisie;  —  que  les  crimes  des  ecclésiastiques  soient  jui: 
par  les  tribunaux  ordinaires;  —  que  tous  les  curés,  sous  peine  de  sai 
de  leur  temporel ,  soient  tenus  de  porter  chaque  année,  au  greffe  des 
tribunaux,  les  registres  des  baptêmes,  mariages  et  décès,  paraphés  à 
chaque  page  et  cotés;  —  que  les  communautés  religieuses  ne  puissent 
acquérir  d'immeubles,  si  ce  n'est  pour  accroître  l'enclos  de  leurs  mai- 
sons conventuelles;  —  que  les  jésuites  soient  astreints  aux  mêmes  h'^ 
civiles  et  politiques  que  les  autres  religieux  établis  en  France,  qii 
se  reconnaissent  sujets  du  roi  et  ne  puissent  avoir  de  provinciaux  que 
Français  de  naissance  et  élus  par  des  jésuites  français  (1); 

Que  les  gentilshommes  et  les  ecclésiastiques  ayant  domicile  ou  mai- 
son dans  les  villes  soient  obligés  de  contribuer  aux  charges  commu- 
nales; —  que  nul  gentilhomme  ou  autre  ne  puisse  exiger  aucune  cor- 
vée des  habitans  de  ses  domaines,  s'il  n'a  pour  cela  un  titre  vérifié  par 
les  juges  royaux;  —  que  défense  soit  faite  à  tous  gentilshommes  ou 
autres  de  contraindre  personne  d'aller  moudre  à  leurs  moulins,  cuire 
à  leurs  fours  ou  pressurer  à  leurs  pressoirs,  ni  d'user  d'aucun  autre 
droit  de  banalité,  quelque  jouissance  et  possession  qu'ils  allèguent 
s'ils  n'ont  titre  reconnu  valable;  —  que  tous  les  seigneurs  laïques  ou  t  ( 
clésiastiques  soient  tenus,  dans  un  délai  fixé,  d'affranchir  leurs  main- 
mortables  moyennant  une  indemnité  arbitrée  par  les  juges  royaux, 
sinon  que  tous  les  sujets  du  roi,  en  quelque  lieu  qu'ils  habitent,  soient 
déclarés  de  plein  droit  capables  d'acquérir,  de  posséder  et  de  trans- 
mettre librement  ce  qu'ils  possèdent  (2); 

Qu'il  n'y  ait  plus,  au-dessous  des  parlemens,  que  deux  degrésjde 
juridiction;  —  que  les  cours  des  aides  soient  réunies  aux  parlemens; 
—  que  les  professions  soumises  depuis  l'année  1576  au  régime  des 
maîtrises  et  jurandes  puissent  s'exercer  librement;  —  que  tous  les  édits 
en  vertu  desquels  on  lève  des  deniers  sur  les  artisans,  à  raison  de  leur 
industrie,  soient  révoqués,  et  que  toutes  lettres  de  maîtrise  accordées 
comme  faveurs  de  cour  soient  déclarées  nulles;  —  que  les  marchands 
et  artisans,  soit  de  métier  formant  corporation ,  soit  de  tout  autre,  ne 
paient  aucun  droit  pour  être  reçus  maîtres,  lever  boutique  ou  toute 
autre  chose  de  leur  profession;  —  que  tous  les  monopoles  commer- 
ciaux ou  industriels  concédés  à  des  particuliers  soient  abolis;  —  que 
les  douanes  de  province  à  province  soient  supprimées,  et  que  tous  I^^s 
bureaux  de  perception  soient  transférés  aux  frontières  (3). 

(1)  Cahier  du  tiers-état  de  1615,  art.  7,  53,  33,  62  et  il.  (Manuscrit  de  la  Bibliothèque 
du  roi,  fonds  de  Brienne,  numéro  28 i-.) 

(2)  Cahier  du  tiers-élat,  art.  532,  165,  167  et  309. 

(3)  Cahier  du  tiers-état,  art.  2i9,  5i9,  61i,  615,  616,  647,  387  et  389. 


DE  LA   FORMATION    ET   DES   PROGRÈS   DU   TIERS-ÉTAT.  825 

lUa  là  comme  une  aspiration  vers  l'égalité  civile,  l'unité  judi- 
(iri  l'unité  commerciale  et  la  liberté  industrielle  de  nos  jours.  En 
rril  temps,  le  tiers-état  de  1615  renouvelle  les  protestations  de  1588 
(Iéll576  contre  l'envahissement  par  l'état  des  anciens  droits  muni- 
••àt.  11  demande  que  les  magistrats  des  villes  soient  nommés  par 
d\m  pure,  sans  l'intervention  et  hors  de  la  présence  des  officiers 
^  aj^;  que  la  garde  des  clés  des  portes  leur  appartienne,  et  que  par- 
iitiù  ils  ont  perdu  cette  prérogative,  ils  y  soient  rétablis;  enfin,  que 
ttd  les  municipalités  puissent,  dans  de  certaines  limites,  s'imposer 
(îSiuèmes,  sans  l'autorisation  du  gouvernement  (1). 
Si  on  cherche  dans  les  cahiers  des  trois  ordres  en  quoi  leurs  vœux 
c<  rdent  et  en  quoi  ils  diffèrent,  on  trouvera  qu'entre  le  tiers-état 
c  U'rgé  la  dissidence  est  beaucoup  moins  grande  qu'entre  le  tiers- 
!  I  la  noblesse.  Le  clergé,  tiré  d'un  côté  par  l'esprit  libéral  de  ses 

I  lies,  et  de  l'autre  par  ses  intérêts  comme  ordre  privilégié,  ne 
t  as  en  politique  une  direction  nette;  tantôt  ses  votes  sont  pour  le 
ti  commun,  la  cause  plébéienne,  le  dégrèvement  des  classes  pauvres 
)  »rimées;  tantôt,  lié  à  la  cause  nobiliaire,  il  demande  le  maintien 
(oils  spéciaux  et  d'exemptions  abusives.  Dans  les  questions  de 
iMie  général,  d'unité  administrative  et  de  progrès  économique,  il 

IV  que  la  tradition  des  réformes  ne  lui  est  pas  étrangère,  qu'il 
I  (Il  d'hostile  au  grand  mouvement  qui,  depuis  le  xni*  siècle,  pous- 
ta  France,  par  la  main  des  rois  unis  au  peuple,  hors  des  institu- 
i  civiles  du  moyen-âge.  En  un  mot,  ses  sympathies  évangéliques, 

I  s  à  ses  sympathies  d'origine,  le  rapprochent  du  tiers-état  dans 
K'c  ([ui  n'affecte  pas  ses  intérêts  temporels  ou  l'intérêt  spirituel  et 

rclontions  de  l'église.  C'est  sur  ce  dernier  point,  sur  les  questions 
»iivoir  papal,  des  libertés  gallicanes,  de  la  tolérance  religicmse, 
)ncile  de  Trente  et  des  jésuites,  et  presque  uniquement  sur  elles 

II  sérieux  désaccord  se  rencontre  dans  les  cahiers  du  tiers  et  de 
lie  ecclésiastique  (2). 

Jiis.  entre  les  deux  ordres  laïques,  la  divergence  est  complète;  c'est 
nlagonisme  qui  ne  se  relâche  qu'à  de  rares  intervalles,  et  qui,  vu 
oint  où  nous  sommes  placés  aujourd'hui,  présente  dans  les  idées, 
(lo'urs  et  les  intérêts,  la  lutte  du  passé  et  de  l'avenir.  Le  cahier  du 
-état  de  1615  est  un  vaste  programme  de  réformes  dont  les  unes 
ni  exécutées  par  les  grands  ministres  du  xvn*  siècle,  et  dont  les 
es  se  sont  fait  attendre  jusqu'aux  jours  de  1789;  le  cahier  de  la  no- 
se,  dans  sa  partie  essentielle,  n'est  qu'une  requête  en  faveur  de 
ce  qui  périssait  ou  était  destiné  à  périr  par  le  progrès  du  temps 

Cahier  du  tiers-état,  art.  593,  594  et  528. 

Les  concessions  faites  là-dessus  par  la  noblesse  furent  ce  qui  lui  gagna  l'alliance 
ergé  dans  sa  querelle  avec  le  tiers-état. 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  la  raison.  Ce  sont  des  choses  déjà  dites  pour  la  plupart  aux  pi 
cédens  états-généraux,  mais  accompagnées,  cette  fois,  d'un  emporu 
ment  de  haine  jalouse  contre  les  officiers  royaux,  et,  en  général,  contre  t 
la  classe  supérieure  du  tiers-état  (1).  La  noblesse  ne  se  borne  pas  à  ' 
fendre  ce  qui  lui  restait  de  privilèges  et  de  pouvoir;  elle  veut  km  i 
pre  les  traditions  administratives  de  la  royauté  française,  replacer 
l'homme  d'épée  sur  le  banc  du  juge  (2),  et  supplanter  le  tiers-état |i 
dans  les  cours  souveraines  et  dans  tous  les  postes  honorables.  Non-prJ 
seulement  elle  revendique  les  emplois  de  la  guerre  et  de  la  cour,  mais 
elle  demande  que  les  parlemens  se  remplissent  de  gentilshommes,  et 
qu'il  y  ait  pour  elle  des  places  réservées  à  tous  les  degrés  de  la  liiérar- 
chie  civile,  depuis  les  hautes  charges  de  l'état  jusqu'aux  fonctions  mu-  : 
nicipales  (3).  En  outre,  afin  de  s'ouvrir  à  elle-même  les  sources  de 
richesse  où  la  bourgeoisie  seule  puisait,  elle  demande  de  pouvoir 
faire  le  grand  trafic  sans  déroger.  Le  tiers-état  s'oppose  à  cette  requi 
il  veut  que  l'égalité  soit  maintenue  dans  les  transactions  comin  i 
ciales  (i). 

Cette  rivalité  passionnée,  qui  donne  tant  d'intérêt  à  l'histoire  des 
états-généraux  de  1614,  fut  pour  eux  une  cause  d'impuissance.  La  coa-i 
lition  des  deux  premiers  ordres  contre  le  troisième,  et  les  ressentimens 
qui  en  furent  la  suite,  empêchèrent  ou  énervèrent  toute  résolution 
commune,  et  rendirent  nulle  l'action  de  l'assemblée  sur  la  marche  et 
l'esprit  du  gouvernement.  Au  reste,  quand  bien  même  la  cour  du 
jeune  roi,  composée  des  favoris  de  sa  mère,  aurait  eu  quelque  amour 
du  bien  public,  l'incompatibilité  de  vœux  entre  les  ordres  l'eût  con- 
trainte à  rester  inerte,  car  le  choix  d'une  direction  précise  était  trop 
difficile  et  trop  hasardeux  pour  elle.  11  eût  fallu,  pour  tirer  la  himièi 
de  ce  chaos  d'idées,  un  roi  digne  de  ce  nom,  ou  un  grand  minist 
Loin  de  chercher  sincèrement  une  meilleure  voie,  la  cour  de  Louis 
n'eut  à  cœur  que  de  profiter  de  la  mésintelligence  des  états  pour  l 
maintien  des  abus  et  la  continuation  du  désordre.  De  crainte  qu'il  ne 
survînt  une  circonstance  qui  fît  sentir  à  l'assemblée  la  nécessité  d 


(1)  «  Sa  majesté  n'aura,  s'il  lui  plaist,  aucun  égard  à  tous  les  articles  qui  lui  si 
«  présentés  dans  les  cahiers  du  liers-ctat,  au  préjudice  des  justices  des  gentilshommes, 
«  attendu  que  ladite  chambre  s'étant  trouvée  composée  pour  la  plus  grande  partie 
«  lieutenans- généraux  et  officiers  aux  bailliages,  leur  principal  dessein  n'a  été  que  d'ac- 
«  croître  leur  autorité  et  augmenter  leur  profit  au  préjudice  de  ce  que  la  noblesse  a  si 
«  dignement  mérité...  »  (Cahier  de  la  noblesse  de  1615,  fol.  233,  25i,  229,  262  et  2.56.) 

(2)  Voyez  dans  le  cahier  de  la  noblesse  l'article  relatif  à  l'état  des  baillis  et  se'néo 
fol.  234. 

(3)  Cahier  de  la  noblesse,  fol.  229,  232,  233,  234,  278  et  229. 

(4)  L'interdiction  réclamée  par  lui  atteint  non-seulement  les  gentilshommes,  à  cause  de 
leur  privilège,  mais  encore  les  officiers  royaux,  à  cause  de  l'influence  attachée  à  leur  posi- 
tion. Voyez  le  cahier  du  tiers-état,  art.  16t,  et  le  cahier  de  la  noblesse,  fol.  232. 


DE   LA   FORMATION   ET   DES  PROGRÈS   DU   TIERS-ÉTAT.  827 

t  tccord,  elle  pressa  de  tout  son  pouvoir  la  remise  des  cahiers,  pro- 

nt  d'y  répondre  avant  que  le  congé  de  départ  fût  donné  aux  dé- 

Ceux-ci  demandèrent  qu'on  leur  reconnût  le  droit  de  rester 

-  en  corps  d'états  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  reçu  la  réponse  du  roi 

s  cahiers.  C'était  poser  la  question,  encore  indécise  après  trois 

s.  du  pouvoir  des  états-généraux;  la  cour  répondit  d'une  façon 

Mve,  et,  le  23février  1615,  quatre  mois  après  l'ouverture  des  états, 

liiers  des  trois  ordres  furent  présentés  au  roi,  en  séance  solen- 

lans  la  grande  salle  de  l'hôtel  de  Bourbon. 

lendemain,  les  députés  du  tiers-état  se  rendirent  au  couvent  des 

iMistins,  lieu  ordinaire  de  leurs  séances;  ils  trouvèrent  la  salle  dé- 

'(  blée  de  bancs  et  de  tapisseries,  et  leur  président  annonça  que  le 

le  chancelier  lui  avaient  fait  défense  de  tenir  désormais  aucune 

Niihlée.  Plus  étonnés  qu'ils  n'auraient  dû  l'être,  ils  se  répandirent 

iiilaintes  et  en  invectives  contre  le  ministre  et  la  cour;  ils  s'accu- 

nit  eux-mêmes  d'indolence  et  de  faiblesse  dans  l'exécution  de  leur 

iidat;  ils  se  reprochaient  d'avoir  été  quatre  mois  comme  assoupis, 

uicii  de  tenir  tête  au  pouvoir  et  d'agir  résolument  contre  ceux  qui 

i  lient  et  ruinaient  le  royaume.  Un  témoin  et  acteur  de  cette  scène 

'  etite  avec  des  expressions  pleines  de  tristesse  et  de  colère  patrio- 

:  c(  L'un,  dit-il,  se  frappe  la  poitrine,  avouant  sa  lâcheté,  et  vou- 

nit  chèrement  racheter  un  voyage  si  infructueux,  si  pernicieux  à 

'■  Mat,  et  dommageable  au  royaume  d'un  jeune  prince  duquel  il 

c  aint  la  censure,  quand  l'âge  lui  aura  donné  une  parfaite  connois- 

(  nue  des  désordres  que  les  états  n'ont  pas  retranchés,  mais  accrus, 

(  auentés  et  approuvés.  L'autre  minute  son  retour,  abhorre  le  séjour 

'  !'  I*aris,  désire  sa  maison,  voir  sa  femme  et  ses  amis,  pour  noyer 

<  iiis  la  douceur  de  si  tendres  gages  la  mémoire  de  la  douleur  que  sa 
(  i»  rté  mourante  lui  cause....   Quoi,  disions-nous,  quelle  honte, 

1  lie  confusion  à  toute  la  France,  de  voir  ceux  qui  la  représentent 

<  i  si  peu  d'estime  et  si  ravilis,  qu'on  ignore  s'ils  sont  François,  tant 
'  eu  faut  qu'on  les  reconnoisse  pour  députés!...  Sommes-nous  autres 

iii  ceux  qui  entrèrent  hier  dans  la  salle  de  Bourbon  (1)?  »  Cette 
istion,  qui  était  la  question  même  de  la  souveraineté  nationale,  re- 
1  pour  une  autre  assemblée  cent  soixante-quatorze  ans  plus  tard,  et 
rs  une  voix  répondit  :  «  Nous  sommes  aujourd'hui  ce  que  nous 
MIS  hier,  délibérons  (2).  » 

fiais  rien  n'était  mûr  en  1615  pour  les  choses  que  fit  le  tiers-état  de 
ti9;  les  députés,  à  qui  toute  délibération  était  interdite,  restèrent  sous 

,  Relation  de  Florimond  Rapine,  Ille  partie,  p.  119. 
i)  C'est  ce  mot  de  Siejès  qui  amena  le  serment  du  jeu  de  paume. 


828  REVUE  DES   DELX   3I0NDES. 

le  poids  de  leur  découragement.  Chaque  jour,  suivant  le  récit  de  l'un  P**' 
d'entre  eux(l),  ils  allaient  battre  le  pavé  du  cloître  des  Augustins,  h'^- 
pour  se  voir  et  apprendre  ce  qu'on  voulait  faire  d'eux.  Ils  se  deman-  W^ 
daient  l'un  à  l'autre  des  nouvelles  de  la  cour.  Ce  qu'ils  souhaitaient  P'* 
d'elle,  c'était  d'être  congédiés;  et  tous  en  cherchaient  le  moyen,  près-  p-''' 
ses  qu'ils  étaient  de  quitter  une  ville  où  ils  se  trouvaient,  dit  le  même  iK"' 
récit,  errans  et  oisifs,  sans  affaires,  ni  publiques,  ni  privées.  Le  sen-   i5[ro 
timent  de  leur  devoir  les  tira  de  cette  langueur.  Ils  songèrent  que  j^^'^^ 
le  conseil  du  roi  étant  à  l'œuvre  pour  la  préparation  des  réponses  à  '«"'f 
faire  aux  cahiers,  s'il  arrivait  que  quelque  décision  y  fût  prise  au  dé-  i'"-' 
triment  du  peuple,  on  ne  manquerait  pas  de  rejeter  le  mal  sur  leur  p* 
impatience  de  partir,  et  que  d'ailleurs  la  noblesse  et  le  clergé  proitte-  f^^. 
raient  de  leur  absence  pour  obtenir,  à  force  de  sollicitations,  toute  • 
sorte  d'avantages.  Par  ce  double  motif,  les  députés  du  tiers-état  résolu- 
rent de  ne  demander  aucun  congé  séparément,  et  d'attendre,  pour  se 
retirer,  que  le  conseil  eût  décidé  sur  les  points  essentiels.  Ils  restèrent 
donc,  et  se  réunirent  plusieurs  fois,  en  différens  lieux,  soutenant  avec 
une  certaine  vigueur,  contre  le  premier  ministre ,  leur  qualité  de  dé- 
putés. Enfin,  le  24  mars,  les  présidens  des  trois  ordres  furent  mandés 
au  Louvre.  On  leur  dit  que  la  multitude  des  articles  contenus  dans  les  > 
cahiers  ne  permettait  pas  au  roi  d'y  répondre  aussi  vite  qu'il  l'eût  dé-  IW^i 
siré,  mais  que,  pour  donner  aux  états  une  marque  de  sa  bonne  vo-  f'" 
lonté,  il  accueillait  d'avance  leurs  principales  demandes,  et  leur  fai- 
sait savoir  qu'il  avait  résolu  d'abolir  la  vénalité  des  charges,  de  réduire  ifipit 
les  pensions,  et  d'établir  une  chambre  de  justice  contre  les  malversa-  f'^  * 
tions  des  financiers;  qu'on  pourvoirait  à  tout  le  reste  le  plus  tôt  pos- 
sible, et  que  les  députés  pouvaient  partir. 

Ces  trois  points  des  cahiers  étaient  choisis  avec  adresse,  comme  tou- 
chant à  la  fois  aux  passions  des  trois  ordres.  La  noblesse  voyait  dans 
l'abolition  de  l'hérédité  et  de  la  vénalité  des  offices  un  grand  intérêt 
pour  elle-même;  le  tiers-état  voyait  un  grand  intérêt  pour  le  peuple 
dans  le  retranchement  des  pensions;  et  l'assemblée  avait  été  unanime 
pour  maudire  les  financiers  et  réclamer  l'établissement  d'une  juridic- 
tion spéciale  contre  leurs  gains  illicites.  On  pouvait  même  dire  que 
la  suppression  de  la  paulette  et  de  la  vénalité  était  une  demande  com- 
mune des  états,  bien  que  chaque  ordre  eût  fait  cette  demande  par  des 
motifs  différens  :  la  noblesse,  pour  son  propre  avantage;  le  clergé,  par 
sympathie  pour  la  noblesse,  et  le  tiers-état  en  vue  du  bien  public 
contre  son  intérêt  particulier.  Et  quant  à  l'article  des  pensions  qui 
avait  fait  éclater  la  division  entre  le  tiers  et  les  deux  autres  ordres,  les 

(1)  Florimond  Rapine,  député  du  liers-état  de  Nivernais. 


Il 


M 


DE  LA  FORMATION  ET  DES  PROGRÈS  DU   TIERS-ÉTAT.  829 

(-  cahiers  en  étaient  venus  à  son  égard  à  un  accord,  plus  franc,  il 
r;ii,  du  côté  du  clergé  que  du  côté  de  la  noblesse  (4).  Ainsi,  par 
irconstance  bizarre,  sous  des  votes  conformes,  il  y  avait  des  pas- 
contraires,  et  les  promesses  du  roi  satisfaisaient  du  même  coup 
icsirs  généreux  et  des  intentions  égoïstes.  Ces  promesses,  la  seule 
('  nouvelle  que  les  membres  des  états  eussent  à  emporter  dans 
provinces,  ne  furent  jamais  tenues,  et  la  réponse  aux  cahiers  par 
.1  ordonnance  royale  n'arriva  qu'après  quinze  ans. 

elle  fut  la  fin  des  états-généraux  convoqués  en  461-4  et  dissous  en 

[(5.  Ils  font  époque  dans  notre  histoire  nationale,  comme  fermant  la 

séie  des  grandes  assemblées  tenues  sous  la  monarchie  ancienne;  ils 

toi;  époque  dans  l'histoire  du  tiers-état,  dont  ils  signalèrent,  au  com- 

tmicement  du  xvii''  siècle,  l'importance  croissante,  les  passions,  les 

Iti  lières,  la  puissance  morale  et  l'impuissance  politique.  Leur  réunion 

ii'boutit  qu'à  un  antagonisme  stérile,  et  avec  eux  cessa  d'agir  et  de 

vire  ce  vieux  système  représentatif  qui  s'était  mêlé  à  la  monarchie, 

Si  s  règles  ni  conditions  précises,  et  où  la  bourgeoisie  avait  pris  place 

an  par  droit,  non  par  conquête,  mais  à  l'appel  du  pouvoir  royal.  En- 

aux  états  du  royaume  sans  lutte,  sans  cette  fougue  de  désir  et  de 

[vail  qui  l'avait  conduite  à  l'affranchissement  des  communes,  elle  y 

it  venue,  en  général,  avec  plus  de  défiance  que  de  joie,  parfois 

die,  souvent  contrainte,  toujours  apportant  avec  elle  une  masse 

liées  neuves,  qui,  de  son  cahier  de  doléances,  passaient  plus  ou  moins 

|)mptement,  plus  ou  moins  complètement,  dans  les  ordonnances  des 

|s.  A  cette  initiative,  dont  le  fruit  était  lent  et  incertain ,  se  bornait 

Ole  effectif  du  tiers-état  dans  les  assemblées  nationales;  toute  action 

médiate  lui  était  rendue  impossible  par  la  double  action  contraire 

divergente  des  ordres  privilégiés.  C'est  ce  qu'on  vit  plus  clairement 

le  jamais  aux  états  de  1615,  et  il  semble  que  l'ordre  plébéien,  frappé 

me  telle  expérience,  ait  dès-lors  fait  peu  de  cas  de  ses  droits  politi- 

es.  Cent  soixante-quatorze  ans  s'écoulèrent  sans  que  les  états-géné- 

jx  fussent  une  seule  fois  réunis  par  la  couronne,  et  sans  que  l'opi- 

m  publique  usât  de  ce  qu'elle  avait  de  forces  pour  amener  cette 

mion  (2).  Espérant  tout  de  ce  pouvoir,  qui  avait  tiré  du  peuple  et 

1)  Voyez  le  cahier  du  tiers-état,  art.  491  et  i92;  celui  du  clergé,  art.  158;  et  celui  de 
noblesse,  fol.  214,  verso.  (Manuscrit  de  la  Bibliothèque  du  roi,  fonds  de  Brienne,  nu- 
fros  282,  283  et  284.) 

fs)  Durant  les  troubles  de  la  fronde,  les  états-généraux  furent  convoqués  à  deux  re- 
ses;  d'abord  spontanément  par  la  cour  en  lutte  avec  la  bourgeoisie;  ensuite  sur  les 
itances  de  la  noblesse  unie  au  clergé.  Des  philanthropes,  joints  iiu  parti  aristocratique, 
réclamèrent  au  déclin  du  règne  de  Louis  XIV.  Le  régent  y  songea  pour  étayer  son 
uvoir,  et  il  n'en  fut  point  question  sous  le  règne  de  Louis  XV.  Leur  souvenir,  presque 
îint  pour  la  masse  nationale ,  ne  se  raviva  qu'à  l'heure  où  ils  se  présentèrent  à  elle 
mme  la  clé  d'une  révolution. 


830  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mis  en  œuvre  par  des  mains  plébéiennes  les  élémens  de  l'ordre  civil 
moderne,  l'opinion  se  donna  un  siècle  et  demi,  sans  réserve,  à  la 
royauté.  Elle  embrassa  la  monarchie  pure,  symbole  d'unité  sociale, 
jusqu'à  ce  que  cette  unité,  dont  le  peuple  sentait  profondément  le  be- 
soin, apparut  aux  esprits  sous  de  meilleures  formes. 

Ici  commence  une  nouvelle  phase  de  l'histoire  du  tiers-état;  le  vide 
que  laisse  dans  cette  histoire  la  disparition  des  états-généraux  se  trouve 
rempli  par  les  tentatiACs  d'intervention  directe  du  parlement  de  Paris 
dans  les  affaires  du  royaume.  Ce  corps  judiciaire,  appelé  dans  certains 
cas  par  la  royauté  à  jouer  un  rôle  politique,  se  prévalut,  dès  le  xvi'  si»  - 
cle,  de  cet  usage  pour  soutenir  qu'il  représentait  les  états,  qu'il  avait 
en  leur  absence,  le  même  pouvoir  qu'eux  (1),  et,  quand  l'issue  de  leur 
dernière  assemblée  eut  trompé  toutes  les  espérances  de  réforme,  l'at- 
tente publique  se  tourna  vers  lui  pour  ne  plus  s'en  détacher  qu'au 
jour  où  devait  finir  l'ancien  régime.  Recruté  depuis  plus  de  trois  siè- 
cles dans  l'élite  des  classes  roturières,  placé  au  premier  rang  des  digni- 
taires du  royaume,  donnant  l'exemple  de  l'intégrité  et  de  toutes  lo 
vertus  civiques,  honoré  pour  son  patriotisme,  son  lustre,  ses  richesses, 
son  orgueil  même,  le  parlement  avait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  attirer 
les  sympathies  et  la  confiance  du  tiers-état.  Sans  examiner  si  ses  pré- 
tentions au  rôle  d'arbitre  de  la  législation  et  de  modérateur  du  pouvoir 
royal  étaient  fondées  sur  de  véritables  titres,  on  l'aimait  pour  son  es- 
prit de  résistance  à  l'ambition  des  favoris  et  des  ministres,  pour  son 
hostilité  perpétuelle  contre  la  noblesse,  pour  son  zèle  à  maintenir  les 
traditions  nationales,  à  garantir  l'état  de  toute  influence  étrangère,  et 
à  conserver  intactes  les  libertés  de  l'éghse  gallicane.  On  lui  donnait  les 
noms  de  corps  auguste,  de  sénat  auguste,  de  tuteur  des  rois,  de  père 
de  l'état,  et  l'on  regardait  ses  droits  et  son  pouvoir  comme  aussi  sa- 
crés, aussi  incontestables  que  les  droits  mêmes  et  le  pouvoir  de  la  coQr 
ronne. 

Ce  qu'il  y  avait  d'aristocratique  dans  l'existence  faite  aux  cours  de 
judicature  par  l'hérédité  des  charges,  loin  de  diminuer  leur  crédSt 
auprès  des  classes  moyenne  et  inférieure  de  la  nation,  n'était  auxyein 
de  celles-ci  qu'une  force  de  plus  pour  la  défense  des  droits  et  des  in- 
térêts de  tous.  Cette  puissance  effective  et  permanente,  transmise  du 
père  au  fils,  conservée  intacte  par  l'esprit  de  corps  joint  à  l'esprit  de 
famille,  paraissait  pour  la  cause  des  faibles  et  des  opprimés  une  pro- 
tection plus  solide  que  les  prérogatives  incertaines  et  temporaires  des 
états-généraux.  En  réalité,  l'esprit  pohtique  des  compagnies  judiciaires 
était  moins  large  et  moins  désintéressé  que  celui  dont  se  montraient 
animés,  dans  l'exercice  de  leurs  pouvoirs,  les  représentans  élus  du 

(1)  Le  parlement  disait  de  lui-même  qu'il  était  lea  états-généraux  au  petit  pied. 


DE   LA   FORMATION   ET   DES   PROGRÈS  DU   TIERS-ÉTAT.  83! 

-état  (1).  Si  le  parlement  tenait  de  ces  derniers  sous  de  certains 
uts,  il  en  différait  sous  d'autres;  son  opposition  la  plus  coura- 
I  '  était  parfois  égoïste;  il  avait  quelques-uns  des  vices  de  la  no- 
■,  à  laquelle  il  confinait.  Mais,  malgré  ses  travers  et  ses  faiblesses, 
({ui  souffraient  des  abus  ne  se  lassaient  point  de  croire  à  lui  et  de 
(iipter  sur  lui.  Il  semble  qu'au  fond  des  consciences  populaires  une 
se  fît  entendre  qui  disait  :  Ce  sont  nos  gens,  ils  ne  sauraient  vou- 
lue le  bien  du  peuple. 
(S  faits  restèrent,  dans  toute  occasion,  fort  au-dessous  des  espé- 
t  s.  et  il  n'en  pouvait  être  autrement.  Si  les  cours  souveraines 
lit  le  mérite  de  parler  haut,  leur  parole  manquait  de  sanction. 
liées  par  les  rois  pour  administrer  la  justice,  elles  n'avaient  pas 
I  nie  l'ombre  de  ce  mandat  national  qui,  donné  ou  présumé,  confère, 
1  is  telle  ou  telle  mesure,  le  droit  d'agir  contre  la  volonté  du  monar- 
]  .  Dès  que  venait  le  moment  de  faire  succéder  l'action  aux  remon- 
!]iK('s,  d'opposer  des  moyens  de  contrainte  à  l'obstination  du  pou- 
V  V.  le  parlement  se  trouvait  sans  titre  et  sans  force;  il  devait  s'arrêter 
•  recourir  à  des  auxiliaires  plus  puissans  que  lui,  aux  princes  du 
nil:.  aux  factieux  de  la  cour,  à  l'aristocratie  mécontente.  Quand  il 
a  lit  refusé  au  nom  de  l'intérêt  public  l'enregistrement  d'un  édit  ou 
li suppression  d'un  arrêt,  et  conservé  une  attitude  libre  et  fière  mal- 
g'  l'exil  ou  l'emprisonnement  de  ses  membres,  son  rôle  était  fini,  à 
iitiiis  qu'il  n'eût  fait  alliance  avec  des  ambitions  étrangères  à  la  cause 
d  peuple  et  au  bien  du  royaume.  Ainsi  les  plus  solennelles  manifes- 
t  ions  de  patriotisme  et  d'indépendance  n'aboutissaient  qu'à  des  pro- 
c litres  sans  issue,  ou  à  la  guerre  civile  pour  l'intérêt  ou  les  passions 
•s  urands.  De  nobles  commencemens  et  des  suites  mesquines  ou  dé- 
t  tables,  le  courage  civique  réduit,  par  le  sentiment  de  son  impuis- 
siee,  à  se  mettre  au  service  des  intrigues  et  des  factions  nobiliaires, 
t  le  est,  en  somme,  l'histoire  des  tentatives  politiques  du  parlement. 
I  |>remière  de  toutes,  qui  fut,  sinon  la  plus  éclatante,  au  moins  l'une 
c>  [ilus  hardies,  présenta  ce  caractère  qu'on  retrouve  sur  une  plus 
ande  échelle  et  avec  de  nombreuses  complications  dans  les  événe- 
ms  de  la  fronde. 

Le  28  mars  1615,  quatre  jours  après  la  dissolution  des  états -géné- 
ux,  le  parlement,  toutes  les  chambres  assemblées,  rendit  un  arrêt 

1)  On  en  \it  un  exemple  en  1615  à  propos  du  droit  annuel  d'où  provenait  l'hérédité 
8  charges.  La  chambre  du  tiers-état  en  avait  demandé  l'abolition,  quoique  la  plupart 
ses  membres  fussent  officiers  de  judicature.  Le  parlement,  dès  que  les  cahiers  eurent 
remis  au  roi,  s'assembla  pour  protester  contre  cette  réforme  et  pour  dénoncer  en 
me  temps  les  abus  de  l'administration,  faisant  ainsi  un  mélange  bizarre  de  l'intérêt 
jblic  et  de  son  intérêt  particulier.  (Voyez  la  Relation  de  Florimond  Rapine,  IIl«  part., 
130,  131  et  137.) 


832  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  invitait  les  princes,  ducs,  pairs  et  officiers  de  la  couronne,  ayant 
séance  et  voix  délihérative  en  la  cour,  à  s'y  rendre,  pour  aviser  sur  les 
choses  qui  seraient  proposées  pour  le  service  du  roi,  le  bÎQn  de  l'état 
et  le  soulagement  du  peuple.  Cette  convocation,  faite  sans  commande- 
ment royal,  était  un  acte  inoui  jusqu'alors;  elle  excita  dans  le  public 
une  grande  attente,  l'espérance  de  voir  s'exécuter  par  les  compagnies 
souveraines  ce  qu'on  s'était  vainement  promis  de  la  réunion  des  états. 
Le  conseil  du  roi  s'en  émut  comme  d'une  nouveauté  menaçante,  eJ, 
cassant  l'arrêt  du  parlement  par  un  contre-arrêt,  il  lui  défendit  de  pas- 
ser outre,  et  aux  princes  et  pairs  de  se  rendre  à  son  invitation.  Le 
parlement  obéit;  mais  aussitôt  il  se  mit  en  devoir  de  rédiger  des  re- 
montrances :  un  nouvel  arrêt  du  conseil  lui  ordonna  de  s'arrêter;  cette 
fois,  il  n'obéit  point  et  continua  la  rédaction  commencée.  Les  remon- 
trances prêtes,  le  parlement  demanda  audience  pour  qu'elles  fussent 
lues  devant  le  roi,  et  sa  ténacité,  soutenue  par  l'opinion  publique,  in- 
timida les  ministres;  durant  près  d'un  mois,  ils  négocièrent  pour  que 
cette  lecture  n'eût  pas  lieu;  mais  le  parlement  fut  inébranlable,  et  sa 
persévérance  l'emporta.  Le  22  mai,  il  eut  audience  au  Louvre  et  fit 
entendre  au  roi,  en  conseil,  ces  remontrances,  dont  voici  quelques 
passages  : 

«  Sire,  cette  assemblée  des  grands  de  votre  royaume  n'a  été  proposée 
«  en  votre  cour  de  parlement  que  sous  le  bon  plaisir  de  votre  majesté, 
«  pour  lui  représenter  au  vrai,  par  l'avis  de  ceux  qui  en  doivent  avoir 
a  le  plus  de  connoissance,  le  désordre  qui  s'augmente  et  multiplie  de 
«  jour  en  jour,  étant  du  devoir  des  officiers  de  votre  couronne,  en 
«  telles  occasions,  vous  toucher  le  mal,  afin  d'en  atteindre  le  remèd' 
«  par  le  moyen  de  votre  prudence  et  autorité  royale,  ce  qui  n'est,  sire, 
«  ni  sans  exemple  ni  sans  raison...  Ceux  qui  veulent  affoiblir  et  dépri- 
«  mer  l'autorité  de  cette  compagnie  s'efforcent  de  lui  ôter  la  liberté 
«  que  vos  prédécesseurs  lui  avoient  perpétuellement  accordée  de  vous 
a  remontrer  fidèlement  ce  qu'elle  jugeroit  utile  pour  le  bien  de  votje 
a  état.  Nous  osons  dire  à  votre  majesté  que  c'est  un  mauvais  conseil 
«  qu'on  lui  donne  de  commencer  l'année  de  sa  majorité  par  tant  <i 
«  commandemens  de  puissance  absolue,  et  de  l'accoutumer  à  des  ai 
«  lions  dont  les  bons  rois  comme  vous,  sire,  n'usent  jamais  que  foi  ' 
«  rarement  (1).  » 

Après  avoir  présenté  à  sa  manière  les  faits  de  son  histoire,  dit  qu'il 
tenait  la  place  du  conseil  des  grands  barons  de  France,  et  qu'à  ce  titre 
il  était  de  tout  temps  intervenu  dans  les  affaires  publiques,  le  parle- 
ment proposait  un  cahier  de  réformes  à  l'instar  de  ceux  des  états-géné- 
raux. 11  demandait  au  roi  de  reprendre  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur 

(1)  Des  Ètats-Généravx,  etc.,  t.  XVII,  deuxième  partie,  p.  141  et  14i. 


DE  LA   FORMATION   ET   DES   PROGRÈS   DU  TIERS-ÉTAT.  833 

remens  politiques  de  son  père,  d'entretenir  les  mêmes  alliances 
;  [)rati((uer  les  mêmes  règles  de  gouvernement,  de  pourvoir  à  ce 
u  sa  souveraineté  fût  garantie  contre  les  doctrines  ultramontaines, 
'  ce  que  l'intérêt  étranger  ne  s'insinuât  par  aucune  voie  dans  la 
MoM  des  atï'aires  d'état.  Il  passait  en  revue  tous  les  désordres  de 
aininistration  :  la  ruine  des  finances,  les  prodigalités,  les  dons  exces- 
dvi  les  pensions  de  faveur,  les  entraves  mises  à  la  justice  par  la  cour 
1 1  liaute  noblesse,  la  connivence  des  officiers  royaux  avec  les  trai- 
i) .  et  l'avidité  insatiable  des  ministres;  il  montrait  en  perspective 
•  tnlèvement  du  peuple  réduit  au  désespoir,  et  concluait  par  ces 
1  >  (l'une  fierté  calme:  «  Sire,  nous  supplions  très  humblement  votre 
ijesté  de  nous  permettre  l'exécution  si  nécessaire  de  l'arrêt  du 
)is  de  mars  dernier...  Et  au  cas  que  ces  remontrances,  parles 
ainais  conseils  et  artifices  de  ceux  qui  y  sont  intéressés,  ne  puis- 
ait avoir  lieu  et  l'arrêt  être  exécuté,  votre  majesté  trouvera  bon. 
il  lui  plaît,  que  les  officiers  de  son  parlement  fassent  cette  protesta- 
'11  solennelle,  que,  pour  la  décharge  de  leurs  consciences  envers 
eu  et  les  hommes,  pour  le  bien  de  votre  service  et  la  conservation 
'■  l'état,  ils  seront  obligés  de  nommer  ci-après  en  toute  liberté  les 
ilcurs  de  tous  ces  désordres,  et  faire  voir  au  public  leurs  déporte- 
vnts  (1).  » 

V  lendemain,  23  mai,  un  arrêt  du  conseil  ordonna  de  biffer  ces 
^  (iiitrances  des  registres  du  parlement,  et  défendit  à  la  compagnie 
'entremettre  des  aflaires  d'état  sans  l'ordre  du  roi.  Le  parlement 
anda  une  nouvelle  audience,  elle  lui  fut  refusée,  et  des  ordres 
érés  lui  enjoignirent  d'exécuter  l'arrêt  du  conseil;  il  résista,  em- 
fant  avec  art  tous  les  moyens  dilatoires  que  sa  procédure  lui  four- 
ait;  mais,  tandis  qu'il  soutenait  pied  à  pied  la  lutte  légale,  ceux 
1  avait  convoqués  à  ses  délibérations  quittaient  Paris  et  préparaient 
pour  une  prise  d'armes.  Le  prince  de  Condé,  le  duc  de  Vendôme, 
ducs  de  Bouillon,  de  Mayenne,  de  Longueville  et  d'autres  grands 
Tieurs  soulevèrent  les  provinces  dont  ils  avaient  le  gouvernement, 
lièrent  un  manifeste  contre  la  cour  et  levèrent  des  soldats  au  nom 
leune  roi,  violenté,  disaient-ils,  par  ses  ministres.  Profitant  des  in- 
études causées  par  les  complaisances  du  gouvernement  pour  la  cour 
lome,  et  par  ses  liaisons  avec  l'Espagne,  ils  entraînèrent  dans  leur 
U  les  chefs  des  calvinistes  (2),  et  la  cause  de  la  religion  réformée, 
fois  associée  à  celle  de  la  rébellion  aristocratique,  resta  compro- 
par  cette  alliance.  Ainsi  commença,  pour  les  protestans,  la  série 
fautes  et  de  malheurs  qui,  terminée  par  la  révolte  et  le  siège  de 

)  Des  États-Généraux,  etc.,  t.  XVII,  deuxième  partie,  p.  172  et  suiv. 
)  Les  ducs  de  Rohan,  de  Soubise  et  de  La  Trémouille,  et  même  le  duc  de  Sully. 
TOME  Y.  ^3 


H'M  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

la  Rochelle,  leur  fit  perdre  successivement  toutes  les  garanties  politi- 
ques et  militaires  dont  les  avait  dotés  l'édit  de  Nantes. 

La  guerre  civile,  dont  les  remontrances  du  parlement  étaient  le  pré- 
texte, se  termina  sans  autre  fait  d'armes  que  des  marches  de  troupes 
et  de  grands  pillages  commis  par  les  soldats  des  princes  révoltés.  Dans 
le  traité  de  paix  conclu  à  Loudun  et  publié  sous  la  forme  d'un  édit. 
il  fut  statué  que  l'arrêt  de  suppression  des  remontrances  demeurerait 
sans  effet,  que  les  droits  des  cours  souveraines  seraient  fixés  par  un 
accord  entre  le  conseil  du  roi  et  le  parlement,  que  le  roi  répondlrait 
sous  trois  mois  aux  cahiers  des  états-généraux,  et  dans  le  même  délai 
au  fameux  article  du  tiers-état  sur  l'indépendance  de  la  couronne  M 
Mais  toutes  ces  stipulations  d'intérêt  public  restèrent  en  paroles,  il  ii  v 
eut  d'exécuté  que  les  clauses  secrètes  qui  accordaient  aux  chefs  de  la 
révolte  des  places  de  sûreté,  des  honneurs  et  six  millions  à  partager 
entre  eux.  Ainsi  satisfaits,  les  mécontens  se  réconcilièrent  avec  leurs 
ennemis  de  la  cour,  et  les  choses  reprirent  le  même  train  de  désordï^ 
et  d'anarchie  qu'auparavant.  Le  pouvoir  divisé  et  annulé  par  les  ca- 
bales qui  se  le  disputaient;  une  sorte  de  complot  pour  ramener  In 
France  en  arrière  au-delà  du  règne  de  Henri  IV;  des  tentatives  qi 
faisaient  dire  aux  uns  avec  une  joie  folle,  aux  autres  avec  une  pro- 
fonde affliction,  que  le  temps  des  rois  était  passé,  et  que  celui  des 
grands  était  venu  (2);  la  menace  toujours  présente  d'une  dissolution 
administrative  et  d'un  démembrement  du  royaume  par  les  intrigu'  - 
des  ambitieux  unies  à  celles  de  l'étranger  :  voilà  le  spectacle  qu'otli  ii 
au  milieu  de  ses  variations,  le  gouvernement  de  Louis  XllI,  jusqu'au 
jour  où  un  homme  d'état  marqué  dans  les  destinées  de  la  France  pou 
reprendre  et  achever  l'œuvre  politique  de  Henri-le-Grand,  après  s'êtr 
glissé  au  pouvoir  à  l'ombre  d'un  patronage,  s'empara  de  la  direction 
des  affaires  de  haute  lutte,  par  le  droit  du  génie. 

Le  cardinal  de  Richelieu  fut  m.oins  un  ministre,  dans  le  sens  exact 
de  ce  mot,  qu'un  fondé  de  pouvoir  universel  de  la  royauté.  Sa  prép<»ii 
dérance  au  conseil  suspendit  l'exercice  de  la  puissance  héréditaire, 
sans  que  la  monarchie  cessât  d'exister,  et  il  semble  que  cela  ait  eu 
lieu  pour  que  le  progrès  social,  arrêté  violemment  depuis  le  dernier 
règne,  reprît  sa  marche  par  l'impulsion  d'une  sorte  de  dictateur  doi^ 
l'esprit  fût  libre  des  influences  qu'exerce  sur  les  personnes  royales 
l'intérêt  de  famille  et  de  dynastie.  Par  un  étrange  concours  de  circwh 
stances,  il  se  trouva  que  le  prince  faible,  dont  la  destinée  devait  êfre 
de  prêter  son  nom  au  règne  du  grand  ministre,  avait  dans  son  carac- 
tère, ses  instincts,  ses  qualités  bonnes  ou  mauvaises,  tout  ce  qui  peut 

(t  )  Voyez  l'édit  donné  à  Blois  au  mois  de  mai  1616.  (Recueil  des  anciennes  lois  frM" 
f aises,  t.  XVI,  p.  88.) 
(2)  Menu  % -es  de  Sully,  coUectioiû  Michaud,  deuxième  série,  t.  II,  p.  388. 


pilK 


DE  LA   FORMATION   ET   DES  PROGRÈS   DU   TIERS-ÉTAT.  835- 

Ire  aux  conditions  d'un  pareil  rôle.  Louis  XIII,  ame  sans  ressort 
non  sans  intelligence,  ne  pouvait  se  passer  d'un  maître;  après 
^voir  accepté  et  quitté  plusieurs,  il  prit  et  garda  celui  qu'il  reconnut 
ible  de  mener  la  France  au  but  que  lui-même  entrevoyait,  et  où  il 
Irait  vaguement  dans  ses  rêveries  mélancoliques.  On  dirait  qu'ob- 
|;  par  la  pensée  des  grandes  choses  qu'avait  faites  et  voulues  son 
il  se  sentît  sous  le  poids  d'immenses  devoirs  qu'il  ne  pouvait 
Jplir  que  par  le  sacrifice  de  sa  liberté  d'honune  et  de  roi.  Soulfrant 
bis  de  ce  joug,  il  était  tenté  de  s'en  affranchir,  et  aussitôt  il  venait 
jprendre,  vaincu  par  la  conscience  qu'il  avait  du  bien  pubUc  et  par 
admiration  pour  le  génie  dont  les  plans  magnifiques  promettaient 
Ire  et  la  prospérité  au  dedans,  la  force  et  la  gloire  au  dehors  (1). 
ans  ses  tentatives  d'innovation,  Richelieu,  simple  ministre,  dépassa 
beaucoup  en  hardiesse  le  grand  roi  qui  l'avait  précédé.  Il  entreprit 
icélérer  si  fort  le  mouvement  vers  l'unité  et  l'égalité  civiles,  et  de 
orter  si  loin,  que  désormais  il  fût  impossible  de  rétrograder.  Après 
Bgne  de  Philippe-le-Bel,  la  royauté  avait  reculé  dans  sa  tâche  ré- 
itionnaire  et  fléchi  sous  une  réaction  de  l'aristocratie  féodale;  après 
ries  V,  il  s'était  fait  de  même  un  retour  en  arrière;  l'œuvre  de 
is  Xï  avait  été  près  de  s'abîmer  dans  les  troubles  du  xv.i"  siècle,  et 
B  de  Henri  IV  se  trouvait  compromise  par  quinze  ans  de  désordre 
le  faiblesse.  Pour  qu'elle  ne  pérît  pas,  il  fallait  trois  choses  :  que  la 
;te  noblesse  fût  définitivement  contrainte  à  l'obéissance  au  roi  et  à 
Di,  que  le  protestantisme  cessât  d'être  un  parti  armé  dans  l'état,  que 
rance  pût  choisir  ses  alhés  librement  dans  son  intérêt  et  dans  celui 
/indépendance  européenne.  C'est  à  ce  triple  objet  que  le  ministre- 
employa  sa  puissance  d'esprit,  son  infatigable  activité,  des  passions 
ntes  et  une  force  d'ame  héroïque  (2).  Sa  vie  de  tous  les  jours  fut 
:.  lutte  acharnée  contre  les  grands,  la  famille  royale,  les  cours  sou- 
iines,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  hautes  existences  et  de  corps  consti- 
i  dans  le  pays.  Pour  tout  réduire  au  même  niveau  de  soumission 
'ordre,  il  éleva  la  royauté  au-dessus  des  liens  de  famille  et  du  lien 

I  Voyez  le  Testament  politique  du  cardinal  de  Richelieu. 

I  «  Lorsque  votre  majesté  se  résolut  de  me  donner  en  même  temps  et  l'entrée  de  ses 
seils  et  grande  part  en  sa^confiauce  pour  la  direction  de  ses  affaires,  je  puis  dire 
ec  vérité  que  les  huguenots  partageoient  l'état  avec  elle;  que  les  grands  se  condui- 
ent  comme  s'ils  n'eussent  pas  été  ses  sujets,  et  les  plus  puissans  gouverneurs  des 

ovinces  comme  s'ils  eussent  été  souverains  en  leurs  charges Je  puis  encore  dire 

,e  les  alliances  étrangères  étoient  méprisées;  les  intérêts  particuliers  préférez  aux 
iblics;  en  un  mot,  la  dignité  de  la  majesté  royale  étoit  tellement  ravallée  et  si  diffé- 
ate  de  ce  qu'elle  devoit  être,  par  le  défaut  de  ceux  qui  avoient  lors  la  principale  con- 
ite  de  nos  affaires,  qu'il  étoit  presque  impossible  de  la  reconnoitre.  »  {Testament 
tique  de  Richelieu,  première  partie,  p.  5;  Amsterdam ,  1788.) 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  précédens;  il  l'isola  dans  sa  sphère  comme  une  pure  idée,  l'idée 
vivante  du  salut  public  et  de  l'intérêt  national  (1). 

Des  hauteurs  de  ce  principe,  il  fit  descendre  dans  l'exercice  de  l'au- 
torité suprême  une  logique^impassible  et  des  rigueurs  impitoyables.  Il 
fat  sans  merci  comme  il  était  sans  crainte,  et  mit  sous  ses  pieds  le 
respect  des  formes  et  des  traditions  judiciaires.  Il  fit  prononcer  des 
sentences  de  mort  par  des  commissaires  de  son  choix,  frappa,  jusque 
sur  les  marches  du  trône,  les  ennemis  de  la  chose  publique,  ennemis 
en  même  temps  de  sa  fortune,  et  confondit  ses  haines  personnelles 
avec  la  vindicte  de  l'état.  Nul  ne  peut  dire  s'il  y  eut  ou  non  du  men- 
songe dans  la  sécurité  de  conscience  qu'il  fit  voir  à  ses  derniers  mo- 
mens  (2);  Dieu  seul  a  connu  le  fond  de  sa  pensée.  Nous  qui  avons  re- 
cueilli le  fruit  lointain  de  ses  veilles  et  de  son  dévouement  patriotique, 
nous  ne  pouvons  que  nous  incliner  devant  cet  homme  de  révolution 
par  qui  ont  été  préparées  les  voies  de  la  société  nouvelle.  Mais  quelque 
chose  de  triste  demeure  attaché  à  sa  gloire;  il  a  tout  sacrifié  au  succès 
de  son  entreprise;  il  a  étouffé  en  lui-même  et  refoulé  dans  de  nobles 
âmes  les  principes  éternels  de  la  morale  et  de  l'humanité  (3).  A  la  vue 
des  grandes  choses  qu'il  a  faites,  on  l'admire  avec  gratitude,  on  vou- 
drait, on  ne  saurait  l'aimer. 

Les  novateurs  les  plus  intrépides  sentent  qu'ils  ont  besoin  de  l'opi- 
pinion;  avant  d'exécuter  ses  plans  politiques,  Richelieu  voulut  les  sou- 
mettre à  l'épreuve  d'un  débat  solennel,  pour  qu'ils  lui  revinssent  con- 
firmés par  une  sorte  d'adhésion  nationale.  Il  ne  pouvait  songer  aux 
états  généraux;  membre  de  ceux  de  1614,  il  les  avait  vus  à  l'œuvre,  et  ' 
d'ailleurs  son  génie  absolu  répugnait  à  ces  grandes  réunions;  l'appui  [~  ■ 

(1)  «  Les  intérêts  publics  doivent  être  Tunique  fin  du  prince  et  de  ses  conseillers.  » 
{Test.,  deuxième  partie,  p.  222.)  —  «  Croire  que,  pour  être  fils  ou  frère  du  roi  ou  prince  ' 
«  du  sang,  on  puisse  impunément  troubler  le  royaume,  c'est  se  tromper.  Il  est  plus  I 

a  raisonnable  d'assurer  le  royaume  et  la  royauté  que  d'avoir  égard  à  leurs  qualités j 

«  Les  fils,  frères  et  autres  parens  des  rois  sont  sujets  aux  lois  comme  les  autres,  et  prin-  i 

«  cipalement  quand  il  est  question  du  crime  de  lèse-majesté.  »  {Mémoires  du  cardinal  de  1^^, 
Richelieu,  collection  Michaud,  deuxième  série,  t.  VIII,  p.  407.)  !"  *•' 

(2)  «  Le  curé  lui  demandant  s'il  ne  pardonnoit  pointa  ses  ennemis,  il  répondit  qu'il  I  "s 
«  n'en  avoit  point  que  ceux  de  l'état.  »  (Mémoires  de  Montglat,  collection  Michaud,  troi-  lîmi; 
sième  série,  t.  V,  p.  133.)  —  Voyez  aussi  Mémoires  de  Montchal,  Rotterdam,  1718,  p.  268. 

(3)  «  Le  cardinal  de  Richelieu  a  fait  des  crimes  de  ce  qui  faisoit  dans  le  siècle  passé  les 
«  vertus  des  Miron,  des  Harlay,  des  Marillac,  des  Pibrac  et  des  Faye.  Ces  martyrs  de 
«  Testât,  qui,  par  leurs  bonnes  et  saintes  maximes,  ont  plus  dissipé  de  factions  que  l'or 
«  d'Espagne  et  d'Angleterre  n'en  a  faict  naistre,  ont  esté  les  défenseurs  de  la  doctrine 
«  pour  la  conservation  de  laquelle  le  cardinal  de  Richelieu  confina  M.  le  président  Ba- 
«  rillon  à  Âmboise;  et  c'est  lui  qui  a  commencé  à  punir  les  magistrats  pour  avoir  advanc^ 
«  des  vérités  pour  lesquelles  leur  serment  les  oblige  d'exposer  leur  propre  vie.  »  [Mé^ 
moires  du  cardinal  de  Raiz,  collection  Micbaud  et  Poujoulat,  p.  50.) 


DE   LA    FORMATION   ET  DES  PROGRES   DU   TIERS-ETAT. 


837 


I  »ral  qu'il  désirait,  il  le  chercha  dans  une  assemblée  de  notables.  11 
r  ivoqua  au  mois  de  novembre  1626  cinquante-cinq  personnes  de  son 
coix,  douze  membres  du  clergé,  quatorze  de  la  noblesse,  et  vingt- 
s  )t  des  cours  souveraines ,  avec  un  trésorier  de  France  et  le  prévôt 
es  marchands  de  Paris.  Gaston,  frère  du  roi,  fut  président,  et  lesma- 
rhaux  de  la  Force  et  de  Bassompierre  vice-présidens  de  l'assemblée; 
riis  les  nobles  qui  y  siégèrent,  conseillers  d'état  pour  la  plupart,  ap- 
ptenaient  à  l'administration  plutôt  qu'à  la  cour;  il  ne  s'y  trouva  ni 
i  duc  et  pair,  ni  un  gouverneur  de  province  (1). 

Devant  cette  réunion  d'élite,  dont  les  hommes  du  tiers-état  formaient 

ï  is  de  la  moitié,  Richelieu  développa  lui-même  tout  le  plan  de  sa 

{litique  intérieure  (2).  L'initiative  des  propositions  partit  du  gouver- 

iinent,  non  de  l'assemblée;  une  même  pensée  pénétra  tout,  les  de- 

iimdes  comme  les  réponses,  et,  dans  le  travail  d'oii  résulta  le  cahier 

(S  votes,  on  ne  saurait  distinguer  ce  qui  fut  la  part  du  ministre  et  ce 

(  i  fut  celle  des  notables.  Des  principes  d'administration  conformes  au 

•nie  social  et  à  l'avenir  de  la  France  furent  posés  d'un  commun  ac- 

(rd  :  l'assiette  de  l'impôt  doit  être  telle  que  les  classes  qui  produisent 

(  ([ui  souffrent  n'en  soient  pas  grevées;  —  c'est  dans  l'industrie  et  le 

(inmerce  qu'est  le  ressort  de  la  prospérité  nationale ,  on  doit  faire  en 

irte  que  cette  carrière  soit  de  plus  en  plus  considérable  et  tenue  à 

hnneur;  —  il  faut  que  la  puissance  de  l'état  ait  pour  base  une  armée 

'  i  inanente  où  les  grades  soient  accessibles  à  tous,  et  qui  répande 

■s[)rit  militaire  dans  les  classes  non  nobles  de  la  nation.  Quant  aux 

osures  promises  ou  réclamées,  les  principales  eurent  pour  objet  l'a- 

lissement  des  dépenses  de  l'état  au  niveau  des  recettes,  et  la  réduc- 

)ii  des  dépenses  improductives  au  profit  des  dépenses  productives; 

lugmentation  des  forces  maritimes  en  vue  du  trafic  lointain;  l'éta- 

Lissement  de  grandes  compagnies  de  commerce  et  la  reprise  à  l'inté- 

eur  des  grands  projets  de  canalisation;  la  sécurité  des  gens  de  travail 

irantie  contre  l'indiscipline  des  gens  de  guerre  par  la  sévérité  de  la 

jblice  et  la  régularité  de  la  solde;  enfin,  la  démolition,  dans  toutes  les 

If ovinces,  des  forteresses  et  châteaux  inutiles  à  la  défense  du  royaume. 

II  L'assemblée  des  notables  se  sépara  le  24  février  1627,  et  aussitôt  une 
pmmission  fut  nommée  pour  rédiger  en  un  même  corps  de  lois  les 
tformes  nouvellement  promises  et  celles  qui  devaient  répondre  aux 
ihiers  des  états  de  16U.  En  même  temps  la  plus  matérielle,  et  non 
i  moins  populaire  de  ces  réformes,  la  démolition  des  forteresses,  can- 
Innemens  de  la  noblesse  factieuse  et  de  la  soldatesque  des  guerres  ci- 
jiles,  commença  de  s'exécuter.  A  chaque  époque  décisive  du  progrès 

(1)  La  séance  d'ouverture  eut  lieu  le  2  décembre,  dans  la  grande  salle  des  Tuileries. 

(2)  Voyez  son  discours  et  celui  du  garde-des-sceaux  Marillac,  dans  le  procès-verbal 
e  l'assemblée  de  1626.  (Des  États-Géndraux,  etc.,  t.  XVIII,  p.  207  et  suir.) 


8:J8  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

vers  l'unité  naticmale,  ce  genre  de  destruction  avait  eu  lieu  par  l'aoto- 
rité  des  rois;  Charles  V,  Louis  XI  et  Henri  IV  s'attaquèrent  aux  donjons 
pour  mater  l'esprit  féodal;  en  cela  comme  en  tout .  Richelieu  fit  faire 
un  pas  immense  à  l'œuvre  de  ses  devanciers.  Les  mesures  à  prendre 
p«ur  ce  qu'on  pourrait  nommer  l'aplanissement  politique  du  sol  français 
furent  confiées  par  lui  à  la  diligence  des  provinces  et  des  municipa- 
lités, et,  d'un  bout  à  l'autre  du  royaume,  les  masses  plébéiennes  se  le- 
vèrent pour  abattre  de  leurs  mains  les  murs  crénelés,  repaires  de  ty- 
rannie ou  de  brigandage,  que,  de  génération  en  génération,  les  enfai» 
apprenaient  à  maudire.  Selon  la  vive  expression  d'un  historien  pa- 
triote ,  «  les  villes  coururent  aux  citadelles ,  les  campagnes  aux  châ- 
teaux, chacun  à  sa  haine  (1).  »  Mais  l'ordre,  qui  souvent  marque  la 
profondeur  des  sentimens  populaires,  présida  à  cette  grande  exécution 
que  le  pays  faisait  sur  lui-même;  aucune  dévastation  inutile  ne  fut 
commise,  on  combla  les  fossés,  on  rasa  les  forts,  les  bastions ,  tout  ce 
qui  était  un  moyen  de  résistance  militaire;  on  laissa  debout  ce  qui  ne 
pouvait  être  qu'un  monument  du  passé. 

Pendant  ce  temps,  la  commission  de  réforme  législative  poursuivait 
soti  travail  sous  la  présidence  du  garde-des-sceaux ,  Marillac.  Il  en  ré- 
sulta l'ordonnance  de  janvier  1629,  égale  en  mérite  et  supérieure  en 
étendue  aux  grandes  ordonnances  du  xvi*  siècle.  Ce  nouveau  code  n'a- 
vait pas  moins  de  quatre  cent  soixante  et  un  articles.  Il  touche  à  toutes 
les  parties  de  la  législation  :  droit  civil ,  droit  criminel ,  police  géné- 
rale, affaires  ecclésiastiques,  instruction  publique,  justice,  finances, 
commerce,  armée,  marine.  Inspiré  à  la  fois  par  le  vœu  national  et  par 
la  pensée  de  Richelieu ,  il  est  empreint  de  cette  pensée,  quoique  le 
grand  ministre  ait  dédaigné  d'y  prétendre  aucune  part,  et  que  l'oppo- 
sition du  parlement,  soulevée  contre  cette  œuvre  de  haute  sagesse, y 
.tit,  dans  un  sobriquet  burlesque,  attaché  un  autre  nom  que  le  sien  (2). 

L'ordonnance,  ou  plutôt  le  code  de  1629,  eut  pour  but  de  répondre 
à  la  fois  aux  demandes  des  derniers  états-généraux  et  à  celles  de  deui 
assemblées  de  notables  (3).  Parmi  les  dispositions  prises  d'après  k» 
cahiers  de  4615,  la  plupart  furent  puisées  dans  celui  du  tiers-état;  je 
n'en  ferai  point  l'analyse,  j'observerai  seulement  qu'en  beaucoup  de 
cas  la  réponse  donnée  reste  en  arrière  ou  s'écarte  un  peu  de  la  de- 
mande. On  sent  que  le  législateur  s'étudie  à  concilier  les  intérêts  di- 


(1)  M.  Henri  Martin,  Histoire  de  France,  t.  XII,  p.  527. 

(2)  Les  gens  de  robe  affectèrent  de  ridiculiser  l'ordonnance  de  1629  en  l'appelant  Cedf 
Michaud,  du  prénom  de  son  rédacteur,  le  garde-des-sceaux  Michel  de  Marillac. 

(3)  Celle  de  1617,  dont  je  n'ai  pas  fait  mention,  et  celle  de  16^6.  —  Ordonnance  sor 
les  plaintes  des  états  assemblés  à  Paris  en  1614,  et  de  l'assemblée  des  notables  réunis  à 
Rouen  et  à  Paris  en  1617  et  1626.  [Recueil  des  anciennes  Lois  françaises,  t.  XVI,  p.  883 
et  suivantes.) 


DE   LA   FORMATION   ET   DES   PROGRÈS   DU   TIERS-ÉTAT.  83i> 

rgens  des  ordres,  et  qu'il  veut  borner  la  réforme  à  de  certaines 
ni  tes.  Si  la  suppression  des  banalités  sans  titre  et  des  corvées  abu- 
\('s  est  accordée  au  tiers,  il  n'est  point  répondu  à  son  vœu  pour  Faf- 
anchissement  des  main-mortables  (1).  Le  temps  des  campagnes  libres 
•  tait  pas  venu,  celui  des  villes  libres  était  passé.  Ce  n'est  qu'en  ter- 
les  évasifs  que  l'ordonnance  répond  à  la  demande  d'émancipation  dii 
y  irae  municipal,  et  elle  décrète  spontanément  l'uniformité  de  ce  re- 
ine; elle  veut  que  tous  les  corps  de  ville  soient  réduits,  autant  que 
)ssible,  au  modèle  de  celui  de  Paris  (2).  Aces  tendances  vers  l'unité, 
le  en  joint  d'autres  non  moins  fécondes  pour  le  développement  na- 
onal.  Elle  introduit  dans  l'armée  le  principe  démocratique  par  la  fa- 
ille donnée  à  tous  de  s'élever  à  tous  les  grades;  elle  relâche  pour  la 
Dblesse  les  liens  qui,  sous  peine  de  déchéance,  l'attachaient  à  la  vie 
isive;  elle  attire  la  haute  bourgeoisie  de  l'ambition  des  offices  vers  le 
unmerce;  elle  invite  la  nation  tout  entière  à  s'élancer  dans  les  voi^ 
e  l'activité  industrielle.  Voici  le  texte  de  trois  de  ses  articles  : 
«  Le  soldat  par  ses  services  pourra  monter  aux  charges  et  offices  des 
compagnies,  de  degré  en  degré,  jusques  à  celui  de  capitaine,  et  plus 
avant  s'il  s'en  rend  digne. 

«  Pour  convier  nos  sujets  de  quelque  qualité  et  condition  qu'ils 
soient  de  s'adonner  au  commerce  et  trafic  par  mer,  et  faire  con- 
noître  que  notre  intention  est  de  relever  et  faire  honorer  ceux 
(jui  s'y  occuperont,  nous  ordonnons  que  tous  gentilshommes,  qui, 
par  eux  ou  par  personnes  interposées,  entreront  en  part  et  société 
dans  les  vaisseaux,  denrées  et  marchandises  d'iceux,  ne  dérogeront 
l)oint  à  noblesse...  et  que  ceux  qui  ne  seront  nobles,  après  avoir  en- 
tretenu cinq  ans  un  vaisseau  de  deux  à  trois  cents  tonneaux,  joui- 
ront des  privilèges  de  noblesse,  tant  et  si  longuement  qu'ils  conti- 
nueront l'entretien  dudit  vaisseau  dans  le  commerce,  pourvu  qu'ils 
rayent  fait  bastir  en  notre  royaume  et  non  autrement  :  et  en  cas 
qu'ils  meurent  dans  le  trafic,  après  l'avoir  continué  quinze  ans  du- 
lant,  nous  voulons  que  les  veuves  jouissent  du  même  privilège  du- 
rant leur  viduité,  comme  aussi  leurs  enfants,  pourvu  que  l'un  d'en- 
tr'eux  continue  la  négociation  dudit  commerce  et  l'entretien  d'un 
vaisseau  par  l'espace  de  dix  ans.  Voulons  en  outre  que  les  marchands 
grossiers  qui  tiennent  magasins  sans  vendre  en  détail  ou  autres  mar- 
cliands  qui  auront  esté  eschevins,  consuls  ou  gardes  de  leurs  corps, 
puissent  prendre  la  qualité  de  nobles,  et  tenir  rang  et  séance  en 
j!  toutes  les  assemblées  publiques  et  particulières  immédiatement  après 
t  nos  lieutenans-généraux ,  conseillers  des  sièges  présidiaux,  et  nos 


(1)  Ordonnance  de  1«29,  art.  206  et  207.  —  Voyez  plus  haut  l'analyse  du  cahier  de  10*». 

(2)  Ordonnance  de  1629,  art.  412. 


840  REVUE   DiiS    DEUX   .MONDES. 

«  procureurs-généraux  esdils  sièges,  et  autres  juges  royaux  qui  seront 
«  sur  les  lieux. 

«  Exhortons  nos  sujets  qui  en  ont  le  moyen  et  l'industrie  de  se  lier 
«  et  unir  ensemble  pour  former  de  bonnes  et  fortes  compagnies  et  so- 
ft ciétez  de  tratic,  navigation  et  marchandise,  en  la  manière  qu'ils  ver- 
«  ront  bon  estre.  Promettons  les  protéger  et  desfendre,  les  accroître 
«  de  privilèges  et  faveurs  spéciales,  et  les  maintenir  en  toutes  les  ma- 
«  nières  qu'ils  désireront  pour  la  bonne  conduite  et  succès  de  leur 
«  commerce  (1).  » 

Tout  ce  qui  était  possible  en  fait  d'améliorations  sociales  au  temps 
de  Richelieu  fut  exécuté  par  cet  homme  dont  l'intelligence  comprenait 
tout,  dont  le  génie  pratique  n'omettait  rien,  qui  allait  de  l'ensemble 
aux  détails,  de  l'idée  à  l'action  avec  une  merveilleuse  habileté.  Ma^ 
niant  une  foule  d'affaires  grandes  et  petites  en  même  temps  et  avec  la 
même  ardeur,  partout  présent  de  sa  personne  ou  de  sa  pensée,  il  eut 
à  un  degré  unique  l'universalité  et  la  liberté  d'esprit.  Prince  de  l'église 
romaine,  il  voulut  que  le  clergé  fût  national;  vainqueur  des  calvi- 
nistes, il  ne  frappa  que  la  rébellion,  et  respecta  les  droits  de  la  con- 
science (2);  enfant  de  la  noblesse  et  imbu  de  son  orgueil,  il  agit  comme 
s'il  eût  reçu  mission  de  préparer  le  règne  du  tiers-état.  La  fin  der- 
nière de  sa  politique  intérieure  fut  ce  qui  faisait  grandir  et  tendait  à 
déclasser  la  bourgeoisie,  ce  fut  le  progrès  du  commerce  et  le  progrès 
des  lettres,  le  travail,  soit  de  l'esprit,  soit  de  la  main.  Richeheu  ne  re- 
connaissait au-dessous  du  trône  qu'une  dignité  égale  à  la  sienne,  celle 
de  l'écrivain  et  du  penseur;  il  voulait  qu'un  homme  du  nom  de  Cha- 
pelain ou  de  Gombauld  lui  parlât  couvert.  Mais,  tandis  que  par  de 
grandes  mesures  commerciales  et  une  grande  institution  littéraire  (3), 
il  multipliait  pour  la  roture,  en  dehors  des  offices,  les  places  d'honneur 
dans  l'état,  il  comprimait,  sous  le  niveau  d'un  pouvoir  sans  bornes, 
les  vieilles  libertés  des  villes  et  des  provinces.  États  particuliers,  con- 
stitutions municipales,  tout  ce  qu'avaient  stipulé  comme  droits  les  pays 
agrégés  à  la  couronne,  tout  ce  qu'avait  créé  la  bourgeoisie  dans  son 
âge  héroïque,  fut  refoulé  par  lui  plus  bas  que  jamais.  11  y  eut  là  des 
soulTrances  plébéiennes,  souffrances  malheureusement  nécessaires, 
mais  que  cette  nécessité  ne  rendait  pas  moins  vives,  et  qui  accompi|^ 
gnèrent  de  crise  en  crise  l'enfantement  de  la  centralisation  moderi 

(1)  Ordonnance  de  1629,  art.  452  et  429. 

(2)  Aux  termes  du  traité  d'Alais,  28  juin  1629,  l'édit  de  Nantes  fut  confirmé  et  j« 
solennellement  par  le  roi. 

(3)  Voyez  les  lettres  patentes  de  janvier  1635  pour  l'établissement  de  l'Académie  te 
çaise;  les  lettres  de  créatioit  de  la  charge  de  surintendant  de  la  marine  et  de  la  navigalio 
octobre  1626;  les  lettres  de  juillet  et  novembre  1634,  et  ledit  de  mars  16i2,  pour  la  for- 
mation et  le  soutien  d'une  compagnie  des  Indes  occidentales.  (Recueil  des  anciennes  Lois 
françaises,  t.  XVI,  p.  418, 19»,  409,  415  et  540.) 


DE  LA  FORMATION   ET   DES  PROGRÈS  DU   TIERS-ÉTAT.  %M 

)wmt  à  la  politique  extérieure  du  grand  ministre,  cette  partie  de  son 
iiivre,  non  moins  admirable  que  l'autre,  a  de  plus  le  singulier  mérite 
1  n'avoir  rien  perdu  par  le  cours  du  temps  et  les  révolutions  de  l'Europe, 
(l  trc  pour  nous,  après  deux  siècles,  aussi  Yi\ante,  aussi  nationale  qu'au 
P'mier  jour.  C'est  la  politique  même  qui,  depuis  la  chute  de  l'empire 
e  la  résurrection  de  la  France  libérale,  n'a  cessé  de  former,  pour  ainsi 
(le,  une  part  de  la  conscience  du  pays;  c'est  celle  que  la  nation  dé- 
nudait avec  instance  et  avec  menace  à  deux  régimes  qu'elle  a  brisés, 

l('(iue,dans  sa  pleine  liberté  d'action,  elle  veut  pratiquer  désormais. 
1^  maintien  des  nationalités  indépendantes,  l'atTranchissement  des  na- 
nnalités  opprimées,  le  respect  des  liens  naturels  que  forme  la  com- 
(iinauté  de  race  et  de  langue,  la  paix  et  l'amitié  pour  les  faibles,  la 
^  Mio  contre  les  oppresseurs  de  la  liberté  et  de  la  civilisation  géné- 

i  s.  tous  ces  devoirs  que  s'impose  notre  libéralisme  démocratique 
tient  implicitement  compris  dans  le  plan  de  conduite  au  dehors  dicté 
i  n  roi  par  un  homme  d'état  dont  l'idéal  au-dedans  était  le  pouvoir 
il  olu  (1).  Sur  la  question  des  droits  de  la  France  à  un  agrandissement 
1  lui  donne  ses  frontières  définitives,  question  souvent  posée  depuis 
lis  siècles  et  aujourd'hui  encore  pendante,  Henri  IV  disait  :  «  Je  veux 
'  icn  que  la  langue  espagnole  demeure  à  l'Espagnol,  l'allemande  à 
<<  Allemand,  mais  toute  la  françoise  doit  être  à  moi  (2).  »  Un  contem- 
nainde  Richelieu,  peut-être  l'un  de  ses  confidens,  lui  fait  dire: 
but  de  mon  ministère  a  été  celui-ci  :  rétablir  les  limites  naturelles 

!  la  Gaule,  identifier  la  Gaule  avec  la  France,  et  partout  où  fut  l'an- 
nne  Gaule  constituer  la  nouvelle  (3).  »  De  ces  deux  principes  com- 
)ii's  ensemble  et  se  modérant  l'un  l'autre,  sortira,  quand  les  temps 

G  mi  venus,  la  fixation  dernière  du  sol  français  possédé  par  nous  à 

Il  est  curieux  de  voir  dans  quels  termes  de  dévouement  à  la  cause  de  l'émancipa- 

<  I  uropéenne  lui-même  parle  de  son  intervention  dans  les  affaires  de  l'Italie,  de  l'Al- 

ii:;iic  et  des  Pays-Bas.  A  chaque  événement  militaire  ou  diplomatique,  il  s'agit  d'af- 

'ùr  un  prince  ou  un  peuple  de  l'oppression  des  Espagnols,  de  la  tyrannie  de  la 

d'Autriche,  de  la  terreur  causée  par  ïavidité  insatiable  de  cette  maison  ennemie 

">s  de  la  chrétienté,  d'arrêter  ses  usurpations,  de  lui  faire  rendre  ce  qu'elle  a 

eu  Suisse  ou  en  Italie,  de  garantir  toute  l'Italie  de  son  injuste  oppression,  de 

m  salut  de  toute  l'Italie,  de  sauver  et  d'assurer  contre  l'Autriche  les  droits  des 

de  l'empire.  [Testament  politique  du  cardinal  de  Richelieu,  première  partie, 

n  ler,  p.  9,  10,  U,  15,  18,  2i,  25  et  26.) 

Histoire  du  règne  de  Henri-le-Grand,  par  Mathieu,  t.  II,  p.  444. 

«  Hic  ministerii  raei  scopus,  restituere  GalliîE  limites,  quos  natura  praefixit...  con- 

l'Iere  Galliam  cum  Francià,  et  ubicumque  fuit  antiqua  Gallia,  ibi  restaurare  novam.» 

nrntum  politicum,  ap.  Pétri  Labbe  Elogia  sacra,  etc.,  éd.  1706,  p.  253  et  suiv.)  — 

e  qui  renferme  ces  mots  remarquables,  et  qui  parut  moins  d'un  an  après  la  mort 

linal,  est  une  amplification  incrustée,  selon  toute  apparence,  de  paroles  textuel- 

'  recueillies  de  sa  bouche.  Richelieu  aimait  à  s'épancher  avec  ses  amis;  il  dictait 

lup  à  ceux  qui  l'entouraient,  et,  comme  on  l'a  vu  de  Napoléon,  des  personnes  cu- 

•  •-  vis  prenaient  note  deîses  entretiens. 


(  c 


(  ei 


M^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

titre  légitime  et  perpétuel,  au  nom  du  double  droit  de  la  nature  et  de 
l'histoire. 

La  conception  d'un  nouveau  système  politique  de  l'Europe  fonde 
sur  l'équilibre  des  forces  rivales,  et  où  la  France  exerçât,  non  à  son 
profit,  mais  pour  le  maintien  de  l'indépendance  commune,  l'ascendant 
ravi  à  l'Espagne,  cette  conception  de  Henri-le-Grand,  évanouie  à  sa 
mort  comme  un  rêve,  fut  exécutée  par  Richelieu  à  force  de  négocia- 
tions et  de  victoires.  Quand  le  ministre  de  Loiiis  XUI  mourut  épuisé 
de  veilles  patriotiques  (1),  l'ouvrage  était  presque  à  sa  fin;  une  habile 
persévérance,  jointe  à  d'éclatans  faits  d'armes  (2),  amena,  en  moins  de 
cinq  ans,  l'acte  fondamental  de  la  réorganisation  européenne,  le  glo- 
rieux traité  de  Westphalie  (3).  Cette  partie  de  l'œuvre  du  grand  homme 
d'état,  sa  politique  extérieure,  voilà  ce  qui,  de  son  temps,  fut  le  mieux 
compris,  ce  qui  parut  aux  esprits  élevés  beau  sans  mélange  (4);  pour  le 
reste,  il  y  eut  doute  ou  répugnance.  Comme  après  le  règne  de  Louis  XI, 
l'opinion  publique  réagit  contre  l'action  révolutionnaire  du  pouvoir. 
Les  classes  mêmes  à  qui  devaient  profiter  le  nivellement  des  existences 
nobiliaires  et  l'ordre  imposé  à  tous  furent  moins  frappées  de  l'avenir 
préparé  pour  elles,  moins  sensibles  à  l'excellence  du  but  qu'indignées 
de  la  violence  des  moyens,  et  choquées  par  l'excès  de  l'arbitraire.  Cette 
réaction  du  tiers-état  contre  la  dictature  ministérielle,  c'est-à-dire 
contre  ce  qu'il  y  avait  eu  de  plus  hardiment  novateur  dans  l'action  du 
pourvoir  royal,  fut  le  principe  et  l'aliment  des  guerres  civiles  de  la 
fronde. 

Augustin  Thierry. 

(1)  Le  4  décembre  1612. 

(Sif)  Les  victoires  de  Rocroi,  de  Nordlingen  et  de  Lens. 

(3)  Signé  à  Munster  le  2*  octobre  16i8. 

(*)  Voiture,  dans  l'une  de  ses  lettres,  se  place,  pour  juger  Richelieu  encore  viTMt, 
*w  point  de  vue  de  la  postérité  :  «  Lorsque ,  dans  deux  cents  ans ,  ceux  qui  viendront 

«  après  nous  liront  en  notre  histoire  que  le  cardinal  de  Richelieu ,  s'ils  ont  quelque 

«  goutte  de  sang  françois  dans  les  veines  et  quelque  amour  pour  la  gloire  de  leui-  pajs, 
«  pourront  ils  lire  ces  choses  sans  s'affectionner  à  lui;  et,  à  votre  avis,  l'aimeront-ils  ou 
«  l'estimeront-ils  moins  à  cause  que,  de  son  temps,  les  rentes  sur  l'hôtel-de-ville  se  seront 
«  payées  un  peu  plus  tard ,  ou  que  l'on  aura  mis  quelques  nouveaux  officiers  dans  ' 
«  chambre  des  comptes?  Toutes  les  grandes  choses  coûtent  beaucoup!...  »  (Lettre lui ^ 
édition  de  1701,  p.  179.) 


DEUX 


DAMES  HUMANITAIRES 


D'OUTRE-RfflN. 


-  Manhold,  roman  vonOiUlie  Kapp,  geb.  von  Rappard.  Berlin,  1850,  Verlag  von  Karl  Wiegandl. 
Recoiution  und  Contrerevolution ,  roman  von  Louise  Aston.  Maniiheim.J.  P.  Grohe,  18*9. 
III.  —  Meine  Emancipation,  Verwei$ung  und  Rechlfertigund, 
von  Loaise  Aston.  Brussel,  Vogler,  1846. 


oilà  vraiment  une  pauvre  lecture  pour  une  veillée  d'hiver,  et  ce 

t  pas  (le  quoi  donner  des  rêves  couleur  de  rose,  quand  on  est  tout 

à  feuilleter  cela  au  coin  de  son  feu.  J'avais  cru  de  bonne  foi  qu'on 

Trait  s'égayer  davantage  avec  les  romans  nnignons  de  ces  dames.  Je 

e  tristement  leurs  pages  satinées,  et  je  me  demande  combien  il  faut 

y  ait  dans  ce  temps-ci  d'instincts  pervertis  et  d'idées  de  travers 

que  deux  femmes  aient  mis  à  écrire  ces  belles  choses  leur  plaisir 

eur  vanité.  L'éternelle  flétrissure,  la  profonde  misère  des  dernières 

ssitudes  que  nous  avons  subies,  c'est  que  le  ridicule  s'y  mêlait  par- 

à  l'odieux  et  ne  l'empêchait  pas.  Tout  le  monde  l'a  senti,  jusqu'aux 

naïfs ,  mais  tout  le  monde  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  le  ridicule 

is  traduit  en  allemand,  et  quelle  pitoyable  évidence  il  gagne  à  la 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

traduction.  L'on  me  permettra  donc  de  lui  faire  ici  les  honneurs  de 
cette  métamorphose. 

J'ai  vu  la  république  inaugurée  par  les  proclamations  tombées  de  la 
plume  illustre  qui  avait  déclaré  la  guerre  aux  maris  avant  de  la  décla- 
rer aux  rois;  j'ai  vu  placarder  sous  les  yeux  du  bourgeois  hébété  ces 
bulletins  pathétiques  qui  révélaient,  hélas  !  le  sexe  de  la  rédaction  par 
l'ardeur  jalouse  avec  laquelle  ils  défendaient  les  Hercules  du  provisoire 
d'avoir  filé  trop  exclusivement  aux  pieds  des  grandes  actrices;  j'ai  vu 
les  débris  féminins  du  troupeau  de  Saint-Simon  recommencer  les  pa- 
rades de  la  rue  Monsigny,  sauf  l'âge  de  plus  et  les  appas  de  moins;  j'ai 
vu  les  sœurs  des  frères  et  amis  leur  disputer  la  tribune  et  s'en  emparer 
au  contentement  de  leurs  propres  époux,  fiers  de  ces  éloquentes  moi- 
tiés; j'ai  vu  la  fête  de  Noël  célébrée  dans  la  salle  Valentino  par  des  prê- 
tresses qu'on  aurait  pu  prendre  pour  les  nymphes  ordinaires  de  l'en- 
droit, si  elles  ne  s'étaient  pieusement  étudiées  à  chanter  en  fausset  les 
couplets  mélancoliques  de  la  religion  du  drcw^Ms;  j'ai  vu  pire  que  tout 
cela  :  des  femmes  socialistes,  possédées  du  démon  des  vers ,  accouri^ 
du  fond  de  la  province,  et  leur  tète  chauve  mal  garnie  d'affreux  boi 
quels  en  papier,  leurs  bras  rouges  et  nus  terminés  i)ar  de  sales  ganl 
blancs,  monter  sur  un  trépied  de  cabaret,  pour  annoncer  en  froidi 
rimes  la  prochaine  émancipation  de  leur  espèce.  Si  tout  cela  n'est  p 
le  ridicule,  il  n'y  en  a  plus  nulle  part  sous  la  voûte  des  cieux. 

Et  cependant  ce  ridicule  dont  nous  pensons  peut-être  avoir  épu 
la  gloire  à  nous  seuls,  il  n'est  pas  complet  chez  nous;  il  n'atteint  1? 
perfection  que  chez  les  plagiaires  qui  nous  l'empruntent.  D'abord  noui 
ne  le  copions  pas,  nous  l'inventons,  ce  qui  lui  souffle  au  moins  unt 
sorte  d'originalité  et  ne  le  laisse  point  paraître  aussi  plat  qu'il  est,  un«i 
fois  la  fleur  passée.  Puis  il  s'en  faut  que  ce  soit  toujours  un  ridicultj 
convaincu;  la  foi  lui  manque  souvent  pour  s'adorer  suffisamment  lu^ 
même,  et  il  spécule  assez  volontiers  en  connaissance  de  cause  sur 
sottise  d'autrui;  avec  plus  de  sincérité,  il  ne  serait  pas  beaucoup  moii 
malhonnête,  et  il  serait  plus  ennuyeux.  Enfin,  nous  gardons  bon  gr 
mal  gré  dans  notre  sang  un  peu  de  vieille  sève  gauloise  qui  part  ei 
■sailli(!S  indiscrètes  au  milieu  des  plus  touchans  accès  de  l'enthou 
vâiasme  artificiel  et  de  la  fausse  exaltation.  Les  cordes  graves  n'enduren 
pas  dans  nos  âmes  une  tension  trop  prolongée;  le  lyrisme  nous  fatigll' 
d'autant  plus  que  nous  nous  y  appliquons  davantage,  et  nous  échaqp 
pons  quand  même  au  joug  de  l'ode  par  une  pointe  de  madrigal  ou  d 
comédie. 

Nos  folies  ne  sont  achevées  et  leur  mesure  n'est  entière  que  lors 
qu'elles  ont  été  s'affubler  outre  Rhin  du  travestissement  sérieux  qt 
convient  à  l'humeur  de  nos  doctes  voisins.  Quoiqu'on  ait  de  jour* 
joui  moins  d'esprit  en  France,  on  y  conserve  encore  une  certain 


DEUX  DAMES  HUMANITAIRES.  BU\ 

layeur  du  ridicule  qui  ne  lui  souffre  pas  impunément  toutes  ses  aises  : 

pst  pourtant  une  justice  de  dire  que  plus  nous  allons  maintenant, 

tins  nous  lui  rendons  de  liberté;  mais,  en  Allemagne,  il  a  toujours  eu 

Irnit  de  marcher  le  front  levé  sans  être  salué  pour  ce  qu'il  était.  Les 


Ulemands  n'ont  presque  pas  le  sentiment  du  ridicule,  qui  n'est  point 
n  effet  compatible  avec  la  solidité  naturelle  de  leur  intelligence.  Mal- 
iiîureusement,  avec  cette  excessive  solidité,  ils  s'attachent  parfois  plus 
(lie  de  raison  à  nos  velléités  les  plus  hétéroclites;  ils  prennent  brave- 
iient  à  leur  compte  les  lubies  et  les  niaiseries  que  nous  poussons  dans 
e  monde  de  notre  pied  léger.  Soit  dit  sans  les  offenser,  ce  sont  les  plus 
)édans  de  tous  les  révolutionnaires;  or,  leur  pédantismc  ne  se  contente 
»as  de  nos  à-peu-près  de  chimères ,  il  veut  absolument  trouver  la  lo- 
gique des  plus  bizarres  aventures  de  nos  cerveaux  et  prêter  du  corps 
.  nos  ombres  de  systèmes.  Si  l'ombre  seule  avait  déjà  mauvaise  grâce 
;t  semblait  moquable,  figurez-vous  donc  la  mine  que  doit  avoir  le 
•-orps. 

Les  Allemands  se  piquent  pourtant  d'être  en  tout  point  des  autoch- 
iiones;  à  les  entendre,  ils  sont  sortis  de  terre  armés  de  pied  en  cap;  ils 
le  doivent  rien  à  personne,  l'univers  leur  doit;  leur  génie  s'est  produit 
le  prime-saut ,  et  les  idées  leur  sont  venues  comme  les  feuilles  vien- 
îent  sur  les  chênes  (le  chêne  est  l'arbre  allemand  par  excellence;  de- 
)uis  que  l'Allemagne  s'est  mise  si  fort  en  frais  de  péroraisons  patrio- 
tiques, il  n'y  en  a  pas  une  qui  finisse  sans  la  comparer  au  chêne  de  ses 
brêts).  J'admets  de  grand  cœur  que  les  Allemands  n'aient  tiré  que 
leux-mêmes  tout  ce  qu'ils  ont  de  bon,  et  je  respecte  la  susceptibilité 
égitime  avec  laquelle  ils  revendiquent  leur  patrimoine  national.  Je 
n'étonne  d'autant  plus  qu'ils  s'acharnent  si  étrangement  à  contrefaire 
)resque  tout  ce  que  nous  avons  de  mauvais.  Leurs  socialistes  se  sont 
lotoirement  instruits  à  l'école  des  nôtres  :  c'est  chez  nous  qu'ouvriers 
d;  docteurs  ont  voyagé  des  années  durant  à  la  recherche  de  la  sagesse. 
1  est  vrai  qu'ils  prétendent  avoir  simplement  repris  leur  bien  là  où  ils  le 
rouvaient;  car  ils  font  remonter  la  science  jusqu'aux  anabaptistes  de 
iunster,  pour  ravir  à  leurs  maîtres  français  le  mérite  de  la  décou- 
verte. Leur  socialisme  a  toujours  de  la  sorte  plus  de  quartiers  que  le 
lôtre,  tout  en  s'en  étant  inspiré.  Notez  encore  ce  trait  qui  marque  les 
évolutionnaires  de  souche  teutonne  :  il  leur  faut  des  quartiers  comme 
lux  plus  superbes  aristocrates;  ils  aiment  passionnément  la  poudre  des 
)rigines  antiques.  Leur  république  rouge  est  là-dessus  aussi  allemande 
jue  Luther;  elle  se  fabrique  à  tout  prix  des  ancêtres  pour  ses  proposi- 
■ions,  et,  n'ayant  pas  le  choix,  elle  va  quérir  n'importe  lesquels,  pourvu 
lu'ils  soient  assez  du  pays. 

Elle  ne  pourra  jamais  cependant  effacer  tout-à-fait  ses  origines  wel- 
;hes,  et,  par  exemple,  il  lui  serait  trop  difficile  de  renier  le  parrainaga 


846  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«le  M.  Proudhon.  Le  nom  de  M.  Proiidhon  était  encore  obscur  en 
France  qu'il  rayonnait  déjà  dans  la  presse  germanique.  Nos  répubîit 
cains  de  la  forme,  comme  on  les  appelait  du  temps  où  ils  ne  compre- 
naient pas  aussi  bien  qu'aujourd'hui  la  nécessité  d'être  mieux  qœ 
cela,  nos  républicains  bourgeois  étouffaient  opiniâtrement  sous  le  bois- 
seau la  puissance  et  la  gloire  du  Vercingetorix  socialiste,  alors  que 
l'une  et  l'autre  avaient  depuis  plusieurs  années  conquis  des  interprètes 
et  des  admirateurs  à  Leipsig  et  à  Berlin.  Dès  avant  1848,  j'ai  plus 
d'une  fois  entendu  là  disserter  sur  M.  Proudhon  et  sur  ses  œuvres  avec 
toute  la  révérence  que  les  anciens  commentateurs  du  divin  Alighier 
apportaient  à  leur  texte.  On  disait  candidement  :  le  maître  Proudhm 

Je  laisse  à  penser  le  contraste  bizarre  qui  ressort  inévitablement 
de  la  gravité  dévotieuse  d'une  pareille  glose  mise  en  marge  de  l'ironie 
familière  à  l'auteur.  M.  Proudhon  est  pourtant  un  homme  d'esprit,  et 
l'on  ne  se  déshonore  pas  à  le  prendre  au  tragique;  mais  ressasser  seo- 
timentalement  la  poussière  nauséabonde  de  nos  déclamations  humani- 
taires, ou  remuer  d'une  main  furieuse  et  d'un  geste  de  bacchante  ciB 
vieilles  cendres  froides,  en  s'imaginant  qu'on  les  réchauffe;  rendre  à  la 
circulation  nos  tirades  les  plus  démonétisées  sur  le  progrès  du  monde 
en  général  et  sur  celui  de  la  femme  en  particulier;  nous  emprunter 
du  même  coup  la  phraséologie  rebattue  de  nos  ba&-bleus  socialistes  et 
les  lieux  communs  démagogiques  de  nos  clubs;  ajouter  à  ce  désagréaWe 
mélange  l'effervescence  malsaine  d'une  imagination  dévergondée  ou 
la  monotonie  sentencieuse  d'un  pédagogue  en  jupons,  c'est  tout  de  bon 
cette  fois  la  suprême  sottise  de  cette  manie  d'imitations  malheureuses 
que  je  reproche  à  l'Allemagne,  et  tel  est  mon  irrémissible  grief  conte 
les  deux  chefs-d'œuvre  dont  j'ai  maintenant  à  parler.  J'honore  infini- 
ment la  Marseillaise,  quand  j'oublie  les  victimes  qu'elle  accompagnait 
à  l'éohafaud  pour  ne  songer  iqu'aux  soldats  qu'elle  menait  à  la  vJé- 
toire  :  je  la  trouve  abominable  et  burlesque,  lorsque,  sous  prétexte 
d'émotion  patriotique,  je  la -vois  entonnée  par  des  habitués  d'estaminet 
qui  la  psalmodient  en  guise  d'office  et  s'agenouillent  avec  componc- 
tion à  la  dernière  strophe.  La  prose  éohevelée  de  M""  Aston  n'est  d'an 
bout  à  l'autre  qu'une  Marêeiilaise  de  cette  façon;  M'"^  Kapp  n'a  point, 
à  beaucoup  près,  la  verve  aussi  violente  :  son  roman  dithyrambiqae 
serait  plutôt  quelque  chose  cérame  une  Marseillaise  de  la  paix;  mai», 
pour  être  moins  belliqueuse  que  sa  sœur  en  démocratie,  cette  autre 
muse  n'a  ni  le  ton  moins  laux,  ni  l'aJkire  moins  égarée.  Les  inspira- 
tions qu'elle  a  puisées  à  noeinauTaises  écoles  sont  aussi  directes;  seu- 
lement elle  a  donné  dans  le  genre  ennuyeux,  tandis  que  M"*  Aston  a 
jeté  son  bonnet  par-dessus  les  moulins,  pour  «rriver  d'un  trait  au  6U- 
l)lime  du  genre  débraillé. 


I 


DEDX  DAMES   HUMANITAIRES.  8-47 

Sous  avons  des  modèles  blonds  et  bruns  de  toutes  les  aberrations 

jraires  de  l'esprit  féminin.  Nous  avons  des  héroïnes  quasi-métho- 

qui  prêchent  compendieusement  et  vertueusement  l'émancipa- 

universelle;  nous  avons  des  amazones  qui  paient  de  leur  personne 

ce  champ  scabreux  de  la  science  nouvelle,  et  qui  professent  d'au- 

t  mieux  qu'elles  pratiquent.  M"*  Kapp  s'est  livrée  de  prédilection  à 

e  dogmatique  de  ces  matières  passionnées ,  et  c'est  uniquement 

r  sauver  la  forme  qu'elle  a  encadré  son  travail  de  philosophie  ré- 

liérée  dans  une  idylle  qui  n'est  pas  d  ailleurs  autrement  malhonnête: 

|i  livre  tient  ainsi  tout  ensemble  et  de  la  pastorale  et  du  manuel 

ique.  M°"»  Aston  a  des  procédés  moins  languissans;  ce  n'est  pas 

p  de  la  crudité  des  contes  les  plus  décolletés  de  M.  Eugène  Sue,  ce 

pas  trop  des  horreurs  de  nos  plus  fougueux  mélodrames  pour 

rimer  la  vivacité  de  ses  opinions  politiques  et  religieuses,  pour  lui 

rnir  des  personnages  qui  soient  de  taille  à  représenter  ses  propres 

rissions.  Du  reste,  à  part  cette  différence  extérieure ,  ces  deux 

Ties  vivent  évidemment  sur  un  fonds  d'idées  communes.  Elles  ont  le 

t^me  amour  pour  les  insurrections  et  les  insurgés,  le  même  verbiage 

|)ublicain,  le  même  fanatisme  d'orgueil  individuel  et  d'indépendance 

45ordonnée,  la  même  alîectation  d'esprit  fort,  le  même  besoin  d'éta- 

]|  leur  adoration  pour  le  genre  humain  et  leur  pitié  pour  le  bon 

i3u,  enfin,  par-dessus  tout,  la  même  ardeur  à  conquérir  les  droits 

ilprescriptibles  de  leur  sexe.  Une  dernière  ressemblance  rapproche  en- 
pe  leurs  œuvres  :  le  talent  d'invention  et  de  style  y  manque  à  peu 
Ijis  au  même  degré.  Ce  n'est  point  de  la  littérature,  et,  si  je  n'y  cher- 
rais que  cela,  je  serais  vraiment  inexcusable  d'aller  soulever  l'ombre 
qi  couvre  ces  pauvretés;  mais  il  s'agit  ici  beaucoup  plus  d'anatomie 
lie  que  de  critique  intellectuelle.  Ce  sont  des  végétations  mala- 
i  -i  s  qui  se  produisent  à  la  surface  du  corps  social,  et  qu'il  faut  fouil- 
l  avec  le  scalpel,  pour  se  rendre  compte  de  la  dissolution  intérieure 
.  (Iles  accusent.  Je  regrette  que  le  scalpel  soit  de  sa  nature  si  brutal, 

M  ait  point  à  l'occasion  la  courtoisie  qu'il  devrait  :  je  prie  seulement 
Il  n'impute  pas  au  chirurgien  la  faute  de  l'instrument. 

Vprès  tout,  pourquoi  n'en  conviendrais-je  pas?  j'en  veux  à  ces  petits 
i  res  déjà  presque  ignorés,  quoiqu'ils  datent  d'hier;  je  leur  en  veux 
(   contraste  choquant  par  lequel  ils  finissent  de  détruire  un  ancien 

v("  de  ma  jeunesse.  Autrefois,  il  y  a  long-temps,  j'avais  un  songe  fa- 

n  que  je  voyais  volontiers  partout  comme  on  entend  toujours  le  re- 
tiiu  qui  vous  plaît  dans  la  sonnerie  des  cloches  :  c'était  un  idéal  du 
«ez-soi,  un  mirage  de  béatitude  domestique  et  de  paix  intérieure  que 
jppelais  la  vie  allemande,  parce  que  la  profondeur  de  ce  calme  sym- 
Ithique  me  semblait  trop  en  dehors  de  nos  bruyantes  frivolités.  Met- 
it:-vous  à  lire  par  régime  les  vieux  romans  d'Auguste  Lafontaine,  de$ 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ballades  d'Uhland  et  quelque  chose  des  Reisehilder  de  notre  pauvre 
Heine  (le  spirituel  railleur  me  pardonnera-t-il  de  le  placer  dans  le  voi- 
sinage des  bourgeois  et  des  Souabes?);  ôtez  à  cette  simple  histoire 
à'Hermann  et  Dorothée  sa  grandeur  poétique  pour  ne  lui  laisser  que  sa 
douceur,  — vous  comprendrez  sans  doute  mieux  que  je  ne  pourrais  l'ex- 
primer le  genre  d'impressions  qui  se  résumaient  alors  dans  mon  es- 
prit sous  ce  mot  de  vie  allemande.  Je  me  charmais  moi-même  avec 
ces  images  de  tendresse  honnête  et  d'intimité  recueillie;  toutes  ces 
pensées  murmuraient  à  mon  oreille  comme  le  chant  du  grillon  au 
coin  du  foyer;  j'aurais  juré  que  le  grillon  ne  chantait  nulle  part  aussi 
bien  qu'au-delà  du  Rhin,  dans  le  pays  des  robes  de  chambre,  des  lon- 
gues fiançailles  et  des  arbres  de  Noël.  Plus  tard,  la  réalité  est  venue 
écorner  mes  innocentes  chimères ,  et  il  me  souvient  même  de  ni'être 
attiré  d'assez  méchantes  afl'aires  pour  avoir  complimenté  mal  à  propos 
un  jeune  Teuton  de  ces  bonheurs  que  je  lui  supposais  peut-être,  tant 
j'avais  envie  de  les  découvrir.  Jamais  cependant  l'aimable  fiction  qui 
me  berçait  n'avait  reçu  d'aussi  rude  démenti  que  le  sont  pour  moi  les 
confessions  révolutionnaires  de  M"^  Aston  et  de  M'"^  Kapp.  Je  ne  crWB 
pas  assurément  qu'elles  puissent,  l'une  ou  l'autre,  servir  de  types  à  de 
très  nombreux  exemplaires;  c'est  assez  néanmoins  de  l'encre  qu'elles 
ont  versée  sur  le  papier  pour  me  gâter  sans  miséricorde  tous  mes  châ- 
teaux en  Allemagne.  Quand  on  a  rencontré  coup  sur  coup  ces  deux 
femmes  occupées  à  glorifier  les  barricades  de  toutes  les  sortes,  on  ne 
sait  plus  s'en  figurer  une  seule  paisiblement  assise  devant  la  table  à 
thé,  sous  son  berceau  de  lierre,  l'éternelle  parure  du  salon  de  famille 
à  Dresde  ou  à  Berlin. 

Goethe  écrivait,  en  1793,  une  assez  médiocre  comédie  qu'il  n'a  point 
terminée  et  qu'il  intitulait  avec  une  pompe  ironique  :  les  Insurgés,  drame 
politique  en  cinq  actes.  C'est  notre  révolution  parodiée  dans  une  émeute 
de  village.  Le  personnage  sensé  de  la  comédie,  la  nièce  d'un  barbii 
démagogue  qui  veille  et  tricote  en  attendant  que  son  oncle  soit  sorti 
d'un  conciliabule  nocturne,  ouvre  l'action  par  ces  paroles,  qui  n'en 
promettent  pas  beaucoup  :  «  Ce  que  la  révolution  française  fait  de  bi"n 
ou  de  mal,  je  ne  suis  point  à  même  d'en  juger;  tout  ce  que  j'en  sais, 
c'est  qu'elle  m'aura  procuré,  cet  hiver,  quelques  paires  de  bas  de  plus. 
Sans  elle,  je  dormirais  déjà,  au  lieu  de  tricoter  en  attendant  mon  oncle, 
comme  il  est  lui-même  en  train  de  pérorer  à  l'heure  où  il  dormait 
jadis.  »  Le  temps  est  passé  de  cette  souveraine  ignorance  que  saisissait 
à  plaisir  la  malice  indifférente  de  Goethe,  et  le  flux  des  événeraens 
publics  pénètre  si  avant  dans  les  existences  privées,  qu'elles  ne  peuvent 
guère  se  soustraire  même  aux  plus  lointains.  Je  ne  regrette  pas,  pour 
les  femmes  d'à- présent,  cette  égoïste  et  naïve  sécurité  de  la  tricoteuse 
de  Goethe  :  il  leur  sied  mieux  de  participer  davantage  aux  alternatives 


DEUX   DAMES  HUMANITAIRES.  849 

lali'ieuses  de  notre  destinée;  mais  devraient-elles  jamais  boire  le  vin 
[ieijilère  et  de  déraison  dont  l'ivresse  déborde  dans  ces  œuvres  fémi- 
iiils  qui  m'arrivent  à  l'instant  d'Allemagne,  si  galamment  brochées 
ouleur  bleu  de  ciel  ou  beurre  frais? 

I. 

anhold  est  le  nom  du  héros  de  M""*  Kapp;  Bévolution  et  Contre-ré- 
lion,  c'est  le  thème  du  roman  de  M"*  Aston.  Encore  une  digres- 
pour  laquelle  je  demanderais  grâce,  si  cette  digression  n'était  pas 
omme  le  sujet  lui-même;  encore  un  chapitre  d'exégèse  avant  d'a- 
ier  ces  malencontreuses  légendes. déjà  festonnées  autour  de  notre 
ire  contemporaine  :  —  qui  sont  les  auteurs  dont  il  en  faut  remer- 
l'imagination?  qui  est  donc  M""'  Kapp  et  qui  est  M"*  Aston? 
e  la  première  je  ne  connaissais  absolument  rien,  lorsque  je  lus  der- 
•ement  dans  un  journal  ces  quelques  lignes,  qui  sont  tout  ce  que 
appris  d'elle  :  «M°"  Ottilie  Kapp,  écrivait  le  rewiever  germanique, 
artient  à  une  estimable  famille  de  directeurs  de  gymnase  et  de 
fesseurs  qui  est  répandue  par  toute  l'Allemagne,  et  où  les  enfans 
ent  avec  le  lait  la  moelle  de  la  philosophie  hégélienne.  »  J'ose  dire 
on  s'en  aperçoit  plus  tard,  et  je  m'en  tiens  là  pour  toute  informa- 
1,  ne  voulant  point  d'ailleurs  parler  des  gens  plus  qu'ils  ne  font 
1er  d'eux.  M""'  Louise  Aston  est  beaucoup  moins  restée  sur  la  rê- 
ve; je  n'ai  pas  de  motif  pour  être  à  son  égard  plus  discret  qu'elle- 
me.  Voici  bientôt  quatre  ans  qu'elle  a  jugé  opportun  de  publier  ses 
>pres  mésaventures,  et  je  suis  obligé  de  rappeler  ici  l'autobiographie 
4846,  parce  qu'elle  est  peut-être  la  cause  et  certainement  la  clé  du 
nan  de  1849.  M"*  Aston  a  mis  du  roman  dans  ses  mémoires;  je  suis 
lez  tenté  de  croire  qu'elle  a  mis  ensuite  plus  d'un  souvenir  person- 
dans  le  roman  :  la  charité  m'ordonne  de  supposer  que  ce  n'est  pas 
X  scènes  les  plus  vives. 

Mon  Émancipation ,  mon  Bannissement  et  mon  Apologie,  par  Louise 
ton,  tel  était  le  titre  du  petit  factum  qui  parut  à  Bruxelles  en  1846. 
y  avait  à  Berlin,  dans  les  premiers  mois  de  cette  même  année,  une 
mme  qui  s'habillait  en  homme,  qui  fumait  outrageusement,  qui 
Issertait  avec  audace  sur  la  religion  et  le  salut,  avec  chaleur  sur  les 
')res  amours  du  phalanstère,  avec  mépris  sur  les  mariages  cérémo- 
eux  des  conseillers  intimes  et  autres  philistins.  Les  correspondans 
îs  gazettes  allemandes  annonçaient,  en  renchérissant  toujours  les  uns 
ir  les  autres,  qu'elle  allait  fonder  ou  qu'elle  avait  fondé  un  club  à  l'u- 
ige  de  son  sexe,  qu'on  y  buvait  ou  qu'on  y  boirait  des  chopes  et  des 
rogs,  et  que  les  dames,  quand  on  y  danserait ,  iraient  elles-mêmes 
iviter  leurs  cavaliers.  Enfin,  quelque|/i«era<  fouriériste|avait  jugé  à 

,       TOME   V.  54 


SSO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

propos  de  dédier  à  cette  intrépide  un  poème  qui  donnait  à  la  Made- 
leine, probablement  avant  sa  repentance,  un  avantage  trop  marqué  sur 
la  froide  madone.  Cette  femme,  qui  avait  pourtant,  hélas!  une  petite 
fille  de  quatre  ans,  était  M""*  Aston.  Berlin  jouissait  alors  du  gouverne- 
ment de  l'état  chrétien.  L'état  chrétien  est  une  invention  si  profondé- 
ment germanique,  archéologique,  théologique  et  royale,  qu'il  fau- 
drait un  trop  long  commentaire  pour  en  donner  l'idée  à  des  lecteurs 
français  et  républicains  de  n'importe  quelle  république,  c'est-à-dire 
iconoclastes  de  toute  façon.  Ce  que  j'en  puis  au  plus  dire  en  passant, 
c'est  que  l'état  chrétien  se  distingue  surtout  par  la  manière  peu  senti- 
mentale dont  il  fait  la  police.  La  police  pria  M""  Aston  de  ne  point  in- 
quiéter plus  long-temps  la  vertu  berlinoise  par  les  exemples  qu'elle 
prodiguait,  ou  par  les  rumeurs  quelle  causait.  Littéralement,  on  hii 
signifia  d'avoir  à  déguerpir  sous  huit  jours.  Je  voudrais  de  bonne  foi 
me  persuader  que  la  police  ne  fut  pas  en  cela  très  noire,  et  franche- 
ment, à  lire  le  récit  de  cette  expulsion ,  écrit  par  M""'  Aston  elle-même, 
on  conçoit  que  la  patience  ait  manqué,  particulièrement  à  des  bureau- 
crates prussiens.  Si  Platon  chassait  les  poètes  de  sa  ville  modète, 
qu'eùt-il  fait  de  cette  poétesse?  Mais  moi  qui  n'ai  pas  de  goût  pour  ha- 
biter la  cité  de  Platon ,  quand  même  nos  modernes  badigeonneurs  te 
récrépiraient  à  neuf,  j'en  reste  à  mes  vieilles  erreurs  libérales,  et  j'a- 
voue humblement  que  la  police  se  conduisit  là  fort  mal  envers 
M™'  Aston. 

Voyez  aussi  la  conséquence!  M"*  Aston  aurait  peut-être  épuisé  son 
originalité  le  plus  innocemment  du  monde  dans  la  publication  de  ses 
Itoses  sauvages,  des  vers  du  cœur  qu'elle  était  alors  en  train  de  prépa- 
rer; elle  n'aurait  pas  eu  les  honneurs  du  martyre,  et,  n'ayant  point  pris 
de  position  officielle  parmi  les  femmes  victimes  des  préjugés  sociaux, 
elle  n'eiit  pas  été,  j'aime  à  le  croire,  jusqu'aux  extrémités  où  son  der- 
nier roman  la  précipite.  La  police,  évidemment  trop  pressée  de  sauver 
cette  ame  compromise,  n'aura  donc  réussi  qu'à  la  jeter  plus  avant 
dans  la  perdition.  La  police  n'eût-elle  même  d'autre  tort  que  d'avoir 
provoqué  l'Apologie  de  M""*  Aston ,  ce  serait  toujours  un  tort  impardon- 
nable. 

Cette  Apologie  commence  par  une  courte  préface  dont  j'extrairai 
quelques  mots,  qui  me  paraissent  le  fondement  de  la  morale  spéciale 
de  M*"*  Kapp  aussi  bien  que  de  M"*  Aston.  Ce  sont,  pour  ainsi  dire,  des 
axiomes  dont  nous  allons  retrouver  le  développement,  dont  nous  pou- 
vons suivre  l'influence  à  la  trace  chez  l'une  comme  chez  l'autre  :  c'est 
le  credo  qui  domine  également  leur  imagination  et  leur  conscience. 
Ecoutez  seulement,  et  vous  sentirez  comme  nous  sommes  loin  du 
vieux  monde!  Adieu  l'austère  et  pure  devise  que  l'antiquité  avait  léguée 
au  christianisme,  et  que  le  christianisme  avait  encore  sanctifiée  : 


Mit 


II 


DEUX   DAMES   HUMANITAIRES. 


H.')l 


Casta  vixrt, 
Lanam  fecit, 
Doraum  servavit. 

3U  la  noble  vie  de  la  femme  forte!  Écoutez  les  modernes  apoph- 
fmes  de  la  femme  libre  : 

ïotre  plus  haut  droit,  à  nous  femmes,  notre  plus  haute  consécration,  c'est 
boit  de  la  libre  personnalité,  le  droit  de  développer  tout  notre  être  sans  être 
léchées  ni  gênées  par  aucune  force  étrangère,  le  droit  d'obéir  librement  aux 
jsances  intérieures  qui  font  l'harmonie  de  l'ame,  lors  même  que  cette  har- 
liie  peut  paraître  une  dissonance  en  face  des  croyances  qui  régnent  dans 
1  ronde.  » 

près  la  proclamation  du  droit ,  la  sanction  qui  le  protège.  De  par 

ibre  personnalité ,  M"«  Aston  veut  bien  se  déshabiller  elle-même 

ant  le  public,  comme  on  va  le  voir;  mais  elle  dévoue  aux  dieux 

naux  quiconque  respecte  assez  médiocrement  cette  personnalité 

geuse  pour  lui  demander  compte  de  ses  orages. 

iielui  qui  touche  au  droit  de  la  personnalité  commet  un  acte  de  violence 
taie;  celui  qui  tire  du  sanctuaire  de  notre  cœur  nos  sentimens  et  notre  foi^ 
[Hat  de  nos  destinées ,  propriété  de  notre  vie ,  pour  les  jeter  à  découvert 
la  place  publique,  dans  la  salle  d'un  tribunal ,  sous  les  pieds  de  la  multi- 
5,  celui-là  peut  bien  avoir  dans  ses  mains  les  balances  de  la  justice,  il  n'en 
he  pas  moins  contre  le  salut  de  notre  ame;  il  se  rend  coupable  d'un  sacri- 
dont  le  jugement  de  l'histoire  ne  l'absoudra  pas.  » 

Voilà  qui  va  droit  à  l'adresse  de  M.  de  Bodelschwing  et  de  M.  de 
nteuffel ,  car  ce  n'étaient  pas  des  moralistes  de  moindre  étage  qui 
aient  entrepris  de  donner  sur  les  doigts  à  la  personnalité  de  M"*  As- 
et  voici  maintenant,  pour  clore  cette  introduction,  M"*  Aston 
te-même  se  regardant  poser  devant  ses  persécuteurs  : 

«  0  Grèce!  ô  belle  Grèce!  tes  autels  et  tes  temples  sont  renversés,  ta  splen- 

urest  évanouie,  et  ce  qui  sui^vit  maintenant  au  fond  des  grands  cœurs,  c'est 

souvenir  d'une  des  hontes  de  ton  histoire ,  de  ce  pouvoir  obscurantiste  qui 

nstitua  le  juge  des  libres  penseurs  et  traduisit  une  Aspasie  à  sa  barre  pour 

ime  d'impiété!  Les  générations  passent,  et  les  peuples  et  leurs  dieux,  mais 

préjugé  est  immortel. 

«  Signé,  Louise  Aston.  » 

Ce  n'est  pas  un  caprice  de  style,  un  hasard  de  rhétorique  qui  réunit 
ans  une  même  phrase  au  nom  de  l'auteur  prussien  le  nom  mélodieux 
e  l'amie  de  Périclès.  La  ligure  d'Aspasie  exerce  évidemment  sur 
■"^  Aston  une  fascination  inquiétante.  Le  rôle  qui  dans  son  roman  a 
té  l'objet  de  toutes  ses  complaisances  est  un  rôle  de  femme  à  la  fois 
olitique  et  légère,  qui  serait  bien  vraiment  une  Aspasie  berlinoise^ 
il  pouvait  y. avoir  d'Aspasie  ailleurs  que  dans  Athènes.  La  vie  que, 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'après  son  aveu,  M"*  Aston  se  proposait  de  mener  à  Berlin  n'étai[ 
rien  de  moins  que  cette  vie  d'honnête  homme  telle  que  l'entendaieni 
Aspasie  et  Ninon,  au  milieu  du  commerce  des  beaux  esprits  et  des  ga 
lans  cavaliers;  mais,  songez  un  peu,  Ninon  côte  à  côte  avec  de  jeune] 
hégéliens  armés  de  leurs  pipes  !  mais  Aspasie  habillée  des  vieilles  mode 
parisiennes!  Une  semblable  métempsycose  était  un  châtiment  tro] 
cruel  pour  la  mémoire  de  ces  défuntes  pécheresses.  M"*  Aston  a  luit 
bravement  contre  l'impossible;  son  pamphlet  justificatif  témoigne  ei 
même  temps  et  du  genre  d'idéal  qu'elle  ambitionnait  d'atteindre  et  di 
malheur  de  ses  aspirations.  Je  traduis  fidèlement  le  début  de  ce  récit 
où  l'auteur  entre  de  lui-même  en  scène  beaucoup  plus  que  je  ne  nu 
serais  permis  de  l'y  mettre. 

«  J'avais  déjà  par  devers  moi  les  émotions  d'une  vie  trop  agitée,  lorsque  j< 
vins  fixer  mon  séjour  à  Berlin.  Mariée  très  jeune  à  un  homme  qui  n'étai 
qu'un  étranger  pour  mon  cœur,  avant  même  que  Tinstinct  de  l'amour  fût  de 
venu  vivant  en  moi,  solitaire  et  désolée  au  milieu  de  la  situation  la  plus  bril 
lante,  avec  tous  les  dehors  de  la  félicité,  j'ai  appris  de  bonne  heure  à  co| 
naître  la  vie  moderne  dans  toutes  ses  contradictions;  j'ai  connu  le  plus  viole 
de  ses  conflits,  celui  qui  anéantit  le  cœur  de  la  femme,  celui  qui  menace  d'à 
racher  l'ordre  social  de  ses  gonds,  le  conflit  de  l'amour  et  du  mariage,  de  r| 
clination  et  du  devoir,  du  cœur  et  de  la  conscience. 

«  Les  femmes  qui  ont  en  partage  une  possession  paisible  et  un  bonheui 
idyllique  ne  comprendront  pas  cette  lutte...  Quand  on  est  à  l'abri  sur  la  rive 
il  est  facile  de  défier  et  de  braver  l'orage  qui  bat  et  dompte  l'esquif  en  pleine 
mer.  J'ai  profondément  senti  ce  que  la  voix  prophétique  d'une  George  Sanc 
annonçait  aux  générations  futures  :  la  douleur  du  temps,  le  gémissement  de 
victime  torturée  jusqu'à  mourir  dans  des  liens  contre  nature.  Je  sais  à  quel 
indignités  une  femme  est  exposée  sous  la  sainte  protection  de  la  morale  et 
la  loi;  je  sais  comment  les  pénates  protecteurs  du  foyer  ne  sont  plus  au  besoi 
que  des  épouvantails  inutiles,  comment  le  droit  vient  en  aide  à  la  force  br 
taie;  —  je  n'écris  pourtant  ni  un  roman  ni  une  biographie  :  —  notre  maria 
fut  rompu.  » 

Ne  voulez-vous  pas  redire  avec  moi  le  doux  et  antique  refrain  poi^ 
chasser  les  miasmes  de  cette  atmosphère  de  sigisbéisme  ? 

Casta  vixit,  é\ 

Lanam  fecit.  ],  l 

Domum  servavit.  : 

Ne  trouvez-vous  pas  qu'après  avoir  flairé  cette  fade  senteur  d'alcôve,' 
il  fait  bon  respirer  la  saine  odeur  de  vertu  qu'exhalaient  nos  vieilles 
mœurs  de  ménage? 

Je  suis  convaincu  que  M.  Aston  avait  tous  les  torts  du  mari  d'Iu- 
diana,  et  que  son  prétendu  droit  n'était  qu'impertinence  pure;  mai? 
comprenez-vous  maintenant  ce  que  je  voulais  dire,  quand  je  parlais 


DEUX   DAMES   HUMANITAIRES.  853 

t  à  l'heure  du  surcroît  d'emphase  ridicule  ajouté  par  les  copies  al- 
andes  à  nos  originaux  français?  Les  phrases  que  tous  venez  de 
ont-elles  jamais  chez  nous  qui  en  avons  les  premiers  donné  l'air, 
elles  jamais  eu  cet  imperturbable  sérieux,  cette  outrecuidante  ba- 
lte? Cherchez  autre  part  que  dans  les  galeries  charivaresques  des 
mes  malheureuses  qui  glosent  sur  leurs  malheurs  avec  cette  superbe 
gnificence'.  Le  cri  de  la  prophétesse  au  manteau  de  laquelle  M"*  As- 
se  raccroche  avait  du  moins  un  accent  de  fierté  sauvage  qui  saisit 
moment  les  âmes  au  dépourvu;  mais  combien  d'autres  l'ont  depuis 
Ipété,  dont  la  sauvagerie  était  le  moindre  défaut!  et  d'échos  en  échos 
a  passé  le  Rhin,  et  il  s'est  rencontré  là  de  prétentieuses  écolières  qui 
)nt  redit  sur  le  ton  aigu  des  oiseaux  parleurs. 
Quand  on  s'est  ainsi  drapé  dans  le  deuil  intime  de  son  cœur,  la  ten- 
tion  est  grande  de  mettre  les  choses  de  son  esprit  au  diapason  de  ses 
ntimens.  Ce  qui  prête  un  faste  si  détestable  à  ces  tendres  infor- 
nnes,  c'est  l'exaspération  de  l'orgueil  intellectuel  qui  s'en  empare  et 
;s  étale.  On  souffre  avec  fierté  des  souffrances  ignorées  du  commun 
es  martyrs,  et  l'on  s'avoue  sans  beaucoup  de  peine  qu'il  ne  faut  pas 
tre  une  bête  pour  raffiner  si  délicatement  son  mal.  Le  chagrin,  en 
evenant  un  rôle,  conduit  vite  au  métier  d'auteur,  et  de  la  femme  in- 
onsolable  il  n'y  a  plus  qu'un  pas  à  la  femme  de  lettres  :  voyez-le  fràn- 
ihir.  Il  paraît  que  dans  la  tempête  ci-dessus  indiquée,  l'esquif  de 
1"*  Aston  avait  sombré;  devinez  ce  qu'elle  sauva  du  naufrage? 

«  De  Tuniversel  naufrage  où  j'avais  perdu  tout  ce  que  je  possédais  de  plus 
her,  je  ne  sauvai  rien  que  la  ferme  résolution  de  m' élever  au-dessus  de  ma 
lestinée  en  portant  des  regards  plus  libres  sur  un  plus  large  horizon,  de 
remper  mon  cœur  en  cultivant  mon  intelligence,  et  de  comprimer  son  in- 
[uiétude  en  l'emprisonnant  dans  le  calme  de  la  pensée  satisfaite.  Telle  était 
non  intention,  lorsque  j'allai  m'établir  à  Berlin,  attirée  là  par  la  jeune  science 
vivante,  séduite  par  l'espoir  d'oublier,  au  milieu  de  ses  spirituels  représentans, 
les  blessures  que  j'avais  reçues  dans  le  combat  de  la  vie.  Je  voulais  me  faire 
une  carrière  littéraire,  je  ne  m'y  engageais  point  par  un  vain  dilettantisme  : 
c'était  la  toute-puissance  de  mon  destin  qui  m'y  poussait,  car  j'avais  connu  par 
ma  propre  expérience  le  lot  commun  de  tant  de  milliers  de  mes  sœurs;  j'avais 
été  éprouvée  plus  avant,  jusqu'à  l'anéantissement  de  mon  être;  la  force  mor- 
telle de  nos  liens  m'était  ainsi  plus  évidente  qu'à  personne.  Berlin,  où  la  vie 
de  l'esprit  est  si  féconde,  Berlin,  la  ville  de  l'intelligence  et  de  la  pensée,  me 
sembla  tout-à-fait  approprié  à  l'exécution  de  mes  plans ,  à  l'accomplissement 
de  ma  vocation  littéraire.  » 

Il  s'est  fait,  de  la  province  à  Paris,  plus  d'une  émigration  analogue 
à  celle-là;  mais  où  est  la  différence  entre  les  deux  langues  et  les  deux 
natures,  c'est  que  parmi  nos  émigrées  les  plus  excentriques,  pas  une 
n'eût  osé  donner  ses  motifs  avec  une  sincérité  si  altière.  Le  terroir  est 


n  «H  Ul 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  quelque  chose  dans  cet  épanouissement  trop  indiscret  des  a}i! 
tits  du  cerveau.  L'émancipation  féminine  nous  blesse  peut-être  encuiv 
plus  par  là  que  par  aucun  autre  côté;  ce  serait  plutôt  par  là  qu'elles 
ferait  excuser  à  Berlin.  Berlin  s'appelle  lui-même  la  ville  de  l'inietti. 
gence;  c'est  le  nom  reçu  que  ses  deux  vieilles  gazettes,  la  Spen&r$oke 
et  la  Vossische,  Voncle  Spener  et  la  tante  Voss,  lui  répètent  tous  les  ma- 
tins; c'est  le  compliment  de  rigueur  à  l'adresse  du  Berlinois,  coïWBe 
il  est  convenu  pour  le  Parisien  que  Paris  est  la  grande  cité.  ODiest 
très  occupé  à  Berlin  de  justifier  cette  louable  prétention;  la  société  s^ 
plaît  aux  distractions  purement  scientifiques,  et  le  goût  de  la  scienct 
compte  au  premier  rang  parmi  les  élégances  d'une  femme  du  monde. 
Ce  n'était  pas  du  moins  à  ce  titre  futile  que  M"*  Aston  la  recherchait, 
et  les  Jtoses  sauvages  ne  devaient  point  être  un  simple  passe-temp« 
d'amour-propre;  mais,  avant  que  l'auteur  se  fût  révélé  par  cette  ma- 
nifestation, la  police  intervint,  et  M"^  Aston  fut  priée  de  quitter  Berlin 
sous  huit  jours,  «  parce  qu'elle  exprimait  et  voulait  réaliser  des 
«  qui  nuisaient  au  repos  et  au  bon  ordre.  » 

M°">  Aston  nous  raconte  un  à  un  les  détails  de  cette  exécution,  et 
quoiqu'elle  ait  fort  envie  de  mettre  les  rieurs  de  son  côté,  je  ne  saurai? 
affirmer  qu'elle  y  réussisse.  Mandée  dans  les  bureaux,  elle  ne  peut 
s'empêcher  de  communiquer  ses  opinions  particulières  sur  la  relii:'" 
et  sur  le  mariage  à  un  honnête  employé  qui  la  laisse  causer  en  prenau 
noté  de  ses  eflusions,  et  il  est  peu  de  rencontres  plus  comiques  qw 
cet  enthousiasme  de  muse  incorrigible  débordant  au  plus  vite  devant 
l'humble  actuarius,  qui  verbalise  au  fur  et  à  mesure  pour  transmettre 
a  son  supérieur  les  pièces  du  procès.  Puis ,  M"*  Aston  obtient  une  au- 
dience de  M.  de  Bodelschwing  lui-même,  et,  telle  qu'elle  la  rapporte, 
c'est  une  scène  de  comédie  où  le  ministre  à  barbe  grise  n'a  vraiment 
point  le  rôle  sacrifié.  Je  ne  sais  pas  lequel  serait,  en  somme,  le  plus  ma- 
licieux, voire  dans  le  récit  de  M'"*'  Aston,  ou  du  sang-froid  paternel  de 
son  rude  interlocuteur,  ou  du  ton  grandiose  de  ses  propres  reparties. 

(I  Le  ministre.  —  Pourquoi  donc  affichez-vous  de  ne  pas  croire  en  Dieu  ? 

«  Mot. — Excellence,  parce  que  je  ne  suis  point  une  hypocrite. 

«  Le  ministre.  —  On  vous  enverra  dans  un  petit  endroit  où  vous  ne  serez  pa-'- 
si  exposée  à  vous  perdre  et  où  vous  pourrez  soigner  votre  ame. 

«  Moi.  —  Mais  dans  l'intérêt  de  ma  carrière  littéraire  j'ai  besoin  du  séjour  de 
Berlin,  où  je  trouve  chaque  jour  une  excitation  nouvelle. 

«  Le  ministre.  —  Mais  il  n'est  pas  du  tout  dans  notre  intérêt  à  nous  que  vous 
restiez  ici  pour  y  répandre  vos  écrits,  qui  seront  sans  doute  aussi  libres  que  vos 
manières  de  voir. 

«  Moi.  — Excellence,  si  l'état  prussien  en  est  à  craindre  une  femme,  j'ai  pew 
qu'il  ne  soit  bien  malade. 

«  Le  ministre.  —  J'ai  Cort  à  faire.  (Il  sort.)  » 


P 


DEUX  DAMES   HUMANITAIRES.  855 

te  sortie  est  évidemment  selon  toutes  les  règles  du  théâtre,  c'est- 
■  on  ne  saurait  mieux  motivée.  M""*  Aston,  après  avoir  inutile- 
porté  son  recours  jusqu'au  roi,  fut  obligée  de  vider  les  lieux,  et 
lui  resta  plus  qu'à  se  pourvoir  auprès  du  public,  ce  qu'elle  ne 
M|Lia  pas  de  faire. 

\'i\i  donc  enfin  son  Apologie.  Elle  y  commence  assez  adroitement 

'  moquer  des  gens  qui  lui  défendent  de  fumer  au  nom  de  l'état; 

Icmande  grâce  pour  avoir  elle-même  au  bal  invité  ses  cavaliers, 

ju'il  n'y  a  pas  de  salon  de  ministre  où  cela  ne  se  voie  toutes  les 

I  (ju'on  y  danse  un  cotillon  germanique  et  chrétien.  M"*  Aston  n'é- 

i  malheureusement  pas  femme  à  se  contenter  d'avoir  de  l'esprit,  et, 

I  ant  à  pieds  joints  par-dessus  les  frivolités  de  sa  cause,  elle  s'est 

hée  d'arriver  au  sérieux  de  son  état,  à  sa  philosophie  de  dame 

uiitaire.  Elle  a  voulu  braver  ses  dénonciateurs  en  arborant  aussi 

t[u'un  étendard  sa  plus  intime  pensée.  Voici  la  profession  de  foi 

rmine  sa  publication  de  1846;  ce  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'une 

;(  tion  logique  et  pratique  du  principe  de  la  libre  personnalité  fé- 

ijiine  posé  dès  la  première  page  de  cet  étrange  petit  livre;  étrange, 

ons-le  toujours,  non  par  le  fond,  que  nous  connaissons  trop,  car 

is  appartient,  mais  par  l'ostentation  naïve  avec  laquelle  nos  sot- 

I  s  s'y  déploient  dans  leur  nudité.  Nous  avons  eu  des  nuances  et  des 

I  liletés  de  langage  pour  couvrir  toutes  les  faussetés  de  situation  ou 

1  sentiment  qu'il  nous  plaisait  d'inventer;  nos  traducteurs  n'y  re- 

,'  (lent  point  de  si  près  et  ne  font  point  tant  de  cérémonie;  ils  reçoi- 

f  it  et  donnent  sans  scrupule  notre  mauvaise  monnaie  pour  du  bon 

a^^ent. 

(  Je  ne  crois  point  à  la  nécessité,  je  ne  crois  point  à  la  sainteté  du  mariage, 
\  ce  que  je  sais  que  son  bonheur  n'est,  le  plus  souvent,  que  mensonge  et 
tpocrisie.  Je  n'admets  point  une  institution  qui,  tout  en  afï'ectant  de  consa- 
cr  et  de  sanctifier  le  droit  de  la  personnalité,  le  foule  aux  pieds  et  l'outrage 
(Ins  son  sanctuaire,  qui,  en  s'arrogeant  la  moralité  la  plus  haute,  ouvre  la 
|)i"te  à  toutes  les  immoralités,  qui,  sous  prétexte  de  conQrmer  le  lien  des  âmes, 
il  fait  qu'en  autoriser  le  trafic.  Je  rejette  le  mariage,  parce  qu'il  donne  en 
topricté  ce  qui  ne  peut  jamais  être  une  propriété,  la  libre  personnalité  de  la 
pime,  parce  qu'il  donne  un  droit  sur  l'amour,  et  que,  sur  l'amour,  le  droit 

^peut  rien  prétendre  sans  devenir  aussitôt  une  brutale  iniquité Notre 
cle  cependant  est  poussé  par  un  ardent  désir,  par  un  élan  plein  d'espérance 
jrs  des  formes  plus  libres  qui  laisseront  enfin  arriver  l'essence  humaine  à  la 
uissance  de  tout  son  droit.  George  Sand  marche  devant  nous  comme  la  pro- 
létesse  de  ce  bel  avenir,  quand  elle  nous  montre,  avec  une  vérité  saisissante, 
s  déchiremens  de  notre  condition  actuelle.  Toute  la  nouvelle  littérature  fran- 
lise  n'est  qu'une  procession  de  douleur  et  de  désir  vers  le  temple  du  saint 
nour,  hélas!  trop  profané.  La  seule  émancipation  que  je  rêve,  c'est  de  réta- 
ir  le  droit  et  la  dignité  de  la  femme  sous  un  plus  hbre  régime,  par  un  plus 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noble  culte  de  l'amour;  mais,  pour  cet  autre  culte,  il  faut  avant  tout  que  les 
femmes  puisent,  dans  une  instruction  plus  profonde,  une  plus  haute  conscience 
d'elles-mêmes.  C'est  l'instruction  qui  prête  à  la  vie  et  à  l'amour  cette  libertj 
intérieure  sans  laquelle  toute  liberté  extérieure  n'est  qu'une  chimère.  Il  ne 
git  pas  ici  de  l'instruction  des  jeunes  communiantes  ou  de  celle  des  pension- j|ffllsr 
nats;  il  s'agit  de  cette  vie  sublime  de  la  pensée  pour  laquelle  la  femme  est  aussi 
bien  faite  que  l'homme.  L'idée  sans  doute,  chez  elle,  tourne  vite  au  sentiment, 
elle  se  personnifie,  elle  s'incarne  pour  lui  aller  au  cœur...  Qu'est-ce  que  cela 
prouve,  sinon  que  le  sentiment  réclame  une  liberté  aussi  entière  que  l'idée,  et 
ne  doit  point  être  déQoré  par  une  indigne  contrainte?  De  même  que  les  fils  de 
ce  siècle  qui  ont  l'instinct  du  temps  où  ils  vivent  réclament  la  liberté  de  l'idée 
pour  que  le  souverain  bien  de  l'homme  ne  soit  plus  livré  au  caprice  et  au  bw 
plaisir,  de  même  les  vraies  filles  de  notre  âge  veulent  la  liberté  du  sentiment,  i 


m 


Rt 


Le  roman  de  M^'Aston  n'est,  d'un  bout  à  l'autre,  que  cette  monte 
en  action.  L'action  n'est  pas  si  échauffée  dans  l'églogue  de  M"*  Kapp; 
mais  cela  tient  sans  doute  à  la  diversité  des  tempéramens,  car  il  y  a 
concordance  pour  les  principes.  Et  remarquez  comme  ces  principes 
mènent  d'application  en  application,  et  par  quelle  pente  la  femme 
auteur  vient  tomber  dans  une  certaine  politique,  toujours  la  même, 
où  la  poussent  les  inexorables  conséquences  de  son  début.  Cette  fureur 
d'affranchissement  individuel,  ce  besoin  de  secouer  toutes  les  attaches 
de  la  vie  privée  que  M"*  Aston  exprime  avec  tant  d'énergie  vont  bien- 
tôt la  conduire  à  prendre  en  main  la  cause  de  tous  les  rêveurs  d'indé- 
pendance anarchique.  Les  «  fils  du  siècle  »  auxquels  elle  reconnaîtra 
le  privilège  d'avoir  la  conscience  de  leur  temps,  ce  seront  les  héros 
des  barricades.  C'est  un  curieux  et  triste  enseignement  de  voir  l'esprit 
de  révolte  descendre  ainsi  dans  la  rue  après  avoir  germé  à  l'ombre  du 
foyer  domestique.  L'abîme  appelle  l'abîme.  Si  ce  n'est  en  raison  de 
circonstances  aussi  exceptionnelles  qu'honorables,  une  femme  n'écrit 
guère  pour  le  public  que  sous  l'influence  de  deux  sentimens,  ou  parce 
qu'elle  est  en  insurrection  contre  tout  ce  qui  l'entoure,  ou  parce  qu'elle 
est  en  adoration  vis-à-vis  d'elle-même.  Ces  deux  états  de  l'ame  se 
touchent  d'ailleurs  d'assez  près,  et  l'un  et  l'autre  sont  merveilleusement 
propres  à  l'incliner  vers  les  passions  envieuses  qui  font  l'arsenal  ordi- 
naire de  toute  démagogie.  Pour  parler  sans  détour,  en  prenant  les  gros 
mots  du  langage  courant,  je  ne  me  permettrais  peut-être  pas  de  dire 
que,  lorsque  le  sexe  fragile  a  chaussé  le  bas  bleu,  il  est  do  nécessité  ab- 
solue réduit  à  se  coiffer  du  bonnet  rouge;  mais  je  ne  crois  pas  du 
moins  qu'on  puisse  devenir  une  héroïne  de  la  république  sociale  sans 
avoir,  au  préalable,  concouru  parmi  les  muses  de  la  république  des 
lettres.  Le  chemin  se  fait  si  vite!  On  a  perdu  ks  joies  de  l'intérieur,  on 
ne  songe  plus  à  ses  enfans  que  comme  un  musicien  à  son  motif  ou  un 
peintre  à  son  modèle;  on  ne  les  porte  plus  dans  son  cœur,  on  les  pose 


DEUX   DAMES   HUMANITAIRES.  8^)7 

son  imagination.  L'imagination  n'est  pas,  comme  le  cœur,  fa- 

nntenter  dans  le  silence;  il  lui  faut  un  accompagnement,  un 

Istre.  On  va  chercher  l'orchestre,  on  en  sollicite,  on  en  provoque 

In  tares;  on  quitte  la  maison  pour  la  place  publi(|ue.  La  place  pu- 

i'tourdit  et  enivre  :  on  se  laisse  d'autant  mieux  séduire  par  les 

i  mtes  récompenses  qu'elle  décerne,  que  l'on  est  moins  sensible  aux 

r  s  et  douces  récompenses  dont  on  pouvait  jouir  au  fond  de  la 

.  Or,  le  bruit  de  la  foule  n'est  nulle  part  si  enthousiaste  qu'au- 

i  les  grandes  idées  fausses  et  des  grands  mots  vides.  C'est  là  qu'il 

it  uiirir,  parce  que  l'insatiable  passion  d'applaudissemens  ne  donne 

Hi  repos  ni  trêve,  et  aussi,  soyons-en  sûrs,  parce  que  le  souvenir 

iens  charmans  qu'on  n'a  plus  revient  avec  une  amertume  dont 
î  venge  en  exaltant  des  biens  mensongers.  On  prêche  la  fraternité 
i  nre  humain  faute  d'avoir  su  goûter  la  paix  de  la  famille,  et  l'on 
1)11  orgueil  à  conspirer  contre  les  tyrans  sur  le  noir  pavé  des  car- 
<  rs  pour  se  dédommager  de  n'avoir  pas  compris  la  dignité  d'une 

ose  sous  un  toit  respecté. 

je  ce  ne  soit  pas  là  l'histoire  de  toutes,  tant  mieux;  c'est  pourtant 
i:  )iie  de  beaucoup.  Toutes  ne  parcourent  peut-être  pas  la  même 
nie;  il  en  est  qui  coulent  jusqu'aux  bas-fonds  de  la  route,  il  en 

ui  s'arrêtent  le  long  de  cette  route  lamentable  :  le  courage  leur 
mue  pour  aller  plus  loin ,  et  de  place  en  place  elles  marquent  ainsi 

.i[)es  du  funeste  voyage.  M"*  Aston,  par  exemple,  est  certainement 
:  ance  sur  M"'  Kapp,  et  je  ne  les  rapproche  l'une  de  l'autre  que 
Il  mieux  suivre  le  progrès  qui  conduit  sur  cette  voie  de  degré  en 
V.  Et  puis  le  roman  de  M"*  Kapp  enveloppe,  pour  ainsi  dire,  de 
1  \oiles  de  lin,  d'une  longue  robe  de  matrone,  les  mêmes  doc- 
t^  (|ue  M""*  Aston  habille  à  la  légère  et  lance  vêtues  de  court  à  tra- 
-  équipées  d'une  fantaisie  très  peu  virginale.  Le  contraste  de  ces 

<  s  si  divers  ne  les  fera  que  mieux  ressortir;  la  couleur  élégiaque 

)notone  de  Manhold  donnera  plus  d'effet  aux  peintures  tapageuses 
1  "  Aston.  Je  confesse  tout  bas  ce  vulgaire  expédient  de  ma  critique, 
j  supplie  la  gravité  de  M""*  Kapp  de  ne  s'en  point  trop  indigner. 


n. 

mhold  est  un  sujet  très  complexe;  je  ne  serais  pas  éloigné  de 

r  que  l'auteur  a  changé  deux  ou  trois  fois  d'idée  dans  le  cours 

)ji  œuvre,  mais  ce  sont  toutes  idées  également  empreintes  de  la 

»é^e  foi  humanitaire.  Je  néglige  donc  les  nœuds  et  les  reprises  pour 

'i  ♦^  de  mon  mieux  le  plus  gros  fil  de  la  trame;  quoique  confuse,  la 

'■si  courte. 


858  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Manhold  est  un  enfant  de  l'amour,  né  dans  de  singulières  circor 
stances.  Le  comte  Mœnheim,  son  père,  en  môme  temps  qu'il  se  dor 
nait  ce  rejeton  de  la  main  gauche,  avait  eu  de  la  comtesse  son  épou^ 
un  fils  très  légitime.  Celle-ci  étant  morte  presque  aussitôt,  le  coml 
avait  choisi  la  mère  de  son  bâtard  pour  nourrir  l'héritier  de  son  non 
et  lui  avait  ainsi  remis  de  bonne  amitié  le  soin  des  deux  jumeaux  o 
quasi-jumeaux.  11  ne  prévoyait  pas  que  la  maîtresse  délaissée  sera 
femme  à  se  venger  par  un  véritable  tour  de  nourrice,  à  punir  son  ii 
fidèle  en  troquant  ses  nourrissons.  Les  marmots  ne  diffèrent,  à  ce  qu 
paraît,  l'un  de  l'autre  que  par  la  dimension  d'une  tache  qu'ils  ont  si 
le  cou ,  et  le  secret  de  la  tache  n'est  connu  que  d'une  vieille  nom 
à  moitié  folle.  Sophie,  après  avoir  hésité  quelque  temps  vis-à-vis  di 
deux  berceaux,  dépose  son  propre  fils  dans  celui  du  petit  comte  i 
prend  ce  dernier  dans  sa  famille,  car  elle  entre  aussitôt  en  ménage 
vu  qu'il  s'est  trouvé  là  juste  à  point  un  brave  homme,  patriote  avai 
tout,  pour  l'épouser,  elle  et  son  enfant  volé.  Le  vrai  descendant  d( 
Mœnheim  est  donc  élevé  en  qualité  de  Paul  Rollert  (c'est  le  nom^ 
mari  de  sa  prétendue  mère),  et  l'heureux  fruit  des  faiblesses  de  So] 
succède  à  son  père  naturel  dans  la  possession  de  ses  honneurs 
ses  biens.  Une  fois  en  âge  d'homme,  ce  faux  Mœnheim  se  marie  1 
même  avec  une  jeune  personne  qui  est  la  femme  modèle  du  roi 
de  M"*  Kapp,  et  de  cette  union  naissent  deux  filles.  Je  prie  qu'on 
pardonne  l'exactitude  scrupuleuse  avec  laquelle  je  vais  de  branche 
branche  le  long  de  cet  arbre  généalogique;  la  simple  histoire  q 
résume  tient  trois  générations. 

Ce  nouveau  comte  de  hasard  chasse  de  race  et  n'est  pas  un  plus 
nête  mari  que  son  père.  Après  avoir  fait  pendant  très  peu  de  tem 
bonheur  de  son  admirable  épouse  Nanna ,  il  se  dérange.  Un  perfide 
l'entraîne  de  désordre  en  désordre,  et  il  gaspille  sa  fortune  t 
courtisant  de  trop  près  les  soubrettes,  les  jardinières  et  les  laitière 
château.  Quand  il  a  mangé  son  avoir,  il  court  en  Amérique  aprè 
traître  compagnon  qui  l'a  quitté  une  fois  sa  bourse  vide;  il  veut  ; 
venger  et  se  reconstruire  une  existence.  La  triste  Nanna,  déchue  c 
ses  grandeurs,  est  recueillie  par  un  paysan  vertueux,  qui  la  loge  dai 
une  petite  maison  cachée  sous  les  pampres.  Pour  comble  de  malheu 
Nanna  est  devenue  aveugle,  et  cela  par  un  accident  aussi  fâcheux  qu 
est  peu  poétique.  Le  jour  du  départ  de  son  terrible  mari  a  été  le  di 
nier  qui  ait  lui  pour  elle.  Le  brutal ,  impatient  de  voir  la  tendres 
conjugale  prolonger  outre  mesure  la  scène  des  adieux,  a  si  rudemei 
repoussé  la  pauvre  éplorée  qu'elle  est  allée  tomber  sur  une  chaise  doi 
le  dossier  pointu  lui  a  crevé  un  œfl  :  l'autre  a  suivi.  Hâtons-nous 
dire  que  Nanna  n'en  est  restée  ni  moins  belle  ni  moins  touchait 
dans  le  modeste  asile  où  elle  élève  philosophiquement  ses  deux  fille 


Ik  DEUX   DAMES  HUMANITAIRES.  85d 

tdoHne  et  Elfride.  Ces  noms-là  disent  tout  :  Fridoline  sera  le  page, 
.    1  gamin  de  cette  bucolique;  Elfride  en  est  le  saule  pleureur,  la  jeune 
jiglaise  au  voile  vert  et  aux  lunettes  bleues. 
Dans  le  village  cependant  où  s'écoule  au  milieu  d'une  paix  mélanco- 
1  ue  l'obscure  existence  de  ces  êtres  intéressans,  arrive  après  bien  des 
gnées  un  étranger  d'apparence  fort  bizarre,  maigre,  pâle,  le  nez  mar- 
cé  d'une  cicatrice  rouge  comme  le  sang,  qui  lui  partage  aussi  toute 
i   1  joue  gauche.  Cet  étranger  méconnaissable  n'est  ni  plus  ni  moins  que 
,v  1  mauvais  comte,  qui  a  refait  ses  affaires  en  Amérique,  et  qui  veut 
1   riintenant  refaire  sa  réputation  dans  son  pays.  Un  coup  de  tomawhak 
1  défiguré,  il  a  même  été  scalpé,  ou  à  peu  près,  par  les  sauvages; 
lis,  corrigé  par  l'expérience,  il  ne  pense  plus  qu'à  regagner  honnê- 
nent  tous  les  cœurs  qu'il  avait  scandalisés.  Sous  le  nom  de  Manhold, 
uchète  un  domame  de  paysan  à  deux  pas  de  la  petite  maison  tapissée 
vignes  où  respire  sa  famille.  11  n'y  a  pas  au  monde  un  meilleur 
,   'isin;  par  toute  la  Terre-Rouge  de  Westphalie  (c'est  là  le  théâtre  de 
H  iction),  il  n'y  a  pas  un  plus  sage  et  plus  généreux  campagnard.  Dans 
i,  «voisin  sans  pareil,  Nanna  ne  devine  pas  son  époux,  ses  filles  n'ont 
<   jpais  vu  leur  père  :  les  habitans  de  l'endroit  se  demandent  bien  tout 
ils  si  ce  n'est  pas  là  leur  ancien  seigneur;  mais  il  fronce  le  sourcil 
(land  on  a  seulement  l'air  de  vouloir  lui  dire  :  Votre  grâce  !  et,  au  de- 
leurant,  sa  rouge  cicatrice  lui  tient  lieu  de  faux  nez.  Manhold  profite 
I  conscience  de  cet  incognito  pour  réparer  tous  ses  torts  d'autrefois, 
,  ]ur  remettre  à  bien  les  filles  qu'il  avait  mises  ou  tenté  de  mettre  à 
lal,  pour  retirer  du  vagabondage  un  méchant  drôle  issu  de  ses  œu- 
,,    es,  rameau  bâtard  de  la  souche  bâtarde  des  Mœnheim.  A  force  de 
.   iins  soins,  le  prétendu  Manhold  rachète  ainsi  les  crimes  de  l'ancien 
!    isnheim,  qui  n'était  pourtant  pas  plus  Mœnheim ,  souvenez- vous-en 
i   ;en,  qu'il  n'est  maintenant  Manhold.  La  récompense  couronne  l'ex- 
,,,    ation;  le  père  de  famille  se  fait  reconnaître  et  rentre  dans  le  giron 
,,    )mestique  avec  la  bénédiction  universelle. 

'.  Mais  alors,  nouvelle  péripétie  :  le  vrai  Mœnheim,  qui  a  grandi,  qui  a 
lùri  sous  le  nom  de  Paul  RoUert,  apprend  de  sa  vieille  nourrice  mou- 
lûte  le  mauvais  tour  qu'elle  lui  a  joué  lorsqu'il  était  dans  les  langes, 
ussitôt  instruit  de  son  véritable  destin,  il  s'empresse  de  revendiquer 
\  rang  qui  lui  appartenait,  et  avec  le  rang  toutes  ses  dépendances,  les 
omaines  dissipés  et  puis  recouvrés  par  son  frère  naturel.  L'épreuve 
-t  cruelle  pour  Manhold  de  ne  plus  pouvoir  être  désormais  que  Man- 
jold,  s'il  n'aime  mieux  s'appeler  à  son  tour  Paul  RoUert.  C'en  est  fait 
léanmoins  :  la  vieille  nonne ,  témoin  de  la  naissance  des  deux  enfans, 
déclaré  que  la  vraie  tache,  le  bon  signe ,  n'était  pas  celui  que  porte 
la  nuque  le  mari  de  Nanna.  Ce  sera  là  désormais  son  seul  titre;  il 
enfonce  plus  courageusement  que  jamais  dans  sa  médiocrité,  et  les 


860  REVUE    DES    DBLX  MONDES. 

deux  époux  vivent  heureux  avec  leurs  filles,  quoique  l'histoire  n'ajoute 
pas  qu'ils  aient  eu  d'autres  enfans. 

Telle  est  en  raccourci  la  fable  de  M"^  Kapp,  et,  réduite  à  ce  trait  ra- 
pide, elle  ne  diffère  pas  beaucoup  d'un  conte  de  Berquin.  Il  n'y  aurait 
point  lieu  d'y  prendre  plus  d'intérêt,  n'était  la  broderie  de  la  berquinade. 
Cette  broderie  n'est  point  de  l'invention  de  l'auteur;  elle  est  empruntée 
à  tous  les  artistes  que  nous  avons  eu  le  bonheur  de  posséder  chez  nous. 
Plus  le  fond  lui-même ,  qui  est  bien  à  M""'  Kapp ,  paraît  pauvre  et  dé- 
nué, plus  il  est  évident  que  M"*  Kapp  n'est  pas  responsable  du  luxe  de 
ses  fioritures.  Elle  n'a  fait  que  se  baisser  pour  ramasser  à  pleines  mains 
le  goût  du  siècle,  le  nôtre  en  particulier,  et  il  ne  laisse  pas  d'être  pi- 
quant de  le  trouver  ainsi  jeté  par  poignées  sur  cette  historiette  enfan- 
tine comme  du  gros  sel  ou  du  poivre  long  dans  une  jatte  de  lait.  Ce 
Manhold  aurait  pu  vivre  à  toutes  les  époques  qu'on  eût  voulu;  rien 
n'empêchait  de  l'habiller  en  costume  Louis  XV  ou  Louis  XIV,  même 
de  le  barder  féodalement.  Sa  Nanna  était  un  pendant  comme  un  autre 
à  la  Griselidis  du  moyen-àge.  M""  Kapp  a  décidé  que  ses  héros  seraient 
nos  contemporains  de  l'année  dernière,  et  qu'ils  parleraient  tous  les 
jours  de  la  révolution  allemande  du  mois  de  mars  1848.  Aussitôt  que 
nous  sortons  du  vallon  fleuri  de  la  Terre-Rouge  et  des  tonnelles  de  la 
l>etite  maison  blanche,  nous  tombons  en  plein  gâchis  révolutionnaire. 
Rien  n'y  manque  :  ni  les  conquêtes  de  mars  [Mcerz-Errungenschaften), 
mot  sonore  et  chose  éphémère,  comme  tous  les  vocables  issus  de  pa- 
reilles conjonctures,  comme  toutes  les  glorieuses  que  nous  avons  nous- 1 
mêmes  baptisées,  ni  la  croisade  nationale  contre  le  Danemark ,  ni  le  I 
parlement  de  Saint-Paul ,  ni  le  fameux  armistice  de  Malmoë ,  ni  l'é-  ' 
meute  de  Francfort,  ni  l'admiration  béate  pour  les  étudians  de  ÏAula 
viennoise,  ni  la  sainte  horreur  pour  les  manteaux  rouges  de  Jellachich.  | 
On  dirait  que  M"*  Kapp  a  pris  à  tâche  d'enfourner  de  gré  ou  de  force  I 
tous  les  événemens  de  l'année  courante,  pour  se  donner  plus  d'actua-i 
lité,  comme  nous  disons  dans  notre  patois  d'aujourd'hui. 

Ses  personnages  sont  eux-mêmes  mêlés  à  toute  la  bagarre.  Le  fils 
légitime  du  comte  Mœnheim,  le  Paul  Rollert  qui  vient  dépouiller  Man- 
hold en  lui  restituant  le  désavantage  de  sa  descendance  authentique, 
Paul  Rollert  est  un  député  de  Francfort  qui  siège  à  l'extrême  gauche 
selon  les  principes  républicains  puisés  à  l'école  de  son  père  putatif; 
mais  bon  sang  ne  peut  mentir,  et  l'aristocrate  sans  le  savoir  grondei 
d'instinct  sous  sa  peau  démocratique.  «  Il  avait  de  beaux  yeux  brun-i 
clair  que  ses  profondes  et  sombres  pensées  avaient  changés  en  une, 
paire  de  cavernes  incendiées  par  la  flamme  d'une  ame  passionnée.! 
Et  quand  on  le  voyait  ainsi  rêver,  on  avait  tout  de  suite  besoin  de  re-i 
poser  ses  regards  dans  les  clartés  azurées  des  cieux.  »  C'était  donc  uni 
de  ces  radicaux  comme  il  y  en  a  tant,  un  radical  par  mauvaise  hu- 


DEUX  DAMES   HUMANITAIRES.  8GI 

leur,  qui  n'avait  fait  qu'un  mariage  de  dépit  avec  l'égalité  et  la  fra- 
ternité. Aussi ,  quand  il  est  une  fois  informé  de  son  état  légal ,  il  va 
■l'asseoir  à  Saint-Paul  sur  les  bancs  des  privilégiés,  des  propriétaires  et 
les  doctrinaires;  il  demande  une  charte  avec  deux  chambres  et  la  paix 

tout  prix;  il  affecte  d'avoir  peur  du  communisme  et  du  prolétariat; 
bref,  il  n'est  plus  occupé  qu'à  deux  choses  :  à  se  contempler  au  miroir 
pour  se  répéter  qu'il  avait  bien  le  profil  d'un  grand  seigneur,  à  se  dé- 
mener en  l'honneur  du  progrès  modéré  et  de  la  monarchie  constitu- 
tionnelle. Je  n'invente  rien  et  je  traduis  presque.  M°"  Kapp  emprunte 
à  l'Ami  des  Enfans  son  type  du  frère  égoïste  et  orgueilleux;  mais  qu'in- 
vente-t-elle  pour  le  punir,  lorsque  vient  l'heure  du  châtiment?  Elle  le 
condamne  à  passer  dans  le  camp  de  la  réaction.  Voilà  certainement 
une  poétique  et  une  moralité  plus  neuves  que  celles  de  Berquin. 

Cette  pauvre  constituante  de  Francfort ,  qui  n'a  été  chanceuse  en 
quoi  que  ce  soit,  n'a  pas  plus  de  bonheur  auprès  de  M"»  Kapp,  et  re- 
çoit d'elle  à  bout  portant  des  complimens  très  médiocres.  Le  parti  des 
professeurs  est  représenté  dans  Manhold  par  un  honnête  pédagogue  (|ui 
porte  partout  avec  lui  un  ennui  si  épais,  qu'il  fait  figure  à  part  au 
milieu  même  des  autres.  L'objet  de  toutes  les  tendresses  de  l'auteur 
est  au  contraire  un  jeune  étudiant  de  Vienne  qui  renie  le  nom  de  son 
père,  brave  capitaine  au  service  de  l'Autriche,  et  ne  manque  point  une 
émeute ,  pas  plus  celles  du  Mein  que  celles  du  Danube.  Pierre  Meyer 
exécute  avec  la  langoureuse  Elfride  un  concert  patriotique  et  plato- 
nique dont  toutes  les  notes,  moitié  amoureuses,  moitié  républicaines, 
sonnent  d'un  son  faux  à  faire  frémir  ou  bâiller.  C'est  une  singulière 
impuissance  et  qui  mériterait  un  long  commentaire  que  la  stérilité 
misérable  de  nos  modernes  rêveries  démagogiques  pour  tout  ce  qui 
est  œuvre  d'art  et  de  goût.  Je  voudrais  prouver  qu'elles  ne  sont  point 
conformes  aux  notions  éternelles  du  bon  et  du  juste  par  cela  seul 
qu'elles  sont  si  étrangères  à  la  notion  du  vrai  et  du  beau.  11  y  a  dans 
toutes  les  imaginations  une  pastorale  vieille  comme  le  temps  et  jeune 
comme  l'amour,  j'entends  parler  de  ce  drame  charmant  qui  recom- 
mence incessamment  depuis  que  le  monde  est  monde ,  toutes  les  fois 
que  deux  êtres  innocens  et  purs  se  trouvent  à  leur  insu  poussés  l'un 
vers  l'autre  par  ce  mystérieux  attrait  de  l'ame  et  des  sens  dont  la  ma- 
gie les  étonne  en  les  subjuguant.  Or,  apprenez  ce  que  deviennent 
Daphnis  et  Chloé,  Paul  et  Virginie,  transfigurés  à  la  guise  de  nos  prê- 
cheurs de  fraternité;  apprenez  comment  la  poésie  du  progrès  nous 
massacre  ces  beaux  adolescens!  Elfride  n'est  ni  plus  ni  moins  que  la 
Chloé,  que  la  Virginie  de  M-«  Kapp.  Je  sais  bien  que  M"«  Kapp  ne  met 
pas  grande  malice  à  déguiser  sous  un  prestige  quelconque  la  maussa- 
derie  de  son  personnage,  et  je  ne  doute  pas  que  l'auteur  de  Consuelo 
n'en  eût,  par  exemple,  tiré  meilleur  parti;  mais  cette  maladresse  même 


862  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

est  précieuse  parce  qu'elle  trahit  au  naturel  la  sotte  et  pauvre  mim 
de  semblables  créations. 

Elfride  a  été  finir  son  éducation  dans  une  famille  des  environs  d( 
Francfort,  où  elle  rencontre  une  autre  jeune  fille  nommée  Alwine,  quj 
est  ou  à  peu  près  la  fiancée-  de  Pierre  Meyer.  Celui-ci  tombe  coinmij 
l'éclair  entre  les  nouvelles  amies;  il  arrive  en  cachette  du  fond  d'un  d<i 
ces  carrefours  où  périrent  Auerswald  et  Lichnowski.  «Permettez,  dej 
mande  Alwine  à  Elfride,  que  je  vous  présente  Pierre  Meyer,  un  étuj 
diant  de  Vienne.  —  Un  étudiant  de  Vienne  !  s'écrie  Elfride  transportée! 
—  En  chair  et  en  os,  mademoiselle,  répond  élégamment  le  trop  ai| 
mable  émeutier.  Avez-vous  ouï  raconter  où  lu  quelque  chose  di 
nous?  »  —  Justement  Elfride  connaît  le  nom  et  les  mérites  de  Pierr 
Meyer  par  les  journaux  qu'elle  lisait  tous  les  soirs  à  sa  mère  aveugl 
dans  le  silence  du  vallon,  le  Peuple  de  Westphalie  peut-être,  ou  / 
Travailleur  de  la  Terre-Rouge.  0  Chloé.  ce  n'étaient  pas  les  journau 
qui  vous  disaient  que  Daphnis  était  Daphnis!  0  Virginie,  les  journau 
n'arrivaient  pas  jusque  sous  l'ombre  de  vos  bananiers!  Elfride  es 
même  si  bien  au  courant,  qu'elle  en  remontre  à  Pierre  Meyer,  «  qu 
n'a  pas  lu  de  journavix  depuis  des  siècles;  »  elle  lui  annonce  la  révolu 
tion  viennoise  du  6  octobre,  celle  dont  les  héros  assassinèrent  par  façoi 
d'intermède  le  général  comte  de  Latour,  pendirent  à  une  lanterne  1 
cadavre  mutilé  du  loyal  soldat,  et  tirèrent  dessus  comme  dans  une  cibb 
L'étudiant  s'exclame,  désespéré  :  «Je  dois  partir,  je  pars.  Les  écoles  s 
battent,  et  je  n'y  suis  point!  »  N'est-ce  pas  le  vrai  Grillon  de  la  repu 
blique  rouge?  Alwine,  dans  l'idée  de  M"^  Kapp,  figure  une  Agnès  cou 
servatrice  et  modérée  dont  les  mesquins  senti  mens  doivent  servir  d 
repoussoir  à  la  brillante  exaltation  d'Elfride.  Alwine  soupire;  elle  au 
rait  la  faiblesse  de  vouloir  garder  auprès  d'elle  le  paladin  de  VAula.  L 
paladin  réplique  : 

«  Ah!  Alwine,  en  ce  point-là  nous  ne  nous  comprenons  plus.  Raisonnabl 
et  prudente  comme  la  vieillesse,  vous  n'avez  pas  en  politique  cette  jeuness 
dont  vous  êtes  pourtant  une  si  ravissante  image.  Croyez-vous  que  si  nous  nou 
fussions  tant  consultés  dans  YAula,  notre  enthousiasme  aurait  atteint  jusqu' 
ce  degré  d'audace?  La  réflexion  eût  été  pour  nous  le  coup  de  la  mort.  Unere 
volution  est  un  poème  que  le  poète  portait  en  lui-même  sans  le  savoir,  sans  e 
avoir  conscience,  et  qui  jaillit  de  sa  plume  à  l'heure  de  l'inspiration  sans  autr 
règle  que  la  loi  de  sa  nature  et  de  son  génie.  Notre  révolution  était-elle  autr 
chose?  Elle  existait  dans  le  cœur  des  masses,  dans  l'esprit  des  libres  penseurs 
comme  le  poème  existe  avant  sa  révélation  dans  Tame  du  poète.  Elle  s'e; 
manifestée  dans  une  heure  à  jamais  mémorable.  Et  comme  il  est  divin  de  s 
voir  ainsi  compris  à  la  première  lecture!  ajoula-t-il  avec  un  mouvement  d 
joie ,  et  il  saisit  la  main  d'Elfride  et  la  baisa.  » 

Voilà  qui  vaut  mieux  que  les  rondeaux  de  Benserade  :  cela  s'appell 


DEUX  DAMES  HUMANITAIRES.  g^ 

mettre  l'insurrection  en  madrigaux,  et  pour  celui-là  vraiment  la  chute 
en  est  galante.  Ne  nous  moquons  pas  trop  pourtant  de  ce  jargon  d'outre- 
Rhin,  car  c'est  sur  nous ,  c'est  sur  notre  charade  de  février,  qu'on  a 
pris  mesure  pour  tailler  ce  bel  éloge  de  l'émeute;  c'est  nous  qui .  les 
premiers,  nous  sommes  prêtés  si  complaisamment  à  payer  les  frais  de» 
fantaisies  poétiques  de  nos  littérateurs  en  détresse;  c'est  chez  nous  que 
la  révolution  a  été  au  pied  de  la  lettre  le  poème  artificiel  d'un  impro- 
visateur aux  abois,  la  continuation  pratique  d'un  mauvais  feuilleton. 

Elfride,  qui  est  généreuse,  essaie  d'excuser  l'indifférence  de  sa  com- 
pagne, et  veut  lui  donner  meilleur  air  au  point  de  vue  démocratique; 
mais  Alwine  n'accepte  point  cette  indulgente  pitié  :  «  Je  ne  prends, 
dit-elle,  aucun  plaisir  à  la  politique,  et  tous  vos  discours  sur  la  liberté, 
l'unité  et  la  fraternité  me  font  rire  comme  les  querelles  de  mon  chat 
avec  mon  chien.  »  La  mutinerie  de  cette  enfant  rétrograde  n'est  pas 
sans  doute  un  modèle  de  grâce,  mais  elle  a  du  sens  après  tout.  Pierre 
Meyer,  inexorable,  s'en  va  continuer  à  Vienne  son  métier  de  Franc- 
fort, et  Elfride  s'enfonce  dans  ses  études.  Ces  deux  jeunes  cœurs  «  sont 
heureux  de  la  hauteur  de  leurs  sentimens;  ils  nagent  comme  de  har- 
dis nageurs  sur  les  flots  du  temps...  L'ame  d'Elfride  s'embrasait,  elle 
était  tout  amour,  mais  c'était  un  amour  tel  que  le  comporte  notre 
siècle  dans  les  esprits  qui  aspirent  à  la  liberté;  c'était  un  amour  qui, 
contenu  par  la  conscience  la  plus  sublime,  ne  pouvait  se  soumettre  ni 
à  prouver  sa  légitimité  par  la  sèche  analyse,  ni  à  subir  les  liens  étroits 
de  la  morale  usuelle.  »  Voyez-vous  la  théorie  de  la  libre  personnalité 
que  M""  Aston  nous  exposait  tout  à  l'heure  s'infiltrer  au  plus  profond 
des  entrailles  de  cette  vierge  socialiste  et  la  conduire,  Dieu  sait  où? 
La  naïve  Chloé  n'avait  pas,  à  coup  sûr,  autant  de  philosophie  dans  son 
fait;  mais  pour  aller  plus  au  naturel ,  le  fait  en  somme  était-il  bien 
diflérent?  M'"^  Kapp  n'en  est  point  à  s'inquiéter  de  ces  bagatelles;  elle 
prend  les  gens  et  les  choses  de  plus  haut;  son  couple  amoureux  plane 
sur  des  cimes  où  tout  autre  gèlerait  :  «  0  gloire ,  ô  unité  de  la  grande 
patrie  commune!  0  nos  chères  espérances  détruites!  qu'était-ce  pour 
vous  ranimer  que  l'ardeur  isolée  de  cette  tendre  adolescence?  qu'était- 
ce  que  ces  deux  aérolithes  dans  les  sombres  régions  d'un  ciel  sans 
étoiles,  ou  plutôt  dans  les  steppes  et  les  sables  de  la  stupidité,  de  l'in- 
différence et  de  la  paix  à  tout  prix  du  bourgeoisisme?  » 

Nous  n'en  finirions  pas  avec  cette  histoire  d'Elfride;  arrivons  tout 
de  suite  à  la  conclusion.  Pierre  Meyer  envoie  à  son  amie  le  journal 
du  siège  de  Vienne;  c'est  en  prose  et  en  vers  comme  les  Lettres  sur  ta 
mythologie,  et  cela  se  termine  par  un  dizain  où  il  est  écrit  que  «  Ko^ 
suth  portera  l'oriflamme  aussi  long-temps  que  les  jours  succéderont 
aux  nuits,  aussi  long-temps  que  les  arbres  s'élanceront  dans  les  aur», 
aussi  long-temps,  etc.,  etc.  »  Pierre  Meyer  a  donc  rejoint  1  armée  «es 


864  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Magyars  quand  Vienne  a  succombé;  il  est  blessé  à  Kapolna;  il  revien 
mourir  sous  le  toit  de  la  famille  d'Elfride ,  en  causant  politique  ave«j 
l'idole  de  son  ame.  Elfride  passe  aussitôt  à  l'état  de  femme  de  lettres 
Tel  est  du  moins ,  pour  moi ,  le  sens  de^ces  dernières  paroles  que  lu 
consacre  M"*  Kapp  :  | 

«  Elfride  sentit  ses  yeux  s'obscurcir  de  larmes;  mais  elle  ne  permit  point  à  sei 
larmes  de  tomber  sur  la  poussière  de  la  terre,  à  laquelle  l'ame  de  Pierre  Meye 
avait  si  victorieusement  échappé.  Pleine  d'espérance,  elle  lui  tressa  une  coui 
ronne  de  lauriers,  et  garda  son  souvenir  en  elle,  comme  la  rose  garde  dans  soij 
calice  les  gouttes  d'une  pluie  d'orage.  Lorsqu'elle  exprima  son  souvenir  dani 
ses  chants,  on  eût  dit  la  vapeur  écumante,  la  fougue  déchaînée  du  jus  de  1| 
grappe.  »  '■ 

N'entendez-vous  pas,  dans  cette  phraséologie,  l'écho  lointain  et  gros 
sier  de  George  Sand  à  ses  heures  de  mauvais  style?  Le  mauvais  s 
prend  là-bas  plus  que  le  bon. 

Toutes  ces  figures,  si  germaniques  qu'elles  soient,  portent  aiii> 
des  masques  où  notre  empreinte  est  encore  fraîche,  et  c'est  cette  laid 
empreinte  que  je  ne  me  lasse  pas  de  montrer.  Reste,  pour  complète 
la  galerie,  les  portraits  des  deux  principaux  personnages,  de  l'épous 
parfaite  et  de  l'époux  corrigé,  de  Manhold  et  de  Nanna.  Manhold  n 
point  de  destination  politique  dans  le  roman  de  M"""  Kapp;  il  représent 
une  mission  d'un  ordre  encore  supérieur.  Ce  n'est  pas  que  son  opi 
nion  soit  douteuse,  il  voit  clair  aux  destinées  du  monde;  il  croit  fer 
mement  que  les  idées  qui  le  traversent  maintenant  «  à  la  manière  d( 
comètes  et  des  étoiles  filantes  »  le  vaincront  un  jour;  il  est  «  sûr  ([vi 
le  messie  est  déjà  né.  »  Sa  femme  même,  la  magnanime  Nanna,  est  a 
moment  de  l'envoyer,  n'importe  où,  siéger  sur  les  bancs  de  quelqii 
montagne,  ou  tirailler  derrière  les  pavés  de  quelque  barricade;  mai 
il  lui  expose  humblement  qu'il  n'est  pas  encore  assez  fixé  dans  1 
pays  pour  être  député,  et  qu'il  est  déjà  de  sens  trop  rassis  pour  s'alle 
faire  tuer  mal  à  propos.  Ce  n'est  pas  là  son  rôle.  11  a  été  créé  et  baptis 
pour  être  l'incarnation  d'un  dogme  humanitaire,  de  la  doctrine  d 
châtiment  sans  douleur  et  de  l'expiation  agréable.  On  se  souvient  peu 
être  encore  un  peu  de  l'an  de  grâce  et  d'imprévoyance  où  la  sociét 
polie  se  nourrissait  assidûment  du  pain  quotidien  que  lui  pétrissait  I 
génie  philanthropique  de  M.  Eugène  Sue.  Hélas!  qui  est-ce  qui  n'en 
pas  vu  manger  de  ce  pain-là,  bravement,  sérieusement,  en  famillt 
entre  gens  éclairés  de  la  meilleure  compagnie,  entre  conservateui 
progressistes?  et  comme  on  le  digérait  avec  aise!  et  comme  on  discii 
tait  d'un  beau  sang-froid  les  méthodes  pénitentiaires  de  l'auteur  dt 
Mystères  de  Paris,  les  procédés  nouveaux  à  l'aide  desquels  il  moral i 
sait  les  assassins  en  évitant  de  les  trop  chagriner,  —  l'assassin  par  bru 


I    .........    . 

tahté  en  lui  crevant  les  yeux  (bien  entendu  sans  le  faire  soufT^ir^  pour 
humilier  sa  violence  devant  la  faiblesse  d'un  enfant,  — l'assassin  par 
tempérament  en  lui  achetant  un  étal  de  boucher,  pour  le  mettre  a 
même  de  passer  ses  rouges  rages  sur  d'innocens  agneaux. 

Vous  tous  qui  avez  goûté  ces  rares  inventions,  qui  vous  êtes  dit  (|ue 
cela  ne  serait  pas  si  mal,  que  la  loi  était  cruellement  impitoyable  et  le 
criminel  éminemment  respectable,  frappez-vous  la  poitrine  en  con- 
science, car  ce  sont  ces  inventions-là  et  d'autres  pareilles  (jui  ont  mine 
sous  vos  pas  le  sol  moral  du  pays!  Ne  rions  donc  point  quand  nous  les 
retrouvons  rédigées  en  formules  pédantesques  ou  pathétiques  dans  le 
méchant  livre  d'où  sortent  toutes  ces  réminiscences  qui  m'assaillent  : 
M"*  Kapp  a  été  la  dupe  de  notre  propre  duperie.  Voici  en  quels  termes 
solennels  elle  annonce  et  elle  explique  le  genre  de  réparation  qui  va 
replacer  Manhold  au  niveau  de  la  sublime  Nanna,  et  le  rendre  digne 
d'une  femme  si  précieuse;  nous  reconnaîtrons  encore  nos  inspirations 
au  passage  : 

«  Du  temps  pour  s'examiner  et  se  recueillir,  on  en  donne  assez  aux  soi- 
disant  criminels  que  nous  gardons  dans  nos  prisons;  mais  ce  qui  leur  manque 
et  ce  qu'on  devrait  leur  donner,  c'est  le  moyen  de  s'exercer  librement  à  vou- 
loir et  à  faire  le  bien  pour  arriver  à  une  véritable  résipiscence.  On  croit  avoir 
tout  sauvé  quand^on  a  mis  à  la  place  la  prière  et  la  foi...  Ah!  laissez  ce  sombre 
désert  de  la  croyance,  cette  insoutenable  et  cruelle  théorie  de  la  foi,  qui  ne  peut 
se  manifester  par  aucune  réalité  positive,  et  tournez-vous  en  vous-même.  En 
vous-même,  il  existe  une  morale  plus  pure  et  plus  amoureuse,  un  fond  plus 
riche  en  vertu  nourrissante  et  fortifiante,  une  nature  mieux  faite  et  un  déve- 
loppement plus  conforme  à  la  nature  que  dans  'les  dogmes  et  les  mystères  de 
l'église  militante  et  fanatisée.  Il  y  en  a  qui  devancent  lem-  époque,  et  qui,  du 
haut  de  leur  conscience,  comme  Moïse  du  mont  Nebo,  apercevant  cette  mo- 
rale de  l'avenir,  la  saluent  comme  une  terre  de  promesse;  mais  il  n'est  réservé 
de  l'atteindre  qu'à  d'autres  générations.  Elle  s'approche  cependant,  et  celui-là 
seul  qui  ne  veut  pas  entendre  n'entend  pas  son  vigoureux  coup  d'aile. 

«  Non,  ne  me  conduisez  pas  auprès  de  cette  femme,  de  cet  homme,  auprès 
de  ce  jeune  garçon  ou  de  cette  jeune  fille,  en  me  disant  :  Ils  croient  et  con- 
fessent, ils  s'abaissent  sous  la  main  de  Dieu!  Je  pense,  moi,  que  ce  sont  ou  des 
natures  débiles,  trop  énervées  pour  une  véritable  amélioration,  ou  bien  des 
hypocrites.  Amenez-moi  vos  prétendus  endurcis,  les  hommes  à  la  puissante 
volonté,  les  forts;  je  vais  les  tirer  de  leur  prison,  les  placer  là  oîi  ils  ont  failli, 
les  remettre  sur  le  théâtre  de  leur  faute,  non  pour  les  y  attacher  au  pilori  de  la 
médisance  et  du  préjugé,  mais  pour  les  y  appeler  à  une  activité  plus  bienfai- 
sante. Je  ne  leur  dirai  pas  :  Priez  et  espérez  en  un  meilleur  monde!  Je  leur 
dirai  :  Travaillez,  rendez-vous  utiles  aux  autres,  et  cette  vie  vous  offrira  encore 
une  plus  belle  récompense  qu'à  beaucoup  d'entre  ceux  dont  on  n'a  jamais  con- 
testé la  valeur  morale.  » 

C'est  M-»"  Kapp  qui  parle  ici  en  son  nom;  mais  cette  dissertation  Uo- 
milétique  ne  serait  pas  autrement  déplacée  dans  la  bouche  de  «)n  he- 

TOME  V. 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

roïne,  qui,  au  plus  serré  du  roman,  interrompt  souvent  l'action  pour 
se  livrer  à  ce  genre  d'éloquence.  La  vertueuse  Nanna  n'est  pas,  on  le 
voit,  pourvue  d'une  piété  plus  orthodoxe  que  M"^  Kapp  elle-même. 
Nanna,  si  douce  et  si  compatissante,  n'en  appartient  pas  moins  à  cette 
fière  école  de  la  libre  personnalité  dont  M""^  Aston  nous  a  révélé  le  fond; 
elle  y  a  sans  doute  introduit  sa  fille  Elfride,  et  c'est  une  école  qui 
mène  loin.  Quel  singulier  dérangement  que  celui  qui  peut  assez  trou- 
bler l'esprit  d'une  femme  pour  la  porter  jusqu'à  renier  cette  naturelle 
dépendance  de  son  sexe  d'où  lui  \ient  sa  force  et  son  charme!  Quelle 
étrange  dépravation  d'idées  ne  faut-il  pas  pour  avoir  l'ambition  de  cette 
virilité  monstrueuse  !  Écoutez  discuter  celle  thèse  à  l'allemande.  Le 
député  classique  de  Saint-Paul,  le  professeur  Auring,  soutient  le  droit 
de  la  barbe;  Nanna  lui  répond,  et  c'est  un  dialogue  en  règle. 

«  Lorsque  les  hommes  emploient  toutes  les  forces  de  leur  intelligence  à  sou- 
lenir  que  la  femme  a  son  moi,  son  point  d'appui,  son  centre  de  gravité  hors  d'elle- 
même  et  seulement  dans  Thomme,  que  c'est  par  l'homme  seul  qu'elle  arrive  à 
la  liberté,  combien  ils  s'éloignent  de  la  nature, et  comme  ils  se  perdent  en  partant 
de  ce  faux  principe!  Comme  ils  méconnaissent  le  devoir  que  leur  impose  notre 
triste  condition  présente  et  notre  foi  dans  un  avenir  meilleur,  le  devoir  sacré 
de  rendre  la  femme  libre  et  de  lui  donner  son  point  d'appui  en  elle-même!  » 

Le  professeur  fait  bien  quelques  objections;  il  a  peur  que  la  tyran- 
nie monocéphale  de  l'homme  ne  dégénère  en  anarchie  oligarchique. 
M"'  Nanna  le  rassure. 

«  Oh  !  que  vous  êtes  vraiment  un  rouge  impérialiste  et  monarchiste  de  la 
droite!  Est-ce  que  l'amour  n'est  pas  là  pour  tout  unir,  pour  tout  égaliser,  pour 
vous  attirer  les  sympathies  et  vous  abandonner  la  souveraineté  sans  conteste?  » 

Et  plus  bas  : 

«  Oh  !  vous,  homme  de  la  science,  de  l'intelligence  nue,  pointue,  anguleuse, 
analytique,  vous  qui  n'avez  jamais  rencontré  la  femme  avec  le  feu  central,  le 
l'eu  solaire,  le  feu  magnétique  et  fusionniste  de  son  amour,  de  son  intelligence 
et  de  sa  bonté  réunies,  vous  iinissez  par  vous  racornir  dans  la  sécheresse  de| 
votre  petite  raison  abstraite  et  anatomisante,  qui  ne  vous  laisse  plus  rien  de 
votre  humanité,  etc.,  etc.  » 

Molière  s'est  moqué  des  précieuses  de  son  temps,  dont  tout  le  crime 
était  de  vouloir  ajouter  à  la  noblesse  du  beau  langage.  Que  c'étaien 
pourtant  d'aimables  pédantes  à  côté  des  précieuses  du  nouveau  monde 
11  les  trouvait  trop  hardies  d'aflecter  tant  d'autorité  sur  les  manière: 
et  sur  le  discours;  encore  n'était-ce  qu'aux  bourgeoises  savantes,  n'é 
tait-ce  qu'aux  fausses  précieuses  qu'il  s'en  prenait,  et  il  a  soin  de  nous! 
avertir  qu'il  respectait  les  véritables.  Nous  n'avons  plus  aujourd'hui 
que  les  fausses  et  les  ridicules;  seulement  leurs  prétentions  ont  changé] 
d'objet  Pvt^ligeant  beaucoup  la  grammaire,  elles  entreprennent  de  ré 
gent<'r  la  \ie  publique;  elles  ont  quitté  la  physique  et  les  sonnets  pour  la! 


DEUX    DAMES   HUMANITAIRES.  g^ 

science  sociale.  La  révolte  de  la  femme  contre  l'homme  gardait  tou- 
jours dans  Molière,  même  en  son  plus  bel  apparat,  tout  un  côté  plai- 
sant par  où  elle  se  rattachait  à  l'ancienne  et  inoffensive  raillerie  des 
fabliaux.  Les  gausseries  du  moyen-âge  à  l'endroit  de  la  comédie  con- 
jugale n'étaient  que  divertissemens  purs;  on  était  si  sûr  du  divin  fon- 
dement des  institutions  domestiques,  qu'on  se  jouait  sans  autre  con- 
séquence avec  les  misères  et  la  fragilité  de  leur  humaine  enveloppe. 
Le  jeu  maintenant  est  devenu  un  drame  :  on  dédaignerait  d'échapper 
par  légèreté  à  la  discipline  delà  famille,  on  brise  le  joug  par  système; 
il  n'y  a  plus  de  maris  trompés,  il  n'y  a  que  des  femmes  qui  protestent! 
chacune  selon  ses  moyens. 

Les  moyens  de  Nanna  sont  entre  tous  des  moins  criminels;  elle  est 
prêcheuse  de  son  métier,  et,  quand  elle  arrive  de  la  théorie  à  la  pratique, 
tout  ce  qu'elle  essaie  de  plus  décisif  pour  hâter  l'émaiicipalion  du  genre 
humain,  c'est  de  fonder  des  salles  d'asile,  de  vraies  salles  d'asile  socia- 
listes par  exemple,  et  dont  la  donnée  pourrait  au  besoin  senir  de  mo- 
dèle. On  évite  soigneusement  d'y  parler  de  Dieu  aux  petits  enfans.  de  les 
épouvanter  de  Dieu;  en  revanche  on  leur  apprend  l'entomologie  et  l'or- 
nithologie. Rien  de  plus  sérieux  et  de  plus  onctueux  que  la  façon  dont 
Nanna  débite  ce  salutaire  enseignement.  Après  tout,  Nanna  ne  manque 
pas  d'avoir  une  religion  à  sa  manière,  mais  elle  y  veut  marcher  «  sans 
balancier;  »  elle  à  eu  le  courage  «  de  déshabiller  la  madone  de  Lorette, 
et  ce  qui  lui  est  resté,  c'est  la  vierge  de  Sais  moins  son  voile.  »  —  «  Ah! 
Nanna,  s'écrie  une  pauvre  servante  qu'elle  étourdit  de  ce  curieux  ser- 
mon, je  ne  pourrai  jamais  atteindre  ces  hauteurs,  et  la  tête  me  tourne!» 
Encore  une  fois,  Nanna  n'est  qu'une  prêcheuse,  et  il  s'en  faut  que  ce 
soit  la  prêcheuse  de  Jean-Jacques,  quoiqu'il  y  ait  des  gens,  dont  je 
ne  suis  pas,  qui  prétendraient  peut-être  qu'elle  en  descend  en  droite 
ligne.  Nanna  prêche  au  coin  du  feu  ou  à  l'ombre  de  son  figuier;  elle 
est  assise  dans  les  clartés  mourantes  du  couchant,  avec  ses  paupières 
immobiles  et  closes,  avec  la  tête  penchée  sur  son  sein,  avec  sa  pâle 
figure  baignée  de  ses  longs  cheveux  noirs.  L'héroïne  de  M-  Aston  en- 
tend autrement  la  protestation  des  filles  du  siècle  contre  les  tyrannies 
du  passé.  Elle  est  é([uipée  de  pied  en  cap  en  soldat  du  progrès  :  elle  a 
-endossé  la  blouse  des  travailleurs,  elle  a  ceint  le  pantalon  des  femmes 
libres,  elle  lient  à  la  main  les  pistolets  de  l'émeute,  et,  admirez  l'incon- 
séquence, M"'^  Aston  n'a  pu  s'empêcher  de  l'intituler  la  baronne  Alice. 
Cette  démocratie  menteuse  a  toujours  le  goût  des  gens  mal  élevés  pour 
les  clinquans  aristocratiques. 

m. 

Il  arrive  d'ordinaire,  dans  les  ouvrages  d'imagination ,  que  l'auteur 
s'identifie  plus  ou  moins  volontairement  avec  celle  de  ses  figures  dont 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  lui  plairait  le  mieux  de  tenir  la  place.  11  n'y  a  guère  de  fable  un  peu 
vivante  où  l'on  ne  retrouve  au  premier  plan ,  avec  tous  les  embellisse- 
mens  de  l'idéal,  la  tète  même  du  poète  ou  du  romancier;  c'est  comme 
cela  que  les  vieux  maîtres  aimaient  à  se  représenter  sur  un  coin  de 
leurs  toiles.  Je  serais  bien  étonné  que  Nanna  ne  fût  pas  tout  le  portrait 
de  M"^  Kapp,  et  je  n'ai  pas  le  moindre  scrupule  à  risquer  cette  suppo- 
sition, car  enfin  Nanna,  pour  n'être  point  de  la  meilleure  espèce  des 
doctrinaires,  n'en  est  pas  moins  au  fond  une  honnête  personne,  hon- 
nête de  la  plus  ennuyeuse  honnêteté.  Je  n'oserais,  au  contraire,  me 
permettre  de  penser  que  M""*  Aston  ne  fit  qu'une  seule  et  même  ame, 
j'ajouterai  qu'un  seul  et  même  corps,  avec  la  prima  donna  de  son  ro- 
man. Ce  serait  de  ma  part  une  hardiesse  trop  blessante,  et,  jusqu'à  ce 
que  M"*  Aston  ait  publié  de  nouvelles  confessions,  j'ai  le  droit  de  dis 
tinguer  entre  elle  et  le  type  auquel  elle  s'est  complue.  Cette  baronne 
Alice  est  pourtant  bien  sa  création  favorite,  et  telle  est  en  conscience 
la  nature  de  ce  rôle,  que  je  serais  embarrassé  d'en  parler  ici  très  Ion 
guement.  Tout  ce  que  j'en  puis  dire  de  plus  clair,  c'est  que  la  baronne 
use,  pour  affilier  des  conspirateurs  ou  surprendre  des  conspirations,  de 
la  ressource  intime  que  M""^  de  Warrens  employait  pour  s'attacher  de 
bons  domestiques,  et  cela  ,*il  faut  l'avouer,  avec  un  zèle  d'autant  plus 
vif  qu'il  est  beaucoup  moins  désintéressé  que  celui  de  l'insensible  pa 
tronne  des  Charmettes.  Le  roman  dans  lequel  la  baronne  tient  ainsi  le 
dé  d'une  conversation  difficile  à  rapporter  tout  entière  ne  comporte 
pas  non  plus  lui-même  une  analyse  très  étendue.  Il  n'y  a  pas  là  de  ces! 
morceaux  de  style  qu'on  puisse  citer  comme  des  échantillons  de  la 
pensée  de  l'auteur  :  la  pensée  est  devenue  chair;  tout  se  passe  en  action 
et  cette  action  aussi  peu  éloquente  qu'un  mélodrame  est  l'illustration 
la  plus  saisissante  et  la  plus  brutale  des  principes  dont  nous  n'avons 
fait  encore  qu'examiner  la  théorie.  Allons  d'abord  au  fond  du  sujet 

On  peut  dire  des  révolutions  de  J  848  que  le  pied  leur  a  glissé  dans  k 
sang  de  l'assassinat.  A  Rome,  à  Vienne,  à  Francfort,  ne  parlons  poini 
de  Paris,  elles  ont  succombé  sous  l'horreur  qui  accompagnait  leurs 
débuts.  La  mort  du  général  d'Auerswald  et  du  prince  Lichnowski  î 
déshonoré  en  Allemagne  le  parti  qui  était  obligé  d'accepter  la  solida 
rite  de  ces  abominables  violences.  Les  victimes  lui  ont  été  plus  redou 
tablés  et  plus  nuisibles  du  fond  de  leur  tombe  que  de  leur  vivant.  L 
général  d'Auerswald  ne  comptait  point  au  premier  rang  parmi  le 
membres  influons  de  la  droite  dans  l'enceinte  de  Saint-Paul.  Le  prine 
Lichnowski,  malgré  la  facilité  naturelle  de  son  esprit  et  l'autorité  crois 
santé  de  sa  parole,  n'avait  qu'une  position  contestée.  11  n'était  pas  des 
tiné  sans  doute  à  la  gloire  de  Mirabeau,  mais  il  était  aussi  mal  serv 
que  lui  par  ses  antécédens;  sa  jeunesse  avait  été  plus  orageuse  que  ch€ 
valcres({ue,  et,  parmi  ses  équipées,  il  y  en  avait  qui  sentaient  l'aventu 
rier  très-moderne  un  peu  plus  (jiie  le  paladin  féodal.  L'allusion  désc 


IDEUX   DAMES  HUMANITAIRES.  g(J9 

ligeante  que  l'auteur  d'Atta-Troll  avait  lancée  sur  ses  cainpatrncs  et 
sur  ses  histoires  de  la  Péninsule  répondait  dans  le  temps  à  un  senti- 
ment assez  unanime.  Les  allures  de  spadassin  et  l'humeur  cassante  du 
gentilhomme  errant  n'avaient  point  prévalu  jadis  contre  cette  sorte  de 
répulsion  dont  il  restait  encore  quelque  chose  chez  les  honnêtes  gens; 
ses  bonnes  fortunes  même  avaient  été  trop  publiques  et  trop  comptées. 
La  fin  déplorable  de  Félix  Lichnovvski  a  couvert  d'une  ombre  protec- 
trice toutes  les  fautes  de  sa  vie  en  lui  ôtant  le  loisir  de  les  réparer.  11  est 
tombé  noblement;  il  ne  s'est  point  abaissé  devant  la  mort  que  lui  ap- 
portaient d'affreuses  mains,  et,  s'il  avait  méconnu  quelquefois  le  vieil 
honneur  nobiliaire  en  face  du  monde  des  plaisirs  et  des  industries,  il  a 
retrouvé  devant  les  bourreaux  de  l'anarchie  tout  l'honneur  d'un  soldat. 
La  postérité  n'en  demandera  pas  plus  à  cette  existence  si  courte;  elle 
ne  connaîtra  que  la  gloire  de  ses  derniers  inomens. 

M"*  Aston  a  voulu  lui  en  apprendre  davantage  :  elle  a  eu  le  courage 
de  soulever  les  linceuls  ensanglantés  pour  fouiller  les  secrets  du  mort; 
elle  a  écarté  ce  voile  de  miséricorde  et  de  respect  qui  devait  le  défendre 
contre  l'indiscrétion  de  souvenirs  trop  profanes.  Elle  a  été  ressusciter 
Lichnovvski  sous  la  terre  sanglante  où  il  avait  cruellement  acheté  le 
droit  de  reposer  en  paix,  et  pourquoi  ?  pour  emprunter  à  sa  mémoire 
un  sujet  de  roman,  pour  broder  à  ses  dépens  sur  les  rumeurs  assou- 
pies de  la  chronique  scandaleuse  les  fictions  indécentes  de  sa  propre 
invention.  Elle  s'est  acharnée  à  mettre  en  une  lumière  sinistre  ou  hon- 
teuse cette  ombre  déjà  effacée;  elle  l'a  poursuivie  de  ses  invectives,  de 
ses  médisances;  elle  l'a  bafouée,  calomniée  avec  une  colère  inexpli- 
cable, et  il  est  vraiment  impossible  de  croire  que  la  passion  politique 
ait  seule  inspiré  cette  rage  féminine.  On  dirait  quelque  maîtresse  dé- 
laissée qui  jette  du  vitriol  à  la  face  de  son  amant;  mais  c'est  un  pâle 
visage  de  cadavre  que  M""*  Aston  prend  ainsi  plaisir  à  déshonorer,  et 
l'on  ne  sait  ce  qui  manque  le  plus  dans  cette  indignité,  ou  du  cœur 
ou  de  la  pudeur. 

L'indignité  est  d'ailleurs  d'autant  plus  choquante,  que  l'esprit  et  la 
vengeance  de  la  femme  s'y  laissent  partout  reconnaître  à  des  marques 
trop  certaines.  M-»«  Aston  ne  s'est  pas  contentée  de  nous  découvrir  que 
le  prince  Lichnowski  était  un  parjure  et  un  fourbe  en  politKiue;  elle 
lui  trouve  des  torts  d'un  tout  autre  genre,  mais  presqu 'également  irré- 
missibles :  «sa  chevelure  bouclée  aurait  à  merveille  accompagne  son 
visage,  si  son  front  n'eût  été  trop  bas  de  quelques  lignes;  il  y  aurait  eu 
une  gracieuse  nonchalance  dans  la  manière  dont  il  posait  ses  gants 
sur  le  bord  de  son  chapeau,  si  cette  grâce  avait  pu  ne  pas  être  aUcctee 
chez  une  nature  qui  n'était  point  réellement  aristocratique.  »  Est-U  rien 
de  plus  ridiculement  odieux  que  ces  réminiscences  de  boudoir  dardées 
comme  des  coups  d'épingle  dans  cette  chair  dépecée  par  Içs  taux  ei 
les  coutelas  des  bandits  qui  ont  les  sympathies  déclarées  de  M-  AsiouT 


870  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Et  ce  n'est  pas  assez  cependant  pour  sa  rancune;  ii  ne  lui  suffit  p 
d'insulter  Lichnowski  tout  seul  :  elle  traîne  dans  son  livre  les  non 
des  personnes  encore  vivantes  qui  passaient  pour  avoir  reçu  les  hon 
mages  sans  doute  trop  ébruités  de  ce  hardi  coureur  d'aventures;  quar 
elle  ne  les  écrit  pas  en  toutes  lettres,  elle  ne  les  déguise  qu'à  moii 
sous  de  transparens  anagrammes.  Jugez  de  la  délicatesse  qui  perm 
à  l'auteur  de  prendre  avec  son  prochain  de  pareilles  libertés!  Peut-êt 
aussi,  pour  tout  dire,  M'"*  Aston  n'a-elle  pas  cru  très  extraordinaire* 
raconter  du  prochain,  et  d'un  prochain  très  réel ,  s'il  vous  plaît,  1 
mêmes  faiblesses  qu'elle  semait  à  pleines  mains  sous  les  pas  des  beaut 
imaginaires  dont  elle  a  peuplé  son  roman.  La  réalité  devait  même  1 
paraître  assez  pâle  auprès  des  innombrables  exploits  qu'elle  prêtaii 
ses  héroïnes,  sans  seulement  avoir  l'air  de  penser  qu'elle  pût  en  ce 
les  amoindrir.  La  duchesse  de  Nagas,  qui  existe  et  qui  surtout  a  exisi 
est  à  cent  coudées  de  la  baronne  Alice,  qui  n'a  vécu  que  dans  la  ce 
velle  de  M°"^  Aston.  Voilà  comment  M'"''  Aston  aura  lâché  ce  trait 
pseudonyme;  avec  la  richesse  de  son  imagination,  elle  comptait 
perfidie  pour  peu  de  chose. 

Quant  à  la  fable  dans  laquelle  le  pauvre  Lichnow^ski  figure  ainsi  j 
jiiépris  de  toutes  les  convenances,  il  est  malaisé  d'en  rencontrer  ui 
plus  absurde.  M™"  Aston  nous  prévient  qu'elle  a  publié  ces  esquiss 
révolutionnaires  «  pour  remplir  çà  et  là  quelques  petites  lacunes  da 
le  réseau  des  intrigues  de  la  contre-révolution,  dont  le  fil  rouge  écha 
perait  sans  elle  aux  politiques  les  mieux  informés.  »  Sur  ce,  elle  ent 
en  matière,  et  la  scène  s'ouvre  à  Vienne  le  long  de  la  promenade  q 
traverse  la  place  d'exercice.  Nous  sommes  tout  d'un  coup  transport 
au  beau  milieu  du  terrible  réseau  dont  M"""  Aston  a  démêlé  la  tram 
nous  tombons  en  face  de  trois  curieux  personnages,  deux  femm 
d'abord,  l'une  et  l'autre  aux  yeux  bleus  et  aux  cheveux  noirs,  l'une 
l'autre  éprouvées  par  plusieurs  amours  qui  ont  conduit  l'aînée,  la  1: 
ronne  Alice,  jusqu'au  mépris,  peu  pratique  il  est  vrai,  de  tous  1 
hommes,  et  sa  jeune  amie,  Lydia,  jusqu'à  une  espèce  de  folie  mystiqi 
assez  prononcée  pour  la  faire  aller  à  la  messe.  Alice  lève  fièrement  i 
front  chargé  de  boucles  magnifiques;  les  bandeaux  qui  s'aplatisse 
sur  les  tempes  de  Lydia  sont  l'emblème  incontestable  de  sa  mélancoli 
Devinez  un  peu  quel  est  le  compagnon  de  ces  deux  charmantes  femme 
dans  cette  allée  où  se  presse  la  foule  fashionable,  par  un  soleil  printani 
de  mars,  de  mars  1848,  ne  l'oublions  pas,  sous  ces  arbres  dont  les  boi 
geons  poussent;  devinez?  Pas  un  autre  que  le  confesseur  de  M' 
princesse  de  Metternich,  un  bel  homme,  un  peu  courbé,  qui  doit  avt 
quarante  et  quelques  années,  et  dont  le  chapeau  à  larges  bords  recouv 
une  physionomie  de  marbre  éclairée  par  des  yeux  où  la  passion  et 
froideur  se  jouent  de  la  plus  étrange  façon.  M"*  Aston  consent  à  ne  p 
livrer  son  nom .  et  elle  i'appelle  tout  bonnement  le  père  Angélicu 


DEUX   DAMES  HUMANITAIRES.  ST  I 

C'est  pourtant  un  affreux  jésuite  qufjoue  le  jeu  de  la  révolution,  à 
cette  seule  fin  de  tricher  son  partner.  11  a  des  vues  d'une  profondeur 
qu'on  ne  saurait  calculer  d'après  les  indiscrétions,  cette  fois  très  ré- 
servées, de  M"»**  Aston.  Il  fait  pour  l'instant  cause  commune  avec  Icy 
révolutionnaires,  parce  qu'il  estime  que  ses  bizarres  alliés  ne  nuisent 
pas  à  la  contre-révolution.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  professent,  par  Ut 
bouche  de  M"*  Aston,  qu'il  leur  faut  une  complète  réaction  pour  ar- 
river à  une  révolution  complète.  C'est  un  cercle  vicieux  (jui  menace  de 
s'éterniser.  Le  père  Angélicus  ne  semble  pas  très  inquiet  de  savoir 
comment  il  en  sortira.  «  Nous  avons  chacun  une  mission  dill'ért^ite, 
dit-il  à  la  baronne,  mais  nos  moyens  sont  les  mêmes.  J'ai  besoin,  pour 
accomplir  la  mienne,  de  l'appui  du  parti  radical;  il  vous  faut,  pour  la 
vôtre,  les  services  du  parti  catholique.  »  Il  n'y  a  jamais  eu  de  diplo- 
matie moins  jésuitique,  et  le  révérend  père  donne  évidemment  bien 
de  l'avantage  à  celle  qu'il  ne  craint  pas  d'appeler  sa  digne  amie.  Aussi 
ta  baronne  traite  avec  lui  de  pair  à  compagnon ,  et  lui  fait  rudement 
sentir  qu'il  ne  gagnerait  pas  à  rompre  le  pacte  mystérieux.  «  Vous  cte* 
une  puissance ,  oui ,  et  une  considérable  :  vous  représentez  l'église; 
mais  moi ,  prenez-y  garde,  je  suis  une  puissance  aussi  r  je  suis  le  pro- 
létariat et  l'aristocratie  en  une  même  personne.  »  Tels  sont  les  discours 
échangés  par  ces  promeneurs  sans  pareils  dans  les  Champs-Elysées  de 
Vienne  à  l'heure  du  beau  monde. 

Par  où  donc  s'était  nouée  une  si  incroyable  connaissance?  Par  le 
procédé  le  plus  simple.  La  baronne  Alice,  introduite  chez  la  princesse 
de  Metternich ,  qui  recevait,  à  ce  qu'il  paraît,  une  société  assez  mêlée, 
était  devenue  une  favorite  dans  la  maison,  et,  grâce  à  sa  pénétration 
extraordinaire,  elle  s'était  rendue  redoutable  au  père  confesseur  lui- 
même,  en  scrutant  sa  vie  passée  derrière  son  masque  immobile.  Ce- 
hii-ci  avait  compris  qu'il  valait  mieux  l'avoir  pour  amie  que  pour 
ennemie,  et  c'était  ainsi  que  le  prêtre  Angélicus  et  la  malicieuse  Alice 
mettaient  maintenant  leurs  complots  en  commun. 

Le  prince  Lichnowski  se  trouve  pris,  pour  son  malheur,  entre  ces 
deux  comploteurs  de  haute  volée.  M""»  Aston  suppose  qu'il  les  trahit 
tous  les  deux  à  la  fois  par  la  piisillanimité  de  ses  ambitions.  Sa  mort 
a'est  que  l'équitable  châtiment  de  cette  trahison  double.  Ce  ne  sont 
point  des  brigands  de  bas  étage  qui  ont  fait  un  mauvais  coup  par  ha- 
sard, par  colère  et  par  ivresse  :  c'est  le  saint  père  Angélicus  et  1  eleganie 
baronne  qui  ont  décrété,  dans  leur  justice,  cette  affreuse  evecution. 
pour  venger  chacun  sa  grande  cause,  tout  en  vengeant  chacun  ausn 
des  offenses  d'un  ordre  plus  intime.  Angélicus  est  probablement  le  su- 
périeur de  quelque  confrérie  de  sanfédistes,  un  Rodin  moins  s.ue  u 
moins  virginal  que  celui  de  M.  Eugène  Sue.  Lichnowski  lui  .idonm- 
des  gages.  La  baronne  est  la  présidente  d'un  certain  comite^Oeb  uix- 


872  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

huit  qui  doit  bouleverser  tout  Berlin  à  l'aide  des  corporations  ouvrière 
Liclmowski  s'est  entendu  avec  elle  pour  commencer  le  branle  à  Vieni 
en  déchaînant  les  sociétés  secrètes  dans  lesquelles  il  a  enrégimenté  L 
étudians.  Or,  ce  même  Lichnowski  aura  l'audace  de  parler  plus  tai 
à  Saint-Paul  en  faveur  de  l'armistice  de  Malmoë,  d'abandonner  le  dr 
peau  populaire  dans  la  question  du  Schleswig,  de  déserter  en  plei 
jour  avec  armes  et  bagages.  La  baronne,  qui,  malgré  ses  ressenti mei 
particuliers,  le  protégeait  encore  contre  l'implacable  vindicte  du  pè 
Angélicus,  l'abandonne  alors,  et  il  tombe  victime  de  ses  infidéhtés  p( 
litiques;  hélas!  non  pas  seulement  de  celles-là. 

Aimé  d'Alice,  le  beau  Lichnowski  avait  trompé  sa  tendresse;  ma 
Alice  avait  tant  de  fois  pris  sa  revanche  et  de  tant  de  façons,  qu'elle  e 
pardonné  au  moment  suprême,  si  la  froide  fureur  du  père  Angélici 
lui  eût  laissé  le  temps  de  la  réflexion.  Angélicus  a  vu  naguère  s( 
bonheur  brisé  par  un  caprice  de  Lichnowski.  C'était  en  Espagne,  dai 
le  pays  de  Valence.  Le  jeune  Prussien  avait  promis  mariage  à  ui 
brillante  senora;  mais  il  est  venu  un  enfant  avant  la  noce,  et  le  futi 
s'en  est  allé.  La  senora  n'a  plus  eu  dans  le  monde  que  le  dévoueme 
du  prêtre  inconsolable  et  l'espoir  de  représailles  qui  fussent  au  niveî 
de  son  courroux.  Son  garçon  pouvait  à  peine  se  tenir  sur  ses  jambe 
qu'elle  lui  a  ceint  le  corps  d'une  écharpe  rouge  dans  laquelle  elle 
mis  un  poignard,  et,  sur  ce  poignard,  l'enfant  a  juré  de  punir  l'ei 
nemi  détesté  de  sa  mère.  La  mère  et  le  fils  se  sont  alors  mis  en  rou 
pour  ce  voyage  de  vengeance,  où  le  père  Angélicus  les  dirige.  Salvad 
n'a  pas  encore  quinze  ans,  et  déjà  toutes  les  passions  de  la  virilité  coi 
sument  ce  frêle  petit  monstre,  éclos  au  plus  chaud  des  inspiratio 
contre  nature  de  M"*  Aston.  Il  passe  et  repasse  à  travers  tout  le  rom.ii 
avec  sa  ceinture  de  soie  rouge,  sa  guitare  et  son  poignard,  jusqu'à  k 
qu'enfin,  pour  tenir  parole  à  l'enragée  senora  qui  lui  a  donné  l'être,! 
frappe  le  premier  d'une  main  fiévreuse  le  père  qu'il  exècre,  et  tourit 
ensuite  sa  fureur  contre  lui-même.  Lichnowski  mourant  apprend 
son  ancienne  maîtresse  que  son  fils  était  parmi  les  assassins. 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  poursuivre  plus  loin  l'analyse  de  ces  sott 
horreurs.  Je  passe  les  scènes  d'alcôve  et  les  scènes  de  club,  les  appai 
tions  de  la  baronne  sur  les  barricades  et  ses  rencontres  vagabondj 
avec  seg  amoureux  de  toutes  les  dates.  Je  passe  jusqu'à  ses  complîj 
sauces  pour  le  mécanicien  Ralph,  qu'elle  porte  dans  son  lit  et  mê 
dans  son  cœur  d'un  aussi  beau  sang-froid  que  le  volage  Lichnows 
Ralph  est  pourtant  une  curieuse  copie  germanique  du  Compagnon  »i 
tour  de  France;  Ralph  du  moins  ne  s'amuse  pas  à  s'alanguir  dans  ]| 
faveurs  d'une  belle  dame;  il  explique  héroïquement  à  ses  camarai 
les  ouvrages  de  M.  Proudhon,  et,  retournant  le  fameux  axiome  que 
propriété  c'est  le  vol,  il  conclut  avec  une  logique  imperturbable,  il  co 


DEUX   DAMES   HllIANITAIRES.  373 

dut  à  la  lettre  que  le  vol  c'est  la  propriété.  Je  passe  tout  cela;  le  dégoût 
viendrait,  s'il  n'est  déjà  venu,  et  je  termine  en  admirant  que  la  révo- 
lution puisse  enfanter  des  filles  assez  indiscrètes  pour  en  écrire  les 
mémoires  de  cette  encre-là.  Comment  s'y  prendra-t-on  pour  en  faire  la 
satire,  si  c'est  ainsi  qu'on  en  célèbre  la  louange? 

Pouniuoi  maintenant  ai-je  employé  tout  ce  temps  et  tout  ce  papier 
à  retracer  ici  les  pitoyables  fictions  de  ces  plagiaires?  Était-ce  pour  le 
plaisir  discourtois  de  les  chagriner  et  de  leur  rendre  en  contrariété  le 
méchant  quart  d'heure  dont  je  leur  suis  redevable?  Ce  serait  d'une  ame 
trop  noire.  Je  regrette  bien  plutôt  de  n'avoir  pas  su  mettre  un  peu  de 
miel  au  bord  de  la  coupe  amère;  j'aurais  voulu  ménager  davantage  ces 
pauvres  victimes  d'elles-mêmes  que  j'aimerais  à  croire  encore  pardon- 
nables; je  suis  moins  tenté  de  les  offenser  ([ue  de  les  plaindre.  Elles  ne 
sont  pas  les  premières  coupables  et  n'ont  qu'à  moitié  la  responsabilité 
de  leurs  péchés.  C'est  parce  que  je  tenais  à  montrer  de  qui  part  le  mal  et 
d'où  il  date,  que  je  l'ai  pris  là  sous  cette  transformation  plus  (jue  naïve 
qui  n'en  déguisait  rien.  Nous  sommes  bien  forcés  de  nous  reconnaître 
nous-mêmes  dans  cette  copie  trop  servile  de  nos  inventions,  et,  comme 
la  simplicité  malavisée  de  nos  imitateurs  a  justement  choisi  nos  plus 
détestables  endroits  pour  les  reproduire  avec  une  préférence  qui  les 
accuse  encore  davantage,  il  se  pourrait  peut-être  qu'on  en  sentît  mieux 
la  laideur  en  les  retrouvant  ainsi  dans  le  miroir  grossissant  où  la  main 
de  l'Allemagne  nous  les  présente.  Si,  en  effet,  cette  laideur  de  nos  mau- 
vaises chimères  et  de  nos  mauvaises  passions  ressort  avec  quelque  vi- 
vacité de  plus  de  la  contrefaçon  qui  nous  les  emprunte  pour  les  étaler 
dans  des  romans  tels  que  ceux  de  M""  Aston  et  de  M""  Kapp,  il  valait 
certainement  la  peine  de  faire  lire  ces  choses  à  des  lecteurs  français. 
Nous  ne  serons  jamais  trop  convaincus  de  la  tristesse  de  certaines  sot- 
tises que  tant  d'entre  nous  ont  jadis  plus  ou  moins  caressées,  ne  fût-ce 
qu'en  les  appelant  de  beaux  rêves. 

Il  est  une  autre  conviction  que  nous  devrions  aussi  tâcher  d'acqué- 
rir, et  qui  se  déduit  forcément  à  mon  sens  de  l'histoire  même  de  M""  As- 
ton. Le  roman  où  M"*  Aston  a  déposé  sa  littérature  est  de  1849;  mais 
la  confession  où  elle  a  raconté  son  cœur  est  de  1846.  Or,  l'une  était 
pour  sûr  le  prélude  de  l'autre,  et  nous  devons  en  bonne  justice  faire 
droit  à  cette  chronologie  significative.  Nous  avons  trop  de  penchant  à 
supposer  que  le  désordre  moral,  dont  nous  nous  sommes  aperçus  quand 
il  avait  déjà  grandi  comme  un  chêne,  a  poussé  d'un  seul  jet,  comme 
une  plante  vénéneuse  dans  une  nuit  d'orage;  nous  excusons  ainsi  trop 
facilement  la  défaite  qui  nous  a  prouvé  le  néant  de  notre  confiance,  et 
nous  en  attribuons  la  cause  au  hasard,  sans  penser  que  c'est  nous  qui 
de  longue  date  avons  préparé  notre  faiblesse.  Toutes  les  hiclinalions 
pernicieuses  dont  le  triomphe  subit  nous  a  déconcertés  s'étaient  m- 


Ji7/t  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sensiblement  développées  sous  nos  yeux;  d'aveugles  et  niaises  sympai, 
thies  les  avaient  même  plus  d'une  fois  encouragées.  La  vie  privée,  \i\ 
vie  civile,  étaient  déjà  sourdement  minées  par  les  mêmes  vices  quii 
allaient  bouleverser  l'ordre  politique,  par  l'insuffisance  ou  l'abaisseii 
ment  de  l'esprit  d'autorité,  par  la  légitimation  de  l'esprit  d'indisci-; 
pline.  11  n'est  pas  inutile  de  recueillir  les  témoignages  qui  attestenj 
cette  lointaine  filiation  de  nos  malheurs,  parce  qu'en  remontant  ainsi 
vers  la  source  d'où  ils  découlent,  on  comprendra  mieux  qu'il  fautqud 
chacun  en  son  particulier  se  donne  quelque  peine,  s'il  tient  à  l'arrêteri 
Si  chacun  sous  son  toit  voulait  sérieusement  se  faire  une  règle,  la  règlti 
entrerait  d'elle-même  dans  la  cité.  Nous  n'en  sommes  pas  là. 

Je  connais  d'honnêtes  gens  qui  croient  de  très  bonne  foi  que  la  sociéti 
se  porterait  encore  à  merveille,  si  l'on  avait  à  propos  empêché  les  bai 
ricades;  ils  sont  même  persuadés  qu'il  suffirait  de  remettre  tous  les  pa 
vés  à  leur  place  et  de  les  y  bien  sceller  pour  guérir  la  maladie  publi 
que.  Aussi  les  entendez-vous  demander  ardemment  un  victorieux,  m 
homme  fort,  qui  vienne  en  un  tour  de  main  leur  achever  cet  ouvragi 
afin  qu'ils  n'aient  plus  ensuite  qu'à  recommencer  de  vivre  comme  il 
vivaient  autrefois.  Les  insurrections  cependant  ne  sortent  pas  tout( 
seules  de  dessous  terre;  il  y  a  quelque  chose  qui  les  pousse,  qui  It 
invite  et  qui  les  accepte  :  ce  sont  les  mœurs  amollies  et  les  idées  faus 
sées.  Oui,  sans  doute,  il  est  assez  visible  qu'il  reste  encore  pas  mal  d 
pavés  en  l'air,  et  pour  moi ,  certainement ,  je  n'aurais  point  de  goût 
médire  de  celui  qui  saurait  les  ranger;  mais,  les  pavés  rangés,  qi 
rangera  les  idées  et  les  mœurs?  L'ordre  moral  ne  se  rétablit  pas  comm 
on  rétablit  l'ordre  dans  les  rues.  Quand  la  paix  des  rues  est  menacét 
on  livre  au  premier  vaillant  que  son  étoile  amène  tout  ce  qu'on  pei 
lui  fournir  de  machines  de  guerre,  et  on  le  charge  du  salut  de  tout  ] 
monde.  Le  sauveur  de  la  veille  est  le  maître  tout  trouvé  du  lendemaii 
Quoi  de  plus  facile  et  de  plus  commode?  On  devient  ainsi  le  spéciale i 
de  sa  destinée  saris  avoir  la  responsabilité  de  sa  conduite.  Lorsqu'il  s'ag 
au  contraire  de  redresser  les  voies  du  for  intérieur,  il  faut  absolumei 
que  chacun  s'y  applique  pour  son  compte.  Ce  n'est  pas  une  besogi 
dont  il  soit  loisible  de  se  reposer  sur  autrui.  Il  n'y  a  pas  là  de  Deus  c 
inachina  qui  puisse  opérer  à  point  nommé  le  prodige  indispensable  a 
dénoûment  de  la  pièce.  Il  ne  sert  de  rien  de  se  croiser  les  bras  et  d'à 
tendre  paresseusement  une  aide  étrangère.  L'aide  est  en  soi,  ou  ne 
nulle  part.  Il  faut  la  chercher,  la  vouloir  soi-même,  veiller,  travaill* 
sous  son  propre  commandement,  user  de  sa  propre  initiative.  Quaii 
est-ce  que  nous  aurons  ce  courage-là? 

Alexandre  Thomas. 


LA  VIE  MILITAIRE 


EN  AFRIQUE. 


XOCAVES  ET  SPAHIS. 


Si  jamais  vous  devez  visiter  l'Afrique,  si  jamais  vous  avez  à  tra- 
verser la  vallée  du  Haut-Riou ,  ne  vous  mettez  pas  en  route  pendant 
le  mois  de  novembre,  le  père  des  tempêtes;  vous  resteriez  enseveli  dîms 
les  fortes  terres  de  la  vallée  que  des  torrens  de  pluie  ont  changées  en 
l)Oues  épaisses.  Pour  nous  qui  voyagions  d'après  une  consigne,  il  ne 
nous  était  pas  permis  de  compter  avec  la  pluie,  la  neige  ou  la  fatigue, 
et,  en  1843,  une  soirée  de  ce  fatal  mois  de  novembre  nous  trouvait 
réunis  sous  une  tente  de  toile,  nous  réchauffant  de  notre  mieux  autour 
d'un  trou  creusé  en  terre  qui  renfermait  un  maigre  brasier.  Les  larges 
gouttes  de  la  pluie  rendaient,  en  frappant  la  toile,  un  son  sec  comme 
le  son  d'un  coup  de  baguette  :  bruit  monotone,  plein  de  tristesse,  (|ui 
dure  des  heures,  des  journées  entières.  Devant  nous,  nos  pauvres  che- 
vaux tournaient  au  vent  leurs  croupes  frileuses,  et  c'était  partout  dans 
le  bivouac  un  grand  silence,  interrompu  seulement  de  temi)S  a  aiiliv 
par  les  appels  énergiques  du  maréchal-des-logis  de  semame  ou  de  1  of- 
ficier de  service  maugréant  après  les  gardes  d'écurie,  lorsciu  un  che- 
val, pour  se  dérober  au  froid,  avait  rompu  ses  entraves  et  se  n)etl;ut 
à  courir  à  travers  le  bivouac.  , 

Malgré  le  vent  et  la  pluie,  quelques  officiers  de  zouaves,  bravaut 


876  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'orage,  étaient  venus  jusqu'à  nous.  Des  couvertures  de  cheval  furei 
aussitôt  jetées  sur  des  cantines  servant  à  la  fois  de  chaises  et  de  fai 
teuils;  un  bol  d'eau-de-vie  à  la  flamme  bleuâtre  fut  allumé  en  l'honnei 
de  nos  hôtes,  et,  chacun  tirant  de  son  étui  de  bois  une  pipe  noircie, 
soirée  commença.  «  Quand  l'estomac  est  satisfait,  la  tête  chante,  »  d 
le  proverbe  arabe.  Le  proverbe  a  raison,  et  bientôt  ce  fut  à  qui  racoi 
terait  une  des  mille  aventures  de  son  odyssée  africaine.  Combats,  fête 
plaisirs,  coups  de  main,  razzias,  amours  même,  eurent  tour  à  tour  d( 
narrateurs,  —  bien  plus,  des  auditeurs  attentifs.  Un  souvenir,  un  r* 
gret,  étaient  donnés  en  passant  à  ceux  qui ,  moins  heureux ,  avaiei 
succombé  dans  la  lutte  :  souvenirs  et  regrets  qui  venaient  du  cœu 
car,  lorsque  le  nom,  répété  un  matin  par  un  journal,  cité  avec  hoi 
neur,  puis  oublié  l'instant  d'après,  a  disparu  de  la  pensée  de  tous,  < 
nom  se  prononce  encore  avec  émotion  dans  la  famille  nouvelle,  c 
régiment.  i 

C'est  ainsi  qu'on  rappela  successivement  les  volontaires  parisiens  i 
les  bataillons  de  la  Charte,  premier  noyau  des  zouaves,  l'assaut  de  Coii 
stantine  et  le  commandant  Lamoricière,  puis  ces  combats  sans  nombi 
où  les  zouaves  fondèrent  leur  glorieuse  réputation.  Ensuite  venait  : 
commandant  Peyraguay,  ce  vieux  soldat  en  cheveux  blancs,  l'ancii 
sergent  du  bataillon  de  l'île  d'Elbe,  qui,  après  avoir  traversé  tant 
«dangers,  est  mort  à  Tlemcen,  face  à  l'ennemi,  d'un  coup  de  feu  «i 
i^leâne  poitrine.  Chacun  s'oubhait  dans  le  passé,  et  je  me  souviens  ei 
coEe  du  religieux  silence  avec  lequel  nous  écoutâmes  tous  le  récit  d 
sixaiwis  d'hiver  que  les  zouaves  passèrent  en  1840  à  Médéah,  la  vil 
en  ruiH(i3S.  —  Que  ne  ferait-on  avec  nos  zouaves!  ajoutait  le  narrateu 
•pas  un  sentier  où  leurs  coups  de  fusil  n'aient  retenti,  pas  un  buissc 
qui  ne  redise  une  de  leurs  actions  d'éclat.  Vous  rappelez-vous,  l'ann 
dernière,  comme  vous  reveniez  de  Milianah,  nous  nous  sommes  crois 
•  à  Karoubet-el-Ouzeri,  à  l'entrée  de  la  gorge,  près  de  la  Mitidja?  Eh  bie; 
'à  côté  de  ce  petit  mamelon  à  la  crête  blanche  où  vous  avez  mis  pii 
à  terre,  il  s'est  passé  un  fait  d'armes  dont  nous  conservons  tous  la  m 
moire  :  c'est  là  que  d'Harcourt  a  été  tué  en  tête  de  sa  compagnie.  Le  c 
^itaine  Bosc  ayant  quitté  trop  promptement  une  position  importante, 
«olonel  Cavaignac  fut  obligé  de  la  faire  occuper  de  nouveau.  Lancée 
pas  de  course,  la  compagnie  escalade  la  colline,  et,  comme  d'Harcoi 
débouchait  le  premier,  une  balle  lui  casse  la  tête.  L'engagement  f| 
très  vif;  d'un  côté,  l'on  arrivait  au  sommet  par  un  sentier  que  les  plu 
d'orage  avaient  profondément  creusé.  Trois  zouaves,  un  fourrier, 
sergent  nommé  Razin  et  un  caporal  indigène,  un  Kabyle,  prenaie| 
ce  chemin.  Près  d'atteindre  au  sommet  de  la  crête,  le  vieux  serg 
décoré  se  voyait  devancé  par  le  fourrier  plus  jeune  et  plus  ingamll 
a  Ah  çà,  conscrit,  lui  cria-t-il,  est-ce  que  tu  as  la  prétention  de  pasf 


LA  VIE  MILITAIRE  EK   AFRIQUE.  87- 

avant  moi?  Fais  place  à  ton  ancien,  et  vivement  !  »  L'autre  aussitôt  por- 
tant la  main  à  son  turban  et  le  saluant  à  la  militaire,  lui  répond  •  a  C'est 
juste,  »  et  se  place  derrière.  Il  n'avait  pas  fait  trois  pas  que  Razin  tombe 
mort.  Le  fourrier  s'élance,  une  balle  le  coucbe  à  côté  du  sergent  I  e 
caporal  kabyle  court  vers  lui  :  «Enlève  Razin,  cric  le  fourrier  je  nie 
sauverai  bien  seul;  »  et,  comme  le  caporal  chargeait  le  cadavre  sur  ses 
épaules,  une  balle  le  tue  raide.  Le  fourrier  alors  se  précipite  sur  le 
vieux  sergent,  lui  enlève  sa  croix,  et,  bien  que  grièvement  blessé,  il  par- 
vient, en  se  glissant  à  travers  les  broussailles,  à  rejoindre  le  bataillon- 
puis,  remettant  la  croix  au  commandant  :  «Vous  le  voyez,  mon  com- 
mandant, si  je  ne  l'ai  pas  rapporté,  c'est  que  je  suis  moi-même  blessé; 
mais  du  moins  j'ai  sauvé  sa  croix.  »  Et  il  montrait  son  bras,  qui  pen- 
dait sans  mouvement  à  son  côté(l). 

Comme  l'officier  de  zouaves  achevait  son  récit,  onze  heures  son- 
naient à  l'horloge  du  camp;  lorsque  je  dis  l'horloge,  j'exagère,  en 
appelant  ainsi  le  modeste  tambour  de  garde  à  la  tente  du  chef  d'état- 
major,  qui  battait  sur  sa  caisse  un  nombre  de  coups  égal  au  chiffre  de 
l'heure.  On  releva  les  factionnaires,  et,  grâce  au  silence  qui  régnait 
depuis  quelques  instans,  nous  ne  perdîmes  rien  des  facéties  d'un  ser- 
gent qui  criait  à  un  soldat  retardataire  :  —  Eh  !  dégourdi  !  faut-il  que 
j'aille  vous  chercher? 

—  Ne  voyez -vous  pas,  répondait  l'autre,  que  j'enfonce  dans  la  boue 
jusqu'aux  jambes?  Est-ce  qu'on  peut  marcher  là-dedans? 

—  B...  de  conscrit!  quand  on  ne  peut  pas  marcher,  on  court!  Vous 
ne  saviez  pas  ça,  vous?  répliqua  le  sergent. 

Sur  cette  saillie,  on  se  souhaita  bonne  nuit,  et  ceux  qui  devaient 
regagner  leur  tente  pour  chercher  le  repos  s'en  allèrent,  le  capuchon 
du  caban  rabattu  sur  les  yeux,  le  pantalon  retroussé,  jurant  comme 
des  païens,  au  besoin  employant  le  moyen  du  sergent. 

Le  lendemain,  nos  courses  recommencèrent,  et  un  mois  plus  tard, 
rentrés  dans  la  garnison,  nous  nous  trouvions  encore  réunis  avec  ces 
mêmes  officiers,  nos  compagnons  du  Haut-Riou.  Celui  qui  nous  avait 

{i)  L'ordre  du  jour  suivant  consigne  dans  les  annales  des  zouaves  la  brillante  valeur 
de  M.  Richard  d'Harcourt  :  noble  et  consolant  témoignage  pour  M.  le  duc  d'Hnrcourl, 
qui  presque  à  la  môme  époque  apprenait  la  mort  d'un  autre  de  ses  fils,  officier  de  ma- 
rine, victime  aussi  de  son  dévouement  à  ses  devoirs. 

«  Dans  la  journée  du  10  novembre,  le  jeune  d'Harcourt,  sous-lieutenant  au  corps,  et 
le  vieux  sergent  Razin,  de  la  i«=  compagnie  du  1"  bataillon,  sont  morts  en  abordant 
l'ennemi  et  en  devançant  les  plus  braves.  , 

«  Le  lieutenant-colonel  recommande  leurs  noms  à  la  mémoire  des  officiers,  sous-om- 
ciers  et  soldats  du  corps.  Il  les  donne  aux  jeunes  gens  pour  exemples  et  pour  glorieux 

iDodèlcs 

«  Le  lieutenant-colonel  commandant  les  zouaves, 

«  Medeah,  le  21  novembre  1840. 


87>^  KEVLE  DES  DEUX  MONDES. 

laconté  les  rudes  épreuves  supportées  à  Médéah  par  les  zouaves  pen- 
dant l'hiver  de  1840  me  confia  alors  un  journal  dont  il  m'avait  souvent 
parlé.  Confidence  de  la  solitude,  curieux  chapitre  des  souffrances  de 
l'année  d'Afrique,  le  journal  de  l'officier  de  zouaves  avait  pour  épi- 
graphe ces  paroles  de  Biaise  de  Montluc  :  «  Plust  à  Dieu  que  nous  qui 
portons  les  armes  prinsions  cette  coutume  d'escrirc  ce  que  nous  voyons 
et  faisons,  car  il  me  semble  que  cela  seroit  mieux  accommodé  de  notre 
main,  j'entends  du  fait  delà  guerre,  que  non  pas  des  gens  de  lettres, 
car  ils  déguisent  trop  les  choses,  et  cela  sent  son  clerc.  »  Le  journal 
qu'on  va  lire  abesoin  de  quelques  explications.  En  1840,  la  guerre  frap- 
pait encore  aux  portes  d'Alger,  et  la  Mitidja  était  coupée;  si  Médéah  et 
Milianah  avaient  une  garnison  française,  il  fallait  une  armée  pour  ravi- 
tailler ces  villes.  Au  mois  d'octobre  de  cette  même  année,  on  venait  de 
se  porter  au  secours  de  Milianah,  dont  la  garnison,  décimée  par  la  nos- 
talgie, la  famine  et  les  maladies,  avait  presque  succombé  sous  sa  tâche  : 
de  1,400  hommes,  720  étaient  morts,  oOO  étaient  à  l'hôpital;  à  peine 
si  les  autres  avaient  la  force  de  tenir  leurs  fusils,  et,  pour  peu  que  l'on 
eût  tardé  de  quelques  jours,  la  ville  se  voyait  prise  faute  de  défenseurs. 
Au  retour,  ces  cadavres  vivans  furent  portés  par  des  bêtes  de  somme. 
On  conçoit  qu'un  pareil  spectacle  avait  dû  faire  une  vive  impression 
sur  l'armée,  car  si  pendant  l'été  l'on  avait  eu  à  redouter  de  pareilles 
souffrances,  que  serait-ce  donc  l'hiver  venu  !  Il  fallait  pourtant  rele- 
ver la  garnison  de  Médéah,  comme  l'on  avait  relevé  celle  de  Milianah, 
et  M.  le  maréchal  Valée  ne  voulut  envoyer  à  ce  poste  que  des  hommes 
endurcis,  qui  trouvassent  dans  l'esprit  de  corps  et  dans  l'honneur  at- 
taché à  leur  nom  la  force  nécessaire  pour  résister  à  toutes  les  priva- 
tions, à  toutes  les  souffrances  de  l'isolement.  Les  zouaves  furent  dési- 
gnés pour  aller  occuper  Médéah. 

I. 

Le  18  novembre  1840,  deux  bataillons  de  zouaves,  forts  de  cin([ 
cents  hommes  chacun,  commandés  par  MM.  Renaud  et  Leflo,  prenaient 
possession  de  la  ville  de  Médéah,  où  ils  devaient  tenir  garnison  pendant 
tout  l'hiver,  sous  les  ordres  de  leur  lieutenant-colonel,  M.  Cavaignac, 
nommé  commandant  supérieur.  L'usage  veut  que  l'on  appelle  Médéah 
une  ville;  mais,  pour  rester  vrai,  il  faudrait  inventer  un  nom  qui  pût 
désigner  cet  amas  de  décoihbres  et  de  masures.  Les  zouaves  relèvent 
le  23«,  et  un  officier  de  ce  régiment  a  été  pour  moi  une  providence 
en  me  laissant  une  peau  de  mouton,  une  table,  des  bancs,  deux  cofl'res, 
quelques  vases,  précieuses  ressources  au  milieu  de  la  misère  générale. 

Le  49,  l'armée  nous  quitte;  elle  lève  son  bivouac  pour  retourner  à 
Alger,  et,  à  sept  heures  et  demie,  les  derniers  pelotons  de  l'arrière- 


LA   VIE   MiLlTAJRK  EN   AFRIQUE.  ^Jff 

garde  disparaissent  derrière  le  mont  Nador.  Il  semble  oiravet-  eux 
s'éloigne  la  dernière  image,  le  dernier  souvenir  de  la  France  ¥km  le 
ciel  qu'il  nous  arrive  quelques  aventures,  car,  sans  cela  nm  distrar- 
tions  seront  rares!  Ce  matin  même,  nous  avons  pu  juger  de  IV-lendfK' 
de  notre  territoire.  Le  colonel  Cavaignac  a  donné  l'ordiv'  do  charuer 
une  des  pièces  d'artillerie.  —  Faites  tirer  à  plein  fouet,  a-t-ii  dit  au 
capitaine  Liedot;  et,  comme  nous  regardions  le  boulet  tomber  à  lerre  : 
—  Voilà  la  limite  de  nos  possessions!  a-t-il  ajouté  en  se  ivtouniant 
vers  nous,  et  nous  montrant  la  poussière  que  la  cliute  du  boulet  avail 
soulevée. 

Le  casernement  est  vraiment  dans  un  état  affreux,  on  phitiU  il  n  y 
a  pas  de  casernement  :  à  peine  si  les  hommes  y  trouvent  un  abri.  rb(V 
pital  n'est  qu'une  masure  à  faire  frémir;  mais  enfin  il  faut  im  prendre 
son  parti,  accepter  ce  que  l'on  ne  peut  changer.  Heureusewenl  «n 
nous  a  laissé  des  vivres  de  bonne  qualité,  et,  grâce  aux  soins  prodigués 
aux  troupeaux,  nous  espérons  bien  ne  pas  manquer  de  viande. 

Cinquante  hamacs  ont  été  distribués  par  compagnie;  chaque  homme 
a  reçu  un  sac  et  une  demi-couverture  de  campement.  Les  iransporU< 
de  l'armée  n'ont  pu  amener  la  totalité  de  ces  effets;  il  en  maïKjik'  dix 
par  compagnie,  mais  l'industrie  des  zouaves  ne  leur  fait  pas  défaut  : 
de  vieux  sacs  de  l'administration  sont  remplis  d'herbes  sèches  et  se 
transforment  en  paillasses;  de  vieilles  laines  trouvées  dans  la  ville  soni 
étendues  et  piquées  entre  deux  toiles  de  sacs.  Ces  édredons  d'un  nou- 
veau modèle  remplacent  les  couvertures  qui  manquent. 

Au  point  du  jour,  tous  les  travaux  ont  commencé  :  la  petite  colonie 
s'organise;  les  ouvriers  d'art,  pris  dans  chaque  compagnie,  se  mettent 
à  l'œuvre;  les  jardiniers,  sous  la  surveillance  du  capitaine  Peyraguay, 
ont  tracé  l'enceinte  du  jardin.  L'on  utilise  jusqu'aux  peaux  de  bœufs, 
qui,  préparées  avec  soin,  sont  livrées  à  des  soldats  transformés  en  cor- 
donniers pour  les  réparations  de  chaque  jour.  Les  zouaves,  du  reste, 
sont  gais  et  pleins  d'entrain.  Le  service  n'est  pas  trop  fatigant,  et,  le 
bon  esprit  de  corps  aidant,  nous  finirons  par  passer  notre  exil,  si  ce 
n'est  d'une  façon  agréable,  au  moins  sans  trop  d'ennui. 

Nous  avons  découvert,  en  nous  promenant,  sous  les  murs  de  la 
ville,  un  petit  ravin  rempli  de  l>écassines  et  de  perdrix;  l'augure  est 
favorable,  et  le  bonhomme  Noé  n'eut  pas  une  joie  plus  grande  lors(pi(' 
la  colombe  lui  rapporta  la  branche  d'olivier.  C'était,  du  reste,  le  jour 
aux  bonnes  fortunes,  car,  en  rentrant,  le  télégraphe  du  poste  d'Aïn- 
Télazit  nous  a  transmis  cette  dépêche  : 

«  L'armée  est  rentrée  sans  coup  férir  à  Blidah. 

«  La  majorité  de  la  chambre  a  soutenu  le  nouveau  ministère. 

«  La  duchesse  d'Orléans  est  accouchée  d'un  fils,  le  duc  de  Chartres.  » 

Si  nous  étions  en  France  ou  seulement  à  Alger,  ces  nouvelles  nous 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouveraient  sans  doute  indifférens;  mais,  depuis  six  jours,  l'isolement 
a  commencé  :  nous  sommes  destinés  à  passer  de  longs  mois  sans  rece- 
voir aucun  souvenir.  Il  semble  que  ces  bruits  de  France  nous  font 
prendre  part  aux  émotions  de  ceux  qui  sont  si  loin.  Aussi  ces  nouvelles 
sont-elles  pour  nous  les  bienvenues,  et  nous  les  accueillons  en  amies. 
Le  malencontreux  télégraphe  était  ce  soir  le  sujet  de  toutes  les  anec- 
dotes. En  voici  une  entre  autres  dont  je  me  souviens. 

Qui  n'a  pas  sa  manie  sur  la  terre?  Le  général  Duvivier  avait  celle 
des  blocus;  une  première  fois,  ce  fut  à  Blidah;  la  seconde,  à  Médéah. 
Nommé  commandant  supérieur,  il  se  déclara  qu'il  n'apercevrait  pas 
le  télégraphe  d'Aïn-Telazit,  et  qu'il  aurait  à  soutenir  un  siège  en  règle 
envers  et  contre  tous.  Le  malheureux  télégraphe  avait  beau  agiter  ses 
grands  bras,  l'on  était  aveugle  et  muet  dans  la  ville.  Le  maréchal  Va- 
lée,  impatienté,  fit  enfin  partir  la  dépêche  suivante  :  «  Par  ordonnance 
du  16,  vous  êtes  nommé....  »  (Interrompue  parle  brouillard).  Or,  il 
faut  savoir  qu'à  cette  époque,  le  général  Duvivier  espérait  et  attendait 
sa  nomination  de  lieutenant-général.  Aussitôt  Médéah  l'aveugle  voit, 
Médéah  la  muette  parle,  et  le  général  demande  des  explications.  Le 
télégraphe  répond  tranquillement  :  «  Vous  êtes  nommé  grand-officier 
de  la  Légion-d'Honneur.  »  Puis  suivait  une  série  d'ordres. 

Par  un  temps  affreux,  un  vrai  temps  de  décembre,  j'achève  mon 
installation.  Ma  chambre  a  pour  ornement  une  glace  cassée,  quatre 
lithographies  du  Charivari,  et  une  table  faite  avec  une  caisse  à  biscuit; 
la  fenêtre  ne  laisse  point  pénétrer  trop  de  vent,  la  cheminée  est  bonne; 
voilà  un  logement  comfortable,  où  bien  des  soirées  se  passeront  à  jouer 
au  whist  avec  les  trois  jeux  qui  doivent  suffire  à  nos  ébats  tant  que 
nous  serons  les  hôtes  de  la  ville. 

Un  voleur  de  grand  chemin  qui  s'en  vient  vendre  une  mule  dérobée 
à  quelque  douar  nous  apprend  que  le  bey  de  Milianah  Sid-Embarek 
est  au  pont  du  Ghéliff,  et  El-Berkani,  kahfat  de  l'est  pour  Abd-el-Kader, 
à  trois  lieues  de  nous  au  sud.  Cet  homme  est  voleur  comme  nous  serions 
magistrats  :  c'est  une  profession  qu'il  exerce  avec  honneur  et  en  se  fai- 
sant mérite  de  son  audace  et  de  son  courage. 

Pendant  une  éclaircie,  j'ai  fait  le  tour  des  remparts  et,  dans  un  des 
angles  de  l'enceinte  crénelée,  au  pied  d'un  magnifique  cyprès,  j'ai  dé- 
couvert un  tombeau  que  le  général  Duvivier  a  fait  élever  cet  été  au 
lieutenant-colonel  Charpenay,  tué  en  avant  de  la  ville;  sur  la  pierre 
on  lit  : 

À   DIEU 
POUB  LA  PATRIE   RECONNAISSANTE 

A  CHARPENAY 

LIEUTENANT-COLONEL    AU    23»    DE    LIGNE 

COMBAT  DD   3   JUILLET 

1840. 


LA   VIE  MILITAIRE  EN   AFRIQUE.  gg) 

Près  de  ce  tombeau,  et  l'entourant  comme  au  jour  du  combat  se 
trouvaient  les  tombes  de  quatre  officiers  du  même  régiment  tués  à  la 
"lême  affaire. 

Le  mauvais  temps  m'a  bientôt  forcé  à  rentrer;  il  dure  ainsi  depuis 
plusieurs  jours  et  nous  donne  les  plus  vives  inquiétudes  pour  notre 
ftroupeau;  les  cloisons  des  maisons  sont  abattues,  afin  de  préparer  un 
abri  pour  le  bétail;  ces  démolitions  nous  font  découvrir  un  trésor,  du 
sel  mêlé  par  couches  égales  à  la  maçonnerie  d'un  four  arabe.  Précieu- 
sement recueilli,  le  sel  est  porté  au  magasin  militaire,  et  nos  soldats  se 
livrent  à  de  nouvelles  recherches. 

Deux  zouaves  indigènes,  libérables  au  mois  de  janvier,  se  sont  oflerts 
pour  aller  à  Blidah  porter  de  nos  nouvelles  à  M.  le  maréchal;  s'ils  ac- 
complissent leur  mission,  ils  auront  leur  congé  en  arrivant;  la  propo- 
sition est  acceptée,  et  le  lieutenant-colonel  les  fait  partir  à  l'entrée  de 
la  nuit.  Que  Dieu  garde  ces  deux  braves  garçons!  ils  portent  une  lettre 
pour  ma  mère;  puissent-ils  franchir  heureusement  tous  les  dangers! 
elle  sera  si  heureuse  de  recevoir  un  mot,  une  nouvelle.  Nous  les  quitr 
tons  comme  l'on  quitte  des  gens  qui  se  dévouent;  ils  sont  pourtant 
pleins  de  confiance  et  se  voient  déjà  arrivés. 

Depuis  notre  arrivée  à  Médéah,  nos  journées  se  sont  passées  à  orga- 
niser le  campement;  il  n'y  a  eu  aux  avant-postes  que  quelques  tiraille- 
ries insignifiantes  avec  des  maraudeurs  arabes.  Le  43,  pourtant,  nous 
avons  cru  à  une  affaire  générale;  les  hauteurs  se  sont  couvertes  de  Ka- 
byles, conduits  au  combat  par  des  cavaliers.  Le  plus  grand  noml)re 
s'était  porté  à  l'est  du  côté  de  la  ferme  du  bey  :  la  garnison  a  pris  les 
armes,  l'engagement  a  été  assez  vif,  et  nous  a  coûté  plusieurs  blessés; 
mais,  par  une  poursuite  de  quinze  cents  mètres,  les  zouaves  ont  bien 
prouvé  qu'ils  ne  se  laisseraient  pas  insulter  impunément. 

La  vie  a  repris  sa  monotonie  après  cet  épisode,  nous  sommes  ren- 
trés dans  les  soucis  du  ménage,  et  ce  matin  l'on  était  occupé  à  faire  de 
l'huile  avec  des  pieds  de  bœufs;  on  les  fait  bouillir  tout  simplement 
dans  l'eau,  et  l'on  écume  la  matière  grasse  qui  monte  à  la  surface. 
Clarifiée,  cette  huile  pourrait  servir  pour  les  alimens;  dans  cet  état, 
elle  est  destinée  à  l'entretien  des  armes.  Nous  avons  aussi  fabriqué 
du  plomb  de  chasse,  qui  nous  manquait.  Le  procédé  est  très  simple: 
il  consiste  à  établir  un  petit  cadre  renfermant  une  carte  à  jouer  ordi- 
naire; celle-ci  est  percée  de  trous,  huilée  des  deux  côtés,  et  saupoudrée 
d'hydrochlorate  d'ammoniaque;  ainsi  préparée,  elle  reçoit  le  plomb 
fondu,  qui  tombe  en  globules  dans  un  vase  plein  d'eau.  Le  vase  est 
placé  à  quatre  ou  cinq  pouces  au  plus  au-dessous  du  cadre.  En  ver- 
sant le  plomb,  on  frappe  sur  le  cadre  de  manière  a  lui  donner  un 
mouvement  d'oscillation  aussi  régulier  que  possible  :  on  passe  ensuie 
le  plomb  par  divers  cribles  de  différentes  grosseui-s;  mais  le  degré  ae 

TOilE   Y. 


8Sâ  REVCE  DES  DEUX  MONDES.  | 

fusion  est  le  point  essentiel,  et  l'on  doit  laisser  refroidir  le  plomb  jus-j 
qu'à,  ce  ([ue  le  papier  soit  simplement  roussi.  j 

Tandis  que  les  chasseurs  travaillent  ainsi  pour  leur  plaisir,  lesi 
zouaves  raccommodent  leur  équipement  et  en  inventent  même  un; 
nouveau.  Par  ordre  du  colonel,  l'administration  nous  livre  des  sacs. 
Avec  cette  grosse  toile  et  des  côtes  de  bœuf,  chaque  soldat  aura  unej 
paire  de  guêtres  de  rechange.  Un  zouave,  ancien  ouvrier  boutonnier.i 
est  chargé  de  diriger  l'opération  :  quant  au  fil  nécessaire,  d'anciennes! 
gargousses  d'artillerie  nous  fournissent  de  vieilles  étoupes;  on  eni 
trouve  aussi  dans  les  écuries,  où  elles  ont  servi  à  panser  des  chevaux.  ï 
Rien  de  plus  original  que  l'aspect  de  l'atelier,  où  de  vieux  grognards, | 
de  vieux  zouaves  aux  longues  moustaches,  à  la  barbe  épaisse,  au  teint ' 
bronzé,  balafrés  de  cicatrices,  filent  gaiement  comme  de  vieilles 
femmes.  C'est  vraiment  une  vaillante  troupe,  bonne  au  danger,  bonne 
à  la  fatigue,  qu'une  situation  difficile  n'embarrasse  jamais;  bien  com- 
mandée, elle  fera  toujours  des  prodiges,  et,  grâce  au  ciel,  se  tirera  di- 
gnement, nous  l'espérons,  de  la  nouvelle  épreuve  qui  lui  est  imposée. 

Un  déserteur  nous  est  arrivé  le  17,  un  homme  de  Tripoli,  enlevé 
avec  une  caravane  dans  le  sud;  il  a  été  amené,  après  maintes  aventures, 
à  Berkani,  et  forcé  de  s'engager  parmi  les  réguliers  de  l'émir.  (]el 
homme  nous  sert  dans  une  reconnaissance  que  nous  faisons  du  côté 
du  Nador,  pays  couvert  de  cultures  magnifiques  où  nous  trouvons  les 
traces  des  irrigations  les  mieux  entendues.  La  tradition  a  sans  doute 
conservé  parmi  les  Arabes  ce  système  d'irrigations  semblables  à  celles 
de  la  Catalogne  et  du  Roussillon.  Tout  en  donnant  des  détails  curieux 
sur  divers  engagemens,  ce  déserteur  confirme  la  présence  d'officiers 
anglais  au  camp  d'Abd-el-Kader,  présence  déjà  annoncée  par  le  ma- 
réchal Valée.  L'un  d'eux  se  trouvait,  le  27  octobre,  au  bois  des  Oliviers. 
Conduit  par  un  Juif  de  Gibraltar,  cet  officier,  venu  par  le  Maroc,  était 
vêtu  en  bourgeois;  le  déserteur  l'a  vu  pendant  deux  jours,  et  l'officier 
anglais  n'a  disparu  qu'au  moment  où  notre  division  arrivait  au  col. 

En  rentrant  dans  la  ville,  nous  avons  trouvé  une  dépêche  télégra- 
phique annonçant  l'arrivée  à  Alger  du  drapeau  depuis  si  long-temps 
promis  aux  zouaves;  chacun  en  est  heureux  comme  d'une  bonne  fortune 
particulière,  chacun  partage  la  joie  du  colonel  Cavaignac,  qui,  dans  un 
ordre  du  jour,  «  s'empresse  de  porter  cette  heureuse  nouvelle  à  la  con- 
naissance des  officiers,  sous-officiers  et  soldats.  Les  uns  y  verront  la  ré- 
compense justement  désirée  de  longs  et  glorieux  services,  les  autres 
se  feront  dire  ce  qu'il  en  a  coûté  pour  la  conquérir,  et  penseront  bien 
à  ce  qu'il  doit  en  coûter  encore  pour  la  conserver  et  s'en  montrer  tou- 
jours dignes;  tous  se  réuniront  dans  le  sentiment  unanime  d'un  dé- 
Nouement  énergique  à  la  gloire  de  nos  armes  en  Afrique,  à  l'honneur 
du  corps  dont  la  constitution  vient  de  recevoir  une  dernière  sanction.  » 


LA    VIE   MILITAIRE   EN   AFRIQUE.  y«;j 

Le  23,  à  l'entrée  de  la  nuit,  deux  zouaves  partent  pour  Alger;  ce  sont 
deux  braves  soldats,  l'un  Turc ,  l'autre  Arabe.  Ce  dernier  voulait  d'a- 
bord partir  seul.  —  Pourquoi?  lui  disait-on.  —  C'est  mon  idée  ainsi- 
j'aime  mieux  réussir  seul  ou  mourir  seul.  —  Mais  si  tu  rencontres  un 
(langer  imprévu ,  tu  le  braveras  plus  volontiers  et  tu  le  surmonteras 
plus  aisément  en  ayant  un  camarade.  —  Oh!  je  n'ai  pas  peur;  je  sais 
bien  que  ma  destinée  est  marquée,  et  je  suis  prêt  à  la  subir  quand  il 
plaira  à  Dieu.  C'est  tellement  vrai  que  je  reviendrai  si  tu  veux,  disait-il 
au  colonel ,  et  tu  peux  dire  au  maréchal  que  je  ferai  le  métier  de  cour- 
rier tant  qu'il  voudra;  seulement ,  je  veux  passer  une  semaine  à  Alger 
avec  ma  maîtresse,  et  ainsi  à  chaque  voyage. 

Cette  semaine,  il  la  passera,  les  nuits  chez  sa  maîtresse,  les  journées 
dans  un  café,  la  barbe  parfumée,  de  l'essence  de  rose  dans  son  foulard; 
écoutant  une  mauvaise  musique  de  guitare,  fumant  cent  pipes  de  tabac 
odorant,  et  buvant  sans  discontinuer  du  café  et  de  l'anisette.  Ainsi 
une  semaine  de  mollesse,  d'ivresse  somnolente,  puis,  sans  transition, 
sans  regrets,  une  semaine  d'activité,  de  misère,  de  périls  constans! 

Ben-Chergui,  notre  Arabe,  voulait  partir  sans  armes,  et  c'est  à  grand' 
peine  qu'on  a  pu  lui  faire  prendre  un  pistolet.  Deux  jours  après,  le 
télégraphe  annonçait  l'arrivée  de  nos  deux  zouaves  à  Blidali.  mais 
sans  nous  donner  une  nouvelle  de  France.  Que  fait-on?  que  devient-on? 
que  se  passe-t-il  là- bas?  L'autre  jour,  j'entendais  un  zouave  indigène 
qui  psalmodiait  cette  chanson  : 

a  0  vent!  fais  mes  complimens  à  mes  amis,  et  demande-lem*  où  ils  sont 
allés. 

«  Du  côte  de  l'Arabie  ou  du  côté  de  la  Perse,  partout  où  ils  se  sont  arrêtés, 

«  Dis-leur  que  je  songe  à  eux,  et  laisse  en  passant  une  pensée  de  moi. 

w  A  tous  les  oiseaux  qui  volent  je  demande  de  vos  nouvelles,  et  aucun  ne 
m'en  dit. 

«  Caresse  de  ta  plus  douce  haleine  celle  à  qui  j'ai  donné  mon  cœur. 

«  0  vent  !  tu  vas  toujours  vers  elle ,  et  jamais  tu  ne  reviens  !  » 

Ce  vieux  chant  de  l'Arabe  m'a  rempli  de  tristesse,  et,  durant  toute  !a 
soirée,  je  me  suis  renfermé  chez  moi  pour  songer  à  qeux  que  j'aimei 
à  ma  mère ,  à  mes  sœurs,  à  un  souvenir  plus  ttmdre  encore  peut-être: 
En  France,  ils  ne  savent  pas  les  tortures  do  la  vie  que  nous  menons  ici. 
Se  trouver  toujours  eu  présence  des  mêmes  visages,  de  gens  (pie  Ion 
estime,  que  l'on  aime,  mais  dont  on  connaît  jusqu'à  la  moindre  plai- 
santerie !  Avoir  une  prison  en  hberté  et  des  journées  entières  sans  un 
aliment  pour  la  pensée!  Vivre  ainsi  enseveli,  tout  près  du  inonde,  à 
quelques  lieues  des  nouveUes,  cela  est  dur,  croyez-moi,  et  les  plus 
fortes  âmes  fléchissent  parfois.  Les  fatigues  physi(iues  sont  affreuses 
sans  doute  :  contre  ia  pluie,  le  froid,  la  neige,  à  peine  un  abri,  et  une 


C: 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  \ 

alerte  de  chaque  heure;  mais  enfin  nos  corps,  depuis  long-temps  déjà 
sont  façonnés  à  la  rudesse  :  rien  n'égale  la  douleur  de  l'isolement. 

Voilà  un  moment  de  faiblesse.  Quand  l'orage  gronde  dans  l'air,  un» 
pluie  bienfaisante  rend  à  la  terre  toute  sa  fraîcheur;  il  semble  qu( 
de  temps  à  autre  le  cœur  éprouve  aussi  le  besoin  de  gémir;  mais,  dèt 
qu'il  se  recueille,  le  courage  revient  vite,  et  l'on  ne  songe  qu'à  la  gran 
deur  de  l'œuvre  dont  nous  sommes  les  ouvriers.  Sauront-ils  jamais  ei 
France  ce  que  l'Afrique  a  coûté  de  sang,  de  sueur  et  de  larmes? 

n. 

Quatre  jours  après  avoir  fêté  Noël  et  la  bûche  vénérable  du  réveil- 
lon, les  troupes  étaient  réunies  à  trois  heures  du  matin,  sur  la  place 
d'armes,  dans  le  plus  grand  silence,  le  fusil  en  bandoulière,  la  cartou- 
chière à  la  ceinture.  Nous  allions  tenter  une  razzia  du  côté  de  la  vallée 
d'Ouzera,  dans  les  pentes  nord  du  Nador.  Grâce  à  un  temps  brumeu> 
et  à  un  grand  vent  d'est,  aucun  poste  ennemi  n'avait  signalé  notrt 
marche,  et  la  petite  colonne,  divisée  en  trois  fractions,  avait  pu  gagnei 
les  positions  convenues.  A  cette  heure,  le  crépuscule  ne  paraissait  pai 
encore,  et  chacun  de  nous  l'attendait  accroupi,  l'oreille  à  terre,  poui 
percevoir  le  plus  léger  indice  d'une  existence  humaine.  A  nous  voii 
ainsi,  on  nous  eût  pris  pour  de  francs  bandits  :  de  fait,  cela  sentait  hier 
un  peu  le  chasseur  libre,  le  gentilhomme  de  forêt;  mais  la  guerre  es 
la  guerre,  et  celui  qui  la  fait  le  mieux,  c'est  celui  qui  cause  le  plus  d( 
dommage  à  son  ennemi.  La  première  colonne  s'était  jetée  trop  à  droite 
aussi  au  point  du  jour  l'on  se  hâta  d'envoyer  deux  compagnies  ven 
les  huttes  kabyles  que  nous  apercevions  non  loin  de  nous.  Déjà  lee 
Kabyles  commençaient  à  sortir  de  leurs  cabanes,  et  l'un  d'eux,  qui  te- 
nait un  tison ,  se  trouva  tout  à  coup  nez  à  nez  avec  un  de  nos  soldats 
Dire  son  effroi  serait  impossible  :  le  tison  lui  échappa  des  mains;  il 
resta  immobile,  la  bouche  béante,  les  bras  pendans.  Jîoumi/ s'écria-t-i 
enfin;  Roumil  Roumil  Et  à  ce  cri  femmes,  hommes,  enfans,  se  préci- 
pitent pêle-mêle,  cherchant  à  gagner  une  ravine  boisée  à  la  gauche  de^ 
huttes;  mais,  la  retraite  leur  ayant  été  en  partie  coupée,  tout  leur  bétai] 
tomba  en  notre  pouvoir. 

Nous  n'aurions  eu  qu'à  nous  féliciter  de  cette  journée,  qui,  sans 
compter  les  haïcks  et  les  burnous  dont  nos  hommes  avaient  si  grand 
besoin,  nous  donnait  de  la  viande  en  abondance,  si  nous  n'avions  pae 
eu  à  déplorer  la  perte  de  M.  Ouzarmeau,  qu'une  balle  kabyle  frapp;i 
au  retour.  Sa  tombe  a  été  creusée  près  de  celle  du  colonel  Charpenay. 
M.  Ouzarmeau  est  le  premier  officier  que  nous  laissons  à  Médéah.  Dieu 
veuille  que  ce  soit  le  dernier! 

Bon  jour,  bon  an!  ce  sont  les  paroles  que  chacun  échange  ce  matin. 


LA    VIE   MILITAIRE   EN   AFRIQUE.  885 

car  nous  sommes  au  premier  de  l'an,  la  grande  fête  des  enfans,  le 
grand  ennui  des  gens  âgés,  des  enfans  sérieux.  Ennui  ou  plaisir,  c'est 
le  jour  de  la  réunion ,  la  fête  de  la  famille,  et  ici,  loin  des  nôtres,  nous 
ne  pouvons  que  penser  à  eux.  Ceux  que  nous  aimons  sont-ils  seulement 
en  vie?  Depuis  bientôt  deux  mois  nous  sommes  sans  nouvelles. 

Au  point  du  jour,  à  six  heures,  le  planton  du  colonel  Cavaignac  est 
venu  l'avertir  que  le  sergent  Stanislas  demandait  à  lui  parler. — Que 
peut  me  vouloir  ce  sergent?  se  dit  le  colonel.  Faites-le  monter. 

—  Mon  colonel,  je  viens  vous  donner  des  nouvelles  d'Alger  et  vous 
demander  de  me  pardonner. 

Alors  seulement  le  colonel  Cavaignac  s'est  rappelé  que,  retenu  par 
une  blessure,  Stanislas  était  en  effet  resté  au  dépôt  à  Alger.  C'était  un 
brave  sous-officier,  plein  d'énergie,  mauvaise  tête  pourtant,  et  qui  de- 
vait ,  il  y  a  quelques  mois ,  à  sa  brillante  conduite  une  croix  noble- 
ment gagnée.  Puni  de  salle  de  police  pour  je  ne  sais  quel  méfait,  il 
s'était  dit  :  Un  sous-officier  décoré  à  la  salle  de  police  est  déshonoré! 
je  ne  veux  pas  y  aller.  Et  pour  l'éviter,  Stanislas  n'avait  pas  trouvé 
d'autre  moyen  que  de  partir  pour  rejoindre  les  bataillons  de  guerre. 
Le  voilà  donc  en  route,  seul ,  sans  armes,  en  uniforme  de  zouave,  la 
canne  à  la  main,  traversant  tout  le  Sahel,  la  plaine,  le  col,  afin  de  ga- 
gner Médéah.  11  aurait  dû  périr  mille  fois;  mais  que  lui  importait?  il 
avait  laissé  sa  croix  à  Alger,  afin  que,  s'il  était  tué,  elle  ne  servît  pas  de 
trophée  aux  Arabes.  «  Passe  pour  ma  tête,  disait-il;  mais  quant  à  ma 
croix,  c'est  autre  chose.  »  Stanislas  était  arrivé  à  Médéah  sain  et  sauf. 

Le  froid  et  la  pluie  mettent  la  constance  de  nos  zouaves  à  une  rude 
épreuve;  la  terre  est  restée  plusieurs  jours  couverte  de  deux  pieds  de 
neige.  Enfin,  le  16,  nous  pouvons  essayer  une  razzia.  C'est  l'iman  de 
Médéah,  l'un  des  prisonniers  de  notre  dernière  sortie,  qui  doit  nous 
servir  de  guide;  il  s'est  offert  lui-même,  et  l'on  rapporte  qu'il  a  eu  avec 
le  colonel  Cavaignac  la  conversation  suivante  : 

—  Tu  t'es  offert  pour  servir  de  guide,  lui  dit  le  colonel;  es-tu  dans 
les  mêmes  intentions? 

—  Je  n'ai  pas  changé,  et  suis  prêt  à  partir. 

—  Mais  peut-être  crains-tu  que  je  ne  trouve  mauvais  que  tu  aies 
changé  d'avis,  et  n'oses-tu  m'avouer  tes  répugnances? 

—  Je  ne  crains  rien;  je  suis  disposé  à  tenir  ma  promesse  ou  mon 

offre. 

—  Réfléchis  bien;  oublie  que  tu  es^mon  prisonmer,  et  que  je  suis 

le  gouverneur  de  Médéah.  . 

—  Je  n'ai  pas  besoin  d'oublier,  et  suis  prêt  à  te  conduire. 
-Imagine  que  tu  es  sur  la  montagne,  libre  comme  l'oiseau,  et  que 

je  suis,  moi,  renfermé  dans  la  ville. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  tout  cela,  je  suis  prêt. 


886  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Mais  réfléchis  bien  que  plusieurs  de  tes  frères  peuvent  être  tués 
dans  cette  expédition,  que  tu  pourras  te  le  reprocher  un  jour,  en  souf- 
frir même. 

—  Cela  m'est  égal,  je  suis  prêt^ 

—  Pense  que  tu  seras  reconnu  des  tiens. 

—  Cela  est  égal,  j'irai. 

—  Ne  perds  pas  de  vue  non  plus  que,  si  tu  essayais  de  me  tromper, 
tu  n'aurais  pas  une  heure  à  vivre. 

—  Tu  m'éprouveras. 

—  Ainsi,  tu  es  bien  décidé? 

—  Oui. 

—  Quelle  récompense  me  demanderas-tu,  si  nous  réussissons? 

—  Celle  d'être  libre  un  jour  pour  aller  chercher  deux  enfans  qui  me 
manquent. 

—  Désires-tu  quelque  chose  dès  à  présent? 

—  Oui  :  une  paire  de  souliers  pour  marcher  dans  la  montagne,  et  un 
capuchon  de  zouave,  afm  de  n'être  pas  pris  pour  un  ennemi  et  tué  par 
tes  soldats. 

—  C'est  bien;  va  te  disposer. 

—  Au  revoir. 

Une  heure  après,  le  colonel  réunissait  tous  les  officiers  chez  lui,  leur 
taisait  part  de  son  projet  en  leur  donnant  ses  instructions.  La  troupe 
sera  divisée  en  deux  colonnes,  l'une  de  réserve,  commandée  par  le 
colonel  en  personne;  l'autre,  chargée  d'exécuter  la  razzia,  sous  les  or- 
dres de  M.  le  commandant  Leflo.  A  deux  heures  du  matin,  on  prendra 
les  armes  et  l'on  se  mettra  en  route  immédiatement;  avant  le  départ, 
les  recommandations  suivantes  ont  été  faites  aux  commandaus  des 
compagnies  composant  la  première  colonne  : 

Silence  absolu,  toujours  et  de  toute  manière; 

Etouffer  la  toux  dans  les  plis  du  turban; 

Pas  de  pipes; 

Si  on  reçoit  des  coups  de  fusil  pendant  la  marche,  redoubler  de  si- 
lence, ne  pas  riposter,  doubler  le  pas; 

Faire  des  prisonniers  avant  tout; 

Ne  tuer  qu'à  la  dernière  extrémité; 

Après  les  prisonniers  s'occuper  du  troupeau. 

La  razzia  a  réussi  au-delà  de  toute  espérance;  un  instant,  on  l'a  en/ 
raanquée.  Le  guide  s'était  égaré  ou  nous  trompait.  Au  moment  où  oi; 
allait  le  fusiller  pour  le  punir  de  son  erreur  ou  plutôt  de  sa  trahison, 
la  fortune  nous  a  fait  rencontrer  les  poi)ulations,  et,  grâce  aux  mesures 
prises  par  le  commandant,  malgré  notre  petit  nombre,  nous  avons  fi'Jt 
encore  -des  prises  considérables.  A  huit  heures  du  matin,  nous  rejoi- 
gnions le  colonel,  ramenant  trente-quatre  prisonniers,  cent  dix-sept 


LA    ME   MILITAIRE   EN   AFRIQUE.  887 

bœufs,  dix  chevaux  ou  mulets,  une  trentaine  d'ânes,  quinze  cents  mou- 
tons ou  ctièvres,  après  avoir  tué  en  outi'e  une  vingtaine  d'Arabes;  c'est 
l'abondance  pour  plus  de  trois  mois.  Aussi  la  joie  est  sur  tous  les  vi- 
sages, et  l'ordinaire  le  plus  modeste  est  devenu  un  festin.  Par  l'ordre 
du  colonel,  vingt  moutons  par  compagnie  ont  été  distribués;  l'on  a 
donné  à  chaque  officier  deux  chèvres  laitières;  les  sous-officiers  de 
toutes  les  compagnies  ont  reçu  aussi  un  cadeau  semblable. 

Après  cette  petite  expédition,  nos  troupes  ont  repi-is  leurs  travaux 
habituels.  Les  Kabyles  ont  paru  un  instant  vouloir  1(!S  attaquer;  mais, 
malgré  les  coups  de  crosse  des  cavahers  de  Berkani,  qui  les  poussaient 
au  combat,  il  n'y  a  eu  que  quelques  tirailleries  insignifiantes.  En  re- 
vanche, le  froid  et  la  neige  ont  repris  de  plus  belle.  Enfin,  le  dégel  ar- 
rive; il  était  temps  pour  notre  troupeau  aux  abois. 

Le  30,  les  Kabyles  reparaissent,  poussés  par  des  cavaliers;  ils  recom- 
mencent. Le  lendemain,  la  fusillade  a  été  plus  vive;  elle  a  duré  envi- 
ron une  heure;  puis  des  pourparlers  s'établissent  sur  plusieurs  points 
à  la  fois. 

Un  groupe.de  cavaliers,  remarquables  par  leurs  chevaux  et  la  blan- 
cheur de  leurs  burnous,  s'est  approché  d'une  redoute  et  a  demandé 
des  nouvelles  des  prisonniers,  d'un  nommé  Ben-AJjbès  entre  autres, 
qu'ils  désiraient  voir. 

—  Venez  le  voir  en  ville,  leur  dit-on;  vous  serez  bien  reçus  et  libres 
de  vous  en  retourner  après. 

—  Nous  voulons  le  voir  ici. 

—  Alors,  si  vous  ne  disparaissez  à  l'instant,  nous  allons  vous  tirer 
des  coups  de  canon. 

Et  deux  minutes  plus  tard  un  obus  éclatait  près  d'eux.  Aussitôt  ils 
s'éloignent  ventre  à  terre.  Non  loin  de  là,  un  Kabyle  qui  a  déposé  son 
fusil  s'est  approché  de  l'un  de  nos  factionnaires,  et  la  conversation  sui- 
vante s'est  engagée  : 

—  Mets  ton  fusil  par  terre  aussi,  et  viens  de  mon  côté. 

—  Voilai  Mais  n'as- tu  pas  un  pistolet  caché'? 

—  Non,  je  te  le  jure  :  je  suis  homme  de  cœur,  et  honte  à  celui  qui 
aurait  la  pensée  de  manquer  à  sa  parole! 

—  Que  viens-tu  faire  ici'?  Pourquoi  ne  pas  rester  paisible  chez  toi  a 
labourer  ton  champ  ou  à  soigner  tes  troupeaux? 

—  Je  ne  puis  pas,  les  soldats  d'Abd-el-Kader  me  forcent  devenir 
tirer  des  coups  de  fusil. 

—  Mais  pourquoi  ne  viennent-ils  pas  eux-mêmes?  Ce  sont  des  femmes 

ou  des  lâches.  - 

—  Sans  doute,  mais  ils  sont  plus  forts  que  nous. 

—  Eh  bien!  soumettez- vous,  venez  avec  vos  femmes  et  vos  trou- 
peaux :  nous  vous  donnerons  des  terres  et  nous  vous  protégerons. 


Il 


888  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

—  Oui ,  et  après  tous  retournerez  à  Alger,  et  vous  nous  abandonne- 
rez à  l'émir,  qui  tuera  nos  enfans  et  enlèvera  nos  femmes. 

—  Alors  faites-vous  garder  par  ses  soldats. 

—  Ses  soldats  sont  comme  une  vieille  serrure  qui  ne  ferme  plus  la 
porte  et  laisse  la  maison  ouverte.  ^ 

A  ce  moment,  les  camarades  du  Kabyle  le  rappelèrent;  il  reprit  son 
fusil  et  recommença  la  bataille.  Ailleurs  des  injures  s'échangeaient. 
Tous  ces  gens-là  n'ont  pas  l'air  disposé  à  se  battre;  pourtant  l'un  d'entre 
eux  s'est  avancé,  faisant  tourner  son  fusil  autour  et  au-dessus  de  sa 
tête,  en  homme  qui  a  pris  son  parti.  Aussitôt  un  de  nos  soldats  se  jette 
au-devant  de  lui,  s'avance  à  cinquante  pas,  ajuste  et  fait  feu.  —  Ah! 
s'écrie  ce  Kabyle  en  gémissant  et  tombant  à  terre,  je  suis  mort.  —  Son 
fusil  s'échappe,  en  effet,  de  ses  mains;  nous  le  croyons  tous  atteint,  et 
nous  disons  au  zouave  :  —  Cours  dessus,  et  désarme-le.  —  Mais  celui-ci, 
se  grattant  l'oreille  :  —  Cet  animal-là  me  tire  une  couleur,  je  ne  l'ai 
pas  attrapé.  Eh  !  malin ,  connu  1  connu  !  —  Et  il  recharge  son  fusil 
sans  bouger  davantage.  Le  rusé  Kabyle  se  relève  alors,  reprend  son 
arme,  fait  feu  à  son  tour,  et  se  sauve  en  éclatant  de  rire. 

Ces  petits  combats  nous  ont  amusés  et  distraits;  mais,  le  A  février, 
nous  avons  tous  été  en  émoi.  A  la  chute  du  jour,  des  feux  nom- 
breux ont  été  aperçus,  à  deux  lieues  de  la  ville,  sur  le  chemin  de 
Milianah.  La  garnison  court  aux  remparts;  sans  doute  c'est  une 
colonne  qui  a  ravitaillé  Milianah;  elle  vient  nous  voir  au  retour.  La 
joie  du  passager,  après  une  longue  traversée,  lorsqu'il  découvre  la 
terre,  n'est  pas  plus  vive  que  celle  de  nos  soldats  :  dans  les  rues,  l'on 
n'entend  que  ces  cris  :  «  la  colonne!  la  colonne!  »  et,  près  de  moi,  un 
zouave  répond  à  un  de  ses  camarades  :  —  Tais-toi,  tu  me  fais  frémir  de 
la  peur  de  me  tromper.  —  Ceux-là  seuls  qui  ont  connu  l'isolement 
peuvent  savoir  tout  ce  que  nous  avons  éprouvé.  Dieu  veuille  enfin 
que  nous  recevions  des  lettres,  des  nouvelles  ! 

Hélas!  les  feux  d'hier  soir  n'étaient  point  les  feux  d'une  colonne 
française;  c'étaient  ceux  des  réguliers  du  bataillon  d'El-Berkani.  Le 
5  février,  dès  la  pointe  du  jour,  des  cavaliers  et  des  Kabyles  sont  venus 
tirer  des  coups  de  fusil  sur  nos  postes  avancés.  Bientôt  l'attaque  devint 
plus  vive,  et  il  fut  évident  que  nous  aurions  dans  la  journée  un  enga- 
gement sérieux.  A  neuf  heures,  tout  ce  que  nous  avions  de  soldats  dis- 
ponibles était  sous  les  armes,  et  nous  marchions  à  l'ennemi.  De  nom- 
breux contingens  kabyles  et  un  bataillon  régulier  étaient  devant  nous, 
bien  embusqués,  bien  établis  :  l'engagement  fut  vif,  et  si  un  second 
bataillon  régulier,  masqué  jusque-là,  eût  retardé  de  quelques  instans 
le  mouvement  qu'il  tenta  pour  cou  jper  notre  arrière-garde,  nous  aurions 
pu  avoir  beaucoup  de  monde  hors  de  combat;  mais,  faisant  face  à  tous 
les  ennemis,  nos  petits  bataillons  en  ont  eu  bientôt  raison,  et,  la  mi- 


LA    VIE   MILITAIRE   EN    AFRIQl'E.  88'.» 

traille  aidant,  les  ont  dispersés,  après  leur  avoir  tué  grand  nombre  des 
leurs.  Nous  avons  eu  quelques  tués  et  une  vingtaine»  de  blessés.  Pen- 
dant qu'on  se  battait,  une  dépêche  télégraphique  annonçait  le  départ 
du  maréchal  Valée,  son  remplacement,  comme  gouverneur,  par  le 
général  Bugeaud,  et  l'intérim  du  général  Galbois.  Le  nom  du  général 
Bugeaud  inspire  confiance;  c'est  à  l'avenir  de  décider.  Jusqu'au  1.'}  fé- 
vrier, rien  de  nouveau  :  quelques  pourparlers  pour  l'échange  des  pri- 
sonniers, quelques  discours  avec  des  Arabes,  mais  rien  de  décisif,  rien 
d'important.  Le  13,  une  dépêche  télégraphique  annonce  le  départ 
d'Alger  d'un  courrier  porteur  d'une  lettre  pour  Médéah,  l'arrivée  du 
général  Bugeaud,  décidé  à  faire  la  guerre  à  outrance  en  avril;  enfin, 
que  l'Europe  est  en  paix.  La  dépêche,  affichée  immédiatement  sur  la 
place  d'armes  et  transmise  à  tous  les  postes,  produit  un  véritable  en- 
thousiasme; chacun  est  fier  maintenant  de  ses  fatigues,  de  ses  souf- 
frances, qui  ne  seront  pas  inutiles.  Le  soir,  tous  les  officiers  se  sont 
réunis  chez  le  colonel;  on  eût  dit  une  fête  de  famille. 

Quand  on  nous  a  annoncé  ce  matin  que  nous  étions  au  mardi  gras, 
chacun  s'est  cru  dans  l'obligation  de  rire  et  de  s'égayer;  mais,  hélas! 
l'on  annonce  en  même  temps  qu'il  n'y  a  plus  de  tabac.  Entre  toutes 
les  privations,  celle-ci  doit  sembler  la  plus  légère,  et  pourtant  c'est  la 
privation  la  plus  sensible  à  nos  soldats;  quelques-uns  essaient  de  trom- 
per ce  besoin  en  fumant  de  vieilles  feuilles  séchées,  des  feuilles  de  vi- 
gne ou  de  fenouil.  Parmi  nos  Arabes,  plusieurs  ont  encore  du  chanvre 
précieusement  conservé;  ils  en  aspirent  la  fumée  dans  des  pipes  de  la 
grosseur  d'un  dé. 

Des  lettres  nous  sont  enfin  parvenues,  des  lettres,  des  journaux  de 
France;  la  garnison  est  comme  prise  de  vertige;  chacun  cause,  parle, 
commente  les  événemens.  Pour  moi ,  je  n'ai  pu  fermer  l'œil  de  la  nuit; 
je  ne  suis  pas  encore  revenu  de  mon  saisissement.  La  joie  est  partout, 
partout  aussi  l'espérance.  La  mort  de  nos  deux  derniers  courriers,  que 
nous  venons  d'apprendre,  ne  décourage  point  nos  Arabes;  trois  hommes 
sont  partis  ce  soir  pour  Blidah,  un  Kabyle  du  pays,  Hamed,  et  les  deux 
zouaves  qui  nous  ont  apporté  nos  lettres.  Leur  départ  a  été  solennel. 
Au  moment  de  sortir  de  chez  le  colonel,  ayant  déjà  le  fusil  à  la  main, 
un  des  deux  zouaves  a  pris  un  pain ,  l'a  coupé  en  quatre,  et,  don- 
nant un  morceau  à  l'interprète  qui  les  accompagnait  jusqu'à  la  porte  et 
un  morceau  à  chacun  de  ses  deux  camarades,  il  a  dit  :  Moussa  (Moïse) 
(c'est  le  nom  de  l'interprète),  je  vous  prends  à  témoin  du  partage  égal 
que  j'ai  fait  de  ce  pain;  que  chacun  de  nous  le  mange,  et  qu'il  serve 
de  poison  à  celui  qui  a  dans  le  cœur  quelque  chose  qu'il  n'avoue  pas.  » 
Puis,  passant  la  main  au-dessus  d'un  brasier  :  «  Que  le  feu,  a-t-il  ajouté, 
le  ciel  et  l'eau  puissent  faire  périr  subitement  celui  qui  a  eu  la  pensée 
de  trahir  ses  camarades!  »  Là-dessus,  chacun  a  tendu  la  main,  a  jure 
de  se  sauver  ou  de  mourir  avec  ses  compagnons,  et  ils  sont  sortis. 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  Kabyle  Hamed,  l'un  des  courriers,  a  déjà  vécu  avec  nous  à  Bouf- 
farik,  où  il  était  allé  comme  travailleur  pendant  la  paix.  Ce  garçon 
à  la  pliysionomie  franche ,  ouverte  et  rieuse  avait  pris  goût  à  notre 
eau-de-vie ,  et  préférait  surtout  l'existence  d'Alger  à  toute  autre.  Là, 
en  effet,  il  trouvait  l'anisette  à  bon  marché,  des  femmes  selon  ses  dé- 
sirs et  de  la  musique  durant  toute  la  nuit.  Revenu  plus  tard  dans  ses 
montagnes,  le  souvenir  d'Alger  ne  le  quittait  pas,  et  un  jour  il  osa 
proposer  à  sa  femme  de  se  retirer  à  Blidah,  chez  les  Français.  Celle-ci, 
etfrayée,  le  dénonça  au  chef  de  la  tribu,  qui  fit  saisir  Hamed ,  le  roua 
de  coups,  donna  sa  femme  à  un  autre,  et  prit  pour  lui  quelques  mou- 
tons et  deux  vaches  qui  composaient  toute  sa  fortune.  Pauvre  et  aban- 
donné, Hamed  vint  à  nous  avec  la  pensée  de  se  venger  d'abord,  puis 
de  refaire  sa  fortune,  c'est-à-dire  de  gagner  au  péril  de  sa  vie,  le  plus 
promptement  possible,  un  millier  de  francs.  Lorsqu'il  les  aura  amassés, 
il  enlèvera  une  maîtresse  qu'il  a  conservée  dans  une  tribu  voisine,  et 
ira  vivre  avec  elle  à  Blidah.  Celle-ci,  plus  aimante  et  plus  dévouée 
que  sa  femme  légitime,  a  consenti  à  le  suivre.  A  chaque  voyage,  Ha- 
med passe  chez  sa  maîtresse,  lui  donne  un  foulard  et  quelques  boud- 
jous.  En  retour,  il  reçoit  des  œufs,  des  galettes  et  surtout  des  caresses, 
qui  ne  font  jamais  faute.  Alors  il  nous  revient  heureux,  confiant,  prêt 
à  recommencer  ses  courses  aventureuses.  Toutefois  il  y  met  une  con- 
dition :  jamais  nous  n'exigerons  qu'il  passe  de  nuit  par  le  col.  Pourquoi? 
le  voici. 

Le  col  de  Mouzaïa  a  été  le  théâtre  des  principales  opérations  des  cam- 
pagnes de  l'année  dernière;  beaucoup  degens  y  sont  morts,  et  les  routes, 
au  nord  comme  au  sud,  les  moindres  ravins  qui  y  alx)utissent,  sont 
jonchés  de  cadavres  presque  tous  honiblement  contractés  par  le  soleil 
ou  atrocement  mutilés.  Cet  aff'reux  spectacle  nous  a  tous  frappés;  mais 
il  a  surtout  agi  avec  une  grande  force  sur  l'imagination  des  Arabes. 
Le  bruit  s'est  répandu  parmi  eux  que  ces  morts  sans  sépulture  n'a- 
vaient pu  trouver  grâce  devant  Dieu  à  cause  de  leur  mutilation,  et 
qu'ils  se  réunissaient  toutes  les  nuits  sur  le  col  même  pour  y  gémir 
et  y  pleurer  ensemble.  Un  malheureux  Aral)e,  en  y  passant  il  y  a  peu 
de  temps,  a  entendu  les  lamentations  de  tous  ces  désolés;  il  en  est  de- 
venu fou  de  peur,  et,  dans  un  moment  lucide,  il  a  raconté  que,  durant 
plus  d'une  heure,  il  avait  été  poursuivi  par  ces  gémissemens.  En  vain 
il  s'était  enfui,  chaque  buisson  lui  jetait  un  sanglot;  enfin  il  avait  fini 
par  perdre  le  sentiment,  et  s'était  retrouvé  le  matin  étendu  près  du 
bois  des  Oliviers.  Cette  superstition  a  gagné  tout  le  pays,  et  voilà  pour- 
quoi Hamed  ne  passera  jamais  la  nuit  sur  le  col,  sa  vie  fût-elle  enjeu. 

H  est  arrivé,  il  y  a  un  mois  environ,  deux  déserteurs  européens;  l'un 
sort  des  zéphyrs,  l'autre  de  la  légion  étrangère.  Ce  dernier  se  nomme 
Glockner;  c'est  un  Bavarois,  fils  d'un  ancien  commissaire  des  guerres 
au  service  de  la  France,  neveu  d'une  des  sommités  militaires  de  la 


LA   VIE  MILITAIRE  EN   AFRIQUE.  891 

Bavière  :  son  histoire  est  presque  un  roman.  Il  entra  d'abord  à  l'école 
des  cadets  de  Munich,  puis,  à  la  suite  de  quelques  étourderies,  fut  en- 
voyé dans  un  régiment  do  chevau4égers;  mais  son  imagination  ardente, 
son  amour  des  aventures  allait  bientôt  l'entraîner  à  de  nouvelles  folies; 
il  déserta  et  passa  en  France.  AccueilU  froidement,  comme  le  sont 
toujours  les  déserteurs,  il  fut  inscrit  sur  les  contrôles  de  la  légion  étran- 
gère. A  peine  arrivé  en  Afrique,  sa  déception  fut  plus  cruelle  encore, 
et,  toujours  entraîné  par  ce  désir  des  choses  inconnues  qui  le  tourmen- 
tait, il  passa  un  beau  matin  aux  Arabes.  11  y  est  resté  trois  ans.  Enlevé 
d'abord  par  des  Kabyles,  on  le  vendit  sur  un  marcbé  de  l'intérieur  à 
un  chef  de  la  tribu  des  Beni-Moussa;  après  un  an  de  domesticité,  il  par- 
vint à  s'échapper  de  la  tente  de  son  maître  et  se  mit  en  route,  les  jambes 
nues,  le  burnous  sur  les  épaules,  la  corde  de  chameau  autour  de  la 
tète  et  le  bâton  du  pèlerin  à  la  main,  se  dirigeant  au  sud  ù  la  grâce  de 
Dieu.  11  alla  ainsi  jusqu'au  désert,  s'arrêtant  chaque  soir  au  milieu 
d'une  tribu  nouvelle  et  s'y  annonçant  par  le  salut  habituel  du  musul- 
man :  «  Eh!  le  maître  du  douar!  un  invité  de  Dieu!  »  A  ce  titre,  bien 
accueilli ,  il  recevait  le  manger,  l'abri ,  et  repartait  le  lendemain  sans 
que  jamais  un  Arabe  lui  ait  dit  :  «  Où  vas-tu  ?  »  Cela  ne  regardait  per- 
sonne, et  personne  ne  s'en  inquiétait.  Il  suivait  sa  destinée.  Glockner 
traversa  ainsi  une  partie  du  Sahara  et  arriva  jusqu'à  la  ville  de  Tedjini, 
Ain-Mhadi;  de  là,  il  est  allé  à  Boghar,  Taza,  Tekedempt,  Mascara,  Mé- 
déah  et  Milianah,  puis,  enrôlé  de  force  parmi  les  réguliers  d'El-Berkani, 
il  a  fait  avec  eux  les  campagnes  de  1839  et  1840.  Décoré  par  Abd-el- 
Kader  à  la  suite  d'une  blessure  reçue  le  31  décembre  1839,  blessure 
qui  lui  a  été  faite,  à  ce  qu'il  croit,  par  un  capitaine  adjudant-major 
du  2'^  léger,  après  avoir  encore  couru  le  pays,  il  nous  revient  comme 
l'enfant  prodigue,  gémissant  sur  ses  fohes,  songeant  en  pleurant  à  sa 
famille,  à  son  père  surtout,  et  demandant  en  grâce  d'être  inscrit  comme 
soldat  français.  Lorsqu'on  lui  a  parlé  de  retourner  à  la  légion:  «  Oh! 
non,  je  vous  en  supplie,  ne  me  renvoyez  pas  à  la  légion,  a-t-il  ré- 
pondu; laissez-moi  dans  un  régiment  de  France,  dans  vos  zouaves  dont 
le  nom  est  connu  de  toute  l'Europe;  vous  serez  contens  de  moi.  »  On 
l'a  engagé  comme  indigène  sous  le  nom  de  loussef;  il  n'a  que  vingt  et 
un  ans,  est  frais  comme  un  enfant,  timide  comme  une  jeune  fille  et 
d'une  simplicité  de  maintien  et  de  langage  vraiment  merveilleuse  (1). 

(I)  La  fin  de  l'histoire  de  Glockner  est  digne  du  commencement.  Inscrit  aux  zouaves, 
sa  conduite  y  fut  admirable.  A  toutes  les  affaires  où  il  se  trouva,  il  aurait  mérité  d'être 
cité.  Nommé  caporal,  puis  sergent,  il  fut  envoyé  à  Tlemcen  lors  de  la  formation  du  3»  ba- 
taillon. Recommandé  par  le  colonel  Cavaigiiac  au  général  Bedeau,  il  rendit  de  grands 
services  par  son  intelligence  et  sa  connaissance  de  la  langue  arabe.  Son  père,  à  qui  l'on 
avait  écrit  en  Bavière,  avait  confirmé  la  vérité  de  ses  paroles.  Il  était  heureux,  traite 
avec  considération,  lorsqu'un  beau  jour  il  partit  avec  un  prisonnier  politique  à  qui  Ton 
venait  de  rendre  la  liberté,  et  passa  au  Maroc.  Il  y  a  séjourné  long-temps;  enfin,  il  t 
regagné  Tanger,  et,  renvoyé  comme  déserteur  par  notre  consul,  il  allait  passer  au  conseil 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  sommes  dans  l'attente,  la  ville  a  un  aspect  inaccoutumé,  un 
air  de  fête  est  répandu  sur  tous  les  visages,  chacun  rassemble  le  peu 
(ju'il  possède,  et  les  zouaves,  aussi  philosophes  qu'un  sage  de  la  Grèce, 
se  préparent  à  tout  emporter  sur  leur  dos  :  une  dépêche  télégraphique 
nous  a,  en  effet,  annoncé  l'arrivée  prochaine  du  général  Bugeaud,  la 
fm  de  notre  exil,  notre  retour  à  la  vie  humaine. 

Le  3  avril,  après  cinq  mois  d'isolement,  nous  retrouvons  enfin  nos  ca- 
marades, nos  amis,  et  le  général  Bugeaud,  en  passant  devant  nos  rangs, 
à  la  vue  de  l'énergique  attitude  de  nos  soldats,  a  chargé  le  colonel  Ga- 
vaignac  de  nous  remercier  au  nom  de  l'armée  de  la  vigueur  dont  les 
zouaves  venaient  de  donner  un  nouvel  exemple.  La  plus  grande  part  de 
ces  éloges  est  bien  due  au  colonel  Cavaignac,  car,  dans  la  fermeté  de  sa 
conduite,  la  noblesse  de  ses  exemples,  l'encouragement  paternel  de  ses 
conseils,  nous  avons  trouvé  un  puissant  appui.  Nos  clairons  ont  sonné 
la  marche,  et  nos  bataillons  se  sont  ébranlés  pour  venir  reprendre  leur 
place  de  bataille  dans  la  colonne,  que  nous  trouvons  tout  émue  en- 
core de  la  blessure  que  le  général  Ghangarnier  a  reçue,  il  y  a  deux 
jours,  en  descendant  le  col.  Les  réguliers  ont  eu,  près  du  bois  des 
Oliviers,  un  engagement  très  vif  avec  nos  troupes.  Le  commandant 
de  Latour-Dupin  venait  d'avoir  son  cheval  tué.  Une  seconde  après, 
au  moment  où  le  général  Ghangarnier  expliquait  un  mouvement  à 
un  de  ses  officiers  d'ordonnance,  une  balle  l'a  frappé  au-dessous  de 
l'épaule,  près  de  l'omoplate;  il  doit  la  vie  à  un  gros  caban  de  Tunis 
dont  l'étoffe  épaisse  a  amorti  le  coup.  Rien  n'était  plus  curieux,  à  ce 
qu'il  paraît,  que  la  figure  du  docteur  Giccaldi,  lorsqu'à  la  nouvelle  de 
la  blessure  il  est  accouru  près  du  général;  ce  dernier  avait  mis  pied  à 
terre  sous  un  gros  olivier.  «Voyons,  docteur,  dites-moi  votre  opinion, 
(3t,  je  vous  prie,  posez  promptement  un  appareil,  car  l'affaire  continue, 
(it  j'ai  des  ordres  à  donner.  »  Les  premières  paroles  du  docteur  furent 
pour  rassurer  le  général;  mais  sa  physionomie  bouleversée  annonçait 
assez  son  inquiétude  :  il  se  hâta  de  sonder  la  plaie,  et  aussitôt  on  vit 
un  franc  et  bon  sourire  remplacer  le  sourire  d'assurance  qu'il  avait 
cherché  à  se  donner.  «  Mon  général,  ce  n'est  rien,  s'écria-t-il  tout 
joyeux,  l'os  n'est  pas  attaqué,  et  dans  deux  mois  vous  pourrez  monter 
à  cheval.  — J'y  serai  plus  tôt,  mon  cher,  croyez -le,»  lui  répondit  le 
général,  et  le  pansement  était  à  peine  achevé,  qu'après  avoir  remercié 
le  bon  docteur,  il  remontait  à  cheval  et  donnait  ses  derniers  ordres 
avec  son  sang-froid  et  son  énergie  habituelle.  Son  accueil  a  été  plein 
de  cordialité.  Il  espère  que  de  brillans  combats  viendront  nous  ré- 
compenser de  toutes  les  épreuves  supportées  depuis  cinq  mois.  Dire 
nos  émotions  serait  impossible  :  c'est  une  confusion  de  nouvelles,  de 

de  guerre,  lorsqu'en  considération  de  ses  anciens  services,  on  continua  à  le  traiter  en 
Arabe.  Cette  manie  des  voyages  est  chez  lui  vraiment  extraordinaire,  et  Glockner  prétend 
qu'il  ne  voit  pas  un  endroit  inconnu  sans  que  le  désir  de  l'explorer  ne  s'empare  de  lui. 


IHF  la   vie  militaire  en   AFRIQUE.  893 

Bpqueslions,  de  réponses;  nous  ne  savons  plus  rien ,  nous  voulons  tout 
p  apprendre  :  le  soir  venu ,  nous  sommes  accablés  de  fatigue  comme  à 
la  fin  d'une  longue  marche.  Enfin,  ce  matin,  la  dianc  a  été  battue,  et 
tandis  que  le  53''  s'établit  à  Médéah ,  notre  tête  de  colonne  s'ébranle 
dans  la  direction  du  col.  Deux  jours  encore,  et  nous  serons  à  Blidah... 
Me  voici  dans  une  petite  chambre,  tout  étonné  de  ne  pas  voir  la 
pluie  pénétrer  par  le  toit,  dans  une  maison  solidement  bâtie  qui  défie 
les  orages;  je  recueille  mes  souvenirs,  pendant  qu'autour  de  moi  l'on 
n'entend  que  les  chansons,  les  rires  de  ces  corsaires  débarqués,  de  nos 
zouaves.  Tout  l'arriéré  de  la  solde  leur  a  été  payé,  et  si  pendant  cinq 
mois  ils  sont  restés  sans  vin,  sans  eau-de-vie,  presque  sans  tabac, 
n'ayant  pas  seulement  du  pain  blanc  pour  tremper  la  soupe,  trois  jours 
leur  sont  donnés  pour  oublier  leurs  privations  et  noyer  leurs  fatigues 
dans  de  copieuses  libations.  Depuis  hier,  point  d'appel,  point  de  ser- 
vice, point  de  consigne;  tous  les  hommes  sont  frères;  dans  la  ville,  il 
n'y  a  que  gens  qui  s'embrassent ,  c^ui  roulent  ensemble  sous  les  tables 
après  avoir  mangé  en  un  seul  repas  les  économies  forcées  de  tout  un 
hiver.  Après-demain,  l'inexorable  discipline  reprendra  ses  droits,  cha- 
cun oubliera  sa  liberté,  et  dans  huit  jours  nos  vêtemens  réparés  nous 
permettront  de  prendre  part  aux  courses  nouvelles  que  l'on  annonce 
déjà. 

III. 

«  Il  va  de  la  douleur,  dit  Montaigne,  comme  des  pierres  qui  prennent 
couleur  ou  plus  haute  ou  plus  morne,  selon  la  feuille  où  l'on  les  cou- 
che, et  qu'elle  ne  tient  qu'autant  de  place  en  nous  que  nous  lui  en  fai- 
sons. »  L'armée  d'Afrique  a  prouvé  la  vérité  de  ces  paroles.  Courageuse 
et  patiente,  elle  a  su  traverser  les  plus  rudes  épreuves  sans  faiblir, 
supporter  tour  à  tour  la  fatigue  ignorée  et  sans  gloire,  et  doniiner  le 
péril  à  force  d'audace;  mais,  si  l'on  doit  citer  la  constance  et  l'abnéga- 
tion de  cette  noble  infanterie,  dont  les  zouaves  sont  l'honneur,  ([ue  de 
fois  aussi  la  cavalerie,  par  sa  verve  courageuse,  ne  s'est-elle  pas  mon- 
trée la  digne  héritière  de  la  furie  française! 

Deux  élémens  divers  s'unissent  dans  la  cavalerie  d'Afrique  pour  le 
succès  de  nos  armes  :  l'élément  français  et  l'élément  arabe,  le  spahi  et 
le  chasseur.  —Ces  grands  soldats  à  la  jacquette  bleue  n'auraient  pu, 
malgré  leur  courage,  exécuter  seuls  les  hardis  coups  de  main  qui  leur 
ont  valu  si  grand  renom.  Pour  chasser  l'Indien  des  forêts  de  l'Amé- 
rique, l'Indien  fut  nécessaire;  l'Arabe,  sur  la  terre  d'Afrique,  était  né- 
cessaire pour  lutter  avec  l'Arabe.  Au  bras  qui  frappe,  il  faut  le  regard 
qui  découvre  et  guide  la  pensée.  Telle  fut  l'origine  des  spahis.  L  appât 
du  gain  attira  des  cavaliers  arabes;  ils  eurent  une  discipline  moins 
sévère  que  la  discipline  française,  et  pour  tout  uniforme  un  burnous 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rouge  s'enlevant  au  moindre  signe  du  chef.  Redevenu  Arabe,  le  si 
pouvait  alors  exécuter  toute  mission  sans  exciter  de  soupçons  :  tour 
tour  courrier,  éclaireur,  limier  ou  soldat  des  avant-postes.  Des  soui 
officiers  et  des  officiers  français  furent  donnés  à  ces  cavaliers  indi 
gènes,  quelques  Européens  admis  dans  le  rang,  et,  ainsi  composé 
cette  troupe  a  souvent  rendu  de  grands  services.  «  Refuge  des  p<|_ 
cheurs!  »  disait-on  parfois  en  souriant,  lorsqu'on  parlait  des  spahi 
bien  des  caractères,  en  eifet,  qui  auraient  eu  peine  à  supporter  tou 
la  rigueur  de  la  discipline  française,  allaient  leur  demander  asile  :  aus 
souvent  rencontrait-on  parmi  eux  des  physionomies  étranges,  d< 
coureurs  d'aventures,  dont  la  vie  ressemble  à  un  récit  des  temj 
passés  détaché  d'un  vieux  livre. 

Aujourd'hui  ici  et  demain  là,  le  soldat  a  pour  destinée  la  volonté  d 
chef.  Qu'un  ordre  arrive,  et  le  voilà  séparé  pour  de  longues  années  d 
ceux  qu'il  avait  coutume  de  voir  chaque  jour.  Ce  fut  l'histoire  de  ne 
escadrons.  Les  zouaves,  nos  amis  dn  Haut-Riou,  étaient  bien  loin  lors 
que  nous  battions  l'estrade  avec  l'escadron  des  spahis  de  Mascara. 

Dans  cet  escadron ,  les  types  singuliers  dont  nous  parlions  tout 
l'heure  ne  manquaient  pas.  Deux  surtout  méritent  d'être  cités  :  1 
premier,  d'une  excellente  famille,  d'un  caractère  bizarre  et  original 
se  nommait  le  maréchal-des-logis  Alfred  Siquot;  l'autre,  Mohamed 
Ould-Caïd-Osman ,  et  avait  rang  d'officier  indigène.  Leur  courag 
était  égal;  ils  différaient  pour  tout  le  reste.  Siquot  était  par  exceilenc 
un  humoriste  dans  le  sens  que  les  Anglais  donnent  à  ce  mot.  L'ai 
sombre  de  ce  rieur  silencieux  l'avait  fait  surnommer  jo^Jta/.  Son  amou 
de  la  solitude  et  du  mouvement,  du  sans-façon  et  des  accidens,  l'atta 
chait  à  la  vie  de  soldat.  L'existence  de  Siquot  n'avait  d'ailleurs  pas  ui 
voile,  pas  un  nuage,  et  chacun  y  pouvait  lire.  Pour  Mohamed-Ould 
Caïd-Osman,  le  nom  arabe  cachait  un  nom  prussien  et  une  vie  agitée 
pleine  de  duels  et  d'aventures,  de  condamnations  à  mort  et  de  pendai 
sons  en  effigie.  Tenez  cependant  pour  certain  qu'instruit ,  plein  d'es 
prit,  il  avait  dans  sa  brusquerie  un  grand  charme  et  une  bravoure  jus- 
tement renommée  qui  le  faisaient  considérer  de  tous;  au  demeurant 
le  vrai  type  de  l'officier  de  fortune,  du  lansquenet  des  temps  passés 
Son  fusil  à  deux  coups  aussi  redouté  des  Arabes  que  des  perdrix,  soi 
chien  nommé  Tom,  son  cheval  alezan,  vaillante  bête,  tels  étaient  er 
campagne  ses  seuls  amis.  A  la  garnison,  une  quatrième  affection  troU" 
vait  piace  dans  son  cœur  :  une  petite  Espagnole,  qui  n'ouvrait  jamais 
la  bouche,  et  lui  était  aussi  dévouée  que  son  chien.  Tom ,  la  Chica,  k 
caïd,  ne  faisaient  qu'un  alors,  vivaient,  riaient,  pleuraient  ensemble 
Siquot,  le  maréchal-des-logis,  venait  aussi  parfois  fumer  sa  pipe  au 
milieu  des  trois  amis. 

Quant  à  la  vie  d'Afrique  du  caïd,  elle  était  connue,  et  ses  accidens 
avaient  plus  d'une  fois  égayé  les  longs  repos  des  jours  de  bivouac.  A 


LA   VIE  MILITAIRE   EN   AFRIQUE.  895 

deux  reprises  différentes,  on  le  vit  à  Alger,  mais  avec  des  fortunes  bien 
diverses.  La  première  fois,  dans  toute  sa  splendeur,  il  voyageait  avec 

)B^  le  prince  Puckler-Muskau ,  qui  en  parle  dans  ses  Lettres,  ne  le  désignant 
pourtant  que  par  ses  initiales;  la  seconde,  en  1840,  il  avait  revêtu  le 
sac  du  fantassin  et  marchait  vers  le  col  de  Mouzaia,  dans  les  rangs  de 
la  légion  étrangère.  Une  des  grandes  lois  de  la  nature,  à  laquelle  nul 

)i^  ne  se  soustrait,  condamne  l'homme,  lorsque  ses  pieds  touchent  la  terre, 
à  n'avancer  que  par  un  mouvement  régulier  des  jambes;  or  ce  mou- 
vement déplaisait  souverainement  au  caïd.  C'est  assez  dire  que  le  mé- 
tier de  fantassin  n'était  guère  de  son  goût.  Aussi,  après  une  campagne 
où  les  fatigues  avaient  été  si  rudes,  que  dans  sa  compagnie  vingt-cinq 
—^hommes  seulement  sur  cent  restèrent  debout,  le  caïd  se  fit  remplacer 
ffet  quitta  la  légion. 

Le  voilà  libre  de  nouveau ,  prêt  à  courir  les  grands  chemins;  mais  il 
avait  compté  sans  l'amour,  sans  une  passion  qui  dura  six  mois  de  Mau- 
resque à  Allemand.  A  mi-côte  de  Mustapha,  une  maison  entourée  de 
verdure  se  dressait  blanche  et  fraîche,  dominant  la  baie  d'Alger  et  ses 
splendeurs.  Armide,  en  ce  beau  lieu,  se  nommait  Aïcha,  et  jamais 
poète  de  l'Orient  n'a  rêvé  créature  plus  charmante.  Faut-il  donc  s'é- 
tonner si,  sous  ces  ombrages,  six  mois  se  passèrent  dans  la  paix,  le 
calme  et  le  repos.  Chaque  matin,  la  rieuse  jeune  femme  venait  s'as- 
seoir à  ses  genoux ,  tandis  que  sur  une  petite  table  arabe,  au  milieu 
des  parfums  et  des  fleurs,  Osman  écrivait  la  vie  d'un  missionnaire  pro- 
testant rencontré  dans  une  de  ses  courses  vagabondes  {\). 

Aïcha  était  déjà  parvenue  à  prononcer  quelques  mots  allemands  : 
encore  deux  mois  seulement,  et  certes  elle  serait  devenue  une  digne 
Germaine;  mais,  hélas!  dit  la  chronique,  l'amour  prussien  fut  moins 
constant  que  l'amour  arabe,  car  un  beau  malin  le  bateau  à  vapeur  de 
l'ouest  partit  en  emportant  César  et  sa  fortune,  c'est-à-dire  un  fusil  et 
une  lettre  de  recommandation,  oubliée  depuis  deux  ans,  pour  le  géné- 
ral Lamoricière,  qu'Osman  avait  connu  chef  de  bataillon  aux  zouaves. 
La  province  d'Oran,  en  1841,  était  loin  d'être  soumise;  un  vaillant 
cœur  et  un  bon  bras  avaient  alors  souvent  l'occasion  de  se  montrer. 
Faut-il  ajouter  que  Mohamed-Ould-Caïd-Osman,  inscrit  sous  ce  nom 
arabe  sur  les  contrôles  des  spahis,  et  Siquot,  qui  s'engageait  à  la  même 
époque,  ne  manquèrent  pas  à  la  fortune.  Peu  de  temps  après,  Siquot 
était  blessé,  le  caïd  avait  son  cheval  tué;  tous  deux  étaient  mis  à  l'ordre 
du  jour.  Héros  illustres  ou  célébrités  inconnues  ont  toujours  des  en- 
vieux; demandez  plutôt  au  maréchal-des-logis  Froidefond,  vieux  gro- 

(1)  Ce  missionnaire,  juif  d'abord,  s'était  fait  calviniste  à  Bâle,  puis  an^lica»,  enfin 
missionnaire,  moyennant  récompense  honnête.  Il  faisait  grand  commerce  de  Bibles  qu  il 
vendait  aux  marchands  de  Tunis.  Les  feuillets  des  livres  sacrés  servaient  a  envelopper 
le  beurre  et  le  savon  musulman.  Le  livre  du  caïd,  publié  à  Carlsruhe,  fit  du  bruit,  fut 
défendu,  et,  grâce  à  la  défense,  eut  un  succès  fou. 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gnard,  qui  s'avisa  de  dire  au  caïd  qu'il  n'était  bon  qu'à  se  nettoyer  1 
ongles.  En  rentrant  à  Mascara,  ils  se  battirent  à  douze  pas  :  Froidefon 
tire  le  premier,  le  caïd  tombe,  les  chairs  traversées  au-dessous  d 
reins;  on  s'élance  pour  le  secourir  :  «  Arrêtez!  c'est  mon  droit  de  tirer 
cria-t-il,  et,  se  soulevant  sur  le  coude,  il  étend  Froidefond  raide  mort 
Quant  au  caïd,  on  le  porta  tout  sanglant  à  l'hôpital,  où  il  retrouva  Si 
quot,  qui  se  guérissait  d'une  blessure.  A  cette  nouvelle,  la  Chica,  mêlé 
à  son  existence  depuis  un  an  environ,  sans  trop  savoir  pourquoi,  comnr 
les  chiens  qui,  par  aventure,  s'attachent  à  un  escadron,  courut  le  soi 
gner  à  l'hôpital,  et  trois  mois  après  il  était  sur  pieds. 

Le  caïd  venait  de  se  rétablir,  lorsqu'on  1843  les  escadrons  du  4*  chas 
seurs,  colonel  en  tête,  entraient  à  Mascara  au  son  des  trompettes,  es 
cortant  le  maréchal  Bugeaud.  Abd-el-Kader,  à  cette  époque,  avait  éta 
bli  le  centre  de  ses  opérations  au  sud  de  Mascara,  et  les  bois  qu 
séparent  le  Tell  du  Serssous  servaient  de  refuge  à  ses  bataillons  régu 
liers,  vivant  de  glands  et  des  dépouilles  des  tribus  voisines.  Le  généra 
Lamoricière  et  le  général  Tempoure  ne  le  laissaient  pourtant  guère  ei 
repos;  mais,  épuisée  par  des  courses  continuelles,  la  cavalerie  de  1? 
province,  trop  peu  nombreuse,  avait  besoin  de  plusieurs  mois  pour  s< 
remettre  en  état.  Aussi  rien  ne  fut  épargné  pour  obtenir  du  marécha 
Bugeaud  les  beaux  escadrons  du  4^  —  Le  maréchal  faisait  la  sourde 
oreille.  —  Chaque  jour  alors,  il  arrivait  des  réguliers  déserteurs,  qu 
donnaient  des  nouvelles  de  l'émir;  ces  renseignemens,  toutefois,  m 
paraissaient  pas  suffisans,  lorsqu'un  Espagnol  fut  amené  un  soir  ai 
capitaine  Charras,  chef  du  bureau  arabe  de  Mascara.  L'œil  noir  et  dé- 
cidé, les  traits  expressifs  de  cet  homme,  dénotaient  l'intelligence  et  1( 
caractère;  il  donnait  les  indications  les  plus  précises,  et  confirmai 
toutes  les  nouvelles  que  l'on  avait  d'ailleurs.  Séance  tenante,  on  le 
conduisit  au  maréchal,  qui  l'interrogea  lui-même.  Une  heure  après 
les  escadrons  du  4^  chasseurs  étaient  accordés,  et  le  maréchal  décidaii 
une  chasse  aux  bataillons  réguliers  dont  Sidi-Embarek ,  l'ancien  et  ce 
lèbre  khalifat  de  Milianah ,  était  venu  prendre  le  commandement. 

Le  général  Tempoure  fut  chargé  de  cette  mission;  on  lui  donna 
deux  bataillons  d'infanterie,  quatre  cent  cinquante  chevaux  réguliers 
cinquante  spahis  et  quelques  cavaliers  irréguliers  avec  le  chef  du  bu- 
reau arabe,  le  capitaine  Charras.  Puis,  tout  le  monde,  un  beau  matinj 
y  compris  le  caïd  Osman  et  Siquot ,  se  mit  joyeusement  en  route  vera 
le  sud,  tandis  que  le  maréchal  Bugeaud  et  le  général  Lamoricière  s'eo 
allaient  à  Oran,  où  les  appelaient  de  graves  intérêts. 

Si  les  rapports  du  Moniteur  n'en  rendaient  pas  témoignage,  si  tous  ne 
venaient  l'affirmer,  vous  traiteriez  de  fable  le  récit  de  cette  course. 
Cavalerie  et  infanterie  marchèrent  trois  jours  et  trois  nuits  :  le  matin 
on  se  reposait  une  heure  et  demie,  le  soir  de  six  heures  à  minuit.  Du 
jour  où  l'on  était  tombé  sur  les  traces  de  l'ennemi,  le  tambour  ne  fut 


I 


LA    VIE   Mîi.ITAlRE    EN    AFRIQUE.  897 

pas  battu  une  fois.  On  suivait  la  piste;  comme  les  chiens,  l'on  quêtait 
la  proie.  Trente  spahis  précédaient  la  colonne  avec  des  cavaliers  du 
bureau  arabe;  ils  lisaient  la  terre  pendant  la  nuit.  Quelles  émotions! 
On  arrivait  sur  des  bivouacs  dont  les  feux  brûlaient  encore;  l'ennemi 
était  parti  le  matin  seulement ,  et  l'on  se  hâtait  de  reprendre  la  mar- 
che. Enfin,  après  deux  nuits  et  deux  jours,  nos  rôdeurs  arabes,  qui 
couraient  sur  les  flancs  de  la  colonne,  s'emparèrent  de  deux  hommes 
des  Djaffras.  Ceux-ci  refusèrent  d'abord  de  parler;  mais  un  canon  de 
fusil,  appliqué  contre  leur  tète,  délia  subitement  leur  langue,  et  ils 
apprirent  que  la  veille  les  réguliers  étaient  à  Taouira.  L'on  était  donc 
sur  la  bonne  route;  on  finirait  bien  par  les  atteindre. 

La  colonne  se  mit  de  nouveau  en  mouvement,  précédée  comme  tou- 
jours par  les  spahis.  Par  momens,  il  s'élevait  des  rafales  de  vent,  et 
la  pluie  tombait;  puis,  l'instant  d'après,  la  lune  éclairait  l'étroit  sentier 
qui  serpentait  le  long  des  collines  à  travers  les  rochers,  les  thuyas  et 
les  genévriers.  Pas  une  pipe  n'était  allumée,  le  silence  le  plus  profond 
régnait,  troublé  seulement  par  le  bruit  d'une  chute,  lorsqu'un  fantassin, 
dont  les  yeux  saisis  parle  sommeil  s'étaient  fermés  malgré  la  marche, 
trébuchait  contre  un  obstacle  du  chemin.  Il  arrivait  ainsi  aux  plus 
vigoureux  de  céder  à  la  fatigue;  les  éclah-eurs  seuls  avaient  toujours 
le  regard  au  guet.  Le  jour  parut  enfin,  l'on  vit  une  fumée  légère; 
hélas  !  ce  n'était  encore  qu'une  déception  :  les  feux  achevaient  de  se 
consumer,  les  réguliers  étaient  partis.  L'espoir  qui  a\ait  soutenu  jus- 
que-là les  forces  des  soldats  les  aljandonna  tout  à  coup,  on  n'entendit 
que  cris  et  malédictions;  chacun  maugréait  après  le  général.  La  grande 
halte  se  fait  pourtant  dans  un  bas-fond ,  et ,  pendant  que  les  soldats 
mangent ,  les  batteurs  d'estrade  annoncent  au  général  que  les  traces 
des  bataillons  sont  toutes  fraîches  et  de  la  nuit  même.  Le  général 
Tenipoure  hésita  une  seconde;  son  parti  fut  bientôt  pris  cependant,  et 
l'ordre  du  départ  fut  donné.  Alors  s'éleva  dans  le  bivouac  une  grande 
clameur.  —  Il  veut  nous  tuer  tous!  criaient  les  soldats,  qui,  depuis 
soixante-dix  heures,  n'avaient  pris  que  quelques  momens  de  repos.  On 
obéit  pourtant,  et  l'on  se  met  en  marche.  Au  bout  d'une  heure,  les 
traces  tournent  au  sud;  de  ce  côté,  plus  d'eau  assurée!  N'importe,  il 
faut  avancer;  mais  les  traces  sont  de  plus  en  plus  fraîches,  voilà  un 
cheval  abandonné;  à  quelque  distance,  un  bourriquet.  —  Nous  les 
tenons,  ces  brigands-là  !  disent  les  soldats,  et  ils  retrouvent  des  forces. 
Enfin,  vers  onze  heures,  pendant  que  la  colonne  est  encore  engagée 
dans  une  ravine  profonde ,  les  éclaireurs  aperçoivent  derrière  une 
colline  une  fumée  épaisse.  Cette  fois,  l'ennemi  est  bien  là;  toute  fatigue 
disparaît  aussitôt  comme  par  enchantement;  en  une  seconde,  sur  l'or- 
dre du  général,  les  manteaux  sont  roulés,  les  amorces  remplacées,  les 
chevaux  ressanglés;  on  est  prêt.  Les  troupes  se  forment  pour  l'attaque. 

57 

TOME   V. 


898  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Trois  cents  hommes  d'infanterie  soutiendront  trois  colonnes  de  cava 
lerie;  le  centre  est  commandé  par  le  colonel  Tartas  du  4*.  On  s'ébranle, 
et  à  ce  moment  un  coup  de  fusil  part  :  c'est  une  vedette  que  nos  éclai 
reurs  n'ont  pu  surprendre.  L'Arabe  gravit  au  galop  la  colline,  agitant 
son  burnous.  Au  même  instant,  les  tambours  des  réguliers  battent  la 
générale,  un  frémissement  court  nos  rangs.  La  cavalerie  prend  le 
trot;  l'infanterie  oublie  ses  marches  forcées,  elle  suit  au  pas  de  course 
et,  du  sommet  de  la  colline,  on  voit  les  deux  bataillons  réguliers,  qui 
n'ont  pu  atteindre  la  crête  opposée,  s'arrêter  à  mi-côte.  Le  sabre  esl 
en  main,  les  chevaux  sont  au  galop,  le  colonel  Tartas  en  tête;  un  feu 
de  deux  rangs  part,  quelques-uns  tombent,  mais  l'avalanche  a  brisé 
l'obstacle,  et  de  tous  côtés  les  fantassins  sont  percés  de  coups  d( 
sabre.  Des  cavaliers  pourtant  cherchent  à  s'enfuir,  les  uns  sur  k 
gauche,  d'autres  droit  devant  eux.  Ceux  dont  les  chevaux  tiennent  en 
core  les  poursuivent,  et  le  caïd  Osman  roule  avec  son  cheval,  frappé  i 
la  tête.  M.  de  Caulaincourt,  admirablement  monté,  continue  la  course 
il  tue  un  cavalier  de  l'émir;  mais,  séparé,  par  un  pli  de  terrain,  de  se 
chasseurs  qu'il  a  devancés,  il  est  entouréM'ennemis.  Sans  perdre  sor 
sang-froid,  il  lance  son  cheval,  se  fait  jour  le  sabre  en  main,  et,  ai 
moment  où  il  va  rejoindre  sa  troupe,  un  Arabe  débouchant  d'une  clai 
rière  lui  tire  à  bout  portant  un  coup  de  pistolet  à  hauteur  de  l'œil.  L( 
jcheval  continue  sa  course,  l'emmenant  vers  les  chasseurs,  qui  le  re 
çoivent.  Le  sang  ruisselait,  les  chairs  pendaient;  M.  de  Caulaincour 
avait  pourtant  sa  connaissance.  Descendu  de  cheval,  un  soldat  le  prem 
sur  son  dos  et  l'emporte  à  l'ambulance,  en  traversant  le  théâtre  di 
combat,  un  vrai  champ  des  morts.  Cinq  cents  cadavres  étaient  étendu! 
dans  un  étroit  espace,  presque  tous  affreusement  mutilés  par  les  sabrei 
de  nos  chasseurs. 

Un  escarpement  rocheux  avait  arrêté  les  cavaliers  qui  s'enfuyaien 
vers  la  gauche.  Plusieurs  mirent  pied  à  terre,  et,  donnant  une  saccadi 
à  leurs  chevaux,  franchirent  l'obstacle.  Un  seul  longeait  au  pas  ceti 
muraille  de  rochers.  La  blancheur  de  ses  vêtemens,  la  beauté  de  soi 
harnachement,  indiquaient  un  chef.  Le  maréchal-des-logis  Siquot,  ui 
brigadier  de  chasseurs  et  le  capitaine  Cassaignoles  se  dirigèrent  de  C( 
côté.  Le  terrain  était  affreux,  hérissé  d'obstacles.  Laboulaye,  le  briga 
dier  de  chasseurs,  arrive  le  premier;  comme  la  tête  de  son  cheval  tou 
che  la  croupe  du  cheval  de  l'Arabe,  le  cavalier  se  retourne  avec  le  plu 
grand  calme,  l'ajuste,  et  l'étend  raide  mort.  A  ce  moment,  Siquot  l 
joint,  le  blesse;  mais  un  coup  de  pistolet  lui  traverse  le  bras  gauche 
et  va  tuer  le  cheval  du  capitaine  Cassaignoles,  qui  se  trouvait  sur  È 
pente  un  peu  au-dessous.  Ce  grand  cavalier  se  dresse  alors  sur  se 
étriers,  et  frappe  Siquot  à  la  tête  de  la  crosse  massive  de  son  pistolej 
quand  le  brigadier  Gérard  des  chasseurs,  arrivant  par  la  crête,  lui  en 


LA  VIE  MILITAIRE   EN   AFRIQUE.  899 

voie  une  balle  en  pleine  poitrine.  On  s'empare  du  cheval,  admirable' 
animal  qu'une  blessure  à  l'épaule  avait  seule  pu  empêcher  de  dérober 
son  maître  à  la  mort.  «  Voyez  si  cet  Arabe  est  borgne,  crie  le  capitaine 
Cassaignoles.  »  On  se  penche,  un  œil  manquait.  «  C*est  Sidi-Embarek 
alors;  qu'on  lui  coupe  la  tête.  »  Et  Gérard  lui  sépare  avec  son  couteau 
la  tête  du  corps,  pour  que  les  Arabes  ne  doutent  pas  de  sa  mort;  puis 
tous  se  rendent  au  ralliement  qui  sonnait. 

Le  maréchal-des-logis  Siquot  retrouva  à  l'ambulance  M.  de  Caulain- 
court,  que  l'on  espérait  sauver.  Tous  les  officiers  de  chasseurs  étaient 
venus  lui  serrer  la  main,  lui  donner  bon  courage;  il  n'en  avait  pas 
besoin,  car  jamais  sa  fermeté  et  son  sang-froid  ne  l'abandonnèrent. 
«  C'est  égal,  mon  lieutenant,  lui  disait  avec  son  accent  allemand  son 
ordonnance,  qui  ne  le  quittait  pas,  nous  n'avons  pas  de  chance.  Ton 
cheval  gris,  il  est  blessé;  le  noir,  il  est  malade,  et  toi,  tu  es  à  moitié 
f....  Décidément,  mon  lieutenant,  nous  n'avons  pas  de  chance.  »  Ce 
fut  pourtant,  quoi  qu'en  ait  dit  le  brave  Laubeinburger,  ce  fut  une 
bien  heureuse  chance  de  se  tirer  la  vie  sauve  d'une  aussi  horrible 
blessure.  Tous  ceux  qui  ont  vu  alors  M.  de  Caulaincourt  diront  que 
sans  son  énergie  il  aurait  succombé. 

La  chasse  était  terminée,  les  réguliers  acculés,  détruits;  le  succès 
avait  récompensé  de  si  cruelles  fatigues.  Le  général  Tempoure  se  hâta 
de  rentrer  à  Mascara,  et  un  mois  après  chacun  recevait,  selon  l'expres- 
sion arabe,  le  témoignage  du  sang,  la  croix  si  glorieuse  pour  un  soldat. 

Les  hasards  de  la  guerre  nous  séparèrent  alors  du  caïd;  j'appris  aussi 
la  rentrée  de  Siquot  en  France,  où,  par  une  assez  singulière  coïnci- 
dence, ses  amis  de  Paris  lui  ont  donné,  assure- t-on,  le  même  surnom 
que  ses  amis  d'Afrique.  Quant  au  lansquenet  allemand,  il  marqua 
d'un  trait  de  courage  chaque  coin  de  la  province  d'Oran  (1),  et,  toujours 
aussi  heureux,  se  retira  sain  et  sauf  de  toutes  les  bagarres.  Lorsque 

(I)  Les  états  de  service  du  caïd  Osman,  que  le  hasard  nous  fait  retrouver,  sont  le 
meilleur  commentaire  de  ce  récit. 

«  Engagé  à  Mostaganem,  parle  général  de  Lamoricière,  aux  spahis,  2  octobre  1841. 

«  Cité  à  Tordre  de  l'armée  par  le  lieutenant-général  Bugeaud,  comme  s'étant  distingué 
au  combat  de  rOued-Meoussa  (El-Bordj),  8  octobre  18il.  A  eu  son  cheval  tué  sous  lui. 

«  Cité  avec  éloge  dans  le  rapport  du  lieutenant-général  Bugeaud  à  l'affaire  de  Teg- 
marel,  24  octobre  1841. 

«  Brigadier,  24  décembre  1841. 

«  Miiréchal-des-logis,  nommé  à  Frenda,  23  mars  18*2. 

«  Cité  dans  le  rapport  du  général  de  Lamoricière  pour  sa  belle  conduite  a  Thegighest, 
aux  Flittas,  18  décembre  18 i2. 

«  Sous-lieutenant,  22  mars  1812.  k  »  j 

«  Cité  dans  le  rapport  du  général  Tempoure  pour  sa  belle  conduite  au  combat  de 
rOued-Mala  contre  Sidi-Embareck,  11  novembre  1843. 

«  Cité  dans  le  rapport  du  maréchal  Bugeaud  pour  s'être  di^fngué  au  combat  contre 
les  Marocains,  11  juillet  1844.  » 


900  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

je  le  retrouvai  en  1846,  Tom,  le  cheval,  la  Cliica,  formaient,  comme 
autrefois,  toute  sa  famille.  Pauvre  Chica,  qui  n'avait  jamais  eu  qu'une 
ambition  dans  sa  vie,  porter  une  robe  de  soie  !  Rentrés  à  la  garnison, 
Tom  était  le  pourvoyeur;  ils  partaient  tous  deux  à  l'aube  du  jour  et  ne 
revenaient  qu'à  la  nuit,  harassés,  mais  contens  et  le  carnier  rempli. 
La  Chica,  qui  avait  passé  la  journée  à  chanter,  mettait  le  couvert,  et 
les  trois  amis  soupaient  tranquillemeftt. 

Quelques  mois  plus  tard,  après  une  absence  de  trois  semaines,  un 
de  nos  escadrons  rentrait  à  Mascara  d'une  course  aux  avant-postes. 
Nous  suivions  la  rue  qui  mène  au  quartier  de  cavalerie,  lorsque  nous 
vîmes  tous  les  officiers  de  la  garnison  réunis  devant  la  petite  maison 
du  caïd.  On  vint  à  nous,  les  poignées  de  main  s'échangèrent,  et  l'on 
nous  apprit  que  la  Chica,  la  compagne  du  caïd,  l'amie  de  tous,  était 
morte. 

La  pauvre  petite  souffrait  depuis  quelque  temps;  la  veille,  cependant, 
elle  s'était  levée,  11  y  avait  un  beau  soleil  bien  chaud,  et  l'air  était  plein 
de  parfums.  —  Chico,  dit-elle  au  caïd,  donne-moi  ton  bras,  je  veux 
voir  encore  le  soleil.  —  Et  elle  fit  quelques  pas,  se  prit  à  pleurer  en 
regardant  les  feuilles  qui  poussaient  et  la  beauté  du  jour;  puis,  comme 
elle  regagnait  le  fauteuil  :  —  Ah  !  Chico,  dit-elle,  je  meurs!  —  Et  en 
s'asseyant  elle  rendit  l'ame,  sans  agonie,  sans  contraction,  souriant  en- 
core en  regardant  le  caïd. 

A  ce  moment,  le  cercueil  de  la  Chica  sortait  de  la  maison;  tous  les 
fronts  se  découvrirent,  et  nous  nous  joignîmes  aux  officiers  qui  l'ac- 
compagnaient jusqu'à  sa  tombe. 

Le  cimetière  de  Mascara,  rempli  d'oliviers  et  de  grands  arbres,  est 
situé  au  milieu  des  jardins  :  tout  y  respire  la  paix,  le  calme  et  le  re- 
pos. La  tombe  de  la  Chica  avait  été  creusée  sous  un  figuier.  Les  spahis 
qui  la  portaient  s'arrêtèrent,  chacun  se  rangea  en  cercle;  deux  soldats 
du  génie  saisirent  la  bière  légère  et  descendirent  la  pauvre  Chica  dans 
sa  dernière  demeure.  Le  caïd  était  au  pied  de  la  fosse.  Le  soldat  lui 
présenta  la  pelletée  de  terre;  la  rude  main  du  spahi  tremblait  en  la 
prenant,  et  quand  la  terre,  rencontrant  le  cercueil,  rendit  ce  bruit 
sourd  si  plein  de  tristesse,  une  grosse  larme  à  moitié  contenue  rou- 
lait dans  ses  yeux. 

Depuis  ce  jour,  Tom ,  que  la  Chica  aimait ,  devint  la  seule  affection 
du  caïd. 

Pierre  de  Castellane. 


DE  LA  DÉMOCRATIE 


EN  LITTÉRATURE. 


I.  — Les  Mytlères  du  Peuple,  par  M.  Eugène  Sue. 
II.  —  Êtudet  sur  les  Hommes  et  les  Mœurs  au  XJXt  siècle,  par  M.  Ph.  Chasles. 


Nous  sommes  engagés,  chacun  en  a  le  sentiment  invincible,  dans 
une  de  ces  épreuves  du  feu  d'où  il  faut  que  le  génie  de  la  civilisation 
sorte  épuré  et  rajeuni,  s'il  ne  doit  y  manifester  sa  corruption  et  s'y 
consumer.  Et  ce  qui  la  caractérise,  ce  n'est  point  seulement  cette  con- 
trainte où  s'est  trouvée  une  société,  qui  croyait  à  son  avenir,  de  se 
mettre  sous  la  sauvegarde  de  la  force,  d'aller  camper  tout  entière,  la 
main  sur  le  mousquet,  à  la  lueur  des  étoiles,  incertaine  du  lendemain; 
c'est  bien  plutôt  la  profonde  subversion  morale  qui  prépare  le  tragique 
enchaînement  de  ces  convulsions  extérieures;  c'est  le  désordre  effréné 
des  esprits,  l'égarement  des  âmes,  l'altération  des  sentimens  et  des 
idées;  c'est  cette  immense  plaie  de  l'anarchie  enfin,  que  l'incertitude 
entretient  et  envenime,  qui  s'aggrave  par  sa  durée  même,  et  finirait, 
en  se  prolongeant,  par  livrer  un  peuple  usé  à  la  fatalité  des  éruptions 
périodiques.  Dans  ce  bilan  de  nos  misères  et  de  nos  anxiétés,  ne 
faut-il  point  compter  aussi  cet  état  compliqué  où  sont  tombées  les 
lettres  elles-mêmes,  —  état  d'incohérence  et  de  décomposition  où  elles 
se  débattent,  attendant  un  peu  d'air  salubre  qui  ne  vient  pas?  Oui, 
pour  tout  homme  qui  réfléchit,  cette  défaillance  du  principe  intellec- 
tuel est  un  des  élémens  de  la  crise  que  nous  traversons  à  grand'peine; 
mieux  encore,  elle  l'exprime,  elle  en  est  l'image.  Je  n'énoncerai  point 
une  vérité  nouvelle  en  rappelant  quelle  intime  connexité  existe  entre 


902  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  développement  de  la  pensée  littéraire  et  le  développement  social,  de 
telle  sorte  que  tout  ce  qui  se  produit  dans  la  littérature,  —  progrès, 
stagnation,  excès  hideux  ou  décadence,  —  est  l'infaillible  indice  de  ce 
qui  fermente  au  cœur  même  de  la  société.  Appliquez  cette  vérité  à 
notre  temps  :  deux  ans  sont  passés  depuis  que  le  tourbillon  dun  jour 
d'hiver  nous  a  livrés  à  l'inconnu;  —  où  avez-vous  pu  signaler  quel- 
qu'une de  ces  manifestations  spontanées  et  éclatantes  qui  rendent  té- 
moignage d'une  vitalité  nouvelle?  Fécondité  de  l'art,  vivacité  de  goût, 
puissance  saine  de  l'imagination,  vigueur  ou  élégance  de  la  raison 
virile,  —  tous  ces  signes  d'une  société  cultivée  et  heureuse,  qui  nous 
les  rendra,  qui  les  fera  de  nouveau  surgir  à  notre  horizon?  qui  rendra 
la  certitude  et  le  courage  aux  esprits  qui  les  ont  perdus?  où  sont  les 
talens  qui  attendaient  ce  jour  pour  naître?  C'est  un  des  spectacles  les 
plus  saisissans  qui  puissent  s'offrir  à  la  clairvoyance  humaine.  Une 
révolution  surgit  :  ce  n'est  point  la  confiance  orgueilleuse  en  elle- 
même  qui  lui  manque;  sans  doute,  vous  le  croyez,  elle  va  produire  ses 
orateurs,  ses  écrivains,  ses  poêles,  ses  artistes,  comme  une  émanation 
propre  de  son  génie;  elle  va  engendrer  des  caractères  et  des  talens, 
«ouime  tous  les  mouvemens  profonds  et  justes.  Détrompez -vous  !  ce 
qu'elle  traîne  au  grand  jour  de  la  scène  populaire,  c'est  l'impuissance 
arrogante  et  querelleuse,  la  médiocrité  jalouse,  la  sottise  venimeuse 
qui  se  plaît  au  chaos  pour  y  régner;  c'est  un  composé  de  caractères 
déprimés  et  d'esprits  malfaisans  ou  vulgaires,  occupés  à  rechercher 
dans  les  curiosités  révolutionnaires  du  passé  quel  personnage  ils  ra- 
jeuniront, quelle  figure  visible  ils  devront  prendre.  Elle  va  recruter 
un  à  un,  sous  nos  yeux,  les  chevaliers  errans  du  paradoxe  littéraire, 
usés  déjà  dans  cette  démagogie  anticipée  qu'ils  avaient  introduite  dans 
l'art.  Incompréhensible  régime  de  stérilité  maladive,  d'indigence  fu- 
rieuse, de  passions  basses  plutôt  que  profondes,  d'inventions  niaises 
et  de  langage  barbare!  Que  peut  prouver  cette  manifeste  impuissance 
de  l'esprit  révolutionnaire  depuis  deux  ans?  C'est  qu'il  faut  bien, 
apparemment,  qu'il  porte  en  lui  quelque  chose  qui  flétrisse  la  nature 
morale,  la  nature  intellectuelle;  c'est  qu'il  faut  bien  que,  dans  l'atmo- 
sphère créée  par  lui,  il  y  ait  quelque  chose  d'incompatible  avec  le 
développement  régulier  et  sain  des  facultés  humaines,  puisque  les 
intelligences  s'y  énervent,  s'y  dissipent  ou  s'y  abrutissent.  Et  quels 
sont  aujourd'hui,  au  contraire,  les  hommes  qui  nous  apparaissent 
comme  les  dépositaires  de  la  pensée  et  de  l'éloquence  dans  notre  pays, 
([ui  grandissent  même  sous  notre  regard?  Ne  sont-ce  pas  ceux  qui 
luttent  contre  cette  domination,  qui  s'en  font  les  glorieux  rebelles,  et 
signalent  chaque  jour,  avec  l'indignation  de  l'honnêteté  révoltée,  les 
progrès  de  l'envahissement  révolutionnaire  dans  l'ordre  politique, 
<omme  dans  l'ordre  moral,  comme  dans  l'ordre  littéraire? 

L'intérêt  profond  et  actuel  de  l'heure  où  nous  vivons,  c'est  de  savoir 


DE   LA   DÉMOCRATIE   EN   LITTÉRATURE.  903 

comment  le  vrai,  le  bien  et  le  juste  auront  raison  de  cette  conjuration 
du  sophisme,  des  idées  perverses  et  des  passions  serviles,  p;ir  quelle 
série  de  combats  ces  élémens,  qui  sont  l'ame  même  de  la  civilisation, 
retrouveront  leur  action  naturelle  et  légitime  au  sein  de  la  société  pour 
la  vivifier.  Ce  sont  là  les  véritables  opprimés  de  l'esprit  révolution- 
naire. Us  ont  été  vaincus  en  février  surtout;  ils  l'ont  été  bien  avant. 
Us  ont  été  vaincus  le  jour  où,  par  une  pente  insensible,  la  certitude  et 
la  foi  morale,  l'idée  du  respect,  le  sentiment  élevé  et  simple  du  devoir 
et  même  ce  culte  du  beau,  charme  ineffable  et  sévère  des  natures  d'é- 
lite, ont  commencé  de  s'effacer  devant  je  ne  sais  quel  idéal  amoindri, 
je  ne  sais  quels  stimulans  grossiers,  je  ne  sais  quelle  interprétation 
matérialiste  de  la  vie  humaine,  enseignant  à  l'homme  qu'il  n'a  que 
des  droits,  préconisant  la  divinité  du  bien-être  et  la  légitimité  du  suc- 
cès. Et  qu'on  suive  maintenant  cette  altération  des  notions  supérieures, 
ce  désastre  des  vérités  sociales  dans  leurs  conséquences  positives,  pal- 
pables, contemporaines.  Ah!  je  voudrais  qu'il  se  trouvât  un  de  Maistre 
pour  rudoyer  un  peu  les  optimismes  de  toutes  les  nuances  et  de  toutes 
les  sectes,  pour  gourmander  les  infatuations  de  notre  temps  en  les  ra- 
menant impérieusement  à  la  réalité  qui  nous  opprime.  A  ceux  qui 
disent  :  Nous  élevons  l'édifice  des  destinées  nouvelles  !  la  réalité  répond 
par  l'accumulation  des  ruines;  à  ceux  qui  disent  :  Nous  poursuivons 
le  bonheur,  nous  aspirons  à  son  règne!  elle  répond  par  la  misère,  par 
la  tristesse  qui  envahit  les  âmes,  par  une  sorte  d'abâtardissement  même 
dans  ce  qui  nous  reste  de  jouissances;  à  ceux  qui  disent  :  Nous  éman- 
cipons l'esprit  humain,  nous  lui  rendons  le  sceptre,  nous  le  mettons 
en  possession  de  la  puissance  !  elle  répond  par  l'appauvrissement  du 
génie  intellectuel,  par  le  morcellement  des  facultés  littéraires,  par  la 
dépression  intérieure  du  talent.  Extrême  et  douloureuse  situation  pour 
des  hommes  que  celle  où  ils  se  sentent  ainsi  frappés  dans  tout  ce  qui 
les  fait  vivre,  dans  leur  foi  sociale  ébranlée,  dans  leurs  intérêts  qui 
n'ont  plus  de  sauvegarde,  dans  leur  pensée  obscurcie  qui  ne  sait  plus 
où  les  conduire,  dans  leur  imagination  qui  ne  peut  plus  même  arriver 
à  les  charmer,  et  qui  s'amuse  à  les  corrompre! 

Quel  est,  en  littérature,  ce  mal  inconnu  qui  se  traduit  chez  le  plus 
grand  nombre  en  dépravations,  en  inconsistance,  en  frivolité  ambi- 
tieuse, en  spéculations  éhontées,  qui  s'insinue  parfois  jusque  dans  les 
meilleurs  esprits  et  les  abaisse,  et  dont  la  trace  se  laisse  apercevoir 
dans  les  applications  les  plus  sérieuses  de  la  pensée?  C'est  une  ques- 
tion d'un  ardent  intérêt,  soulevée  dans  un  livre  récent  de  M.  Philarete 
Chasles.  Les  Études  sur  les  hommes  et  les  mœurs  au  xix"  stecle  sont  une 
vive  analyse  des  tendances  contemporaines.  L'auteur  y  jette  un  coup 
d'œil  scrutateur  sur  les  mille  nuances  intellectuelles  et  morales  de  son 
siècle.  Observateur  singulier,  qui,  comme  dernier  trait  caractéristique, 
n'est  point  sans  porter  lui-même  l'empreinte  de  quelques-unes  de  ces 


0«)i  REVL'E    DES   DELX   3I0NDES. 

inftuencea  qu'il  décrit ,  et  sans  laisser  apparaître  quekiues-uns  de  ces 
faibles  pour  lesquels  il  a  une  ironie  qui  ne  porte  pas  toujours  où  il 
voudrait,  et  qui  s'égare  quelquefois  ailleurs  qu'il  ne  pense!  Le  mérite 
de  M.  Chastes,  c'est  de  travailler  à  mettre  à  nu  les  origines  de  ce  mal 
mystérieux  dont  je  signalais  l'existence  dans  la  littérature,  et  qui  s'est 
révélé  sous  tant  d'aspects  ditï'érens.  Les  uns  l'ont  nommé  l'industria- 
lisme; d'autres  y  ont  vu  surtout  l'ardeur  brutale  du  scepticisme  mo- 
ral; chaque  difformité,  chaque  déviation  a  été  observée.  L'ensemble  de 
ces  vices  littéraires  contemporains  ne  s'éclaire-t-il  point  aujourd'hui, 
à  vos  yeux,  d'un  nouveau  jour"?  n'y  reconnaissez-vous  pas  les  faces 
diverses  d'un  mal  unique,  plus  profondément  inhérent  à  la  condition 
générale  de  notre  temps  :  le  despotisme  dissolvant  et  corrupteur  d'une 
fausse  idée  démocratique? 

La  démocratie  est  la  loi  invincible  du  xix^  siècle,  dit-on;  elle  pé- 
nètre notre  société  par  tous  ses  pores,  elle  triomphe  même  des  bar- 
rières qu'on  lui  oppose.  Soit  :  le  fait  frappe  assez  tous  les  regards.  Il 
est  seulement  à  craindre  qu'elle  ne  triomphe  avant  de  posséder  cette 
règle  idéale,  ce  frein  puissant,  cette  pensée  supérieure  destinée  à  fé- 
conder son  action.  La  démocratie  elle-même  le  sent  bien  lorsqu'elle  se 
met  à  la  recherche  d'un  ressort  nouveau,  d'un  idéal  nouveau  qu'elle 
ne  peut  trouver,  et,  en  attendant,  ce  qui  apparaît  d'elle,  comme  à 
l'éclair  d'une  lumière  lugubre,  c'est  une  passion  furieuse  et  aveugle 
de  nivellement,  une  énergie  effrayante  et  malheureusement  victo- 
rieuse de  dissolution;  elle  abaisse  et  elle  décompose;  elle  déploie  la 
force  destructive  d'un  élément  révolutionnaire,  et  rien  de  plus.  Mesurez 
son  action  dans  la  politique  :  elle  a  fait  voler  en  poussière  les  méthodes 
éprouvées,  les  combinaisons  de  la  maturité  humaine,  elle  a  dissous  les 
idées  et  les  traditions,  et  de  cette  poussière  des  traditions  et  des  grandes 
idées  politiques,  vous  voyez  ce  qui  naît  :  la  réhabilitation  du  vice  et 
de  la  passion  famélique,  la  haine  distillée  en  doctrine,  la  théorie  de 
l'anarchie,  la  déprédation  et  la  promiscuité  érigées  en  système,  — tout 
ce  qui  a  fait  frémir  et  reculer  l'humanité,  en  se  levant  devant  elle 
comme  une  vision  sinistre  dans  ses  heures  de  crise!  Observez  les  mœurs 
à  leur  tour  :  là  aussi,  ne  sentez- vous  point  vi\re  et  agir  la  même  fu- 
reur inexorable  de  décomposition?  La  démocratie  a  dissous  les  mœurs, 
à  proprement  parler,  par  la  puissance  de  l'envie  et  de  la  jalousie  qu'elle 
a  fait  germer  entre  les  hommes,  entre  les  classes,  en  énervant  l'esprit 
de  famille  au  profit  de  je  ne  sais  quel  sentiment  d'une  communauté 
supérieure,  de  même  qu'elle  émousse  et  éteint  l'espiit  national  au 
profit  de  je  ne  sais  quel  cosmopolitisme  humanitaire.  En  jetant 
cette  confusion  funeste  dans  les  mœurs,  sait-on  ce  qu'elle  a  détruit? 
Elle  a  détruit  la  base  même  où  s'appuient  les  caractères,  le  milieu 
où  ils  se  forment,  où  ils  se  retrempent  sans  cesse  et  où  ils  peu- 
vent contracter  quelque  originalité  et  quel(|ue  grandeur.  Il  est  resté 


DE   LA   DÉMOCRATIE   EN    LITTÉRATLRE.  905 

cette  vie  contemporaine  sans  profondeur  et  sans  fixité,  assenie  au  fait, 
brisée  et  dispersée  au  vent  des  surexcitations  quotidiennes;  théâtre 
mobile  où  se  promènent  des  fantômes,  où  s'agitent  de  quasi-hommes 
publics,  de  quasi-orateurs,  de  quasi-tribuns,  occupés  à  envelopper  la 
société,  désarmée  et  surprise,  dans  les  réseaux  de  leurs  habiletés  frau- 
duleuses! Et,  dans  le  domaine  intellectuel,  quelle  condition  inévitable 
et  impossible  la  démocratie  a-t-elle  faite  à  la  pensée  littéraire î  Celle 
de  vivre  sans  la  spontanéité  individuelle,  qui  périt  dans  la  déification 
absolue  du  nombre,  sans  la  conscience,  cette  portion  morale  de 
l'homme,  opprimée  et  étouffée  sous  la  domination  énervante  d'un  ma- 
térialisme qui  éteint  une  à  une  toutes  les  inclinations  supérieures,  sans 
le  goût,  cette  vertu  délicate  de  l'esprit,  qui  subit  la  dépression  com- 
mune et  disparaît  dans  le  naufrage  de  toutes  les  distinctions  î  Là, 
comme  dans  la  politique,  comme  dans  les  mœurs,  si  vous  jugez  de 
haut,  vous  verrez  l'esprit  de  démocratie,  par  une  action  incessante, 
souvent  furtive  et  inavouée,  briser  les  liens  de  la  discipline  intellec- 
tuelle, émanciper  les  ambitions  illégitimes,  affaiblir  l'autorité  de 
l'idéal,  scinder  les  facultés  humaines,  isoler  l'imagination  de  la  con- 
science, dissoudre,  en  un  mot,  dans  leur  source  même,  l'inspiration 
et  la  moralité  littéraires,  et  préparer  ce  régime  sans  nom  de  vulgarités 
ou  d'excès,  de  violences  et  de  défections,  dont  nous  sommes  les  té- 
moins attristés.  Cherchez  bien,  calculez  et  pesez  toutes  les  causes  qui 
expliquent  à  vos  yeux  l'affaissement  contemporain  ;  il  n'en  est  point 
qui  ne  se  rattache  à  celle-ci  :  le  développement  inintelligent  et  brutal^ 
dans  les  idées  comme  dans  les  faits,  d'une  fausse  notion  de  démo- 
cratie. C'est  la  raison  d'être  de  cet  esprit  d'impuissance  et  d'avorte- 
ment  qui  plane  tristement  sur  notre  époque.  Comprenez-vous  main- 
tenant comment  il  se  fait  que  ce  mouvement  de  février,  dernière  et 
gigantesque  explosion  de  l'instinct  démocratique  livré  à  lui-même, 
n'ait  produit  ni  une  grande  idée,  ni  un  caractère  éminent,  ni  une 
œuvre  littéraire  digne  d'être  remarquée;  pourquoi  il  n'a  donné  le  jour 
qu'à  des  destructeurs,  des  sophistes  et  des  incapables,  sans  doute  pour 
vérifier  le  mot  rajeuni  par  M.  Proudhon  :  «  Les  bêtes  elles-mêmes  ont 
parlé;  »  pourquoi  aussi,  dans  les  lettres,  il  n'a  fait  naître  rien  de  saillant, 
rien  de  victorieux,  et  est  réduit  encore  aujourd'hui  à  trouver  sa  plus 
fidèle  expression  dans  des  œuvres  telles  que  le  livre  nouveau  de  M.  Sue  : 
—  les  Mystères  du  Peuple,  —où  je  ne  sais  ce  qui  est  le  plus  absent,  de 
l'originalité,  de  la  droiture  morale  ou  du  goût! 

Serrons  de  plus  près,  si  l'on  veut,  ces  symptômes  intellectuels  de 
notre  temps,  en  les  rapprochant  de  leur  source.  Que  résulte-t-il,  en 
effet,  pour  la  littérature,  de  ces  conditions  nouvelles  issues  d'une  mal- 
faisante idée  démocratique?  La  première  conséquence  visible,  c'est 
que  l'instinct  du  beau,  la  passion  du  vrai,  le  respect  des  choses  sacrées 


906  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  l'esprit,  ne  dominent  plus  et  ne  fécondent  plus  la  vie  intellectuelle. 
La  pensée  et  l'imagination  cessent  d'avoir  la  conscience  de  leur  but 
idéal  et  de  leur  moralité,  et  n'ont  plus  en  vue,  comme  par  le  passé, 
d'éclairer  les  hommes  et  de  les  élever  en  les  charmant.  Elles  se  ré- 
duisent à  ce  rôle  méprisable  de  flatter,  d'entretenir  ou  de  surexciter 
tout  ce  qu'une  série  de  révolutions  ont  pu  éveiller  d'instincts  avilis, 
de  curiosités  versatiles  et  de  fantaisies  irritées;  elles  se  font  les  com- 
plaisantes et  lâches  auxiliaires  de  cette  fièvre  de  jouissances  et  de  con- 
naissances superficielles  qu'on  veut  bien  appeler,  je  ne  sais  par  quelle 
ironie,  un  des  signes  de  notre  grandeur,  et  qui  n'est  qu'une  des  faces 
de  la  corruption  de  l'intelligence  moderne.  N'avez-vous  point  vu,  sous 
vos  yeux,  l'inspiration  et  la  science  s'amoindrir  et  se  morceler  dans 
mille  applications  équivoques,  dans  mille  manifestations  sans  puis- 
sance et  sans  durée?  Et  peu  à  peu  ,  dans  cet  entraînement  universel, 
les  qualités  viriles  de  l'esprit  se  dégradent,  la  force  intellectuelle  s'é- 
nerve, le  niveau  général  des  idées  et  de  l'art  s'abaisse  jusqu'à  un  degré 
où  toutes  les  notions  se  mêlent  et  se  confondent,  où  il  ne  reste  qu'un 
mobile  et  une  mesure  à  tous  les  efforts,  —  le  succès,  et  où  se  dévoile 
comme  un  pandémonium  vivant  de  toutes  les  impuissances,  de  toutes 
les  médiocrités,  de  tous  les  corrupteurs  et  les  trafiquans  vulgaires  de 
la  pensée.  C'est  le  demi-talent  enivré  de  lui-même,  qui  cherche  l'ori- 
ginalité et  aboutit  souvent  au  cynisme  et  à  la  barbarie  raffinée  du  lan- 
gage en  se  proclamant  l'enfant  de  la  fantaisie;  c'est  celui  qui  épie  le 
vent  des  caprices  populaires,  qui  a  toujours  une  œuvre  prête  sur  le 
sujet  qui  devient  actuel,  et  prétend,  sur  toute  chose,  à  la  priorité;  c'est 
celui  qui  parle  de  tout  et  de  rien,  —  espèce  assez  commune  de  nos 
jours;  —  celui  qui  fera  de  la  philosophie,  si  vous  y  tenez,  de  l'histoire, 
s'il  le  faut,  de  la  politique,  si  vous  l'aimez  mieux,  mettra  même  en 
roman  nos  révolutions,  pour  peu  qu'on  l'en  sollicite,  et  concourra  à 
toutes  les  encyclopédies,  à  tous  les  dictionnaires,  à  tous  les  almanachs 
qu'il  plaira  à  une  spéculation  fiévreuse  d'imaginer.  La  médiocrité  ap- 
paraît sous  mille  formes,  sous  mille  aspects,  envahissant  le  domaine 
avili  de  la  pensée,  croyant  à  sa  légitimité,  à  son  droit  de  vivre  littérai- 
l'ement,  prenant  ses  vices  mêmes  pour  des  titres  à  la  gloire,  et  laissant 
sur  tout  ce  qu'elle  touche  sa  triste  et  vulgaire  empreinte.  C'est  un  phé- 
nomène sensible  dans  notre  époque  :  plus  nous  avançons,  plus  il  est 
vrai  que  la  vie  littéraire  perd  de  ses  conditions  de  travail,  d'élévation 
et  de  moralité,  plus  il  est  certaines  qualités  intellectuelles  qui  pâlissent 
et  s'efl'acent,  —  le  goût,  le  bon  sens,  la  simplicité  vigoureuse,  la  rec- 
titude de  l'inspiration,  l'éclat  d'un  sentiment  pur,  l'honnêteté  et  la 
grâce  féconde  de  l'imagination!  Et, tandis  que  le  véritable  esprit  litté- 
raire se  dissout  dans  cette  atmosphère,  comme  une  fleur  dans  un  air 
malsain,  vous  voyez  grandir  un  autre  esprit,  plein  des  vices  des  déca- 


DE   LA   DÊMOCUATIE   EN    LiTlÉHATLUE.  007 

dences,  qui  contracte  le  goût  dépravé  et  frivole,  l'amour  des  corrup- 
tions secrètes,  le  culte  du  faux  éclat,  l'impuissance  d'un  tact  énioussé 
et  l'étourderie  dans  la  confusion.  Cet  esprit  a  son  armée,  je  l'ai  dit, 
dans  cette  masse  de  la  médiocrité,  jetée  en  conquérante  par  l'instinct 
de  démocratie  dans  l'enceinte  démantelée  de  l'intelligence,  et  il  a 
aussi  ses  héros,  que  j'appellerai  les  Catilina  de  l'imagination.  Pourquoi 
ne  le  dirait-on  pas  hardiment  de  ceux  qui  ouhlient  si  aisément  par- 
fois leur  quahté  d'écrivains,  et  ne  s'en  souviennent  que  pour  s'éditer 
eux-mêmes  et  tenter  le  public  par  l'amorce  de  leur  vieille  renommée? 
Il  n'est  rien  de  plus  douloureux  peut-être,  pour  un  esprit  juste  et 
sincère,  que  de  voir  cette  triste  et  fatale  loi  de  décadence  trouver 
son  application  dans  une  de  ces  intelligences  qu'on  s'était  accou- 
tumé à  invoquer  comme  une  vivante  image  de  la  poésie,  de  sentir 
se  briser   une  de  ces  admirations  qui  vous  relèvent  vous-même. 
N'est-ce  point  un  sentiment  de  ce  genre  que  fait  naître  M.  de  Lamar- 
tine, quand  on  mesure  les  ravages  faits  dans  cette  ame  par  le  souffle 
de  tous  les  scepticismes  et  de  toutes  les  malfaisantes  influences  con- 
temporaines, quand  on  calcule  la  distance  qu'il  y  a  entre  le  Lac  ou  le 
Crucifix  et  les  Confidences  ou  Raphaël?  N'êtes- vous  point  frappé,  chez 
l'auteur  de  la  Chute  d'un  Ange,  de  cette  simultanéité  d'abaissement  du 
tact  moral  et  du  tact  littéraire,  dont  ses  derniers  ouvrages,  fruits  d'une 
imagination  épuisée  et  qui  se  surexcite  elle-même,  sont  le  vivant  té- 
moignage? L'inspiration  morale  et  le  talent  marchent  du  même  pas 
dans  cette  voie  de  dégradation,  et  l'auteur  en  vient  à  penser,  à  sentir 
et  à  parler  comme  un  héros  de  décadence.  Non  certes,  ce  n'est  plus 
l'admiration  qu'inspire  aujourd'hui  M.  de  Lamartine;  ce  n'est  point  la 
haine  non  plus,  qu'il  en  soit  sûr;  c'est  une  impression  d'une  autre 
nature  qu'il  éveille,  une  impression  que  je  ne  qualifierai  point  et  dont 
on  ne  peut  se  défendre  en  voyant  cette  intelligence  naufragée  réunir 
tous  les  dieux  dans  le  panthéisme  grossier  de  ses  appréciations  liisto- 
riques  et  philosophiques,  —  le  dieu  de  son  enfance  et  les  dieux  infimes 
de  la  démagogie,  —  et  faire  d'elle-même  le  sanctuaire  banal  de  toutes 
les  contradictions,  de  toutes  les  adorations  et  de  toutes  les  sensualités. 
C'est  avec  une  sorte  de  candeur  de  cynisme  que  l'auteur  des  Confi- 
dences et  de  RaphaJel  s'obstine  à  dissiper  les  illusions  que  nous  avions 
pu  nous  faire  et  à  nous  dévoiler  d'impurs  amollissemens,  de  précoces 
corruptions,  de  malsaines  inquiétudes  dans  ce  lointain  où  nous  n'aper- 
cevions que  l'amant  de  l'idéal,  le  chantre  des  nobles  mystère  du  cœur. 
N'éprouvez-vous  pas  comme  un  serrement,  en  voyant  ce  poète,  qui 
fut  aimé  de  tous,  s'enivrer  aujourd'hui  d'une  phraséologie  mystiqu.i 
et  sensuelle  qui  ne  laisse  rien  à  profaner  dans  ses  descriptions,  —  rien, 
pas  même  l'heure  d'amour  à  laquelle  il  doit  la  lumière,  -  ou  s'amuser 
à  faire  revivre  ce  triste  et  transparent  héros,  — Raphaël,— qui  ne  sait 


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que  déserter  les  devoirs  sévères  de  la  vie  et  accepte  les  derniers  sacri- 
fices de  sa  famille  appauvrie,  afin  de  pouvoir  aller  s'imbiber  d'amour 
et  se  perdre  en  oisives  contemplations  aux  pieds  d'une  femme  athée 
qui  ne  demanderait  pas  mieux  que  d'apaiser  ses  désirs,  mais  qui  est 
retenue  par  une  ordonnance  de  médecin?  Une  ordonnance  de  médecin! 
n'admirez-vous  pas  la  forme  idéale  que  revêt,  sous  la  main  de  l'auteur, 
le  sentiment  de  la  fidélité  et  du  devoir?  J'ignore  si  M.  de  Lamartine  a 
voulu  nous  faire  aimer  Raphaël  :  il  nous  le  fait  connaître  du  moins, 
au  prix  de  nos  chimères  de  jeunesse;  et  dans  ce  jeune  homme,  qui  se 
résigne  à  vendre  le  dernier  diamant  de  sa  mère  pour  savourer  quel- 
ques jours  de  plus  une  égoïste  volupté,  n'y  a-t-il  pas  le  germe  de  celui 
qui,  sur  une  autre  scène,  peut  déchaîner  une  révolution  pour  y  briller 
et  avoir  le  droit  ensuite  d'écrire  ses  commentaires,  de  parler  de  lui 
comme  César?  Raphaël  peut  bien,  après  cela,  s'avouer  à  lui-même  qu'il 
eût  pu  être  indifféremment  Démosthène  ou  Caton,  Tasse  ou  Mozart; 
il  ne  fait  que  mettre  à  nu  une  autre  des  misères  de  notre  temps,  où, 
par  une  coïncidence  qui  n'a  rien  d'étrange  au  fond,  la  corruption  de 
l'intelligence  se  combine  avec  la  recrudescence  de  l'orgueil  individuel  : 
de  l'orgueil!  je  me  trompe  encore;  ce  n'est  point  même  de  l'orgueil, 
c'est  une  vanité  puérile  et  maladive  qui  se  caresse  et  s'exalte  elle-même. 
Plus  l'idéal  des  choses  pâlit  à  nos  yeux  et  s'abaisse,  plus  ce  sentiment 
inférieur  s'agite  et  se  dresse  comme  un  venimeux  reptile.  L'indivi- 
dualisme se  couronne  même  de  ses  infirmités,  la  personnalité  se  fait 
jour  avec  un  fiévreux  emportement,  la  préoccupation  de  soi-même  sert 
d'inspiration;  l'écrivain  monte  sur  son  trépied  sans  flamme  pour  vous 
entretenir  de  ses  ambitions,  de  ses  puérilités  et  de  ses  trafics  :  heureux 
encore  quand  il  ne  vous  met  pas  dans  la  confidence  de  la  manière  dont 
il  a  dépecé  quelques  morceaux  de  son  cœur  pour  préserver  quelques 
morceaux  de  ses  terres!  Voilà  un  des  traits  de  l'abaissement  du  niveau 
moral  et  intellectuel!  Voilà  la  contagion  qui  a  gagné  M.  de  Lamartine 
et  qu'il  propage  aujourd'hui! 

Et,  hier  encore,  n'aviez-vous  pas  sous  les  yeux,  dans  M.  Hugo,  une 
autre  des  personnifications  les  plus  naïves  de  ce  faux  esprit  littéraire, 
adorateur  de  lui-même,  prétentieusement  puéril  et  acharné  au  succès, 
qui  mutile  les  élémens  humains  et  les  combine,  non  dans  la  mesure 
.  de  la  vérité,  mais  dans  la  mesure  de  ses  caprices  et  de  ses  calculs?  Les 
doctrines  de  M.  Hugo,  sur  ces  crises  qui  effraient  le  monde,  sont  pour 
vous  une  énigme  peut-être;  c'est  que  vous  y  cherchez  quelque  chose 
de  politique  et  de  profond,  et  ce  ne  sont  vraiment  que  des  doctrines 
littéraires  qui  jettent  leur  dernier  venin.  Ne  vous  souvenez-vous  plus 
de  l'idée  singulière  de  M.  Hugo,  que  le  poète  est  hbre,  qu'il  peut  croire 
«  en  Dieu  ou  aux  dieux,  à  Pluton  ou  à  Satan....  ou  à  rien?  »  Oubhez- 
vous  que  l'auteur  à'Angelo  se  crée,  pour  son  usage,  une  société  mode- 


DE   LA    DÉMOCRATIK   EN    LITTÉRATURE.  909 

lée  sur  ses  drames,  qu'il  dispose  d'une  vérité  historique,  d'une  vérité 
sociale  qui  consiste  à  mettre  en  opposition  l'iiéroïsme  et  le  génie  des 
bouffons  et  des  laquais  et  la  dégradation  des  royautés  et  des  noblesses, 
à  faire  triompher  la  vertu  des  courtisanes  des  vices  des  honnêtes 
femmes?  L'antithèse  s'use  pourtant;  on  la  siffle  au  théâtre,  et  il  faut 
bien  la  rajeunir  :  de  là  cette  impatience  fébrile  à  se  jeter  sur  cette 
source  immense  et  douloureuse  d'antithèses,  la  misère!  de  là  ces  dé- 
clamations symétriques  où.  vous  voyez  apparaître  l'esprit  clérical  et 
l'esprit  de  progrès  personnifiés  et  vivans  comme  des  héros  de  mélo- 
drame. Il  y  a  pour  ce  faux  esprit  littéraire  un  besoin  inhérent  à  sa 
nature  même  :  c'est  le  besoin  de  paraître,  de  se  draper  dans  ses  méta- 
phores, d'assembler  les  passans,  de  tenter  sans  cesse  la  popularité  et 
de  primer  sur  tout.  Il  est  donc  bien  difficile  de  rester,  à  son  poste,  le 
simple  et  fidèle  soldat  du  bon  sens,  de  la  vérité,  de  la  justice  sociale; 
il  y  a  donc  des  perspectives  bien  enivrantes  dans  le  voisinage  des  ar- 
mées qui  n'ont  point  de  chefs!  Olympio  se  lassait  de  n'être  que  Shak- 
speare  ou  Molière,  il  veut  être  Mirabeau,  à  moins  que  les  lauriers  de 
M.  de  Lamartine  ne  l'empêchent  de  dormir,  et  il  s'essouffle  à  pour- 
suivre l'éloquence  des  tribuns;  il  médite  ses  sarcasmes,  il  discipline  ses 
phrases  comme  des  soldats  peints  en  rouge  sur  un  damier,  il  calcule 
ses  saillies,  il  allume  à  froid  ses  colères,  et,  pour  prix,  il  a  la  chance 
de  voir  ses  discours  propagés  avec  les  almanachs  démocratiques,  les 
chansons  de  M.  Nadaud  et  la  prose  de  M.  Joigneaux.  N'y  pourrait-on  pas 
joindre  aussi  Lucrèce  Borgia  et  Angelo,  pour  édifier  la  moralité  po- 
pulaire? Les  ambitions  d'Olympio,  au  reste,  lui  réussissent  si  bien  et 
fécondent  si  heureusement  son  génie,  qu'il  en  arrive,  de  succès  en  suc- 
cès, à  ramasser,  dans  ce  qu'on  a  justement  et  spirituellement  nommé 
«  des  mélodrames  de  tribune,  »  les  petites  incrédulités  du  libéralisme 
de  1820.  Olympio  est  converti  à  Voltaire,  qu'il  appelait  autrefois  un 
singe  de  génie,  et  il  a  aujourd'hui,  —  qui  le  croirait?  —  les  hardiesses 
du  Dictionnaire  philosophique!  —  S'il  faut  parler  sérieusement.  Vol- 
taire du  moins,  quand  il  lançait  ses  injustices,  quand  il  déployait  cette 
verve  injurieuse  et  funeste  qui  n'a  rien  épargné,  avait  en  face  de  lui 
un  clergé  en  possession  des  honneurs,  des  dignités  et  des  richesses;  il 
pariait  avant  93,  avant  l'heure  sanglante  des  épreuves,  et  nulle  ombre 
ministre  ne  se  projetait  sur  son  sarcasme.  Je  crois  rendre  plus  de  jus- 
tice à  l'auteur  de  l'Essai  sur  les  Mœurs  que  M.  Hugo,  qui  l'imite  en  le 
diffamant;  je  crois  rendre  plus  de  justice  à  cet  incomparable  esprit  en 
me  figurant  qu'il  eût  renié,  avec  cet  instinct  du  courage  qui  ne  s'a- 
charne point  aux  vaincus,  avec  cet  instinct  supérieur  du  talent  qui 
méprise  les  déclamations  usées,  cette  postérité  bâtarde,  occupée  depuis 
soixante  ans  à  exprimer  de  ses  livres  tout  ce  qu'il  y  a  d'humeurs  agres- 
sives, de  caprices  injurieux  et  de  vivacités  émoussées.  Peut-être  même 


010  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  ironie  eùt-elle  changé  de  but  :  il  n'eût  point  manqué  surtout,  j'inia- 
ij:ine,  d'étincelans  sarcasmes  pour  livrer  à  la  risée  publique  ces  esprits 
ambitieux  et  faux,  saturés  de  fictions  corrosives,  qui  traînent  sur  tous 
les  théâtres  l'orgueil  de  leurs  sophismes  vieillis  et  de  leurs  chimères; 
—fatalistes  honteux  qui  parlent  hypocritement  de  Dieu  et  de  la  liberté, 
grands  apôtres  de  morale  universelle  qui  purifient  de  leur  souffle  l'a- 
dultère et  l'inceste  et  poétisent  les  courtisanes,  grands  prétendans  au 
style  qui  en  viennent  à  recueillir  dans  les  polémiques  obscures  ces  lam- 
beaux de  phrases  souillées  sur  le  parti  prêtre,  sur  les  mystères  du  con- 
fessionnal, ou  l'ombre  des  soutanes  ! 

Un  trait  commun  à  ces  talens  faussés,  qui  abondent  par  malheur 
dans  notre  temps,  c'est  que  la  puissance  des  catastrophes  ne  parvient 
ni  à  les  éclairer,  ni  à  les  émouvoir,  ni  à  troubler  un  instant  cette  su- 
prême satisfaction  d'eux-mêmes  où  ils  vivent.  Ils  sont  aujourd'hui  ce 
qu'ils  étaient  hier,  les  hardis  et  malfaisans  spéculateurs  de  l'imagina- 
tion. Ils  se  drapent  glorieusement  dans  leurs  haillons  déteints ,  et  ils 
semblent  ne  se  point  douter  de  tous  les  outrages  qu'ils  infligent  au 
sentiment  moral  aussi  bien  qu'au  sentiment  littéraire.  Us  jouent  avec 
nos  malheurs  comme  avec  lesélémens  d'un  roman  ou  d'un  drame,  ils 
triomphent  même  des  ruines.  Qu'importe  à  M.  Dumas,  l'un  des  héros 
(le  cette  vie  aventurière  de  l'esprit,  que  tout  chancelle  autour  de  lui? 

11  proclamera ,  dans  une  préface,  la  souveraineté  de  l'art ,  personnifiée 
en  lui  sans  doute,  au-dessus  de  tous  les  écroulemens  contemporains; 
il  tournera  la  roue  de  cette  machine  à  production  d'oii  sont  sortis  mille 
plagiats,  mille  compilations,  mille  récits  sans  génie,  et  d'où  s'échappe 
encore  aujourd'hui  le  Collier  de  la  Heine,  qui  s'arrête  modestement  au 
vingt-cinquième  volume;  ou  bien  il  rédigera  un  journal  pour  raconter 
dans  le  style  de  Monte-Cristo  et  des  Filles,  Lorettes  et  Courtisanes,  les 
révolutions  de  la  Hongrie  et  les  malheurs  de  Venise.  M.  Dumas  a  un 
mérite  original  et  rare  :  il  trouve  moyeu  de  révéler  des  côtés  bouffons 
et  grotesques  dans  les  désastres  de  l'intelligence  littéraire.  On  oublie 
presque  qu'on  vit  dans  un  monde  sérieux ,  en  voyant  l'auteur  des  Trois 
Mousquetaires  promener  sa  candidature  universelle  aux  dignités  poli- 
tiques des  Pyrénées  au  Rhin ,  de  France  au-delà  des  mers,  et  semer 
dans  les  journaux  ces  lettres,  précieuses  de  ridicule,  où  il  dit  leur  fait 
aux  hommes  d'état ,  —  pauvres  hommes  d'état  qui  ont  le  tort  de  ne 
point  goûter  la  saveur  généreuse  des  viols  d'Antony,  des  accouchemens 
clandestins  d'Angèle  et  même  des  mystiques  hystéries  du  Comte  Her- 
mann,  cette  révélation  prophétique  de  l'art  rajeuni  !  Pourquoi  ne  point 
le  dire  en  effet?  M.  Dumas  aspire  à  une  gloire  nouvelle,  celle  de  ré- 
générer l'art  en  le  moralisant ,  en  le  spiritualisant ,  ainsi  qu'il  l'affirme» 
Et  comment,  je  vous  prie,  travaille-t-il  à  cette  régénération?  En  of- 
frant comme  l'effort  sublime  du  devoir,  comme  le  type  de  la  moralité 


DE  LA   DÉMOCRATIE   EN   LITTÉRATURE.  9îl 

idéale,  le  dévouement  d'un  honnête  mari  qui  se  suicide  pour  rendre 
la  liberté  à  sa  femme,  qui  aime  un  autre  homme  et  est  prête  elle-même 
à  se  suicider  avec  son  amant.  L'auteur  est-il  bien  sûr,  loin  d'avoir, 
corrigé  le  matérialisme  d'Antony.  comme  il  l'avance,  d'avoir  fait  autre 
chose  que  le  compliquer  d'un  mysticisme  prétentieux  de  sentiment  et 
de  langage?  N'est-ce  point  toujours  l'idée  de  la  passion  primant  le  dcv 
voir,  qui  s'élève  ici  à  un  degré  d'incohérence  étrange?  dernier  et  cu- 
rieux spécimen  de  cette  vanité  qui  se  débat  dans  la  confusion  morale 
où  elle  s'enfonce,  dans  l'impuissance  littéraire  qu'elle  s'est  faite,  et  qui 
rêve,  elle  aussi,  les  synthèses  sociales  où  apparaissent  Louis  XVI,  Ca- 
gliostro,  Mesmer,  Charles  X  et  Louis-Philippe,  passant  et  se  succédant 
pour  aboutir  à  la  profonde  et  morale  création  du  Comte  Hermannî 

C'est  le  malheur  des  lettres  contemporaines  d'avoir  respiré  cette  cor- 
ruption et  de  l'avoir  communiquée  à  leur  tour;  c'est  le  malheur  de 
l'esprit  littéraire  réduit  à  cette  déification  vulgaire  de  lui-môme,  dénué 
de  ce  souffle  moral  qui  fait  sa  vie  et  son  élévation ,  de  s'être  trouvé 
désarmé  contre  cette  fatalité,  qui,  à  mesure  qu'elle  lui  ravit  une  res- 
source, une  grâce,  une  vertu,  lui  crie  encore  :  Marche!  marche!  et  le 
pousse  chaque  jour  à  quelque  sacrifice  nouveau,  à  quelque  profanation 
nouvelle.  Et  observez  comme  il  y  a  une  sorte  de  logique  inexorable 
dans  cette  mutilation  exercée  par  l'esprit  littéraire  sur  lui-même , 
comme  les  effets  désastreux  en  jaillissent  un  à  un  !  Quand  on  est  hors 
des  voies  fécondes  et  sévères  de  l'art ,  où  est  le  terme ,  où  est  le  degré 
dans  le  morcellement  ou  dans  la  licence  après  lequel  on  pourra  dire  : 
Assez? — L'excès  devient  le  refuge  du  talent  de  peu  de  foi;  l'ol^servution, 
émoussée  et  inhabile  à  ressaisir  les  vraies  nuances  de  l'ame  humaine, 
la  gradation  naturelle  des  sentimens,  se  jette  à  la  poursuite  d'un  autre 
élément  de  succès,  ramasse  tout  ce  qui  s'offre  à  elle  de  voluptés  gro&- 
sières  à  peindre,  d'entraînemens  effrénés  à  reproduire;  elle  contrach' 
le  goût  des  impuretés  et  des  souillures.  Vous  avez  ce  que  vous  donne 
aujourd'hui  M.  Sue,  —  les  Mystères  du  Peuple,  —  l'idéalisation,  si  l'on 
peut  se  servir  de  ce  mot ,  de  tout  ce  qui  se  cache  de  folies  révolution- 
naires sous  le  nom  de  socialisme!  Vous  avez  la  haine,  l'envie,  la 
diiîamation  à  l'état  brut  et  grossier.  Je  donne  surtout  cette  œuvre  mé- 
prisable comme  le  résumé  de  tous  les  excès  et  de  tous  les  abaissemens 
de  ce  genre  de  littérature.  Qu'est-ce  donc  que  ce  livre,  imagé,  orné  de 
citations  de  chants  bretons,  de  passages  de  M.  Thierry  ou  de  M.  Guizot. 
qui  «émeut,  étonne,  épouvante, »  comme  dit  l'affiche,  et  est  destiné  à 
opérer  «  la  réconciliation  du  peuple  et  de  la  bourgeoisie?  »  Écartez 
cette  tactique  mielleuse  et  venimeuse  d'une  prétendue  identification  de 
la  bourgeoisie  et  du  peuple  par  le  socialisme,  —  fantaisie  que  M.  Sue 
n'a  point  imaginée,  qu'il  a  reçue  des  mains  d'un  maître  en  ces  sortes 
d'inventions;  —le  sens  des  Mystères  du  Peuple  n'est  point  une  énigme  : 


912  REVUE   DES  DELX  MONDES. 

c'est  toujours  la  pensée  de  la  division  de  la  société  en  deux  classes  irré- 
conciliables que  l'auteur  appelle,  selon  l'habitude,  les  opprimés  et  les 
oppresseurs;  les  mots  importent  peu;  —  c'est  la  traduction  un  peu  moins 
franche  de  cette  terrible  parole  recueillie  dans  les  manuscrits  de  Ro- 
bespierre :  «  Quand  l'intérêt  des  riches  sera-t-il  confondu  avec  celui  du 
peuple?  —  Jamais!  »  Le  livre  de  M.  Suc  n'a  point  d'autre  sens  que  de 
reproduire  cet  antagonisme,  de  lui  donner  l'intérêt  de  la  fiction  roma- 
nesque; il  en  fait  la  démonstration  vivante  aux  passions  contemporaines, 
dans  le  passé  comme  dans  le  présent;  il  donne  la  force  des  traditions 
pour  appui  aux  ressentimens  modernes,  et  enracine  en  quelque  sorte 
la  haine  dans  le  sol  historique,  et  Dieu  sait  quelle  image  de  l'histoire 
souillée  et  envenimée  se  dégage  des  mains  de  l'auteur!  M.  Sue  ne  re- 
monte pas  bien  haut,  en  vérité;  il  ne  remonte  qu'aux  Francs  et  aux 
Gaulois,  à  Brennus  et  au  druidisme  qu'il  restaure,  sans  doute  pour  op- 
poser la  religion  des  vaincus  à  la  religion  des  oppresseurs.  L'un  des  héros 
des  Mystères  du  Peuple  professe  le  druidisme  en  efl'et,  et  appelle  ses  en- 
fans  Sacrovir  et  Velléda.  Pourquoi,  étant  en  si  bon  chemin,  l'auteur  ne 
remonte-t-il  pas,  sur  les  traces  de  M.  Proudhon,  jusqu'à  Gain,  le  pre- 
mier des  propriétaires,  et  Abel,  le  premier  des  prolétaires?  Cet  anta- 
gonisme traditionnel,  toujours  vivant  au  dire  de  M.  Sue,  a  ses  personni- 
fications contemporaines  dans  les  Mystères  du  Peuple,  dont  la  fable  s'ouvre 
à  la  veille  de  février,  à  l'heure  où  va  recommencer  la  lutte  entre  les 
vaincus  et  les  vainqueurs,  et,  on  l'imagine,  les  vices  et  les  vertus  sont 
assez  inégalement  partagés.  Que  vous  dirai-je?  les  fils  des  Francs,  ce 
sont  toujours  les  oppresseurs  du  peuple,  dont  la  fortune  a  pour  source 
la  rapine,  qui  ont  trempé  dans  tous  les  crimes  de  lèse-humanité  et 
dans  toutes  les  débauches.  C'est  un  comte  de  Plouernel,  colonel  de  dra- 
gons, qui  vit  avec  les  courtisanes,  qui  trouverait  assez  de  son  goût  de 
déshonorer  une  jeune  fille,  et  se  console  de  n'être  point  marié  en  son- 
geant qu'il  doit  bien  exister  quelque  bâtard  de  son  fait  pour  continuer 
son  nom  :  soudard,  du  reste,  dont  le  sabre  est  au  service  de  toutes  les 
tyrannies.  C'est  encore  un  cardinal  de  Plouernel,  selon  l'imagination 
de  M.  Sue,  —  grand  admirateur  des  jolies  jambes  de  la  maîtresse  de  son 
neveu,  et  grand  politique  aussi,  qui  raisonne  le  colonel  et  lui  enseigne 
ce  que  c'est  que  le  peuple  :  «  Enchaînée  à  la  glèbe,  isolée  et  abrutie,  l'en- 
geance est  plus  domptable,  dit-il;  c'esî  là  qu'il  faut  tendre  et  arriver.  » 
Je  ne  vous  priverai  pas  assurément  du  dernier  mot  de  cette  politique  des 
Francs  telle  que  M.  Sue  la  dévoile  à  ses  lecteurs  :  « ...  Cours  prévôtales, 
rappels  des  crimes  de  sacrilège  et  de  lèse-majesté  depuis  1830,  jugement 
et  exécution  dans  les  vingt-quatre  heures,  afin  d'écraser  dans  leur  venin 
tous  les  révolu  tionnaires,  tous  les  impies. . . ,  une  terreur,  une  Saint-Bar- 
thélémy s'il  le  faut  :  la  France  n'en  mourra  pas;  au  contraire,  elle  crève 
de  pléthore,  elle  a  besoin  d'être  saignée  à  blanc  de  temps  à  autre...  » 


DE   LA   DÉMOCUATIt:   EN    LITTÉUATl  IIK .  913 

Ceux  qui  sont  aussi  les  Francs,  ce  sont  «  les  ducs  de  l'hypothèque,  les 
marquis  de  l'usure,  les  comtes  de  l'agio,  »  que  M.  Sue  n'oublie  pas  dans 
ses  peintures.  Les  fils  des  Gaulois ,  ce  sont  les  opprimés ,  les  serfs ,  les 
prolétaires,  qui  portent  le  poids  de  toutes  les  exactions  et  gardent  l'im- 
mortelle rancune  de  la  spoliation  franque;  ce  sont  tous  les  génies,  les 
vertus  et  les  héroïsmes  auxquels  M.  Sue  donne  pour  théâtres  les  clubs, 
les  barricades  et  les  sociétés  secrètes.  C'est  Marik  Lebrenn,  le  héros  de 
la  «  réconciliation  de  la  bourgeoisie  et  du  peuple,  »  le  marchand  qui 
prend  pour  enseigne  :  A  l'épçe  de  Brennus!  qui  aune  de  la  toile  le  jour, 
préside  le  soir  les  sections  des  sociétés  secrètes ,  et  a  des  niomens  de 
lyrisme  sur  l'organisation  du  travail,  la  démocratisation  du  capital, 
l'immoralité  de  la  concurrence  et  la  tyrannie  des  «  hauts  barons  du 
coffre-fort.  »  C'est  George  Duchêne,  le  sous-officier  retiré  et  méconnu, 
soldat  des  conspirations  occultes  encore,  type  de  vertu  et  de  stoïcisme 
populaire,  dont  la  fiancée  a  été  jetée  par  le  chômage  à  la  prostitution, 
et  qui  fait  un  cours  d'histoire  prolétaire  sur  les  rois,  les  grands  et  leur 
allié  le  clergé,  sur  cette  coalition  éternelle  cimentée  par  la  haine  du 
peuple,  des  Gaulois.  J'oubliais  un  personnage,  c'est  cette  «  bonne 
vieille  petite  mère  l'insurrection ,  »  ainsi  que  l'appelle  M.  Sue.  Com- 
ment l'oublier?  c'est  la  moralité  qui  plane  sur  l'œuvre;  elle  est  au 
frontispice,  elle  se  dégage  de  toutes  les  lignes,  elle  suinte  à  travers  la 
trame  grossière  de  cette  invention  repoussante  :  mélange  hideux  de  cy- 
nisme, de  venin,  de  perfidie,  d'ignorance  calculée  et  de  corruption 
systématique  !  Et  quel  est  l'écrivain  qui  remplit  ses  pages  de  ces  falsi- 
fications de  la  vérité,  de  la  moralité  humaine,  de  ces  appels  venimeux 
adressés  à  tout  ce  qui  fermente  de  rancunes  obscures ,  de  haines  fu- 
rieuses, d'instincts  inassouvis,  et  qui  vient  aujourd'hui,  sous  nos  yeux, 
se  faire  l'un  des  héros  du  socialisme?  Ayez  un  peu  de  mémoire!  C'est 
celui  qui ,  lorsque  le  vent  soufflait  ailleurs,  se  faisait  un  autre  bagage 
pour  arriver  au  succès.  C'est  l'écrivain  de  la  Vigie  de  Koat-Ven  qui 
voyait  dans  la  chute  de  «  l'antique  croyance  monarchique  et  religieuse  » 
et  dans  la  disparition  des  inégalités  sociales  la  source  de  tous  nos  mal- 
heurs, qui  professait  un  assez  aristocratique  dédain  pour  le  «  philoso- 
phisme  »  et  «  le  parti  libéral  et  progressif,  »  pour  les  petits  bourgeois 
besoigneux,  pour  les  rogneurs  de  budget  et  pour  le  paradoxe  «  de  l'é- 
galité et  de  la  souveraineté,  »  en  vertu  duquel  tous  peuvent  prétendre 
atout.  C'est  le  démocrate  assez  dissimulé,  on  en  conviendra,  qui  écri- 
vait ces  propres  paroles  :  «  Ceux  qui  méritent  l'exécration...,  ce  ne  sont 
pas  ceux  qui  se  battent...,  mais  ces  habiles  qui,  pour  parvenir  au  pou- 
voir et  se  le  partager,  ont  dit  un  jour  au  peuple  :  Tu  es  souverain  !... 
Ce  sont  les  fous  et  les  méchans  qui,  avec  quelques  mots  vides  et  retentis- 
sans,  \e  progrès,  les  lumières  et  la  régénération,  ont  jeté  en  France  et  en 
Europe  les  germes  de  la  plus  épouvantable  anarchie!  »  et  l'auteur  des 

TOME  y.  '' 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mystères  du  Peuple  appelait  cela  «  la  plus  inébranlable  conviction.  »  Ah! 
si  le  peuple,  en  eflet,  —  non  celui  des  manifestations ,  des  processions 
patriotiques  et  des  clubs  souterrains,  mais  ce  pur  et  vrai  peuple  qu'on 
caresse,  qu'on  entoure,  qu'on  sollicite  pour  en  obtenir,  qui  la  popula- 
rité, qui  des  emplois,  qui  des  souscriptions;  — si  ce  peuple,  dis-je, 
éclairé  sur  vos  variations  et  vos  mobiles,  pouvait  parler  dans  la  liberté, 
dans  la  franchise  de  sa  conscience  et  de  son  bon  sens,  comme  il  vous 
jetterait  d'un  accent  fier  et  résolu  ce  mot  sorti  d'entre  vos  rangs:  A  bas 
les  masques  !  Et  comme  il  vous  dirait  aussi  :  Vous  êtes  des  écrivains, 
et  vous  savez  sans  doute  ce  que  c'est  qu'écrire,  ce  que  c'est  que  votre 
art  dont  je  sens  la  grandeur  sans  en  pénétrer  les  lois.  Ce  que  je  vous 
demande,  ce  n'est  point  de  trahir  et  d'abaisser  cet  art ,  de  faire  de  lui 
le  complice  de  mes  faiblesses  et  de  mes  passions,  comme  les  marchands 
de  liqueurs  fortes  spéculent  sur  les  premiers  éblouissemens  de  mon 
ivresse,  ce  n'est  point  de  vous  faire  un  esprit  et  un  langage  avilis  :  ce  que 
je  vous  demande,  c'est  de  me  respecter  un  peu  plus  et  de  m'adorer 
moins;  c'est  de  me  procurer  quelques  conuaissances  saines ,  de  m'of- 
frir  des  images  qui  me  rendent  meilleur  en  me  conduisant  à  l'élévation 
de  l'intelligence,  à  la  paix  du  cœur,  au  sentiment  de  la  justice  !  Dans 
vos  livres,  destinés,  comme  vous  dites,  «  à  mes  ateliers,  à  mes  fabri- 
ques, à  mes  chantiers,  »  je  ne  vois  que  la  suspicion  jetée  sur  Dieu  et 
les  hommes,  je  ne  vois  que  la  haine  suer  à  chaque  page.  J'ai  l'instinct 
du  mépris  secret  que  vous  avez  de  moi  en  voyant  les  travestissemens 
que  vous  prenez  pour  poursuivre  vos  bonnes  fortunes  auprès  de  ma 
simplicité  surprise.  » 

La  corruption  du  goût,  dont  les  Mystères  du  Peuple  sont  le  plus  bru- 
tal témoignage,  n'est  point  sans  doute  un  phénomène  inconnu  et  sur- 
prenant dans  la  tradition  littéraire;  elle  a  su  revêtir  plus  d'un  masque 
et  trouver  plus  d'une  issue.  Le  xvn^  siècle  a  eu  ses  corrupteurs,  qui  at- 
teignirent même  au  succès,  mais  n'empêchèrent  pas  le  Cid,  Phèdre  ou 
le  Misanthrope;  le  xvui^  siècle  en  a  compté  un  plus  grand  nombre  en- 
core dans  les  hasards  de  sa  vie  audacieuse.  Qu'un  esprit  de  la  trempe 
de  Rétif  de  la  Bretonne  envahisse  le  domaine  de  l'imagination,  promène 
une  inspiration  malsaine  dans  les  régions  honteuses,  et  se  crée  une  lan- 
gue digne  de  cette  inspiration;  que  ce  génie  des  lieux  suspects,  réduit 
au  cynisme  par  un  sentiment  superbe  de  son  mérite,  ainsi  qu'il  l'avoue 
lui-même,  élève  au  niveau  de  l'histoire  l'odyssée  grotesque  de  ses  aven- 
tures, et  laisse  tomber  de  ces  paroles  qui  pourraient  être  inscrites  au 
frontispice  de  plus  d'une  œuvre  contemporaine  :  «  Lecteurs,  je  vous 
livre  mon  moral  pour  subsister  quelques  jours,  comme  l'Anglais  con- 
damné vend  son  corps;  »  que  cette  intelligence  naïvement  dépravée  ait, 
elle  aussi,  son  ambition  réformatrice,  et  promulgue  ses  plans  de  réor- 
ganisation sociale,  —  c'est  une  misère  qui  n'est  point  nouvelle.  Ce  qui 


DE   LA   DÉMOCRATIE   EN   LITTÉRaTIRE.  <J|;> 

est  plus  nouveau  peut-être  et  plus  frappant,  c'est  que  cet  hébétement 
cynique  se  transforme  en  idéal,  cest  que  les  habitudes  de  l'auteur  des 
Contemporaines  s'étendent  et  se  généralisent,  et  que  ses  inventions  de- 
viennent un  type  obsédant  les  imaginations,  se  reflétant  dans  cent 
œuvres  diverses;  c'est  que,  en  un  mot,  au  fond  de  notre  temps,  vous 
retrouviez,  non  comme  une  exception,  mais  comme  une  fatalité  de  nos 
entraînemens,  cette  double  altération  du  sens  moral  et  du  goiit  dans 
les  lettres.  —  M.  Hugo,  de  ce  ton  d'ironie  légère  où  il  est  passé,  maître 
décidément  après  Voltaire,  dressait  ce  qu'il  appelait  «l'état  de  services» 
de  l'esprit  clérical  :  ne  pourrait-on  pas  aussi  dresser  «  l'état  de  ser- 
vices »  de  cet  esprit  littéraire  qui  remplit  notre  époque  de  l'éclat  de  ses 
caprices?  Cet  esprit  n'a  point  créé,  sans  doute,  une  situation  morale 
d'où  il  est  né,  après  tout;  il  en  a  fécondé  les  germes,  il  l'a  aggravée  et 
y  a  ajouté  ses  propres  vices.  Voyez-le  se  déployer  dans  notre  temps 
sous  toutes  ses  formes,  —  sous  la  forme  de  ces  philosophies  puériles  et 
creuses  trempées  dans  les  vapeurs  d'un  lyrisme  bâtard,  sous  la  forme 
de  ces  falsifications  passionnées  de  l'histoire,  sous  ces  formes  plus  es- 
sentiellement littéraires,  combinées  de  manière  à  vous  séduire,  à  vous 
irriter,  à  vous  vaincre  en  détail,  à  se  glisser  dans  votre  intérieur,  dans 
votre  foyer,  à  votre  chevet  même!  Sous  toutes  ces  formes,  il  a  altéré 
les  notions  sacrées  par  le  cynisme  de  ses  peintures  et  de  ses  sophismes; 
il  a  jeté  dans  les  âmes  la  semence  de  ce  scepticisme  qui  ne  distingue 
plus  même  entre  le  vrai  et  le  faux,  entre  ce  qui  est  beau  et  ce  qui  re- 
pousse dans  une  œuvre  littéraire,  qui  se  partage  yidifféremment  entre 
les  voluptés  acres,  les  sensations  étranges  et  l'admiration  de  la  vulga- 
rité; il  a  énervé  le  goût  général,  efleminé  les  intelligences,  saturé  les 
esprits  de  chimères  : — sorte  d'opium  versé  aux  imaginations,  qui  laiss(; 
l'engourdissement  au  sortir  d'un  sommeil  enflammé  !  Un  éloquent  ana- 
thème  était,  dans  ces  derniers  temps,  jeté  avec  amertume  à  cette  dé- 
magogie politique  dont  le  crime  est  de  faire  reculer  la  liberté  et  de 
faire  douter  les  peuples  de  ses  bienfaits.  La  même  haine  vigoureuse 
n'est-elle  point  due  à  cette  démagogie  littéraire,  qui  crée  à  l'esprit  des 
jouissances  avilies  et  des  goûts  suspects,  abaisse  aux  yeux  des  hommes 
le  prix  et  la  signification  de  la  pensée,  livre  le  monde  aux  rêves  ma- 
ladifs des  intelligences  épuisées,  et  contribue,  elle  aussi,  à  faire  naître 
cette  situation  extrême  que  dépeignait  récemment  un  écrivain  étran- 
ger, combattant  la  réduction  des  armées?  «  Ce  sont  les  armes  aujour- 
d'hui ,  disait-il,  qui  mènent  à  la  civilisation,  ce  sont  les  idées  qui  mè- 
nent à  la  barbarie  !  » 

Et,  comme  tous  les  phénomènes  se  tiennent  dans  une  époque,  il  ne 
faut  point  être  étonné  d'avoir  vu  une  autre  tendance,  corrélative  de  ce 
déclin  moral,  envahir  audacieusement  les  mœurs  littéraires  et  y  en- 
tretenir mille  caractères  hideux;  —  c'est  le  développement  d'un  maté- 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rialisme  raffiné  ou  brutal  aboutissant  au  règne  de  l'esprit  d'industrie. 
Supprimez  les  mobiles  plus  purs,  —  le  respect  de  la  pensée^  la  fidélité 
à  la  conscience,  la  notion  du  but  élevé  de  l'art;  — à  mesure  qu'ils  dé- 
clineront, ce  triste  et  ardent  mobile  du  gain,  qui  est  le  piège  des  talens 
mal  affermis  dans  leur  foi  et  l'irrésistible  appât  de  la  médiocrité  en- 
vieuse et  cupide,  apparaîtra  dans  sa  puissance  nouvelle  comme  un 
des  plus  actifs  dissolvans  du  principe  littéraire.  La  spéculation  inté- 
ressée se  mêlera  à  l'imagination  dans  ses  élans,  se  donnant  à  elle  pour 
mesure,  la  pliant  aux  plus  fougueux  de  ses  caprices.  Vous  avez  vu  le 
mercantilisme  littéraire  dans  ses  beaux  jours,  écrivant  sa  glorieuse 
histoire,  faisant  la  confidence  au  public  des  mystères  de  la  fabrication, 
paraissant  au  prétoire,  où,  par  malheur,  nul  Aristophane  n'était  caché 
pour  écouter  et  immortaliser  cette  bouffonnerie.  Vous  avez  vu  de  plus 
récens  et  de  plus  tristes  exemples  encore,  —  l'auteur  des  Méditations 
lui-même  ne  sachant  point  se  préserver  d'une  telle  atteinte,  envoyant 
à  domicile  ses  demandes  de  souscriptions,  et  s'annonçant,  lui  aussi, 
comme  prêt  à  courir  la  fortune  des  romans  en  seize  volumes.  Qu'est 
devenu  l'art,  livré  à  cette  autre  influence,  sans  force  pour  lutter 
contre  cet  ensemble  de  causes  avilissantes?  C'est  devenu  une  indus- 
trie dont  on  a  subsisté,  qu'on  a  exploitée,  perfectionnée,  qui  a  pu  don- 
ner à  un  homme  une  certaine  surface  commerciale,  ainsi  que  le  disait 
autrefois  l'auteur  de  la  Comédie  humaine.  Confondu ,  par  une  invin- 
cible assimilation,  dans  la  foule  des  métiers  vulgaires,  l'art  a  participé 
de  leurs  conditions,  a  contracté  leurs  préoccupations  et  leurs  mœurs, 
et  a  mis  sa  vie  dans  les  mêmes  moyens  :  —  combinaisons  économiques, 
mutualités  besoigncuses,  agrégations  factices,  organisation  d'une  sorte 
d'alimentation  intellectuelle,  d'une  sorte  d'exploitation  réglée  des  ca- 
prices publics!  Que  sont  aujourd'hui  les  Mystères  du  Peuple,  si  ce 
n'est  une  spéculation,  audacieuse  et  habilement  agencée,  sur  une  fu- 
reur populaire?  L'esprit  de  démocratie,  dans  ses  aberrations  les  plus 
actuelles,  a  déteint  plus  qu'on  ne  pense  sur  ces  mœurs  littéraires.  L'é- 
crivain, lui  aussi,  a  voulu  un  jour  s'appeler  un  travailleur,  et  il  s'est 
propagé  dans  le  monde  idéal  de  la  pensée  cette  idée  matérialiste  d'une 
espèce  de  «droit  au  travail»  littéraire  analogue  au  droit  à  la  vie  poli- 
tique, et  au  «  droit  au  travail  »  industriel,  revendiqué  par  toutce  qui 
s'élève  de  vocations  flottantes,  de  velléités  orgueilleuses  et  de  suffi- 
sances vulgaires.  Que  dis-je?  l'association  même  n'a-t-elle  point  eu  ses 
prophètes  de  fantaisie,  qui  annonçaient,  dans  un  langage  lyrique,  les 
merveilles  nouvelles  près  d'éclore  de  cette  confusion,  et  rêvaient  déjà 
des  œuvres  gigantesques,  des  poèmes  immenses  comme  les  épopées  in- 
diennes, enfantés  en  commun  par  des  légions  de  rapsodes  enrôlés  sous 
une  raison  sociale?  Crevez  l'hyperbole, — vous  trouverez  les  associations 
avouées  ou  inavouées,  publiques  ou  anonymes  de  M.  Dumas.  Quand 


DE   LA   DÉMOCRATIE   EN    IITT/îRATIRE.  917 

la  conscience  même  des  lois  primitires  et  de  la  nature  di^  i'art  s'altère 
quand  l'originalité  s'en  va,  c'est-à-dire  ce  qui  différencie  les  hommes^ 
—  ce  qui  fait,  ainsi  que  le  remarquait  déjà  La  Bruyère  de  son  temps! 
que  «  Virgile  fait  seu/  l'Enéide,  Tite-Live  ses  Décades,  l'orateur  romain 
ses  oraisons,  »  Dante  sa  Comédie.  Cervantes  Don  Quichotte,  Racine 
Phèdre,  Chateaubriand  Mené,  —  pourquoi  ne  s'associerait-on  pas  in- 
dustriellement au  point  de  vue  de  la  production,  de  l'olTre  et  de  la  de- 
mande? Quand  l'idée  de  la  spontanéité  indiyiduelle  dans  les  arts  périt 
sous  l'action  incessante  du  sophisme  démocratique,  pourquoi  ne  se 
produirait-il  pas,  pour  y  suppléer,  d'autres  combinaisons  fondées  sur 
la  force  collective  et  le  nombre?  M.  Chastes  pénètre  avec  force  dans 
cette  situation  dont  il  sonde  la  profondeur  en  artiste  peut-être  plutôt 
qu'en  philosophe,  en  fantaisiste  plutôt  qu'en  penseur;  il  analyse  et  dé- 
crit cette  vaste  organisation  de  l'industrialisme  littéraire ,  qui  est  une 
des  hideuses  merveilles  de  ce  temps,  et  dans  ses  peintures  je  vois  sur- 
tout un  coupable:  c'est  l'écrivain  qui  ne  se  respecte  pas,  qui  ne  res- 
pecte ni  son  esprit  ni  son  nom. 

Observez  un  moment  chacun  des  traits  nouveaux  de  ces  mœurs  lit- 
téraires, chacune  de  ces  déviations  et  de  ces  faiblesses,  —  un  caractère 
commun  se  dévoilera  à  vos  yeux  dans  leur  diversité.  Ce  sont  les  'vices 
de  la  démocratie  transportés  dans  les  lettres,  les  imprégnant  de  leur 
venin  et  se  résumant  dans  ces  symptômes  trop  évidens  et  trop  palpa- 
bles :  abolition  de  la  forte  et  sincère  originalité  au  sein  d'une  vaste 
effervescence  des  imaginations,  prédominance  des  suggestions  vio- 
lentes ou  vulgaires  sur  les  inspirations  du  goût ,  des  ardeurs  irréflé- 
chies du  succès  sur  la  délicatesse  morale,  concurrence  effrénée  vers  la 
fortune,  irruption  bruyante  de  la  médiocrité  dans  le  domaine  intel- 
lectuel comme  dans  un  pays  livré  à  la  conquête,  transformation  de 
l'art  en  métier,  assimilation  de  l'intelligence  à  une  industrie  dans  ses 
conditions,  dans  ses  habitudes,  jusque  dans  ces  tentatives  artificielles 
d'association,  d'organisation,  qui  ne  font  que  passer  le  niveau  sur 
lame  humaine;  —  immense  et  confus  travail  de  nivellement,  enfin, 
où  vous  voyez  les  talens  éminens  périr  de  leurs  secrètes  blessures,  les 
I  talens  moyens  eux-mêmes s'atfaisser  encore,  et  les  nullités  seules  triom- 
pher, en  s'arrangeant  pour  vivre  de  leur  vie  ambitieuse  et  vulgaire, 
et  en  substituant  par  degré  la  douteuse  juridiction  de  leur  nombre  à  la 
I  juridiction  de  la  science  et  de  l'inspiration  !  La  démocratie  a  cru  n'at- 
I  teindre  que  les  supériorités  aristocratiques,  les  immunités  sociales; 
elle  a  atteint  plus  que  cela,  elle  a  atteint  dans  leur  source  la  supério- 
rité morale,  la  supériorité  intellectuelle  :  elle  a  détruit  l'aristocratie  de 
l'esprit,  l'idée  de  la  distinction  et  de  la  hiérarchie  dans  les  lettres.  Le 
génie  littéraire  n'échappe  pas  lui-même  à  cette  singulière  logique  de 
mutilation;  il  me  paraît  assez  traité  comme  une  excroissance  féodale, 


918  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

OU,  mieux  encore,  comme  le  capital  sur  lequel  le  niveau  démocratiqu 
a  bâte  de  passer.  Tandis  que  les  qualités  les  plus  heureuses  et  les  plu 
profondes  de  l'art  se  dissipent  ou  s'égarent,  ne  sentez-\ous  pas  comm 
une  sorte  d'impuissance  ou  du  moins  une  incroyable  difficulté  de  ra 
jeunissement?  Tandis  que  les  grandes  et  souveraines  intelligences  s'ei 
vont,  s'ep  élève-t-il  de  nouvelles  pour  recueillir  et  renouer  leur  tradi 
tion?  Aux  talens  qui  fléchissent  ou  disparaissent,  voyez-vous  succéder  d 
nouveaux  talens?  Et  de  là  naît  cet  inquiétant  et  douloureux  problème 
à  mesure  que  la  lumière  intellectuelle  semble  se  répandre,  est-elle  con 
damnée  à  perdre  de  son  intensité?  Il  y  a  aujourd'hui  plus  d'hommes  qu 
pensent  peut-être  ou  qui  ont  toutes  les  apparences  de  la  pensée  :  —  l'in 
telligence  a-t-elle  la  même  force,  la  même  vigueur,  le  même  élan?  L 
nombre  de  ceux  qui  participent  à  une  certaine  culture  de  l'esprit  aug 
mente  sans  doute  :  —  le  goût  général  conserve-t-il  sa  vivacité  féconde 
l'inspiration  littéraire  s'accroît-elle  en  proportion?  Ce  phénomène  d 
l'abaissement  du  niveau  des  esprits  s'est  révélé  à  plus  d'une  conscienci 
contemporaine;  M.  Thiers  le  montrait  récemment  se  cachant  sous  li 
passion  de  la  vulgarisation  et  des  connaissances  superficielles.  Il  étal 
apparu  à  l'auteur  du  fragment  sur  l'Avenir  du  monde,  qui  voyait  venir 
comme  une  menace,  un  ordre  nouveau,  issu  de  cette  fausse  et  dissol- 
vante démocratie,  où  les  facultés  éminentes  du  génie  devraient  néces- 
sairement mourir,  où  l'imagination  et  les  arts  iraient  se  perdre  dans 
les  trous  d'une  «  société  ruche.  »  Merveilleux  indices  des  prospérités  fu 
tures!  singulière  ébauche  de  l'humanité  nouvelle  qu'on  nous  prépart 
en  commençant  par  la  mutiler  dans  ses  élémens  les  plus  généreux 
par  la  priver  de  son  génie  et  de  son  ame ,  par  la  dépouiller  de  ce  qu 
l'honore  et  la  grandit  ! 

Un  des  plus  tristes  caractères  de  cette  défaillance  du  principe  intel- 
lectuel, ce  n'est  point  peut-être  l'excès  d'impuissance  qui  s'y  révèle  ef 
qui  pourrait  n'être  que  le  fruit  avili  de  circonstances  passagères ,  une 
surprise  accidentelle  de  nos  instincts  trompés;  c'est  que  ces  symptômes 
se  produisent  avec  toute  la  rigueur  d'une  réalisation  systématique.  Ils 
sont  en  germe  dans  nos  doctrines  sociales,  dans  nos  philosophies  scep- 
tiques, qui  ont  bien  soin  d'envelopper  leur  poison  de  flatteries  passion 
nées,  qui,  sous  cette  pourpre  équivoque  des  systèmes,  n'offrent  autre 
chose  à  l'homme  que  la  théorie  de  son  propre  abâtardissement.  Écou 
tez  le  sophisme  le  plus  en  faveur,  celui  qui  a  fait  le  plus  de  victimes 
peut-être  :  il  vous  dira  connnent  le  progrès  réside  justement  dans  cette 
annihilation  des  facultés  individuelles;  il  vous  expliquera  les  mer- 
veilles de  la  répartition  égale  de  l'intelligence;  il  vous  démontrera 
comment  l'humanité,  mise  en  possession  d'elle-même,  arrivant  par 
degrés  au  niveau  souhaité  de  vérité  et  de  lumière,  ne  laisse  plus  même 
de  place  à  l'essor  et  à  l'action  des  talens  éminens;  il  vous  révélera  le  se- 


Il 


DE   LA    DKMOCRATIE    EN    LITTÉRATURE.  919, 

cret  de  cet  avenir  où  toutes  ces  choses  qu'on  nomme  le  génie .  l'élo- 
quence, l'inspiration,  sont  des  privilèges  odieux  et  inutiles  auxquels 
suppléent  suffisamment  l'instruction  primaire  et  l'enseignement  des 
droits  du  citoyen.  C'est  la  philosophie  de  l'ignorance  ajoutée  à  la  phi- 
losophie de  la  misère.  —  Admettez  pourtant  un  moment  cet  étrange 
idéal  d'une  sorte  de  loi  agraire  intellectuelle  :  en  portant  atteinte  à  ces 
qualités  heureuses  et  rares  par  lesquelles  les  esprits  se  distinguent,, 
qui  les  soumettent  les  uns  aux  autres  et  qui  sont  les  mystérieuses  fa- 
veurs de  la  nature,  —  changerez-vous  aussi  l'essence  de  cette  nature 
elle-même?  l'enchaînerez-vous  dans  ses  besoins  incessans,  dans  ses 
désirs  toujours  prêts  à  renaître?  Est-ce  que  l'immobilité ,  le  repos ,  — 
même  dans  la  conquête,  —  est  la  loi  du  développement  humain,  et  y 
a-t-il  autre  chose  que  des  haltes  passagères?  L'homme  voit  bientôt  se 
rouvrir  la  série  de  ses  efforts  et  de  ses  ardentes  recherches  de  l'in- 
connu. Telle  est  sa  condition,  qu'il  se  sent  pris  de  dégoût  parfois  pour 
ce  qui,  de  loin,  lui  semblait  le  plus  enviable  et  ce  qui  lui  a  coûté  le  plus 
à  obtenir,  qu'il  est  forcé  de  se  créer  un  but  nouveau  et  de  reprendre 
sa  marche  interrompue.  La  grande  aventure  de  l'humanité  recom- 
mence, et  c'est  là  que  se  retrouve  cette  noble  et  heureuse  nécessité  des 
supériorités  morales  et  intellectuelles,  de  cet  héroïsme  idéal  dont  l'ima- 
gination passionnée  de  Carlyle  fait  m\  culte.  Culte  étrange!  dira-t-on  : 
—  culte  juste  et  fécond,  dirai-je,  —  qui  ne  fait  qu'exprimer  ce  be- 
soin intime,  incessant,  pour  une  société  civilisée,  de  sentir  la  vie  se 
réfugier  et  palpiter  dans  des  êtres  d'élite,  —  politiques,  penseurs  ou  ar- 
tistes! Mais  si  d'avance  vous  avez  provoqué  la  stérilité  des  intelligences, 
si  vous  avez  travaillé,  comme  à  une  œuvre  méritoire,  à  la  déconsidé- 
ration du  talent,  si  vous  avez  érigé  la  défiance  de  ces  supériorités  na- 
turelles en  vertu  publique,  vous  n'aurez  pas  le  despotisme  du  génie, 
cela  se  peut  ;  vous  aurez  préparé  quelque  chose  de  mieux,  —  le  des- 
potisme, la  tyrannie  des  médiocrités,  qui  se  disputeront  cornme  une 
proie  le  pouvoir,  la  science,  la  gloire  politique  ou  httéraire,  et  vous 
feront  passer  sous  les  fourches  caudines  de  leurs  passions  subalternes. 
Vous  aurez  les  héros  de  lieux  suspects  escaladant  la  vie  publique,  les 
déclamateurs  de  tabagie  dans  le  conseil  et  «  tous  les  dialectes  dans  le 
sénat,  »  ainsi  que  le  dit  M.  Chasles. 

Ceci  est  ce  qu'il  y  a  de  chimérique  dans  ces  doctrines;  c'est  le  rêve 
creux  de  ceux  qui  caressent  l'idée  de  l'égalisation  universelle,  qui  ima- 
ginent une  humanité  abstraite  où  tout  ce  qui  tend  à  s'élever  est  ramené 
au  niveau  commun,  où  la  masse  est  prise  pour  type  et  pour  idéal.  Ce 
qu'il  y  a  au  fond  d'hostile  pour  l'intelligence  et  pour  l'esprit  littéraire, 
qui  vit  du  développement  des  facultés  individuelles,  n'est  guère  déguisé 
sans  doute;  voulez-vous  voir  la  traduction  franche  et  brutale  de  la  même 
pensée  mise  à  nu?  jetez  les  yeux  autour  devons  et  observez  ce  qui  s'est 


920  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

exhalé,  depuis  deux  ans,  de  \iolences,  de  venimeux  outrages  adressés  à 
l'art  et  à  l'esprit,  de  haines  matérialistes  ou  d'injurieuses  négations,  et 
que  M.  Proudhon  exprimait  avec  sa  crudité  cynique  quand  il  disait  : 
«  Travailler  et  manger,  c'est ,  n'en  déplaise  aux  écrivains  artistes ,  la 
seule  fin  apparente  de  l'homme.  Le  reste  n'est  qu'allée  et  venue  de 
gens  qui  cherchent  de  l'occupation  ou  qui  demandent  du  pain.  Pour 
remplir  cet  liumhle  programme,  le  profane  vulgaire  a  dépensé  plus  de 
génie  que  tous  les  philosophes,  les  savans  et  les  poètes  n'en  ont  mis  à 
composer  leurs  chefs-d'œuvre.  »  C'est  ce  même  sophiste  intrépide  qui 
triomphait  à  prouver  dans  son  livre  de  la  Philosophie  de  la  misère  que  le 
talent  est  une  difformité,  que  la  littérature  est  le  «  rebut  de  l'industrie 
intelligente,  »  et  que,  pour  l'observateur  philosophe,  ce  qu'on  nomme 
la  décadence  de  l'art  n'est,  après  tout,  «  que  le  progrès  de  la  raison 
virile  importunée  plutôt  que  réjouie  de  ces  difficiles  bagatelles.  »  Ne 
vous  souvenez-vous  plus  de  cet  obscur  déclamateur  qui ,  dans  un  jour 
de  verve  et  d'épanouissement,  assignait  devant  son  tribunal  la  gloire  de 
Chateaubriand,  la  gourmandait  dans  je  ne  sais  quelle  logomachie  révo- 
lutionnaire, et  lui  accordait  plaisamment  quelques  années  encore  pour 
s'éclipser,  comme  un  astre  éteint,  du  ciel  démocratique?  Joignez-y  cette 
troupe  bariolée  d'enfans  stériles  et  mal  venus  de  l'esprit  occupés  chaque 
jour  à  délayer  dans  une  prose  malsaine  les  paradoxes  de  Rousseau, 
politiques  de  club  ou  de  journal,  humanitaires,  utilitaires;  —  que 
sont,  pour  ces  puissans  civilisateurs  des  peuples,  et  le  génie,  et  l'art 
immortel ,  et  le  bon  goût,  et  l'élégance  de  la  pensée?  C'est  la  tradition 
rajeunie  de  ceux  qui  virent  une  fois  dans  les  lumières  de  l'esprit  un 
titre  à  la  proscription ,  qui  rangeaient  parmi  les  suspects  les  hommes 
instruits,  et  qui  écrivaient  à  la  convention  ces  propres  paroles  :  «  L'es- 
prit public  est  remonté  dans  ce  département;  les  savans,  les  beaux  es- 
prits, les  plumes  élégantes  ne  sont  plus!...  »  C'est  la  tradition  de  ce 
divin  M.  de  Robespierre,  qui  ne  voyait  dans  les  écrivains  que  des  cor- 
rupteurs publics.  Qu'il  y  ait  pourtant  de  véritables  corrupteurs  publics, 
là  n'est  point  le  doute.  Ce  n'est  point  peut-être  Corneille  trempant  dans 
l'airain  l'ame  de  ses  héros,  ce  n'est  point  Racine  idéalisant  et  purifiant 
la  passion  humaine,  ce  ne  sont  point  tant  de  maîtres  élevés  de  la 
science  et  de  l'inspiration ,  ou  même  tant  de  talens  dont  la  première 
loi  est  le  respect  de  leur  art.  Cherchez  plus  bas  :  ce  sont  aujourd'hui 
ceux-là  qui  ont  «  sali  lame  de  la  France,  »  ainsi  que  le  disait  élo- 
quemment  M.  de  Montalembert;  ce  sont  ceux  qui  souillent  l'imagina- 
tion de  l'homme,  lui  arrachent  une  à  une  ses  convictions  et  ses 
croyances,  et  qui ,  après  avoir  tout  détruit  en  lui ,  —  tout,  sauf  la  no- 
tion de  SM  propre  intelligence,  —  s'efforcent  encore  d'obscurcir  ce  der- 
nier reflet  de  son  immortalité.  —  Ainsi,  soit  haine  violente  et  siupide 
pesant  sur  l'essor  de  la  pensée,  soit  corruption  secrète  s'insinuant  dans 


DE   LA   DÉMOCRATIE   EN    I.ITTÉRATLRE.  941 

les  esprits  au  souffle  de  cette  fausse  i<lée  de  démocratie  qui  s'empare 
du  monde,  on  al)outit,  comme  à  une  fatalité  de  nos  malheurs,  à  cet 
épuisement  de  l'énergie  intellectuelle,  à  cette  dilapidation  des  dons  sa- 
crés de  l'imagination,  à  cette  déconsidération  des  facultés  supérieures. 

Quand  enfin  on  aura  songé  à  pourvoir  à  tous  les  besoins,  à  réparer 
tous  les  désastres,  à  relever  tous  les  vaincus  dans  notre  société  assiégée 
et  menacée,  il  faudra  bien  aussi  ne  point  oublier  cet  autre  vaincu 
resté  sur  le  champ  de  bataille  de  nos  passions,  — l'art  littéraire.  11  fau- 
dra bien  songer  à  fermer,  s'il  se  peut,  cette  blessure  large  et  l)éante 
»  faite  à  l'esprit  en  France  par  nos  entraînemens  et  nos  doctrines  mor- 
telles. Pensez-vous  que  ce  ne  fût  rien  aujourd'hui ,  pour  réveiller  le 
sentiment  de  la  vie,  qu'une  belle  œuvre,  un  beau  poème,  un  beau  tra- 
vail d'imagination  ou  de  science  apparaissant  dans  son  éclat  imprévu? 
Cette  vie  des  lettres,  comment  renaîtra-t-elle?  Sera-ce  par  ces  moyens 
matériels  en  quelque  sorte,  tels  que  le  bienfait  d'une  loi  protectrice 
sur  la  propriété  littéraire,  les  encouragemens  clandestins  ou  publics 
dont  les  gouvernemens  disposent,  la  destruction  de  cette  audacieuse 
piraterie  de  la  contrefaçon,  l'abolition  de  la  censure?  Etes- vous  de 
ceux  qui  croient  qu'avec  un  décret,  la  promesse  d'un  bénéfice  honnête 
ou  la  suppression  d'une  entrave  illusoire,  on  panse  les  plaies  de  l'in- 
telligence?  Ètes-vous  d'avis  qu'il  suffise  de  palliatifs  et  de  remèdes  de 
cette  nature  pour  ranimer  ces  deux  choses  impalpables  qu'on  nomme 
la  sécurité,  la  confiance  en  politique,  —  l'inspiration  en  littérature? 

C'est  une  des  merveilleuses  fortunes  de  l'art  de  ne  point  être  sou- 
mis, dans  ses  prospérités  et  dans  ses  revers,  à  l'action  de  ces  stimu- 
lans  secondaires.  La  source  de  sa  vie  est  ailleurs.  C'est  dans  cette  ré- 
gion invisible  où  fermentent  et  se  transforment  les  passions,  les  ten- 
dances, les  opinions  d'une  époque,  qu'est  le  secret  de  la  décadence  ou 
du  rajeunissement  des  littératures;  c'est  dans  ce  drame  de  la  vie  mo- 
rale d'un  peuple  que  se  cache,  pour  les  lettres,  le  germe  de  la  cor- 
ruption ou  le  principe  d'une  fécondité  nouvelle.  Toute  force,  toute 
croyance,  toute  illusion  généreuse  même  que  vous  rendez  à  la  so- 
ciété, n'esl-elle  pas  un  élément  vierge  pour  l'art,  pour  la  littérature? 
Et  c'est  ainsi  qu'au  fond  ce  qu'on  nomme  la  question  littéraire  n'est 
qu'une  des  faces  de  la  grande  et  populaire  question  sociale.  Grands 
politiques  si  ardens  et  si  prompts  à  assumer  l'entreprise  du  bonheur 
des  sociétés,  si  jaloux  de  tenter  sur  elles  l'expérience  de  vos  rêves,  ce 
n'est  pas  assez  d'appeler  la  poésie  et  les  arts  réunis  à  vos  fêtes  comme 
des  convives  qui  peuvent  encore  faire  honneur,  de  leur  demander  de 
beaux  ouvrages,  des  chants  ou  des  statues  :  ils  vous  répondront  par 
des  hymnes  des  rues,  par  la  prose  des  Bulletins  de  la  république,  ou 
par  ces  images  monstrueuses  et  grotesques  qui  figuraient  a  vos 
pompes  païennes.  Il  faudrait  commencer  par  purifier  cette  atmosphère 


922  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  nous  vivons,  par  dissiper  ces  fanatismes  vulgaires  qui  nous  dévo- 
rent, par  relever  nos  esprits  flétris,  rendre  quelque  noblesse  à  nos  in- 
stincts, et  raviver  dans  les  cœurs  l'intime  notion  de  la  vérité,  du  res 
pect,  de  la  supériorité  morale.  11  faudrait  que  le  pays  se  sentît  un  pei 
vivre  sous  la  sauvegarde  des  vérités  sociales  restaurées,  des  principe: 
de  la  civilisation  de  nouveau  confirmés,  en  quelque  sorte,  par  noi 
malheurs.  Et  ce  n'est  point  seulement  aux  politiques  que  je  m'adresse 
c'est  aux  écrivains  eux-mêmes.  Les  épreuves  doivent  avoir  leur  verti 
pour  les  esprits  comme  pour  les  cœurs.  Les  humiliations  de  l'intelli 
gence  contemporaine  n'ont  point  de  sens,  ou  elles  veulent  dire  que  lei 
écrivains  aussi  doivent  puiser  en  eux  la  force  de  résolutions  nouvelles! 
Il  faut  qu'ils  épurent  cette  vie  littéraire  des  élémens  malsains  qui  s';| 
sont  glissés,  en  rendant  au  travail  son  caractère  et  son  prix,  en  fécon  i 
dant  leur  inspiration  par  l'étude,  en  se  retrempant  dans  les  sévère: 
douceurs  de  la  discipline  intellectuelle,  en  nourrissant  l'amour  de  C( 
qualités  rares  qui  font  la  puissance  de  l'art,  en  retrouvant  le  sentimen 
de  la  distinction  et  de  la  hiérarchie  dans  les  lettres.  Il  faut  aussi  qui 
s'éveille  une  critique  vigilante  et  fidèle,  disposée  à  signaler  chaqui 
jour  et  à  chaque  heure  les  révoltes  brutales,  les  défections  et  les  retoui 
heureux.  J'en  appelle  à  cet  esprit  délicat  et  sûr,  trop  désintéressé  peut 
être  dans  la  certitude  où  il  est  d'avoir  conservé  ce  que  tant  d'autr* 
ont  perdu,  et  dont  la  clairvoyance  révélait  autrefois  l'approche  d» 
barbares  en  littérature. 

C'est  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  jeune  en  France  aujourd'hui  à  songer  qu» 
tout  ce  qui  se  tente,  se  prépare  ou  s'accomplit,  politiquement,  mora 
lement  et  littérairement,  c'est  son  avenir;  c'est  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'ame: 
fières  et  de  raisons  viriles  à  briser  ce  réseau  d'influences  désastreuse: 
qui  nous  enveloppe,  à  rejeter  l'injure  de  ces  odieuses  superstitions  qui 
l'esprit  de  sophisme  met  en  honneur,  et  à  se  hâter  de  faire  un  choix 
La  démocratie  est  la  loi  du  xix*  siècle!  soit;  mais,  comme  il  ne  s'es 
révélé  jusqu'ici,  dans  toutes  les  voies  de  l'activité  sociale,  qu'une  dé 
mocratie  prenant  pour  symbole  le  niveau  passé  sur  les  facultés  hu 
maines,  soulevant  sur  son  passage  un  souffle  destructeur  de  toutes  le: 
distinctions  et  de  toutes  les  supériorités  morales,  et  travaillant  à  créei 
une  égalité  dégradante  dans  l'abaissement  de  l'intelligence  littérairt 
comme  de  l'intelligence  politique,  il  faut  bien  qu'il  existe  une  autn 
manière  d'entendre  la  démocratie,  qui  puisse  en  faire  le  règne  dei 
émulations  généreuses  du  génie  et  de  la  vertu,  ou  ce  ne  serait  qu'ui 
système  indigne  de  trouver  place  dans  l'ame  d'un  honnête  homme  e 
dans  l'esprit  d'un  penseur. 

Charles  de  Mazade. 


LES  PROSCRITS. 


AC  PRÉSIDENT  DE  l.\  RÉPUBIIOUE. 


I. 


Vous  plaît-il  d'écouter  une  simple  chronique 
Du  temps  de  Bonaparte  et  de  la  république? 
Mon  père  me  l'apprit  qui  la  tenait  du  sien, 
Et  je  la  sais  par  cœur  comme  un  rapsode  ancien. 
C'est  une  pauvre  histoire,  aux  muses  étrangère, 
D'une  robe  sans  art  vêtue  à  la  légère  : 
11  s'agit  de  proscrits  errant  sans  feu  ni  lieu, 
Des  enfans,  une  mère,  à  la  garde  de  Dieu; 
Mais  parmi  les  enfans  se  trouvait  votre  père, 
Et  la  mère,  plus  tard,  était  madame  Mère. 
Et  puis  la  poésie,  en  son  libre  transport, 
Nous  montre  volontiers  ces  contrastes  du  sort, 
Ces  exemples  fameux,  ces  jeux  de  la  fortune 
Qui  sortent  quelquefois  de  la  règle  commune, 
Et  peut-être  ceux-ci,  bien  qu'encore  inconnus, 
Bien  que  les  principaux  acteurs  n'existent  plus, 
Par  la  Muse  embellis,  rajeunis  par  Orphée, 
Vous  intéresseront  comme  un  conte  de  fée. 


924  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 


II. 


Louis  seize  venait  de  mourir,  —  le  couteau 
Ruisselait  de  son  sang  dans  les  mains  du  bourreau, 
Et,  dans  le  camp  des  rois,  tout  en  tirant  l'épée, 
La  France  avait  jeté  cette  tête  coupée; 
Quatre-vingt-treize  était  en  pleine  éruption, 
La  lave  débordait  sur  chaque  nation, 
Et  la  guerre  étrangère  allait,  de  ville  en  ville, 
S'allumant  au  foyer  de  la  guerre  civile, 
Lorsqu'un  rouge  brandon,  à  travers  un  ciel  bleu, 
Sur  la  Corse  égaré,  vint  y  mettre  le  feu. 
Les  Anglais  s'y  trouvaient;  à  l'ancre  dans  les  rades 
De  l'île,  après  avoir  lancé  quelques  grenades, 
Ils  soufflaient,  attisaient  la  discorde,  du  bord. 
Paoli  les  reçut;  le  vieux  chef  avait  tort; 
Mais,  dans  sa  trahison  patriote  sincère, 
A  la  mort  du  monarque,  il  crut  pouvoir  le  faire. 
D'autres  (les  Bonaparte  étaient  parmi  ceux-là) 
N'abandonnèrent  pas  leur  pays  pour  cela. 
Us  crurent  qu'il  fallait  en  suivre  la  bannière, 
Et  que,  le  roi  tombé,  la  France  était  derrière. 
Alors  il  se  forma  deux  camps  sous  un  drapeau; 
La  montagne  insurgée  ameuta  son  troupeau. 
Pendant  plus  d'une  année,  avec  d'égales  forces, 
Lions  contre  lions  et  Corses  contre  Corses 
Luttèrent,  et,  de  l'un  contre  l'autre  parti, 
Chaque  matin,  le  cor  de  chasse  retentit. 
C'est  durant  cette  époque  et  de  gloire  et  de  honte 
Que  se  sont  accomplis  les  faits  que  je  raconte. 
Pardonnez  ces  détails;  rappelez-vous  qu'ainsi 
La  bouche  des  vieillards  m'en  a  fait  le  récit, 
Et  que,  depuis  Nestor,  sur  leur  lèvre  glacée, 
La  parole  ressemble  à  la  neige  amassée. 


III. 


Au  seuil  de  sa  maison,  au  penchant  du  Mont-d'Or, 
Un  homme  était  assis,  semblable  à  Mac-Grégor. 
Quant  à  lui,  combattant  pour  la  cause  française. 
Il  n'avait  pas  pleuré  la  mort  de  Louis  seize, 


LES  PROSCRITS.  92& 

Pourvu  qu'on  lui  laissât  ses  monts  et  ses  forêts 

Et  qu'il  eût  de  la  poudre  à  tirer  aux  Anglais. 

Autrefois  il  avait  guerroyé  chez  les  Sardes 

Avec  Napoléon,  commandant  dans  les  gardes 

Urbaines.  C'était  là  qu'en  des  rapports  fréquens 

Tous  deux  s'étaient  liés  de  l'amitié  des  camps, 

Au  pied  d'un  fort  où  l'œil  voit  les  traces  d'un  siège 

(Napoléon  sortait  à  peine  du  collège), 

Où  la  première  bombe  est  conservée  encor 

Dont  le  grand  artilleur  ait  dirigé  l'essor. 

Depuis,  —  de  leurs  destins  étrange  différence!  — 

L'un  était  retourné  bientôt  après  en  France, 

Où  grondait  l'avenir,  où  croulait  le  passé, 

Et  l'autre  dans  son  île,  où  nous  l'avons  laissé. 

En  ce  moment,  ses  chiens  jouaient  dans  la  prairie 

Sans  pouvoir,  par  leurs  jeux,  troubler  sa  rêverie; 

Autour  de  lui,  les  champs,  les  vallons,  les  coteaux, 

Partageaient  son  silence  ainsi  que  son  repos, 

Et  quelqu'un,  ce  jour-là,  qui,  guidé  par  un  pâtre, 

Aurait  jeté  les  yeux  sur  tout  ce  vert  théâtre, 

N'eût  pas  cru  que,  la  veille  encore,  au  même  endroit, 

La  discorde  civile  avait  semé  l'effroi, 

Mais  que  c'était  un  coin  d'une  fraîche  Arcadie 

Qu'avait,  jusques  alors,  respecté  l'incendie. 


IV. 

Tout  à  coup,  —  n'est-ce  pas  un  cheval  qu'on  entend  ? 
Le  jeune  homme  a  dressé  l'oreille  en  écoutant  : 
Un  enfant  en  haillons  et  couvert  de  poussière, 
Une  espèce  de  Djin,  bâtard  d'une  sorcière, 
Chevauchait,  en  effet,  sans  bride  et  sans  appui,      ^ 
Un  de  ces  noirs  chevaux,  à  tous  crins  comme  lui, 
Allant  comme  le  vent,  petits,  maigres  et  sales, 
Qui  semblent  le  produit  des  boucs  et  des  cavales, 
Tourbillon  de  malheur,  centaure  de  Callot, 
Et  le  tout  pêle-ttiêle  arrivait  au  galop. 
L'enfant  était  porteur  d'une  lettre  pressée. 
Mais  l'autre  avait  déjà  deviné  sa  pensée. 
Il  la  prit  et  la  lut  de  ses  yeux  étonnés; 
Elle  ne  contenait  que  ce  seul  mot  :  —  Venez  ! 


926  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 


Non,  le  lion  frappé  d'une  balle  invisible 

Ne  fait  pas,  que  je  sache,  un  écart  plus  terrible; 

Le  serpent  que,  dans  l'herbe,  a  foulé  le  passant 

Ne  siffle  pas  plus  haut,  certe,  en  se  redressant, 

Que  lui,  lorsqu'il  sauta  sur  son  fusil  de  chasse, 

Et  d'un  sifflet  aigu  fit  retentir  l'espace. 

Où  va-t-il?  Demandez  à  l'éclair  dans  la  nuit, 

A  la  flèche  qui  passe,  au  moulfoli  qui  fuit, 

Demandez-leur  plutôt  le  chemin  qu'ils  vont  prendre; 

Ils  pourront  s'arrêter  peut-être  et  vous  l'apprendre; 

Lui,  non!  —  En  Corse  encore,  on  montre  deux  rochers 

Sur  un  gouffre  béant  l'un  vers  l'autre  penchés; 

En  approchant  du  bord,  la  bergère  prend  garde, 

Et  la  chèvre  elle-même,  en  tremblant,  s'y  hasarde. 

Cet  endroit  périlleux,  c'est  le  Saut  de  Roland  : 

L'intrépide  chasseur  l'a  franchi  d'un  élan. 

Par  le  vent  soulevée,  une  cape  de  laine 

Flotte  sur  son  épaule,  —  et  ses  chiens,  hors  d'haleine, 

Qui  couraient  devant  lui,  peuvent  le  suivre  encor, 

Mais  de  loin,  —  à  la  piste,  —  à  la  voix  de  son  cor! 


VI. 


Cependant,  à  la  nuit,  la  maison  Bonaparte, 
Simple  à  l'extérieur  comme  celles  de  Sparte, 
Paraissait,  du  dehors,  sans  feu,  sans  habitans; 
Mais  la  confusion,  le  trouble,  étaient  dedans. 
Madame  Mère  (ainsi  s'exprime  la  légende), 
Le  roi  de  Westphalie  et  le  roi  de  Hollande, 
La  princesse  Borghèse  et  le  cardinal,  tous. 
Les  hommes  inquiets,  les  femmes  à  genoux, 
Attendaient.  —  Seulement,  leurs  fronts  sans  diadème 
N'avaient,  en  ce  temps-là,  que  leurs  noms  de  baptême l 
Une  vieille  servante,  occupée  à  l'écart, 
Comme  Marthe,  faisait  les  apprêts  d'un  départ. 
Cette  crainte  d'ailleurs  n'était  que  trop  fondée! 
A  peine  pouvons-nous,  nous  autres,  en  idée, 
Nous  figurer  ces  temps  où  chaque  citoyen 


LES  PROSCRITS.  Sf^ 

Se  voyait  menacé  dans  sa  vie  et  son  bien, 

Où  le  flot  qui  venait  de  submerger  le  trône 

Et  d'emporter  l'autel  ne  rencontrait  personne 

Pour  l'arrêter.  —  Hélas!  fasse  le  ciel  qu'un  jour 

Nous  ne  connaissions  pas  ces  maux  à  notre  tour! 

La  maison  Bonaparte  allait  être  pillée  : 

Les  Barbets  s'avançaient,  —  troupe  déguenillée 

(  Ils  avaient  depuis  peu  pris  ce  nom  de  Barbets 

De  leur  barbe  pointue  ainsi  que  leurs  bonnets  ), 

Gens  de  corde  et  de  sac  qui,  jusque  dans  les  villes, 

Brûlaient,  assassinaient  et  \iolaient  les  filles; 

Moitié  soldats,  moitié  bandits,  nouveaux  chouans 

Que  l'Angleterre  avait  recrutés  dans  les  clans. 

Madame  Lœtitia,  les  enfans,  la  servante, 

Le  vieux  prêtre,  étaient  donc  glacés  par  l'épouvante. 

Oh!  si  Napoléon  avait  été  près  d'eux, 

Quelle  colère  aurait  brillé  dans  ses  yeux  bleus! 

Lui  qui,  près  de  la  mer,  jouant  avec  le  sable. 

Promettait  d'être,  un  jour,  pour  le  moins  connétable, 

Et  plus  tard,  à  Brienne,  écolier  grâce  à  Dieu, 

Sur  la  neige  traçait  des  figures  de  feu! 

Mais  il  était  absent,  oisif,  souffrant,  malade. 

Nommé  tout  récemment  général  de  brigade, 

Impatient  d'agir,  il  frappait,  incompris, 

De  son  talon  de  fer  le  pavé  de  Paris. 

Quant  aux  amis,  —  pas  un!  ils  avaient  pris  la  fuite; 

Tous  s'étaient  éloignés  de  la  maison  maudite. 

Je  me  trompe  pourtant;  en  ce  pressant  péril, 

Il  leur  en  restait  un.  —  Celui-là  viendra-t-il? 

Chut!  qui  frappe?  demande  à  voix  basse,  à  la  porte, 

La  servante.  —  C'est  moi,  répond  une  \oix  forte. 

Le  jeune  chef  était  là,  debout.  —  Mais,  avant. 

Les  chiens  s'étaient  jetés  par  terre,  en  arrivant. 


VII. 

Adieu,  ville;  adieu,  port,  maison  sur  la  colline! 
Apprenez  le  chemin  de  l'exil,  Caroline, 
Louis,  Jérôme.  —  Et  vous,  Pauline,  êtes-vous  làî 
Il  faut  fuir.  —  Mais  ils  n'ont,  pour  porter  la  smala, 
Hélas!  qu'un  seul  cheval,  leur  serviteur  unique, 
Le  vieux  Colombo,  blanc,  comme  son  nom  l'mdique; 


928  REVUE   DES    DfXX  MONDES. 

Doux,  mais  robuste  et  fier  sous  ses  harnais  luisans, 

Madame  et  le  défunt  chanoine,  tous  les  ans, 

Le  montaient  une  fois  pour  aller  à  la  vij^me. 

Et  Borghèse,  au  retour,  baisait  son  cou  de  cygne. 

Non,  jamais,  à  Florence,  au  temps  des  Gibelins, 

Une  plus  grande  veuve  et  de  tels  orphelins 

Ne  sortirent  ainsi  par  la  porte  du  Dante! 

Ils  s'en  allaient  le  long  de  la  mer  mugissante; 

Et  comme  dans  la  fuite  en  Egypte,  au  désert, 

Seule  à  cheval,  le  front  d'une  mante  couvert, 

Madame  s'avançait  la  première.  —  Le  guide 

Les  conduisait,  tenant  l'animal  par  la  bride. 

Les  Barbets  cependant,  accourus  à  grands  pas, 

Traversaient  les  makis  semblables  aux  pampas; 

Leurs  molosses  hideux,  espèce  qu'on  renomme, 

Dressés  par  ces  bandits  à  la  chasse  de  l'homme, 

Que  des  chaînes  de  fer  tenaient  toujours  liés. 

Libres  cette  nuit-là,  bondissaient  sans  colliers. 

Tout  à  coup,  quel  obstacle  arrête  la  colonne 

Des  fugitifs?  —  Quel  est  ce  bruit?  —  C'est  la  Gravone. 

Sept  fois  le  vieux  coursier,  dans  un  suprême  effort, 

Passa,  puis  repassa  de  l'un  à  l'autre  bord. 

Sept  fois  le  montagnard ,  pour  transporter  la  troupe, 

Fit  le  trajet,  en  selle,  avec  quelqu'un  en  croupe. 

Pauline  restait  seule,  —  et,  pour  la  prendre,  au  gué, 

Quand  elle  vit  venir  Colombo  fatigué, 

La  jeune  fille  eut  peur,  dit  la  ballade  corse; 

Il  fallut  l'enlever,  sur  les  arçons,  de  force. 

Un  moment,  sous  Pauline  et  sous  le  cavalier, 

Au  milieu  du  torrent  le  cheval  perdit  pied. 

0  prodige  !  on  dirait  qu'il  vient  de  reconnaître 

La  belle  et  douce  enfant,  nièce  de  l'archiprêtre, 

L'enfant  qui,  chaque  soir,  au  retour  du  jardin, 

Flattait  son  blanc  poitrail  avec  sa  blanche  main. 

Le  désir  de  sauver  sa  petite  maîtresse 

Fait  plus  que  l'éperon  qui  le  déchire  et  presse; 

Il  s'élance,  il  atteint  la  rive,  hennissant, 

Moins  couvert,  cette  fois,  d'écume  que  de  sang! 


i 


LES   PROSCRITS.  929 

VIII. 

Comme  les  naufragés,  dans  l'antique  Odyssée, 

Les  proscrits,  de  leurs  fronts  secouant  l'eau  glacée, 

Regardent  derrière  eux.  Au  loin ,  sous  le  ciel  noir, 

Une  maison  brûlait,  sans  que  l'on  pût  savoir 

Si ,  dans  le  fond  du  golfe  où  la  ville  repose, 

C'était  un  incendie  ou  quelque  apothéose; 

Enfin  le  sentiment  de  la  sécurité, 

La  chanson  que  les  flots  leur  chantaient  à  côté, 

La  fatigue,  la  nuit,  ont  fermé  leurs  paupières; 

Le  guide  a  rassemblé  des  branches  et  des  pierres, 

Et  des  rudes  sayons  que  la  flamme  a  séchés 

Leur  a  fait  une  tente  où  tous  se  sont  couchés. 

C'était  un  beau  spectacle,  à  la  clarté  rougeâtre 

Qui  des  monts  et  des  mers  dorait  l'amphithéâtre, 

Que  ce  bivouac  étrange  et  ce  grand  nid  d'aiglons. 

Sous  l'aile  de  la  mère  endormis  dans  les  joncs.  .     ™| 

Deux  êtres  veillaient  seuls  aux  bords  de  la  Gravone,       ,  , 

Qui  berçait  les  proscrits  de  son  bruit  monotone  : 

Le  jeune  montagnard  attisant  le  brasier, 

Et  le  vieux  Colombo  qui  broutait  l'arbousier. 


IX. 


Le  lendemain  matin,  lorsqu 'au-dessus  de  l'onde 

L'aurore  aux  voyageurs  montra  sa  tête  blonde, 

Un  bâtiment  léger  parut  à  l'horizon , 

La  plus  fière  au  combat  des  mouches  de  Toulon , 

De  ces  oiseaux  de  mer,  de  ces  fines  voilières 

Portant  une  dépêche  à  travers  les  croisières. 

C'était  le  général  qui  l'envoyait  chercher 

Ce  qu'il  avait,  en  Corse,  au  monde,  de  plus  cher. 

Une  chaloupe  vint  à  la  côte,  rapide. 

Qui  les  prit  tous  à  bord ,  tous,  excepté  le  guide. 

Debout  sur  un  rocher  et  les  suivant  des  yeux ,  '^  -i-i 

Il  leur  fit,  de  la  main,  le  geste  des  adieux; 

Tant  qu'il  put  du  regard  les  suivre  dans  l'espace, 

II  fit  le  même  signe  à  cette  même  place; 

Puis,  les  voyant  sauvés  et  hors  de  tout  péril , 

Le  chasseur,  en  parlant,  déchargea  son  fusil. 


TOBIE  V. 


$• 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


X. 

Depuis  le  temps  où  se  passa  cet  épisode, 
D'autres  événemens  plus  dignes  du  rapsode 
S'accomplirent.  Ceux-là  sont  écrits  au  burin. 
Ceux-là,  la  renommée  aux  cent  bouches  d'airain, 
Aux  trompettes  de  bronze  assourdissant  l'oreille. 
Aux  quatre  coins  du  monde  en  a  dit  la  merveille. 
L'enfant  d'Ajaccio  joua  long-temps  encor 
Avec  les  flots  de  neige,  avec  les  sables  d'or; 
Mais  ces  sables  étaient  devenus  des  armées, 
Et  ces  pâles  flocons  des  bombes  enflammées. 
Long-temps  le  général  ou  plutôt  l'empereur 
Frappa  la  terre  encor  de  son  talon  vainqueur; 
Mais  ce  talon  alors  y  laissait  une  trace, 
Et  la  terre  changeait  toutes  les  lois  de  face. 
Enfin ,  depuis  les  faits  dont  je  viens  de  parler, 
Tout  un  siècle,  en  vingt  ans,  venait  de  s'écouler, 
Et  l'aigle  qui,  parti  des  monts  que  la  mer  baigne, 
Ne  volait  autrefois  que  de  Corse  en  Sardaigne, 
Avait,  pendant  ce  temps,  parcouru  des  chemins 
Et  des  cieux  inconnus  à  l'aigle  des  Romains. 
Tant  que  Napoléon  de  victoire  en  victoire 
Marcha ,  le  principal  héros  de  cette  histoire  (1), 
Au  seuil  de  sa  maison ,  au  penchant  du  Mont-d'Or, 
Vécut,  toujours  couvert  du  plaid  de  Mac-Grégor. 
Ni  la  soif  des  honneurs,  troublant  sa  paix  profonde, 
Ni  l'ouragan  de  fer  qui  balayait  le  monde, 
Rien  ne  put  arracher  à  son  ciel  indompté 
Ce  fils  de  la  nature  et  de  la  liberté. 
Mais  si,  du  continent,  une  rumeur  plus  haute 
Venait  à  s'élever;  si  les  forts  de  la  côte, 
Jusque  dans  ses  vallons  apportaient  les  échos 
D'une  victoire,  alors,  sortant  de  son  repos, 
Il  se  levait,  allait  trouver  ses  bœufs  sauvages. 
Et,  tuant  de  sa  main  le  roi  des  pâturages. 
Comme  un  prêtre  d'Homère,  à  ce  festin  sanglant, 
Le  vieux  chef  invitait  les  hommes  de  son  clan, 

(1)  Grand-père  de  l'auteur,  et  un  des  légataires  de  l'empereur;  il  est  inutile  d'ï^outer 
que  tout  le  fond  de  ce  poème  est  historique. 


I 


LES   PROSCRITS. 

Et  les  chairs  rôtissaient  sur  la  braise  fumante, 
Et  les  vins  ruisselaient  de  la  cruche  écumante, 
Et,  parmi  les  grands  feux,  tournoyant  à  grand  bruit, 
Les  danses  du  pays  hurlaient  toute  la  nuit. 

XL 

Cet  homme  cependant  reparut  sur  la  scène  : 
Ce  fut  par  un  beau  soir  d'été,  dans  une  plaine 
De  la  Belgique,  où  tous  les  hommes  de  ce  temps 
Avaient  pris  rendez-vous  pour  un  choc  de  Titans. 
Cette  plaine  a  deux  noms  également  célèbres  : 
Waterloo,  Mont-Saint-Jean,  synonymes  funèbres, 
Si  grands  qu'il  n'en  est  qu'un  de  plus  grand  :  Josaphat! 
Il  était  venu  là,  lui,  comme  tout  soldat. 
Comme  ce  qui  portait  un  fusil  en  Europe, 
L'Écossais,  le  Cosaque  odieux  qui  galope, 
Fantassins,  cavaliers,  au  son  de  ce  tambour 
Qui  les  avait  mandés  tous  pour  le  même  jour. 
La  lutte  était  finie,  —  et,  dans  la  vaste  enceinte, 
Le  soleil,  descendant  derrière  la  Haie-Sainte, 
Eclairait,  comme  un  coin  du  jugement  dernier, 
Cinquante  mille  morts  et  pas  un  prisonnier; 
Seulement  tous  ces  morts  qui  jonchaient  cette  plaine, 
Au  lieu  de  se  lever,  s'étaient  couchés  à  peine. 
L'empereur,  accablé  de  l'immense  revers. 
Comme  un  joueur  qui  vient  de  perdre  l'univers. 
S'éloignait  lentement  de  son  champ  de  bataille; 
Son  cheval  harassé  buttait  sur  la  mitraille 
Sans  pouvoir  le  tirer  de  ce  demi-sommeil 
Qui  des  rêves  affreux  précède  le  réveil. 
Pendant  qu'il  s'en  allait,  courbant  son  front  livide, 
Un  homme  vint  qui  prit  le  coursier  par  la  bride  : 
C'était  le  montagnard.  A  ses  grands  traits  hardis, 
11  le  reconnut  bien  pour  l'avoir  vu  jadis. 
Lorsque,  jeunes  tous  deux,  officiers  dans  les  gardes 
Urbaines,  ils  avaient  combattu  chez  les  Sardes. 
Vingt  ans  s'étaient  passas.  En  le  retrouvant  là, 
Toute  sa  vie,  un  monde  entier  se  déroula. 
En  ce  moment  suprême,  un  boulet  qui  se  joue, 
—  Le  dernier,  —  à  leurs  pieds  s'enfonça  dans  la  boue. 
Cet  homme  avait,  ainsi  qu'un  envoyé  divin, 
Vu  le  commencement  et  devait  voir  la  fin  ! 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


XII. 

Pour  moi,  je  n'ai  voulu  qu'une  chose,  traduire 

Ce  que,  dans  ses  roseaux,  la  Gravone  soupire, 

Et  voir  jusqu'à  quels  tons  ou  graves  ou  légers 

Peut  descendre  et  monter  la  flûte  des  bergers. 

Il  est,  dans  mon  pays,  un  instrument  barbare, 

Un  cor,  où  toujours  gronde  une  sourde  fanfare 

Dont  le  son  autrefois,  pareil  à  l'ouragan. 

Appelait  au  combat  tout  un  peuple  brigand. 

Sa  voix  ne  s'entendait  sur  les  monts  gigantesques 

Que  lorsqu'on  signalait  de  loin  les  Barbaresques; 

C'était  alors  Matra,  Paoli,  Sanpiero, 

Qui  de  Bastelica  réveillaient  le  taureau, 

Et  l'on  croyait  ouïr  les  troupeaux  en  voyage. 

Les  populations  que  chasse  un  vent  d'orage, 

Tandis  qu'à  l'horizon,  où  passent  des  bruits  sojards, 

La  Corse  refermait  sa  ceinture  de  tours. 

Dans  une  de  ces  tours,  notre  beffroi  sonore, 

Cette  coaque  d'Éole  est  conservée  encore; 

Mais  une  longue  paix  l'a  laissée  en  repos. 

D'une  montagne  à  l'autre  elle  n'a  plus  d'échos; 

Les  hommes  d'aujourd'hui,  descendus  dans  les  villes, 

Feraient,  pour  en  jouer,  des  efforts  inutiles. 

J'ai  voulu  le  tenter.  —  D'un  souffle  curieux. 

Je  viens  d'interroger  le  cor  mystérieux, 

Heureux  si  j'en  ai  su  tirer,  dans  ce  poème, 

Quelque  note  isolée  et  le  motif  que  j'aime. 

Et  si  ce  faible  accord  peut  rappeler  parfois 

Ceux  dont  il  remplissait  les  rochers  et  les  bois! 

Costa  de  Bastelica. 

Château  de  Baratier,  janvier  1850. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


28  février  1850. 

II  a  paru  dans  cette  quinzaine  trois  documens  que  ne  devront  certes  pas  né- 
gliger les  futurs  historiens  des  mauvais  jours  où  nous  vivons,  parce  que  ces 
trois  documens  expriment  de  la  manière  du  monde  la  plus  curieuse  le  carac- 
tère de  notre  temps  :  nous  voulons  parler  de  l'apologie  du  meurtre  de  M.  Rossi, 
du  livre  des  Conspirateurs,  et  du  procès-verbal  de  la  séance  électorale  des  délé- 
gués du  parti  démocratique  et  socialiste.  L'apologie  du  meurtre  de  M.  Rossi 
exprime  le  fanatisme  mystique  de  quelques  sectaires;  le  livre  de  M.  Chenu  re- 
présente le  fond  de  la  révolution  de  février;  la  séance  électorale  des  délégués 
indique  l'avenir  que  le  parti  démocratique  réserve  au  pays,  si  ce  parti  est  vain- 
queur. 

Et  ce  n'est  pas  sans  une  sorte  d'enseignement  que  l'apologie  du  meurtre  de 
M.  Rossi  se  trouve  rapproché,  par  la  date  de  la  publication,  des  étranges  révé- 
lations de  M.  Chenu,  Le  mysticisme  du  meurtre  et  la  grossièreté  du  cabaret, 
voilà  sous  quels  traits  différens,  mais  également  odieux,  se  montre  le  parti  dé- 
mocratique et  social.  Quand  il  n'est  pas  fanatique  jusqu'au  meurtre,  il  est  bru- 
tal jusqu'à  l'ivrognerie.  J'hésite  devant  ce  bizarre  assemblage  de  Brutus  et 
de  goinfres,  et  quand  je  me  souviens  que  c'est  entre  ces  deux  genres  de  dic- 
tatures que  Rome  et  Paris  ont  été  partagées,  Paris  au  goinfre  sans  conscience, 
Rome  au  sophiste  assassin,  je  suis  forcé  de  reconnaître  que  la  fortune  a  souvent 
de  singulières  ironies  contre  les  grandeurs  de  la  civilisation.  Ici  la  théorie  du 
meurtre  politique  assaisonnée  de  je  ne  sais  quel  épouvantable  attendrissement 
sans  remords.  On  plaint  la  victime,  on  l'admire  même;  mais  quoi!  elle  arrêtait 
la  marche  de  la  révolution  :  il  a  fallu  l'immoler,  ou  plutôt  il  a  fallu  la  rendre 


934  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

immortelle.  On  a  trouvé  cet  euphémisme  pour  exprimer  l'assassinat.  L'inqui- 
sition avait  aussi  la  prétention  de  faire  le  salut  de  ceux  qu'elle  brûlait.  Elle 
commençait  par  les  convertir  avec  la  torture,  et,  une  fois  convertis,  elle  se  hâ- 
tait de  les  béatifier  par  le  bûcher.  C'est  ainsi  qu'à  Rome  l'éf^oïsme  vaniteux  d'un 
tribun  devient  une  idole  dont  les  sacristains  viennent  d'un  air  dévot  justifier  ou 
demander  des  sacrifices  humains;  et  quand  pour  échapper  à  cet  horrible  fana- 
tisme, vous  venez  de  Rome  à  Paris,  et  que  M.  Chenu  vous  fait  entrer  dans  les  con- 
seils des  gouvernans  de  février,  que  trouvons-nous?  Ce  n'est  plus  la  dictature 
du  poignard,  mais  la  dictature  du  petit  verre  et  de  la  queue  de  billard.  Là-bas, 
le  gouvernement  sortait  d'un  conciliabule  de  fanatiques;  ici,  il  sort  d'un  esta- 
minet. Là-bas  il  sentait  l'odeur  du  sang,  ici  l'odeur  du  vin  et  de  l'eau-de-vie. 
Ravaillac,  Poltrot,  Louvel,  Alibaud,  et  vous,  qui  que  vous  soyez,  meurtriers  in- 
connus de  M.  Rossi,  n'ai-je  donc  à  choisir  pour  maîtres  qu'entre  vous  et  les  don 
Juan  de  cabaret  que  je  trouve  dans  le  livre  de  M.  Chenu?  Et  quel  choix  faire, 
quand,  dans  le  pêle-mêle  du  parti  démocratique  et  social,  les  Ravaillac  de 
club  coudoient  les  Gargantua  de  carrefour,  et  que  le  fanatisme  et  la  débauche 
s'y  donnent  sans  cesse  des  poignées  de  mains,  si  bien  que  les  viveurs  ne  nous 
aiîranchiraient  pas  des  tueurs? 

L'apologie  du  meurtre  de  I\L  Rossi,  les  Conspirateurs  de  M.  Chenu,  peignent 
le  passé;  le  procès-verbal  de  la  séance  électorale  des  délégués  socialistes  montre 
l'avenir  qui  nous  attend ,  si  le  parti  l'emporte.  Si  nous  devons  en  efTet  en  croire 
ce  procès -verbal,  il  n'y  a  plus  dans  le  parti  démocratique  et  social  de  nuance 
intermédiaire;  tout  est  socialiste.  Le  parti  républicain  a  disparu,  ou  plutôt,  ce 
qui  est  pire,  il  s'est  effacé  derrière  ses  adversaires  du  mois  de  juin  1848. 

Nous  ne  connaissons  pas  dans  l'histoire  de  plus  triste  déconvenue  que  celle 
du  parli  républicain  depuis  deux  ans.  Il  a  fait  la  république;  mais,  comme  la  ré- 
publique n'avait  pas  de  raison  d'être,  il  a  fallu  qu'elle  en  cherchât  une  hors  d'elle- 
même.  Les  socialistes  alors  sont  venus  à  elle  et  lui  ont  dit  qu'ils  allaient  lui  don- 
ner ce  qui  lui  manquait,  c'est-à-dire  un  principe  et  une  cause.  Dès  ce  moment 
aussi,  le  parti  républicain  s'est  trouvé  privé  de  vie  et  d'avenir  qui  lui  soient 
propres.  Il  est  resté  avec  un  nom  pour  unique  symbole,  et  avec  un  nom  dont 
il  ne  savait  que  faire.  Ce  manque  de  raison  d'être  a  fait  tous  les  malheurs  du 
parti  républicain;  mais  ce  qu'il  y  avait  de  difficile  dans  la  situation  du  parti  ré- 
publicain pouvait  au  moins  êli"e  corrigé  par  la  fermeté  du  caractère  et  par  la 
persévérance  dans  la  conduite.  Le  parti  républicain  était  devenu  une  minorité 
dans  la  minorité  elle-même  :  c'est  un  triste  rôle,  nous  le  reconnaissons;  mais 
il  peut  encore  s'honorer  par  la  constance.  Nous  pourrions  même  citer  quel- 
ques personnes,  dans  le  parti  répubUcain,  qui  portent  noblement  ce  rôle  de 
paria  qui  a  si  promptement  remplacé  le  rôle  de  dictateur;  mais  ce  ne  sont  plus 
là  que  des  conduites  individuelles.  Le  parti  a  pris  une  autre  allure.  Il  a  d'abord 
espéré  se  réconcilier  à  son  propre  profit  avec  le  parti  socialiste,  il  a  cru  que  les 
transportés  de  juin  voteraient  avec  les  transporteurs;  mais,  comme  les  transpor- 
tés ont  refusé  énergiquement  d'aller  trouver  leurs  vainqueurs,  ce  sont  les  vain- 
queurs qui  sont  venus  trouver  les  vaincus.  Ils  ont  passé  du  côté  des  barricades, 
et  après  avoir  espéré  obtenir  les  votes  du  parti  socialiste,  après  avoir  espéré  re- 
commencer ce  que  le  parti  socialiste  appelle  le  grand  escamotage  de  février, 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  935 

les  républicains  ont  été  forcés  d'apporter  leurs  votes  au  parti  socialiste;  ils  le 
promettent  du  moins,  et  cela  avec  une  humilité  singulière. 

Curieux  spectacle  et  triste  comme  tous  les  spectacles  de  notre  temps!  voici 
un  parti  qui  a  le  titre  légal  du  gouvernement,  qui  a  fait  la  constitution,  qui  a 
arrangé  toutes  les  institutions  à  sa  guise  et  selon  ses  idées  :  eh  bien  !  ce  parti 
n'est  rien,  et  il  est  forcé  de  le  reconnaître  et  d'aller  donner  sa  démission  entre 
les  mains  du  parti  qui  est  le  plus  hostile  à  la  constitution  !  Cette  démission  du 
parti  républicain  simplifie  singulièrement  l'avenir.  Si  nos  adversaires  l'empor- 
tent, nous  savons  que  nous  n'avons  pas  à  espérer  qu'il  y  ait  dans  leur  sein  im 
parti  intermédiaire;  nous  savons  que  personne  ne  modérera  et  ne  tempérera 
plus  la  révolution.  —  Tant  mieux!  dit-on,  ce  sera  plus  vite  fini.  —  Oui,  mais 
c'est  une  raison  aussi,  selon  nous,  pour  qu'il  vaille  encore  mieux  que  cela  ne 
commence  pas. 

Et  ceci  nous  ramène  à  notre  perpétuelle  conclusion  :  l'union  du  président  et 
de  la  majorité.  C'est  là,  en  effet,  qu'est  la  force,  c'est  là  qu'est  le  moyen  de 
résister  aux  efforts  du  parti  socialiste.  Nous  savons  bien  que  cette  union  salu- 
taire et  nécessaire,  tout  le  monde  s'emploie  à  la  prêcher  à  son  voisin  plus 
encore  qu'à  soi-même,  et  c'est  là  ce  qui  nous  fâche.  Tout  le  monde  veut  l'union, 
mais  on  dispute  sur  les  conditions.  Chacun  ne  voudrait  sacrifier  que  le  moins 
possible  de  ses  opinions,  de  ses  préjugés,  de  ses  prérogatives,  et  chacun  voudrait 
que  le  prochain  fît  un  sacrifice  complet.  —  Pourquoi,  dit  le  pouvoir  exécutif 
au  pouvoir  législatif,  pourquoi  ne  vous  prêtez-vous  pas  avec  plus  de  complai- 
sance à  ce  que  demandent  les  ministres?  Pourquoi  leur  créez-vous  des  échecs? 
Vous  m'affaiblissez  ainsi,  et,  si  je  m'affaiblis,  cela  ne  vous  fortifie  pas,  soyez-en 
bien  sûr  !  —  Et,  quand  nous  entendons  parler  ainsi,  nous  qui  sommes  le  pu- 
blic, nous  disons  :  —  C'est  vrai!  ce  qui  affaiblit  le  pouvoir  exécutif  ne  fortifie 
pas  le  pouvoir  législatif.  —  Cependant  le  pouvoir  législatif  répond  à  son  tour  : 
—  Vous  vous  plaignez  des  rebufl'ades  qu'éprouvent  les  ministres;  mais  avez- 
vous  songé,  en  les  choisissant,  à  prendre  des  personnes  qui  nous  fussent  agi'éa- 
bles?  Vous  les  avez  choisis  pour  vous  et  selon  vous  :  c'était  votre  droit;  mais 
ne  nous  demandez  pas  des  complaisances  là  où  vous  n'en  avez  pas  eu  vous- 
même.  Nous  votons  pour  eux  quand  ils  nous  semblent  avoir  raison,  et  contre 
eux  quand  ils  nous  semblent  avoir  tort.  Nous  les  faisons  vivre  selon  le  droit, 
comme  vous  les  avez  fait  naître  selon  le  droit.  Et ,  d'ailleurs,  n'aurions-nous 
pas  aussi  quelque  raison  de  nous  plaindre?  L'assemblée  est-elle  toujours  traitée 
comme  il  convient  dans  les  publications  plus  ou  moins  officielles?  N'est-elle  pas 
souvent  représentée  comme  un  obstacle?  N'essaie-t-on  pas  de  se  passer  d'elle  le 
plus  qu'on  peut?  On  colporte  quelques  vifs  propos  tenus  sur  le  pouvoir  exécu- 
tif; il  s'en  colporte  aussi  tenus  sur  le  pouvoir  législatif.  Croyez-vous  que  ce  qui 
affaiblit  le  pouvoir  législatif  fortifie  le  pouvoir  exécutif?  Non!  soyez-en  bien 
sûr  aussi.  —  Et,  en  entendant  parier  ainsi,  nous  qui  sommes  le  public,  nous 
disons  :  —  C'est  vrai  !  le  pouvoir  exécutif  ne  peut  rien  gagner  à  l'affaiblisse- 
ment du  pouvoir  législatif.  C'est  à  peine  si,  en  réunissant  leurs  forces,  ils  pour- 
ront résister  à  l'ennemi  commun.  Que  sera-ce  donc,  s'ils  se  divisent? 

Nous  ajoutons  deux  remarques  :  l'une  sur  la  force  réelle  des  pouvoirs  pu- 
blics, l'autre  sur  la  condition  nouvelle  que  la  constitution  de  1848  fart  aux  rai- 
nistres. 


'J36  REVUE   DES    DI'LX   MONDES. 

Notre  première  remarque  est  qu'aujourd'hui  moins  que  jamais  la  force  de 
la  société  réside  dans  ce  qu'on  appelait  autrefois  le  pays  légal.  C'a  été  une  des 
erreurs  de  la  monarchie  de  juillet,  et  cette  erreur  lui  a  été  fatale,  de  croire  que 
les  rapports  entre  les  chambres  et  le  ministère  étaient  la  chose  importante  et 
décisive,  qu'un  ministère  qui  avait  la  majorité  était  tout-puissant  dans  le  pays, 
et  qu'en  dehors  des  chambres,  rien  ne  pouvait  être  mis  en  péril.  Notre  pays 
malheureusement  n'a  jamais  eu  une  vie  assez  régulière  et  assez  légale  pour 
que  tout  dépendît  des  chambres  et  que  le  jeu  de  ses  destinées  fût  renfermé 
dans  le  cercle  des  pouvoirs  légaux.  Le  dehors  a  toujours  eu  une  grande  influence 
sur  le  dedans.  Rien  n'est  changé  depuis  deux  ans,  ou  plutôt  tout  est  empiré.  La 
révolution  de  février  a  fait  violemment  sortir  le  gouvernement  du  cercle  des 
pouvoirs  légaux.  Ne  croyez  pas  qu'il  y  soit  encore  rentré,  sinon  en  apparence. 
Ce  qui  se  passe  dans  l'assemblée  entre  le  pouvoir  législatif  et  le  pouvoir  exé- 
cutif, ce  n'est  pas  là  ce  qui  gouverne,  c'est-à-dire  ce  qui  maintient  l'ordre.  Il 
y  a  plus  de  gouvernement  dans  une  revue  et  dans  une  patrouille  que  dans  les 
délibérations  de  l'assemblée;  nous  en  sommes  tristement  convaincus  :  seule- 
ment l'assemblée  a  droit,  dans  la  limite  de  ses  attributions,  de  gouverner  ceux 
qui  gouvernent,  c'est-à-dire  de  faire  les  lois  qu'ils  devront  exécuter. 

Que  résulte-t-il  de  ce  que  nous  venons  de  dire?  Il  en  résulte  d'abord  que  les 
délibérations  de  l'assemblée  ont  moins  d'effet  et  moins  d'importance  que  les 
lois  qu'elle  fait,  tandis  qu'autrefois,  sous  la  monarchie  constitutionnelle,  c'était 
presque  le  contraire;  les  délibérations  des  chambres  avaient  plus  d'importance 
que  les  lois  même;  c'était  la  discussion  qui  gouvernait.  Cela  étant,  et  les  déli- 
bérations ayant  perdu  un  peu  de  leur  prestige  de  gouvernement,  l'attitude  des 
ministres  dans  l'assemblée  devient  une  question  moins  importante  qu'elle  ne 
l'était;  le  choix  aussi  des  ministres  devient  moins  important.  Nous  ne  conce- 
vrions donc  pas  que  cette  question  de  personnes  pût  jamais  devenir  un  sujet 
de  querelles  entre  le  président  et  l'assemblée. 

Nous  arrivons  ici  à  la  remarque  que  nous  voulons  faire  sur  la  condition  nou- 
velle que  la  constitution  de  1848  a  faite  au  pouvoir  ministériel. 

Selon  nous,  le  pouvoir  ministériel  est  celui  qui  a  le  plus  perdu  à  la  révolu- 
tion de  février  et  à  l'établissement  de  la  présidence  responsable.  Le  pouvoir 
ministériel,  sous  la  monarchie  constitutionnelle,  était,  sans  en  avoir  l'air,  une 
sorte  de  pouvoir  indépendant.  Il  procédait  à  la  fois  du  roi  et  des  chambres,  du  roi 
par  voie  de  nomination,  des  chambres  par  voie  d'influence.  Il  servait  d'inter- 
médiaire entre  le  roi  et  les  chambres,  représentant  le  pouvoir  exécutif  du  roi 
devant  les  chambres  et  répondant  de  l'exercice  de  ce  pouvoir,  représentant  le 
sentiment  de  la  majorité  des  chambres  devant  le  roi  et  faisant  prévaloir  ce  sen- 
timent dans  les  conseils  de  la  couronne.  Le  pouvoir  des  ministres  tenait  à  deux 
principes  :  d'une  part  à  l'irresponsabilité  de  la  royauté,  de  l'autre  au  droit 
qu'avait  le  roi  de  dissoudre  la  chambre  des  députés.  Ces  deux  principes  ont  été 
supprimés  par  la  constitution,  et  cette  suppression  a  anéanti  le  pouvoir  minis- 
tériel. Le  président  n'a  plus  besoin  de  ses  ministres  pour  répondre  devant  l'as- 
semblée; il  est  lui-même  responsable.  L'assemblée  n'a  plus  besoin  d'avoir  ses 
chefs  de  la  majorité  dans  le  gouvernement,  afin  d'être  sûre  de  n'être  point  dis- 
soute contre  son  gré,  puisque  la  constitution  l'a  faite  indissoluble.  Nous  aurions 
défié  la  royauté  constitutionnelle  de  vivre  deux  jours  sans  avoir  un  ministère 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  937 

puissant  et  accrédité  dans  les  chambres;  nous  aurions,  d'un  autre  côté  défié  la 
majorité  d'avoir  ses  chefs  en  dehors  du  pouvoir.  Tout  cela  eût  été  anormal  il 
y  a  trois  ans;  mais  tout  cela  est  tout-à-fait  constitutionnel  aujourd'hui  Ainsi 
à  l'heure  qu'il  est,  les  chefs  de  la  majorité  sont  en  dehors  du  pouvoir  Se  sen- 
tent-ils plus  faibles  à  cause  de  cela?  S'ils  étaient  ministres,  seraient-ils  plus 
forts?  iNous  en  doutons;  nous  doutons  même  qu'ils  puissent  convenablement 
être  ministres  avec  et  sous  un  président  responsable.  Ne  demandons  donc  pas 
au  gouvernement  de  1830  de  suivre  les  habitudes  du  gouvernement  de  1847. 
Ne  croyons  pas  qu'il  soit  encore  nécessaire  que  les  ministres  soient  inévitable- 
ment les  chefs  de  la  majorité ,  et  surtout  n'allons  pas  renouveler  la  querelle 
des  ministres  qui  sont  plus  ou  moins  capables  de  couvrir  la  royauté,  quand 
précisément  c'est  le  droit  de  la  présidence  de  ne  pas  être  couverte.  Qu'on  soit 
sufflsant  ou  insuffisant  pour  couvrir  la  royauté,  comme  on  disait  il  y  a  douze 
ans,  c'était  un  débat  qui  pouvait  toujours  se  soulever;  mais  qu'on  ne  soit  pas 
suffisant  pour  découvrir  la  présidence,  nous  concevrions  mal  un  débat  engagé 
dans  de  pareils  termes,  et  pourtant  c'est  dans  ces  termes  qu'il  faudrait  l'engager. 

On  nous  demandera  peut-être  à  quoi  répondent  les  réflexions  que  nous  ve- 
nons de  faire  sur  le  pouvoir  législatif,  sur  le  pouvoir  exécutif,  sur  le  pouvoir 
ministériel;  elles  ne  répondent,  grâce  à  Dieu,  à  aucun  événement;  elles  ré- 
pondent aux  mille  et  une  conversations  qui  s'entendent  çà  et  là.  Venons  main- 
tenant à  quelques  faits ,  et  d'abord  à  l'anniversaire  du  24  février.  Nous  n'en 
pouvons  rien  dire  de  plus  et  de  mieux,  sinon  qu'il  nous  a  satisfaits.  Ce  qui 
nous  a  le  plus  frappés  dans  cet  anniversaire,  ce  n'est  pas  la  tiédeur  de  l'enthou- 
siasme républicain,  ce  n'est  pas  l'absence  des  illuminations,  ce  qui  prouve  que 
nous  sommes  libres;  ce  n'est  pas  les  cinq  ou  six  députés  de  la  montagne  qui 
étaient  venus  à  Notre-Dame  voir  l'absence  de  la  majorité,  et  qui  ont  été  forcés 
d'y  voir  et  d'y  montrer  l'absence  de  la  montagne  elle-même  :  non,  il  y  a  un 
fait  plus  caractéristique  que  tous  ceux-là,  et  qui  nous  a  montré  d'une  façon  évi- 
dente l'afTaissement  des  partisans  de  la  révolution  de  février.  Voici  lequel  :  la 
veille  de  l'anniversaire  de  cette  révolution,  M.  Thiers  a  été  amené  à  dire  en 
pleine  tribune  ce  qu'il  pensait  des  journées  de  février,  et  il  les  a  qualifiées  de 
journées  funestes.  Le  mot  était  grave  la  veille  d'un  24  février.  La  montagne  a 
beaucoup  crié,  et  nous  pensions  qu'elle  donnerait  le  mot  à  ses  partisans  du  de- 
hors, afin  qu'ils  fissent  de  l'enthousiasme  pour  protester  contre  la  qualification 
que  M.  Thiers  faisait  du  24  février.  Il  n'en  a  rien  été.  Personne  ne  s'est  ému 
du  titre  de  funestes  donné  aux  journées  de  février,  personne  n'a  songé  à  les 
célébrer  comme  des  journées  heureuses  et  glorieuses,  et  le  mot  de  M.  Thiers 
a  si  bien  rencontré  la  conscience  publique,  qu'il  n'a  étonné  personne,  pas  même 
en  vérité  ceux  qu'il  frappait. 

La  loi  sur  l'enseignement  secondaire  est  votée  :  il  ne  reste  plus  que  la  troi- 
sième lecture,  qui  commencera  lundi  prochain.  Nous  ne  voulons  pas  revenir 
sur  les  divers  incidens  de  la  discussion;  nous  aimons  mieux  remarquer  com- 
bien il  a  fallu  de  modération,  de  fermeté,  d'esprit  de  conciliation  dans  l'assem- 
blée, pour  conduire  jusqu'au  bout  une  pareille  délibération.  Cette  loi,  comme 
toutes  les  lois  de  transaction,  déplaisait  un  peu  à  tout  le  monde,  et  il  est  de  la 
nature  des  lois  de  ce  genre  que  plus  on  les  discute,  plus  se  révèlent  les  défauts 


WJS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inhérens  k  leur  nature.  Transaction  discutée,  transaction  avortée,  telle  est  la 
règle  ordinaire.  La  loi  de  renseignement  a  échappé  à  cette  règle.  Ce  résultat, 
qui  est  heureux,  puisqu'il  était  nécessaire,  et  qui  ne  sera  pas  compromis,  nous 
le  pensons,  par  la  troisième  lecture,  fait  honneur  aux  chefs  de  la  majorité  et 
-à  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique,  qui  a  su  se  faire  un  rôle  à  part  dans 
cette  discussion,  résistant  ou  cédant  à  propos  aux  opinions  de  la  commission, 
^'ous  ne  voulons  pas  non  plus  oublier  l'utile  concours  que  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  a  apporté  par  son  opposition  même.  Quant  à  M.  Thiers,  une  fois 
qu'il  s'est  décidé  à  faire  la  transaction  que  tout  le  monde  souhaitait,  il  s'y  est 
employé  avec  la  vivacité  et  la  hardiesse  de  son  esprit,  portant  à  la  tribune  les 
coups  les  plus  habiles  et  les  plus  décisifs,  et,  quand  la  politique  se  mêlait  à  la 
discussion,  comme  dans  ces  derniers  jours,  enseignant  à  la  république  qu'elle 
ne  vit  que  parce  qu'elle  n'est  pas  républicaine,  et  qu'elle  mourra  le  jour  où 
elle  le  redeviendra. 

Dans  l'intervalle  d'une  délibération  à  l'autre  sur  la  loi  de  l'enseignement, 
l'assemblée  s'est  occupée  de  deux  questions  importantes,  celle  des  associations 
d'ouvriers  et  celle  des  commandemens  militaires.  Parlons  d'abord  de  celte  se- 
conde question . 

Il  était  facile  de  prévoir  que  la  mesure  des  commandemens  militaires  serait 
violemment  attaquée  par  la  montagne.  Cette  mesure  a  été  prise  contre  le  parti 
démagogique.  Elle  a  pour  but  avoué  d'intimider  et  de  comprimer  l'esprit  révo- 
lutionnaire, qui  se  réveille  avec  une  certaine  énergie  sur  quelques  points  du 
territoire.  Il  ne  faut  pas  croire  en  effet  que  toute  la  France  soit  aussi  calme 
que  l'a  été  Paris  durant  ces  derniers  mois.  Paris,  en  ce  moment,  jouit  d'une 
certaine  tranquillité  relative,  qu'il  doit  sans  Joute  beaucoup  moins  à  son  in- 
souciance ou  à  la  soumission  volontaire  des  ennemis  de  l'ordre  qu'à  la  vigi- 
lance de  l'armée  et  à  celle  de  son  illustre  chef,  le  général  Changarnier.  Paris, 
du  reste,  n'a  pas  oublié  le  24  février,  ni  le  15  mai,  ni  le  24  juin,  ni  beau- 
coup d'autres  dates  de  même  espèce,  qui  sont  inscrites  en  lettres  ineffaçables 
dans  son  calendrier  révolutionnaire,  et  il  serait  bien  imprudent  ou  bien  ma- 
gnanime, s'il  les  oubliait;  mais  il  a  ses  affaires  et  ses  plaisirs,  et,  si  la  politique 
l'occupe,  elle  l'occupe  sans  l'absorber  ni  le  dominer.  Il  n'en  est  pas  ainsi,  mal- 
heureusement ,  de  plusieurs  contrées  de  la  France,  où  le  socialisme  s'est  re- 
tranché, comme  dans  son  domaine,  pour  y  braver  impunément  les  pouvoirs 
publics.  Là  de  terribles  menaces  se  font  entendre,  et  les  passions  de  juin  sem- 
blent prêtes  à  se  rallumer.  Le  gouvernement  ne  pouvait  fermer  les  yeux  sur 
de  pareils  symptômes.  Il  a  compris  que  son  devoir  était  de  se  préparer  à  tout 
«▼énement.  Pour  rendre,  en  cas  de  besoin,  la  réja-ession  plus  prompte  et  plus 
sûre,  il  a  concentré  les  commandemens  militaires  de  plusieurs  provinces  en- 
tre les  mains  de  trois  officiers-généraux  connus  pour  leur  dévouement  iné- 
branlable à  la  cause  de  l'ordre.  Naturellement,  ce  système  de  concentration  ne 
pouvait  plaire  à  la  montagne,  qui  est  toujours  disposée  à  croire  que  la  société 
«st  trop  fortement  défendue;  naturellement  aussi,  et  par  des  raisons  diftërentes, 
il  devait  convenir  au  parti  modéré.  D'ailleurs,  la  mesure  est  légale.  Le  décret 
dn  12  février  ne  change  pas  les  circonscriptions  militaires,  il  ne  raie  pas  une 
seule  circonscription  de  la  carte.  Il  a  seulement  pour  objet  de  conférer  à  trois 


'3  ^ 


I 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  039 

officiers-généraux  des  pouvoirs  supérieurs  à  ceux  des  divisions.  Or,  la  réunion 
de  plusieurs  divisions  dans  une  seule  main  n'est  pas  interdite  par  la  loi,  et  il 
y  a  eu  plusieurs  exemples  de  cette  mesure  sous  les  gouvernemens  piëcédens. 
La  légalité  est  donc  pour  le  décret  du  12  février  aussi  bien  que  l'opportunité! 

La  montagne  aurait  bien"  voulu  profiter  de  cet  incident  pour  faire  un  coup  de 
théâtre  à  sa  manière.  Elle  a  cru  l'occasion  favorable  pour  traduire  à  la  barre 
de  l'assemblée  la  politique  du  10  décembre,  et  pour  dévoiler  les  desseins  de 
l'Elysée.  L'honorable  membre  qui  s'est  chargé  du  rôle  d'accusateur  a  eu  néan- 
moins peu  de  succès.  Il  en  a  été  pour  ses  frais  de  courage  et  d'éloquence.  Il  a 
eu  beau  dérouler  à  la  tribune  les  preuves  du  grand  complot  tramé  contre  la 
constitution;  la  majorité,  qui  entend  parlQF  de  ce  complot  tous  les  matins  sans 
le  voir  aboutir,  et  qui,  à  force  d'en  entendre  parler,  est  bien  excusable  à  la  fin 
de  ne  pas  y  croire,  la  majorité  est  restée  muette,  et  a  pleinement  ratifié  par 
son  vote  la  politique  du  gouvernement.  M.  le  ministre  de  la  guerre,  provoqué 
par  des  interruptions  violentes,  a  défendu  cette  politique  avec  une  fermeté  d'at- 
titude et  de  langage  que  nous  approuvons  sans  réserve.  En  résumé,  dans  les 
circonstances  actuelles,  la  mesure  des  commandemens  militaires  est  un  ser\ice 
rendu  à  la  société.  De  la  part  du  gouvernement  du  .31  octobre,  elle  a  ceci  de 
particulier  à  nos  yeux,  qu'elle  n'est  pas  une  démonstration  vaine,  une  parade 
inutile,  mais  le  signe  d'une  politique  nette  et  résolue,  qui  procède  sans  bruit 
et  sans  éclat,  et  qui  agit  par  là  d'autant  plus  sûrement. 

Des  esprits  difficiles  ont  remarqué  qu'aucun  orateur  de  la  majorité  n'avait 
pris  la  parole  dans  cette  discussion.  Ils  ont  regretté  que  le  ministre  de  la  guerre 
ait  été  seul  à  défendre  le  gouvernement  attaqué.  A  cela,  on  peut  répondre  deux 
choses  :  c'est  que  le  vote  de  la  majorité  ne  permet  pas  d'accuser  son  silence; 
c'est  qu'ensuite  ce  silence  s'explique  par  la  nature  même  du  débat  qui  était 
engagé.  La  majoi'ité,  bien  certainement,  ne  peut  désapprouver  des  actes  de 
vigueur  :  elle  est  la  première,  au  contraire,  à  les  réclamer  et  à  en  reconnaître 
l'impérieuse  nécessité;  mais  elle  ne  peut  se  dissimuler  que  la  France,  ainsi 
poussée  vers  des  mesures  extrêmes  par  les  implacables  ennemis  de  sa  liberté 
et  de  son  repos,  s'avance  de  plus  en  plus  dans  une  voie  qui  fait  naître  de  tristes 
réflexions.  Avec  l'état  de  siège  rendu  permanent  sur  une  partie  du  territoire, 
avec  des  commissaires  extracn-dinaires  dans  les  départemens,  avec  ces  nouveaux 
commandemens  militaires,  qui  transforment  les  garnisons  de  nos  provinces  en 
plusieurs  armées  d'occupation,  la  France,  on  est  bien  forcé  d'en  convenir,  n'est 
plus  que  l'ombre  d'elle-même.  Ce  n'est  plus  ce  pays  que  nous  avons  connu,  si 
jaloux  de  son  indépendance  et  de  sa  dignité,  si  fier  de  sa  liberté  régulière.  La 
caserne  et  le  bivouac  deviennent  de  plus  en  plus  le  régime  habituel  de  notre 
société.  Le  régime  est  légal,  cela  est  vrai  :  il  faut  le  soutenir,  puisqu'il  est  au- 
jourd'hui le  plus  sûr  rempart  de  l'ordre;  mais  il  est  permis  de  le  soutenir  si- 
lencieusement, avec  une  attitude  de  résignation  et  de  tristesse  :  c'est  bien  Je 
moins  qu'on  puisse  rendre  cet  hommage  à  l'ancienne  liberté  qu'on  a  perdue. 

Si  nous  comprenons  et  si  nous  approuvons  l'attitude  que  la  majorité  a  prise 
dans  la  discussion  sur  les  commandemens  militaires,  nous  comprenons  beau- 
coup moins  l'excessive  tolérance  qu'elle  a  montrée  en  faveur  de  la  proposition 
relative  aux  associations- d'ouvriers.  Nous  ne  voulons  pas  dire  qu'il  n'y  ait  rien 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  faire  sur  ce  point.  Nous  ignorons  si,  en  effet,  le  principe  d'association  ne  pour- 
rait pas  être  appliqué  d'une  manière  utile  aux  classes  ouvrières  sans  ébranler 
les  bases  constitutives  de  l'industrie  elle-même;  mais  il  est  certain  que  le  pro- 
blème, dans  les  termes  du  moins  où  on  le  pose,  n'a  encore  été  résolu  nulle  part, 
et  qu'il  l'est  moins  que  partout  ailleurs  dans  le  système  soumis  à  l'assemblée. 
Ce  système  n'est  encore,  à  vrai  dire,  qu'une  nouvelle  rêverie  socialiste,  aussi 
dangereuse  et  aussi  subversive  dans  son  application  que  toutes  les  chimères  du 
même  genre  dont  la  ti-ibune  et  la  presse  ont  déjà  fait  justice.  Un  excellent  dis- 
cours de  M.  Léon  Faucher  a  rétabli  les  vrais  principes  sur  cette  matière.  Nous 
aurions  désiré  que  ce  discours  eût  produit  un  résultat  plus  décisif.  Après  cette 
savante  analyse  et  cette  réfutation  péremptoire,  la  proposition  était  jugée; 
pourquoi  n'a-t-elle  pas  été  immédiatement  écartée?  Pourquoi  une  seconde 
délibération,  qui  n'apprendra  rien  de  plus  que  la  première,  et  qui  fera  perdre 
à  l'assemblée  un  temps  précieux? 

Puisque  l'assemblée  a  décidé  que  la  question  des  associations  ouvrières  serait 
discutée  de  nouveau,  on  trouvera  bon  que  nous  disions  ici  quelques  mots  du 
système  qui  a  été  proposé. 

Que  demandent  les  auteurs  de  ce  système?  Ils  demandent  que  les  associa- 
tions d'ouvriers  puissent  être  appelées  à  exécuter  comme  concessionnaires 
les  travaux  de  l'état ,  ceux  des  départemens,  des  communes  et  des  établisse- 
mens  publics;  ils  demandent  que  ces  associations  soient  dispensées  de  four- 
nir des  oautionnemens;  de  plus,  pour  les  mettre  à  l'abri  de  toute  concur- 
rence sérieuse,  ils  demandent  que  l'état  impose  aux  entrepreneurs  la  fixation 
d'un  minimum  de  salaire.  Telle  est  la  proposition  dans  ses  termes  les  plus  gé- 
néraux. On  voit  que  nous  revenons  au  Luxembourg  et  aux  ateliers  nationaux. 
Le  socialisme  parlementaire  d'aujourd'hui  n'a  pas  l'esprit  de  M.  Proudhon  ni 
le  genre  d'éloquence  de  M.  Louis  Blanc;  mais  il  n'est  pas  moins  révolution- 
naire. Au  fond,  c'est  toujours  la  même  guerre  contre  le  capital,  contre  le  sa- 
laire, contre  la  concurrence,  contre  tous  les  principes  qui  font  la  base  de  l'in- 
dustrie moderne.  On  veut  supprimer  le  capital,  non  pas  le  capital  de  l'état,  car 
on  compte  bien  le  retenir  pour  subventionner  toutes  ces  associations,  qui,  ré- 
duites à  elles-mêmes,  seraient  presque  toujours  sans  ressources,  mais  on  veut 
supprimer  le  capital  des  entrepreneurs.  On  veut  pouvoir  se  passer  d'eux;  on 
veut  élever  l'ouvrier  de  la  condition  de  salarié  à  celle  d'associé  volontaire;  on 
veut  supprimer  par  là  ce  qu'on  appelle  les  intermédiaires,  c'est-à-dire  les  pa- 
trons, les  chefs  d'industrie,  les  véritables  directeurs  du  travail,  ceux  qui  ont 
l'intollii'ence,  la  capacité,  l'esprit  de  conduite,  ceux  enfin  sans  lesquels  l'in- 
dustrie s'arrêterait  et  retomberait  aussitôt  dans  la  barbarie.  On  veut  supprimer 
la  hiérarchie  du  salaire,  cette  hiérarchie  légitime  qu'on  a  si  mdignement  ca- 
lomniée en  l'appelant  de  ce  mot  ingrat  et  perfide — l'exploitation  de  l'homme  par 
l'homme,  et  qui  n'est  autre  chose  que  la  hiérarchie  du  bon  sens  et  de  la  jus- 
tice. On  veut,  en  un  mot,  sous  le  prétexte  d'une  réforme  dans  le  système  des 
travaux  publics,  faire  une  révolution  dans  le  système  industriel  et  dans  tout  le 
mécanisme  de  la  société,  car  il  est  bien  évident  que  si  les  associations  ouvrières 
commanditées  et  patronées  par  l'état  venaient  à  accaparer  une  grande  partie 
des  travaux  publics,  qu'elles  exécuteraient  d'ailleurs  fort  mal,  et  à  évincer  les 


BEVUE.   —  CHRONIQUE.  941 

entrepreneurs  en  rendant  toute  concurrence  impossible;  il  est  bien  évident, 
disons-nous,  que  le  système  ne  s'arrêterait  point  là,  que  les  associations  ou- 
vrières s'étendraient  à  l'industrie  privée  comme  à  l'industrie  payée  sur  les 
caisses  publiques,  qu'elles  s'étendraient  par  conséquent  aux  travaux  de  l'agri- 
culture, à  ceux  des  manufactures  et  des  usines,  tout  aussi  bien  qu'à  ceux  des 
canaux  et  des  chemins  de  fer,  —  qu'il  en  résulterait  dès-lors  une  modification 
profonde  dans  les  conditions  respectives  du  capital  et  du  travail,  et  par  suite 
un  bouleversement  général  dans  les  habitudes  et  dans  les  lois  constitutives  de 
la  société. 

Si  encore  l'expérience  n'avait  rien  dit  là-dessus,  si  l'on  pouvait  croire  qu'un 
pareil  système,  au  prix  d'immenses  sacrifices  et  en  ne  tenant  aucun  compte  de 
ces  situations  intermédiaires  que  l'équité  commande  et  protège,  pût  faire  le 
bonheur  de  ceijx  dans  l'intérêt  desquels  on  réclame  son  application!  mais  non, 
l'expérience  a  déjà  parlé.  Les  faits  sont  là  qui  prouvent,  avec  la  dernière  évi- 
dence, que  le  système  est  détestable,  et  qu'il  ne  convient  pas  plus  aux  intérêts 
des  ouvriers  qu'à  ceux  de  l'état. 

Un  crédit  de  3  millions  a  été  voté  en  juillet  1848  par  l'assemblée  consti- 
tuante, pour  être  réparti,  sous  forme  de  prêt,  entre  les  associations  d'ouvriers 
qui  se  présenteraient  pour  exécuter  certains  travaux.  Quel  a  été  l'emploi  de  ce 
crédit  et  quels  ont  été  les  résultats  de  la  mesure?  Une  commission  de  l'assem- 
blée nationale  a  fait  dernièrement  une  sorte  d'enquête  à  cet  égard.  Elle  nous 
apprend  d'abord  que  le  crédit  de  3  millions  n'est  pas  encore  épuisé,  parce  qu'il 
ne  s'est  pas  trouvé  un  assez  grand  nombre  d'associations  présentant  des  ga- 
ranties suffisantes  pour  être  admises  à  partager  la  subvention  du  trésor.  Ce  ne 
sont  pas  les  ouvriers  qui  songent  à  s'associer  et  à  se  soustraire  à  la  tyrannie 
du  capital  et  des  entrepreneurs,  ce  sont  les  prétendus  amis  politiques  des  ou- 
vriers qui  veulent  les  associer  malgré  eux.  Aussi  une  cinquantaine  d'associa- 
tions seulement,  dont  trente  à  Paris  et  vingt  dans  les  départemens,  ont  pris 
part  au  crédit ,  et  comment  se  sont  formées  ces  associations?  Est-ce  la  frater- 
nité qui  les  a  fait  naître?  Est-ce  un  sentiment  d'indépendance?  Est-ce  le  besoin 
d'expérimenter  en  commun  une  nouvelle  théorie  sociale?  Mon  Dieu  !  non.  U 
plupart  sont  nées  du  contre-coup  des  événemens  poUtiques.  C'est  la  crise  in- 
dustrielle qui  les  a  formées,  c'est  la  nécessité  de  gagner  du  pain.  Des  ouvriers 
sans  travail  sont  venus  chercher  un  refuge  dans  ces  ateliers  temporaires,  parce 
qu'ils  ne  pouvaient  en  trouver  ailleurs.  Un  grand  nombre  y  ont  trouvé  la  mi- 
sère. Sur  les  trente  associations  de  Paris,  il  y  en  a  onze  qui  paraissent  avoir 
fait  des  bénéfices,  il  y  en  a  seize  qui  sont  en  perte;  les  trois  autres  ont  déjà  fait 
faillite.  La  moyenne  des  salaires  a  été  inférieure  à  celle  des  ateliers  libres.  Là 
oîi  d'anciens  patrons  se  sont  associés  avec  les  ouvriers,  l'association  a  quelque- 
fois réussi;  mais  là  où  les  ouvriers  se  sont  associés  entre  eux,  la  discorde,  l'in- 
discipline, les  démissions  fréquentes,  l'absence  de  toute  direction,  ont  rendu 
le  succès  impossible.  Et  qu'on  ne  croie  pas  que  ces  associations  périssent  au- 
jourd'hui parce  qu'elles  ont  été  abandonnées  à  eUes-mêmes.  L'état,  loin  de  les 
abandonner,  n'a  pas  cessé  d'étendre  sur  elles  une  main  tutélaire.  Après  les 
avoir  secourus  de  son  argent,  il  leur  a  prêté  ses  ingénieui-s,  ses  bureaux,  sa 
comptabilité;  il  est  intervenu  dans  leur  gestion  pour  les  éclairer,  pour  apaiser 


042  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  différends,  en  un  mot  pour  les  diriger.  Après  s'être  fait  leur  tuteur,  il  s'est 
fait  leur  patron,  il  a  même  éfé  jusqu'à  leur  assurer  certains  privilèges  dans  ses 
règlemens,  et  en  cela  il  a  été  trop  loin ,  car  son  devoir  est  de  tenir  l'équilibre 
entre  tous  les  intérêts,  et  il  ne  faut  pas  que  des  encouragemens  accordés  à  des 
travailleurs  subventionnés  dégénèrent  en  un  moyen  de  concurrence  contre  les 
travailleurs  libres;  mais  peu  importe  dans  la  circonstance.  Les  vices  inhérens 
aux  associations  ouvrières  étaient  tellement  profonds,  et  leur  faiblesse  était  tel- 
lement incurable,  que  cette  protection  spéciale  de  l'état  n'a  pu  exercer  sar 
elles  qu'une  influence  restreinte.  Elle  n'a  fait  que  diminuer  le  chiffre  d^ 
ruines. 

Chose  remarquable  cependant  :  si  ces  associations  ont  été  si  faibles,  ce  n'est 
pas  qu'elles  aient  mis  en  pratique  les  doctrines  industrielles  de  ceux  qui  se  pro- 
clament leurs  fondateurs  et  leurs  soutiens.  Si  elles  avaient  suivi  ^es  doctrines, 
nul  doute  que  leur  ruine  eût  été  plus  prompte;  mais  elles  se  sont  bien  gardées 
de  les  appliquer,  et  c'est  là  un  argument  décisif  qu'il  ne  faut  jamais  se  lasser 
de  reproduire  lotîtes  les  fois  qu'on  en  trouve  l'occasion.  Qui  n'aurait  cru,  en 
effet,  que  ces  malheureux  ouvriers,  à  peine  sortis  de  la  fournaise  du  Luxem- 
bourg, parvenus  enfin  à  former  des  associations,  maîtres  d'eux-mêmes  et  par- 
faitement libres  d'insérer  dans  leurs  statuts  toutes  les  clauses  qu'il  leur  plairait 
d'imaginer,  ne  se  fussent  empressés  de  réaliser  les  chimères  dont  on  avait  rem- 
pli leur  cerveau?  Qui  les  empêchait  alors  de  déclarer  que  tous  les  salaires  se- 
raient égaux,  que  tous  les  pouvoirs  seraient  également  partagés  entre  les  asso- 
ciés, que  tout  serait  de  niveau  et  en  commun?  Eh  bien  !  c'est  justement  le 
contraire  qu'ils  ont  fait.  On  leur  avait  dit  :  Partagez  également  les  salaires;  ils 
ont  voulu  que  les  salaires  fussent  différons,  et  généralement  là  où  l'égalité  des 
salaires  a  été  proposée,  il  y  a  eu  des  protestations  unanimes.  On  leur  avait  dit: 
Partagez  également  les  attributions;  ils  ont  nommé  des  gérans,  des  conseils 
d'administration,  des  conseils  de  surveillance;  ils  ont  cherché  à  organiser,  tant 
bien  que  mal,  une  hiérarchie.  Ce  n'est  pas  tout.  On  leur  avait  dit  :  Plus  dé 
travaux  à  l'entreprise,  plus  d'exploitation  de  l'homme  par  l'homme,  et  il  est 
arrivé  dans  certaines  associations  que  les  ouvriers  se  sont  faits  entrepreneurs, 
et  que  des  frères  ont  exploité  leurs  frères  avec  la  subvention  du  trésor.  Ces  as- 
sociations, et  ce  sont  à  peu  près  les  seules  qui  aient  prospéré,  ont  appelé  auprès 
d'elles  des  ouvriers  auxiliaires  cpi'elleis  ont  payés  à  la  journée.  Or  ce  système, 
en  termes  d'industrie,  s'appelle  tout  simplement  le  marchandage,  et  tout  le 
m<Mide  sait  que  le  marchandagje  est  une  excellente  chose  :  c'est  un  progrès  réel, 
un  échelon  par  lequel  Touvrier  intelligent  et  actif  s'élève  à  la  condition  d'en- 
trepreneur; mais  ce  n'est  pas  imqprogrès  de  faire  le  marchandage  avec  les  fonds 
de  l'état. 

Les  élections  auront  lieu  le  4#  mars.  Les  partis  sont  en  présence  et  dressent 
leurs  listes  préparatoires.  Comme  toigourS,  ce  sont  les  adversaires  du  parti  de 
l'ordre  qui  ont  pris  les  devans,  etqïii  lai  offrait  l'utile  secours  de  leur  exemple. 
Les  adversaires  du  parti  de  l'ordre  serowt  partout  fidèles  à  leur  vieille  tactique, 
qui  est  de  ne  pas  se  diviser  au  scnrtin.  Il  y  a  peu  de  jours  encore,  on  s'inju- 
riait d'un  camp  à  l'autre,  on  se  lançait  des  anathèmes  et  des  imprécations,  on 
se  ridiculisait  à  qui  mieux  mieux.  Et  nous,  qui  assistions  à  cette  lutte  fratri- 


REVUE.   —  CWHOMOUE.  d|3 

cide,  n<Mis  nous  disions  :  Laissons  ces  excellens  frères  se  déchirer  entre  eux, 
puisqu'ils  le  veulent;  pendant  qu'ils  se  mangeront  les  uns  les  autres,  ils  ne  son- 
geront pas  à  nous  dévorer.  Mais  aujourd'hui  la  paix  est  faite;  l'harmonie  est 
rétablie  entre  toutes  les  sectes.  Les  démocrates  et  les  socialistes,  les  purs  et  les 
exaltés,  les  démagogues  de  toutes  couleurs  n'auront  qu'une  seule  liste,  et,  sur 
cette  liste,  ce  sont  naturellement  les  couleurs  les  plus  tranchées  qui  domine- 
ront. La  république  pure  ira  grossir  les  rangs  du  socialisme  le  plus  rouge  et  Ir 
plus  effréné.  Après  cela,  bien  extravagans  ou  bien  coupables  seraient  ceux  qui, 
dans  le  parti  modéré,  s'imagineraient  qu'il  leur  est  permis  de  discuter  et  de 
remanier  les  listes  définitives  arrêtées  par  les  comités  de  Paris  et  des  départe - 
mens.  Électeurs  du  parti  de  l'ordre,  vous  n'avez  qu'une  seule  conduite  à  tenir. 
Faites  des  listes  préparatoires  :  c'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  éparpiller  vos 
votes.  Faites  des  scrutins  préparatoh-es  :  c'est  le  seul  moyen  de  corriger,  pour 
le  moment,  le  suffrage  universel,  en  le  transformant  en  une  sorte  d'élection  à 
deux  degrés;  mais,  une  fois  vos  listes  arrêtées,  n'y  changez  rien.  Volez  les  yeux 
fermés  la  liste  de  vos  comités  électoraux.  Que  personne  ne  s'imagine  qu'il  a  à 
lui  seul  plus  d'esprit  que  tout  le  monde,  et  qu'il  lui  est  permis  de  faire  usage 
de  son  esprit.  Autrefois,  et  dans  certaines  circonstances,  ce  pouvait  être  une 
preuve  de  bon  sens,  et  assurément  de  conscience,  de  ne  pas  se  mêler  au  gros 
de  la  foule  des  partis  politiques,  de  garder  son  indépendance  et  son  libre  ar- 
bitre, d'observer  la  neutralité,  et  cette  neutralité  intelligente  avait  quelquefois 
son  bon  côté;  mais  aujourd'hui  la  poUtique  de  tout  le  monde  est  d'obéir  aveu- 
glément à  la  consigne.  Le  suffrage  universel  avec  le  scrutin  de  liste  n'admet 
plus  que  des  automates.  Soyons  donc  des  automates,  puisqu'il  le  faut,  et  puisque 
d'ailleurs  il  n'y  a  pas  si  grande  humiliation  à  être  un  automate  en  politique, 
quand  tout  le  monde  l'est. 

Les  affaires  de  la  Grèce  continuent  d'attirer  l'attention  de  l'Europe.  Il  y*  là 
une  grande  énigme  ou  une  misérable  incartade.  Tout  le  monde  maintenant 
sait  quel  était  le  but  de  lord  Palmerston  et  de  ses  agens.  Il  voulait  exciter  une 
révolution  en  Grèce,  et  nous  lisons  partout  que  les  agens  anglais  disent  aux 
Grecs  :  Voulez-vous  vous  délivrer  d'un  blocus  qui  vous  ruine?  Renvoyez  votre 
roi!  Singulier  jeu  que  celui  que  joue  lord  Palmerston!  Dans  les  iles  Ioniennes, 
l'Angleterre  réprime  avec  la  dureté  la  plus  énergique  les  moindres  tentatives 
d'insurrection ,  et  elle  se  plaint  que  l'esprit  révolutionnaire  ait  essayé  d'a- 
giter le  repos  des  îles  de  l'Adriatique.  En  même  temps  et  à  quelques  pas  de 
là,  l'Angleterre  essaie  elle-même  de  faire  une  révolution.  Loin  d'y  réussir,  elle 
ne  fait  que  resserrer  les  liens  qui  unissent  la  Grèce  à  son  roi.  Les  agens  an- 
glais s'étonnent  de  ce  résultat;  mais  ils  n'en  persistent  pas  moins  dans  leurs 
mesures  de  violence.  Quant  à  nous,  nous  ne  sommes  pas  surpris  que  les  agens 
anglais  aient  si  mal  prévu  l'effet  du  guet-apens  quîils  ont  dressé  à  la  Grèce.  Les 
agens  anglais  ne  daignent  pas,  en  général,  savoir  les  sentimens  du  pays  où  Us 
résident;  Us  se  contentent  de  savoir  quel  est,  dans  ce  pays,  l'intérêt  de  l'An- 
gleterre; de  tout  le  reste,  ils  se  soucient  peu.  Auraient-ils  vu  que  l'intérêt  de 
l'Angleterre  est  que  la  Grèce  ne  prospère  pas,  et  qu'eUe  n'ait  ni  commerce  m 
marine?  On  le  croirait,  en  vérité,  à  voir  l'attention  persévérante  que  met  l'An- 
gleterre à  entraver  les  progrès  du  royaume  heUénique. 


94.4  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Si  c'est  à  la  Grèce  qu'en  veut  la  puissante  Angleterre,  si  c'est  la  brebis  du 
pauvre  que  le  riche  veut  immoler,  c'est  bien  misérable,  Si  c'est  à  quelque 
autre  puissance  que  lord  Palmerston  veut  s'attaquer,  si  c'est  avec  la  Russie 
qu'il  veut  engager  la  grande  querelle  qui  sera  la  fin  de  l'Europe ,  à  quoi  bon 
ces  détours?  Quant  à  nous,  nous  ne  voulons  faire  qu'une  seule  réflexion  sur 
l'agitation  de  la  politique  de  lord  Palmerston.  Il  peut  croire  qu'il  est  bon  que 
le  continent,  sans  cesse  occupé  et  troublé,  n'ait  pas  le  temps  de  se  livrer  aux 
travaux  de  l'industrie  et  de  l'agriculture;  il  peut  croire  qu'il  est  bon  que  la 
Suisse  soit  engagée  à  résister  aux  légitimes  exigences  de  l'Allemagne,  afin 
qu'il  y  ait  une  guerre  ou  une  crainte  perpétuelle  de  guerre  sur  le  continent  et 
que  tout  soit  toujours  tenu  en  suspens.  Mais,  quelles  que  soient  les  prévisions 
ou  les  intentions  de  lord  Palmerston,  il  est  important  que  la  France,  dans  les 
questions  que  suscitera  l'Angleterre  en  Orient  à  propos  de  la  Grèce,  ou  en  Oc- 
cident à  propos  de  la  Suisse,  n'ait  jamais  qu'une  politique  purement  française. 
La  France  a  partout  intérêt  à  la  paix;  c'est  son  intérêt  au  dehors,  c'est  son  in- 
térêt au  dedans.  Au  dehors,  elle  a  intérêt  au  statu  quo  de  l'Orient,  car  il  n'y  a 
pas  de  part  pour  elle  dans  le  remaniement  de  l'Orient.  En  Allemagne ,  elle  a 
intérêt  au  statu  quo,  car  elle  ne  peut  voir  qu'avec  peine  s'aflaiblir  de  plus  en 
plus  les  petits  étals  de  l'Allemagne  qu'elle  a  toujours  protégés,  et  il  est  bien 
évident  aujourd'hui  que  les  révolutions  et  les  guerres  en  Allemagne  auront 
pour  premier  effet  la  destructition  des  petits  états.  Quant  aux  grands  états  de 
l'Allemagne,  la  Prusse  et  l'Autriche,  une  guerre  entre  ces  deux  états  les  livre- 
rait tous  deux,  affaiblis  et  épuisés,  au  protectorat  de  la  Russie.  La  France  a 
également  intérêt  au  statu  quo  en  Suisse,  c'est-à-dire  au  maintien  de  l'indé- 
pendance helvétique,  à  condition  que  la  Suisse  ne  fera  pas  de  son  tenitoire  le 
champ  d'asile  des  révolutionnaires  européens;  car,  si  l'indépendance  de  la 
Suisse  était  menacée  et  surtout  menacée  par  une  guerre  engagée  entre  la  ré- 
volution et  la  contre-révolution,  la  situation  de  la  France  serait  bien  difficile  : 
le  choix  du  drapeau  lui  serait  impossible,  et  la  neutralité  pourtant  lui  serait 
impraticable.  Voilà  au  dehors  l'intérêt  que  la  France  a  à  la  paix.  Au  dedans, 
l'intérêt  est  aussi  grand.  Il  est  des  personnes  qui  croient  que  la  guerre  serait 
une  utile  diversion  à  l'esprit  révolutionnaire  qui  nous  dévore;  nous  croyons, 
au  contraire,  que  le  premier  effet  de  la  guerre  serait  d'aviver  encore  la  fièvre 
révolutionnaire,  sans  augmenter  la  force  nationale.  Nous  reviendrons,  s'il  y  a 
lieu,  sur  ce  grave  sujet.  Nous  ne  voulons  aujourd'hui  qu'arriver  à  cette  con- 
clusion :  c'est  que,  la  guerre  étant  pour  nous  la  plus  périlleuse  des  chances,  il 
ne  faut  nous  y  exposer  que  dans  l'intérêt  d'une  politique  toute  française.  Il  ne 
faut  faire  la  guerre  que  si  nous  ne  pouvons  pas  faire  autrement.  La  guerre 
inévitable  est  la  seule  qui  ne  soit  pas  un  péril  social. 

En  résumant,  il  y  a  quinze  jours,  les  premiers  débats  du  parlement  anglais, 
nous  disions  que  le  sort  du  ministère  whig  nous  paraissait  dépendre  plus  que 
jamais  de  l'attitude  que  prendraient  vis-à-vis  de  lui  les  amis  de  sir  Robert  Peel, 
Nous  étions  loin  de  prévoir  que  nos  paroles  recevraient  si  tôt  la  plus  complète 
justification.  Nous  avons  laissé  en  présence  le  ministère,  entièrement  rassuré  par 
une  majorité  de  plus  de  cent  voix  dans  la  chambre  des  communes,  et  la  mino- 
rité protectioniste  déconcertée  par  la  désertion  de  quelques-uns  de  ses  membres 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  945 

et  l'abstention  de  quelques  autres.  Les  journaux  libre-échangistes  célébraient 
sur  tous  les  tons  la  victoire  qu'avait  remportée  la  cause  du  free  trade,  et  rappe- 
laient sans  cesse  à  leurs  adversaires  le  défi  porté  par  M.  Cobden  à  M,  Disraeli 
d'engager  dans  la  chambre  des  communes  un  débat  décisif  sur  la  question 
théorique  des  avantages  et  des  inconvéniens  du  libre-échange.  Ce  défi  avait  été 
accepté  par  M.  Disraeli  et  M.  H.  Drummond;  il  fallait  que  les  chefs  des  tories 
tinssent  cet  engagement,  afin  que  le  protectionisme  demeurât  enseveli  dans  une 
dernière  et  honteuse  défaite, 

M.  Disraeli  pensait  à  transporter  la  lutte  sur  un  tout  autre  terrain.  Il  faisait 
bonne  contenance,  il  annonçait  comme  prochaine  une  motion  sur  les  résultats 
du  libre-échange;  mais  il  était  trop  clairvoyant  pour  ne  pas  comprendre  que 
renouveler  une  pareille  lutte,  ce  serait  renouveler  les  échecs  de  son  parti. 
Chaque  fois  que  la  question  se  trouverait  posée  entre  la  protection  et  le  libre- 
échange,  whigs,  peelites  et  radicaux  voteraient  ensemble,  et  ainsi  se  recompo- 
serait toujours  la  formidable  majorité  qui  a  fait  passer  l'adresse.  M.  Disraeli  ne 
pouvait  espérer  de  détacher  les  radicaux  du  ministère;  le  débat  sur  la  conduite 
du  gouverneur  de  Ceylan  lui  avait  montré  avec  quel  soin  les  radicaux  évitaient 
de  voter  avec  les  tories;  on  pouvait  attendre  d'eux  tout  au  plus  un  vote  isolé, 
mais  jamais  un  concours,  l'affinité  naturelle  des  opinions  devant  les  faire  pen- 
cher toujours  du  côté  du  ministère. 

M,  Disraeli  était  donc  ramené  à  ne  comprendre  dans  ses  calculs  que  les  amis 
de  sir  Robert  Peel,  fraction  détachée,  il  y  a  quatre  ans,  du  grand  parti  tory,  et 
qu'il  fallait  essayer  de  faire  rentrer  dans  ses  rangs.  Les  débats  de  la  dernière 
session  avaient  prouvé  que  l'ascendant  de  sir  Robert  Peel  sur  ses  amis  n'était 
plus  le  morne.  Si  la  retraite  pouvait  convenir  à  sir  Robert  Peel,  satisfait  d'exer- 
cer une  sorte  de  protectorat  sur  le  cabinet  whig,  il  n'en  était  pas  ainsi  de  quel- 
ques-uns de  ses  anciens  collègues,  qui,  dans  la  force  de  l'âge  et  du  talent,  de- 
vaient difficilement  se  résigner  à  un  perpétuel  efi"acement.  Aussi  vit-on  l'année 
dernière  le  comte  de  Lincoln,  M.  Gladstone  et  quelques  autres  des  anciens 
collègues  de  sir  Robert  Peel  se  mettre  en  hostilité  ouverte  contre  le  cabinet,  et, 
tout  en  se  distinguant  des  tories,  voter  pour  lui  quand  son  existence  était  mise 
en  péril,  puis  le  lendemain  l'attaquer  sur  la  politique  extérieure  ou  sur  l'admi- 
nistration coloniale,  au  risque  de  le  mettre  en  minorité.  Leurs  efforts  n'a- 
vaient pas  été  secondés  en  1849  par  les  tories,  qui  ne  se  souciaient  pas  d'aider 
des  amis  de  sir  Robert  Peel  à  forcer  l'entrée  du  ministère.  Le  comte  de  Lmcoln 
s'est  décidé  cette  année  à  abandonner  la  partie  et  à  voyager;  les  autres  demeu- 
raient dans  la  chambre  des  communes,  flottant  entre  le  ministénahsme  et 
l'opposition.  Il  fallait  leur  ofl-rir  une  occasion  de  se  prononcer  contre  e  mmis- 
tère,  sans  renier  l'appui  qu'ils  ont  donné  à  la  politique  libre-echang.ste;  iltaJ- 
lait  donc  mettre  à  l'écart  la  question  du  libre-échange  et  de  la  protection.  R^n 
ne  convenait  mieux  à  M.  Disraeli,  qui  ne  croit  guère  à  la  possibilité  du  réta- 
blissement des  lois  sur  les  céréales,  et  qui  ne  soutient  cette  thèse  que  par  une 
nécessité  de  parti.  Il  a  donc  présenté  une  motion  pour  une  meilleure  organisa- 
tion des  poor-rates  ou  contributions  pour  les  pauvres. 

L'annonce  de  cette  motion  a  excité  d'universelles  risées  dans  la  Presse  hbi^- 
échangiste;  le  Chronide  et  le  Daily-Neivs  n'ont  pas  tari  sur  ce  sujet.  M^  DisraeU 

TOME   V. 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

modifiant  l'assiette  des  contributions  pour  les  pauvres,  M.  Disraeli  parlant 
finances  et  impôts,  M.  Disraeli  économiste!  c'était  à  n'en  pas  revenir.  Le  parti 
protectioniste,  si  dénué  de  sens  et  d'idées,  avait  un  chef  plus  ridicule  que  lui- 
même  et  qu'il  fallait  mettre  aux  Petites-Maisons.  La  proposition  de  M.  Disraeli 
peut  avoir  de  graves  inconvéniens,  surtout  aux  yeux  des  Anglais  qui  limitent 
autant  que  possible  la  sphère  d'action  du  pouvoir  central;  mais  elle  apporterait 
un  soulagement  incontestable  à  l'agriculture.  Elle  consiste  à  mettre  à  la  charge 
du  trésor  public  les  contributions  pour  les  pauvres,  auxquelles  il  est  pourvu 
aujourd'hui  par  des  taxes  locales  sur  la  propriété  immobilière.  Elle  dégrève 
donc  l'agriculture  sans  toucher  en  rien  à  la  question  du  libre-échange  et  de  la 
protection. 

La  proposition  était  habilement  conçue;  elle  a  été  développée  avec  plus  d'ha- 
bileté encore,  et  sir  Robert  Peel  lui-même  n'a  pu  s'empêcher  de  rendre  hommage 
au  talent  déployé  par  M.  Disraeli.  Voici  comment  celui-ci  a  posé  la  question  : 
,«  Avant  d'inaugurer  la  politique  du  libre-échange,  vous  avez  employé  les  excé- 
dons de  recettes  du  trésor  a  soulager  les  classes  manufacturières,  vous  avez  fait 
disparaître  les  droits  sur  les  matières  premières,  vous  les  avez  diminués  sur 
beaucoup  d'objets  de  consommation,  vous  les  avez  abolis  sur  les  céréales.  Vous 
vous  retrouvez  aujourd'hui  en  présence  d'un  excédant  de  50  millions  ;  faites 
pour  l'agriculture  ce  que  vous  avez  fait  pour  l'industrie.  De  votre  aveu ,  le 
commerce  et  l'industrie  prospèrent;  de  votre  aveu,  l'agriculture  seule  ne  par- 
tage pas  la  prospérité  générale,  et  votre  politique  en  est  en  partie  la  cause. 
Venez  en  aide  à  l'agriculture  en  la  déchargeant  des  conti-ibutions  pour  les 
pauvres;  vous  prouverez  ainsi  qu'en  eflet  vous  n'êtes  pas  ses  adversaires  systé- 
matiques, et  que  vous  n'êtes  pas  inféodés  aux  intérêts  industriels. 

Il  n'y  avait  rien  à  répondre  à  cette  argumentation,  aussi  n'y  a-t-on  pas  ré- 
pondu. Quelques  orateurs  se  sont  évertués  à  prouver  que  la  mesure  proposée 
par  M.  Disraeli  ne  produirait  aux  agriculteurs  que  la  minime  économie  de 
quatre  ou  de  six  pence  par  livre  sterling  d'impositions.  Si  petite  qu'elle  fût, 
l^conomie  n'en  était  pas  moins  réelle.  D'autres  ont  prétendu  qu'il  serait  plus 
avantageux  à  l'agriculture  de  demander  le  rappel  de  la  taxe  sur  les  briques, 
qui  produit  10  millions  au  trésor,  et  qui  rend  les  constructions  agricoles  plus 
coûteuses,  ou  d'obtenir  la  modification  de  tel  ou  tel  impôt.  C'était  là  autant 
d'aveux  indirects,  qui  constataient  la  légitimité  des  réclamations  de  l'agricul- 
ture. Personne,  du  reste,  n'a  contesté  la  réalité  et  l'étendue  des  souffrances  des 
classes  agricoles.  La  discussion  n'a  pas  tardé  à  s'animer;  sir  James  Graham  et 
»ir  Robert  Peel  sont  venus,  l'un  après  l'autre,  au  secours  du  ministère,  qui  n'a 
réuni  néanmoins  que  273  voix  contre  252,  et  dont  la  majorité  par  conséquent 
est  descendue  de  plus  de  100  voix  à  21  seulement. 

Ce  résultat  est  dû  presque  uniquement  à  la  position  prise  par  M.  Gladstone, 
l'un  des  anciens  collègues  de  sir  Robert  Peel.  Lorsque,  dans  la  session  der- 
nière, M.  Gladstone  attaqua  le  ministère  à  propos  des  affaires  du  Canada, 
sir  Robert  Peel  prit  la  défense  du  comte  Grey,  et  tança  assez  vertement  ses  an- 
ciens lieutenans.  On  peut  dire  que,  cette  année,  M.  Gladstone  a  pris  sa  re- 
vanche. Il  s'est  chargé  de  répondre  à  sir  James  Graham,  et  il  l'a  fait  avec  une 
extrême  vivacité.  Il  a  déclaré  que,  pour  sa  pai-t,  il  ne  voyait  pas  que  U  ques- 


I 

I^P  REVUE.   —  CHRONIQUE.  «)47 

tion  de  la  protection  eût  rien  à  faire  dans  le  débat,  qu'il  ne  voulait  supposer  à 
M.  Disraeli  aucune  arrière-pensée,  et  qu'au  besoin  il  n'hésiterait  pas  à  séparer 
la  motion  de  son  auteur.  L'agriculture  souffre  profondément  par  suite  dos  der- 
nières mesures  législatives,  elle  a  raison  de  demander  que  les  premières  res- 
sources du  trésor  soient  appliquées  au  soulagement  de  sa  détresse;  la  motion 
de  M.  Disraeli  est  donc  fondée  en  droit  et  en  justice,  et  on  doit  la  voter  pour 
imposer  au  gouvernement  l'obligation  de  s'occuper  des  classes  agricoles. 

Ce  discours  a  produit  un  effet  décisif.  Ni  sir  Robert  Peel,  ni  M.  Bright,  ni 
lord  John  Russell  n'ont  réussi  à  détruire  l'impression  qu'il  avait  laissée.  Non- 
seulement  tous  ceux  des  tories  qui,  avec  lord  Drumlanrig,  avaient  voté  pour 
le  ministère  dans  la  discussion  de  l'adresse ,  sont  revenus  au  bercail;  mais  \en 
plus  actifs  et  les  plus  intelligens  des  amis  de  sir  Robert  Peel,  lord  Mahon, 
M.  Charteris,  M.  Monsell,  sir  Frédéric  Thesiger,  ont  suivi  M.  Gladstone  dans 
sa  défection.  M.  Sydney  Herbert  était  malade,  mais  on  assure  qu'il  aurait  tenu 
la  même  conduite  que  M.  Gladstone,  et  cependant  il  est  du  nombre  de  ceux  des 
amis  de  sir  Robert  Peel  auxquels  des  portefeuilles  avaient  été  ofl'erts  par  lord 
John  Rnssell.  Enfin  les  listes  du  vote  constatent  que  seize  députés  liWraux  ont 
cette  fois  fait  cause  commune  avec  les  tories.  Les  députés  anglais  et  irlandais 
se  sont  trouvés  partagés  par  moitié,  et  les  vingt  et  une  voix  qui  composent  la 
majorité  ministérielle  sont  exclusivement  celles  des  députés  écossais,  qui  sont 
désintéressés  dans  la  question.  Aussi  la  presse  tory  répète  sans  cesse  que,  battu» 
numériquement ,  les  protectionistes  ont  eu  moralement  la  victoire ,  et  elle 
annonce  la  prochaine  dissolution  du  ministère. 

Il  est  certain  que  ce  premier  avantage  a  enflé  le  courage  des  tories;  lord 
Stanley  a  pris,  dans  la  chambre  des  lords,  une  altitude  plus  hostile,  et  il  vient 
de  faire  échouer  un  bill  présenté  par  le  gouvernement  pour  réformer  l'admi- 
nistration et  la  répartition  des  revenus  ecclésiastiques.  Nous  avons  peine  néan- 
moins à  croire  que  la  chute  du  ministère  whig  soit  prochaine;  il  est  seulement 
possible  que,  pour  s'assurer  l'appui  et  le  concours  assidu  de  ceux  des  ^mis  de 
sir  Robert  Peel  qui  n'ont  pas  encore  passé  aux  tories,  il  ouvre  ses  rangs  à  sir 
James  Graham,  qui,  après  quinze  ans  d'absence,  rentrerait  ainsi  dans  le  parti 
whig.  Tout  dépend  du  reste  du  débat  qui  va  prochainement  s'engager  sur  l'af- 
faire de  Grèce.  Le  rimes  a  pris  une  attitude  décidément  hostile  à  lord  Pal- 
raerston,  et  celui-ci,  par  un  contraste  bizarre,  attaqué  par  les  journaux  mi- 
nistériels, a  pour  défenseurs  l'organe  des  radicaux,  le  Daily-News.  et  l'organe 
des  ultra-tories,  le  Morning-Post.  Ce  qui  rend  l'issue  du  débat  douteuse,  c'ert 
que  les  deux  ministres  du  nom  de  Grey,  adversaires  habituels  de  lord  Pal- 
raerston,  sont  cette  fois  d'accord  avec  lui.  La  question  des  réclamations  adres- 
sées à  la  Grèce  a  été  soulevée  en  eflet  et  engagée  par  le  gouverneur  actuel  des 
lies  Ioniennes,  sir  Henry  Ward,  parent  et  ami  du  comte  Grey  et  de  sir  Geoi-ge 
Grey.  Ceux-ci  ne  peuvent  donc  exiger  le  sacrifice  de  lord  Palrnerston  sans 
abandonner  en  même  temps  leur  parent.  L'avenir  nous  dira  s'ils  sont  capables 
d'immoler  les  affections  de  famille  aux  rivalités  et  aux  exigences  de  la  poliliquë; 

En  Espagne,  la  confirmation  officielle  de  la  grossesse  d'Isabelle  II  est  ventrt' 
faire  diversion  à  tous  les  incidens  ordinaires  de  la  politique.  Cet  événement, 
en  effet,  coupe  court  à  la  dernière  chance  de  guerre  civile.  M.  le  duc  de  Mont- 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensier  a  parfaitement  réussi  au-delà  des  Pyrénées;  mais  on  se  rappelle  à 
quelles  odieuses  insinuations  avait  donné  lieu  la  stérilité  supposée  du  mariajif 
de  la  reine,  et,  pour  qui  connaît  la  farouche  susceptibilité  du  peuple  espagnol 
en  matière  d'influence  étrangère,  il  n'est  pas  douteux  que,  si  le  cas  prévu  par- 
la jalousie  britannique  s'était  réalisé,  la  succession  d'Isabelle  II  aurait  donné 
lieu  à  des  difficultés  sérieuses.  Lord  Palmerston  voyait  plus  loin  qu'on  ne  le 
croit,  lorsque,  il  y  a  deux  ans,  il  arrachait  au  comte  de  Montemolin  une  pro- 
testation formelle  de  libéralisme.  Dégagé  du  principe  absolutiste,  le  jeune  pré- 
tendant eût  pu,  à  un  moment  donné,  faire  une  pointe  dangereuse  sur  le  terrain 
du  sentiment  national.  Cette  chance  suprême  lui  échappe,  et,  à  l'heure  qu'il 
est,  il  a  probablement  dû  renoncer  aux  nouveaux  projets  d'insurrection  qu'où 
lui  attribuait  depuis  quelques  mois. 

De  ces  bruits,  il  reste  cependant  un  fait  sérieux  et  qui  impose  au  gouverne- 
ment espagnol  une  vigilance  exceptionnelle. 

D'après  la  rumeur  publique,  ce  n'était  plus  seulement  sur  la  ligne  des  Pyré- 
nées que  le  comte  de  Montemolin  aurait  recommencé  cette  fois  ses  tentatives  : 
il  n'aurait  songé  à  rien  moins  qu'à  s'emparer  de  l'île  de  Cuba.  Au  premier 
abord ,  un  pareil  plan  n'est  que  risible.  Comment  supposer  en  effet  que  le  pré- 
tendant fût  en  mesure  d'armer  une  flottille,  lui  qui  ne  put  même  pas,  il  y  a 
un  an ,  pourvoir  à  l'entretien  de  la  petite  bande  recrutée  en  Catalogne  par  Ca- 
brera? Mais,  en  y  regardant  de  près,  on  ne  peut  s'empêcher  d'entrevoir  là  la 
main  de  l'Angleterre.  La  conquête,  ou  tout  au  moins  l'émancipation  de  l'île 
de  Cuba,  a  été  de  tout  temps  la  grande  préoccupation  de  cette  puissance.  C'est 
en  vain  qu'elle  a  essayé,  à  diverses  reprises,  tantôt  de  faire  hypothéquer  les 
créances  britanniques  sur  cette  riche  colonie,  tantôt  d'en  obtenir  la  cession  di- 
recte. L'Espagne  a  constamment  repoussé  toute  proposition  de  ce  genre.  Dés- 
espérant d'en  venir  à  ses  fins  par  les  voies  diplomatiques,  l'Angleterre  a  changé 
de  tactique.  Sous  la  régence  d'Espartero,  qui  était,  comme  on  sait,  à  la  merci 
du  cabinet  de  Londres,  un  certain  M.  TurnbuU,  consul  britannique  à  la  Ha- 
vane, se  mit  à  prêcher  ouvertement  l'insurrection  aux  nègres.  Averties  à  temps 
de  ce  fait ,  les  cortès  en  témoignèrent  la  plus  vive  irritation ,  et  le  gouverne- 
ment britannique  se  résigna  à  révoquer  M.  TurnbuU  de  ses  fonctions  consu- 
laires, mais  en  le  laissant  toujours  à  Cuba  avec  le  titre  aussi  nouveau  que  si- 
gnificatif de  protecteur  des  nègres.  Devant  cette  nouvelle  provocation,  l'indigna- 
tion des  cortès  atteignit  un  tel  degré  de  vivacité,  que  l'Angleterre,  pour  sauver 
son  protégé  Espartero,  céda  encore  :  elle  consentit  au  rappel  définitif  de 
M.  TurnbuU,  après  avoir  toutefois  arraché  à  la  faiblesse  du  gouvernement  es- 
pagnol un  règlement  dont  la  mise  en  vigueur  aurait  enlevé  aux  planteurs  toute 
garantie  vis-à-vis  des  esclaves. 

Aujourd'hui  que  les  rapports  officiels  sont  interrompus  entre  les  cabinets  de 
Londres  et  de  Madrid,  aujourd'hui  que  le  chef  du  Foreign-Office  est  lord  Pal- 
merston, c'est-à-dire  le  représentant  le  plus  fougueux  de  la  politique  envahis- 
sante de  l'Angleterre,  serait-il  déraisonnable  d'admettre  que  les  projets  du 
comte  de  Montemohn  sur  Cuba  se  rattachent  à  une  intrigue  britannique?  Qu'on 
ne  l'oublie  pas  :  lord  Palmerston  s'est  fait  ouvertement  le  protecteur  du  pré- 
tendant, et  lord  Palmerston  a  un  afl'ront  personnel  à  venger.  L'Angleterre  se- 


REVUE.  —  CimONrQUE.  949 

rait  d'autant  plus  indulgente  pom-  un  coup  de  main  de  ce  i;eure,  qu'en  enle- 
vant Cuba  à  l'Espagne,  elle  croirait  ne  Tenlever  qu'aux  États-Unis,  qui  convoi- 
tent, eux  aussi,  très  ardemment  cette  reine  des  Antilles.  U  n'y  a  pas  long-temps 
qu'une  bande  d'aventuriers  américains  tenta  de  s'en  emparer.  Le  projet  échoua 
complètement;  mais,  pour  qui  connaît  l'inexorable  obstination  de  la  race  an- 
glo-américaine, ce  n'est  là  évidemment  qu'une  partie  remise.  La  réprobation 
formelle  dont  ce  guet-apens  a  été  l'objet  dans  le  dernier  message  du  président 
n'est  pas  de  nature  à  rassurer  entièrement  l'Espagne.  Outre  cette  irresponsa- 
bilité qui  caractérise  toutes  les  démocraties ,  la  démocratie  américaine  a  pour 
elle  certaine  largeur  de  conscience  qui  s'accommode  de  tous  les  envahisse- 
mens.  Le  gouvernement  central  peut  empêcher  qu'une  expédition  contre  Cuba 
s'organise  dans  les  ports  de  l'Union;  mais  là  s'arrêtent  de  fait  et  sa  responsa- 
bilité et  son  droit.  Cette  île  une  fois  prise,  il  ne  dépendrait  probablement  pas 
de  lui  d'en  empêcher  l'annexion,  qui  ne  serait  tout  au  plus  qu'une  affaire  de 
temps. 

Contre  ce  double  danger,  l'Espagne  a,  du  reste,  une  garantie  puissante,  l'in- 
térêt même  des  colons.  Éclairée  par  la  perte  d'une  moitié  du  continent  amé- 
ricain sur  les  vices  de  son  ancien  système  colonial,  l'Espagne  a  fait  à  l'île  de 
Cuba  une  situation  telle  que  cette  île  a  tout  intérêt  à  rester  tidèle  à  la  mère- 
patrie.  Depuis  1829,  son  mouvement  commercial  avec  l'extérieur  s'est  accru 
d'un  peu  plus  de  60  pour  100.  A  l'intérieur,  même  progression.  Le  territoire 
cultivé  de  la  colonie  s'est  développé  de  près  d'une  moitié  en  sus.  L'industrie 
minière  y  prospère,  et  les  chemins  de  fer  y  présentent  déjà  un  développement 
de  300  milles  anglais.  La  population  blanche  s'y  multiplie  enfin  avec  une  ra- 
pidité telle  que,  sous  le  rapport  de  l'immigration,  les  États-Unis  n'ont  qu'un 
avantage  de  7  pour  100  sur  l'île  de  Cuba, 

Quelques  arrestations  politiques  sans  importance,  mais  qui  prouvent  cepen- 
dant que  le  noyau  de  la  petite  conspiration  carlo-exaltée  n'est  pas  encore  dis- 
sous, ont  été  faites  le  22  à  Madrid,  Depuis  quelques  semaines,  la  capitale  était 
inondée  de  proclamations  séditieuses,  carlistes  ou  progressistes,  mais  généra- 
lement dirigées  contre  le  duc  de  Valence,  au  nom  duquel  étaient  accolées  les 
plus  injurieuses  épithètes.  On  a  découvert  la  source  de  ces  manœuvres  révolu- 
tionnaires. Deux  personnes  qui  se  chargeaient  de  la  distribution  de  ces  pa- 
piers ont  été  mises  en  prison.  L'auteur  principal,  le  colonel  AmetUer,  am- 
nistié, et  l'un  des  membres  les  plus  turbulens  du  parti  progressiste,  a  pu  se 
soustraire  aux  recherches  de  la  police. 

L'Europe  orientale  tend  de  plus  en  plus  ouvertement  à  rentrer  dans  sa  si- 
tuation normale.  La  Russie,  dont  l'influence  a  pu  paraître  un  moment  fort 
menaçante,  semble  s'étudier  à  rassurer  l'opinion.  Le  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg a  montré  qu'il  était  fort;  peut-être  veut-il  prouver  qu'il  est  modéré. 
Il  tient  plus,  dirait-on,  à  gagner  la  confiance  de  l'Occident  qu'à  lui  inspirer  des 
a-aintes.  Les  armées  russes,  en  quittant  la  Hongrie  dès  le  lendemain  de  leurs 
succès,  ont  donné  à  entendre  que  le  czar  ne  songe  point  à  faire  de  conquêtes 
à  l'ouest.  En  évacuant  aujourd'hui  partiellement  les  principautés  du  Danube, 
pour  se  renfermer  dans  les  stipulations  de  la  convention  de  Balta-Liman,  les 
Russes  annoncent  à  l'Europe  que,  pour  le  moment  du  moms,  ils  n'ont  point 
l'intention  de  créer  de  nouveUes  difflcultés  à  la  Turquie.  Et  de  fait,  si  la  Russie  . 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porte  au  maintien  de  l'ordre  autant  d'intérêt  que  son  langage  voudrait  le  faire 
croire,  elle  ne  pouvait  suivre  une  autre  marche.  Des  prétentions  conquérantes, 
une  guerre  dans  l'Europe  orientale,  auraient  plongé  ces  contrées  dans  un  chaos 
complet,  qui  fût  devenu  peut-être  un  foyer  inextinguible  de  révolution.  Or,  il 
en  est  en  ce  point  pour  le  cabinet  russe  comme  pour  tous  les  autres  cabinets 
de  l'Europe,  l'intérêt  de  la  conservation  et  de  l'ordre  est  plus  pressant  que 
celui  de  la  conquête.  Le  czar  a  beau  se  sentir  appuyé  sur  une  grande  force  re- 
ligieuse et  morale;  il  comprend  de  même  qu'en  favorisant  le  progrès  de  Tes-, 
prit  révolutionnaire  chez  les  autres,  il  pourrait  bien  à  la  fin  travailler  contre 
lui-même.  L'Europe  tout  entière  doit  souhaiter  que  le  czar  persévère  dans 
cette  pensée. 

Si  la  Russie  prend  sincèrement  cet  honorable  parti  de  ne  point  susciter  de 
nouveaux  périls  à  l'Autriche  et  à  la  Turquie,  ces  deux  états  sortiront  avec  hon- 
neur de  la  crise  où  ils  sont  engagés  avec  toute  l'Europe.  La  Turquie  a  beau- 
coup à  faire  pour  consolider  l'autorité  morale  qu'elle  a  ressaisie  depuis  quel- 
ques années  au  dedans  et  au  dehors,  elle  a  beaucoup  à  réformer  dans  l'ordre 
social  comme  dans  l'ordre  politique;  mais,  depuis  que  Reschid-Pacha  est  revenu 
au  pouvoir,  on  ne  peut  contester  qu'il  ait  signalé  son  administration  par  des 
actes  utiles.  Les  principes  qu'il  avait  autrefois  posés  à  Gulhané  reçoivent  cha- 
que jour  leur  application  ou  leur  développement.  La  tolérance  religieuse  est 
pratiquée,  et  les  chrétiens  avouent  qu'à  cet  égard  ils  n'ont  plus  de  griefs  légi- 
times contre  les  Turcs.  Chaque  jour,  l'administration  s'ou\Te  aux  Grecs,  aux 
Bulgares,  aux  Valaques  ou  aux  Arméniens.  Aussi,  en  dépit  des  surexcitations 
que  ces  peuples  ont  ressenties  sous  le  coup  des  événemens  de  Hongrie,  ils  sont 
plus  que  jamais  portés  à  se  rapprocher  du  sultan.  Les  fonctions  publiques,  qui 
étaient  naguère  pour  les  Turcs  un  instrument  de  violence,  ont  été  ramenéef^ 
à  leur  vrai  caractère.  Autrefois  les  pachas  étaient  de  petits  souverains,  maîtres 
absolus  dans  leurs  pachaliks;  ils  sont  aujourd'hui  forcés  de  respecter  eux- 
mêmes  les  lois  qu'ils  appliquent;  leur  responsabilité  est  réelle  :  l'un  d'eux,  qui 
avait  osé  abuser  de  la  bastonnade  contre  son  intendant,  vient  d'être  jugé  à  Con- 
stantinople  et  condamné  à  balayer  les  rues  dans  la  ville  natale  de  sa  victime, 
châtiment  qui  n'est  dépourvu  ni  de  bon  sens  ni  de  caractère  moral.  D'autre 
part,  l'état  social  des  diverses  populations  de  l'enrrpire  est  aussi  l'objet  des  préoc- 
cupations actuelles  du  grand-vizir.  Pendant  qu'il  se  rencontre  chez  nous  des 
gens  pour  vouloir  ramener  la  propriété  à  sa  forme  originaire,  à  sa  primitive 
incertitude,  le  gouvernement  turc  travaille,  au  contraire,  à  l'arracher  à  ces  con- 
ditions indécises  et  flottantes  par  où  elle  commence  dans  l'histoire.  Il  est  en 
train  de  promulguer  de  sages  lois  pour  régulariser  et  étendre  le  droit  de  suc- 
cession parmi  les  collatéraux.  La  Turquie  mérite  ainsi  de  plus  en  phis  l'inté- 
rêt que  l'Europe  attache  à  son  intégrité  et  à  son  avenir. 

En  Autriche,  la  situation  est  analogue  et  non  moins  pressante.  La  révolu- 
tion de  Vienne  et  celle  de  Hongrie  ayant  tout  bouleversé,  tout  est  à  recon- 
struire. Rendons  justice  au  cabinet  actuel;  il  déploie  une  grande  activité  dans 
l'œuvre  qui  lui  est  imposée  de  réorganiser  de  fond  en  comble  le  vieil  empire 
d'Autriche.  Pendant  qu'on  l'accuse  au  dehors  de  rêver  le  rétablissement  du 
pouvoii-  absolu,  il  réforme,  dans  une  pensée  dont  le  libéralisme  ne  saurait  être 
contesté,  les  codes  qui  régissent  la  situation  des  personnes  et  des  propriétés;  ii 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  ^M 

idonne  aux  provinces  des  institutions  beaucoup  plus  étendues  que  celles  de  nos 
conseils-généraux,  et  il  prépare,  quoiqu'on  le  nie,  une  constitution  parlemen- 
taire pour  Tempire  entier.  La  difficulté  de  satisfaire  à  la  fois  les  Croates ,  les 
Serbes,  les  Valaques,  les  Slovaques  et  les  Magyars,  en  divisant  la  Hongrie,  est 
la  seule  cause  du  retard  que  ce  grand  travail  de  législation  éprouve.  Le  prince 
Windischgraetz,  qui ,  dans  son  commandement  en  Hongrie,  a  donné  à  la  no- 
blesse magyare  toutes  les  preuves  possibles  de  complaisance  et  de  sympathie, 
semble  avoir  été  choisi  dans  cette  question  pour  médiateur  entre  le  cabinet  et 
les  Magyars.  Il  est  à  espérer  que  les  conseils  du  ban  de  Croatie  seront  égale- 
ment pris  en  considération,  et  que  l'on  arrivera  à  un  compromis  qui,  sans  sa- 
tisfaire entièrement  les  parties,  sera  cependant  infiniment  plus  favorable  à  leurs 
intérêts  que  l'état  de  choses  d'avant  la  guerre.  Des  symptômes  de  méconten- 
tement ont  éclaté  récemment  en  Dalmatie  dans  le  voisinage  des  indomptables 
Monténégrins;  plusieurs  fois  aussi  les  Serbes  de  la  Waivodie  ont  montré  des 
dispositions  hostiles.  Sitôt  que  la  constitution  générale  de  l'empire  aura  été 
terminée ,  les  passions  suivront  un  autre  cours.  Les  diverses  races  dont  l'em- 
pire est  formé  ne  songeront  plus  qu'à  prendre  une  position  purement  légale, 
et  elles  ne  demanderont  plus  qu'au  triomphe  des  majorités  le  succès  de  leurs 
prétentions.  Le  cabinet  le  sait  bien.  C'est  pour  cette  raison  que  d'une  part  il 
se  hâte  de  résoudre  la  question  constitutionnelle,  et  que  de  l'autre  il  ne  s'ef- 
fraie point  des  protestations  isolées  que  sa  politique  rencontre  chez  les  DaU 
mates  et  les  Serbes. 


REVUE  MUSICALE. 

HENRIETTE   80NTAG.   -  LES  THEATRES  ET  LES  CONCERTS. 

Une  des  rares  consolations  qui  aient  été  données  aux  amis  de  l'art  musi^ 
depuis  la  révolution  de  février  1848,  c'est  de  voir  reparaître  sur  la  scène  du 
monde  une  artiste  célèbre  qui  en  avait  été  l'ornement.  M-  Sontag,  après  aw 
enchanté  l'Europe  par  la  beauté  de  sa  voix,  par  une  vocahsat.on  rnerrn^^ 
et  les  charmes  de  sa  personne,  disparut  tout  à  coup  aux  yeux  de  ^'^^^^^^^^^ 
admirateurs,  et  alla  enfouir  l'éclat  d'une  gloire  incontestée  et  P^^^en^";  a^ 
quise  sous  le  voile  de  l'hyménée.  M-  Sontag  devint  M"-  de  R^' /^^^^^^^^^^^^^^^^ 
In  diadème  contre  une  couronne  de  comtesse,  et  la  muse  f  ^^  f^^  ^™ 
une  humble  ambassadrice.  Il  a  fallu  une  révolution  ^l^^'-ï^^  ^^  nous  avions 
toutes  les  existences  pour  nous  rendre  la  cantatrice  ^'"-«"^«J"^^  J"^„*"^" 
tant  admirée  de  1826  à  1830.  M-«  de  Rossi,  qm  fort  ^^-^^-^'^^l^Z  es 
plaisirs,  a  perdu  son  ambassade  et  une  part  e  de  sa  fortun^  ^rLondres'qu 
redevenue  M-  Sontag.  Après  avoir  émerveillé  a  hau  e  socie  e  d« j^^^^^^^^^^^ 
Va  accueillie  l'hiver  dernier  -c  u-e^-^^^^^^^^^^^^^^^^         pVc  pSnTont 
se  représenter  aussi,  après  vmgt  ans  de  silence,  acvdi.        f         j- 
les  acclamations  intelligentes  avaient  été  jadis  son  plus  beau  Utre  de  gloire. 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  l'avons  entendue  dans  deux  concerts  qu'elle  a  donnés  dernièrement  a 
Conservatoire;  mais,  avant  d'apprécier  un  talent  encore  si  admirable,  on  non 
saura  gré  peut-être  de  raconter  brièvement  la  jeunesse  de  cette  femme  célèbn 
tant  éprouvée  par  la  destinée. 

Henriette  Sontag  est  née  à  Coblentz,  le  13  mai  1805,  d'une  de  ces  familL 
de  comédiens  nomades  dont  Goethe  nous  a  donné,  dans  son  TVilhelm  Meisto 
la  poétique  histoire.  Éclose,  comme  l'alcyon ,  sur  la  cime  des  flots  orageux 
elle  connut  de  bonne  heure  les  vicissitudes  et  les  épreuves  de  la  vie  d'artist( 
Dès  l'âge  de  six  ans,  elle  débuta  à  Darmstadt  dans  un  opéra  très  populaire  c 
Allemagne,  la  Fille  du  Danube  {Donau  Weibchen),  où,  dans  le  rôle  de  Salomi 
elle  flt  admirer  les  grâces  enfantines  de  sa  personne  et  la  justesse  de  sa  voi\ 
Trois  ans  plus  tard,  ayant  perdu  son  père,  Henriette  Sontag  se  rendit  avec  s 
mère  à  Prague,  où  elle  joua  des  rôles  d'enfant  sous  la  direction  de  Weber,  qu 
était  alors  chef  d'orchestre  du  théâtre.  Ses  succès  précoces  lui  firent  obtenir 
par  une  faveur  toute  particulière,  la  permission  de  suivre  les  cours  du  conser 
vatoire  de  cette  ville,  bien  qu'elle  n'eût  pas  encore  atteint  l'âge  fixé  par  le 
règlemens.  C'est  là  que,  pendant  quatre  ans,  elle  étudia  la  musique  vocale,  L 
piano  et  les  élémens  de  la  vocalisation.  Une  indisposition  de  la  première  can 
tatrice  du  théâtre  lui  permit  d'aborder,  pour  la  première  fois,  un  rôle  asse; 
important  :  celui  de  la  princesse  de  Navarre  de  Jean  de  Paris,  de  Boieldieu 
Elle  avait  alors  quinze  ans.  La  facilité  de  sa  voix,  ses  formes  naissantes,  qui,  j 

Comme  les  nœuds  formés  sous  l'écorce  des  saules. 
Qui  font  renfler  la  tige  aux  sèves  du  printemps, 

laissaient  entrevoir  la  beauté  future,  le  trouble  qui  soulevait  son  cœur  et  le 
remplissait  de  mystérieux  pressentimens,  lui  valurent  un  succès  qui  était  dt 
bon  augure  pour  l'avenir  de  son  talent. 

De  Prague,  Henriette  Sontag  se  rendit  à  Vienne,  où  elle  rencontra  M""*  Main 
vielle-Fodor,  dont  l'exemple  et  les  bons  conseils  développèrent  les  heureuses 
dispositions  qu'elle  avait  reçues  de  la  nature.  Chantant  alternativement  l'opéra 
allemand  et  l'opéra  italien,  elle  put  s'essayer  ainsi  dans  ces  deux  langues  si 
différentes,  et  se  donner  le  temps  de  choisir  entre  les  radieux  caprices  de  la 
musique  italienne  et  les  accens  sobres  et  profonds  de  la  nouvelle  école  aile 
mande.  Un  engagement  lui  ayant  été  proposé,  en  1824,  pour  aller  chanter 
l'opéra  allemand  au  théâtre  de  Leipzig,  elle  se  rendit  dans  cette  ville,  foyer  de 
discussions  philosophiques  et  littéraires,  et  s'y  acquit  une  grande  renommée 
par  la  manière  dont  elle  sut  interpréter;le  Freyschutz  et  VEurianlhe  de  Weber. 
Les  admirateurs  du  génie  de  ce  grand  musicien  se  composaient  de  la  jeunesse 
des  universités  et  de  tous  les  esprits  ardens  et  généreux  qui  voulaient  sous- 
traire l'Allemagne  à  la  domination  étrangère  aussi  bien  dans  l'empire  de  la  fan- 
taisie que  dans  celui  de  la  politique;  ils  acclamèrent  avec  enthousiasme  le  nom 
de  M"''  Sontag,  qui  se  répandit  dans  toute  l'Allemagne,  comme  celui  d'une  vir- 
tuose de  premier  ordre,  appelée  à  renouveler  les  merveilles  de  la  Mara.  C'était 
à  Leipzig  que  la  Mara,  cette  fameuse  cantatrice  allemande  de  la  fin  du  xvni*  siè- 
cle, avait  été  élevée  par  les  soins  du  vieux  professeur  lîiller.  On  savait  gré  à 
,  M"^  Sontag  de  consacrer  un  organe  magnifique  et  une  vocalisation  peu  com- 


REVUE.   —  CFIROMQLE.  0:,.'{ 

mune  au-delà  du  Rhin  à  rendre  la  musique  Ibrte  et  profonde  de  Weber,  de 
Beethoven,  de  Spohr  et  de  tous  les  nouveaux  compositein-s  allemands  (]ui 
avaient  rompu  tout  pacte  avec  l'impiété  étrangère,  et  donné  l'essor  au  génie  de 
la  patrie.  Entourée  d'hommages,  célébrée  par  tous  les  beaux-esprits,  chantée 
par  les  étudians  et  escortée  par  les  hourras  de  la  presse  allemande,  M"«  Sontag 
fut  appelée  à  Berlin,  où  elle  débuta  avec  un  immense  succès  au  théâtre  de 
Kœnigstadt.  C'est  à  Berlin,  on  lésait,  que  fut  représenté,  pour  la  première  fois, 
le  Fretjschutz,  en  1821.  C'est  à  Berlin,  ville  protestante  et  rationaliste,  le  centre 
d'un  mouvement  intellectuel  et  politique  qui  cherchait  à  absorber  l'activité  de 
l'Allemagne  aux  dépens  de  Vienne,  ville  catholique  où  régnaient  l'esprit  de  la 
tradition,  la  sensualité,  la  brise  et  les  mélodies  faciles  de  l'Italie;  c'est  à  Berlin, 
s^  disons-nous,  que  la  nouvelle  école  de  musique  dramatique  fondée  par  Weber 
avait  trouvé  son  point  d'appui.  :^1"«  Sontag  y  fut  accueillie  avec  entlionsiasme 
comme  une  interprète  inspirée  de  la  musique  nationale.  Les  philosophes  hégé- 
liens la  prirent  pour  sujet  de  leurs  doctes  commentaires,  et  ils  saluèrent,  dans 
sa  voix  limpide  et  sonore,  le  subjectif  confondu  avec  l'objectif  dans  une  uni  té  ab- 
solue! Le  vieux  roi  de  Prusse  la  reçut  à  sa  cour  avec  une  bonté  paternelle.  C'est 
là  que  la  diplomatie  eut  occasion  d'approcher  de  M"*  Sontag  et  de  faire  brèche 
au  cœur  de  la  muse. 

Profitant  d'un  congé  qu'on  lui  avait  accordé.  M"*  Sontag  vint  enfin  à  Paris, 
et  débuta  au  Théâtre-Italien,  le  do  juin  1826,  par  le  rôle  de  Rosine  du  fiarbier 
de  Séville.  Son  succès  fut  éclatant,  surtout  dans  les  variations  de  Rode,  qu'elle 
introduisit  au  second  acte  pendant  la  leçon  de  chant.  Ce  succès  se  confirma  et 
s'accrut  même  dans  la  Donna  del  Lago  et  Vltaliana  in  Algeri,  dont  elle  fut  obli- 
gée de  transposer  plusieurs  morceaux  écrits  pour  la  voix  de  contralto.  De  re- 
tour à  Berlin,  elle  y  fut  reçue  avec  un  redoublement  d'intérêt.  Elle  resta  dans 
cette  ville  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1826;  puis,  abandonnant  l'Allemagne  et 
l'école  qui  l'avait  élevée  au  fond  de  son  sanctuaire,  elle  vint  se  fixer  à  Paris. 
M"^  Sontag  débuta  par  le  rôle  de  Desdemona  de  l'opéra  d'Olello,  le  2  janvier 
1828.  Elle  fit  partie  de  cette  constellation  de  virtuoses  admirables  qui  char- 
mèrent à  cette  époque  Paris  et  Londres,  et  parmi  lesquels  brillèrent  au  premier 
rang  M"*  Pasta,  M"*  Pisaroni,  M""'  Malibran  et  M""  Sontag.  Entre  ces  deux 
dernières  cantatrices  d'un  mérite  si  diflérent,  il  se  déclara  une  de  ces  rivalités 
fécondes  dont  Hoffmann  nous  a  donné  une  peinture  si  dramatique.  Cette  riva- 
lité fut  poussée  si  loin  entre  l'impérieuse  Junon  et  la  blonde  Vénus,  qu'elles  ne 
pouvaient  se  rencontrer  ensemble  dans  le  même  salon.  Sur  la  scène,  lors- 
qu'elles chantaient  dans  le  même  opéra,  que  ce  fut  Don  Juan  ou  bien  Semira- 
mide,  leur  jalousie  héroïque  se  révélait  par  des  points  d'orgue  assassins  et  des 
fusées  à  la  congrève  qui  incendiaient  l'auditoire.  Tantôt  c'étaient  les  Troyens 
qui  l'emportaient,  et  tantôt  les  Grecs.  Le  parterre  se  soulevait  et  se  calmait 
comme  les  vagues  de  la  mer  sous  la  pression  des  divinités  de  l'Olympe.  Un 
jour  enfin.  M"*  Malibran  et  M"*  Sontag  ayant  dû  chanter  ensemble  un  duo 
dans  une  maison  princière,  la  fusion  de  ces  deux  voix  si  dilTérentes  pour  le 
timbre  et  le  caractère  de  l'expression  produisit  un  si  grand  effet,  que  le  succès 
des  deux  grandes  cantatrices  opéra  leur  réconciliation.  Depuis  ce  moment,  le 
calme  a  régné  sul  mare  infido. 
Toutefois,  au  milieu  de  ces  succès  et  de  ces  fêtes  de  l'art,  un  point  noir  s'é- 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

levait  à  Thorizon.  La  diplomatie  travaillait  sourdement  à  brouiller  les  cartes 
Ses  protocoles  devenaient  nrienaçans,  et  on  apprit  tout  à  coup  que  M"«  Sonta» 
allait  quitter  le  théâtre  pour  se  vouer  à  des  devoirs  plus  austères.  Un  lien  se 
cret  l'unissait  depuis  un  an  au  comte  de  Rossi,  qui  n'entendait  point  partage 
son  bonheur.  M"*  Sontag  fit  ses  adieux  au  public  parisien  dans  une  représen 
tation  au  bénéfice  des  pauvres,  qui  eut  lieu  à  l'Opéra  en  janvier  1830.  De  re- 
tour à  Berlin,  les  instances  de  ses  amis  et  de  ses  nombreux  admirateui-s  lu 
firent  consentir  à  donner  encore  quelques  représentations,  et  elle  quitta  défi 
nitivement  le  théâtre  deux  mois  avant  la  révolution  de  juillet;  mais,  avan" 
d'accepter  le  nouveau  rôle  qu'elle  s'était  choisi  dans  la  vie,  avant  de  se  dé- 
pouiller de  la  brillante  renommée  qu'elle  s'était  si  justement  acquise,  M"«  Son- 
tag fit  un  voyage  en  Russie,  donnant  à  Varsovie,  à  Moscou,  à  Saint-Péters- 
bourg, et  puis  à  Hambourg  et  dans  d'autres  villes  importantes  de  l'Allemagne 
des  concerts  aussi  brillans  que  fructueux.  C'est  après  ce  voyage  que,  sous  U 
nom  de  M""^  la  comtesse  de  Rogsi,  suivant  la  fortune  de  son  mari,  elle  passi 
successivement  plusieurs  années  à  Bruxelles,  à  La  Haye,  à  Francfort  et  à  Ber 
lin,  ne  se  faisant  plus  entendre  que  dans  les  réunions  de  cette  haute  société 
européenne  que  la  révolution  de  février  est  venue  ébranler  jusque  dans  ses 
fondemens. 

M"^  Sontag  possédait  une  voix  de  soprano  très  étendue,  d'une  grande  égalité 
de  timbre  et  d'une  merveilleuse  flexibilité.  Dans  l'octave  supérieure,  depuis  Vut 
du  médium  jusqu'à  celui  au-dessus  de  la  portée,  cette  voix  tintait  délicieuse- 
ment comme  une  clochette  d'argent,  sans  que  jamais  on  eût  à  craindre  ni  unei 
intonation  douteuse,  ni  un  défaut  d'équilibre  dans  ses  exercices  prodigieux. 
Cette  rare  flexibilité  d'organe  était  le  résultat  des  munificences  de  la  nature 
fécondées  par  des  travaux  incessans  et  bien  dirigés.  Jusqu'à  son  arrivée  à  Vienne, 
où  elle  eut  occasion  d'entendre  les  grands  virtuoses  de  l'Italie,  M"®  Sontag  n'a- 
vait été  guidée  que  par  son  heureux  instinct  et  le  goût  plus  ou  moins  éclairé 
du  public  à  qui  elle  s'était  fait  entendre.  C'est  aux  conseils  de  M""*  Main  vielle 
Fodor,  et  plus  encore  à  l'exemple  que  lui  oflrait  chaque  jour  le  talent  exquis 
de  cette  admirable  cantatrice,  que  M"*  Sontag  a  dû  l'épanouissement  de  ses  qua- 
lités natives  qui  jusqu'alors  étaient  restées  comme  renfermées  dans  leur  calice. 
La  lutte  avec  des  rivales  comme  M"*  Pisaroni  et  M™®  Malibran,  ces  combats 
héroïques  qu'elle  eut  à  soutenir  sur  les  théâtres  de  Vienne,  de  Paris  et  de 
Londres  achevèrent  de  donner  à  son  talent  ce  degré  de  maturité  savoureuse  qui 
avait  fait  de  M"^  Sontag  une  des  cantatrices  les  plus  brillantes  de  l'Eu^'ope. 

Dans  le  magnifique  écrin  de  vocalises  de  toute  nature  que  M"*  Sontag  dérou- 
lait chaque  soir  devant  ses  admirateurs,  on  remarquait  surtout  la  limpidité  de 
ses  gammes  chromatiques  et  l'éclat  de  ses  trilles  qui  scintillaient  comme  des 
rubis  sur  un  fond  de  velours.  Chaque  note  de  ces  longues  spirales  descendantes 
ressortait  comme  si  elle  eût  été  frappée  isolément  et  se  rattachait  à  la  note  sui- 
vante par  une  soudure  imperceptible  et  délicate.  Et  toutes  ces  merveilles  s'ac- 
complissaient avec  une  grâce  parfaite,  sans  que  le  regard  fût  jamais  attristé 
par  le  moindre  eflbrt.  La  figure  charmante  de  M"*  Sontag,  ses  beaux  yeux 
bleus,  limpides  et  doux,  ses  formes  élégantes  et  sa  taille  élancée  et  souple 
comme  la  tige  d'un  jeune  peuplier  achevaient  le  tableau  et  complétaient  l'en- 
chantement. 


I     „....-_     » 

IbM"'  Sontag  s'est  essayée  dans  tous  les  genres.  Née  en  Allemagne  au  commea- 
"*  cernent  de  ce  siècle  tumultueux,  elle  a  été  nourrie  de  la  musique  vigoureuse 
et  puissante  de  la  nouvelle  école  allemande,  et  a  obtenu  ses  premiers  succès 
dans  les  chefs-d'œuvre  de  Weber.  A  Paris,  elle  a  abordé  successivement  les  rôles 
de  Desdemona,  de  Seiniramide  et  celui  de  dona  Anna  dans  le  chef-d'œuvre  de 
Mozart.  Malgré  l'enthousiasme  qu'elle  paraît  avoir  excité  parmi  ses  compatriotes 
par  la  manière  dont  elle  a  su  rendre  l'inspiration  dramatique  de  Weber,  en- 
thousiasme dont  on  peut  trouver  l'écho  dans  les  œuvres  de  Louis  Boernc;  mal- 
gré les  qualités  brillantes  qu'elle  a  déployées  dans  le  rôle  de  Desdemona  et 
surtout  dans  celui  de  dona  Anna,  qui  lui  fut  imposé  presque  par  la  jalousie  de 
M"^  Malibran,  c'est  dans  la  musique  légère  et  dans  le  style  tempéré  que 
M"^  Sontag  trouvait  sa  véritable  supériorité.  Le  rôle  de  Rosine  du  Barbier  de 
Sévillf,  celui  de  Ninette  de  la  Gazza  Ladra,  d'Aménaïde  de  Tancredi  et  d'Elena 
de  la  Donna  del  Lago,  ont  été  ses  plus  belles  conquêtes.  Le  cri  pathétique  ne 
pouvait  pas  s'échapper  de  ces  lèvres  fines  où  brillaient  la  morbidesse  et  le  demi- 
sourire  de  la  grâce;  l'explosion  du  sentiment  ne  venait  jamais  altérer  les  lignes 
pures  de  son  visage  ni  colorer  de  pourpre  cette  peau  blanche  et  lisse  comme 
du  satin.  Non,  dans  ce  corps  élégant  qui  fuyait  devant  le  regard  avide  comme 
une  vapeur  légère,  la  nature  n'avait  point  déposé  de  germes  créateurs.  L'étin- 
celle électrique,  en  traversant  ce  cœur  placide,  n'y  allumait  jamais  le  foyer 
divin  et  n'y  faisait  point  éclater  les  magnifiques  tempêtes  de  la  passion.  Voilà 
pourquoi  aussi  M"*  Sontag  a  consenti  à  courber  sa  tête  charmante  sous  le  joug 
de  l'hyménée  et  à  descendre  d'un  trône  où  elle  s'était  élevée  par  la  foute-puis- 
sance du  talent  pour  devenir  la  comtesse  de  Rossi.  Qui  sait  pourtant  si  des  re- 
grets amers  ne  sont  pas  venus  depuis  troubler  le  repos  qu'elle  s'était  promis? 
qui  sait  si  M""^  l'ambassadrice,  au  milieu  des  tristesses  de  la  grandeur,  n'a  pas 
jeté  un  regard  mélancolique  sur  les  belles  années  de  sa  jeunesse,  alors  que 
tout  un  peuple  d'admirateurs  la  couronnait  de  roses  et  d'immortelles?  M.  Au- 
ber  et  M.  Scribe,  dans  leur  joli  opéra  de  l'Ambassadrice,  ne  nous  auraient-ils 
pas  raconté  l'histoire  de  M"«  Sontag  devenue  la  comtesse  de  Rossi? 

La  voix  de  M"*  Sontag  est  assez  bien  conservée.  Si  les  cordes  inférieures  ont 
perdu  de  leur  plénitude  et  se  sont  alourdies  un  peu  sous  la  main  du  temps, 
comme  cela  arrive  toujours  aux  voix  de  soprano,  les  notes  supérieures  sont 
encore  pleines  de  rondeur  et  de  charme.  Son  talent  est  presque  aussi  exquis 
qu'il  l'était  il  y  a  vingt  ans,  sa  vocalisation  n'a  rien  perdu  de  la  merveilleuse 
flexibilité  qui  la  caractérisait  autrefois,  et,  sans  beaucoup  d'efforts  d'imagina- 
tion, on  retrouve  aujourd'hui  dans  M"*  Sontag  le  fini,  le  charme,  l'expression 
tempérée  et  sereine  qui  la  distinguaient  parmi  les  cantatrices  éminentes  qui 
ont  émerveillé  l'Europe  depuis  un  demi-siècle.  AccueilUe  avec  distinction  par 
un  public  d'élite  qui  était  accouru  au  bruit  de  sa  gloire  et  de  son  infortune, 
M'»^  Sontag  a  chanté  avec  un  grand  succès  plusieurs  morceaux  de  son  ancien 
répertoire.  Parmi  ces  morceaux  on  a  surtout  remarqué  les  variations  de  Rode, 
sorte  de  canevas  mélodique  mis  à  la  mode  par  M™"  Catalani,  et  sur  lequel 
M-""  Sontag  a  brodé  les  arabesques  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  adorables. 
Une  gamme  ascendante  lancée  à  fond  de  train  et  passant  devant  l'oreille  éblouie 
comme  un  ruban  de  feu,  a  suscité  les  plus  vifs  transports.  Au  second  concert 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

<jui  a  eu  lieu  mardi  dernier,  le  succès  de  M"*  Sontag  a  été  plus  décisif  encore. 
surtout  dans  un  air  de  la  Semiramide  de  Rossini ,  qu'elle  a  chanté  dans  la  per- 
fection. Ajoutons  aussi  que  le  temps  qui  semble  avoir  glissé  légèrement  sui 
cette  cantatrice  charmante  ne  lui  a  pas  apporté  ce  que  Dieu  seul  peut  donnei 
à  ses  élus  :  l'accent  du  cœur. 

L'Allemagne,  qui  a  produit  tant  de  glorieux  génies  dans  la  musique  instru 
mentale  et  de  si  excellens  artistes  pour  tous  les  instrumens,  a  été  beaucoup 
moins  heureuse  dans  le  drame  lyrique  et  dans  l'art  de  chanter,  qui  s'y  rattache 
d'une  manière  si  directe.  Excepté  Mozart,  qui  est  un  miracle  de  la  Providence, 
excepté  quelques  compositeurs  de  second  ordre  tels  que  Winter,  qui  se  sont 
inspirés  de  Mozart  et  de  l'école  italienne,  les  opéras  allemands  ont  été  conçus 
danc  un  système  qui  ne  permet  pas  à  la  voix  humaine  d'y  déployer  toutes  ses 
magnificences.  Aussi  les  chanteurs  nés  au-delà  du  Rhin  dont  la  réputation  a 
pu  franchir  les  limites  de  la  nationalité  sont-ils  extrêmement  rares.  La  Mara 
(Schmaeling),  qui  naquit  à  Cassel  en  1747,  et  qui  est  morte  en  Livonie  le 
20  janvier  1833,  à  l'âge  de  quatre-vingt-quatre  ans,  a  été,  avant  M™^  Sontag, 
la  seule  cantatrice  allemande  qui  ait  joui  d'une  réputation  européenne.  Cette 
femme  aussi  extraordinaire  par  le  talent,  par  les  caprices  de  son  caractère  que 
par  les  vicissitudes  de  sa  bizarre  destinée,  a  fait  pendant  quarante  ans  les  beaux 
jours  de  Berlin,  de  Vienne,  de  Venise,  de  Paris  et  de  Londres,  où  elle  a  régné 
en  prima  donna  assoluta  pendant  dix  ans.  Cette  capricieuse  divinité  eut  des  dé- 
mêlés avec  le  grand  Frédéric,  dont  le  despotisme  éclairé  s'appesantissait  aussi 
bien  sur  les  cantatrices  que  sur  les  philosophes  et  les  poètes.  La  Mara  fut 
obligée  de  se  sauver  de  Berlin  comme  Voltaire,  et  faillit  être  aussi  appréhendée 
au  lit  par  un  soldat  aux  gardes.  Les  temps  sont  bien  changés.  Le  petit-fils  du 
grand  Frédéric  a  bien  autre  chose  à  faire  aujoui'd'hui  qu'à  jouer  de  la  fiûte  et 
à  surveiller  les  points  d'orgue  des  cantatrices.  Si  les  rois  régnent  encore  dans 
quelque  coin  de  l'Europe,  ce  sont  bien  évidemment  les  cantatrices  qui  gouver- 
nent, et  la  réapparition  de  M"*  Sontag,  les  beaux  succès  qu'elle  vient  d'obtenir 
tant  à  Londres  qu'à  Paris,  sont  un  double  témoignage  de  l'instabilité  de  la 
fortune  et  de  la  toute-puissance  du  talent. 

Les  théâtres  lyriques  de  Paris  se  traînent  bien  languissamment  depuis  quel- 
que temps.  L'Opéra  n'a  rien  donné  depuis  le  Prophète  qui  soit  digne  de  fixer 
l'attention  du  public.  Le  nouveau  ballet  qui  a  été  représenté  ces  jours  derniers, 
Stella,  est  un  trop  long  canevas,  sans  plan,  sans  idées  et  sans  le  moindre  intérêt. 
M.  Saint-Léon,  qui  en  est  l'auteur,  devrait  bien  se  contenter  d'être  un  danseur 
remarquable,  et  laisser  à  d'autres  la  conception  de  ces  poèmes  chorégraphiques, 
qui  exigent  une  imagination  délicate  et  des  inspirations  poétiques  dont  il  ne 
semble  pas  richement  pourvu.  La  scène,  qui  se  passe  dans  le  royaume  de  Na- 
ples,  a  permis  à  l'administration  d'étaler  une  riche  livrée  de  beaux  costumes 
et  quelques  décors  pittoresques.  Un  pas  de  deux  au  second  acte,  intitulé  la 
Sicilienne,  que  M.  Saint-Léon  et  M"'  Cerrito  dansent  avec  une  puissance  et  un 
entrain  admirables,  forme  tout  l'intérêt  de  cet  interminable  ballet,  qui  est  bien 
loin  de  la  charmante  création  de  la  Filleule  des  Fées,  où  la  Carlotta  était  si  ra- 
vissante et  ne  sera  pas  remplacée.  La  musique,  qui  est  toujours  de  la  compo- 
sition de  M.  Pugni,  est  agréable,  dansante  et  parfois  vigoureuse.  M.  Pugni  a  mis 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  957 

à  profit  un  grand  nombre  d'airs  napolitains,  qu'on  reconnaît  facilement  au 
rhythme  bondissant  et  jovial  qui  les  caractérise.  On  prépare  la  reprise  des  Hu- 
gu?nots  ayec  une  nouvelle  mise  en  scène,  et  puis  viendra  Topera  de  M.  Auber. 

Le  théâtre  de  TOpéra-Comique  est  plus  heureux  que  sage.  Tout  lui  réussit, 
et  la  moindre  bagatelle  lui  suffit  pour  remplir  sa  caisse  de  beaux  écus  d'or.  Il 
se  plaint  pourtant  de  sa  misère,  et  voudrait  bien  qu'on  s'apitoyât  sur  son  mal- 
heureux sort;  mais  à  d'autres,  M.  Perrin  !  Yous  ne  nous  ferez  jamais  croire 
que  vous  ayez  besoin  que  le  gouvernement  augmente  encore  la  trop  large  ré- 
tribution qu'il  voTis  accorde.  Le  succès  de  l'opéra  des  Percherons  se  confirme 
et  s'agrandit.  On  retrouve  dans  la  charmante  musique  de  M.  Grisar  quelque 
chose  de  la  veine  piquante  de  Grétry  et  du  charme  de  Cimarosa.  Le  troisième 
acte  des  Porcherons  est  un  morceau  vigoureusement  conçu,  qui  présage  l'avé- 
uement  d'un  nouveau  compositeur. 

Que  dirons-nous  du  Théâtre-Italien?  Hélas!  rien  qui  puisse  intéresser  l'es- 
prit et  le  cœur  des  vrais  dilettanti.  M.  Ronconi,  qui  s'obstine  à  vouloir  être  un 
médiocre  directeur,  au  lieu  de  rester  un  virtuose  de  grand  mérite,  aura  con- 
tribué à  éloigner  la  société  élégante  du  théâtre  qu'elle  avait  choisi  pour  lieu  de 
rendez-vous  et  d'agréable  passe-temps.  Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  de 
la  manière  dont  on  a  assassiné,  selon  l'heureuse  expression  d'une  femme  d'es- 
prit, le  chef-d'œuvre  de  Cimarosa  et  celui  de  Mozart.  Excepté  M.  Lablache,  qui 
est  partout  et  toujours  un  virtuose  de  premier  ordre  et  le  seul  représentant  qui 
nous  reste  de  la  vieille  et  bonne  école  itaUenne,  les  autres  chanteurs  ont  paru 
aussi  étrangers  au  style  de  l'auteur  de  Don  Giovanni  que  le  public  a  été  étonné 
de  les  entendre. 

Les  concerts,  et  surtout  les  bons  concerts,  sont  très  nombreux  cet  hiver  à 
Paris.  Ceux  du  Conservatoire  jouissent  toujours  de  leur  antique  renommée,  si 
noblement  acquise.  Vient  ensuite  la  société  de  l'Union  musicale,  sous  la  direc- 
tion de  M.  Seghers,  artiste  sérieux  et  d'un  vrai  mérite,  qui  a  eu  l'heureuse 
idée  de  mettre  à  la  portée  des  bourses  les  plus  modestes  le  plaisir  exquis  d'en- 
tendre exécuter  les  chefs-d'œuvre  de  la  musique  instrumentale  de  tous  les 
genres  et  de  toutes  les  écoles.  Son  entreprise  a  parfaitement  réussi,  et  la  so- 
ciété de  l'Union  musicale  a  désormais  sa  place  à  côté  de  la  Société  des  Concerts-, 
dont  elle  est  la  fille  humble  et  reconnaissante.  MM.  BerUoz  et  Dietsch  ont  pensé, 
de  leur  côté,  que  le  besoin  d'une  troisième  société  musicale  se  faisait  générale- 
ment sentir  :  ils  ont  fondé  la  grande  Société  philharmonique  de  Paris,  qui  doit 
donner  un  concert  tous  les  mois.  Si  cette  société  se  propose  un  but  sérieux  et 
veut  contribuer,  avec  ses  deux  aînées,  à  vulgariser  les  grandes  conceptions  de 
Fart  musical,  elle  aura  notre  concours  et  celui  de  tous  les  juges  competens; 
mais,  si  la  grande  Société  philharmonique  de  Paris  ne  devait  servir  de  théâtre 
qu'aux  tours  plus  ou  moins  fantastiques  de  M.  Berlioz,  elle  ne  tarderait  pas  a 
succomber  sous  l'indifférence  publique. 

P.   SCUDO. 


VtW 


REVUE   DES  DEUX   MONDES. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 

Histoire  de  la  civilisation  et  de  l'opinion  publiqce  en  France,  en  Angle- 
terre, etc.,  par  William-Alexandre  Mackinnon,  membre  du  parlement  an- 
glais (1).  —  Dans  un  temps  d'anarchie  intellectuelle,  il  ne  saurait  être  de  sujel 
plus  vasie  ni  plus  grave  que  celui  qui  fait  la  matière  de  ce  Kvre.  Pour  oseï 
s'attaquer  à  des  problèmes  de  cette  nature,  il  faut  une  grande  confiance  d'es- 
prit jointe  à  la  connaissance  approfondie  des  faits  et  des  systèmes  dont  l'en 
chaincment  forme  Thistoire  du  monde.  C'est  assez  dire  qu'il  n'est  point  sur- 
prenant que  Ton  échoue  en  les  abordant;  il  le  serait  au  contraire  que  l'on  pûl 
réussir  à  pénétrer  dans  leurs  replis  obscurs.  Une  histoire  philosophique  et 
complète  de  la  civilisation  est  une  œuvre  à  peine  possible  pour  le  plus  haut 
génie.  Il  est  cependant  divers  aspects  sous  lesquels  les  développemens  et  les 
vicissitudes  de  l'esprit  humain  pourraient  être  envisagés  avec  succès  et  avec  fruit 
pour  l'époque  présente.  Quels  sont  les  rapports  de  l'esprit  de  l'antiquité  avec 
celui  des  temps  modernes?  Ou,  si  l'on  voulait  se  restreindre,  quel  est  au  point 
de  vue  social  le  changement  que  la  révolution  française  a  introduit  dans  les 
procédés  et  dans  les  allures  de  l'intelligence?  Voilà  le  côté  par  lequel  une  his 
toirc  de  la  civilisation  eût  touché  directement  aux  intérêts  du  jour.  La  solution 
de  ce  problème  nous  eût  peut-être  révélé  le  secret  des  défaillances  et  des  éga 
remens  de  la  pensée  moderne,  de  l'anarchie  intellectuelle  et  de  la  stérilité  phi- 
losophique à  laquelle  la  société  présente  semble  condamnée.  Quoi  de  plus  digne 
des  préoccupations  des  écrivains  et  de  l'attention  de  toute  l'Europe  atteinte  ou 
menacée  du  même  mal! 

M,  Mackinnon  a  passé  rapidement  sur  ce  contraste  des  deux  grands  principes 
de  civilisation  qui  se  sont  jusqu'à  ce  jour  partagé  le  monde.  Et  cependant  bien 
des  faits  contemporains  pouvaient  le  mettre  sur  la  voie.  Qu'est-ce  que  cette 
perpétuelle  oscillation  de  la  pensée  qui  fait  le  trait  principal  de  l'histoire  con- 
temporaine? Qu'est-ce  que  cette  lutte  engagée  depuis  89  entre  la  tradition  du 
passé  et  les  théoi'ies!  Pourquoi  cette  alternative  de  victoires  et  de  défaites  paiini 
lesquelles  le  passé  n'est  pas  toujours  le  vaincu?  Pourquoi  enfin  les  modernes 
théories,  alors  même  qu'elles  ont  été  victorieuses  et  se  sont  vues  armées  de  la 
plus  grande  force  possible,  n'ont-elles  réussi  à  rien  fonder  que  l'on  puisse  tenir 
pour  durable?  Apparemment  parce  que  l'esprit  du  passé  n'était  pas  aussi  éloi- 
gné de  la  vérité  que  l'on  voudrait  nous  le  faire  croire,  et  parce  que  l'esprit  mo- 
derne n'en  est  point  aussi  près  qu'il  le  prétend  dans  son  orgueil  juvénile.  Les 
deux  principes  se  distinguent,  quant  à  présent,  par  des  résultats  tout  opposés 
et  qui  sont  évidemment  en  faveur  du  passé.  Les  principes  d'où  les  sociétés  an- 
ciennes sont  sorties  ont  produit  des  croyances  fortes,  des  vertus  énergiques;  ils 
ont  donné  de  la  puissance  aux  gouvernemens  et  de  l'essor  aux  individus;  ils 
ont  provoqué  l'intelligence  et  l'activité  humaines  à  se  déployer  sous  leurs 
formes  les  plus  brillantes  et  les  plus  grandioses.  Les  principes  de  la  société 
moderne  ont  sans  doute  jeté  aussi  un  grand  éclat  dans  leur  premier  élan;  mais 

(1)  2  vol.  traduits  de  l'anglais,  chez  Comon,  quai  Malaquais,  15. 


BEVUE.   —  CHRONIQUE.  9H9 

cet  éclat  ne  s'est  point  soutenu.  Ils  ont  produit  une  grande  somme  de  science, 
de  liberté  et  de  bien-être;  mais  le  goût  du  droit,  vivement  surexcité,  a  fait 
oublier  le  devoir  :  Tamour  de  Taisance  a  détourné  de  la  vie  de  sacrifice  et  de 
dévouement;  enfin  la  science,  en  exaltant  la  raison  pure,  a  créé  dans  les  con- 
sciences im  universel  scepticisme.  Le  chef  actuel  de  Técole  philosophique  en 
France  a  divisé  les  manifestations  de  l'humaine  intelligence  en  deux  époques 
principales,  celle  de  la  spontanéité  ou  de  la  foi  et  des  religions,  celle  de  la 
réflexion  ou  de  la  science  et  des  philosophies.  Qui  vaut  le  mieux  de  la  sponta- 
néité pure  et  simple  accompagnée  de  fortes  croyances  ou  de  la  réflexion  suivie 
du  scepticisme? 

M.  Mackinnon  a  décliné  cette  question  de  principe  et  de  croyance,  qui  aurait 
eu  pour  répoque  actuelle  un  si  vif  attrait.  En  revanche,  s'il  a  négligé  la  partie 
métaphysique  du  problème,  il  a  sainement  apprécié  le  rôle  des  lois  et  des 
hommes  dans  le  mouvement  des  sociétés.  Placé  au  point  de  vue  de  l'Angleterre 
constitutionnelle,  il  est  dans  la  position  la  plus  favorable  pour  juger  la  civili- 
sation par  son  côté  pratique.  Il  sait  tout  ce  que  son  pays  doit  à  la  sagesse  de 
sa  législation  politique  et  aux  vertus  civiques  de  ses  hommes  d'état.  Quoiqu'il 
faille  attacher  une  importance  de  premier  ordre  à  la  question  des  institutions, 
celle  des  hommes  en  a  peut-être  une  plus  grande  encore.  L'un  des  compatriotes 
de  M.  Mackinnon,  M.  Disraeli,  dans  un  de  ses  romans  politiques,  a  fait  remar- 
quer avec  raison  que  les  institutions  les  meilleures  du  monde  ne  sont  rien 
sans  les  hommes,  et  que  les  hommes,  avec  une  forte  discipline  intellectuelle, 
remédient  sans  peine  au  vice  des  lois.  Rien  de  plus  vrai.  Nos  aïeux,  avec  des 
lois  détestables,  sans  équité  et  sans  unité,  n'ont-ils  pas  atteint  au  plus  haut 
degré  de  la  vie  sociale?  Tout  au  contraire,  avec  des  lois  incontestablement 
supérieures  sous  le  rapport  de  la  justice  et  de  la  science,  nous  traînons  péni- 
blement une  existence  sans  énergie.  Tout  revient  donc  en  définitive  à  une 
question  de  discipline  intellectuelle. 

«  C'est  dans  le  gouvernement  républicain,  dit  Montesquieu,  que  l'on  a  besoin 
de  toute  la  puissance  de  l'éducation.  »  L'on  sait  quelle  était  sur  le  même  sujet 
la  pensée  du  père  de  la  république  démocratique  et  sociale,  de  l'auteur  d'Emile; 
on  sait  combien  il  se  montra  préoccupé  de  la  discipline  propre  à  faire  des  ci- 
toyens en  vue  de  cet  exercice  de  la  souveraineté  individuelle,  dont  il  a  été  le 
premier  théoricien.  Tous  les  maîtres  qui ,  depuis  les  deux  grands  disciples  de 
Socrate,  ont  traité  du  gouvernement  et  de  la  société  ont  proposé  aux  hommes 
d'état  l'éducation  publique  pour  principal  objet.  C'est  aux  démocraties  qu'il 
est  donné  de  comprendre  le  mieux  cette  indication  de  la  science.  Elles  ne  peu- 
vent subsister  qu'à  force  de  bon  sens  et  de  génie;  elles  ne  parviennent  à  se 
maintenir  qu'à  la  condition  que  les  classes  lettrées  y  prennent,  par  leur  intel- 
ligence et  par  leurs  vertus,  assez  d'ascendant  pour  suppléer  à  la  faiblesse  des 
institutions.  En  parlant  de  la  charte  de  1830,  M.  Mackinnon  a  signalé  le  danger 
qu'il  y  aurait  eu  à  étendre  la  jouissance  du  droit  politique  à  tout  le  peuple 
avant  que  le  caractère  moral  et  politique  de  ce  peuple  l'eût  rendu  apte  à  en 
jouir.  La  force  a  tranché  la  queslioHv  JLe  <knger  a  éclaté  à  la  fois  dans  la  moi- 
tié de  l'Europe.  Il  s'agit  pour  les  classes  lettrées  de  conserver  ou  de  reprendre 
avec  énergie  l'influence  et  l'empire,  ou  les  sociétés  périssent.  Par  bonheur, 
l'ascendant  des  lumières  a  sur  l'ignorance  des  masses  plus  d'autorité  que 


960  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'on  ne  pense,  à  la  condition  qu'il  soit  entouré  de  quelque  reflet  de  grandeur. 
Pourquoi  donc  en  eflet  le  peuple  a-l-il,  durant  tant  de  siècles  accumulés,  si 
coniplaisamment  supporté  la  domination  pesante  des  classes  privilégiées  et  des 
pouvoirs  soi-disant  de  droit  divin?  Est-ce  par  bassesse  d'ame  et  par  faiblesse 
de  cœur?  Non;  si  le  paysan  n'a  pas  secoué  plus  tôt  l'intolérable  joug  de  la  féo- 
dalité, c'est  qu'il  sentait  une  véritable  supériorité  d'intelligence  et  de  courage 
en  ceux  qui  lui  commandaient ,  c'est  parce  qu'il  voyait  plus  de  dévouement  et 
d'audace,  plus  de  noblesse  d'esprit  et  de  caractère  à  mener  une  existence  guer- 
royante pour  Dieu  et  la  patrie  qu'à  labourer  un  champ.  Voyez  l'aristocratie  et 
la  bourgeoisie  anglaises  :  n'ont-elles  pas  conservé  sur  le  peuple  cet  ascendant 
du  génie  et  du  civisme?  Le  peuple,  de  son  côté,  par  un  long  usage  de  la  liberté 
politique ,  a  contracté  l'habitude  de  s'en  reposer  sur  ses  chefs;  il  a  des  tradi- 
tions et  des  mœurs  politiques,  il  suit  des  routes  battues;  il  les  suit  de  confiance; 
il  obéit  respectueusement,  sans  susceptibilité  ni  jalousie.  Le  peuple  anglais 
croit  à  la  supériorité  des  hommes  qui  le  gouvernent,  parce  qu'en  eflet  ils  jus- 
tifient l'opinion  que  ce  peuple  a  de  leur  mérite.  M.  Mackinnon  nous  indique 
avec  beaucoup  de  raison  que  le  salut  des  sociétés  est  en  partie  dans  le  rétablis- 
sement de  ce  respect  de  la  hiérarchie. 

A  ce  point  de  vue,  le  malheur  de  la  société  française  est  peut-être  que  la 
bourgeoisie  n'ait  pas  toujours  bien  compris  la  portée  de  son  rôle,  et  n'ait  pas 
su  le  prendre  d'assez  haut.  Il  semble,  en  oHet,  qu'en  succédant  rà  la  situation 
et  à  l'autorité  de  l'ancienne  noblesse,  la  bourgeoisie  n'ait  tenu  à  lui  emprunter 
que  ses  dehors  et  ses  vanités,  en  laissant  se  dégrader  le  brillant  héritage  de 
dévouement,  d'énergie  et  de  sévère  hardiesse  que  la  vieille  bourgeoisie  parle- 
mentaire léguait  autrefois  à  ses  descendans.  La  bourgeoisie  d'à  présent,  dépour- 
vue de  toute  tradition  de  famille,  s'étiole  dans  le  bien-être  dès  la  seconde  gé- 
nération, et  les  houmies  qui  depuis  de  longues  années  lui  ont  donné  quelque 
lustre  sont  pour  la  plupart  des  nouveaux  venus  qui  se  sont  élevés  par  le  labeur 
et  la  lutte  du  fond  du  prolétariat,  comme  si  elle  ne  contenait  point  dans  son 
sein  assez  de  vertus  viriles  et  fécondes  pour  s'alimenter  et  se  reproduire  par 
elle-même;  mais  les  calamités  qui  l'ont  frappée  si  profondément  depuis  deux 
ans  ont  été  pour  elle  une  leçon,  une  épreuve  dans  laquelle  elle  a  déjà  puisé 
une  force  qu'on  ne  lui  connaissait  plus.  En  ce  sens,  le  malheur  lui  a  été  profi- 
table :  il  lui  a  inspiré  un  sentiment  plus  haut  de  sa  mission;  il  lui  a  enseigné 
que  son  salut,  celui  de  la  société,  dépendent  de  son  courage  et  de  son  intelli- 
gence. Dès  à  présent,  elle  a  d'autres  préoccupations  que  de  vivre  heureuse  et 
tranquille.  Elle  sent  qu'elle  est  responsable  de  l'avenir  du  pays  et  de  la  civili- 
sation; déjà  elle  a  ressaisi  le  pouvoir,  et,  en  l'exerçant,  elle  va  se  rendre  digne 
de  le  conserver  sans  coûtestation.  Ainsi  se  rétablira  ce  sentiment  de  la  hiérar- 
chie, cette  pondération  des  forces  sociales  que  M.  Mackinnon  nous  fait  remar- 
quer avec  complaisance  et  fierté  dans  son  pays,  et  qu'il  nous  montre  comme 
une  des  principales  conditions  du  progrès  delà  civilisation. 


V.  DE  Mars. 


LES  QUESTIONS 


POLITIQUES  ET  SOCIALES. 


I. 

L'ASSISTANCE  ET  LA  PRÉVOYANCE  PUBLIQUES. 

RAPPORT  DE  Lk.  COUMISSION. 


Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  démontrer  à  personne  que 
les  pouvoirs  publics  doivent  plus  que  jamais  faire  les  plus  grands  ef- 
forts, afin  que  la  misère  tempère  ses  rigueurs  et  que  la  généralité  des 
citoyens  arrive  à  l'aisance  par  le  plus  court  chemin  possible,  autant 
que  chacun  le  méritera  par  son  amour  du  travail ,  son  aptitude  et  sa 
bonne  conduite.  C'est  l'œuvre  que  1789  a  léguée  à  notre  temps.  Comme 
dit  M.  Dupin  dans  son  commentaire  sur  la  constitution  de  1848,  hoc 
opus,  hic  labor. 

La  constitution  de  1848  ayant  assigné,  dans  les  termes  les  plus  for- 
mels (1),  cette  tâche  aux  pouvoirs  qu'elle  a  institués,  l'assemblée  ac- 

(1)  La  constitution  de  1848  s'ouvre  (§  I^'  du  préambule)  par  l'engagement  des  pou- 
voirs publics  «  d'assurer  une  répartition  de  plus  en  plus  équitable  des  charges  et  des 
avantages  de  la  société,  d'augmenter  l'aisance  de  chacun  par  la  réduction  graduée  des 
dépenses  publiques  et  des  impôts,  et  de  faire  parvenir  tous  les  citoyens,  sans  nouvelle 
commotion,  par  l'action  successive  et  constante  des  institutions  et  des  lois,  à  un  degré 
toujours  plus  élevé  de  moralité,  de  bien-être  et  de  lumières.  » 

L'article  13  de  la  constitution  est  ainsi  conçu  : 

«  La  constitution  garantit  aux  citoyens  la  liberté  du  travail  et  de  l'industrie. 

«  La  société  favorise  et  encourage  le  développement  du  travail  par  renseignement  pri- 

TOME  V.  —   15   MARS   1850.  61 


962  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tuelle  chargea  une  commission,  dite  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance 
publiques,  de  lui  présenter  un  programme  à  cet  effet.  Afin  d'investir 
les  opérations  de  la  commission  de  plus  de  solennité  et  d'y  assurer  le 
concours  de  plus  de  savoir  et  d'expérience,  l'assemblée  l'avait  com- 
posée extraordinairement  de  trente  membres,  et  la  plupart  des  choix 
étaient  tombés  sur  des  hommes  considérables,  dont  plusieurs  étaient 
versés  de  longue  main  dans  la  pratique  des  affaires.  Les  élémens  dont 
la  commission  était  formée  semblaient  garantir  qu'il  sortirait  de  ses 
travaux  un  ensemble  de  propositions  dignes  d'exciter  la  reconnaissance 
des  masses  populaires  et  celle  de  tous  les  bons  citoyens,  qui  souhaitent 
ardemment  que  l'état  se  pacifie. 

Au  moment  de  publier  ces  pages,  qui  ont  pour  objet  l'examen  du 
rapport  de  cette  commission,  j'éprouve  un  véritable  embarras.  Ce  rap- 
port a  été  assailli  avec  une  sorte  d'acharnement;  on  en  a  parlé  comme 
s'il  exprimait  l'opinion  du  rapporteur  seul,  et  l'on  a  accusé  celui-ci 
d'être  systématiquement  opposé  aux  intérêts  populaires.  En  critiquant 
ce  document,  car  j'ai  à  y  signaler,  à  ce  que  je  crois,  de  graves  défauts,  il 
semble  qu'on  se  rende  solidaire  de  tous  ceux  qui  l'ont  déjà  blâmé,  et 
c'est  cette  solidarité  que  je  décline  absolument.  Je  ne  considère  point 
le  rapport  comme  appartenant  au  rapporteur  tout  seul.  Quelle  que  soit 
l'influence  qu'acquiert  bientôt  M.  Thiers  partout  où  il  siège,  une  grande 
commission  de  trente  membres,  parmi  lesquels  on  compte  beaucoup 
d'illustrations,  pense  par  elle-même.  La  forme  seule  est  tout  entière  à 
M.  Thiers;  mais,  à  cet  égard,  le  rapport  est  une  de  ces  œuvres  que,  si 
l'on  est  juste,  on  ne  peut  que  louer.  Quant  au  reproche  adressé  au 
rapporteur  d'être  systématiquement  l'ennemi  des  intérêts  populaires, 
je  ne  le  discuterai  pas.  D'abord,  j'ai  à  m'occuper  non  du  rapporteur, 
quelque  haute  position  qu'il  ait,  mais  de  la  commission,  qui  seule  est 
responsable.  En  second  lieu ,  il  ne  s'agit  pas  de  scruter  ici  la  conscience 
des  hommes  :  c'est  Dieu  et,  quand  les  événemens  sont  définitivement 
consommés,  l'histoire  qui  ont  ce  droit.  La  polémique  ne  l'a  pas,  quoi- 
qu'elle se  l'arrogé.  Je  ne  puis  cependant  m'empêcher  de  dire  que  je 
trouve  l'accusation  souverainement  injuste.  Né  plébéien,  M.  Thiers- 
n'a  jamais  récusé  son  origine.  A  une  époque  où  la  manie  des  titres  avait 

maire  gratuit,  l'éducation  professionnelle,  l'égalité  de  rapports  entre  le  patron  et  l'ou- 
vrier, les  institutions  de  prévoyance  et  de  crédit,  les  institutions  agricoles,  les  associa— 
lions  volontaires  et  l'établissement,  par  l'état,  les  départemens  et  les  communes,  de 
travaux  publics  propres  à  employer  les  bras,  inoccupés;  elle  fournit  l'assistance  aux  eu- 
fans  abandonnés,  aux  infirmes  et  aux  vieillards  sans  ressources  et  que  leurs  familles  ne 
peuvent  secourir.  » 

Divers  membres  de  phrases  épars  dans  les  articles  de  la  constitution  et  dans  le  préam- 
bule sont  dans  le  même  sens.  Le  tout  n'est  peutrêtre  pas  bien  philosophiquement  coor- 
donné ni  toujouj-s  clairen)ent  exprimé,  mais  les  événement,  et  l'état  des  esprits  y  donnent 
un  commentaire  plus  que  suffisant. 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  BT   SOCIALES.  963 

gagné  tant  de  notabilités  bourgeoises  et  où  une  multitude  de  personnes, 
à  défaut  de  parchemins,  sophistiquaient  leurs  noms  de  manière  à  y 
donner  une  apparence  nobiliaire,  deux  hommes  d'état,  les  plus  élo- 
quens  de  nos  assemblées,  pour  ne  pas  dire  de  l'Europe  entière,  et  dont 
la  supériorité  était  si  bien  reconnue,  qu'ils  furent  presiiue  toujours  mi- 
nistres, tour  à  tour  ou  ensemble  (et  pourquoi  ne  fut-ce  pas  constam- 
ment de  cette  dernière  façon!),  furent  inébranlables  dans  leur  résis- 
tance à  l'entraînement  de  l'universelle  vanité.  Ils  se  firent  un  point 
d'honneur  de  demeurer  roturiers.  M.  Thiers  était  l'un  des  deux.  Or, 
quand  on  a  ainsi  à  cœur  de  ne  pas  se  séparer  de  la  masse  du  peuple, 
peut-on  être  accusé  d'en  être  l'ennemi  ? 

Mais  trêve  de  préliminaires.  Analysons  le  rapport.  Avant  tout,  il  n'est 
pas  inutile  de  donner  quelques  renseignemens  sur  la  teneur  de  cette 
pièce  et  sur  la  part  qui  y  est  faite  à  chacun  des  sujets  spéciaux.  Sur 
456  pages,  21  sont  consacrées  aux  principes  généraux,  à  l'exposé  des 
caractères  et  des  conditions  de  la  bienfaisance  publique  et  privée,  9  aux 
établissemens  qui  concernent  l'enfance  et  l'adolescence,  les  crèches,  les 
salles  d'asile,  les  sociétés  de  patronage,  les  hospices  de  sourds-muets  et 
d'aveugles  et  autres  institutions  analogues;  38  à  ce  qui  concerne  l'âge 
mûr,  en  trois  chapitres  qui  ont  pour  objet  :  le  droit  au  travail,  les 
institutions  de  crédit,  y  compris  le  crédit  foncier,  et  les  associations 
d'ouvriers.  Les  moyens  de  parer  aux  chômages  accidentels  occupent 
46  pages.  Vient  ensuite  la  colonisation,  qui  en  absorbe  12,  dont  une 
partie  pour  les  défrichemens  de  l'intérieur,  ou  colonies  agricoles  d'a- 
dultes. L'abolition  de  la  mendicité  par  le  moyen  des  dépôts  prend  2  pages; 
l'amélioration  des  logemens,  3;  les  sociétés  de  secours  mutuels  en  ont  9. 
Les  institutions  qui  sont  destinées  à  soulager  la  vieillesse,  mais  dont 
les  ressources  sont  amassées  par  l'âge  mûr,  les  caisses  d'épargne  et  la 
caisse  des  retraites,  rempUssent  30  pages.  Quelques  aperçus  sur  les  hos- 
pices en  forment  3,  et  une  dizaine  de  pages  consacrées  à  résumer  tout 
ce  qui  précède  couronnent  le  document. 

Essayons  maintenant  de  qualifier  les  diverses  parties  du  rapport. 

Au  sujet  de  l'enfance,  des  projets  de  loi  sont  annoncés  :  l'un  sur 
les  tours  pour  les  enfans  abandonnés,  un  autre  sur  le  travail  des  en- 
fans  dans  les  manufactures,  un  troisième  sur  l'apprentissage,  le  der-^ 
nier  sur  les  jeunes  détenus,  qu'on  enverrait  tous  dans  des  colonies  agri- 
coles pénitentiaires  du  genre  de  celle  de  Mettray.  La  sous-commission 
qui  a  formulé  ces  projets  de  loi  examinera  s'il  ne  serait  pas  possible 
de  multiplier  Içs  maisons  dé  sourds-muets  et  de  jeunes  aveugles,  qui 
sont  admirablement  tenues  chez  nous,  mais  dont  le  nombre  est  bien 
disproportionné  aux  besoins.  On  recherchera  aussi  les  moyens  a  em- 
ployer pour  propager  les  crèches  et  les  salles  d'asile,  pour  mieux  régler 
ies  bureaux  de  nourrices,  pour  mieux  garantir  contre  la  cupidité  des 


964  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

femmes  de  la  campagne  les  enfans  abandonnés  que  l'administration 
leur  confie.  11  est  facile  de  voir  que  presque  toutes  ces  améliorations 
supposent  une  augmentation  du  budget  de  l'état,  des  départemens  ou 
des  communes,  afin  de  nommer  des  inspecteurs  et  de  multiplier  les 
inspections,  de  fournir  aux  salles  d'asile  et  aux  crèches  des  locaux 
spacieux  et  bien  aérés,  de  payer  des  mois  de  nourrices  et  des  subven- 
tions aux  hospices  dans  lesquels  seront  rétablis  les  tours.  De  même  la 
bonne  exécution  d'une  loi  sur  le  travail  des  enfans  suppose  que  les  fa- 
milles soient  moins  dénuées.  Ainsi  les  vues  de  la  commission  en  faveur 
de  l'enfance  impliquent  un  accroissement  dans  la  richesse  de  la  société; 
notons  cette  conclusion  pratique,  nous  en  ferons  usage  plus  tard. 

La  section  du  rapport  qui  concerne  l'âge  mûr  est  celle  qui  offre  la 
discussion  la  plus  forte.  Les  inconvéniens,  les  périls  extrêmes  du  droit 
au  travail  sont  lucidement  déduits.  L'idée  d'institutions  de  crédit  où 
tout  le  monde  pourrait  puiser  indistinctement  et  presque  à  volonté 
est  chimérique  :  oii  est  donc  le  capital  que  ces  institutions  auraient  à 
distribuer?  Le  rapport  fait  bonne  justice  de  ce  plan  avec  lequel  on  a 
un  moment  abusé  les  imaginations  populaires.  Quant  au  crédit  foncier, 
il  est  incontestable  que  c'est  un  mot  qui  a  fait  naître  bien  des  illusions; 
cependant  la  commission  le  traite  trop  sévèrement.  Que  les  associa- 
tions qui  ont  fait  tant  de  bien  dans  l'Allemagne  du  nord  et  en  Po- 
logne soient,  telles  qu'elles  existent  dans  ces  contrées,  inapplicables 
chez  nous,  on  ne  saurait  se  refuser  à  le  reconnaître.  L'Allemagne  du 
nord  et  la  Pologne  sont  des  pays  de  grande  propriété,  et  c'est  principa- 
lement pour  la  petite  propriété  que,  chez  nous,  le  crédit  foncier  est  ré- 
clamé. Cependant  il  ne  ressort  pas  de  la  nature  des  choses  que  l'homme 
qui  oiTre  un  gage  aussi  solide ,  aussi  impossible  à  détourner  que  la 
terre,  n'emprunte  qu'à  10  pour  100,  ainsi  qu'on  le  voit  en  France.  Un 
taux  aussi  élevé  de  l'intérêt  est  non-seulement  regrettable,  mais  re- 
médiable. 

Les  associations  d'ouvriers  commanditées  par  l'état  ont  contre  elles 
une  objection  invincible  :  pour  les  commanditer,  l'état  n'aurait  d'autre 
moyen  que  de  puiser  dans  la  bourse  des  contribuables,  dont  la  majo- 
rité est  pauvre.  Prendre  aux  pauvres  pour  fournir  à  une  classe  de 
personnes  moins  nécessiteuses  dans  beaucoup  de  cas  le  moyen  de  s'é- 
lever au  rang  d'entrepreneurs  d'industrie,  serait  d'une  injustice  ex- 
trême; le  rapport  le  montre  de  cette  manière  saisissante  qui  est  pro- 
pre à  M.  Thiers.  Les  associations  de  ce  genre  qui  furent  constituées 
avec  les  3  millions  votés  en  1848  ne  pouvaient  s'accepter  que  comme 
des  expériences  d'économie  sociale  :  comme  institutions  destinées  à  se 
multiplier  indéfiniment,  il  n'y  faut  pas  songer,  c'est  évident;  mais  est- 
ce  là  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire  sur  le  principe  d'association  dans  ses 
rapports  avec  le  travail? 


LES   QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  063 

M.  l'archevêque  de  Dublin,  dans  un  discours  prononcé  en  1847,  a  dit 
que  tout  le  monde,  sans  exception,  faisait,  bon  gré,  mal  gré,  de  l'éco- 
nomie politique  par  le  fait  même  de  disserter  sur  les  questions  sociales 
et  financières.  Seulement,  ajoute  le  savant  prélat,  les  uns  la  font 
bonne,  ce  sont  ceux  dont  les  raisonnemens  reposent  sur  des  principes, 
tandis  que  d'autres  la  font  détestable,  ce  sont  ceux  qui  prennent 
leur  point  de  départ  dans  des  préjugés  vulgaires  ou  dans  des  sophismes 
qui,  pour  être  rhabillés  de  neuf,  n'en  sont  pas  moins  le  plus  souvent 
aussi  anciens  que  la  sottise  humaine.  En  1848,  les  ouvriers,  sur  la 
trace  des  meneurs  auxquels  ils  se  confiaient  alors,  faisaient  de  l'éco- 
nomie politique  radicalement  mauvaise,  quand  ils  applaudissaient 
au  système  des  associations  dites  fraternelles ,  dans  lesquelles  le  pa- 
tron, avec  le  capital  dont  il  est  le  représentant,  sinon  le  propriétaire, 
n'eût  été  et  dans  la  répartition  des  produits  n'eût  obtenu  rien  de 
plus  que  le  dernier  homme  de  peine.  Leur  économie  politique  n'était 
pas  moins  vicieuse,  quand  ils  réclamaient  que  l'état  se  chargeât  de 
leur  fournir  des  instrumens  de  travail,  c'est-à-dire  des  capitaux;  mais 
on  en  ferait  d'une  qualité  bien  suspecte,  si  l'on  prononçait  une  con- 
damnation absolue  contre  le  principe  d'association ,  traduction  et  dé- 
veloppement de  la  sociabilité  même.  Voilà  pourtant  ce  qu'a  fait  la 
commission,  ou  tout  au  moins  ce  qu'elle  semble  faire.  Nous  citons 
textuellement  :  «  Elle  (la  commission)  déclare  qu'elle  ne  croit  pas  à  des 
collections  d'individus  les  propriétés  nécessaires  pour  l'exploitation 
d'une  industrie  quelconque,  »  et  j'ai  vainement  cherché  dans  le  rap- 
port un  passage  qui  corrigeât  l'absolu  de  cette  sentence,  en  laissant 
quelque  chance  à  l'esprit  d'association  appliqué  au  travail.  L'assem- 
blée constituante  de  i789  se  laissa  entraîner  un  jour  jusqu'à  décréter 
que  les  personnes  d'une  même  industrie  ne  peuvent  avoir  des  inté- 
rêts communs  (décret  du  17  juin  1791);  une  erreur  qui,  chez  la  glo- 
rieuse assemblée  de  1789,  s'expliquait  par  l'ardeur  de  la  lutte  contre 
les  ci-devant  corporations  d'arts  et  métiers,  dont  les  tronçons  s'agi- 
taient et  cherchaient  à  se  rejoindre  dans  un  sentiment  contre-révolu- 
tionnaire, serait  sans  excuse  de  nos  jours.  Depuis  nos  orages,  plusieurs 
esprits  d'une  rare  distinction,  après  avoir  analysé  la  société  dans  le  but 
de  découvrir  ce  qui  lui  manque  pour  sa  stabilité  et  sa  liberté,  se  sont 
accordés  à  reconnaître  que  l'esprit  d'association,  sous  les  mille  formes 
qu'il  peut  légitimement  revêtir,  donnait  le  moyen  de  lever  une  foule  de 
difficultés,  de  pourvoir  à  une  foule  de  besoins  et  d'instituer  de  fortes 
garanties.  Il  y  a  dix  années  au  moins  que  M.  Rossi,  dans  un  savant  mé- 
moire sur  les  changemens  qu'appelait  la  législation  française,  insistait 
sur  la  part  qu'il  fallait  accorder  à  l'association,  part  que  la  constituante, 
la  convention,  l'empire  et  les  régimes  suivans,  sous  le  joug  de  préoc- 
cupations diverses,  mais  également  fâcheuses,  avaient  eu  le  tort  de  lui 


966  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

refuser.  Dans  cette  œuvre,  qui  porte  l'empreinte  d'une  méditation  pro- 
fonde, et  qui  mériterait  bien  aujourd'liui  d'être  elle-même  méditée 
par  les  publicistes,  Rossi  s'exprimait  en  ces  termes  :  «  Il  faut  que  l'as- 
sociation puisse  se  plier  aux  phases  diverses  du  phénomène  de  la  pro- 
duction et  à  celles  du  fait  encore  plus  compliqué  de  la  distribution 
de  la  richesse.  »  Que  les  associations  que  Rossi  avait  dans  la  pensée 
fussent  dilïérentes  des  ateliers  sociaux  de  M.  Louis  Blanc  ou  des  asso- 
ciations ouvrières  de  4848,  on  n'en  saurait  douter;  mais  l'esprit  d'asso- 
ciation reste  avec  la  certitude  d'un  immense  avenir.  Les  ouvriers  sont 
destinés  à  en  recueillir  le  fruit,  tout  comme  les  autres  classes  de  la  so- 
ciété. C'est,  au  reste,  un  sujet  sur  lequel  il  y  aurait  lieu  à  s'étendre 
beaucoup.  Pour  aujourd'hui,  je  me  réduis  à  cette  observation,  que  la 
commission  a  traité  de  la  façon  la  plus  sommaire  un  principe  d'où  il  y 
a  de  magnifiques  résultats  à  attendre  avec  l'aide  du  temps,  et  dont  dès 
aujourd'hui  il  est  possible  de  signaler  les  bienfaits  envers  les  ouvriers 
eux-mêmes.  De  bonne  foi,  convient-il  de  juger  un  principe  d'après  les 
caricatures  qu'en  ont  faites  de  maladroits  amis? 

Les  moyens  de  parer  aux  chômages,  que  propose  la  commission  et 
qu'elle-même  ne  recommande  qu'avec  réserve  et  timidement ,  consis- 
teraient à  ménager  les  travaux  nombieux  et  variés  que  l'état  fait  exé- 
cuter, de  manière  à  avoir  de  l'emploi  à  offrir  aux  bras  inoccupés  pen- 
dant les  crises  industrielles.  Quand  on  examine  le  sujet  de  près,  on 
ne  voit  pas  qu'il  y  ait  rien  d'important  à  tirer  de  là.  L'état ,  dit  le  rap- 
port, n'a  pas  seulement  des  terrassemens  à  offrir  aux  ouvriers  inoc- 
cupés, «  il  a  des  fossés  à  creuser,  des  murailles  à  élever  autour  de  ses 
places  fortes ,  des  ouvrages  d'art  à  construire  sur  les  routes;  il  a  des 
machines  à  fabriquer  pour  les  chemins  de  fer  qui  lui  sont  confiés,  et 
surtout  pour  les  nombreux  bâtimens  de  la  marine  militaire;  il  a  de  plus 
à  confectionner  des  voitures  pour  l'artillerie  et  la  cavalerie,  enfin  de  la 
chaussure,  des  vêtemens ,  du  linge  pour  le  soldat ,  et ,  même  sous  une 
république,  il  a  des  palais  nationaux  à  décorer.  Il  a  donc,  l'orfèvrerie 
et  les  ouvrages  de  mode  exceptés,  presque  tous  les  genres  de  travail  à 
faire  exécuter.  » 

Si  jusqu'ici  l'état,  dans  les  cas  de  chômage,  s'est  borné  à  offrir  des 
terrassemens  aux  ouvriers,  avec  un  peu  de  maçonnerie,  c'est  que  c'est 
le  seul  emploi  qu'on  ait  de  disponible  à  peu  près  partout,  sur  place  ou 
à  peu  de  distance,  et  auquel  puissent  s'adapter  tous  les  ouvriers.  L'état 
a  beau  avoir  des  machines  à  vapeur  à  commander  pour  sa  marine,  il 
ne  peut  les  offrir  aux  canuts  de  Lyon  ou  aux  tisserands  de  Lille.  11  ne 
peut  davantage  faire  faire  à  Saint-Quentin,  à  Mulhouse,  des  voitures  et 
harnachemens  pour  l'artiUerie  et  la  cavalerie.  Ces  articles-là  ne  peuvent 
être  confies  à  des  ouvriers  novices  :  pour  l'artillerie ,  ce  sont  presque 
des  ouvrages  de  précision,  et  on  les  fait  exécuter  par  des  compagnies 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES   ET   SOCIALES.  9I>7 

d'ouvriers  militairement  organisés  à  cet  effet.  Une  machine  à  vapeur 
exige  des  mains  plus  exercées  encore.  Les  approvisionnemens  de  lai-- 
mée  en  chaussures  et  vêtemens  ont  besoin  d'être  préparés  d'avance  et 
bien  confectionnés,  ce  qui  rend  impossible  d'en  charger  le  premier 
venu,  et  d'attendre,  pour  les  commander,  qu'une  crise  ait  éclaté.  Quand 
l'industrie  spéciale  des  constructions  mécaniques  est  en  soullrance, 
l'état  déjà  a  contracté  l'habitude  de  commander  d'avance,  autant  que 
le  budget  le  permet,  quelque  machine  à  M.  Gavé  ou  à  MM.  Cail  et  De- 
rosne,  ou  à  M.  Schneider.  11  ne  laisse  pas  non  plus  quelquefois  de  faire 
des  demandes  extraordinaires  d'autres  articles,  pour  empêcher  les  fa- 
briques de  fermer;  mais  tout  cela  est  extrêmement  borné.  Reste  ce- 
pendant que  l'état  a  pris  les  devans  sur  la  commission.  Quand  il  s'agit 
d'occuper  des  bras  tels  que  ceux  des  populeuses  industries  qui  prépa- 
rent les  tissus  de  soie,  de  coton  ou  de  laine,  comme  il  faut  les  employer 
sans  déplacement,  il  n'y  a  rien  de  mieux  à  leur  proposer  que  de  grands 
teirassemens ,  avec  quelques  muraillemens  de  l'espèce  la  plus  com- 
mune. Ce  que  l'état  pourrait  faire,  ce  qu'il  est  répréhensible  de  ne  pas 
faire  assez,  c'est  d'avoir,  dans  les  cartons  du  ministère  des  travaux  pu- 
blic ou  de  la  guerre,  des  projets  de  ce  genre  parfaitement  étudiés,  qui 
puissent,  sur  un  signe  du  gouvernement,  être  mis  aussitôt  à  exécution. 
Il  est  déplorable  qu'après  la  révolution  de  février,  à  Paris  même,  on 
ait  été  réduit ,  faute  d'avoir  rien  prévu ,  à  des  terrassemens  puérils  au 
Champ-de-Mars,  à  une  gare  inutile  du  chemin  de  fer  de  l'ouest  au  bou- 
levard du  Mont-Parnasse,  où  l'on  dépensera  8  millions  au  moins  pour 
étendre  une  ligne  de  fer,  de  combien?  de  400  mètres.  Il  y  a  lieu  de 
croire  que  si  les  ateliers  nationaux  du  Champ-de-Mars  et  autres  simi- 
laires démoralisèrent  si  profondément  les  hommes  qui  y  étaient  réu- 
nis, il  faut  l'attribuer  en  partie  à  ce  que  ces  ouvriers  comprenaient 
qu'on  les  appliquait  à  des  ti*avaux  dérisoires. 

La  commission  a  eu ,  relativement  aux  chômages,  une  autre  idée, 
qui  est  encore  moins  pratique  :  ce  serait  que  l'état  s'abstînt  de  travaux 
publics  aux  époques  où  l'industrie  privée  est  très  occupée,  et  qu'il 
réservât  «  et  ses  travaux  utiles  et  ses  ressources  financières  »  pour  le 
moment  où,  «  des  milliers  d'ouvriers  se  promenant  oisifs  sur  nos  places 
publiques,  ils  deviennent  les  dociles  et  funestes  instrumens  des  fac- 
tions. »  A  cet  arrangement,  il  y  aurait  un  double  avantage,  dit-on: 
pendant  les  jours  de  prospérité,  on  détournerait  moins  de  bras  de  l'a- 
griculture, on  n'occasionnerait  pas  une  hausse  factice  des  salaires  et 
des  matériaux,  et,  la  crise  venue,  on  aurait  de  la  besogne  à  oll'rir  aux 
ouvriers.  La  proposition  n'est  que  spécieuse.  L'état  et  l'industrie  privée 
font  l'un  et  l'autre  de  grands  travaux  dans  les  temps  de  prospérité,  parce 
qu'alors  les  ressources  abondent.  Les  particuliers  ont  fait  des  profits 
dont  ils  cherchent  le  placement,  et  l'impôt,  par  l'extension  de  la  con- 


068  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

sommation  et  des  affaires ,  rendant  davantage ,  les  chambres  alors  se 
montrent  faciles  pour  ouvrir  des  crédits  aux  entreprises  de  l'état.  État 
et  particuliers ,  tout  le  monde  entreprend  plus  dans  les  temps  pros- 
pères que  dans  les  temps  calamiteux,  quand  on  a  des  capitaux  que 
quand  on  en  manque.  Ainsi  a  marché  le  monde,  ainsi  il  marchera  tou- 
jours. Lesexpédiens  neufs  que  la  commission  propose,  pour  parer  aux 
chômages,  manquent  donc  d'efficacité. 

Il  est  une  observation  utile  que  la  commission  pouvait  mettre  en  re- 
lief à  ce  sujet:  lorsque  la  bienfaisance  privée  est  en  éveil,  l'autorité, 
en  se  concertant  avec  elle,  obtient  les  plus  heureux  résultats.  Une 
somme  môme  médiocre  peut  suffire  à  adoucir  les  rigueurs  d'une  crise 
industrielle ,  pourvu  que  celle-ci  soit  locale ,  car,  lorsque  le  chômage 
est  la  conséquence  d'une  catastrophe  politique  et  qu'ainsi  il  est  géné- 
ral ,  il  n'y  a  pas  de  force  humaine  qui  puisse  empêcher  les  populations 
de  souffrir,  la  société  d'être  envahie  par  la  misère.  La  commission  au- 
rait pu  fort  opportunément  rappeler  comme  un  modèle  à  imiter  ce  qui 
se  passa  à  Lyon  il  y  a  quelques  années.  On  a  une  grande  force  en  pa- 
reilles matières  quand  on  s'appuie  sur  des  expériences  positives.  En 
1837,  la  crise  des  États-Unis  eut  un  violent  contre-coup  à  Lyon  :  vingt 
mille  ouvriers  furent  presque  subitement  sans  travail.  Une  réunion 
libre  de  bons  citoyens,  qui ,  je  le  crois,  existait  déjà  sous  le  titre  de 
commission  de  prévoyance,  se  mit  à  l'œuvre  de  concert  avec  le  préfet, 
qui  était  M.  Rivet.  Une  souscription  ouverte  dans  la  ville  produisit 
55,000  francs;  M.  le  duc  d'Orléans  envoya  50,000  francs;  un  concert 
donné  à  Paris  rendit  environ  20,000  francs  :  on  eut  en  tout  127,000 
francs.  Qu'était-ce,  pour  couvrir  une  perte  de  salaires  qui  allait  à 
2  millions  par  mois?  Mais  le  zèle  intelligent  du  préfet  et  des  membres 
de  la  commission  fit  de  ces  127,000  francs  un  trésor  inépuisable.  On 
donna  une  feuille  de  route  aux  ouvriers  qui  n'étaient  pas  Lyonnais,  on 
en  casa  dans  les  villes -du  voisinage;  plusieurs,  qui  avaient  des  res- 
sources, attendirent  chez  eux.  On  n'eut,  en  fin  de  compte,  que  six  mille 
personnes  à  nourrir;  mais ,  à  1  franc  par  jour  seulement ,  en  trois  ou 
quatre  semaines  tout  l'encaisse  eût  été  consommé.  Le  problème  sem- 
blait donc  insoluble.  Au  lieu  de  désespérer,  la  commission,  puissam- 
ment soutenue  par  le  préfet,  se  fit,  à  ses  risques  et  périls,  adjudicataire 
de  divers  travaux  des  ponts -et -chaussées  et  de  la  guerre,  dont  les 
plans  étaient  tout  prêts,  et  dont  l'utilité  était  constatée.  Elle  y  distribua 
son  monde  avec  un  soin  et  un  ordre  remarquables,  avec  des  attentions 
toutes  paternelles.  Dans  les  ateliers  les  plus  éloignés  de  la  ville,  il  y 
avait  des  cantines  où  l'on  vendait  les  vivres  au  prix  coûtant.  On  ga- 
rantit un  minimum  de  salaire  de  1  franc  50  centimes;  mais,  au-delà 
d'une  certaine  tâche,  les  ouvriers  devaient  recevoir  une  haute  paie 
proportionnelle  à  ce  qu'ils  auraient  fait.  Le  tarif  était  assez  large  pour 


LES   QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  969 

qu'un  homme  robuste  pût  gagner  jusqu'à  3  francs.  Un  membre  de  la 
commission,  ancien  officier  du  génie,  M.  Monmartin,  organisait  et  di- 
rigeait les  travaux.  Il  était  de  sa  personne  partout  où  il  y  avait  un 
ordre  à  donner,  une  réprimande  à  administrer,  un  encouragement  à 
décerner,  une  injustice  à  réparer.  Ce  déploiement  de  sollicitude  cor- 
diale, cette  activité  généreuse,  empressée,  électrisèrent  les  ouvriers, 
parce  qu'en  même  temps  on  se  montrait  envers  eux  clairvoyant ,  ferme 
sur  l'article  du  devoir,  et,  en  cas  de  nécessité,  sévère.  L'ouvrier  est 
loin  de  détester  la  sévérité;  il  l'aime,  pourvu  qu'elle  soit  juste  et  im- 
partiale. Il  n'est  docile  et  soumis  qu'envers  ceux  qu'il  estime,  et  il 
n'estime  ses  chefs  que  quand  il  les  sait  non-seulement  éclairés,  équi- 
tables, probes  et  bons,  mais  aussi  très  résolus  à  maintenir  la  discipline 
et  à  se  faire  respecter.  On  travailla  donc  très  sérieusement  aux  ateliers 
de  Lyon;  on  y  travailla  bien.  La  commission  n'eut,  en  définitive,  à  dé- 
bourser de  son  fonds  que  55,000  francs.  Elle  commandita  en  outre  de 
10,000  francs  une  caisse  particulière,  qui  faisait  des  avances  aux  ou- 
vriers sur  leurs  métiers  sans  en  demander  le  dépôt;  elle  remit  aussi 
5,000  fr.  au  mont-de-piété,  pour  qu'il  augmentât  ses  avances,  et  la 
crise  fut  traversée. 

Le  chapitre  de  la  colonisation  comprend  et  les  colonies  agricoles  à 
l'intérieur,  c'est-à-dire  le  défrichement  des  terrains  jusqu'ici  incultes, 
qui  sont  assez  étendus  en  France,  et  la  fondation  de  colonies  au  de- 
hors, ou  plus  généralement  l'envoi  de  populations  plus  ou  moins  nom- 
breuses dans  d'autres  contrées,  placées  ou  non  sous  la  loi  de  la  France. 
La  commission  considère  comme  chimérique  l'idée  de  colonies  agri- 
coles dans  l'intérieur.  Elle  a  raison,  si  elle  veut  dire  que  l'organisation, 
sur  le  sol  français,  de  colonies  agricoles  dont  les  élémens,  ramassés 
de  toutes  parts,  seraient  juxtaposés  sur  la  base  mouvante  du  phalans- 
tère ou  casernes  sous  une  discipline  militaire,  aurait  l'inconvénient 
de  coûter  beaucoup  pour  rapporter  médiocrement.  Des  colonies  for- 
mées de  cultivateurs  qu'on  attirerait  par  des  concessions  de  terre  gra- 
tuites ou  à  bas  prix  dans  des  terrains  de  qualité  passable  réussiraient 
beaucoup  mieux  que  la  commission  ne  paraît  le  croire;  mais  des  terres 
en  friche  de  qualité  passable,  le  gouvernement  n'en  a  pas,  si  ce  n'est 
quelques  forêts  nationales  en  plaine  dont  la  surperficie  est  bornée.  S'il 
fallait  qu'il  acquît  d'abord  le  terrain,  la  colonisation  reviendrait  fort 
cher.  Et  puis  ici  revient  la  même  objection  qu'on  a  justement  élevée 
contre  le  système  d'après  lequel  l'état  serait  tenu  de  fournir  des  capi- 
taux aux  citoyens.  De  quel  droit  l'état  imposerait-il  tous  les  contribua- 
bles, qui  en  majorité  sont  pauvres,  pour  fournir  un  domaine  à  quel- 
«lues-uns  qui  n'ont  pas  plus  de  titres  que  leurs  voisins? 

Elles-mêmes  cependant,  les  colonies  agricoles  soumises  à  une  disci- 
pline plus  ou  moins  militaire,  tout  en  offrant  un  mode  de  culture  plus 


WIO  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coûteux  que  le  travail  libre,  se  recommanderaient  d'un  certain  point 
de  vue  où  en  des  temps  tels  que  le  nôtre  l'autorité  est  admise  à  se 
placer.  Par  là  on  pourrait  fixer  et  surveiller  une  partie  de  cette  po- 
pulation flottante  et  déclassée  qui  s'agite  dans  notre  pays,  et  qui  est 
toujours  prête  à  le  bouleverser.  Ce  serait  même,  circonstance  précieuse, 
le  moyen  de  la  moraliser.  Sous  cette  forme,  la  contrainte  que  la  société 
est  en  droit,  pour  sa  légitime  défense,  d'exercer  contre  les  vagabonds, 
serait  moins  dure  que  sous  aucune  autre.  On  dit  que  le  travail  paisible 
des  champs  guérit  les  fous,  à  plus  forte  raison  pourrait-il  calmer  des 
esprits  en  révolte  et  rétablir  des  corps  épuisés,  tantôt  par  le  besoin, 
tantôt  par  l'inconduite.  L'expérience  faite  par  la  Hollande  autorisait, 
à  cet  égard ,  des  espérances. 

Quant  aux  colonies  extérieures  dans  des  possessions  françaises  et  aux 
émigrations  sur  des  territoires  lointains  où  flotte  un  autre  drapeau  que 
celui  de  la  France,  la  commission  estime  que  l'inaptitude  à  coloniser, 
dont  on  accuse  les  Français,  nous  est  calomnieusement  imputée,  et 
elle  espère  que  l'Algérie  en  donnera  la  preuve.  A  son  gré,  la  coloni- 
sation en  Algérie  offre  une  belle  carrière  à  ceux  de  nos  compatriotes 
qui  veulent  se  faire  par  leur  travail  le  patrimoine  que  ne  leur  ont  pas 
légué  leurs  pères.  Eh  bien  !  colonisons  l'Algérie;  mais  comment  s'y 
prendre?  La  commission  ne  l'indique  pas,  même  en  termes  géné- 
raux! Après  avoir  exprimé  le  désir  de  détourner  vers  nos  possessions 
d'Afrique  «  ce  courant  d'émigrans  qui  abandonne  l'ancien  monde  pour 
le  nouveau ,  »  elle  se  contente  de  dire  :  «  Celte  colonisation  sera  impos- 
sible sans  l'intervention  de  l'état.  »  Qu'entend-elle  par  là?  Que  l'état 
ne  s'est  pas  encore  assez  mêlé  de  la  colonisation  de  l'Algérie?  On  aurait 
plutôt  lieu  de  soutenir  que  l'état  s'en  est  trop  mêlé.  En  m'exprimant 
ainsi,  je  n'ai  pas  en  vue  seulement  les  essais  désastreux  de  colonisa- 
tion qui  ont  été  si  légèrement  tentés  depuis  k  révolution,  en  1848  et 
1849,  et  où  chaque  famille  a  coûté  à  l'état ,  infructueusement  dans 
beaucoup  de  cas,  6,000  francs  environ ,  somme  qu'elle  eût  regardée 
comme  une  fortune,  et  qui  l'eût  été  dans  le  plus  grand  nombre  des 
cas,  si  on  la  lui  avait  remise  dans  la  métropole.  Si ,  comme  le  rap- 
port l'affirme,  et  je  ne  le  contredirai  pas,  «  l'Afrique  abonde  en  vegas 
tout  aussi  belles  que  la  plaine  de  Grenade,  qui  n'attendent  que  la  main 
de  l'homme,  »  mais  que  l'homme  ne  vient  pas  chercher,  il  faut  s'en 
prendre  à  ce  que  le  régime  de  l'Algérie  repousse  les  gens  qui,  du  pays 
de  Bade  ou  de  la  Suisse,  vont  au  loin  s'établir  sur  l'Ohio  et  le  Missis- 
.sipi.  Le  régime  de  l'Algérie  plaît  fort  peu  aux  hommes  industrieux, 
parce  qu'on  y  sent  beaucoup  trop  la  main  de  l'état.  Un  pays  d'où  la 
moindre  affaire  est  renvoyée,  par-delà  les  mers,  à  Paris,  pour  recevoir 
une  solution  ou  plutôt  pour  l'attendre,  n'attirera  jamais  les  bons  co- 
"  Ions.  L'Afrique,  telle  que  nous  la  gouvernons,  ruine  nos  finances  sans 


LES  QUESTIONS   POLITIQUES   ET  SOCIALES.  971 

nous  procurer  même  une  gloire  véritable.  Ce  n'est  pas  que  nos  soldats 
n'y  aient  fait  preuve  de  la  plus  admirable  bravoure,  et  nos  officiers 
d'un  prodigieux  et  infatigable  dévouement  à  la  patrie;  mais  cet  tié- 
roisme  est  rendu  vain  pour  la  gloire  de  la  France,  parce  que  nous  ne  le 
fécondons  pas  par  une  administration  intelligente.  En  fait  de  colonies, 
la  gloire  solide  n'existe  pas,  s'il  n'y  a  pas  quelque  profit  à  côté,  car 
une  colonie  n'est  fondée  et  ne  perpétue  la  mémoire  de  ses  fondateurs, 
peuple  ou  chef,  que  lorsqu'elle  rapporte  quelque  chose,  c'est-à-dire 
lorsqu'elle  a  une  agriculture,  un  commerce,  une  population  civilisée 
fixée  sur  le  sol.  Tout  cela  manque  en  Algérie;  nous  n'avons  pas  su  l'y 
mettre.  Là-dessus  la  commission,  pour  justifier  ce  qui  s'est  fait,  ré- 
pond que  l'Afrique  «  a  formé  les  soldats  et  les  généraux  qui  ont  défendu 
la  France  contre  l'anarchie,  et  qui  la  font  aujourd'hui  respecter  do 
monde.  »  Je  ne  conteste  pas  que  nous  n'ayons  eu  de  cette  manière  une 
certaine  compensation  des  trésors  que  nous  y  avons  dépensés;  mais  ce 
n'est  pas  là  de  la  colonisation.  Qu'on  nous  vante  tant  qu'on  le  voudra 
l'Algérie  comme  une  école  militaire,  nous  aurons  encore  le  droit  de 
trouver  que,  comme  telle ,  elle  coûte  cher;  mais  pas  de  confusion.  Ne 
raisonnons  pas  à  la  façon  des  grognards  qui,  de  quelque  sujet  qu'on 
leur  parle,  répondent  par  un  épisode  de  la  bataille  d'Austerlitz.  La 
commission  n'avait  pas  reçu  le  mandat  de  rechercher  les  moyens  de 
faire  l'éducation  de  l'armée  française.  Elle  avait  à  signaler  les  moyens 
de  faciliter  le  travail ,  d'assister  l'homme  industrieux  dans  sa  lutte 
contre  la  misère,  dans  ses  efforts  pour  s'élever  à  l'aisance.  11  est  pos- 
sible que  l'Algérie  soit  destinée  à  y  servir  ;  c'est  un  espoir  qu'il  est 
certainement  permis  de  conserver;  mais,  «icore  une  fois,  quel  est  le 
chemin  à  suivre?  La  commission  ne  l'a  pas  montré,  ou  elle  no  l'a  mon- 
tré qu'à  rebours.  En  Algérie,  il  faudrait  à  l'iiomme  industrieux,  à  l'es- 
prit d'entreprise  en  général,  plus  de  liberté;  on  ne  nous  parle  que  de 
l'intervention  directe  de  l'autorité. 

Puisque  la  commission  s'occupait  de  la  colonisation,  on  pouvait  s'at- 
tendre à  ce  qu'elle  mentionnât  les  plans  qui  se  sont  produits  depuis 
quinze  ou  vingt  ans  en  Angleterre,  qui  y  ont  été  l'objet  de  la  discussion 
publique  et  de  la  déhbération  officielle,  et  qui  ont  été  adoptés  par  des 
associations  puissantes  auxquelles  Us  ont  valu  des  succès  désormais 
constatés.  Nous  voulons  parler,  par  exemple,  des  idées  de  M.  Wake- 
fleld,  consignées  par  lui  dans  un  traité  spécial,  qui  sont  en  vigueur  à 
l'égard  de  la  partie  la  plus  florissante  de  l'Australie.  Jamais  une  colo- 
nie n'a  réussi  que  lorsqu'elle  a  eu  un  système  d'économie  industrielle 
et  sociale  qui  fût  en  rapport  avec  le  climat,  avec  l'aptitude  et  les  pcn- 
chans  des  colons.  Dans  le  Canada,  que  la  commission  nous  vante  plus 
que  de  raison,  car  ce  n'était  qu'un  embryon  lorsque  nous  le  perdîmes, 
il  y  avait  une  donnée  sociale  assez  arrêtée,  on  y  avait  transporte  la  te- 


972  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nure  féodale  des  terres;  mais  on  ne  savait  quoi  produire  au-delà  des 
plus  stricts  besoins  des  colons,  et  c'était  une  raison  suffisante  pour  que 
la  colonie  végétât.  A  Saint-Domingue ,  qui  était  une  colonie  magni- 
fique, la  perle  des  Indes  occidentales,  on  avait  copié  l'esclavage  an- 
tique et  on  avait  une  production  parfaitement  appropriée,  le  sucre. 
C'est  sur  des  bases  analogues,  la  culture  du  coton  et  l'esclavage,  qu'est 
fondée  la  grandeur  des  états  du  sud  de  l'Union  américaine.  Ni  la  féo- 
dalité, ni  l'esclavage  ne  sauraient  être  proposés  aujourd'hui  pour  l'éco- 
nomie sociale  d'une  colonie  française.  Les  Anglais  paraissent  avoir 
trouvé,  selon  la  diversité  des  cas,  divers  programmes  dans  lesquels 
une  donnée  d'économie  industrielle,  je  veux  dire  une  certaine  pro- 
duction ,  une  certaine  culture,  se  combine  avec  une  donnée  sociale 
sympathique  à  la  liberté.  Celles  de  leurs  colonies  qui  se  développent 
sont  ainsi  pourvues  chacune  du  sien.  Les  Américains  du  nord  des 
États-Unis  en  possèdent  un  qui  est  libéral  et  qui  va  admirablement  au 
climat  moyen  des  régions  dites  de  l'Ouest.  Jusqu'à  quel  point  la  pensée 
de  M.  Wakefield  ou  le  système  américain,  ou  quelque  autre  des  combi- 
naisons déjà  expérimentées,  cadre-t-il  avec  les  circonstances  qu'offre  l'Al- 
gérie? Le  sujet  méritait  d'être  traité  par  la  commission,  et  il  était  digne 
du  rapporteur.  Tant  que  la  commission  ne  l'abordera  pas,  elle  ne  pro- 
duira su  r  la  question  de  la  colonisation  qu  e  des  dissertations  sans  issue  (  1  ) . 

L'abolition  de  la  mendicité  serait  fort  désirable.  La  mendicité  dé- 
pouille l'homme  même  qui  est  dans  la  nécessité  d'y  recourir  —  de  cette  * 
fierté  qui  est  l'un  des  attributs  de  l'homme  honnête  et  libre.  A  plus 
forte  raison,  est-ce  une  flétrissure,  lorsqu'elle  est  volontaire  et  prémé- 
ditée, lorsqu'on  s'en  fait  par  goût  une  profession.  Le  pauvre  alors  n'est 
plus  un  concitoyen  digne  d'intérêt,  c'est  un  fainéant  qui  appartient 
à  la  police.  D'un  autre  côté,  les  dépôts  de  mendicité  ne  sont  pas  des 
écoles  de  moralité.  En  améliorer  la  tenue  exigera  de  grands  efforts  dont 
le  succès  n'est  pas  certain;  les  multiplier  requerrait  de  fortes  sommes  : 
ce  ne  pourra  être  que  l'œuvre  du  temps,  la  commission  l'entend  ainsi. 

Au  sujet  de  \ amélioration  des  logemens,  comment  faire  et  quoi  faire? 
Déjà  la  police  municipale  a  le  droit  d'astreindre  les  propriétaires  à  cer- 
tains soins  dans  l'intérêt  de  la  santé  publique.  On  va,  par  une  loi  spé- 
ciale, qui  a  déjà  subi  l'épreuve  de  deux  lectures  au  sein  de  l'assem- 
blée, l'armer  de  dispositions  nouvelles  à  l'aide  desquelles  elle  pourra 
commander  des  mesures  d'assainissement  peu  coûteuses  (2).  Envers 

(1)  Le  sujet  de  la  colonisation  a  été  traité  en  détail  par  M.  Wakefield  dans  un  ouvrage 
intitulé  a  Viewofthe  art  of  colonization,  et  par  M.  Merivale,  actuellement  sous-secré- 
taire d'état  des  colonies,  dans  un  cours  d'économie  politique  fait  à  l'université  d'Oxford, 
et  publié  en  deux  volumes,  sous  le  titre  de  Lectures  on  the  colonization  and  colonies. 

(2)  La  proposition  est  de  M.  de  Melun  (du  Nord);  le  rapporteur  de  la  commission  spé- 
ciale est  M.  de  Riancey. 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES   ET   SOCIALES.  973 

les  garnis  spécialement  affectés  aux  ouvriers,  la  surveillance  minu- 
tieuse de  l'autorité  est  facile  à  justifier.  Il  n'en  est  pas  de  même  pour 
les  logemens  ordinaires.  Jusqu'à  quel  point  l'autorité  pourrait-elle  in- 
terdire la  location  de  pièces  qui  ne  présenteraient  pas  certaines  con- 
ditions d'aérage,  de  lumière,  d'espace,  et  en  général  de  salubrité?  Telle 
pièce  où  un  homme  seul  sera  assez  bien,  s'il  y  porte  quelque  attention, 
deviendra  un  séjour  malsain  pour  trois  ou  quatre  personnes;  mais  une 
seule  personne  malpropre,  qui  aura  par  exemple  les  habitudes  des  chif- 
fonniers de  Paris,  dont  M.  Frégier  a  tracé  le  triste  portrait,  empestera 
le  local  oii  quatre  personnes  soigneuses  vivraient  sainement.  Quand  il 
assume  la  responsabilité  de  provoquer,  de  la  part  des  autorités  muni- 
cipales, des  règlemens  sur  le  régime  intérieur  des  habitations,  le  légis- 
lateur ne  saurait  être  trop  circonspect ,  trop  réservé.  On  tombe  facile- 
ment alors  dans  l'inquisitorial.  Pour  avoir  trop  voulu  protéger  l'ouvrier, 
fréquemment  on  l'aura  vexé ,  et  en  pure  perte.  Que  lui  répondre,  s'il 
allègue  qu'il  n'a  pas  le  moyen  de  louer  une  pièce  plus  spacieuse?  Y  au- 
rait-il alors  des  indemnités  de  logement  comme  celles  qu'on  donne  aux 
officiers  de  l'armée? 

Il  y  a  une  classe  de  logemens  qui  est  essentiellement  malsaine,  ce 
sont  les  caves  où  vivent  beaucoup  d'ouvriers  en  tous  pays  d'Europe, 
et  qui,  en  France,  offrent  des  spectacles  affligeans,  que  récemment  a 
décrits  M.  Blanqui  pour  la  ville  de  Lille.  S'il  y  a  des  logemens  à  frapper 
d'interdit,  ce  sont  ceux-là.  Dans  cette  humidité,  au  milieu  de  cet  air 
lourd  qui  ne  se  renouvelle  pas,  dans  ces  tanières  où  jamais  n'entra  un 
rayon  de  soleil ,  l'homme  s'étiole  et  dépérit;  mais  il  faut  des  cas  aussi 
bien  caractérisés  pour  que  le  législateur  puisse  donner  aux  autorités 
locales  un  droit  exorbitant  sur  la  propriété,  tel  que  celui  de  la  frapper 
d'interdit.  Avec  des  administrations  municipales  comme  on  en  voit 
en  temps  de  révolutions ,  une  loi  pareille  mènerait  loin;  même  dans 
les  temps  réguliers,  il  est  impossible  que  le  vague  des  indications  ne 
donne  pas  lieu  à  des  abus;  dans  les  lois  et  les  règlemens,  le  vague  en- 
gendre l'arbitraire,  et  l'arbitraire  sème  l'irritation  dans  le  public. 

C'est  ce  que  les  Anglais  ont  bien  senti.  Dans  une  loi  toute  récente 
(31  août  4848)  sur  la  matière,  ils  ont  accordé  à  des  corps  administra- 
tifs, constitués  pour  la  surveillance  de  l'hygiène  des  villes,  la  faculté 
de  l'interdit,  mais  il  est  expressément  stipulé  que  c'est  contre  les  caves 
seules,  et  encore,  pour  ce  qui  est  des  constructions  existantes,  contre 
certaines  caves  très  clairement  désignées.  Voici  la  teneur  de  l'article  : 
«  Aucune  cave  établie,  à  partir  de  la  présente  loi,  ne  pourra  être  louée 
comme  habitation,  et  on  ne  pourra  louer  de  même  aucune  cave  an- 
térieurement bâtie  qui  n'aura  pas  été  louée  encore.  Quant  aux  caves 
déjà  occupées  comme  logement,  on  ne  pourra  les  louer  séparément 
pour  cet  usage,  à  moins  qu'elles  n'aient  4»  7  pieds  anglais  (2  mètres 


074  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

10  centimètres)  de  haut,  dont  3  (91  centimètres)  au-dessus  du  niveau 
de  la  rue;  2°  en  avant  un  fossé  d'environ  2  pieds  G  pouces  de  largeur 
nu  bas,  creusé  jusqu'à  6  pouces  au-dessous  du  fond  de  la  cave,  lequel 
fossé  devra  être  bien  asséché;  3°  un  foyer,  un  réceptacle  au  balayage 
[aëh-pit),  des  lieux  d'aisances  et  une  fenêtre  commode  qui  ne  soit  pa& 
condamnée.  Toute  infraction  à  cet  article  entraînera  une  amende  de 
20  livres  sterling  (.500  francs).  Pour  se  conformer  à  la  loi,  les  proprié- 
taires de  caves  actuellement  louées  n'ont  qu'un  délai  d'un  an.  »  Au 
lieu  de  s'en  tenir  à  des  prescriptions  de  ce  genre,  la  commission  spé- 
ciale, dont  la  commission  générale  et  jusqu'à  présent  l'assemblée  elle- 
même  ont  approuvé  le  travail,  a  sacrifié  à  la  manie  réglementaire,  qui 
est  le  travers  de  l'administration  française,  et  c'est  ainsi  que  l'interdit 
est  admis  en  termes  généraux  et  illimités;  il  est  aussi  accompagné  de 
cette  série  de  formalités  qui  font  que,  chez  nous,  la  moindre  affaire 
dure  quelquefois  autant  que  le  siège  de  Troie  (4). 

Pour  que  le  logement  de  l'ouvrier  soit  sain ,  il  faut  deux  choses  : 
1"  qu'il  veuille  lui-même  le  tenir  propre  et  exempt  de  miasmes,  ce  qui 
est  possible  jusqu'à  un  certain  point  dans  la  plupart  des  cas,  pourvu 
que  certaines  conditions  générales  aient  été  remplies  dans  la  voirie  de 
la  cité  et  dans  la  construction  des  maisons;  2°  qu'il  ait  une  certaine 
aisance,  afin  qu'il  puisse  payer  un  logement  passablement  spacieux  et 
s'entourer  de  ces  soins  qui  contribuent  tant  à  assurer  la  pureté  de  l'air. 
Avec  ces  deux  conditions,  tout  devient  possible;  hors  de  là,  on  aura 
beau  tracer  des  règlemens  minutieux  pour  la  tenue  intérieure  des  mai- 
sons, l'on  n'obtiendra  rien  d'important.  La  bienfaisance  privée  bâtira 
quelques  cités  ouvrières,  où  il  n'y  aura  place  que  pour  une  toute  pe- 
tite minorité,  et  le  grand  nombre  continuera  de  croupir  dans  les  gîtes 
qu'il  occupe  aujourd'hui.  En  fait  de  propreté,  il  n'y  a  de  règlement 
sûr  d'être  obéi  que  celui  qu'on  se  fait  soi-même.  La  moyenne  des  po- 
pulations françaises  n'a  pas  autant  que  d'autres  peut-être  l'instinct  de 
la  propreté;  nous  sommes  sous  ce  rapport  inférieurs  au  Hollandais,  au 
Belge,  à  l'ouvrier  saxon,  qui  tient  sa  chambrette  si  propre  avec  un 
médiocre  salaire.  Rassurons-nous  cependant  :  l'ouvrier  français  a  le 
ferme  désir  de  s'élever;  il  est  jaloux  de  se  bien  vêtir;  le  culte  de  la  per- 
sonne lui  vient  quand  il  en  à  le  moyen;  la  propreté  du  domicile  vient 
forcément  avec  celle  du  vêtement,  et,  une  fois  qu'il  a  goûté  des  jouis- 
sances de  la  propreté,  le  Français  y  tient  tout  autant  qu'un  autre. 

Pour  être  praticable  et  pour  avoir  de  la  portée,  une  loi  sur  k  salu- 
brité des  habitations  doit  consister  eri  deux  séries  distinctes  de  pres- 
criptions, relatives  l'une  à  la  voirie  générale  de  la  cité,  l'autre  à  la 
construction  même  des  maisons,  afin  qu'elle  soit  en  rapport  avec  cette 

(1)  Le  recours  au  conseil  d'état  est  admis  pour  les  cas  d'interdit  dans  le  projet  de  loi. 


LES   QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  979 

voirie  générale;  la  première,  comprenant  un  système  dégoûts,  des  con- 
duites et  distributions  d'eaux,  un  bon  pavage,  un  bon  plan  d'aligne- 
ment, des  ordonnances  pour  l'enlèvement  des  boues  et  immondices;  la 
seconde,  embrassant  les  dispositions  nécessaires  pour  que  les  égoûls 
de  la  cité  servent  à  assécher  chaque  maison  d'une  manière  permanente, 
tant  dans  les  allées  et  les  cours  que  dans  l'intérieur  des  logemens,  et 
pour  qu'il  n'existe  aucun  cloaque  ni  aucun  dépôt  d'eaux  ménagères. 
Quelques  ordonnances  spéciales  règlent  des  sujets  spéciaux,  tels  que 
les  garnis  et  les  caves.  L'autorité  alors  a  fait  tout  ce  qui  dépend  d'elle 
pour  la  salubrité  publique;  pour  le  reste,  on  s'en  remet  aux  citoyens 
eux-mêmes.  Quand  l'autorité  tente  d'aller  au-delà ,  elle  s'expose  à  fa- 
tiguer les  citoyens,  à  les  blesser  et  à  s'épuiser  elle-même  en  eiforts  sté- 
riles. C'est  ainsi  que  l'a  compris  le  parlement  anglais  dans  la  grande 
loi  d'assainissement  qui  porte  la  date  du  31  août  1848,  loi  dont,  à  en 
juger  par  leurs  rapports,  il  ne  paraît  pas,  chose  surprenante,  que  la 
commission  générale  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  ni 
la  commission  spéciale  des  logemens  aient  eu  connaissance  (1),  car 
elles  ne  l'ont  pas  mentionnée. 

On  pourrait  rattacher  aux  travaux  de  la  voirie  municipale  la  re- 
construction de  quartiers  tout  entiers ,  après  avoir  exproprié  ceux  des 
propriétaires  qui  ne  céderaient  pas  leurs  maisons  à  l'amiable.  La  ques- 
tion de  savoir  jusqu'à  quel  point  la  faculté  d'expropriation  pour  cause 
d'utilité  publique  devrait  recevoir  cette  extension  a  donné  lieu  à  une 
vive  controverse.  Quand  il  s'agirait  de  quartiers  tout  entiers ,  l'utilité 
publique  serait  facile  à  établir;  hors  de  là,  elle  serait  bien  moins  cer- 
taine. La  commission  spéciale,  et  jusqu'ici  l'assemblée  sur  ses  traces, 
admet  l'expropriation  pour  des  cas  où  il  s'agirait  des  moindres  acqui- 
sitions. Elle  semble  même  ne  l'admettre  que  pour  ces  cas-là.  Sous  cette 
forme ,  l'abus  serait  plus  probable.  On  n'entreprend  pas  de  vexer  cent 
ou  cent  cinquante  propriétaires  à  la  fois,  en  leur  achetant  leurs  mai- 
sons malgré  eux;  l'enjeu  de  la  commune  serait  trop  gros.  On  se  gêne 
moins  pour  en  tourmenter  un  ou  deux. 

C'est  ici  le  lieu  de  signaler  à  la  reconnaissance  publique  le  nom  de 
M.  de  Germiny,  qui  avait  pris  l'initiative  d'un  grand  projet  destiné  à 
assainir  un  vaste  quartier  de  Rouen,  tout  occupé  par  les  ouvriers  (le 
quartier  Martainville).  La  proposition  de  M.  de  Germiny  vient  d'être 
rejetée  par  le  conseil  municipal  de  Rouen.  Elle  n'aurait  cependant  que 
médiocrement  coûté  à  la  commune,  ou,  pour  parler  plus  exactement, 
elle  ne  M  aurait  coûté  que  pour  des  travaux  de  voirie,  tels  que  des 
éffouts  et  des  élargissemens  de  la  voie  publique.  Il  est  à  souhaiter,  pour 


^O' 


(1)  Cette  loi,  qui  est  un  modèle,  n'a  été  citée  dans  les  délibérations  de  l'assemblée  sur 
ce  sujet  que  par  un  seul  orateur;  encore  cet  orateur  proposait-il  ub  amendement  con- 
traire  à  l'esprit  de  la  loi  anglaise. 


976  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'honneur  du  conseil  municipal  de  Rouen,  qu'après  un  plus  ample  in- 
formé, il  revienne  sur  sa  décision  négative. 

J'ai  déjà  été  bien  long  sur  ce  sujet  des  logemens  :  il  me  faut  pour- 
tant dire  encore  que  l'autorité  excède  ses  pouvoirs  d'une  façon  dan- 
gereuse, quand  elle  tente  de  réglementer  par  le  menu  une  affaire  de  ce 
genre.  C'est  s'ingérer  dans  les  détails  de  la  vie  intime  plus  qu'il  ne 
convient.  Si  l'autorité  s'immisce  dans  les  logemens  autrement  que  par 
des  prescriptions  générales  analogues  à  la  législation  anglaise,  pour- 
quoi ne  pas  s'occuper  de  même  en  détail  de  la  nourriture,  et  puis  de 
l'habillement,  du  chauffage,  de  l'éclairage  ?  Nous  nageons  alors  en  plein 
socialisme  :  l'état  se  mêle  de  tout,  préside  à  tout,  envahit  tout,  et  la 
société  devient  un  couvent  ou  une  caserne.  Quand  on  combat  le  socia- 
lisme, on  doit  être  attentif  à  ne  pas  le  copier. 

La  commission  a  accordé  une  attention  particulière  aux  caisses  de 
secours  mutuels,  aux  caisses  d'épargne,  à  la  caisse  des  retraites.  Elle  a 
pour  les  caisses  d'épargne  un  grand  respect  que  tout  le  monde  doit  par- 
tager; elle  leur  maintient  le  patronage  de  l'état,  qui  consiste  en  ce  qu'il 
se  fait  le  dépositaire  de  leurs  fonds,  en  garantit  la  restitution,  et  en 
sert  un  intérêt  convenable.  Elle  étend  aux  caisses  de  secours  le  bienfait 
de  cette  protection  sous  plusieurs  formes;  non-seulement  le  trésor  sera 
leur  caissier,  mais  encore  le  conseil  d'état  examinera  leurs  statuts,  afin 
qu'ils  soient  conformes  à  la  raison,  et  qu'ils  cessent  de  contenir  des  cal- 
culs que  l'arithmétique  désavoue,  source  d'irréparables  désappointe- 
mens  pour  les  sociétaires.  Après  cet  examen,  on  leur  accorderait  la 
qualité  d'établissemens  d'utilité  publique,  afin  qu'elles  fussent  aptes  à 
recevoir  des  dons  et  des  legs. 

Relativement  aux  caisses  de  secours  mutuels,  la  commission  expose, 
peut-être  trop  en  raccourci,  et  sans  en  tirer  de  conclusion  suffisante, 
quelques  observations  d'un  grand  intérêt.  En  soi,  la  pensée  de  ces  so- 
ciétés est  utile  et  morale;  elles  ne  sont  cependant  pas  sans  inconvéniens 
possibles,  je  ne  dis  pas  assez,  sans  périls.  Dans  un  assez  grand  nombre 
de  circonstances,  les  sociétés  de  secours  mutuels,  telles  qu'elles  ont  été 
jusqu'ici  presque  toutes,  c'est-à-dire  uniquement  composées  de  per- 
sonnes de  la  classe  ouvrière  et  administrées  par  les  ouvriers  seuls, 
sont  devenues  des  sociétés  politiques  où  l'on  a  discuté,  exclusivement 
du  point  de  vue  de  l'ouvrier,  les  questions  sociales.  On  s'y  communi- 
quait les  griefs  qu'on  avait  ou  qu'on  croyait  avoir  contre  les  chefs  d'in- 
dustrie, et  les  notions  d'économie  sociale  qu'on  avait  puisées  à  des 
sources  trop  souvent  suspectes.  On  s'y  est  ainsi  aigri  mutuellement  : 
déplorable  mutualité!  Les  hommes  ardens  s'y  sont  érigés  en  meneurs  et 
ont  intimidé  ceux  qu'ils  ne  pou\aient  convaincre.  Les  sociétés  secrètes 
ont  cherché  à  y  exercer  de  l'influence,  et  elles  y  sont  parvenues. 
Bientôt,  sous  le  prétexte,  plausible  au  premier  aspect,  de  parer  aux 


./ 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES   ET   SOCIALES.  ^JT 

souffrances  du  chômage,  on  a  dénaturé  les  caisses  de  secours.  On  les 
a  rendues  plus  onéreuses  aux  ouvriers,  parce  qu'alors  il  n'a  plus  sufa 
d'avoir  en  réserve  une  petite  somme  proportionnée  aux  chances  de 
maladie  de  3  ou  400  personnes;  il  a  fallu  amasser  une  sorte  de  trésor, 
et,  après  avoir  réuni  ainsi  de  fortes  sommes,  on  leur  donnait  une  des- 
tination préjudiciable  aux  hommes  laborieux,  qui  sont  l'immense  ma- 
jorité, et  funeste  à  l'ordre  public.  C'est  de  cette  manière  (ju'on  a  sou- 
tenu bien  souvent,  en  Angleterre  et  en  France,  des  grèves  auxquelles 
le  grand  nombre  était  contraint  de  participer  par  les  menaces  d'une 
minorité  audacieuse  et  sans  frein,  et  qui  toujours  étaient  sans  résul- 
tat, excepté  pour  quelques  meneurs  avides  de  faire  sentir  leur  domi- 
nation à  tout  hasard,  et  peu  amoureux  du  travail.  Quelquefois  même 
les  sociétés  de  secours  mutuels  se  sont  changées  en  instrumens  de 
guerre  civile.  11  n'est  personne  qui  ne  sache  l'histoire  des  mutuellistes 
et  des  ferrandiniers  de  Lyon  et  de  Saint-Étienne.  Au  commencement, 
c'étaient  des  associations  de  secours  mutuels  très-recommandables; 
en  1834,  elles  formèrent  l'armée  de  la  rébellion  qui  désola  nos  métro- 
poles manufacturières  du  sud-est. 

Une  société  de  secours  mutuels,  pour  bien  réussir,  je  veux  dire,  pour 
n'imposer  que  de  modiques  sacrifices  aux  sociétaires  et  remphr  leur 
attente,  pour  accomplir  sa  mission  d'humanité  sans  mélange  de  dés- 
ordre public,  doit  être  strictement  limitée  à  secourir  les  malades  et  à 
aider  leurs  familles.  Elle  doit  s'abstenir  de  donner  des  retraites;  beau- 
coup de  celles  qui  l'ont  tenté  s'y  sont  ruinées.  Elle  doit  s'interdire  de 
fournir  quoi  que  ce  soit  en  cas  de  chômage.  Si  la  commission  avait 
ouvert  une  enquête,  elle  aurait  obtenu  de  chefs  d'industrie  de  Paris 
et  de  la  province,  surtout  de  l'Alsace,  des  renseignemens  très  curieux. 
Je  connais,  à  Paris,  une  société  de  secours,  instituée  dans  un  établisse- 
ment qui  compte  quatre  cents  ouvriers,  et  où  il  suffit  d'une  cotisation 
mensuelle  de  80  centimes  par  tête.  11  est  vrai  que,  dans  cet  établisse- 
ment que  dirige  un  homme  éclairé  et  excellent  (1),  on  est  parvenu  à 
vaincre  la  répugnance  que  l'hôpital  inspire  à  la  plupart  des  ouvriers  ; 
alors  le  secours,  fixé  à  1  fr.  50  c.  par  jour,  profite  à  la  famille;  mais  il 
ne  faudrait  porter  le  versement  qu'à  1  fr.  60  c.  par  mois  ou  19  fr.  20  c. 
par  an,  pour  que  l'indemnité  quotidienne  fût  de  3  fr.,  ce  qui  est  élevé. 

Les  statuts  des  sociétés  de  secours  mutuels  seraient  combinés  d'une 
manière  plus  avantageuse  aux  sociétaires  et  plus  conforme  à  l'ordre 
public,  si  les  intéressés  consentaient  à  les  soumettre  à  la  sanction  du 
conseil  d'état;  à  cela,  l'état  peut  non  les  contraindre,  mais  les  engager 
par  l'octroi  dé  quelques  services  et  de  quelques  faveurs.  Encore  fau- 
drait-il cependant  que  ces  faveurs  ou  ces  services  fussent  assez  con- 

(1)  M.  Claude  Arnoux,  ancien  élève  de  l'École  Polytechnique. 

TOME  Y.  " 


978  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sidérables  pour  persuader  les  sociétaires,  et  la  commission  ne  paraît 
point  y  avoir  assez  songé.  Sous  ce  rapport,  le  gouvernement  a  beaucoup 
mieux  apprécié  la  position;  il  offre,  sous  condition,  un  subside  qui  n'a 
rien  de  compromettant  pour  les  finances  de  l'état.  La  commission  enfin 
n'a  tenu  aucun  compte  d'une  pensée  féconde  dont  le  gouvernement  l'a- 
vait saisie  à  l'occasion  des  sociétés  de  secours,  et  qui  eût  trouvé  aussi 
son  application  ailleurs;  nous  y  reviendrons  un  peu  plus  loin,  le  sujet 
en  vaut  la  peine.  En  résumé,  voilà  encore  un  sujet  à  l'égard  duquel  le 
travail  de  la  commission  est  médiocrement  satisfaisant. 

A  l'égard  de  la  caisse  des  retraites,  a-t-elle  fait  beaucoup  mieux?  Elle 
se  prononce  énergiquement  contre  la  retenue  obligatoire.  Les  motifs 
de  sa  résistance,  que  le  rapporteur  expose  parfaitement,  ne  laisse- 
ront de  doute  à  aucun  de  ceux  qui  jugent  ces  questions-là  avec  leur 
raison.  L'état  ne  peut  gérer  de  force  les  intérêts  de  trente  millions  de 
personnes.  De  ce  que  les  individus  peuvent  mal  conduire  leurs  affaires, 
il  ne  suit  pas  qu'on  doive  se  substituer  à  eux.  Une  société  où  l'état  se 
mettrait  à  la  place  de  tous,  et  s'érigerait  d'autorité  en  dépositaire  des 
économies  de  presque  toute  la  nation,  serait  sous  une  loi  despotique.  Le 
gouvernement  qui  assumerait  tant  de  responsabilité  serait  insensé.  La 
chance  du  mal  est  la  conséquence  inévitable  de  la  liberté  humaine.  Il 
ne  faut  pas  que,  dans  nos  sociétés  civilisées,  amoureuses  de  liberté, 
lors  même  qu'elles  paraissent  la  répudier,  les  gouvernemens  veuillent 
faire  autrement  que  Dieu  même,  qui,  en  donnant  aux  hommes  le  libre 
arbitre,  a  entendu  qu'ils  pourraient  faire  bien  ou  faire  mal,  et  qui  leur 
a  préparé  à  tous  la  récompense  ou  la  peine,  selon  leur  choix.  La  rete- 
nue obligatoire,  quand  on  l'envisage  de  près,  se  montre  impraticable, 
et  par  rapport  aux  ouvriers  et  par  rapport  à  l'état.  Par  rapport  aux  ou- 
vriers, il  en  est  un  grand  nombre  qu'on  ne  pourrait  faire  contribuer 
régulièrement,  à  moins  d'organiser  l'inquisition.  Par  rapport  à  l'état, 
la  difficulté  est  d'un  autre  genre.  L'état  deviendrait  le  gardien  de 
sommes  inouies,  dont  aucun  gouvernement  ne  voudrait  ni  ne  pourrait 
accepter  le  dépôt,  qu'il  échouerait  à  faire  valoir.  Selon  les  différens 
calculs  que  présente  M.  Thiers,  en  se  plaçant  dans  différentes  hypo- 
thèses, on  se  trouverait  en  effet,  au  bout  d'un  certain  nombre  d'an- 
nées, en  face  de  30  milliards,  ou  de  23,  ou  au  moins  de  15.  Réduisez 
à  moitié  encore,  et  la  somme  restera  exorbitante.  Cette  objection  ce- 
pendant perdrait  de  sa  force,  si  on  prenait  le  parti  de  substituer  à  une 
caisse  unique,  administrée  par  l'état,  un  grand  nombre  de  caisses  lo- 
cales que  l'état  pourrait  surveiller,  mais  dont  l'administration  et  les 
ressources  resteraient  distinctes  :  parti  fort  sage,  car  ce  serait  le  seul 
moyen  d'attirer  à  l'institution  une  certaine  quantité  de  dons  volon-» 
taires.  Beaucoup  de  personnes  se  décideraient  à  une  donation  immé- 
diate, ou  à  un  legs  en  faveur  de  la  caisse  des  retraites  de  leur  ville 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  970 

OU  de  leur  profession  dans  la  \ille,  qui  y  seraient  beaucoup  moins  por- 
tées, si  leur  largesse  devait  aller  s'engloutir  dans  une  caisse  unique, 
dont  l'avoir  profiterait  à  la  France  entière.  C'est  un  aspect  de  la  (jues- 
tion  qui  a  échappé  à  la  commission,  quoiqu'il  eût  été  signalé  par  plu- 
sieurs personnes. 

La  retenue  obligatoire  une  fois  écartée,  la  caisse  des  retraites,  ne 
s'alimentant  plus  que  de  dépôts  volontaires,  devient  une  institution 
fort  désirable.  Le  gouvernement  la  proposait  peu  de  semaines  avant  lu 
révolution  de  février,  il  avait  bien  raison;  il  l'aurait  eu  davantage,  si  la 
proposition  fût  venue  quelques  années  plus  tôt.  La  commission  cei)en- 
dant  y  est  peu  sympathique.  Elle  n'y  consent  que  par  manière  de  con- 
cession aux  erreurs  du  public,  comme  pour  faire  la  part  du  feu.  On 
n'aurait  songé  à  la  caisse  des  retraite,  suivant  elle,  qu'au  moment  où 
les  fausses  doctrines,  inventées  pour  séduire  et  tromper  la  multitude, 
commençaient  à  s'élever  comme  le  lit  d'un  torrent  qui  déborde.  L'ap- 
préciation est  injuste.  Qu'on  dise  que  l'ouvrier  qui  met  des  fonds  à  la 
caisse  d'épargne,  qui  les  y  laisse  prudemment  grossir,  et  se  forme  un 
petit  capital  avec  lequel  il  devient  chef  d'industrie  à  son  tour  sur  une 
petite  échelle,  est  un  homme  très  recommandable,  qui  enrichit  la 
société  en  lui  formant  du  capital,  en  lui  suscitant  en  sa  personne  un 
membre  de  plus  en  plus  utile,  par  la  sollicitude  duquel  une  famille 
tout  entière  sera  élevée  à  une  condition  bien  meilleure,  on  n'expri- 
mera rien  que  de  vrai;  mais  faudra-t-il  réprouver  comme  un  égoïste 
(le  rapport  ajoute  à  vue  assez  étroite)  (1),  celui  qui,  au  lieu  d'aller  à  la 
caisse  d'épargne,  passe  à  la  caisse  des  retraites,  pour  y  placer  -20  ou 
30  francs  par  an,  dans  la  supposition  même  où  cette  caisse  serait  con- 
stituée sur  la  base  des  tontines,  et  où  par  conséquent  l'argent  qu'elle 
recevrait  serait  placé  à  fonds  perdu?  Tenons  compte  de  ce  que  le 
même  homme,  dans  le  même  esprit,  se  cotisera  vraisemblablement 
de  20  ou  30  francs  par  an  aussi  pour  la  caisse  de  secours  mutuels. 
Or,  quand  un  ouvrier  a  distrait  de  son  salaire  une  somme  annuelle 
de  AO  à  60  francs,  il  a  déjà  fait  beaucoup;  je  suppose  un  ouvrier  or- 
dinaire et  non  l'homme  d'élite,  qui  reçoit  un  salaire  exceptionnel. 
Si,  au  lieu  d'aller  frapper  à  la  i)orte  de  la  caisse  des  retraites,  il  eût 
pris  le  chemin  de  la  caisse  d'épargne,  et  qu'il  y  eût  dépose  20  ou 
30  francs,  est-ce  qu'il  aurait  pu  avoir  amassé,  une  fois  a  la  force  de 
l'âge,  une  somme  qui  lui  permît  de  rien  entreprendre?  Non,  car  il 
faut  une  durée  de  trente-six  ans  pour  qu'un  dépôt  de  30  francs  par 
an  engendre,  avec  les  intérêts  cumulés,  une  somme  de  3,000  francs. 
Au  moins  dans  ce  cas,  dira-t-on,  il  eût  mieux  agi  dans  l'interet  de  ses 

tl)  Page  ItS,  plus  loin,  page  119,  il  est  dit  un  égoisfe  insouciant;  o°/*  j7"'^;'^*; 
page  13i:  qu'admettre  le  principe  des  tontines,  c'est  passer  par-dessus  toutes  les  , oisons 
de  moralité'  et  de  propriété'. 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfans.  Ce  n'est  pas  certain,  par  plusieurs  motifs.  S'il  avait  eu  la  fa- 
culté de  retirer  ses  fonds  à  volonté,  il  est  permis  de  craindre  qu'il 
n'eût  été  tenté  de  le  faire  souvent  dans  ce  laps  de  temps  de  plus  d'un 
tiers  de  siècle,  pour  s'engager  dans  des  spéculations  aventureuses, 
pour  dépenser  inconsidérément  dans  le  plaisir.  Il  n'en  serait  rien  resté 
alors,  ni  à  ses  enfans  ni  à  lui-même.  Sa  vieillesse  eût  obéré  sa  famille. 
Ainsi  qu'il  était  dit  dans  le  travail  d'une  commission  libre,  qui  s'était 
constituée,  il  y  a  sept  ans,  sous  la  présidence  de  M.  Mole,  et  dont  le  rap- 
port a  servi  de  point  de  départ  à  la  plupart  des  études  sur  la  matière, 
«  à  l'inverse  de  ce  qui  a  lieu  dans  les  familles  aisées,  où  des  rentes 
viagères  ne  semblent  pouvoir  être  constituées  au  profit  des  ascendans 
qu'au  détriment  des  héritiers,  la  constitution  d'une  peq^si» .;  de  re- 
traite sur  la  tête  des  chefs  de  famille  qui  vivent  de  salaire,  vJ-ms  des 
classes  où  l'héritage  est  presque  inconnu,  empêche  les  vieillards  l'être 
à  la  charge  de  leurs  enfans,  leur  permet  d'achever  leurs  jours  :iu  mi- 
lieu d'eux,  entourés  de  soins  que  la  pension  qu'ils  apporlcni;  ^^tîj  et 
plus  faciles  et  plus  affectueux.  Les  maires  des  villes  popmenses  peuvent 
certifier  ce  que  nous  avançons  ici  touchant  les  conditions  d'existence 
des  vieillards  qui  appartiennent  aux  classes  ouvrières.  11  y  a  tel  arron- 
dissement de  Paris  où  il  a  suffi  d'une  allocation  de  8  francs  par  mois 
pour  retenir  au  sein  de  leur  famille  ceux  que  l'âge  et  le  dénûment 
allaient  en  exiler.  » 

Même  avec  le  caractère  de  la  tontine,  la  caisse  des  retraites  est  déjà 
une  forme  de  la  prévoyance,  forme  imparfaite,  soit;  mais  il  y  a  quelque 
chose  de  bien  plus  imparfait,  c'est  de  n'avoir  de  prévoyance  d'aucune 
sorte  et  d'aller  au  cabaret  boire  ce  qu'il  serait  possible  d'épargner.  Si 
vous  retirez  du  cabaret,  par  le  moyen  d'une  prévoyance  tout  indivi- 
duelle, l'homme  qui  est  enclin  à  le  fréquenter,  c'est  déjà  un  service  que 
vous  lui  rendez.  Vous  lui  donnez  le  commencement  de  la  prévoyance,  le 
reste  viendra  ensuite,  très  probablement,  par  un  enchaînement  naturel. 

Mais  le  gouvernement  n'est  pas  forcé,  s'il  ouvre  des  caisses  de  re- 
traite, de  les  organiser  toutes  sur  le  pied  de  la  tontine;  il  peut  bien,  à 
côté  des  placemens  en  viager,  instituer  des  caisses  où  la  totalité  des 
versemens  en  capital,  sans  les  intérêts,  reviendrait  à  la  famille;  il  peut 
donner  la  faculté  de  passer  de  celle-ci,  qui  semble  avoir  moins  de  dé- 
férence pour  le  sentiment  de  la  famille,  à  celle-là  qui  le  ménagerait 
davantage,  sans  réciprocité.  Enfin  il  peut  n'instituer  que  cette  dernière 
sorte  de  caisse  de  retraites.  Avec  ce  système,  la  quotité  des  pensions  dif- 
férerait assez  peu  de  ce  qu'on  obtient  par  la  tontine  (1).  Cette  combi- 

(1)  La  différence  équivaut  à  peu  près  à  i  pour  100  dans  le  taux  d'intérêt  qui  sert  à 
calculer  les  pensions.  C'est  comme  si  on  prenait  le  taux  de  i  au  Heu  de  5.  C'est  ce  qai 
résulte  des  calculs  exposés  (page  5i)  dans  le  premier  rapport  de  M.  Benoist  d'Âzy,  dont 
il  va  être  parlé. 


LES  QUESTIONS   POLITIQUES   ET   SOCIALES.  981 

naison  moyenne  se  présente  comme  une  transaction  à  L'uiuelle  la  com- 
mission aurait  dû  donner  un  assentiment  explicite,  par  le  motif  suivant  : 

Une  commission  spéciale  de  l'assemblée  a  été  chargée  de  présenter 
un  rapport  sur  la  caisse  des  retraites.  Ce  rapport  est  déposé  depuis  le 
6  octobre.  Il  a  été  imprimé  et  il  est  dans  le  domaine  public.  Il  est  d'un 
homme  dont  la  capacité  financière  est  notoire,  M.  Benoist  d'Azy.  On  \ 
trouve  des  renseignemens  curieux  sur  l'Angleterre,  la  Prusse,  la  Bel- 
gique, où  la  caisse  des  retraites  est  en  vigueur  sur  la  base  de  la  tontine. 
L'institution  y  est  disculpée  particulièrement  du  reproche  d'égoïsme 
(pages  46  et  52).  Cependant,  pour  écarter  toute  objection  et  mieux  as- 
surer le  succès  de  la  loi  dans  le  sein  de  l'assemblée,  la  commission  spé- 
ciale a  renoncé  au  principe  des  tontines,  et  stipulé  que  tous  les  verse- 
mens  en  capital,  mais  sans  intérêt,  seraient  restitués  à  la  famille.  La 
grande  commission  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  avait 
donc  sur  ce  point  la  besogne  toute  faite.  11  est  vrai  qu'elle  conclut  par 
deux  lignes  d'approbation  de  la  caisse  des  retraites  ainsi  conçue,  mais 
c'est  après  une  suite  de  raisonnemens  qui  les  condamne  fort  au  long. 

La  commission  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  exprime, 
même  avec  une  singulière  vivacité,  son  dissentiment  au  sujet  de  la 
subvention  qui,  dans  le  projet  du  gouvernement,  serait  accordée  à  la 
caisse  des  retraites.  Elle  adresse  à  ce  projet,  non  directement,  mais 
par  la  méthode  meurtrière  du  tir  à  ricochet,  le  mot  d'extravagance.  Elle 
aura  à  se  mettre  d'accord  avec  la  commission  spéciale  des  caisses  de 
retraites,  qui  a  le  bon  esprit  d'adopter,  sauf  quelques  modifications  de 
détail,  l'idée  du  gouvernement  (1).  C'est  ici  le  lieu  d'une  réfiexion  qui 
se  présente  plus  d'une  fois  à  l'esprit  quand  on  lit  le  rapport  de  la  com- 
mission de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  :  on  serait  quel- 
quefois tenté  de  croire  qu'elle  a  oublié  la  situation  politique  et  sociale 
dans  laquelle  nous  nous  trouvons  engagés.  Certainement,  si  nous  étions 
aux  États-Unis,  où  l'aisance  est  à  peu  près  sans  exception,  où  le  travail 
est  abondant  et  la  rétribution  large,  l'état  pourrait  complètement  se 
dispenser  de  toute  espèce  de  coopération  en  faveur  des  institutions  de 
prévoyance;  mais  nous  ne  sommes  pasjaux  États-Unis.  La  misère  prend 
notre  société  à  la  gorge,  et  la  sécurité  sociale  en  est  compromise.  Des 
passions  violentes  ont  été  soulevées,  et  si  aujourd'hui  elles  nous  lais- 
sent une^trève,  elles  peuvent  recommencer  demain.  Quand  tout  mar- 
che^régulièrement,  quand  la  prospérité  est  générale,  il  serait  absurde, 
extravagant,  que  l'état  s'ingérât  dans  les  institutions  de  prévoyance  pour 
y  jeter  l'argent  des  contribuables;  mais  faut-il  hésiter,  quand  on  est  en 
présence  de  souffrances  cruelles,  quand  il  s'agit  de  ramener,  par  qucl- 

(1)  Voyez  le  rapport  supplémentaire  présenté  au  nom  de  la  commission  des  caisses  de 
retraites  et  de  secours,  par  M.  Benoist  d'Azy,  le  18  février  1850. 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ques  témoignages  de  bienveillance,  des  classes  entières,  quand  il  est  si 
urgent  d'accoutumer  le  grand  nombre  à  la  pratique  d'une  vertu  qui 
est  un  des  attributs  distinctifs  de  l'homme  libre  et  la  sauvegarde  de 
l'ordre  social?  Considérez,  si  vous  le  voulez,  comme  des  sommes  dé- 
pensées pour  l'éducation  publique,  ces  subventions  fort  modiques 
après  tout  (1);  qu'y  trouverez-vous  alors  à  redire? 

La  commission  termine  son  examen  par  les  hospices.  Elle  serait 
d'avis  que,  pour  en  rendre  l'usage  moins  pénible  aux  classes  pauvres, 
qui  s'en  trouvent  humiliées,  on  employât,  dans  certains  cas,  les  nou- 
velles ressources  dont  on  disposerait,  en  secours  distribués  à  domicile, 
quand  il  s'agirait  de  maux  temporaires,  —  en  petites  pensions  de  plus 
longue  durée,  quand  les  infirmités  seraient  incurables.  Elle  pense 
pourtant  qu'à  cet  égard  une  solution  définitive  ne  peut  être  adoptée 
«  avant  beaucoup  de  discussions  et  d'expériences.  »  C'est  que  les  soins, 
en  cas  de  maladie,  sont  plus  intelligens  à  l'hospice  que  dans  la  famille 
du  pauvre,  où  tout  art  manque,  où  l'aérage  et  le  chauffage  sont  im- 
parfaits, et  la  même  somme  dépensée  dans  un  établissement  commun 
produit  une  plus  grande  étendue  de  bien. 

Je  crois  avoir  maintenant  analysé  fidèlement  et  discuté  avec  toute 
l'impartialité  qui  est  en  mon  pouvoir  le  programnae  de  la  commission 
Pour  le  qualifier  d'un  mot,  il  est  négatif.  Des  dispositions  positives 
de  quelque  efficacité,  on  les  y  chercherait  en  vain.  Ce  qu'elle  recom- 
mande au  sujet  des  chômages  serait  de  la  plus  médiocre  verto;  les 
chapitres  sur  la  colonisation,  sur  les  logemens,  sur  les  caisses  de  se- 
cours et  sur  presque  tous  les  autres  sujets  pratiques,  sembleraient 
attester  même  qu'elle  ne  s'est  pas  livrée  à  «ne  étude  approfondie  des 
moyens  organiques  à  faire  intervenir.  Sa  préoccupation  principale,  ex- 
clusive, aura  été  d'avertir  les  ouvriers,  le  public  tout  entier,  de  la  pé- 
rilleuse voie  où  certaines  doctrines  entraînaient  l'opinion.  Elle  se  sero 
dit  :  Le  plus  grand  service  que  nous  ayons  à  rendre  à  la  France  est 
d'écarter  ce  mauvais  vent  qui  souffle  sur  le  pays.  Pour  nous  abriter 
contre  ce  torrent  d'innovations  malfaisantes,  opposons-nous  à  toute 
innovation.  La  négation  est  ainsi  devenue  pour  elle  une  idée  systéma- 
tique. Quelqu'un  disait  après  avoir  lu  ce  rapport  :  «  Nous  sommes 
heureux  de  posséder  les  hospices,  car  s'ils  n'existaient  pas,  et  qu'on  le 
eût  proposés  à  ce  moment,  la  commission  eût  trouvé  des  raisonne- 
mens  sans  réplique  pour  démontrer  qu'ils  sont  impossibles.  » 

Cette  situation  d'esprit  n'est  pas  politique.  Ce  n'est  pas  que  l'ensei-l  ^ 
gnement  ainsi  donné  au  public  par  la  commission  ne  soit  opportur  in 
et  ne  doive  rester.  La  morale  de  cet  enseignement,  c'est,  en  effet,  qu'il 

(i)  Il  s'agit  d'une  somme  de  25  francs  par  souscripteur  qui  serait  acquise  seulemen 
aux  cent  mille  premiers,  sous  la  condition  d'un  versement  de  15  fr.  au  moins  par  ai 
répété  pendant  cinq  ans  :  c'est  en  tout  2,500,000  francs. 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  983 

feut  se  déshabituer  du  détestable  penchant  que  nous  avons  tous  à  at- 
tendre  de  l'état  l'amélioration  de  notre  sort.  On  a  fait  de  l'état  une 
divinité  semblable  aux  génies  des  Mille  et  une  Nuits,  qui  instantané- 
ment changeaient  la  face  de  toute  chose  et  disposaient  d'inépuisables 
trésors,  tandis  qu'il  n'a  aucune  ressource  qui  lui  soit  propre ,  et  que 
tout  ce  qu'il  distribue,  il  le  tire  de  nos  bourses,  il  le  prend  sur  les  fruits 
du  travail  de  la  masse  des  citoyens,  qui  est  pauvre,  car,  en  tant  que 
nation ,  nous  sommes  dans  une  affligeante  pauvreté.  Le  riche  est  une 
rare  exception,  et  on  ne  peut  retirer  de  lui,  par  l'impôt,  qu'une  petite 
fraction  des  revenus  de  l'état,  à  moins  de  le  spoUer,  ce  qui  serait  nui- 
sible au  peuple  lui-même ,  en  ce  sens  que  de  cette  manière  on  dis- 
siperait le  capital  qui  alimente  le  travail  national  et  lui  donne  quelque 
fécondité  au  profit  de  toutes  les  classes.  Il  faut  donc  renoncer  aux 
rêves  dont  nous  avons  été  bercés,  que  l'état  peut  être  une  providence 
pour  chacun  de  nous,  nous  trouver  du  travail,  nous  procurer  des 
capitaux ,  veiller  sur  chacun  de  nos  pas,  assister  comme  un  ange  gar- 
dien à  tout  ce  que  nous  faisons,  soit  comme  producteurs,  soit  comme 
consommateurs.  Ce  tuteur,  s'il  se  mettait  à  nous  accompagner,  nous 
embarrasserait  et  nous  déplairait  fort ,  car  ce  serait  ce  préfet,  ce  sous- 
préfet,  ce  procureur  de  la  république,  ce  gendarme,  que,  tous  tant 
qu'ils  sont,  dans  un  accès  d'insubordination,  nous  avons  pris  en  haine 
ou  en  défiance.  Et  enfin  qu'est-ce  que  le  culte  en  vertu  duquel  nous 
allons  demander  notre  salut  à  l'état ,  converti ,  dans  notre  imagina- 
tion, en  une  idole  toute-puissante,  sinon  la  répudiation  de  la  liberté, 
pour  la  possession  de  laquelle  notre  patrie  a  fait  tant  de  sacrifices? 
Ce  n'est  pas  à  l'état,  c'est  à  nous-mêmes  qu'il  faut  que  nous  nous 
adressions  avant  tout.  Nous  devons  être  à  nous-mêmes  notre  première 
providence.  Si  nous  ne  pouvions  l'être,  c'est  que  nous  aurions  eu  un 
accès  de  vanité  misérable  quand  nous  cherchâmes  à  être  libres.  L'as- 
sistance publique  a  souvent  à  agir;  mais,  si  elle  devenait  envers  des 
individus  une  habitude  de  tous  les  instans,  envers  quelques  classes 
une  loi  permanente,  au  lieu  de  leur  être  vraiment  utile,  elle  leur  nui- 
rait; elle  leur  désapprendrait  les  vertus  qui  font  la  force  de  l'esprit,  la 
noblesse  de  l'ame,  elle  amollirait  le  nerf  de  leurs  bras,  et,  dans  aucun 
cas,  il  ne  faut  l'ériger  en  un  droit.  Dès  qu'il  s'agit  d'assistance  et  de 
bienfaisance,  ne  prononçons  pas  le  mot  de  droit;  ainsi  qu'on  l'a  dit 
dans  un  des  plus  beaux  discours  qui  aient  été  entendus  depuis  la  ré- 
volution de  février,  tenons-nous-en  à  la  formule  du  devoir.  La  bien- 
faisance est  un  devoir  pour  le  riche,  un  devoir  pour  l'état,  dans  la  li- 
mite de  sa  puissance;  mais  ce  devoir,  tout  impérieux  qu'il  est,  ne  crée 
pas,  pour  le  pauvre,  un  droit  qu'il  puisse  revendiquer  comme  un 
homme  libre  réclame  son  dû.  Le  sentiment  du  droit  enivre  aisément 
t;elui  qui  l'invoque.  Du  sentiment  du  devoir,  au  contraire,  naissent  les 


984-  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

plus  belles  passions,  et  c'est  lui  qui  excelle  à  rapprocher  et  à  unir  les 
hommes  (1).  L'assistance,  la  charité,  la  fraternité,  peu  importe  le  nom. 
en  même  temps  que  c'est  l'accomplissement  d'un  devoir  chez  le  riche, 
impose  au  pauvre  un  devoir  réciproque,  celui  de  se  rendre  digne  d'être 
le  concitoyen  et  l'égal  devant  la  loi ,  le  frère  devant  Dieu,  d'hommes 
bienfaisans,  celui  de  témoigner,  lui  aussi,  par  son  affection  et  sa  recon- 
naissance, qu'il  est  imbu  du  sentiment  de  la  charité,  et  c'est  ainsi  que 
chacun  concourt  au  bonheur  de  tous  et  sert  au  bon  ordre  dans  l'état. 

Telles  sont  les  idées  que  la  commission,  les  jugeant  ébranlées  dans 
les  esprits,  a  cru  à  propos  de  raffermir;  hors  de  là,  en  effet,  pas  de 
société  possible.  Les  hommes  qui  parlent  ainsi  ne  sont  pas  les  ennemis 
du  peuple;  les  ennemis  du  peuple  ne  sont  pas  ceux  qui  rappellent  au 
peuple  les  vrais  principes.  S'il  y  avait  en  France  des  ennemis  systéma- 
tiques du  peuple,  ce  serait  plutôt  ceux  qui  lui  promettent  l'impossible 
et  qui  confondent  tous  les  principes  sociaux;  mais  ne  nous  accusons 
pas  les  uns  les  autres  d'être  les  ennemis  du  peuple  :  cette  polémique 
envenimée  ne  fait  pas  les  affaires  des  classes  pauvres.  Unissons-nous, 
concertons-nous  sincèrement,  loyalement;  c'est  ce  qui  améliorera  le 
sort  de  ceux  qui  souffrent  et  fera  les  affaires  de  tous. 

Mais,  si  l'on  ne  peut,  sans  une  injustice  extrême,  prétendre  que  le 
langage  de  la  commission  soit  celui  d'ennemis  du  peuple,  est-ce  à 
dire  que  ce  soit  celui  d'hommes  d'état  ayant  conscience  de  ce  que  la 
situation  actuelle  de  la  société  a  de  menaçant,  et  appréciant  l'ur- 
gence d'une  conciliation  entre  les  intérêts  sociaux  qu'on  est  parvenu  à 
diviser?  Non.  La  commission  a  exposé  quelques  principes  généraux 
parfaitement  sains,  et  elle  en  a  fait  des  applications  critiques  qui,  pour 
la  plupart,  sont  exactes.  De  la  part  d'un  prédicateur  dans  sa  chaire, 
ou  de  philosophes  réunis  en  académie,  c'eût  été  suffisant  peut-être  :  on 
demande  à  des  hommes  politiques  des  conclusions  plus  pratiques  et 
plus  prochaines.  Le  prédicateur  a  rempli  sa  tâche  quand  il  a  déposé 
dans  notre  cœur  le  germe  d'un  bon  sentiment,  le  philosophe  quand  il 
a  éclairé  notre  raison.  L'homme  politique,  le  législateur  est  tenu  à  des 
actes  (2)  :  or,  je  ne  vois  point  quel  acte  de  quelque  portée  ressort  du 
travail  de  la  commission;  je  n'y  lis  même  rien  qui  témoigne  du  pen- 
chant à  agir.  On  a  fait  table  rase  de  differens  faux  systèmes;  c'est  bien: 
d'autres  l'avaient  déjà  fait  d'une  manière  moins  brillante,  n'importe, 
il  était  bon  d'y  revenir;  mais  quel  système  a-t-on  ?  car  il  en  faut  un. 
L'amélioration  de  son  sort  que  la  multitude  cherchait  de  bonne  foi 
dans  le  droit  au  travail,  dans  toutes  les  impraticables  combinaisons 
des  écoles  socialistes,  la  commission  me  montre  clairement  qu'elle  ne 

(1)  Voyez  le  discours  de  M.  Dufaure,  séance  du  14  septembre  1818. 

(2)  Dans  le  langage  politique  des  Anglais  et  des  Américains,  une  loi  s'appelle  un  acte. 


LES  QUESTIONS   POLITIQUES   ET   SOCIALES.  98" 

réside  ni  dans  la  formule  de  celui-ci,  ni  dans  le  plan  de  celui-là;  elle 
ne  m'indique  point  où  elle  peut  être.  Elle  m'avertit  (jue  dans  certains 
parages  de  l'espace  ouvert  devant  nous  il  y  a  un  abîme  béant  :  grand 
merci  !  mais  n'avez- vous  pas  une  boussole  à  me  donner,  pour  (jue  je 
marche  vers  le  but?  La  multitude  est  là,  qui  grondait  en  1848,  et 
jusqu'au  13  juin  1849,  qui  maintenant  est  moins  agitée,  mais  dont 
les  passions  ne  sont  qu'endormies.  11  faudrait  pourtant  avoir  quelque 
bonne  parole  à  lui  apporter,  quelque  parole  qui  dût  être  suivie  d'effet, 
car  tout  ce  qui  sera  verba  et  voces,  prœtereaque  nihil,  n'est  plus  de 
mise.  A  la  foule  de  ces  hommes  qui  souffrent,  il  faut  une  ferme  espé- 
rance à  laquelle  ils  puissent  se  cramponner.  Dégoûtée  des  rêves  dont 
on  l'avait  bercée,  elle  sent  que  les  changemens  à  vue  sont  impossibles 
dans  la  société;  mais,  pour  être  irrévocablement  pacifiée,  elle  a  besoin 
d'un  idéal  auquel  elle  puisse  croire,  non-seulement  pour  l'autre 
monde,  mais  pour  celui-ci.  Elle  se  contenterait  de  voir  poindre  l'aurore 
de  cet  avenir,  si  elle  croyait  qu'il  luira  de  plus  en  plus  sur  les  géné- 
rations suivantes,  sous  la  condition  de  s'en  montrer  de  plus  en  plus 
dignes.  Or,  que  lui  off're-t-on  en  perspective?  Rien.  Quel  idéal  lui 
montre-t-on?  Aucun.  Comme  si  la  civilisation  française  était  parvenue 
à  ses  colonnes  d'Hercule,  qu'il  n'y  eut  rien  à  y  changer,  rien  à  y 
ajouter! 

La  commission  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  ne  s'est 
donc  point  acquittée  de  sa  tâche.  Dès  que  je  me  place  à  quelque  point 
de  vue  autre  que  celui  d'une  polémique  négative,  je  n'aperçois  plus 
que  des  lacunes  dans  son  programme. 

D'abord,  pour  nous  en  tenir  aux  institutions  de  bienfaisance  pro- 
prement dites,  voici  une  double  catégorie  d'omissions  qu'on  peut  y 
signaler  :  1"  pour  ce  qui  est  de  la  bienfaisance  publique,  elle  a  trop 
restreint  son  examen,  elle  a  négligé  des  institutions  qui  auraient  exigé 
une  discussion  toute  particulière.  En  ce  temps-ci,  les  élucubrations 
mêmes  des  théoriciens  purs  méritent  qu'on  s'y  arrête;  c'est  ainsi  que 
la  commission  a  insisté  sur  le  droit  au  travail,  conception  qui,  grâce 
à  Dieu,  est  restée  dans  le  domaine  de  la  spéculation  théorique.  A  plus 
forte  raison  devait-elle  examiner  ce  qui ,  chez  de  grandes  nations,  a 
été  sanctionné  par  l'expérience  :  elle  s'en  est  abstenue.  2°  Sans  doute 
la  commission  n'avait  pas  à  entrer  dans  le  détail  des  manifestations 
de  la  bienfaisance  privée;  mais  il  est  des  cas  où  celle-ci  se  combine 
de  la  façon  la  plus  heureuse  avec  la  bienfaisance  publique,  où  elle  lui 
communique  une  vertu  extraordinaire,  et  où,  par  son  concours,  elle 
assure  des  efTets  d'une  grande  portée  politique,  qu'autrement  on  ne 
saurait  comment  atteindre.  La  commission  n'en  pouvait  ignorer,  d'a- 
bord parce  que  le  mot  d'ignorance  ne  saurait,  sous  aucun  prétexte  ni 
sous  aucune  forme,  être  appliqué  à  une  réunion  d'hommes  aussi  distm- 


986  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gués;  ensuite  l'assemblée  était  officiellement  saisie  de  projets  de  la 
compétence  directe  de  la  commission,  et  qui  avaient  ce  caractère  : 
cependant  la  commission  n'en  a  pas  dit  un  mot. 

Ainsi,  pour  citer  quelques  exemples  de  ces  deux  sortes  d'omissions, 
la  commission  a  complètement  passé  sous  silence  la  taxe  des  pauvres, 
qui,  en  Angleterre,  date  du  règne  d'Elisabeth,  et  qui ,  établie  en  vertu 
d'une  série  de  lois  amendées  et  recomposées  en  un  corps  homogène 
par  l'acte  de  4834,  semble  devoir  s'y  perpétuer  indéfiniment.  Le  ré- 
gime actuel  de  la  taxe  des  pauvres,  en  Angleterre,  a  au  moins  deux 
avantages  :  la  subsistance  est  assurée  aux  populations  dans  les  chô- 
mages ordinaires,  et  il  n'y  a  plus  rien  qui  favorise  le  penchant  à  l'oi- 
siveté, parce  que  l'homme  valide,  du  moment  qu'il  reçoit  du  secours, 
est  soumis  à  une  contrainte  qui  lui  pèse  et  qu'il  secoue  dès  qu'il  le 
peut  :  c'est  d'être  enfermé  dans  la  maison  de  travail  {workhouse).  Les 
événemens  feront  inévitablement  revenir  la  taxe  des  pauvres  dans  la 
discussion  publique  en  France.  Il  paraît  impossible  qu'on  s'en  passe 
dans  tout  pays  où  le  système  des  grandes  manufactures  s'est  déve- 
loppé; elle  est  en  usage  dans  l'Union  américaine,  au  sein  des  états 
même  les  plus  renommés  pour  leur  civilisation,  le  Massachusetts,  le 
Connecticut.  C'est  donc,  dans  le  travail  de  la  commission,  une  lacune 
qu'on  s'explique  difficilement. 

Il  y  avait  pourtant  une  bonne  raison  pour  que  la  commission  ne  tînt 
pas  ainsi  dans  un  oubli  complet  la  taxe  des  pauvres,  considérée  comme 
une  mesure  générale  de  la  bienfaisance  publique  :  c'est  que  nous  avons 
beau  croire  ne  pas  l'avoir,  nous  la  possédons  positivement,  sous  un 
autre  nom,  avec  une  destination  spéciale  qui  ne  laisse  pas  que  d'être 
fort  étendue.  Ce  que  les  intéressés  glorifient  et  font  glorifier  sous  le 
titre  pompeux  de  la  protection  du  travail  national  n'est  que  la  taxe  des 
pauvj-es,  et  ne  peut  même  se  défendre  qu'à  ce  titre.  Je  défie  que,  pour 
motiver  ce  système  de  politique  commerciale,  on  trouve  une  autre  rai- 
son que  celle-ci  :  «  Dans  le  cas  où  l'on  supprimerait  la  protection,  les 
ouvriers  de  telle  et  de  telle  industrie  seraient  sans  emploi,  et  il  faut 
bien  les  nourrir.  »  Dans  ce  dire,  il  y  a  beaucoup  d'exagération  :  je  le 
montrerais,  je  le  crois,  si  c'était  ici  le  lieu;  admettons-le  pourtant 
comme  parfaitement  exact.  Il  n'eu  sera  pas  moins  vrai  que  la  pro- 
tection se  résout  en  un  impôt  mis  sur  le  consommateur  au  profit  de  ces 
industries,  et,  du  point  de  vue  de  l'égalité  devant  la  loi,  c'est  un  sys- 
tème insoutenable,  car  aucun  Français  n'a  le  droit  d'imposer  à  son  bé- 
néfice le  reste  de  ses  concitoyens,  et  l'on  ne  doit  d'impôt  qu'à  l'état; 
mais,  à  titre  de  charité,  et,  à  ce  litre  seul,  la  mesure  s'exphque  et  on 
peut  en  soutenir  la  convenance.  Quand  bien  même  ce  système  protec- 
teur ne  serait  pas  une  des  formes  de  la  taxe  des  pauvres,  du  moment 
qu'elle  est  en  pleine  activité,  depuis  trois  siècles,  chez  une  grande  na^- 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET   SOCIALES.  987 

tien ,  notre  proche  voisine,  et  qu'elle  y  est  à  demeure;  du  moment 
qu'une  autre  grande  nation,  éminemment  digne,  malgré  l'étendue  de 
l'océan  qui  nous  en  sépare ,  de  l'attention  de  nos  hommes  publics  par 
ses  institutions  et  sa  prospérité,  se  l'est  assimilée,  la  grande  commis- 
sion de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  ne  pouvait  se  dis- 
penser de  la  discuter;  elle  ne  l'a  même  pas  nommée. 

Comme  exemple  des  cas  où  la  bienfaisance  privée  intervient  à  côté 
de  la  bienfaisance  publique,  pour  rendre  des  services  signalés,  reve- 
nons aux  caisses  de  secours  mutuels,  sujet  plus  complexe  qu'il  ne  le 
semble  au  premier  abord. 

L'absence  de  représentans  plus  ou  moins  nombreux  des  classes  ai- 
sées dans  les  sociétés  de  secours  mutuels  a  des  inconvéniens  de  bien 
des  genres,  une  comptabilité  mal  tenue,  une  mauvaise  administra- 
tion, parfois  même  du  gaspillage  et  de  la  débauche  (1),  et,  ce  qui  est 
plus  grave  encore,  les  fonds,  qui  étaient  destinés  à  soulager  des  ma- 
lades et  à  empêcher  les  enfans  de  souffrir  pendant  que  le  père  est  éloi- 
gné du  travail  par  la  maladie,  sont  détournés  de  leur  destination  sa- 
crée pour  soutenir  des  coalitions;  ils  l'ont  été  pour  salarier  des  agens 
de  discorde  et  solder  la  guerre  civile  au  sein  de  nos  cités.  Le  concours 
de  la  bourgeoisie  dans  les  sociétés  de  secours  mutuels  produirait  de 
grands  biens  sans  mélange  de  mal.  Plus  habilement  administrées,  les 
caisses  auraient  toute  leur  puissance  de  secours;  leurs  ressources  rece- 
vraient la  meilleure  destination,  la  seule  légitime.  11  serait  impossible 
désormais  d'en  faire  des  foyers  de  discorde;  les  agitateurs  y  seraient 
contenus  ou  s'en  écarteraient  d'eux-mêmes.  Le  malheur  de  notre  temps, 
c'est  qu'on  est  parvenu  à  couper  la  société  en  deux  camps,  entre  les- 
quels un  fossé  profond  est  creusé,  la  bourgeoisie  d'un  côté,  les  ouvriers 
de  l'autre.  Vainement  ces  deux  intérêts  sont,  de  par  la  force  des  choses, 
solidaires;  on  les  a  mis  en  état  d'hostihté,  tantôt  flagrante,  tantôt  dissi- 
mulée. Le  rapprochement  entre  ces  deux  forces  si  bien  faites  pour  s'ei. 
tr'aider  sera  le  signe  que  la  révolution  est  terminée  et  que  nous  sommes 
sauvés.  Tout  ce  qui  est  de  nature  à  favoriser  cet  accord  doit  être  ac- 
cueilli avec  empressement  et  reconnaissance.  Or,  on  concevrait  diffi- 
cilement rien  qui  y  fût  plus  propre  qu'une  institution  au  sein  de  la- 
quelle le  bourgeois  et  l'ouvrier  réunis  spontanément,  en  grand  nom- 
bre, s'occuperaient,  à  titre  d'associés  et  de  collègues,  d'une  œuvre  de 
bienfaisance  dont  profiteraient  les  classes  nécessiteuses  en  y  contribuant 
elles-mêmes.  11  y  aurait  là  de  quoi  adoucir  les  cœurs  les  plus  ulcérés  et 
ramener  les  âmes  les  plus  rebelles.  Toutes  les  occasions  qu'on  pourra 
faire  naître,  à  propos  des  caisses  de  secours  ou  autrement,  de  mettre 

<1)  Je  renvoie  sur  ce  point  mx  écrits  de  MM.  Degérando,  Alban  de  ViUeneuTe-Bar- 
gemont,  etc. 


988  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  contact  les  ouvriers  et  la  bourgeoisie  sur  ce  pied-là,  auront  les  effets 
les  plus  salutaires;  ce  ne  sera  pas  de  la  philanthropie  ci'euse,  ce  sera  de 
la  politique  grande  et  féconde. 

En  m'exprimant  sur  ce  ton  d'espérance,  ce  n'est  pas  du  roman 
que  je  fais,  je  suis  les  indications  de  l'histoire.  La  ville  de  Nantes 
possède  une  institution  trop  peu  imitée,  la  Société  industrielle,  qui, 
parmi  ses  utiles  attributions,  comprend  une  caisse  de  secours  mutuels 
qu'alimentent  des  souscriptions  d'ouvriers  et  de  bourgeois.  En  1834, 
lorsque  Lyon  était  en  pleine  rébellion,  et  que  Paris  même  était  le 
théâtre  d'une  émeute  formidable ,  une  fermentation  sourde  régnait  à 
Nantes.  On  montait  à  ce  moment  une  machine  à  vapeur  destinée  à 
mouvoir  une  scierie  mécanique.  Les  scieurs  de  long,  se  jugeant  me- 
nacés dans  leur  gagne-pain,  avaient  comploté  de  la  briser.  Les  sociétés 
secrètes,  qui  étaient  répandues  sur  tout  le  territoire  de  la  France, 
prêtes  à  souffler  le  feu  dès  qu'apparaissait  une  étincelle ,  les  y  exci- 
taient. La  démonstration,  si  elle  avait  eu  lieu,  eût  entraîné  vraisem- 
blablement dans  Nantes  un  soulèvement  qui ,  répondant  à  la  levée  de 
boucliers  de  Lyon  et  de  Paris,  aurait  pu  avoir  les  plus  funestes  consé- 
quences; mais  la  Société  industrielle  intervint  comme  médiatrice.  Le 
président  de  la  caisse  de  secours,  M.  Dechaille,  convoqua  les  scieurs 
de  long  qui  étaient  sociétaires.  Les  scieurs  de  long ,  exhortés  par  cet 
homme  de  bien ,  promirent  de  rester  tranquilles,  et ,  en  gens  d'hon- 
neur qu'ils  étaient,  ils  tinrent  parole  (1). 

L'idée  d'utiliser  la  bienfaisance  privée  en  appelant  les  personnes  des 
classes  aisées  à  concourir  à  la  formation  des  caisses  de  secours  mu- 
tuels, sert  de  base  à  un  projet  de  loi  très  remarquable,  dont  le  gouver- 
nement a  saisi  l'assemblée.  Les  personnes  aisées  deviendraient  mem- 
bres des  sociétés  de  secours,  sous  le  titre  de  fondateurs,  en  fournissant 
une  cotisation  au  moins  double,  en  échange  de  laquelle  elles  auraient 
le  droit  de  déverser  les  secours  sur  des  ouvriers  qui  n'auraient  pu  payer 
eux-mêmes.  La  bienfaisance  publique  s'associerait  à  la  bienfaisance 
privée  au  moyen  de  diverses  dispositions  dont  la  plus  saillante  serait  la 
répartition  annuelle,  entre  les  sociétés  conformes  à  la  loi,  d'une  somme 
d'un  million  à  prendre  sur  les  fonds  de  secours  attribués  au  ministère 
du  commerce.  Le  président  de  chacune  des  sociétés  qui  voudraient 
participer  au  bénéfice  de  la  loi  serait  nommé  par  le  président  de  la 
république.  De  cette  façon ,  dans  chaque  ville,  des  hommes  entourés 
de  l'estime  de  tous,  attachés  à  l'ordre,  pénétrés  d'un  véritable  esprit 
de  conciliation,  emploieraient  leur  influence  bienfaisante  en  faveur 
des  sociétés  de  secours,  et  la  feraient  sentir  aux  sociétés  elles-mêmes. 


(1)  M.  Dechaille  est  mort  depuis  plusieurs  années;  il  avait  constitué  la  Société  indus- 
trielle de  Nantes  avec  M.  G.  Mellinet  et  M.  Brieugncs,  morts  tous  les  deux  aussi. 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  989 

Cette  simple  idée  d'un  rapprochement  libre  et  amical,  flatteur  pour 
l'ouvrier  sans  offrir  rien  dont  la  dignité  des  classes  aisées  pût  soulïrir, 
méritait  le  meilleur  accueil.  Dans  mon  humble  opinion,  si  on  la  met- 
tait seule  dans  un  des  plateaux  de  la  balance,  en  plaçant  de  l'autre  côté 
le  programme  tout  entier  de  la  commission ,  son  rapport  et  ses  pro- 
messes, c'est  elle  qui  l'emporterait.  Alors  je  me  demande  comment  il  a 
pu  se  faire  que  la  commission,  qui  en  était  officiellement  saisie,  n'ait 
pas  cru  devoir  y  accorder  la  moindre  mention  dans  son  rapport  général. 

Autre  lacune,  qui  frappe  le  lecteur  attentif:  la  commission  a  entière- 
ment laissé  de  côté  une  question  éminemment  pratique  et  bien  intéres- 
sante, celle  du  personnel  de  la  bienfaisance  publique.  A  cette  question 
s'en  rattache,  par  un  lien  étroit,  une  autre  dont  l'importance  est  aisée  à 
sentir  :  y  aurait-il  moyen  de  faire  concorder,  dans  un  assez  grand  nombre 
de  cas,  la  bienfaisance  publique  et  la  bienfaisance  privée,  en  donnant  à 
celle-ci,  autant  qu'elle  y  pourrait  consentir,  une  action  collective  par 
une  certaine  organisation  du  personnel  charitable,  organisation  qui 
serait  sanctionnée  par  la  loi  et  tirerait  de  la  loi  une  certaine  force? 
Cette  question  a  été  traitée  par  un  homme  généreux,  M.  Armand  de 
Melun,  dans  un  petit  écrit  que  tout  le  monde  a  entre  les  mains  (1).  La 
bienfaisance  privée,  quand  elle  agit  collectivement,  est  non-seu- 
lement plus  éclairée,  mais  encore  plus  active  que  lorsque  chacun  suit 
son  impulsion  solitaire;  elle  y  gagne  donc  beaucoup  en  utihté.  Jusqu'à 
quel  point  la  loi  peut-elle  intervenir,  non  précisément  pour  réglemen- 
ter cette  action  collective,  mais  pour  la  faciliter?  N'existe-t-il  pas  des 
corps  qui  deviendraient  naturellement  les  centres  de  cette  action  col- 
lective? En  d'autres  termes,  convient-il  ou  ne  convient-il  pas  d'agrandir 
le  rôle  qu'ont  si  naturellement  déjà  le  clergé  et  les  communautés  reli- 
gieuses dans  l'œuvre  de  la  bienfaisance,  en  respectant  la  liberté  de 
tous?  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  résoudre  cette  question,  je  l'énonce; 
on  en  reconnaît,  sur  le  simple  énoncé,  la  grande  portée,  et,  sans  être 
injuste,  on  peut  reprocher  à  la  commission  de  ne  l'avoir  pas  abordée. 

11  y  aurait  maintenant  à  examiner  le  rapport  d'un  point  de  vue 
tout  différent,  duquel  on  domine  mieux  le  sujet.  Dans  la  série  des 
chapitres  que  nous  avons  passés  en  revue,  sur  les  traces  de  la  commis- 
sion, à  chaque  pas  pour  ainsi  dire  on  se  heurte  contre  une  pierre  d'a- 
choppement, qui  est  toujours  la  même  :  la  pauvreté  de  la  société.  Mul- 
tiplier les  crèches,  les  salles  d'asile,  les  maisons  d'aveugles  et  de 
sourds-muets,  serait  très  bien;  mais  il  faudrait  pour  cela  augmenter 
les  impôts,  et  la  société  française  est  déjà  trop  chargée,  elle  est  trop 
pauvre.  La  loi  sur  le  travail  des  enfans  est  une  loi  d'humanité,  mais 
ce  sont  les  parens  d'abord  qui  se  refusent  à  s'y  conformer;  ils  ne  sau- 

(1)  De  r Intervention  de  la  Société  pour  prévenir  et  soulager  la  misère. 


990  REVUE  DES   DELX  MONDES. 

raient  se  passer  du  salaire  que  leur  procure  le  travail  précoce  de  leurs 
enfans ,  ils  sont  trop  pauvres.  La  réouverture  des  tours,  encore  une 
affaire  de  budget  qu'entravwa  (en  supposant  que  la  mesure  ait  été 
jugée  bonne  en  soi)  la  pauvreté  publique;  de  même  l'établissement 
de  colonies  pénitentiaires  pour  les  jeunes  détenus.  Le  crédit,  dont  des 
novateurs  brouillés  avec  les  principes  de  l'économie  sociale  voudraient 
subitement  étendre  les  avantages  aux  ouvriers  par  des  procédés  dénués 
de  bon  sens  et  d'équité,  le  crédit  manque  non-seulement  aux  ouvriers, 
mais  à  d'intelligens  entrepreneurs  d'industrie  et  aux  cultivateurs,  par 
divers  motifs,  dont  le  principal  est  que  le  capital  est  rare,  ou  que  la 
société  est  pauvre.  La  modicité  des  salaires,  qui  empêche  les  ouvriers,  ou 
beaucoup  d'entre  eux ,  de  faire  des  réserves  pour  les  temps  de  chô- 
mage, est  reflet  de  plusieurs  causes,  dont  la  plus  puissante  est  que  la 
société  est  pauvre.  La  colonisation  obérerait  le  trésor  et  le  public  par  la 
même  raison,  la  publique  pauvreté.  Lesdépôtsdemendicité,  quand  bien 
même  ils  seraient  irréprochables  aux  yeux  du  moraliste,  ne  sauraient 
se  multiplier  :  l'obstacle  est  toujours  le  même.  Une  partie  deslogemens 
des  ouvriers  est  dune  saleté  hideuse,  est  fétide  et  malsaine,  parce  que 
d'une  part  les  entrepreneurs  de  bâti  mens  ne  trouveraient  pas  assez  de 
capitaux  pour  faire  la  spéculation  d'en  ériger  de  nouveaux,  et,  d'autre 
part,  l'ouvrier  reste  dans  ces  bouges,  parce  qu'il  n'a  pas  le  moyen 
de  payer  le  logement  plus  salubre  qui  est  tout  auprès.  Ainsi  de  suite. 

Arrêtons-nous  un  peu  plus  sur  cette  pauvreté  collective  de  la  société; 
elle  est  le  nœud  de  la  question.  C'est  le  sentiment  de  cette  pauvreté 
qui  aura  paralysé  la  commission  et  lui  aura  inspiré  l'humeur  négative 
dont  son  travail  est  empreint  dans  toutes  ses  parties.  La  commission 
se  sera  dit  qu'il  était  impossible  de  pousser  plus  avant  l'action  de  la 
bienfaisance  publique,  que  la  société  n'en  avait  pas  le  moyen.  —  Il 
n'est  que  trop  vrai;  mais  alors  c'était  à  cette  pauvreté  collective  de  la 
société  qu'il  fallait  s'attaquer.  Là  est  le  point  stratégique;  il  fallait  y 
porter  toutes  ses  forces. 

La  société  est  pauvre;  si  l'on  développe  cette  proposition,  voici  ce 
qu'on  y  trouve  : 

Le  revenu  brut  de  la  société,  ce  fonds  sur  lequel  elle  vit  en  le  régé- 
nérant sans  cesse  par  son  travail,  et  qu'elle  augmente  dans  les  temps 
réguliers,  quand  elle  est  sobre,  sage  et  bien  gouvernée,  ce  fonds  est 
trop  peu  considérable,  relativement  à  la  population ,  pour  que  celle-ci 
tout  entière  ait  de  l'aisance.  Une  fois  que  la  répartition  de  ce  revenu 
brut  a  eu  lieu  conformément  aux  principes  sur  lesquels  se  sont  con- 
stituées civilement  toutes  les  nations  de  l'Europe,  la  charité  publique 
et  la  charité  privée  ont  beau  s'ingénier  pour  accroître  la  part  des  mal- 
heureux, cette  part  reste  faible,  insuffisante,  non-seulement  relative- 
ment à  leur  ambition ,  qui ,  par  instans ,  sous  le  souffle  des  passions 


LES    QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  991 

révolutionnaires,  devient  excessive,  mais  relativement  aux  vœux  de 
la  philanthropie  la  moins  exigeante.  Elle  reste  insuflisaute,  parce 
que  c'est  inévitable  du  moment  que  le  fonds  commun  est  exigu  eu 
égard  au  nombre  des  parties  prenantes.  Les  réformateurs  contempo- 
rains ont  presque  tous  imaginé  qu'il  fallait  changer  le  mode  de  répar- 
tition des  produits  du  travail,  et  leurs  innovations  ont  consisté  à  pro- 
poser des  modes  de  répartition  qu'ils  supposaient  neufs,  quoique  ce 
fût  quelque  peu  renouvelé  des  Grecs.  Ces  réformateurs  se  sont  trompés: 
erreur  fatale,  qui,  si  l'on  s'y  laissait  aller,  nous  conduirait  à  un  abîme 
dont  nous  avons  pu  de  l'œil  mesurer  la  profondeur,  car,  après  la  ré- 
volution de  février,  la  société  française  roula  tout  au  bord.  Les  prin- 
cipes qui  président  aujourd'hui  à  la  répartition  des  produits  du  travail 
sont  ceux  qui  conviennent  à  une  société  libre;  ils  découlent  de  la  liberté 
même.  La  société  ne  peut  s'y  soustraire  qu'en  abjurant  la  liberté,  et 
la  prétendue  organisation  du  travail  qu'on  opposait  à  ces  principes 
n'eût  organisé  que  la  servitude  et  la  misère  générale.  Ces  principes, 
contre  lesquels  on  a  poussé  beaucoup  de  clameurs  depuis  quelques 
années  et  surtout  depuis  la  révolution  de  février,  n'eussent  pas  cessé 
d'être  entourés  de  respect,  si  l'on  se  fût  souvenu  que,  de  même  que  tous 
les  principes  sociaux,  ils  n'ont  pu  dire  leur  dernier  mot  du  premier 
coup,  et  qu'ils  sont,  avec  le  temps,  avec  et  par  le  progrès  des  mœurs^ 
perfectibles  dans  leurs  applications  successives;  mais  je  n'ai  pas  ici  à 
défendre  ces  principes  :  la  commission  ne  les  attaque  point,  elle  en  a 
garde;  ce  qu'elle  sait  le  mieux ,  c'est  de  faire  la  guerre  à  ceux  qui  les 
dénigrent.  L'amélioration  populaire  en  masse,  le  bien-être  de  chaque 
ouvrier  des  villes  ou  des  champs  en  particulier,  dépendent  de  la  gran- 
deur de  la  richesse  produite  par  le  travail  collectif  de  la  nation  et  par 
chacun  particulièrement.  Le  problème  est  de  rendre  fécond  le  travail 
de  tous  et  de  chacun.  Une  fois  ce  point  obtenu ,  le  reste,  c'est-à-dire 
l'aisance  générale  et  individuelle,  ira  de  soi.  S'il  est  une  vérité  bien 
établie  aux  yeux  de  ceux  qui  sont  versés  dans  l'économie  sociale,  c'est 
celle-ci  :  à  mesure  qu'augmente,  proportionnellement  au  nombre  des 
hommes,  la  quantité  de  richesse  produite  par  le  travail  de  la  société, 
la  part  qui  revient  à  la  foule,  à  l'ouvrier,  devient  plus  grande,  non- 
seulement  en  quantité  absolue,  mais  relativement.  Tout  le  monde  s'en 
trouve  mieux,  mais  c'est  l'ouvrier  qui  reçoit  le  supplément  le  plus  gros. 
Vérité  consolante  |K)ur  l'homme  qui  souffre!  vérité  rassurante  pour 
l'homme  qui  aime  ses  semblables,  de  même  que  pour  l'homme  d'état, 
auquel  la  misère  apparaît  comme  une  cause  de  perturbations  publi- 
ques, et  qui  cherche  la  paix  de  la  société  dans  la  conciliation  des  inté- 
rêts! vérité  qui  n'est  pas  seulement  démontrée  par  les  raisonnemens 
et  les  observations  de  la  science  économique,  mais  qui  aujourd'hui 
ressort  comme  un  cri  de  la  conscience  du  genre  humain  par  l'esprit 


99^  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

du  siècle,  car  elle  revient  à  définir  le  progrès  :  un  mouvement  qui 
rapproclie  tous  les  hommes  d'un  niveau  qui  monte  sans  cesse! 

Le  problème  qui  pèse  comme  un  cauchemar  sur  nous  ne  peut  se 
résoudre  sérieusement  que  de  cette  manière  :  accroître  la  puissance 
productive  du  travail  de  la  société.  Hélas!  parmi  les  hommes,  il  y  aura 
toujours  des  malheureux ,  ceux-ci  poursuivis  par  une  fatalité  inexo- 
rable, ceux-là  dépouillés  par  des  accidens  politiques  ou  commerciaux; 
le  progrès  lui-même,  l'invention  d'une  machine  plus  parfaite  ou  d'un 
procédé  nouveau,  ravira  à  d'autres  leur  pain.  Il  y  en  aura  toujours 
qu'une  incorrigible  paresse  ou  les  dérèglemens  de  leur  vie  enchaîne- 
ront à  la  misère.  Il  restera  donc  toujours  des  souffrances  sur  lesquelles 
la  charité  publique  et  la  charité  privée  auront  à  répandre  leur  baume; 
mais,  par  le  développement  de  la  puissance  productive  du  travail,  le 
nombre  des  malheureux  ira  en  diminuant  sans  cesse,  et  ce  ne  seront 
plus  des  classes  entières  qui  sembleront  vouées  à  la  privation.  Les 
moyens  même  que  chacun  aura  de  soulager  les  incurables  et  les  vic- 
times que  la  civilisation  aura  broyés  sous  son  char  seront  beaucoup 
plus  étendus  :  une  société  riche  a  plus  de  ressources  pour  la  charité 
qu'une  société  pauvre. 

Parlons  la  langue  du  pot  au  feu,  c'est  de  notre  sujet  :  en  ce  moment, 
la  société  française  ne  réussit  pas  à  se  procurer,  par  le  moyen  de  son 
travail  (que  ce  soit  directement,  ou  indirectement  à  l'aide  des  échanges 
avec  les  autres  peuples,  ce  n'est  pas  ce  qui  importe  ici),  en  alimens  sains, 
en  vêtemens  divers,  en  matières  propres  au  chauffage  et  à  l'éclairage, 
en  meubles,  en  livres,  en  toutes  les  choses  enfin  qui  répondent  aux 
besoins  de  l'homme  civilisé,  une  quantité  qui  soit  suffisante  pour  le 
bien-être  de  trente-six  millions  d'hommes.  Voilà  ce  que  veulent  dire 
ces  mots  :  la  France  est  pauvre.  Cette  insuffisance  de  la  production, 
celte  stérilité  relative  du  travail  national  est-elle  un  mal  absolu ,  irré- 
médiable? Non,  car  s'il  est  vrai  que  l'on  ne  puisse  signaler  sur  la  terre 
aucun  peuple  qui  soit  parfaitement  exempt  de  la  lèpre  de  la  misère, 
on  peut  du  moins  en  indiquer  quelques-uns  chez  lesquels  la  quote- 
part  du  commun  des  hommes  est  assez  grande  pour  qu'on  puisse  rai- 
sonnablement la  qualifier  de  bien-être.  Il  en  est  au  moins  deux ,  les 
habitans  de  la  Grande-Bretagne  (1)  et  les  Américains  des  États-Unis. 
L'infériorité  de  la  France  en  fait  de  richesse,  par  rapport  à  d'autres 
peuples  aujourd'hui,  aurait-elle  pour  origine  que  nous  soyons  une  na- 
tion subalterne  par  nos  qualités?  Non,  personne  au  monde  n'oserait  le 
soutenir,  et,  si  quelqu'un  le  tentait,  quatorze  siècles  d'histoire  et  le 
témoignage  du  genre  humain  tout  entier  protesteraient  contre  l'as- 
sertion et  imposeraient  silence  au  téméraire.  Alors  viendrait-elle  de 

(1)  En  disant  la  Grande-Bretagne,  i'excius  l'Irlande. 


LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  093 

ce  que  notre  territoire  soit  ingrat?  Non,  car  de  toutes  parts  on  s'ac- 
corde à  en  célébrer  la  fertilité  en  même  temps  que  le  charme  de  notre 
climat.  Si  la  France  est  pauvre,  il  faut  l'attribuer  à  des  causes  qui  sont 
essentiellement  artificielles,  et  à  l'influence  desquelles  nous  pouvons 
nous  soustraire  graduellement.  C'est  le  moment  ou'jamais  de  faire 
un  effort. 

La  pauvreté  relative  de  la  nation  française  ne  peut  s'expliquer  que 
parce  qu'on  y  aura  été  moins  heureux  qu'ailleurs,  depuis  un  siècle  ou 
deux,  dans  le  choix  de  la  direction  à  donner  aux  intérêts  de  la  société; 
elle  ne  peut  provenir  que  de  certains  caractères  imprimés  à  notre  légis- 
lation ,  à  notre  système  administratif,  à  notre  politique  intérieure  et 
extérieure.  Comme  des  nations  puissantes  et  éclairées  ne  sont  jamais 
gouvernées  malgré  elles,  il  faut  bien  confesser  en  toute  humihté  que 
nous  tous  du  public,  nous  devons  avoir  eu  de  grands  travers  d'esprit 
ou  de  funestes  passions,  probablement  les  deux,  qui  nous  auront  trou- 
blé la  vue.  Toutes  ces  causes  auront  agi,  les  unes  immédiatement,  les 
autres  d'une  façon  médiate,  sur  le  travail  national.  C'est  ainsi  qu'il  a 
été  et  qu'il  est  moins  fécond  que  celui  des  Anglais  ou  des  Américains. 
Et  pourtant  ces  deux  peuples  conçoivent  pour  eux-mêmes  un  ordre  so- 
cial meilleur,  je  veux  dire  plus  favorable  à  l'aisance  générale;  ils  pen- 
sent y  atteindre  par  la  modification  successive  de  leurs  lois,  en  rendant 
celles-ci  de  plus  en  plus  conformes  aux  principes  qui  régissent  les 
peuples  libres.  Pour  les  personnes  qui  scrutent  le  fond  des  choses, 
l'histoire  de  la  civilisation  même,  sous  un  certain  aspect,  n'est  que  le 
développement  successif  de  la  puissance  productive  du  genre  humain, 
c'est-à-dire  l'agrandissement  graduel  de  la  quantité  d'objets  répondant 
aux  besoins  des  hommes  qui  résulte  du  travail  journalier  d'un  indi- 
vidu (1).  Ce  n'est  donc  point  s'aventurer  que  d'affirmer  qu'il  y  a  lieu 
d'accomplir  chez  nous  une  œuvre  législative  très  vaste  et  très  variée 
d'où  résulterait  immanquablement  un  surcroit  de  fécondité  dans  le 
travail  national,  et  par  conséquent  la  diminution  de  la  misère.  Sans 
doute,  avec  cette  législation  devrait  aller  de  pair  le  progrès  des  mœurs, 
quid  leges  sine  moribus,  a  dit  le  poète  il  y  a  dix-huit  siècles.  Eh  !  qui 
donc  le  conteste?  Ce  ne  sera  pas  l'œuvre  d'un  jour  ni  d'un  an;  mais 
qui  donc  le  prétend?  Mettons -nous  promptement  et  résolument  à 
l'œuvre,  et  ne  nous  en  laissons  pas  distraire  :  nous  n'y  serons  ainsi 
que  tout  juste  le  temps  nécessaire. 

Mais  ce  changement  successif  et  gradué  de  la  législation,  en  quoi 
peut-il  consister?  Pour  l'indiquer  avec  quelque  précision,  il  aurait 
fallu  faire  la  biographie  de  l'homme  industrieux,  un  exposé  de  sa  vie 

(1)  On  trouvera  quelques  observations  sur  ce  sujet  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du 
15  mars  1848,  article  intitulé  Question  des  travailleurs. 

63 

TOME   V. 


994  .      REVUE   DES  DEDX  MONDES. 

réelle,  telle  qu'elle  se  passe  chez  nous,  et  mettre  en  parallèle  le  ta- 
bleau correspondant  en  Angleterre  et  aux  États-Unis.  11  y  aurait  eu  à 
prendre  l'homme  du  moment  qu'il  entre  dans  l'atelier  ou  dans  sa 
profession,  du  moment  même  qu'il  s'y  prépare,  et  le  placer  successi- 
Tement  en  présence  des  différentes  lois  qui  peuvent  affecter  le  travail, 
de  la  loi  politique,  de  la  loi  civile,  de  la  loi  militaire  aussi  bien  que  de 
la  loi  commerciale  et  de  la  loi  administrative.  Comme  producteur  et 
comme  consommateur,  il  y  aurait  eu  à  le  placer  successivement  en 
présence  de  l'autorité  commimale,  en  présence  de  l'état,  en  présence 
du  maître  d'école  qui  façonne  son  esprit;  il  eût  fallu  surtout  lui  mé- 
nager un  tête-à-tête  avec  le  fisc.  De  cette  étude  faite  simultanément  sur 
les  trois  pays  aurait  jailli  une  vive  lumière.  11  en  serait  ressorti  que 
l'homme  qui  travaille,  et  par  là  j'entends  le  chef  d'industrie  tout 
comme  l'ouvrier,  est  beaucoup  plus  gêné  dans  l'exercice  de  ses  facul- 
tés chez  nous  que  dans  la  Grande-Bretagne  et  aux  États-Unis.  Le  Fran- 
çais industrieux  est,  par  rapport  à  l'Anglais  ou  à  l'Américain,  ce  qu'est 
l'homme  qui  a  une  main  liée  derrière  le  dos  par  rapport  à  celui  qui  a 
la  libre  jouissance  de  ses  deux  bras.  Comment  s'étonner  qu'il  ait  une 
moindre  puissance  dans  le  travail? 

La  commission  a  entièrement  négligé  cette  partie  du  sujet  dévolu  à 
ses  méditations,  quoique  ce  fût  la  principale  :  c'est  ce  qui  l'a  con- 
damnée à  l'impuissance,  malgré  la  réunion  de  talens  et  de  capacités 
qu'elle  offrait.  Les  plus  habiles  gens  ne  sauraient  avancer  devant  eux, 
quand  ils  se  sont  jetés  dans  une  impasse. 

Impuissance  !  c'est  le  mot  de  la  situation,  c'est  le  nom  de  l'époque. 
La  commission  de  l'assistance  et  de  la  prévoyance  publiques  s'est 
trouvée  impuissante,  il  n'en  pouvait  être  autrement,  parce  que  l'as- 
semblée, dont  elle  est  le  reflet,  l'est  elle-même  à  un  degré  dont  l'his- 
toire offrirait  peu  d'exemples.  L'assemblée  est  dans  l'impuissance,  parce 
qu'elle  est  l'image  du  pays,  qui  a  cessé  d'avoir  une  idée  nette  et  une 
volonté  positive  sur  quoi  que  ce  soit.  Chacun,  reployé  sur  soi,  caresse 
ses  petites  opinions  ou  plutôt  ses  petites  vanités.  Nous  sommes  la  cari- 
cature de  l'homme  juste  d'Horace;  l'univers  ébranlé  tomberait  en 
éclats,  le  choc  de  ses  débris  ne  nous  réveillerait  pas  de  nos  rêves 
d'amour-propre.  Et  voilà  pourtant  le  spectacle  dépourvu  de  noblesse 
et  de  sérieux  qu'offre  en  ce  moment  la  société  française!  Mais  elle 
changera  d'attitude;  elle  en  changerait,  quand  bien  même  il  ne  lui 
resterait  plus  qu'à  périr,  et  je  proteste  contre  cette  opinion  désespérée. 
Elle  trouverait  en  elle-même  la  force  de  s'appliquer  la  pensée  de  César 
qui  disait  à  son  moment  suprême  :  II  faut  qu'un  empereur  meure 
debout. 

Michel  Chevalier. 


BELLAH. 


Sire,  ne  chevauche  pins  avant;  retonrne,  car  ta 
es  trahi.  (Anciernr  chroniode.) 

Ce  terrible  fardeau  de  la  vie  ne  semble-t-il  pas  léger  à  porter,  quand, 
au  soleil  du  matin,  sous  un  ciel  profond  et  pur,  on  se  met  en  marche, 
à  pied  ou  à  cheval,  le  long  des  haies  fleuries  ou  en  vue  d'horizons 
bleuâtres,  la  poitrine  pleine  d'un  air  frais  comme  la  rosée? 

Dans  ce  premier  instant  de  rajeunissement  et  de  bien-être,  avec  toute 
la  vivacité  des  organes  reposés,  on  éprouve  comme  une  révélation  lu- 
mineuse du  bienfait  de  l'existence;  on  s'étonne  de  l'avoir  méconnu,  en 
contemplant  le  cadre  enchanteur  dans  lequel  Dieu  l'a  placé;  on  se  ré- 
jouit d'être  né.  Passe  un  homme  qui  vous  parle  du  cours  de  la  rente 
ou  des  élections,  le  charme  est  rompu;  la  création  divine  est  gâtée. 

La  sérénité  de  ces  sensations  irréfléchies  se  peignait  sur  le  visage  de 
nos  voyageurs.  Hervé  et  le  vieux  garde-chasse  avaient  seuls  le  front 
soucieux.  Hervé  marchait  quelques  pas  en  avant,  cherchant  à  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  sa  conscience  émue  et  dans  son  esprit  tourmenté. 
Après  ce  qui  s'était  passé,  il  ne  pouvait  plus  lui  rester  de  doute  que 
sur  la  nature  de  la  perfidie  dont  il  était  le  jouet.  Son  droit,  son  devoir 
même  était  de  refuser  une  plus  longue  protection  à  celles  qui  abusaient 
si  clairement  de  sa  bonne  foi;  chaque  pas  qu'il  faisait  le  rendait  com- 
plice d'une  trahison  inconnue,  mais  certaine.  D'un  autre  côté,  inter- 

(1)  Voyez  la  première  partie  dans  la  livraison  du  !•'  marf. 


996  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

roger,  avec  la  rigueur  d'un  juge  et  d'un  ennemi,  ces  femmes  envers 
qui  le  liaient  des  souvenirs  si  puissans,  c'était  une  tâche  pour  la- 
quelle il  manquait  de  courage;  c'était  d'ailleurs  ouvrir  les  yeux  aux 
soldats  sur  une  duplicité  dont  un  de  leurs  camarades  avait  péri  vic- 
time, c'était  abandonner  sans  réserve  les  émigrées  à  des  lois  ef- 
frayantes; Andrée  elle-même  pouvait  se  trouver  enveloppée  dans  des 
périls  encourus  à  son  insu;  c'était  enfin  livrer  des  femmes,  livrer  son 
propre  sang,  et  Hervé,  malgré  la  sévérité  de  ses  principes,  n'était  pas 
assez  stoïque  pour  charger  sa  mémoire  d'un  de  ces  traits  que  les  exa- 
gérations passagères  d'une  politicjue  peuvent  vanter,  mais  que  les  lois 
éternelles  gravées  dans  le  cœur  de  l'homme  réprouvent  et  jugent  in- 
fâmes. Pour  échapper  à  ces  anxiétés,  Hervé  prit  la  résolution  de  conti- 
nuer le  voyage  jusqu'à  Kergant,  espérant  qu'une  occasion  se  présen- 
terait de  réparer  cet  oubli  momentané  de  son  devoir  absolu,  et  se 
promettant  en  tout  cas  de  se  mettre,  aussitôt  arrivé,  à  la  disposition  du 
général,  en  lui  avouant  franchement  ses  torts. 

Plus  libre  alors,  la  pensée  de  Hervé  se  reporta  sur  un  objet  plus  lé- 
ger, mais  à  peine  moins  délicat,  c'est-à-dire  sur  la  plume  blanche  en- 
volée de  la  fenêtre  de  M"^  de  Kergant,  et  dont  le  sens  précis  était  dif- 
ficile à  pénétrer.  Et  d'abord  la  plume  était-elle  bien  celle  de  Bellah? 
Un  prompt  regard  de  Hervé  l'assura  que  le  feutre  élégant  de  la  jeune 
fille  n'était  plus  orné  de  son  panache.  Cela  semblait  décisif;  mais  en 
même  temps  il  put  reconnaître,  et  ce  fut  avec  ennui,  que  le  chapeau 
de  la  petite  Andrée  avait  également  perdu  sa  flottante  parure,  ce  qui 
remettait  tout  en  question.  Andrée,  qui  était  aux  aguets  depuis  le  mo- 
ment du  départ,  n'avait  eu  garde  de  laisser  passer,  sans  le  remarquer, 
le  double  regard  de  son  frère.  Elle  donna  aussitôt  un  coup  de  cravache 
à  son  cheval,  qui  vint  toucher  celui  du  jeune  homme  :  —  Eh  bien! 
mon  frère,  dit-elle,  voilà  une  matinée  délicieuse...  Yous  avez  là  un 
singulier  chapeau,  commandant? 

Au  mot  de  chapeau,  Hervé,  qui  se  méfiait  déjà  passablement  de  sa 
petite  sœur,  sentit  croître  son  trouble,  et  se  mit  à  siffloter  en  gour- 
mandant  son  cheval  pour  avoir  un  prétexte  de  ne  pas  répondre;  mais 
Andrée  n'était  point  femme  à  se  laisser  dépister  si  aisément  :  —  Com- 
mandant, reprit-elle,  vous  avez  un  singulier  chapeau.  Un  singulier  cha- 
peau vous  avez,  commandant. 

—  Et  en  quoi  singulier?  dit  enfin  Hervé,  voyant  qu'on  ne  pouvait 
l'éviter. 

—  En  quoi?  mais  il  me  paraît  plat,  ce  chapeau...  Pourquoi  n'y  met- 
tez-vous pas  un  panache? 

Panache  était  de  tous  les  mots  de  la  langue  celui  qui  était  le  mieux 
fait  en  cet  instant  pour  importuner  Hervé.  —  Panache!  répéta-t-il  ma- 
chinalement et  à  demi-voix. 


BELLAH.  997 

—  Panache,  dit  Andrée  en  dansant  sur  sa  selle. 

—  Avez-vous  bien  dormi  cette  nuit?  demanda  Hei-vé. 

—  Mais  pas  mal,  pas  mal,  commandant,  si  ce  n'est  que  j'ai  eu  un 
panache,  je  veux  dire  un  rêve,  de  toutes  couleurs,  autrement  dit  pa- 
naché. 

—  Sur  quel  panache  avez-vous  marché  ce  matin,  petite  sœur?  Et,  à 
propos,  qu'avez- vous  fait  du  vôtre? 

—  Comment!  est-ce  que  je  ne  l'ai  plus?  Ah!  mon  Dieu!  j'oubliais 
que  le  vent  l'avait  emporté  cette  nuit. 

—  Et  le  vent,  à  ce  qu'il  paraît,  n'a  pas  eu  plus  d'égards  pour  votre 
amie? 

—  Ah  !  ah!  s'écria  en  riant  la  jeune  fille,  nous  y  voilà!  Non,  le  vent 
n'en  a  emporté  qu'un;  mais  lequel?  C'est  précisément,  citoyen,  ce  que 
j'ai  promis  de  ne  pas  vous  dire,  parce  que  si  je  vous  le  disais,  vous  se- 
riez trop  heureux,  et  c'est  pourquoi,  bref,  je  ne  vous  le  dis  pas.  —  En 
achevant  ces  mots,  Andrée  fit  faire  une  volte  à  son  cheval,  et  retourna 
au  petit  galop  vers  ses  compagnes. 

Pendant  que  le  commandant  Hervé  oubliait  dans  des  méditations 
plus  heureuses  les  chagrins  de  son  équivoque  situation,  le  lieutenant 
Francis  étudiait  du  coin  de  l'œil,  avec  une  complaisance  peu  dissimu- 
lée, les  traits  et  les  façons  de  la  charmante  sœur  de  son  ami.  Le  jeune 
garçon  semblait  trouver  dans  cette  étude  un  intérêt  si  particulier,  et 
s'y  livrait  d'ailleurs  avec  une  telle  assiduité,  que  M"*  de  Pelven  n'eût 
pu  manquer  d'y  prendre  garde,  quand  elle  n'eût  pas  été  douée  d'une 
merveilleuse  vivacité  de  perception.  Il  est  rare  qu'une  femme  se  sache 
mauvais  gré  d'attirer  l'attention  d'un  homme  d'un  maintien  conve- 
nable, et  tout  aussi  rare  qu'elle  sache  mauvais  gré  à  l'homme  qui  la 
juge  digne  de  cette  attention.  On  peut  ajouter  que  si  l'observateur  se 
trouve  classé,  pour  quelque  raison  de  politique  ou  de  coterie,  parmi 
les  ennemis  de  la  dame,  cette  circonstance  a  pour  effet  ordinaire  de 
prêter  au  régal  une  saveur  plus  piquante.  La  svelte  tournure  de  Fran- 
cis, sa  mine  turbulente,  la  coquetterie  d'adolescent  qui  retroussait  sa 
moustache  naissante  et  plantait  son  chapeau  de  côté  sur  sa  tête  bou- 
clée, lui  composaient  une  vraie  physionomie  de  page  à  la  fois  naïve, 
impudente  et  gracieuse.  M"«  Andrée  n'avait  donc  aucune  bonne  raison 
pour  se  formaliser  outre  mesure  de  ce  qui  lui  arrivait.  Seulement, 
comme  toute  jeune  fille  qui  se  sent  observée  avec  une  curiosité  spé- 
ciale, tantôt  elle  demeurait  plus  silencieuse  et  plus  calme  que  de  cou- 
tume; tantôt,  fort  au  contraire,  elle  paraissait  possédée  d'un  démon 
loquace  et  mobile,  qui  communiquait  à  sa  langue  et  à  toute  sa  per- 
sonne une  activité  prodigieuse.  Francis,  qui  croyait  déjà  être  amou- 
reux depuis  plusieurs  siècles,  jugea  qu'il  passerait  pour  un  sot,  s'il  ne 
se  déclarait  pas  sans  retard  d'une  manière  significative.  11  éperonna 


998  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  à  coup  son  cheval,  passa  et  repassa  devant  Hervé  comme  pour 
exercer  sa  monture,  disparut  une  minute  dans  un  fourré,  et  revint  au 
g-alop,  en  cachant  avec  précaution  un  petit  bouquet  de  primevères,  de 
jonquilles  et  de  fleurs  de  bruyères,  sur  lesquelles  il  avait  entendu  An- 
drée s'extasier  un  instant  auparavant.  Par  bonheur,  Andrée  précédait 
alors  la  chanoinesse  de  quelques  pas;  Francis  s'arrêta  brusquement 
devant  elle  :  —  Mademoiselle,  lui  dit-il  en  lui  présentant  son  bouquet, 
c'est  de  la  part  de  votre  frère. 

Le  mensonge  était  flagrant.  Si  Andrée  eût  seulement  eu  le  temps  de 
prévoir  l'événement  et  d'y  réfléchir,  le  jeune  homme  était  perdu;  mais 
l'ignorance  du  danger  et  la  témérité  admirable  qu'elle  donne  aux 
amoureux  de  l'âge  de  Francis  leur  assurent  le  bénéfice  souvent  consi- 
dérable de  la  surprise.  Andrée,  ne  sachant  trop  ce  qu'elle  faisait,  prit 
les  fleurs  et  s'inclina  en  balbutiant  un  remercîment. 

On  pense  bien  qu'une  telle  scène  n'était  point  de  celles  que  la  cha- 
noinesse pouvait  contempler  d'un  œil  insoucieux.  Elle  prit  aussitôt  un 
trot  saccadé  qui  sema  l'air  sur  son  passage  d'un  nuage  de  poudre  par- 
fumée, de  sorte  qu'on  eût  pu  la  suivre  à  la  trace  comme  une  déesse 
antique,  et,  fixant  sur  le  visage  ému  d'Andrée  des  yeux  où  s'annon- 
çait un  orage  :  —  Qu'est-ce?  dit-elle.  Que  vous  chantait  ce  troubadour 
patriote? 

—  Il  me  priait,  madame,  reprit  Andrée,  de  vous  offrir  ce  bouquet, 
n'osant  le  faire  lui-même  à  cause  du  respect  que  lui  inspire  votre 
physionomie...  Comment  disait-il?...  altière...  oui,  altière...  extraor- 
dinairement  altière. 

Pendant  ce  discours,  les  fleurs  avaient  passé  de  la  main  fine  et  rose 
d'Andrée  dans  la  paume  flétrie  de  la  chanoinesse.  Francis  enfonça  ses 
éperons  avec  force  dans  le  ventre  de  son  cheval,  qui  rua,  se  cabra  et 
faillit  le  désarçonner. 

—  Hé  !  m'sieu  !  jeune  homme  !  dit  la  vieille  dame  :  comment  appelle- 
t-on  ces  gens-là?  mon  ami  !  lieutenant  ! 

—  Citoyen,  madame,  dit  Andrée. 

—  M'sieu  le  citoyen  !  cria  la  chanoinesse;  puis,  voyant  de  plus  près 
les  traits  agréables  du  jeune  officier,  qui  s'était  enfin  rapproché  :  Mon 
enfant,  reprit-elle,  oii  avez- vous  appris  à  avoir  du  respect  pour  les 
femmes? 

—  Chez  ma  mère,  madame,  répondit  sèchement  Francis. 

—  C'est  bien  dit,  répliqua  la  chanoinesse,  et  je  garde  votre  bou- 
quet. Vous  êtes  égaré  de  bonne  heure  dans  une  triste  route,  mon  en- 
fant. 

—  Triste,  non,  madame,  dit  le  jeune  garçon  en  souriant,  puisque 
j'ai  l'honneur  de  vous  y  rencontrer. 

—  Voilà  du  singulier!  reprit  M"^  de  Kergant.  Et  comment  se  fait-il 


BELLAH.  999 

qu'un  jeune  homme  bien  né,  comme  vous  paraissez  l'être,  se  soit  voué 
au  service  de  ces  malappris  féroces,  de  ces  rustauds  sanguinaires... 

—  De  la  convention  nationale?  interrompit  Francis.  Madame,  j'aime 
naturellement  la  bataille,  et  naturellement  aussi  j'aime  mieux  batailler 
pour  mon  pays  que  pour  l'étranger. 

—  Malheureux  enfant  !  s'écria  la  chanoinesse,  on  vous  a  faussé  le 
jugement  par  de  grands  mots  dont  vous  ne  pouviez  compreudi-e  le 
sens;  mais  comment  votre  mère,  puisque  vous  en  parliez...? 

—  J'en  parlais,  mais  n'en  parlons  plus,  madame,  je  vous  prie,  dit 
vivement  Francis.  En  même  temps  ses  paupières,  frangées  de  longs 
cils  comme  celles  d'une  femme,  s'abaissèrent  avec  hâte  comme  pour 
arrêter  deux  larmes  qui  avaient  jailli  sur  ses  joues. 

Un  instant  de  silence  suivit  cette  exprcîssion  involontaire  d'une 
douleur  mystérieuse.  Puis  Andrée,  reprenant  tout  à  coup  la  parole 
avec  une  insouciance  apparente  que  démentait  l'humidité  de  ses  yeux  : 
—  Voyons,  ma  tante,  dit-elle,  est-ce  cjne  cela  sent  quelque  chose,  ces 
jonquilles?  —  Et  tout  en  parlant  la  petite  fille  enlevait  des  mains  de  la 
chanoinesse  deux  ou  trois  fleurs,  qu'elle  eut  soin  de  garder  après  les 
avoir  respirées.  Francis  répondit  à  ce  procédé  par  un  regard  dont  la 
tendre  reconnaissance  couvrit  de  rougeur  le  front  de  sa  déhcate  con- 
solatrice. En  cet  endroit,  une  nouvelle  disposition  du  terrain  força  le 
jeune  officier  à  se  séparer  des  deux  dames,  et  Andrée  n'en  fut  pas  fâchée. 

Le  pays  que  traversait  le  détachement  avait  peu  à  peu  changé  d'as- 
pect. La  vue  n'était  plus  attristée  par  l'âpre  nudité  des  cimes;  l'ho- 
rizon se  rétrécissait;  les  chemins  se  régularisaient  entre  des  haies 
vives,  exhaussées  comme  des  retranchemens  naturels  et  soutenues 
à  des  intervalles  rapprochés  par  de  gros  arbres  chargés  de  feuilles; 
ces  haies  servaient  de  clôture  à  des  champs  ou  à  des  prairies  plantés 
de  pommiers  aux  fleurs  blanches  et  roses.  Au  bruit  des  chevaux,  de 
grands  bœufs  avançaient  à  travers  Les  taillis  leurs  tètes  méditatives 
et  contemplaient  les  voyageurs  d'un  air  abstrait.  Çà  et  là  apparais- 
saient parmi  les  arbres  de  basses  chaumières,  revêtues  d'une  enve- 
loppe de  lichens  et  de  mousse.  Les  chênes  des  haies  et  les  pommiers 
des  champs,  se  rapprochant  et  se  massant  à  une  certaine  distance, 
semblaient  couvrir  toute  la  campagne  d'une  épaisse  forêt,  au  milieu 
de  laquelle  la  pointe  frêle  des  clochers  indiquait  de  temps  en  temps  la 
place  d'un  village. 

Mais  les  sentimens  de  paix  et  de  bonheur  qu'éveillait  ce  paysage 
champêtre  cédaient  aux  souvenirs  récens  et  désastreux  marqués  pres- 
que à  chaque  pas  par  des  ruines,  des  débris  incendiés,  ou  de  longs 
tertres  tumulaires.  La  vivace  nature  de  ce  sol  s'empressait  en  vam, 
comme  par  une  pudeur  maternelle,  de  recouvrir  de  fleurs  et  de  douces 
images  les  traces  des  crimes  et  des  malheurs  des  hommes  :  les  champs 


1000  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étaient  en  friche;  ceux  qui  auraient  dû  les  cultiver  engraissaient  de 
leurs  dépouilles  les  sillons  inutiles.  De  temps  à  autre,  les  voyageurs 
entendaient  un  sanglot  ou  le  sourd  murmure  d'une  voix  derrière  un 
buisson;  ils  apercevaient  des  femmes  ou  des  enfans  agenouillés  et 
priant,  effigies  vivantes,  sur  des  tombeaux  ignorés.  Des  troncs  d'ar- 
bres rompus,  des  branches  hachées,  des  trouées  sinistres  dans  les 
haies,  les  empreintes  encore  fraîches  de  piétinemens  désespérés,  la 
couleur  étrange  de  la  boue  des  fossés,  dénonçaient  de  place  en  place 
le  théâtre  d'un  de  ces  combats  où  la  gloire  du  vainqueur,  quel  qu'il 
fût,  se  perdait  dans  la  faute  du  fratricide. 

—  Il  faut  avouer,  commandant ,  dit  tout  à  coup  Francis,  rompant 
le  silence  sous  lequel  il  avait  dissimulé  jusque-là,  comme  tout  le  reste 
de  la  troupe,  les  pensées  que  soulevaient  les  tristes  vestiges,  il  faut 
avouer  que  la  guerre  civile  est  une  détestable  horreur. 

—  Dites  la  guerre,  Francis,  civile  ou  non.  Pensez-vous  que  ce -qui 
est  un  malheur  ici  n'en  soit  pas  un  là?  Le  crime,  s'il  y  a  crime,  s'ar- 
rête-t-il  juste  au  poteau  qui  marque  nos  frontières?  Croyez- vous  que 
les  douleurs  et  les  malédictions  soient  moins  amères  ou  moins  légi- 
times, parce  qu'elles  s'expriment  dans  une  langue  qui  n'est  pas  la 
nôtre?  11  faut  des  siècles  à  l'esprit  humain  pour  généraliser  l'idée  la 
plus  simple;  il  ne  conçoit  les  vérités  que  peu  à  peu ,  et  il  n'en  saisit 
d'abord  que  les  détails  qui  le  touchent  de  plus  près.  On  commence  à 
appeler  le  duel  d'homme  à  homme  un  absurde  préjugé,  et  le  duel  de 
peuple  à  peuple,  qui  n'est  qu'une  application  en  grand  du  même 
principe,  est  regardé  comme  raisonnable.  Qu'appelons-nous  guerre 
civile,  nous,  fils  de  cette  philosophie  chrétienne  aux  yeux  de  qui  l'hu- 
manité n'est  qu'une  famille?  Si  la  terre  n'est  qu'une  patrie  commune, 
dont  tous  les  hommes  sont  citoyens,  toute  guerre  est  une  guerre  civile, 
toute  guerre  est  une  barbare  extravagance. 

—  Et  vous  êtes  soldat?  dit  Francis  en  regardant  Hervé  avec  un  peu 
de  surprise. 

—  Le  moment  où  une  vérité  se  fait  jour  n'est  pas  celui  où  elle  est 
applicable,  répondit  le  jeune  commandant.  On  peut  penser  autrement 
que  son  temps,  mais  il  faut  agir  comme  lui. 

—  Mais  au  moins,  monsieur  Hervé,  cette  épouvantable  guerre  intes- 
tine est  finie? 

—  Oui ,  pour  quelques  jours,  pour  quelques  heures  peut-être,  ré- 
pondit Hervé  avec  mélancolie. 

Il  n'est  pas  inutile  de  dire  ici  sur  quelle  apparence  se  fondait  cette 
opinion  du  jeune  commandant,  qui  était  partagée  secrètement  par  les 
chefs  des  deux  partis,  et  que  l'événement  était  si  près  de  justifier.  Les 
traités  de  La  Jaunaye,  de  la  Mabilaye  et  de  Saint-Florent,  signés  suc- 
cessivement par  Charette,  par  Cormatin  et  par  Stofflet,  semblaient, 


BELLAH.  1001 

il  est  vrai,  avoir  embrassé  dans  la  pacification  tous  les  pays  insurgés, 
l'Anjou ,  la  Bretagne  et  la  Haute-Vendée;  mais  les  représentans  et  les 
généraux  républicains  connaissaient  trop  bien  les  intrigues  persévé- 
rantes des  agences  royalistes  de  Paris  et  de  Londres,  pour  avoir  eu,  en 
proposant  cet  armistice,  un  autre  but  que  d'augmenter  les  divisions 
dans  les  rangs  des  rebelles  et  de  détacber  les  paysans  de  la  guerre 
par  l'habitude,  reprise  peu  à  peu,  de  leurs  paisibles  travaux.  D'un 
autre  côté,  l'excès  même  des  avantagés  faits  aux  royalistes  dans  les 
clauses  patentes  ou  secrètes  de  ces  traités  aurait  suffi  à  éveiller  la 
méfiance  des  chefs  de  ce  parti ,  quand  même  ils  auraient  apporté  aux 
conférences  une  sincérité  que  les  documens  les  moins  cachés  de  l'his- 
toire ne  permettent  pas  de  leur  supposer.  L'amnistie  avait  pu  sans 
doute  être  proposée  et  acceptée  avec  une  bonne  foi  réciproque;  mais  il 
n'en  pouvait  être  de  même  des  articles  qui,  organisant  en  gardes  ter- 
ritoriales, sous  le  commandement  des  généraux  royalistes,  les  Ven- 
déens et  les  chouans  les  mieux  aguerris,  laissaient  subsister  un  état 
dans  l'état,  un  foyer  permanent  de  rébellion  au  sein  de  la  république. 
Il  n'en  pouvait  être  de  même  surtout  de  ces  concessions  secrètes  et 
inouies,  parmi  lesquelles  on  comptait  l'engagement  de  rendre  le  jeune 
Louis  XVll  aux  chefs  armés  en  son  nom,  et  dont  l'authenticité  n'a  pu 
être  accréditée  que  par  un  témoignage  impérial.  La  crcduhté  des  di- 
plomates vendéens  en  face  de  ces  invraisemblances  politiques  ne  se 
concevrait  pas,  si  l'on  ne  savait  que,  tout  en  feignant  de  les  prendre 
au  mot,  ils  prouvaient  par  leurs  menées  qu'ils  en  appréciaient  exac- 
tement la  valeur.  Cette  paix  enfin  n'était,  au  moins  dans  la  conviction 
de  ceux  qui  l'avaient  conclue,  qu'une  suspension  d'armes  dans  laquelle 
chacun  des  deux  partis  avait  cru  également  trouver  son  intérêt.  Tou- 
tefois il  est  permis  de  penser  que  quelques  chefs  royalistes  avaient  pu 
regarder  comme  sérieuses  les  obligations  les  plus  incroyables  de  ces 
traités  volontairement  suspects. 

11  était  nécessaire  de  rappeler  ce  détail  de  l'histoire  du  temps  pour 
faire  comprendre  la  suite  de  ce  récit;  mais  on  ne  voudra  pas  conclure 
de  cette  digression  superficielle  que  ce  roman  ait  la  moindre  préten- 
tion historique  :  c'est  un  titre  qu'il  ne  peut  soutenir  d'aucune  façon, 
et  qui  nous  engagerait  bien  au-delà  de  nos  connaissances  et  de  nos 
forces.  Un  conte  doit  s'efi'orcer  sans  doute  de  ne  pas  choquer  d'une 
manière  inconvenante  les  vraisemblances  de  l'époque  et  des  mœurs 
dont  il  affiche  les  couleurs;  mais  sa  frivolité  avouée  nous  paraît  le 
dispenser  d'un  scrupule  plus  sérieux. 

La  caravane  fit  halte  dans  un  village,  et  prit  une  heure  de  repos 
tout  en  dînant;  puis  le  voyage  continua  jusqu'au  soir,  sans  autre  mci- 
dent  que  la  rencontre  de  quelques  cantonnemens  républicains,  avec 


1002  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  î 

lesquels  on  édiangeait  Tin  mot  d'ordre.  Le  crépuscule  commençait  à  \ 
accuser  plus  nettement  sur  le  ciel  les  contours  des  horizons,  quand  le 
timide  Colibri  adressa  cette  question  au  circonspect  Bruidoux  :  — 
Suis-je  dans  mon  tort,  sergent,  quand  je  me  figure  que  l'Amériqur 
est  un  pays  où  la  plupart  des  hommes  sont  des  singes? 

Le  sergent  haussa  les  épaules  par  un  brusque  mouvement  dont  1( 
contre-coup  fit  tressaillir  le  petit  captif  à  cheveux  longs  qu'il  traînait 
à  sa  remorque.  —  Marche  donc,  jeune  houspin!  dit  Bruidoux.  —  Je 
te  dirai  d'abord ,  Colibri ,  et  par  forme  de  préambule,  que  ce  petit  fé- 
déraliste commence  à  me  scier  le  dos  d'une  façon  bizarre.  Quant  à 
l'idée  que  tu  te  formes  de  l'Amérique  et  de  ses  habitans,  que  tu  prends 
•pour  des  singes,  elle  te  ferait  prendre  toi-même  pour  un  âne  dans 
toute  société...  Marcheras-tu,  moitié  de  coquin!  Avise-toi  de  tirer 
encore  sur  la  corde,  et  tu  vas  connaître  la  configuration  de  mon  pied... 
Il  n'y  a  pas  de  singes,  Colibri  :  c'est  une  bête  inventée  par  les  prêtres 
et  par  les  tyrans  pour  humilier  l'homme  libre.  L'Amérique,  Colibri... 
—  Tu  tires  sur  la  corde,  gamin!  apprête  tes  flûtes...  je  vais  en  jouer!... 
L'Amérique,  mon  garçon,  est  précisément  faite  comme  je  te  le  disais... 
Hu!  dia!  petit  Cobourg...  Et  tu  pourras  en  causer  maintenant  avec 
aisance  et...  Très  bien,  mon  poulet!  tu  ne  pèses  pas  une  plume  à  cette 
heure...  Avec  aisance  et  facihté,  Colibri,  mon  ami...  Hé!  vingt  mille 
calottes  !  oii  est  le  fils  de  chouan?  Mort  du  diable!  il  a  coupé  la  corde! 
Arrêtez!  arrêtez  le  prisonnier!...  Dans  le  champ,  à  droite! 

L'enfant  venait,  en  effet,  de  profiter  des  premières  ombres  du  soir 
pour  accomplir  une  évasion  dont  il  avait  sans  doute  trouvé  les  moyens 
à  la  halte  du  dîner.  Il  courait  alors  à  perte  d'haleine  dans  un  champ 
labouré,  que  l'étroite  douve  d'un  fossé  séparait  du  chemin.  Bruidoux 
enjamba  la  douve  et  s'élança  sur  les  pas  du  fugitif  :  les  soldats  le  sui- 
virent en  poussant  de  grands  cris;  mais  ils  n'étaient  pas  au  milieu  du 
champ,  que  déjà  l'enfant  avait  escaladé  la  haie  qui  en  barrait  l'autre 
extrémité,  et  qui  était  contiguë  à  un  bois  épais.  11  se  retourna,  quand 
il  se  vit  maître  de  cette  position,  et  fit  un  signe  de  la  main,  comme 
s'il  voulait  parler.  Une  dizaine  de  fusils  s'abaissèrent  dans  la  direction 
du  petit  gars.  —  Qu'est-ce  que  c'est?  s'écria  Bruidoux  d'une  voix  hale- 
tante, le  premier  qui  fait  feu,  je  le  crosse!  Est-ce  que  nous  avons  des 
tueurs  d'enfans  ici?  Parle,  mon  bijou. 

—  Ayez  bien  soin  de  ma  toupie ,  cria  le  captif  envolé.  Puis  il  sauta 
dans  le  bois  et  disparut. 

—  Eh  bien  !  dit  Bruidoux  en  regagnant  le  chemin  au  milieu  des 
Tires  mal  contenus  de  ses  camarades ,  ne  vous  gênez  pas ,  mes  enfans. 
Est-ce  que  personne  ne  viendra  me  chatouiller  un  peu  le  dessous  du 
nez?...  Ta  toupie,  petit  clampin!  ajouta  le  vieux  sergent  entre  ses 


BELLAH.  1003 

dents.  Que  je  vive  assez  pour  te  retrouver  avec  de  la  barbe  au  mentoa, 
et  si  je  ne  te  la  fais  pas  avaler,  ta  toupie,  avec  la  corde  et  le  clou,  et  la 
chèvre  et  le  chou... 

—  Eh  bien!  sergent,  interrompit  Hervé,  dissimulant  à  peine  la  sa- 
tisfaction qu'il  éprouvait  du  résultat  de  l'aventure,  vous  voilà  donc 
passé  aux  royalistes? 

—Ma  foi,  citoyen  commandant,  répondit  Bruidoux  avec  un  peu  d'hu- 
meur, si  vous  voulez  dire  qu'il  fallait  laisser  fusiller  le  mioclie,  qu'on 
me  loge  cinq  billes  dans  la  tête  et  n'en  parlons  plus.  Ce  n'est  pas  ma 
manière  de  voir. 

—  Ni  La  mienne,  vieux  Bruidoux,  dit  Hervé.  Je  sais  ce  que  vous  va- 
lez en  face  d'un  homme.  Quant  aux  femmes  et  aux  enfaus ,  laissons- 
les  aux  geôliers  et  aux  bourreaux  qui  déshonorent  la  république. 

Le  brave  sergent ,  complètement  réhabilité  aux  yeux  de  ses  infé- 
rieurs par  les  paroles  du  jeune  commandant,  détacha  la  courroie  inu- 
tile qui  ceignait  ses  reins ,  et  s'en  servit  pour  informer  les  plus  rieurs 
de  4a  troupe  qu'il  n'avait  pas  oublié  leurs  indiscrètes  gaietés.  11  fut  in- 
terrompu dans  cette  récréation  par  le  garde-chasse  Kado,  qui  lui  len- 
dit sa  gourde  avec  cordialité  eu  lui  disant  : 

—  Nous  ne  pensons  peut-être  pas  de  même  sur  bien  des  choses,  car 
marade;  mais  tout  ce  que  je  possède  est  au  service  de  l'homme  qui  a 
de  la  pitié  dans  le  cœur  pour  les  créatures  faibles. 

Le  sergent  parut  surpris  plus  que  fâché  de  cette  ouverture;  il  se  re- 
cueillit un  instant  en  accolant  la  gourde  jusqu'à  ce  qu'il  se  sentît  près 
d'être  suffoqué.  La  rendant  alors  au  Breton  :  —  Tous  les  braves,  ditrii 
gravement,  ont  les  mêmes  idées  sur  certains  articles. 

On  avait  repris  la  marche,  et ,  sous  l'influence  de  la  fatigue  et  de  la 
nuit ,  le  silence  se  fut  bientôt  rétabli  dans  les  rangs  de  la  colonne.. 
Hervé,  ayant  remarqué  plus  d'une  fois  qu'Andrée  chancelait  sur  sa 
selle  comme  si  elie  ne  résistait  qu'avec  peine  au  sommeil,  s'était  placé. 
à  ses  côtés  et  s'y  maintenait  avec  sollicitude.  La  jeune  fille,  sous  cctt^ 
protection,  s'abandonna  avec  une  confiance  naïve  à  un  assoupissemeni 
que  berçait  l'allure  tranquille  de  son  cheval.  Elle  ne  se  réveilla  qu'aux 
sons  distincts,  quoique  éloignés  encore,  d'une  petite  cloche  tjui  tintait 
onze  heures.  Andrée  l'écouta  attentivement,,  et,  poussant  soudain  un. 
cri  de  joie  :  —  A  moi,  Bellah  !  dit-elle,  c'est  notre  Kergant!  c'est  la 
cloche  de  la  chapelle!  Pardon,  mon  frère...  je  vais  devant;  vous  per-- 
mettez?...  Et,  sans  attendre  la  réponse,  la  gracieuse  enfant  s'élança 
au  galop  dans  une  large  et  sombre  avenue  au  bout  de  laquelle  étin- 
Gelaient  entre  les  arbres  des  lumières  pareilles  à  des  vers  luisans  dans 
l'herbe. 

Le  manoir  seigneurial  de  Kergant  était  une  construction  d'un  aspect 
austère  et  presque  claustral.  11  présentait  la.  forme  d'un  triangle  à  p  u; 


4004-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

près  régulier  dont  chaque  côté  était  fermé  par  une  haute  tourelle  à 
toit  pointu.  Les  fondemens  plongeaient  dans  des  fossés  pleins  d'eau; 
mais  un  pont  permanent  remplaçait  le  pont-levis  et  donnait  accès  sous 
la  porte  principale.  La  petite  chapelle  dont  la  cloche  venait  de  retentir 
s'élevait,  à  droite  du  château,  sur  un  monticule  dont  les  pentes  étaient 
tapissées  de  gazon.  Plusieurs  bâtimens,  servant  de  fermes  et  d'écuries, 
contribuaient ,  avec  la  chapelle ,  à  encadrer  l'espace  qui  s'étendait  de- 
vant la  façade  du  manoir  et  qui  tenait  lieu  de  cour.  Au  milieu  de  cet 
espace ,  des  domestiques  portant  des  flambeaux  écoutaient  avec  res- 
pect les  ordres  que  leur  donnait  un  homme  dont  l'âge  avait  blanchi  les 
cheveux  sans  pouvoir  fléchir  sa  haute  taille,  sans  détendre  les  muscles 
de  son  mâle  et  rigide  visage.  Le  marquis  de  Kergant  était  vêtu  uni- 
formément de  noir;  il  avait  le  bras  enveloppé  d'un  crêpe,  et  un  pareil 
symbole  de  deuil  était  attaché  à  la  poignée  du  couteau  de  chasse  qui 
pendait  à  son  côté.  Andrée  et  Bellah  descendirent  de  cheval  en  même 
temps ,  et  le  marquis  les  serra  toutes  deux  à  la  fois  sur  son  cœur.  La 
chanoinesse  s'approcha  ensuite  et  se  jeta  dans  les  bras  de  son  frète, 
puis  elle  lui  parla  un  moment  à  voix  basse.  Le  vieux  seigneur  s'avança 
alors  vers  la  soubrette  écossaise  et  lui  montra  le  château  de  la  main  en 
s'inclinant  avec  une  politesse  cérémonieuse.  La  fille  des  Mac-Grégor 
prit  le  bras  de  la  chanoinesse  et  se  dirigea  vers  l'entrée  du  château. 
—  Suivez-les,  mes  filles,  dit  le  marquis;  vous  devez  être  mortes  de  fa- 
tigue. 

—  Pardon,  mon  père,  interrompit  Andrée  d'un  ton  suppliant,  mais 
nous  ne  sommes  pas  venues  seules,  il  y  a  quelqu'un...  mon  Dieu!... 
quelqu'un... 

—  Allez,  mon  enfant,  reprit  le  marquis.  La  chambre  de  votre  frère 
est  prête. 

Andrée  porta  vivement  à  ses  lèvres  la  main  de  son  père  adoptif ,  la 
mouilla  de  ses  larmes  et  se  retira  avec  son  amie.  M.  de  Kergant  suivit 
les  jeunes  filles  jusqu'au  pont  qui  était  jeté  sur  les  fossés.  Là  il  s'ar- 
rêta, fit  ranger  ses  gens  derrière  lui  et  attendit. 

En  ce  moment,  le  détachement  républicain  entrait  dans  la  cour  du 
château.  Hervé  mit  pied  à  terre  et  s'avança  vers  le  marquis  avec  une 
émotion  dont  il  avait  peine  à  se  rendre  maître.  Francis  et  les  soldats 
l'accompagnaient  à  une  petite  distance.  Arrivé  devant  la  porte,  il  se 
découvrit  et  salua  profondément  le  vieillard. 

—  Monsieur,  dit  le  marquis  de  Kergant  en  lui  rendant  son  salut, 
recevez  mes  remerciemens. 

—  Je  souhaite,  monsieur,  répliqua  Hervé,  qu'ils  me  soient  adressés 
d'aussi  bon  cœur  que  je  voudrais  les  mériter. 

—  Soyez  sûr,  citoyen  commandant,  puisque  c'est  votre  titre,  reprit 
le  marquis,  que  je  ne  suis  pas  de  ceux  dont  la  bouche  dit  oui  quand 


BELL  AH.  1005 

le  cœur  dit  non.  Permettez-moi  d'offrir  au  fils  du  comte  de  Pelven 
l'hospitalité  pour  la  nuit. 

Hervé  fut  surpris  et  offensé  de  l'accent  amer  et  hautain  qui  mar- 
quait ces  paroles. 

—  Monsieur,  dit-il,  j'ai  à  vous  demander  la  même  faveur  pour  mon 
lieutenant  et  pour  mes  soldats. 

—  Et  ces  messieurs  sauront  la  prendre,  n'est-ce  pas,  en  cas  de 
refus? 

—  De  grâce,  monsieur... 

—  C'est  au  reste,  interrompit  le  marquis  en  haussant  le  ton,  ce  que 
je  suis  curieux  de  voir.  J'ai  fait  serment  de  ne  jamais  laisser  pénétrer 
sous  mon  toit,  moi  vivant,  aucun  des  égorgeuis  de  votre  prétendue 
république ,  et  c'est  assez  que  je  manque  à  mon  serment  pour  le  fils 
de  votre  père. 

A  cette  déclamation  provoquante,  un  murmure  de  colère  éclata  dans 
les  rangs  des  grenadiers.  Hervé  leur  imposa  silence  de  la  main,  et  se 
retournant  vers  le  marquis  : 

—  Et  puis-je  vous  demander,  monsieur,  dit-il,  si  vous  avez  fait  ce 
serment  le  jour  même  où  vous  avez  signé  un  traité  avec  nos  représen- 
tans  et  accepté  l'amnistie  de  notre  prétendue  république? 

—  Non  !  s'écria  avec  force  M.  de  Kergant;  mais  je  l'avais  fait  le  jour 
où  vous  avez  teint  vos  drapeaux  dans  le  sang  de  votre  roi,  et  je  l'ai 
renouvelé  le  jour  où  j'ai  su  l'état  qu'on  devait  faire  de  votre  parole, — 
hier  même ,  en  apprenant  que  vous  aviez  lâchement  étouffé  dans  sa 
prison  le  fils  du  martyr!  11  n'y  a  plus  de  traités,  il  n'y  a  plus  de  paix. 
Assez.  Entrez,  citoyen  Hervé,  et  ne  craignez  rien;  mais  n'en  demandez 
pas  plus. 

—  Vous  ne  pouvez  sérieusement  me  croire  capable  de  subir  une  pa- 
reille hospitalité,  dit  Hervé  avec  un  sourire  dont  la  tranquille  politesse 
fit  monter  la  rougeur  au  front  du  vieux  gentilhomme.  Puisque  je  suis 
sur  une  terre  ennemie,  je  sais  comment  un  soldat  y. passe  la  nuit.  Ve- 
nez, mes  enfans,  nous  bivouaquerons  ensemble. 

Les  grenadiers  répondirent  par  une  acclamation  et  suivirent  le  jeune 
homme,  qui  s'éloignait  du  château  à  pas  précipités.— Mon  comman- 
dant, dit  Bruidoux,  il  ne  serait  pas  si  fier  s'il  n'avait  dans  ses  caves 
quelques  douzaines  de  chouans.  C'est  égal,  dites  un  mot,  et  nous  ver- 
rons qui  est-ce  qui  couchera  dehors  cette  nuit. 

—  Non ,  répondit  Hervé;  ils  diraient  encore  que  nous  violons  les 
traités.  Je  ne  suis  pas  fâché  d'ailleurs  de  la  réception;  elle  m'épargne... 
Mais  qui  donc  nous  suit  là?  Ah!  c'est  vous,  Kado?  Eh  bien!  mon  ami, 
faites-moi  un  plaisir  :  prenez  soin  de  nos  chevaux.  Je  suppose  que  les 
pauvres  bêtes  ne  sont  pas  comprises  dans  le  serment. 

—  Cela  sera  fait,  monsieur.  Ne  voulez-vous  rien  de  plus? 


1006  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ces  braves  gens  ont  le  ventre  creux,  mon  bon  Kado.  Allez  jus- 
(ju'au  village,  apportez-leur  à  souper.  Vous  nous  retrouverez  sur  la 
lande  aux  Pierres.  Voici  ma  bourse. 

—  Mais,  monsieur  Hervé... 

-r^  Prenez  ma  bourse,  vous  dis-je,  et,  sur  votre  vie,  payez  tout,  quand 
vous  devriez  mettre  de  l'argent  dans  la  main  de  ce.  vieillard. 


VI. 


Ta  Yoix  m'est  agréable,  enfant  de  la  nnit  : 
Car  les  fantômes  n'effraieul  point  mon  ame. 
Ta  voix  est  charmante  à  mon  cœur. 

(Chants  ossianiodes.) 

Guidé  par  les  souvenirs  encore  vivans  de  son  enfance,  le  comman- 
dant Hervé  entra  avec  sa  troupe  dans  un  dédale  de  sentiers  qui  les  con- 
duisit, après  quelques  minutes  de  marche,  au  pied  d'une  lande  es- 
carpée et  déserte.  A  part  quelques  touffes  d'ajoncs,  l'unique  végétation 
qui  germât  sur  le  sol  ingrat  de  cette  montagne  était  une  herbe  fine  et 
rase  comme  de  la  mousse  qui  la  recouvrait  depuis  la  base  jusqu'au 
sommet,  et  sur  laquelle  le  pied  avait  peine  à  se  fixer.  Du  reste,  on  n'a- 
percevait ni  un  roc  ni  même  le  plus  petit  caillou  qui  pût  justifier  le 
nom  de  lande  aux  Pierres  que  lui  avait  donné  Hervé.  Les  soldats  s'ar- 
rêtèrent, hésitant  à  gravir  cette  aride  pente  tristement  balayée  par  le 
vent  de  la  nuit,  et  qui  semblait,  de  tous  les  lieux  du  monde,  le  moins 
propre  à  leur  prêter  un  abri. 

—  Patience,  mes  amis,  dit  le  Jeune  homme,  je  vous  ménage  une 
surprise  là-haut.  Les  soldats  montèrent  alors  résolument  par  le  pre- 
mier chemin  qui  se  présenta,  Hervé  les  suivait,  quand  les  sons  d'une 
voix  haletante  qui  l'appelait  par  son  nom  l'arrêtèrent  soudain.  —  C'est 
votre  sœur,  dit  Francis...  — Oui,  oui,  cela  devait  être,  murmura 
Hervé.  Conduisez-les,  mon  ami,  je  vous  rejoindrai  bientôt.  —  Le  jeune 
lieutenant  s'éloigna,  et,  au  même  instant,  Andrée  tombait  éperdue  et 
hors  d'haleine  dans  les  bras  de  son  frère. 

—  Voyons,  mon  enfant,  voyons,  dit  Hervé,  nous  devions  nous  y  at- 
tendre. Pas  d'attendrissement,  je  vous  en  prie. 

Andrée  releva  la  tête  pour  répondre,  mais  une  explosion  de  douleur 
la  rejeta  suffoquée  et  palpitante  sur  la  poitrine  du  jeune  homme.  — 
Pauvre  petite!  allons,  un  peu  de  courage,  murmura  Hervé.  — Puis, 
dressant  vers  le  ciel,  par  un  geste  subit  de  désespoir,  son  front  con- 
tracté, tandis  qu'Andrée  continuait  de  sangloter  comme  si  son  cœur 
était  près  de  se  briser  sur  le  cœur  de  son  frère  :  —  0  Dieu  !  dit-il,  mon 
Dieu  !  elle  prie  pour  la  paix  !  Écoutez-la!,  elle  vous,  conjure  pour  la  fin 
de  nos  discordes.  Dieu  de  bonté,  exaucez-la! 


—  Emmène-moi,  emmène-moi  d'ici  !  s'écria  Andrée. 

Hervé  la  fit  asseoir  près  de  lui,  et  lui  prit  la  main  :  1-  T'emmener 
chère  enfant?  Où?  Dans  un  camp,  dans  une  prison? 

—  N'importe,  mon  frère;  je  ne  puis  rester  sous  un  toit  d'où  l'on  vou«î 
a  repoussé  avec  insulte. 

—  Mais  vous  vous  trompez;  on  m'a  simplement  traité  en  ennemi 
comme  je  le  suis  en  effet.  Il  est  naturel  que  le  bruit  vrai  ou  faux  de  la 
mort  du  jeune  prétendant  ait  exaspéré  M.  de  Kergant  jusqu'à  lui  faire 
oublier  toute  dignité. 

—  Vous  ne  voulez  pas  m'emmener,  Hervé?  dit  Andrée  d'une  voix 
tendre  comme  une  caresse. 

—  Tant  que  je  n'ai  pas  un  asile  sûr  et  honorable  à  vous  offrir,  mon 
enfant,  je  dois  vous  laisser  dans  celui  que  notre  père  vous  a  choisi.  — 
Hervé  se  leva  en  achevant  ces  mots.  — 11  faut  nous  séparer,  ajouta-t-il; 
je  ne  veux  pas  laisser  le  temps  à  nos  soldats  de  concevoir  la  pensée 
que  je  les  abandonne. 

—  Nous  séparer!  répéta  Andrée...  Ne  nous  sommes-nous  revus  que 
pour  nous  séparer  si  tôt  et  de  cette  manière?... 

—  Je  vous  promets,  Andrée,  de  ne  point  partir  demain  sans  vous 
avoir  revue. 

Andrée  lui  fit  répéter  cette  promesse,  et  Hervé,  après  l'avoir  serrée 
sur  son  cœur,  se  détourna  brusquement,  et  se  mit  à  gravir  la  lande 
en  courant. 

La  pente  de  la  lande  était  trop  raide,  et  l'herbe  qui  la  recouvrait  trop 
glissante  pour  qu'il  fût  prudent  de  l'escalader  en  ligne  droite.  Même 
dans  les  agiles  excursions  de  son  enfance,  Hervé  avait  coutume  de 
suivre,  pour  arriver  sur  le  haut,  un  petit  sentier,  dont  les  détours  cou- 
raient entre  d'étroites  gorges  d'un  plateau  à  un  autre;  mais  les  obstacles 
et  les  périls  qui  arrêtent  le  promeneur  de  sang-froid  sont  ignorés  ou 
dédaignés  de  celui  qu'agitent  de  violens  sentimens  ou  de  fortes  préoc- 
cupations d'esprit;  ils  lui  offrent  même  l'avantage  d'une  âpre  distrac- 
tion, qui,  réveillant  l'inquiétude  des  instincts  naturels,  donne  à  l'arae 
l'illusion  momentanée  du  repos  par  la  différence  du  tourment.  Hervé, 
le  cœur  torturé,  s'était  élancé  avec  une  sorte  de  frénésie  sur  la  rampe 
la  plus  âpre  de  la  colline;  vers  le  miheu  de  son  ascension,  ses  pieds  ne 
pouvant  plus  mordre  sur  l'herbe  desséchée,  il  se  mit  à  genoux,  et  con- 
tinua de  monter  en  rampant,  contramt. souvent,  ipour  ne  pas  rouler  au 
bas  de  la  lande,  de  saisir  des  touffes  d'çijoncs  qpineux  qui  ensanglan- 
taient ses  mains.  Francis,  attiré  sur  Je  revers  de  la  croupe  par  le  bruit 
de  l'escalade  et  par  la  respiration  haletante  d'Hervé,  s'imagina  que  son 
ami  était  en  butte  à  une  poursuite  acharnée  :  — Courage  !  cria-t-il, 
vous  êtes  arrivé...  Avons-nous  encore  des  lavandières?  Au  nom  du 
ciel,  qu'y  a4-il?  —  H  ,n'y  a  rien,  si  c«  n'est  que  j'en  perdrai  l'esprit,  je 


1008  REVUE   PES  DEUX  MONDES. 

crois,  dit  Hervé  en  tombant  épuisé ,  et  le  front  ruisselant  de  sueur, 
aux  pieds  du  lieutenant. 

Le  sommet  de  la  lande  formait  un  vaste  plateau  uni  comme  une 
pelouse,  et  dont  les  bords  s'affaissaient  doucement  vers  des  pentes 
abruptes;  son  aspect  singulièrement  sauvage  n'avait  d'autre  borne  qu'un 
ciel  orageux  où  la  lumière  intermittente  de  la  lune  échancrait  les 
nuages  en  bizarres  déchirures.  Vers  le  centre  du  plateau,  un  large  es- 
pace était  semé  de  blocs  de  pierre,  qui  de  loin  ne  présentaient  à  l'œil 
qu'un  chaos  confus  pareil  aux  énormes  éclats  d'une  carrière  grani- 
tique; mais,  en  s'approchant,  on  reconnaissait  qu'un  certain  ordre 
mystérieux  présidait  à  l'irrégularité  de  ces  entassemens.  Ces  pierres 
étaient  de  toutes  formes  et  de  toutes  dimensions;  les  unes  se  dressaient 
isolément  comme  des  aiguilles  colossales,  ou  s'alignaient  symétrique- 
ment sur  de  longues  lignes  parallèles,  comme  des  théories  de  fan- 
tômes pétrifiés  dans  leurs  manteaux  grisâtres;  d'autres  étaient  super- 
posées, imitant  grossièrement  une  table  longue  et  étroite  montée  sur 
un  pied  unique;  un  grand  nombre  reposaient  horizontalement  sur 
deux  assises,  par  ce  principe  élémentaire  d'architecture  que  les  enfans 
mettent  en  pratique  dans  la  base  de  leurs  châteaux  de  cartes.  Enfin, 
le  même  principe  avait  combiné  des  séries  de  blocs  massifs  et  de 
pierres  plates,  de  manière  à  former  des  galeries  basses  et  couvertes  qui 
étaient  closes  à  l'une  de  leurs  extrémités.  Là  semblait  s'être  arrêté, 
comme  au  point  culminant  de  l'art,  l'édificateur  inconnu  de  ces  in- 
formes monumens. 

Les  soldats  s'étaient  groupés  avec  curiosité  autour  des  débris;  au- 
cune pointe  de  rocher  ne  perçait  la  surface  de  la  lande;  aucune  exco- 
riation du  sol  n'indiquait  la  place  d'où  avaient  été  tirés  ces  matériaux 
gigantesques.  Il  fallait  donc  qu'ils  eussent  été  transportés  sur  cette 
cime  du  fond  des  vallées.  Par  quels  moyens  et  dans  quel  but?  C'était 
une  question  contre  laquelle  venaient  se  briser  la  sagacité  et  l'expé- 
rience de  Bruidoux  lui-même.  Toutefois  un  des  axiomes  favoris  du 
sergent  était  qu'un  chef  militaire  ne  doit  jamais  se  mettre  dans  le  cas 
d'être  taxé  d'ignorance  par  ses  subalternes.  Aussi  ne  se  fit-il  aucun 
scrupule  de  certifier  hautement  à  Colibri  que,  dans  un  temps  assez  re- 
culé, le  fils  d'un  certain  aristocrate  de  géant  s'était  amusé  à  placer  ces 
ciiilloux  les  uns  sur  les  autres,  au  lieu  d'aller  tranquillement  à  l'école, 
comme  c'était  son  devoir;  car,  ajouta  le  sergent,  on  doit  obéir  à  son 
père,  quand  ce  père  serait  un  ogre,  et  le  fils  de  Pitt  et  Cobourg  lui- 
même  doit  obéissance  à  Pitt  et  Cobourg,  si  étrange  que  cela  puisse  pa- 
raître. 

Ces  moralités  furent  interrompues  par  l'arrivée  de  Kado,  qui  chas- 
sait devant  lui  un  petit  cheval  accablé  sous  une  provision  de  vivres  et 
de  bois  sec,  à  laquelle  les  soldats  firent  aussitôt  leurs  politesses.  Le  vieux 


BELLAH.  1009 

garde-chasse  leur  offrit  son  aide  pour  allumer  du  feu,  échangea  une 
poignée  de  main  avec  le  sergent,  et  se  retira  en  promettant  à  Hervé  et 
à  Francis  de  leur  amener  leurs  montures  au  bas  de  la  lande,  le  len- 
demain dès  la  pointe  du  jour. 

Après  le  souper,  les  grenadiers  se  choisirent  leurs  couches  à  l'abri 
des  voûtes  druidiques,  et  chacun  s'endormit  en  paix  sous  ces  pierres 
où  la  rouille  des  siècles  recouvrait  une  rouille  de  sang  humain.  Francis 
lui-même  céda  tout  doucement  au  sommeil  à  l'entrée  d'une  de  ces 
grossières  galeries  dont  nous  avons  parlé,  pendant  que  Hervé  lui  con- 
tait qu'il  avait  vu  autrefois  des  vieillards  prier  traditionnellement  sur 
ces  reliques  du  culte  de  leurs  ancêtres.  Le  jeune  commandant  sourit 
en  voyant  qu'il  avait  perdu  son  public;  il  arrangea  avec  un  soin  pii- 
ternel  les  plis  du  manteau  que  Francis  avait  laissé  ouvert  dans  la  sur- 
prise de  son  sommeil ,  et  s'éloigna  en  donnant  un  soupir  de  regret  à 
l'âge  où  les  paupières  se  ferment  par  ces  enchantemens  imprévus. 

Après  avoir  fait  quelques  pas  autour  de  l'enceinte  autrefois  sacrée, 
Hervé  s'assit  sur  une  des  tables  qui  s'élevaient  çà  et  là.  Ce  lieu  gardait 
encore  dans  la  mémoire  des  habitans  du  pays  un  vague  reflet  de  son 
caractère  antique.  L'incertitude  de  la  crainte  ou  du  respect,  tantôt  les 
éloignait  de  la  lande  comme  d'une  place  maudite,  tantôt  les  proster- 
nait, les  douces  prières  de  l'Évangile  sur  les  lèvres,  au  pied  de  ces 
autels  impitoyables.  Ce  sentiment  de  curiosité  superstitieuse  qui  a  tant 
de  pouvoir  sur  l'enfance,  et  dont  l'esprit  de  l'homme  ne  s'aft'ranchit 
jamais  tout-à-fait,  avait  marqué  ce  lieu  parmi  les  souvenirs  les  plus 
vifs  des  premières  années  de  Hervé.  Tout  enfant,  l'esprit  imbu  des  lé- 
gendes du  coin  du  feu,  il  avait  été  attiré  sur  la  lande  aux  Pierres  par 
cette  volupté  de  la  peur  que  nous  recherchons  comme  les  émanations 
enivrantes  de  certains  poisons  dont  une  trop  forte  dose  nous  devient 
mortelle.  11  se  souvenait  de  s'être  engagé  un  soir  sous  la  sombre  voûte 
d'une  galerie  couverte;  comme  la  nuit  était  tombée  sans  qu'il  fût  ren- 
tré au  château ,  on  se  mit  en  quête  et  on  le  trouva  évanoui  au  milieu 
de  la  galerie,  comme  s'il  eût  rencontré  tout  à  coup  face  à  face  l'hor- 
reur du  dieu  que  les  anciens  prêtres  allaient  chercher  en  rampant  au 
fond  de  ces  temples,  faits  comme  des  repaires. 

La  jeune  Bellah,  dont  le  naturel  songeur  et  le  penchant  d'esprit  de- 
vaient être  vivement  sollicités  par  l'attrait  de  ce  site  romanesque,  ac- 
compagnait souvent  Hervé  sur  la  montagne  druidique.  Quand  la  nuit 
venait  peupler  d'ombres  douteuses  cette  morne  cité  de  pierres,  la 
jeune  fille  alarmée  faisait  appel  à  l'âge  et  à  l'expérience  de  son  frère 
adoptif ,  et  ce  charme  de  la  protection  donnée  et  reçue  avait  ete  pour 
eux  comme  le  pressentiment  d'une  affection  plus  tendre  et  le  premier 
anneau  d'une  chaîne  plus  étroite.  C'était  là  que  leurs  jeunes  imagina- 
tions aimaient  à  évoquer  les  traditions  gracieuses  ou  terribles  de  la 


TOME   V. 


i(MO  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

contrée  natale,  tantôt  réveillant  sur  la  mousse  des  cavernes  les  dan- 
seuses de  minuit,  tantôt  recherchant  dans  les  sinistres  ouvertures  des 
autels  la  trace  de  rites  sanguinaires.  C'était  là  enfin  que  les  deux  en- 
fans  avaient  éprouvé  les  premières  palpitations  d'un  danger  partagé, 
les  premières  joies  d'un  échange  de  rêves  et  d'illusions.  Ces  souve- 
nirs se  pressaient  dans  la  tête  de  Hervé  :  exténué  de  fatigue  et  ne  pou- 
vant dormir,  il  s'était  à  demi  couché  sur  la  table  de  pierre,  dans  l'at- 
titude d'une  statue  penchée  sur  un  tombeau ,  et  il  regardait  passer  ses 
jeunes  années.  Tout  à  coup  il  tressaillit  :  au  milieu  des  quartiers  de 
roc,  la  forme  blanche  d'une  femme  s'abaissant  et  s'élevant  sans  bruit 
semblait  glisser  d'une  pierre  à  l'autre  et  s'avancer  vers  lui.  Hervé  se 
leva  brusquement,  en  portant  la  main  à  son  front,  avec  l'émotion  vio- 
lente d'un  homme  qui  doute  de  sa  raison;  mais  déjà  la  blanche  appa- 
rition le  touchait,  et  il  reconnut  Bellah. 

—  Vous!  vous  en  ce  moment!  vous,  ma  sœur!  s'écria-t-il  en  saisis- 
sant la  main  de  la  jeune  fille. 

M"^  de  Kergant  retira  sa  main  :  —  Le  commandant  Hervé,  dit-elle 
d'un  ton  froid ,  peut-il  m'accorder  quelques  minutes  d'entretien? 

Hervé,  rappelé  à  la  réalité  du  présent,  s'inclina  et  se  découvrit.  Puis, 
voyant  que  les  yeux  inquiets  de  Bellah  cherchaient  à  percer  les  ténè- 
bres autour  d'elle  :  —  Mademoiselle  de  Kergant  peut  parler  sans  crainte, 
dit-il;  mes  hommes  dorment  là-bas,  auprès  de  ces  feux. 

La  jeune  fille  s'accouda  sur  la  pierre  près  de  laquelle  Hervé  se  tenait 
debout,  et  se  recueillit  un  instant  en  silence. 

—  Monsieur,  dit-elle  enfin,  votre  gouvernement  a  brisé,  par  un  nou- 
veau crime,  les  traités  qui  nous  liaient  à  lui. 

—  C'est  ce  que  j'ignore,  mademoiselle,  dit  Hervé. 

—  Je  vous  le  dis,  reprit  M"''  de  Kergant.  —  Hervé  salua.  —  Monsieur, 
poursuivit-elle,  vous  faites-vous  une  telle  idée  du  devoir  que  vous  vous 
jugiez  engagé  d'honneur  vis-à-vis  d'un  gouvernement  parjure?  Étes- 
vous  résolu  à  vous  charger  des  plus  odieuses  complicités  qu'il  plaira  à 
votre  république  de  vous  imposer? 

—  Mademoiselle  de  Kergant ,  répondit  Hervé,  me  permettra  de  ré- 
pudier la  complicité  dans  laquelle  elle  m'enveloppe.  Je  ne  réponds  que 
de  moi,  mais  j'en  réponds.  Je  ne  sers  point  des  hommes,  je  sers  des 
idées.  Ces  idées,  je  déplore  les  vertiges  qu'elles  donnent,  je  voudrais 
les  punir;  je  plains  les  martyrs  qu'elles  font  et  je  voudrais  les  sauver, 
mais,  jusque  dans  la  poussière  des  ruines  et  dans  le  sang  dont  on  les 
obscurcit ,  ces  principes  restent  purs,  ils  restent  dignes  de  la  fidélité 
que  je  leur  ai  vouée.  C'est  un  langage  qu'il  me  coûte  de  parler  à  une 
femme,  mais  j'y  suis  réduit.  Quant  à  ce  nouveau  crime,  mademoiselle 
de  Kergant  souffrira  qu'avant  de  le  juger,  j'aie  appris  à  le  connaître 
d'une  bouche  impartiale. 


BELL AH.  1011 

—  Doutez-vous  de  ma  parole,  monsieur?  dit  Bellah  avec  l'accent 
d'un  amer  dédain. 

—  Je  doute  de  votre  parole,  oui!  s'écria  Hervé  dans  un  transport 
subit  de  colère  qui  touchait  à  la  violence,  je  doute  de  votre  parole  !  je 
doute  de  votre  voix  même....  je  doute  de  ces  lèvres  glacées  et  des  mots 
étranges  qu'elles  prononcent!  Qui  étes-vous?  que  me  voulez-vous? 
qu'êtes- vous  venue  faire  ici?  qui  vous  a  envoyée?  Ici,  à  cette  place 
même,  avoir  choisi  cette  place  pour  m'accabler!  Par  le  ciel!  c'est  un 
courage  inoui  !  c'est  une  cruauté  qui  dépasse  la  pensée  d'un  homme! 
Retirez-vous  ! 

A  l'éclat  soudain  de  cet  orage,  la  résolution  de  la  jeune  fille  parut 
s'être  brisée,  et  ce  fut  d'une  voix  faible  et  basse,  comme  celle  d'un  en- 
fant soumis,  qu'elle  répondit  :  —  Mon  Dieu  !  Hervé,  je  m'en  vais.  — 
Mais,  au  lieu  de  s'éloigner,  elle  s'appuya  sur  l'autel  de  pierre  et  posa 
ses  deux  mains  sur  son  cœur  pour  en  comprimer  les  battemens. 

—  Bellah,  reprit  Hervé  avec  douceur,  pardonnez-moi;  mais  vous 
avez  comblé  la  mesure  de  mes  chagrins.  Daignez  vous  retirer.  Vous 
laissez  ici  un  homme  dont  l'ame  ne  peut  contenir  une  douleur  de  plus. 
Votre  tâche  est  faite;  adieu. 

—  Oh!  pas  encore,  pas  ainsi,  Hervé!  Je  suis  venue....  j'espérais.... 
oui ,  j'espérais  être  protégée,  en  ce  lieu  au  moins,  par  vos  souvenirs. 
Quelles  qu'aient  été  pour  vous  les  deux  longues  années  qui  nous  en 
séparent.... 

—  Elles  ont  été  telles,  interrompit  Hervé,  que  je  les  donnerais,  et 
toutes  celles  qui  suivront,  pour  une  heure  du  temps  passé. 

—  Oh  !  que  Dieu  soit  mille  fois  béni,  s'il  en  est  ainsi  !  Ce  temps  peut 
revenir,  Hervé.  Vous  pouvez  rentrer  dans  cette  famille  qui  est  la  nôtre 
à  tous  deux,  retrouver  un  père,  des  sœurs,  nous  retrouver  tous,  mon 
frère  !  Vous  le  pouvez.  Le  voulez-vous? 

—  Si  j'espérais  seulement  que  cela  devînt  possible  un  jour!  dit  le 
jeune  homme  en  secouant  tristement  la  tête. 

—  Ce  jour  est  venu,  reprit  vivement  Bellah.  Ecoutez,  Hervé,  la 
guerre  va  recommeucer;,  je  pourrais  vous  dke,...  j;'aurais  des  raison» 
positives  pour  vous  affirmer  que  notre  cause  triomphera...  Mais  peu 
vous  importe,  je  le  sais...  Cette  cause  est  celle  de  vos  pères,  des  mal- 
heureux, c'est  la  cause  de  Dieu  !  Vous  avez  pu  vous  y  tromper,  Hervé... 
mais  maintenant  vos  yeux  sont  ouverts...  11  est  impossible  qu'i  s  ne  le 
soient  pas...  Oh!  comme  nous  vous  aimerons,  Hervé!...  C est  notre 
rêve,  à  tous.  Mon  père  a  déjà  ses  projets  ambitieux  pour  vous.  11  veut 
que  l'on  rende  justice  à  vos  talens  et  à  votre  courage,  et  cette  justice, 
vous  l'obtiendrez,  n'en  doutez  pas.  S'U  vous  en  faut  des  preuves 
Hervé,  tenez.  -  En  prononçant  ces  mots ,  elle  tira  de  son  sein  un  ph 
qu'elle  mit  dans  la  main  du  jeune  homme;  mais  celui-ci,  le  jetant  aus- 


1012  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sitôt  à  SOS  pieds  :  —  La  justice  que  je  mériterais,  dit-il,  ce  serait  le 
mépris  de  mes  amis,  le  mépris  de  mes  ennemis  et  le  vôtre,  Bellah! 

—  Le  mien!  Vous  vous  trompez!  Je  ne  mépriserai  jamais  l'homme 
qui  répare  noblement  ses  torts  ! 

—  Vous  la  première,  Bellah,  et  vous  feriez  bien.  Pas  un  mot  de  plus 
là-dessus,  je  vous  en  supplie. 

—  Oh!  Dieu!..  Et  si  je  vous  disais,  Hervé,  que  vous  ne  pouvez  re- 
tourner chez  les  républicains...  que  la  mort  vous  y  attend?.. 

—  C'est  une  chance  familière  dans  le  métier  que  je  fais.  Chaque  in- 
stant de  ma  vie  m'y  rend  plus  résigné. 

—  Oui,  reprit  la  jeune  fille  sur  un  ton  de  conviction  incompréhen- 
sible, vous  êtes  prêt  à  mourir  en  soldat...  mais  le  supplice,  la  mort 
ignominieuse,  la  mort  d'un  traître,  en  voulez-vous,  dites? 

—  D'un  traître?  répéta  Hervé;  c'est  impossible. 

—  Vous  serez  accusé...  vous  le  serez!  Au  nom  du  ciel,  n'en  doutez 
pas! 

—  Mais  encore  de  quelle  trahison?  puis-je  le  savoir? 

—  Hélas!  quand  il  s'agirait  de  la  vie  de  mon  père,  comme  il  s'agit 
de  la  vôtre,  c'est  ce  que  je  ne  pourrais  vous  dire. 

—  Soit.  Mes  juges  me  l'apprendront. 

—  Hervé!  votre  cœur  s'est  endurci  parmi  ces  hommes  de  sang... 
Vous  sacrifiez  votre  vie ,  sans  songer  qu'elle  n'appartient  pas  à  vous 
seul.  La  pauvre  Andrée... 

—  S'il  m'arrivait  malheur,  dit  Hervé  en  détournant  la  tête,  je  sais 
quel  cœur  je  laisse  près  du  sien. 

Bellah  saisit,  par  un  mouvement  brusque  et  violent,  le  bras  du  jeune 
homme,  et ,  tendant  vers  lui  ses  grands  yeux  humides  :  —  Et  moi  ? 
dit-elle. 

Le  geste  désespéré  de  Bellah,  son  accent  bas  et  confus,  prêtaient  à 
ce  mol  une  telle  expression,  que  Hervé  se  sentit  pénétré  jusqu'au  fond 
du  cœur,  comme  si  les  lèvres  de  celle  qu'il  aimait  eussent  touché  les 
siennes.  Il  prit  d'une  main  tremblante  celle  que  M"^  de  Kergant  lui 
abandonnait,  et,  regardant  avec  passion  la  jeune  fille,  qui  se  tenait 
droite,  les  paupières  abaissées  et  le  sein  haletant  :  —  Bellah ,  dit-il,  je 
vous  aime  ardemment.  Ma  vie,  depuis  deux  ans,  ne  compte  pas  une 
seule  minute  où  la  trace  de  cet  amour  ne  soit  imprimée.  Tout  le  reste 
ne  sert  que  d'inutile  distraction  à  cette  pensée;  mais,  que  je  m'abuse 
ou  non,  je  ne  vois  pas  d'honneur  hors  du  devoir  que  je  me  suis  fait, 
et  je  ne  saurais  vivre  déshonoré...  même  près  de  vous...  surtout  près 
de  vous. 

Comme  il  achevait  ces  mots,  M"«  de  Kergant  laissa  tomber  avec  ac- 
cablement sa  tête  sur  son  sein  :  —  Mon  Dieu!  murmura-t-elle,  je  n'ai 
pourtant  rien  de  plus  à  lui  dire,  rien!..  Hervé,  poursuivit-elle  d'une 


-""    "'     BELLAH.  4013 

voix  brisée,  je  comprends  que  cela  est  irrévocable;  c'est  donc  un  adieu 
suprême,  éternel,  et  c'est  ici  que  vous  me  le  faites!...  Nous  ne  nous  ver- 
rons plus  nulle  part...  tout  est  fini...  tout  est  fini!  Que  Dieu  me  par- 
donne de  vous  avoir  parlé  en  mon  nom...  J'ai  mêlé  l'intérêt  d'un  mi- 
sérable cœur  de  femme...  J'ai  cru  bien  faire...  malheureuse!  parce  que 
rien  au  monde  ne  m'eût  autant  coûté...  J'ai  cru  bien  faire...  et  ce  n'est 
qu'une  honte... 

—  Bellah!  chère  Bellah!  vous  me  déchirez  le  cœur...  Adieu!.. 

—  Adieu  donc  !  s'écria  la  jeune  fille  en  paraissant  invoquer  tout  son 
courage.  Adieu,  homme  sans  mémoire,  sans  ame,  sans  pitié!  Mon  de- 
voir sera  implacable  comme  le  vôtre...  Adieu!... 

Et  elle  s'éloigna  à  la  hâte,  mais  d'un  pas  si  léger,  que  son  départ, 
comme  sa  venue,  semblait  être  la  vision  silencieuse  d'un  rêve. 

Dès  qu'elle  eut  disparu  dans  un  des  sentiers  qui  tournaient  sur  le 
flanc  de  la  lande,  Pelven  se  rapprocha  avec  empressement  des  bords 
du  plateau,  afin  de  recueillir  les  derniers  murmures  de  ce  bonheur  qui 
lui  échappait  à  jamais...  Il  crut  entendre  une  voix  d'homme  se  mêler 
à  la  voix  de  Bellah.  L'idée  que  la  tentative  de  M"*  de  Kergant  avait  eu 
un  confident  et  qu'une  sorte  de  concert  diplomatique  avait  présidé  à 
sa  démarche  se  présenta  aussitôt  à  l'esprit  de  Hervé  sous  les  couleurs 
les  plus  vives  et  les  plus  fâcheuses.  Prenant  un  sentier  plus  direct,  il 
descendit  quelques  pas  avec  précaution,  et  il  put  apercevoir,  à  côté  de 
Bellah,  un  homme  à  la  taille  élégante,  au  pas  élastique,  au  geste  vif  et 
jeune.  M"^  de  Kergant  semblait  interrompre  de  temps  à  autre,  par  de 
courtes  objections,  la  parole  animée  de  son  compagnon,  qui  tantôt  s'é- 
levait jusqu'aux  modulations  les  plus  sonores,  et  tantôt  s'abaissait  au 
ton  de  la  plus  intime  confidence.  Quand  ils  furent  arrivés  au  bas  de  la 
lande,  Hervé,  grâce  à  la  connaissance  minutieuse  qu'il  avait  du  pays, 
put  continuer  de  les  suivre  à  travers  champs  sans  être  découvert.  Il 
essayait  d'appliquer  à  la  tournure  gracieuse  de  l'inconnu,  au  timbre 
particulier  de  sa  voix  quelque  souvenir  de  sa  vie  passée  qui,  du  moins, 
fixât  une  partie  de  ses  doutes,  et  livrât  un  nom  à  ses  angoisses,  un 
homme  à  sa  haine  :  c'était  en  vain. 

Comme  ils  n'étaient  plus  qu'à  deux  cents  pas  du  château,  l'inconnu 
s'arrêta  brusquement,  prononça  quelques  paroles  véhémentes,  et  saisit 
avec  vivacité  le  bras  et  la  main  de  M""  de  Kergant.  Hervé,  laissant 
échapper  une  sourde  exclamation  de  rage,  sauta  en  bas  de  la  haie  où 
il  se  tenait  caché,  et  il  se  précipitait  déjà  vers  la  place  où  se  passait 
cette  scène  suspecte,  quand  un  incident  inattendu  le  retint  immobile: 
M"^  de  Kergant  avait  dégagé  son  bras;  elle  prit  à  son  tour  la  mam  de 
son  hardi  cavalier,  et  y  posa  ses  lèvres  en  s'inclinant  jusque  dans  a 
poussière  du  chemin.  Après  quoi  elle  se  dirigea  à  grands  pas  vers  le 


1014.  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

château,  suivie  lentement  par  celui  qui  venait,  d'être  l'objet  de  cette 
faveur  extraordinaire. 

Hervé,  quittant  alors  tout  mystère  et  dominé  par  une  colère  irré- 
sistible, s'avança  rapidement  :  —  Ehl  monsieur,  s'il  vous  plaît  !  cria- 
t-il  d'une  voix  contenue,  mais  très  distincte. 

L'inconnu  se  retourna  :  —  Qui  va  là?  qui  m'appelle?  dit-il. 

—  Moi ,  monsieur.  Veuillez  avoir  patience  deux  secondes,  je  vous 
prie,  répondit  le  jeune  commandant  en  pressant  le  pas. 

—  Allons!  c'est  ce  diable  d'officier,  murmura  l'inconnu.  Là-dessus, 
il  haussa  les  épaules  avec  humeur,  et  accéléra  sa  marche  de  telle  sorte 
que  Hervé,  ne  pouvant  le  suivre  dans  l'enceinte  même  du  château, 
dut  renoncer  à  un  entretien  plus  satisfaisant. 

—  Non,  se  disait  le  jeune  homme  en  regagnant  la  lande,  jamais  les 
fantaisies  les  plus  inouies  d'une  nuit  de  délire  ne  m'ont  fait  passer  de- 
vant l'esprit  de  telles  images!  Bellali,  la  fière,  la  chaste  fille,  à  genoux: 
devant  un  homme,  recevant...  que  dis-je?  prévenant  ses  caresses... 
et  cela  quand  ses  lèvres  frémissaient  encore  de  l'aveu  fait  à  un  autre! 
Bellah  essuyant  des  larmes  de  comédienne  avec  une  main  de  courti- 
sane! Au  moins,  Dieu  merci,  me  voilà  tranquille...  Et  la  main  convul- 
sive  du  jeune  homme,  fouillant  sa  poitrine,  en  retirait  la  plume  blan- 
che, souvenir  importun  d'un  moment  plus  fortuné,  la  froissait  avec 
fureur  et  en  semait  sur  le  sol  les  légers  fragmens. 

Après  cette  exécution  en  effigie,  le  commandant  Hervé  se  rapprocha 
des  feux  à  demi  éteints  du  bivouac  et  se  coucha  à  quelques  pas  de 
Francis.  L'accablement  de  cette  journée  de  fatigue  et  de  soucis  finit 
par  dominer  son  agitation  d'esprit,  et  il  fallut,  aux  premières  lueurs 
du  jour,  que  la  main  du  ponctuel  Bruidoux  l'arrachât  à  un  profond 
sommeil. 

Peu  de  momens  après,  la  petite  Andrée  arrivait  tout  essoufflée  sur 
le  sommet  de  la  lande;  elle  parcourut  le  plateau  d'un  regard,  et,  le 
voyant  désert,  elle  poussa  un  cri  de  douleur  navrant;  puis,  se  laissant 
tomber  sur  le.  sol,  elle  sanglota  long-temps,  la  tête  dans  ses  mains. 


VIL 

La  république,  madame,  ne  le  peut  perdre,  quelque 
négligente  qu'elle  soit  à  le  conserver. 

(Lettres  de  Voiture.) 

Le  principal  corps  de  l'armée  républicaine  avait  alors  ses  quartiers 
à  Vitré,  sur  la  limite  de  l'Ille-et-Vilaine  et  de  la  Mayenne.  Le  général 
en  chef  occupait,  entre  Rennes  et  Vitré,  une  habitatioa  de  modeste  ap- 


BELLAH.  4015 

parence,  tenant  le  milieu  entre  le  manoir  et  la  forme,  et  qui  n'avait 
d'autres  titres  à  l'honneur  d'un  tel  hôte  que  sa  situation  agreste  et  re- 
tirée. C'est  dans  la  cour  de  cette  résidence  que  nous  prions  le  lecteur 
de  se  transporter,  en  le  prévenant  qu'il  s'est  écoulé  quatre  jours  entre 
les  dernières  scènes  de  notre  récit  et  celles  qui  vont  suivre. 

11  était  une  heure  de  l'après-midi  :  au  milieu  du  terrain  enclos  de 
murs  qui  s'étendait  devant  le  principal  corps  de  lojîis,  des  soldats  aux 
uniformes  divers  jouaient  ou  causaient  avec  une  liberté  mêlée  d'une 
certaine  réserve  qui  décelait  la  présence  du  maître;  les  plus  actifs  s'oc- 
-cupaient  de  fourbir  au  soleil  des  armes  ou  des  mors  de  chevaux;  les 
plus  mélancoliques,  couchés  sur  le  sol  dans  des  attitudes  variées  et 
souvent  opposées,  paraissaient  les  uns  suivre  les  nuages  dans  leurs 
combinaisons  mobiles,  les  autres  se  livrer  à  des  études  botaniques.  Un 
-coin  caractéristique  de  ce  tableau  était  formé  par  desux  grenadiers  à 
moustaches  grisonnantes,  qui,  ayant  posé  une  longue  planche  en  équi- 
libre sur  un  tronc  d'arbre  abattu,  se  balançaient  avec  une  gravité  si- 
lencieuse, comme  si  le  salut  de  leur  ame  eût  dépendu  de  cette  afl'aire. 
Ce  ifut  vers  ce  groupe  que  se  dirigea  un  jeune  officier  qui  traversait  la 
cour  en  ce  moment,  des  papiers  à  la  main  et  une  plume  entre  les  dents  : 

—  Eh  bien!  Mayençais,  dit-il,  est-ce  que  le  commandant  Pelven  n'est 
pas  encore  revenu? — Pas  encore,  répondit  Mayençais,  qui  était  alors  au 
plus  haut  degré  de  son  ascension.  —  N'en  a-t-on  aucune  nouvelle?  — 
Aucune,  dit  Mayençais  redescendant  majestueusement  vers  l'abîme. 

—  Prends  garde  de  choir,  vieux  porc-épic,  reprit  le  jeune  homme,  un 
peu  offensé  du  laconisme  de  son  interlocuteur  et  poussant  du  pied  le 
fragile  théâtre  des  jeux  de  Mayençais.  La  planche,  cédant  à  cette  im- 
pulsion, pivota  d'abord  sur  elle-même,  et  fmit  par  glisser  sur  le  gazon 
avec  ses  adhérons,  à  la  vive  satisfaction  du  pubhc. 

Pendant  que  les  deux  vieux  jouteurs  appliquaient  tous  leurs  soins  et 
leur  sérieux  imperturbable  à  replacer  leur  marotte  sur  son  point  d'é- 
quilibre, la  sentinelle,  postée  extérieurement  près  d'une  grande  porte 
cintrée  qui  ouvrait  sur  la  campagne,  lit  entendre  un  qui  vive!  auquel 
répondit  une  voix  rude  et  brève  :  la  sentinelle  présenta  les  armes;  l'in- 
stant d'après  cinq  cavaliers,  les  vêtemens  en  désordre  et  souillés  de 
taches  d'écume,  entraient  bruyamment  dans  la  cour.  Quatre  d'entre 
eux  avaient  l'uniforme  des  hussards  de  la  république;  le  cinquième, 
celui  qui  était  entré  le  premier,  paraissait  étranger  à  l'armée  :  il  ne 
portait  d'autres  signes  distinctifs  qu'une  ceinture  et  un  panache  trico- 
lores. Le  silence  soudain  qui  succéda  dans  la  cour  du  manoir  au  tu- 
multe d'une  récréation  militaire,  et  l'espèce  de  timidité  avec  laquelle 
on  se  murmura  le  nom  du  nouveau  venu,  témoignèrent  qu  il  était 
pour  le  plus  grand  nombre  des  assistans  une  ancienne  connaissance, 


1016 


REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


et  une  connaissance  qu'on  revoyait  avec  plus  de  respect  que  de  plaisir. 
Celui  qui  venait  de  recevoir  l'hommage  équivoque  de  cet  accueil  le 
justifiait  suffisamment,  quelques  droits  qu'il  pùt,y  avoir  d'ailleurs,  par 
la  sévérité  ascétique  de  ses  traits  et  l'expression  de  son  regard,  doué 
d'une  fixité  particulière  et  comme  implacable.  Laissant  aux  mains  d'un 
soldat  les  rênes  de  son  cheval,  il  franchit  rapidement  l'espace  qui  le 
séparait  de  l'entrée  du  manoir,  monta  l'escalier  intérieur,  et  parvint 
bientôt  dans  une  antichambre  où  veillaient  deux  sentinelles  :  écartant 
de  la  main,  avec  un  geste  d'extrême  préoccupation,  un  des  soldats  qui, 
tout  en  lui  faisant  le  salut  militaire,  semblait  hésiter  à  lui  livrer  pas- 
sage, il  ouvrit  une  double  porte,  pénétra  dans  la  pièce  contiguë,  et  pa- 
rut avoir  trouvé  enfin  ce  qu'il  cherchait  avec  tant  de  hâte  et  si  peu  de 
cérémonie. 

Deux  personnes  occupaient  le  salon  où  venait  d'avoir  lieu  cette  in- 
vasion discourtoise  :  au  bruit  que  fit  la  porte  en  s'ouvrant,  l'une  d'elles, 
une  jeune  fille  blonde,  svelte  et  mignonne  comme  un  enfant,  avait 
quitté  brusquement  le  coin  d'un  canapé  sur  lequel  elle  était  assise  ou 
plutôt  blottie  à  la  turque;  en  apercevant  le  visage  austère  qui  se  pré- 
sentait, elle  poussa  un  cri,  glissa  deux  ou  trois  pas  sur  le  parquet,  et 
disparut  derrière  la  tapisserie  d'une  portière.  Cette  fuite  rapide  laissait 
l'indiscret  visiteur  en  tête-à-tête  avec  un  homme  d'une  taille  élevée  et 
élégante,  et  dont  les  traits  rayonnaient  d'une  mâle  beauté  unie  à  tout 
l'éclat  de  la  jeunesse.  Ce  personnage  portait  l'habit  mihtaire,  brodé  de 
feuilles  de  chêne  d'or  au  collet  et  aux  paremens  :  devant  lui,  une 
écharpe  tricolore  et  un  sabre  étaient  posés  sur  l'angle  d'une  table,  à 
quelques  pas  du  canapé  où  une  place  venait  de  rester  vide.  En  voyant 
le  trouble  singulier  dont  son  arrivée  était  l'occasion,  l'individu  à  mine 
peu  prévenante,  qui  nous  a  fait  pénétrer  à  sa  suite  dans  cette  scène  in- 
time, s'arrêta  court,  le  sourcil  froncé  et  la  bouche  plissée  d'une  ride 
dédaigneuse  :  une  légère  rougeur  nuança  les  joues  de  celui  à  qui  s'a- 
dressait ce  reproche  muet;  il  se  souleva  à  demi,  puis,  se  rasseyant  avec 
une  nonchalance  un  peu  hautaine  :  —  Citoyen  représentant,  dit-il  sè- 
chement, tu  me  traites  en  ami. 

—  C'est  une  fâcheuse  habitude  que  j'ai,  citoyen  général,  de  négliger, 
vis-à-vis  des  autres,  des  précautions  d'étiquette  dont  je  n'ai  jamais  senti 
le  besoin  pour  moi-même.  S'il  le  faut  cependant,  je  m'en  excuse; 
je  m'en  excuse,  dis-je,  ne  voulant  pas  invoquer  pour  si  peu  les  droits 
illimités  dont  nous  arment  le  pouvoir  de  la  convention  et  l'intérêt  de  la 
république. 

—  Vos  droits  !  la  république  !  interrompit  avec  impétuosité  le  jeune 
général.  Il  n'y  a  qu'une  république  au  monde,  et  c'est  la  république 
masquée  de  Venise,  qui  ait  jamais  conféré  des  droits  pareils  à  ceux  que 


BELLAH.  1017 

VOUS  VOUS  arrogez!  Je  dois  te  rappeler,  citoyen  commissaire,  qu'il  y  a 
un  point  où  la  surveillance  la  plus  légitime  dépasse  son  but  et  cliango 
de  nom. 

—  En  sommes-nous  déjà  là?  dit  le  représentant  d'une  voix  creuse 
et  lente  :  explique-toi,  citoyen;  si  tu  n'as  voulu  que  me  faire  une  of- 
fense personnelle,  je  ne  suis  pas  de  ceux  qu'elles  peuvent  détourner  de 
leur  de\oir  public;  mais  si  c'est  au  pouvoir  de  la  convention  que  tu 
prétends  assigner  des  bornes,  dis-le  :  si  c'est  à  la  convention  que  s'a- 
dressent l'insulte  et  la  menace,  encore  une  fois,  dis-le;  il  est  bon  que 
je  le  sache,  avant  d'ajouter  une  parole. 

Le  front  contracté  du  général,  le  frémissement  passager  qui  agita 
ses  lèvres,  indiquèrent  qu'il  ne  subissait  pas  sans  un  eflort  pénible  le 
joug  qu'appesantissait  sur  sa  tête  victorieuse  la  lourde  main  du  con- 
ventionnel. Il  se  leva  enfin,  et  reprit  avec  un  sourire  contraint  :  — 
J'aimerais  assez,  je  l'avoue,  à  être  comme  le  charbonnier,  maître  dans 
ma  maison.  Au  reste,  si  un  premier  mouvement,  excusable  peut-être, 
m'a  fait  oublier  le  respect  que  je  dois  à  la  convention  et  à  tous  ceux 
qui  sont  marqués  de  son  caractère  souverain,  je  le  regrette.  —  Tu 
semblés  avoir  fait  une  longue  route,  citoyen;  m'apporles-tu  des  or- 
dres? 

—  Non,  mais  des  nouvelles. 

—  Et  de  quelle  nature? 

—  Je  dirais  qu'elles  sont  bonnes,  si  je  les  jugeais  au  point  de  vue 
étroit  de  mon  orgueil,  car  elles  confirment  toutes  mes  prévisions, 
elles  justifient  tous  mes  avertissemens  mal  écoutés.  Tu  as  de  grands 
talens,  citoyen  général;  mais  tu  es  jeune.  Les  époques  révolutionnaires 
ne  sont  pas  celles  des  illusions  chevaleresques.  Les  couronnes  civiques 
ne  sont  point  tressées  par  la  main  des  femmes.  Ton  ame  est  grande, 
je  le  répète,  mais  elle  est  trop  sensible  aux  flatteries  d'une  popularité 
trompeuse.  Celui  qui  met  la  main  à  la  besogne  révolutionnaire  doit 
se  résigner  à  voir  son  nom  maudit,  pourvu  que  son  œuvre  soit  bonne. 
Tu  n'as  pas  voulu  m'entendre;  tu  as  voulu  traiter  où  il  fallait  com- 
battre, guérir  où  il  fallait  couper;  je  t'ai  dit  alors  que  toutes  tes  paroles 
de  conciliation,  toutes  tes  concessions  et  toutes  tes  grâces  n'étaient 
que  des  semences  d'ingratitude  et  de  trahison:  aujourd'hui  je  t'an- 
nonce que  la  moissson  est  levée. 

—  C'est-à-dire,  je  suppose,  répondit  le  jeune  général,  qui  avait  paru 
réprimer  avec  peine  son  impatience  pendant  la  tirade  du  sombre  ré- 
publicain, c'est-à-dire  que  la  pacification  est  rompue. 

—  Ouvertement  et  audacieusement. 

-Et  est-ce  moi  qu'on  en  accuse,  citoyen  représentant?  Ose-t-on 
s'en  prendre  au  système  de  modération  et  d'humanité  que  J  ai  voulu 
introduire  dans  cette  malheureuse  guerre?  Ai-je  été  seconde?  ai-je 


1018  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  même  obéi?  Est-ce  moi  qui  ai  fait  assassiner,  au  mépris  de  mes 
traités,  les  ci-devant  comtes  de  Geslin  et  de  Tristan?  Est-ce  moi  qui 
ai  fait  promener  la  tête  de  Boishardy  à  travers  les  campagnes,  pour 
leur  montrer  quels  effets  devaient  suivre  mes  paroles  de  paix  ?  Ces 
crimes,  malgré  mes  instances,  sont  encore  impunis.  Eh  bien  !  les 
brigands,  comme  nous  disons,  ont  du  sang  dans  les  veines,  et  ils  le 
prouvent!  —  Ainsi,  nous  avons  des  chouans  en  armes,  disais-tu? 

—  Le  pays  est  en  feu  depuis  le  Bas-Maine  jusqu'au  fond  de  la  Bre- 
tagne :  Pluvigner  est  aux  mains  des  brigands.  Ils  ont  surpris  et  cap- 
turé dans  les  eaux  de  Vannes  une  de  nos  corvettes.  Duhesme  a  été 
battu  devant  Plélan,  Humbert  à  Camors.  Nos  magasins  de  Pont-de- 
Buis,  dans  le  Finistère,  sont  pris;  nos  cantonnemens  dan&  tout  le 
Morbihan  forcés  et  détruits. 

—  Est-ce  tout?  dit  le  général,  qui  affectait  d'écouter  le  récit  de  tous 
ces  désastres  avec  autant  d'indifférence  que  le  représentant  mettait  de 
complaisance  à  les  énumérer. 

—  Non.  ce  n'est  pas  tout  :  un  Bourbon  est  à  la  tête  des  rebelles. 

—  Que  dis-tu?  c'est  impossible!  s'écria  le  jeune  chef  républicain^ 
perdant  tout  à  coup  l'air  d'insouciance  dont  il  avait  couvert  jusque-là 
sa  fierté  blessée.  Ce  serait  terrible!...  ajouta-t-il  d'une  voix  plus  basse. 

—  Cela  est  certain.  Duhesme  et  Humbert  l'ont  vu;  Humbert  même 
lui  a  parlé  pendant  le  combat.  C'est,  dit-on,  le  ci-devant  comte  d'Ar- 
tois, un  frère  de  Capet. 

—  Le  comte  d'Artois!  Impossible!  dit  encore  le  général,  dont  les 
gestes  animés  trahissaient  une  profonde  agitation  d'esprit.  11  n'y  a 
qu'un  instant,  quand  tu  es  entré  justement,  on  m'apprenait  l'arrivée 
de  son  aide-de-camp,  le  ci-devant  marquis  de  Bivière,  au  quartier  de 
Charette;  mais  du  prince,  rien;  il  n'avait  pas  quitté  le  sol  anglais... 
Et  par  où?  —  comment?  —  à  quelle  minute  fatale  aurait-il  pu  mettre 
le  pied  en  Bretagne  ? 

—  C'est  sur  cette  question  précisément,  citoyen  général,  que  je  dé- 
sire prendre  ton  avis.  La  surveillance  active  pratiquée  sur  tous  les 
points  de  la  côte  donne  à  l'apparition  du  ci-devant  prince  un  tel  ca- 
ractère, qu'on  ne  peut  l'expliquer  sans  de  fâcheuses  conjectures.  Le 
mot  de  trahison  a  été  prononcé. 

Le  général,  sortant  de  son  attitude  pensive,  se  redressa  avec  vivsr 
cité,  et  croisant  son  regard  de  feu  avec  l'œil  dur  et  froid  du  conven- 
tionnel, il  répéta,  d'une  voix  que  l'émotion  faisait  trembler  : — Le 
mot  de  trahison  a  été  prononcé?  —  Contre  qui? 

—  C'est  te  méprendre  à  plaisir  sur  la  portée  de  mes  paroles,  citoyen 
général,  personne  ne  songe  à  te  soupçonner. 

—  Et  pourquoi  non?  répliqua  le  jeune  homme  avec  amertume. 
N'ai-je  pas  dû  m'y  attendre   du  jour  où  j'ai  voulu  rendre   cette 


BELL  AH.  1(M9 

guerre  plus  digne  d'un  siècle  et  d'une  nation  civilisés?  11  fallait,  con- 
tinua-t-il  en  faisant  quelques  pas  précipités  à  travers  la  chambre,  il 
fallait  combattre,  —  couper,  —  détruire  !  Est-ce  donc  une  armée  ou 
une  ville  que  j'ai  devant  moi?  C'est  un  peuple.  Jetez-le  dans  l'Océan, 
si  vous  le  pouvez,  et  passez  la  charrue  sur  la  moitié  de  la  France  !  Je 
ne  tenterai  pas,  quant  à  moi,  cette  atroce  folie.  Si  c'est  là  de  la  tra- 
hison, soit.  Qu'on  me  soupçonne,  qu'on  me  dénonce  :  peu  m'importe. 
Je  suis  las  aussi  bien  de  cette  guerre  de  sauvages  où  je  dois  périr 
ignominieusement  un  de  ces  matins,  au  coin  de  quelque  hallier, 
comme  un  chef  de  bandits.  Qu'on  m'ôte  cette  épée,  j'y  consens;  je  le 
demande  !  Qu'on  m'envoie  regagner  un  à  un  tous  mes  grades  sur  de 
vrais  champs  de  bataille,  oii  l'on  n'achève  pas  les  blessés,  où  l'on  ne 
mutile  pas  les  morts  ! 

—  Tu  perds  ton  calme,  citoyen  général,  et  tu  en  auras  besoin  ce- 
pendant pour  écouter  ce  qu'il  me  reste  à  l'apprendre.  Je  t'ai  dit  qu'au- 
cun soupçon  ne  s'élevait  contre  toi  :  cela  est  vrai;  mais  on  te  reproche 
de  placer  ta  confiance  avec  trop  de  facilité,  de  laisser  ton  amitié  s'é- 
garer sur  des  suspects.  Je  parle  d'un  de  tes  officiers,  de  celui  à  qui  tu 
accordes  la  plus  large  part  dans  ton  intimité,  du  ci-devant  comte  de 
Pelven. 

—  Le  commandant  Pelven,  citoyen  représentant,  a  fait  à  la  répu- 
blique plus  de  sacrifices  que  loi  et  moi.  En  le  laissant  depuis  deux 
ans  dans  l'humble  grade  qu'il  occupe,  on  a  commis  une  injustice 
criante  que  je  ne  tarderai  pas  à  réparer. 

—  Hàte-toi  donc,  si  tu  ne  veux  pas  être  prévenu;  car  le  Bourbon, 
s'il  n'est  pas  un  ingrat,  doit  une  haute  récompense  au  pur  patriote 
qui  est  allé  le  recevoir  à  son  débarquement,  et  qui  lui  a  fait  cortège 
jusqu'au  milieu  de  l'armée  des  brigands. 

—  As-tu  des  preuves  de  ce  que  tu  avances,  citoyen  commissaire? 

—  Voici,  dit  le  conventionnel,  tirant  une  lettre  des  plis  de  son 
portefeuille,  voici  ce  que  m'écrit  un  de  nos  agens  d'Angleterre;  tu 
jugeras  toi-même  si  ces  renseignemens,  rapprochés  des  faits  que  tu 
connais  déjà,  constituent  des  preuves  suffisantes.  Cette  lettre  par  mal- 
heur m'est  arrivée  deux  jours  après  l'événement  qu'elle  était  destinée 
à  parer.  Écoute.  «  La  frégate  anglaise  Loyalfy  va  jeter  en  Bretagne  un 
Bourbon  qu'on  dit  être  le  duc  d'Enghien,  fils  de  Coudé,  ou  le  comte 
d'Artois  :  ce  dernier  est  plus  probable.  Il  voyage  sous  un  déguisement 
de  femme,  à  la  suite  de  la  sœur  et  de  la  fille  du  ci-devant  Kergan  , 
qui  ont  obtenu  un  permis  de  séjour  par  l'entremise  du  ci-devant  Pel- 
ven, officier  républicain,  fort  avant  dans  la  faveur  du  gênerai  en  chef. 
On  compte  sur  la  connivence  de  Pelven  pour  protéger  le  débarque- 
ment, qui  s'effectuera  un  des  jours  de  la  prochaine  décade  sur  la  cote 


1020  REVUE   DES   DEUX   MOîSDES. 

sud  du  Finistère;  l'ouest,  y  compris  cette  fois  la  Normandie,  n'attend 
que  ce  chef  tant  de  fois  promis  pour  se  soulever  en  masse.  » 

Le  général,  pendant  cette  lecture,  était  demeuré  immobile,  tous  ses 
traits  exprimant  la  stupeur.  —  Est-ce  vrai?  est-ce  clair?  ajouta  le  re- 
présentant en  lui  montrant  la  lettre.  — Le  jeune  homme  la  parcourut 
rapidement;  une  sorte  de  gémissement  s'échappa  de  sa  poitrine;  il  se 
laissa  tomber  sur  le  canapé,  et  resta  quelque  temps  le  front  dans  sa 
main,  absorbé  dans  de  douloureuses  pensées. 

L'unique  témoin  de  cette  angoisse  n'était  pas  d'un  caractère  qui  pût 
faire  espérer  quelque  sympathie  pour  une  faiblesse  humaine,  si  géné- 
reuse qu'en  fût  la  source  :  on  pouvait  même  soupçonner  un  secret  sen- 
timent de  triomphe  dans  le  regard  douteux  avec  lequel  il  contemplait 
l'accablement  du  jeune  général  républicain. 

—  Ce  qui  te  surprendra,  reprit-il,  c'est  le  degré  d'audace  où  s'aven- 
ture ton  ci-devant  ami.  Au  lieu  de  rester  sagement  près  de  celui  qu'il 
a  si  bien  servi,  on  m'assure  qu'il  revient  près  de  toi  pour  continuer 
par  l'espionnage  ce  qu'il  a  commencé  par  la  trahison. 

—  Espion!  Pelven!  murmura  le  général,  comme  si  l'accouplement 
de  ces  deux  mots  eût  présenté  à  son  esprit  une  énigme  indéchiffrable. 

—  Il  faut  avant  tout,  citoyen  général,  continua  le  conventionnel,  que 
justice  soit  faite. 

Le  général  fit  attendre  quelques  instans  sa  réponse;  puis  enfin ,  re- 
levant la  tête,  et  comme  sortant  d'une  profonde  méditation,  il  dit  :  — 
C'est  bien,  citoyen  représentant  du  peuple,  elle  le  sera. 

—  Je  vais  attendre  le  retour  de  ce  Pelven;  tu  me  donneras  une  es- 
corte suffisante  pour  le  conduire  à  Rennes,  où  je  veux  l'interroger 
devant  mes  collègues.  —  Après  quoi,  il  sera  jugé  révolutionnai  re- 
ment. 

—  Je  te  dis,  citoyen,  que  justice  sera  faite;  tu  m'entends. 

—  Nullement,  répondit  le  représentant  avec  l'air  d'une  vive  surprise. 
Dois-je  comprendre  que  tu  refuses  de  livrer  ce  grand  coupable  à  la  vin- 
dicte de  la  nation? 

—  Je  tiens  de  la  nation  tout  le  pouvoir  qu'il  faut  pour  la  servir  et  la 
venger  !  je  n'ai  besoin  d'en  emprunter  à  personne. 

Le  général  parlait  avec  un  accent  réfléchi  et  une  décision  tranquille 
qui  réussirent  à  troubler  le  sang-froid  du  conventionnel. 

—  Jeune  homme,  s'écria-t-il  avec  violence,  j'ai  beaucoup  souffert 
de  toi,  beaucoup  plus  que  mon  caractère  et  mon  devoir  ne  pouvaient 
le  faire  attendre;  mais  voilà  qui  dépasse  toute  mesure  et  toute  pa- 
tience! Oublies-tu  qui  je  suis?  oublies-tu  que  si  j'ouvre  cette  fenêtre, 
si  je  prononce  deux  paroles,  je  te  fais  arracher  tes  épaulettes  par  tes 
propres  soldats? 


BELL  AH.  i02) 

—  Essaie,  dit  le  général,  qui,  ayant  pris  une  fois  sa  résolution,  pa- 
raissait se  complaire  dans  sa  récente  et  dangereuse  indépendance. 

—  C'est  de  la  démence  !  murmura  le  représentant,  tout  près  de  voir, 
en  effet,  un  acte  dénué  de  toute  raison  dans  ce  défi  jeté  à  son  terrible 
pouvoir. 

—  C'est  simplement,  reprit  le  général  sur  le  même  ton  de  calme 
extraordinaire,  c'est  simplement  une  épreuve  que  je  tente.  L'un  de 
nous  deux,  citoyen,  est  de  trop  dans  la  confiance  de  la  nation.  11  s'agit 
de  savoir  lequel.  L'occasion  s'en  présente,  et  je  la  saisis.  Puis(jue  cette 
guerre  immense,  effrayante,  s'allume  de  nouveau,  ce  n'est  pas  moi 
qui  essaierai  de  l'éteindre,  si  l'on  ne  m'ôte  du  pied  d'abord  cette  cbaîne 
de  fer  que  vous  y  attachez,  si  je  dois  voir  encore  tous  mes  mouvemens 
contrôlés  par  une  outrageante  inquisition,  mes  intentions  suspectées 
par  le  fanatisme,  mes  plans  contrariés  par  l'ignorance. 

—  Est-ce  ainsi?  reprit  le  conventionnel.  Eh  bien  donc!  malheur  à 
toi,  ou  sinon,  —  sinon,  malheur  à  la  république! 

—  La  république!  répondit  le  jeune  homme,  dont  un  éclair  d'en- 
thousiasme illumina  le  front  superbe,  elle  est  ma  mère  :  je  lui  dois 
tout,  je  l'aime  avec  passion,  je  l'ai  prouvé,  et  je  le  prouverai  encore, 
s'il  plaît  à  Dieu;  mais  cette  république  n'est  pas  la  vôtre.  L'image  que 
j'en  porte  gravée  dans  le  cœur  n'est  pas  celle  que  vous  avez  intronisée 
face  à  face  avec  l'échafaud  sur  nos  places  terrifiées  !  Je  voudrais,  au 
prix  de  ma  vie,  arracher  de  l'histoire  la  page  de  deuil,  la  page  de  sang 
que  vous  y  avez  cousue  sous  ce  titre  sacré.  Les  générations  futures  ne 
vous  pardonneront  pas  d'avoir  rendu  néfaste,  dans  la  mémoire  du 
monde,  ce  grand  nom  de  république,  le  dernier  mot  de  leurs  espé- 
rances. Elles  vous  accuseront  d'avoir  légué,  par  vos  fureurs,  un  éternel 
prétexte  aux  lâches,  une  excuse  éternelle  aux  tyrans.  —  Laisse-moi 
achever.  Aussi  bien,  tu  n'as  rien  à  m'apprendre;  je  sais  de  quels  ar- 
gumens  vous  avez  coutume  de  soutenir  vos  effrayans  vertiges.  Je  ne 
prétends  pas  discuter  avec  toi.  Interroge  seulement  mes  soldats;  de- 
mande-leur s'ils  avaient  besoin  pour  vaincre  d'entendre  derrière  eux 
les  bruits  sinistres  dont  vous  emplissiez  la  patrie.  Et  quant  aux  en- 
nemis de  l'intérieur,  avant  que  vos  cruautés  en  eussent  centuplé  le 
nombre,  le  contre-coup  de  nos  victoires  eût  suffi  à  leur  courber  la 
tcte.  L'inhumanité  n'est  point  la  force,  la  haine  n'est  point  la  justice, 
la  république  n'est  pas  la  terreur!  J'ai  confessé  ma  foi  sous  la  hache  de 
tes  amis  tout-puissans;  j'ai  été  l'hôte  de  leurs  cachots.  Si  je  n'en  suis 
sorti  que  pour  subir  la  férule  du  dernier  d'entre  eux,  il  est  temps  de 
m'en  rouvrir  les  portes.  —Pars  maintenant,  va  me  dénoncer  :  le  comité 
jugera  entre  nous;  mais,  crois-moi,  citoyen,  pas  d'épreuve  imprudente 
de  ton  pouvoir;  tu  peux  comprendre  que  ma  patience  est  à  bout  comme 


1022  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

la  tienne,  et  personne,  sous  mes  yeux,  ne  provoquera  impunément 
mon  armée  à  l'indiscipline.  Adieu. 

Pendant  cette  explosion  impétueuse  d'un  orage  long-temps  amassé 
et  péniblement  contenu  dans  l'ame  du  jeune  général  en  clief,  le  visage 
du  conventioimel  s'était  soudainement  couvert  d'une  teinte  de  pourpre 
presque  aussitôt  remplacée  par  une  pâleur  livide.  Ses  lèvres  agitées 
parurent  se  refusera  l'expression  de  la  colère  qui  soulevait  sa  poitrine. 
Il  ne  put  répondre  que  par  une  sourde  exclamation  à  l'adieu  menaçant 
de  son  rival,  et  quitta  brusquement  la  chambre,  en  faisant  de  la  main 
un  geste  d'implacable  ressentiment. 

Mais  déjà  le  temps  n'était  plus  où  le  signe  d'une  telle  main  pouvait 
imprimer  la  mort  au  front  de  toute  gloire  et  de  toute  puissance,  comme 
de  toute  beauté,  et,  dans  la  balance  du  comité  de  salut  public,  les  ta- 
lens  et  les  services  du  vainqueur  de  Wissembourg  devaient  avoir  plus 
de  poids  que  le  puritanisme  farouche  et  les  vertus  barbares  du  survi- 
vant de  thermidor. 

Plus  d'une  fois,  même  avant  cette  période  de  l'époque  révolution- 
naire, la  tente  des  généraux  de  la  république  avait  été  le  théâtre  de 
scènes  analogues  à  celle  que  nous  avons  essayé  de  mettre  sous  les  yeux 
du  lecteur;  mais  c'était  plus  fréquemment  dans  l'intimité  de  leur  état- 
major  que  les  chefs  militaires  donnaient  un  libre  cours  aux  sentimens 
d'amer  découragement  qu'engendrait  au  fond  de  leur  cœur  la  pré- 
sence ombrageuse  des  représentans  en  mission.  L'unité  et  la  dignité 
du  commandement  compromises,  la  science  de  la  guerre  ou  l'inspira- 
tion du  champ  de  bataille  discutées  et  entravées  par  les  froides  objec- 
tions d'hommes  étrangers  au  métier  des  armes,  tels  étaient  les  textes 
avoués  de  ces  plaintes  et  de  ces  discordes  souvent  fatales,  souvent  mor- 
telles; il  y  fallait  joindre  la  jalousie  du  pouvoir  partagé,  l'orgueil  tou- 
jours exclusif  de  l'uniforme ,  et  les  effets  sans  nombre  des  passions 
mesquines  qui  trouvent  à  se  loger  même  dans  les  âmes  héroïques. 
L'histoire  a  enregistré  quelques-uns  des  faits  d'ignorance  et  de  pré- 
somption dont  les  généraux  républicains  s'armaient  à  bon  droit  contre 
leurs  collègues  civils;  mais,  pour  être  juste,  elle  n'a  pas  dû  oublier 
que,  parmi  ces  avocats  et  ces  législateurs  à  cheval,  plus  d'un  releva 
fièrement  notre  drapeau  sous  les  balles  et  ramena  des  vétérans  à  l'en- 
nemi. 

Après  la  réaction  thermidorienne,  la  plupart  des  représentans  en 
mission  aux  frontières  ou  dans  l'ouest,  ne  se  sentant  plus  soutenus  au 
même  degré  par  l'autorité  centrale,  avaient  assoupli  leur  rôle  aux  cir- 
constances, et  laissé  se  détendre  entre  leurs  mains  les  liens  affaiblis 
de  leur  souveraineté.  Quelques-uns  seulement,  soit  par  défaut  de  sa- 
gacité, soit  par  une  résistance  calculée  au  nouveau  cours  des  choses. 


BELL AH.  i023 

continuaient  obstinément  l'anachronisme  de  leurs  allures  proconsu- 
laires. Parmi  ces  derniers  figurait  au  premier  rang  l'homme  que  nous 
avons  introduit  dans  cet  épisode  :  il  avait  dû  à  sa  réputation  de  cou- 
rage et  à  sa  moralité  privée  d'être  respecté  par  les  mesures  d'épura- 
tion qui  suivirent  le  triomphe  du  parti  modéré;  mais  l'aigreur  de  ses 
relations  avec  le  jeune  général  en  chef,  que  gênaient  les  traditions  im- 
périeuses, les  préjugés  impitoyables,  et  parfois  même  les  vertus  du 
sectaire,  s'était  envenimée  de  jour  en  jour  jusqu'à  la  haine.  Nous  ve- 
nons de  voir  dans  quelle  occasion  et  par  quel  éclat  décisif  le  jeune  gé- 
néral avait  cru  pouvoir  enfin  payer  à  son  redoutable  adversaire  toute 
sa  dette  arriérée. 


Vin. 


Cette  gloire  était  due  aux  mânes  d'an  tel  homme. 
D'emporter  avec  eux  la  liberté  de  Rouie  ! 
(Ctnna.) 

Nous  devons  nous  excuser  d'avoir  placé  dans  le  coin  d'un  tableau 
frivole  une  des  figures  les  plus  brillantes,  et  la  plus  pure  peut-être,  dont 
nos  annales  révolutionnaires  aient  gardé  l'empreinte.— Lazare  Hoche, 
alors  général  en  chef  de  l'armée  des  côtes  de  Brest,  et  qui  devait  bien- 
tôt réunir  sous  son  commandement  toutes  les  forces  de  la  république 
en  Bretagne  et  en  Vendée,  n'avait  pas  encore  atteint  vingt-sept  ans.  La 
fleur  de  la  jeunesse  s'épanouissait  sur  la  maturité  de  son  génie.  Sa 
haute  stature,  la  beauté  singulière  de  ses  traits,  sa  physionomie  ou- 
verte et  martiale,  la  gravité  modeste  de  son  maintien,  tout  en  lui  était 
marqué  du  cachet  de  la  force,  de  l'intelligence  et  de  la  droiture  :  il  mi- 
posait  le  respect  et  attirait  la  confiance.  Aucune  gloire  et  aucune  for- 
tune ne  paraissaient  déplacées  sur  ce  front  que  la  nature  avait  fait  pour 
commander  et  pour  séduire.  Comme  l'ambassadeur  romain,  le  jeune 
héros  de  la  nouvelle  république  portait  à  la  fois  dans  son  regard  toutes 
les  menaces  de  la  guerre  et  toutes  les  clémentes  promesses  de  la  paix. 
Seul,  par  les  rares  qualités  d'un  génie  flexible  et  complet,  il  fut  capable 
de  reconquérir  à  la  nationalité  française  ces  provinces  braves  et  mal- 
heureuses qu'en  séparaient  de  sanglans  abîmes;  seul  peut-être,  a  ce 
débordement  de  passions  anarchiques  et  d'ambitions  gigantesques  ou 
petit  notre  première  république,  il  eût  opposé  avec  succès  la  person- 
nalité puissante  et  désintéressée  d'un  Washington.  On  lui  a  fait  du 
moins  l'honneur  d'une  rivalité  posthume  avec  celui  qui  mit  trop  de 
gloire  à  la  place  de  trop  de  liberté.  . 

Mais  la  Providence  avait  marqué  d'étroites  homes  a  cette  existence 


4024  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

d'élite.  L'illustre  républicain  écrivait  à  grands  traits  son  nom  dans 
l'histoire,  comme  si  sa  main  eût  été  hâtée  par  un  triste  pressentiment. 
Sur  ce  fier  visage  et  à  travers  ce  sourire,  on  pouvait  lire  par  instants  ce 
caractère  fatal  de  mélancolie,  qui  prête  encore  après  des  siècles  une 
grâce  touchante  au  souvenir  de  Germanicus  et  qui  manquait  à  César. 

C'est  une  des  misères,  sinon  un  des  crimes  du  romancier,  que  de 
réduire  aux  proportions  puériles  de  son  cadre  les  géans  de  l'histoire. 
Il  peut  à  la  vérité  invoquer  pour  excuse  l'espèce  d'intérêt  particulier 
avec  lequel  on  voit  toujours  ces  demi-dieux  descendre  de  leur  piédes- 
tal sur  le  terrain  commun  de  l'humanité;  mais  les  gens  chagrins  n'en 
ont  pas  moins  le  droit  de  le  comparer  à  un  enfant  qui  prétendrait  uti- 
liser dans  ses  jeux  les  formidables  machines  de  la  guerre  et  de  l'indus- 
trie. Quoi  qu'il  en  soit,  convaincu  que  les  torts  avoués  sont  à  moitié 
pardonnes ,  nous  reprenons  avec  une  conscience  plus  légère  le  fil  de 
notre  récit. 

Le  général,  délivré  de  la  présence  du  conventionnel,  demeura  quel- 
ques minutes  à  la  même  place ,  la  tête  penchée  et  l'œil  rêveur.  Puis, 
faisant  tout  à  coup  le  geste  d'un  homme  qui  s'abandonne  résolument 
à  toutes  les  conséquences  d'une  action  irréparable ,  et  qui  passe  à  un 
autre  ordre  d'idées ,  il  se  leva  et  s'approcha  d'une  fenêtre  qui  donnait 
sur  la  cour;  il  ne  parut  pas  y  voir  ce  qu'il  y  cherchait,  et  commença 
à  travers  la  chambre  une  promenade  impatiente  qu'il  interrompait 
souvent  par  de  courtes  stations  près  de  la  fenêtre  ou  vis-à-vis  d'une 
pendule  placée  sur  une  console.  Par  intervalles ,  les  pensées  dont  son 
esprit  était  agité  s'échappaient  comme  involontairement  de  sa  bouche 
distraite.  —  Quelle  déception!  murmurait-il.  Ce  sont  les  hommes! 
Rude  leçon,  et  inattendue...  Sa  dupe...  c'est  le  mot...  Son  jouet...  si 
long-temps...,  si  franchement.  Et  quels  malheurs  il  va  causer!...  Que 
de  sang!  Insulte  à  moi...  Crime  public...  Tout...  Misérable!... 

Le  bruit  d'une  main  qui  heurtait  légèrement  à  la  porte  interrompit 
le  général.  Après  qu'il  eut  dit  qu'on  pouvait  entrer,  la  porte  s'ouvrit, 
et  la  personne  distinguée  et  délicate  du  commandant  Hervé  de,  Pelven 
se  présenta  aux  yeux  de  Hoche. 

Le  général  s'avança  lentement  vers  celui  qu'une  heure  auparavant 
il  appelait  son  ami  et  se  mit  à  le  considérer  avec  une  singulière  curio- 
sité, comme  s'il  cherchait  à  démêler  dans  ces  traits  bien  connus  quel- 
que signe  secret,  quelque  trace  hideuse  jusqu'alors  inaperçue.  Termi- 
nant tout  à  coup  son  examen  par  un  mouvement  d'épaules  expressif, 
il  s'assit  à  demi  sur  l'angle  de  la  table  oii  son  sabre  était  posé,  et,  sans 
cesser  d'étudier  du  regard  le  visage  de  Pelven  : 

—  Où  est  Francis?  dit-il. 

Cette  question  ne  put  faire  sortir  Hervé  du  muet  étonnement  où 
l'avait  plongé  l'accueil  inexplicable  du  général  en  chef. 


BELL AH.  lOîo 

—  Je  VOUS  demande  oii  est  Francis ,  répéta  celui-ci  en  élevant  la 
voix  :  qu'en  avez-vous  fait? 

—  Mon  général,  dit  le  jeune  commandant,  Francis  est  en  bas  dans 
la  cour.  Nous  arrivons  ensemble.  • 

—  Ah  !  —  Eh  bien,  dites-moi,  monsieur  de  Pelven,  vous  avez  réussi 
selon  vos  souhaits,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  général,  répondit  sèchement  Hervé,  dont  l'orgueil  s'alarmait 
peu  à  peu  de  ces  procédés  et  de  ce  langage  si  différens  de  la  familiarité 
cordiale  à  laquelle  il  était  habitué. 

—  C'est  fort  heureux  pour  vous  comme  pour  moi,  monsieur. 

—  J'ai  le  regret  de  ne  pas  vous  comprendre,  général. 

—  Ah!...  Eh!  dites-moi,  la  graine  de  chouans  pousse-t-elle  dans  le 
pays? 

—  Tout  ce  que  j'ai  vu,  citoyen  général,  est  menaçant  et  annonce 
une  levée  d'armes  prochaine.  Nous  avons  même  cru  entendre  le  canon 
hier  et  cette  nuit. 

—  Vraiment!  Vous  avez  fait  là,  en  effet,  une  dangereuse  campagne, 
et  qui  ne  restera  pas  sans  récompense,  s'il  y  a  encore  quelque  justice 
dans  le  monde;  mais  il  faut  d'abord,  je  suppose,  vous  féliciter  de  votre 
merveilleux  talent  dans  la  spécialité  que  vous  avez  eu  le  bon  goût  de 
choisir,  monsieur  de  Pelven  :  jamais  masque  d'infamie  ne  ressembla 
si  bien,  je  l'avoue,  à  un  visage  d'honnête  homme. 

Une  vive  rougeur  colora  subitement  les  joues  et  le  front  du  jeune 
commandant;  mais  ce  fut  la  seule  marque  d'émotion  que  son  empire 
sur  lui-même  ne  put  parvenir  à  dissimuler. 

—  Je  n'en  suis  pas  à  m'apercevoir,  dit-il,  que  je  me  trouve  ici  sur 
un  banc  d'accusé  :  on  me  l'avait  prédit;  mais  je  croyais  pouvoir  at- 
tendre du  général  Hoche  que  l'explication  précéderait  l'outrage. 

Bien  que  l'hypocrisie  qui  se  sent  dévoilée  trouve  quelquefois  dans 
l'inspiration  du  péril  des  attitudes  et  des  accens  d'une  déplorable  vé- 
rité, la  contenance  de  Hervé,  la  fermeté  de  sa  voix,  ébranlèrent  la  con- 
viction du  général;  mais,  avant  qu'il  eût  pu  lui  répondre,  son  attention 
fut  attirée  du  côté  de  la  cour  par  un  bruit  de  chevaux,  suivi  d'un  tu- 
multe de  voix.  Peu  d'instans  après,  le  lieutenant  Francis  entrait  dans 
la  chambre  d'un  air  affairé,  tenant  à  la  main  un  paquet  de  lettres. 

—  Pardon,  mon  général,  dit-il;  ce  sont  des  dépêches  qu'apportent 
deux  dragons  des  divisions  Humbert  et  Duhesme.  Il  paraît  que  le  four 
chauffe  par  là-bas. 

Le  général,  qui  avait  touché  amicalement  l'épaule  du  petit  lieute- 
nant, ouvrit  les  dépêches  avec  vivacité,  et  en  commença  une  lecture 
rapide  qu'il  interrompit  fréquemment  par  des  exclamations  irritées; 
puis,  jetant  tout  à  coup  avec  violence  les  lettres  sur  le  parquet  et  s'a- 
dressant  à  Francis  d'un  ton  qui  indiquait  une  fureur  difficilement 

TOME   V.  "'* 


J026  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maîtrisée  :  —  Vous  allez  faire  en  une  minute,  mon  enfant,  lui  dit-il^ 
un  grand  pas  dans  l'expérience  de  la  vie.  Voici  M.  de  Pehen ,  notre 
ami  commun;  regardez-le  bien,  et  souvenez-vous  le  reste  de  vos  jours 
que  sous  cette  physionomie,  loyale  entre  toutes,  se  cachait  l'ame  d'un 
espion  et  d'un  traître. 

—  On  vous  a  menti,  général,  dit  froidement  Hervé,  tandis  qu'un  cri 
de  surprise  et  d'incrédulité  sortait  des  lèvres  du  jeune  lieutenant. 

—  Tant  que  la  lumière  ne  m'a  pas  crevé  les  yeux,  j'ai  douté,  reprit 
Hoche;  mais  il  y  a  véritablement  une  négligence  impardonnable, 
monsieur  de  Pelven,  quand  il  est  connu  que  nous  avons  aussi  nos  es- 
pions, à  laisser  traîner  derrière  vous  des  pièces  aussi  capitales  que 
celle-ci.  — En  même  temps,  il  mettait  sous  les  yeux  des  deux  officiers 
un  papier  froissé  et  taché  de  boue,  sur  lequel  était  écrite  cette  ligne  : 
«  Sauf-conduit  au  comte  Hervé  de  Pelven ,  maréchal-de-camp  dans 
l'armée  catholique  et  royale.  —  Signé  :  Charette.  » 

Hervé  regarda  le  petit  lieutenant,  et  murmura  le  nom  de  Bellah. 

—  Ce  sauf-conduit,  ajouta  le  général,  a  été  trouvé  par  un  de  nos 
agens  secrets  sur  la  lande  de  Kergant,  où  vous  avez  passé  une  nuit. 
Il  ne  manque  pas  d'autres  preuves,  mais  celle-ci  me  suffit.  Maintenant 
je  dois  vous  demander,  monsieur,  si  vous  avez  quelque  chose  à  dire 
pour  défendre  votre  vie,  car  je  vous  avertis  qu'elle  est  en  danger.  Dés- 
armez-vous, s'il  vous  plaît. 

Hervé  détacha  les  agrafes  de  son  sabre,  et  le  remit  à  Francis,  qui  le 
prit  d'une  main  tremblante. 

—  Général ,  dit  alors  le  jeune  commandant,  devant  Dieu  et  sur  mon 
honneur,  je  ne  suis  pas  coupable.  Je  succombe  sous  des  apparences 
auxquelles  je  ne  puis  opposer  que  ma  parole.  Ce  sauf-conduit  est  au- 
thentique, mais  je  ne  l'ai  jamais  accepté.  Je  peux  encore  ajouter  que 
ces  hommes,  qu'on  fait  mes  amis,  attentaient  à  ma  vie  il  n'y  a  pas 
cinq  jours. 

—  Vous  ont- ils  blessé?  demanda  Hoche  avec  empressement.  Pou- 
vez-vous  me  montrer  la  trace  d'une  blessure? 

—  Aucune,  malheureusement. 

—  Mais,  général,  s'écria  Francis,  j'y  étais,  je  l'ai  vu  :  ils  ont  assommé 
le  commandant! 

—  Avec  égards,  à  ce  qu'il  paraît,  dit  le  général,  qui  avait  repris  son 
calme  inquiétant.  Assez,  Francis.  Vous  n'êtes  pas  un  enfant,  vous, 
monsieur  de  Pelven,  et  vous  savez  assez  quelle  peut  être  la  conclusion 
d'une  pareille  afl'aire.  Désirez-vous  que  tout  se  termine  ici  entre  nous 
deux,  ou  dois-je  assembler  un  conseil? 

—  Je  ne  souhaite  aucun  autre  juge  que  vous,  général 

—  Certes,  vous  n'en  pouviez  avoir  un  plus  prévenu  en  votre  faveur. 
Vous  m'avez  étrangement  trompé,  Pelven,  cruellement,  puis-je  dire. 


BELLAH.  i027 

Après  tout,  il  peut  y  avoir  une  espèce  de  grandeur  dans  ce  rôle;  mais 
elle  n'est  pas  de  celles  que  j'aurais  ambitionnées.  Assurément,  mon- 
sieur, continua-t-il  avec  une  inflexion  de  voix  plus  douce  et  prestjne 
attendrie,  j'étais  loin  de  m'imaginer  que  nos  relations  d'estime,  d'a- 
mitié, aboutiraient  à  un  moment  semblable  :  ce  n'est  pas  sans  une 
douleur  profonde...  Le  général,  distrait  par  le  bruit  des  sanglots  que 
le  pauvre  Francis  n'avait  plus  la  force  d'étouffer,  se  tut  subitement. 
Il  ouvrit  la  porte,  et  appelant  un  des  soldats  qui  veillaient  dans  l'anti- 
chambre :  —  Le  citoyen  Pelven,  lui  dit-il,  est  votre  prisonnier;  vous 
m'en  répondez.  Lieutenant  Francis,  allez  m'attendre,  là. 

Le  jeune  lieutenant  jeta  sur  son  protecteur  un  regard  suppliant;  un 
nouveau  signe  impérieux  lui  répondit,  et  l'enfant  se  réfugia  dans  la 
pièce  voisine  avec  une  hâte  désespérée. 

—  Monsieur  Pelven,  reprit  alors  le  général,  on  voulait  vous  conduire 
dans  les  prisons,  et  de  là  vous  savez  où.  J'ai  cru  que,  malgré  tout, 
vous  aimeriez  mieux  avoir  la  fin  d'un  soldat. 

—  Merci,  général,  dit  Hervé. 

—  Vous  avez  un  quart  d'heure,  monsieur.  — Hoche  se  détourna  brus- 
quement en  achevant  cette  phrase,  et,  fermant  la  porte  derrière  lui,  il 
rejoignit  Francis  dans  l'antichambre.  Un  vieux  sous-officier  se  tenait 
près  d'eux,  la  main  respectueusement  ouverte  à  la  hauteur  du  bonnet 
de  police;  le  général  l'appela  :  —  Tu  vas  prendre  avec  toi  quinze  gre- 
nadiers, lui  dit-il;  conduis-les  dans  le  champ  qui  est  à  gauche  de  la 
ferme,  fais  charger  les  armes  et  attends  l'homme  que  je  t'enverrai.  — 
Puis,  entraînant  par  le  bras  son  jeune  aide-de-camp  tout  éperdu,  il  le 
fit  entrer  à  sa  suite  dans  une  chambre  qui  s'ouvrait  sur  l'autre  face  de 
l'escalier. 

On  a  pu  remarquer  avec  surprise  qu'entre  le  juge  et  l'accusé  il  n'y 
avait  eu  aucune  explication  suffisante  pour  faire  connaître  à  celui-ci 
la  nature  et  l'étendue  du  crime  qu'on  lui  imputait;  mais,  d'une  part, 
le  général  ne  croyait  rien  avoir  à  lui  apprendre  sur  ce  point;  de  l'au- 
tre, Pelven  avait  vu  dans  ce  qui  lui  arrivait  la  conséquence  logique 
des  manœuvres  qui  avaient  eu  pour  but  de  l'attacher  à  la  cause  roya- 
liste en  le  rendant  suspect  à  son  parti.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait, 
au  temps  où  vivait  Pelven,  pour  motiver  une  condamnation  capi- 
tale. Ainsi  se  vérifiaient  d'ailleurs  et  la  prédiction  que  lui  avait  faite 
W'  de  Kergant  sur  la  lande  aux  Pierres  et  toutes  les  vagues  appréhen- 
sions que  les  souvenirs  de  sa  malheureuse  expédition  avaient  laissées 
dans  son  esprit. 

Cependant  Hervé,  demeuré  seul  sous  la  garde  de  la  sentinelle,  cher- 
chait à  se  rendre  maître  des  révoltes  instinctives,  du  chaos  d'idées  et  de 
sentimens  que  soulève  dans  tout  être  humain  la  perspective  prochaine 
et  réfléchie  de  sa  dissolution.  Ses  regards  se  portèrent  malgré  lui  sur  l'ai- 


1028  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guille  de  la  pendule  :  quelque  chose  comme  le  souffle  de  la  vision  bi- 
blique sembla  glisser  devant  sa  face  et  la  couvrir  d'un  nuage  blanchâtre. 
Passant  à  plusieurs  reprises  la  main  sur  son  front,  le  jeune  homme 
fit  quelques  pas  rapides  dans  le  salon,  après  quoi  il  s'arrêta,  et  respira 
longuement  avec  une  sorte  de  satisfaction,  comme  se  sentant  vain- 
queur dans  la  lutte  suprême  qu'il  venait  de  soutenir.  Il  s'assit  alors 
devant  la  table,  et  traça  précipitamment  quelques  lignes  destinées  à  sa 
sœur.  Dix  minutes  s'écoulèrent,  et  il  était  encore  plongé  dans  l'amer- 
tume de  cette  dernière  effusion,  quand  un  léger  bruit  lui  fit  retour- 
ner la  tête  du  côté  de  la  porte.  Son  regard  rencontra  celui  de  Hoche. 

—  Pardon,  monsieur,  si  je  vous  trouble,  dit  le  général  tenant  atten- 
tivement ses  yeux  fixés  sur  ceux  du  jeune  homme;  mais,  dans  l'état 
où  sont  les  choses,  il  doit  vous  être  indifférent  de  me  dire,  et  moi,  je 
désire  connaître  exactement  le  nom  du  Bourbon  qui  a  débarqué  sous 
un  déguisement  de  femme,  à  la  suite  de  vos  parentes,  et  par  vos  bons 
soins? 

A  cette  question  détaillée,  une  telle  expression  d'inintelligence  pé- 
trifia l'œil  ordinairement  pénétrant  de  Hervé,  un  hébétement  si  sincère 
se  peignit  sur  ses  lèvres  entr 'ou vertes,  que  le  général  ne  put  réprimer 
un  faible  sourire. 

—  J'en  étais  sûr,  mon  général!  j'aurais  parié  vingt  fois  ma  tête!... 

—  A  bas  les  jacobins  et  les  dénonciateurs!  s'écria  Francis  en  s'élan- 
çant  follement  dans  la  chambre. 

—  Allez-vous-en,  vous,  dit  Hoche  avec  une  impatience  à  laquelle  son 
petit  aide-de-camp  ne  jugea  pas  nécessaire  d'obéir.  —  A  ce  qu'il  me 
paraît,  monsieur  Pelven,  continua  le  général,  vous  ne  me  croyiez  pas 
si  bien  instruit? 

— 11  est  innocent  comme  le  bon  Dieu,  général!  reprit  Francis  avec 
une  exaltation  croissante. 

—  Véritablement,  général,  balbutia  Hervé,  je  ne  sais  pas  du  tout... 
Je  ne  comprends  rien  à  ce  que  vous  me  dites. 

Un  nouveau  sourire  plus  franc  et  plus  distinct  éclaira  les  beaux  traits 
du  jeune  général  en  chef. 

—  Vive  la  république  !  cria  Francis  en  sautant  au  cou  de  Hervé  dans 
un  accès  d'affectueux  enthousiasme. 

—  Vous  voyez,  commandant,  dit  Hoche,  que  M.  Francis  vous  a  rendu 
son  estime.  Vous  voudrez  bien  m'excuser  de  ne  pas  me  montrer  aussi 
prompt.  A  mes  yeux,  vous  êtes  toujours  coupable,  au  moins  d'une  ex- 
cessive imprudence.  La  vérité  est  que  nous  avons,  grâce  à  vous,  un 
Bourbon  sur  les  épaules.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  énumérer  les  mal- 
heurs qu'une  telle  complication  porte  en  soi;  mais  comment  puis-je 
concevoir  que  les  incidens  suspects  de  votre  voyage  n'aient  pas  éveillé 
plus  sérieusement  votre  défiance? 


BELLAH.  10^ 

Un  seul  point  mis  en  lumière  dans  une  trame  dont  (nous  avions  été 
la  dupe  suffit  souvent  à  nous  en  faire  aussitôt  saisir  tous  les  fils.  Ce 
fut  ainsi  que  la  mémoire  de  Hervé  rassembla  instantanément,  de  ma- 
nière à  en  former  un  corps  de  délit  complet,  toutes  les  circonstances 
équivoques  de  sa  campagne,  la  réserve  extrême  de  l'Écossaise ,  les 
scènes  du  château  de  la  Groac'li,  le  langage  et  l'insistance  étrange  de 
Bellah  sur  la  lande  aux  Pierres,  et  enfin  le  caractère  mystérieux  de 
l'individu  qui  avait  suivi  M"«  de  Kergant  dans  son  excursion  nocturne. 
Ce  dernier  souvenir  pénétra  plus  profondément  que  tous  les  autres  dans 
le  cœur  ulcéré  du  jeune  homme. 

—  Mon  général,  dit-il,  j'ai  été  joué  et  bafoué  indignement.  Ma  sœur  est 
une  enfant  qui  a  cru  se  prêter  à  une  excellente  plaisanterie.  Quant  aux 
autres...,  le  commandant  Pelven  acheva  sa  pensée  par  un  signe  de  tète 
lent  et  prolongé  qui  indiquait  un  amer  ressentiment. 

Le  général  s'était  approché  d'une  fenêtre  :  il  demeura  quelques  in- 
stans  les  yeux  fixes  dans  le  vide  et  les  sourcils  contractés,  comme  en 
proie  à  une  pénible  irrésolution;  puis,  se  retournant  soudain  :  — Je 
suppose,  reprit-il,  que  je  prenne  sur  moi  de  vous  rendre  votre  liberté, 
quel  usage  en  feriez-vous?  car  je  ne  puis  songer  à  vous  employer, 
quant  à  présent  du  moins.  —  Voyons,  que  feriez-vous? 

—  J'irais  droit  aux  chouans,  droit  au  quartier  du  prince,  puisque 
prince  il  y  a. 

—  Etes- vous  fou  ? 

—  Je  reprendrais  mon  nom  et  mon  titre,  continua  le  jeune  homme 
avec  chaleur;  car  j'ai  besoin  du  privilège  qu'ils  me  donnent  pour  dire 
au  héros  de  cette  comédie  jouée  à  mes  dépens  :  Monsieur  ou  monsei- 
gneur, peu  m'importe,  voici  un  gentilhomme  comme  vous  qui  vous 
demande  compte  du  péril  où  vous  avez  mis,  par  un  calcul  déloyal, 
non  sa  vie,  mais  son  honneur. 

—  Et  ses  amours  !  ajouta  le  général  en  riant  et  en  levant  le  bras  par 
un  mouvement  charmant  de  jeunesse.  Par  ma  foi  !  Hervé,  si  c'est  une 
folie,  elle  me  plaît.  Je  ne  suis  pas  né  gentilhomme,  bien  loin  de  là, 
comme  vous  savez;  mais  j'ose  dire  que  je  le  serais  devenu  dans  le 
temps  où  il  ne  fallait  pour  cela  que  le  goût  des  aventures  et  deux  grains 
d'audace  dans  le  cœur.  Toutefois  ce  projet  est  absolument  déraison- 
nable, et  je  ne  puis  rien  dire  à  l'appui,  si  ce  n'est  que  je  ferais  de  même 
à  votre  place.  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  vous  arrivait  malheur, vous  lais- 
sez ici  des  compagnons  qui  courront  sus  au  malandrin  pour  vous  dé- 
livrer ou  vous  venger.  N'est-il  pas  vrai,  Francis? 

—  Je  pars  avec  lui,  moi,  dit  Francis,  pour  voiries  dames  de  la  cour. 

—  Vous  voudrez  bien  m'attendre,  monsieur.  —  Pelven,  reprenez 
votre  épée;  mais  je  vous  conseille  de  quitter  l'uniforme.  11  faut^aussi 
vous  munir  de  ce  malheureux  sauf-conduit.  Autrement  il  vous  serait 


J030  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

impossible  de  pénétrer  chez  ces  messieurs,  qui  sont  en  force  et  sur  le 
pied  de  guerre  dans  toute  la  contrée.  —  Et  attendez,  poursuivit  le  gé- 
néral, en  écrivant  deux  lignes  à  la  hâte  sur  un  carré  de  papier,  cachez 
cela  dans  la  doublure  de  vos  habits,  afin  d'être  également  en  mesure 
vis-à-vis  de  la  république. 

—  Mon  général,  votre  bonté  me  rend  confus. 

—  Je  voudrais  vous  faire  oublier  ce  mauvais  quart  d'heure,  Pelven. 
Allez  maintenant  à  la  garde  de  Dieu.  J'espère  que  vous  me  quittez  sans 
rancune. 

Hervé  prit  de  ses  deux  mains  la  main  que  le  général  lui  offrait,  et  la 
serra  avec  émotion.  — Adieu,  général,  dit-il,  je  vais  acheter  le  droit 
de  vous  revoir  et  de  continuer  à  vous  servir. 

—  Non  pas  moi,  Pelven,  jamais  moi,  mais  la  France,  mais  la  répu- 
blique, la  république  forte,  patiente  et  généreuse. 

—  C'est  comme  je  l'entends,  dit  Hervé.  11  s'inclina  avec  une  cour- 
toisie affectueuse,  et  sortit  accompagné  de  Francis. 

Quelques  instans  plus  tard,  Pelven  et  le  petit  lieutenant  galopaient 
dans  la  direction  de  Rennes;  mais,  au  bout  de  deux  lieues,  Hervé  dut 
prendre  un  chemin  de  traverse,  afin  d'éviter  la  ville,  qui  pouvait  être 
dangereuse  pour  lui.  Ce  fut  là  que  les  deux  jeunes  amis  se  séparèrent, 
deux  heures  environ  avant  le  coucher  du  soleil,  l'un  pour  retourner 
près  du  général  en  chef,  l'autre  pour  courir  les  nouveaux  hasards  où 
le  poussaient,  contre  tous  les  conseils  de  la  prudence,  les  sentimens 
fougueux  de  l'homme  outragé  et  de  l'amant  jaloux. 

Octave  Feuillet. 

{La  troisième  partie  au  prochain  n"».) 


ISMAÊL  ER-RASCHYDI 


RÉGIT  DES  BORDS  DU  NIL 


LE  FELLAH. 


Aux  eiiTirons  de  Rosette,  sur  les  bords  du  Nil,  vivait  un  vieux 
fellah,  pauvre  comme  ils  le  sont  tous.  En  Egypte,  le  paysan  ne  profite 
guère  de  la  prodigieuse  fertilité  du  sol  qu'il  laboure  et  arrose  avec 
tant  de  fatigue  :  ce  qu'il  gagne,  le  fisc  le  lui  enlève.  De  plus,  la  guerre 
avait  privé  cet  homme  de  ses  enfans,  qui  étaient  allés  porter  les  armes 
en  Arabie.  Il  restait  seul  avec  sa  femme,  trop  âgée  pour  travailler  à  la 
terre;  leur  vie  se  passait  dans  la  misère  et  la  tristesse.  Moins  heureux 
que  les  vieux  époux  bénis  des  dieux  dont  parle  La  Fontaine, 

Qui  surent  labourer,  sans  se  voir  assistés, 

Leur  enclos  et  leur  champ  par  deux  fois  vingt  étés, 

ils  avaient  dû  prendre  à  leur  service  un  orphelin  du  voisinage  nommé 
Ismaël.  Tous  les  trois  ils  habitaient  une  de  ces  cabanes  à  moitié  en- 
fouies sous  le  sol  et  bâties  avec  le  limon  du  Nil,  qui  ressemblent  plus 
à  la  tanière  d'une  bête  fauve  qu'à  la  demeure  d'un  être  humain.  Sur 
le  toit,  formé  de  roseaux  et  de  feuilles  sèches,  et  crevé  en  maints  en- 
droits, dormaient  des  chiens  maigres  qui,  au  moindre  bruit,  se  dres- 
saient sur  les  pattes  en  poussant  des  hurlemens  féroces.  Qu'avaient  a 


1032  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

gai'der  ces  animaux  si  vigilans?  Un  rouet  piqué  des  vers ,  une  demi- 
douzaine  de  cruches  fêlées;  quant  à  de  l'argent,  si  le  fellah  en  possé- 
dait quelque  peu,  il  le  cachait  prudemment  dans  le  fond  de  sa  bouche, 
comme  le  singe  dépose  dans  ses  abajoues  le  fruit  qu'il  vient  de  cueil- 
lir. De  cette  hutte  obscure  sortait  une  fumée  noire  et  tourbeuse  qui 
semblait  salir  l'azur  du  ciel.  A  l'ombre  des  quelques  dattiers  qui  l'a- 
britaient se  tenait  blotti  un  gros  chat  auquel  les  souris  fournissaient 
une  pâture  abondante;  aussi  était-ce  le  seul  hôte  de  ce  logis  qui  man- 
geât son  content  et  ne  souffrît  point  de  la  pauvreté  de  ses  maîtres. 

Deux  ou  trois  arpens  de  terre ,  —  divisés  en  carrés  réguliers  et  en- 
vironnés de  canaux  propres  à  conduire  l'eau  dans  les  sillons,  —  com- 
posaient la  ferme  du  fellah.  A  l'époque  du  labourage ,  il  attelait  à  sa 
charrue  un  chameau  et  un  buffle ,  animaux  d'aptitudes  diverses ,  que 
Dieu  n'a  point  créés  pour  travailler  ensemble.  L'un  tirait  lentement 
et  d'un  pas  égal,  flairant  le  sol,  la  tête  basse;  l'autre,  dressant  le  cou, 
jetant  par  soubresauts,  en  avant  et  de  côté,  ses  jambes  grêles.  Ismaël, 
armé  d'un  fouet,  marchait  devant  et  traînait  après  lui  cet  attelage  boi- 
teux; il  frappait  avec  impartialité  tantôt  les  côtes  pelées  du  chameau, 
tantôt  le  dos  rugueux  du  buffle.  Le  sillon  se  traçait  ainsi  tant  bien 
que  mal,  à  la  grande  fatigue  des  deux  bêtes,  qui  se  nuisaient  mutuel- 
lement par  l'inégalité  de  leur  allure.  Le  travail  était  pénible  aussi 
pour  Ismaël,  qui  foulait  sous  ses  pieds  nus  un  terrain  brûlant;  le 
vieux  paysan  se  courbait  haletant  sur  sa  charrue.  Pas  un  nuage  ne 
tempérait  la  chaleur  du  jour;  le  soleil  dardait  ses  rayons  impitoyables 
sur  la  face  ridée  du  fellah  à  barbe  grise ,  comme  sur  la  nuque  rasée 
du  jeune  garçon.  Aux  instans  de  repos,  ils  s'asseyaient  à  l'ombre  d'une 
touffe  de  tamarisques  pour  ronger  en  silence  un  oignon  et  une  galette 
d'orge.  Parfois  une  brise  bienfaisante  que  leur  envoyait  le  Nil  les  ra- 
fraîchissait au  passage  en  agitant  leurs  sayons  de  toile  bleue  troués 
par  de  longs  services ,  et  puis  ils  se  remettaient  au  labour  avec  rési- 
gnation. Quand  les  semailles  étaient  finies,  il  s'agissait  d'arroser  les 
terres.  Assis  de  chaque  côté  d'un  fossé,  Ismaël  et  son  maître  prenaient 
en  main  les  extrémités  d'un  grand  cuir  qu'ils  plongeaient  dans  l'eau 
d'un  mouvement  rapide  ;  ils  l'en  relevaient  tout  plein  et  le  vidaient 
par-dessus  le  talus  d'une  digue  dans  les  rigoles  communiquant  aux 
siUons.  Cette  besogne  machinale  disloquait  les  épaules  du  petit  Ismaël; 
ses  larmes  se  mêlaient  à  la  sueur  qui  coulait  de  son  front.  Il  eût  de- 
mandé grâce,  s'il  l'eût  osé;  mais  son  maître  secouait  rudement  le  cuir, 
et  l'enfant,  relancé  par  cette  saccade,  travaillait  de  plus  belle,  comme 
l'âne  harassé  reprend  son  trot  sous  le  bâton  pointu  qui  lui  pique  les 
flancs.  Le"  soir,  quand  il  rentrait  à  la  ferme,  la  femme  du  fellah  en- 
voyait Ismaël  à  la  fontaine.  Elle  le  malmenait  et  s'en  prenait  à  lui  de 
ce  que  son  fil  s'embrouillait  sur  le  dévidoir.  Si  les  chiens  affamés 


ISMAEL  ER-RASCIIYDI.  1033 

plongeaient  leur  museau  dans  le  chaudron  où  cuisait  le  dourrah  (I), 
le  vieux  paysan  accusait  Ismaël  d'avoir  prélevé  double  part  sur  le  sou- 
per. L'âge  et  la  pauvreté  faisaient  de  ce  couple  souffrant  des  maîtres 
peu  charitables.  Trop  craintif  pour  braver  les  paroles  amères  et  les 
réprimandes  qu'il  n'avait  pas  méritées,  Ismaël  dévorait  à  la  porte  sa 
maigre  pitance.  Ces  splendides  soirées  d'Egypte  où  l'on  voit  les  étoiles 
s'allumer  tout  à  coup  sur  la  voûte  sereine  du  firmament,  le  pauvre 
enfant  les  passa  souvent  à  pleurer,  assis  contre  les  parois  de  la  cabane, 
et  en  vérité  il  eût  été  difficile  de  rencontrer  plus  de  misère  sous  un 
ciel  plus  enchanté. 

Dès  que  les  champs  commençaient  à  se  couvrir  de  moissons,  Ismaël 
était  chargé  de  les  garder.  On  lui  remettait  une  fronde  avec  un  sac 
rempli  de  cailloux,  et,  ainsi  équipé,  il  allait  se  placer,  pour  faire  sen- 
tinelle, sur  un  tertre  qui  dominait  la  campagne.  Les  oiseaux  s'abat- 
taient-ils en  troupes  sur  les  épis  jaunissans,  il  frappait  dans  ses  mains, 
poussait  des  cris  et  faisait  siffler  sa  fronde.  C'étaient  là  ses  instans  de 
bonheur!  Heureux  de  sa  liberté,  il  promenait  sur  les  plaines  verdoyantes 
un  regard  épanoui.  Le  gazouillement  des  volatiles  qu'il  effrayait  avec 
ses  pierres  le  ravissait;  le  croassement  des  corneilles  lui  semblait  un 
doux  chant  comparé  aux  gronderies  éternelles  de  la  vieille  femme 
qu'il  avait  laissée  au  logis.  Que  lui  importait  ce  soleil  de  feu  tombant 
d'aplomb  sur  ses  épaules?  Mille  pensées  que  la  privation  et  la  contrainte 
avaient  refoulées  au  fond  de  son  cœur  s'éveillaient  tout  à  coup  et  agi- 
taient sa  jeune  tête.  Cloué  sur  l'étroit  espace  où  il  était  réduit,  pour 
tout  mouvement,  à  tourner  sur  lui-même,  il  se  dressait  sur  la  pointe 
des  pieds  pour  découvrir  au-delà  de  son  horizon  de  chaque  jour.  Du 
côté  de  la  plaine  passaient  des  chameaux  chargés  qui  se  déroulaient 
en  longues  caravanes,  ne  montrant  que  leurs  têtes  au-dessus  d'un 
nuage  de  poussière.  Du  côté  du  fleuve,  par-dessus  la  ligne  de  saules  et 
de  roseaux  qui  marque  la  rive,  glissaient  au  loin  les  voiles  des  bar- 
ques. Sur  le  ciel  volaient  en  tourbillonnant  les  oiseaux  pillards  attirés 
par  les  moissons;  le  long  desjossés  pleins  d'eau  couraient  les  bécas- 
sines et  s'abattaient  les  cigognes.  Autour  de  lui ,  tout  marchait  et  se 
mouvait  librement.  Qui  donc  l'enchaînait  sur  ce  tertre,  comme  un 
mannequin  planté  au  bout  d'un  bâton  pour  faire  peur  aux  corbeaux? 
Et,  tout  en  rêvant,  il  écoutait  la  brise  murmurer  dans  les  blés. 

Quand  il  revenait  le  soir,  après  ces  journées  passées  au  grand  air 
dans  une  indépendance  complète,  combien  lui  paraissait  plus  triste  en- 
core cette  cabane  obscure,  enfumée,  au  fond  de  laquelle  il  n'apercevait 
que  les  figures  mornes  et  revêches  du  vieux  paysan  et  de  sa  femme! 
Peu  à  peu,  l'idée  de  fuir  s'empara  de  lui  plus  vivement.  Le  besoin  de 

(1)  Espèce  de  mil  cultivé  en  Egypte  et  dans  l'Inde.  î 


4034  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

l'inconnu,  qui  peut  tourmenter  l'esprit  d'un  petit  fellah  comme  l'ame 
d'un  poète,  le  sollicitait  nuit  et  jour  à  s'élancer  au-delà  de  cette  sphère, 
où  rien  ne  souriait  à  sa  jeunesse.  Il  hésita  d'abord  entre  la  terre  et 
l'eau,  entre  le  désert  et  le  Nil.  On  sait  que  les  caravanes,  se  montrant 
tout  à  coup  à  l'horizon  comme  le  navire  sur  la  mer,  au  retour  d'expé- 
ditions lointaines  et  mystérieuses,  exercent  d'ordinaire  sur  l'imagina- 
tion de  l'Africain  un  attrait  irrésistible;  mais,  pour  l'Égyptien,  le  Nil 
est  la  route  sacrée  qui  mène  aux  lieux  où  le  soleil  se  lève.  Ce  fut  donc 
le  fleuve  qui  l'emporta;  déposant  à  ses  pieds  la  fronde  et  le  sac  plein 
de  cailloux,  Ismaël  se  mit  à  courir  droit  au  rivage. 

Que  savait-il  de  la  vie  nouvelle  qui  l'attendait  à  bord  de  ces  barques 
dont  il  avait  de  loin  entrevu  les  voiles?  Rien;  cependant  il  bondissait 
comme  un  chevreau,  satisfait  d'avoir  brisé  sa  chaîne  et  de  tourner  le 
dos  à  la  cabane  inhospitalière  de  ses  vieux  maîtres. 


II.   —  LE   MODSSE. 

La  première  fois  qu'Ismaël  se  vit  emporté  par  une  brise  fraîche  sur 
les  eaux  du  Nil,  il  se  crut  ravi  au  troisième  ciel.  Les  voiles  triangu- 
laires frémissaient  sur  les  vergues;  la  canja  (1),  inclinée  sous  la  pression 
du  vent,  glissait  en  se  balançant  avec  légèreté  autour  des  grèves,  ra- 
sait les  îles  couvertes  d'une  végétation  abondante,  et  dépassait,  dans  sa 
marche  rapide,  les  villages  cachés  sous  les  dattiers. — Que  le  monde  est 
vaste,  qu'il  est  beau!  pensait  Ismaël;  labourez  vos  champs...  moi,  je 
navigue! — Et,  couché  au  pied  du  mât,  le  petit  mousse  se  laissait  non- 
chalamment emporter  à  travers  l'espace.  Les  femmes  qui  marchaient 
le  long  des  digues  une  cruche  sur  la  tête,  les  pâtres  qui  condui- 
saient les  buffles  dans  les  hautes  herbes,  les  barques  à  l'ancre  devant 
les  hameaux,  les  maisons  des  paysans  perdues  dans  la  campagne,  tout 
cela  passait  devant  ses  yeux  comme  une  vision.  11  respirait  à  pleins 
poumons  l'air  vivifiant  du  fleuve  et  se  sentait  renaître.  Malheureuse- 
ment, au  plus  fort  de  son  extase,  un  coup  de  corde,  vigoureusement 
appliqué  sur  ses  épaules  par  la  main  du  patron,  vint  lui  apprendre 
qu'un  mousse  n'est  pas  embarqué  pour  se  croiser  les  bras  et  regarder 
couler  l'eau.  La  canja  avait  touché  sur  une  grève,  l'équipage  se  jetait 
par-dessus  le  bord,  et  chaque  matelot,  en  poussant  avec  son  dos,  cher- 
chait à  la  remettre  au  miheu  du  courant.  Plus  petit  que  ses  compa- 
gnons, Ismaël  plongeait  dans  les  flots  jusqu'à  la  bouche.  Ses  pieds  glis- 
saient sur  le  sable;  déjà  il  regrettait  le  tertre  sur  lequel  il  faisait  na- 
guère tournoyer  sa  fronde  en  terre  ferme.  Comme  il  allait  perdre  pied, 

(1)  Barque  du  Nil. 


I8MAEL   ER-RA8CHYDI.  103a 

le  patron,  l'attrapant  par  les  oreilles,  le  ramena  vivement  sur  le  i>oiit, 
et  l'envoya,  pour  se  sécher,  carguer  les  voiles  qui  battaient  le  long  des 
mâts. 

Tel  fut  le  début  d'Ismaël  dans  la  carrière  de  marin.  Avait-il  gagne 
au  change?  je  ne  sais;  toujours  est-il  qu'il  ne  se  découragea  point  pour 
si  peu.  La  Providence,  qui  prend  en  pitié  les  enfans,  a  donné  aux 
mousses  la  faculté  d'oubher  bien  vite  les  corrections  qu'ils  reçoivent; 
ils  les  acceptent  sans  se  plaindre,  comme  ils  se  soumettent  aux  alter- 
natives d'orage  et  de  beau  temps.  Tout  en  se  frottant  l'épaule,  Ismaël 
se  sentait  moins  humilié  d'avoir  été  battu  par  un  homme  auquel  obéis- 
saient de  grands  et  robustes  matelots,  qu'il  ne  l'était  auparavant,  quand 
ses  vieux  maîtres  le  grondaient  sans  raison.  Et  puis  la  vie  errante  sur 
le  Nil  lui  plaisait;  orphelin  et  délaissé,  il  trouvait  dans  sa  barque  une 
patrie,  dans  ses  compagnons  une  famille.  En  dépit  des  inconvéniens 
du  métier,  il  navigua. 

Un  jour,  la  canja  qu'il  montait  prit  terre  à  Fouah,  ville  fort  an- 
cienne, située  sur  la  rive  droite  du  Nil,  à  peu  près  en  face  du  point  où 
débouche  le  canal  Mahmoudiéh,  qui  vient  d'Alexandrie.  Les  voyageurs 
s'y  arrêtent  pour  rechercher  dans  la  campagne  environnante  l'empla- 
cement du  port  de  Naucratis,  «  seule  ville,  dit  Hérodote,  où,  du  temps 
des  Pharaons,  les  vaisseaux  grecs  pouvaient  aborder,  »  et  pour  visiter 
ce  qui  reste  des  ruines  de  Sais.  Les  mariniers  qui  font  le  commerce 
entre  Rosette  et  le  Caire  y  abordent  aussi,  parce  que  ses  bazars  sont 
abondamment  pourvus  de  volailles  et  de  fruits  de  toute  espèce;  ils  y 
trouvent  en  outre  à  acheter  les  cordages  dont  ils  ont  besoin  pour  leurs 
bateaux.  Fouah  est  une  des  villes  de  la  Basse-Egypte  les  plus  floris- 
santes. A  certaines  époques  de  l'année,  à  l'automne  surtout,  des  cen- 
taines de  barques  encombrent  les  quais.  A  peine  distingue-t-on,  à  tra- 
vers les  antennes  et  les  mâts,  le  cours  majestueux  du  Nil,  si  large  en 
cet  endroit  qu'on  le  prendrait  pour  un  lac,  et  tout  parsemé  d'îles  riantes 
qui  sortent  du  milieu  des  grèves  comme  des  oasis.  Une  foule  de  mi- 
narets s'élancent  au-dessus  des  coupoles  et  des  maisons  à  toits  plats; 
les  uns  sont  anguleux  et  pointus  comme  des  flèches  romanes,  les  au- 
tres, arrondis  en  tourelles,  se  terminent  par  un  bourrelet  en  forme  de 
turban.  Des  bananiers  et  des  figuiers,  qui  laissent  pendre  sur  les  murs 
leurs  larges  feuilles  et  leurs  branches  épaisses,  font  ressortir  encore  la 
couleur  éclatante  des  édifices  rangés  le  long  du  fleuve.  En  somme, 
c'est  une  ville  d'un  effet  pittoresque,  tout  orientale,  digne  de  se  mirer 
dans  les  flots  du  Nil. 

Au  moment  où  la  barque  d'Ismaël  relâchait  à  Fouah,  une  brume 
assez  intense  voilait  l'horizon.  Le  soleil  se  levait  à  peine;  il  s'en  fallait 
d'une  heure  que  la  brise  du  nord,  sur  laquelle  les  marins  comptent 
toujours  pour  remonter  le  Nil,  ne  dissipât  ces  vapeurs.  En  attendant 


1036  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'instant  de  se  remettre  en  route,  l'équipage  sauta  à  terre,  ne  laissant 
à  bord  que  le  mousse  Ismaël.  La  barque  était  amarrée  devant  une  pe- 
tite place  dont  un  groupe  de  dattiers  marque  le  centre.  Le  côté  qui 
fait  face  au  fleuve  est  occupé  par  une  vieille  mosquée  bâtie  en  briques, 
ainsi  que  le  minaret  à  deux  étages  qui  la  surmonte.  A  droite  et  à 
gauche  s'étendent  de  chétives  boutiques  et  des  échoppes  de  barbiers. 
On  y  voit  aussi  des  cafés,  tentes  légères  soutenues  par  des  piquets.  A 
cette  heure  matinale,  les  marchands  turcs  et  égyptiens,  mêlés  aux  ma- 
rins arabes,  y  buvaient  le  moka  dans  des  tasses  microscopiques,  en 
fumant  leur  fin  tabac  de  Syrie  dans  des  pipes  longues  comme  des 
lances.  Devant  les  maisons,  des  femmes  de  fellahs,  vêtues  de  saies 
bleues  à  larges  manches  et  le  visage  couvert  d'un  voile,  offraient  aux 
acheteurs  des  oranges  et  des  dattes  dont  elles  écartaient  les  mouches  à 
coups  d'éventail.  Les  milans  affamés  piaulaient  en  volant  autour  de  la 
mosquée,  les  tourterelles  roucoulaient  sur  les  balcons,  et  les  chiens 
fauves,  moitié  loups  et  moitié  renards,  se  faufilaient  dans  les  jambes 
des  passans.  Ni  l'âne  patient  trottant  dans  la  poussière,  ni  le  droma- 
daire qui  se  repose  en  allongeant  son  cou  sur  le  sable,  ne  manquaient 
à  ce  tableau,  que  complétait  la  présence  d'un  aïta.  On  appelle  ainsi, 
en  Orient,  les  soldats  irréguliers  connus  en  Occident  sous  le  nom  d'Ar- 
nautes  et  d'Albanais.  Cette  race  de  pandours,  qui  fait  la  joie  des  pein- 
tres par  l'éclat  de  son  costume  et  l'extravagance  de  son  équipement, 
cause  la  terreur  des  populations  asiatiques  par  ses  déportemcns  et  ses 
violences.  Rien  ne  représente  mieux  la  force  brutale  que  ces  gens  har- 
gneux et  féroces  qui  portent  sur  eux  tout  un  arsenal  de  pistolets,  de 
couteaux  et  de  yataghans;  ils  sont,  à  vrai  dire,  la  monnaie  d'un 
pacha. 

Celui  qui  venait  de  faire  son  apparition  sur  la  petite  place  de  Fouah 
s'y  promenait  en  vainqueur,  d'un  pas  ferme  et  solennel;  chacun  se 
rangeait  et  laissait  l'espace  libre  autour  de  lui.  Ses  vastes  pantalons 
chamarrés  de  broderies  s'engouffraient  dans  une  paire  de  bottes  tur- 
ques. Comme  il  faisait  chaud ,  il  ne  portait  pas  de  veste;  ses  bras  longs 
et  nerveux  flottaient  dans  des  manches  de  toile  d'une  ampleur  déme- 
surée, que  le  temps  avait  usées  en  maints  endroits.  Tantôt  il  rejetait  ses 
mains  derrière  son  dos  en  levant  la  tête,  tantôt  il  les  reposait  sur  deux 
pistolets  qui  sortaient  de  sa  lourde  ceinture  et  lui  montaient  jusqu'au 
menton;  souvent  aussi  il  bâillait.  Dans  toute  sa  personne,  il  y  avait 
quelque  chose  de  terrible  et  de  grotesque,  qui  tenait  du  bourreau  et 
du  matamore. 

Cependant  Ismaël,  resté  seul  dans  sa  barque,  chantait  gaiement.  C'est 
un  si  beau  moment  pour  un  mousse  que  celui  où  l'équipage,  quittant  le 
bord,  le  laisse  maître  absolu  dans  l'étroit  espace  où  il  a  coutume  d'être 
l'esclave  de  chacun.  Ismaël  allait  et  venait  sur  le  pont ,  de  la  proue  à 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  1037 

la  poupe,  furetant  partout.  La  pipe  du  patron  lui  tomba  sous  la  main, 
et  il  se  mit  à  fumer.  L'heure  du  déjeuner  approchant,  il  attisa  le  feu 
sous  la  chaudière  et  fit  cuire  les  pains  d'orge  sous  la  cendre.  D'une  voix 
insouciante,  il  jasait  avec  les  jeunes  marins  qui ,  chargés  eux  aussi  de 
garder  leurs  bateaux,  se  livraient  à  de  bruyans  ébats.  La  brise  qui 
commençait  à  déchirer  le  voile  de  vapeurs  étendu  sur  le  Nil  et  parais- 
sait ranimer  la  nature  endormie  excitait  encore  sa  joyeuse  humeur. 
Bientôt  le  soleil  parut;  une  forte  chaleur,  mêlée  à  une  vive  clarté,  se 
répandit  instantanément  sur  la  ville,  sur  la  campagne  et  sur  les  eaux. 
Au  même  moment,  l'aïta,  fatigué  d'arpenter  le  terrain  avec  la  régula- 
rité d'un  balancier  d'horloge,  s'assit  au  pied  d'un  des  dattiers  plantés 
au  milieu  de  la  place.  11  goûtait  déjà  les  douceurs  du  sommeil,  quand 
une  corneille  qui  becquetait  à  la  cime  de  l'arbre  une  grappe  de  fruits 
mûrs  lui  en  fit  choir  sans  façon  une  demi-douzaine  sur  la  face.  Brus- 
quement réveillé,  l'aïta  se  frotte  le  nez  et  se  lève;  il  promène  sa  vue 
autour  de  lui ,  et  ses  regards  furieux  rencontrent  ceux  du  mousse,  qui 
éclatait  de  rire...  L'enfant  chercha  à  cacher  l'expression  de  son  visage, 
mais  il  était  trop  tard;  l'aïta  l'avait  vu.  La  preuve,  c'est  qu'il  le  tenait 
déjà  au  bout  d'un  de  ses  longs  pistolets.  La  délente  partit...  et  le  coup 
rata. 

Ismaël  avait  tourné  derrière  le  mât  comme  l'écureuil  se  cache  der- 
rière la  branche  pour  éviter  le  fusil  du  chasseur;  il  épiait  les  mouve- 
mens  de  son  ennemi ,  dont  la  colère  allait  croissant.  Les  marchands 
assis  à  la  porte  des  cafés  allongeaient  la  tête  et  regardaient  en  tenant  à 
la  main  leurs  pipes  allumées....  L'aïta  se  précipitait  vers  la  barque;  il 
tira  de  sa  ceinture  son  second  pistolet  et  fit  feu.  Cette  fois,  le  coup  par- 
tit :  la  balle  coupa  le  cordage  qui  soutenait  la  voile,  la  vergue  pesante 
tomba  sur  le  pont  avec  fracas,  et  dans  sa  chute  elle  renversa  la  chau- 
dière où  cuisait  le  déjeuner  de  l'équipage.  A  ce  moment-là,  le  patron 
de  la  barque ,  suivi  de  ses  matelots ,  arrivait  sur  la  place;  quant  au 
mousse  Ismaël ,  prompt  comme  l'éclair,  il  avait  fait  un  bond  par-des- 
sus le  bord. 

La  pensée  que  l'enfant  avait  dû  périr  dans  les  eaux  du  fleuve  con- 
sola sans  doute  l'aïta  de  ne  l'avoir  pas  tué.  Il  replaça  majestueusement 
ses  armes  dans  sa  ceinture,  après  les  avoir  rechargées;  puis,  comme 
un  homme  qui  vient  d'accomplir  une  action  héroïque,  il  lança  sur  la 
foule  un  regard  dédaigneux,  rejeta  en  arrière  son  bonnet  rouge  à 
houppe  bleue,  et  reprit  sa  promenade  solitaire. 

—  Retournerai-je  à  bord?  pensait  Ismaël,  qui  se  tenait  tapi  dans  une 
barque  voisine.  —  Mais  l'aïta  ne  s'éloignait  pas,  et  le  mousse  n'osait  se 
montrer.  A  la  vue  du  dégât  que  la  balle  venait  de  causer  dans  sa  canja, 
le  patron,  qui  ne  savait  pas  au  juste  ce  qui  s'était  passé,  entra  en  fu- 
reur contre  Ismaël.  Courant  sur  le  pont,  il  le  cherchait  et  l'appelait 


f 


1038  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  des  paroles  si  peu  rassurantes,  que  le  pauvre  enfant,  loin  de  venir 
'vers  son  maître,  enjamba  par-dessus  le  bord  d'une  seconde  barque, 
puis  d'une  troisième.  Enfin,  il  gagna  le  quai  et  se  mit  à  fuir  à  toutes 
jambes.  La  brise  soufflait,  le  Nil  se  couvrait  de  tant  de  voiles  qu'on 
eût  dit  une  troupe  de  goélands  qui  déployait  ses  ailes.  Pauvre  mousse! 
lui  qui  espérait  aborder  au  Caire  dans  trois  jours  et  voir  la  grande  ville, 
le  voilà  à  pied,  comme  un  mendiant,  sans  asile,  ne  possédant  pour 
toute  fortune  qu'une  demi-douzaine  de  piastres  (4)  nouées  dans  un  pan 
(le  sa  tunique. 


m.   —   LE   PATRE. 

A  quelques  lieues  au-dessus  de  Fouali,  sur  la  rive  droite  du  Nil, 
s'avance  une  pointe  escarpée  que  ronge  le  courant.  Quand  les  eaux 
sont  basses,,  les  barques  la  côtoient  de  très  près,  afin  d'éviter  les  grèves 
(}iii,  en  cet  endroit,  barrent  presque  entièrement  le  lit  du  fleuve.  Sur 
cette  langue  de  terre,  fertilisée  par  l'inondation,  s'épanouit  une  végé- 
tation puissante.  Des  champs  de  coton  et  de  maïs  s'étendent  dans  le 
voisinage,  coupés  par  des  canaux  profonds,  sur  le  bord  desquels  se  pro- 
mènent gravement  le  héron  et  la  cigogne.  Çà  et  là  on  distingue  des 
espaces  plus  maigres  où  poussent  les  dattiers  épineux,  et  des  clairières 
semées  de  buissons  aux  branches  noires  et  tortues,  où  le  fellah  con- 
duit ses  troupeaux  de  buffles.  Dans  les  parties  de  la  campagne  les  plus 
sablonneuses,  on  voit  surgir  la  bosse  de  quelque  chameau  solitaire; 
tandis  qu'il  broute,  l'ibis  blanc  se  pose  sur  son  dos  dans  l'attitude  mys- 
térieuse que  lui  donnent  les  hiéroglyphes.  Non  loin  de  là,  une  chétive 
mosquée  annonce  la  présence  d'un  hameau.  Les  maisons  en  sont  si 
basses,  qu'on  ne  les  aperçoit  pas  du  rivage;  seulement,  on  découvre 
une  foule  de  petits  édifices  en  forme  de  ruches  et  assez  élevés,  que  l'on 
reconnaît  pour  des  colombiers  à  la  multitude  de  pigeons  qui  volent 
alentour.  Ce  fut  dans  ce  hameau  qu'Ismaël  vint  chercher  un  refuge  à 
la  suite  de  la  catastrophe  qui  lui  fit  abandonner  sa  barque.  Poussé  par 
la  faim,  ne  sachant  que  devenir,  il  erra  quelque  temps  autour  des  ha- 
bitations; le  souvenir  de  la  ferme  où  il  avait  passé  quelques  années  dans 
la  misère  l'empêchait  de  frapper  à  aucune  porte;  enfin,  il  en  trouva 
une  ouverte  et  entra.  Le  maître  de  la  maison,  riche  laboureur,  lui  of- 
frit de  garder  ses  buffles.  C'était  au  moins  vivre  dehors,  au  grand  air; 
Ismaël  accepta. 

Le  lendemain,  il  partit  avec  son  troupeau  :  les  buffles,  attirés^par  la 
fraîcheur  des  eaux,  l'entraînèrent  du  côté  du  Nil,  et  il  les  suivit  tris- 
tement. Bien  des  voiles  se  croisaient  sur  les  flots  légèrement  soulevés 

(1)  La  piastre  turque  est  une  petite  monnaie  qui  ne  vaut  pius  aujourd'hui  que  35  cen- 
times environ. 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  1039 

par  la  brise.  Des  canjas  remontaient  dans  la  direction  du  Caire  pour 
y  déposer  des  pèlerins  qui  se  rendaient  à  la  Mecque;  d'autres  barques, 
plus  grandes,  portant  le  pavillon  rouge,  semé  de  trois  croissans,  des- 
cendaient yers  Alexandrie  avec  un  chargement  d'esclaves  pris  dans  les 
hautes  régions  du  Nil.  Une  foule  de  tètes  noires  et  crépues  se  pres- 
saient aux  étroites  lucarnes  de  l'entrepont  pour  humer  l'air  et  regarder 
les  interminables  rives  de  ce  fleuve  si  long  à  parcourir.  En  voyant  ces 
Nubiens  arrachés  à  leur  pays  et  voués  à  l'esclavage,  Ismaël  se  sentit 
moins  malheureux.  —  Il  y  a  sur  la  terre  des  gens  plus  à  plaindre  que 
moi,  pensa-t-il.  —  Et  ses  regards  inoccupés  se  portèrent  sur  une  canja 
qui  s'approchait  du  rivage  pour  doubler  le  promontoire  dont  nous 
avons  parlé.  C'était  celle  qu'il  avait  désertée  la  veille.  Il  distinguait  la 
figure  sévère  du  reïs  (1)  coiffé  de  son  turban  de  mousseline  blanclie; 
les  matelots,  assis  en  cercle  à  la  proue,  se  reposaient  en  racontant  quel- 
qu'une de  ces  fantastiques  légendes  qui  l'avaient  tant  de  fois  cliarmé. 
Hélas!  sa  vie  aventureuse  était-elle  finie?  Condamné  à  suivre  le  pas 
lent  de  ses  buffles,  ne  devait-il  plus  voguer  sur  le  grand  fleuve? 

—  Si  je  hélais  la  barque?  se  dit-il  à  lui-même.  Tout  est  réparé  a 
bord...  On  me  battra,  je  reprendrai  mon  poste,  et  je  jure  de  ne  plus 
jamais  rire  à  la  face  d'un  aïta. 

Il  faisait  un  pas  en  avant,  puis  en  arrière,  hésitant  encore  a  prendre 
un  parti,  quand  il  vit  une  jeune  fille  sortir  de  dessous  les  arbres,  prê- 
ter l'oreille  au  sillage  de  la  barque  et  courir  en  chantant.  Le  reïs,  sans 
rien  répondre,  lui  lança  quelques  pièces  de  monnaie  enveloppées  dans 
un  chiffon,  et  la  voile  disparut.  La  mendiante  s'était  arrêtée  au  bruit 
qu'avait  fait  l'aumône  du  marinier  en  tombant  a  terre;  mais,  bien 
qu'elle  remuât  les  touffes  d'herbe  et  soulevât  les  branches  d'arbres  in- 
clinées sur  le  sol,  Ismaël  remarqua  qu'elle  ne  trouvait  rien  II  lui  parut 
tout  simple  de  l'aider;  mais  cefle-ci,  dès  qu'il  approcha  porta  ses  mains 
à  son  visage  pour  se  cacher;  puis,  comme  il  avançait  toujours,  elle  s<- 

tapit  sous  un  buisson.  , 

Cependant  le  soleil  montait.  Sur  l'autre  bord  du  N.l,  les  sables  de. 
grèves,  se  confondant  avec  ceux  du  désert,  commençaient  a  imro.tCT 
lomme  une  plaque  de  fer  rougie  au  feu.  Les  ^"«"'^  «'^f  »  "^' ^ 
frayant  un  passage  parmi  les  joncs,  s'allongeaient  dans  les  flots  et  s  j 
ba?raient  comme  des  caïmans;  ils  ne  laissaient  voir  que  leurs  cornes 
no  "riemmusean  épaté.  C'était  le  -omentoi.  les  p  res  s^br.te^^ 
sous  les  saules  pour  dormir.  Ismael  etaidu  »  '  r*»"^; '^"'XÙ^ 
yeux,  lorsque  la  petite  mendiante,  quittant  sa  retraite,  marcha  douce 

ment  de  son  côté. 

n    ^^i  apahP  a  uassé  avec  beaucoup  d'autres,  dans  U  langue 
tl)  Patron  de  barque.  Ce  mot  arabe  a  passe,  «  cv 

portugaise.  On  l'emploie  sur  le  Tage  comme  sur  le  ^ll. 


1040  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  As-tu  trouvé  la  pièce  de  monnaie?  lui  demanda-t-il  sans  se  dé- 
ranger. —  La  jeune  fille  tressaillit,  s'arrêta  court  et  fit  un  pas  en  ar- 
rière. 

—  Est-ce  que  je  te  fais  peur?  reprit  le  pâtre  en  se  levant.  Tu  ne  me 
vois  donc  pas?  —  Et,  comme  elle  répondait  par  un  signe  négatif  :  — 
Pauvre  petite!  lui  dit-il,  tu  es  aveugle!  Comment  oses-tu  courir  si  près 
du  bord  de  l'eau  ? 

—  Oh  !  répliqua-t-elle  un  peu  rassurée,  je  connais  cette  pointe  et  les 
environs  à  cent  pas  à  la  ronde,  et  je  peux  suivre  seule  le  chemin  qui 
mène  d'ici  chez  ma  mère  à  l'entrée  du  village. 

—  Veux-tu  que  je  te  conduise  à  l'ombre?  ajouta  Ismaël;  ne  reste  pas 
là  où  tu  es,  le  sable  brûle  les  pieds  !  viens!... 

—  Non,  non;  quand  il  fait  bien  chaud,  j'entrevois  du  côté  du  soleil 
une  lueur  qui  me  réjouit.  Et  puis  il  faut  que  je  guette  les  barques, 
c'est  par  ici  que  je  vais  au-devant  de  celles  qui  remontent  à  là  voile. 
J'entends  le  bruit  du  courant  qu'elles  refoulent,  et  je  demande  l'au- 
mône aux  re'is.  Ce  qu'ils  me  jettent  tombe  souvent  dans  les  épines;  je 
passe  bien  du  temps  à  chercher,  je  m'écorche  les  mains  et  les  pieds; 
mais  enfin  Dieu  est  grand,  et,  à  force  de  patience,  je  trouve... 

—  Pourquoi  t'es-tu  cachée  quand  je  me  suis  approché  de  toi  ce 
matin? 

—  J'ai  cru  que  quelque  méchant  pâtre  des  environs  venait  pour  me 
voler,  répondit-elle;  les  autres  mendians  sont  jaloux  de  moi,  parce  que 
cette  place  est  bonne.  Il  y  a  aussi  des  enfans  qui  me  jouent  de  mauvais 
tours;  ils  lancent  de  petites  pierres  dans  l'herbe,  et  me  crient  :  — 
Cherche,  Fatimah!  cherche!...  Et,  quand  ils  m'ont  fait  chercher  pen- 
dant une  demi-heure,  ils  se  sauvent  en  se  moquant  de  moi. 

—  Je  te  défendrai,  dit  Ismaël.  —  Et  il  la  fit  asseoir  près  de  lui. 
Chaque  jour,  ils  se  retrouvaient  ainsi  à  la  même  place.  Entre  ces 

deux  enfans  que  la  Providence  semblait  avoir  oubliés,  il  s'établit  bien- 
tôt une  intimité  facile  à  comprendre.  La  petite  mendiante  Fatimah, 
à  qui  ces  jours  sans  lumière,  passés  dans  la  solitude,  paraissaient  bien 
longs,  avait  trouvé  une  voix  compatissante  qui  répondait  à  la  sienne. 
Avant  elle,  qui  avait  aimé  Ismaël?  Personne;  le  jeune  pâtre  s'attachait 
donc  au  seul  être  qui  ne  le  repoussât  pas  dans  son  délaissement.  Le  ha- 
sard lui  avait  fait  rencontrer  une  créature  plus  faible  que  lui  et  qu'il 
protégeait.  De  plus,  il  prêtait  à  la  petite  fille  aveugle  le  secours  de  ses 
yeux;  du  plus  loin  qu'il  découvrait  des  barques,  il  les  lui  signalait,  de 
sorte  que,  certaine  de  ne  pas  les  manquer,  celle-ci  pouvait  dormir  en 
paix  sous  le  buisson  où  elle  s'était  fait  un  gîte.  Quand  les  mariniers 
lui  lançaient  quelque  aumône,  elle  se  plaisait  à  la  ramasser  elle-même. 
—  Laisse-moi  chercher,  disait-elle  à  Ismaël.  C'est  ma  joie,  mon  tra- 
vail à  moi!  N'est-ce  pas  la  seule  chose  au  monde  que  je  puisse  faire? 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  1041 

—  Pendant  la  chaleur  du  jour,  elle  venait  parfois  poser  sa  tête  sur  les 
genoux  du  pâtre,  et  elle  s'écriait  avec  ravissement  :  --  Je  te  vois,  Is- 
maël!...  Tiens,  place-toi  devant  le  soleil;  oh!  je  vois  une  ombre,  c'est 
toi,  c'est  toi!  —  Le  soir,  lorsque  la  fraîcheur  du  Nil  se  répandait  sur 
les  rives  et  que  les  oiseaux  chantaient,  elle  appelait  le  jeune  pâtre,  et 
lui  mettait  la  main  sur  l'épaule  en  lui  disant  :  —  Courons,  courons! 
mène-moi  loin,  bien  loin,...  plus  loin  que  je  n'ai  jamais  été! 

Et  tous  deux  ils  couraient  d'un  pas  leste  à  travers  la  lande  où  le  la- 
tanier  pousse  parmi  les  sables.  Peu  à  peu  la  petite  aveugle,  qui  avait 
vécu  cachée  sous  un  buisson  dans  de  continuelles  alarmes,  devint  moins 
craintive;  sa  figure,  jusque-là  morne  et  contractée,  s'illumina  d'un 
rayon  de  jeunesse,  comme  s'épanouit  au  fond  d'une  cour  humide  la 
fleur  languissante  que  le  soleil  a  touchée  en  passant. 

Ainsi  s'écoulaient  leurs  jours,  qui,  pour  se  ressembler  tous,  n'en 
étaient  peut-être  pas  moins  heureux.  Un  matin  qu'il  avait  plu  beau- 
coup et  que  le  Nil  commençait  à  croître,  Fatimah  se  tenait  en  vigie  à 
sa  place  accoutumée,  cachée  jusqu'aux  épaules  dans  les  herbes  hu- 
mides. Une  barque  s'approchait;  la  petite  aveugle  crut  distinguer  des 
voix  qui  parlaient  une  langue  étrangère,  et  elle  s'en  réjouit;  le  voya- 
geur qui  s'aventure  en  pays  lointain  est  assez  porté  à  semer  des  au- 
mônes sur  son  passage.  —  Béni  soit  Dieu ,  qui  m'envoie  des  Franguis 
(Européens)  !  dit  Fatimah.  Et  le  cœur  lui  battait  bien  fort.  Elle  courut 
vite  en  chantant  sa  chanson;  la  barque  voguait  rapidement,  car  la  brise 
la  poussait  en  poupe,  et  bientôt  l'aveugle  entendit  le  bruit  de  plusieurs 
pièces  de  cuivre  enveloppées  ensemble  qui  tombaient  entre  les  arbres. 

—  Prends  garde  !  lui  cria  le  reïs,  comme  elle  avançait  à  travers  les 
broussailles,  prends  garde  à  toi  !... 

La  pluie  du  matin  avait  détrempé  la  terre;  sous  les  pas  de  Fatimah 
s'ouvrait  un  trou  profond  qu'elle  ne  connaissait  point  encore  et  dans 
lequel  elle  roula.  Étourdie  de  sa  chute,  elle  resta  sur  la  grève,  sans 
mouvement;  ses  mains  crispées  s'enfonçaient  dans  le  sable,  comme  si 
elle  eût  craint  d'être  entraînée  par  les  eaux  du  Nil,  qui  murmuraient 
à  son  oreille.  Elle  appela  Ismaël,  mais  le  jeune  pâtre  était  allé  cueillir 
des  joncs  qui  lui  servaient  à  tresser  des  corbeilles;  à  peine  si  on  eût 
pu  entendre  du  rivage  le  mugissement  de  ses  buffles,  qui  paissaient 
épars  dans  la  campagne. 

Cependant  les  passagers  de  la  barque  faisaient  serrer  les  voiles  et 
tourner  la  proue  vers  la  terre.  Quand  ils  abordèrent,  Fatimah,  un  peu 
remise  de  sa  chute,  s'efforçait  de  retrouver  son  chemin.  Ce  bruit  de 
pas  derrière  elle  l'inquiétait,  et  elle  avait  honte  d'être  tombée,  elle  qui 
avait  passé  tant  de  journées  à  fouler  en  tous  sens,  pour  apprendre  a  le 
mieux  connaître,  l'espace  borné  qui  formait  tout  son  univers!  Trem- 
blante d'impatience  et  de] crainte,  elle  tâtait  le  rivage  abrupt  qui  se 

00 

TOME  V. 


4042  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dressait  au-dessus  de  sa  tête,  lorsque  le  patron  du  bateau,  mécontent 
de  cette  relâche  imprévue  qui  le  retardait,  dit  à  l'un  des  voyageurs  eu- 
ropéens : 

—  Ekim  bouzourg  (médecin  vénérable),  vous  voyez  bien  qu'elle  ne 
s'est  pas  fait  de  mal.  Partons  avant  que  la  brise  cesse,  et  demain 
nous  serons  au  Caire,  s'il  plaît  à  Dieu  ! 

Sans  rien  répliquer,  le  médecin  à  qui  s'adressait  cette  allocution 
prit  la  petite  aveugle  par  la  main,  et  la  regardant  en  face  avec  atten- 
tion :  — Ne  crains  rien,  lui  dit-il,  et  réponds-moi.  Quel  âge  as-tu? 

—  Quatorze  ans,  répliqua  Fatimah  tout  émue. 

—  Tes  yeux  ont-ils  toujours  été  fermés? 

—  Non;  mais  il  y  a  si  long-temps  qu'ils  sont  malades,  que  je  n'ai  pas 
souvenir  d'avoir  vu. 

—  Veux-tu  me  suivre  au  Caire,  et  peut-être...  je  te  guérirai? 

A  ce  moment-là,  Ismaël,  surpris  de  voir  une  barque  à  l'ancre  de- 
vant la  pointe,  s'approchait  furtivement  le  long  du  rivage,  et  écartait 
les  roseaux  en  regardant  avec  inquiétude.  Les  étrangers  avaient  aidé 
la  petite  aveugle  à  remonter,  et,  tandis  qu'ils  s'acheminaient  vers  le 
village,  celle-ci  marchait  du  côté  de  la  campagne,  prêtant  l'oreille,  se 
penchant  à  droite  et  à  gauche.  Au  bruit  que  fit  Ismaël  en  sortant  de  sa 
cachette,  elle  se  précipita  à  sa  rencontre;  elle  avait  reconnu  son  pas, 
et  lui  saisit  vivement  les  deux  mains.  Sa  physionomie  portait  les 
traces  d'une  si  forte  émotion,  que  le  pâtre  restait  immobile  sans  oser 
l'interroger. 

—  Ismaël,  lui  dit-elle  après  un  instant  de  silence,  tu  vois  ces  Fran- 
guis?  Ils  veulent  m'emmener...  pour... 

—  Pourquoi?  demanda  brusquement  le  jeune  pâtre. 

—  Pour  me  guérir,  pour  m'ouvrir  les  yeux!...  Ils  sont  allés  cher- 
cher ma  mère,  qui  me  suivra...  Tu  ne  réponds  rien,  Ismaël?  Moi  qui 
suis  si  heureuse!...  Je  verrai  aussi,  moi,  je  verrai,  répétait-elle  avec 
exaltation,  et  je  reviendrai  ici  te  rejoindre. 

—  Quand  tes  yeux  seront  ouverts,  tu  n'auras  plus  besoin  de  moi, 
dit  le  pâtre,  et  tu  m'oublieras. 

Fatimah  pleurait  de  joie,  et  Ismaël  de  chagrin.  Le  lendemain,  de 
bonne  heure,  les  matelots  arabes  montaient  à  la  pointe  des  vergues 
pour  déferler  les  voiles,  tandis  que  le  reïs,  debout  au  gouvernail,  re- 
gardait du  côté  de  la  terre.  Bientôt  Fatimah  parut,  accompagnée  de  sa 
mère,  qui  portait  un  petit  paquet  fort  léger  :  c'étaient  leurs  effets,  tout 
ce  qu'elles  possédaient  à  elles  deux.  On  eût  dit  que  l'enfant  avait  déjà 
recouvré  la  vue,  tant  elle  marchait  vite.  A  peine  appuyait-elle  sur  le 
sol  le  bâton  recourbé  qui  lui  servait  d'ordinaire  à  guider  ses  pas  mal 
assurés.  Aucun  de  ses  mouvemens  n'échappait  à  Ismaël;  il  l'attendait 
sur  la  route,  immobile  et  le  cœur  gros.  Quand  deux  amis  se  séparent, 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  lOiJ 

celui  qui  reste  est  si  à  plaindre!  Comme  Fatimah  passait  près  de  lui, 
il  fit  de  son  côté  un  pas  qu'elle  entendit;  ses  yeux  fermés  se  tournèrent 
vers  le  pâtre;  puis,  comme  si  elle  eût  craint  d'attirer  l'attention  de  sa 
mère,  elle  continua  d'avancer.  D'ailleurs,  derrière  elle  venaient  les 
passagers  de  la  barque,  et  à  leur  tête  le  médecin,  qui  lui  inspirait  un 
respect  mêlé  de  frayeur.  Celui-ci  remarqua  bien  qu'Ismaël  observait 
tout  ce  qui  se  passait;  il  lui  adressa  quelques  questions,  mais  le  pâtre 
ne  répondit  rien. 

—  Ce  conducteur  de  buffles,  dit  le  médecin  à  ses  compagnons,  m'a 
tout  l'air  de  nous  faire  la  mine  parce  que  nous  emmenons  cette  petite 
infirme  !  —  Et  s'adressant  à  Ismaël  qui  semblait  l'écouter  :  —  Tiens, 
mon  garçon,  prends  ce  bakchich  (l)  pour  te  consoler. 

Le  pâtre  secoua  la  tête  d'un  air  qui  signifiait  :  Je  ne  suis  pas  un 
mendiant. 

—  Diable!  reprit  le  médecin;  un  fellah  qui  refuse  l'argent  qu'on  lui 
offre!...  Cela  ne  s'est  jamais  vu  !  Comment  t'appelle-t-on'? 

—  Ismaël. 

Tout  à  coup  la  brise  rida  la  surface  du  Nil;  on  la  voyait  arriver  de 
loin,  soulevant  la  poussière  des  plaines,  courbant  les  saules  et  les  ro- 
seaux, animant  de  son  murmure  le  paysage  endormi.  Quand  le  pre- 
mier souffle  atteignit  le  bout  des  voiles,  la  barque  s'inclina,  prit  son 
élan  comme  un  cheval  qui  sent  l'éperon,  puis  partit,  laissant  derrière 
(îlle  un  sillon  d'écume.  Fatimah  cherchait  à  se  reconnaître  sur  cet 
élément  nouveau;  surprise  par  le  balancement  inattendu  de  la  canja, 
elle  s'accrochait  aux  cordages;  cependant  son  visage  se  penchait  vers  la 
rive  avec  une  certaine  obstination,  et  Ismaël,  qui  la  suivait  du  regard, 
comprit  qu'elle  lui  disait  adieu.  A  mesure  que  la  barque  s'éloignait, 
il  approchait  plus  près  du  bord  de  l'eau,  au  point  que  son  pied  tou- 
chait déjrà  le  sable  humide.  Là,  sous  une  touffe  de  joncs,  il  découvrit 
le  bâton  recourbé  que  l'aveugle  y  avait  laissé  comme  un  souvenir.  Il 
le  ramassa  :  c'était  une  tige  de  palmier  lisse  et  flexible. 

Les  voiles  du  bateau,  cachées  de  temps  à  autre  par  les  îles  du  fleuve, 
se  montraient  encore  à  l'horizon,  mais  enfin  elles  cessèrent  d'être 
visibles,  et  Ismaël,  après  s'être  plus  d'une  fois  retourné  en  arrière, 
monta  de  nouveau  sur  le  rivage.  Ses  buffles  oubliés  paissaient  à  l'aven- 
ture; le  mouvement  qu'il  se  donna  pour  les  rallier  l'empêcha  de  sen- 
tir trop  vivement  le  chagrin  qui  l'oppressait.  Pendant  quelques  jours, 
il  s'occupa  à  parcourir  pas  à  pas  les  sentiers  à  travers  lesquels  il  avait 
souvent  conduit  la  petite  Fatimah;  mais  peu  à  peu  l'empreinte  de 
leurs  pieds  s'y  effaçait.  Bientôt  aussi,  l'époque  des  crues  arrivant,  le 

(1)  Aumône,  présent,  pourboire,  que  les  pauvres  et  en  général  les  gens  des  basses- 
classes  en  Orient  réclament  des  étrangers. 


1044  REVL'E  DES  DEUX  »1  ONDES. 

Nil  débordé  de  toutes  parts  prit  les  proportions  d'une  mer.  Les  sables 
étaient  submergés;  les  flots  plus  profonds,  battus  par  la  brise,  écu- 
maient  contre  les  palmiers  baignés  jusqu'à  la  cime.  Il  n'y  avait  plus 
pour  les  barques  de  route  précise;  elles  coupaient  au  plus  court,  loin 
de  la  pointe  dont  les  basses  eaux  les  forçaient  auparavant  de  se  rap- 
procher. Les  buffles,  animaux  presque  amphibies,  se  trouvaient  à 
merveille  de  ces  inondations  qui  formaient  dans  la  plaine  des  lacs  et 
de^  marais;  mais  le  pauvre  Ismaël  se  voyait  doublement  délaissé,  seul 
sur  un  rivage  déserté  par  les  navigateurs.  Rien  ne  l'attachait  plus  à 
ce  promontoire  :  aussi ,  quand  le  Nil  rentré  dans  son  lit  lui  permit  de 
faire  route,  il  prit  congé  du  maître  de  la  ferme. 

Où  allait-il?  Au  Caire;  d'abord  parce  qu'il  avait  plus  de  chances  de 
trouver  à  vivre  dans  une  grande  ville,  et  puis  pour  une  autre  raison 
qu'il  ne  s'avouait  qu'à  demi. 

IV.  —  l'anier. 

«  Qui  n'a  pas  vu  le  Caire  n'a  rien  vu,  dit  quelque  part  un  person- 
nage des  Mille  et  une  Nuits;  son  sol  est  d'or,  son  ciel  est  un  prodige  !... 
Le  Caire  est  la  capitale  du  monde  !  »  Dans  ces  paroles  de  l'écrivain 
arabe,  il  faut  faire  la  part  de  l'emphase  et  de  l'exagération.  Cependant 
il  serait  difficile  de  trouver,  même^en  Asie,  une  ville  plus  riche  que 
la  capitale  de  l'Egypte  en  monumens  du  meilleur  style  mauresque. 
Quelle  cité  musulmane  offre  à  l'œil  ébloui  une  plus  grande  variété  de 
mosquées  et  de  minarets,  une  pareille  profusion  de  portiques  et  de 
coupoles?  Est-il  dans  tout  l'Orient  une  capitale  qui  puisse  se  vanter 
d'être  assise  sur  les  bords  d'un  fleuve  à  la  fois  plus  célèbre  et  plus 
majestueux?  C'est  à  nous,  habitans  des  latitudes  froides,  que  son  ciel 
doit  paraître  un  prodige  !  Quant  à  son  sol,  il  n'est  pas  d'or,  mais  bien 
de  sable  et  de  terre  grise;  aussi,  lorsque  les  dromadaires,  les  chameaux 
et  les  ânes  débouchent  au  trot  sur  une  grande  place  coupée  comme  une 
clairière  dans  cette  forêt  de  maisons,  ou  se  précipitent  pêle-mêle  avec 
les  porte-faix  chargés  dans  les  rues  étroites  et  tortueuses,  quels  tour- 
billons de  poussière!  Ajoutez  à  cela  les  cavaliers  qui  passent  rapides 
comme  l'éclair,  fiers  de  leurs  yataghans  recourbés,  de  leurs  selles  de 
velours  rouge,  se  redressant  sur  leurs  larges  étriers  et  laissant  flotter 
au  gré  du  vent  leurs  vestes  chamarrées  d'or.  A  les  voir  galoper  comme 
des  furieux  à  travers  la  foule,  on  se  rappelle  le  vers  d'un  poète  persan  : 
«  La  source  du  soleil  est  obscurcie  par  la  poudre  que  font  voler  leurs 
coursiers  pleins  de  colère  et  d'ardeur  !  » 

On  conçoit  qu'Ismaël,  au  sortir  des  tranquilles  pâturages  où  il  me- 
nait paître  ses  buffles,  dut  se  sentir  étourdi  en  abordant  une  ville  pa- 
reille; il  n'avait  jamais  vu  que  les  petits  ports  des  environs  de  Rosette. 


ISMAEL  ER-RASCHYDI.  4045 

Perdu  au  milieu  de  cette  multitude  qui  s'engouffre  dans  toutes  les 
ruelles  comme  les  eaux  du  Nil  débordé  dans  les  canaux  qui  coupent 
la  campagne,  il  errait  à  l'aventure.  La  fatigue  cependant  le  força  de 
s'arrêter.  Il  s'assit  à  l'angle  d'une  place,  au  pied  d'un  grand  mur  om- 
bragé par  quelques  sycomores.  Devant  lui,  sous  les  tentes  d'un  café, 
causaient  en  fumant  des  chefs  arabes,  reconnaissables  à  leurs  man- 
teaux noirs.  L'un  disait  :  «  L'énergie  de  l'homme  est  au-dessus  des 
caprices  du  sort.  Vis  de  la  fatigue  de  ton  bras  et  de  la  sueur  de  ton 
front;  et  si  toui  courage  vient  à  défaillir,  prie  Dieu  qu'il  te  vienne  en 
aide!  » 

Un  autre  disait  :  «  Si  la  lune  ne  marchait  pas,  elle  resterait  toujours 
à  l'état  de  croissant.  Je  voyagerai  dans  les  contrées  de  l'orient  et  du 
couchant;  je  ferai  fortune,  ou  je  mourrai  loin  de  mon  pays.  —  Si  les 
chiens  voient  un  homme  en  haillons,  ajoutait  un  troisième,  ils  aboient 
après  lui  et  grincent  des  dents;  mais  qu'ils  voient  venir  un  homme 
dans  l'opulence,  ils  vont  vers  lui  en  agitant  la  queue  !  » 

Ces  discours  graves  et  sages  frappèrent  vivement  l'esprit  d'Ismaël; 
il  les  eût  écoutés  long-temps,  si  une  .demi-douzaine  de  jeunes  garçons, 
âniers  de  leur  métier,  qui  jusque-là  avaient  dormi  paisiblement  aui)rès 
de  lui,  ne  se  fussent  éveillés  aux  braiemens  de  leurs  bourriques.  Ces 
animaux,  abandonnés  en  plein  soleil  par  leurs  maîtres  qui  reposaient 
doucement  à  l'ombre,  faisaient  entendre  leurs  plaintes.  Après  les  avoir 
rappelés  à  l'ordre,  les  âniers  se  mirent  à  jaser  gaiement;  chacun  ra- 
conta ses  courses  de  la  journée  et  fit  sauter  dans  sa  main  l'argent  qu'il 
avait  reçu.  Ismaèl  les  considéra  avec  attention;  pareil  au  ramier  qui, 
chassé  de  sa  forêt,  s'est  abattu  au  milieu  d'une  troupe  de  pigeons  do- 
mestiques, il  reconnaissait  bien  dans  ces  enfans  des  fellahs  comme  lui, 
mais  leur  allure  effrontée  le  tenait  à  distance.  Cependant  une  heure 
s'était  écoulée  sans  qu'ils  eussent  pris  garde  à  lui.— Si  je  leur  parlais"? 
se  disait-il;  ils  connaissent  la  ville...  Venus  comme  moi  de  la  cam- 
pagne, ils  ont  trouvé  le  moyen  de  vivre  ici  !  —  Et,  après  avoir  bien 
examiné  ces  vauriens  à  l'œil  vif  et  rusé,  il  avisa  le  plus  petit  de  la  bande, 
comme  étant  celui  qui  se  laisserait  aborder  le  plus  facilement.  11  se 
leva  donc,  et  sa  bouche  s'ouvrait  pour  parler,  quand  le  petit  ânier  le 
toisant  d'un  air  moqueur  : 

—  Qui  es-tu?  lui  dit-il,  d'où  viens-tu,  paysan?  Tu  n'es  pas  des  nôtres. 
Confus  et  interdit ,  Ismaël  battait  en  retraite. 

—  Tiens,  dit  un  second,  vas-tu  à  la  Mecque?  Tu  as  à  la  mam  un  bâ- 
ton de  pèlerin.  —  C'était  celui  de  la  petite  aveugle,  que  le  pâtre  avait 

emporté. 

—  Laissez-le,  cria  un  grand  garçon  plus  fort  que  les  autres,  et  écar- 
tant ses  camarades,  qui  faisaient  cercle  autour  du  nouveau  venu  : 
Parle,  lui  dit-il;  ton  nom? 


4046  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ismaël. 

—  De  Rosette,  n'est-ce  pas? 
-^  Oui ,  répondit  le  pâtre. 

—  Tu  es  cet  Ismaël  Er-Rascliydi  (4)  qui  a  déserté  sa  barque  àFouah? 
Ah!  mon  garçon,  tu  as  bien  fait  de  partir;  si  le  patron  t'avait  tenu!... 
Là-dessus,  il  raconta  à  ses  compagnons  l'aventure  de  l'aïta  endormi 
au  pied  d'un  dattier,  et  comment  celui-ci ,  à  son  réveil ,  avait  déchargé 
ses  pistolets  sur  le  mousse.  L'histoire  fut  très  goûtée  des  conducteurs 
d'ânes,  qui,  avides  d'en  apprendre  la  suite,  se  rapprochèrent  d'Ismaël. 

—  Et  moi  aussi,  reprit  l'ànier,  j'ai  déserté  le  même  jour.  Ma  barque 
s'en  allait  dans  ton  pays,  à  Rosette,  et  je  me  suis  glissé  dans  une  autre, 
qui  m'a  conduit  au  Caire.  Je  m'en  suis  fort  bien  trouvé...  Voyons,  toi, 
<iue  fais-tu  ici? 

—  Rien  encore,  dit  Ismaël;  j'arrive,  et... 

—  Et  tu  ne  sais  quoi  devenir? 

—  Non ,  dit  le  pâtre  en  baissant  les  yeux. 

—  Eh  bien  !  mon  garçon ,  fais-toi  ânier.  Le  métier  n'est  pas  difficile. 
Tu  te  mets  au  service  d'un  patron  qui  te  loue  sa  bourrique,  tu  te 
plantes  le  matin  à  l'entrée  du  quartier  des  Francs,  et,  dès  que  tu  vois 
paraître  un  de  ces  étrangers  qui  ressemblent  à  une  paire  de  pincettes 
coiffée  d'un  chaudron  (2),  tu  cries  :  Guod  dunkey,  signore,  very  good 
dunkey;  un  bon  âne,  seigneur,  un  bien  bon  âne!  Ces  Franguis  veulent 
tout  voir  :  tu  les  mènes  à  la  citadelle,  aux  tombeaux  des  sultans  ma- 
melouks, au  bazar  des  esclaves.... 

—  Il  faut  bien  du  temps  pour  apprendre  à  connaître  tout  cela,  dit 
Ismaël ,  et  moi  qui  ne  sais  pas  même  le  nom  de  cette  place. 

—  Bah!  reprit  l'ànier,  dès  qu'une  pratique  a  enfourché  ton  âne,  tu 
piques  ta  bête  et  au  galop  !  Tu  demandes  ta  route  au  premier  cama- 
rade qui  se  rencontre.  Si  tu  t'égares,  tant  mieux,  la  coui-se  est  plus 
longue,  et  tu  te  fais  payer  davantage.  Et  puis,  quand  le /^ran^m' te  donne 
de  l'argent,  pleure,  crie,  ameute  les  passans;  dis  que  l'infidèle,  le  cafir 
t'a  refusé  le  pourboire  qui  t'est  dû.  L'étranger  aura  peur,  et  il  te  jet- 
tera une  poignée  de  piastres. 

Et  en  parlant  de  la  sorte  il  se  tourna  vers  ses  camarades,  comme  pour 
leur  dire  :  —  N'est-ce  pas  que  cela  se  pratique  ainsi? 

L'éloquence  de  l'ànier  avait  produit  une  certaine  impression  sur 
l'esprit  d'Ismaël. 

—  Et  le  patron,  demanda-t-il ,  comment  s'arrange-t-on  avec  lui? 

—  Le  maître  qui  te  loue  son  àne  n'est  pas  là  pour  te  surveiller  comme 
le  patron  d'une  barque,  répondit  le  jeune  garçon.  Tu  dois  te  faire  tirer 

(1)  De  RoseKe.  Le  nom  arabe  de  cette  ville  est  Raschid. 

(2)  Bien  qu'elle  soit  peu  poétique,  cette  comparaison  est  familière  aux  Orientaux. 


ISMAEL   ER-RA8CHYDI.  4047 

les  deux  oreilles  au  moins  trois  fois  avant  de  lui  lâcher  l'argent.  Et 
puis,  crois-moi,  ne  cours  point  après  ces  vilains  Juifs  qui  ont  le  nez  si 
pointu  :  ce  sont  des  chiens  avares;  ni  après  les  Coptes ,  qui  portent  un 
encrier  à  leur  ceinture  :  ce  sont  des  renards  rusés,  et  on  ne  gagne  rien 
avec  eux;  ni  après  les  Turcs  coiffés  de  gros  turbans  qui  leur  tombent 
sur  les  yeux  :  ce  sont  des  gens  rudes  au  pauvre  monde;  mais,  quand  tu 
vois  un  Franc,  bats- toi  avec  les  camarades  pour  l'avoir  ;  il  appartient 
de  droit  au  premier  qui  touche  son  habit. 
Et  après  un  moment  de  silence  :  —  As-tu  dîné?  demanda  l'ànier. 

—  Non ,  dit  Ismaël  avec  la  modestie  d'un  invité  qui  répond  à  son 
hôte. 

—  Tant  mieux,  répliqua  son  nouvel  ami;  viens  avec  moi. 

Et  il  le  fit  entrer  dans  une  petite  boutique  où  l'on  vendait  des  fruits. 
Il  y  prit  quelques  douzaines  de  bananes,  plus  deux  à  trois  livres  de  ces 
pâtés  qui  se  composent  de  dattes  si  bien  écrasées  qu'on  ne  voit  plus 
qu'une  masse  de  noyaux  et  de  mouches  pétries  dans  un  suc  noir.  Ces 
friandises  furent  déposées  dans  le  bonnet  d'ismaël;  et  comme  il  s'ex- 
tasiait sur  l'abondance  des  provisions  :  —  C'est  toi  qui  régales,  lui  dit 
l'ânier;  donne-moi  ta  bourse,  que  je  paie. 

Ismaël  tira  quelques  piastres  de  sa  ceinture;  une  fois  dehors,  le  con- 
ducteur d'ânes  appela  ses  camarades.  Tous  se  jetèrent  à  l'envi  sur  les 
bananes  et  sur  le  pâté  de  dattes.  Une  fontaine  qui  coulait  à  quelques 
pas  de  là,  sous  une  voûte  de  pierre  ornée  de  fines  arabesques,  leur 
fournit  une  eau  limpide.  Ismaël  avait  payé  sa  bienvenue;  il  était  ânier. 
Dès  le  lendemain,  le  tuyau  de  la  pipe  passé  dans  le  collet  de  sa  tuni- 
que, les  manches  retroussées  et  les  jambes  nues,  il  courait  à  travers 
la  grande  ville  du  Caire,  de  la  place  de  l'Ezbékieh  à  la  mosquée  de 
Touloun,  de  Birket-al-Farrayn  à  la  place  de  Roumey.  Comme  il  sem- 
blait plus  naïf  que  ses  confrères,  les  voyageurs  étrangers  l'employaient 
de  préférence  aux  autres,  et  il  faisait  de  bonnes  journées.  Cependant, 
ni  ces  courses  multipliées,  ni  les  avantages  de  sa  nouvelle  condition, 
ne  lui  faisaient  oublier  le  temps  où  il  gardait  les  buffles  sur  le  bord  du 
Nil.  Quand  il  avait  tout  le  jour  piqué  les  flancs  de  son  âne,  crié  aux 
passans  et  à  sa  bête  ces  mots  invariables  :  Ar-réguel-eik  (gare  la  jambe), 
al-émin-eik  (à  droite),  al-schémal-eik  (à  gauche),  quand  il  avait  trotté 
comme  un  chien  maigre  aux  quatre  coins  du  Caire,  il  pensait  aux  soi- 
rées un  peu  tristes,  mais  douces  à  son  souvenir,  où  il  courait  côte  à 
côte  avec  la  jeune  aveugle.  Alors  il  cachait  sa  tête  dans  ses  mains 
pour  mieux  se  rappeler  les  scènes  regrettées  qui  lui  revenaient  obsti- 
nément en  mémoire,  et  il  croyait  entendre  encore  la  voix  de  Fatimah, 
quand  elle  chantait  en  marchant  à  la  rencontre  des  barques.  Une  chose 
le  consolait,  c'est  qu'il  mettait  en  pratique  la  maxime  d'un  des  trois 


1048  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Arabes  dont  les  paroles  l'avaient  frappé  :  «  Vis  de  la  fatigue  de  ton  bras 
et  de  la  sueur  de  ton  front  !  » 

Un  matin  qu'il  arrivait  de  bonne  heure  à  sa  place  accoutumée,  un 
Européen  monta  sans  rien  dire  sur  son  âne,  et  s'achemina  vers  le 
quartier  des  chrétiens.  Il  y  a  là  un  labyrinthe  obscur  de  ruelles,  de 
cours  et  de  passages  couverts  qui  se  ferment  chaque  soir,  et  dans  les- 
quels il  est  assez  facile  de  s'égarer  en  plein  jour.  Ismaël  suivait  pas  à 
pas,  la  main  sur  la  croupe  de  sa  bête.  L'Européen  le  regardait  de  temps 
à  autre,  et,  quand  ils  débouchèrent  sur  une  rue  mieux  éclairée,  Ismaël 
crut  reconnaître  le  médecin  qui  avait  emmené  la  petite  aveugle. 
Comme  s'il  eût  voulu  faire  ranger  les  passans,  il  se  plaça  à  la  tête  de 
son  âne,  et  jeta  derrière  lui  des  regards  furtifs,  si  bien  que  le  médecin, 
—  car  c'était  lui,  —  le  reconnut  à  son  tour. 

—  Ah  !  ah  !  lui  dit  celui-ci ,  refuses-tu  toujours  les  pourboires  que 
l'on  t'offre? 

—  Ismaël  répondit  par  un  geste  qui  signifiait  :  Faites-en  l'essai,  et 
vous  verrez  ! 

—  Tu  as  déjà  exercé  bien  des  métiers,  reprit  le  médecin;  Fatimah, 
qui  sait  ton  histoire,  me  l'a  contée...  Tu  as  un  bon  cœur,  Ismaël;  du 
courage,  mon  garçon,  et  Dieu  t'aidera! 

Puis,  comme  l'ânier  lançait  sur  lui  des  regards  interrogatifs  :  —  Mon 
enfant,  ajouta-t-il,  je  ne  suis  point  un  santon  qui  guérit  les  malades 
avec  des  prières,  ni  un  derviche  qui  a  le  don  des  miracles.  Fatimah 
ne  voit  pas  encore...  La  guérison  sera  longue.  —  Cela  dit,  il  s'arrêta 
devant  une  porte  qui  s'ouvrit  pour  le  laisser  entrer,  et  disparut  après 
avoir  payé  généreusement  Ismaël. 

Parfois  le  petit  ânier  avait  des  pratiques  à  conduire  au  Vieux-Caire, 
et,  à  la  vue  des  barques  innombrables  rangées  dans  le  port,  il  sentait 
renaître  plus  vivement  lé  désir  de  naviguer  qui  ne  s'effaçait  point  en 
lui.  Les  récits  de  voyages  qu'il  entendait  à  la  porte  des  cafés  excitaient 
encore  son  humeur  vagabonde.  11  se  mêlait  aux  aventures  racontées 
dans  ces  lieux  de  réunion,  devant  un  auditoire  attentif,  bien  des  fables, 
bien  des  circonstances  merveilleuses  qui  leur  prêtaient  un  grand 
charme.  Ignorant  et  pauvre,  Ismaël  regardait  avec  admiration  les  mar- 
chands au  brillant  costume  qui  parlaient  de  Bagdad  et  de  Samar- 
cande,  de  Ceylan  et  du  Cachemire.  La  fortune  habitait  donc  ces  loin- 
taines contrées;  mais  comment  s'y  rendre?  comment  faire  le  premier 
pas  dans  cette  route  qui  conduit  à  la  richesse?  C'était  là  ce  qui  l'em- 
barrassait, ce  qui  l'arrêtait  court  quand  il  essayait  de  former  des  pro- 
jets. Cependant  le  hasard,  qui  se  plaît  à  servir  les  gens  simples  et  les 
hommes  de  bonne  volonté,  se  chargea  de  le  mettre  sur  la  voie.  Un 
steamer  anglais  partait  de  Suez  pour  l'Inde;  beaucoup  de  voyageurs 


ISMAEL   ER-ttASGHYDI.  1049 

s'étaient  acheminés  vers  la  mer  Rouge  dans  l'intention  de  le  rejoindre. 
La  veille  du  jour  où  le  bateau  allait  lever  l'ancre,  un  voyageur  attardé 
rencontra  Ismaël,  qui  l'aborda  avec  la  formule  accoutumée:  Verygood 
dunkey,  sir  ! 

—  Ton  âne  est-il  vraiment  bon?  demanda  l'étranger. 

—  Excellent,  répondit  l'ânier. 

—  En  ce  cas,  partons;  si  tu  me  mènes  à  Suez  en  vingt-quatre  heures, 
je  te  paie  la  valeur  de  ta  bête  ! 

Ismaël  accepta  cette  offre  avec  empressement;  le  voyageur  arriva  à 
Suez  au  moment  où  le  canon  annonçait  le  départ  du  steamer,  si  bien 
qu'il  eut  le  temps  de  prendre  une  barque  et  d'atteindre  le  pai^uebot 
qui  se  mettait  en  marche.  Pendant  cette  course  forcée  de  vingt-quatre 
heures,  Ismaël  ne  s'était  guère  reposé,  la  fatigue  l'accablait;  il  se  cou- 
cha et  dormit  long-temps.  Quand  il  s'éveilla,  son  àne  était  encore 
étendu  sur  la  paille;  la  pauvre  bête  ne  devait  plus  se  relever! 

—  Béni  soit  Dieu  qui  m'a  conduit  ici  !  s'écria  Ismaël.  Voici  la  route 
qui  mène  aux  pays  dont  j'ai  tant  de  fois  entendu  parler,  je  la  suivrai. 
Je  reviendrai  avec  des  pièces  d'or  plein  ma  ceinture,  je  roulerai  sur 
ma  tête  le  turban  de  mousseline,  je  jetterai  sur  mes  épaules  le  cafetan 
brun  comme  les  marchands  du  Caire.  Fatimah  ne  sera  plus  aveugle!... 
Ma  voix  aura  changé,  et  elle  ne  me  reconnaîtra  plus;  mais  le  bâton  de 
palmier  qu'elle  a  laissé  sur  le  sable,  je  l'ai  toujours  !  —  Là-dessus,  il 
alla  trouver  un  de  ses  camarades  qui  retournait  au  Caire.  —  Tiens,  lui 
dit-il,  voici  le  prix  de  mon  âne;  porte-le  à  mon  maître.  Au  revoir! 

chien  qui  court  trouve  sa  vie! Un  jour  je  reviendrai,  s'il  plaît  à 

Dieu! 

Y.   —  LE   NAKODA. 

Assis  sur  le  bord  de  la  mer  Rouge,  au  fond  de  la  baie  où  l'Asie  et 
i  l'Afrique  mêlent  leurs  sables,  Ismaël  regardait  les  grèves  innncnses 
que  la  marée,  en  se  retirant,  laissait  à  découvert.  Les  eaux  rougeâtres 
et  troublées  du  golfe  Arabique  ne  lui  rappelaient  guère  les  flots  si  bleus 
de  la  Méditerranée.  Suez,  qui  ressemble  à  une  ville  pétrifiée,  ne  lui 
donnait  point  un  avant-goût  des  pays  merveilleux  si  vantés  par  les  voya- 
geurs. Derrière  lui  campaient  des  chameliers  arabes  qui  retournaient 
en  Syrie;  ils  rangeaient  leurs  armes  en  faisceau,  faisaient  sortir  leurs 
femmes  des  cages  dans  lesquelles  ils  les  transportent  comme  des  cap- 
tives; puis,  le  repas  achevé,  ils  reprenaient  leur  chemin,  disparaissant 
bientôt  dans  les  plaines  sans  bornes  du  désert  comme  une  troupe  d'oi- 
seaux dans  l'immensité  du  ciel.  Ces  nomades  ne  lui  paraissaient  aller 
ni  assez  vite,  ni  assez  loin.  Il  n'avait  nuUe  envie  de  les  suivre;  ne  pou- 


lOcO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaient-ils  pas  d'ailleurs  le  vendre  en  route,  comme  les  fils  de  Jacob 
leur  frère  Joseph?  Il  y  avait  bien  à  une  grande  distance  du  port  de 
lourdes  banques  qui  fixaient  son  attention,  mais  elles  restaient  immo- 
biles sur  leurs  ancres.  Cependant  Ismaël  songeait  toujours  à  cette  pa- 
role mystérieuse  qu'il  avait  entendue  au  Caire  :  «  Je  voyagerai  dans 
les  contrées  de  l'orient  et  du  couchant;  je  ferai  fortune,  ou  je  mourrai 
loin  de  mon  pays  !  » 

Comme  il  persistait  dans  son  désir  de  visiter  les  régions  lointaines, 
il  arriva  des  caravanes  portant  des  marchands  turcs  et  égyptiens  qui 
venaient  s'embarquer  à  Suez,  un  peu  pour  aller  en  pèlerinage  à  la 
Mecque  et  beaucoup  pour  trafiquer  dans  les  villes  de  la  côte  d'Arabie. 
Abrités  sous  des  parasols  aux  couleurs  bizarres,  ils  se  balançaient  dans 
des  cacolets  suspendus  aux  dos  des  chameaux,  pareils  aux  singes  que 
le  saltimbanque  empile  dans  des  mannequins  accrochés  au  bât  de  son 
àne.  Dès  que  ces  marchands  parurent  sur  le  quai,  les  barques  s'ani- 
mèrent tout  à  coup.  Des  canots  vinrent  à  terre  pour  cbercher  les  pas- 
sagers. Le  mousse,  assis  à  la  proue,  poussait  un  cri  perçant  et  modulé, 
et  les  matelots,  esclaves  nubiens,  plongeaient  leurs  rames  dans  l'eau  en 
lui  répondant  par  un  croassement  guttural  :  on  eût  dit  un  duo  entre 
un  rouge-gorge  et  une  troupe  de  corbeaux.  A  la  poupe  se  tenaient  les 
capitaines,  gens  de  l'Yémen,  à  la  barbe  noire,  au  visage  austère.  Is- 
maël aborda  un  de  ces  graves  personnages  et  lui  demanda  de  l'embar- 
quer à  son  bord.  Sa  proposition  fut  agréée;  il  navigua  dans  la  mer 
Rouge  pendant  quelque  temps,  puis  franchit  le  détroit  de  Bab-el-Man- 
deb  et  se  lança  dans  l'Océan  indien. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent  ainsi;  Ismaël  n'était  plus  ce  petit  pâtre 
ignorant,  cet  ânier  craintif  que  la  mauvaise  fortune  semblait  prendre 
à  tâche  de  poursuivre.  La  vie  active  de  marin  l'avait  rendu  fort  et  ro- 
buste, vif  et  alerte.  11  savait  lire,  ce  qui  le  mettait  au-dessus  de  plus 
d'un  pacha,  et  ses  connaissances  dans  l'art  de  la  navigation,  sans  être 
très  étendues,  lui  avaient  valu,  parmi  les  musulmans,  le  titre  et  le 
rang  de  nakoda  (capitaine). 

En  sa  qualité  d'Égyptien,  Ismaël  était  économe,  ce  qui  chez  nous 
s'appellerait  avare;  les  Orientaux  le  sont  tous  par  goût  d'abord  et  puis 
par  crainte.  Comme  ils  vivent  d'une  façon  plus  retirée  que  nous,  ils 
aiment  à  cacher  leurs  trésors  dans  leurs  maisons,  à  tenir  leur  fortune 
sous  leur  main.  D'ailleurs,  qui  ne  viserait  à  paraître  pauvre  dans  un 
pays  où  la  richesse  éveille  si  vite  la  cupidité  des  pachas,  des  aghas  et 
des  beys?  Ismaël,  fidèle  aux  habitudes  de  sa  race,  ne  portait  donc  pas 
la  tête  plus  haute,  bien  qu'il  eût  amassé  une  somme  assez  ronde.  S'il 
entrevoyait  le  jour  où  il  serait  en  état  de  ne  plus  courir  les  mers,  il 
se  gardait  d'en  rien  dire  à  personne.  Peut-être  aussi,  comme  le  joueur 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  1051 

qui  hésite  à  quitter  la  partie  tant  que  dure  la  veine  favorable,  recu- 
lait-il involontairement  l'heure  de  la  retraite.  Toujours  est-il  ([ue.  cinq 
ans  après  son  départ  du  Caire,  le  navire  qu'il  commandait  se  trouvait 
à  l'ancre  en  rade  de  Moka  :  c'était  une  de  ces  énormes  barques  à  un 
mât  qu'on  nomme  bagglow.  Les  dernières  balles  de  café  arrivaient  à 
bord;  prêt  à  mettre  à  la  voile  pour  l'Inde,  le  nakoda  Ismaël  n'avait  plus 
qu'à  régler  ses  affaires  avec  les  négocians  arabes  et  persans  établis  dans 
la  ville. 

Quand  il  eut  parcouru  les  bazars,  échangeant  avec  celui-ci  quelques 
paroles  d'adieu,  recevant  de  celui-là  une  lettre  qu'il  plaçait  dans  les 
plis  de  son  turban  (c'est  le  sac  aux  lettres  des  nakodas),  il  se  rendit 
sur  la  place  où  campent  les  caravanes  qui  viennent  de  l'intérieur. 
Cette  place  s'étend  le  long  des  murailles  de  la  ville  de  Moka,  au  midi. 
On  y  débouche  par  une  porte  étroite,  flanquée  de  deux  hautes  toui-s  à  • 
créneaux  et  que  sont  censés  surveiller  douze  ou  quinze  aïtas.  A  la  vé- 
rité, ils  dorment  là,  sous  un  auvent,  étendus  pêle-mêle  au  milieu  des 
sabres,  des  pistolets,  des  fusils  cannelés,  dans  le  désordre  traditionnel 
d'un  corps  de  garde  turc.  Le  vent  de  la  mer  et  le  mouvement  des  cha- 
meaux soulèvent,  dans  ce  grand  espace  vide,  une  poussière  étouffante, 
et  pourtant  on  y  respire  plus  librement  que  dans  la  ville,  dont  les  murs 
trop  élevés  empêchent  la  circulation  de  l'air.  A  l'horizon,  on  aperçoit 
les  montagnes  de  Senna,  la  patrie  du  café;  l'œil  trouve  à  se  reposer 
sur  un  peu  de  verdure,  chose  bien  rare  dans  cette  Arabie  Heureuse, 
partout  si  triste  et  si  désolée.  Enfin,  on  y  rencontre  des  arbres  avec 
leurs  feuilles,  de  gracieux  acacias  qui  donnent  une  ombre  infiniment 
plus  étendue  que  le  palmier.  Aussi,  sous  leur  abri,  a-t-on  installé  des 
cafés,  établissemens  d'une  simplicité  extrême,  qui  consistent  en  une 
demi-douzaine  de  tasses  rangées  autour  du  foyer  où  l'eau  bout,  un 
faisceau  de  pipes,  quelques  narguilés  et  un  sac  à  tabac  suspendu  aux 
branches.  Les  consommateurs  s'asseient  sur  des  divans  qui  ne  sont 
autre  chose  que  des  espèces  de  paniers  en  forme  de  cages  à  poulets. 
Ce  fut  sur  un  de  ces  sièges  qu'lsmaël  prit  place.  Comme  il  humait  len- 
tement la  fumée  de  sa  pipe,  un  marchand  égyptien  de  sa  connaissance 
s'approcha  de  lui. 

—  Quoi  de  nouveau  au  pays  de  Senna?  lui  demanda  Ismaël;  les 
Arabes  pillent-ils  toujours  les  caravanes? 

—  Mes  chameaux  sont  arrivés  à  bon  port,  grâce  à  Dieu!  répondit  le 
marchand.  La  campagne  est  sûre  maintenant,  mais  la  ville  ne  l'est 
guère.  —  Et  se  penchant  à  l'oreille  d'Ismaël  :  —  Tu  sais,  nakoda,  ajou- 
ta-t-il,  ces  belles  perles  de  Ceylan  que  je  cachais  dans  ma  cave,  ces 
perles  fines  que  je  comptais  vendre  à  Constantinople on  me  les  a 

Tolées! 

—  Il  y  a  ici  une  douzaine  de  vauriens répondit  Ismaël  en  jetant 


1052  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  regard  sur  les  aïtas  qui  s'allongeaient  à  l'ombre  comme  des  léo- 
pards; je  n'aime  pas  ces  Turcs-là. 

—  Leur  chef,  Ali-Agha,  est  de  mes  amis,  répliqua  le  marchand;  un 
brave  homme,  point  fier,  qui  m'a  emprunté  quelque  argent.  Il  m'a 
promis  de  chercher  le  voleur.  Pour  exciter  son  zèle,  j'ai  promis  une 

récompense  de  mille  sequins  à  qui  me  rapporterait  mes  perles Ça 

n'est  pas  la  dixième  partie  de  ce  qu'elles  valent....  Connais-tu  cet  Ali- 
Agha? 

—  Non....  Et  il  s'est  occupé  de  courir  après  le  voleur? 

—  A  l'instant  même.  Il  est  parti  hier  pour  arrêter  quelques-uns  de 
ses  hommes  qui  ont  déserté  avec  armes  et  bagages...  avec  mes  pauvres 
perles  aussi,  j'en  suis  sûr. 

Là-dessus  ils  se  séparèrent.  Le  lendemain  soir,  comme  la  brise  com- 
mençait à  souffler,  le  bagglow  d'Ismaël  levait  l'ancre.  Les  Nubiens,  qui 
formaient  la  presque  totalité  de  l'équipage,  hissèrent,  au  son  du  tam- 
bourin la  voile  gigantesque;  la  vergue,  longue  de  trente  coudées,  se 
dressait  lentement,  en  cadence,  par  secousses  régulières.  Enfin,  quand 
le  vent  s'engouffra  dans  la  masse  de  toile  subitement  déployée,  la  bar- 
que s'abattit  sur  la  vague  et  s'éloigna  du  rivage.  Les  derniers  rayons 
du  soleil  faisaient  étinceler  les  sables  de  la  côte  d'Arabie;  encadrée 
entre  la  mer  et  un  vaste  horizon  de  montagnes,  la  ville  de  Moka  ne 
présentait  plus  qu'une  ceinture  de  murailles  flanquées  de  tours  au- 
dessus  desquelles  se  détachaient  çà  et  là  l'aiguille  d'un  minaret,  le 
panache  vert  d'un  dattier  ou  le  feuillage  glauque  d'un  térébinthe. 

De  Moka  au  détroit  de  Bab-el-Mandeb,  on  ne  compte  que  douze  lieues; 
poussé  par  une  brise  favorable,  le  bagglow  franchit  cette  distance  pen- 
dant la  nuit.  Quand  Ismaël  parut  sur  le  pont,  il  fut  quelque  peu  sur- 
pris d'apercevoir  à  la  proue  de  son  bâtiment  un  passager  qu'il  ne  se 
rappelait  pas  avoir  pris  abord.  L'inconnu  portait,  à  la  manière  des 
musulmans  de  l'Inde,  le  pantalon  court  et  large,  la  tunique  blanche 
agrafée  sur  le  côté  gauche,  et,  au  lieu  de  turban,  une  calotte  pointue 
qui  laissait  surgir  librement  une  paire  de  longues  oreilles.  Aux  ques- 
tions que  lui  adressa  Ismaël,  il  répondit  avec  beaucoup  d'humilité  en 
déclarant  qu'il  était  un  pauvre  pèlerin  hindou  revenant  de  la  Mecque. 
Embarqué  furtivement  la  veille  au  matin ,  il  avait  dû  se  tenir  caché 
dans  la  cale  pour  éviter  que  le  capitaine  ne  le  renvoyât  à  terre.  — Au 
nom  du  Dieu  clément  et  miséricordieux,  ajoutait-il,  je  me  recommande 
à  votre  charité.  Un  pèlerin  tient  peu  de  place  et  porte  bonheur  à  qui 
lui  accorde  l'hospitalité  sur  mer  comme  sur  terre.  —  Les  matelots,  à 
qui  il  avait  donné  quelque  argent  pour  être  reçu  à  bord ,  parurent  fort 
édifiés  de  ses  paroles;  de  son  côté,  Ismaël  ne  vit  pas  grand  inconvénient 
à  laisser  s'arranger  en  un  coin  du  tillac  ce  pauvre  diable,  vagabond  ou 
pèlerin.  D'ailleurs,  la  présence  d'un  indigent  embarqué  de  contrebande 


ISMAEL  ER-RASCHYDI.  10o3 

à  bord  d'un  navire  persan  ou  arabe  est  un  incident  fort  ordinaire.  L'é- 
quipage ne  fait  point  difficulté  de  partager  son  repas  avec  le  mendiant 
voyageur,  que  chacun  considère  comme  l'hôte  de  Dieu. 

Pendant  quelques  jours,  le  pèlerin,  incommodé  sans  doute  par  le 
roulis  de  la  mer,  auquel  il  paraissait  peu  habitué,  demeura  blotti  à  la 
proue  du  bâtiment.  Les  jambes  croisées  sur  sa  natte,  la  tête  envelop- 
pée d'une  couverture,  il  remuait  entre  ses  doigts  le  chapelet  à  grains 
d'ambre,  récitant  avec  componction  les  innombrables  noms  d'Allah. 
Les  matelots  lui  apportaient  des  fruits  et  des  morceaux  de  ce  nougat 
fort  estimé  des  Arabes,  qui  se  compose  de  miel  et  de  lait  de  chamelle. 
La  pipe  et  le  café  lui  étaient  présentés  souvent  par  Ismaël,  qui,  en  se 
promenant  sur  le  pont,  lui  adressait  de  bienveillantes  paroles.  Peu  à 
peu  le  pèlerin  mangea  de  meilleur  appétit;  il  sortit  de  sa  torpeur,  et, 
comme  un  homme  qui  a  besoin  d'exercice,  se  mit  à  faire  aussi  les  cent 
pas  sur  le  tillac.  Sa  démarche  devenait  de  plus  en  plus  assurée;  il  se 
tenait  droit,  la  tête  haute,  les  mains  derrière  le  dos,  si  bien  qu'Ismaël 
commença  à  trouver  que,  pour  un  Hindou,  il  avait  une  allure  un  peu 
militaire.  Cette  remarque  le  conduisit  à  exercer  sur  son  passager  une 
certaine  surveillance,  mais  sans  trahir  sa  défiance  d'aucune  façon.  Un 
jour  donc,  Ismaël,  ayant  nettoyé  ses  pistolets  rouilles  par  l'humidité  de 
la  mer,  les  laissa,  comme  par  hasard,  sur  le  cabestan,  à  la  proue  du 
navire;  puis  il  se  retira  derrière  la  galerie  de  la  cabine.  Le  pèlerin  ne 
tarda  pas  à  approcher;  il  prit  les  pistolets  d'une  main  ferme,  en  fit 
jouer  les  ressorts,  et  les  tint  à  pointe  de  bras,  comme  s'il  eût  ajusté  un 
ennemi. 

—  Voilà  un  pèlerin  qui  manie  les  armes  mieux  encore  qu'il  ne  fait 
tourner  les  grains  d'un  chapelet  !  se  dit  Ismaël.  Cet  Hindou  est  né  plus 
près  de  Smyrne  que  de  Madras!...  J'ai  vu  cet  homme-là  quelque  part, 
un  turban  sur  la  tête,  des  pistolets  aux  poings  comme  tout  à  l'heure! 
C'est  un  Turc  qui  a  changé  de  peau  ! 

.  Cependant  le  bagglow  naviguait  dans  la  mer  des  Indes  et  faisait  bonne 
route.  Fidèle  à  son  rôle  de  pèlerin,  l'étranger  racontait  aux  matelots 
ce  qu'il  avait  vu  dans  son  voyage  à  Médine  et  à  la  Mecque;  ceux-ci  lui 
témoignaient  de  grands  égards;  ils  se  réunissaient  le  soir  autour  de 
lui  pour  écouter  ses  conseils  et  faire  la  prière  sous  sa  direction.  Pour 
la  plupart,  ils  étaient  nègres,  comme  nous  l'avons  dit,  par  conséquent 
ignorans,  crédules  et  peu  portés  au  travail.  Les  Arabes  qui  servaient 
à  bord  en  qualité  d'officiers  se  plaignaient  à  Ismaël  de  ce  que  l'équi- 
page oubliait  la  manœuvre  pour  écouter  les  histoires  du  haddji  (pèle- 
rin); quelques  coups  tombaient  sur  les  épaules  des  noirs,  qui  couraient 
aussitôt  à  la  proue  demander  des  consolations  au  saint  personnage. 
Ces  détails  n'échappaient  point  au  nakoda  Ismaël.  L'influence  exercée 


1054  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  l'inconnu  sur  ses  matelots  nuisait  à  sa  propre  autorité,  et  lui  cau- 
sait une  inquiétude  croissante;  il  résolut  d'épier  plus  attentivement 
encore  la  conduite  du  pèlerin.  Pour  cela,  il  se  blottit  un  soir  sur  le 
pont,  enveloppé  dans  un  caban  de  laine  qui  cachait  ses  traits;  les 
Nubiens,  selon  leur  usage,  formaient  un  cercle  autour  du  passager. 

—  Mes  enfans,  leur  disait  celui-ci,  vous  faites  un  rude  métier.  Vous 
êtes  bien  battus,  mal  payés... 

—  Et  mal  nourris,  répondit  un  nègre  aux  formes  athlétiques,  affligé 
d'un  de  ces  appétits  formidables  que  rien  ne  peut  rassasier. 

—  Dieu  est  grand  !  continua  le  pèlerin  ;  il  peut  vous  livrer  les  tré- 
sors enfouis  dans  les  entrailles  de  la  terre  et  au  fond  de  l'océan!  Je 
sais  des  pays  où  l'on  trouve  des  sequins  en  abondance,  où  l'on  pêche 
des  perles  à  poignées  (les  nègres  écoutaient  la  bouche  béante),  où  l'on 
vit  heureux  et  sans  rien  faire  à  l'ombre  des  bananiers!... 

—  Y  a-t-il  bien  loin  d'ici  à  ce  paradis-là,  haddji  ?  demandèrent 
plusieurs  voix. 

—  Pas  si  loin  que  d'ici  au  paradis  de  Mahomet,  répliqua  le  pèlerin, 
et  je  saurais  bien  vous  y  conduire!...  si  je  vous  commandais 

Et  il  se  tut;  Ismaël  en  avait  entendu  assez  pour  deviner  les  projets 
du  passager  :  il  s'agissait  d'enlever  le  navire,  ce  qui  ne  pouvait  guère 
se  faire  qu'en  se  débarrassant  du  capitaine.  Provoquer  l'explosion  du 
complot  avant  qu'il  fût  tout-à-fait  mûr,  aller  au-devant  de  l'ennemi 
et  le  surprendre,  ce  fut  le  plan  qu'il  adopta.  Son  premier  soin  avait 
été  de  mettre  les  armes  hors  de  la  portée  des  noirs;  il  les  distribua  à 
ses  Arabes  en  les  exhortant  à  se  tenir  sur  leurs  gardes.  Le  lendemain, 
pour  sonder  les  dispositions  de  ses  gens,  il  les  fit  impitoyablement 
manœuvrer  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu'à  la  nuit;  puis,  comme  ils 
murmuraient,  il  les  envoya  dormir  sans  souper.  —  Allez,  chiens,  leur 
dit-il,  allez  vous  remplir  l'estomac  avec  les  sentences  du  haddji! 

Les  nègres  consternés  se  retirèrent  à  la  proue;  ils  demeurèrent 
quelques  instans  silencieux,  puis  ils  se  mirent  à  parler  à  voix  basse, 
puis  le  bruit  de  leurs  plaintes  devint  plus  articulé;  enfin  ils  éclatèrent 
en  clameurs.  L'orage  qui  grondait  sur  le  tillac  du  bagglow  avait  grossi 
aussi  rapidement  qu'un  ouragan  de  la  mer  des  Indes.  Le  grand  Nu- 
bien à  l'appétit  de  chakal  criait  avec  rage  qu'il  fallait  piller  les  vivres; 
d'un  œil  hagard  il  cherchait  une  arme  quelconque  pour  défoncer  le 
capot  de  l'entrepont.  Le  soleil  se  couchait,  jetant  sur  les  visages  noirs 
et  diaboliques  de  ces  matelots  insurgés  une  teinte  couleur  de  sang; 
cependant,  les  hautes  montagnes  des  environs  de  Bombay  se  montrant 
à  l'est,  la  vue  de  la  terre  sembla  un  moment  calmer  l'effervescence 
des  Nubi(ins. 

—  Cette  terre-là,  dit  tout  bas  le  pèlerin,  n'est  pas  celle  où  je  vous 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  iOBft 

conduirais,  si  j'étais  votre  chef!  Obéirez-vous  à  un  homme  qui  vous 
fait  mourir  de  faim,  qui  demain  vous  fera  fouetter  et  jeter  en  prison, 
là,  sur  ce  rivage!... 

—  Silence  !  dit  Ismaël,  d'une  voix  ferme;  préparez  les  ancres  ! 

—  Donnez-nous  à  souper,  hurlaient  les  matelots  tenus  en  respect 
par  l'attitude  calme  du  nakoda. 

—  Préparez  les  ancres!  répéta  celui-ci. 

—  A  l'eaii,  à  l'eau,  le  nakoda  avec  ses  Arabes!  murmura  le  pèlerin 
caché  derrière  les  matelots,  —  et  il  tirait  de  dessous  sa  tunique  une 
paire  de  tabantché  (1),  pareils  à  ceux  que  portent  les  aïtas. 

Excités  par  les  paroles  du  haddji,  qui  attisait  leur  colère,  les  noirs 
poussaient  des  rugissemens  sauvages;  aucun  d'eux  n'osait  encore  s'ap- 
procher du  capitaine.  —  Lâches,  répétait  le  pèlerin,  jetez-les  i)ar-dessus 
le  bord,  et  le  navire  est  à  nous  avec  tout  ce  qu'il  renferme!  —  Et,  en 
parlant  ainsi,  il  faisait  mine  de  se  mettre  à  leur  tête.  Ce  mouvement 
en  entraîna  quelques-uns;  le  plus  hardi,  brandissant  une  rame,  cou- 
rut comme  un  furieux  vers  la  poupe.  Ismaël,  qui  le  suivait  du  re- 
gard, l'abattit  d'un  coup  de  pistolet,  et  s'élança  sur  le  pèlerin.  Ses 
Arabes  marchaient  avec  lui;  leurs  armes  menaçaient  à  bout  portant 
l'instigateur  de  la  révolte,  qui,  subitement  abandonné  par  les  noirs,  se 
retira  à  reculons  aussi  loin  qu'il  le  put.  Appuyé  contre  le  bord,  il  te- 
nait ses  pistolets  le  canon  en  bas  dans  l'attitude  d'un  homme  pétrifié; 
les  matelots  nègres,  épouvantés  de  la  mort  de  leur  camarade,  ces- 
sèrent leurs  clameurs,  tombèrent  à  genoux  en  sanglotant  et  deman- 
dèrent pardon. 

—  Haddji!  cria  Ismaël,  jette  bas  les  armes,  ou  tu  es  mort! 
Celui-ci  ouvrit  les  mains,  et  ses  pistolets  glissèrent  sur  le  tillac. 

—  Tu  es  un  menteur  et  un  traître,  haddji,  continua  Ismaël;  je  t'ai 
vu  à  Fouah;  ces  pistolets  que  voici,  tu  les  as  tournés  contre  moi;  — 
tu  étais  un  aïta  dans  ce  temps-là,  —  et  tu  as  fait  feu  !  Ce  petit  mousse 
de  Fouah  te  tient  à  son  tour  sous  ses  pieds! 

—  Grâce,  dit  l'aïta;  fais-moi  grâce,  je  te  paierai  généreusement  ma 
rançon. 

—  Ne  mens  pas,  répliqua  Ismaël  en  le  couchant  en  joue. 

—  Par  le  prophète,  je  dirai  la  vérité...  En  bas,  dans  la  cale,  il  y  a 
un  paquet  qui  contient  mes  habits  d'aïta...  Dans  la  ceinture,...  je  ne 
mens  pas!  cherche  bien,  et  tu  trouveras  quatre  grosses  perles... 

—  De  Ceylan,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  sur  ma  tête,  des  perles  de  Ceylan,  et  d'un  grand  prix. 

—  Que  tu  as  volées,  brigand  ! 

—  Que  j'ai  trouvées,  balbutia  l'aïta. 

(1)  Pistolets  turcs. 


4056  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  mens,  cria  Ismaël  d'une  voix  terrible;  tu  les  as  volées  à  un 
marchand  égyptien  qui  t'a  prêté  de  l'argent:  ton  nom  est  Ali-Agha;  tu 
les  as  volées  ! 

L'aïta  laissa  tomber  sa  tête  sur  le  bord  du  navire  comme  un  homme 
qui  attend  le  coup  de  la  mort.  — Enfans,  dit  le  nakoda  Ismaël  à  ses 
matelots,  préparez  les  ancres  !  —  Ils  obéirent  cette  fois  avec  la  doci- 
lité de  gens  qui  ont  quelque  peccadille  à  se  faire  pardonner.  —Main- 
tenant, jetez  à  l'eau  le  corps  de  ce  mutin  qui  tache  le  tillac  de  son 
sang,  et  puis  mettez  aux  fers  ce  Turc  qui  a  trahi  l'hospitalité! 

Deux  jours  après  cette  scène,  le  navire  prenait  sa  place  dans  la  rade 
de  Bombay.  Ismaël  rendit  la  liberté  à  l'aïta,  et,  l'ayant  conduit  lui- 
même  à  terre  :  — Va  au  diable,  lui  dit-il;  te  voilà  dans  une  contrée 
où  régnent  les  Franguis;  ceux-là  pendent  les  voleurs,  les  assassins  et 
les  traîtres;  ainsi  prends  garde  à  toi!  —  Quant  à  lui,  il  vendit  son 
bagglow,  et  revint  à  Moka  sur  un  navire  étranger  :  après  ce  qui  s'était 
passé  à  bord,  il  n'osait  plus  confier  à  son  équipage  et  sa  fortune  et  sa 
propre  personne.  En  débarquant,  il  alla  voir  son  ami  le  marchand 
égyptien. 

—  Eh  bien!  lui  dit-il,  as-tu  retrouvé  ton  voleur? 

—  Hélas!  non,  répliqua  tristement  celui-ci. 

—  Ali-Agha,  ce  brave  homme  point  fier,  a  donc  échoué  dans  ses  re- 
cherches? —  Et,  comme  son  ami  ne  répondait  pas  :  —  Tiens,  ajouta- 
t-il,  j'ai  été  plus  heureux  que  lui.  Voici  quatre  perles  que  le  hasard 
m'a  fait  rencontrer;  si  elles  pouvaient  remplacer  celles  que  tu  as  per- 
dues? 

Le  marchand  les  regarda  de  cet  œil  expérimenté  du  berger  qui  re- 
connaît sa  brebis  entre  mille;  puis  il  remit  à  Ismaël  la  somme  promise 
à  celui  qui  les  lui  rapporterait. 

—  Merci,  dit  le  nakoda,  j'ai  bien  gagné  tes  sequins;  mais  tout  est 
bien,  qui  finit  bien;  je  dis  adieu  à  la  mer,  et  retourne  aux  bords  du 
Nil. 

VI.    —   LE   REÏS, 

Le  turban  de  mousseline  blanche,  le  cafetan  brun  et  la  ceinture 
remplie  de  sequins,  ces  trois  choses  ardemment  désirées,  Ismaël  les 
possédait  enfin;  de  plus,  il  avait  la  satisfaction  de  les  devoir  à  son  tra- 
vail, à  sa  persévérance  et  à  son  courage.  Le  hasard  voulut  que  l'âne 
sur  lequel  il  revint  de  Suez  au  Caire  fût  conduit  par  ce  grand  garçon 
qui  l'avait  jadis  reçu  lui-même  dans  la  confrérie  des  âniers.  Il  ne  pa- 
raissait pas  que  le  fellah  eût  fait  fortune.  Ismaël,  l'ayant  reconnu,  lui 
dit  avec  bonté  :  —  Mon  ami,  tu  dois  être  bien  ennuyé  de  courir  sur  le 
sable  derrière  ta  bête  depuis  si  long-temps. 


ISMAr.I.   LR-RASCHYDI.  {057 

—  C'est  mon  métier,  répliqua  1  anier. 

—  Il  y  en  a  d'autres  et  de  meilleurs  !  Veux-lu  me  suivre?  Je  vais  à 
Rosette  acheter  une  barque,  tu  navigueras  avec  moi. 

—  Bah!  dit  le  fellah,  j'aime  mieux  la  vie  que  je  mène.  Ne  suis-je 
pas  libre  comme  l'air?  Point  de  soucis;  point  d'argent  à  cacher,  je  le 
dépense  à  mesure  qu'il  me  vient,  de  peur  des  voleurs.  Quand  je  suis 
las  de  travailler,  qui  m'empêche  de  me  coucher  à  l'ombre,  sous  le 
porche  d'une  mosquée?  Navigue  qui  voudra...  moi,  je  reste  ànier! 

—  A  ton  aise,  mon  ami,  dit  Ismaël.  —  Et  il  se  rappela  le  temps  où 
cet  insouciant  garçon  lui  paraissait  un  important  personnage. 

Les  aventures  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  lui  revenaient  plus 
vivement  en  mémoire  à  mesure  qu'il  avançait.  Bientôt  il  arriva  sur 
les  collines  du  haut  desquelles  on  découvre  le  Caire  tout  entier  s'al- 
longeant  au  pied  de  la  citadelle,  le  Nil  qui  serpente  à  perte  de  vue, 
tantôt  pressé  par  les  sables,  tantôt  bordé  de  jardins,  et  à  l'iiorizon  les 
pyramides,  pareilles  à  trois  tentes  gigantesques  plantées  à  l'entrée  du 
désert.  Ce  magnifique  spectacle  arrache  des  cris  d'admiration  et  des 
larmes  de  joie  aux  pèlerins  qui  reviennent  d'Arabie;  il  fit  battre  le 
cœur  d'ismaël,  qui  revenait  de  bien  plus  loin.  Quand  il  trotta  dans 
les  rues  de  la  ville,  combien  lui  parurent  misérables  les  hommes  de 
peine  et  les  porteurs  d'eau  qu'il  rencontrait,  courant  dans  la  poussière, 
jambes  nues  et  manches  retroussées!  C'étaient  cependant  ces  mêmes 
gens  dont  il  avait,  à  une  autre  époque,  partagé  la  condition,  dont  il 
avait  même  envié  le  sort  à  son  arrivée  dans  la  grande  ville,  où  il  ne 
savait  sur  quelle  pierre  reposer  sa  tête.  Un  grand  nombre  d'aveugles 
lui  demandaient  l'aumône,  —  on  les  compte  par  milliers  dans  la  ca- 
pitale de  l'Egypte  !  —  et  il  leur  donnait  avec  émotion.  Chaque  fois 
qu'une  femme  privée  de  la  vue  s'approchait  de  lui,  il  tremblait  de  re- 
connaître Fatimah,  la  petite  aveugle  des  bords  du  Nil. 

Dès  le  lendemain  de  son  retour  au  Caire,  Ismaël  se  fit  conduire  chez 
le  médecin  européen  :  celui-ci ,  ayant  prospéré  dans  ses  affaires,  occu- 
pait une  jolie  maison  du  quartier  copte,  entre  une  cour  où  murmu- 
rait une  fontaine  et  un  jardin  planté  de  vignes  et  de  figuiers.  En  frap- 
pant à  la  porte,  l'Égyptien  se  troubla,  et,  quand  un  domestique  la  lui 
ouvrit,  il  eut  beaucoup  de  peine  à  balbutier  quelques  mots.  —  Faites 
entrer,  dit  le  médecin;  qui  me  demande?  — Et  comme  il  s'avançait  du 
€Ôté  de  la  cour,  il  vit  Ismaël  debout,  la  main  à  son  front,  qui  s'incli- 
nait respectueusement  vers  lui,  à  la  manière  d'un  client  qui  aborde 

son  patron.  , 

-Excellent  seigneur,  protecteur  du  pauvre,  consolateur  de  ceux 
qui  souffrent,  que  votre  bonheur  augmente  de  jour  en  jour,  que  la 
lumière  de  vos  prospérités  reste  toujours  brillante.... 

—  Après?  dit  le  médecin. 

^  67 

TOME  V. 


vïOoS  REVUE   DES   DEtX  MONDES. 

—  Votre  seigneurie  ne  me  reconnaît  pas?  demanda  Isïnaël  tout  in- 
terdit. 

—  N(»ïi.  De  quelle  maladie  vous  ai-je  guéri? 

-*Ce  n'est  pas  moi  que  vous  avez  soigné,  reprit  Ismaël,  mais  une- 
petite  aveugle.... 

—  Fatimah?  interrompit  le  médecin  en  levant  les  yeux  sur  lui.  En  ce 
cas,  tu  es  Ismaël,  le  mousse,  le  pâtre,  l'ânier....  et  puis  quoi  encore? 

—  Le  nakoda,  répliqua  Ismaël;  j'ai  navigué  dans  la  mer  des  Indes. 

—  Et  tu  y  as  fait  ta  fortune?...  Enchanté  de  te  revoir!  Asseyez-vous, 
nakoda. 

Le  médecin  frappa  dans  ses  mains  pour  qu'on  apportât  la  pipe  et  le 
café  :  l'infidèle  et  le  vrai  croyant  se  placèrent  sur  un  divan,  côte  à  côte, 
près  d'une  fenêtre  qui  laissait  voir  dans  le  jardin.  Les  enfans  du  mé- 
decin s'y  promenaient  à  l'ombre,  conduits  par  une  jeune  fille  vêtue  de 
ce  gracieux  costume  oriental  que  les  femmes  portent  dans  l'intérieur 
des  maisons.  Une  écharpe  de  mousseline  blanche  entourait  sa  tête  et 
lui  enveloppait  le  cou;  sa  taille  était  serrée  dans  une  petite  veste  de 
drap  turc,  et  sous  sa  tunique  descendaient  de  larges  pantalons  brodés 
qui  lui  retombaient  sur  les  pieds.  Elle  chantait  à  demi-voix,  en  cueil- 
lant des  raisins  et  des  figues.  Pendant  qu'ils  fumaient  l'un  et  l'autre, 
le  docteur  interrogeait  Ismaël  sur  ses  voyages,  et  celui-ci ,  trop  bon 
musulman  pour  jeter  autour  de  lui  des  regards  curieux  ou  indiscrets, 
répondait  aux  questions  de  son  hôte  avec  beaucoup  de  gravité.  Il  avait 
aussi  des  questions  à  faire,  mais  il  ne  savait  trop  comment  s'y  prendre. 
Et  puis,  si  Fatimah  eût  été  guérie,  le  médecin  le  lui  eût  sans  doute  ap- 
pris au  moment  même  où  il  l'avait  reconnu? 

—  Ainsi,  mon  ami,  reprit  le  docteur  après  un  moment  de  silence,  et 
comme  s'il  eût  voulu  prolonger  la  conversation ,  Dieu  t'a  récompensé? 
Je  te  l'avais  prédit....  Moi  aussi,  j'ai  assez  bien  réussi  au  Caire;  quel- 
ques cures  heureuses....  Tu  vois,  Ismaël,  j'ai  une  jolie  maison,  un 
jardin. 

En  parlant  ainsi ,  il  attira  Ismaël  vers  la  fenêtre.  La  jeune  fille  chan- 
tait toujours  sous  les  figuiers,  et  sa  voix  fit  tressaillir  l'Égyptien.  En 
voyant  leur  père  à  la  croisée,  les  enfans  étaient  accourus;  ils  appor- 
taient des  fruits  que  le  docteur  offrit  à  Ismaël;  mais  celui-ci ,  immo- 
bile, le  regard  fixe,  cherchait  à  découvrir  les  traits  que  la  jeune  fille, 
en  l'apercevant,  avait  cachés  sous  son  voile.  Il  la  considéra  ainsi  quel- 
ques minutes,  comme  le  marin  qui  s'efforce  de  reconnaître  une  terre 
sous  les  vapeurs  changeantes  d'un  nuage;  puis,  tout  à  coup,  il  appela  : 
Fatimah  !  et  lança  dans  le  jardin  le  bâton  recourbé  qu'il  tenait  à  la 
main. 

A  ce  cri,  la  jeune  fille  dressa  la  tête,  puis  elle  se  baissa  en  tremblant, 
prit  dans  ses  mains  la  tige  de  palmier  lisse  et  flexible,  et,  comme  suf' 


Il 


ISMAEL   ER-RASCHYDI.  10::9 

foquée  par  le  souvenir  que  lui  rappelait  cet  objet  oublié,  elle  fondit  eu 
larmes.  —  Voyez,  dit  Ismaël,  elle  pleure  en  me  retrouvant  comme  j'ai 
pleuré  quand  elle  m'a  quitté. 

—  Je  ne  crois  pas  que  ce  soit  de  chagrin!  répliqua  le  docteur.  Tu  te 
souviens  que  tu  me  regardais  bien  noir,  Ismaël,  quand  je  l'ai  em- 
menée; et  moi,  je  t'en  veux,  car  tu  vas  m'enlever  l'amie  de  mes  en- 
fans!  Les  soins  que  je  lui  ai  prodigués  pendant  sa  maladie,  elle  me  les 
a  payés  par  son  affection  pour  eux.  Nous  sommes  quittes...  Prends- 
la...  Si  j'ai  mis  tout  à  l'heure  ta  patience  à  l'épreuve,  c'est  qu'en  te 
voyant  entrer  ici,  j'ai  compris  que  tu  venais  me  la  redemander. 

Ismaël  a  acheté  à  Rosette  une  barque  qu'il  commande  lui-même  en 
qualité  de  reïs.  C'est  une  belle  canja  à  deux  mâts,  mcntje  par  dix  ma- 
telots arabes  et  un  mousse  qui  a  le  bonheur  d'être  larement  battu; 
comme  elle  m'a  porté  d'Atféh  au  Caire,  je  puis  rendre  témoignage  de 
la  propreté  de  sa  cabine,  ainsi  que  des  façons  parfaitement  honnêtes  du 
patron.  A  la  pointe  où  se  tenait  jadis  Fatimah,  il  y  a  encore  aujour- 
d'hui une  petite  mendiante  aveugle,  et  il  y  en  aura  toujours,  parce  que 
la  place  est  excellente. 

La  mère  de  Fatimah  ayant  désiré  retourner  ^  son  village,  Ismaël  y 
a  fait  bâtir  une  maison  où  la  vieille  se  trouve  très  heureuse;  comme 
beaucoup  de  bonnes  femmes  de  son  pays,  elle  croit  que  le  médecin 
frangui  est  un  sorcier  et  que  tous  les  Européens  sont  des  médecins. 
Malgré  la  grande  affection  qu'il  porte  à  Fatimah,  même  depuis  qu'elle 
est  sa  femme,  Ismaël  continue  de  naviguer;  le  Nil  n'avait-il  pas  été  sa 
première  passion?  A  son  arrivée  à  Rosette,  il  a  eu  la  curiosité  de  voir 
la  cabane  du  fellah  chez  qui  il  avait  servi  dans  son  enfance.  Le  vieux 
couple  était  sans  doute  mort,  car  il  ne  le  retrouva  plus;  le  toit  de  la 
hutte  s'était  affaissé;  il  n'y  restait  d'autre  habitant  que  le  chat  devenu 
maigre  et  à  moitié  sauvage.  Quant  aux  chiens,  ils  erraient  dans  les 
environs,  plus  atfamés  que  jamais.  Cependant,  au  lieu  d'aboyer  en 
voyant  passer  Ismaël  comme  auparavant,  ils  semblaient  réclamer  sa 
protection,  ce  qui  rappela  au  fellah  devenu  riche  les  paroles  d'un  des 
trois  chefs  arabes  de  la  place  du  Caire  :  «  Si  les  chiens  voient  un 
homme  en  haillons,  ils  aboient  après  lui  et  grincent  des  dents;  mais 
qu'ils  voient  venir  un  homme  dans  l'opulence,  ils  courent  au-devant 
4e  lui  en  agitant  la  queue  !  » 

Th.  Pavie. 


SOUVENIRS 


D'UN  NATURALISTE 


La  Baie  de  Biscaye. 
II. 

SAINT-SÉBASTIEN.  * 


I. 

En  sortant  de  Saint-Jean-de-Luz  pour  se  rendre  en  Espagne,  la  route 
serpente  au  milieu  des  riantes  collines  du  pays  basque,  rencontrant  çà 
et  là  tantôt  quelque  village  semblable  à  Guettary,  tantôt  quelque  mai- 
son isolée  qui  montre  à  travers  un  bouquet  d'arbres  ses  murs  blanchis 
et  ses  volets  rouges.  Elle  s'élève  ainsi  peu  à  peu ,  et  tout  à  coup,  arrivé 
en  haut  d'une  côte  longue  et  rapide,  vous  découvrez  une  belle  vallée 
qui  se  rétrécit  sur  la  gauche  pour  se  perdre  à  l'horizon  dans  les  gorges 
des  Pyrénées,  tandis  que  sur  la  droite  elle  s'ouvre  largement  etvas'é- 
chancrer  à  la  mer  entre  la  pointe  Sainte-Anne  et  le  cap  du  Figuier. 
La  Bidassoa,  l'île  des  Faisans,  sont  à  vos  pieds.  Deux  grands  noms  en 
géographie  et  en  histoire!  Hélas  !  la  première  a  si  peu  d'eau,  qu'à  marée 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier  dernier. 


SOUVENIRS   d'un   NATURALISTE.  4061 

basse  elle  se  perd  dans  les  sables  avant  d'atteindre  l'Océan;  la  seconde, 
rongée  par  les  crues  de  chaque  printemps,  n'est  plus  qu'un  banc  de 
sable  où  poussent  quelques  saules  à  demi  déracinés;  mais  à  ce  ruisseau 
finit  la  France,  mais  dans  cet  îlot  se  rencontrèrent  Louis  XIV  et  Phi- 
lippe IV.  La  grandeur  des  souvenirs,  le  sentiment  inexplicable  qu'on 
éprouve  toujours  au  moment  de  franchir  ses  frontières  nationales, 
compensent  la  petitesse  réelle  des  objets,  et  vous  descendez  la  côte,  vous 
traversez  Béhobie  et  son  pont  de  bois,  vous  vous  trouvez  en  Espagne  et 
à  la  porte  de  la  douane  d'irun  sans  presque  vous  apercevoir  du  trajet. 
A  peine  aurez-vous  jeté  un  coup  d'oeil  distrait  sur  Fontarabie,  la  ville 
hispano-moresque,  qui  du  haut  de  son  roc  isolé  allonge  ses  bastions 
dans  la  plaine  et  élève  vers  le  ciel  ses  tours  et  ses  clochers  comme 
pour  mieux  veiller  sur  sa  baie  sablonneuse. 

Grâce  à  la  route  directe  qui  relie  aujourd'hui  Irun  et  Saint-Sébas- 
tien, la  dihgence  vous  porte  en  deux  heures  dans  la  capitale  du  Gui- 
puzcoa.  Entrez  au  Parador  Real,  le  meilleur  hôtel  de  la  ville,  et,  si 
vous  êtes  naturaliste,  demandez  une  chambre  placée  sur  le  derrière, 
grande  comme  une  salle  de  bal ,  éclairée  par  une  haute  fenêtre  à  double 
châssis  qui  permet  d'entrevoir  l'écueil  de  Santa-Clara  et  l'entrée  de  la 
rade.  Installez  votre  microscope,  vos  crayons,  vos  pinceaux  sur  une 
table  solide  que  l'hôtesse  apportera  avec  empressement;  distribuez  vos 
vases,  vos  flacons  sur  le  large  buffet  qui  occupe  tout  un  côté  de  la 
pièce;  puis,  certain  d'avoir  tout  le  jour,  tout  l'espace  nécessaires  à  vos 
travaux,  traversez  la  ville  du  sud  au  nord  et  gravissez  les  sentiers  en 
zigzag  du  mont  Orgullo.  Vous  tournerez  tout  autour  de  la  montagne, 
vous  passerez  à  côté  des  batteries  qui  protègent  l'entrée  de  la  rade, 
vous  admirerez  la  beauté  sauvage  du  cimetière  des  Anglais,  où  s'élè- 
vent, au  milieu  de  roches  bouleversées,  les  tombes  de  quelques  offi- 
ciers tués  dans  la  guerre  de  don  Carlos;  vous  atteindrez  enfin  les  don- 
jons du  Castillo,  et  votre  œil  embrassera  d'un  regard  Saint- Sébastien 
et  tous  ses  environs. 

Un  amphithéâtre  de  collines  bientôt ,  assez  élevées  pour  mériter  le 
nom  de  montagnes  se  courbe  devant  vous  en  demi-cercle  et  projette 
dans  la  mer,  à  gauche,  la  pointe  et  les  falaises  du  mont  Ulia,  a  droite, 
le  phare  et  les  rochers  du  mont  Igueldo.  Une  langue  de  terre  étroite  et 
basse  se  détache  du  continent,  partage  en  deux  parties  a  peu  près 
égales  ce  bassin  de  trois  quarts  de  lieue  de  large  sur  un  quart  de  lieue 
de  profondeur,  et  s'élargit  un  peu  en  atteignant  le  mont  Orgullo.  G  est 
là  qu'est  bâti  Saint-Sébastien.  A  l'est,  au  pied  des  remparts  de  la 
ville,  vous  voyez  l'embouchure  de  l'Urumea,  dont  l'œil  suit  le  cours 
tortueux  jusqu'à  ce  qu'il  disparaisse  à  un  redan  de  vallce  pour  se 
courber  du  côté  d'Astigaraga.  La  rade  proprement  dite  est  de  1  aut  e 
côté.  Protégée  par  les  roches  avancées  du  mont  Orgullo,  par  1  îlot  de 


1062  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Santa-Clara  et  la  chaîne  d'écueils  qui  rattachent  ce  dernier  au  mont 
ïgueldo,  cette  rade  ne  présente  à  la  mer  qu'un  étroit  goulet.  Une  ma- 
gnifique plage  l'entoure  d'un  demi-cercle  de  sable  fin,  interrompu 
seulement  par  la  pointe  rocheuse  où  s'élevait,  a\ant  les  dernières 
guerres,  la  chapelle  de  la  Antigua.Ceiie  plage,  plongeant  dans  la  mer 
sous  une  pente  à  peine  sensible,  est  chaque  été  le  rendez-vous  de  nom- 
breux baigneurs,  qui,  de  tous  les  points  de  l'Espagne,  viennent  cher- 
cher ici  le  plaisir  ou  la  santé.  Le  port  lui-même  est  placé  immédiate- 
ment au  pied  du  mont  OrguUo,  complètement  abrité  de  toutes  parts  et 
couvert,  même  du  côté  de  la  rade,  par  quatre  jetées  qui  se  protègent 
mutuellement. 

Certes,  on  croirait  trouver  toutes  les  conditions  de  sécurité  dans  cette 
rade,  dans  ce  port,  que  l'art  et  la  nature  semblent  avoir  pris  plaisir  à 
mettre  à  l'abri  de  toute  atteinte;  il  n'en  est  rien  cependant.  C'est  qu'ici 
il  est  des  jours  où  les  vents  et  les  tlots  ont  une  puissance  dont  rien  ne 
saurait  donner  une  idée.  J'ai  vu  à  Saint-Sébastien  ce  qu'on  aurait 
nommé  partout  ailleurs  une  effroyable  tempête,  ce  que  les  gens  du 
pays  appelaient  un  tort  coup  de  mer.  Qu'on  ne  craigne  pas  une  des- 
cription. Je  ne  connais  ni  plume  ni  pinceau  qui  puisse  rendre  ces  dé- 
chiremens  de  l'atmosphère,  ce  vent  qui  pendant  quarante-huit  heures 
soufflait  comme  il  souffla  quelques  instans  à  Paris  le  jour  de  la  trombe 
de  Monville,  ces  vagues  énormes ,  tantôt  balayées  par  l'ouragan  en 
écume  qui  volaient  sur  la  plage  comme  des  flocons  de  neige,  tantôt  re- 
montant en  masse  les  tahis  inclinés  de  Santa-Clara,  comme  des  cata- 
ractes renversées,  couronnant  le  sommet  de  l'écueil  à  peu  près  aussi 
haut  que  la  plate-forme  de  Notre-Dame,  et  obscurcissant  l'atmosphère 
d'une  poussière  humide,  qui  s'élevait  jusqu'au  phare  à  une  hauteur 
au  moins  égale  à  celle  de  Montmartre.  De  ces  lames  gigantes(iues,  ce 
qui  passait  par  le  goulet  se  déployait  dans  la  baie  comme  un  large 
éventail,  et  la  violence  du  flot  diminuait  en  proportion.  Pourtant,  dans 
le  port,  les  navires  se  heurtaient  à  se  briser,  et  un  malheureux  brick, 
après  avoir  cassé  ses  amarres,  après  avoir  vainement  cherché  un  refuge 
derrière  le  Castillo,  dut  céder  à  cet  effroyable  remous,  et  fit  côte  au 
fond  de  la  rade. 

Au  milieu  de  ce  désordre  des  élémens,  des  goélands  au  blanc  plu- 
mage, des  aigles  de  mer  aux  couleurs  roussâtres,  se  jouaient  tranquil- 
lement devant  ma  croisée,  mêlaient  leurs  cris  au  fracas  de  la  tempête, 
décrivaient  en  l'air  mille  courbes  capricieuses,  et  parfois,  plongeant 
entre  deux  vagues,  reparaissaient  bientôt  tenant  au  bec  quelque  pois- 
son. Leur  vol,  rapide  comme  la  flèche  quand  ils  se  laissaient  emporter 
par  le  vent,  se  ralentissait  quand  ils  faisaient  face  à  l'ouragan;  mais 
ils  planaient  avec  la  même  aisance  dans  les  deux  directions,  sans  pa- 
raître donner  un  coup  d'aile  de  plus  que  par  les  plus  beaux  jours.  Il 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  IIX},} 

y  avait  quelque  chose  d'étrange  à  voir  ces  oiseaux,  les  ailes  étendues 
et  complètement  immobiles,  au  moins  en  apparence,  remonter  d'un 
mouvement  uniforme  ces  rafales  terribles  qui  auraient  renversa' 
l'homme  le  plus  vigoureux.  Déjà  MM.  Quoy  et  Gaymard  avaient  signalé 
ce  singulier  phénomène  chez  les  oiseaux  grands-voiliers  des  mers  an- 
tarctiques. Tous  deux,  après  avoir  observé  mille  fois  les  albatros  et  les 
frégates,  ont  hésité  à  hasarder  une  explication.  D'autres  ont  été  moins 
timides,  et,  après  avoir  examiné  les  mêmes  espèces  à  travers  les  vi- 
traux de  nos  collections,  ils  ont  décidé  que  ce  mode  de  locomotion 
était  la  chose  du  monde  la  plus  simple.  Ils  ont  parlé  de  vitesse  acquise, 
de  trémulation  invisible  des  ailes,...  Pour  nous,  après  avoir  au,  nous 
pensons  exactement  comme  MM.  Quoy  et  Gaymard,  et  nous  imiterons 
leur  réserve. 

Des  fortifications  à  la  Vauban ,  un  rempart  élevé  dont  les  fossés  se 
remplissent  à  marée  haute,  occupent  toute  la  largeur  de  l'isthme  qui 
joint  Saint-Sébastien  au  continent  et  le  protègent  du  côté  de  la  terre. 
Tapie  au  pied  du  mont  Orgullo,  comme  si  elle  aussi  cherchait  un  abri 
contre  le  vent  du  nord ,  arrêtée  par  ses  murailles  que  la  mer  bat  des 
deux  côtés,  la  capitale  du  Guipuzcoa  forme  un  carré  irrégulier,  dont 
la  surface  est  moindre  que  celle  de  l'entrepôt  des  vins  de  Paris  (t);  mais 
cet  espace  étroit  a  été  mis  à  profit  autant  que  possible.  Deux  églises 
paroissiales,  un  couvent,  un  arsenal,  une  caserne,  tels  sont  les  princi- 
paux édifices  pubhcs,  presque  tous  rejetés  sur  les  dernières  pentes  du 
mont  Orgullo.  Au  centre  de  la  ville,  l'hôtel  de  l'ayuntamicnto  occupe 
tout  un  côté  d'une  place  à  arcades,  espèce  de  Palais-Royal  au  petit 
pied.  Le  reste  des  terrains  est  entièrement  occupé  par  de  hautes  mai- 
sons bordant  des  rues  presque  toutes  en  ligne  droite,  et  dont  la  lar- 
geur semble  avoir  été  strictement  calculée  d'après  les  nécessités  de  la 
circulation.  Ici,  point  de  jardins,  à  peine  quelques  cours  intérieures. 
Grâce  à  cette  économie  du  sol,  près  de  neuf  mille  âmes  ont  trouve  a 
se  loger.  Malgré  cette  accumulation  d'habitans,  maigre  les  professions 
assez  sales  de  plusieurs  d'entre  eux,  on  voit  régner  partout  une  pro- 
preté bien  rare  dans  nos  grandes  villes.  Ce  fait  s'explique  surtout  par 
le  mode  de  répartition  de  la  population.  Saint-Sébastien  na  pas  de 
ces  rues,  de  ces  quartiers,  ramassis  de  masures  et  de  bouges,  qui  défi- 
gurent nos  plus  riches  cités  et  où  s'entassent  les  classes  peu  aisées. 
Partout  les  maisons  sont  à  peu  près  semblables  et  comptent  des  loca- 
taires de  toute  sorte.  Le  commerçant,  le  propriétaire,  «^^"PJ^^^^  ;^^- 
de-chaussée  et  les  premiers  étages;  le  manœuvre  du  port,  ^J^f^^^ 
l'artisan,  se  logent  dans  les  greniers  et  les  combles.  Ln  grand  bien 

(1)  La  halle  ou  entrepôt  des  vins  a  13^06  mètres  can-és  l^^^^^J^^^^^ 
tien  ne  compte  que  110,000  ou  1  .^,000  mètres  carres  en  surface.  Ams.  la  dOTcrence 
au  moins  de  20,000  mètres  carrés. 


106i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

résulte  de  cette  espèce  de  mélange.  Chaque  riche  connaît  plus  vite  et 
soulage  plus  aisément  des  misères  qui  le  coudoient,  et  le  pauvre,  sans 
cesse  en  contact  avec  les  classes  aisées,  est  mis  forcément  en  garde 
contre  le  laisser-aller,  qui  dégénère  si  vite  en  incurie  et  en  mal- 
propreté. 

Saint-Sébastien  est  en  entier  une  ville  neuve.  A  part  les  églises  et 
quelques  maisons  placées  dans  leur  voisinage,  toutes  les  autres  bâtisses 
-5ont  récentes  :  les  plus  vieilles  comptent  au  plus  trente-six  ans  d'exis- 
tence. En  1813,  les  Anglais  et  les  Portugais,  ces  alliés  que  l'Espagne 
soulevée  contre  Napoléon  saluait  du  titre  de  libérateurs,  ont  réduit  en 
cendres  l'antique  i9onesf ta  (1).  Peut-être  nous  saura-t-on  gré  de  donner 
sur  cet  événement  fort  étrange  et  fort  mal  connu  quelques  détails 
d'une  authenticité  incontestable  (2). 

Depuis  cinq  ans,  les  Français  étaient  maîtres  de  Saint-Sébastien  et 
de  la  province,  lorsque,  le  28  juin  1813,  les  trois  bataillons  de  Gui- 
puzcoa,  commandés  par  le  colonel  don  Juan  José  de  Ugartemendia, 
parurent  sur  les  hauteurs  de  San-Bartolome  et  commencèrent  l'inves- 
tissement de  la  place.  Les  liabitans  pensaient  alors  comme  toute  la 
nation  espagnole;  à  leurs  yeux,  les  Français  étaient  des  oppresseurs; 
aussi  accueillirent- ils  avec  la  plus  vive  joie  l'espoir  d'être  bientôt  dé- 
livrés. Bon  nombre  d'entre  eux  s'échappèrent  de  la  ville  et  coururent 
au-devant  des  alliés.  Cette  émigration  devint  même  si  générale,  que 
le  général  Emmanuel  Rey,  commandant  des  troupes  françaises,  crut 
devoir  y  mettre  un  terme.  Toutefois  il  s'abusait  si  peu  sur  les  disposi- 

(1)  Nom  basque  de  Saint-Sébastien. 

(2)  La  plupart  des  détails  relatifs  à  l'incendie  et  au  sac  de  Saint-Sébastien  m'ont  été 
racontés  par  des  témoins  oculaires.  Cependant  je  n'avancerai  rien  ici  qui  ne  soit  justifié 
par  deux  publications  officielles  que  j'ai  pu  consulter  à  loisir.  L'une  est  un  manifeste 
rédigé  par  l'autorité  municipale  et  les  notables  de  Saint-Sebastien;  il  renferme  l'ex- 
posé des  faits  qui  se  sont  passés  le  31  août  1813  et  jours  suivans,  et  le  récit  que  je  mets 
^ous  les  yeux  du  lecteur  n'est  qu'un  extrait  de  ce  manifeste.  L'autre  est  un  recueil  de 
pièces  justificatives  contenant  la  correspondance  des  mêmes  autorités  avec  Wellington, 
duc  de  Ciudad-Rodrigo,  général  en  chef  de  l'armée  alliée,  et  avec  la  régence  du  royaume 
d'Espagne.  Ces  deux  documens  sont  aujourd'hui  extrêmement  rares.  Pendant  la  guerre 
■de  don  Carlos,  les  officiers  de  la  légion  étrangère,  venue  à  Saint-Sébastien  à  titre  d'auxi- 
liaire, en  ont  recherché  avec  le  plus  grand  soin  tous  les  exemplaires  pour  les  emporter 
ou  les  détruire.  Voici  les  titres  de  ces  deux  publications  : 

1»  Manifesta  que  el  ayuntamiento  constitucional ,  cabildo  eclesiastico,  illustre  consu~ 
lado  y  vecinos  de  la  Ciudad  de  San-Sebastian  presentan  a  la  nacion  sobre  la  condudu 
de  las  tropas  Britanicas  y  Portugesas  en  dicha  plaza  el  31  de  agosto  de  1813  ?/  dias 
sucesivas.  —  Anno  1814.  — En  Tolosa:  por  D.  Francisco  de  la  Lama,  impressor  de  esta 
M.  N.  y  M.  L.  Provincia  de  Guipuzcoa  y  su  Junta  diputacion. 

20  Primer  Suplemento  al  manifesta  publicada  el  16  de  enero  ultimo  por  el  ayunta- 
miento constitucional ,  corporationes  y  vecinos  de  San-Sebastian.  —  Anno  1814.  —  En 
Tolosa  :  por  D.  Francisco  de  la  Lama,  impressor  de  la  M.  N.  y  M.  L.  Provincia  de  Gui- 
puzcoa  y  su  diputacion. 


SOUVENIRS   d'un  NATURALISTE.  1065 

lions  des  Saint-Sébastenais,  que  le  7  juillet  il  fit  enlever  et  transporter 
au  Castillo  toutes  les  armes,  piques,  pioches,  cordes,  échelles,  etc.  Au 
reste,  les  Saint-Sébastenais  cachaient  peu  leurs  sympathies;  les  femmes 
surtout  les  affichaient  avec  une  sorte  d'ostentation.  Aucun  officier 
français  n'avait  pu  être  admis  chez  ces  flères  Basquaises,  dont  les  frères, 
les  maris  et  les  pères  avaient  si  mal  reçu  le  roi  Joseph.  Au  contraire 
les  prisonniers  anglais  et  portugais  étaient  accueillis  par  elles  avec  un 
empressement  extrême,  et  les  demoiselles  des  plus  nobles  familles 
portaient  elles-mêmes  des  vivres,  des  vêtemens,  des  médicamens  aux 
blessés  qu'elles  soignaient  dans  deux  églises  converties  en  hôpitaux. 
Le  manifeste  invoque  ici  le  témoignage  de  plusieurs  officiers  des  deux 
nations,  et  spécialement  celui  de  don  José  Gueves  Pinto,  capitaine  au 
15«  régiment  de  Portugal,  et  celui  de  don  Santiago  Siret,  lieutenant 
au  9"=  régiment  anglais. 

Cependant  les  troupes  alliées,  sous  les  ordres  du  général  sir  Thomas 
Graham,  avaient  relevé  les  bataillons  guipuzcoans.  Le  blocus  avait 
été  changé  en  siège.  Une  escadre,  composée  de  neuf  bàtimens  de 
guerre,  entourait  le  Castillo  du  côté  de  la  mer.  Cent  trente-deux  pièces 
d'artillerie,  distribuées  sur  l'îlot  de  Santa-Clara,  dans  les  dunes  sa- 
blonneuses de  l'Urumea  et  sur  toutes  les  hauteurs  voisines,  complé- 
taient ce  cercle  de  feu.  Certes,  les  Saint-Sébastenais  devaient  s'attendre 
à  voir  les  projectiles  de  leurs  alliés  respecter  leurs  habitations,  et  s'atta- 
quer uniquement  aux  remparts.  11  n'en  fut  pas  ainsi.  Du  23  au  29  juil- 
let, les  batteries  anglo-portugaises  brûlèrent  ou  détruisirent  soixante- 
trois  maisons  dans  le  quartier  voisin  de  la  brèche.  Toutefois  les  efforts 
de  la  population,  dirigés  par  l'ayuntamiento,  parvinrent  à  concentrer 
et  à  éteindre  cet  incendie.  A  partir  du  29  juillet,  le  feu  ne  se  montra 
sur  aucun  autre  point  de  la  ville,  si  ce  n'est  dans  la  soirée  du  31  août 
et  après  l'entrée  des  alliés  (1). 

Les  troupes  anglaises  et  portugaises  avaient  livré  inutilement  un 
premiei^  assaut  le  25  juillet;  elles  furent  plus  heureuses  le  31  août.  Les 
Français,  repoussés  de  la  brèche,  se  défendirent  quelques  instans  dans 
les  rues,  puis  se  retirèrent  dans  la  citadelle  et  dans  les  maisons  ados- 
sées aux  rochers  du  Castillo.  A  deux  heures  et  demie,  tout  combat 
avait  cessé  (2).  A  l'instant  même,  les  sentimens  de  la  population,  long- 

(1)  « Y  non  hubo  despues  fuego  alguno  en  el  cuerpo  de  la  ciudad  hasta  la  tar- 

deada  del  31  de  agosto  despues  que  entraron  los  aliados.  »  [Manifesto...)  Le  manifeste  re- 
vient à  diverses  reprises  sur  cette  circonstance  très  importante  en  ce  qu'elle  est  en  con- 
tradiction formelle  avec  les  assertions  du  duc  de  Ciudad-Rodrigo,  reproduites  par  tous 
les  journaux  du  temps  et  généralement  acceptées  comme  l'expression  de  la  vérité. 

(2)  «  Triumfa  la  buena  causa,  siendo  duenos  los  aliados  de  toda  la  ciudad  pura  la  dos 
y  média  de  la  tarde.  »  (Mmifcsto.)  Le  dernier  coup  de  canon  fut  tiré  près  de  l'église 
de  Sainte-Marie  par  un  sergent  d'artillerie  nommé  LaUtte,  qui  vil  encore  à  Saint-Sé- 
bastien. 


1066  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps  comprimés  par  la  sévérité  militaire,  se  manifestèrent  de  la  façon 
la  moins  douteuse.  Les  cris  de  joie,  les  vivats  retentissaient  dans  toute 
la  ville;  les  mouchoirs  s'agitaient  à  toutes  les  croisées,  à  tous  les  bal- 
cons. Qu'on  juge  de  la  stupeur  de  ces  pauvres  citadins  en  voyant  les 
vaincpieurs  dont  ils  célébraient  le  triomphe  répondre  à  cet  accueil 
par  des  coups  de  fusil,  et  frapper  de  leurs  balles  plusieurs  personnes  à 
ces  mêmes  balcons,  à  ces  mêmes  croisées  d'où  partaient  d'enthou- 
siastes félicitations  (1)! 

Dès  le  commencement  de  l'assaut,  les  autorités  civiles  et  les  no- 
tables s'étaient  réunis  à  l'hô tel-de-ville,  dans  l'intention  d'aller  au- 
devant  des  alliés.  Dès  que  la  première  colonne  de  troupes  se  présenta 
sur  la  place  Neuve,  les  alcades  s'avancèrent  avec  empressement,  em- 
brassèrent le  commandant,  et  mirent  à  sa  disposition  toutes  les  res^ 
sources  de  la  ville;  puis,  se  frayant  un  chemin  au  milieu  des  cadavres, 
ils  se  dirigèrent  vers  la  brèche.  Déjà  sur  ce  trajet  ils  durent  avoir  de 
cruels  pressentimens.  Le  capitaine  anglais  qui  commandait  aux  portes 
insulta  l'un  d'eux  et  le  menaça  de  son  sabre  (2).  Enfin,  arrivés  à  la 
brèche,  ils  y  rencontrèrent  le  major-général  Hay,  qui  les  accueillit 
avec  bienveillance,  et  leur  donna  une  garde  pour  faire  respecter  l'hôtel- 
de-ville. 

Cette  apparence  de  protection  ne  devait  être  que  momentanée.  Pen- 
dant que  les  Français  se  retranchaient  paisiblement  dans  la  citadelle 
et  aux  abords  du  mont  OrguUo,  pendant  qu'on  négligeait  à  leur  égard 
jusqu'aux  plus  simples  précautions  indiquées  par  l'art  militaire,  Saint- 
Sébastien  était  mis  à  sac  par  ses  prétendus  libérateurs.  Une  soldatesque 
effrénée,  et  que  pas  un  officier  ne  tenta  d'arrêter,  pillait  les  maisons, 
massacrait  les  habitans,  outrageait  l'épouse  sous  les  yeux  de  son  époux, 
la  fille  sous  les  yeux  de  sa  mère.  Ici  le  manifeste  signale  des  actes  d'une 
barbarie  atroce  (3).  Enfin,  l'incendie  vint  couronner  dignement  ces 
effroyables  scènes.  Dans  la  soirée,  les  soldats  anglais  et  portugais  mi- 
rent le  feu  à  une  maison  de  la  Grand'Rue,  puis  sur  d'autres  points  en- 

(1)  «  Los  pamuelos  que  se  tremolaban  a  las  ventanas  y  balcones  al  propio  liempo  que 
se  asomaban  las  gentes  a  solemnizar  el  triumfo,  eran  claras  muestras  del  afecto  con  que 
se  recibia  a  los  aliados  :  pero  insensibles  estos  a  tan  tiernas  y  decididas  demostraciones, 
Gorresponden  con  fusilazos  a  las  mismas  ventanas  y  balcones  de  donde  les  felicitaban  y 
eu  que  perecieron  rauchos  victimas  de  la  efusion  de  su  amor  a  la  patria.  »  [Manifesto.) 

(2)  «  Pero  autes  de  Uegar  a  ella  y  averifjuar  en  donde  se  hallaba  el  gênerai,  fue  in- 
âultado  y  araeiiazado  con  el  sable  por  el  capitan  Ingles  de  la  guardia  de  la  puerta  uno 
dfr  los  alcades.  » 

(3)  «  Una  desgraciada  joven  ve  a  su  madré  muerta  violentamente  y  sobre  aquel  amado 
cadaver  sufre  los  lubricos  insultos  de  una  vestida  fiera  en  figura  humana.  Otra  desgra- 
ciada muchacha  cujos  lastimosos  gritos  se  sitieron  en  la  esquina  de  la  calle  de  San-Ge- 
ronimo,  fue  vista  quando  rayo  el  dia,  rodeada  de  soldados,  muerta,  atada  u  una  barrica, 
enteramente  desnuda ,  ensangrentada ,  y  con  una  bayoneta  atraversada  por  cierta  parte 
del  cuerpo  que  el  pudor  no  permite  nombrar.  »  (Manifesto.) 


SOUVENIRS   1)'UN   NATURALISTE.  I0U7 

core,  et  dansèrent  à  la  lueur  des  flammes  {\).  Ce  fut  en  vain  que  (]uel- 
qucs  habitans  demandèrent  qu'il  leur  fût  permis  d'étc^indre  les  flammes; 
ce  fut  en  vain  qu'un  ordre  dérisoire,  arraché  par  les  instances  des  al- 
cades, fut  donné  dans  ce  sens.  Les  charpentiers,  qui  s'étaient  offeiis, 
bien  loin  de  se  voir  escorter,  furent  maltraités,  contraints  d'indi(juer 
les  maisons  où  le  pillage  devait  être  le  plus  lucratif,  et  forcés  de  senfuir 
pour  sauver  leur  vie.  Ainsi,  pendant  que  la  cité  brûlait  d'un  côté,  le 
viol,  le  meurtre,  continuaient  de  l'autre.  Le  manifeste  cite  ici  les  noms 
de  quelques-unes  des  victimes  les  plus  remarquables,  et  parmi  elles 
on  A  oit  figurer  des  magistrats  et  des  prêtres. 

Pendant  toute  la  nuit,  les  portes  de  Saint-Sébastien  avaient  été  fer- 
mées. Enfin,  le  jour  parut,  et,  sur  les  vives  instances  des  alcades,  il 
fut  permis  aux  habitans  de  quitter  leur  patrie  en  ruines,  La  plupart 
se  hâtèrent  de  fuir.  Une  foule  absolument  sans  ressources,  des  femmes 
«entièrement  nues,  des  vieillards  couverts  de  blessures,  s'échappèrent 
dans  la  campagne,  où  un  grand  nombre  périrent.  Quelques  personnes 
restèrent,  espérant  que,  la  première  soif  de  pillage  apaisée,  elles  pour- 
raient sauver  les  débris  de  leur  fortune;  mais  l'incendie  durait  tou- 
jours, et,  quand  les  alliés  crurent  n'avoir  plus  rien  à  prendre,  ils  trou- 
vèrent que  les  flammes  allaient  trop  lentement.  Alors  ils  eurent  recours 
à  des  cartouches  incendiaires  qu'on  leur  vit  préparer  ouvertement  dans 
la  rue  de  Narrica  (2).  Grâce  à  l'emploi  de  ces  artifices  destructeurs,  le 
feu  se  propagea  avec  une  effrayante  activité.  Saint-Sébastien  tout  en- 
tier fut  détruit.  Trente-six  maisons  demeurèrent  seules  debout,  la  plu- 
part adossées  aux  rochers  du  Gastillo  qu'occupaient  les  Français,  les 
autres  attenantes  aux  deux  églises  qui  servaient  d'hôpital  et  de  caserne 
aux  vainqueurs.  Livres,  registres  publics  et  privés,  archives  civiles  et 
ecclésiastiques,  tout  fut  réduit  en  cendres,  et  l'on  évalua  à  plus  de 
100  millions  de  réaux  (3)  les  pertes  immédiates  résultant  de  cette  épou- 
vantable agression. 

Les  troupes  qui  étaient  montées  à  l'assaut  ne  prirent  pas  seules  part 

(t)  «  Quai  podria  ser  este  suerte  quando...  y  quando  ardio  la  ciudad  habiendola  pe- 
gado  fuego  los  aliados  por  la  casa  de  Solo  en  la  calle  mayor...  Quando  otras  casas  fue- 
ron  incendiadas  igualmente  por  los  niismos.  »  .11 

«...  Pues  hubo  quienes  despues  de  haver  incendiado  a  las  très  de  la  madrugada  df 
primero  de  septiembre  una  casa  de  la  calle  mayor,  baylaron  a  la  luz  de  las  llama..  .. 

(Manifesto.)  .      , 

(2)  «  Quando  se  creyo  concluida  la  expoUacion  parecio  demas.ado  lento  el  progre*o 
de  las  Hamas  y  ademas  de  los  medios  ordinarios  para  pegar  fuego  que  antes  pract.caron 
los  aliados,  hicieron  uso  de  unos  mixtos  que  se  habian  visto  preparar  en  la  calle  de  Nar- 
rica eu  unas  camelas  y  calderas  grandes,  desde  las  quales  se  vaciabau  en  «nos  cartu- 
chos  largos.  De  estos  se  valian  para  incendiar  las  casas  con  una  pronUtud  asombrosa.  » 
(Manifesto.) 

(3)  Environ  27,500,000  f.ancs. 


J068  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  pillage.  Des  soldats  venus  sans  armes  du  camp  d'Astigarraga,  dis- 
tant d'environ  une  lieue,  se  joignirent  à  leurs  compagnons.  Les  mu- 
lets qui  suivaient  l'armée  servirent  à  enlever  le  butin,  et  les  employés 
des  brigades  alliées  aidèrent  eux-mêmes  à  les  charger.  Les  équipages 
de  vaisseaux  anglais  mouillés  au  port  des  Passages  eurent  leur  part, 
comme  l'armée  de  terre.  Vingt-quatre  jours  après  l'assaut,  Anglais  et 
Portugais  fouillaient  encore  les  cendres  de  Saint-Sébastien  pour  y  dé- 
couvrir quelque  objet  de  la  plus  mince  valeur,  et,  pendant  ce  long  in- 
tervalle de  temps,  pas  un  efl'ort  ne  fut  tenté  pour  réprimer  ces  excès, 
pas  un  officier  ne  chercha  à  arrêter  les  soldats.  Bien  plus,  les  objets 
volés,  quelle  que  fût  leur  nature  (1),  étaient  étalés  et  mis  publique- 
ment en  vente  au  quartier-général  de  l'armée  alliée.  En  présence  de 
ces  faits,  attestés  par  une  population  entière,  il  est  impossible  de  dou- 
ter de  la  connivence  des  officiers,  il  est  impossible  de  ne  pas  faire  re- 
monter jusqu'à  eux,  et  surtout  jusqu'au  général  Graham,  la  responsa- 
bilité de  ces  effroyables  événemens  (2). 

L'incendie  et  le  sac  de  Saint-Sébastien  laissaient  plus  de  quinze  cents 
familles  sans  asile,  sans  pain,  presque  sans  vêtemens.  Quatre  mois 
après,  le  tiers  de  cette  population  avait  péri  de  misère  et  de  faim  (3). 
Les  autorités  civiles,  retirées  à  Zubieta,  après  avoir  fait  constater  les 
faits  par  une  enquête  solennelle  (4),  demandèrent  des  secours  tempo- 
raires et  une  indemnité  qui  leur  permît  de  relever  leurs  habitations; 
mais  en  vain  s'adressèrent-elles  à  Wellington ,  à  la  régence  d'Espagne  ou 
congrès  national  :  l'un  et  l'autre  leur  fut  refusé.  Alors  elles  publièrent  le 
manifeste  et  les  correspondances  d'où  nous  avons  tiré  ces  détails.  Elles 
en  appelèrent  à  l'Europe  entière  pour  flétrir  la  conduite  des  alliés,  et 
ouvrirent  une  souscription  publique  dont  le  montant  devait  servir  à 

(1)  Au  milieu  du  butin,  mis  en  quelque  sorte  à  l'encan,  on  remarqua  les  vases  sacrés 
de  l'église  de  Sainte-Marie  et  le  saint  ciboire  de  l'église  de  Saint-Vincent,  rempli  d'hos- 
ties consacrées. 

(2)  «  Rapacidad  que...  y  que  a  los  24  dias  despues  del  asalto  se  exercia  en  materias 
poco  apreciables.  » 

«  No  solo  saqueaban  las  tropas  que  entraron  por  asalto,  no  solo  las  que  sen  fusiies 
vinieron  del  campamento  de  Astigarraga  distante  una  lega,  sino  que  los  empleados  en 
las  brigadas  acadian  con  sus  mulos  a  cargar  los  de  efectos,  y  aun  tripulaciones  de  trans- 
portes ingleses,  surtos  en  el  puerto  de  Pasages,  tuvieron  parte  en  la  rapina,  durando  este 
dcsorden  varios  dias  despues  del  asalto  sin  que  se  hubiese  visto  ninguna  Providencia 
para  impedirlo,  ni  para  contener  a  los  soldados...  lo  que  al  paracer  comprueva  que  es- 
tes excesos  los  autorizaban  los  gefes,  siendo  tambien  de  notarse  que  los  efectos  robados 
0  saqueados  dentro  de  la  ciudad  y  a  las  abanzadas,  se  vendian  poniendolas  de  mani- 
feste a  publico  a  la  vista  e  inmediaciones  del  mismo  quartel  gênerai  del  exercito  sitiador 
por  Ingleses  y  Portugeses.  »  (Manifesto.) 

(3)  « Y  en  fin  la  muerte,  causada  por  la  hambre  y  la  desnudez,  de  la  tercera 

parte  de  los  que  pudieron  salvarse  de  entre  las  manos  de  las  fieras  Anglo-Lusitanas.  » 
[Suplemento,  pièce  n"  10.) 

(4)  Suplemento,  pièce  n"  10. 


SOUVENIRS  DLN   NATIRALISTE.  iOOft 

rebâtir  Saint-Sébastien.  Ici  encore  le  mécompte  fut  aussi  complet  que 
possible.  Seul,  un  négociant  allemand,  établi  à  Bilbao,  s'inscrivit  pour 
une  demi-once  (1).  Après  quelques  mois  d'attente,  l'ayuntaniienlo  dut 
remercier  son  unique  souscripteur  dont  l'offrande  isolée  devenait  inu- 
tile; mais  les  registres  de  la  ville  constatent  encore  aujourd'hui  que 
Saint-Sébastien,  brûlé  par  ses  alliés,  abandonné  par  ses  compatriotes, 
ne  trouva  de  sympathies  pour  ses  malheurs  que  chez  un  seul  homme 
€t  chez  un  étranger. 

On  comprend  que  les  chefs  de  l'armée  anglo-portugaise  ne  pouvaient 
accepter  aisément  l'odieux  des  faits  que  nous  venons  de  rappeler.  Aussi, 
dans  ses  réponses  à  l'ayuntamiento,  Wellington  cherche-t-il  à  rejeter 
l'incendie  de  Saint-Sébastien,  tantôt  sur  les  nécessités  de  la  guerre  (2). 
tantôt  sur  les  Français  (3).  Cette  contradiction,  à  elle  seule,  aurait  dû 
faire  accueillir  avec  réserve  ces  versions  diverses,  qui  sont  pourtant 
les  plus  accréditées.  Si  nos  troupes  avaient  fourni  le  moindre  pré- 
texte, comment  croire  que  les  Saint-Sébastenais  eussent  hésité  un 
instant  à  les  accuser?  Comment  admettre  qu'ils  aient  calomnié  de 
gaieté  de  cœur  ceux-là  même  qui  venaient  les  délivrer  d'un  joug  étran- 
ger qu'ils  ne  portaient  qu'en  frémissant?  Aux  assertions  vagues  et  con- 
tradictoires du  général  anglais  nous  opposerons  les  termes  du  mani- 
feste et  de  la  correspondance.  L'un  et  l'autre  sont  aussi  explicites  que 
possible.  On  nomme  la  maison  qui  fut  brûlée  la  première,  tout-à-fait 
au  cœur  de  la  ville,  sur  un  point  qui  ne  se  prêtait  à  aucune  manœuvre 
stratégique;  on  précise  l'heure  de  ce  premier  acte  de  vandalisme,  ac- 
compli long-temps  après  la  retraite  des  Français  :  on  constate  que  ces 
derniers  n'ont  pas  tiré  une  seule  fois  sur  la  ville  dans  cette  terrible 
nuit  (4);  partout  enfin  on  fait  peser  sur  les  alliés  seuls  une  accusation 
qui  porte  non-seulement  sur  l'incendie  même,  mais  encore  sur  un 
pillage  organisé,  prolongé  pendant  près  d'un  mois,  et  auquel  par- 
ticipe toute  l'armée.  Enfin,  une  enquête  solennelle,  faite  sous  les  yeux 
d'un  commissaire  envoyé  par  la  régence  d'Espagne,  donne  à  tous  ces 
détails  le  cachet  d'une  entière  authenticité  (5).  On  ne  peut  donc  en 


(1)  Environ  40  francs. 

(2)  «  El  bien  gênerai  exigia  que  la  plaza  fucse  atacada  y  tomada,  j  en  los  esfuerzos 
que  al  efecto  se  hicieron  se  pego  fuego  à  la  ciudad,  resultando  los  maies  y  desgracias 
que  V.  SS.  indican.  »  (Suplemento,  pièce  n"  3.) 

(3)  «  El  curso  de  las  operaciones  de  la  guerra  hizo  necesario  el  que  la  expresada  plaia 
fuese  atacada  para  hechar  el  enemigo  del  territorio  espanol;  y  fue  para  mi  un  asunto  del 
mayor  senlimiento  el  ver  que  el  enemigo  la  destruyo  por  su  antajo.  »  {Suplemento, 
pièce  no  6.) 

(4)  Après  le  dernier  coup  de  canon  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  il  n'y  eut  plus  au- 
cun acte  d'hostilité  entre  les  Français  et  les  alliés.  Le  général  Rey  avait  compris  que 
toute  résistance  était  inutile,  et  il  obtint  peu  de  jours  après  une  capitulation  honorable. 

(5)  « Y  el  fuego  que  por  primera  vez  se  descubrio  hacia  el  anocliecer  rauchas  ho- 


i070  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

douter,  le  31  août  1813,  Saint-Sébastien  a  été  détruit  par  ses  propres 
alliés,  et  sa  ruine  était  préméditée. 

La  r<3sponsabilité  de  cette  destruction  retombe  évidemment  tout 
(întière  sur  les  généraux  anglais  qui  commandaient  l'armée  assiégeante 
et  qui  tenaient  des  événemens  une  véritable  omnipotence.  Quelle  rai- 
son pouvait  motiver,  de  leur  part,  une  conduite  aussi  étrange  qu'o- 
dieuse? Certes  ils  n'obéissaient  pas  à  un  instinct  de  barbarie  gratuite, 
(jui  n'est  nullement  dans  le  caractère  de  leur  nation.  Au  moment 
même  où  les  soldats  pillaient  et  massacraient  leurs  alliés  espagnols, 
on  les  voyait  accueillir  avec  une  générosité  chevaleresque  les  Français 
pris  les  armes  à  la  main  (1).  Ils  n'avaient  pas  non  plus  à  faire  un  exem- 
ple, à  terrifier  des  populations  hostiles.  Comme  toutes  les  provinces 
d'Espagne,  leGuipuzcoa  les  accueillait  en  libérateurs.  Saint-Sébastien, 
pour  parler  le  langage  du  temps,  était  une  cité  loyale,  détestant  la 
France  et  les  Français,  prête  à  se  dévouer  pour  quiconque  s'offrait  à 
elle  comme  ennemi  de  Napoléon  :  jamais  ses  habitans  n'avaient  dé- 
guisé ni  leurs  affections  ni  leurs  haines;  mais  cette  ville  était  le  chef- 
lieu  d'une  de  ces  provinces  basques  où  l'industrie  et  le  commerce  ont 
toujours  tendu  à  se  développer;  elle  avait  été  le  siège  de  riches  com- 
])agnies  qui  exploitaient  les  colonies  espagnoles  (2)  :  le  retour  de  la 
paix  allait  raviver  les  rapports  actifs  avec  la  France,  que  sa  position  géo- 
graphique rend  inévitables.  Pour  cela  seul  peut-être,  Saint-Sébastien 
devait  périr.  Tout  en  faisant  la  guerre  à  Napoléon,  les  Anglais  profi- 
taient de  l'occasion  pour  assurer  leur  commerce,  pour  étouffer  jus- 
iju'aux  moindres  germes  dont  le  développement  aurait  pu  soustraire 
leurs  alliés  à  ce  vasselage  industriel  que  subit  encore  le  Portugal.  En 

ras  despues  que  los  Franceses  se  habian  retirado  al  Castillo...  Entre  tanto  se  iva  propa- 
!,'ando  el  incendio,  y  aunquelos  Franceses  no  disparaban  ni  un  solo  tiro  desde  el  Castillo, 
no  se  cuido  de  atajar  lo.  »  [Manifesto.) 

«  Muy  lastimosa  es  sin  duda  la  desgracia  de  unos  pueblos  tan  benemeritos  (Numancia, 
Sagunto)...  Pero  la  infeliz  ciudad  de  San-Sebastian  destruida  por  la  inbumanldad  de 
nuestros  aliados  mismos,  sumergida  por  su  insensibilidad  en  un  cahos  de  calainitades, 
insultada  por  ellos  en  su  honor,  precisada  a  luchar  contra  su  obstinacion  en  negar  los 
bechos  mas  notorios,  que  consuelo  puede  esperar  para  el  alivio  de  tan  graves  malcs?  » 

«  El  ayuntamiento  faltaria  a  su  deber  si  en  tan  triste  situacion  difiriese  el  suplicar  a 
V.  A.  se  digne  comunicar  a\  cwngreso  nacional  el  resultado  de  las  informaciones  judi- 
ciales  recibidas  en  esta  ciudad,  Pasages,  Renteria,  Tolosa  y  Zaraux  sobre  los  funestos 
acontecimientos  deldiadel  asalto  y  sucésivos.  »  (Suplemento,  pièce  n»  10.) 

(1)  «  Pues  no  impedio  que  la  tropa  se  entregase  al  saqueo  mas  completo  y  a  las  mas 
horrorosas  atrocitades,  al  proprio  ticmpo  que  se  via  no  solo  dar  quartel,  sino  tambien 
recibir  con  demostraciones  <Je  benevolencia  a  los  Franceses  cogidos  con  las  armas  en  las 
manos.  »  (Manifesta  )  Le  manifeste  revient  souvent  sur  cette  circonstance  avec  un  senti- 
ment d'amertume  assez  facile  à  expliquer. 

(2)  La  compagnie  des  Philippines  avait  son  siège  dans  Saint-Sébastien  même;  la  com- 
pagnie de  Caracas  avait  le  sien  au  port  des  Passages,  à  uae  petite  lieoe  4e  Saint-Sé- 
bastien. 


SOUVENIRS  d'un  NATURAitiTï:.  MVTt 

Catalogne  et  jusqu'aux  portes  de  Madrid,  les  soldat?  de  Wellingtoi> 
brûlaient  les  fabriques  de  draps,  de  cotonnades  et  de  porcelaines;  en 
Andalousie,  ils  détruisaient  les  plantations  de  cannes  à  sucre  (1).  Le 
sac  de  Saint-Sébastien  n'eut  sans  doute  pas  d'autre  cause.  C'était  tou- 
jours cette  politique  implacable  qu'on  retrouve  au  fond  de  tous  les  actes 
de  l'Angleterre,  et  qui  lui  ferait  brûler  la  moitié  du  monde  pour  être 
seule  à  vendre  des  cotons  à  la  moitié  restante. 

Quoique  abandonné  à  ses  seules  ressources,  Saint-Sébastien  s'est  en- 
tièrement relevé  du  milieu  de  ses  ruines.  A  l'époque  de  mon  séjour, 
quelques  murs  éboulés,  quelques  tas  de  décombres- placées  entre  mes 
croisées  et  le  port,  rappelaient  seuls  les  fureurs  de  l'armée  anglaise.  La 
vieille  capitale  du  Guipuzcoa  a  repris  son  rang.  L'industrie,  le  com- 
merce surtout ,  ont  ramené  l'aisance  dans  ses  murs.  Comme  par  le 
fiasse,  Saint-Sébastien  est  aujourd'hui  un  des  principaux  centres  des 
populations  basques.  On  comprend  avec  quel  intérêt  j'étudiai  cette 
race  remarquable,  sans  parenté  aucune  avec  les  autres  nations  euro- 
péennes, et  dont  l'origine  est  un  des  plus  difficiles  problèmes  que  puisse 
aborder  l'ethnologie  (2).  11  ne  mériterait  pas  le  titre  de  naturaliste,  celui 
qui,  occupé  exclusivement  des  animaux,  négligerait  l'étude  de  l'es- 
pèce humaine  et  n'attacherait  pas  la  plus  haute  importance  à  tout  ce 
qui  peut  jeter  quelque  jour  sur  l'histoire  de  ses  innombrables  variétés. 

11- 

Les  Basques,  appelés  par  divers  auteurs  Cantabres,  Euskariens,  Eus- 
kaldunes  se  donnent  à  eux-mêmes  le  nom  à'Eskualdunac  ou  mieux 
d'Euskaldunac  (3).  Ils  parlent  une  langue  sans  analogie  avec  les  idiomes 
européens,  la  langue  eskuara  ou  euskara  (4).  Distincts  de  toutes  les  po- 
pulations voisines  par  les  caractères  physiques,  les  mœurs,  les  insti- 
tutions, ils  en  différaient  encore  autrefois  par  les  traditions  et  les 

(1)  Au  nombre  des  établissemens  les  plus  regrettables  que  les  Anglais  détruisirent  soit 
oa  eux-mêmes  soit  par  leurs  agen.,  il  faut  placer  le  jardin  botanique  crée  par  le  pnnce 
Se  la  PaiT  aux  ênviroL  de  Séville.  On  y  avait  réuni  avec  succès  plusieurs  végétaux  uUles 
de  la  Faix  aux  enviiun»  u  .,  „„„;^^oni  ii  rannelle  le  cacao,  la  cochemlle,  Im- 

ri,  a.„..  (H.-..O.V.  *  '<■  ye  *  ^-t°:„r  Sein  tm       «i.  p.,  c.„„u  de  ..„, 

souct;  Paris,  1825.) 

(4)  Lfingi.tc  de  main,  science  du  geste. 


107:2  REVUE  DES  DEIX  MONDES. 

croyances  religieuses.  Les  anciennes  fables  euskariennes  parlaient,  di- 
sent quelques  auteurs,  de  la  destruction  d'un  monde  antérieur,  à  la- 
quelle échappèrent  seulement  quelques  hommes  rares  comme  les  olives 
gui  restent  sur  l'arbre  après  la  récolte,  comme  les  grappes  qui  pendent  aux 
pampres  après  la  vendange  (1).  De  ce  nombre  fut  Aitor,  l'ancêtre  des 
Euskaldunac.  Retiré  avec  sa  compagne  dans  une  grotte  inaccessible, 
Aïtor  vécut  pendant  une  année,  voyant  à  ses  pieds  l'eau  et  le  feu  se 
disputer  l'empire.  Frappé  de  terreur,  il  oublia  tout  ce  qu'avaient  pu 
lui  transmettre  ses  ancêtres  sur  le  passé  du  monde,  et  inventa  jusqu'à 
un  nouveau  langage.  Les  fils  d'Aïtor,  descendus  dans  les  plaines,  s'é- 
tendirent rapidement  et  formèrent  de  puissantes  nations,  mais  tou- 
jours ils  conservèrent  fidèlement  la  langue  et  la  religion  du  père  des- 
cendu des  hauts  lieux,  de  l'ancêtre  des  montagnes  (-2).  Le  polythéisme, 
dans  ce  qu'il  a  de  grossier  et  de  matériel,  a  toujours  été  inconnu  des 
Euskariens.  Ces  peuples  adoraient  un  être  suprême,  créateur  et  con- 
servateur des  mondes,  le  Jao-on-Goîcoa  (3);  ils  commençaient  et  ter- 
minaient la  journée  en  lui  adressant  des  prières;  ils  lui  offraient  en 
sacrifice  les  fruits  de  la  terre  par  l'intermédiaire  des  anciens  de  la 
tribu;  mais  ils  ne  lui  élevaient  aucun  temple.  Les  cérémonies  reli- 
gieuses, toujours  très  simples,  avaient  lieu  à  certaines  époques  déter- 
minées par  les  phénomènes  célestes  et  se  passaient  sous  le  même  chêne 
où  ces  vieillards,  devenus  chefs  par  le  privilège  de  l'âge,  rendaient  la 
justice  et  réglaient  les  affaires  de  la  nation.  Les  Basques  croyaient  à 
l'immortalité  de  l'ame,  à  des  récompenses  et  à  des  punitions  après 
cette  vie.  Pour  eux,  la  mort  naturelle  n'était  qu'un  long  sommeil,  et 
la  tombe  s'appelait  le  lit  du  grand  repos  (i). 

Un  peuple  dont  la  religion  avait  toujours  été  spiritualiste  devait 
embrasser  facilement  le  christianisme.  Aussi  les  Basques  ont- ils  la 
prétention  d'avoir  été  le  premier  peuple  chrétien  (5).  Leurs  traditions 
nationales  se  sont  facilement  accordées  avec  ces  nouvelles  croyances. 
Les  Euskariens  ont,  pour  ainsi  dire,  confisqué  à  leur  profit  les  préten- 

(1)  Philosophie  des  t-eligions  comparées,  par  Augustin  Chaho,  Paris,  1818. 

(2)  Artagoia,  Arbassoa,  noms  donnés  à  Aitor.  {Philosophie  des  religions  comparées.) 

(3)  Ou  par  contraction  Jainkoa,  le  Seigneur  d'en  haut.  (Augustin  Cbabo,  l'abbé 
d'Hiarce.) 

(i)  Augustin  Chaho.  Nous  laissons  à  cet  écrivain,  à  Tabbé  d'Hiarce  et  aux  auteurs  bas- 
ques qui  les  ont  précédés  dans  celte  voie,  toute  la  responsabilité  de  ces  assertions  sur 
Taucien  spiritualisme  des  Euskariens.  M.  d'Avezac,  dont  l'opinion  doit  être  ici  d'un 
grand  poids,  regarde  toutes  ces  prétendues  traditions  comme  autant  d'inventions  mo- 
dernes. Cependant  il  nous  a  paru  intéressant  de  faire  connaître  ce  que  la  .science  indi- 
gène ou  les  cgaremens  d'un  patriotisme  exagéré  ont  inspiré  de  plus  récent  aux  Basques 
sur  leur  propre  race. 

(5)  Histoire  des  Cantahres  ou  des  premiers  colons  de  toute  l'Europe,  avec  cellas  de- 
Basques,  leurs  descendons  directs,  par  l'abbé  d'Hiarce  de  Bidassouet;  Paris,  1826. 


SOUVENIRS  D  US  KATIRALISTE.  1073 

tions  soulevées  par  les  autres  Espagnols  sur  l'antiquité  de  leur  propre 
race.  Ceux-ci  s'étaient  donné  pour  ancêtres  les  descendans  immé- 
diats de  Noé ,  sans  toutefois  s'accorder  exactement  sur  réi)oque  où 
ces  premiei-s  colons  arrivèrent  en  Espagne.  Mariana.  Joseph  Moret, 

Gabriel  de  Henao,  Florian  d'Ocaïupo,  Ferreras avaient  adopté 

la  version  qu'Alfonse  Tostat  avait  puisée  dans  la  Leyenda  pendolada, 
écrite  en  1073,  par  Herman  Lianes  (l).  D'après  eux,  Thubal,  fils  de 
Japhet,  serait  venu  directement  se  fixer  à  l'extrémité  occidentale  de 
l'Europe  cent  trente  et  un  ans  après  le  déluge,  et  cette  souche  primitive 
aurait,  plus  tard,  couvert  de  ses  colonies  l'Europe,  les  côtes  septentrio- 
nales de  l'Afrique  et  même  une  portion  de  l'Asie.  D'autres  écrivains, 
tels  que  Bochart,  Ponce  de  Léon.  Joseph  Pellicer,  Xavier  de  Garma, 
Manuel  de  la  Huerta,  etc..  admirent  que  les  fils  de  Japhet.  marchant 
de  lest  à  l'ouest,  avaient  commencé  par  peupler  les  parties  centrales 
de  l'Europe,  et  n'étaient  arrivés  en  Espagne  que  cinq  cent  trente-cinq 
ans  après  le  déluge,  sous  la  conduite  de  Tarsis,  cousin-germain  de 
Thubal.  Ces  deux  versions,  vivement  attaquées  et  soutenues,  parta- 
gèrent les  esprits.  De  part  et  d'autre,  on  invoquait  des  passages  tirés 
des  livres  saints.  Les  tribunaux  ecclésiastiques,  appelés  à  prononcer, 
prirent  du  moins  un  parti  assez  sage.  Ils  admirent  que  les  deux  opi- 
nions étaient  également  probables,  mais  que  la  vérité  ne  pouvait  se 
trouver  que  dans  l'une  d'elles.  Cette  décision  devint  un  article  de  foi, 
et  jusqu'à  la  fin  du  dernier  siècle  il  n'eût  pas  été  prudent  à  un  auteur 
espagnol  de  reconnaître  d'autre  chef  de  race  que  Thubal  ou  Tarsis; 
l'inquisition  eût  fort  bien  pu  lui  demander  compte  de  ses  opinions 
comme  d'une  hérésie. 

Les  Basques,  qui  se  considèrent  comme  les  seuls  représentans  des 
anciennes  populations  ibériques,  n'ont  pas  manqué  d'accepter  les  ré- 
sultats de  cette  controverse.  Une  sorte  de  m\ihologie  chrétienne  a 
remplacé  chez  eux  les  vagues  traditions  d'autrefois,  ^tor  est  devenu 
Noé.  Il  est  le  père  des  Euskaldunac,  d'où  il  résulte  que  ceux-ci  sont 
les  pères  de  toutes  les  autres  nations.  L  Espagne,  en  particulier,  a  été 
peuplée  directement  par  les  compagnons  de  Thubal  ou  de  Tarsis  (i), 
dont  les  descendans  ont  couvert  au  moins  l'Europe  tout  entière.  La 
langue  euskara  est-elle  bien  réellement,  comme  l'affirme  le  vulgaire, 
celle  que  parlaient  Adam  et  Eve  dans  le  paradis  terrestre?  Ce  serait 
iwssible,  car  Noé  a  pu  la  recevoir  par  tradition,  et,  dans  ce  cas,  il  a  dû 

(1)  De  ribérie,  ou  Essai  critique  sur  l'origine  des  premières  populations  de  F  Espagne, 
par  L.-F.  Graslin,  ancien  consul  de  France  à  Santander. 

(2)  Nous  retrouvons  chez  les  auteurs  basques  les  plus  récens  les  deux  opinions  qu'ont 
soutenues  les  écrivains  espagnols.  Ainsi  Tabbé  dHiarce  regarde  Tarsis  comme  le  fonda- 
teur de  la  première  colonie  ibérienne,  tandis  que  Larramendi,  suivi  en  cela  par  M.  Cbaho, 
fait  remonter  son  origine  jusqu'à  Thubal. 

68 
TOH£   Y. 


1074  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  transmettre  à  ses  descendans.  Il  est  vrai  que  ceux-ci,  ayant  voulu 
braver  le  Très-Haut  en  élevant  la  tour  de  Babel,  furent  frappés  de 
confusion,  et  que  soixante-douze  langues  remplacèrent  subitement  la 
langue  unique  qu'ils  tenaient  de  leurs  pères;  mais  l'Écriture  ne  dit  pas 
en  quelle  année  l'orgueil  des  hommes  leur  attira  cette  punition.  Il  ne 
serait  donc  pas  impossible  que  la  colonie  appelée  à  peupler  l'Europe  et 
l'Espagne  fût  partie  avant  cette  époque  (1).  Elle  aurait  ainsi  emporté 
avec  elle  le  langage  parlé  dès  les  premiers  âges  du  monde,  et  dès-lors 
les  croyances  populaires  pourraient  bien  être  l'expression  de  la  vérité. 
En  tout  cas,  la  langue  euskara  est  infiniment  supérieure  à  toutes  les 
langues  connues,  par  sa  priorité,  son  universalité,  son  inèpuisabilité , 
son  naturalisme,  ses  inflexions,  ses  nuances,  ses  désinences,  ses  allusions, 
et  son  mécanisme  verbal  :  elle  renferme  en  elle  seule  plus  de  radicaux 
qu'il  n'en  aurait  fallu  pour  suffire  à  la  formation  des  soixante-douze 
langues  nées  au  pied  de  la  tour  de  Babel  (2).  Donc  aucune  langue  ne 
se  rapproche  autant  qu'elle  du  langage  révélé  à  Adam  par  le  Père  éter- 
nel (3).  Inspirée  par  Dieu,  la  langue  euskara  est  aussi  naturelle  à  l'es- 
pèce humaine  que  le  roucoulement  au  pigeon,  l'aboiement  au  chien, 
le  mugissement  au  taureau.  Tout  homme  qui  commence  à  bégayer 
parle  basque.  Papa,  titi,  marna,  caca,  ces  mots  enfantins  qu'on  re- 
trouve chez  tant  de  peuples  sont  du  plus  pur  euskarien,  et  signifient 
manger,  mamelle,  téter,  saleté  (4).  Cette  langue  ayant  ses  racines  dans 
la  nature  même  des  choses,  son  étude  suffit  pour  nous  faire  retrouver 
l'origine  de  tous  les  arts,  de  toutes  les  sciences.  Ses  noms  de  nombre 
renferment,  dans  treize  paroles,  tous  les  principes  fondamentaux  de 
la  philosophie  naturelle,  et  les  mystères  numériques  de  Platon  ou  de 
Pythagore  n'ont  pu  être  établis  que  sur  les  principes  de  la  numération 
basque.  L'alphabet  euskarien  est  à  lui  seul  toute  une  révélation.  Son 
nom  est  Yesus.  L'ensemble  des  cinq  voyelles,  prises  dans  le  même 
ordre  qu'en  français,  présente  une  idée  complète  du  monde  primor- 
dial et  de  la  création  (5).  Trois  d'entre  elles,  i,  a,  o,  réunies  en  un  seul 


(1)  L'abbé  d'Hiarce. 

(2)  D'après  don  Pablo  de  Astarloa,  la  langue  basque  possède  plus  de  quatre  milliards 
de  mots  d'une,  de  deux,  ou  de  trois  syllabes,  non  compris  ceux  qui  en  ont  un  plus 
grand  nombre  et  ceux  qui  résultent  de  la  combinaison  de  ces  divers  radicaux.  (Apologia 
de  la  lerifftia  bascongada;  Madrid,  1803.)  Ajoutons  qu'il  existe  en  basque  des  mots  qui 
eût  jusqu'à  seize  syllabes. 

(3)  Conclusions  des  treize  théorèmes  grammaticaux  que  l'abbé  d'Hiarce  croit  avoir 
démontrés.  Déjà  don  Pablo  de  Astarloa  avait  soutenu  les  mêmes  prétentions  dans  l'ou- 
vrage que  nous  venons  de  citer. 

(4)  L'abbé  d'Hiarce. 

(5)  L'abbé  d'Hiarce,  Histoire  des  Cantabres.  Don  Juan  Bautista  de  Erro  y  Aspiros, 
Alfabeto  primitivo  de  la  lengua  primittva  de  Espana,  Madrid,  1806,  et  El  Mundo  pri- 
niitivo,  Madrid,  1815. 


soii>ENiRS  d'un  naturaliste.  4075 

mot,  résument  en  entier  le  verbe  adamique,  expriment  à  la  fois  la  vie, 
l'incarnation  et  l'esprit,  le  commencement,  la  fin  et  le  milieu.  lao,  tel  esf 
le  seul  vrai  nom  de  Dieu,  nom  sublime,  révélé  dans  le  premier  âge 
aux  patriarches  du  Midi,  défiguré  par  les  lévites  hébreux  et  les  pon- 
tifes celto-romains,  mais  conservé  de  tout  temps  et  vénéré  de  nos  jours 
encore  par  les  Euskariens  (4). 

En  laissant  de  côté  ce  qu'ont  d'exagéré  et  d'absurde  les  prétentions 
linguistiques  des  Basques,  il  n'en  faut  pas  moins  reconnaître  que  leur 
langue  est  vraiment  remarquable  et  présente  des  caractères  tout-à-fail 
spéciaux.  G.  de  Humboldt  pense  qu'on  ne  peut  la  rattaclier  à  aucune 
langue  de  la  famille  indo-germanique.  Elle  est,  entre  autres,  entière- 
ment distincte  des  dialectes  celtiques.  Les  seules  langues  dont  elle  se 
rapprocherait  par  son  mécanisme  grammatical  seraient,  d'après  Hum- 
boldt, quelques  langues  américaines.  D'un  autre  côté,  l'abbé  d'Hiarce  a 
signalé,  dans  un  vocabulaire  rapporté  par  Pérou  de  la  terre  de  \an- 
Diémen,  plusieurs  mots  qu'il  assure  être  rigoureusement  basques.  Il  est 
assez  étrange  qu'il  faille  aller  chercher  aussi  loin  les  seules  analogies 
(jue  cet  idiome  présente  avec  les  langages  connus.  La  langue  basque 
est  d'ailleurs  presque  impossible  à  apprendre  pour  des  étrangers.  Quel- 
([ues-uns  des  théorèmes  grammaticaux  de  l'abbé  d'Hiarce  donneront  une 
idée  de  ses  difficultés.  En  basque,  les  noms,  les  pronoms,  les  adjectifs, 
se  changent  en  verbes,  et  les  verbes  se  métamorphosent  en  noms  et  en 
adjectifs.  Les  propositions,  les  adverbes,  les  conjonctions,  les  interjec- 
tions, les  caractères  mêmes  de  l'alphabet,  se  déclinent  comme  noms 
ou  comme  adjectifs,  et  se  conjuguent  comme  verbes.  Chaque  nom  a 
six  nominatifs  et  douze  cas  ditîérens;  les  adjectifs  comptent  jusqu'à 
vingt  cas.  Le  nom  change  souvent  selon  l'état  de  l'être,  de  la  chose  quil 
sert  à  désigner.  Chaque  verbe  français  est  représenté  par  vingt-six  ver- 
bes qui  expriment  chacun  une  modification  spéciale,  soit  de  l'action, 
soit  de  l'être  ou  de  la  chose  sur  laquelle  s'exerce  cette  action.  11  y  a  de 
plus  quatre  conjugaisons  différentes,  selon  qu'on  s'adresse  à  un  enfant, 
à  une  femme,  à  un  égal  ou  à  un  supérieur...  Ces  quelques  citations 
de  notre  auteur  suffiront,  je  pense,  pour  réfuter  une  de  ses  assertions, 
savoir,  que  la  langue  euskarienne  pourrait  très  aisément  devenir  un 
langage  universel.  Bien  loin  qu'il  en  soit  ainsi,  elle  est  toujqurs  restée 
confinée  chez  les  Basques.  Ceux-ci  apprennent  assez  facilement  1  espa- 
gnol ou  le  français;  mais  la  réciproque  n'a  jamais  lieu. 

Une  histoire  qui  commence  au  plus  tard  cinq  f  "^  >^'«n^-^*"^,f  " 
après  le  déluge  doit  présenter  quelque  étrangete.  Aussi  voit-on  b'eot 
paraître  à  côté  des  patriarches  des  Personnages  d  ongme  fort  diH^^- 
rente.  Après  la  mort  de  Tarsis,  les  Euskariens  d'Espagne  élisent  pour 

(1)  Philosophie  des  religions  comparées,  par  Augustin  Chaho, 


1076  REVUE  DES  DEUX  3I0NDES. 

roi  Géryon,  qui,  pour  immortaliser  le  souvenir  de  son  règne,  fait 
bâtir  deux  villes  puissantes  :  Gironne  au  nord,  Cadix  au  midi;  mais  ce 
souverain,  oubliant  qu'un  roi  ne  doit  être  qu*^  le  pèr"  de  ses  sujets, 
veut  régner  en  tyran  sur  les  Euskariens.  C^ux-ci  se  ré^  ;*»::nt;  Osyris, 
roi  d'Egypte,  leur  prête  l'appui  de  ses  armes;  Géjpçïiin  ep^  défait  et  tué 
dans  les  champs  de  Tarifa,  non  loin  du  dt,":roit  de  GIbr.  'tar.  Ses  trois 
fils  lui  succèdent;  mais,  trop  semblables  àleu-nère  iic  font  assassiner 
Osyris  par  Typhon.  Orus,  l'Hercule  libyen,  accourt  au  fond  de  la  Scy- 
thie,  les  appelle  en  combat  singulier,  les  tue,  et,  comme  monumens  d(^ 
sa  victoire,  élève  les  deux  célèbres  colonnes  qui  portent  son  nom. 
Deux  compagnons  d'armes  d'Hercule,  Hispale  et  Atlante,  se  succèdent 
sur  le  trône  d'Espagne.  Sicule,  fils  du  dernier,  règne  à  la  fois  sur  ce 
pays  et  sur  l'Italie,  comprime  la  Sicile  et  le  peuple  d'Euskarie.  Après 
Sicule,  la  race  de  Tarsis  ressaisit  le  pouvoir,  jusqu'au  moment  où 
Abidès,  le  grand  législateur,  renonce  volontairement  au  trône,  et  or- 
ganise i'Ibérie  en  une  vaste  république  fédérative,  1014  ans  avant  la 
fondation  de  Rome.  D'Abidès  ou  de  ses  contemporains  sont  descendus 
tous  les  ducs  ou  chefs  des  républiques  fédérées,  tous  les  héros  dont 
s'enorgueillit  l'Espagne,  et  en  particulier  Pelage  et  ses  compagnons. 
Ainsi,  de  nos  jours  encore,  la  nation  espagnole  est  gouvernée  par  une 
famille  euskarienne  ou  basque,  et  la  reine  Isabelle  descend  en  ligne  di- 
recte de  Tarsis  et  de  Noé  (1). 

On  le  voit,  jusqu'à  ce  jour  les  historiens  basques  ont  écrit  sous  l'em- 
pire de  préoccupations  qui  ne  permettent  guère  d'accepter  leurs  idées. 
Ce  fait  est  d'autant  plus  regrettable,  qu'en  secouant  les  préjugés  d'un 
faux  orgueil  national,  leurs  recherches  auraient  certainement  conduit 
à  des  découvertes  curieuses.  Au  milieu  même  de  leurs  (3xagérations, 
on  peut  dégager  un  résultat  important.  On  trouve  dans  la  langue  eus- 
kara  l'étymologie  d'un  grand  nombre  de  noms  de  fleuves,  de  mon- 
tagnes, de  provinces,  de  localités  où  n'existe  plus  la  race  basque  (2). 

(1)  L'abbé  d'Hiarce  rattache  la  généalogie  de  Pelage  à  un  certain  Lopcz  \",  qui  aurait 
vécu  du  temps  d'Auguste.  Il  va  sans  dire  qu'il  manque  à  notre  auteur  bien  des  intermé- 
diaires soit  avant,  soit  après  cette  époque,  mais  il  n'en  formule  pas  moins  ses  conclusions 
avec  la  plus  entière  assurance.  Au  reste,  l'opinion  de  M.  d'Avezac,  que  nous  avons  rap- 
portée plus  haut,  s'applique  à  ces  prétendues  traditions  historiques  aussi  bien  qu'à  ce 
qu'on  nous  raconte  des  anciennes  légendes  religieuses.  Les  Basques  n'ont  presque  rien 
écrit.  Le  plus  ancien  monument  national  de  leur  histoire  paraît  être  une  espèce  de  bal- 
lade où  il  est  fait  allusion  aux  guerres  contre  les  Romains,  et  dont  G.  de  Humboldt  a 
imprimé  quelques  couplets.  Un  autre  chant  sur  la  bataille  de  Roncevaux  a  été  publié 
en  1834.  (D'Avezac,  Encyclopédie  nouvelle,  article  Basques.) 

(2)  Larramendi,  Astarloa,  de  Erro,  l'abbé  d'Hiarce...  Ces  auteurs  ont  cependant  donné 
à  leurs  systèmes  étymologiques  une  extension  exagérée.  Ils  ont  voulu,  par  exemple,  que 
les  noms  de  Suède,  de  Norwége,  de  Danemark,  ainsi  que  ceux  d'Hélicon,  de  Chypre, 
de  Délos,  etc.,  fussent  des  noms  primitivement  basques.  Ils  ont  étendu  la  même  prétention 
aux  noms  de  Lutèce,  de  Versailles,  d'Orléans  et  d'Arras,  etc.  La  conclusion  naturelle  da 


SOUVENIRS  d'un   NATURALISTE.  i07' 

Ce  fait,  accepté  par  l'illustre  Guillaume  de  Huniboldt,  qui  fit  le  voyage 
de  Biscaye  tout  exprès  pour  en  vérifier  l'exactitude,  confirme  au  moins 
une  des  traditions  euskariennes.  Depuis  Leibnitz,  les  noms  de  lieu, 
qui  changent  si  difficilement,  sont  considérés  avec  raison  comme  un 
des  indices  les  plusi^jistans  qui  puissent  nous  aider  à  retrouver  la  trace 
de  populations  éteintes  ou  transportées.  En  combinant  les  données 
fournies  p^r  cette  étude  a\ic  quelques  passages  des  historiens  grecs  el 
romams,  on  est  conduit  à  admettre  que  la  race  basque  a  ou  jadis  une 
extension  de  beaucoup  plus  considérable  qu'aujourd'hui.  Il  est  pro- 
bable qu'elle  occupait  une  grande  portion  de  l'Italie,  les  côtes  orien- 
tales de  la  Gaule,  l'Espagne  tout  entière,  et  qu'elle  se  partageait  les  îles 
de  la  Méditerranée  avec  les  Libyens  (1).  C'est  aux  peuples  de  cette  race 
que  Prichart  donne  le  nom  à'Ihères.  Ces  peuples  paraissent  avoir 
atteint  de  bonne  heure  un  certain  degré  de  civilisation.  Ils  connais- 
saient l'écriture,  et  leur  alphabet,  dérivé  sans  doute  de  l'alphabet  phé- 
nicien, ressemblait  à  celui  de  quelques  anciennes  nations  italiques. 

La  science  moderne  a  été  moins  heureuse  quand  elle  a  cherché  à 
rattacher  les  Espagnols  primitifs  à  l'une  des  grandes  familles  qui  ser- 
vent à  classer  les  races  humaines.  Ici,  tout  est  conjecture.  Bory  Saint- 
Vincent  a  fait  venir  les  premiers  habitans  de  l'Espagne  de  la  fabuleuse 
Atlantide  de  Platon  (2).  M.  Petit-Badel  les  regarde  comme  sortis  du 
Latium  et  de  l'Étrurie  (3).  MM.  Michelet  (4)  et  de  Brotonne  (5)  voient 
en  eux  une  race  celtique.  M.  Graslin  en  fait  un  rameau  celto-scythi- 
que  (6).  Quelques-uns  de  ces  auteurs  distinguent  en  outre  les  premiers 
Ibères  des  peuples  qui  parlent  euskara,  et  refusent  à  ces  derniers  l'im- 
portance que  nous  leur  avons  accordée  avec  les  ethnologistes  les  plus 
distingués  (7).  Deux  savans  du  plus  grand  mérite  ont  cherché  à  ratta- 
cher les  Euskariens  aux  Finois  (8).  M.  Dartey,  de  son  côté,  les  rap- 

toutes  ces  étymologies  forcées  est  toujours  que  les  Basques  sout  la  race  primitive,  et  que 
l'Europe  entière  a  été  peuplée  par  eux. 

(1)  Les  Libyens  sont  les  ancêtres  des  Berbères  modernes,  et  formaient  un  rameau  de 
la  grande  race  sémitique  ou  syro-arabe.  Ils  occupaient  la  côte  septentrionale  de  rAfrique, 
depuis  l'Egypte  jusqu'au  détroit  de  Gibraltar,  et  toute  la  portion  occidentale  du  conti- 
nent africain  connu  des  Romains  et  des  Grecs.  (Prichart,  Histoire  naturelle  de  l'homme, 
traduit  par  le  docteur  Roulin;  Paris,  1843.) 

(2)  Essai  géologique  sur  le  genre  humain;  Paris. 

(3)  Mémoire  sur  les  anciennes  villes  d'Espagne;  Paris,  1837. 
{4-)  Histoire  de  France. 

(5)  Histoire  de  la  filiation  et  de  la  migration  des  peuples;  Paris,  1837. 

(6)  De  l'Ibérie;  conclusions. 

(7)  Abel  de  Rémusat,  G.  de  Humboldt,  A.  de  Humboldt,  Prichart,  etc. 

(8)  MM.  Arndt  [Vber  die  Verwandschaft  der  europœischen  Sprachen;  1810)  et  Rask 
{Vber  das  Aller  und  JEchteil  der  Zend-Sprache;  182C).  La  race  linoise,  venue  de  l'Asie, 
paraît,  d'après  les  travaux  de  ces  savans,  confirmés  par  les  recherches  osteographiques  (  e 
M.  lletzius,  avoir  occupe  une  grande  partie  do  l'Europe  antérieurement  a  l'invasiou  cd- 


1078  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

proche  des  Sémites  (l),  et  cette  opinion  nous  semble  la  moins  impro- 
bable. Toutefois,  en  présence  du  manque  absolu  de  renseig^nemens 
précis,  nous  confesserons  l'impuissance  actuelle  de  la  science.  Tout  en 
réservant  l'avenir,  nous  verrons  avec  Prichart,  dans  les  Euskariens, 
un  débris  de  l'ancienne  race  ibérique,  et  dans  celle-ci  une  race  abori- 
gène, c'est-à-dire  une  population  qui,  antérieurement  à  nos  temps  his- 
toriques, vivait  sur  le  sol  où  nous  en  trouvons  encore  aujourd'hui  les 
restes. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  les  Ibères  paraissent  avoir  subi  une  première 
perte  de  territoire,  lorsque  les  Liguriens,  partis  des  bords  du  fleuve 
Ligys,  que  l'on  croit  être  la  Loire,  s'emparèrent  des  côtes  comprises 
entre  le  Rhône  et  l'Italie.  Plus  tard  eut  lieu  la  grande  invasion  des 
peuplades  celtiques  dont  les  descendans  occupent  presque  tout  l'occi- 
dent de  l'Europe.  Les  Celtes,  plus  forts,  plus  guerriers,  exterminèrent 
partout  les  Euskariens,  qui  ne  trouvèrent  d'asile  que  dans  les  gorges 
sauvages  des  Pyrénées  (2).  Là,  favorisés  par  la  nature  des  lieux,  aguer- 
ris par  la  nécessité,  les  débris  de  ces  nations  formèrent  plusieurs  pe- 
tites républiques  confédérées  (3) ,  et  luttèrent  avec  avantage  contre  des 
invasions  nouvelles.  A  dater  des  temps  historiques,  nous  voyons  tous 
les  con(iuérans  venir  se  briser  contre  les  forteresses  naturelles  que  le 
courage  des  montagnards  rendait  imprenables.  Carthaginois,  Romains. 
Goths,  Francs,  Sarrasins,  essaient  tour  à  tour  de  subjuguer  les  Basques. 
Ils  les  battent  souvent  en  bataille  rangée,  ils  ravagent  leurs  vallées  et 
leurs  collines,  parfois  même  ils  les  soumettent  momentanément;  mais 
cette  sujétion  n'est  jamais  que  temporaire  ou  nominale,  en  ce  sens  que 
les  Euskariens  ne  perdent  jamais  leur  nationalité  et  repoussent  obsti- 
nément tout  ce  que  leur  apporte  l'étranger,  mœurs  et  langage.  A  vrai 
dire,  les  populations  euskariennes  étaient,  pour  leurs  prétendus  do- 
tique.  C'est  d'elle,  entre  autres,  que  descendent  les  Magyars,  dont  l'origine  a  été  si  long- 
temps un  problème,  qui,  eux  aussi,  ont  eu  la  prétention  de  descendre  en  ligne  droite  des 
premiers  patriarches  et  de  parler  la  langue  d'Adam.  Les  traditions  du  Nord  nous  re- 
présentent les  premiers  Finois  comme  des  hommes  très  grands,  à  peau  blanche,  à  che- 
veux rouges  et  à  yeux  bleus.  On  retrouve  toujours  des  traces  plus  ou  moins  profondes 
de  ces  caractères  physiques  chez  les  peuples  sortis  de  cette  souche,  et  nous  verrons  plus 
loin  combien  ce  type  est  éloigné  du  type  basque. 

(1)  Recherches  sur  l'origine  des  peuples  du  Nord.  M.  Vivien  de  Saint-Martin ,  qui  a 
bien  voulu  me  communiquer  ses  notes  sur  les  travaux  de  Arndt,  de  Rask  et  de  Dartey, 
regarde  l'opinion  de  ce  dernier  comme  insoutenable  historiquement,  mais  comme  pro- 
bable, si  l'on  se  place  au  point  de  vue  des  caractères  physiques.  Tel  est  aussi  notre  avis. 

(2)  D'après  M.  Ghaho ,  les  géans ,  tartaro,  dont  il  est  question  dans  les  contes  popu- 
laires, ne  seraient  autre  chose  que  les  Celtes. 

(3)  Les  principales  tribus  euskariennes  étaient,  à  l'époque  des  guerres  puniques,  les 
Cantabres  et  les  Vascons.  Ces  derniers  ont  donné  plus  lard  leur  nom  à  l'ensemble  de  ces 
provinces  et  aux  populations  elles-mêmes.  Les  Basques  actuels  sont  les  descendans  im- 
n.édiats  de  la  race  vascone. 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  1079 

minateurs,  plutôt  des  alliés  qu'il  fallait  ménager  que  de  véritables  su- 
jets. Toujours  prêtes  à  reconquérir  une  entière  indépendance,  on  les 
voit  saisir  hardiment  la  première  occasion  de  prendre  de  sanglantes 
revanches ,  et  l'on  compte  plus  d'une  localité  dont  le  nom  est  répété 
dans  le  pays  basque  avec  autant  d'orgueil  que  celui  de  Roncevaux. 
Toutefois,  à  mesure  que  les  états  voisins  de  la  confédération  euska- 
Tienne  se  développaient ,  ils  absorbaient  les  membres  de  ce  corps  qui 
n'avait  jamais  été  bien  homogène  (1);  mais  partout  nous  voyons  les 
souverains  accorder  à  ces  nouveaux  feudataires  des  privilèges  excep- 
tionnels et  les  laisser  se  gouverner  selon  leurs  us  et  coutumes  (2). 
Mieux  que  toutes  les  autres  provinces  basques ,  la  Biscaye  et  le  Gui- 
puzcoa  ont  conservé  le  langage ,  les  mœurs ,  les  institutions  de  leurs 
ancêtres,  et  il  y  a  certes  quelque  chose  d'étrange  à  retrouver  en  plein 
XIX*  siècle,  à  deux  pas  de  la  France,  une  société  du  moyen-âge  (3). 

Les  franchises  du  pays  basque,  devenues  si  célèbres  sous  le  nom  de 
fueros.  réglaient  à  la  fois  les  rapports  avec  la  couronne  d'Espagne  et 
l'organisation  intérieure  de  chaque  province.  Sur  le  premier  point, 
elles  étaient  à  peu  près  les  mêmes  pour  la  Biscaye  et  le  Guipuzcoa.  Le 
roi  de  Castille  était  seigneur  suzerain;  on  lui  devait  foi  et  hommage; 
il  prélevait  une  légère  redevance  sur  quelques  maisons  et  sur  le  pro- 

(1)  Le  Garazi,  habité  par  les  Basques  navarrais,  fut  réuni  au  royaume  de  ce  nom  en 
906  par  Sanche-le-Grand.  VAlava  reconnut  volontairement  la  souveraineté  d'Al- 
phonse XI,  roi  de  Castille,  en  1330.  Trois  années  après,  ce  souverain  reçut  aux  mêmes 
conditions  la  soumission  du  Guipuzcoa  et  de  la  Biscaye.  La  Terre  de  Labourt,  ou  pays 
basque  français,  resta  long-temps  à  l'état  de  lande  sauvage  et  inculte.  Il  fut  acheté  en 
1106  par  les  Basques  guipuzcoans,  qui,  pour  3,306  florins  d'or,  obtinrent  de  Guittard,  vi- 
comte de  Labourt  et  de  Marennes ,  le  droit  de  le  défricher  et  d'en  jouir  en  toute  fran- 
chise. Depuis  cette  époque,  le  Labourt  partagea  toutes  les  vicissitudes  de  cette  portion 
du  territoire,  et  fut  définitivement  réuni  à  la  France  par  Charles  VII  en  1*51.  (Histoire 
des  Cantabres.  ) 

(2)  En  France  même,  les  Labourtains  étaient  exempts  de  toute  taxe,  taille  et  impôt, 
moyennant  une  subvention  annuelle  de  353  livres  10  sols  et  l'entretien  d'un  corps  de 
milice  de  mille  hommes,  destinés  à  la  garde  des  frontières.  Pendant  les  guerre*  de 
Louis  XIV,  le  Labourt  s'imposa  volontairement  un  subside  de  22,600  livres,  mais  en  fai- 
sant toutes  réserves  pour  ses  privilèges,  qui  furent  respectés  jusqu'à  l'époque  de  la  ré- 
volution. 

(3)  On  sait  combien  étaient  minutieuses  les  précautions  prises  par  les  Basques  pour 
assurer  le  maintien  de  leurs  franchises  contre  les  envahissemens  de  la  couronne.  En  Bis- 
caye, le  seigneur  de  Biscaye,  —  car  les  fueros  ne  donnent  pas  d'autre  titre  au  roi  de 
Castille,  —  devait  venir  en  personne  jurer  de  les  maintenir.  11  prêtait  quatre  sermens  so- 
lennels :  le  premier  aux  portes  de  Bilbao,  devant  l'assemblée  générale;  le  second  à  San- 
Meterio  Geledon  de  Larravezua,  devant  le  clergé  en  habits  pontificaux,  et  portant  le  corps 
consacré  de  Notre-Seigneur;  le  troisième  sous  le  fameux  chêne  de  Guernica,  ou  se  tenaient 
les  juntes  de  Biscaye;  le  quatrième,  enfin,  sur  l'aulel  de  sainte  Euphém.e,  dans  la  ville 
de  Bermeo.  Faute  d'avoir  rempli  ces  formalités  un  an  après  en  avoir  reçu  .sommation,  le 
roi  de  Castille  perdait  tout  droit  aux  redevances  de  la  province,  et  Von  n'était  plus  tenu 
d'obéir  à  ses  injonctions. 


1080  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

(luit  des  forges.  En  cas  d'envahissement  du  territoire,  la  population 
devait  se  lever  en  masse.  A  ces  conditions,  les  provinces  étaient  exemptes 
de  tous  droits,  tailles  et  impôts;  leur  commerce  était  entièrement  libre, 
et  elles  n'accordaient  en  hommes  ou  en  argent  que  ce  qu'elles  jugeaient 
convenable.  Le  Guipuzcoa,  placé  à  l'extrême  frontière,  avait  sur  son  ter- 
ritoire quelques  places  fortes  où  les  rois  d'Espagne  tenaient  garnison. 
Il  recevait  en  outre  un  commandant-général ,  qui  habitait  d'ordinaire 
à  Saint-Sébastien  (1);  mais  cet  officier  ne  pouvait  rien  par  lui-même^ 
et  son  rôle  se  bornait  à  s'entendre  avec  les  alcades  sur  les  questions 
relatives  à  la  défense  du  pays.  Quant  à  la  Biscaye,  un  de  ses  droits  les 
plus  essentiels  était  de  n'avoir  dans  toute  l'étendue  de  son  territoire 
ni  troupes  ni  forteresses  royales;  le  souverain  lui-même,  lorsqu'il  en- 
trait dans  certaines  villes,  devait  laisser  en  dehors  tous  ses  hommes 
d'armes  et  ne  garder  autour  de  lui  qu'une  faible  escorte  dont  le  chiffre 
était  soigneusement  spécifié.  Le  régime  intérieur  de  la  Biscaye  et  du 
Guipuzcoa  différait  à  certains  égards;  mais  il  y  avait  ceci  de  commun, 
({u'indépendamment  des  franchises  générales  chaque  ville,  chaque 
village,  pour  ainsi  dire,  avait  son  administration  particulière  entière- 
ment indépendante,  et  souvent  ses  lois  à  part ,  ses  privilèges  spéciaux. 
La  province  était  en  réalité  un  état  fédératif,  composé  d'un  grand 
nombre  de  petites  républiques  gouvernées  par  leurs  alcades  et  leurs 
ayuntamientos  (2),  et  qui  toutes  avaient  leurs  représentans  dans  les  états 
provinciaux,  appelés  bilzar.  A  ceux-ci  étaient  réservés  l'administra- 
tion générale,  la  fixation  des  impôts,  et  surtout  le  soin  de  conserver 
intact  le  dépôt  des  fueros. 

Pour  faire  partie  de  cette  assemblée  nationale,  il  suffisait  d'être 
Basque  ou  plutôt  propriétaire.  La  hiérarchie  féodale,  telle  qu'on  la  re- 
trouve partout  ailleurs  en  Europe,  n'a  jamais  existé  chez  les  Euska- 
riens.  Il  est  vrai  que  tous  les  Guipuzcoans  étaient  nobles  de  naissance 
et  jouissaient  en  Espagne  de  tous  les  droits  attachés  à  cette  qualité;  il 
est  vrai  que  certaines  villes  de  la  Biscaye  et  de  l'Alava  conféraient  les 
mêmes  avantages  à  leurs  habitans;  mais  c'étaient  là  autant  de  privi- 
lèges extérieurs  en  quelque  sorte,  et  qui  n'avaient  aucune  valeur  dans 
les  pays  basques.  Les  titres  même  les  plus  élevés,  conférés  par  les  rois 
d'Espagne  à  certaines  familles,  n'établissaient  en  leur  faveur  aucune 
distinction  réelle  parmi  leurs  concitoyens.  En  Guipuzcoa,  en  Biscaye, 


(1)  Cette  circonstance  a  fait  regarder  Saint-Sébastien  comme  la  capitale  du  Guipuzcoa; 
mais  celte  expression  est  loin  d'être  exacte,  car,  dans  cette  province,  le  siège  du  bilzar 
ou  assemblée  générale  annuelle  et  de  la  junte  gouvernementale  change  tous  les  ans.  Il 
n'y  a  donc  pas  de  capitale  proprement  dite. 

(2)  La  Biscaye  comptait  cent  dix  infanzonades  ou  petites  républiques  ayant  droit  d'en- 
voyer des  délégués  à  l'assemblée  générale.  Le  Guipuzcoa  était  moins  divisé.  [Aperçus 
sur  la  Biscaye,  les  Asturies  et  la  Galice,  par  le  comte  Louis  de  Marillac;  Paris,  1807.) 


SOUVENIRS   d'un   NATURALISTE.  1081 

en  Alava,  la  constitution  ne  reconnaissait  ni  nobles,  ni  marquis,  ni 
ducs  :  en  revanctie,  personne  n'était  roturier.  Pour  faire  partie  des  as- 
semblées délibérantes,  pour  prendre  part  à  l'administration,  il  fallait 
seulement  être  etcheco^auna,  c'est-à-dire  maitre  de  maison,  et  cette 
qualité,  attachée  à  la  possession  du  sol,  se  transmettait  avec  lui.  Un 
étranger,  quelque  infime  que  fût  sa  naissance,  en  achetant  la  terre,  ac- 
quérait ce  titre,  et  pouvait  prendre  ceux  de  noble,  de  gentilhomme,  de 
ihidalgo,  que  les  Basques  ne  considéraient  que  comme  des  équivalens 
du  premier,  h'etcheco-yauna  ne  jouissait  d'ailleurs  d'aucun  privi- 
lège (I).  Toutes  les  professions  étaient  regardées  comme  également  di- 
gnes d'estime,  aucune  d'elles  n'entraînait  l'idée  de  dérogation.  On  com- 
prend quelle  égalité  profonde  devait  résulter  de  ces  principes  entre 
tous  les  citoyens.  Aussi ,  à  Saint-Sébastien  même,  lorsque  ïayunta- 
miento  donnait  un  bal,  on  ne  faisait  aucune  invitation  spéciale;  on  se 
contentait  d'afficher  dans  la  ville  :  —  H  y  a  bal  ce  soir,  —  et  allait  dan- 
ser qui  voulait.  Aujourd'hui  encore  il  reste  de  nombreuses  traces  de 
ces  mœurs  patriarcales.  Sans  doute  elles  s'effacent  à  mesure  ((ue  les 
Basques  se  mêlent  davantage  aux  populations  voisines;  sans  doute  ici, 
comme  ailleurs,  la  vanité  des  uns,  la  jalousie  des  autres,  tendent  à  éta- 
blir des  distinctions  sociales  de  plus  en  plus  tranchées.  Cependant,  aux 
réunions  de  chant,  aux  soirées  dansantes  des  dimanches  et  jours  de 
fête,  j'ai  vu  réunis  des  nobles  titrés,  des  négocians  et  jusqu'à  des  per- 
sonnes qui,  chez  nous,  seraient  à  peine  au-dessus  des  artisans.  Des 
marquis,  des  comtes,  figuraient  à  la  même  contredanse  avec  des  tail- 
leurs ou  des  marchands  quincailliers,  et  ce  rapprochement  paraissait 
tout  simple. 

Les  fueros  basques,  sérieusement  exposés  à  périr  par  la  guerre  de 
don  Carlos,  ont  échappé  à  ce  danger,  grâce  à  la  convention  deBergara 
et  à  la  prudence  du  gouvernement  espagnol.  Ils  n'ont  subi  que  deux 
atteintes  fort  légères  en  réalité.  Le?>carabineros^  qui  font  le  service  de 
la  gendarmerie,  ont  été  installés  dans  les  trois  provinces,  et  les  douanes 
ont  été  portées  aux  frontières  de  France  l^ï).  Sous  ce  rapport  même. 

(1)  Histoire  des  Cantabres.  Cette  éf^alité  i^énérale  ne  subissait  qu'une  seule  exception. 
Quelques  maisons  dites  infanzones  donnaient  à  leur  propriétaire  une  place  distinguée 
dans  certaines  églises,  et  le  droit  de  carillonnement  en  cas  de  décès;  mais  il  est  à  re- 
marquer que  ces  maisons,  conservées  avec  beaucoup  de  soin  et  d'orgueil  dans  les 
mêmes  familles,  sont  presque  toutes  restées  entre  les  mains  de  simples  cultivateurs,  qu'on 
appelle  en  France  de  simples  paysans. 

(2)  Depuis  que  la  ligne  de  douanes  a  été  transportée  des  bords  de  l'Èbre  aux  Pyré- 
nées, il  s'est  manifesté  dans  le  pays  basque  espagnol,  et  surtout  en  Guipuzcoa,  un  mou- 
vement bien  fait  pour  nous  intéresser.  La  France  joue  ici  un  rôle  qu'on  est  généralement 
peu  porté  à  lui  attribuer  :  celui  d'initiatrice  en  matière  de  négoce  et  d'industrie.  Les 
maisons  de  Bayonne  se  sont  transportées  à  Saint-Sébastien.  Par  leur  activité,  elles  ont 
révolutionné  complètement,  au  grand  avantage  des  consommateurs,  le  commerce  des 
denrées  coloniales,  en  multipliant  leurs  opérations,  en  ne  faisant  sur  chacune  d'elles  que 


1082  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

une  exception  considérable  a  été  faite  en  faveur  des  pays  basques.  Le 
sel,  le  sucre,  le  tabac,  assujettis,  pour  le  reste  du  royaume,  à  des 
droits  très  élevés,  jouissent  ici  d'une  franchise  presque  entière.  Pas 
plus  que  par  le  passé,  le  roi  d'Espagne  ne  peut  lever  ni  un  homme  ni 
un  réal  sans  le  consentement  exprès  des  états,  et  toute  tentative  pour 
établir  un  système  quelconque  d'impôts  ou  de  conscription  serait  très 
probablement  suivie  d'une  insurrection  nouvelle.  Lorsqu'ils  se  bat- 
taient pour  don  Carlos  aux  cris  de  viva  el  rey  netol  Biscayens,  Alavais 
et  Guipuzcoans  entendaient  parler  du  roi  absolu  de  Castille,  simple 
suzerain  des  Eiiskaldunac;  leur  vrai  cri  de  guerre,  celui  qui  résumait 
toutes  les  affections,  était  :  Viva  los  fuerosî 

Un  peuple  dont  tout  individu  doit  prendre  part  à  chaque  instant  aux 
moindres  détails  de  son  administration  intérieure  possède  la  véritable 
vie  politique.  Quelque  grande  que  soit  son  activité,  il  trouvera  toujours 
à  l'exercer  sans  sortir  de  chez  lui  et  l'exercera  sagement.  Ce  peuple  s'oc- 
cupera beaucoup  de  ses  propres  affaires,  il  songera  peu  à  celles  de  ses 
voisins.  Prêt  à  résister  à  toute  agression  extérieure,  il  sera  peu  enclin 

le  tiers  ou  le  quart  du  bénéfice  accoutumé.  L'industrie  manufacturière,  trouvant  dans  la 
population  même  des  ouvriers  nombreux,  actifs  et  intelUjjens,  s'est  développée  avec  une 
rapidité  remarquable,  et  là  encore  c'est  la  France  seule,  pour  ainsi  dire,  qui  a  donné 
l'impulsion  et  la  direction.  On  en  jugera  par  le  tableau  suivant,  dressé  d'après  des  notes 
que  m'a  fournies  un  des  membres  les  plus  distingués  de  cette  colonie  française  sur  la 
nature  et  l'origine  des  principales  manufactures  établies  de  l8i-2  à  1847. 


NOM 

DE    LA  VILLE. 


Tolosa. 


NATURE 

DES   INDUSTRIES. 


Fabrique  de  papiers. 


Fabrique  de   draps. 


Id Fonderie  de  fer. 

Iran Fabrique  de  papiers. 

I .  i  Filaiure  de  colons  et 

(     de  laines. 

I 
jj  S  Fabrique  de  bonne- 
(     terie. 


Hernani. 


i  Fabrique  de  bougies 
et  d'allumeites 
chimiques. 


ORIGINES 

DES  CAPITAUX. 


Espagnols    et 
Irançais. 


Espagnols    et 
français. 

Français. 
Français. 

;  Français. 

Français       et 
espagnols. 


Français. 


Renteria Fabrique   de  fil  de  j  Français. 

I         ■  I 

Saint-Sébaslien.    Fabrique  de  papiers  |  Français. 
(     peints.  t 

Passages }  Corderie    pour    les    Espagnols    et 

*  t     navires.  |     français. 


Française. 


Française. 

Française. 
Française. 

Française. 
Française. 
Française. 

Française. 
Française. 
Française. 


OBSERVATIONS. 


Celte  manufacture  est  (rès  con 
sidéiahle,  pui-qu'elle  peut  produire 
par  jour  jusqu'à  1,000  kilogr.  de 
papier  de  lûuie  qualité.  Tous  les 
coiitre-niaiiies  et  principaux  ou- 
vriers sont  Français. 

C'est  peut-être  un  des  plus  beaux 
établissemens  de  ce  genre.  La 
laine  entre  brute  dans  les  usines 
et  en  sort  convertie  en  étoiles  re- 
marquables par  leurs  qualités. 


Il  est  à  remarquer  que  les  An- 
glais ne  sont  pour  rien  dans  ce 
mouvement  indusiriel,  el  que  par- 
tout, pour  ainsi  dire,  les  ouvriers 
conire-nuil  res,  ces  véritables  ini- 
liateui's  de  l'industrie  pralique,sont 
exclusivement  Français. 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  1083 

à  attaquer  les  étrangers.  Si  la  constitution  et  les  mœurs  consacrent  en 
outre  parmi  tous  ses  membres  l'égalité  réelle  résultant  d'un  pareil  état 
de  choses,  il  en  résultera  un  développement  à  peu  près  uniforme.  Tel 
est,  en  etiet,  le  tableau  que  nous  présente  l'ensemble  de  la  race  euska- 
rienne.  Cette  race  n'a  jamais  été  ni  opprimée  ni  oppressive.  Elle  n'a 
pas  été  conquise,  elle  n'a  pas  fait  de  conquêtes  (1).  On  ne  rencontre 
pas  chez  elle  le  contraste  affligeant  de  l'extrême  misère  et  de  la  richesse 
exagérée.  Une  aisance  générale,  basée  sur  la  culture  du  sol,  semble 
avoir  de  tout  temps  régné  dans  ce  pays,  qui  a  dû  aussi  ses  prospérités 
au  commerce  maritime.  Admirablement  propre  à  toute  profession  qui 
exige  du  courage,  de  l'adresse  et  de  l'agilité,  les  Basques  ont  été  long- 
temps les  plus  hardis  marins  de  l'univers,  et  soutiennent  encore  au- 
jourd'hui leur  vieille  réputation.  Au  moyen-âge,  ils  savaient  seuls 
attaquer  et  vaincre  les  baleines,  très  nombreuses  alors  dans  nos  mère. 
Ce  fut  sans  doute  en  poursuivant  ces  cétacés  qu'ils  laissèrent  le  long 
de  nos  côtes  des  colonies  où  l'on  retrouve  encore,  au  milieu  de  popu- 
lations d'origine  très  différente,  l'incontestable  empreinte  du  type 
euskarien  (-2).  Les  Basques  poussèrent  fort  loin  leurs  expéditions  de 
pèche.  Ils  fréquentèrent  de  très  bonne  heure  l'Islande  et  le  Groenland, 
et,  à  en  croire  quelques  auteurs,  ils  auraient  découvert  le  banc  de  Terre- 
Neuve  et  le  Canada  environ  cent  ans  avant  que  Christophe  Colomb 
abordât  en  Amérique. 

La  race  euskarienne  est  extrêmement  remarquable  par  la  beauté  de 
son  type,  dont  les  principaux  caractères  ethnographiques  sont  un  crâne 
arrondi,  un  front  large  et  développé,  un  nez  droit,  une  bouche  et 
un  menton  très  finement  dessinés ,  un  visage  ovale  plus  étroit  dans  le 
bas,  de  grands  yeux  noirs,  des  cheveux  et  des  sourcils  noirs,  un  teint 
brun  et  peu  coloré,  une  taille  moyenne,  mais  parfaitement  proportion- 
née, des  pieds  et  des  mains  petits  et  bien  modelés.  Grâce  à  la  rareté  des 
croisemens,  ce  type  s'est  conservé,  surtout  dans  les  montagnes  du 
Guipuzcoa  et  de  la  Biscaye,  avec  une  pureté  surprenante.  Bien  des  fois 
j'ai  admiré  à  Saint-Sébastien  des  réunions  fort  nombreuses,  où,  pour 

(1)  La  domination  de  quelques  chefs  basques  au-delà  de  leurs  frontières  n'a  jamais  été 
que  passagère;  toutes  les  fois  que  cette  race  a  cherché  à  s'étendre,  elle  a  été  refoulée. 

(2)  Les  habilaus  de  quelques  îles  de  la  Bietaijne,  ceux  de  quelques  ports  de  la  Nor- 
mandie, doivent  peut-être  les  caiactores  qui  les  distinguent  à  un  mélange  de  l'élément 
euskarien  avec  l'élément  celtique.  Ce  fait  me  semble  probable  pour  l'île  de  Bréhat;  il 
me  paraît  incontestable  pour  Grandville.  Les  femmes  de  ce  port  de  mer  rap|)ellent  tout- 
à-fait  les  Basquaises  par  l'ensemble  de  la  physionomie,  par  la  beauté  et  le  caractère 
spécial  du  visage,  et  surtout  par  la  forme  gracieuse  de  la  ligne  qui  s'étend  de  la  tête 
jusqu'au  bas  des  épaules.  Ce  dernier  trait  me  semble  vraiment  caractéristique.  M.  Vivien 
de  Saint-Martin  a  fait  des  observations  analogues  sur  la  population  des  pécheurs  de 
Boulogne;  il  pense  même  que  l'élément  ethnologique  à  cheveux  noirs  oui  s'est  mêlé  à 
l'élément  celtique  blond  sur  plusieurs  poiuts  occidentaux  de  TEuiope  pourrait  bien  être 
en  entier  d'origine  euskarienne. 


1084-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  figure  peu  agréable,  on  en  comptait  vingt  ou  trente  de  vraiment 
magnifiques.  Les  femmes  principalement  possèdent  à  un  haut  degré 
les  traits  caractéristiciues  de  leur  race  (1).  Leur  figure  à  la  fois  régu- 
lière et  animée,  leurs  grands  yeux  remplis  d'expression ,  leur  bouche 
presque  toujours  entr'ouverte  par  un  sourire  quelque  peu  moqueur, 
leurs  longs  cheveux  tombant  en  tresses  jusque  sur  les  jambes  ou  roulés 
autour  de  la  tête  comme  un  diadème  naturel,  frappent  tout  d'abord 
l'observateur  le  moins  attentif.  Presque  toutes  ont  les  épaules  et  le 
cou  remarquables  par  la  pureté  des  lignes,  et  ce  trait  de  beauté,  si 
rare  d'ordinaire,  donne  à  la  plus  humble  paysanne  quelque  chose  de 
gracieux  et  de  noble  qu'envierait  plus  d'une  duchesse.  Je  n'exagère 
pas,  il  y  a  jusque  dans  les  démarches  de  ces  aguadoras  en  haillons, 
qui  portent  sur  leur  tête  de  lourds  seaux  d'eau,  l'aisance  et  presque  la 
majesté  de  la  Diane  chasseresse.  Les  hommes  ont  peut-être  moins  de 
distinction  que  les  femmes  dans  les  traits  du  visage,  mais  ils  ne  leur 
cèdent  en  rien  sous  le  rapport  de  l'élégance  des  formes,  de  l'harmonie 
des  mouvemens.  La  ceinture  rouge  autour  des  reins,  la  veste  jetée  sur 
l'épaule  gauche  comme  le  dolman  d'un  hussard,  le  berret  légèrement 
incliné  sur  l'oreille,  le  bâton  à  la  main,  les  Guipuzcoans  semblent  tou- 
jours prêts  à  bondir,  et,  quand  ils  saluent  en  gardant  la  tête  haute  et 
le  regard  lier,  on  sent  une  vraie  courtoisie  dans  cet  acte  parfois  teinté 
ailleurs  de  servilité.  En  voyant  ces  populations  où  chacun  sait  garder 
sa  dignité  personnelle  tout  en  respectant  celle  d'autrui,  je  comprenais 
les  vieilles  chartes  octroyées  par  les  rois  d'Espagne.  Les  Guipuzcoans, 
les  Basques,  sont  bien  une  nation  de  nobles. 

Dès  les  premiers  temps  de  mon  séjour  à  Guettary,  j'avais  été  happé 
de  ne  voir  jamais  les  deux  sexes  réunis  pour  se  livrer  aux  jeux  du  di- 
manche. Dans  les  villages  oii  m'ont  conduit  depuis  mes  courses  géo- 
logiques, j'ai  eu  souvent  l'occasion  de  faire  la  même  remarque.  Pres- 
(jue  toujours  les  hommes  jouent  à  la  paume  ou  aux  quilles,  les  femmes 
dansent  entre  elles.  Il  y  a  là  un  contraste  frappant  avec  ce  qu'on  voit 
chez  les  populations  celtiques  ou  germaniques.  Les  Basques  monta- 
gnards présentent  un  trait  de  mœurs  plus  caractéristique  encore.  Quand 
une  femme  accouche,  le  mari  se  met  au  lit,  prend  le  nouveau-né  avec 
lui  et  reçoit  ainsi  les  complimens  des  voisins  (2),  tandis  que  la  l'emme 
se  lève  et  vaque  aux  soins  du  ménage.  M.  Chaho  explique  cette  singu- 


(1)  C'est  là  du  reste  un  fait  général  bien  connu  de  tous  les  ethnologistes.  Les  caractères 
essentiels  d'une  race  se  retrouvent  presque  toujours  avec  un  cachet  plus  prononcé  et  sur- 
tout avec  plus  de  constance  chez  la  femme  que  chez  l'homme. 

(2)  Cet  usage  ctran^^e  existe  dans  quelques  peuplades  de  l'Afrique  et  chez  quelques 
sauvages  de  l'Amérique.  Il  paraît  avoir  aussi  existé  chez  les  Tibari,  peuples  scytiqucs 
qui  habitaient  les  bords  du  Pont-Euxin.  On  le  retrouvait  autrefois,  d'après  Diodore  de 
Sicile,  dans  Tilc  de  Corse.  (Graslin,  de  l'Ihérie.)  Y  a-t-il  là  l'indice  d'une  origine  com- 
mune perdue  dans  la  nuit  des  temps? 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  i085 

Hère  coutume  par  la  légende  d'Aïlor.  Pendant  son  exil  sur  la  mon- 
tagne, ce  père  des  Enskaldunac  eut  un  fils,  et  la  mère,  craignant  pour 
les  jours  de  cet  enfant,  si  elle  restait  seule  auprès  de  lui,  le  laissa  sous 
la  garde  de  son  mari  pendant  qu'elle  allait  elle-même  chercher  la  nour- 
riture nécessaire  à  toute  la  famille.  Depuis  lors,  les  Basques  ont  con- 
servé cette  espèce  de  cérémonie  en  souvenir  de  la  rude  existence  de 
leurs  premiers  parens.  On  comprend  que  nous  ne  saurions  admettre 
cette  explication  d'un  usage  si  contraire  à  nos  mœurs,  et  nous  aimons 
mieux  y  voir  un  reste  de  cette  barbarie  qu'on  trouve  chez  tant  de  peu- 
ples sauvages,  où  l'homme,  le  guerrier,  est  tout,  et  la  femme  rien. 

Les  caractères  moraux  et  intellectuels  de  ces  populations  répondent 
pleinement  à  leur  extérieur.  Une  propreté  vraiment  recherchée  et  qui 
frappe  surtout  chez  les  Basques  français,  annonce  chez  les  Euskariens 
ce  respect  de  soi-même  trop  souvent  oublié  par  nos  paysans  et  nos 
ouvriers.  Le  sentiment  de  l'indépendance,  l'amour  de  leur  pays,  sont 
les  deux  plus  grands  mobiles  de  leur  vie.  Fiers  de  leur  origine,  ils 
dédaignent  tous  leurs  voisins  espagnols  ou  français;  toutefois  les  Cas- 
tillans et  les  Galiciens  sont  plus  particulièrement  l'objet  de  leur  mé- 
pris. Entreprenans,  actifs,  ils  quittent  facilement  leur  patrie,  mais 
c'est  pour  y  revenir  après  avoir  fait  fortune.  Capables  de  se  livrer 
aux  travaux  les  plus  soutenus,  ils  deviennent  promptement  d'excel- 
lens  ouvriers,  et  cette  qualité  seule,  à  une  époque  industrielle  conmie 
la  nôtre,  assure,  dans  un  avenir  peut-être  prochain,  aux  provinces 
basques  espagnoles  une  prépondérance  décisive  sur  les  autres  popu- 
lations de  cet  état.  Doués  d'un  esprit  vif  et  pénétrant,  ils  sont  enclins 
à  la  plaisanterie,  à  la  moquerie  même.  L'instinct  de  la  poésie  et  de 
la  musique,  favorisé  par  une  langue  où  les  mêmes  consonnances 
reviennent  à  chaque  instant,  est  très  développé  chez  eux.  Parfois, 
dans  une  fête,  les  habitans  de  deux  villages  se  livrent  à  de  véritables 
joutes  poétiques.  Pendant  des  journées  entières,  les  improvisateurs  des 
deux  camps  opposés  se  défient  et  se  répondent  en  vers,  tantôt  parlés, 
tantôt  chantés  sur  ces  airs  nationaux  qu'on  appelle  des  sorsicos.  Le 
moindre  événement  devient  le  thème  d'une  chanson  qui  court  bi(3ntôt 
le  pays,  et  c'est  là  une  arme  redoutable  qui  sert  à  faire  justice  de  bien 
des  petits  méfaits.  Par  exemple,  tout  amant  trahi  ou  trompé  chan- 
sonne  sa  maîtresse,  et  de  quelque  temps  celle-ci  ne  peut  sortir  de  chez 
«îllc  sans  entendre  jusqu'au  dernier  gamin  fredonner  ses  infidélités. 
Cette  abondance  de  productions  a  peut-être  son  inconvénient.  Les  nou- 
velles venues  font  oublier  les  anciennes,  et,  de  plusieurs  chansons  que 
je  me  suis  fait  traduire,  une  seule  m'a  présenté  des  caractères  d'an- 
tiquité. Il  faut  aujourd'hui  aller  jusqu'au  centre  des  montagnes  pour 
trouver  quelque  vieillard  sachant  encore  ces  vieux  chants  qui  datent 
de  Charlemagne  et  racontent  les  antiques  traditions  des  Euskaldunac. 


1086  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

m. 

Sans  cesse  entouré  de  Basques  pendant  près  de  huit  mois,  j'avais 
peu  de  peine  à  recueillir  des  observations  ethnographiques  qui  s'of- 
fraient à  moi  d'elles-mêmes.  Aussi,  à  Saint-Sébastien  comme  à  Guet- 
tary,  les  rochers  et  la  mer  se  partageaient  mon  temps.  Spécialement 
chargé  par  le  Muséum  de  recueillir  les  fossiles  encore  assez  peu  con- 
nus de  ces  côtes,  je  recherchais  avec  ardeur  ces  débris,  véritables  do- 
€umens  archéologiques  laissés  à  la  science  par  les  créations  qui  nous 
précédèrent  à  la  surface  du  globe.  A  cet  égard,  je  ne  pouvais  guère 
mieux  rencontrer,  et,  dès  les  premiers  jours  de  mon  arrivée,  je  pus 
espérer  de  remplir  avec  succès  la  mission  qui  m'était  confiée.  En  pous- 
sant des  reconnaissances  dans  les  vallées  voisines  de  Saint-Sébastien, 
je  découvris  plusieurs  gisemens  encore  inexplorés.  Des  végétaux,  des 
animaux  rayonnes,  des  mollusques  vinrent  s'entasser  dans  mes  caisses, 
et  la  baie  elle-même  me  fournit  quelques-uns  de  mes  plus  curieux 
échantillons.  De  ces  derniers,  il  en  est  un  qui  mérite  une  mention 
spéciale.  Sur  une  pierre  récemment  détachée  des  couches  calcaires 
de  VAntigua,  je  trouvai  le  moule  parfait  d'un  annelé  gigantesque, 
d'un  ver  qui  devait  avoir  plusieurs  pieds  de  long  sur  plus  d'un  pouce 
de  large.  Les  parois  du  corps  et  de  l'intestin,  les  cloisons  membra- 
neuses de  l'intérieur  se  distinguaient  nettement  sur  ce  fragment  de 
roche  qui  prenait  à  mes  yeux  toute  la  valeur  qu'une  médaille  iné- 
dite et  à  fleur  de  coin  peut  avoir  pour  un  antiquaire.  Malheureuse- 
ment ce  magnifique  exemplaire  était  scellé  dans  la  maçonnerie  d'un 
canal  public  d'assèchement  :  je  ne  pouvais  faire  ici  usage  de  mon 
marteau  sans  une  autorisation  préalable;  mais,  grâce  à  l'activité  de 
M.  Tastu,  notre  consul,  les  difficultés  furent  bientôt  levées,  et  l'ingé- 
nieur en  chef  de  la  province,  M.  Peroncelli,  vint  présider  en  personne 
à  l'enlèvement  de  la  précieuse  pierre.  Aujourd'hui  elle  fait  partie  des 
collections  du  Muséum,  et  chacun  peut  y  reconnaître  non-seulemenl 
des  caractères  extérieurs,  mais  encore  des  dispositions  anatomiques 
qui  prouvent  que,  bien  des  milliers  de  siècles  avant  l'apparition  de 
l'homme,  le  type  des  annelés  comptait  sur  notre  globe  des  repré- 
sentans  fort  semblables  à  ceux  d'aujourd'hui  (1). 

(1)  Les  annelés  tubicoles  à  tubes  solides,  comme  les  serpules,  ont  laissé  un  grand 
nombre  de  fossiles;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  annelés,  dont  le  corps  est  nu  et  mou 
comme  celui  des  anoélides  errantes,  des  riéaiertes...  On  comprend  qu'il  a  fallu  des  cir- 
constances toutes  particulières  pour  que  la  vase  durcie  par  l'action  des  siècles  conservât 
leur  moule  ou  leur  empreinte.  Aussi  les  fossiles  de  cette  nature  ont-ils  un  grand  inté- 
rêt. D'ailleurs  aucun  de  ceux  qu'on  connaissait  ne  fournissait,  je  crois,  de  renseigne- 
mens  sur  l'organisation  anatomique  des  annelés  de  ces  antiques  mers.  A  cet  égard, 
l'échantillon  que  j'ai  rapporté  de  Saint  Sébastien  est  peut-être  unique.  Malheureuse- 
ment la  roche  en  est  fragile  et  friable,  et  le  voyage  a  quelque  peu  altéré  des  détails  qui  se 
voyaient  auparavant  avec  la  plus  entière  netteté. 


SOUVENIRS  d'un  naturaliste.  1087 

Mes  premières  courses  zoologiques  furent  assez  peu  productives.  La 
mer,  comme  la  terre,  a  son  temps  de  repos,  et,  arrivé  à  Saint-Sébastien 
aux  débuts  de  l'hiver,  je  pus  craindre  un  moment  de  ne  pas  trouver 
grand  sujet  d'études.  Les  roches  feuilletées  de  l'Antigua,  les  sables  et 
les  vases  de  l'Urumea  me  montraient  de  nombreuses  traces  du  séjour 
d'animaux  marins;  mais  les  tubes,  les  galeries  étaient  vides  pour  la 
plupart.  Leurs  habitans  avaient  émigré  vers  des  régions  plus  pro- 
fondes (1).  Déjà  je  tremblais  à  la  pensée  de  revenir  à  vide,  lorsque, 
dans  un  de  ces  petits  golfes  que  le  port  des  Passages  enfonce  comme 
autant  de  digitations  entre  les  montagnes  et  les  collines,  je  trouvai 
des  morceaux  de  bois  percés  de  larges  et  profondes  galeries.  Je  recon- 
nus l'ouvrage  des  tarets;  bientôt  je  découvris  les  animaux  eux-mêmes, 
et  dès-lors  je  fus  pleinement  rassuré  sur  l'avenir  de  ma  campagne; 
ce  n'était  pas  trop  de  deux  ou  trois  mois  pour  étudier  à  fond  ce  sin- 
gulier et  trop  célèbre  mollusque. 

Les  tarets  sont  des  mollusques  acéphales;  ils  appartiennent  à  la  même 
classe  que  l'huître,  les  moules,  etc.,  et  pourtant  rien  de  moins  sem- 
blable au  premier  coup  d'oeil.  Qu'on  se  figure  une  espèce  de  ver  d'un 
blanc  légèrement  grisâtre,  ayant  parfois  jusqu'à  un  pied  de  long  sur 
six  à  huit  lignes  de  diamètre,  terminé  d'un  côté  par  une  sorte  de  tête 
arrondie,  de  l'autre  par  une  sorte  de  queue  bifurquée;  tel  est  l'aspect 
que  présente  un  taret  sorti  de  son  tube  et  entièrement  développé.  La 
tête  est  formée  par  deux  petites  valves  assez  semblables  aux  deux 
moitiés  de  la  coque  d'une  noisette  qu'on  aurait  profondément  échan- 
crées.  Elles  sont  immobiles  et  ne  protègent  qu'une  faible  portion  du 
corps  proprement  dit.  Le  foie,  les  ovaires,  sont  placés  l'un  à  la  suite  de 
l'autre,  bien  en  arrière  de  ce  rudiment  de  coquille;  les  branchies 
sont  rejetées  tout-à-fait  à  la  partie  postérieure  du  corps.  Le  manteau, 
formant  une  sorte  de  fourreau  charnu,  enveloppe  tous  ces  viscères  et 
se  divise  ensuite  en  deux  tubes  que  l'animal  allonge  ou  raccourcit  à 
volonté.  L'un  de  ces  tubes  sert  à  introduire  l'eau  aérée  qui  va  baigner 
les  branchies  et  porter  jusqu'à  la  bouche  les  molécules  organiques 
nécessairt  s  à  la  nutrition  de  l'animal;  l'autre  reporte  au  dehors  cette 
eau  épuisée  qui  entraîne  en  passant  les  résidus  de  la  digestion.  Ainsi, 
dans  le  taret,  les  organes,  au  lieu  d'être  placés  à  côté  les  uns  des  au- 
tres, sont  disposés  les  uns  derrière  les  autres.  Ce  fait  seul  entraîne  dans 
leur  forme,  dans  leurs  proportions,  dans  leurs  rapports,  des  modifica- 

(1)  Ces  migratioas  des  animaux  inférieurs  sont  encore  fort  peu  connues.  A  diverses 
reprises,  j'ai  pu  reconnaître  qu'elles  étaient  aussi  rapides  et  aussi  générales  que  celles 
des  animaux  plus  élevés  dans  l'échelle  des  êtres.  C'est  ainsi  qu'à  la  fin  d'octobre,  sur  les 
côtes  de  Normandie,  on  ne  trouve  quelquefois  pas  un  seul  oursin  là  où  huit  jours  avant 
on  les  rencontrait  par  milliers.  J'ai  fait  l'année  dernière  encore  une  observation  toute 
semblable  sur  une  des  plus  curieuses  annélides  de  nos  côtes.  On  voit  que  ces  rayonnes, 
ces  annelés,  montrent  ici  autant  d'instinct  que  nos  passereaux  de  monUgne,  qui,  a  l'ap- 
proche de  l'hiver,  abandonnent  les  hauteurs  pour  les  plaines  et  les  vallées. 


1088  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions  profondes.  Toutefois  cette  organisation,  fort  étrange  au  premier 
abord,  est  au  fond  celle  de  tous  les  acéphales,  et  l'anatomiste  philo- 
sophe saura  sans  peine  y  retrouver  les  caractères  essentiels  du  type 
général.' 

Avoir  cette  coquille  si  mince  etsi  fragile,  ces  tissus  demi-transparens. 
ce  corps  mou  et  presque  incapable  de  mouvemens,  nul  ne  soupçonnerait 
que  le  taret  puisse  être  à  craindre ,  et  pourtant  ce  mollusque  est  pour 
l'homme  un  ennemi  des  plus  redoutables.  Les  tarets  attaquent  tous  les 
bois  submergés  à  peu  près  comme  les  larves  d'insectes  vulgairement 
appelés  vers  attaquent  les  bois  exposés  à  l'air  libre.  Qu'on  se  figure  ce 
que  deviendraient  nos  arbres,  nos  meubles,  les  poutres  et  les  solives 
de  nos  toits  rongés  par  des  vers  d'un  pied  de  long,  et  l'on  comprendra 
les  ravages  exercés  par  ces  mineurs  obscurs  dont  rien  ne  trahit  le  tra- 
vail. En  quelques  mois,  en  quelques  semaines,  des  planches  épaisses, 
des  madriers  de  chêne  ou  de  sapin  parfaitement  intacts  en  apparence 
sont  quelquefois  vermoulus  de  telle  sorte  qu'ils  n'offrent  plus  aucune 
résistance,  et  cèdent  au  moindre  choc.  Aussi  a-t-on  vu  des  navires 
s'ouvrir  en  pleine  mer  sous  les  pieds  des  marins  que  rien  n'avait  avertis 
du  danger;  aussi  dans  le  commencement  du  dernier  siècle,  la  moitié 
de  la  Hollande  faillit-elle  périr  sous  les  flots,  parce  que  les  pilotis  de 
toutes  ses  grandes  digues  s'étaient  rompus  à  la  fois,  minés  par  les 
tarets.  Pour  prévenir  à  coup  sûr  le  renouvellement  de  pareils  désastres, 
on  n'a  encore  trouvé  qu'un  seul  moyen,  c'est  de  revêtir  les  construc- 
tions en  bois  sous-marines  d'une  véritable  cuirasse  de  métal.  Le  dou- 
blage en  cuivre  des  vaisseaux  a  principalement  pour  but  de  les  protéger 
contre  l'atteinte  des  tarets  (1).  Malheureusement  ce  procédé  est  inap- 
plicable dans  les  magasins  de  bois  submergés,  et  chaque  année  les  chan- 
tiers publics  ou  privés  paient  h  ces  mollusques  destructeurs  un  tribut 
considérable.  De  nos  jours  cependant,  la  science  tient  à  la  disposition 
de  l'industrie  des  ressources  inconnues  à  nos  pères,  et  il  est,  je  crois, 
très  facile  de  détruire  les  tarets  dans  un  espace  déterminé,  par  consé- 
quent de  mettre  les  chantiers  complètement  à  l'abri  de  leurs  attaques. 
Comme  presque  toutes  les  applications,  celle-ci  touche  à  quelques-uns 
des  points  les  plus  délicats  de  la  zoologie,  elle  se  rattache  à  l'étude  de 
ces  fécondations  artificielles  dont  j'ai  déjà  parlé  dans  cette  Bévue  (2), 
et  quelques  détails  deviennent  ici  nécessaires. 

Parvenus  à  l'état  adulte,  les  tarets  vivent  seulement  dans  leurs  ga- 

(1)  D'après  quelques  expériences  faites  en  Angleterre,  les  bois  qui  ont  long-temps  ma- 
céré dans  une  dissolution  de  sublimé  corrosif  ne  sont  plus  perforés  par  les  tarets;  mais 
ce  procédé  de  conservation  est  beaucoup  trop  dispendieux  pour  être  appliqué  en  grand. 
On  pourrait  cependant,  ce  nous  semble,  employer  des  planches  minces  rendues  aussi 
inattaquables  pour  le  doublage  au  moins  des  petits  caboteurs  qui  fréquentent  les  ports 
infectés  par  ces  mollusques.  11  y  aurait  certainement  économie  à  les  substituer  au  cuivre. 

(2)  Livraison  du  t*'  janvier  1849,  article  intitulé  Animaux  utiles,  —  le  Hareng, 


SOUVE>FRS   1)1  N  NATURALISTE.  1089 

leries,  et  celles-ci,  tapissées  d'une  couche  calcaire  que  sécrète  ranimai, 
ne  communiquent  jamais  entre  elles.  Cette  circonstance  avait  dû  fain* 
ranger  les  tarets  parmi  les  animaux  privilégiés  qui  sont  à  la  fois  mâles 
et  femelles.  En  efl'et,  cette  opinion  a  été  généralement  admise.  Elle 
n'est  pourtant  pas  fondée.  Ici  comme  dans  bien  d'autres  cas,  la  nature 
a  résolu  le  problème  à  l'inverse  de  nos  prévisions.  Malgré  leur  vie  de 
cénobite,  les  tarets  ont  les  sexes  séparés.  A  ime  époque  varial)le,  selon 
les  espèces  (1),  les  femelles  émettent  leurs  œufs,  et  ceux-ci  s'arrêtent 
dans  les  replis  de  l'organe  respiratoire.  C'est  dans  ce  singulier  nid  que 
les  petits  naissent  et  vivent  pendant  quelque  temps  sous  une  forme 
bien  ditï'érente  de  celle  qu'ils  auront  un  jour.  Au  moment  de  subir 
leur  dernière  métamorphose,  ces  jeunes  tarets  quittent  la  branchie  de 
leur  mère,  vont  se  fixer  sur  le  premier  morceau  de  bois  venu,  com- 
mencent leurs  galeries,  et  à  partir  de  ce  moment,  ils  sont  à  l'abri 
de  toute  attaque.  Il  faut  donc  les  détruire  avant  cette  époque,  ou.  ce 
qui  est  à  la  fois  plus  sûr  et  plus  économique,  il  faut  les  empêcher  de 
naître.  Pour  atteindre  ce  but,  il  suffit  de  dissoudre  dans  l'eau  que  res- 
pirent les  mères  une  quantité  infiniment  petite  d'un  sel  de  mercure  de 
plomb  ou  de  cuivre. 

En  efl'et,  on  sait  que  l'œuf,  ou  élément  femelle  fourni  par  la  mère,  a 
besoin,  pour  se  développer,  d'être  fécondé,  c'est-à-dire  d'être  mis  en 
contact  avec  un  élément  particulier  venant  du  mâle.  Chez  tous  les  ani- 
maux étudiés  jusqu'à  ce  jour,  cet  élément  fécondateur,  examiné  au  mi- 
croscope, s'est  montré  composé  de  la  même  manière.  Dans  un  liquide 
parfaitement  transparent,  on  voit  se  mouvoir  de  petits  corps  très  sin- 
guliers, ayant  comme  une  tête  plus  ou  moins  arrondie  et  une  longue 
queue  qui  leur  sert  à  nager  avec  beaucoup  de  rapidité.  Soumis  a  l'ac- 
tion de  divers  agens,  ces  corpuscules  se  conduisent  comme  les  infusoires. 
On  les  empoisonne  avec  les  substances  vénéneuses  :  on  les  foudroie 
avec  l'étincelle  électrique.  Séduits  par  ces  expériences,  les  premiers  ob- 
servateurs virent  en  eux  de  véritables  animaux,  et,  à  raison  de  leur  pe- 
titesse, les  appelèrent  du  nom  à:ammalcules  associé  à  un  adjectif  qui 
indiquait  leur  origine  (2).  Des  recherches  plus  approfondies  nous  ont 
donné  aujourd'hui  des  idées  plus  justes  sur  leur  véritable  nature.  Ces 
petits  corps  sont  produits  par  des  organes  spéciaux  tout  comme  les 
simples  granulations  si  abondantes  dans  les  liquides  des  êtres  vivans. 

(1)  On  a  cru  long-temps,  et  quelques  naturalistes  semblent  croire  encore  que  nos 
mers  ne  possèdent  qu'une  seule  espèce  de  taret.  C'est  là  une  erreur  b.en  ev.dente  Aux 
Passages,  je  trouvai  deux  espèces  parfaitement  distinctes.  La  ponte  de  1  une  ela.t  ter- 
minée vers  la  fin  d'octobre,  et  je  ne  trouvais  dans  ses  branchies  que  des  'a""  déjà 
mobiles.  L'autre  doit  pondre  au  printemps,  car  pendant  tout  l'hiver  j  a.  trouve  des  œufs 
dans  les  femelles  et  du  liquide  fécondateur  dans  les  maies. 

(2)  Bien  que  cette  expression  A^animalcules  soit  inexacte,  nou'  continuerons  à  l  em- 
ployer pour  éviter  de  nous  servir  d'un  mot  par  trop  technique. 

TOME   T. 


1090  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  sont  en  quelque  sorte  des  organes,  mais  des  organes  chargés  de 
remplir  leurs  fonctions  hors  des  individus  dont  ils  émanent,  et  qui  re- 
çoivent dans  ce  but  une  certaine  part  de  vitalité  qui  leur  permet  de 
vivre  et  de  se  mouvoir  pendant  quelque  temps  à  peu  près  comme  le 
fait  la  queue  d'un  lézard  séparée  du  tronc.  Ces  corpuscules  sont  les 
instrumens  immédiats  de  la  fécondation;  c'est  à  eux,  et  à  eux  seuls, 
qu'est  confié  l'accomplissement  de  l'acte  qui  assure  la  conservation 
de  presque  toutes  les  espèces  animales.  Arrêter  leurs  mouvemens  par 
un  moyen  quelconque ,  les  tuer,  c'est  enlever  au  liquide  qui  les  ren- 
ferme toute  sa  mystérieuse  puissance.  Or,  chez  les  tarets,  les  mâles 
émettent  au  hasard  leur  liquide  fécondateur;  les  animalcules  dissémi- 
nés dans  la  masse  d'eau  environnante  sont  entraînés  par  les  courans, 
et  toujours  quelques-uns  d'entre  eux,  pénétrant  dans  les  branchies  des 
femelles,  y  rencontrent  les  œufs  et  les  vivifient  par  leur  contact.  Tuer 
ces  animalcules  avant  qu'ils  aient  atteint  les  œufs,  c'est  empêcher  à 
coup  sûr  le  développement  de  ceux-ci.  Eh  bien!  par  des  expériences 
répétées,  je  me  suis  assuré  que  un  vingt  millionième  de  dissolution 
mercurielle  versé  dans  l'eau  où  s'agitent  [)ar  myriades  des  animalcules 
de  taret  suffit  pour  les  rendre  tous  immobiles  en  deux  heures  de  temps» 
Un  deux  millionième  de  dissolution  produit  le  même  effet  en  quarante 
minutes,  et  cette  eau,  qui  auparavant  jouissait  à  un  très  haut  degré  du 
pouvoir  fécondateur,  en  est  ainsi  entièrement  dépouillée.  Sans  présen- 
ter la  même  énergie,  les  sels  de  cuivre  et  de  plomb  ont  la  même  pro- 
priété. Pour  préserver  les  bois  de  nos  chantiers  marins,  il  n'y  a  donc 
qu'à  les  placer  dans  des  bassins  où  l'on  jettera  de  temps  en  temps 
quelques  poignées  de  ces  diverses  substances.  Toute  fécondation  sera 
ainsi  arrêtée,  et  les  œufs  périront  sans  se  développer.  La  suppression 
des  pertes  annuelles  occasionnées  par  les  tarets  cou^vrira  bien  vite  et 
au-delà  les  premiers  frais  d'installation  (2). 

Les  hermelles  de  Guettary,  les  tarets  de  Saint-Sébastien,  se  prêtaient 
admirablement  à  l'emploi  des  fécondations  artificielles.  Pour  avoir 
une  couvée  de  trente  à  quarante  mille  œufs,  il  me  suffisait  d'ouvrir 
un  mâle  et  quatre  à  cinq  femelles  et  de  les  vider  dans  un  vase  plein 
d'eau  de  mer.  Cet  accouchement  forcé  ne  nuisait  nullement  au  succès 
de  l'expérience.  En  quelques  instans,  le  mystère  était  accompli ,  le 
travail  vital  commençait,  et,  au  bout  de  quinze  à  dix-huit  heures, 
chaque  œuf  était  devenu  une  larve  agile  qui  nageait  en  tous  sens. 
Armé  du  microscope,  j'ai  suivi  bien  souvent  la  succession  des  phéno- 

(1)  Ces  premiers  frais,  se  bornant  à  l'établissement  d'un  mur  d'enceinte,  seraient  évi- 
demment peu  considérabfes.  On  comprend  d'ailleurs  que  je  ne  puis  entrer  ici  dans  les 
détails  pratiques.  Si  dans  l'application  en  grand  tout  se  passait  comme  dans  mes  expé— 
^  rienoes,  av.e  livre  de  suiblimé  ou  deux  livres  d'aeétate  de  plomb  suffiraient  pour  détruire 

tous  les  animalcules  contenus  dans  20,000  mètres  cubes  d'eau;  mais  il  e«t,  probable  que 
cette  proportion  déviait  être  ausrmentée. 


SOUVENIRS   d'L'N   NATURALISTE.  t09l 

mènes  qui  amenaient  ce  merveilleux  résultat,  et,  tandis  (pie  mon  œil 
épiait  les  moindres  modifications  appréciables,  tandis  que  ma  main 
ébauchait  ou  terminait  les  dessins  destinés  à  les  reproduire,  je  sentais 
se  presser  dans  mon  esprit  toutes  les  grandes  questions  de  philosophie' 
naturelle  que  soulève  l'embryogénie.  Tracer  ici  le  tableau  complut 
des  problèmes  posés  ou  résolus  par  cette  étude  serait  et  trop  difficile 
et  trop  long.  Arrêtons-nous  à  ceux  qui  surgissent  tout  d'abord  d(;vant 
les  premiers  rudimcns  d'une  organisation  (jui  commence.  Demandons- 
nous  d'où  vient  le  germe  du  nouvel  être,  quelle  loi  générale  préside  à 
son  développement,  quel  est  le  rôle  probable  des  deux  élémens  qui, 
presque  toujours,  interviennent  pour  assurer  la  perpétuité  des  espèces, 
et  gardons-nous  bien  dans  cette  recherche  de  séparer  les  plantes  des 
animaux;  car,  dans  les  deux  règnes,  la  matière  brute,  mise  en  œuvre 
par  la  vie,  s'élève  jusqu'à  l'organisation  sous  l'empire  des  mêmes  lois.  ' 

Tout  être  vivant  vient  d'un  œuf,  —  omne  vivum  ex  ovo,  —  a  dit  je 
ne  sais  lequel  de  nos  prédécesseurs.  S'il  fallait  entendre  par  ce  mot 
quelque  chose  de  toujours  identique  et  plus  ou  moins  semblable  à 
l'œuf  de  poule,  la  fausseté  de  cet  aphorisme  serait  évidente.  Le  végétal 
se  multiplie  par  graines,  par  bourgeons,  par  bulbilles,  par  boutures...; 
les  animaux  nous  présentent  des  faits  tout  pareils.  Prenez  une  de  ces 
hydres  d'eau  douce  si  communes  dans  nos  étangs,  coupez-la  par 
morceaux,  et,  au  bout  de  quelques  jours,  chaque  fragment  sera  re- 
devenu une  hydre  complète.  Observez-la  dans  un  vase  où  vous  aurea 
jeté  pour  la  nourrir  des  larves  d'insecte  ou  des  nais,  et  vous  la  verrez 
tantôt  pondre  des  œufs  recouverts  d'une  coque  solide,  tantôt  pousser 
des  boutons  qui  grandissent,  s'organisent  de  plus  en  plus  et  devien- 
nent bientôt  une  petite  hydre  pourvue  de  tous  ses  organes.  D'abord 
adhérente  à  la  mère  et  en  communication  directe  avec  elle,  celte  nou- 
velle venue  vit  tout-à-fait  en  parasite;  elle  est  comme  un  lanseau  trop 
jeune  qui  tire  toute  sa  nourriture  du  tronc.  Au  bout  de  (pielques 
jours,  quand  la  bouche  est  ouverte,  quand  les  bras  se  sont  allongés, 
la  petite  hydre  fait  la  chasse  de  son  côté  et  conh-ibue  à  l'entretien 
général  :  c'est  le  rameau  dont  les  feuilles  plus  développées  puisent 
dans  l'atmosphère  leur  part  de  principes  nutritifs.  Celui-ci,  il  est  vrai, 
ne  quitte  jamais  la  tige  qui  lui  donne  naissance;  l'hydre,  au  contraire, 
devenue  assez  forte,  se  sépare  du  corps  qui  l'a  nourrie,  et  mené  a  son 
tour  une  vie  entièrement  indépendante.  .    ,   x,    i 

Entre  la  graine  proprement  dite  qui  reproduit  le  végétal  et  le  bour- 
geon qui  se  développe  en  rameau,  on  trouve  chez  certaines  plantes 
une  espèce  d'intermédiaire  :  c'est  le  bulbUle.  Celui-ci  ressemble  aii 
bourgeon  ordinaire  par  sa  composition;  mais,  comme  la  graine,  ii 
peut  se  détacher  du  végétal,  se  développer  isolement  et  ^^^^^' ^^''l 
sance  à  un  nouvel  individu.  Eh  bien!  les  animaux  nous  montrent  de 
même  des  corps  reproducteurs  qui  tiennent  à  la  fois  du  bouton  par 


1092  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leur  structure,  de  i  œuf  par  leurs  fonctions.  Examinez  avec  moi  ces 
aynhydres,  espèce  de  polypes  que  j'ai  trouvée  le  long  de  nos  côtes  de 
la  Manche.  Sur  quelque  vieille  coquille  abandonnée,  vous  voyez  s'é- 
tendre une  couche  assez  mince  de  substance  charnue,  hérissée  de 
petits  mamelons  et  soutenue  par  un  lascis  de  matière  cornée  :  c'est  le 
polypier,  véritable  corps  commun  auquel  tient  toute  la  colonie.  Les 
animaux,  fort  semblables  aux  hydres  d'eau  douce,  ont  un  corps  allongé, 
terminé  par  une  bouche  qu'entourent  six  ou  huit  tentacules  mobiles, 
remplissant  les  fonctions  de  bras  et  de  mains.  Des  canaux  étroits,  for- 
mant un  réseau ,  vont  d'un  individu  à  l'autre,  et  mettent  en  commu- 
nication toutes  les  cavités  digestives,  de  telle  sorte  que  la  nourriture 
prise  par  chaque  polype  profite  directement  à  la  communauté  entière. 
Cet  étrange  animal  se  multiplie  de  trois  manières  différentes.  Du  po- 
lypier charnu,  dont  nous  avons  parlé,  s'élèvent  des  bourgeons  (jui 
croissent  et  s'organisent  à  la  façon  de  ceux  de  l'hydre,  mais  sans 
abandonner  jamais  le  lieu  de  leur  naissance;  dans  l'épaisseur  du  même 
polypier  se  développent  des  œufs  proprement  dits;  enfin ,  un  certain 
nombre  d'individus  sont  chargés  d'engendrer  de  véritables  bulbilles, 
et,  comme  si  c'était  assez  pour  eux  que  de  remplir  cette  fonction,  iîs 
n'ont  ni  bras  ni  bouche,  et  sont  nourris  par  leurs  voisins.  Les  bour- 
geons ovoïdes  qui  naissent  sur  leur  corps  se  détachent  à  certaines^ 
époques  et  sont  entraînés  par  les  courans.  Beaucoup  périssent  sans 
doute,  mais  ceux  qui  rencontrent  un  lieu  favorable  se  fixent,  s'allon- 
gent, et,  en  quelques  jours,  donnent  naissance  à  un  polype,  ([ui,  d'a- 
bord isolé,  devient  à  son  tour  la  souche  d'une  nouvelle  colonie. 

On  le  voit,  entre  la  graine  et  le  bourgeon  végétal,  entre  l'œuf  et  le 
bourgeon  animal,  la  différence  n'est  pas  aussi  profonde  qu'on  pourrait 
le  croire  d'abord.  Dans  les  deux  règnes,  le  bulbille  sert  d'intermé- 
diaire. Pour  désigner  ces  divers  corps  reproducteurs,  employons  donc 
un  terme  plus  général,  et  nous  pourrons  les  définir  d'une  manière 
plus  précise.  Le  bourgeon  est  un  germe  qui,  pour  se  développer,  a 
besoin  d'adhérer  au  parent,  lequel  ne  mérite  ici,  en  réalité,  ni  le  nom 
de  mâle  ni  celui  de  femelle;  le  bulbille  est  un  germe  qui  se  détaclu; 
du  parent  et  se  développe  sans  fécondation;  l'œuf  est  un  germe  qui , 
pour  se  développer,  exige  le  concours  des  deux  sexes  et  se  détache  du 
parent  (l).  Tout  être  vivant  provient  d'un  germe  existant  avant  lui  : 
telle  est  la  véritable  traduction  qu'il  faut  donner  de  la  phrase  latinci 
citée  plus  haut. 

Rappeler  ici  tout  ce  qui  a  été  dit  sur  l'origine,  la  nature,  le  mode 
de  développement  de  ces  germes,  serait  chose  impossible.  L'absurde 

(1)  On  sait  aujourd'hui  que  les  animaux  vivipares  proviennent  d'un  œuf  aussi  bien 
que  les  animaux  ovipwes.  La  seule  différence  existant  entre  ces  deux  modes  de  dévelop- 
pement c  insiste  en  ce  que.  dans  le  premier  cas,  l'œuf  détaché  de  l'ovaire  se  développe  dans 
*  inlériour  tic  la  nièio.  L'homme  lui-mèrne  i.'échappe  pas  à  cette  loi. 


SOUVENIRS   d'un   NATURALISTE.  1093 

et  l'incompréhensible  se  rencontrent  à  chaque  instant  dans  la  plupart 
de  ces  rêveries,  dont  le  plus  petit  nombre  méritent  à  peine  le  nom 
d'hypothèse  ou  de  système.  Pour  donner  une  idée  générale  des  concep- 
tions de  l'esprit  humain  sur  ce  point,  nous  ramènerons  à  trois  doc- 
trines fondamentales  ce  qu'ont  écrit  les  hommes  les  plus  justement 
célèbres,  ceux  qui  ont  au  moins  cherché  à  mettre  d'accord  leurs  théo- 
ries et  la  science  du  temps.  Nous  distinguerons  la  doctrine  de  Vévolu- 
tion,  celle  de  Vaccolement,  celle  de  l'épigénèse. 

D'après  le  système  de  l'évolution,  les  germes  sont  aussi  anciens  que 
le  monde  lui-même;  en  d'autres  termes,  Dieu,  en  formant  l'univers,  a 
créé  à  la  fois  tous  les  êtres  organisés  qui  devaient  le  peupler  jusqu'à  la 
fin  des  temps.  Chacun  de  ces  germes  est  en  raccourci,  soit  une  plante 
complète  avec  ses  racines,  son  tronc,  ses  branches,  ses  feuilles,  soit  un 
animal  parfait,  auquel  il  ne  manque  rien,  pas  même  un  poil  ou  une 
plume.  Placée  dans  des  conditions  favorables,  cette  espèce  de  minia- 
ture animée  grandit,  il  est  vrai;  jamais  elle  n'ajoute  la  moindre  partie 
nouvelle  à  celles  qu'elle  possède  depuis  la  création  du  monde.  Jusque- 
là  les  évolutionistes  sont  à  peu  près  unanimes,  mais  l'accord  dispa- 
raît quand  il  s'agit  d'expliquer  la  répartition  actuelle  de  ces  germes. 
Les  uns,  comme  Bonnet,  le  célèbre  naturaliste  genevois,  veulent  que 
les  germes  infiniment  petits  et  indestructibles  de  leur  nature  soient 
répandus  partout.  Us  les  voient  circuler  dans  la  sève  des  arbres,  dans 
le  sang  des  animaux,  prêts  à  se  développer  en  tout  ou  en  partie, 
soit  pour  donner  naissance  à  un  embryon,  soit  pour  reproduire  quel- 
que organe  perdu  par  l'être  vivant  qui  les  renferme.  Le  jeune  oiseau, 
le  petit  mammifère,  sont  des  germes  qui  subissent  une  évolution  com- 
plète; la  patte  d'écrevisse  qui  repousse  après  avoir  été  arrachée,  la  tète 
ou  la  queue  d'un  lombric  qui  se  reproduisent  après  avoir  été  tran- 
chées, sont  la  patte,  la  tête,  la  queue  d'autant  de  germes  qui  profitent 
de  l'occasion  pour  développer  une  portion  de  leur  être,  tandis  que  le 
reste  demeure  à  l'état  rudimentaire.  D'autres  évolutionistes,  et  parmi 
eux  nous  plaçons  avec  regret  le  grand  Haller  et  Guvier  lui-même,  ad- 
mettent que  les  germes  ne  se  trouvent  que  dans  certains  organes.  Or, 
comme  un  germe  ne  peut  renfermer  ses  descendans  que  dans  l'organe 
où  il  était  lui-même  contenu  par  ses  ascendans,  il  résulte  de  cette  pre- 
mière donnée  que  les  germes  de  toutes  les  générations  passées,  pré- 
sentes et  futures  ont  été  et  sont  encore  contenus'les  uns  dans  les 
autres  par  emboîtement.  Dans  cette  hypothèse,  un  ammal  est  une  es- 
pèce de  boîte  d'escamoteur,  et,  quand  un  individu  nouveau  vient  a 
naître,  c'est  tout  simplement  qu'un  des  doubles  fonds  de  la  boite  a  ete 
enlevé.  Pour  réfuter  de  semblables  idées,  il  suffit  aujourd  hui  de  les 

énoncer.  i    i  •      a^  v.^^ 

La  doctrine  de  BufTon,  celle  que  nous  appellerons  doctrine  de  1  ac- 
cotement, n'est  guère  plus  rationnelle.  D'après  cet  illustre  naturaliste, 


i09i  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

il  existe  dans  la  nature  une  matière  primitive  commune  aux  animaint 
et  aux  végétaux.  Cette  matière  est  composée  de  particules  organique» 
vivantes,  incorruptibles  et  toujours  actives.  Ces  particules  universel- 
lement répandues  servent  à  la  nutrition  et  à  l'accroissement;  le  sur- 
plus de  ce  qui  est  nécessaire  pour  atteindre  ce  résultat  est  envoyé  de 
toutes  les  parties  du  corps  dans  certains  organes  spécialement  destinés 
à  servir  de  magasin.  Quand  ces  molécules  sont  déposées  dans  un  lieu 
convenable,  il  se  fait  une  sorte  de  triage.  Toutes  celles  qui  viennent, 
soit  du  pied,  soit  de  la  main,  s'attirent  réciproquement  et  s'agrègent 
en  conservant  l'ordre  qu'elles  occupaient  auparavant.  Par  conséquent, 
elles  reproduisent  en  petit  le  moM/e  m/enewr  dont  elles  faisaient  partie. 
On  voit  que  dans  cette  hypothèse  le  nouvel  être  ne  peut  se  former  qu'à 
l'aide  de  matériaux  fournis  immédiatement  par  chacun  des  organes 
du  parent,  et  que  par  conséquent  un  père  et  une  mère  manchots  ne 
pourraient  pas  avoir  d'enfans  possédant  leurs  deux  bras.  Cette  objec- 
tion que  le  bon  sens  indique  n'a  pas  empêché  les  idées  de  Buifon  d'être 
adoptées  ou  reproduites  de  nos  jours  encore  avec  quelques  modifica- 
tions par  des  hommes  éminens.  Oken,  entre  autres,  le  patriarche  des 
philosophes  de  la  nature,  admet  un  mucilage  primitif  {})  fort  semblable 
à  la  matière  primitive  du  naturaliste  français,  et  assigne  aux  infu- 
soires  un  rôle  à  peu  près  identique  à  celui  des  molécules  organiques. 
Pour  lui,  tous  les  êtres  vivans  ne  sont  que  des  agrégats  de  monades 
enchaînées  les  unes  aux  autres  par  un  arcliitype  qui  donne  ou  im- 
prime la  forme,  et  si  celles-ci  semblent  naître  dans  ks  infusions  ani- 
males ou  végétales,  c'est  qu'elles  sont  remises  en  liberté. 

Dans  la  doctrine  de  l'épigénèse,  presque  universellement  admise 
aujourd'hui,  les  premiers  rudimens  de  l'être  vivant  se  forment  de 
toutes  pièces,  et  l'organisme  se  complète  par  des  additions  successives. 
Hippocrate,  ce  génie  si  juste  et  si  droit,  a  déjà  résumé  clairement  cet 
ensemble  d'idées,  lorsque,  parlant  de  la  formation  de  l'homme,  il  com- 
pare le  fœtus  à  un  arbre,  et  les  membres  ou  les  viscères  à  des  bran- 
ches, à  des  rameaux  qui  viennent  successivement  s'ajouter  à  la  tige. 
Dans  cette  doctrine,  chaque  naissance  est  en  quelque  sorte  une  créa- 
tion, chaque  individu  nouveau  est  vraiment  un  produit  de  l'individu 
qui  l'engendre.  Mais  lequel  des  deux  du  père  ou  de  la  mère  est  le  vé- 
ritahle parent?  Le  vulgaire  a-t-il  raison  de  croire  que  le  poulet  a  son 
origine  dans  le  sein  de  la  poule,  la  datte  dans  la  fleur  du  dattier  fe- 
melle (2)?  Bon  nombre  de  naturalistes,  égarés  par  l'esprit  de  système 
ou  par  des  observations  imparfaites,  ont  répondu  :  Non.  A  les  en  croire, 
le  mâle  est  seul  chargé  de  la  préparation  du  germe.  Le  futur  embryon, 

(1)  Traduction  littérale  du  mol  Urschleim. 

(2)  Rappelons  ici  que,  chez  les  dattiers  comme  chez  bien  d'autres  plantes,  les  sexes 
sont  sépares,  et  que  pour  féconder  les  individus  femelles  on  secoue  sur  leurs  fleurs  des 
bouquets  de  fleurs  mâles. 


SOUVENIRS  d'un   NATURALISTE.  109o 

c'est  un  animalcule  ou  un  grain  de  pollen  qui  pénètre  dans  l'ovule, 
soit  animal,  soit  végétal,  et  qui  se  développe  dans  cette  espèce  de  nid. 
Pour  eux,  la  femelle  est  entièrement  passive,  et  n'est  pour  ainsi  dire 
qu'une  espèce  de  serre  chaude  ou  une  machine  à  couver  plus  parfaite,  il 
est  vrai,  que  le  four  des  Égyptiens  ou  nos  couveuses  de  fer-blanc  (l). 

Des  observations  plus  précises,  des  métliodes  plus  sévères,  ont  fait 
justice  de  ces  dernières  erreurs.  Après  avoir  trop  long-temps  cberché 
à  suppléer  par  l'imagination  à  ce  que  leur  refusait  la  science,  après 
avoir  voulu  expliquer  ce  qu'on  n'explique  pas,  les  embryogénistes  eu 
reviennent,  de  nos  jours,  à  l'expérience  seule.  Eh  bien!  celle-ci  nous 
apprend  que  dans  les  deux  règnes  l'épigénèse,  ou  formation  successive, 
est  la  grande  loi  qui  préside  non-seulement  au  développement,  mais 
encore  à  l'organisation  même  des  germes.  Bourgeons,  bulbilles,  œufs 
ou  graines,  tous  ces  corps  reproducteurs  naissent  d'un  indi\idu  déjà 
existant,  qui  les  fabrique  de  sa  propre  substance,  sous  l'influence  de 
la  vie  et  par  suite  de  phénomènes  de  nutrition  et  de  sécrétion  sem- 
blables à  ceux  d'où  résultent  tous  les  autres  produits  de  l'organisme. 
D'abord  imparfaits,  ces  germes  se  complètent  successivement,  et  ne 
deviennent  aptes  à  remplir  leurs  importantes  fonctions  qu'après  être 
parvenus  à  maturité.  Les  uns,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  pos- 
sèdent en  eux-mêmes  toute  l'activité  vitale  nécessaire  à  leur  dévelop- 
pement: il  n'y  a  alors,  à  proprement  parler,  ni  père  ni  mère;  d'autres, 
au  contraire,  ont  besoin  de  l'intervention  d'un  agent  spécial,  et  alors 
seulement  apparaît  la  distinction  des  sexes  qui,  tous  deux,  concourent 
activement  à  la  reproduction  de  leur  espèce.  Dans  la  plante  comme  dans 
l'animal,  la  femelle  sécrète  un  germe  qui  devra  être  fécondé;  le  mâle 
produit  un  liquide  fécondateur.  Du  contact  de  ces  deux  élémens  ré- 
sulte l'apparition  d'un  nouvel  être.  Quel  est  donc  le  rôle  qui  revient  à 
chacun  d'eux  dans  l'accomplissement  de  cet  acte? 

Animal  ou  végétal,  le  bourgeon  est  vivant,  puisqu'il  n'est  qu'une 
partie  de  la  mère.  Animal  ou  végétal,  le  bulbille  est  vivant,  puisque, 
séparé  de  la  mère,  il  croît  et  se  développe.  La  graine,  l'œuf  fécondé, 
sont  également  vivans.  quoique  l'un  et  l'autre  puissent  présenter,  pen- 
dant un  laps  de  temps  plus  ou  moins  considérable,  les  a|iparences  d'une 
matière  inerte.  L'œuf  que  vous  conservez  pour  les  besoins  du  ménajge 
est-il  mort?  Non;  car,  placé  sous  la  poule  couveuse,  il  donnera  nais- 
sance à  un  poulet.  Les  céréales  trouvées  dans  les  tombeaux  du  Thèbes 
par  les  savans  de  l'expédition  d'Egypte  étaient-elles  mortes?  Non;  car, 
jetées  en  terre,  elles  ont  germé  et  reproduit  leurs  parens  disparus  de- 
puis trente  ou  quarante  siècles.  Dans  les  deux  cas,  la  vie  était  à  l'état 
latent  :  elle  attendait,  pour  se  manifester,  un  concours  de  circon- 

(1)  On  sait  qi»€  les  œufs  d'oiseaux  peuvent  èlre  couvés  artificiellement,  et  que  les  Égyp- 
tiens einplpj aient  des  fours  construits  d'une  manière  particulière  pour  faire  éclore  à  la  fois 
un  grand  iioaibie  de  poulets. 


1096  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

stances  favorables.  Comme  celle  des  individus  adultes,  la  vie  des  germes 
a  ses  bornes,  qui  varient  selon  les  espèces.  Troj)  long-temps  conservé, 
l'œuf  entre  en  décomposition,  et  certaines  semences  perdent  assez 
promptement  la  faculté  de  germer.  Mais  cette  vie  de  l'élément  femelle 
lui  appartient-elle  en  propre?  L'œuf  non  fécondé  est-il  déjà  organisé  et 
vivant,  ou  bien  l'élément  iiiâle  a-t-il  agi  comme  le  flambeau  de  Pro- 
méthée?  a-t-il  vraiment  vivifié  une  matière  jusque-là  inerte?  Ce  qui 
se  passe  chez  les  hermelles  nous  permet  de  résoudre  cette  curieuse 
question  au  moins  pour  les  animaux. 

Au  sortir  du  corps  de  la  mère,  l'œuf  de  ces  annélides  se  compose, 
comme  tout  œuf  complet,  de  quatre  parties  distinctes,  savoir  :  d'un 
jaune  ou  vitellus,  d'une  vésicule  germinative  ou  vésicule  de  Puikinje, 
placée  dans  l'intérieur  du  jaune;  d'une  tache  germinative  ou  tache  de 
Wagner  renfermée  dans  la  vésicule;  enfin  d'une  membrane  très  fine 
qui  enveloppe  le  tout  (1).  La  tache  et  la  vésicule  sont  deux  petits  glo- 
bules transparens.  Le  jaune  est  formé  de  granulations  opaques  très 
fines  réunies  par  une  gangue  parfaitement  diaphane.  Plongez  un  de 
ces  œufs  dans  l'eau  de  mer  où  nagent  quelques  animalcules  féconda- 
teurs, et,  après  quelques  instans  d'immersion,  vous  le  verrez  devenir 
le  siège  d'un  travail  que  l'on  suit  aisément  au  microscope.  Une  force 
mystérieuse  semble  pétrir  en  tous  sens  ses  élémens  pour  les  mélanger 
l'un  à  l'autre.  Le  jaune  éprouve  des  mouvemens  alternatifs  de  con- 
traction et  d'expansion;  la  tache,  la  vésicule,  disparaissent  successive- 
ment; un  globule  transparent  s'échappe  du  milieu  du  vitellus,  et  alors 
commence  le  singulier  phénomène  découvert  par  MM.  Prévost  et  Du- 
mas (2).  Un  sillon  circulaire  se  creuse  autour  du  vitellus,  qui  se  par- 
tage spontanément,  d'abord  en  deux,  puis  en  quatre,  et  va  se  subdi- 
visant ainsi  successivement  jusqu'à  n'être  plus  composé  que  de  très 
petits  globules.  A  mesure  que  ce  fractionnement  avance,  les  granu- 
lations opaques  du  vitellus  diminuent,  puis  disparaissent.  La  masse 
entière  prend  l'aspect  des  jeunes  tissus.  A  cette  époque,  on  ne  tarde  pas 
à  voir  s'élever  quelques  petits  filamens,  d'abord  immobiles,  qui  bien- 
tôt s'agitent  et  frappent  le  liquide  à  coups  saccadés.  Ces  filamens  se 
multiplient  de  plus  en  plus.  Alors  la  jeune  hermelle,  après  s'être  ba- 
lancée quelque  temps  comme  pour  essayer  ses  organes  naissans,  quitte 
tout  à  coup  le  plan  solide  qui  la  portait  et  s'élance  dans  le  liquide  sous 
la  forme  d'une  petite  larve  irrégulièrement  sphérique,  entièrement 
hérissée  de  cils  vibratiles. 

Tels  sont  en  résumé  les  phénomènes  que  présente  l'œuf  fécondé  des 

(1)  On  sait  que  dans  les  œufs  d'oiseau,  par  exemple,  le  blanc  ou  albumen  et  la  coque 
ne  sont  que  des  parties  accessoires. 

(2)  Le  fractionnement  du  vitellus  découvert  par  ces  physiologistes  dans  l'œuf  des  gre- 
nouilles a  été  depuis  retrouvé  chez  tous  les  animaux  qu'on  a  étudiés  dans  des  conditions 
favorables. 


SOUVENIRS  d'un  NATURALISTE.  1097 

hermelles.  En  douze,  quinze  heures  au  plus,  cet  œuf  est  transformé  en 
un  animal  qui  nage,  s'arrête  et  se  dirige  en  donnant  des  signes  évidens 
de  spontanéité.  Le  même  œuf,  abandonné  dans  le  liquide  et  sans  con- 
tact avec  l'élément  fécondateur,  se  décompose  au  bout  d'environ  qua- 
rante à  cinquante  heures;  mais  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  reste  inaclif  pour 
cela.  Le  travail  caractéristique  des  premières  phases  du  développement 
se  manifeste  chez  lui  aussi  bien  que  dans  l'œuf  fécondé.  Le  jaune  se 
dilate  et  se  contracte;  la  tache,  la  vésicule,  disparaissent;  le  vitellus  se 
fractionne  et  s'éclaircit.  Pendant  les  premières  heures,  il  est  presque 
impossible  de  distinguer  l'un  de  l'autre  un  œuf  fécondé  et  celui  qui 
ne  l'est  pas.  Chez  ce  dernier  cependant ,  les  mouvemens  sont  de  plus 
en  plus  rapides,  de  moins  en  moins  réguliers,  et,  au  lieu  d'aboutir  à 
l'organisation  d'un  nouvel  être,  ils  ont  pour  résultat  la  destruction  du 
germe;  mais  prenez  quelques-uns  de  ces  œufs  déjà  avancés  et  qu'on 
croirait  prêts  à  se  dissoudre,  mettez-les  en  contact  avec  des  animal- 
cules fécondans;  bientôt  les  mouvemens  se  ralentiront,  se  régularise- 
ront, et  des  œufs  de  trente-neuf  heures  vous  donneront  parfois  de 
nombreux  essaims  de  larves.  Ces  faits,  que  j'ai  bien  des  fois  vérifiés, 
me  paraissent  aussi  décisifs  que  possible.  Ils  nous  apprennent  que  les 
mouvemens  dont  l'œuf  devient  le  siège  immédiatement  après  la  ponte 
sont  entièrement  indépendans  de  la  fécondation.  La  disparition  de  la 
tache  et  de  la  vésicule  germinatrice,  les  oscillations  du  jaune  et  son 
fractionnement  sont,  dans  l'élément  femelle  isolé,  autant  de  signes  d'une 
activité  propre,  d'une  vie  qui  lui  appartient.  Quand  ces  mouvemens 
s'arrêtent,  quand  l'œuf  se  décompose,  c'est  qu'il  vient  de  mourir. 

Ainsi  les  animalcules  fécondateurs,  en  s'isolant  du  père,  emportent 
avec  eux  une  certaine  somme  de  vitalité.  De  même,  en  se  séparant  de 
la  mère,  les  œufs  possèdent  une  vie  propre  et  individuelle.  Chez  les  œufs, 
même  non  fécondés,  cette  vie  se  manifeste  par  des  mouvemens  spontanés 
et  caractéristiques,  tout  comme  on  l'observe  chez  les  animalcules.  Chez 
ces  derniers,  la  vie  s'épuise  constamment  au  bout  d'un  temps  assez 
court;  il  en  est  exactement  de  même  pour  les  œufs  non  fécondés.  Dans 
les  œufs  fécondés,  au  contraire,  les  mouvemens  vitaux  se  prolongent  et 
aboutissent  à  l'organisation  complète  d'un  être  vivant.  Le  contact  des 
animalcules  a  donc  pour  but  non  pas  de  donner  ou  de  réveiller  une  y ie 
qui  existe  déjà  dans  l'œuf  et  qui  se  manifeste  par  des  phénomènes  ap- 
préciables, mais  bien  de  régulariser  l'exercice  de  cette  force  et  d'en  as- 
surer ainsi  la  durée  (1). 

(1)  Plusieurs  naturalistes  avaient  entrevu  les  mouvemens  qUe  présentent  les  œufs  non 
lécondés;  mais,  préoccupés  de  Tidée  que  rélément  mâle  était  nécessaire  pour  vivifier  le 
germe,  ils  avaient  regardé  ces  mouvemens  comme  dus  à  un  commencement  de  putré- 
faction. C'est  surtout  à  cette  croyance  que  répond  l'expérience  que  nous  avons  citée  plu 
haut.  Il  est  évident  que  des  œufs  d.jà  atteints  jusque  dans  leur  composition  chtmiqiie 


1098  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sous  l'influence  delà  fécondation,  l'œuf  de  la  hermelle,  celui  du  ta- 
ret,  se  changent  en  animal,  et  cela  de  toutes  pièces.  Leur  niasse  entière 
se  transforme  en  tissu;  leur  membrane  extérieure  devient  la  peau  du 
nouvel  être.  Certes,  il  y  a  là  métamorphose  dans  le  sens  le  plus  rigou- 
reux de  ce  mot,  et  comme  des  phénomènes  plus  ou  moins  semblables 
à  ceux  dont  nous  venons  d'esquisser  le  tableau  se  passent  chez  toutes 
les  espèces  ovipares  et  vivipares,  comme  les  bourgeons  et  les  bulbilles 
nous  présenteraient  des  faits  analogues,  il  en  résulte  que  cette  expres- 
sion proscrite  par  les  évolutionistes  devrait  au  contraire  être  généra- 
lisée et  appliquée  au  développement  de  tous  les  êtres  vivans.  L'em- 
bryogénie pourrait,  à  proprement  parler,  être  définie  ta  science  des 
métamorphoses.  Ce  dernier  mot  prendrait  ici  un  sens  général  et  désigne- 
rait la  succession  des  faits  épigénétiques  qui  font  du  germe  un  végé- 
tal ou  un  animal  parfait.  Toutefois  on  ne  l'a  guère  appliqué  jusqu'ici 
qu'à  des  modifications  très  apparentes  subies  par  certains  animaux 
après  leur  sortie  de  l'œuf,  et  nous  nous  conformerons  à  l'usage.  Même 
dans  cette  acception  restreinte,  les  métamorphoses  sont  un  fait  beau- 
coup plus  commun  qu'on  ne  l'avait  cru.  Long-temps  on  les  a  regar- 
dées comme  caractérisant  pour  ainsi  dire  la  classe  des  insectes  et  le 
groupe  des  reptiles  batraciens  (1).  Aujourd'hui,  on  les  retrouve  chez 
un  grand  nombre  d'annelés,  chez  la  plupart  des  mollusques;  on  les 
découvrira  peut-être  chez  tous  les  rayonnes,  et,  à  mesure  que  ce  phé- 
nomène remarquable  apparaît  dans  des  types  plus  nombreux  et  plus 
■variés,  il  se  montre  de  plus  en  plus  sous  des  jours  tout  nouveaux. 
Par  exemple,  on  croyait  que  les  métamorphoses  avaient  toujours  pour 
but  d'élever  l'organisme  à  un  état  plus  parfait.  Il  en  est  ainsi  pour  le 
têtard  devenu  grenouille,  pour  la  chenille  changée  en  papillon;  mais 
souvent  le  résultat  est  précisément  inverse.  Par  le  fait  même  de  la 
métamorphose,  l'organisme  se  dégrade,  et  l'animal  adulie  n'a  plus  que 
des  facultés  inférieures  à  sa  larve.  Ici  le  papillon  semble  devenir  chry- 
salide {%. 

Voyons  ce  qui  se  passe  chez  le  taret.  La  larve,  d'abord  à  peu  près 
sphérique  et  entièrement  couverte  de  cils  vibratiles,  ressemble  à  un 
très  petit  hérisson  dont  chaque  épine  serait  un  organe  de  natation. 
Elle  nage  en  tous  sens  avec  une  agilité  extrême,  et  ce  premier  état 
dure  environ  un  jour  et  demi.  Vers  cette  époque,  la  peau  extérieure 

n'auraient  pu  se  réorganiser  pour  donner  naissance  à  des  larves.  Au  reste ,  depuis  que 
j'ai  f.iit  connaître  ces  recherches,  les  résultats  en  ont  été  confirmés  par  divers  obser- 
vateurs. 

(1)  Grenouilles,  salamandres...  Ces  animaux  sont  les  seuls  appartenant  au  type  des 
▼ertébrés  qui  présentent  de  véritables  métamorphoses. 

[2)  M.  Edwards  a  proposé  de  désigner  par  l'expression  de  types  récurrens  ces  ani- 
maux, chez  lesquels  les  progrès  mêmes  du  développement  ont  pour  résultat  l'abaissement 
organique  de  l'individu. 


SOUVENIRS   d'lN   NATURALISTE.  1  ()•)«> 

se  fend,  s'encroûte  de  sels  calcaires,  et  devient  une  coquille  d'abord 
ovale,  puis  triangulaire,  et  enfin  à  peu  près  sphérique.  Pendant  la 
formation  de  la  coquille,  les  cils  vibratiles  ont  disparu;  mais  le  petit 
animal  n'est  pas  pour  cela  condamné  à  l'inaction.  A  mesure  que 
les  cils  extérieurs  diminuent,  on  voit  apparaître  et  se  développer  un 
bourrelet  également  cilié  qui  s'élargit  et  s'étend  de  manière  à  figurer 
une  grande  collerette  garnie  de  franges.  Ce  nouvel  organe  de  loco- 
motion peut  se  cacher  en  entier  dans  la  coquille  ou  bien  se  déployer 
au  dehors,  et  agir  alors  à  peu  près  comme  une  roue  de  bateau  à  va- 
peur. Grâce  à  cet  appareil,  la  jeune  larve  continue  à  nager  avec  au- 
tant de  facilité  que  dans  son  premier  âge;  mais  elle  a  acquis,  en  outre, 
un  organe  qui  lui  sert  à  marcher  sur  un  plan  résistant,  à  s'élever,  par 
exemple,  le  long  des  parois  d'un  vase  de  verre.  C'est  une  sorte  de  pied 
charnu  assez  semblable  à  une  longue  langue  très  mobile  qui  s'allonge 
et  se  raccourcit  à  volonté.  La  larve  du  taret  possède,  en  outre,  des  or- 
ganes auditifs  pareils  à  ceux  de  plusieurs  autres  mollusques,  et  des 
yeux  analogues  à  ceux  de  certaines  annélides.  Pendant  cette  période 
de  son  existence,  notre  mollusque  jouit  donc  à  un  haut  degré  des  fa- 
cultés caractéristiques  de  l'être  animal;  il  se  meut,  et  il  est  en  relation 
avec  le  monde  extérieur  par  des  appareils  spéciaux.  Eh  bien  !  vienne 
une  dernière  métamorphose,  ce  même  taret  va  perdre  ses  organes  de 
mouvemens  et  de  sensations,  et  devenir  une  espèce  de  masse  inerte 
où  la  vie  végétative  remplace  presque  entièrement  la  spontanéité  active 
de  l'animal. 

Si  je  ne  suis  pas  resté  trop  au-dessous  de  ma  tâche,  le  lecteur,  même 
le  plus  étranger  aux  sciences  zoologiques,  doit  comprendre  à  présent 
l'attrait  qui  s'attache  à  ces  recherches  d'embryogénie.  La  naissance  et 
le  développement  d'un  germe,  les  métamorphoses  de  l'être  qui  lui  doit 
l'existence,  sont  un  des  spectacles  les  plus  propres  à  captiver  quiconque 
sait  penser  et  sentir.  A  eux  seuls,  les  faits  bruts  ont  souvent  un  intérêt 
immense  par  les  questions  qu'ils  soulèvent  ou  qu'ils  résolvent;  mais, 
au-delà  des  modifications  de  la  forme,  des  transformations  de  la  ma- 
tière, il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  quelque  chose  de  supé- 
rieur. Partout,  dans  ces  phénomènes,  la  vie  apparaît  £omme  une  force 
distincte  agissant  dans  un  but  spécial  que  ne  sauraient  atteindre  les 
autres  agens,  faisant  naître  les  germes,  les  façonnant  chacun  selon  sou 
espèce,  et,  toujours  une  dans  son  essence,  mais  mfinie  dans  ses  mani- 
festations jetant  sur  la  matière  inorganique  et  mortelc  riche  manteau 
de  la  création  organisée.  Celte  force,  nous  la  reconnaissons  a  ses  effiOs; 
nous  ne  saurons  sans  doute  jamais  sa  nature.  La  est  certainement  1*. 
plus  profond  des  mystères  de  ce  monde;  au-delà  de  cette  cause  pre- 
mière il  n'y  a  plus  que  la  cause  des  causes,  il  n'y  a  plus  que  Dieu. 

A.  DE  Quatre*' AGES. 


LA  RUSSIE 


ET 


LA  CRISE  EUROPEENNE. 


I.  Les  Slaves,  par  Adam  Mickiewicz,  5  vol.  in-8o,  Paris.  —  II.  Le  Patulavisme,  par  le  comte 
Adam  Gurowski,  i  vol.  in-8o,  Florence.  —  III.  La  Russie  en  présence  de  la  crise  européenne, 
par  M.  Tourgueneff,  in-8o,  Paris.  —  IV.  Paroles  d'un  Prêtre  ruthénien  aux  Slaves  sur  te 
slavisme,  in-8o,  Paris.  —  V.  L'Europe  révolutionnaire,  par  Ivan  Golowine,  1  vol.  in-8o, 
Paris.  —  VI.  Études  sur  la  Situation  intérieure,  la  Vie  nationale  et  les  Institutions 
morales  de  la  Russie,  par  le  baron  Auguste  de  Haxthausen ,  2  vol.  in-8o,  Hanovre.  —  VII.  Le 
Protectorat  du  Csar,  par  i.  R.,  in-8o,  Paris. 


Si  l'on  voulait  approfondir  l'esprit  et  les  institutions  de  la  Russie,  ce 
ne  pourrait  être  l'œuvre  d'un  jour.  Ce  pays,  on  peut  le  dire,  est  un 
monde  inconnu,  d'un  accès  difficile;  une  haute  barrière  nous  en  sé- 
pare. Je  parle  moins  des  lois  sévères  qui  en  gardent  l'entrée,  et  de  la 
surveillance  dont  l'observateur  y  est  trop  souvent  entouré,  que  de  l'o- 
riginalité des  mœurs  et  des  idées,  de  la  singularité  des  principes  qui 
distinguent  la  vie  sociale  et  politique  des  Russes  de  celle  des  peuples 
occidentaux.  Aujourd'hui  cependant  il  ne  nous  est  plus  permis  de  né- 
gliger l'étude  de  celte  civilisation,  de  cette  pohtique  russes,  restées 
long-temps,  pour  nous,  à  l'état  de  problèmes.  Le  gouvernement  russe 
est  entré  dans  des  rapports  nouveaux  avec  l'Europe,  et  il  convient  de 
rechercher,  d'une  part,  quelle  idée  nous  devons  avoir  de  sa  force;  de 
l'autre,  ce  que  l'Europe  peut  en  espérer  ou  en  redouter. 


LA  RUSSIE  ET  LA  CRISE  EUROPÉENNE.  UOI 

Si  l'attitude  du  cabinet  russe  inspire  à  quelques  esprits  une  confiance 
excessive,  elle  excite,  en  revanche,  bien  des  craintes  légitimes  ou  dé- 
placées. Que  la  Russie  joue  aujourd'hui  en  Europe  un  rôle  très  influent, 
qu'elle  y  exerce  une  grande  autorité  morale,  certes  on  ne  peut  le  con- 
tester. Sans  doute,  son  état  de  civilisation  ne  semble  point  répondre  a 
toutes  ses  ambitions  politiques,  et  cependant,  au  milieu  des  calamités 
dont  l'Occident  est  frappé,  la  Russie  ne  semble-t-elle  pas  contempler 
avec  la  sérénité  du  sage  les  agitations  stériles  de  nos  sociétés  vieil- 
lies? Bien  mieux;  elle  fait  avec  aisance  la  critique  de  nos  libertés 
sans  règle,  de  notre  philosophie  sans  issue.  Il  n'est  pas  jusqu'à  nos 
<3glises  dont  elle  ne  signale  la  décadence  et  ne  prétende  redresser  l'es- 
prit. Écoutez  quelques-uns  de  ses  écrivains;  elle  se  prépare,  avec  ses 
populations  jeunes  et  religieuses,  à  succéder  au  vieux  monde,  épuisé 
de  sentimens  et  d'idées.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  la  Russie  prétend 
au  rôle  de  puissance  conservatrice,  et  se  vante  d'être  plus  apte  à  le  rem- 
plir qu'aucun  autre  état  en  Europe? 

Sans  nul  doute,  s'il  était  en  ce  moment  un  pays  qui  eût  conservé 
le  vrai  dépôt  des  grandes  notions  politiques,  sociales  et  religieuses; 
s'il  existait  une  nation  assez  sainement  organisée  pour  être  heureuse 
et  libre  sous  un  pouvoir  fort  et  respecté;  si,  à  défaut  d'un  modèle 
de  sagesse  dans  ses  lois  civiles  et  dans  les  principes  fondamentaux 
de  son  gouvernement,  elle  pouvait  du  moins  présenter  aux  cabinets 
conservateurs  la  garantie  d'un  concours  diplomatique  à  la  fois  sincère 
et  désintéressé,  ce  serait,  pour  les  amis  de  l'ordre,  aux  prises  avec  des 
difficultés  sans  cesse  renaissantes,  une  consolation  et  une  garantie 
qu'ils  ne  devraient  point  dédaigner. 

11  est  certain  que  la  société  et  le  pouvoir  sont  fondés  en  Russie  sur 
des  bases  imposantes,  que  la  hiérarchie  y  est  fortement  assise,  et  que 
dans  aucun  temps,  sous  aucun  climat,  l'autorité  souveraine  ne  fut  plus 
profondément  respectée.  Cependant  cette  puissante  autorité,  de  qui 
tout  dépend,  n'est  point  restée  à  l'abri  des  atteintes  de  l'esprit  du  jour. 
Pourquoi  ?— Parce  qu'elle  a  peut-être,  si  l'on  ose  le  dire,  manqué 
de  mesure;  parce  que,  dans  l'eflort  constant  auquel  elle  est  condamnée 
pour  se  maintenir  à  cause  de  son  étendue  même,  elle  s'est  laissé  en- 
trahier  plus  loin  qu'elle  ne  le  voulait  sans  doute;  parce  qu'enfin,  en 
s'eitotçant  d'asseoir  son  avenir  sur  la  double  condition  de  la  souverai- 
neté et  de  l'unité  absolues  au  dedans,  de  la  conquête  au  dehors,  elle  a 
éveillé  au  sein  de  l'empire  et  dans  les  états  voisins  un  sentiment  du  droit 
qui,  s'envenimant  sous  la  compression,  est  capable  de  lui  créer  un  jour 
de  grandes  difficultés.  L'esprit  révolutionnaire  peut  surgir  de  deux 
sources:  d'une  extension  excessive  du  pouvoir  absolu  tout  aussi  bien 
que  de  l'abus  de  la  liberté.  Si  la  France  et  l'Allemagne  démocratiques 
©nt  donné  le  jour  aux  empiriques  qui  prétendent  reconstruire  les  so- 


1102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciétés  sur  le  modèle  de  leurs  rêves,  la  Russie  absolutiste  et  conqué- 
rante a  enfanté  le  mystique  humanitaire,  le  messianiste  (]ui  nous  ap- 
porte à  la  place  de  l'Évangile  une  nouvelle  édition  de  l'Apocalypse,  et 
l'émigré  polonais  qui  est  naturellement  et  par  la  force  des  choses  un 
scrfdat  préparé  pour  toute  insurrection.  Si  la  Russie  continuait  de  peser 
sur  les  peuples  de  l'Europe  orientale,  nous  \errions  bientôt  avec  l'é- 
migré magyar  des  émigrés  moldo-valaques ,  serbes  ou  bulgares,  et 
toutes  ces  nationalités  en  conspiration  permanente  contre  la  conquête 
seraient  amenées  promptement  à  faire  cause  commune  avec  les  plus 
détestables  partisans  de  l'esprit  révolutionnaire.  Voilà  le  danger  que 
la  Russie  doit  éviter  a\ant  tout,  si  elle  ambitionne  de  représenter  es- 
sentiellement en  Europe  le  principe  dt3  conservation. 

Bien  des  esprits  sérieux  seraient  peut-être  tentés  de  supposer  que  le 
gouvernement  russe  refusera  de  sortir  de  ses  voies  ordinaires  poui  se 
placer  dans  ces  conditions  de  modération.  Je  suis,  poar  mon  compte, 
très  loin  de  penser  qu'il  soit  réconcilié  avec  les  idées  constitutionnelles, 
ou  qu'il  songe  aucunement  à  leur  donner  chez  lui  droit  d'asile;  on  ne 
renonce  point  spontanément  à  la  souveraineté  absolue,  au  pouvoir  sans 
contrôle.  Je  suis  tout  aussi  éloigné  de  croire  que  ce  gouvernement 
veuille  laisser  de  côté  les  grandes  ambitions  diplomatiques  que  ses  chefs 
se  lèguent  par  héritage  depuis  Pierre-le-Grand.  Néanmoins  j'ai  la  con- 
viction (]uc  les  événemens  accomplis  depuis  février  en  Europe  ont  été 
pour  la  Russie  des  leçons  qu'elle  médite  aujourd'hui.  Elle  a  évidem- 
ment compris  qu'une  politique  trop  tendue  et  trop  ambitieuse,  en  pré- 
(npitant  la  décomposition  d'une  partie  de  l'Europe,  aurait  un  contre- 
coup funeste  dans  son  propre  sein.  Elle  a  compris  qu'en  provoquant 
la  guerre  sur  tel  ou  tel  point  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  elle  pourrait 
momentanément  s'agrandir,  mais  non  sans  créer  aux  autres  états  des 
difficultés  qui,  mettant  partout  la  société  en  question,  réagiraient  bien- 
tôt sur  elle-même,  et  finiraient  peut-être  par  l'emporter  avec  toute  la 
civilisation  dans  un  abîme  commun.  Aussi  la  diplomatie  russe  semble- 
t-elle  entrer  dans  une  voie  nouvelle  en  cherchant  aujourd'hui  sa  force 
non  dans  des  aceroissemens  de  territoire  ni  dans  des  abus  trop  sen- 
sibles de  son  influence,  mais  dans  une  politique  qui  s'efl'orce  de  pa- 
raître modérée  et  conciliante.  C'est  en  ce  sens  que  la  Russie  peut 
être  conservatrice,  et  si  elle  adopte  cet  esprit  de  transaction,  de  bonne 
entente  avec  les  cabinets  de  l'Occident,  elle  facilitera  honorablement 
leur  tâche. 

Je  voudrais  montrer  que  la  polttirpie  agressive  de  la  Russie  a  sa  prin- 
cipale origine  dans  le  caractère  spécial  de  l'autorité  suprême,  du  cza- 
risme;  que  le  czarisme  lui-même  a  une  double  base,  ou,  si  l'on  veut, 
un  doiil)le  instrument  :  le  pouvoir  religieux,  et  ce  patriotisme  d'un 
genre  particulier  que  l'on  appelle  panslavisme.  Lorsque  cette  affir- 


LA   RUSSIE   ET  LA  CRISE  ELROPÉENNE.  HO.'Î 

mation  aura  reçu  sa  preuve  et  que  l'on  aura  vu  quelle  force  singu- 
lière le  czarisme  tire  de  ses  attributs  religieux  et  de  cette  idée  de 
race,  en  soulevant  le  voile,  on  remarquera  que,  du  sein  ou  à  côté  de 
cette  église  et  de  ce  panslavisme  officiels,  surgissent  dès  à  présent  des 
idées  religieuses  et  politiques  qui  font  un  contraste  bien  tranché  avec 
celles  du  czarisme.  Il  sera  facile  de  reconnaître  que  ce  contraste  est  la 
conséquence  naturelle  de  l'exagération  du  principe  de  la  souveraineté 
absolue  et  de  la  conquête.  Si  donc  le  gouvernement  russe  veut  se  mettre 
en  mesure  de  coopérer  avec  les  autres  cabinets  au  salut  des  sociétés 
modernes,  il  faut  qu'à  l'exemple  de  l'aristocratie  anglaise  et  de  tous 
les  pouvoirs  sagement  inspirés,  il  tienne  compte  de  cet  esprit  qui  lui 
échappe,  ou  même  qui  le  combat  ouvertement.  A  cette  condition  d'une 
politique  moins  exclusive  au  dedans  et  moins  conquérante  au  dehors, 
il  peut  aspirer  sérieusement  et  avec  succès  à  ce  rôle  conservateur  qu'il 
semble  ambitionner. 


I. 

Le  gouvernement  du  czar  est  revêtu  de  l'autorité  la  plus  absolue; 
pour  se  maintenir  dans  sa  plénitude,  cette  autorité  a  besoin  de  s'af- 
firmer constamment,  —  en  un  mot,  d'exercer  sans  relâche  sur  la 
nation  un  prestige  plus  fort  que  le  sentiment  de  ses  droits.  Si  l'on  s'en 
rapporte  à  un  écrivain  qui  a  pénétré  fort  avant  dans  le  caractère  des 
Russes,  qui  ne  leur  est  point  hostile,  M.  Mickiewicz,  ce  peuple  est  émi- 
nemment spiritualiste;  le  gouvernement  ne  le  domine  et  ne  le  conduit 
qu'à  l'aide  d'une  puissante  influence  morale.  Cette  influence,  au  pre- 
mier regard,  c'est  la  crainte,  mais  la  crainte  fortifiée  par  l'enthou- 
siasme, sans  lequel  elle  ne  serait  que  corruption  et  impuissance, 
a  La  discipline  russe  frappait  l'ame  et  partait  d'un  principe  de  terro- 
risme spirituel,  »  dit  M.  Mickiewicz  en  parlant  du  rôle  des  Russes  dans 
la  guerre  de  sept  ans.  A  ce  sujet,  il  met  en  regard  les  procédés  de 
Frédéric,  fusillant  ses  soldats  quand  ils  manquaient  à  leur  devoir,  et 
ceux  du  général  russe  Munnich,  publiant,  au  milieu  d'une  campagne 
contre  les  Turcs,  un  ordre  du  jour  par  lequel  il  défendait  aux  soldats 
d'être  malades,  d'avoir  la  peste,  sous  peine  d'être  enterrés  vifs,  et  par* 
venant  ainsi,  par  ce  prodigieux  effet  de  terreur,  à  éloigner  le  fléau. 
«  L'enthousiasme  moral  donne  de  la  force,  ajoute  M.  Mickiewicz;  Ift 
terreur  peut  de  même  électriser  l'homme  et  l'élever  au  point  de  vaincre 
toutes  les  difficultés  physiques,  même  le  mal  corporel.  Pour  produire 
un  tel  effet,  l'enthousiasme  suffisant  n'existait  plus  dans  les  armées  de 
l'Occident,  tandis  que  la  terreur  existait  dans  l'armée  russe  et  lui  as- 
surait partout  le  triomphe.  » 

Entretenir  dans  le  cœur  de  ses  sujets  ce  terrorisme  spirituel,  voilà 


1104  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

donc  la  préoccupation  permanente  du  gouvernement  russe.  Comment 
y  réussir,  sinon  en  s'emparant  de  tous  les  attributs  moraux  de  la  sou- 
veraineté et  en  recherchant  incessamment  de  nouvelles  occasions  de 
paraître  grand?  Il  est  curieux  de  voir  jusqu'à  quel  degré  cette  politi- 
que a  porté  le  respect  dont  la  majeure  portion  du  pays  entoure  aujour- 
d'hui la  souveraineté.  M.  Mickiew^icz  en  a  tracé  le  tableau,  en  essayant 
d'en  défmir  l'esprit.  «  L'idée  fondamentale  de  la  souveraineté  russe, 
dit  l'écrivain  polonais,  est  essentiellement  diflérente  de  celle  sur  les- 
quelles sont  basées  les  royautés  européennes.  Le  czar  ne  gouverne  pas 
en  vertu  du  droit  qui  lui  est  conféré  par  le  sacre;  il  ne  règne  pas  en 
vertu  de  son  titre  d'empereur;  le  sacre,  les  titres,  même  les  droits  lé- 
gitimes de  succession  au  trône  n'entrent  absolument  pour  rien  dans  le 
poids  de  son  autorité  souveraine.  Le  peuple  connaît  à  peine  le  titre 
d'empereur;  un  paysan,  un  soldat  russe  n'emploie  presque  jamais  ce 
titre  pour  désigner  son  souverain.  Dans  la  conversation,  dans  le  lan- 
gage familier,  on  l'appelle  seulemeni  gasudar,  c'est-à-dire  grand-juge... 
Jamais  un  consul  ou  un  tribun  romain  n'a  traité  un  chef  militaire  de 
ses  ennemis  comme  son  égal  en  dignité.  D'après  les  mêmes  idées,  le 
peuple  russe  serait  très  scandalisé  si  son  empereur  s'avisait  d'avouer 
publiquement  qu'il  n'est  que  l'égal  d'un  empereur  ou  d'un  roi... 
Suivant  les  mystiques,  Dieu  passe  son  éternité  à  sonder  les  abîmes  de 
sa  toute-puissance,  dont  il  ignore  lui-même  les  principes  et  les  limites. 
Il  en  est  de  même  de  l'empereur  de  Russie.  » 

Ne  l'oublions  point,  ce  respect  de  la  multitude  s'adresse  bien  plus  à 
l'idée  de  la  souveraineté  qu'à  la  personne  du  czar,  et  par  cela  même 
chaque  souverain  est  obligé  à  des  efforts  en  quelque  sorte  gigantes- 
ques pour  remplir  l'idéal  que  ses  sujets  portent  ainsi  dans  leur  vive 
imagination.  Les  czars  ont  cru  trouver  dans  la  fusion  en  leur  per- 
sonne du  pouvoir  religieux  avec  le  pouvoir  politique  et  militaire  la  so- 
lution de  cette  difficulté.  On  sait  comment,  depuis  Pierre-le-Grand  et 
surtout  depuis  quelques  années,  la  famille  du  souverain  a  peu  à  peu 
envahi  toutes  les  cérémonies  religieuses,  où  il  est  beaucou  p  plus  souvent 
question  du  souverain  et  des  princes  que  du  Christ  et  des  saints.  Bor- 
nons-nous à  constater  que  le  gouvernement,  convaincu  de  la  faiblesse 
de  son  administration  civile,  cherche  la  force  qui  lui  manque  dans  le 
concours  et  l'action  d'un  clergé  soumis  et  docile.  Sans  cesse  attentif  à 
flatter  et  à  favoriser  l'église  orthodoxe  aux  dépens  de  toutes  les  autres 
corrmiunions  de  l'empire,  il  augmente  le  nombre  des  prêtres  grecs 
bien  au-delà  des  besoins  de  la  population.  Autant  de  prêtres,  autant 
d'instrumens  zélés  dont  il  tient  le  dévouement  en  haleine  en  leur  don- 
nant à  croire  qu'il  pourra  un  jour  leur  distribuer  des  places  lucratives 
dans  toute  l'Europe.  Qu'ils  prient  et  qu'ils  persévèrent  dans  leur  doci- 
lité aux  vœux  du  chef  de  l'église;  la  miséricorde  de  Dieu  se  fera  bien- 


LA   RUSSIE   ET   LA   CRISE   EUROPÉENNE.  liOa 

tôt  sentir  :  tous  les  infidèles,  c'est-à-dire  les  catholiques  et  les  protes- 
tans,  reviendront  avec  repentir  au  giron  de  la  véritable  église,  qui  est 
l'église  d'Orient.  D'où  il  suit  que  l'église  russe  est  destinée  à  gouverner 
le  monde.  Toute  nation  qui  résiste  aux  exigences  du  gouvernement 
russe  est  envisagée  comme  rebelle  et  impie;  toute  guerre  que  le  czar 
entreprend  est  une  guerre  sainte. 

Trop  souvent  la  politique  des  cabinets  et  celle  des  peuples  sont  ve- 
nues favoriser  et  fortifier  cette  croA^ance.  Ainsi,  par  exemple,  plus 
l'Europe  a  fait  de  concessions  à  la  Russie,  plus  l'orgueil  de  ses  souve- 
rains est  devenu  exigeant.  Bien  loin  de  limiter  leur  ambition  par  le 
système  des  complaisances,  on  l'a  encouragée  outre  mesure.  Plus  on 
a  reculé  dans  la  question  de  Pologne,  plus  le  cabinet  russe  a  avancé 
dans  celle  de  Turquie.  Et  ce  n'est  point  là  un  fait  isolé,  c'est  une  sorte 
de  nécessité  de  situation.  Recherchait-on  l'alliance  du  czar?  sur  l'heure 
naissaient  de  formidables  projets  de  partage  et  de  conquête,  dans  les- 
quels tout  l'avantage  était  fatalement  pour  lui ,  et  plus  il  obtenait,  plus 
il  désirait  encore.  Non,  dans  les  conditions  politiques  et  religieuses  où 
il  s'est  placé,  où  il  doit  rester  s'il  veut  continuer  d'être  absolu,  le  czar 
ne  peut  être  ni  l'ami  ni  l'allié  de  personne  sur  le  pied  d'égalité.  Vis- 
à-vis  de  son  peuple,  il  est  dans  la  nécessité  de  traiter  les  autres  gou- 
vernemens  comme  des  vassaux  ou  comme  des  rebelles  destinés  à  être 
un  jour  châtiés  par  sa  main.  Dans  l'imagination  de  ses  paysans  et  de 
ses  prêtres,  c'est  un  dieu  auquel  l'humanité  doit  se  soumettre  sans 
conditions.  Il  sait  bien  qu'il  est  condamné  à  rester  dieu  ou  a  cesser 
d'être  absolu.  S'il  traite  avec  vous,  c'est  pour  mieux  vous  dommer; 
vous  êtes  son  inférieur,  vous  devenez  l'instrument  du  prestige  qiiil 
exerce  sur  ses  peuples.  Au  heu  de  limiter  sa  puissance,  vous  la  rendez 
plus  formidable.  On  arrive  au  même  but  par  le  système  oppose.  Des 
écrivains  et  des  politiques  habitués  à  la  violence  du  langage  ne  sa- 
chant pas  distinguer  entre  le  gouvernement  et  la  nation ,  offensent 
l'esprit  national ,  le  repoussent,  le  contraignent  de  s  attacher  plus  etio i- 
tement  encore  au  czarisme.  En  général,  c'est  beaucoup  ^^"«l^^^"- 
vernement  russe  que  la  nation  que  l'on  semble  mettre  a"  ^an  de    l^^^^ 
manité.  Le  Russe,  reçu  partout  comme  une  sorte  ^f  b<-»--:^  ^^^^^ 
donc  dans  son  pays  le  cœur  gros  de  haine  contre  1 E"/ ^Pf  ^^  '^  ^^ 
et,  ne  voyant  pas  d'autre  manière  de  se  venger  de  ^^^  afl  on]' «^^^^^ 
ré  u^^ie  avec  toute  l'ardeur  de  son  ressentiment  dans  les  bias  du  cza 
risme  où  il  se  console  par  l'espoir  de  la  domination  umverseUe.  Me- 
rz\  de  larguer,  so'n  patriote  prend  feu ,  et  le  voila  pre  ta  tou 
les  sacrifices  pour  servir  la  gloire  et  augmenter  la  fore   du  pomm 
qui  l'opprime  et  l'écrase.  Que  sera-ce  si,  comme  il  est   J^P   «"^^^^ 
airivé  on  prétend  le  combattre  par  des  agitations  prematurets  sans 
eTmkeetCs  vigueur,  pareilles  à  celles  dont  le  Danube  vienU  et.e 

TOME    V. 


H06  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

le  témoin?  On  fournira  au  czar  une  magnifique  occasion  de  vaincre  à 
peu  de  frais;  l'on  donnera  au  peuple  russe  lieu  de  croire  que  son  sou- 
verain est  déjà  plus  qu'à  demi  maître  de  l'Europe,  et  qu'il  lui  suffit  de 
se  montrer  pour  conquérir  le  monde. 

En  somme,  que  voyons-nous?  D'un  côté,  que  leczarisme,  grâce  à  la 
réunion  en  lui  du  caractère  religieux  au  pouvoir  politique,  possède  plus 
d'influence  morale  qu'aucun  gouvernement  en  Europe;  de  l'autre,  que 
les  invectives  adressées  à  la  nation  russe,  les  vaines  menaces  de  guerre, 
les  insurrections  mal  combinées,  tout,  jusqu'aux  complaisances  de  la 
diplomatie  pour  le  cabinet  du  czar,  ne  fait  qu'accroître  cette  mystique 
influence. 

Au  dehors ,  et  particulièrement  sur  le  terrain  de  l'empire  turc ,  le 
czarisme  exerce  une  influence  analogue  à  celle  qu'il  possède  en  Russie 
même,  et  qui  ne  vise  pas  moins  au  gigantesque.  L'idée  religieuse,  qui 
lui  sert  à  contenir  ses  propres  sujets,  lui  a  servi  plus  d'une  fois  à  tenter 
ceux  du  sultan ,  et,  dans  les  derniers  temps,  une  idée  nouvelle,  l'idée 
de  race,  est  venue  fortifier  entre  ses  mains  l'autorité  religieuse  qu'il 
avait  su  conquérir. 

L'action  du  czarisme  en  Orient  a  un  nom  en  diplomatie  :  c'est  le  pro- 
tectorat. On  sait  à  la  suite  de  quels  événemens  le  protectorat  s'est  établi, 
comment  la  Russie,  intervenant  naguère  entre  les  rayas  chrétiens  et  les 
Ottomans,  est  parvenue  à  se  faire  reconnaître  pour  garante  des  droits 
des  chrétiens,  comment  enfin,  par  une  interprétation  arbitraire  du  mot 
de  garantie,  elle  a  prétendu  au  droit  de  protectorat.  Ce  protectorat  ne 
s'étend  que  sur  les  trois  principautés  du  Danube,  la  Moldavie,  la  Va- 
lachie  et  la  Servie;  mais,  de  ces  trois  points,  la  Russie  peut  agir  à  la  fois 
sur  l'empire  ottoman  tout  entier.  Comment  se  présente-t-elle  aux  po- 
pulations? Comme  la  vraie,  l'unique  dépositaire  de  la  foi  chrétienne. 
Sans  avoir  pris  aucune  part  aux  croisades,  elle  a,  dit-eUe,  hérité  direc- 
tement de  la  pensée  qui  les  inspira;  elle  a  reçu  de  la  Providence  la  mis- 
sion de  rejeter  les  Turcs  en  Asie;  elle  est  de  droit  divin  la  protectrice 
de  tous  les  peuples  chrétiens  de  l'empire  ottoman.  Depuis  que  le  sen- 
timent religieux  a  perdu  la  force  qu'il  tirait  d'une  lutte  armée  contre 
l'islamisme  et  que  l'idée  de  race  est  devenue  un  grand  moyen  d'action, 
le  czarisme  a  modifié  habilement  cette  tactique,  caressant  l'idée  de 
race  sans  cesser  de  flatter  l'idée  religieuse.  De  là  le  panslavisme  offi- 
ciel que  le  czar  essaya  d'identifier  avec  l'orthodoxie  grecque,  afin  que 
l'action  de  chacune  des  deux  idées  s'accrût  par  leur  alliance  même. 
Cette  doctrine  à  la  fois  politique  et  religieuse,  professée  dans  les  écoles 
russes,  visa  surtout  à  plaire  aux  populations  slaves  de  la  Turquie. 
Qu'est-ce  au  fond  que  ce  panslavisme  officiel?  Un  slaviste,  M.  Cyprien 
Robert,  en  ouvrant  son  cours  de  cette  année  au  Collège  de  France,  a 
caractérisé  exactement  cette  théorie  en  disant  que  son  principe,  c'est 


LA  RUSSIE  ET   LA   CRISE   EUROPÉENNE.  HUT 

l'unité  absolue  et  l'identification  complète  de  la  race  sla>e  avec  la 
Sainte-Russie,  depuis  ses  plus  obscures  origines  jusqu'à  nos  jours. 
Quant  au  but,  ajoute  M.  Robert,  c'est  la  centralisation  impériale  et  la 
personnification  du  slavisme  dans  l'autocratie.  Aussi  bien ,  que  font 
les  écrivains  officiels?  Dans  l'histoire  comme  dans  la  politique,  leur 
constant  effort  n'est-il  pas  de  ramener  toute  la  race  à  l'unité?  L'écrivain 
Vénéline  ne  voyait  dans  les  Serbes  qu'une  branche  des  Cosaques  émi- 
grée  au-delà  du  Danube,  dans  les  Bulgares  que  les  Russes  du  Volga 
passés  avec  le  temps  en  Thrace  et  dans  le  Balkan ,  où  ils  n'ont  pas. 
disait-il,  cessé  un  moment  d'être  des  fils  dévoués  de  la  Russie,  destinés 
à  rentrer  un  jour  dans  le  giron  de  leur  mère-patrie.  Il  s'est  rencontré 
de  même  des  historiens  pour  prouver  que  la  Pologne  n'a\ait  jamais 
eu  d'existence  distincte,  qu'elle  est  sortie  du  sein  du  peuple  russe,  et 
qu'elle  y  retourne  de  droit  et  de  fait. 

Le  comte  Adam  Gurowski,  auteur  d'un  livre  sur  le  panslavisme,  est 
plus  explicite  encore  que  les  écrivains  officiels  de  la  Russie.  Suivant 
lui,  cette  puissance,  après  avoir  fait  entrer  les  Slaves  dans  la  véritable 
vie  historique,  arrive  sur  la  scène  du  monde  avec  toutes  les  conditions 
requises  pour  leur  assurer  une  grande  action  dans  le  présent  et  un 
développement  immense  dans  l'avenir.  Aucune  nation  n  a  pris  place 
dans  le  rang  des  états  avec  une  telle  plénitude,  une  telle  vigueur  des 
élémens  primordiaux  nécessaires  à  la  fondation  et  à  la  durée  d'un  em- 
pire. La  Russie,  d'après  M.  Gurowski,  possède  l'unité  religieuse,  et  la 
religion,  échauffant,  animant  les  cœurs  des  Slaves,  ses  coreligionnaires, 
constitue  leur  unité  nationale.  Enfin,  tous  ces  principes  de  vie  morale 
se  concentrent ,  pour  leur  plus  giande  expansivité,  dans  un  pouvoir 
énergitjue  et  suprême  en  qui  est  incarnée  la  mission  même  des  races 
slaves.  «  Quand  la  pensée  s'engage  dans  cette  immensité,  dans  ces  pro- 
fondeurs incommensurables,  s'écrie  M.  Gurowski,  quand  on  contemple 
les  ressources  inépuisables  de  cet  empire,  la  raison  sent  qu'elle  ne  peut 
presque  y  suffire,  et,  à  la  vue  de  ce  mystérieux  infini,  un  sentiment 
d'une  vague  terreur  s'empare  de  l'ame.  Et  pourtant  la  Russie,  c'est 
la  plus  pure  affirmation  de  l'existence  originelle,  indépendante,  poli- 
tique et  intellectuelle  du  Slave,  existence  dont  depuis  long-temps  l'Oc- 
cident s'est  constitué  la  négation.  —  L'immense  Slavie,  ajoute  M.  Gu- 
rowski, est  bien  autrement  indivisible,  comme  œuvre  de  la  création, 
que  ne  l'étaient  les  empires  de  l'antiquité  reculée,  que  ne  le  furent 
la  république  romaine  et  la  république  française,  ou  l'empire  napo- 
léonien! Et  la  Russie  est  non-seulement  le  cœur,  mais  à  elle  seule 
presque  tout  le  corps  qui  représente  cette  indivisibilité.  Ce  qui  reste 
encore  en  dehors  de  son  orbite  y  gravitera  en  vertu  des  lois  étcrneUes 
d'attraction  applicables  aussi  bien  aux  corps  physiques  qu'aux  races 
et  aux  nations.  »  En  d'autres  1/îrmes,  selon  les  pànslavistes  officiels,  la 


1108  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Russie,  qui,  au  temps  de  Pierre-le-Grand  et  de  Catherine,  ne  parlait 
encore  que  de  l'affrancliissement  du  christianisme  en  Turquie,  serait 
destinée  à  absorber  dans  son  sein  non-seulement  toutes  les  églises, 
mais  toute  la  race  slave  depuis  Saint-Pétersbourg  jusqu'à  Constanti- 
nople  et  Venise,  et  à  jeter  sur  ce  colossal  territoire  les  fondemens  d'une 
civilisation  nouvelle. 

On  ne  peut  nier  que  la  Russie  n'ait  trouvé  au  dehors,  comme  au 
dedans,  des  hommes  de  bonne  volonté  pour  être  les  intermédiaires  de 
sa  pensée.  Il  serait  facile  de  désigner  les  prêtres  grecs  ou  les  poètes 
panslavistes  qui,  en  Turquie  et  en  Autriche,  ont  pris  ouvertement  le 
parti  du  czarisme.  En  Bulgarie,  les  chefs  du  clergé,  choisis  impru- 
demment par  les  Turcs  dans  les  monastères  qui  relèvent  du  Mont- 
Athos  et  des  saints  lieux  protégés  spécialement  par  la  Russie,  ne  sont 
pour  la  plupart  que  de  complaisans  serviteurs  de  l'église  russe.  Le 
siège  apostolique  et  patriarcal  n'est  plus  pour  eux  à  Constantinople, 
mais  en  réalité  à  Saint-Pétersbourg,  d'où  ils  ne  cessent  de  recevoir  des 
encouragemens. 

En  Servie ,  le  haut  clergé,  étant  de  race  serbe  comme  les  simples 
popes,  a  conservé  à  l'égard  du  czarisme  plus  d'indépendance  :  il  écoute 
les  flatteries  de  l'église  russe,  il  reçoit  même  les  cadeaux  du  chef  dv 
cette  église ,  mais  sans  y  répondre  autrement  que  par  des  politesses 
très  dignes  et  très  réservées.  En  revanche,  dans  les  principautés  de  l;i 
rive  gauche  du  Danube,  une  partie  du  clergé  supérieur  et  les  nom- 
breux monastères  dont  les  revenus  immenses  appartiennent  aux  saints 
lieux  sont  souvent ,  comme  les  évêques  bulgares ,  les  instrumens  do- 
ciles de  l'église  russe.  Est-il  besoin  d'ajouter  que,  pour  être  plus  sûr 
d'exercer  librement  son  influence  sur  le  clergé  orthodoxe  de  la  Tur- 
quie ,  le  czar  s'est  étudié  avec  succès  à  gagner  les  bonnes  grâces  de 
ce  même  patriarche  de  Constantinople,  aujourd'hui  son  vassal  après 
avoir  été  autrefois  le  chef  de  l'église  d'Orient?  Si,  par  exception,  tel  ou 
tel  patriarclie  montre  à  la  diplomatie  russe  quelque  sentiment  de  dé- 
fiance ou  de  crainte,  ou  annonce  l'intention  d'être  le  fidèle  sujet  de 
la  Porte ,  bientôt  il  est  circonvenu ,  et  bien  rarement  il  ose  résister. 
Voilà  les  hommes  dont  le  czar  dispose  en  Orient  comme  chef  de  l'église 
russe;  voici  ceux  qu'il  domine  comme  chef  du  plus  vaste  des  états 
slaves.  Ce  sont  en  général  des  ambitieux  politiques  qui,  pour  faire  leur 
chemin ,  ont  besoin  d'une  influence  étrangère,  ou  des  écrivains  pour- 
vus de  plus  d'imagination  que  de  raison  et  susceptibles  de  se  laisser 
éblouir  par  l'éclat  et  l'ampleur  des  mots.  La  demi-indépendance  dont 
jouissent  les  principautés  du  Danube  a  donné  une  assez  grande  liberté 
au  jeu  des  partis  et  aux  manifestations  de  la  pensée.  Ces  petits  états  sont 
devenus  pour  la  Russie  un  terrain  très  favorable.  Les  consulats-géné- 
laux  de  Bucharest  et  de  Belgrade  sont  en  quelque  manière  le  siège  de 


LA   RUSSIE   ET   LA   CRISE  EIROPÉENNE.  ^^0f| 

la  souTeraineté,  ou  tout  au  moins  le  chemin  du  pouvoir.  Veut-on  être 
hospodar?  dcsire-t-on  un  portefeuille  ministériel?  11  est  un  moyen  de 
succès  presque  toujours  sûr  :  c'est  d'entrer  en  relations  amicalJs  avec 
le  consulat  russe,  qui  trop  souvent  tient  les  rênes  de  l'administration 
et  dispose  des  faveurs.  Lorsque  les  écrivains  réfléchissent  à  ces  primes 
assurées  à  quiconque  se  fait  le  soutien  de  l'influence  russe,  ils  n'ont 
pas  toujours  l'énergie  de  conscience  nécessaire  pour  résister  à  l'attrait 
de  si  beaux  avantages,  si  faciles  à  obtenir. 

Il  n'est  pas  en  Orient  un  centre  petit  ou  grand  d'activité  politique 
où  ne  se  rencontrent  des  écrivains  enrôlés  sous  le  drai>eau  du  protec- 
torat et  du  panslavisme.  Que  dirai-je  des  panslavistes  de  Iwnne  foi? 
Us  ne  sont  pas  les  moins  puissans  :  plus  leur  parole  a  l'accent  de  la 
sincérité,  plus  ils  entraînent  d'imaginations  faibles  et  rêveuses.  En  se 
dégageant  du  sein  de  ces  populations  au  moment  où  elles  se  réveil- 
laient d'un  sommeil  séculaire,  l'idée  slave  a  pris  d'abord,  connne  la 
plupart  des  choses  naissantes,  un  caractère  indécis  et  vague.  Elle  est 
née  sous  une  forme  nuageuse  et  flottante  :  c'était  une  vaste  synthèse, 
dont  les  contours  n'étaient  nullement  accusés  et  dont  le  fond  lui- 
même  était  difficile  à  saisir.  Elle  était  propre  à  inspirer  les  i)oè(es; 
plusieurs,  séduits  par  ce  qu'elle  avait  de  nouveau  et  de  grandiose, 
l'embrassèrent  avec  ardeur  :  ce  fut  de  leur  part,  du  moins  dans  le 
premier  élan  de  l'inspiration,  un  culte,  une  foi  vive  et  puissante.  H 
suffit  de  rappeler  le  nom  de  KoUar  pour  que  l'on  sache  à  quel  degré 
d'enthousiasme  le  panslavisme  russe  a  pu  entraîner  un  homme  estimé 
pour  sa  vertu.  Il  ne  s'est  point  trouvé  dans  les  principautés  du  Danube 
d'écrivain  panslaviste  de  la  valeur  du  poète  slovaque;  en  revanche, 
elles  ont  eu  la  monnaie  de  KoUar,  et ,  grâce  à  cette  séduction  exercée 
sur  quelques  esprits  par  le  panslavisme  littéraire,  cette  théorie,  dont 
le  czar  tenait  le  premier  fil,  a  eu  dans  tout  l'Orient  européen  un  re- 
tentissement prodigieux  :  en  maintes  occasions,  elle  a  semblé  être 
agréée  par  les  populations  elles-mêmes.  C'est  ainsi  que  le  czaiisme 
s'est  creusé  des  chemins  dans  la  direction  de  Constanlinople;  cesi 
ainsi  qu'il  est  parvenu  à  se  créer  un  prestige  au  dehors  comme  au 
dedans,  et  qu'il  paraît  avoir  associé  les  peuples  à  ses  espérances. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  doutent  de  l'avenir  de  la  Russie. 
Dût-elle  perdre  les  conquêtes  qu'elle  a  faites  depuis  un  siècle,  elle  au- 
rait encore  un  territoire  plus  vaste  et  plus  riche  en  matières  preiiiièies 
qu'aucune  nation  de  l'Europe.  Elle  posséderait  toujours  une  population 
supérieure  en  nombre  à  celle  des  plus  grands  états  de  l'Occident;  elle 
aurait  toujours  à  son  service  d'admirables  soldats  et  tous  les  élémei;s 
d'une  société  capable  du  plus  brillant  essor  d'esprit.  La  nation  russe, 
avec  ces  dons  précieux  de  pénétration,  de  sociabilité  et  de  courage 
qu'elle  tient  du  sang  slave,  aurait  encore  devant  elle  un  vaste  chaiiip 


1110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ouvert,  et,  dans  l'empire  des  idées,  elle  pourrait  encore  développer  un 
jour,  avec  la  plus  profonde  énergie,  un  des  côtés  de  l'esprit  slave. 
Nous  parlons  donc  de  la  Russie  comme  d'un  état  qui ,  dans  toutes  les 
hypothèses,  dans  celle  même  d'une  restauration  de  la  Pologne,  resterait 
appelé  à  un  très  grand  rôle.  Force  nous  est  cependant  de  reconnaître 
qu'en  donnant  à  son  pouvoir  et  à  son  influence  une  si  grande  exten- 
sion au  dehors  comme  au  dedans,  le  czarisme  a  semé  sous  ses  pas  des 
germes  de  résistance  dont  on  peut  déjà  remarquer  et  suivre  le  déve- 
loppement. Au  moment  où  le  czarisme  semble  aspirer  à  combattre  la 
révolution  dans  toute  l'Europe,  il  éveille  chez  lui  des  instincts  de  con- 
stitutionnahté,  et ,  qui  plus  est ,  de  démocratie  radicale,  dont  il  peut 
avoir  un  jour  quelque  chose  à  craindre,  et  sur  sa  frontière,  chez  les 
peuples  du  Danube,  il  suscite  involontairement  des  dispositions  hos- 
tiles, qui  font  beau  jeu  aux  ennemis  de  l'ordre  et  de  la  paix  euro- 
péenne. Il  diminue  ainsi  la  force  du  magnifique  instrument  de  con- 
servation qu'il  a  dans  les  mains,  s'il  veut  imprimer  à  sa  politique 
intérieure  une  marche  moins  absolue,  et  à  sa  diplomatie  une  impul- 
sion moins  ambitieuse. 

II. 

Au  dedans,  disons-nous,  la  nation  russe,  si  profond  que  soit  son  res- 
pect pour  le  pouvoir  souverain ,  n'est  pas  livrée  tout  entière  à  l'idolâ- 
trie du  czarisme.  Le  sentiment  national,  blessé  de  longue  date  par  les 
innovations  de  Pierre-le-Grand,  par  les  habitudes  occidentales  qui  se 
sont  introduites  à  la  cour  sous  ses  successeurs,  le  vieux  sentiment 
slave  a  plus  d'une  fois  rompu  l'uniformité  de  cette  obéissance;  plus 
d'une  fois  l'influence  des  fonctionnaires  allemands  a  provoqué  jusque 
dans  Saint-Pétersbourg  des  manifestations  hostiles.  Il  est  arrivé  à 
l'empereur  d'entendre  dire  à  ses  oreilles  qu'il  était  lui-même  un  Alle- 
mand. Or  cette  terreur  religieuse,  cette  soumission  mystique  que 
M.  Mickiewicz  a  décrites  comme  les  mobiles  actuels  de  la  nation  russe, 
se  compliquent  du  sentiment  de  race  et  ne  s'adressent  qu'à  un  czar  qui 
soit  du  sang  de  la  nation  et  vive  de  sa  vie.  L'empereur  Nicolas  l'a  très 
habilement  senti.  Aussi,  quels  n'ont  point  été  ses  efforts  pour  se  mon- 
trer à  ses  sujets  sous  ces  dehors,  avec  ces  allures  du  vieux  moscovitisme 
qui  leur  plaisent!  Peu  de  temps  après  son  avènement,  on  le  vit  éloigner 
nombre  d'Allemands  de  son  entourage;  il  introduisit  les  costumes  na- 
tionaux à  la  cour.  On  put  reconnaître  que  dans  son  langage  en  public 
il  recherchait  souvent  l'archaïsme  et  ne  dédaignait  point  les  expres- 
sions même  vulgaires  qui  avaient  une  couleur  nationale.  Au  fond,  l'em- 
pereur Nicolas,  élevé  dans  le  commerce  des  princes  de  Prusse,  marié 
à  une  princesse  allemande,  avait  beaucoup  ù  faire  pour  échapper  à 


LA   RUSSIE  ET  LA  CRISE   EUROPÉENNE.  HU 

l'influence  des  mœurs  allemandes.  Plus  il  a  tenté  d'eflbrts  pour  y 
réussir,  plus  il  a  cru  devoir  flatter  le  sentiment  national ,  i>lus  aussi  il 
s'est  vu  débordé  par  ce  patriotisme  de  race  dont  il  semblait  encourager 
les  espérances. 

Le  czarisrae  avait  à  craindre  que  des  idées  plus  ou  moins  libérales 
ne  vinssent  se  mêler  à  ce  grand  mouvement,  qui,  par  lui-même,  n'a- 
vait rien  que  de  favorable  à  la  nation  russe.  Le  libéralisme,  m  efiet, 
s'est  glissé  peu  à  peu  sous  ce  manteau  jusqu'au  sein  de  la  Russie.  Pour- 
tant il  a  dû  faire  un  long  détour;  c'est  en  remontant  aux  origines 
mêmes  des  peuples  slaves  qu'il  s'est  éveillé  ou  fortifié.  Le  jeu  semblait 
bien  innocent  tout  d'abord  :  des  savans,  des  poètes  épris  des  cbarines 
d'une  époque  qui  leur  apparaissait  sous  les  couleurs  de  l'âge  d'or,  ont 
remarqué  que  la  simplicité  des  mœurs  et  des  lois  de  ce  temps  s'alliait 
avec  certaines  notions  de  liberté.  En  examinant  de  près  cette  liberté, 
ils  ont  reconnu  qu'elle  affectait  les  formes  de  la  démocratie ,  démo- 
cratie toute  primitive  sans  doute ,  mais  d'autant  plus  parfaite  que  les 
intérêts  sociaux  étaient  plus  simples.  Qu'étaient  les  Slaves  à  l'originef 
Une  multitude  de  petites  communautés  établies  sur  le  pied  de  l'égalité 
des  droits  et  des  fortunes,  indépendantes  et  se  gouvernant  elles-mêmes 
partout  où  elles  avaient  pu  échapper  à  l'invasion  des  peuplades  étran- 
gères. L'admiration  que  les  slavistes  russes  professaient  pour  ces  in- 
stitutions oubliées  du  peuple  paraissait  bien  inofTensive.  Peu  à  peu , 
toutefois,  en  redescendant  le  cours  de  l'histoire,  ils  voyaient  ces  libertés 
passer  l'une  après  l'autre  aux  mains  d'une  classe  privilégiée  dont  les 
privilèges  succombaient  à  leur  tour  devant  le  progrès  triomphant  du 
czarisme.  Alors  cette  idée,  que  la  liberté  est  ancienne  et  le  despotisme 
nouveau,  se  présentait  naturellement  à  leur  esprit.  L'impulsion  qu'ils 
recevaient  du  gouvernement  tendait  à  les  détourner  du  spectacle  de  la 
démocratie  telle  qu'elle  est  conçue  depuis  la  révolution  française  chez 
les  nations  de  l'Occident;  mais  ils  en  retrouvaient  l'image  dans  l'his- 
toire même  de  leur  race,  et  ils  s'attachaient  à  cette  image  de  tout  l'a- 
mour que  le  panslavisme  officiel  leur  inspirait  pour  les  origines  du 
peuple  russe.  On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  que  ce  culte  est  de  nature 
à  rencontrer  des  prosélytes  dévoués  dans  cette  portion  de  la  vieille 
noblesse  qui  a  conservé  le  souvenir  encore  peu  ancien  de  la  perte  de 
ses  privilèges  politiques.  Les  grandes  familles  russes  n'ont  qu'à  ouvrir 
leurs  archives  pour  y  trouver  les  témoignages  du  rôle  qu'elles  ont  joué 
durant  toute  l'époque  normande  et  jusqu'à  l'avènement  des  Romanoffs. 

Le  pouvoir  absolu  n'a  point  de  base  solide,  s'il  n'est  fondé  sur  l'éga- 
lité absolue  :  la  raison  et  l'histoire  le  prouvent.  Que  la  noblesse  russe 
présentât  parmi  toutes  les  castes  privilégiées  ce  phénomène  particulier 
d'un  manque  complet  d'ambition  et  eût  pris  son  parti  ;de  subir  éter- 
nt>llement  une  souveraineté  illimitée,  lisserait  difficile  de  le  croire,  lors 


1112  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

même  que  l'on  ne  saurait  point  ce  que  sont  les  rancunes  du  vieux  mos- 
covitisme,  et  combien  elles  laissent  encore  deviner  par  momens  de  vi- 
vacité. Il  est  des  esprits  prévenus  contre  la  nation  russe,  qui  se  refusent 
à  reconnaître  le  progrès  accompli  dans  les  sentimens  de  la  jeune  no- 
blesse d'à  présent.  Dans  le  double  trajet  de  l'armée  à  travers  la  Pologne 
avant  et  depuis  la  guerre  de  Hongrie,  la  plupart  des  familles  polonaises 
qui  ont  dû  recevoir  des  officiers  russes  ont  été  frappées  de  cette  liberté 
de  langage  qui  s'escrimait  avec  aisance  aux  dépens  du  pouvoir.  Quel- 
ques-uns l'ont  prise  pour  une  sorte  de  dérision,  d'autres  pour  une  pure 
politesse ,  d'autres  encore  pour  une  affectation  et  une  mode  sans 
conséquence.  Ne  serait-ce  point  plutôt  un  symptôme  de  l'esprit  public 
qui  se  réveille?  Aussi  bien  la  noblesse  russe,  si  rudement  dépouillée  de 
ses  privilèges  par  les  premiers  des  Romanoffs,  n'avait-elle  pas  reçu  de 
Catherine  une  impulsion  toute  philosophique,  au  point  même  d'être  voi- 
tairienne,  et  le  pieux  Alexandre  ne  lui  avait-il  pas  inspiré  des  pensées 
d'un  libéralisme  un  peu  mystique,  mais  réel?  Ne  lui  avait-il  pas  laissé 
croire  qu'avec  le  progrès  du  temps,  la  Russie  se  verrait  dotée  des  mêmes 
institutions  parlementaires  que  les  traités  accordaient  à  la  Pologne?  Les 
hommes  de  la  génération  de  l'empereur  actuel  ont  suivi  le  mouvement 
de  résistance  auquel  il  a  spontanément  obéi  en  présence  des  événe- 
mens  européens  de  1830.  Des  esprits  élevés  sous  rinfluence  du  règne 
de  Catherine  et  qui  avaient  été  libéraux  avec  Alexandre,  émus  des  con- 
séquences que  la  révolution  de  Pologne  pouvait  avoir  pour  le  pays,  ont 
reculé  des  confins  de  l'idée  d'aristocratie  constitutionnelle  jusqu'au 
régime  du  czarisme  absolu.  C'est  le  sort  de  tout  mouvement  excessif 
en  un  sens,  de  donner  lieu  à  un  retour  en  sens  opposé,  et  la  jeune  no- 
blesse d'à  présent  suit  l'impulsion  naturelle  de  ce  retour.  Elle  voit 
l'Europe  entière,  la  Prusse  et  l'Autriche  elle-même,  en  possession  de  lois 
constitutionnelles  qui ,  dans  ces  deux  pays  comme  en  Angleterre ,  as- 
surent une  large  part  d'action  à  la  classe  aristocratique.  Toutes  les 
idées  avec  lesquelles  elle  s'est  trouvée  en  contact  dans  l'Occident,  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  jusque  dans  la  récente  guerre  de  Hongrie, 
enfin  les  bruits  qui  lui  arrivent  par-dessus  les  frontières  russes  de  tous 
les  points  de  l'Occident,  de  la  Suède  jusqu'aux  bouches  du  Danube, 
agissent  nécessairement  sur  son  esprit;  et  quand  môme  la  générosité 
innée  du  sang  slave  ne  serait  pas  une  garantie  des  sentimens  de  cette 
jeune  noblesse,  les  idées  modernes  l'assiègent  et  la  sollicitent  de  telle 
façon,  qu'il  est  difficile  de  la  supposer  sourde  et  indifférente.  Le  dan- 
ger pour  le  czarisme  est  précisément  de  méconnaître  et  de  blesser  ces 
velléités  remanjuables  de  la  génération  moderne.  Voici,  en  effet,  ce  qui 
résulterait  de  cette  politique  :  c'est  qu'il  se  rencontrerait  des  impatiens 
et  des  casse-cou  pour  prendre  les  devans. 
Sans  ranger  M.  Tourgueneff  dans  cette  dernière  catégorie,  nous  ne 


LA  RUSSIE   ET  LA   CRISE  EUROPÉENNE.  4H3 

pouvons  cependant  envisager  ses  écrits  autrement  que  comme  l'un  des 
symptômes  de  l'existence  d'un  parti  plus  ou  moins  nombreux,  dt-ja 
beaucoup  moins  patient  que  la  jeune  noblesse,  et  destiné  lui-même  à 
être  bientôt  dépassé.  M.  Tourgueneffcst  un  émigré  russe;  gardons-nous 
toutefois  de  voir  en  lui  un  démocrate  ou  un  partisan  furieux  des  idées 
de  l'Occident;  il  est  arrivé  à  l'idée  constitutionnelle  par  la  double  voie 
du  panslavisme  et  des  souvenirs  aristocratiques;  et  s'il  conseille  à  la 
politique  russe  d'entrer  dans  une  voie  plus  libérale,  il  a  soin  de  dire 
que  c'est  dans  l'intention  de  lui  assurer  toute  la  puissance  d'attrac- 
tion qu'elle  devrait,  suivant  lui,  exercer  sur  le  monde  gréco-slave,  et 
d'abord  sur  la  Pologne.  Yoilà  bien  le  panslaviste;  voici  le  libéral.  «  Nous 
nous  bornerons,  dit-il,  à  poser  cette  question,  et  la  poser,  c'est  la  ré- 
soudre :  —  La  Russie  pourra-t-elle  rester  à  jamais  inaccessible  à  l'in- 
fluence morale  du  monde  civilisé,  de  l'esprit  européen?  Nommez  cet 
esprit  comme  vous  voudrez ,  esprit  révolutionnaire,  esprit  de  désordre, 
esprit  de  vertige  soufflé  par  les  enfers  pour  précipiter  les  peuples  dans 
le  néant  :  à  votre  aise,  messieurs  les  adorateurs  du  statu  quo;  mais  vous 
le  voudriez  en  vain,  vous  ne  sauriez  vous  dissimuler  la  puissance  de 
cet  esprit  :  il  avance  toujours,  quoi  qu'on  fasse,  même  quand  il  scMnble 
reculer,  comme  aujourd'liui,  par  exemple,  que  les  doctrines  socialistes 
et  communistes  voudraient  faire  remonter  les  peuples  vers  la  barba- 
rie. »  Suivant  M.  Tourgueneff ,  le  salut  de  la  Russie,  la  condition  im- 
périeuse de  sa  grandeur,  de  sa  puissance,  de  sa  prospérité,  c'est  la  ci- 
vilisation. Quels  sont  pour  ce  pays  les  moyens  de  civilisation?  Ceux-là 
même  qui  ont  réussi  au  monde  civilisé.  Qu'entend  par  là  M.  Tourgue- 
neff? Le  régime  constitutionnel  représentatif  appliqué  à  l'empire  russe 
proprement  dit  et  à  la  Pologne,  soit  fondus  en  un  même  cor[)S,  soit 
unis  seulement  dans  la  personne  du  souverain  et  séparés  par  l'admi- 
nistration. Sans  doute,  l'essai  du  régime  constitutionnel  en  Pologne 
n'a  pas  été  heureux  sous  tous  les  rapports.  M.  Tourguenett"  répond  à 
l'objection  ainsi  posée  en  faisant  remarquer  que  la  Pologne  constitu- 
tionnelle était  liée  à  une  Russie  absolutiste.  Quand  le  régime  représen- 
tatif serait  commun  aux  deux  pays,  les  difficultés  disparaîtraient  en 
partie;  il  n'y  aurait  plus  d'obstacle  au  développement  régulier  et  paci- 
fique des  idées  libérales  chez  les  deux  peuples  unis  à  la  même  destinée. 
M.  Tourguenetf  n'est  point  le  dernier  terme  des  idées  libérales  en 
Russie.  Il  est  distancé  de  très  loin  par  le  parti  démocratiiiue  et  révo- 
lutionnaire, qui  plusieurs  fois  et  tout  récemment  encore  a  conspire.  Il 
ne  faudrait  pas  attacher  à  cette  dernière  conspiration  plus  d'impor- 
tance que  ne  lui  en  ont  accordé  les  Russes  eux-mêmes.  Comme  la 
plupart  des  entreprises  de  ce  genre,  qui  ne  sont  pas  appuyées  sur  un 
grand  mouvement  d'opinion,  c'était  une  puérilité  de  gens  disposes  a 
jouer  follement  leur  tête.  Il  faut  cependant  remarquer  d'abord  que 


1114  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

cette  conspiration  était  exclusivement  russe  et  ne  contenait  aucun  élé- 
ment polonais,  en  second  lieu,  qu'elle  renfermait  des  hommes  de  toutes 
les  classes  de  la  société  russe.  Les  conspirateurs  avaient  voulu  indi(}uer 
par  la  l'esprit  démocratique  qui  les  inspirait.  Si  l'on  désirait  connaître 
la  pensée  de  ce  parti ,  nous  ne  pourrions  faire  mieux  que  de  mentionner 
les  écrits  de  M.  Ivan  Golowine;  et  si  l'on  souhaitait  poursuivre  plus 
loin  cette  étude,  on  arriverait  à  apercevoir,  par-delà  les  conspirateurs 
de  1 849  et  les  fantaisies  assez  peu  saisissables  de  l'auteur  de  la  Russie 
sous  Nicolas,  les  germes  d'un  socialisme  extravagant,  représenté  par  un 
autre  émigré  russe,  M.  Bakounine,  dans  la  presse  radicale  de  Paris, 
sur  plusieurs  barricades  germaniques,  et  notamment  sur  celles  de 
Prague,  à  la  suite  du  congrès  slave. 

Comme  il  y  a  des  panslavistes  dissidens,  constitutionnels,  démo- 
crates même  et  socialistes,  il  y  a  aussi  et  en  grand  nombre  des  chré- 
tiens qui  admettent  à  regret  ou  repoussent  entièrement  la  papauté  de 
l'empereur.  Chacun  se  rappelle  les  débats  et  les  négociations  auxquels 
a  donné  lieu  la  situation  des  grecs-unis,  c'est-à-dire  des  peuples  dont 
les  croyances  sont  catholiques  et  romaines  sous  un  rite  oriental.  De- 
puis bien  long-temps,  ils  sont  en  butte  aux  eiîorts  du  pouvoir  politique, 
préoccupé  de  l'unité  religieuse  de  l'empire.  Cinq  millions  d'entre  eux, 
cédant  à  la  nécessité,  ont  dû,  il  y  a  peu  d'années,  renoncer  à  leur  foi 
et  embrasser  le  symbole  de  l'église  grecque.  Environ  trois  millions, 
répandus  dans  la  Petite-Russie,  sont  demeurés  fidèles  à  l'église  ro- 
maine, de  même  que  les  neuf  millions  de  catholiques  purement  polo- 
nais. Chez  ceux  qui  ont  abjuré  comme  chez  ceux  qui  ont  pu  résister 
jusqu'à  ce  jour,  vous  retrouverez  les  mêmes  préoccupations,  les  mêmes 
anxiétés,  des  regrets  et  des  craintes  que  chaque  jour  on  songe  moins 
à  dissimuler.  Un  prêtre  ruthénien,  appartenant  à  l'église  grecque- 
unie,  a  récemment  adressé  aux  Slaves,  et  un  peu  aussi  aux  catho- 
liques de  l'Occident,  un  écrit  où  cette  situation  est  définie  avec  une 
certaine  vigueur.  Aux  prétentions  de  l'église  grecque  à  être  la  vraie 
église  nationale  chez  les  Slaves,  le  prêtre  ruthénien  oppose  l'his- 
toire de  la  prédication  du  christianisme  parmi  ces  peuples.  Il  éta- 
blit catégoriquement  que  la  croyance  romaine,  revêtue  des  formes 
orientales,  est  leur  foi  primitive.  Bien  que  les  Russes  proprement  dits 
aient  plus  tard  suivi  l'exemple  de  Byzance  et  abandonné  Rome,  tan- 
dis que  la  majeure  partie  des  Polonais,  les  Bohèmes,  la  moitié  des 
Illyriens,  consentaient  à  devenir  purement  latins,  la  Petite-Russie  à 
peu  près  entière  a  persisté  dans  la  foi  originaire  et  vraiment  slave 
des  apôtres  Cyrille  et  Métliode.  Si  cette  foi  n'a  pas  conservé  plus 
d'empire,  si  elle  n'a  pas  repris  l'influence  qu'elle  avait  perdue,  la 
faute  en  est,  suivant  le  prêtre  ruthénien,  au  clergé  et  à  l'épiscopat  la- 
tins, qui,  en  dépit  même  des  conseils  ou  des  ordres  du  saint-fsiége,  se 


LA   RUSSIE   ET   LA   CRISE   EUROPÉENNE.  H  15 

sont  rendus  coupables  de  beaucoup  de  torts  envers  l'église  gréco-ca- 
tholique. D'après  le  même  écrivain,  ces  torts  viendraient  principale- 
ment de  l'ignorance  des  choses  slaves,  des  rapports  inexacts  des  mis- 
sionnaires latins.  Le  collège  des  cardinaux,  (|ui  devrait  être  le  vrai 
sénat  de  l'église  universelle,  n'est  composé  que  de  prélats  du  rite  latin, 
étrangers  aux  langues  et  aux  usages  gréco-slaves,  et  il  suffirait  qu'aux 
cardinaux  latins  fussent  adjoints,  dans  le  sacré  collège,  des  cardinaux 
de  tous  les  autres  rites  catholiques  avec  une  commission  de  prêtres 
wietitaux,  pour  que  la  papauté  pût  regagner  en  Russie  tout  le  terrain 
qu'elle  a  perdu. 

Ces  difficultés,  à  la  vérité,  ne  sont  point  de  celles  que  l'on  peut  ap- 
peler révolutionnaires;  il  en  est  d'autres  qui  sortent  du  sein  même 
de  l'église  grecque,  et  qui,  se  combinant  avec  certaines  idées  philoso- 
phiques, conduisent  aux  plus  redoutables  excès  de  la  pensée.  Tout  ce 
que  le  philosophisme  de  l'Allemagne  a  pu  imaginer  de  plus  profondé- 
ment radical  se  rencontre  là,  non  point  à  l'état  de  théorie,  mais  à  l'état 
d'essai,  non  point  seulement  dans  les  classes  lettrées,  mais  dans  le 
peuple.  On  le  sait,  sous  le  règne  de  Catherine  et  sous  celui  d'Alexandre, 
un  mouvement  religieux  empreint  d'un  certain  mysticisme  qui  de- 
vait être  raillé  par  Catherine,  mais  qui  ne  pouvait  point  déplaire  à 
Alexandre  ni  à  son  peuple,  occupa  plus  d'une  fois  les  imaginations.  Un 
Français,  Saint-Martin,  lui  avait  donné  l'impulsion  en  l'enveloppant 
sous  une  forme  maçonnique.  Des  laïques  des  plus  hautes  familles,  des 
évêques  même,  se  laissèrent  enrôler  dans  cette  secte,  qui,  mêlant  plus 
tard  les  doctrines  de  M.  de  Maistre  à  celles  de  M""'  de  Krûdner,  donna  nais- 
sance à  une  sorte  de  néo-christianisme  très  difficile  à  définir.  Ces  vagues 
tendances,  étrangères  à  l'église  officielle,  n'ont  point  disparu  avec  les 
martinistes.  Certains  slavistes,  plus  ou  moins  libéraux,  de  la  couleur 
du  Lithuanien  Tov^^ianski,  s'en  sont  emparés.  De  là  le  messianisme, 
théorie  démocratique  et  sociale  dont  quelques  Polonais  se  sont  faits  les 
adeptes,  et  qui  est  aussi  la  philosophie  de  la  plupart  des  panslavistes 
russes.  La  pensée  des  écrivains,  ne  pouvant  guère  prendre  les  allures 
franches  du  rationalisme,  portée  d'ailleurs  à  beaucoup  accorder  au 
sentiment,  se  cache  sous  les  voiles  religieux  du  mysticisme.  Quant  à 
la  noblesse,  également  éloignée  de  l'orthodoxie  de  l'église  et  du  mysti- 
cisme des  écrivains,  on  pourrait  dire  qu'elle  en  est,  en  matière  reli- 
gieuse, au  voltairianisme  pur  et  simple.  Les  enseignemens  de  Cathe- 
rine lui  ont  en  ce  point  profité  plus  que  ceux  d'Alexandre.  On  ne 
remonte  guère  du  scepticisme  à  la  foi  de  l'église.  Et  si  l'on  consi- 
dère combien  le  mysticisme  est  naturel  à  la  nation  russe,  si  l'on  se  rap- 
pelle que  des  hommes  tels  que  Potemkine  et  SouwarofT,  par  exemple, 
furent,  aussi  bien  qu'Alexandre,  de  dévots  apôtres  de  cette  doctrine, 
on  concevra  difficilement  que  la  noblesse  russe  sorte  de  son  scepti- 


1116  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cisme  sans  entrer  et  séjourner  même  dans  les  régions  du  mysticisme. 
l^n  historien  éminent  de  la  philosophie  l'a  fait  observer,  c'est  la  marche 
ordinaire  de  la  pensée  humaine,  et  à  bien  plus  forte  raison  en  doit-il 
être  ainsi  dans  un  pays  oii  la  pensée  semble  instinctivement  portée  à 
suivre  ces  voies  de  la  religiosité  rêveuse. 

Ces  doctrines,  disons-nous,  ont  pénétré  jusque  dans  le  peuple  des 
campagnes,  et,  pour  en  fournir  de  curieuses  preuves,  nous  n'aurons 
besoin  que  de  signaler  les  sectes  nombreuses  qui  se  développent  à  côté 
de  l'église  en  dépit  des  rigueurs  du  pouvoir.  Joseph  de  Maistre ,  qui 
avait  eu  le  loisir  de  faire  une  étude  approfondie  de  l'église  russe,  osait 
la  comparer  à  un  cadavre  sur  lequel  pulluleraient  des  milliers  d'êtres 
immondes  nés  de  sa  décomposition.  Un  voyageur  d'un  esprit  aussi 
calme  que  distingué,  qui  d'ailleurs  ne  parle  de  la  Russie  qu'avec  le 
respect  dû  à  un  grand  peuple,  M.  le  baron  de  Haxthausen,  est  entré  en 
rapports  avec  les  chefs  de  quelques-unes  de  ces  sectes.  Il  n'en  a  point 
fixé  le  nombre;  mais  il  a  entendu  dire  qu'elles  peuvent  s'élever  au 
chiffre  de  deux  cents.  Nous  ne  parlerons  point  de  celle  des  morels- 
tschiki  (lesquels  s'immolent  partiellement  ou  en  entier),  ni  de  celle 
des  skaptzi  (origénistcs  ou  eunuques),  dans  laquelle  les  hommes  mariés 
subissent  la  mutilation  aussitôt  après  la  naissance  de  leur  premier  en- 
fant mâle.  Bien  que  cette  dernière  soit  très  nombreuse  dans  Saint-Pé- 
tersbourg parmi  les  marchands  et  très  puissante  par  l'accumulation 
des  fortunes  qui  ne  sont  point  exposées  au  partage,  elle  n'est,  pas  plus 
que  la  première,  de  celles  que  le  czarisme  doive  beaucoup  redouter. 
M.  de  Haxthausen  a  insisté  principalement  sur  les  sectes  qui  sont  sor- 
ties directement  de  l'église  grecque  sans  trop  de  mélange  de  paga- 
nisme. L'une  des  plus  importantes  et  des  plus  nombreuses  est  celle  des 
staroicei's  ou  vieux  croyans.  Les  starowers  se  font  remarquer,  non  point 
par  un  amour  trop  vif  du  progrès,  mais,  suivant  M.  de  Haxthausen, 
par  un  attachement  servile  à  la  tradition,  par  un  penchant  exclusif  et 
fanatique  pour  l'ancienne  organisation  de  l'église  qu'ils  voudraient 
conserver  ou  rétablir  dans  sa  pureté  primitive.  Les  starowers,  dit-il 
encore,  exercent  sur  la  Russie  et  son  gouvernement  une  influence  mo- 
rale tout-à-fait  mystérieuse.  A  chaque  innovation  religieuse,  à  la  me- 
sure la  plus  insignifiante  de  politique  intérieure,  à  chaque  projet  d'a- 
mélioration ou  au  moindre  changement,  on  ne  manque  jamais  de  se 
demander  :  Qu'en  diront  les  starowers? — Le  starower  ne  s'en  prend  pas 
seulement  à  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'élémens  germains  dans  le  pouvoir, 
mais  aussi  aux  habitudes  et  aux  modes  mêmes  peu  nationales  de  la 
cour;  et,  pour  rendre  à  cet  égard  la  pensée  des  starowers,  on  raconte 
par  manière  d'anecdote  le  refus  fait  par  un  soldat  de  cette  secte  de 
prêter  serment  à  l'empereur,  par  cette  raison  qu'il  porte  un  uniforme, 
un  chapeau  à  trois  cornes  et  une  épée  au  côté,  comme  les  autres  sol- 


LA  RUSSIE  ET   LA  CRISE  EUROPÉENNE.  H  17 

(iats.  Cette  secte  des  vieux  croyans  hostile  au  czarisme  moderne  se 
rattache  directement  au  sla\'isme,  qui,  lui  aussi,  se  nourrit  de  tradi- 
tions et  tire  sa  principale  force  des  origines  de  la  race. 

A  côté  de  cette  secte  puissante,  qui  regrette  ainsi  le  passé,  combattu 
par  Pierre-le- Grand  et  ses  successeurs,  il  y  a  d'autres  sectes  d'une 
tendance  tout  opposée.  Ici,  suivant  M.  deHaxthausen,  régnent  un  esprit 
réformateur  et  des  idées  essentiellement  destructives  des  principes 
fondamentaux  de  l'église.  Si  l'église  orientale  ne  sort  pas  bientôt  de  la 
sphère  mystique  de  ses  formes,  si  elle  ne  développe  pas  sa  théologie, 
elle  sera  enfm  entamée  par  les  tendances  spéculatives  qui  germent  au 
fond  de  ces  hérésies,  et  finira  par  en  recevoir  de  périlleuses  atteintes. 
Parmi  ces  sectes,  l'écrivain  allemand  cite  principalement  les  malakani 
et  les  douchoborzi,  qui  datent  du  siècle  dernier.  Quand  Napoléon  pé- 
nétra en  Russie,  les  malakani  crurent  voir  en  lui  le  lion  de  la  vallée 
de  Josaphat  venant  détrôner  le  faux  empereur  et  rendre  la  couronne 
au  véritable  czar  blanc.  Ceux  du  gouvernement  deTambow  résolurent 
de  lui  envoyer  une  députation  qu'ils  habillèrent  de  blanc,  et  qu'ils 
dirigèrent  à  sa  rencontre  pour  le  complimenter.  Ces  envoyés  traver- 
sèrent la  Petite-Russie  et  pénétrèrent  jusqu'à  la  Yistule,  où  ils  furent 
faits  prisonniers  ou  dispersés.  Les  douchoborzi,  connus  aussi  sous  le 
nom  de  francs-maçons,  issus  des  malakani,  ont  donné  la  formule  de  la 
pensée  commune.  Cette  pensée  aété  exposée  parles  sectaires  eux-mêmes 
avec  éloquence,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  au  sujet  d'une  enquête  dirigée 
contre  eux.  Ils  l'ont  depuis  portée  à  un  plus  haut  degré  de  précision. 
Voici  les  paroles  que  M.  de  Haxthausen  attribue  à  ces  simples  paysans  : 
«  Le  Christ  était  fils  de  Dieu,  comme  nous  pouvons  l'être  également. 
Croyez-nous,  nos  anciens  en  savent  encore  plus  que  le  Christ;  inter- 
rogez-les. Le  Christ  était  homme  comme  nous,  car  il  naquit  de    a 
chair.  11  demeure  en  nous,  car,  conçu  spirituellement  comme  dans  le 
sein  de  la  vierge  Marie,  il  naît  dans  l'esprit  de  chaque  cl^'^^ien  Bten- 
tôt  il  se  retire  dans  le  désert,  c'est-à-dire  dans  la  chair,  ou  il  est  tente 
par  le  diable,  qui  fait  parler  en  lui  les  appétits  sensue  s,    orgueil  a  la 
soif  des  honneurs  et  des  biens  de  ce  monde.  Quand  il  s  est  foHific  en 
nous,  il  nous  adresse  des  paroles  d'enseignement,  ^  '^P^^    ^^^^^^^ 
breu^es  persécutions,  il  subit  la  mort  sur  la  croix;  il  "  f  «^ 
beau  de  la  chair,  ressuscite  le  troisième  jour,  ^^^^  f^J'^^ 
céleste  dans  l'ame  de  ceux  qui  souffrent  jusqu  a  ^^J/;^^"'^  ^^^^^^ 
soir,  réside  en  eux  quatre  jours,  embrase  leur  ^œud  amour  d^v^n 
et  c;nduit  l'ame  aux  deux,  où  il  la  dépose  sur  1  aut  1  de  Çi  "  '  — 
une  sainte  et  agréable  offrande.  »  A  la  suite  de  troubles  qui  «clatercm 
'^:^Mt::^cLorn  de  la  Malotschna,  une  -— -' :^'r  du^a 
83.n  par  l'empereur,  se  livra  à  une  enquête  ^"  f'^*^^"'^^' ?"^  "' ^^!s 
pas  moins  de  quatre  ans.  Leurs  doctrines  ont  paru  si  dangeieuses, 


H18  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'en  \  841  un  grand  nombre  ont  été  transférés  et  colonisés  dans  le 
Caucase;  mais  la  secte,  loin  d'être  éteinte,  semble  destinée  à  faire  cha- 
que jour  de  nouveaux  prosélytes.  Comme  les  starowers,  par  leur  fidé- 
lité excessive  aux  vieilles  mœurs  nationales,  se  rattachent  aux  doc- 
trines du  panslavisme  historique,  les  douchoborzi,  dont  la  prétention 
est  de  substituer  l'esprit  à  la  lettre  de  l'Écriture,  se  rattachent  directe- 
ment aux  panslavistes  mystiques.  Or,  les  tendances  de  ce  panslavisme 
mystique  ne  vont  pas  tout  droit  à  la  démocratie;  elles  suivent  un  che- 
min détourné  à  travers  le  socialisme.  La  plupart  de  ces  paysans  sec- 
taires vivent  sous  le  régime  de  la  propriété  communale;  ce  que  veulent 
les  panslavistes  mystiques,  c'est  aussi  la  substitution  absolue  de  cette 
communauté  des  immeubles  à  l'état  de  choses  créé  par  l'institution  de 
la  féodalité  et  du  servage.  Les  partis  religieux  donnent  ainsi  la  main 
aux  partis  politiques  les  plus  avancés  sur  le  terrain  de  l'organisation 
sociale..  L'union  peut  devenir  d'autant  plus  étroite  un  jour,  que  les 
partis  démocratiques  sont  en  même  temps  préoccupés  d'idées  reli- 
gieuses, et  que  les  partis  religieux  se  recrutent  principalement  et  pres- 
que exclusivement  au  sein  de  la  classe  populaire  la  plus  pauvre  et 
la  plus  facile  à  séduire.  Les  adversaires  du  czarisme  n'ont  eu  garde 
de  négliger  ce  moyen  d'action.  Aussi  est-il  hors  de  doute  que  les 
sectes  religieuses  ne  soient  en  train  de  devenir  des  sociétés  secrètes 
dans  le  scîis  moderne  du  mot,  et  que  les  conspirateurs  ou  les  écrivains 
démocratiques  n'en  viennent  à  chercher  là  de  préférence  leur  point 
d'appui.  Nous  avons  vu  le  parti  de  l'aristocratie  constitutionnelle  de- 
vancé par  les  radicaux  socialistes;  les  douchoborzi  nous  montrent  les 
partisans  d'une  sage  liberté  religieuse,  les  grecs-unis,  devancés  par 
le  philosophisme  le  plus  téméraire.  Telle  est  la  contre-partie  des  prin- 
cipes de  force  et  de  conservation  sur  lesquels  le  czarisme  a  basé  sa 
puissance. 

Dans  son  action  au  dehors,  chez  les  peuples  soumis  au  protectorat, 
ces  mêmes  prétentions  de  religion  et  de  race  rencontrent  des  obstacles 
analogues;  la  résistance  est  même  là  plus  libre  et  aussi  plus  violente. 
D'abord,  dans  les  trois  principautés,  si  l'on  excepte  le  haut  clergé  qui 
se  recrute,  comme  on  sait,  non  dans  le  clergé  inférieur,  mais  dans  les 
monastères,  l'église  est  essentiellement  nationale,  indépendante,  hos- 
tile à  toute  pensée  qui  prétendrait  la  rattacher  à  un  centre.  Si  les  peu- 
ples de  l'Europe  orientale  se  sont  si  facilement  séparés  de  l'église  ro- 
maine, c'est  par  la  raison  que  l'église  dOrient  respectait  davantage  les 
nationalités  et  se  prêtait  plus  complaisamment  à  l'indépendance.  Cette 
habitude  d'identifier  les  croyances  religieuses  avec  les  croyances  poli- 
tiques est  entrée  profondément  dans  les  mœurs.  Les  Moldo-Valaques 
reconnaissent  encore  la  suprématie  du  patriarche  de  Constantinople. 
Déjà  cependant,  les  Serbes,  plus  hardis  et  plus  pressés  d'arriver  à  na- 


LA   RUSSIE  ET  LA   CRISE  EUROPÉENNE.  H|» 

tionaliser  entièrement  leur  église,  pour  échapper  dans  l'avenir  à  cette 
suprématie,  ont  contribué  récemment  de  toute  leur  influence  à  1  érec- 
tion du  patriarcat  de  Carlowicz  dans  la  Servie  autrichienne. 

Loin  donc  que  les  églises  grecques  des  principautés  du  Danube  soient 
disposées  à  s'absorber  dans  l'unité  à  laquelle  aspire  l'église  russe,  elles 
ne  songent  qu'à  se  renfermer  de  plus  en  plus  en  elles-mêmes,  à  s'allier 
plus  étroitement  à  la  pensée  du  pays,  à  s'isoler  dans  le  sentiment  de 
l'autonomie  de  chaque  nationalité.  Ce  sentiment  domine,  en  eltet,  les 
idées.  Si  la  diplomatie  russe  est  quelquefois  victorieuse  sur  le  terrain 
de  l'administration,  les  idées  échappent  presque  toujours  à  son  intluence 
et  souvent  lui  sont  hautement  hostiles.  Quoique  défendu  par  quelques 
écrivains  de  talent,  le  panslavisme  n'a  pas  jeté  de  grandes  racines 
dans  les  principautés  du  Danube.  On  sait  que  les  deux  principautés  de 
la  rive  gauche  appartiennent  à  une  race  qui  n'a  rien  de  commun  avec 
les  Slaves.  Les  mots  slaves  introduits  daris  leur  idiome  par  le  voisinage 
des  Slaves  et  par  la  liturgie  de  leur  église,  qui  fut  primitivement  en 
langue  slavoiie,  ne  suffisent  pas  pour  infirmer  cette  croyance  d'ailleurs 
profondément  enracinée  dans  leurs  esprits.  Aussi  le  panslavisme  leur 
est-il  plus  que  suspect.  Cette  vaste  prétention  à  l'unité  qui  ne  pourrait 
se  réaliser  sans  les  englober  leur  inspire  des  craintes  et  une  répulsion 
instinctive  qu'elles  ne  dissimulent  point.  Tout  ce  qui  peut  les  éloigner 
de  cette  doctrine,  les  Moldo-Valaques  le  recherchent  avec  ardeur.  11  est 
des  écrivains  qui  ont  poussé  cette  ardeur  jusqu'à  frapper  d'interdit  et  de 
proscription  les  mots  slaves  qui  se  rencontrent  dans  la  langue  de  leur 
pays.  Chez  les  Serbes,  la  défiance  que  le  panslavisme  provo(|uen'a  pas 
les  mêmes  causes.  Les  Serbes  se  reconnaissent  pour  des  Slaves,  et  il  y 
a  dans.cette  race  peu  de  tribus  qui  soient  aussi  flères  de  cette  origine. 
Il  n'y  en  a  point,  pourrions-nous  ajouter,  qui  ait  plus  religieusement 
conservé  l'esprit  slave;  il  est  là  tout  entier,  depuis  des  siècles,  comme 
en  réserve.  C'est  là  qu'il  le  faut  étudier,  si  l'on  veut  le  comprendre.  Or, 
l'une  des  conséquences  de  cette  pureté  des  traditions  slaves  en  Servie, 
c'est  une  forte  tendance  à  la  décentralisation ,  et  en  même  temps  un 
goût  essentiel  pour  une  certaine  forme  de  démocratie  quasi-patriar- 
cale. Comment  ce  besoin  d'indépendance  et  de  liberté  qui  constitue 
l'esprit  public  s'accorderait-il  avec  l'idée  du  panslavisme  officiel?  Les 
Serbes  sont  entrés  de  bon  cœur  dans  le  mouvement  simultané  des 
peuples  slaves;  mais,  comme  les  Polonais  et  les  Tchèques,  ils  n'ont  vu 
dans  cette  unité  d'action  qu'un  moyen  et  non  un  but.  Ils  veulent  bien 
se  concerter  pour  le  progrès  de  la  commune  civilisation,  ils  consentent 
même  à  se  rapprocher  des  Bulgares,  des  Bosniaques  et  de  tous  les  11- 
lyriens  d'Autriche,  qui  appartiennent  à  la  famille  serbe;  mais  ils  répu- 
gnent naturellement  et  vivement  à  toute  idée  d'unité  slave,  qui  Icui- 
enlèverait  leur  individualité  historique,  leur  autonomie  locale. 


1120  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Ces  instincts  religieux  et  politiques  sont  plus  profonds  qu'ils  ne  le 
paraissent  au  premier  aspect.  Écoutez  les  écrivains  de  ce  pays;  feuil- 
letez par  exemple  les  écrits  publiés  pour  la  justification  de  cette  révolu- 
tion de  Bucharest,  qui  a  donné  lieu  à  l'entrée  des  Russes  en  Turquie. 
Comme  cette  révolution  s'est  accomplie  en  haine  du  protectorat  russe, 
ces  écrits  sont  remplis  de  plaintes  amères,  de  récriminations  et  d'in- 
vectives contre  la  Russie  et  le  czar.  Ces  cris  douloureux  ([ue  la  Pologne 
a  poussés  en  tombant,  ces  appels  de  désespoir  qu'elle  n'a  pas  cessé  d'a- 
dresser à  l'Europe,  sont  aujourd'hui  le  langage  quotidien  des  popu- 
lations protégées  par  le  czarisme.  Le  système  de  la  conquête  a  suscité 
comme  de  nouvelles  Polognes  sur  les  deux  rives  du  Danube.  Là  encore 
le  czarisme  a  manqué  ce  moyen  terme  auquel  une  plus  grande  modé- 
ration l'eût  conduit.  En  se  tenant  avec  plus  de  désintéressement  dans 
la  limite  du  droit  de  garantie,  il  était  à  la  fois  civilisateur  et  conser- 
vateur; il  aidait  au  développement  des  races  chrétiennes  de  la  Turquie, 
et  en  même  temps  il  les  contenait,  par  son  influence,  dans  la  voie  des 
progrès  pacifiques.  En  essayant,  au  contraire,  de  transformer  le  pro- 
tectorat en  domination  absolue,  il  a  provoqué  une  réaction  violente; 
il  a  donné  lieu,  il  y  a  quelques  années,  à  la  révolution  do  Belgrade,  qui 
a  renversé  la  dynastie  de  Milosch,  plus  récemment  à  celles  dTassy  et  de 
Bucharest,  qui  ont  amené  la  chute  de  Stourdza  et  de  Bibesco;  enfin  il 
a  poussé  une  partie  de  la  jeunesse  de  ces  contrées  à  s'associer  de  fait 
et  d'espérance  à  l'insurrection  de  Hongrie;  et,  pour  peu  que  la  situation 
de  ces  émigrés  se  prolonge,  qui  sait  si  nous  ne  les  verrons  pas,  comme 
l'émigration  polonaise,  devenir,  par  découragement,  de  malheureux 
champions  de  la  cause  révolutionnaire  en  Europe?  Voilà  où  peut 
aboutir  fatalement  au  dehors  la  politique  conquérante  du  czarisme. 

III. 

Avec  ce  prodigieux  respect  des  masses  pour  le  pouvoir  souverain, 
avec  ces  dispositions  profondément  religieuses  qui  se  retrouvent  jus- 
que chez  ses  sectaires,  la  Russie  est  en  mesure  de  fournir  à  l'Europt 
de  grands  exemples  de  sentimens  oubliés  ou  méconnus  dans  l'Occident; 
mais  elle  ne  pourrait  conserver  dans  leur  pureté  ces  précieux  dons  de 
la  nature  et  de  l'histoire,  si  le  mysticisme  et  le  radicalisme  dont  nous 
avons  signalé  l'existence  continuaient  à  se  développer  dans  son  sein  ou 
à  côté  d'elle.  Qu'elle  sache  en  prévenir  le  progrès,  et  elle  sera  long- 
teinps  assez  puissante  dans  ses  principes  de  conservation  pour  rendre 
des  services  précieux  à  la  cause  des  sociétés  européennes.  Or,  comment 
peut-elle  accomplir  cette  tâche,  qui  serait  vraiment  digne  d'une  grande 
ambition?  Par  un  ajournement  raisonné  et  définitif  de  ses  pensées  de 
conquête,  par  une  politique  résolument  modérée  qui  laisse  aux  autres 


LA   RUSSIE   ET   !  A   CUISE   EUROPÉENNE.  1191 

cabinets  toute  la  liberté  de  leur  action ,  en  un  mot  par  une  attitude 
liautement  et  systématiquement  pacifique. 

Si  l'on  suit  avec  attention  la  conduite  du  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg depuis  la  révolution  de  février,  à  côté  d'actes  conçus  dans  l'esprit 
ancien  de  la  politique  russe,  tels  que  l'occupation  des  principautés 
du  Danube  et  la  demande  d'extradition  adressée  au  sultan,  on  remar- 
quera d'autres  actes  qui  portent  l'empreinte  d'un  esprit  différent,  et 
semblent  révéler  des  intentions  plus  conciliantes.  L'évacuation  de  la 
Hongrie  dès  le  lendemain  de  la  dernière  bataille,  les  concessions  ré- 
centes faites  à  la  Turquie  sont  des  symptômes  d'un  genre  nouveau.  Le 
gouvernement  russe  prend  un  visage  moins  menaçant  pour  l'Occident 
et  l'Orient  à  la  fois. 

Il  est  clair  que  la  Russie  ne  songe  point  à  s'étendre  du  côté  de 
l'Occident.  Elle  en  aurait  trouvé  l'occasion  avant  février,  lorsque  les 
tristes  événemens  de  la  Gallicie  amenèrent  la  confiscation  de  la  ré- 
publique cracovienne.  La  Russie  aurait  pu  tout  aussi  facilement 
adjoindre  ce  petit  état  au  royaume  de  Pologne  que  l'adjuger  à  l'Au- 
triclie.  Que  l'on  se  rappelle  à  quel  degré  le  gouvernement  autrichien 
et  toute  la  bureaucratie  allemande  étaient  devenus  impopulaires  en 
Gallicie  à  la  suite  du  massacre  des  deux  mille  nobles  Polonais;  que  l'on 
se  souvienne  des  sentimens  panslavistes  qui  éclataient  dans  ia  Lettre 
d'nn  gentilhomme  polonais  à  M.  de  Metternich;  n'est-il  pas  a  rai  que  la 
Russie  eût  pu  profiter  d'une  si  belle  occasion  pour  exploiter  la  haine 
du  germanisme  et  jeter  en  Gallicie  les  bases  d'une  prochaine  con- 
quête? Enfin,  en  présence  du  désarroi  où  l'Autriche  s'est  un  moment 
trouvée,  n'est-il  pas  manifeste  que  la  Russie  aurait  pu  exiger,  comme 
prix  de  ses  services,  quelque  concession  territoriale  (|ui  eût  arrondi 
favorablement  sa  frontière  de  l'ouest?  Dans  quel  intérêt  d'ailleurs  la 
Russie  chercherait-elle  à  s'agrandir  de  ce  côté?—  Pour  unir  aux  po- 
pulations polonaises  déjà  si  difficiles  à  contenir  les  populations  de 
Posen  et  de  la  Gallicie  imbues  de  l'esprit  du  jour?  Pour  concentrer  en 
un  seul  et  unique  foyer  les  ressentimens  et  l'action  de  la  Pologne  sous 
l'influence  des  pensées  de  socialisme  qui  se  sont  enracinées  dans   e 
cœur  des  paysans  de  la  Gallicie?  Ces  pays  ne  sont-ils  pas  ronges  par  la 
misère?  Le  gain  compenserait-il  le  péril?  Aussi  l'annexion  de  Posen 
et  de  la  Gallicie  à  l'empire  russe  fût-elle  aujourd'hui  facile,  n  y  eut-il 
qu'à  menacer  pour  l'obtenir,  la  Russie  se  sentirait  retenue  par  les 
considérations  de  la  plus  vulgaire  prudence.  Elle  a  montre  sous  ce 
rapport,  ses  intentions  à  l'Europe  en  quittant  la  Hongrie  avec  ouUîla 
promptitude  imaginable;  afin  de  jeter  plus  de  lumière  sur  cette  re^- 
lution   elle  est  pleine  de  ménagemens  avec  l'Autriche  et  en  tout  elk 
évite  de  peser  trop  directement  sur  la  politique  d"  cabmei  de  V.tn^^^^ 
Que  la  Russie  soit  également  désintéressée  du  cote  de  l  Orient,  U  est 

71 

TOME  V.   —   SDPPLEMENT. 


1122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pJus  difficile  de  le  croire;  elle  a  des  traditions  et  une  sorte  d'instinct 
qui  la  poussent  vers  les  riantes  et  riches  contrées  du  midi.  Uue  con- 
quête aux  dépens  de  la  Turquie  donnerait  à  l'empire  russe  des  popu- 
lations qui,  tout  animées  qu'elles  sont  de  l'esprit  libéral,  n'ont  point 
été  aussi  profondément  révolutionnées  que  celles  de  Posen  et  de  la 
Gallicie.  Les  lettrés  des  principautés  du  Danube  ont  puisé  abondam- 
ment aux  sources  occidentales;  mais  le  fond  même  du  pays,  le  peuple, 
est  encore  dans  un  état  voisin  de  celui  du  peuple  russe.  Le  sol  de  la 
Turquie  septentrionale,  avec  ses  entrailles  fécondes  et  ses  sillons 
échauflés  par  un  soleil  généreux,  a  un  attrait  bien  autrement  puissant 
que  les  régions  nébuleuses  et  pauvres  de  la  Pologne  occidentale.  La 
Russie  ne  renoncera  pas  facilement  à  l'ambition  de  reculer  ses  fron- 
tières vers  ces  chaudes  et  fertiles  contrées.  Cependant  elle  n'est  point 
aussi  pressée  qu'on  l'imagine  de  tenter  cette  conquête,  et,  en  re- 
tirant aujourd'hui  une  partie  de  ses  troupes  des  principautés  du  Da- 
nube, elle  indique  au  moins  qu'elle  ne  croit  pas  le  moment  venu  de 
rien  entreprendre  sur  ce  terrain.  Elle  a  remarqué,  d'une  part,  que 
les  élémens  d'une  force  respectable  se  sont  développés  au  sein  de 
l'empire  ottoman,  que  cet  état  s'afl'ermit  sous  l'influence  d'une  poli- 
tique intelligente  et  juste;  d'autre  part,  que  les  cabinets  de  l'Occident, 
môme  gênés  par  la  révolution,  n'ont  point  encore  renoncé  à  mainte- 
nir l'intégrité  de  la  Turquie.  La  diplomatie  russe,  dirigée  avec  la  péné- 
tration la  plus  éclairée,  sans  abdiquer  les  ambitions  que  chacun  lui 
connaît,  se  replie  donc  sur  elle-même  et  change  son  front  de  bataille. 
Ce  n'est  plus  comme  avide  de  conquêtes  et  hostile  à  telle  ou  telle 
forme  de  gouvernement  que  la  Russie  essaie  de  se  poser  en  Europe  : 
eUe  déclare  qu'elle  n'a  point  de  parti  pris,  si  ce  n'est  contre  la  poli- 
tique révolutionnaire;  elle  propose  aux  cabinets  le  concours  de  son 
influence  pour  ramener  le  calme  partout  où  la  paix  sera  troublée,  soit 
par  le  parti  radical,  comme  en  Autriche,  soit  par  tel  ou  tel  cabinet, 
comme  naguère  en  Holstein  et  hier  en  Grèce. 

Et  de  fait,  quand  la  Russie  voit  que  tout  ébranlement  nouveau  met- 
trait en  péril  les  principes  fondamentaux  des  sociétés  et  ce  qui  reste 
de  sentimens  sacrés  dans  le  cœur  des  hommes,  pourrait-elle  s'entêter 
dans  le  périlleux  égoïsme  de  l'esprit  de  conquête  et  choisir,  au  milieu 
de  tant  de  grandes  choses  à  faire  avec  honneur,  le  rôle  le  moins  glo- 
rieux? Quand  elle  se  sent  elle-même  menacée  de  près  ou  de  loin, 
coimne  état  et  comme  nation,  par  toute  guerre  qui  surgirait  aujour- 
d'hui sur  le  continent,  peut -on  croire  qu'elle  voudrait  poursuivre  à 
ee  prix  de  solitaires  pensées  d'agrandissement,  et  mettre  le  feu  à  l'Eu- 
rope pour  être  eile-raème  atteinte  par  l'incendie  qu'elle  aurait  allumé? 
Nous  préférons  lui  attribuer  des  intentions  à  la  fois  plus  équitables 
et  plus  désintéressées.  L'occasion  d'en  faire  preuve  n'est-elte  pasdlau- 


LA  HCSSIE  ET  LA  CRISE  EUROPÉENNE.  1!23 

tant  plus  belle,  que  la  politique  révolutionnaire  trouve  en  ce  moment 
un  appui  dans  le  cabinet  qui  semblait  le  mieux  placé  pour  donner  de 
bons  exemples?  Que  l'on  nous  permette  donc  cette  supposition  :  la 
Russie  cesse  de  menacer  l'Orient,  et,  pesant  d'un  poids  moins  lourd 
sur  les  peuples  du  Danube,  elle  marche  d'accord  avec  les  intérêts  con- 
servateurs de  l'Autriche  et  de  la  Turquie.  Dés-lors  qu'arrive-t-il?  Non- 
seulement  les  révolutions  ne  sont  plus  possibles  dan» ces  deux  empires, 
mais  l'Europe  occidentale,  rassurée  sur  le  dehors,  maîtresse  chez  elle, 
travaille  librement  à  sortir  du  chaos  où  elle  se  débat.  Qui  doute  à  cet 
égard,  malgré  de  récens  déboires,  qu'elle  ne  soit  en  voie  de  progrès? 
Si  l'Europe  occidentale  n'est  pas  obligée  d'abandonner  sa  tâche  au  de- 
dans pour  faire  face  à  des  embarras  extérieurs,  combien  sa  rude  mis- 
sion n'est-elle  pas  facilitée!  Certes  la  paix  ne  dépend  pas  exclusivement 
de  la  Russie;  toutefois  il  dépend  de  chacun  des  cabinets  de  l'Europe 
de  concourir  à  éloigner  les  périls  sociaux  qui  pourraient  surgir  de 
la  guerre,  et  parmi  ces  cabinets  celui  de  Russie  est  l'un  de  ceux  qui 
sont  le  plus  en  position  de  la  prévenir. 

Ne  serait-ce  point  un  beau  rêve  de  penser  que  la  Russie  se  séparera 
ainsi  de  ses  plus  vieilles  et  de  ses  plus  intimes  traditions?  L'avenir 
seul  pourra.nous  l'apprendre;  mais  du  moins,  en  ce  moment,  l'intérêt 
même  de  la  Russie  nous  rassure  :  elle  a  besoin  pour  sa  tranquillité 
d'une  Europe  calme  et  pacifique.  Tout  ainsi  la  détourne  de  la  pensée 
des  conquêtes.  Ajoutons  que,  sans  cesser  d'être  fier  en  face  de  l'Eu- 
rope, son  langage  contient  dès  à  présent  de  belles  promesses.  Si,  d'un 
côté ,  le  patriotisme  nous  commande  de  n'accueillir  ces  promesses 
que  sous  toutes  réserves,  il  nous  défend  aussi  de  les  méconnaître. 
Voici  donc  la  conclusion  que  nous  voulons  tirer  de  l'état  intérieur  et 
de  l'attitude  présente  du  gouvernement  russe.  La  prétention  de  fournir 
aux  vieilles  sociétés  de  l'Occident  des  notions  infaillibles  sur  les  prin- 
cipes organiques  des  sociétés,  comme  l'entendent  les  panslavistes  offi- 
ciels, n'est  qu'une  séduisante  utopie,  une  sorte  d'hallucination  mysti- 
que. Le  czarisme,  en  exagérant  l'autorité  politique  et  religieuse,  a 
suscité  dans  le  sein  même  de  l'empire,  non-seulement  l'idée  constitu- 
tionnelle, qui  est  bonne  en  soi,  mais  l'idée  radicale,— non-seulement 
l'idée  de  la  liberté  des  consciences ,  mais  Fidée  du  mysticisnie  philo- 
sophique et  communiste  de  certaines  écoles  allemandes.  Que  si  le  gou- 
vernement russe,  plus  modeste  et  plus  pratique  que  ses  panégyristes, 
ambitionne  simplement  de  rivaliser  avec  les  autres  cabinets  dans  la 
pacification  de  l'Europe,  il  le  peut  avec  avantage  pour  1  Occident  et 
pour  lui-même;  il  semble  même  indiquer  qu'il  le  veut,  et,  dans  1  in- 
térêt de  la  çaix  du  monde,  nous  nous  réjouirions  de  voir  cette  cuneuse 

métamorphose  de  la  politique  moscovite. 

n,  uesprez» 


REVUE   LITTÉRAIRE. 


LE  THÉÂTRE  ET  LE  ROMitlV. 


Il  n'est  pas  rare  de  voir  les  gens  dont  les  affaires  vont  mal  se  prendre  tout 
à  coup  d'un  beau  zèle  pour  les  comptes  d'arithmétique,  rassembler  intendans 
et  majordomes,  et  se  faire  présenter  des  mémoires,  des  plans  d'amélioration,, 
qui  le  plus  souvent  n'améliorent  rien.  Une  bonne  terre  bien  cultivée  ou  un  bon 
capital  bien  placé  leur  sei^virait  mieux  à  sortir  d'embarras.  Nous  songions  in- 
volontairement à  CCS  gens-l.'i  en  parcourant  le  volumineux  dossier  de  la  com- 
mission d'enquête  chargée  de  préparer  la  loi  sur  les  théâtres.  Les  documens 
officiels  que  renferme  ce  recueil  seront  assurément  fort  utiles  à  nos  législateurs; 
il  est  permis  de  supposer  pourtant  qu'une  bonne  comédie  ou  un  bon  drame  ré- 
soudrait encore  mieux  les  questions  qui  se  rattachent  à  la  décadence  ou  à  la 
prospérité  théâtrale. 

Ce  n'est  pas,  selon  nous,  sur  les  moyens  d'améliorer  la  situation  de  nos  di- 
verses scènes,  sur  les  inconvéniens  ou  les  avantages  d'une  liberté  illimitée  dans 
l'exploitation  ou  le  répertoire,  que  les  procès-verbaux  de  cette  enquête  jettent 
le  jour  le  plus  vif  et  donnent  les  renseignemens  les  plus  piquans  :  nous  le  ré- 
pétons, ces  questions  générales,  traitées  théoriquement  et  à  priori,  seront  tou- 
jours quelque  peu  illusoires;  mais,  ce  qui  l'est  beaucoup  moins,  ce  qui  nous 
offre  tous  les  caractères  d'une  leçon  fort  concluante  et  d'un  spectacle  fort  in- 
structif, c'est  la  petite  comédie  d'intérieur  et  d'à-propos  qu'ont  jouée  à  cette  oc- 
casion quelques-uns  des  personnages  consultés.  Nous  nous  plaignons  parfois  de 
la  rareté  ou  de  la  faiblesse  de  Télémcnt  comique  dans  les  pièces  nouvelles:  cet 


REVUE   LITTÉRAIRE.  J  I2:i 

clément  abonde  dans  certaines  dépositions,  signées  de  noms  célèbres,  et  qui 
ont  dû  parfois  faire  sourire  les  membres  de  la  commission  d'enquête.  Singulier 
temps  que  celui  où  nos  poètes  dramatiques,  interrogés  sur  les  moyens  de  ra- 
mener la  prospérité  des  théâtres,  donnent  envie  de  penser  que  le  problème 
serait  résolu,  si  leurs  pièces  étaient  aussi  plaisantes  qu'ils  le  sont  eux-mêmes! 

Il  s'agissait  de  déterminer  s'il  est  utile  ou  nuisible  que  les  théâtres  jouissent 
sans  limites  d'une  double  liberté,  industrielle  et  morale;  qu'ils  puissent  se 
multiplier  à  l'infini,  et  jouer,  sans  autre  contrôle  que  celui  du  public,  tout  ce 
qui  leur  paraîtra  de  nature  à  attirer  la  foule  et  à  p-quer  la  curiosité.  Nous 
avouons  ne  pas  comprendre  comment  le  plus  léger  doute  peut  planer  encore 
sur  ces  deux  questions.  La  multiplication  indéfinie  des  théâtres  ne  saurait 
qu'être  également  funeste  aux  nouveaux  et  aux  anciens.  Ceux  qui  existent  peu- 
vent à  peine  se  soutenir,  et  la  décadence  théâtrale  a  commencé  avec  cet  ac- 
croissement numérique,  beaucoup  trop  favorisé  par  les  divers  gouveniemens 
qui  se  sont  succédé  en  France  depuis  vingt  années.  Le  nombre  des  spectateurs 
n'augmentant  pas  en  proportion,  les  acteurs  excellens  étant  toujours  fort  rares, 
Içs  prétentions  de  ceux-ci  grandissent  à  mesure  que  le  chiffre  de  ceux-là  di- 
minue :  double  condition  d'une  ruine  rapide  et  certaine,  qui  engloutit  dans  le 
même  naufrage,  avec  le  spéculateur  aventureux  et  coupable,  le  capitaliste  cré- 
dule et  le  travailleur  confiant  qui  ont  concouru  à  sa  dérisoire  entiopri:H'!  Chance 
funeste,  qu'on  essaiera  nécessairement  de  conjurer,  en  entassant  les  monstruo- 
sités les  plus  révoltantes,  pourvu  qu'elles  réveillent  l'attention  blasée  du  public! 
Ceci  touche  à  la  seconde  question,  plus  grave  encore  que  la  première,  celle  de 
moralité.  Sans  prendre  au  sérieux  l'amélioration  morale  du  genre  humain  par 
le  théâtre,  cette  complaisante  utopie  de  nos  dramaturges  modernes,  à  qui  la 
plupart  de  leurs  ouvrages  donnent  un  éclatant  démenti ,  tout  en  reconnaissant 
que  le  théâtre  ne  sera  jamais,  quoi  qu'on  fasse,  une  école  de  vertu  et  de  bonnes 
mœurs,  par  la  raison  que  ce  qui  surexcite  l'imagination  et  les  sens  ne  saurait 
être  pour  la  conscience  et  l'esprit  un  exercice  salutaire,  on  peut  désiier  pour- 
tant qu'il  ne  se  mêle  aux  séductions  qui  attirent  au  spectacle  aucun  de  ces  ap- 
pâts grossiers  qui  repoussent  ou  font  rougir  les  honnêtes  gens,  aucun  de  ces 
désastreux  scandales  qui  déshonorent  le  sens  moral  et  compromettent  le  repos 
d'un  pays.  Quelle  que  soit  notre  admiration  pour  Corneille  et  pour  Molière, 
nous  nous  permettons  de  douter  que  le  Cid  ou  Nicomède  ait  jamais  inspiré 
de  l'héroïsme  à  un  poltron,  que  Tartufe  ait  converti  un  seul  hypocrite,  et 
qu'un  seul  avare  ait  été  ramené  aux  idées  généreuses  par  le  monologue  d'Har- 
pagon; mais  en  même  temps  nous  nous  hâtons  de  constater  que,  pour  la  litté- 
rature qui  a  produit,  sous  le  régime  de  l'autorité,  ces  admirables  chefs-d'œuvre, 
il  y  aurait  à  tomber,  par  le  fait  de  la  liberté  absolue,  dans  l'exploitation  licen- 
cieuse de  toutes  les  mauvaises  passions,  quelque  chose  d'ignominieux  et  de 
dégradant,  qui  rejaillirait  à  la  fois  sur  les  lettres,  sur  la  liberté  et  sur  notre 
époque.  Les  prétendus  moralisateurs  par  le  théâtre  ont  un  système  tout  diffé- 
rent du  nôtre  :  ils  prétendent  que  le  théâtre  est  une  \3cole  de  bonne  morale, 
et  ils  ajoutent  qu'il  doit  être  libre  de  représenter  des  pièces  aussi  immorales 
qu'il  le  voudra  :  toujours  la  même  plaie,  le  n)ême  travers,  si  fatal  a  notre 
temps,  la  glorification  du  superflu  aux  dépens  du  nécessaire  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne  nous  lasserons  pas  de  le  redire,  ces  questions, 


1126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  un  homme  sensé,  ne  peuvent  être  douteuses.  Tel  n'est  cependant  pasTâvis 
de  quelques-uns  des  auteurs  qu'a  interrogés  la  commission  d'enquête  théâ- 
trale. Ils  ont  profité  de  la  circonstance  pour  se  lancer  dans  des  digressions 
superbes  où  perce  constamment,  à  travers  d'ambitieux  paradoxes,  l'excessive 
préoccupation  de  soi-même,  cette  muse  de  notre  siècle.  Leurs  réponses,  con- 
signées tout  au  long  dans  les  procès-verbaux  de  la  commission,  sont  donc  signi- 
ficatives et  curieuses,  au  moins  sur  un  point  :  si  elles  donnent  des  renseigne- 
mens  peu  concluans  sur  le  sujet  qu'ils  avaient  à  éclaircir,  elles  en  fournissent 
de  très  nets  sur  eux-mêmes.  L'ensemble  de  ces  réponses  a  un  autre  avantage; 
ïl  permet,  dès  l'abord,  de  reconnaître  et  de  classer  deux  familles  bien  distinctes 
parmi  ces  brillans  esprits  :  celle  des  esprits  justes  et  celle  des  esprits  faux.  On 
peut  même  faire  à  ce  propos  une  remarque  :  c'est  que  les  écrivains  qui  repré- 
sentent le  plus  complètement,  dans  leurs  personnes  et  dans  leurs  ouvrages,  les 
tendances  de  la  littérature  moderne,  ceux  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  plus 
littéraires,  sont  ceux  dont  les  réponses  révèlent  le  moins  d'idées  droites,  pra- 
tiques, applicables,  ceux  qui  paient  le  plus  large  tribut  aux  paradoxales  allures 
d'un  individualisme  puéril,  regardant  toutes  choses  à  travers  le  prisme  de  la 
vanité.  Plus  on  s'éloigne  de  cette  extrémité,  de  cette  sorte  de  petite  église  litté- 
raire et  poétique;  plus  on  approche  des  régions  tempérées,  des  hommes  d'esprit 
qui  ne  se  croient  pas  de  grands  hommes,  plus  on  trouve  de  rectitude,  de  net- 
teté et  de  justesse  dans  les  explications  données  et  reçues;  enfin,  lorsqu'on 
arrive  aux  hommes  spéciaux,  compétens,  qui  n'ont  ni  rêvé  ni  écrit,  mais  qui 
«nt  vu,  pratiqué,  jugé,  et  dont  les  raisonnemens  reposent  sur  des  faits  recueillis 
pendant  une  longue  et  sérieuse  caiTière,  on  a  sons  les  yeux  la  vérité  et  l'évi- 
dence même  :  utile  leçon  qu'il  serait  facile  de  généraliser,  et  qui  expliquerait, 
au  besoin,  des  événemens  plus  graves  que  la  chute  ou  la  prospérité  des  théâ- 
tres! Serait-ce  donc  une  des  douloureuses  conditions  de  notre  époque,  que  qui- 
conque a  bu  aux  philtres  de  la  rêverie,  s'est  enivré  des  enchantemens  de  la 
poésie  et  de  l'art,  doive  perdre  le  sentiment  du  bien  et  du  mal,  la  conscience  du 
vrai  et  du  faux,  la  proportion  du  possible  et  de  l'impossible  dans  le  domaine 
des  choses  réelles  ?  Est-ce  le  châtiment  de  l'orgueil  chez  les  imaginations  bril- 
lantes, l'expiation  des  plaisirs  que  nous  donnent  leurs  décevantes  fictions?  Est-ce 
le  résultat  logique  de  cette  maladie  toujours  croissante  parmi  les  contemporains 
célèbres,  et  qui  consiste  à  tout  ramener  à  eux-mêmes,  à  se  préférer  à  tout? 
On  le  voit,  la  question  s'agrandit,  et  cette  comédie-là  ouvre,  elle  aussi,  d'assez 
lumineuses  perspectives  sur  les  misères  de  notre  temps,  les  faiblesses  du  cœur 
humain,  et  les  secrets  mobiles  qui  dirigent,  modifient  ou  transforment  l'opinion 
de  nos  illustres. 

L'espèce  de  classement  intellectuel  que  nous  indiquons  ici  peut  se  faire  à 
chaque  page  du  procès-verbal  de  l'enquête.  Tous  ceux  qui  ont  quelque  raison 
de  préférer  les  données  de  l'expérience  aux  chimères  de  la  vanité  sont  una- 
nimes à  proclamer  ce  qu'il  y  aurait  de  désastreux  et  de  funeste  dans  la  liberté 
absolue.  Tous  constatent  la  nécessité  d'une  restriction  et  d'une  censure  pré- 
ventive. Les  écrivains  chez  lesquels  domine  l'esprit  critique  ou  l'esprit  obser- 
vateur sont  du  même  avis.  De  l'autre  côté  se  rangent  les  poètes,  M.  Dumas, 
M.  Hugo  surtout;  et,  comme  pour  se  conformer  au  système  dramatique  de  ce 
dernier,  qui  veut  que  le  grotesque  ait  sa  place  dans  toute  représentation  théâ- 


REVUE  LITTÉRAIRE.  4127 

traie,  à  côté  de  la  déposition  de  M.  Hugo,  nous  avons  celle  d'un  acteur  qui 
nous  donne,  sur  l'art  du  comédien  érigé  en  instrument  d'agitation  politique, 
d'assez  piquantes  révélations. 

On  le  sait,  la  prétention  de  M.  Dumas  est  de  personnifier  le  théâtre  moderne 
pour  le  glorifier  davantage,  et  de  diviniser  l'art  afin  de  se  diviniser  lui-même. 
L'auteur  du  Comte  Hermann  est  un  Bias  dramatique,  portant  tout  avec  lui, 
drame,  préface,  acteurs,  décorations,  salle  et  mise  en  scène.  On  conçoit  dès-lors 
qu'il  soit  peu  soucieux  des  lois  restrictives,  de  la  distinction  des  genres,  de  la  né- 
cessité des  études  spéciales  et  du  sage  tempérament  de  la  liberté  par  l'autorité. 
Ce  ne  sont  là  pour  lui  que  de  stériles  obstacles,  des  entraves  gênantes  pour 
l'essor  de  sa  pensée,  pour  le  développement  des  drames  innombrables  toujours 
prêts  à  sortir  tout  armés  de  son  cerveau ,  comme  sortit  du  cerveau  de  Jupi- 
ter la  déesse  de  la  Sagesse,  avec  laquelle  ils  n'ont  d'ailleurs  aucun  autre  trait 
de  ressemblance.  L'opinion  de  M.  Hugo  a  des  allures  plus  sérieuses  :  est-elle 
plus  sérieuse  en  effet?  Nous  ne  le  croyons  pas,  M.  Hugo  ne  sait  pas  s'arrêter' 
dans  les  limites  du  sujet;  il  passe  du  théâtre  à  la  société  tout  entière,  à  l'his- 
toire des  temps  anciens  et  modernes.  —  «  Vous  touchez,  s'écrie-t-il,  dans  la 
matière  spéciale  qui  vous  occupe,  à  la  grande,  à  l'éternelle  question  qui  reparaît 
sans  cesse,  et  sous  toutes  les  formes,  dans  la  vie  de  l'humanité.  Les  deux  grands 
principes  qui  la  dominent  dans  leur  lutte  perpétuelle ,  la  liberté ,  l'autorité , 
sont  en  présence  dans  cette  question-ci  comme  dans  toutes  les  autres;  entre 
ces  deux  principes,  il  vous  faudra  choisir.  » 

Loin  de  nous  l'idée  de  médire  de  la  liberté  et  de  vouloir  la  sacrifier  partout 
et  toujours  à  l'autorité,  sa  rivale!  Cette  partialité  aurait  en  ce  moment  trop 
d'à-propos  pour  qu'il  n'y  ait  pas  quelque  sagesse  à  s'en  méfier,  et  on  y  verrait 
peut-être  un  reste  de  rancune  électorale.  Toutefois  nous  pourrions  répondre  à 
M.  Hugo  que  cet  antagonisme  entre  la  liberté  et  l'autorité  est  en  effet  un  des 
douloureux  problèmes  contre  lesquels  se  débat  l'humanité,  que  cette  lutte  en- 
traîne avec  elle  des  malheurs  immenses,  des  déchiremens  inouis,  et  que  pro- 
bablement cette  lutte  serait  moins  sanglante,  ces  malheurs  moins  grands,  ces 
déchiremens  moins  redoutables,  si  les  hommes  de  talent  ou  de  génie,  pastores 
hmhinum,  ne  sacrifiaient  trop  souvent  leur  rôle  de  conciliateurs  entre  les  deux 
principes  à  une  vaine  ambition  de  popularité.  Voilà  ce  que  nous  pourrions  ré- 
pondre à  M.  Hugo;  tout  nous  porte  à  croire  qu'il  ne  serait  pas  de  notre  avis, 
et  sa  conduite  sur  un  théâtre  plus  vaste  que  ceux  dont  il  s'agit  ici  ne  laisse  là- 
dessus  aucun  doute. 

Nous  croyons  pourtant  que  ce  n'est  pas  dans  cet  antagonisme  de  la  liberté  et 
de  l'autorité  qu'il  faut  chercher  l'opinion  réelle,  la  pensée  favorite  de  M.  Hugo 
en  matière  théâtrale.  U  a  dit  de  fort  belles  choses  sur  le  siècle  de  Louis  XIV, 
sur  le  principe  d'autorité,  qui  a  arrêté  l'essor  de  Corneille  et  froissé  son  robuste 
génie,  sur  Molière,  qui  n'a  dû  ses  immunités  de  comédien  et  de  poète  qu'à  son 
titre  de  tapissier  du  roi,  et  qui  n'a  été  libre  que  parce  qu'il  a  été  valet  :  an- 
tithèse brillante  qui  rentre  parfaitement  dans  les  procédés  habituels  de  M.  Hugo, 
mais  que  d'autres  ont  eu  le  mérite  d'indiquer  avec  lui;  et  cependant  nous  pa- 
rierions volontiers  que  cette  étude  Uttéraire  du  grand  siècle  vu  à  vol  d'oiseau 
ou  de  poète,  que  l'appréciation  un  peu  hautame  du  xv.h«  siècle,  pi-oclame  par 
•M.  Hugo  une  époque  de  complète  dégradation  dramatique,  en  depit  de  Mari- 


1128  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

\aux,  de  Voltaire  et  de  Beaumarchais,  que  même  ces  malheureuses  tragédies 
de  Voltaire,  que  nous  ne  prétendons  pas  défendre,  et  que  l'auteur  à'Anyelo 
range  parmi  les  œuvres  les  plus  informes  de  l'esprit  humain ,  n'ont  été  pour 
lui  que  des  moyens  adroits  d'arriver  à  l'époque  impériale.  On  sait  en  effet  que 
c'est  là  l'idée  dominante  de  M.  Hugo  :  une  sorte  d'assimilation  involontaire 
entre  son  génie  et  celui  de  l'empereur;  le  regret  de  n'être  pas  venu  de  son 
temps  pour  gagner  des  batailles  en  poésie  pendant  que  Napoléon  écrivait  des 
poèmes  sur  les  champs  de  bataille,  pour  créer  une  littérature  impériale  pen- 
dant que  Bonaparte  créait  un  code,  une  société,  une  dynastie  et  un  monde. 
D'après  M,  Hugo,  c'est  là  la  seule  chose  qui  ait  manqué  au  héros  des  temps 
modernes,  la  seule  lacune  qu'on  aperçoive  dans  la  gloire  de  son  règne.  Cette 
lacune,  l'empereur  l'a  sentie  lui-même,  car  son  goût  httéraire,  nous  dit  en- 
core M.  Hugo,  était  supérieur.  Il  aurait  donné  des  millions,  des  provinces,  d^s 
royaumes  pour  un  seul  de  ces  chefs-d'œuvre  dramatiques  qui  devaient  éclore, 
vingt-cinq  ans  plus  tard,  de  Hernani  aux  Burgraves.  Par  malheur,  M.  Hugo 
venait  à  peine  de  naître,  et  Napoléon  fut  réduit  à  se  contenter  de  Raynouard, 
de  Baour,  de  Luce  de  Lancival,  des  Templiers,  d'Omasis  et  d'Hector  :  ce  fut  là 
la  plaie  secrète  de  son  empire,  le  regret  qu'il  emporta  à  Sainte-Hélène,  où  il  en 
éprouva  probablement  quelques  autres  plus  sérieux  que  celui-là.  Ah!  si  Marie 
Tudor  et  le  Roi  s'amuse  avaient  été  joués  en  1810,  Napoléon  n'aurait  rien  re- 
gretté à  Sainte-Hélène,  et  peut-être  n'y  serait-il  jamais  allé.  M.  Hugo  ne  nous 
l'affirme  pas,  mais  il  nous  le  laisse  entendre.  Seulement,  pour  rester  dans  le 
domaine  de  la  vraisemblance  et  ne  pas  ajouter  trop  notoirement  le  don  de  se- 
conde vue  aux  autres  qualités  du  génie  impérial,  il  évite  de  se  nommer  et  ne 
nomme  que  Corneille;  mais  c'est  évidemment  un  pseudonyme.  L'empereur  a 
parlé  de  Corneille  parce  qu'il  l'avait  lu;  il  n'a  rien  dit  de  M.  Hugo  parce  qu'il 
n'avait  fait  que  le  pressentir. 

Telle  est  la  pensée  intime,  secrètement  caressée  dans  les  rêves  du  poète,  et 
qu'il  a  déguisée  tant  bien  que  mal  en  précis  historique  de  la  lutte  entre  l'au- 
torité et  la  libei'té.  On  le  voit,  cette  façon  de  cacher  sous  un  système  général 
une  prétention  personnelle  n'a  rien  de  bien  concluant  en  ce  qui  touche  à  la 
régénération  théâtrale.  Aussi,  nous  le  confessons  humblement,  les  documens 
publiés  sur  la  question  des  théâtres  nous  paraissent  faciliter  médiocrement  la 
solution  du  problème.  Hs  placent  sous  un  nouveau  jour  quelques  excentricités 
contemporaines,  mais  ils  apprennent  fort  peu  de  chose  sur  le  principal  sujet 
de  ces  investigations.  Ce  qui  est  positif,  ce  qui  résiste  même  aux  belles  digres- 
sions de  MM,  Hugo,  Dumas  et  autres,  c'est  que  la  multiplication  illimitée  des 
théâtres,  leur  indépendance  absolue,  la  confusion  des  genres,  l'éparpillement 
des  talens,  achèveraient  de  tout  perdre.  Il  n'y  a  déjà  que  trop  de  théâtres; 
c'est  cette  production  excessive,  multiple,  hâtive,  stérile  dans  sa  fécondité  ap- 
parente, disproportionnée  avec  les  besoins  de  la  consommation  véritable,  qui 
paralyse  les  efforts  de  l'art  sérieux,  accélère  la  décadence  littéraire  et  drama- 
tique, et  ruine  du  même  coup  les  directeurs,  les  auteurs  et  les  libraires. 

Veut-on  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  liberté  illimitée  de  production?  qu'on 
la  juge  par  les  résultats  qu'a  amenés  l'excès  de  la  production  littéraire  pendant 
ces  dernières  années.  Cet  indice  est  d'autant  plus  instructif,  qu'il  se  rattache  à 
un  mouvement  généraUd'abaissement  intellectuel  que  nous  avons  déjà  signalé. 


/  REVUE  LITTÉRAIRE.  ^^29 

Après  1830,  il  y  eut  quelque  ralentissement  dans  le  proupe  poétique  et  nova- 
teur qui  avait  jeté  tant  d'éclat  sur  les  dernières  années  de  la  restauration;  mais 
le  roman  eut  alors  une  phase  d'épanouissement  magniflque,  de  floraison  sou- 
daine et  prospère,  où  se  révélaient  mille  dons  heureux  d'imagination  et  de 
style,  et  où,  malgré  les  premiers  symptômes  d'une  fécondité  inquiétante,  l'ex- 
cès et  l'abus  ne  se  trahissaient  pas  encore.  Puis  vint  la  seconde  phase  du  ro- 
man, cette  famille  de  conteurs  qui  s'adressa  à  une  curiosité  frivole  ou  mala- 
dive plutôt  qu'au  bon  sens  et  au  bon  goût.  Ces  conteurs  sont  aujourd'hui  plus 
célèbres  et  plus  populaires  qu'ils  ne  l'étaient  alors;  il  semblerait  que  la  circula- 
tion de  leurs  ouvrages  devrait  être  plus  générale,  que  le  nombre  de  leurs  lec- 
teurs devrait  s'être  accru ,  et  pourtant  les  indications  statistiques  donnent  un 
résultat  tout  contraire. 

Qu'on  nous  permette  de  citer  ici  quelques  chiffres  :  les  écrivains  dont  les 
livres  se  tiraient  à  deux  mille  exemplaires,  M.  Dumas,  par  exemple,  et  M"*  Sand, 
ne  sont  plus  tirés  qu'à  mille  ou  même  à  sept  cents.  M.  Eugène  Sue  est  tombé 
de  quinze  cents  à  sept  cents,  excepté  lorsqu'il  s'adresse  aux  passions  coupables 
que  flattent  et  surexcitent  ses  romans  socialistes.  En  général,  les  auteurs  qui 
se  sont  le  moins  prodigués  sont  aussi  ceux  pour  qui  le  tirage  est  resté  à  peu 
près  le  même.  Une  pensée  politique,  bonne  ou  mauvaise,  change  immédiate- 
ment cette  proportion;  en  ce  moment,  les  Mystères  du  Peuple  se  tirent,  dit-on, 
à  dix  mille  exemplaires,  et  récemment  Jérôme  Paturot  à  la  recherche  de  la  meil- 
leure des  républiques  s'est  tiré  à  treize  mille  in-18  et  à  cinq  mille  in-8°  illustré, 
ce  qui  laisse  encore  un  léger  avantage  au  bon  livre  sur  le  mauvais.  Ce  qu'on 
peut  dire,  c'est  que  les  ouvrages  de  pure  imagination,  ceux  dont  l'intérêt  roma- 
nesque n'est  relevé  par  aucun  mérite  d'actualité,  ont  perdu,  de  1842  à  1850, 
environ  moitié  du  débit  qu'ils  trouvaient  de  1830  à  1842.  Plusieurs  même 
des  célébrités  du  roman  moderne  ne  trouvent  plus  d'éditeur.  L'imagination 
contemporaine  expie,  par  un  commencement  d'abandon  et  de  déchéance,  les 
entraînemens  déplorables  où  l'a  poussée,  dans  un  temps  meilleur,  une  prospé- 
rité factice.  Elle  avait  fait  descendre  les  lois  immortelles  de  l'art  aux  condi- 
tions matérielles  du  métier;  elle  s'était  fait  gloire  d'improviser,  sans  lassitude 
et  sans  fin,  ces  gigantesques  épopées,  où  des  aventures,  toujours  nouvelles  et 
toujours  les  mêmes,  s'enchevêtraient  en  cent  façons,  tour  à  tour  suspendues, 
.  reprises,  déroulées  à  travers  d'interminables  chapitres,  pâture  à  peine  suffisante 
pour  la  curiosité  mondaine.  Le  jour  est  venu  où  cette  curiosité  s'est  lassée  par 
l'excès  même  de  ce  qu'on  entreprenait  pour  elle,  où  elle  a  refusé  de  s'intéresser 
à  ces  tours  de  force  de  l'impromptu  en  vingt  volumes,  et  où  il  a  fallu,  pour 
l'éveiller  et  la  tenir  en  haleine,  mêler  aux  fictions  des  enscignemens  révolu- 
tionnaires propres  à  passionner  les  lecteurs  turbulens,  ou  des  protestations  sati- 
riques qui  satisfissent  de  justes  rancunes.  Oui,  les  livres,  comme  les  théâtres, 
rencontrent  d'infaillibles  chances  de  souffrance  et  de  ruine  dans  cette  pro- 
duction exagérée,  dans  cette  diffusion  funeste  qui  est  un  des  caractères  et  un 
des  fléaux  de  notre  époque.  L'émancipation  intellectuelle  et  littéraire,  loi-s- 
qu'clle  arrive  à  cette  conséquence  extrême,  est  plus  fâcheuse  que  l'oppression, 
car  celle-ci  n'arrête  que  pour  un  temps  l'essor  de  la  pensée;  parfois  même  elle 
la  retrempe  et  la  fortifie  par  les  entraves  qu'elle  lui  impose,  et  l'idée  qui  lutte 


tt30  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

contre  ces  obstacles  y  trouve  une  salutaire  épreuve  d'où  elle  sort  plus  nette  et 
plus  vive,  à  peu  près  comme  l'image  poétique,  gênée  par  les  difficultés  do  la 
rime  ou  de  l'hémistiche,  s'y  précise  et  s'y  illumine.  L'émancipation  au  con- 
traire, la  dispersion  qu'elle  amène,  les  excès  qu'elle  autorise,  étouffent  ce  qui 
mériterait  l'attention  sous  un  amas  de  médiocrités  qui  la  repoussent,  compro- 
imettent  le  talent  par  le  voisinage  des  vulgarités,  et  présentent  à  la  curiosité  du 
lecteur  un  tel  pêle-mêle,  que,  ne  pouvant  plus  s'y  reconnaître,  il  prend  le  parti 
de  ne  plus  rien  lire. 

C'est  dans  ces  conditions  défavorables  que  paraissent  aujourd'hui  les  romans; 
remarquons  en  outre  que  là  aussi  le  niveau  s'est  abaissé,  qu'en  se  reportant 
en  souvenir  vers  les  livres  qui  défrayaient,  il  y  a  quinze  ans,  les  cabinets  de 
lecture,  on  peut  constater  parmi  ceux  d'aujourd'hui  une  infériorité  relative.  Ce 
sont  en  général  ou  des  histoires  embrouillées  et  bizarres,  en  qui  se  reconnaît 
encore,  altérée  et  grossie  par  une  imitation  lointaine,  la  poétique  des  Mystères 
àe  Paris  et  de  Monte-Cristo,  ou  des  esquisses  d'un  monde  bâtard,  sans  poésie  et 
sans  grâce,  encore  et  toujours  la  Bohême,  avec  ses  mœurs  suspectes,  ses  per- 
sonnages équivoques,  avec  ses  scènes  de  carnaval,  d'orgie,  de  plaisir,  de  fan- 
taisie et  de  misère,  qui  attirent  peu  la  bonne  compagnie  et  donnent  une  assez 
pauvre  idée  de  la  mauvaise.  Décidément  M,  de  Balzac,  M.  Dumas,  M.  Sue,  va- 
laient mieux  que  leurs  successeurs,  ou  plutôt  ils  n'ont  pas  encore  de  succes- 
seurs, et  il  serait  plus  juste  de  dire  qu'ils  se  succèdent  et  se  survivent  à  eux- 
mêmes.  C'est  à  peine  si,  dans  cette  foule  d'oeuvres  incolores  ou  enluminées, 
l'on  découvre  de  temps  à  autre  un  livre  et  un  nom  qui  se  recommande  à  une 
attentive  sympathie,  et  encore  on  peut  être  sûr  que  ce  nom  et  cette  œuvre  se 
rattachent  au  premier  groupe  des  romanciers  et  des  conteurs.  Il  faut  ranger 
dans  ce  nombre  les  derniers  récits  de  M"^  Reybaud  :  Clémentine,  Félise,  Hélène; 
nous  avons  en  grande  estime  le  talent  de  M"*  Reybaud ,  qui  ne  s'est  jamais 
livré  aux  prodigalités  énervantes  où  se  sont  gaspillées,  de  nos  jours,  tant  de 
brillantes  facultés.  Peut-être  ce  talent  manque-t-il  un  peu  d'élévation  et 
d'idéal;  mais  il  y  a,  4ans  les  romans  de  M""^  Reybaud,  des  qualités  solides,  sé- 
rieuses, attachantes,  un  sentiment  très  sincère  de  la  nature,  une  habileté  très 
réelle  pour  faire  croître  l'émotion  à  mesure  que  le  récit  avance,  pour  ménager 
jusqu'au  bout  la  vérité  des  cai-actères,  et  fondre  dans  un  harmonieux  ensemble 
les  personnages  et  les  incidens  avec  le  paysage  où  elle  les  place  et  l'époque  où 
elle  les  fait  vivre.  Ces  qualités,  on  les  retrouve,  bien  qu'à  des  degrés  différens, 
dans  Hélène,  dans  Félise,  dans  Clémentine  surtout ,  qui  nous  paraît  un  des 
romans  les  plus  remarquables  de  M™«  Reybaud,  et  dont  on  a  pu  apprécier  ici 
anême  l'intérêt  saisissant  et  pathétique.  Dans  ces  trois  romans,  l'action,  d'abord 
un  peu  traînante,  un  peu  emban-assée,  se  dégage  bientôt  des  lenteurs  du  début; 
il  vient  un  moment  où  la  curiosité  s'éveille,  où  l'émotion  commence  à  poindre, 
entremêlée  d'un  sentiment  vague  qui  en  augmente  le  charme;  dès  ce  moment, 
le  lecteur  est  conquis,  et  le  romancier  sait  le  fixer  ou  l'attendrir  jusqu'à  la  der- 
mière  page.  Dans  Hélène  pourtant,  quelques  parties  gardent  l'empreinte  d'une 
^précipitation  que  nous  n'avions  pas  encore  aperçue  dans  les  précédens  ouvrages 
•de  l'auteur.  Le  caractère  de  l'héroïne,  intéressant  d'abord  et  bien  posé,  perd, 
«dans  les  derniers  chapitres,  un  peu  de  sa  précision  et  de  sa  grâce.  L'action 


REVUE   LITTÉRAI&E.  j|3f 

uoarche  par  soubresauts,  tantôt  trop  lente,  tantôt  trop  rapide;  il  y  a  des  défauts 
inhérens  à  certains  modes  de  publication,  et  dont  les  meilleurs  esprits  ne  sau- 
raient se  garantir. 

Peut-on  parler  du  roman,  de  l'époque  où  il  prospérait,  des  auteurs  qui  lui 
maintiennent  encore  un  peu  de  son  éclat  et  de  son  prestige,  sans  donner  un 
souvenir  et  un  regret  à  la  mémoire  d'un  spirituel  écrivain  qui  s'est  éteint,  il 
y  a  quelques  jours,  et  dont  la  mort  a  été  silencieuse,  discrète,  comme  l'avait 
été  sa  vie?  M.  Charles  de  Bernard  n'était  pas  de  ceux  qui  s'étudient  à  faire  de 
leur  personne  une  réclame  à  leurs  ouvrages;  on  eût  dit  qu'il  désirait  qu'on 
parlât  de  ses  ouvrages  sans  parler  de  lui,  U  ne  voulait  réussir  que  par  ses  li^Tes, 
et  ses  livres  réussissaient  à  juste  titre  pai'  des  qualités  aimables,  une  grande 
fmesse  d'aperçus,  une  observation  délicate,  rarement  profonde,  mais  toujours 
juste,  un  enjouement  de  bon  goût,  qui  parfois  laissait  entrevoir,  par  de  sou- 
daines échappées,  un  fonds  de  désabusement  et  de  tristesse.  La  Femme  de  qua- 
rante ans,  le  Paratonnerre,  le  Pied  d'argile,  sont  d'attrayans  récits  encore  pré- 
sens à  la  mémoire  de  bien  des  lecteurs,  qui  y  reconnaissaient  avec  charme 
l'expérience  mondaine  au  courant  des  faiblesses  du  cœur  et  des  misères  de  la 
vie,  les  recueillant  sans  fiel  et  sans  amertume,  et  les  encadrant  dans  d'agréa- 
bles fictions,  où  l'intérêt  et  la  grâce  ne  font  jamais  défaut.  Ce  qui  a  manqué 
au  talent  de  M.  Charles  de  Bernard,  c'est  cet  achèvement  suprême,  celte  dis- 
tinction de  forme  et  de  style  sans  laquelle  il  n'est  pas  d'œuvre  durable.  L'homme 
du  monde,  chez  lui ,  dominait  l'artiste.  On  peut  croire  aussi  qu'il  a  cédé  à  ce 
sentiment  de  découragement  et  de  lassitude  dont  sont  atteints,  dans  les  temps 
mauvais,  les  esprits  justes  et  fins,  qui  n'ont  pas  en  eux-mêmes  une  foi  assez 
robuste  pour  s'isoler  dans  leur  orgueil.  M.  de  Bernard,  nous  le  pensons,  s'est 
volontairement  amoindri,  parce  qu'il  était  trop  spii-ituel  et  trop  raisonnable 
pour  se  grandir  démesurément  :  triste  époque,  où  ceux  qui  ne  s'admirent  pas 
se  découragent  ! 

Quelques  semaines  auparavant  était  mort  un  autre  écrivain,  fort  spirituel 
aussi,  et  qui  avait  eu  son  temps  de  célébrité  et  d'influence  littéraire,  M.  de 
Féletz.  Celui-là  laisse  un  fauteuil  vide  à  l'Académie  française,  et  déjà,  en  vue 
d'une  élection  prochaine,  l'opinion  désigne  quelques  noms  parmi  lesquels  aura 
à  choisir  la  docte  assemblée.  Ce  qui  a  soutenu,  dans  ces  derniers  temps,  à  tra- 
vers nos  agitations  et  nos  secousses,  la  dignité  de  l'Académie,  c'est  le  tact 
parfait,  l'exquise  mesure  avec  laquelle  elle  s'est  placée  en  dehors  des  cntraî- 
nemens,  des  préoccupations  éti-angères  à  sa  pacifique  mission.  Saluer,  en  deux 
hommes  d'élite,  l'alliance  des  distinctions  de  la  littérature  et  du  monde,  au 
moment  même  où  ces  distinctions  semblaient  près  de  se  briser  et  de  disparaître 
au  contact  des  passions  révolutionnaires,  c'était  faire  acte  de  goût;  c'était  se 
montrer  digne  de  contribuer  pour  sa  part  à  cet  ensemble  de  résistance,  de 
réaction  contre  les  idées  destructives,  œuvre  réparatrice  et  salutaire  ou  les  su- 
périorités littéraires  peuvent  avoir  leur  place  comme  les  supériorités  politiques. 
Il  nous  semble  qu'il  y  aurait  aujourd'hui  quelque  exagération  a  trop  persister 
dans  cette  voie,  et  que  les  gens  d'esprit  doivent  éviter  l'exagération  pour  garder 
le  droit  de  la  reprocher  àjemrs  adversaires.  Il  est  bon  quel  Académie  conserve 
le  caractère  qui  fhit  sa  force  et  sa  gloire,  qu'elle  reste  avant  tout  le  sanctua^e 


1132  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  lettres,  et  qu'elle  ne  consente  jamais  à  se  faire  rexécutrice  testamentaire 
d'un  corps  politique. 

Il  y  a  quelque  chose  de  douloureux  et  de  consolant  à  la  fois  à  obser^er  les 
efforts  de  la  société  pour  se  distraire  de  ces  sombres  inquiétudes  que  vient  ravi- 
ver de  temps  à  autre  quelque  nouvel  épisode  de  nos  malheurs  et  de  nos  folies. 
Cette  lutte  des  instincts  et  des  goûts  de  la  civilisation  contre  les  maux  qui  la 
menacent  prouve  une  force  intellectuelle  qui,  bien  employée,  peut  prévaloii' 
contre  la  barbarie  envahissante;  mais  en  même  temps  elle  attriste  par  le  con- 
traste de  ces  récréations  élégantes  avec  ces  sujets  permancns  de  trouble  et  d'an- 
goisse. Cette  pensée  nous  dominait  l'autre  soir  à  la  Comédie-Française,  oîi  un 
public  spirituel  et  choisi  était  convié  à  une  de  ces  tentatives  qui  ont  au  moins 
le  mérite  de  révéler  des  tendances  sincèrement  littéraires.  On  jouait  le  Carrosse, 
pièce  extraite  du  Théâtre  de  Clara  Gazul,  et  qui  avait  paru  d'abord  sous  le  titre 
du  Carrosse  du  Saint- Sacrement.  Remarquons,  en  passant,  que  lursque  le 
Théâtre-Français  veut  faire  un  pas  sur  cette  route  qui  l'éloigné  du  genre  faux 
et  mesquin  de  la  comédie  moderne,  il  est  obligé  d'avoir  recours  à  des  œuvres 
écrites,  il  y  a  quinze  ou  vingt  ans,  par  des  hommes  qui  marquèrent  alors  leur 
place  et  qui  ont  su  la  garder.  Ceci  soit  dit  pour  mémoire,  et  sans  aucune  in- 
tention maligne  de  décourager  la  génération  nouvelle  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  pièce  du  Carrosse,  qu'on  pourrait  intituler  aussi  lu 
Périchole,  du  nom  de  sa  fantasque  héroïne,  est  un  canevas  espagnol,  brodé 
par  une  des  mains  les  plus  sûres  et  un  des  esprits  les  plus  nets  de  ce  temps-ci. 
Dès  les  premières  scènes,  on  a  pu  reconnaître  une  vivacité  de  dialogue,  une 
justesse  de  ton  et  d'allure  qui  n'a  rien  de  comnmn  avec  les  concetti  et  les  à  peu 
près  des  pâles  successeurs  de  Marivaux.  La  scène  principale,  celle  où  la  capri- 
cieuse et  sémillante  comédienne  s'amuse  à  courroucer  et  à  apaiser  tour  à  tour 
l'amoureux  vice-roi,  de  qui  elle  finit  par  obtenir  plus  encore  qu'elle  ne  venait 
lui  demander,  est  vraiment  éblouissante  de  verve,  de  saillie  et  d'entrain.  C'est 
la  vérité  même  prise  sur  le  fait  et  transportée  sur  le  théâtre  par  im  homme 
qui  ne  donne  rien  au  hasard,  et  dont  l'art  profond  consiste  à  se  cacher  sans 
cesse  derrière  la  réalité.  Le  dénouement  du  Carrosse  est  trop  espagnol  pour 
pouvoir  nous  plaire;  en  Espagne,  le  mélange  des  joies  profanes  et  des  idées  re- 
ligieuses n'a  rien  qui  froisse  ou  qui  étonne.  C'est  le  génie  même  de  la  nation 
qui  respire  tout  entier  dans  ces  brusques  transitions  du  boudoir  à  l'église,  des 
vives  allures  du  plaisir  aux  austères  rigueurs  de  la  pénitence.  En  France,  pays 
essentiellement  logique  et  raisonneur,  on  ne  peut  admettre  qu'une  comédienne 
qui  a  commencé  sa  journée  en  dupant  un  vice-roi  la  termine  en  se  proster- 
nant au  pied  des  autels,  et  en  offrant  au  saint-sacrement  un  carrosse  qu'elle 
a  extorqué  de  la  crédulité  d'un  vieux  libertin.  Ajoutons  que  la  vue  des  vète- 
mens  ecclésiastiques  et  des  insignes  du  culte  produit  toujours  sur  noire 
théâtre,  même  lorsqu'on  les  entoure  de  respect,  un  fâcheux  effet,  dont  nous  ne 
saurions  ni  nous  étonner,  ni  nous  plaindre.  Dans  un  pays  sceptique,  cette  exhi- 
bition ressemble  presque  à  un  sacrilège  ;  dans  un  pays  de  foi,  elle  est  encore 
un  hommage. 

Malgré  un  léger  mécontentement  causé  par  l'entrée  en  scène  de  l'évêque  de 
Lima,  le  Carrosse  a  fait  plaisir,  et  s'est  joué  au  milieu  d'éclats  de  rire  que  jus- 


REVUE   LlTTÉllAIRE.  IKwj 

lilie  la  fraucliise  de  cette  veine  comique.  Les  spectateurs  sentaient  que,  dans 
cette  légère  esquisse,  ils  avaient  affaire  à  un  maître,  et,  sans  donner  à  sa  pièce 
plus  d'importance  qu'il  n'y  en  attache  lui-même,  chacun  convenait  que,  par 
sa  manière  large  et  sobre,  vive  et  saisissante,  l'auteur  du  Théâtre  de  Clara 
Gazul  était  appelé,  s'il  l'avait  voulu,  à  de  grands  succès  dramatiques.  Hélas! 
dans  un  temps  comme  celui-ci,  l'expression  même  d'une  sympathie  méritée, 
d'une  admiration  bien  sentie,  prend  involontairement  la  forme  d'un  regret. 
C'est  encore  un  regret  que  l'on  apporte,  malgré  soi,  en  al  lant  entendre  l'émi- 
nenle  cantatrice  qui  est  revenue,  après  vingt  ans,  nous  rendre  im  des  plus 
élégans  et  des  plus  mélodieux  souvenirs  de  nos  jeunes  années;  seulement,  pour 
ceux  qui  applaudissent  aujourd'hui  M"*  Sontag,  après  l'avoir  applaudie  avant 
1830,  ce  regret-là  ne  s'adresse  pas  au  talent  de  la  virtuose,  qui  a  conservé 
toute  sa  perfection  et  toute  sa  grâce  :  il  s'adresse  à  ce  temps  évanoui,  à  ce 
monde  lointain  .où  elle  nous  apparut  d'abord ,  et  auquel  ce  talent  a  survécu. 
M""^  Sontag  est  toujours  la  même  :  c'est  toujours  cette  méthode  exquise,  cette 
distinction  souveraine,  cette  finesse  d'ornementation  et  de  broderie,  courant  à 
travers  la  mélodie  originale;  mais,  nous  qui  allons  l'écouter  et  qui  prêtons  une 
oreille  charmée  à  cette  voix  délicieuse  comme  à  un  écho  des  jours  envolés,  que 
nous  reste-t-ilde  ce  qui  faisait  alors  la  vie  intellectuelle  d'une  génération  toute 
frémissante  d'ardeur  et  d'enthousiasme?  Qu'avons-nous  fait  de  ces  rêveries  qui 
devaient  régénérer  le  monde  et  qui  n'ont  su  que  l'égarer?  de  cet  art  nouveau 
qui  s'ouvrait  des  perspectives  inconnues?  de  ces  chaleureuses  croyances  qui 
promettaient  à  la  littérature,  conrnie  à  la  poUtique,  de  magnifiques  destinées? 
Le  temps  a  fait  un  pas  :  royautés,  grandeurs,  poésie,  travaux  commencés, 
illusions  généreuses,  nobles  aspirations  du  talent,  délicates  jouissances  des  civi- 
lisations heureuses,  première  explosion  des  célébrités  naissantes,  tout  s'est 
amoindri  ou  effacé,  et  ce  qu'il  y  a  de  [plus  fragile  au  monde,  la  voix  d'une 
femme,  a  duré  plus  long-temps  que  nos  espérances  et  que  nos  rêves! 

Abm\nd  de  Pontmartin. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUJNZAINE. 


14  mars  i^O. 


Les  élections  de  Paris  sont  un  échec  pour  le  gouvernement  et  pour  le  parti 
modéré  :  Yoilà  ce  que  nous  ne  voulons  pas  nier.  On  a  beau  discuter  çt  équi- 
voquer,  il  y  a  toujours  une  grande  différence  entre  ces  deux  mots-çi  :  être 
vainqueur;  être  vaincu.  Ne  Teussions-nous  emporté  que  de  1000  voix  sur  nos 
adversaires,  c'eût  été  une  victoire,  tandis  qu'aujourd'hui  nous  sommes  vaincus. 
Cela  dit,  expliquons  quelle  est,  selon  nous,  la  portée  de  cette  défgjite  et  quelles 
en  sont  les  conséquences,  afin  de  ne  pas  aller  dans  nos  alarmes  au-delà  du 
danger  qui  nous  meuc^ce. 

Et  d'abord,  nous  dirons  franchement  que  l'élection  du  40  mars  n'a  ouvert 
les  yeux  que  de  ceux  qui  jusque-là  voulaient  les  tenir  fermés.  Qui  donc  igno- 
rait le  perpétuel  péril  du  suffrage  universel?  Qui  donc  croyait  que  nous  pouvons 
vivre  avec  ce  genre  de  votes,  organisé  comme  il  l'est?  Qui  donc  ne  savait  pas 
que  nous  avions  une  maladie  chronique  dont  les  accès  pouvaient  être  plus  ou 
moins  graves,  mais  qui  doit  nous  tuer  au  bout  d'un  certain  temps?  Oui,  l'élec- 
tion du  iO  mars  est  une  première  attaque  d'apoplexie;  mais  qui  donc  ne  savait 
pas  que  nous  sommes  fatalement  voués  à  l'apoplexie,  si  nous  attendons  tran- 
quillement les  atteintes  du  mal?  En  vérité,  nous  ne  sommes  étonnés  que  de 
l'étonnement  que  nous  rencontrons,  et  cet  étonnement  nous  montre  combien 
notre  pauvre  pays  sait  peu  son  état  et  combien  il  est  prompt  à  se  faire  illu- 
sion. Il  y  avait  bien  des  gens  qui  disaient  hautement  que  nous  sommes  très 
malades,  et  qui,  au  fond,  ne  le  croyaient  pas.  Ils  parlaient  de  leurs  maux  comme 
on  en  parle  dans  un  salon,  aux  eaux,  à  Bade  ou  à  Vichy,  où  il  est  de  règle  que 
personne  ne  se  porte  bien.  Leur  maladie  n'était  qu'une  grimace  de  bonne 
compagnie,  et  cependant  leur  santé  n'était  que  l'aveuglement  d'esprits  faibles  et 
légers. 


REVCE.   —  CHRONIQUE.  113» 

Pendant  que  le  beau  monde  vivait  dans  cette  sécurité  oublieuse,  pendant  qu'il 
se  livrait  aux  plaisirs  du  luxe,  qu'il  érigeait  de  temps  en  temps  en  services  ren- 
dus à  la  société,  parce  qu'il  est  convenu  maintenant  que,  lorsque  les  femmes 
font  beaucoup  de  toilette  et  consentent  à  porter  des  diamans,  c'est  pour  fliirc 
aller  le  commerce  et  pour  soutenir  le  gouvernement  en  témoignant  de  la  sécu- 
rité publique;  pendant  enfin  que  chacun  reprenait  petit  à  petit  son  festin  de 
Balthasar,  que  fesaient  et  que  pensaient  ces  ouvriers  auxquels  le  beau  monde 
s'empressait  de  rendre  service  par  sa  charité  déguisée  en  luxe?  Les  ouvriers  re- 
prenaient leurs  mauvaises  passions.  Il  y  a  beaucoup  de  gens,  en  elVet,  chez  qui, 
quand  l'intérêt  souffre,  quand  la  gène  arrive,  les  passions  se  taisent;  mais, 
quand  la  prospéi^ité  revient ,  les  passions  reprennent  le  dessus.  Ils  sont  sages 
quand  ils  sont  malheureux;  ils  sont  d'autant  plus  envieux  qu'ils  sont  plus  heu- 
reux. Cela  veut-il  dire  qu'il  faut  qu'ils  soient  toujours  malheureux?  —  Non, 
mille  fois  non  !  Ce  serait  là  une  doctrine  impie  et  stupide.  Cela  veut  dh*e  seu- 
lement que  les  institutions  qui  donnent  aux  passions  inévitables  du  cœur  hu- 
main l'occasion  de  se  satisfaire  à  l'instant  même  aux  dépens  de  la  société  sont 
de  mauvaises  institutions.  Nous  n'avons  entendu  en  confession  aucun  de  ceux 
qui,  quoique  ayant  tous  leurs  intérêts  dans  le  travail  et  dans  l'industrie,  ont 
cependant  voté  contre  le  travail  et  contre  l'industrie  en  votant  pour  la  liste 
démocratique  et  sociale;  mais  nous  savons  les  argmnens  qui  ont  décidé  ces 
pauvres  âmes.  —  Eh  bien  !  vous  le  voyez,  tout  va  bien;  voilà  le  travail  qui  re- 
prend. Oui,  et  Ton  disait  qu'avec  la  république  tout  irait  mal,  que  nous  autres 
commis  marchands  nous  ne  vendrions  plus  rien,  ou  que  nous  autres  ouvriers 
nous  ne  travaillerions  plus,  erreurs  ou  calomnies  que  tout  cela!  Les  affaires 
peuvent  aller  aussi  bien  en  république  qu'en  monarchie,  et  cela  est  si  vrai, 
que  voyez  les  riches  "cet  hiver!  comme  ils  s'amusent,  comme  ils  dainsent, 
comme  ils  courent  à  leurs  pièces  de  théâtre  réactionnaires  !  On  voit  bien  qu'ils 
ne;  souffrent  pas,  et  qu'ils  ne  s'inquiètent  pas,  puisqu'ils  rient  tant.  Ils  sont 
déjà  aussi  orgueilleux  qu'ils  l'étaient,  aussi  insoucians  des  souffrances  du  pauvre 
monde.  Que  voulez-vous?  les  riches  seront  toujours  les  riches.  —Ah!  voilà  le 
mal.  —  Est-ce  que  vous  voterez  pour  eux?  —  Moi!  non,  certes.  —  Pi-enez donc 
ma  liste,  c'est  la  bonne,  la  liste  de  la  blouse.  —  Et  l'autre?  —  La  liste  des  ha- 
bits noirs.  —  Je  n'en  veux  point  !  »  Voilà  comme  une  conversation,  qui  n'est 
que  l'épanchement  naturel  du  cœur  de  f  homme  et  de  ses  mauvais  instincts, 
devient,  grâce  à  la  facilité  des  institutions,  un  vote  dangereux  pour  l'ordre  so- 
cial. Les  institutions  autrefois  étaient  faites,  non  pas  pour  favoriser,  mais  pour 
contenir  les  mauvais  penchans  du  cœur  humain.  Nous  avons  changé  tout  cela, 
et  ce  sont  les  institutions  qui  viennent  au  secours  de  toutes  les  tentations  et 
de  tous  les  caprices!  Cela  s'appelait  dans  la  langue  des  vieux  proverbes  :  por- 
ter de  l'eau  à  la  rivière,  ou  du  bois  à  la  forêt;  cela  ne  s'appelait  pas  un  gou- 
vernement. 

A  quoi  bon  se  dissimuler  le  mal  et  la  cause  du  mal?  La  cause  du  mal  e«t 
tout  entière  dans  le  suffrage  universel,  tel'  qu'il  est  organisé  par  la  constitu- 
tion. Nous  l'avons  dit  sans  cesse  :  les  élections  du  10  mars  viennent  de  le  du* 
d'une  manière  plus  significative  encore. 

Nous  avons  contre  nous  nos  institutions,  et  c'est  malgré  nos  institutions  qtlè 
nous  devons  nous  sauver.  Tel  est  le  proWème  que  notre  pauvre  société  a  à  ré- 


4436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soudre.  En  face  d'un  pareil  problème,  tout  change  :  il  ne  faut  plus  s'inquiéter 
des  questions  qui  nous  préoccupaient  autrefois,  au  temps  de  la  monarchie,  sa- 
voir, quelle  part  il  faut  faire  à  la  liberté  et  quelle  part  il  faut  faire  à  l'autorité. 
Laissons  de  côté  cette  théologie  constitutionnelle  et  libérale.  Nous  sommes  en 
guerre;  il  y  a  d'un  côté,  à  Paris,  128,000  hommes  qui  disent  :  Nous  voulons 
le  retour  du  gouvernement  provisoire,  la  permanence  des  ateliers  nationaux, 
le  triomphe  de  l'insurrection  de  juin  1848;  il  y  a  de  l'autre  côté  122,000 
hommes  qui  disent  :  Nous  ne  voulons  rien  de  tout  cela,  car  c'est  la  ruine  de 
la  société.  La  ligue  qui  veut  la  destruction  de  la  société  actuelle  a  pour  elle  la 
plupart  des  institutions  de  1848;  la  ligue  opposée  a  pour  elle  la  majorité  dans 
l'assemblée  et  le  président  de  la  république,  c'est-à-dire  le  pouvoir  exécutif  et 
le  pouvoir  législatif;  elle  a  pour  elle  les  soldats,  qui ,  grâce  au  ressort  encore 
existanf  de  la  discipline,  se  battent  bien  les  jours  d'émeute,  quoiqu'ils  votent 
mal  les  jours  d'élection ,  et  l'on  peut  craindre  que  les  soldats  ne  soient  tentés 
de  mettre  un  jour  d'accord  leurs  votes  et  leurs  baïonnettes.  La  société  actuelle, 
quoique  vivement  attaquée,  quoique  fortement  ébranlée,  peut  donc  encore  se 
défendre;  mais  combien  de  temps  peut-elle  se  défendre?  On  peut  calculer, 
comme  dans  une  place  assiégée,  combien  il  nous  reste  encore  de  munitions  et 
de  vivres.  Une  fois  les  munitions  épuisées,  il  faudra  se  rendre.  Nous  pouvons, 
en  lisant  la  constitution ,  calculer  combien  de  temps  elle  nous  laisse  à  vivre. 
Encore  faut-il  défalquer  de  la  vie  le  temps  de  l'agonie.  Que  nous  reste-t-il  donc? 
Dix-huit  mois  à  peu  près.  Si  M.  Hugo  n'était  pas  occupé  d'autres  pensées,  il 
aurait  une  belle  occasion  de  refaire  son  roman ,  le  Dernier  jour  d'un  condamné; 
il  l'appliquerait  à  la  société. 

Quels  tristes  augures!  dira-t-on.  —  Mais  qui  peut  avoir  quelque  bon  espoir 
pour  une  élection  législative  ou  pour  une  élection  présidentielle  dans  l'état 
actuel  des  esprits  et  des  institutions? 

Nous  ne  dirons  pas  que  nous  avions  prévu  le  résultat  des  élections  de  Paris 
et  des  départemens.  Non,  quelle  que  soit  la  défiance  que  nous  a  toujours  in- 
spirée le  suflrage  universel,  nous  n'aurions  jamais  prophétisé  la  défaite  que 
vient  d'essuyer  le  parti  modéré.  Nous  n'aurions  pas  prévu  qu'après  le  24  fé- 
vrier et  le  24  juin  1848,  une  partie  de  la  bourgeoisie  de  Paris  voterait  pour 
cette  trinité  socialiste  que  l'on  appelle  M.  Carnot,  M.  Vidal  et  M.  de  Flotte. 
Nous  n'aurions  jamais  pensé  que  d'honnêtes  gardes  nationaux,  d'excellens  pères 
de  famille,  pour  donner  une  leçon  au  gouvernement  à  propos  des  jésuites, 
iraient  s'enrôler  au  scrutin  dans  les  rangs  de  l'armée  révolutionnaire.  Cette 
partie  de  la  bourgeoisie  parisienne  avait  été  cependant  bien  avertie.  Elle  aA^ait 
eu,  pour  s'éclairer,  les  conseils  de  ses  amis  et  les  menaces  de  ses  ennemis,  car 
les  socialistes,  il  faut  le  dire,  n'y  ont  pas  mis  cette  fois  la  moindre  hypocrisie. 
Ils  ont  joué  cartes  sur  table.  On  ne  dira  pas  qu'ils  ont  mis  le  drapeau  rouge 
dans  leur  poche.  S'ils  ne  l'ont  pas  promené  dans  les  rues,  ils  l'ont  montré  as- 
sez visiblement  dans  leurs  discours  pour  que  personne  n'ait  pu  se  méprendre 
à  leurs  intentions.  Qui  n'a  pas  lu  les  procès-verbaux  des  assemblées  prépara- 
toires de  leurs  comités?  Qui  n'a  pas  entendu  les  cris  sauvages  proférés  contre 
l'infâme  capital,  contre  l'infâme  propriété,  contre  la  religion,  contre  tous  les 
principes  des  sociétés  civilisées?  On  a  dit  aux  bourgeois  :  Nous  réglerons 
vos  comptes  !  On  a  dit  à  tous  ceux  qui  possèdent  :  Nous  vous  ferons  rendre 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  H37 

gorge!  On  a  dit  à  la  ville  de  Paris  que  la  Banque  de  France  serait  remplacée 
par  la  banque  du  peuple,  et  chacun  sait  ce  que  cela  veut  dire  !  Personne  n'ignore 
que  les  millions  de  la  Banque  agissent  d'une  façon  particulière  sur  l'imagina- 
tion des  orateurs  socialistes,  et  que  c'est  un  sujet  sur  lequel  ils  aiment  à  reve- 
nir fréquemment.  Si  la  Banque  a  été  oubliée  jusqu'ici  dans  les  plans  de  l'in- 
surrection parisienne,  on  peut  croire  qu'elle  n'aura  pas  le  même  bonheur  dans 
les  insurrections  futures.  C'est  là  une  réflexion  qui  a  dû  être  faile  avant  nous, 
et  pour  cau?e,  par  les  boutiquiers  et  les  commerçans  du  troisième  arrondisse- 
ment de  Paris.  Pourquoi  donc  là,  comme  ailleurs,  tant  d'Iionnêtes  citoyens 
ont-ils  déchiré  les  bulletins  de  l'union  électorale  pour  prendre  ceux  de  la  répu- 
blique rouge?  Quel  est  donc  en  révolution  cette  fui-eur  du  marlyi-e  qui  pousse 
les  victimes  dans  les  bras  de  leurs  bourreaux?  Est-ce  assez  d'aveuglement?  et 
n'est-il  pas  temps  d'y  songer? 

Il  n'a  manqué  qu'une  seule  chose,  jusqu'ici,  au  président  de  la  république 
et  à  la  majorité  parlementaire  pour  faire  plus  de  bien  qu'ils  n'en  ont  fait,  et 
pour  résoudre  les  difficultés  de  la  situation  :  —  c'a  été  de  s'unir  par  une  inti- 
mité plus  étroite,  —  comme  aussi  il  n'a  manqué  qu'une  seule  chose  à  la  majo- 
rité pour  exercer  sur  les  afl'aires  une  influence  plus  décisive  :  —  c'a  été  de 
maintenir  l'accord  entre  ses  diverses  nuances  et  de  les  confondre  dans  une  poli- 
tique commune.  Après  les  élections  du  10  mars,  on  doit  croire  que  le  président 
et  l'assemblée  n'auront  plus  qu'une  même  pensée,  et  qu'il  n'y  aura  plus  qu'une 
même  politique  sur  les  bancs  de  la  majorité.  S'il  peut  y  avoir  quelque  chose 
de  consolant  dans  la  nouvelle  épreuve  que  subit  la  France  en  ce  moment,  c'est 
qu'elle  est  de  nature  à  convaincre  les  esprits  les  plus  rebelles  et  à  ouvrir  les 
yeux  aux  plus  aveugles.  Nous  n'avons  jamais  pris  parti  pour  la  politique  pessi- 
miste, nous  n'avons  jamais  conseillé  de  chercher  le  bien  dans  l'excès  du  mal  : 
nous  reconnaissons  cependant  que  la  défaite  du  parti  modéré  peut  avoir  son 
côté  utile;  le  tout  est  de  savoir  en  profiter.  Le  malheur  peut  servir  autant  que 
la  fortune.  Il  faut  que  le  malheur  du  parti  modéré  lui  serve  à  réparer  ses  fau- 
tes, et  ce  serait  plus  qu'une  faute  aujourd'hui  de  se  diviser.  Il  doit  y  avoir  dé- 
sormais dans  le  parti  de  l'ordre  une  consigne  sévère.  Chacun  doit  rester  à  son 
rang  et  à  son  poste.  L'union  entre  toutes  les  nuances  du  parti  de  l'ordre  est  à 
elle  seule  une  solution,  car  avec  elle  toutes  les  solutions  sont  possibles.  Avec 
l'union,  le  parti  de  l'ordre  est  sûr  de  tout  gagner;  par  la  désunion,  il  peut 
tout  perdre. 

Ces  réflexions  sur  la  nécessité  de  l'union  entre  les  diverses  nuances  du  parti 
de  Tordre  nous  amènent  naturellement  à  parler  de  la  loi  des  maires,  et  de  la 
scission  qu'elle  a  fait  éclater  au  sein  de  la  majorité.  Il  y  a  huit  jours,  cette 
scission  était  la  grande  affaire.  C'est  un  événement  presijue  oublié  aujourd'hui, 
et  si  nous  en  parlons,  c'est  tout  simplement  pour  constater  qu'il  n'aura  pas 
les  suites  fâcheuses  qu'on  pouvait  craindre.  Les  bases  d'un  arrangement  ont 
été  convenues,  dit-on,  sous  les  auspices  de  M.  Mole  et  de  M.  Berryer;  et  quand 
même  cet  arrangement  n'existerait  pas,  les  élections  du  10  mars  sont  là  au- 
jourd'hui pour  nous  garantir  que  chacun  fera  son  devoir,  et  que  personne  ne 
songera  à  se  passer  ses  fantaisies.  La  loi  des  maires  sera  une  des  premières  oc- 
casions de  montrer  que  le  faisceau  de  la  majorité,  loin  d'être  rompu,  est  plus 
fortement  resserré  qu'il  ne  l'a  jamais  été.  Les  allées  et  venues  de  droite  a 


TOME   V. 


H38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gauche  et  de  gauche  à  droite  sont  un  divertissement  qui  n'est  plus  de  saison. 
Laissons  la  montagne  refuser  au  gouvernement  les  armes  nécessaires  à  la  dé- 
fense de  la  société;  c'est  le  rôle  de  la  montagne,  ce  n'est  pas  celui  du  parti 
légitimiste.  Craindrait-on  aujourd'hui  de  fortifier  le  président  en  fortifiant  le 
pouvoir?  On  a  déjà  joué  ce  jeu-là  pendant  dix-huit  ans.  On  a  affaibli  le  pou- 
voir  pour  affaiblir  une  dvnastie.  Qu'en  est-il  résulté?  Craindrait-on,  en  forti- 
fiant le  pouvoir,  de  fortifier  la  république?  Ce  serait  confondre  deux  choses 
tDUt-à-fait  distinctes.  Les  destinées  du  pouvoir  et  celles  de  la  république  ne 
sont  pas  soUdaires.  Enfin,  craindrait-on  d'introduire  dans  la  législation  de  ce 
temps-ci  des  armes  que  le  parti  révolutionnaire,  devenu  maître  du  gouverne- 
ment, pourrait  tourner  plus  tard  contre  la  société?  Singulière  précaution,  en 
vérité  !  comme  si  le  parti  révolutionnaire,  maître  du  pouvoir,  était  jamais  em- 
barrassé par  des  scrupules  de  légalité,  et  comme  s'il  n'avait  pas  toujours  la 
violence  à  son  service,  quand  la  légalité  ne  lui  suffit  pas! 

La  loi  des  maires  n'est  pas  seulement  une  loi  de  circonstance,  c'est  une  loi 
de  principe.  Comme  loi  de  circonstance,  il  suffit,  pour  en  reconnaître  l'absolue 
nécessité,  de  regarder  ce  qui  se  passe  dans  un  grand  nombre  de  communes  où 
les  tl-ois  ou  quatre  républiques  qui  ont  précédé  celle  du  10  décembre  ont  laissé 
successivement  des  magistrats  de  leur  couleur.  Ici ,  ce  sont  des  maires  qui  re- 
fusent de  répéter  les  paroles  du  télégraphe;  là ,  ce  sont  des  maires  qui  abolis- 
sent de  leur  autorité  privée  le  culte  catholique;  ailleurs,  ce  sont  des  maires 
qu'on  est  forcé  d'habiller  par  respect  pour  la  décence  publique.  A  Fénestrange, 
dans  la  Meurthe,  c'est  un  maire  qui,  pour  mieux  célébrer  l'anniversaire  du 
24  février,  fait  sortir  de  pinson  des  musiciens  ambulans,  et  parcourt  à  leur  tête 
le  territoire  de  sa  commune,  en  dansant  au  son  des  instrumens,  comme  les 
prêtres  des  religions  antiques.  Yoilà  les  magistrats  municipaux  du  gouverne- 
ment provisoire!  Nommés  sous  l'influence  des  commissaires  de  M.  Ledru-Rot- 
lin,  ils  ont  conservé  fidèlement  les  traditions  du  premier  âge  de  notre  répu- 
blique. Ils  étaient  les  dignes  auxiliaires  du  gouvernement  de  féviier;  mais  on 
comprend  qu'ils  soient  devenus  un  grave  embarras  pour  le  gouvernement  de 
ce  temps-ci.  La  loi  de  1848,  en  abandonnant  le  choix  des  maires  au  suffrage 
universel ,  a  réservé,  il  est  vrai ,  au  pouvoir  exécutif  le  droit  de  suspension  et  de 
révocation  ;  mais  ces  mesures  sont  des  occasions  de  conflits  entre  le  gouverne- 
ment et  les  communes.  D'ailleurs,  lorsqu'elles  arrivent,  le  mal  est  fait ,  et,  en 
présence  du  résultat  des  dernières  élections,  il  est  inutile  de  dire  quelle  peut 
être  rétendue  du  mal. 

Les  mêmes  garanties  que  l'on  a  données  au  pouvoir  exécutif  du  côté  des  in- 
stituteurs primaires,  comment  ne  jugerait-on  pas  nécessaire  aujourd'hui  de  les 
lui  accorder  du  côté  des  maires?  Les  dangers  sont  les  mêmes  et  appellent  les 
mômes  remèdes.  On  a  bien  reconnu  qu'il  était  indispensable  que  le  gouverner 
ment  eût  le  droit  de  nommer  les  instituteurs;  comment  laisserait-on  aux  com- 
munes le  droit  de  nommer  les  maires?  En  1848,  on  est  sorti  des  vrais  principes 
sur  cette  question;  fl  faut  y  renti'er.  On  a  fait  une  loi  d'auarchie  et  non  pas 
une  loi  de  gouvernement.  Le  maire  est  à  la  fois  l'agent  de  la  commune  et  l'a- 
gent du  pouvoir  exécutif.  Comme  agent  de  la  commune,  il  doit  émaner  de  l'é- 
lection; mais,  comme  agent  du  pouvoir  exécutif,  il  doit  être  choisi  par  le  gou- 
vernement. Or,  ces  deux  conditions  étaient  parfaitement  remplies  dans  le  sys- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  |13ft 

tème  de  la  loi  de  1831,  qui  faisait  élire  le  conseil  municipal  par  la  commune 
et  réservait  au  gouvernement  le  droit  de  choisir  le  maire  dans  le  conseil  mu- 
nicipal. La  loi  de  1848  a  détruit  cet  équilibre  que  k  législation  antérieure 
avait  sagement  établi  entre  les  droits  de  la  commune  et  ceux  de  l'état.  Cet 
équilibre  si  nécessaire,  il  faut  le  rétablir,  et  nous  n'avons  pas  besoin  de  rap- 
peler au  parti  légitimiste  que  la  loi  de  1831,  dont  le  gouvernement  invoque  le 
principe,  n'est  pas  autre  chose  que  le  projet  de  loi  présenté  en  1828  par  M.  de 
Mai'tignac. 

La  question  du  choix  des  maires  se  mêle,  pour  le  parti  légUiniiste,  à  une 
auti'e  question  qu'il  affectionne  vivement,  celle  de  la  décentralisation.  Ce  n'est 
pas  le  moment  de  toucher  à  ce  grand  débat;  nous  aurons  l'occasion  d'y  reve- 
nir plus  d'une  fois.  Disons  seulement  que  l'on  se  fait  sur  cette  question  d'é- 
tranges illusions.  Le  contre-coup  de  février  a  pu  réveiller  dans  plusieurs  par- 
ties de  la  France  le  souvenir  des  libertés  communales;  on  a  pu,  un  instant, 
chercher  dans  l'indépendance  locale  un  refuge  contre  les  dangers  de  la  centra- 
lisation révolutionnaire,  et  il  restera  quelque  chose  de  ce  mouvement  :  il  en 
restera  ce  qui  est  nécessaire  pour  protéger  désormais  la  France  contre  un  coup 
de  main;  mais  la  concession  n'ira  pas  plus  loin.  La  centralisation,  qui  est  une 
des  lois  de  la  civilisation  moderne,  peut  avoir  ses  inconvéniens  et  ses  périls; 
mais  l'indépendance  anarchique  du  moyen-âge  avait  aussi  les  siens,  et  la 
France  ne  voudra  pas  retourner  au  moyen-âge  pour  échapper  aux  dangers  de 
la  civilisation . 

Nous  croyons  en  avoir  dit  assez  sur  la  loi  des  maires  pour  démontrer  que 
c'est  une  loi  de  salut  public,  une  mesm'e  de  nécessité,  que  le  pai'ti  de  l'ordre 
ne  peut  refuser  au  gouvernement.  Dans  les  circonstances  présentes,  nous  ne 
voyons  que  la  montagne  qui  ait  intérêt  à  la  repousser,  et  nous  espérons  bien 
qu'elle  sera  seule  à  l'attaquer. 

Nous  n'avons  pas  à  suivre  plus  long-temps  aujourd'hui  le  détail  des  travaux 
de  l'assemblée.  Que  dirions-nous  de  la  discussion  de  la  loi  sur  l'enseignement, 
dont  la  troisième  lecture  a  commencé  au  milieu  de  l'agitation  produite  par  les 
nouvelles  des  élections  de  Paris?  Que  dirions-nous  de  la  première  lecture  du 
projet  de  loi  sur  le  chemin  de  fer  de  Paris  à  Avignon?  L'assemblée  a  décidé 
en  principe  que  le  chemin  serait  exécuté;  mais  quel  sera  le  mode  d'exécution? 
Où  sont  aujourd'hui  ces  compagnies  qui  venaient  faire  concurrence  à  la  com- 
pagnie unique?  Le  scrutin  électoral  ne  les  a-t-il  pas  déjà  dispersées?  Et  si  le? 
capitaux  privés  reculent,  si  la  rente  baisse,  si  les  recettes  de  l'état  diminuent, 
si  le  déûcit  du  trésor  augmente,  qui  se  chargera  de  terminer  cette  grande  en- 
treprise, dont  le  moindre  avantage  serait  de  ranuner  l'industrie  dans  plusieurs 
départemens  et  de  donner  du  travail  pendant  quatre  ans  à  quatre-vingt  mille 
ouvriers?  M.  Carnot,  U.  Vidal  et  M.  de  Flotte  vont-Us  nous  apporter  la  solu- 
tion de  ce  problème  ? 

Nous  passons  du  dedans,  qui  est  triste  et  agité,  au  dehors,  qui  s'obcurcit,  au 
lieu  de  s'éclaircir. 

Avant  la  révolution  de  février  et  les  tristes  questions  qu'elle  a  partout  susci- 
tées en  Europe,  il  y  avait  une  question  qui  restait  depuis  long-temps  suspendue 
sur  la  politique  européenne  :  c'était  ce  qu'on  appelait  la  question  d'Orient. 
Cette  question  se  ranimait  de  temps  en  temps,  comme  pour  avertir  l'Europe 


1140  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

des  pénis  qui  menaçaient  son  repos;  puis  elle  s'apaisait  et  semblait  s'amortir 
pour  un  moment,  grâce  aux  eflbrts  de  la  diplomatie.  La  diplomatie  euro- 
péenne, rendons-lui  cette  justice,  a  fait  depuis  trente  ans  des  efforts  heureux 
pour  empêcher  l'orage  de  crever  en  Orient;  mais  elle  n'a  pu  qu'ajourner  l'é- 
ruption du  mal ,  elle  n'a  pas  pu  le  guérir.  Aussi  voyons-nous  de  temps  à  autre 
l'inquiétude  renaître.  Il  suffit  du  moindre  incident,  de  la  première  incartade 
d'un  amiral  ou  d'un  ministre  plénipotentiaire  pour  ranimer  la  question  d'Orient 
et  lui  rendre  toute  sa  gravité.  C'est  ce  que  nous  voyons  aujourd'hui  en  Grèce. 

Il  a  plu  à  lord  Palmcrston ,  après  avoir  ordonné  à  l'amiral  Parker  d'avoir  un 
coup  de  vent  qui  le  fît  entrer  dans  les  Dardanelles,  de  lui  prescrire  d'aller  se 
faire  huissier  et  recors  contre  la  marine  grecque.  L'amiral  Parker  est  entré 
dans  le  Pirée,  et  a  mis  le  séquestre  sur  tous  les  bâlimens  grecs.  Du  jour  au  len- 
demain ,  il  n'a  plus  été  permis  aux  Grecs  de  naviguer  et  de  commercer.  Il  a 
été  dit  du  jour  au  lendemain  à  un  peuple  commerçant  et  navigateur,  qui  ne 
vit  que  par  la  marine  et  par  le  commerce,  qu'il  lui  fallait  mourir  de  faim,  à 
moins  qu'il  n'aimât  mieux  faire  une  révolution  et  chasser  son  roi.  Loin  d'obéh' 
à  cette  odieuse  contrainte,  le  peuple  grec  s'est  serré  avec  une  affection  patrio- 
tique autour  de  la  royauté  que  voulait  destituer  lord  Palmerston.  De  la  violence 
du  ministre  anglais,  la  Grèce  en  a  appelé  à  la  justice  de  l'Angleterre  et  à  l'in- 
dignation de  l'Europe.  Les  deux  sentimens  qu'invoquait  la  Grèce  ne  lui  ont 
pas  fait  défaut.  La  France,  qui,  à  Athènes,  au  moment  de  l'iniquité  britan- 
nique, protestait  si  noblement  et  si  spontanément  par  la  bouche  de  M.  Thou- 
venel  contre  l'atteinte  portée  à  l'indépendance  hellénique,  la  France  a  vive- 
ment réclamé  à  Londres.  L'Angleterre  s'est  émue  contre  lord  Palmerston;  elle 
s'est  émue,  voyant  qu'on  faisait  de  la  puissante  marine  de  l'Angleterre  la  per- 
sécutrice acharnée  et  destructive  de  la  petite  marine  grecque.  C'est  en  effet  ici 
l'histoire  de  la  brebis  du  pauvre.  Le  prophète  ISathan  dit  au  roi  David  : 

«  Il  y  avait  deux  hommes  dans  une  ville  dont  l'un  était  riche  et  l'autre  était 
pauvre. 

«  Le  riche  avait  un  grand  nombre  de  brebis  et  de  bœufs; 

«  Le  pauvre  n'avait  reçu  du  tout  qu'une  petite  brebis  qu'il  avait  achetée  et 
avait  nourrie,  qui  était  crue  parmi  ses  enfans  en  mangeant  de  son  pain,  bu- 
vant de  sa  coupe  et  dormant  dans  son  sein,  et  il  la  chérissait  comme  sa  fille. 

«  Mais  le  riche  prit  la  brebis  du  pauvre  homme . 

«  David  entra  dans  une  grande  indignation  contre  cet  homme,  et  dit  au  pro- 
phète Nathan  :  Vive  le  seigneur!  celui  qui  a  fait  cette  action  est  digne  de  mort. 

«  Il  rendra  la  brebis  au  quadruple  pour  en  avoir  agi  de  la  sorte  et  pour  n'a- 
voir point  épargné  ce  pauvre. 

«  Alors  Nathan  dit  à  David  :  C'est  vous-même  qui  êtes  cet  homme  I  » 

Tous  les  journaux  anglais  sont  en  ce  moment  les  Nathans  qui  disent  à  lord 
Palmerston  :  C'est  vous  qui  êtes  l'homme  qui  avez  tué  la  brebis  du  pauvre; 
c'est  vous  qui  détruisez  la  pauvre  marine  grecque,  vous  le  ministre  d'un  pays 
qui  a  tant  et  tant  de  vaisseaux!  Nous  aimons  cette  malédiction  universelle; 
mais,  si  David  s'est  incliné  et  repenti  sous  la  parole  de  Nathan,  lord  Palmers- 
ton ne  paraît  pas  disposé  à  la  repentance.  Voyez  son  procédé  avec  le  gou- 
vernement français,  qui  s'était  empressé  de  se  porter  médiateur.  Il  semble  en 
ce  moment  que  lord  Palmerston  veuille  se  racheter  d'avoir  éié  injuste  avec 


REVUE.   —  CHRONIQLE.  1141 

la  Grèce,  en  se  montrant  impertinent  avec  la  France,  Le  procédé  est  peut-être 
habile,  il  réussira  peut-être  :  qui  sait?  Mais  nous  ne  pouvons  pas  oublier  que 
toutes  les  impertinences  de  lord  Palmerston  contre  la  France  sont  en  même 
temps  des  ingratitudes,  car  lorsqu'il  a  voulu,  il  y  a  plusieurs  années  déjà,  en- 
trer au  ministère  avec  les  whigs,  lord  Palmerston  est  venu  chercher  un  satis- 
fecit à  Paris.  Le  roi  Louis-Philippe  le  lui  a  donné  et  a  fait  que,  depuis  ce  jour- 
là,  lord  Palmerston  ne  peut  plus  être  impertinent  contre  la  France  qu'en  étant 
ingrat.  Il  ne  peut  plus  avoir  que  deux  roueries  à  la  fois,  et  l'une  gâte  l'autre. 

Nous  voudrions  de  bien  bon  cœur,  et  pour  nous-mêmes  et  pour  lord  Pal- 
merston, que  son  procédé  au  sujet  de  la  médiation  française  dans  l'alVaire  de 
la  Grèce  ne  fût  pas  une  impertinence;  mais  il  nous  est  impossible  de  le  prendre 
pour  autre  chose.  Voyez  en  effet  comment  les  alTaires  se  sont  passées.  Le  gou- 
vernement français  ofl're  sa  médiation  :  lord  Palmerston  répond  qu'il  accepte 
les  bons  offices  de  la  France.  Cela  semblait  vouloir  dire  qu'au  lieu  de  persister 
dans  l'emploi  des  mesures  de  contrainte  envers  la  Grèce,  l'Angleterre  remet- 
tait sa  querelle  à  l'ai'bitrage  officieux  de  la  France.  Il  faut  bien  en  clTct  que 
les  bons  offices  de  la  France  aient  quelque  sens  favorable  pour  la  Grèce,  et  que 
le  premier  effet  en  soit  de  suspendre  les  rigueurs  du  blocus.  Ofirir  ses  bons  of- 
fices, ce  n'est  pas,  je  pense,  offrir  d'être  témoin  d'un  duel,  c'est  offrir  de  s'arran- 
ger. Lord  Palmerston  n'entend  pas  la  chose  de  cette  manière.  Il  a,  il  est  viai. 
écrit  au  ministre  et  à  l'amiral  anglais  en  Grèce  de  ne  rien  ajouter  aux  mesures 
de  coaction  qu'il  avait  prescrites,  et  là-dessus  le  gouvernement  français  s'est 
pressé  de  s'applaudir  de  l'heureux  résultat  de  son  intervention;  mais  lord  Pal- 
merston n'a  pas  promis  et  n'a  pas  écrit  de  suspendre  le  blocus,  ou  d'en  adoucir 
la  rigueur.  A  quoi  donc  se  réduit  la  gracieuseté  de  lord  Palmerston  envers  la 
France?  Et,  pour  en  revenir  à  la  parabole  de  la  Bible,  que  penseriez-vous,  si  le 
riche,  ayant  fait  prendre  et  tuer  la  brebis  du  pauvre,  s'avisait  de  dire  d'un  air 
aimable  et  doux  à  ses  serviteurs  et  à  ses  agens  :  Comme  le  prophète  Nalhan  est 
venu  vers  moi  me  parler  de  la  brebis  du  pauvre  homme  et  que  je  veux  être 
agréable  au  prophète  Nathan,  continuez  à  faire  cuire  la  brebis  prise,  mais  n'en 
prenez  pas  une  seconde!  —  Eh!  comment  en  prendre  une  seconde,  puisqu'il  n'y 
en  a  qu'une?  Voilà  l'histoire  du  blocus  du  Pirée  et  de  la  médiation  française. 
Comme  lord  Palmerston  avait  prescrit  d'avance  tout  ce  qui  pouvait  ruiner  la 
Grèce,  il  a  consenti,  par  égard  pour  la  France,  à  Vi'y  rien  ajouter. 

C'est  sur  ces  entrefaites  qu'a  paru  la  note  russe,  qui  a  montré,  dès  les  pre- 
miers mots,  quelle  était  la  gravité  de  la  question.  La  note  russe  ne  considère 
pas  l'aflaire  grecque  comme  une  affaire  particulière,  mais  comme  une  affaire 
européenne.  Un  journal  anglais  disait  que,  depuis  les  décrets  dans  lesquels 
Napoléon  mettait  l'Angleterre  au  ban  du  continent,  il  n'avait  pas  paru  sem- 
blable pièce  dans  l'histoire.  Le  journal  anglais  a  presque  raison  :  c'est,  en 
effet,  au  nom  du  continent  que  la  Russie  se  plaint  du  privilège  que  l'Angle- 
terre s'arroge,  grâce  à  la  supériorité  de  sa  marine,  d'attaquer,  selon  sa  fan- 
taisie, les  états  du  littoral  européen;  c'est  au  nom  du  continent,  si  tristement 
troublé  par  les  agitations  de  l'esprit  révolutionnaire,  que  la  Russie  se  plaint 
que  l'Angleterre  aille  risquer  ou  peut-être  essayer  une  révolution  en  Grèce. 
L'Angleterre  est  une  puissance  insulaire  et  une  société  aristocratique,  bi  ces 
deux  circonstances  lui  font  crohe  qu'elle  n'a  rien  à  craindre  de  la  contagion 


114,2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

démagogique,  il  est  d'autant  moins  généreux  de  sa  part  d'aviver  sur  le  conti- 
nent la  fièvre  dont  eUe  ne  redoute  pas  les  atteintes.  C'est  la  preoaière  fois,  si 
nous  ne  nous  trompons,  que  la  Russie  s'adresse  ainsi  à  l'Angleterre  au  nom 
du  continent,  et  cette  plainte  au  nom  du  continent  contre  l'Angleterre  sera, 
nous  n'en  doutons  pas,  approuvée  sur  plusieurs  points  du  continent  :  en  Gi'èce 
d'abord ,  cela  est  tout  simple;  à  Naples,  où  l'on  se  souvient  encore  des  encou- 
ra§emens  que  l'Angleterre  a  donnés  à  la  révolution  sicilienne;  en  Espagne,  où 
l'Angleterre,  récemment  encore,  semblait  favoriser  une  insurrection  démago- 
gique, et  d'où  le  ministi-e  anglais  a  dû  être  expulsé  :  voilà  dans  quels  pays  la 
note  russe  trouvera  de  l'écho. 

L'empressement  que  la  Russie  a  mis  à  se  porter  le  représentant  du  conti- 
nent est-il  le  commencement  de  cette  grande  lutte  entre  la  Russie  et  l'Angle- 
terre que  nous  apercevons  dans  les  lointains  de  l'avenir,  et  qui  doit,  selon 
nous,  être  la  fin  de  l'Europe?  A  Dieu  ne  plaise  que,  dans  nos  téméraires  con- 
jectures, nous  marquions  les  temps  et  les  momens  de  cette  lutte!  Nous  sommes 
convaincus  que  la  lutte  sera  long-temps  éludée  et  détournée,  qu'il  y  aura  des 
alliances  et  des  trêves,  surtout  des  concessions  réciproques;  mais  nous  sommes 
convaincus  en  même  temps  que  cette  lutte  est  dans  l'avenir  et  dans  la  force 
des  choses. 

Quoi!  dira-t-on,  la  guerre  et  ses  horreurs,  de  nos  jours,  en  pleine  civilisa- 
tion! —  Oui,  et  l'on  oubUe  toujours  que  la  civilisation,  arrivée  à  un  certain 
point,  loin  d'exclure  la  guerre,  l'appelle  et  l'enfante.  Elle  appelle  d'abord  la 
guerre  civile  par  le  développement  qu'elle  donne  aux  mauvaises  passions  du 
cœur  humain  :  cela  ne  peut  guère  être  contesté.  Voyez  l'Europe,  voyez  la  France 
à  l'heure  qu'il  est.  Quant  aux  guerres  d'ambition ,  la  civilisation  ne  les  étouffe 
pas,  elle  les  excite,  parce  qu'en  face  de  nations  livrées  à  la  faiblesse  et  à  l'épui- 
sement que  causent  les  agitations  révolutionnaires,  les  nations  qui  ont  encore 
gardé  quelque  sève  et  quelque  vigueur  morale  sont  tentées  de  conquéru'  les 
premières,  ne  fût-ce  que  pour  les  contenir  et  pour  les  empêcher  de  troubler 
perpétuellement  le  monde.  Quel  temps  fut  plus  civilisé  que  le  temps  où  la 
Grèce,  depuis  la  mort  d'Alexandre-le-Grand  jusqu'à  la  conquête  romaine,  pen- 
dant plus  de  cent  soixante  ans,  flotta  entre  la  liberté,  la  domination  macédo- 
nienne et  la  domination  romaine,  et  quel  temps  fut  plus  rempli  de  guerres  et 
de  carnages?  Ne  disons  donc  pas  que  nous  vivons  en  des  temps  trop  civilisés 
pour  être  malheureux;  la  civilisation  n'exclue  pas  le  malheur  et  l'aventure, 
elle  l'aggrave  au  contraire,  en  nous  rendant  plus  délicats  et  plus  sensibles.  A 
Rome,  depuis  la  mort  de  Néron  jusqu'à  Constantin,  même  spectacle  et  même 
leçon;  beaucoup  de  civilisation ,  surtout  comme  nous  entendons  la  civilisation, 
c'est-à-dire  beaucoup  de  luxe,  beaucoup  de  plaisirs,  et  même  beaucoup  de 
livres  :  en  môme  temps  beaucoup  de  guerres  civiles  et  beaucoup  de  massacres. 
Nous  disons  cela  afin  qu'il  soit  bien  entendu  que,  lorsque  les  peuples  civilisés 
se  passent  leurs  fantaisies  de  licence  et  d'anarchie,  ils  ne  jouent  pas  sur  le  ve- 
lours, comme  au  fond  ils  aiment  à  le  croire. 

L'affaire  de  la  Grèce  contient  la  question  d'Orient,  c'est-à-dire  la  question 
(jui  a  précédé  la  révolution  de  février,  et  qui ,  après  comme  avant  cette  révo- 
lution, continue  à  peser  sur  l'Europe.  Les  aifaires  d'Allemagne,  au  contraire, 
sont  une  question  qui  procède  essentiellement  de  la  révolution  de  février,  mais 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  i  i  i3 

qui  en  procède  déjà  de  loin  et  avec  je  ne  sais  combien  d'altérations  on  de  mé- 
tamorphoses progressives,  si  bien  que  tout  est  changé  en  chemin,  hommes  et 
choses. 

Quand,  il  y  a  dix-huit  mois,  il  n'était  bruit  que  du  parlement  de  Francfort, 
qui  aurait  pu  croire  que  la  diète  de  1815  pût  encore  ressusciter?  De  nos  jours,' 
qui  pourrait  croire  que  le  parlement  de  Francfort  pût  aussi  ressusciter?  Rien 
n'est  plus  vrai  cependant,  et  si  le  traité  des  trois  rois  de  Bavière,  de  Saxe  et  âe 
Wurtemberg  parvient  à  vivre,  si,  d'un  autre  côté,  la  Prusse  ne  renonce  pas  atj 
parlement  qu'elle  a  convoqué  à  Erfurth  pour  le  20  mars,  nous  sommes  en  train 
de  voir  un  parlement  à  Francfort,  un  parlement  à  Erfurth,  comme  nous  voyons 
dès  ce  moment  une  commission  fédérale  intérimaire  à  Francfort  et  un  conseil 
d'administration  fédératif  à  Berlin.  Evidemment,  si  l'Allemagne  n'est  pas  repré- 
sentée et  administrée  dans  cette  unité  qui  lui  est  si  chère,  ce  ne  sera  pas  faute 
de  parlemens,  de  conseils,  de  comités  et  même  de  constitution.  En  ce  mo- 
ment, il  est  vrai,  de  tous  ces  conseils  et  de  tous  ces  parlemens  germaniques, 
aucun  n'est  mort  et  aucun  n'est  vivant.  Tout  est  dans  les  limbes  de  la  création 
ou  du  néant;  tout  est  entre  la  vie  et  la  mort.  Essayons  cependant  de  carac- 
tériser rapidement  cet  état  crépusculaire  oîi  se  tient  l'Allemagne,  sans  que  nous 
puissions  savoir  encore  si  ce  crépuscule  est  celui  qui  précède  la  nuit  ou  celui 
qui  précède  Faurore.  Parlons  d'abord  du  parlement  d'Erfurth. 

Le  parlement  d'Erfurth  procède  de  deux  pensées  :  une  pensée  libérale  et  une 
pensée  prussienne.  Il  se  rattache  par  la  pensée  libérale  au  parlement  de  Franc- 
fort, c'est-à-dire  à  la  représentation  la  plus  populaire  de  l'unité  germanique; 
il  en  est  l'héritier  sans  en  être  le  continuateur.  Né  de  ce  qu'on  a  appelé  le 
traité  des  trois  rois,  c'est-à-dire  de  la  Prusse,  de  la  Saxe  et  du  Hanovre,  qui 
sentirent,  dès  les  premiers  jours  de  1849,  la  nécessité  d'arrêter  l'essor  de  la 
démagogie  et  les  funestes  entraînemens  du  parlement  de  Francfort,  le  parle- 
ment d'Erfurth  a  commencé  par  être  le  rival  éventuel  du  parlement  de  Franc- 
fort :  c'était  le  parlement  modéré  opposé  au  parlement  exagéré;  mais,  le  par- 
lement de  Francfort  ayant  bientôt  disparu  dans  la  démagogie  et  s'y  étant  abîmé, 
l'idée  du  parlement  d'Erfurth  devint  l'espoir  du  fédéralisme  allemand.  On  se 
flattait  que  l'unité  germanique  serait  représentée  par  le  parlement  d'Erfurth, 
et  c'est  là  ce  qui  rattachait  à  ce  parlement  les  amis  de  M.  de  Gagem,  c'est-à- 
dire  les  libéraux  de  Francfort. 

D'un  autre  côté,  il  est  vrai,  ce  parlement  procédait  d'une  pensée  égoïste  de 
la  Prusse.  La  Prusse  s'est  imaginée,  dès  le  commencement  de  la  révolution  en 
Allemagne,  que  cette  révolution  devait  tourner  à  son  profit;  il  y  a  eu  même 
un  moment  où  elle  a  cru  que  le  roi  de  Prusse  allait  être  nommé  empereur 
héréditaire  d'Allemagne,  et  que  la  maison  de  HohenzoUem  allait  remplacer  la 
maison  de  Hapsbourg.  Il  n'en  a  rien  été.  Ne  pouvant  pas  avoir  tout,  la  Prusse 
alors  a  cherché  à  avoir  la  plus  grosse  part  possible.  Elle  a  fait  son  traité  avec 
la  Saxe  et  le  Hanovre;  elle  a  proposé  le  parlement  d'Erfurth;  elle  a  fondé  enfin 
ou  essayé  de  fonder  un  état  fédératif  restreint,  imperium  in  imperio,  morcelant 
ainsi  l'unité  germanique  et  faisant  une  grande  Prusse  ou  une  petite  Allemagne. 

Comme  il  y  avait  dans  l'alliance  de  la  Prusse  un  boulevard  contre  la  déma- 
gogie, la  Saxe  et  le  Hanovre  consentirent,  en  commençant,  aux  projets  de  la 
Prusse,  aimant  mieux,  après  tout,  médiatisation  pour  médiatisation,  être  mé- 


H44  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

diatisés  par  la  Prusse  que  de  Têtre  par  la  démagogie.  Le  joug  devait  être  moins 
dur.  Cependant,  à  mesure  que  la  peur  de  la  démagogie  diminuait,  la  peur  ou 
la  jalousie  de  la  Prusse  devenait  plus  grande  dans  Tame  des  rois  de  Saxe  et  de 
Hanovre,  si  bien  qu'ils  ne  cherchaient  qu'une  occasion,  après  s'être  délivrés  de 
la  démagogie  à  l'aide  de  la  Prusse,  de  se  délivrer  de  la  Prusse  elle-même. 
L'occasion  est  venue.  L'Autriche,  libre  des  embarras  que  lui  donnaient  la  Hon- 
grie et  l'Italie,  a  commencé  à  reparaître  en  Allemagne,  et  les  petits  états  alle- 
mands, qui  s'affligeaient  de  n'avoir  plus  à  choisir  qu'entre  la  Prusse  et  la  dé- 
magogie, ont  pu  espérer  de  trouver  dans  l'Autriche  un  protecteur  désintéressé. 
Alors  s'est  ftiite,  sous  les  auspices  de  l'Autriche,  l'alliance  de  la  Bavière,  du 
Wurtemberg  et  de  la  Saxe,  qui  s'est  retirée  de  l'alliance  prussienne.  Cette 
triple  alliance  représente  l'Allemagne  méridionale  toujours  opposée  à  l'Alle- 
magne du  nord.  Et  comme  ce  qui  faisait  auprès  des  Allemands  la  popularité 
de  la  Prusse,  c'était  ce  parlement  d'Erfurth  que  la  Prusse  avait  suscité  pour 
représenter  l'unité  de  l'Allemagne,  idée  toujours  chère  à  l'Allemagne,  et  qui 
finira  par  trouver  son  expi'ession  le  jour  où  elle  trouvera  les  limites  dans  les- 
quelles elle  doit  se  renfermer,  la  ligue  méridionale  n'a  pas  manqué,  dans  son 
projet  de  constitution  germanique,  de  susciter  a\issi  un  parlement  de  Franc- 
fort. De  ces  deux  parlemens  qui  veulent  représenter  l'unité  germanique,  celui 
d'Erfurth  et  celui  de  Francfort,  celui  du  nord  et  celui  du  midi,  quel  est  celui 
qui  prévaudra?  Nous  ne  savons.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  aimons  à  constater 
qu'en  Allemagne  l'idée  d'un  parlement  germanique  n'est  pas  une  idée  abolie  et 
éteinte,  nous  aimons  à  constater  cela,  parce  que  partout,  et  en  Allemagne  sur- 
tout, nous  aimons  à  voir  le  libéralisme  triompher  de  ses  deux  ennemis  achar- 
nés, le  despotisme  et  la  démagogie;  mais,  pour  que  le  libéralisme  triomphe,  il 
faut  qu'il  sache  nettement  ce  qu'il  veut,  assez  et  pas  trop.  Sous  ce  rapport,  les 
attributions  que  la  ligue  méridionale  fait  au  parlement  de  Francfort  nous  pa- 
raissent sagement  réglées. 

Le  parlement  d'Erfurth  doit  s'assembler  le  20  mars;  déjà,  plusieurs  fois,  on 
a  dit  que  l'ouvertui-e  en.  serait  retardée.  Quant  à  nous,  nous  offrons  de  parier 
pour  une  première  séance;  nous  ne  parions  pas  pour  la  seconde.  Le  point  im- 
portant est  de  savoir  si  ce  sera  un  parlement  tout  prussien,  ou  si  ce  sera  un 
parlement  allemand.  Si  c'est  un  parlement  prussien,  comme  il  y  en  a  déjà  un 
à  Berlin,  nous  ne  voyons  pas  à  quoi  servirait  le  parlement  d'Erfurth.  Serait-ce 
l'instrument  de  l'agrandissement  de  la  Prusse?  Serait-ce  une  chambre  de  réu- 
nion comme  celle  que  Louis  XIV  avait  instituée  à  Metz?  Mais,  derrière  la 
chambre  de  réunion,  il  y  avait  une  armée  :  derrière  le  parlement  d'Erfurth,  y 
a-t-il  une  armée?  Alors  c'est  quelque  chose;  mais,  derrière  le  parlement  de 
Francfort,  il  y  aura  alors  aussi  une  armée  :  ce  sera  une  armée- autrichienne. 
Seulement  il  est  bon  que  les  deux  parlemens,  celui  d'Erfui-lh  et  celui  de  Franc- 
fort, sachent  bien  que,  si  les  armées  qui  sont  derrière  eux  entrent  en  ligne, 
ce  seront  les  deux  parlemens  qui,  le  lendemain  de  la  victoire  et  quel  que  soit 
le  vainqueur,  resteront  sur  le  champ  de  bataille. 

L'incertitude  continue  de  régner  dans  les  affaires  du  Danemark,  et  il  se  pour- 
rail  que  la  paix  fût  encore  assez  éloignée,  tant  la  Prusse  apporte  ostensiblement 
de  mauvais  vouloir  dans  les  négociations.  Il  est  des  esprits  portés  à  l'optimisme, 
qui  aiment  à  croire  à  un  progrès  accomph  dans  les  rapports  des  peuples  depuis 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1145 

deux  siècles;  nous  les  engageons  à  étudier  l'historique  des  manœuvres  par  les- 
quelles on  voit  la  diplomatie  prussienne  se  signaler  sur  ce  terrain.  Kien  qui 
rappelle  mieux  la  politique  ultra-machiavélique  de  l'auteur  dcV Anti-Machiavel. 
Sans  remonter  dans  le  passé  au-delà  du  dernier  armistice  conclu  en  juillet  1849, 
nous  voulons  dire  un  mot  des  ruses  à  l'aide  desquelles  la  Prusse  en  a  éludé  les 
principales  stipulations,  pendant  que  le  gouvernement  danois  donnait  l'exemple 
d'une  probité  patiente  et  scrupuleuse.  Aux  termes  de  l'armistice,  en  attendant 
la  paix,  la  partie  méridionale  du  Schleswig  doit  être  occupée  par  un  corps  prus- 
tien  de  six  mille  hommes,  le  nord  par  un  corps  suédois,  et  l'île  d'Als,  située 
sur  les  flancs  du  duché,  par  une  garnison  danoise.  En  outre,  le  gouvernement 
du  pays  est  confié  à  un  comité  d'administration  composé  de  deux  membres 
choisis  l'un  par  le  roi  de  Prusse,  l'autre  par  le  roi  de  Danemark,  et  d'un  commis- 
saire anglais  chargé  du  rôle  d'arbitre  en  cas  de  difiërends.  Les  troupes  d'occu- 
pation sont  à  la  disposition  du  comité  administratif  pour  le  maintien  de  l'ordre 
légal.  Tel  est  l'esprit  de  l'armistice. 

Le  Danemark  a  mis  autant  de  promptitude  que  de  scrupule  à  exécuter  pour 
sa  part  les  conditions  du  traité;  mais  le  parti  rebelle  du  Schleswig-Holstein  a 
continué  de  trouver  un  appui  dans  la  Prusse  pour  les  menées  les  plus  déloyales. 
Le  Danemark  réclamait  naturellement  la  destitution  des  fonctionnaires  nommés 
par  la  révolte  victorieuse  et  la  réintégration  de  ceux  qu'elle  avait  éloignés.  La 
Prusse  a  défendu  et  fait  prévaloir  l'état  de  choses  créé  par  l'insuri-ection.  En 
plusieui's  endroits,  le  comité  ayant  cru  indispensable  de  congédier  quelques 
employés  de  cette  origine  révolutionnaire  qui  lui  refusaient  obéissance,  ceux- 
ci  résistèrent  avec  l'appui  des  agens  de  perturbation,  et  les  troupes  prussiennes 
assistèrent  à  ces  désordres,  sans  rien  entreprendre  pour  les  réprimer.  On  ne 
tarda  pas  à  connaître  que- les  instructions  secrètes  des  Prussiens  étaient  de  n'u- 
ser de  leur  force  que  s'ils  se  voyaient  eux-mêmes  insultés  par  la  population  et 
de  ne  prêter  qu'une  assistance  nominale  au  comité  d'administration.  Dans  la 
ville  môme  de  Schleswig,  résidence  du  général  commandant  des  troupes  prus- 
siennes, des  fonctionnaires  envoyés  en  mission  par  le  comité  administratif  ont 
été  insultés  dans  les  rues,  poursuivis  à  coups  de  pierres  jusque  dans  leurs  mai- 
sons, obligés  de  fuir,  au  péril  de  leur  vie,  sans  recevoir  aucune  assistance  de 
la  force  publique. 

Avec  la  volonté  la  plus  droite,  le  comité  administratif  échoue  dans  le  midi  du 
Schleswig  contre  cette  opposition  systématique,  tantôt  sourde  et  tantôt  patente, 
fomentée  par  les  rebelles  du  parti  germanique  et  tolérée  par  les  troupes  prus- 
siennes. On  sait  que  le  Holstein  a  conservé  son  gouvernement  insurrectionnel. 
Comment  use-t-il  de  son  pouvoir?  Il  envoie  dans  le  Schleswig  des  émissaires  et 
de  l'argent  pour  entretenir  l'esprit  révolutionnaire  et  alimenter  la  résistance.  Il 
y  fait  lever  secrètement  les  impôts,  que  l'on  refuse  ensuite  aux  autorités  lé- 
gales. D'ailleurs,  ce  gouvernement  ne  recule  devant  l'emploi  d'aucun  moyen 
pour  donner  à  croire  que  le  Schleswig  supporte  avec  peine  l'autorité  du  comité 
administratif.  La  Pi-usse  seconde  ces  manœuvres;  le  roi  et  les  ministres  reçoi- 
vent des  députations  du  Schleswig-Holstein;  ils  aflèctent  de  compatir  aux  mal- 
heurs de  ces  populations  que  Ton  aime  à  dire  tyrannisées  pai-  le  gouvernement 
danois.  Enfin,  les  troupes  rebelles  du  Holstein  sont  encore  aujourd'hui  com- 
mandées par  un  général  prussien,  qui  sert  ainsi  de  lien  entre  la  Prusse  et  la 
rébellion. 


1446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

De  tels  faits  expliquent  suffisamment  Tallusion  transparente  et  directe  que, 
dans  un  discours  récent,  faisait  le  roi  de  Danemark  à  une  grande  puissance 
protectrice  de  ses  sujets  révoltés.  Si  le  roi  de  Danemark  s'est  permis  cette  lé- 
gitime et  digne  représaille,  ce  n'est  pas ,  on  le  pense  bien,  qu'il  veuille  ajour- 
ner la  paix.  Le  royaume  a  trop  d'intérêt  à  une  prompte  solution  pour  que  le 
cabinet  danois  ne  travaille  pas  de  tout  son  pouvoir  à  la  poursuivre.  Dès  les  pre- 
miers jours  qui  ont  suivi  la  conclusion  de  l'armistice ,  il  a  nommé  ses  pléni- 
potentiaires, qui  se  sont  sur-le-champ  rendus  à  Berlin.  La  Prusse,  au  contraire, 
a  usé  de  tous  les  subterfuges  pour  éloigner  les  explications  sérieuses.  Les  six 
mois  d'armistice  sont  expirés,  et  les  négociateurs  danois  n'ont  pu  obtenir  une 
conférence;  ils  attendent  encore  aujourd'hui  une  première  réponse  à  leurs 
premières  ouvertures. 

Dans  la  position  bizarre  et  difficile  qui  lui  est  ainsi  faite,  le  comité  adminis- 
tratif a  cru  devoir  communiquer  aux  trois  cabinets  d'Angleterre,  de  Prusse 
et  de  Danemark  une  note  formelle  sur  le  non-accomplissement  des  conditions 
de  l'armistice ,  sur  les  menées  des  partisans  de  l'insurrection  et  sur  l'impuis- 
sance de  l'autorité  légale  à  se  faire  obéir,  par  suite  du  mauvais  vouloir  des 
troupes  prussiennes;  mais  cette  note  elle-même  est  restée  sans  résultat.  Com- 
ment le  Danemark  sortira-t-il  de  cette  situation  qui,  par  momens,  semble  sans 
issue?  Nous  espérons  encore  que  l'amitié  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  la 
Russie  finira  par  le  tirer  de  ces  embarras  sans  cesse  renaissans;  mais  n'est-il 
pas  étrange  que  la  solution  d'une  question  en  réalité  si  claire  et  si  simple  se 
fasse  si  long-temps  attendre?  Et  que  doit-on  penser  de  la  Prusse,  qui,  l'ayant 
suscitée,  ne  craint  pas,  pour  l'envenimer,  de  faire  alliance  avec  le  radicalisme 
révolutionnaire? 


i 


bulletm  bibliographique. 

La  commune,  l'église  et  l'état  daiss  leurs  rapports  avec  les  classes  la- 
borieuses, par  M.  Ferdinand  Béchard,  membre  de  l'assemblée  nationale  (1).  — 
L'auteur  de  ce  petit  volume  n'avait  d'abord  d'antre  pensée  que  d'apporter  son 
tribut  à  l'œuvre  commune  de  la  commission  législative  d'assistance  publique; 
une  fois  la  plume  à  la  main,  il  a  cru  nécessaire  de  préciser  les  principes  fon- 
damentaux qui  doivent,  suivant  lui,  présider  à  l'organisation  des  classes  ou- 
vrières. C'est  ce  qui  fait  qu'à  côté  des  questions  particulières  qu'il  s'était  pro- 
posé de  traiter,  nous  trouvons  dans  son  ouvrage  comme  un  projet  nouveau  de 
constitution  politique.  Ce  projet,  dans  son  ensemble,  peut  être  ainsi  formulé  : 
à  l'unité  gigantesque  de  l'état,  qui  entraîne  dans  sa  sphère  les  départemens  et 
les  communes  également  asservis,  qui  a  absorbé  les  anciens  corps,  qui  menace 
d'envahir  la  famille  et  la  propriété  même,  en  épuisant  par  l'impôt  les  fortunes 
patrimoniales,  substituer  un  vaste  système  d'associations  qui,  de  la  commune 
à  l'état,  embrasse  successivement  tous  les  droits  et  tous  les  intérêts,  l'agricul- 
ture et  l'industrie,  le  commerce  et  les  professions  libérales,  Télection  des  ma- 
gistrats et  la  gestion  des  affaires.  Il  y  a  là  de  la  hardiesse  assurément,  mais  de 
la  hardiesse  qui  se  souvient  plus  que  de  celle  qui  innove. 

(1)  Giraud,  rue  Guénégaud,  2i. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  4147 

Notre  histoire  compte  deux  époques  principales.  Dans  la  première,  qui  s'é- 
tend de  la  conquête  au  règne  de  Hugues  Capet,  tous  les  efforts  sont  vains  pour 
retenir  ensemble  ou  relier  l'une  à  l'autre  les  différentes  portions  du  pays;  la 
résistance  est  générale,  elle  est  dans  les  lois,  les  hommes  et  les  choses.  Dans 
la  seconde,  qui  des  Capétiens  se  continue  jusqu'à  nous,  le  spectacle  contraire 
s'offre  aux  regards,  sauf  de  rares  interruptions.  Chaque  pas  qu'on  fait  est  un 
pas  vers  l'unité  :  unité  de  sol,  unité  de  pouvoir,  unité  de  condition  pour  les 
personnes.  Or,  à  ce  mouvement  vers  l'isolement  local  ou  vers  la  concentration 
et  l'homogénéité  politiques,  correspond  de  près  et  en  sens  opposé  le  mouve- 
ment qui  porte  les  individus  tantôt  à  s'associer  étroitement,  tantôt  à  relâcher 
de  plus  en  plus  les  liens  qui  les  unissent.  Le  livre  de  M.  Béchard  est,  sous 
certains  rapports  et  dans  une  certaine  mesure,  une  protestation  contre  l'impul- 
sion double  qui,  avec  l'aide  du  temps,  a  fait  de  la  France  un  pays  d'indépen- 
dance individuelle  et  de  forte  unité  nationale. 

Ceci  nous  conduit  à  dire  un  mot  des  publicistes  qui ,  dans  le  passé  et  dans 
des  momens  également  critiques  pour  la  liberté,  soutinrent  des  opinions  dont 
la  trace  et  l'influence  se  retrouvent  vivantes  presque  à  chaque  page  du  livre 
de  M.  Béchard.  Au  xvii*  siècle,  un  monarque  superbe,  dont  la  pensée  est  ad- 
mirablement résumée  dans  des  paroles  célèbres,  écrivait  que  les  biens  de  leurs 
sujets,  tant  ecclésiastiques  que  laïques,  étaient  à  la  disposition  des  rois  pour 
en  user  comme  de  bons  et  sages  économes,  et,  conformant  ses  actes  à  sa 
maxime,  il  supprimait  les  états  particuliers  des  provinces  du  domaine;  sou- 
mettant les  autres  à  la  tutelle  royale,  il  portait  le  dernier  coup  à  l'indépen- 
dance des  communes  en  s'emparant  de  l'élection  de  leurs  officiers  et  en  inter- 
venant dans  leurs  affaires.  A  ces  empiétemens  du  pouvoir  despotique,  des 
plaintes  s'élevèrent-  des  degrés  même  du  trône,  et  des  plans  réparateurs  furent 
conçus,  préparés  dans  l'ombre.  Un  prélat  illustre,  ancien  précepteur  et  con- 
seiller intime  du  prince  héritier  de  la  couronne,  un  duc  et  pair  chaudement 
épris  de  l'orgueil  de  ses  titres,  Saint-Simon  et  Fénelon,  nous  en  ont  transmis 
le  témoignage  et  les  détails.  Les  mêmes  efforts  reparaissent  sous  la  convention, 
et  la  gironde  républicaine  caresse,  sous  une  forme  cette  fois  démocratique,  les 
plans  décentralisateurs  des  grands  seigneurs  de  la  cour  de  Louis  XIV.  Issus  éga- 
lement d'une  pensée  hbérale,  les  projets  anciens  que  nous  rappelons  et  le  projet 
nouveau  de  l'écrivain  légitimiste  diffèrent  en  des  points  essentiels.  Les  élections 
ne  doivent,  selon  Fénelon,  porter  que  sur  des  personnages  de  choix;  Brissot  ap- 
pelle au  vote  tous  les  citoyens  à  la  fois  électeurs  et  éligibles.  M.  Béchard  se 
borne  à  souhaiter  que  la  vertu,  les  lumières,  l'illustration  du  sang,  obtiennent 
du  suffrage  libre  l'honneur  des  services  gratuits,  mais  il  veut  que  le  droit  de 
commune  soit  la  source  du  droit  de  vote,  et  que  ce  droit  soit  réglementé  et 
soumis,  quant  à  son  obtention,  à  des  conditions  de  résidence,  de  moralité,  de 
travail.  Il  désire,  en  outre,  que  le  vote  par  circonscriptions  électorales  ait  lieu 
dans  les  grandes  villes  par  professions  et  non  par  quartier,  afin  que  chaque 
intérêt  légitime  puisse  se  faire  jour  et  obtenir  une  représentation  proportionnée 
à  son  importance.  Il  est  d'autres  différences  capitales  entre  les  plans  dont  nous 
parlons.  L'archevêque  de  Cambrai  ne  s'occupe  point  de  la  commune  :  toute  sa 
sollicitude  est  tournée  vers  l'établissement  d'assemblées  de  diocèses  chargées  de 
l'assise  et  de  la  levée  des  impôts,  d'états  provinciaux  ayant  pouvoir  de  ^olicer, 
corriger  et  mesxvrer  les  impôts  sur  la  richesse  naturelle  du  pays  et  destiner  tes  fonds. 


1148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  d'états  généraux  exerçant  un  haut  contrôle  sur  les  états  provinciaux,  délibé- 
rant sur  les  charges  extraordinaires  à  imposer,  donnant  leur  avis  dans  toutes 
les  grandes  affaires  du  pays  et  s'assemblant  de  droit  toutes  les  trois  années  (1). 
—  L'état,  la  province  et  la  commune,  dans  leurs  rapports  entre  eux  et  avec  les 
citoyens,  forment  l'objet  complexe  où  s'applique  l'esprit  du  publiciste  de  la 
Gironde,  et  il  confère  à  la  province  et  à  la  commune  des  attributions  qui  ren- 
ferment en  même  temps  la  surveillance  publique  et  le  soin  de  leurs  intérêts 
spéciaux.  —  Se  préoccupant  avant  tout  de  l'état  et  de  la  commune,  l'honorable 
représentant  du  Gard  professe  ces  maximes  :  Aux  élus  des  localités,  l'adminis- 
tration des  affaires  locales;  aux  agens  directs  du  pouvoir  central,  la  police  géné- 
rale. 

Le  livre  de  M.  Béchard  offre  un  double  plan  d'attaque.  Si,  d'une  part,  il  bat 
en  brèche  la  centralisation  administrative,  de  l'autre,  il  réagit  contre  les  théo- 
ries économiques  du  laissez- faire,  du  laissez-passer,  théories  d'où  découlent, 
comme  autant  de  conséquences  inévitables,  «  la  concurrence  sans  frein,  la  pro- 
duction sans  limites,  l'antagonisme  perpétuel  entre  les  maîtres  et  les  ouvriers, 
l'alternative  des  exigences  immodérées  des  travailleurs  et  de  l'abaissement  in- 
défini des  salaires,  la  transformation  de  chaque  industrie  en  une  arène,  de 
chaque  ville  manufacturière  en  un  foyer  permanent  d'émeutes.  »  Est-ce  à  dire 
toutefois  {^u'en  haine  du  principe  de  liberté  sans  bornes,  il  faille  se  rejeter  dans 
les  liens  assujétissans  des  anciennes  associations  ou  recourir  à  la  servitude  rê- 
vée par  les  socialistes  sous  le  nom  de  solidarité  des  intérêts?  M.  Béchard  est  un 
esprit  trop  judicieux  pour  tomber  dans  l'un  ou  l'autre  excès.  Dans  leur  formule 
un  peu  vague,  voici  le  résumé  de  ses  idées  à  cet  égard  :  «  Libre  expansion  de 
l'activité  humaine  à  tous  les  degrés  de  l'échelle,  depuis  la  famille  jusqu'à  l'état, 
sous  la  garantie  des  lois  protectrices  des  intérêts  généraux;  organisation  au  sein 
de  chaque  commune,  sous  la  direction  de  mandataires  librement  élus  et  sous 
la  surveillance  de  l'état,  d'un  système  d'associations  libres  pour  les  progrès  de 
l'agriculture  et  de  l'industrie,  du  culte,  de  l'enseignement,  de  la  bienfaisance 
publique.  » 

C'est  un  problème  grave  que  le  double  problème  posé  dans  l'ouvrage  de 
M.  Béchard.  La  logique  historique,  inflexible  jusqu'à  ce  jour  dans  sa  marche 
vers  l'unité  de  plus  en  plus  générale  et  absolue,  va-t-elle  se  donner  un  démenti 
à  elle-même  et  remonter  sa  vieille  pente?  Celte  grande  conquête  de  nos  pères, 
dont  ils  furent  si  heureux  et  si  fiers,  — la  liberté  du  travail,  —  n'est-ellc  qu'un 
héritage,  ou  funesie  et  qu'il  faille  répudier,  ou  douteux  et  qu'il  soit  prudent  de 
n'accepter  que  sous  bénéfice  d'inventaire?  Redoutables  questions!  qui  feront 
le  tourment  et  le  trouble  de  cet  âge,  et  de  la  solution  desquelles  dépend  peut- 
être  en  partie  l'accroissement  nouveau  de  nos  destins  ou  notre  décadence  ir- 
rémédiable !  Le  mal  actuel  de  la  société  est,  nous  le  craignons,  plus  profond 
que  M.  Béchard  ne  l'imagine;  il  n'a  point  son  siège  principal  où  il  le  dit,  et  les 
voies  de  guérison  qu'il  indique  sont  sûrement  insuffisantes.  Les  municipalités 
romaines  avaient  plus  d'attributions  que  l'honorable  représentant  ne  propose 
d'en  accorder  à  nos  communes  pour  les  vivifier,  l'industrie  et  les  métiers  y 
étaient  organisés  par  fortes  corporations,  et  néanmoins  le  plus  puissant  des  em- 
pires s'est  lentement  affaissé  sur  lui-même  avant  de  finir  de  la  main  des  bar- 

(1)  Plans  de  Gouvernement ,  œuvres  complètes  de  Fétielon,  t.  \xu,  p.  579-82. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  4^49 

bares.  Ce  qui  l'a  tué,  c'est  la  lourdeur  croissante  des  tributs,  le  dédain  toujours 
plus  grand  du  pouvoir  pour  les  droits  essentiels  de  la  personnalité.  Esclave  du 
lise,  semant  et  récoltant  pour  lui,  l'homme  s'est  détourné  du  labeur  et  a  fui  la 
propriété!...  Domos  sms  deserunt,  ne  in  ipsis  domibus  torqueantur...  ad  hoste.i 
fugiunt  ut  vint  exactionis  évadant.  —  Ces  paroles  de  Salvien,  témoin  attristé 
d'une  époque  où  tout  se  précipitait  vers  la  chute,  s'élèvent  comme  un  doulou- 
reux témoignage  contre  ces  doctrines  nouvelles  d'universelle  et  complète  soli- 
darité qui  ne  peuvent  avoir  qu'un  résultat  :  l'absorption  dans  l'état  des  indi- 
vidualités humaines,  c'est-à-dire  la  servitude  générale  dans  la  misère  commune. 
Si  tel  était  notre  aveuglement  qu'il  fallût  choir  dans  l'abîme  et  que  les  aver- 
tissemens  fussent  vains,  peut-être  reverrait-on,  dans  ses  traits  les  plus  sombres, 
le  tableau  peint  par  Salvien  d'une  plume  si  désolée  :  nos  enfans  abandonnant 
le  champ  pateinel,  le  foyer  domestique,  et  devançant  la  conquête,  forcés,  contre 
le  sentiment  de  leurs  cœurs,  de  rechercher  l'exil  pour  éviter  l'oppression  : 
Exilia  petunt,  ne  supplicia  sustineant. 

—  HuET,  ÉvÊQiiE  d'Avranches,  OU  LE  SCEPTICISME  THÉOLOGIQUE,  par  Christian 
Bartholmess  (1).  —  Le  livre  de  M.  Bartholmess  a  le  mérite  rare,  traitant  d'opi- 
nions anciennes,  de  se  rencontrer  dans  le  courant  des  opinions  du  jour.  En  cette 
heure  de  doute  obscur  et  de  vaste  incertitude,  quel  est  l'esprit  élevé  qui  ne  se 
«lemande  avec  anxiété  si  la  raison  est  un  guide  très  sûr,  si  la  nouvelle  souve- 
raine des  hommes  n'inaugurera  point,  où  régnaient  sans  contradiction  l'auto- 
rité et  la  foi,  le  régime  de  l'anarchie  et  du  chaos?  Aux  lieux  où  elle  a  passé  il 
n'est  que  ruines  ou  fondemens  découverts,  aucune  chose  qui  ait  véritablement 
signe  de  vie  et  de  certitude.  La  liberté  de  conscience  a  porté  au  christianisme 
un  coup  fatal,  le  doute  méthodique  a  conduit  à  l'incrédulité;  la  souveraineté 
populaire,  pour  l'école  radicale  de  M.  Proudhon,  devient  la  négation  absolue  du 
pouvoir.  En  présence  de  ces  destructions  et  de  cette  fureur  qui  porte  les  géné- 
rations nouvelles  à  nier  tout  successivement  et  à  tout  abattre,  on  comprend 
qu'un  retour  s'opère  dans  les  pensées  effrayées,  et  qu'à  côté  des  gens  qui  di- 
sent :  Détruire  c'est  créer,  il  y  ait  des  hommes  qui  s'écrient  :  Hors  de  l'autorité 
point  de  salut. 

Les  sceptiqiies  sont  diiîérens  de  nature,  et  tous  ils  ne  sont  pas  inscrits  à 
même  école.  L'inquiétude  d'un  génie  à  la  recherche  continuelle  de  la  vérité 
qui  continuellement  lui  échappe  fit  de  Pascal,  dans  un  temps  de  paix  pour 
les  cœurs  et  de  forte  croyance,  un  chrétien  plein  de  trouble  et  de  sombre  hé- 
sitation, une  ame  qui,  égarée  et  comme  suspendue  entre  mille  chemins  et 
mille  abîmes,  et  dans  l'impossibilité  de  reconnaître  jamais  sa  route,  se  jeta 
violemment,  moitié  par  sagesse,  moitié  par  désespoir,  dans  la  folie  de  la  croix. 
Montaigne,  venu  dans  un  siècle  d'ébranlement  général  et  dévaste  examen,  fut 
sceptique  par  goût  autant  que  par  la  faveur  des  circonstances  ;  trouvant  tout 
en  question,  et  voyant  ici  et  là  la  vérité  et  l'erreur,  il  se  fit  de  l'ignorance  et 
de  l'incuriosité  deux  commodes  oreillers  pour  sa  tête,  et,  comme  un  enfant 
indolent  et  fantasque,  se  berça  dans  son  doute.  M.  de  Maistre,  après  Huet,  a 
professé  le  scepticisme  théologique;  mais  ce  qui  excitait  l'amer  dédain  de  l'au- 
teur des  Considérations  sur  la  France,  du  Pape  et  des  Soirées,  c'était  le  spec- 

(1)  Franck,  rue  Richelieu,  60. 


1150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tacle  prochain  de  nos  crimes,  le  souvenir  présent  des  saturnales  de  la  raison. 
Voilà  pourquoi  il  le  prenait  de  si  haut  avec  les  savans.  «  Il  appartient  aux  pré- 
lats, aux  nobles,  aux  grands  officiers  de  l'état  d'être  les  dépositaires  et  les  gar- 
diens des  vérités  conservatrices  ;  d'apprendre  aux  nations  ce  qui  est  mal  et  ce 
qui  est  bien,  ce  qui  est  vrai  et  ce  qui  est  faux  dans  Tordre  moral  et  spirituel; 
les  autres  n'ont  pas  droit  de  raisonner  sur  ces  sortes  de  matières  (1).  »  L'évê- 
que  d'Avranches,  au  contraire,  disciple  autrefois  de  Descartes,  et  vivant  en  une 
époque  où  la  philosophie  avait  prêté  plus  d'armes  à  la  religion  qu'enlevé  d'en- 
fans  à  l'église,  n'eut  d'autre  dessein  probablement  que  de  faire  une  niche  au 
maître  qu'il  quittait.  Peut-être  aussi,  comme  le  fait  remarquer  M.  Barthol- 
mess,  eut-il  la  présomption  d'élever  chaire  contre  chaire,  le  désir  de  venger, 
sur  un  sage  im  peu  dédaigneux  de  la  science  acquise  dans  les  livres,  l'antique 
érudition,  qu'à  juste  titre  il  se  piquait  de  cultiver.  Il  dit,  en  parlant  de  Des- 
cartes :  Minime  conterntor  sui,  intemperanter  ostentator  et  gloriosus. 

Huet,  en  antagonisme  complet  avec  l'auteur  des  Méditations  et  du  Doute 
méthodique,  se  déclare  pour  les  preuves  tirées  des  sens  contre  la  logique  de 
l'idée,  pour  le  scepticisme  absolu  contre  le  scepticisme  hypothétique.  La  raison, 
dont  Descartes  a  fait  un  auxiliaire  pour  la  foi,  il  la  met,  lui,  à  la  suite,  il  la 
relègue  aux  fonctions  de  servante  humble  et  soumise.  «Il  est  faux  qu'il  y  ait 
dans  l'entendement  quelque  chose  qui  n'ait  été  dans  les  sens.  »  Enfin  l'évêque 
d'Avranches,  dans  le  procès  éternel  en  ce  monde  de  la  libre  pensée  et  de  l'au- 
torité religieuse,  rend,  dans  des  tenues  différens,  un  arrêt  qui  est  aussi  celui 
de  Biaise  Pascal  et  de  Joseph  de  Maistre  :  «  Que  la  raison  abandonne  à  la  foi  la 
solution  des  problèmes  qui  touchent  Dieu,  notre  ame  et  la  liberté,  et  la  foi  lais- 
sera la  raison  étudier  à  son  gré  les  choses  naturelles  et  profanes,  la  physique 
et  l'histoire.  » 

Dans  sa  savante  dissertation,  M.  Bartholmess  a  fait  ressortir  avec  beaucoup 
d'art  la  flagrante  contradiction  des  diverses  parties  dont  Huet  a  formé  le  corps 
de  sa  doctrine,  Tétrangeté  monstrueuse  d'un  système  où  le  matérialisme  et  le 
scepticisme  sont  chargés  de  préparer  les  voies  à  la  foi  et  au  spiritualisme  chré- 
tiens. Il  a  très  bien  montré  comment  peuvent,  au  contraire,  s'accorder  satis 
trop  d'efforts  la  philosophie  cartésienne  et  les  dogmes  évangéliques,  la  raison 
guidée  par  la  sagesse  et  la  révélation  divine.  S'aidant,  en  cette  double  tâche, 
tour  à  tour  de  citations  fournies  par  la  science  et  d'argumens  donnés  par  la 
logique,  il  a  atteint  son  but,  qui  était  de  convaincre  le  lecteur  des  erreurs  de 
Huet.  A  cette  rapide  analyse  du  solide  ouvrage  de  M.  Bartholmess,  nous  n'a- 
jouterons qu'un  mot.  Plus  que  ses  erreurs  même,  un  fait  condamne  Huet.  Le 
xvn*  siècle,  dont  le  caractère  propre  est  d'avoir  réuni  dans  un  culte  semblable 
la  foi  et  la  raison,  dans  un  même  respect  la  pensée  indépendante  et  l'autorité 
religieuse,  fut  cartésien  par  ses  grands  hommes.  Quand  la  philosophie  de  Huet 
parut,  les  docteurs  de  Port-Royal  la  réprouvèrent  hautement,  et  Bossuet  Tac- 
cueillit  avec  un  froid  silence.  P.  R. 

(1)  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  t.  II,  p.  131. 


V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES  DU  CINQUIÈME  VOLUME. 


• 

HODYELLE  PÉRIODE.  — JA?(VIER.  —  FÉVRIER.  —  MARS  1«50. 


CARACTERES  ET  RECITS  DU  TEMPS.  —  Uns  Légende  mokdaime,  par  M.  P.  de 

MOLÈNES 5 

PHILOSOPHES  ET  PUBLICISTES  CONTEMPORAINS.  —  M.  VICTOR  COUSIN. 

—    Du    ROLE    DE    LA    PHILOSOPHIE  A  L'ÉPOQUE   PRÉSENTE,  par  M.  HeNRI  BAU- 
DRILLART 89 

LA   SOCIÉTÉ  AMÉRICAINE  ET  LES  PARTIS  DE  L'UNION  EN  1850.  —  La 
Crise  actuelle  entre  les  états  du  sud  et  les  états  du  nord  ,  par  M.  Cu- 

cheval-Clarigny 85 

LA  PAPAUTÉ  ET  LA  QUESTION  ROMAINE  AU  POINT  DE  VUE  DE  SAINT- 
PÉTERSBOURG,  par  un  Diplomate  russe HT 

SACS  ET  PARCHEMINS.  —  Dernière  partie,  par  M.  Jules  Sandeau 134 

REVUE  LITTÉRAIRE.  —  Le  Théâtre  et  les  Livres  ,  par  M.  A.  de  Pontmartin.  15» 

POÉSIE.  —  LE  QUINZE  DÉCEMBRE,  par  M.  Théophile  Gautier 163 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 166 

LE  MOUVEMENT  LITTÉRAIRE  EN  ESPAGNE,  par  M.  G.  d'Alaux 181 

LA  CALIFORNIE  DEPUIS  LA  DÉCOUVERTE  DES  MINES  D'OR.  —  San-Fràn- 

CISCO,   LA  VILLE  ET  LES  ÉMIGRANS,  par  M.  PATRICE  DiLLON IW 

SOUVENIRS  D'UN  NATURALISTE.  —  La  Baie  de  Biscaye.  —  Première  partie, 

par  M.  A.  de  Quatrefages 220 

LES   RÉCITS  DE  LA  MUSE  POPULAIRE.  —  La  Chasse  aux  Trésors  ,  par 

M.  Emile  Souvestre • *** 

DE  L'ÉTAT  MORAL  DE  NOTRE  ÉPOQUE,  par  M.  Emile  Saisset 279 

LES  GÉNÉRAUX  POLONAIS  DANS  LA  GUERRE  DE  HONGRIE.  —  Dernière 

partie.  —  L'Intervention  russe  et  le  général  Georgey,  par  M.  H.  Desprez.  291 
UNE  CROISIÈRE  DANS  L'OCÉAN  PACIFIQUE  DE  LA  FRÉGATE  ANGLAISE 

LE  COLLINGWOOD,  par  M.  G.  Ferry 313 

UNE  NOUVELLE  HISTOIRE  DE  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE,  de  M.  Mi- 

CHELET,  par  M.  Gustave  Planche **^ 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 356 

LE  MAROC  VIS-A-VIS  DE  LA  FRANCE.  —  Répression  par  mer 37i 

LA  PREMIÈRE  PARTIE  DU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE 38* 

MADRID  ET  LES  MADRILÈGNES.  —  Caractère,  moeurs  et  transformation 

de  Madrid,  par  M.  Gustave  d'Alaux 

LA  BAVOLETTE.  —  Première  partie,  par  M.  P.  de  Musset *30 


1152  TABLE   DES   MATIÈRES. 

DE  LA  POLITIQUE  EXTÉRIEURE  DE  LA  FRANCE  DEPUIS  1830.  —  Rapports 

DE    I.A     FnANCE   AVEC    I.A    CONFÉDÉRATION    HELVÉTIQUE.   —   AFFAIRES   DE    SlUSSE 
JUSQU'A    LA    RÉVOLUTION    OE   FEVRIER,    par   M.    0.    D'HaUSSONVILLE 460 

L'ANGLETERRE  A  L'OUVERTURE  DE  LA  SESSION  PARLEMENTAIRE  DE 
1850.  —  Conséquences  politiques  des  réformes  commerciales  de  sir  Ro- 
bert Peel,  par  M.  Gucheval-Clarigny 496 

L'ACADÉMIE  FRANÇAISE.  —  Réception  de  M.  Alexis  de  Saint-Priest,  par 

M.  Albert  de  Broglie 530 

POÉSIE.  —  LES  DEUX  CIMES,   par  M.  Victor  de  Laprade 539 

REVUE  LITTÉRAIRE.  —  Les  Livres  et  le  Théâtre,  par  M.  A.  de  Pontmartin.      5i2 
HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 556 

LA  BOURGEOISIE  ET  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE  DE  1789  JUSQU'A  NOS 
JOURS.  —  I.  Les  Pouvoirs  et  les  Partis  a  l'ouverture  de  la  crise  révolu- 
tionnaire, par  M.  L.  de  Carné 577 

LA  B.WOLETTE.  —  Dernière  partie,  par  M.  P.  de  Musset 610 

UN  PARALLÈLE  HISTORIQUE.  —  Des  Lettres  de  Cicéron  a  propos  de  la 
révolution  de  février,  par  M.  É.  de  Langsdorff 638 

CONTRASTES  ET  IMPRESSIONS   DE  VOYAGE.  —  Espagne  et  Angleterre, 

par  M.  J.-J.  Ampère 672 

NICOLAS  POUSSIN,  SA  VIE  ET  SES  OEUVRES,  par  M.  Ch.  Clément.    ...       696 

UN   HUMORISTE    DANS   LES  COLONIES  ANGLAISES   DE   L'AMÉRIQUE  DU 

NORD.  —  Halliburton,  par  M.  Emile  MoNTEGUT 731 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 749 

BELLAH.  —  Première  partie,  par  M.  Octave  Feuillet 769 

ESSAI  SUR  L'HISTOIRE  DE  LA  FORMATION  ET  DES  PROGRÈS  DU  TIERS- 
ÉTAT.  —  Les  États-Genéraux  de  1614  et  le  ministère  du  cardinal  de 

Richelieu,  par  M.  Augustin  Thierry 813 

DEUX  DAMES  HUMANITAIRES  DOUTRE-RHIN,  par  M.  Alexandre  Thomas..  813 
SOUVENIRS  DE  LA  VIE  MILITAIRE  EN  AFRIQUE.  —  Zouaves  et  Spahis,  par 

M.  P.  DE  Castellane 875 

DE  LA  DÉMOCRATIE  EN  LITTÉRATURE,  par  M.  Charles  de  Mazade.   ...  901 

LES  PROSCRITS  CORSES.  —  Poème,  par  M.  Costa  de  Bastelica. 923 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 933 

REVUE  MUSICALE.  —  Henriette  Sontag,  les  Théâtres  et  les  Concerts.  .   .  951 

LES  QUESTIONS  POLITIQUES  ET  SOCIALES.  —  I.  —  L'Assistance  et  la  Pré- 
voyance PUBLIQUES,  par  M.  Michel  Chevalier 961 

BELL.\H.  —  Deuxième  partie,  par  M.  Octave  Feuillet 995 

ISMAEL  ER-RASCHYDI,  RÉCIT  DES  BORDS  DU  NIL,  par  M.  Th.  Pavie.  .  .  1031 
SOUVENIRS  D'LN  NATURALISTE.  —  La  Baie  de  Biscaye,  Saint-Sebastien  et 

les  Basques.  —  Dernière  partie,  par  M.  A.  de  Quatrefages 1060 

LA  RUSSIE  ET  LA  CRISE  EUROPÉENNE,  par  M.  H.  Desprez. 1100 

REVUE  LITTÉRAIRE.  —  Le  Théâtre  et  le  Roman,  par  M.  A.  de  Pontmartin..  1124 

HISTOIRE  POLITIQUE.  —  CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 1134 

FIN  DE  LA  TABLE. 


f 


^RÇ^ 


I 


BINDINGSECT.       APR20I982 


AP 
20 

n.pér 
t. 5 


Revue  des  deux  mondes 


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